Skip to main content

Full text of "Histoire parlementaire de la Révolution française; ou, Journal des Assemblées nationales, depuis 1789 jusqu'en 1815, contenant la narration des événemens, les débats des Assemblées, et particulièrement de la Société des Jacobins les procès-verbaux de la Commune de Paris, les séances du tribunal révolutionnaire le compte-rendu des principaux procès politiques, le détail des budgets annuels, le tableau du mouvement moral extrait des journaux de chaque époque etc., précédëe d'une introduction sur l'histoire de France jusq'à la convocation des États-Généraux"

See other formats


s 


v*:^ 


§jr 


<  ^  i 


'/^ïàC^      ' 


/^^" 


■^tV; 


Y^^^- 


-^^---^ 


-^i^^ 

J    '~'^-   -"t-^X- 


-k^^  ; 


^^^^'■^>êm^j:m 


:?^ 


^A^^^-f^A:: 


^Sî^l. 


û.  .._^^>.^?i 


/r-r  X?:-f  "--> 


m^i. 


vCrfe  '^^ 


■^k»^' 


1  ^-*'^>*>- 


../X.^Y- 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/liistoireparlemen18bucli 


HISTOIRE  PARLEMENTAIRE 


DE   LA 


RÉVOLUTION  FRANÇAISE, 


OD 


JOURNAL  DES  ASSEMBLÉES  NATIONALES, 
DEPUIS  1789  jusqu'en  181^^ 


PARIS.  —  TYPOGRAPHIE  FÉVERAT, 
Rue  dn Cadran,  n.  <6 


nr  >^ 


HISTOIRE  PARLEMEINTAIHE 

RÉVOLUTION 

FRANÇAISE, 


ou 


JOURNAL  DES  ASSEMBLÉES  NATIONALES , 

DEPUIS  1789  jusqu'en  4815, 


La  Narration  r]es  évéucmens;  les  Débats  des  Assemblées;  les  Discussions  des 
priucipalis  Soci'lcs  populaires,  et  particiilicir:iic!ii  (io  la  Sociélé  des  Jaco- 
l)ins;  les  ,  mcis-Verliaux  de  la  communia  de  Par  s,  les  Séances  i.u  Tnl)iiti;il 
révoliilionii  ire  ;  le  C<iiiipte-R;'ii(i!i  as  |riti(ii);iiix  procès  p. diiqiies;  le  Dé. ail 
des  budgets  annuels;  le  Jableaii  du  moiivenient  niuiul,  extra  i  des  j  uruaux 
de  cliaipie  epoqu  ,  etc.;  procéJée  (j'iui.-  Introduction  sur  1  histoire  de  France 
jusqu'à  la  convoiation  des  Etals-Geuéraux  ,  , 


PAR  P.-J.-B.    BUCHEZ  ET    P. -G.   ROUX. 


TOME  DIX-HUITIÈME. 


/5- 


>i 


PARIS. 


PAULIN,  LIBIIAIUE, 

RUE    DE    SEINE-SAINT-GERSIAIiN  ,    N°  55. 

M.  DCCCXXXV. 


PREFACE. 


Nous  reprenons  la  continuation  du  sujet  que  nous  avons  commencé  à 
traiter  dans  la  préface  précédente.  Il  nous  restait  à  vérifier  la  doctrine 
du  progrès  vis-à-vis  de  la  morale,  et  enfin  à  conclure. 

Vérification  morale  de  la  doctrine  du  progrès. 

La  morale  est ,  suivant  nous  et  ainsi  que  nous  l'avons  démontré  dans 
un  volume  précédent,  le  critérium  définitif  qui  doit  être  invoqué  en 
toutes  choses.  Tout  ce  qui  lui  est  conforme  est  vrai,  et  doit,  tôt  ou  tard, 
régner  avec  elle  sur  l'intelligence  humaine;  tout  ce  qui  lui  est  contraire 
est  condamné  à  périr  et  doit,  un  jour  ou  l'autre,  être  à  jamais  oublié. 
C'est  devant  ce  critérium  sévère  que  nous  allons  juger  la  doctrine  du 
progrès  ;  et ,  nous  le  disons  d'avance ,  elle  sortira  entière  de  celte  dernière 
épreuve,  la  plus  difficile  et  la  plus  intelligible  en  même  temps  que  les 
idées  nouvelles  aient  à  subir. 

Toute  morale  est  fondée  sur  la  définition  du  bien  et  du  mal.  Elle  en- 
seigne que  le  bien  est  un  continuel  sacrifice;  que  l'oubli  de  soi-même, 
que  la  lutte  et  le  travail  sont  les  seuls  moyens  de  produire  quelque  chose 
de  bon  et  d'utile.  Elle  met  le  bien  en  opposition  avec  le  mal;  elle  enseigne 
que  le  mal  est  souvent  un  plaisir;  qu'on  le  fait  le  plus  souvent  sans 
peine;  que  le  repos  même  est  un  mal. 

Quelle  que  soit  la  société  que  vous  examiniez ,  dans  la  série  de  celles  qui 
consliiuent  l'humanité,  vous  trouverez  que  la  morale  est  telle  dans  ses 
termes  abstraits.  Les  définitions  sur  ce  qui  est  bien  et  sur  ce  qui  est  maJ 


>'J  PREFACE. 

varient  dans  certaines  limites:  mais  les  modes  indiqués  pour  conquérir  le 
premier  et  fuir  le  second,  sont  toujours  les  mêmes. 

Or,  si  nous  transformons  la  doctrine  du  progrès  en  une  doctrine  des 
actes  à  accomplir,  que  trouvons-nous? 

Elle  nous  apprend  que  chaque  génération  doit  travailler  pour  con- 
quérir des  biens  dont  jouiront  seulement  ses  petils-enfans;  que  chaque 
nation ,  chaque  individu  doit  se  sacriCer  pour  un  avenir  qu'ils  ne  ver- 
ront pas;  que  Ip  bien  par  conséquent  <st  l'oubli  de  soi-même,  et  le  mal, 
au  contraire,  ia  préoccupation  de  ses  propres  intérêts,  de  ses  [propres 
plaisiîs.  Elie  n<;us  dciuonUe  commeut  le  travail,  la  lutte  et  l'effort  sont 
une  condition  du  bien-rnire;  car  il  existe  un  milieu  résistant  et  difficile 
à  nansforuier  :  elle  nous  ruonlre  que  le  mal  est  le  repos  qui  immobilise 
ce  milieu,  et  pourquoi  le  repos  est  stérile  :  elle  nous  fait  voir  que  la  pa- 
resse est  aussi  coupable  que  l'égoïsme  actif  en  ce  que  l'une  et  l'autre  ne 
produisent  riea  pour  l'avenir.  Soûs  ce  rapport  il  faut  reconnaître  que  la 
doctrine  du  progrès  est  la  science  même  de  la  morale,  et  qu'elle  offre 
une  conformité  parfaite  avec  elle,  conformité  que  jusqu'à  ce  jour  nulle 
philosophie  n'a  présentée  au  Hiêrae  degré. 

Si,  maintenant,  nous  comparons  noire  doctrine  avec  la  niorale  du 
ciiristianisme,  nous  ne  rencontrerons  pas  clés  lapports  moins  exacts. 

La  morale  des  évangiles  diffère  sous  deux  points  de  vue  principaux  des 
morales  antérieures;  l'un  est  dans  la  définition  du  bien  et  du  mal;  l'autre 
dans  les  coîianandemens  relatifs  au  caractère  du  pouvoir.  Examinons 
d'abord  le  prenàer. 

Selon  Jésus-Christ.  de  ia  fraternité  univer- 

-elle.  Dan.s  lu  HtH'.iélç  ai:te. kukj,  dans  lu^iJi;  cu  r-uiiieu  d*"  if;qu«iHeil  ap- 
parut, iebieu.  c'eiail  le  dévoueiaeiU  aux  tiroi's  et  aux  Ibnc.ions  de  sa 
race,  de  sa  caste,  de  sa  gens,  de  sa  cité.  Le  Citrist  appela  mal  l'eial  de  ce 
monde  dont  il  venait  prêcher  la  réforme.  Ce  monde  fut  symbolisé  sous  le 
nom  de  Salan.  Le  Christ  donna  encore  le  nom  de  mal  aux  appétits  de  la 
chair;  et  par  là  il  tlétiissait  tout  ce  qui  chez  nuiîs  tient  de  la  bête,  tous 
ces  instincts,  toutes  ces  passions  animales ,  brutes,  égoïstes  qui  sont  atta- 
chées à  notre  organisme  niatériU.  il  a;»pelatl  les  hommes  à  les  com- 
battre, et  surtout  à  les  habituer  à  subir  le  jotîg  des  règles  sociales.  A  cet 
égard ,  il  augmentait  la  sévérité  des  commandeniens  tlonués  par  les  ré- 
lélations  antérieures.  Le  premier  signe  de  la  présence  de  l'esprit,  en 
'nous,  le  signe  de  son  activité,  est,  en  effet,  le  silence  ou  au  moins  la  sub- 
alternisation  de  ces  appétits  animaux.  C'est  par-là  que  l'homme  diffère 


PRÉFACE.  Vij 

de  la  bête:  c'est  par-là  qu'il  se  montre  a  priori ,  ou  autre  chose  que  ma- 
tière; c'est  par  le  contraire  (jue  l'animal  se  montre  un  organisme  mu 
seulement  à  posteriori,  ainsi  que  c'est  le  propre  de  loute  existence  pu- 
rement matérielle. 

Quant  au  pouvoir.  Jésus-Christ  transforma  en  ime  question  de  dé- 
vouement, ce  qui  avait  été  jist^u'à  lui  considéré  comjiie  une  question 
de  droit ,  c'est-à-dire  de  caste  ou  de  race.  II  est  inutile  de  répéter  la  for- 
mule par  laquelle  il  caractérisa  quel  devait  être  lé  pouvoir  futur. 

Compîdoiis.  préseatement ,  la  tlo  triue  du  progrès  avec  ces  principes 
généraux;  et  recherchons  quelle  conrormité  eile  offre  avec  tux. 

Cette  doctriîie  nous  explique  cette  paroïe  àé  Jfè'siTè-Christ  que  lu  loi 
serait  accompHp  jvsqiik  sa  tleniiére  lettre.  Elle  nous  fait  voir  comment 
la  doctrine  de  la  fraternité  universelle  était  la  seule  solution  convenable, 
la  solution  commandée  par  les  f^iîts  qu'avait  créés  la  loi  antérieure.  Sans 
doute ,  il  était  impossible  à  la  philosophie ,  ainsi  quMl  l'eût  été  à  la  loi  du 
progrès  elle-même,  eût-elle  été  connue  il  y  a  dix-neuf  cents  ans,  il  élàit 
impossible  de  déduire  du  passé  une  telle  conclusion  ;  car  il  n'est  donné 
à  aucune  science  de  révéler;  riiais,  îa  révélation  faite,  la  doctirine  (\m 
explique  ce  qui,  en  elle,  était  resté  inexplicable,  par  cela  seul,  se  riïontrè 
la  vraie  doctrine. 

Elle  nous  explique  encore  comment  le  monde  cjtiî  existait  â  la  venue 
du  Christ ,  était  appelé  par  lui  lé  mal  ;  pourquoi  il  disait  :  Mon  rèijaUme 
n'est  pas  fie  ce  monde.  En  effet,  il  s'.îii^issait  du  inonde  s(iciâl  â  Wàirs- 
forraer;  d'un  monde  (v^p  devaif  faJre  «jiéfjaraU'e  )'es|)rif  t|n.'i)  miméiié* 
à  ses  disciple*  prmr  f**  coHsol«^i-  Je  B  éU^blml  >•? fihn?  li-  rèmpj^' 
eèr  aupréi  «JViix.  T'esl  Hi'  i'-i-  niorilJH  Shnr  il  anfron(}ait  U  ru'liil'  )»>y- 
qu'il  di.';<iit  :  Jf  mis'  périr.  Wtit^  j'iii  mt'ài-u  h  inor.tit.  Jplt  Hè  la  îJJKjii!» 
'•ette  tradition  bien  ptjsitlve  l7e'  la  prédietrôn  ^riîe  d^'  sa  HÔqèlie  :  dhiH 
mille  ans,  c«  monde  tinira  ;  tradition  qui ,  emendue  ûiatériëllejnèm  datlà 
le  dixième  siècle .  produisit  des  actes  nombreux  dé  pénîtehce  et  de  pè- 
lerinage dont  nous  possédons  encore  les  preuves  écrites;  et  en  effet, 
l'histoire  nous  montre  que  ce  fut  alors  que  la  société  romaine  finit  et  que 
parurent  les  germes  dont  le  développement  devait  conclure  à  la  société 
moderne. 

Mais,  où  la  conformité  de  la  doctrine  du  progrès  avec  la  morale  cliré- 
tienne  apparaît  avec  le  plus  d'évidence,  c'est  lorsqu'on   examine  les 
prescriptions  relatives  au  mépris  et  à  l'oubli  des  appétits  charnels.  L'or 
ganisme  animal  de  l'homme  n'étant  en  effet  autre  chose  (iirtui  inslru- 


Viîj  PRÉFACE. 

ment  mis  à  la  disposition  de  son  esprit;  où  serait  la  possibilité  pour  cet 
esprit  d'agir,  si  au  lieu  de  commander  à  cet  instrument,  il  était  com- 
mandé et  conduit  par  lui.  Cet  organisme  est  par  lui-même  invariable, 
propre  seulement  à  conserver  l'individu  et  l'espèce  comme  chez  les  ani- 
maux. Pour  agir  dans  un  autre  sens,  il  a  besoin  d'être  exercé,  dressé, 
instruit  en  quelque  sorte;  or,  il  ne  pourrait  jamais  l'être,  si  le  premier 
principe  donné  à  l'homme  n'était  pas  de  lui  désobéir.  En  un  mot,  avant 
d'enlreprendre  la  lutte  avec  le  milieu  qui  nous  environne,  pour  travail- 
ler, il  fdut  commencer  par  lutter  avec  notre  propre  chair;  il  faut  que 
nous  la  modifiions  par  des  habitudes ,  et  que  nous  lui  imprimions  des  ap- 
titudes conformes  à  nos  devoirs. 

Jésus-Christ  demandait  aux  hommes  des  efforts  plus  difficiles  que  ceux 
qui  leur  avaient  été  commandés  par  les  révélations  antérieures.  La  mo- 
rale de  la  fraternité  est  plus  pénible  que  celle  de  la  conservation  du  droit 
de  la  caste  ou  de  la  gens;  c'est  en  quelque  sorte  le  devoir  absolu.  II  fallait 
donc  que  ses  préceptes  sur  l'abnégation  de  la  chair  fussent  d'autant  plus 
sévères  que  l'œuvre  était  plus  rude.  D'ailleurs ,  à  la  considérer  sous  son 
point  de  vue  le  plus  général ,  la  chair  n'est-elle  pas  la  racine  de  l'égoïsme? 
celui-ci  n'est-il  pas  le  représentant  de  toutes  les  inspirations  de  nature 
purement  animale?  A  quoi  le  reconnaît-on  en  effet?  A  son  amour  des 
jouissances  matérielles,  à  son  appétence  pour  elles,  quel  que  soit  le 
prix  qu'elles  coûtent  aux  autres  ;  à  toutes  ces  passions  que  nous  re- 
marquons dans  les  animaux  qui  nous  obéissent,  la  vanité,  la  paresse, 
la  volupté ,  la  colère ,  et  mille  autres  trop  sales  pour  être  nommées 
ici.  Or,  il  n'est  rien  de  plus  immobilisateur,  de  plus  aniiprogressif  que 
l'égoïsme;  il  vit  uniquement  dans  le  présent  et  du  présent;  son  but  est 
lui-même;  avec  lui,  selon  son  axiome ,  finit  le  monde.  Ainsi,  tout  ce 
qui  est  chréden  en  morale,  est,  en  science,  conforme  avec  notre  doc- 
trine du  progrès. 

Il  nous  reste  à  parler  des  commandemens  de  Jésus  sur  le  pouvoir. 
C'est  surtout  en  vue  du  progrès,  que  l'on  comprend  comment  le  pouvoir 
ne  peut  point,  dans  une  société  de  frères,  être  un  intérêt,  comme  il  le 
fut  lorsque  sa  fonction  é(ait  de  former  des  inférieurs  à  la  vie  sociale  en 
les  faisant  passer  par  les  épreuves  de  l'esclavage  et  du  patronage.  Dans 
une  société  composée  en  majorité,  ainsi  que  le  Christ  l'a  voulu,  d'hom- 
mes dévoués,  d'hommes  instruits  de  la  même  morale ,  où  le  corps  entier 
est  volontairement  actif,  où  cliacun  marche  hbremenl  vers  un  but  que 
tous  connaissent ,  le  pouvoir  ne  peut  plus  ressortir,  comme  chez  les  an- 


PRÉFACE.  ix 

ciens,  de  la  connaissance  de  la  morale  sociale,  et  de  l'importance  de  la 
caste  ou  de  la  gens  vis-à-vis  de  cette  morale.  Il  ne  peut  ressortir  que  d'un 
degré  de  dévouement  plus  grand ,  en  vertu  duquel  l'homme  ne  pense 
plus  à  lui,  mais  seulement  aux  autres,  en  vertu  duquel  un  homme  pré- 
fère le  but  ou  la  loi  à  tout ,  et  se  trouve  par  conséquent  le  plus  capable 
de  prévoir  vis-à-vis  de  ce  but ,  le  plus  hardi  à  se  sacrifier,  et  le  plus  pro- 
pre à  commander  le  dévouement  par  l'exemple  qu'il  en  donne.  Tel  est 
le  pouvoir  qu'appelle  le  christianisme,  et  tel  est  aussi  celui  dont  la  doc- 
trine du  progrès  démontre  la  nécessité  présente. 

Les  considérations  que  nous  venons  d'exposer  relativement  à  la 
conformité  de  la  doctrine  du  progrès  avec  la  morale ,  offrent  certaine- 
ment une  démonstration  suffisante  de  la  thèse  que  nous  poursuivons  jci. 
Mais  peut-être  cette  forme  ne  conviendra-t-elle  pas  à  tous  les  lecteurs , 
à  ceux  surtout  chez  lesquels  les  habitudes  scientifiques  sont  prédomi- 
nantes. Nous  allons  donc  reproduire  la  même  argumentation  sous  un 
autre  aspect ,  et  en  quelque  sorte ,  sous  son  aspect  métaphysique  :  nous 
verrons  que  la  solution  sera  la  même. 

Nous  allons  rechercher  et  établir  quelles  sont  les  existences  réelles , 
les  forces  en  quelque  sorte  qu'implique  la  morale  :  nous  verrons  qu'elles 
sont  identiquement  les  mêmes  que  nous  avons  nommées  lorsque  nous 
avons  défini  la  signification  du  mot  progrès. 

L'exécution  de  la  morale  suppose  qu'il  y  a  dans  l'homme  un  prin- 
cipe d'activité,  une  spontanéité,  force  intelligente,  libre,  douée  de  vo- 
lonté, indépendante  du  milieu  où  elle  est  placée,  qui  est  capable  de 
lutter  contre  les  appétits  de  la  chair,  et  contre  toutes  les  impulsions  et 
toutes  les  résistances  venant  du  monde  extérieur.  C'est  uniquement  sur 
cette  opposition  que  la  morale  et  l'espérance  de  sa  mise  en  œuvre  sont 
fondées.  La  chose  est  tellement  évidente  qu'elle  est  inniab'.e.  Il  n'existe 
pas  de  sophisme  qui  puisse  obscurcir  un  instant  la  certitude  de  ce  co- 
rollaire ;  il  n'est  même  pas  possible  de  lui  opposer  une  argumentation 
quelconque,  sans  tomber  aussitôt  dans  l'absurde  le  plus  grossier  et  le 
plus  palpable.  Personne,  en  effet,  ne  peut  mettre  en  doute  qu'il  y  ait 
une  morale;  personne  ne  peut  mettre  en  doute  que  celte  morale  ait  été 
exécutée,  quelle  n'ait  fait  le  toiidement  de  la  vie  commune  des  hommes 
depuis  qu'il  existe  des  traditions,  tt  qu'elle  ne  le  soit  encore.  Toutes  les 
existences  qu'elle  indique ,  sont  donc  des  réalités.  Il  y  a  donc  positive- 
ment dans  riionirae  une  spontanéité  spirituelle,  libre,  active,  intelli- 
gente, etc. ,  et  un  organisme,  ou  en  d'autres  termes,  une  chair  douée 


X  PREFACE. 

d'appétits  qui  sont  de  nature  à  constituer  des  résistances  aux  volontés  de 
l'ame.  Il  y  a  hors  de  riiomme  un  monde  liumain  et  brut  qui  offre  des 
tentations  à  la  chair,  et  qui ,  lorsqu'il  ne  dresse  pas  des  tenlaiions ,  pré- 
sente une  inertie  à  laquelle  le  travail  seul  peut  dtnner  le  mouvement 
que  désire  l'activité  spirituelle;  et  l'histoire  fait  foi  que  les  hommes 
ont  en  général  si;halleraisé  les  appétils  de  la  chair,  et  ont  repoussé  les 
tentations  qui  tendaient  à  les  arrêter  dans  ses  jouissances  et  son  im- 
mobilité ;  l'histoire  fait  foi  qu'ils  ont  transformé  par  des  travaux  de  di- 
verses e«i)èces.  c'esï  à-dire  p,r  des  efioris  et  des  .sa?  riii<vs,  les  mondes 
humains  et  le  monde  brut. 

Or,  qrieilej»  sont  les  existences  sans  iesqueiles  le  progrès  ne  pourrait 
être,  et  desquelles  il  est  l'œuvre  en  quelque  sorte  nécessaire?  Ce  sont 
exactement  ics  menus  que  nous  révèlent  et  l'enseignement;  et  l'exécu- 
tion de  la  morale. 

Examinons  mainlenant  si  la  morale  impli(jue  l'idée  d'un  but  autre 
que  celui  des  peines  et  des  récompenses  qui  sent  proposées  à  chacun 
comme  conchi'-ion  de  ses  actes;  examinons  si  elle  implique,  comme  le 
mol  progrès,  l'idée  d'un  but  social. 

Qui  pourrait  endor.îer!  cette  transformation  incessante  de  la  chair, 
cette  transformation  incessante  du  monde  humain ,  c'est-à-dire  de  la  so- 
ciété, cette  transformation  incessante  du  monde  brut,  qu'elle  commande 
universellement,  qu'est-ce  autre  c'nose  que  Tcenvre  même  du  progrès? 
Le  résullai  juge  si  l'idée  de  but  social  n'est  pas  indiquée  par  l'idée  même 
de  morale.  Les  conséquences  de  la  mise  en  exécntion  de  celle-ci  n'ont - 
elles  pas  été  toujoins  an  effet  la  trausforinaïion  ue  fa  société;  et  celles-ci 
n'ont-elles  lias  eie  opetéen  successivement  suus  le  commaniemeni  de« 
morales  successives,  de  telle  sorte  que  ia société  iiiimauilaire  s'est  élevée 
au  degré  de  puissance  où  elie  est  parvenue  aujourd'hui  quant  an  iiombre 
des  assoc'és.  quant  à  la  force  de  résistance  et  d'action? 

L'existence  du  but  ue  peut  pas  d'ailleurs  être  nominativement  indi- 
quée dans  la  formule  morale;  car  le  but  c'est  elle-même  et  elle-même 
réalisée;  c'est  en  se  nommant,  qu'elle  nomme  le  but  social.  Ainsi  donc, 
la  conformité  ne  ces'se  d'être  aussi  complète  que  possible. 

Nous  pourrions  considérer  la  démoa'^tralion  poursuivie  dans  cette  pré- 
face et  dans  la  prccr'dente  comnie  terminée.  INTous  avons  parcouru  en 
effet  tous  les. termes  de  la  question  qui  nous  était  posée;  nous  avons  em- 
ployé tous  les  moiîe.^  de  vérilication  scientifiq.ies;  et  il  en  est  résulté, 
nous  le  croyons,  la  preuve  incontestable  que  Yhumamlèest  profjressive. 


PRÉFACE.  Xj 

Nous  pourrions  donc  abandonner  le  soin  des  objections;  car  elles  résul- 
tent toutes  de  faits  ma!  observés  ou  d'argiimens  mal  compris  ;  et  il  n'est 
personne  <|ui ,  avec  la  faible  bienveillance  qui  est  nécessaire  dans  les 
études  philosophiques,  ne  fût  capable  de  les  repousser.  Mais  parmi 
celles-là  il  en  est  une  qui,  bien  qu'elle  ait  le  vice  de  toutes  les  autres,  est 
et  pendant  capable  de  fermer  les  yeux  de  beaucoup  de  personnes  sur  les 
vérités  que  nous  cherchons  à  propager;  nous  voulons  p?rler  de  celle  que 
l'on  pourrait  tirer  de  la  considération  du  péché  originel.  En  effet  ce  sont, 
au  premier  aspect,  deux  assertions  contradictoires  que.  ctlies-ci  :  les 
hommes  sont  des  éires  déchus;  l'humanité  est  profjressive ;  et  cepen- 
dant elles  ne  le  sont  pas. 

Il  ne  s'agit  pas  ici  de  recherciier  ce  que  signifia  la  doclrine  liu  péché 
originel  donnée  aux  sociéiés  antiques  comme  explication  de  la  lutte  du 
bien  contre  le  mal ,  de  ce  péché  originel  dont  Jésus-Christ  vint  laver  les 
hommes  par  sa  mort  ;  mais  il  s'agit  de  voir  que  les  hommes ,  quoique 
tombés,  se  sont  successivement  relevés  par  la  pratique  de  la  morale,  non 
pas  jusqu'à  effacer  la  souillure  originelle  individneliement  imprimée  aux 
enfans  qui  naissaient  d'eux,  mais  jusqu'à  améliorer  successivement  le 
milieu  social  au  point  de  le  préparer  à  recevoir  l'évangile  nouveau  qui 
devait  le  transformer  complètement. 

Nous  nous  adressons  ici  aux  catholiques ,  et  pour  eux  nous  ajoutons  à 
l'observation  précédente ,  que  lorsque  l'Eglise  a  dit  que  les  suites  du 
péché  originel  subsistaient  encore  malgré  le  sacrifice  de  Jésus-Christ , 
elle  a  entendu  parler  de  deux  choses ,  d'abord  de  l'organisation  sociale 
qui  était  encore  établie  selort  le  système  romain .  c'est-à-dire  selon  un 
système  fondé  sur  le  priiii:ipe  qne  les  iioinuies  éuient  eu  majorité  les  en- 
fans  du  |>éch'i;  el ,  stcondenient,  que  cbacuîi  de  nous  naissait  avec  nii 
corps  dont  il  aurait  toujours  à  combattre  les  penchant?  animaux.  Dans  ces 
deux  choses  certainement  l'tlglise  avait  raison  ;  et  l'histoire  faiie  df.  point 
de  vue  du  progrès  le  prouve  invinciblement. 

L'Eglise  avait  également  raison  contre  Pelage;  et  la  docirine  du  pro- 
grès eût  prononcé  comme  elle  ;  car  en  définitive  Pelade  ,  bien  qu'écri- 
vant au  cinquième  siècle,  iiiail  simplemeut,  le  principe  (jui  avait  présidé 
à  la  con.stitiilion  des  soc.étés  antérieures  au  clirislianisme,  et  sa  présence 
dans l'organisilion  politiijne de  son  temps,  qui  était  alors  loulo  romaine 
encore.  Pcla'^'e  enfin  donnait  tout  r'i  la  liberté  de  l'homme;  rejelant  l'uti- 
lité de  i'étl  (c;ition  morale ,  admettant  qu'il  était  naturellement  doué  d'ap- 
titudes qui  le  portaient  au  bien,  etc.  Il  poursuivait,  dans  le  langage  de 


XIJ  PREFACE. 

son  époque,  sous  les  apparences  du  spiritualisme,  le  problème  quecher- 
rhent  les  matérialistes  et  les  panthéistes  modernes. 

Mais  terminons  cette  discussion ,  car  il  nous  suffisait  de  faire  aperce- 
voir la  voie  par  laquelle  la  théorie  du  progrès  se  montre  comme  science 
explicative  du  passé,  et  peut  aborder  toutes  les  questions  dogmatiques 
résolues  par  l'Égiise.  Nous  finirons  par  deux  mots  :  le  christianisme  est 
une  doctrine  de  rédemption ,  et  la  doctrine  du  progrès  est  la  philosophie 
de  la  rédemption.  —  Il  y  a  dans  l'enseignement  ecclésiastique  deux  par- 
ties distinctes  :  celle  des  dogmes  que  l'Église  a  admis;  celle  des  axiomes 
établis  par  les  théologiens.  La  première  est  respectable;  la  seconde  n'est 
qu'une  science  qui  peut  être  remplacée  par  une  science  supérieure. 

Conclusion  pratique  de  la  doctrine  du  progrès. 

Le  premier  mot  pratique  de  cette  doctrine  c'est  que  les  sociétés  sont 
soumises  à  la  loi  inévitable  de  subir  une  succession  régulière  de  révolu- 
tions nécessaires  du  point  de  vue  de  la  morale.  Celte  conclusion  change 
complètement  l'idée  qu'on  s'est  faite  jusqu'à  ce  jour  et  des  fonctions  du 
pouvoir ,  et  de  l'organisation  politique  elle-même. 

Tous  les  publici'tes  en  effet ,  tous  les  jurisconsultes  se  sont  proposé  la 
découverte  d'un  type  absolu  d'onjamsation  sociale.  Tous  ont  écrit  dans 
ce  point  de  vue;  et  comme  il  n'est  donné  à  l'homme  rien  de  plus  que  de 
déduire  les  conséquences  logiques  du  principe  révélé ,  ignorant  d'ailleurs 
et  la  nécessité  et  la  méthode  d'une  pareille  recherche,  ils  n'ont  pu, 
quel  que  fût  le  mérite  individuel  qu'on  doit  reconnaître  à  quelques-uns , 
ils  n'ont  pu  faire  autre  chose  que  copier  ou  tenter  des  combinaisoris. 
Ainsi  les  uns  se  sont  bornés  à  réduire  en  théorie  le  fait  poliliquede  leur 
temps  ;  les  autres  l'ont  combiné  avec  des  modes  sociaux  antérieurs;  d'au- 
tres ont  fait  entrer  dans  leur  travail  la  considération  des  réclamations 
qui  couraient  à  leur  époque  :  mais  tous  croyaient  et  annonçaient  avoir 
trouvé  un  système  politique  invariable  et  définitif.  La  même  idée  préoc- 
cupe encore  tous  les  publicistes  de  ce  siècle  qui  ne  font  point  partie  de 
notre  écoîe. 

Plusieurs  de  ces  théories ,  ayant  ainsi  des  prétentions  absolues ,  ont  été 
appliquées;  aucune  d'elles  ne  s'est  montrée  suffisante  ,  parce  qu'aucune 
d'elles  n'avait  prévu  l'apparition  des  faits  nouveaux  qui  ne  peuvent  man- 
quer de  se  présenter. 

Les  hommes  du  pouvoir  ont  subi  les  conséquences  de  l'enseignement 
qui  leur  était  donné  par  les  publicistes.  Aussi,  sauf  quelques  novateurs 


PRÉFACE.  Xiij 

dont  la  liste  ne  serait  pas  longue,  aucun  de  ces  hommes  na  trouvé  une 
obéissance  sûre,  et  la  sécurité  dans  le  gouvernement.  Tous  ont  senti  une 
hostilité  sourde,  inexpliquée  pour  eux,  menaçante  cependant j  et  tel  a 
été,  en  effet,  jusqu'à  ce  jour  le  signe  des  idées  nouvelles  qui  germent 
dans  la  société,  et  le  précurseur  des  orages  révolutionnaires.  Cepen- 
dant le  pouvoir ,  imbu  de  la  doctrine  de  l'immobilité,  se  faisait  immobile 
lui-même ,  conservateur  du  système  établi ,  persécuteur  des  choses  nou- 
velles, jusqu'à  ce  que  le  torrent  fit  irruption  et  l'emportât.  Qui  ne  voit 
que  la  loi  du  progrès  étant  une  fois  reconnue  ,  l'attention  des  publi- 
cistes  comme  celle  desgouvernans  sera  portée  uniquement  sur  les  moyens 
de  prévoir  quels  changemens  sont  nécessaires  ?  Ce  sera  leur  devoir  ;  ce 
sera  leur  intérêt. 

Sans  doute  si  les  publicistes ,  si  les  gouvernans  étaient  des  hommes  de 
foi,  possédant  le  sentiment  de  la  morale  au  degré  d'une  conviction  reli- 
gieuse ,  il  leur  suffirait  de  considérer  l'état  même  de  la  société ,  pour 
comprendre  ce  que  cette  morale  exige  d'eux ,  quelles  modifications  elle 
commande ,  quels  devoirs  elle  leur  impose. 

Il  en  fut  ainsi  dans  les  premières  périodes  politiques  du  christianisme. 
L'Eglise,  sans  autre  guide  que  cette  foi  morale ,  et  en  lui  subalternisant 
tous  les  conseils  de  la  science  qui  existait  alors ,  exerça  sa  fonction  d'ini- 
tiative de  la  manière  la  plus  utile ,  et  la  plus  en  rapport  avec  ce  que  lui 
eût  conseillé  la  doctrine  du  progrès  elle-même. 

Mais  il  n'en  est  plus  ainsi.  Aujourd'hui  on  accorde  à  la  science  l'em- 
pire qui  appartient  à  la  morale. 

Or ,  la  science  est  soumise  à  la  même  loi  de  changement  et  de  per- 
fectionnement que  subissent  les  sociétés  elles-mêmes.  Nous  n'appelle- 
rons pas  en  preuve  l'histoire  qui  a  enregistré  les  innombrables  et  pro- 
fondes modifications  qu'elle  a  subies.  Nous  nous  bornerons  ici  à  faire 
usage  de  la  méthode  de  démonstration  par  l'absurde. 

Ou  la  science  naît  a  posteriori ,  ou  elle  naît  a  priori.  Si  la  science  naît 
a  posteriori ,  il  est  absurde  d'admettre  qu'il  y  ait  pour  les  hommes  une 
science  absolue ,  c'est-à-dire  une  science  immuable.  En  effet ,  s'il  en 
existe  une ,  ce  serait  devant  Dieu  seul  ;  elle  serait  immense  ,  infinie , 
toute- puissante  ,  simultanée  comme  lui.  Or,  que  sommes -nous,  nous 
habitans  de  cette  terre?  Des  êtres  relatifs  chargés  d'une  fonction 
passagère  dans  un  milieu  passager.  N'est-il  donc  pas  absurde  de  supposer 
que  l'étude  du  phénomène  où  nous  vivons  puisse  nous  donner  la  con- 
naissance absolue  de  tous  les  phénomènes  possibles ,  de  toutes  les  lois 


XIV  PREFACE. 

possibles ,  de  celles  qui  ont  été ,  corcme  de  celles  qui  seront  ?  Eu  consé- 
quence nous  disons  que  Terreur  la  pliiS  grave  ,  labsurdité  la  plus  fatale 
et  la  plus  folie ,  qui  puisse  s'emparer  d'un  cerveau  humain,  c'est  de  croire 
qu'une  science  absolue  et  cependant  engendrée  a  posteriori  soit  pos- 
sible. 

Dès  qu'il  est  prouvé  que ,  s'il  y  a  une  science  absolue ,  l'homme  ne 
pourrait  pas  y  atteindre  par  lui-même  ;  dès  qu'il  est  prouvé  qu'il  ne  peut 
posséder  rien  de  plus  que  ces  spécialités  scientifiques  modifiables  et  per- 
fectibles qui  sont  sous  nos  yeux,  nous  demandons  à  quel  titre  un  homme 
vient  éqnivoquer  avec  les  commandemens  de  l'éternelle  et  immuable 
morale. 

Si  quelqu'un  nous  disait  que  la  science  absolue  naît  a  prion ,  nous 
lui  demanderions  si  elle  est  née  et  où  elle  est  ?  Nous  lui  demanderions 
s'il  croit  qu'un  homme  soit  capable  d'un  tel  o  priori,  et  dans  ce  cas ,  où 
il  a  existé  ?  Nous  savons  que  l'école  éclectique  prétend  que  Thorame  est 
capable  par  lui  seul  de  produire  des  a  priori  ;  mais  tout  ce  qu'elle  a  dé- 
crit sous  ce  nom  consiste  uniquement  en  quelques  lois  rationnelles, 
en  quelques  connaissances  confuses.  Prenons  pour  exemple  la  philoso- 
phie de  M.  Cousin  :  il  éiablit  que  toute  la  connaissance  de  l'homme  dé- 
coule de  quelques  notions  primitives ,  qu'il  range  en  catégories  et  dont 
il  exprime  la  généralité  sous  ces  mots  :  le  fini ,  l'infini ,  et  leur  rapport, 
ou  en  d'autres  termes ,  le  moi ,  le  non  moi  et  leur  rapport.  Or,  si  nous 
tenons  compte  du  mode  par  lequel ,  selon  M.  Cousin  lui-même ,  l'homme 
se  sert  de  ces  notions  primitives  pour  arriver  à  un  savoir  plus  étendu  , 
nous  verrous  qu'elles  ne  sont ,  po;ir  l'étude  ,  autre  chose  que  les  bases 
premières  d'une  analyse  à  l'aide  de  laquelle  il  pénètre  dans  Ja  connais- 
sance de  lui-même  et  dans  celle  de  ce  monde.  Ainsi  nous  sommes  ra- 
menés à  ces  moyens  dont  nous  montrions  à  l'instant  la  faiblesse  sous  le 
nom  de  mole  a  posteriori;  et  l'argumentation  dont  nous  nous  servions 
se  représente  ici  dans  toute  sa  force.  Nous  n'y  reviendrons  pas ,  et  nous 
ne  nous  occuperons  pas  non  plus  ici  davantage  de  l'éclectisme,  quel 
que  soit  le  nombre  des  preuves  que  nous  puissions  apporter  pour  mon- 
trer l'impuissance  scientifique  des  catégories.  iMous  ne  dirons  plus  qu'un 
mot ,  c'est  que  les  maîtres  de  cette  école  ne  sont  point  d'accord  sur  la 
nature  ,  sur  le  nombre  de  ces  notions  primitives ,  sur  leur  mode  de  gé- 
nération ,  etc.  De  quelle  espèce  donc  serait  une  science  absolue,  dont 
les  bases  nous  sont  encore  inconnues  ? 

Quant  à  nous ,  nous  pensons  certes  que  l'ame  a  des  propriétés ,  que 


PRÉFACE.  XV 

son  activité  est  soumise  à  des  lois  ;  mais  aussi  nous  pensons  que  le  vérita- 
ble a  priori  pour  l'iiorame ,  que  l'origine  des  découvertes  scientifiques 
qui  ont  rendu  quelques  savans  illustres ,  c'est  la  foi  morale. 

Si  par  a  priori  on  entendait  une  doctrine  révélée,  alors  noîis  deman- 
dons ,  quelle  autre  révélation  existe  entre  les  hommes ,  que  celle  de  la 
morale. 

Ainsi  quelque  effort  que  l'on  fasse  ,  il  n'existe  pas  vis-à-vis  des  hom- 
mes de  science  plus  immuable  que  la  morale;  il  n'existe  même  de 
certitude  dans  les  sciences  que  celle  qui  eu  découle;  et  aussi  la  plus  cer- 
taine et  la  plus  élevée  est  la  doctrine  du  progrès,  parce  que  c'est  elle  qui 
s'y  rapporte  le  plus  directement. 

II  n'est  pas  nécessaire  d'ailleurs  de  faire  encore  une  fois  remarquer 
tjue  toutes  les  observations  précédentes  sont  de  la  pure  redondance.  La 
thèse  que  nous  soutenons  sur  l'activité  progressive,  qui  change  conti- 
nuellement ,  et  les  états  sociaux  et  les  sciences,  était  déjà  suffisamment 
démontrée  par  tout  ce  que  nous  avions  dit  dans  les  paragraphes  précé- 
dens.  Mais  nous  n'avons  pas  voulu  passer  sur  une  occasion  où  l'objection 
était  possible ,  sans  laisser  l'exemple  du  système  de  réponses  par  lequel 
on  est  assuré  de  Tannuler. 

Tous  nos  efforts  aujourd'hui  tendent  à  ce  que  la  doctrine  du  progrès 
soit  enfin  l'objet  d'un  examen  sérieux  de  la  pari  des  savans  graves  et 
honnêtes,  dont  l'opinion  désintéressée  devient  toujours,  tôt  ou  tard,  celle 
de  la  majorité.  Nous  ne  doutons  pas  qu'elle  ne  sorte  victorieuse  d'un 
examen  impartial  de  ce  genre,  car  nous  n'avons  pas  encore  vu  d'homme 
l'étudier  avec  des  intentions  pures  et  avec  intelligence,  sans  être  con- 
vaincu. C'est  ce  qui  est  arrivi  à  tous  ceux  qui  coinposeiit  l'école  à  la- 
quelle nous  appartenons.  Or,  il  n'y  a  ici  ni  places,  ni  fortune,  ni  jouis- 
sances, ni  même  de  satisfaction  de  vanité  à  recueillir.  Loin  de  là,  on  se 
condamne  à  un  travail  sans  récompense  temporelle ,  à  des  efforts  dispro- 
portionnés avec  les  résultats  immédiats  que  l'on  ol)tient  ;  on  se  con- 
damne enfin  à  subir  l'iioslilité  de  tout  le  monde ,  et  à  quelque  chose  de 
plus  douloureux  encore  peut-être ,  c'est  de  voir  de  nobles  idées  tortu- 
rées, faussées,  souillées ,  ridiculisées  quelquefois  par  la  malveillance  et 
par  la  concurrence ,  car  il  y  a  des  gens  qui  dans  une  doctrine  ne  voient 
autre  chose  qu'une  tentative  pour  les  déplacer  ;  d'autrcfiis  par  la  spécula- 
tion et  le  vol.  Or,  nous  avons  vu  déjà  tout  cela ,  et  nous  n'avons  échappé 
a  aucun  des  inconvéniens  de  la  littérature  industrielle  qui  règne  de  nos 
jours. 


XVJ  PRÉFACE. 

Mais  aucune  de  ces  choses  ne  peut  effrayer  ceux  qui  sont  avec  nous. 
Nous  avons  tous  la  conscience  du  grand  devoir  qui  nous  est  imposé,  et 
de  l'héritage  important  dont  nous  devons  compte  à  Dieu  et  à  la  postérité. 
Nous  savons  que  nos  efforts  seuls  appelleront  le  jour  où  notre  croyance 
deviendra  enfin  l'objet  d'un  enseignement  social;  et  nous  nous  encou- 
rageons en  voyant  tout  le  bien  qui  en  résultera  pour  les  générations 
futures. 


HISTOIKE  PÂRLEMEINTAIRE 


DE     LA 


RÉVOLUTION 


FRANÇAISE. 


SEPTEMBRE  1792.  —  (  suite.  ) 


Séance  du  18  septembre,  au  soir. 

[  Un  particulier  fait  hommage  de  l'invention  d'un  canon  en  bois 
renforcé  de  plusieurs  cercles  de  l'or  et  de  cordes.  Il  propose  que 
chaque  municipalité  ait  six  de  ces  canons  à  sa  disposition. 

L'assemblée  renvoie  sa  pétition  à  la  commission  des  armes. 

Un  Anglais  admis  à  la  barre  dénonce  à  l'assemblée  uti  vol  com- 
mis dans  une  maison  occupée  par  lui,  à  Cliaillot,  par  deux  huis- 
siers et  leurs  satellites.  Ce  vol  consiste  en  douze  louis,  cinq  gui- 
nées,  ri,000  liv,  en  assignats  et  plusieurs  autres  effels.  Le  par- 
ticulier se  plaint  de  n'avoir  pu  obtenir  justice  du  tribunal  du 
deuxième  arrondissement  ;  il  demande  à  être  autorisé  à  continuer 
la  poursuite  contre  les  auteurs  du  vol ,  et  qu'il  soit  enjoint  à  ce 
tribunal  de  porter  un  jugement  sur  cette  affaire. 

T.  xviii.  I 


2  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Cette  péiilion  est  renvoyée  au  ministre  delà  juslice. 

M.  Kersa'mt.  II  ne  reste  qu'une  nation  en  Europe^,  dont  la  neu- 
tralité soit  bien  prononcée  relativement  aux  affaires  de  la  France. 
C'est  l'Angleterre.  Eh  bien  !  il  n'y  a  pas  de  moyen  qu'on  n'em- 
ploie pour  aigrir  les  Anglais  qui  se  trouvent  actuellement  en 
France  ;  et  vous  devez  savoir  que  le  bruit  de  l'outrage  fait  à  un 
Anglais  dans  quelque  partie  de  l'Europe  retentit  bientôt  en  An- 
gleterre. Vous  savez  que  cette  nation  ne  souffre  pas  qu'on  viole 
impunément  dans  un  de  ses  membres  le  droit  sacré  de  l'hospita- 
lité. Dans  ce  moment  il  n'y  a  pas  d'obstacles  par  lesquels  on  ne 
cherche  à  gêner  les  étrangers ,  et  particuHèrement  les  Anglais.  Il 
n'y  a  rien  que  la  Commune  n'ait  fait  depuis  le  10  pour  irriter 
ceux-ci,  soit  en  leur  refusant  des  passeports,  soit  en  les  inquiétant 
de  toutes  les  manières  dans  leur  domicile.  Je  demande  que  la  con- 
duite de  la  Commune  de  Paris  soit  enfin  examinée,  et  qu'un  rap- 
port de  la  commission  extraordinaire  affranchisse  les  étrangers 
de  celte  odieuse  tyrannie.  Je  demande  la  peine  de  mort  contre 
celui  qui  violerait  l'asile  d'un  citoyen  pendant  la  nuit  :  l'asile  du 
citoyen  doit  être  sacré  depuis  le  moment  où  le  soleil  se  couche 
jusqu'à  celui  où  il  se  levé,  et  que  l'arrestation  d'un  individu  ne 
puisse  se  faire  que  pendant  le  jour  ;  l'astre  qui  éclaire  le  monde 
doit  aussi  éclairer  la  justice.  Pour  moi ,  je  déclare  que  je  regarde 
ma  demeure  comme  sacrée  pendant  la  nuit ,  et  que  celui  qui  voudra 
y  pénétrer  le  paiera  de  sa  tête.  {  On  applaudit.  ) 

Des  citoyens  de  la  section  des  Quinze-Vingts  se  plaignent  de  la 
lenteur  des  travaux  du  camp.  Ils  demandent  que  le  salaire  des 
ouvriers ,  porté  à  quarante  sous  par  jour,  soit  réduit  à  trente ,  at- 
tendu que  les  ouvriers  quittent  leurs  boutiques  pour  aller  gagner 
quarante  sous  au  camp. 

L'assemblée  ordonne  le  renvoi  à  la  commission  du  camp. 

M.  Moniaut.  Je  demande  que  les  travaux  du  camp  soient  di- 
visés en  quarante-huit  parties,  et  que  les  sections  de  Paris  soient 
invitées  à  y  aller  travailler. 

M.  Canibon.  Je  demande  que  le  pouvoir  exécutif  soit  chargé 
de  donner  par  entreprise  à  des  ouvriers  le  transport  des  terre», 


SËi'TEiiBiiE  (  i79!2),  5 

La  motion  de  M.  Gambon  est  appuyée,  mise  aux  voix  et 
adoptée. 

M.  Lamarque ,  au  nom  de  la  commission  extraordinaire ,  fait 
lecture  d'une  adresse  aux  bataillons  des  volontaires  de  Chàlons 
pour  les  engager  à  observer  rigoureusement  les  lois  de  la  disd* 
pline  et  de  la  subordination. 

L'assemblée  adopte  la  rédaction  de  cette  adresse ,  dont  elle  or» 
donne  l'impression  et  l'erivoi  à  l'armée. 

Un  de  MM  les  secrétaires  fait  lecture  d'une  lettre  du  ministre 
de  l'intérieur  ainsi  conçue  : 

t  Monsieur  le  président,  je  crois  devoir  faire  connaître  à 
l'assemblée  quelques  faits  qui  me  paraissent  imporlans  par  leurs 
résultats  ou  par  les  conséquences  qu'il  convient  d'en  tirer  pour  les 
mesures  à  prendre ,  relatives  à  h  sûreté. 

»  Le  vol  extraordinaire  du  garde-meuble  n'aurait  point  été 
commis,  sans  doute,  s'il  y  eût  eu  une  garde  plus  nombreuse  et 
surtout  plus  vigilante  ;  cependant  plusieurs  réquisitions  avaient 
été  faites  à  ce  sujet  et  réitérées  de  la  manière  la  plus  pressante  ; 
j'en  fais  joindre  ici  les  copies  certifiées. 

»  La  garde  envoyée,  au  lieu  de  factionner  au  dehors,  s'est 
tenue  dans  lintérieur,  et  c'est,  parce  qu'elle  y  était  renfermée, 
que  les  voleurs  ont  pu  grimper  par  l'extérieur  de  la  colonnade. 

»  Pourquoi  les  réquisitions  liont-elles  pas  été  suivies  de  plus 
d'cflet?  Telle  est  la  première  question  à  faire,  ou  la  première 
chose  à  réfléchir. 

»  Je  sais  que  cette  nuit  même,  après  l'annonce  faite  hier  des 
dangers  qu'on  pouvîtit  courir,  les  postes  de  l'assemblée  nationale 
étaient  généralement  dégarnis,  et  j'ai  été  prévenu  à  deux  heures 
du  malin  qu'on  n'avait  trouvé  ,  depuis  le  lieu  de  vos  séances  jus- 
qu'à la  rue  de  la  Féronnerie ,  qu'une  seule  patrouille  de  cinq  ci- 
toyens. 

»  Je  n'ignore  pas  que  le  premier  fait  a  été  expliqué  par  l'allé- 
gation du  froid  qui  avait,  dit -on,  fait  rentrer  les  hommes  dans 
le  corps-de-garde. 

»  Sans  examiner  si  l'excuse  est  appuyée  par  l'exactitude  de 


%  ASS5:MBI.t.F,    LEGISLATIVE. 

ralltigaiioii ,  je  dirai  qu  elle  est  détestable  dans  la  discipline  mili- 
taire et  inadmissible  dans  les  circonstances. 

»  J'en  coDcluerai ,  ainsi  que  des  considérations  précédentes, 
qu'il  faut  à  l'assemblée  nationale  une  force  armée  continuellement 
à  sa  réquisition,  et  capable,  par  sa  constance  et  son  aciiviié,  de 
maintenir  à  l'abri  de  toute  atteinte  et  les  représentans  de  la  na- 
tion, et  son  trésor  et  ses  archives,  et  ses  enfans;  car  il  ne  faut 
pas  qu'un  seul  individu  puisse  craindre  d'être  troublé  dans  son 
repos  par  l'audace  d'un  seul  brigand. 

»  Nos  ennemis  extérieurs  jugent  bien  qu'un  peuple  entier,  qui 
veut  se  défendre,  est  invincible,  et  que,  pour  l'asservir,  il  faut 
le  diviser.  Les  moyens  de  divisions  sont  nombreux  ;  toutes  les 
passions,  toutes  les  erreurs,  en  font  partie,  et  l'égoisme,  mal- 
heureusement trop  commun,  en  est  le  plus  puissant.  Le  moyen  de 
défense  est  unique  ;  c'est  la  loi,  parce  qu'elle  réunit  tout  sous  elle , 
et  donne  à  tout  une  marche  constante ,  égale  et  ferme  ;  mais  la 
loi  sans  force  est  une  volonlé  sans  action.  H  faut  donc  une  force 
dont  la  loi  seule  puisse  disposer,  pour  qu'elle  ne  devienne  jamais 
arbitraire;  et,  dans  ces  niomens  de  troubles,  à  qui  peut-elle  être 
mieux  confiée  qu'aux  représentans  du  peuple  ? 

i  Je  sais  que  les  modérés  de  la  Constitution  ont  tellement  abusé 
du  nom  de  la  loi ,  que  c'est  s'exposer  à  quelque  défaveur  que  de 
s'opiniàtrer  à  la  réclamer  ;  mais  j'ai  fait  mes  preuves  en  civisme  : 
il  s'agit  aujourd'hui  de  sauver  le  peuple ,  et  non  de  le  flatter. 

»  Je  dois  observer  encore  que  le  nommé  d'Aubigny,  dont  les 
vols  ont  déshonoré  l'écharpe  qu'il  avait  usurpée,  a  été  relâché 
dans  les  jours  des  exécutions  populaires.  On  s'inquiète  de  son 
impunité;  on  répète  avec;  scandale  qu  il  aspire  à  être  employé 
dans  une  commission. 

»  Je  déclare,  pour  mon  compte,  que  je  n'en  signerai  aucune 
dont  je  ne  connaisse  le  sujet,  que  je  me  repens  d'en  avoir  signé 
précédemment  dans  le  conseil,  non  que  je  veuille  inculper  les 
intentions  de  quiconque  a  choisi  les  personnes,  mais  parce  qu'on 
a  pu  se  tromper  avec  de  bonnes  intentions,  ainsi  qu'il  le  paraît 
par  les  plaintes  auxquelles  plusieurs  de  ces  commissaires  ont 


donné  lieu  ;  je  le  déclare  pour  infirmer,  autant  (|uil  est  en  moi, 
la  portion  de  confiance  que  pourrait  faire  accorder  ma  signature 
à  ceux  qui  se irouveiaient  capables  d'en  abuser. 

«  S'il  était  vrai  que  d'Aubigny  pût  espérer  une  commission  et 
osât  l'annoncer,  il  faudrait  qu'un  parti  de  malveillans  se  crût  bien 
en  force  pour  abuser  ou  duper  les  hommes  en  place;  et  cela 
même  annoncerait  une  coalition  contre  laquelle  la  force  armée 
est  nécessaire  pour  soutenir  l'empire  des  lois. 

P.  S.  «  J'observe  à  l'assemblée  que  la  nomination  qu'elle  a  faite 
de  commissaires  pris  dans  son  sein  pour  recevoir  les  dépositions 
des  voleurs  arrêtés  et  donner  cours  à  cette  affaire,  m'a  déchargé 
du  soin  d'en  suivre  les  détails,  qui  d'ailleurs  n'eussent  pas  ele 
compatibles  avec  mes  nombreux  devoirs  ;  mais  je  dois  la  prévenir 
que,  m'élant  transporté  ce  malin  au  garde-meuble,  je  n'ai 
trouvé  à  la  place  des  commissaires  qu'une  seule  personne,  â  qui 
ils  avaient  iraosmis  leurs  fonctions.  Sans  doute ,  ils  ont  fait  un 
bon  choix ,  et  je  ne  l^ais  cette  remarque  que  poui-  m'acquitter  de 
toute  espèce  de  responsabilité  à  cet  égard.  » 

M.  Thunoi.  Eu  éxecution  du  décret  qui  a  ete  rendu ,  les  com- 
missaii  es  de  l'assemblée  nationale  se  sont  transportés  hier  au 
garde-meuble,  où  ils  ont  travaillé  depuis  trois  heures  jusqu'à 
onze.  Ils  ont  été  étonnés  de  n'y  point  voir  arriver  dans  cet  inter- 
valle M.  le  ministre  de  l'intérieur.  Les  effets  du  garde-meuble 
ne  sont  point  en  sûreté;  personne  ne  veut  s'en  charger  sous  sa 
responsabilité.  Quant  à  nous,  commissaires  de  l'assemblé,  nous 
ne  sommes  chargés  de  rien  :  il  eût  été  à  désirer  que  le  ministre  de 
l'intérieur  forçât  la  garde  nationale  à  veiller  à  la  garde  de  ce  dé- 
pôt précieux.  C'est  donc  après  avoir  laissé  faire  une  déprédation 
manifeste,  que  le  ministre  vient  vous  dire  qu'il  n'est  chargé 
d'aucune  responsabilité?  (On  murmure.)  II  m'en  coûte  d'être 
obligé  de  dire  la  vérité.  Personne  n'est  plus  disposé  que  moi  à 
rendre  justice  aux  vertus  de  M.  Roland  ;  mais  s'il  savait  ce  qu'ont 
fait  les  commissaires,  sans  doute  il  ne  viendrait  pas  les  accuser 
devant  vous  de  n'avoir  pas  rempli  leur  devoir.  Oui ,  mpssieurs, 
j'ose  le  dire,  nous  avons  rempli  notre  devoir,  et  l'on  sera  étonne 


G  AiStMBLÉE    LÉGiSLAilVii. 

clq  voir  qu'en  aussi  peu  de  temps,  nous  ayons  lait  tant  de  choses. 
Nous  étions  chargés  de  surveiller  l'instruction  de  l'affaire ,  et  non 
de  garder  le  garde-meuble  ;  c'est  le  ministre  que  ce  soin  regarde. 
Et  qu'il  ne  vienne  donc  pas  vous  dire  qu  il  est  déchargé  de  toute 
responsabilité.  Du  resle,  j'annonce  à  l'assemblée  que  nous  avons 
vu  apposer  les  scellés  sur  la  porte  extérieure  du  garde-meuble , 
et  qu'il  y  a  une  force  suffisante  pour  le  garder. 

Le  ministre  de  l'intérieur.  Je  suis  venu  faire  à  l'assemblée  une 
simple  exposition  de  faits,  et  non  pas  inculper  personne;  et  j'é- 
tais loin  de  m'attendre  à  l'inculpation  qui  m'est  adressée.  Le  fait 
est  que  je  suis  passé  à  trois  heures  au  garde-meuble,  et  qu'on 
m'a  dit  alors  que  je  n'y  étais  pas  utile.  J'ai  cru  devoir  aller  où 
des  affaires  plus  pressantes  m'appelaient.  On  me  reproche  de 
n'avoir  pas  été  au  garde-meuble.  Je  demande  si  les  fonctions  du 
ministre  de  l'intérieur  sont  de  surveiller  le  garde-meuble?  Non , 
messieurs;  j'ai  une  correspondance  immense  à  entretenir  avec 
tous  les  départemens  du  royaume;  je  suis  commis  à  la  surveil- 
lance de  la  France  entière,  et  certes  ce  soin  est  bien  plus  impor- 
tant que  la  surveillance  du  garde-meuble.  Du  reste,  je  suis  venu 
exposer  la  situation  des  choses  à  l'assemblée  :  le  dépôt  du  garde- 
meuble  n'est  point  en  sûreté,  et  il  m'a  été  impossible  d'avoir  une 
force  publique  suffisante  pour  le  mettre  en  sûreté.  (On  ap- 
plaudit. ) 

L'assemblée ,  satisfaite  des  expositions  faites  par  les  commis- 
saires et  le  ministre ,  passe  à  l'ordre  du  jour. 

Le  ministre  de  la  guerre  fait  part  à  l'assemblée  des  dépêches 

qu'il  a  reçues  de  M.  Dumourier. 

«  Monsieur  le  président,  les  dépêches  de  l'armée  m'annencent 

que  3L  Dumourier  a  été  attaqué  le  17  au  malin ,  dans  son  poste 

des  mettes,  et  que  les  ennemis  ont  été  repousses  avec  perle. 

M.  Dumourier  croit  qu'il  sera  attaqué  de  nouveau  le  48.  «  Mon 

armée,  dit-il,  brùje  de  se  battre;  dès  qu'elle  verra  du  secours, 

elle  sera  invincible,  » 

M.  Kfljermarn  éiait ,  ]p  M  au  soir,  à  six  lieues  de  M.  Dumeu- 


SEPTEMBRE  f  1792  ).  7 

pier;  il  a  été  averti  par  M3I.  Luckner  et  Diimourier  de  se  mettre 
en  marche. 

M.  Beurnonville  a  dii  partir  aussi  pour  opérer  sa  jonclion  ;  il 
emmène  avec  lui,  outre  ses  onze  mille  hommes,  sept  bataillons 
complets.  Voilà  donc,  monsieur  le  président,  l'armée  française 
réunie,  du  moins  je  l'espère,  et  en  éiat,  par  sa  masse,  de  s'op- 
poser avec  force  aux  projets  des  ennemis  de  la  liberté  et  de  l'é- 
galité. 

Les  nouvelles  officielles  du  Rhin  n'offrent  rien  d'intéressant. 

Le  camp  de  Chûlons  continue  toujours  à  se  grossir;  j'espère 
que  la  discipline  y  fera  promptement  des  progrès. 

M.  Gensonné,  au  nom  de  la  commission  extraordinaire,  pro- 
pose un  projet  de  décret  pour  ramener  l'ordre  et  assurer  la  tran- 
quillité des  personnes  et  le  respect  pour  les  propriétés.] 

i9  SEPTEMBRE   AU   MATIN. 

[Le  ministre  de  l'intérieur.  M.  Palloy  a  été  chargé,  par  un  dé- 
cret du  10  août ,  d'arrêter  l'incendie  des  petits  bâiimens  allenans 
au  château  des  Tuileries.  Au  lieu  de  se  borner  à  exécuter  celte 
mission,  il  a  fait  des  démolitions  considérables,  et  a  occasioné, 
au  préjudice  de  la  nation ,  une  dépense  de  plus  de  500,000  livres. 
Il  est  parti  pour  les  frontières ,  à  la  tête  d'une  compagnie  de 
vainqueurs  de  la  Bastille ,  sans  laisser  aucun  compte ,  et  même 
sans  payer  les  ouvriers":  ceux-ci  réclament  à  grands  cris  le  prix 
de  leurs  journées  ;  et  comme  ils  ne  doivent  pas  patir  de  la  faute 
de  l'entrepreneur,  et  que  leurs  besoins  leur  donnent  des  droits  à 
une  indemnité,  je  demande  à  être  autorisé  à  les  payer.  Je  crois 
maintenant  devoir  instruire  l'assemblée  qu'une  cabale  inexplica- 
ble trouble  et  arrête  tous  les  travaux  publies ,  notamment  ceux 
de  la  salle  de  la  Convention  nationale;  on  parvient  presque  tous 
les  jours  à  exciter  des  insurrections  parmi  les  ouvriers.  Le  même 
esprit  de  machination  fait  que  l'on  démolit  l'ancien  bâtiment  du 
Louvre  par  ordre,  dit-on,  de  la  municipalité,  et  sans  que  l'on 
veuille  abandonner  ce  travail  sans  un  contre-ordre  émané  d'elle. 
Je  n'ai  pu  obtenir  aucun  renfort  pour  la  garde  des  Tuileries  ni 


s  ASSESlBLEt;  LEGISLATIVE. 

celle  du  {jarde-nîeubie;  et,  malgré  les  réquisitions  multipliées  que 
j'ai  faites,  le  poste  dececîépôt,  réduit  à  un  très-petit  nombre 
d'hommes ,  n'a  pas  été  relevé  depuis  quarante-huit  heures.  Je  ne 
sais  si  c'est  par  défiance  du  ministère  que  son  action  se  trouve 
ainsi  paralysée;  mais,  je  l'ai  déjà  dit  plusieurs  fois,  j'expose  mes 
principes  et  ma  conduite  à  la  censure  la  plus  scrupuleuse;  qu'on 
me  montre  la  possibilité  de  mettre  dans  mes  fonctions  plus  de  vi- 
gilance, d'activité  et  de  désintéressement,  et  je  passe  condam- 
nation à  l'instant  même;  qu'on  articule  un  seul  fait  contre  la  pro- 
bité des  agens  que  j'ai  choisis  ;  qu'on  me  nomme  un  plus  honnête 
homme,  par  exemple,  que  celui  que  j'ai  chargé  de  la  garde  du 
garde-meuble,  M.  Restout,  et  je  n'élève  aucune  réclamation  con- 
tre ces  obstacles.  (On  applaudit.) 

M.  Reboul.  Déjà  l'assemblée  a  décrété  que  les  édifices ,  ci-de- 
vant royaux,  aujourd'hui  nationaux,  ne  sont  pas  soumis  à  l'ad- 
ininisiration  municipale.  Je  demande  que  ce  décret  soit  affiché 
dans  la  journée  partout  où  il  y  existe  des  édifices  nationaux ,  et 
où,  soit  la  municipalité,  soit  les  sections,  mettent  les  ouvriers 
sans  que  l'on  sache  pourquoi. 

M.  Goujon.  Cet  objet  est  du  ressort  du  pouvoir  exécutif;  mais 
ce  ressort  est  sans  force ,  et  le  moyen  de  lui  en  donner  est  de 
réorganiser  les  autorités.  Je  demande  que  le  décret  d'hier  soir 
soit  terminé  et  expédié  dans  le  jour. 

Cette  proposition  est  adoptée. 

Le  ministre  de  l'intérieur.  Je  dois  encore  me  plaindre  de  n'a- 
voir pas  pu  parvenir,  depuis  quinze  jours,  à  rassembler  le  nom- 
bre de  juges  de  paix  nécessaire  pour  procéder  à  la  levée  des 
scellés  mis  au  garde-meuble  et  dans  le  château  des  Tuileries. 
Cependant  des  efl^ts  précieux  dépérissent  par  ce  retard.  Je  ne 
puis  rien  faire  sans  une  décision  de  l'assemblée. 

L'assemblée  décide  que  ces  scellés  seront  levés  dans  le  jour,  et 
nomme  deux  commissaires  pour  y  assister. 

On  fait  lecture  d'une  lettre  par  laquelle  M.  Camus,  archiviste, 
innonce  que  deux  cent  un  députés  à  la  Convention  sont  venus  se 
aire  inscrire. 


SEPIEMBRK  (  179i2  I.  9 

M.  Delaimay  (d'Angers).  Votre  commission  extraordinaire, 
instriiile,  par  des  rapports  officiels,  que  des  scélérats  ont  formé 
le  complot  d'assassiner  plusieurs  de  nos  collègues  aussitôt  après 
la  cessation  de  leurs  fonctions  de  députés  à  la  législature,  a  cru 
quil  suffisait,  pour  prévenir  cet  attentat,  de  le  dénoncer  au 
peuple  lui-même.  Elle  m'a ,  en  conséquence ,  chargé  de  vous 
présenter  le  projet  d'adresse  suivant  : 

Adresse  aux  Français. 

«  Des  hommes  perfides  et  agitateurs  provoquent  les  vengeances 
populaires  contre  ceux  des  représentans  du  peuple  qui  ont  mani- 
festé des  opinions  qu'ils  pouvaient  émettre  librement ,  même  en 
les  supposant  erronées  et  dangereuses.  On  annonce  que  le  jour 
où  ils  cesseront  leurs  fonctions  est  le  jour  qui  doit  éclairer  ces 
vengeances. 

»  L'assemblée  nationale  est  loin  de  croire  qu'un  peuple  bon  et 
juste  ait  conçu  l'idée  d'un  système  de  désordres  et  d'assassinats 
qui  souillerait  la  révolution,  qui  serait  une  tache  ineffaçable  au 
nom  français,  et  qui  détruirait  à  jamais  la  liberté  et  l'indépen- 
dance nationale. 

»  Elle  a  reconnu  dans  ce  projet  criminel  le  caractère  de  la  con- 
nivence des  ennemis  intérieurs  avec  les  tyrans  coalisés  qui  espè- 
rent détruire  par  les  horreurs  de  l'anarchie  l'inipulsion  qui  réu- 
nit tous  les  Français  à  l'intérêt  commun. 

»  Elle  y  a  retrouvé  les  traces  de  ce  plan  désoiganisateur  et 
contre-révolutionnaire  que  suivent  encore  avec  une  insolente  au- 
dace les  agens  stipendiés  de  Coblentz ,  de  la  Prusse  et  de  l'Au- 
triche. 

»  Elle  a  considéré  que  les  conspirateurs  qui  veulent  rassem- 
bler les  débris  épars  du  despotisme,  et  empêcher  la  réunion  de  la 
Convention  nationale,  n'ont  imaginé  ce  projet  de  meurtres  que 
pour  répandre  la  terreur  dans  les  départemens ,  éteindre  l'esprit 
public  par  la  stupeur,  et  arrêter  la  marche  des  députés  par  l'é- 
pouvante des  dcsordies  et  des  excès  dont  ils  menacent  la  ca- 
pitale. 


jO  ÂbSËUBLËE    LÉGISLATIVE. 

»  Elle  a  senti  que,  de  toutes  les  perfidies,  la  plus  dangereuse, 
peut-être ,  est  celle  qui  tend  à  diminuer  le  nombre  des  défenseurs 
de  la  révolution,  en  la  rendant  odieuse,  en  isolant  de  sa  cause 
les  citoyens  faibles  et  timides  qui  ne  professent  pas  des  principes 
aussi  rigoureux  que  les  hommes  forts  et  énergiques  pour  qui  la 
liberté  est  tout,  et  à  qui  elle  tient  lieu  de  tout. 

»  Dans  ces  circonstances,  l'assemblée  nationale  a  cru  qu'elle 
devait  déjouer  ces  nouveaux  complots,  et  rappeler  au  peuple  les 
principes  garans  éternels  de  la  liberté  publique  et  individuelle. 

»  Français,  chaque  citoyen  a  un  droit  égal  à  la  proteclion  de 
la  loi  ;  son  influence  doit  garantir  plus  activement  encore  les  re- 
présenîans  de  la  nation ,  parce  que  tel  est  le  caractère  d'inviola- 
bilité qu'elle  leur  imprime ,  et  qu'ils  tiennent  de  la  nature  des 
choses,  qu'une  seule  violence,  qui  aurait  pour  prétexte  leurs  opi- 
nions et  leur  conduite  politique,  attaquerait  la  liberté  même  jus- 
que dans  ses  lx)ndemens  les  plus  sacrés. 

»  Les  représentans  de  la  nation  appartiennent  au  peuple  en- 
tier ;  il  n'y  a  plus  de  liberté,  ni  d'égalité,  s'ils  peuvent  être  dé- 
pendans  d'une  portion  quelconque  du  peuple,  soit  de  celle  qui  se 
trouve  avoir  la  même  résidence  qu'eux,  soit  de  celle  qui  les 
nomme  à  la  représentation  nationale. 

»  Lahberté  entière  et  absolue  des  opinions,  et  une  inviolabi- 
lité s'étendant  à  tous  les  temps  et  à  tous  les  lieux ,  telle  est  une 
condition  essentielle  de  toute  constitution  représentative. 

»  Autrement ,  leur  vœu  ne  serait  pas  celui  de  leur  jugement  ou 
de  leur  conscience,  mais  le  résultat  de  la  politique  ou  de  la 
crainte.  Il  n'exprimerait  plus  la  volonté  générale  des  citoyens, 
mais  celle  d'une  collection  d'individus  qui ,  dans  un  point  du  ter- 
ritoire français,  s'empareraient  d'une  puissance  momentanée. 

»  Toute  nation  où  le  caractère  de  représentans  n'est  pas  sacré 
€St  nécessairement  une  nation  sans  gouvernement  et  sans  lois, 
puisque  les  organes  des  lois ,  puisque  ceux  entre  les  mains  de 
qui  repose  la  suprême  puissance  de  la  société,  ne  peuvent  agir 
par  leur  volonté  propre. 

»  Dans  les  temps  d'insurrection,  et  lorsque  le  peuple  se  fève 


SEPTEMBRE  (  1792  ).  11 

pour  opposer  à  la  tyrannie  et  à  l'oppression  une  résistance  légi- 
time, il  peut  quelquefois,  entraîné  parles  hommes  passionnés 
pour  la  liberté ,  regarder  l'activité  des  lois  comme  trop  lente  pour 
lui  garantir  sa  sûreté  ;  mais  l'idée  d'attentats  contre  ses  propres 
représentans  ne  pourrait  lui  être  inspirée  que  par  de  véritables 
ennemis  de  la  nation,  par  des  hommes  qui  voudraient  rompre  le 
nœud  qui  unit  ensemble  toutes  les  portions  de  l'organisation 
sociale,  afin  de  livrer  la  France  divisée  à  ses  ennemis;  par  des 
hommes  qui  voudraient  que  la  représentation  nationale  fut  avilie 
auprès  des  citoyens  et  des  étrangers,  et  que  tout  ce  qu'elle  a  fait 
et  que  tout  ce  qu'elle  pourrait  faire  fût  regardé  comme  l'ouvrage 
de  la  violence  ;  par  des  hommes  qui  voudraient  anéantir  les  effets 
de  la  révolution  du  10  août ,  et  qui ,  en  effet ,  la  croira  le  vœu  du 
peuple  français,  si  ses  représentans,  qui  l'ont  consacrée,  paraissent 
n'avoir  agi  que  sous  la  force  d'une  simple  portion  de  ce  peuple? 

»  Mais  le  piège  nouveau  que  l'on  vous  tend  est  trop  grossier 
pour  vous  séduire.  Vous  sentirez  qu'un  seul  attentat  à  la  per- 
sonne ou  aux  propriétés  de  vos  représentans,  donnerait  un  pré- 
texte aux  ennemis  de  la  liberté,  pour  frapper  de  nullité  tout  ce 
qui  aurait  été  fait  et  tout  ce  qui  serait  fait  par  une  représentation 
nationale  quelconque;  ainsi,  vous  sentirez  que  les  décrets  sur  les 
troubles  religieux ,  sur  les  émigrés ,  sur  la  suppression  des  droits 
féodaux ,  sur  la  suspension  du  roi  et  de  sa  liste  civile  ;  que  les 
décrets  même  de  l'assemblée  constituante  sur  l'abolition  des  dî- 
mes ,  de  la  gabelle  et  de  la  noblesse  ;  que  toutes  les  lois  sanction- 
nées par  l'opinion  publique  seraient  anéanties,  parce  qu'on 
pourrait  toujours  supposer  que  la  majorité  qui  les  a  faites  ne 
jouissait  pas  d'une  liberté  absolue  ;  enfin ,  vous  sentirez  que  ce 
serait  perdre  la  confiance  des  peuples  ou  des  individus  qui  vou- 
draient s'unir  à  vous  et  défendre  votre  cause  ;  que  vous  cesseï  iez 
de  fojmer  véritablement  un  corps  de  nation,  puisqu'il  n'y  aurait 
pas  un  citoyen  qui  pût  parler  en  votre  nom  et  stipuler  pour  vous , 
dès  qu'il  ne  pourrait  le  faire  avec  liberté. 

»  François,  toute  vengeance  populaire,  tonte  punition,  même 
d'un  f  nnomi  public ,  qui  n'est  pas  révolue  des  formes  Icjvales ,  est 


ItJ  ASSKMBLIiL    LÉGISLAIIVE. 

un  assassinat  ;  loin  de  servir  la  cause  de  la  liberté ,  elle  ne  peut 
que  lui  nuire;  et  ceux  qui  se  livrent  à  ces  excès  trahissent  celte 
cause  en  croyant  la  défendre. 

»  Ce  n'est  qu'en  respectant  les  lois ,  les  personnes  et  les  pro- 
priétés ;  ce  n'est  qu'en  conservant  la  tranquillité  publique ,  que 
vous  pourrez  déployer  vos  forces ,  triompher  de  vos  nombreux 
ennemis,  que  vous  mériterez  l'estime  des  nations,  et  que  vous 
prouverez  à  l'Europe  que  vous  n'êtes  pas  égarés  par  des  fac- 
tieux ,  et  divisés  par  des  partis  opposés ,  mais  que  vous  êtes  ani- 
més de  la  volonté  ferme  de  maintenir  la  liberté  et  l'égalité ,  ou  de 
périr  en  les  défendant.  > 

L'assemblée  adopte  cette  adresse,  et  décrète  que  les  décrets 
sur  l'inviolabilité  seront  imprimés  à  la  suite. 
On  fait  lecture  d'une  lettre  du  maire  de  Paris. 
«  Le  calme  a  régné  hier  dans  Paris.  La  surveillance  a  été  très- 
active ,  et  les  principaux  postes  ont  été  renforcés.  » 

L'assemblée  décrète,  sur  la  proposition  de  M.  Lagrevolle,  que 
les  commissaires  de  la  salle  seront  autorisés  à  délivrer  des  passe- 
ports à  ceux  des  députés  non  élus  à  la  Convention ,  qui  désire- 
ront retourner  dans  leur  pays. 

La  Commune  de  Paris  sera  tenue  de  choisir,  pour  les  exécu- 
tions, un  lieu  autre  que  la  place  du  Palais  de  la  Convention  (!).] 
La  séance  fut  terminée  par  un  décret  sur  l'échange  des  pri- 
sonniers. La  base  commune  qui  fut  adoptée,  fut  d'échanger 
liomme  pour  homme,  grade  pour  grade.  On  annonça  ensuite 
que  plusieurs  Communes  avaient  fait  arrêter  les  commissaires  de 
la  municipalité  de  Paris. 

ly   SEPTEMBRE    AU    SOIR. 

[M.  Thuriot  occupe  le  Ixiuteuil. 

Un  pétitionnaire  vient  dénoncer  la  Commune  pour  avoir  fait 
enlever  de  chez  M.  Chevalier  4,000  marcs  d'argenterie  prove- 
nant des  maisons  des  émigrés,  en  lui  en  remettant  la  décharge. 

<)  C'est  la  place  du  Carrousel  qu'on  appelait  ainsi.  (lVo(c  des  avieurs'}. 


SEPTEMBRE  (  i79!2  ).  15 

M.  Masuyer.  Puisquii  existe  dans  les  mains  de  M.  Chevalier 

une  décharge ,  je  demande  qu'il  soit  tenu  de  la  remettre ,  afin  de 

voir  quelles  sont  les  personnes  qui  la  lui  ont  donnée,  et  qu'elles 

soient  mandées  à  la  barre. 

M.  Cambon.  J'appuie  la  proposition  de  M.  Masuyer,  parce  que 
les  représentans  de  la  Commune  ont  violé  le  droit  des  gens,  en 
allant  prendre  chez  un  fonctionnaire  public  l'argenterie  qui  était 
en  dépôt.  Je  demande,  en  outre,  que  le  pouvoir  exécutif  et  les 
commissaires  de  la  trésorerie  nationale  présentent  l'état  de  toute 
l'argenterie  portée  à  l'hôtel  des  Monnaies ,  soit  par  des  particu- 
liers, soit  comme  provenant  des  églises.  Cette  dernière,  des 
mains  des  prêtres  qui  l'ont  assez  bien  gardée,  aurait  pu  tomber 
en  des  mains  plus  dures  à  la  desserre.  (  On  applaudit.) 
Ces  propositions  sont  décrétées. 

M.  Goujon  propose  et  l'assemblée  adopte  le  projet  de  décret 
suivant  : 

<  L'assemblée  nationale ,  après  avoir  entendu  le  rapport  de 
ses  commissaires  à  la  reconnaissance  des  scellés  apposée  au  Car- 
rousel, aux  Tuileries  et  autres  maisons  ci-devant  royales,  consi- 
dérant que  le  refus  des  commissaires  de  la  Commune  ou  autres 
par  qui  lesdits  scellés  ont  pu  être  apposés,  de  procéder  à  leur 
reconnaissance,  ne  saurait  faire  obstacle  à  une  opération  qu'il 
importe  à  la  chose  publique  d'accélérer,  décrète  qu'il  y  a  ur- 
gence. 

«  L'assemblée  nationale  décrète  que,  demain  à  trois  heures  du 
soir,  il  sera  procédé  à  la  reconnaissance  des  scellés  apposés  au 
Carrousel,  aux  Tuileries  et  autres  ci-devant  maisons  royales, 
soit  par  ceux  qui  les  ont  apposés,  et  à  qui  le  présent  décret  sera 
notifié,  à  la  diligence  du  conseil  exécutif  provisoire  ;  soit ,  à  leur 
défaut,  par  le  juge  de  section  de  la  situation  desdits  établisse- 
mens ,  le  tout  en  présence  des  commissaires  nommés  par  le  dé- 
cret de  ce  jour.  » 

MM.  Fabre  d'Églantine  et  Robert ,  en  vertu  d'une  commission 
du  ministre  de  la  justice ,  se  présentent  pour  assister  au  tirage 


44  ASSEMBLF.lî    LÉGISLATIVE. 

du  juge  de  cassation  qui  doit  remplacer  M.  Albarot,  grand-juge 
de  la  haute  cour  nationale. 

Une  dëputation  des  citoyennes  de  la  section  du  Pont-Neuf  ap* 
porte  une  somme  de  1 ,527  livres  10  sous ,  produit  d'une  collecte 
qu'elles  ont  faite  en  faveur  des  veuves  et  orphelins  du  10  août. 
(On  applaudit.) 

Sur  une  dénonciation  faite  par  M ,  le  décret  suivant  est 

rendu  : 

d  L'assemblée  nationale,  instruite  qu'au  préjudice  de  la  loi  du 
8  de  ce  mois ,  laquelle  ordonne  la  libre  circulation  des  personnes 
et  des  choses ,  et  sans  passeport  dans  l'intérieur,  et  jusqu'à  dix 
lieues  des  frontières  et  des  armées  étrangères ,  les  voyageurs  et 
les  Yoituriers  étaient  inquiétés  dans  leurs  voyages  ;  que  notam- 
ment la  commune  de  Charenton  avait  arrêté  des  malles  et  des 
voitures  au  préjudice  de  celte  loi  ;  considérant  que  l'intérêt  du 
commerce  et  la  tranquillité  des  citoyens  exigent  également  la 
pleine  et  entière  exécution  de  celte  loi,  décrète  qu'il  y  a  ur- 
gence. 

»  L'assemblée  nationale ,  après  avoir  décrété  l'urgence,  décrète 
que  les  officiers  municipaux,  commandans  de  gardes  nationales, 
qui,  au  préjudice  de  la  loi  du  8. du  courant,  arrêteraient  ou  re- 
larderaient dans  leurs  vovages  ou  leurs  transports  les  personnes 
ou  les  choses,  seront  condamnés  aux  dommages  et  intérêts  en- 
vers les  personnes  qu'ils  auraient  troublées  dans  l'exercice  de 
voyager  ou  de  faire  transporter  librement  leurs  meubles ,  effets 
ou  marchandises,  ainsi  qu'aux  dommages  et  intérêts  des  voilu- 
riers  ou  conducteurs,  et  qu'ils  seront  condamnés,  en  outre,  par 
les  tribunaux  de  police  correctionnelle ,  sur  la  dénonciation  des 
voyageurs,  conducteurs  ou  voituriers  qu'ils  auraient  troublés,  à 
une  détention  qui  durera  autant  de  jours  qu'aura  duré  la  déten- 
tion ou  l'arrestation  des  personnes  ou  des  choses  qu'ils  auraient 
détenues  ou  retardées ,  en  contravention  à  la  loi  du  8  du  cou- 
rant. 

>  L'assemblée  nationale  décrète  que  l'archiviste  convoquera  les 
députés  à  la  Convention  nationale  pour  demain  20  septembre ,  à 


SEPTEMBRE  (  1792  ).  15 

quatre  heures  après  midi ,  dans  la  salle  de  l'éditice  naiional  des 
Tuileries,  qui  leur  est  destinée.  (Seconde  pièce  des  grands  ap- 
parlemens,  au  haut  du  grand  escalier.) 

t  Le  maire  de  Paris  donnera  les  ordres  nécessaires  pour  faire 
fournir  une  garde  aux  députés  à  la  Convention  nationale. 

>  Le  présent  décret  sera  affiché  cette  nuit.  »  ] 

Du  20   SEPTEMBRE   AU    MATIN. 

L'assemblée  commença  par  s'occuper  de  l'affaire  de  M.  Charles 
Lameth  arrêté  à  Barentin.  Elle  ordonna  qu'il  fût  informé  sur  sa 
conduite. 

Le  minisire  de  l'intérieur.  Je  viens  pour  prévenir  les  membres 
de  l'assemblée  qui  sont  députés  à  la  Convention  nationale,  que 
la  salle  des  Tuileries  est  prête  pour  les  recevoir.  J'ai  cru  d'autant 
plus  nécessaire  de  faire  cette  annonce,  qu'une  affiche  a  été  faite, 
au  nom  de  quelques  députés  de  Paris,  pour  inviter  leurs  collè- 
gues à  se  réunir  ce  matin  aux  Jacobins  pour  s'y  constituer.  — 
Comme  il  existe  encore  quelque  rumeur  à  Versailles ,  je  prie  l'as- 
semblée de  m'autoriser  à  suspendre  l'exécution  du  décret  qui 
ordonne  l'enlèvement  des  m jnumens  d'arts  qui  s'y  trouvent. 

L'assemblée  déclare  s'en  remettre  à  la  prudence  du  minisire,— 
H  sort  au  bruit  des  applaudissemens  de  l'assemblée  et  des  spec- 
tateurs. 

Un  membre  lit  une  lettre  du  procureur-général-syndic  du  dé- 
parlement de  la  Haute-Saône.  Elle  est  ainsi  conçue  : 

c  CharupHlte,  le  18  seplembre. 
1  Deux  prétendus  commissaires  de  la  Commune  de  Paris  et  du 
pouvoir  exécutif  ont  été  arrêtés  hier  en  notre  ville  :  nous  en- 
voyons copie  de  notre  délibéraiioa  au  pouvoir  exécutif.  Je  vous 
pi'ie  de  faire  la  plus  grande  attention  à  celte  affaire  ,  et  de  vouloir 
bien  m'instruire  de  l'effet  qu'aura  produit  cette  arrestation.  Je 
vous  prie  aussi  de  faire  en  sorte  que  to  js  ces  commissaires  désor- 
ganisateurs  soient  promptement  rappelés. 

»  Le  comité  de  sûreté  pubhque  est  chargé  de  faire  un  rapport 
sur  l'objet  de  cette  lettre. 


J(i  ASSEMBLÉK    LÉGISLATIVE. 

Lettre  du  maire  de  Paris  ^  20  septembre. 

€  Monsieur  le  président ,  Paris  est  tranquille,  malgré  les  efforts 
des  agitateurs.  Le  peuple  commence  à  n'être  plus  dupe  des  pla- 
cards où  l'on  prêche  chaque  jour  la  discorde  et  l'anarchie ,  en 
lui  parlant  de  sa  liberté  et  de  sa  souveraineté.  Il  sent  qu'on  le 
pousse  à  sa  perte,  et  que  ces  agitateurs  sont  payés  par  ses  en- 
nemis. La  surveillance  des  bons  citoyens  redouble ,  et  les  conspi- 
rateurs, ne  pouvant  plus  se  flatter  de  l'impunité,  vont  êlre  obligés 
de  fuir.  Chaque  section  se  fait  un  honneur  et  un  devoir  de  pro- 
téger ce  qui  se  trouve  dans  son  enceinte.  Si  ce  zèle  continue ,  les 
intrigues  seront  déjouées,  et  le  règne  des  lois  affermira  le  règne 
de  la  liberté.  »  (On  applaudit.  ) 

L'assemblée  ordonne  l'impression  de  cette  lettre ,  et  sa  publi- 
cation par  affiche  dans  Paris. 

On  lit  une  lettre  du  ministre  de  la  guerre.  Elle  est  ainsi 
conçue  : 

«  Monsieur  le  président ,  j'ai  l'honneur  de  vous  adresser  l'ex- 
trait d'une  dépêche  que  j'ai  reçue  de  M.  Dumourier.  Ce  général, 
après  avoir  rendu  compte  des  dilïérens  événemens  qui  ont  eu  lieu 
dans  son  armée  ;  après  m'avoir  assuré  que  le  petit  échec  qu'elle 
a  éprouvé,  n'a  pris  sa  source  que  dans  la  négligence  très-natu- 
relle à  une  armée  dont  tous  les  liens  de  la  disciphne  militaire 
avaient  été  désorganisés  et  rompus ,  me  dit  :  D'après  ce  que  j'ai 
fait  jusqu'à  présent  avec  une  poignée  de  monde  contre  une  ar- 
mée formidable,  vous  jugez  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  craindre,  à 
présent  que  je  suis  égal  en  forces.  En  effet,  M.  Dumourier  doit 
avoir  à  présent  près  de  soixante-dix  mille  hommes  réunis,  dont 
plus  de  douze  mille  de  cavalerie.  En  me  rendant  compte  de  la 
journée  du  i4,  M.  Dumourier  m'annonce  que  quand  les  fuyards 
auront  rejoint,  la  perte  se  montera  à  peu  près  à  cinquante  hom- 
mes. L'armée,  ajoute-t-il,  m'a  demandé  elle-même  la  punition  des 
lAches  et  de  traîtres.  J'ai  déjà  fait  raser  et  chasser  plusieurs 
fuyards  et  maraudeurs.  Je  les  renvoie  sans  uniforme:  ils  ne  sont 
point  dignes  de  le  porter.  On  ne  peut  se  dissimuler,  d'après  ce 


SEPTEMBRE  {  1792  ).  17 

qui  s'est  passé,  qu'il  n'y  eût  dans  celte  armée  des  hommes  ven- 
du ;  à  nos  ennemis  ;  et  ce  furent  eux  qui,  en  criant  :  Sauve  qidpeut^ 
nous  sommes  iraliîs  I  jetèrent  le  désordre  dans  rarmée. 

De  tous  ces  faits,  monsieur  !e  président ,  il  me  paraît  que  nous 
pouvons  coriclure  que  notre  position  actuelle  est  d'autant  plus 
heureuse  que  dans  toutes  les  circonstances  particulières  où  nos 
troupes  ont  véritablement  combattu,  elles  ont  montré  une  réso- 
lution digne  d'éloges.  Signé  Servan,  minislre  de  la  guerre, 

M.  Merlin.  J'ajoute  aux  détails  saiisfaisans  donnés  par  le  mi- 
nistre, un  fait  non  moins  important;  c'est  que  le  renfort  qu'il 
destinait  pour  Thionvilley  est  entré,  et  que  les  ennemis  n'en  ont 
été  instruits  que  sept  heures  après. 

L'assemblée  termine  son  décret  sur  le  divorce.  ] 
Djns  la  séance  du  soir,  on  ordonna  l'envoi  aux  quatre-vingt- 
trois  déparlemens  d'une  adresse  de  Dumourier  aux  volontaires 
de  Chàlons,  dans  laquelle  ce  général  leur  déclarait  qu'il  ne  les 
recevrait  dans  son  armée  qu'autant  qu'ils  seraient  disposés  à  se 
soumettre  aux  règles  de  la  discipline  militaire.  On  vola  ensuite 
des  témoignages  de  satisfaction  à  la  garnison  de  Thionville  et  à 
Wimpffen  son  général,  pour  avoir  résisté  à  l'attaque  des  Autri- 
chiens. —  Enfin  les  commissaires  municipaux  de  Paris,  inculpés 
pour  enlèvement  d'argenterie  du  dépôt  national  de  Glievalier, 
parurent  à  la  barre,  et  sollicitèrent  des  commissaires  pour  véri- 
fier qu'ils  étaient  irréprochables.  Leur  demande  fui  rejeiée,  et  il 
fut  ordonné  qu'ils  se  dessaisiraient  à  l'instant  des  sommes  qu'ils 
avaient  enlevées.  Le  pouvoir  exécutif  fut  chargé  de  terminer  celte 
affaire. 

Séance  du  21  septembre  a  dix  hecres  nu  matin. 

Ce  fut  la  dernière  du  corps  législatif;  et  c'est  ici  qu'il  faut  re- 
marquer que  la  séance  fut  toujouis  considérée  comme  perma- 
nente depuis  le  10  août.  La  permanence  prononcée  dans  la  nuit 
du  9  au  10  ne  fut  point  levée.  Les  journaux  du  temps,  le  Moni- 
teur ,  portent  constamment  en  tète  de  leurs  comptes-rendus  : 
Suite  de  la  séance  permanente  du  10  août.  C'(\^t  donc  à  tort  que 
1.  x\iu.  -1 


48  ASSEMBLÉE  LÉGISLATITE. 

prei(|ue  tous  les  historiens  ont  écrit  que  la  permanence  avait 
cessé  dans  le  mois  d'août. 

Voici  comment  la  Législative  prépara  l'installation  de  la  Con- 
vention. 

[M.  François  de  Neufchâteau.  Nous  allons  être  instruits  que  la 
Convention  nationale  est  constituée.  Je  demande  qu'après  avoir 
clos  nos  procès-verbaux,  nous  nous  rendions  à  la  salle  des  Tuile- 
ries, où  elle  siège,  et  que  nous  lui  servions  aujourd'hui  de  garde. 

L'assemblée  adopte  unanimement  la  proposition  de  M.  Fran- 
çois. 

M.  le  président.  Douze  commissaires  demandent  à  être  intro- 
duits pour  vous  prévenir  que  la  Convention  nationale  est  consti- 
tuée. (On  applaudit.) 

Les  douze  commissaires  entrent. 

La  salle  retentit  d'applaudissemens. 

M.  Grégoire  de  Blois.  Citoyens,  la  Convention  nationale  est 
constituée.  Nous  venons,  de  sa  part ,  vous  annoncer  qu'elle  va  se 
rendre  ici  pour  commencer  ses  séances.  (Les  applaudissemens 
redoublent.  ) 

M.  le  président.  L'enthousiasme  qu'inspire  votre  présence  vous 
est  garant  de  l'impatience  avec  laquelle  l'assemblée  législative 
vous  attendait;  elle  va  se  rendre  auprès  de  la  Convention  pour 
l'assurer  de  son  profond  respect,  et  de  sa  soumission  à  ses 
décrets. 

M.  le  président.  L'as.semblée  législative  déclare  que  ses  séances 
sont  terminées. 

L'asseuiblée  tout  entière  se  relire  et  se  rend  auprès  de  la 
Convention  nationale. 

Il  est  midi. 

La  première  séance  de  la  Convention  fut  ouverte  à  midi  et 
un  quart,  dans  une  des  salles  du  palais  des  Tuileries.  Trois  cent 
soixante  et  onze  députés  étaient  présens,  et  Péiion  présidait. 

Mais  avant  d'entrer  dans  les  annales  de  celte  assemblée  cé- 
lèbre, il  nous  reste  à  faire  conaaitre  les  événemens  qui  signalé- 


SEPTESBRE  (  1792  ).  i% 

rent  les  derniers  moniens  du  pouvoir  de  la  Législative.  Les  séan- 
ces qu'on  vient  de  lire  ont  pu  donner  une  idée  des  embarras 
dont  elle  était  accablée ,  et  de  l'effrayante  anarcliie  qu'elle  avait 
a  combattre.  Il  nous  faut  maintenant  faire  l'histoire  de  cette  pé- 
riode de  désordres  ;  et  c'est  ce  que  nous  allons  essayer ,  malgré 
la  pénurie  des  renseignemens. 


MSTOIRE   DE   PARIS   DU   7   AU   21    SEPTEMBRE. 

L'impulsion  donnée  le  2  septembre  dura  pendant  toute  cette 
période;  elle  tendait  à  deux  fius,  l'une  de  créer  une  résislan,ce 
invincible  à  l'invasion  étrangère ,  l'autre  de  détruire  à  jamais  la 
source  des  méfiances  intérieures,  et  de  la  détruire  en  anéantis- 
sant toute  opposition  dans  l'intérieur.  Ces  deux  directions  lurent 
suivies  :  la  première  forma  une  armée ,  la  seconde  conduisit  à 
l'anarchie. 

Du  5  au  15  septembre,  le  nombre  des  volontaires,  des  gen- 
darmes, des  canonniers,  etc.,  partis  de  Paris,  armés  et  organi- 
sés pour  la  frontière,  fut  de  dix-huit  mille  six  cent  trente-cinq 
{Patriote  Français,  n.  MCXXXV).  Le  ministre  de  la  guerre  Ser- 
van  assure  en  effet,  dans  l'ouvrage  que  nous  avons  cité,  que, 
dans  ce  mois,  la  moyenne  des  départs  fut  de  dix -huit  cents 
hommes  par  jour  ;  mais  il  faut  dire  par  quels  moyens  on  put  réa- 
liser un  enrôlement  aussi  considérable.  Chaque  section  s'occu- 
pait de  former  ses  compagnies  ;  on  s'enquérait  des  hommes  qui 
habitaient  le  quartier,  de  leur  position,  de  leurs  qualités  phy- 
siques, de  leur  liberié  ,  et  lorsqu'on  trouvait  quekju'un  sans 
liens,  sans  intérêt  autre  que  le  sien  pour  rester  dans  la  capilale  , 
on  le  sollicitait,  on  le  pressait  de  s'engager  ;  l'un  lui  donnait  son 
habit ,  un  autre  ses  armes;  beaucoup  d'ailleurs  s'offraient  volon- 
tairement. Ce  fut  ainsi  qu'en  un  mois  on  forma  une  armée. 

Le  5,  l'affiche  suivante  avait  été  appos-^e  sur  les  murs  de 
Paris  : 


âO  ASSEMBLÉE   LÉGISLATIVE. 

La  Commune  de  Paris  aux  bonnes  citoyennes. 

€  Citoyennes,  le  conseil  général  de  la  Commune  ne  croit  pas 
devoir  laisser  voire  patriotisme  dans  l'oisiveté;  vos  mains  ne  dé- 
daigneront pas  de  concourir  avec  les  citoyens  au  salut  de  leur 
patrie;  des  tentes  sont  nécessaires  pour  le  Cmip  sur  Paris;  ces 
tentes  ne  sont  pas  encore  faites;  le  temps  presse  ;  vous  refuseriez- 
vous  à  hâter  la  sûreté  de  la  capitale  ?  C'est  aux  citoyens  qu'il  est 
réservé  de  vous  défendre,  c'est  a  vous  que  nous  réservons  le 
glorieux  avantage  d'y  participer  ;  hàiez-vous  de  vous  rendre 
dans  nos  églises;  allez  y  travailler  aux  effets  de  campement  ;  c'est 
par-là  que  vous  adorerez  votre  patrie  ;  c'est  par-là  que  vous  vous 
honorerez  ;  c'est  par-là  enfin  que  vous  contribuerez  avec  nous 
au  salut  public.  » 

Aucune  femme  ne  voulut  sans  doute  être  rangéeparmi  les  mau- 
vaises citoyennes;  aussi  bientôt  les  églises  furent  remplies  de 
travailleuses. 

Mais  les  travaux  du  camp  sous  Montmartre  n'étaient  pas  pour- 
suivis avec  une  égale  ardeur.  Les  ouvriers  manquaient  malgré 
le  prix  énorme  pour  le  temps  i2  livres)  mis  à  la  journée.  La 
Commune  mit  en  réquisition  les  ouvriers  en  bàlimens,  en  pro- 
mettant de  leur  payer  le  prix  en  usage  pour  leur  journée,  mais 
cette  mesui-e  n'eut  sans  doute  encoie  aucun  succès  ,  car  les 
plaintes  se  renouvelèrent.  On  proposa  enlin  d'imposer  à  tour  de 
rôle  une  corvée  aux  sections  ;  mais  les  événemens  des  frontières 
tirent  bientôt  renoncer  a  la  formation  du  camp ,  en  le  rendant 
inutile. 

Tout  ce  mouvement,  respectable  dans  son  origine  et  dans  son 
but,  fut  cependant  l'occasion  de  beaucoup  d'actes  fâcheux  et  irri- 
laus.  On  saisissait  les  chevaux,  les  fers,  les  plombs,  partout  où 
on  les  réputaii  superflus;  on  alla  jusqu'à  dépouiller  les  cadavres 
de  leurs  cercueils  en  plomb  ;  mais  on  fui  obligé  de  renoncer 
presque  tout  de  suite  à  celte  derniei  e  recherche ,  autant  par  mo- 
tif de  salubrité  que  parce  qu'elle  offensait  le  sentiment  public. 

D'un  autre  côié,  dans  une  ville  comme  Paris,  espèce  de  noonde 


SEPTEMBRE  (  1792  ).  2i 

OÙ  tout  ce  qu'il  y  a  de  mauvais  vient  se  cacher  dans  la  foule,  ces 
mouvemens  offrirent  aux  hommes  qui  font  leur  profession  de 
mal  faire  des  occasions  dont  ils  ne  manquèrent  pas  de  profiter; 
ils  souillèrent,  par  leur  présence  et  par  des  actes  de  leur  métier, 
des  démarches  sévères  et  cruelles ,  mais  que  la  probité  des  exé- 
cuteurs eût  pu  faire  excuser.  Ainsi  on  imputa  aux  agens  de  la 
Commune  de  nombreux  détournemens  d'effets  saisis  ;  et  bien 
que  ces  accusations  n'aient  pas,  en  général,  été  prouvées,  elles 
furent  trop  vives,  et  répétées  par  trop  de  bouches,  pour  qu'il 
soit  raisonnable  de  n'y  voir  aucune  apparence  de  vérité.  Ces 
choses,  dans  leur  détail,  sont  de  celles  dont  on  ne  parle  plus 
lorsque  le  moment  est  passé.  Aussi  nous  n'avons  pu  recueillir  sur 
ce  sujet  que  les  faits  qui  se  rapportent  aux  hommes  qui  alors 
jouaientun  rôle  élevé,  et  que  plus  tard  leur  position  politique  fit 
poursuivre.  Dans  le  moment  où  nous  sommes,  les  journaux,  placés 
sous  la  terreur  des  journées  de  septembre,  n'osaient  pas  attaquer 
unindividudès  qu'il  semblait  tenir  à  la  Commune.  Ainsi  une  foule 
de  fiipons,  déguisés  en  agens  du  pouvoir  municipal,  purent 
agir  impunément  ;  ils  échappèrent  alors,  et  leur  obscurité  le.^  sauva 
dans  l'avenir.  Il  n'en  fut  pas  de  même  de  certains  personnages.  Et 
afin  que  l'on  ne  croie  pas  que  nous  nous  laissons  séduire  pai'  de 
vagues  accusations ,  afin  de  donner  quelque  authenticité  à  une 
pièce  qui  figurera  dans  les  documens  complémentaires  ;  nous  in- 
sérons ici,  par  anticipation,  un  arrêté  de  la  Commune  de  Paris 
du  10  mai  1795. 

«  Le  conseil-général  délibérant  sur  les  comptes  ;  la  partie  de  la 
responsabilité  matérielle  du  comité  de  surveillance  relativement 
aux  dépôts  qui  y  ont  été  portés  mûrement  examinée; 

»  Le  procureur  de  lu  Commune  entendu;  considérant  d'après 
le  rapport  des  commissaires,  et  les  déclarations  suljséquentes 
qui  sont  survenues  au  conseil,  consignées  au  registre  et  partie 
imprimées,  qu'il  y  a  bris  de  scellés,  violations,  dilapidations  de 
dépôts,  fausses  déclarations  et  autres  infidélités, 

>  Arrête  qu'il  dénoncera  à  la  manière  accoutumée  l'adminis- 
tration du  comité  de  surveillance  ; 


^  ASSEMBLÉE   LÉGISLATIF  K. 

»  Et  persistant  dans  son  précédent  arrêté ,  qui  déclare  qu'il  ne 
reconnaît  pour  administrateurs  que  Les  citoyens  Panis,  Sergent, 
Lenfant,  Cailiy,  Dufort  et  Leclerc,  déclare  qu'il  charge  le  pro- 
cureur de  la  Commune  de  dénoncer  lesdits  citoyens  Paijis,  Ser- 
gent, Lenfant,  Cailiy,  Dui'ort  et  Leclerc,  au  juré  d'accusation 
pour  poursuivre  la  peine  de  ces  délits,  à  l'effet  de  quoi  toutes 
les  pièces  instructives  lui  seront  remises. 

>  Arrête  en  outre  que  le  présent  arrêté  sera  imprimé,  affîché 
dass  le  délai  de  quatre  jours,  envoyé  à  la  Convention  nationale, 
ajoutes  les  autorités  con&titiiées  et  aux  quarante-huit  sections.  » 

On  accusait  ces  individus  d'avoir  déiruii  à  dessein  les  procès- 
verbaux  dans  lesquels  étaient  invea'ories  les  objets  saisis  à  domi- 
cile lors  des  arrestaàons  ou  sur  les  détenus,  alia  de  pouvoir  en 
faire  profit.  Au  reste,  aoas  aurons  plus  tard  à  revenir  sur  cette 
affaire. 

Cependant  le  comité  de  surveillance  ne  cessa  point  d'exister 
après  les  journées  de  septembre  ;  la  sanglante  exécution  à  laquelle 
il  avait  présidé ,  avait  encore  accru  son  pouvoir.  Son  influence 
était  déjà  celle  de  la  terreur;  chaque  jour  on  apprenait  qu'il  était 
capable  de  tout  o:3er.  Ainsi ,  Ton  sut  que  le  2  il  avait  été  question 
de  lancer  un  mandat  contre  Roland  lui-même,  et  l'on  en  concluait 
que  nulle  qualité ,  nulle  position  n  é:ait  capable  de  lui  en  imposer. 
Cela  nous  explique  la  préoccupation  de  terreur  que  nous  avons 
vue  présider  à  tous  les  débats  de  l'assemblée  législative.  Le  co- 
mité de  surveillance  eut  en  effet  à  peine  vide  les  prisons,  qu'ïl 
s'occupa  de  les  remplir.  Sur  la  proposition  de  Manuel ,  le  conseil- 
général  avait  décidé  que  le  Chàtelet  serait  démoli;  mais  il  restait 
assez  d'autres  prisoBs;  et  dix  jours  peut-être  après  que  le  sang 
avait  cessé  de  couler,  elles  contenaient,  dit-on,  jusqu'à  cinq 
cents  nouveaux  prisonniers.  Quand  donc  devait  finir  cette  dicta- 
ture de  police  et  la  souveraineté  des  mesures  exceptionnelles  ? 

Ce  qui  accroissait  l'incertitude»  en  mettant  chacun  en  doute 
sur  son  son ,  c'étaient  les  publications  de  Marat.  Cet  écrivain 
faisait  partie  du  coisiite,  et  il  éiaii  difficile  de  croire  que  ce  qui 
édîappait  à  sa  plume  ne  fut  pas  la  pensée  secrète  de  ses  collé- 


SEPTEMBRE    (1792).  25 

gues.  Ses  affiches  couvraient  les  murs  de  Paris;  et  elles  n'étaient 
autre  chose  que  de  lon^jues  colonnes  d'observations  faites ,  avec 
sa  rudesse  accoutumée,  sur  tous  les  hommes  qui  jouaient  un  rôle 
ou  se  préparaient  à  en  jouer  un  :  journalistes,  députés,  géné- 
raux ,  ministres,  il  n'épargnait  personne.  Malheureusement  il  ne 
nous  reste  aucune  trace  de  ces  affiches;  la  seule  collection  qui 
existât  et  qui  ait  été  complète,  connue  sous  le  nom  de  Collection 
de  Dufonrnij,  a  été  emportée  en  Angleterre  ;  nous  ne  pouvons 
donc  les  connaître  que  par  ce  que  nous  en  disent  ses  adversaires, 
et  par  quelques  numéros  de  son  journal. 

Disons  d'abord  comment  Marat  s'était  refait  un  matériel  d'im- 
primerie. Dans  la  position  oii  il  était  à  la  Commune ,  il  obtint 
facilement  la  concession  de  quelques  presses  et  de  caractères 
provenant  de  l'imprimerie  ci-devant  royale.  Avec  cela  il  se  mit  à 
écrire.  Sa  verve  s'exerça  d'abord  à  l'occasion  des  élections  ;  il 
déclara  guerre  à  mort  au  parti  qu'il  appelait  des  Bi 'matins ,  et  il 
faisait  placarder  ses  diatribes.  Chacune  de  ses  affiches  était  le 
point  d'un  rassemblement  permanent,  et  l'occasion  de  discours 
et  de  discussions  qui  contribuaient  à  l'entretenir.  Tout  Paris,  à 
celle  époque ,  fut  mis  en  émoi  par  les  publications  de  Marat. 
Voici  la  première  réponse  qui  lui  fut  faite  ;  elle  constate  la 
date  où  commencèrent  les  dénonciations  périodiques  dont  il 
s'agit. 

Appe[  à  l'opinion  publique. 

«  Nous  avions  cru  long-temps  que  Marat  était  mort  physique- 
ment et  dans  l'opinion,  ou  qu'il  était  relégué  dans  quelque  coin 
de  terre  ignoré.  Au  moins  est-il  vrai  que  depuis  un  an  et  plus 
on  ne  savait  point  à  Paris  le  lieu  de  sa  retraite.  Camille  Desmou- 
lins (j)  n'avait  point  trouvé  d'autre  moyen  de  peindre  son  exis- 
tence qu'en  lui  faisant  sortir  un  bras  de  terre.  Eh  bien  !  Marat 
existe  ;  en  voici  une  double  preuve  : 

(4)  Nous  aTons  oublié  de  dire  que  Camille  Desmoulins,  qui  fut  toujours  rei- 

peclé  par  !\I;int,  ainsi  que  Danton,  étnil  alors  secrétaire  du  sceau  au  miuislère 
fie  la  jui'.ice.  On  l:ii  attribue  l'iV.vnir  sauvi-  [)luyicor.s  perîoiinps,  entre  autres  un 
prêtre  aux  journées  de  septembre.  (  A'ofe  det  uuieurit.  ) 


24  ASîifcMBLÉË    LÉGISLAÏiVe;. 

»  La  première  nous  concerne.  La  Sentînelle  (1),  ouvrage  dont 
le  nom  seul  fail  l'éloge,  nous  avait  désigné  pour  la  Convenliun 
nationale;  elle  ava;-t  ciié  comme  un  droit  qu'on  ne  pouvait  mé- 
connaître sans  une  sorte  d'ingratitude  le  patriotisme  pur  et  inal- 
térable que  nous  avons  manifesté  depuis  la  révolution,  notre  per- 
sévérance, notre  courage  à  poursuivre  le  despotisme,  de  quelque 
masque  qu'il  soit  couvert.  Eh  bien  !  Marat  a  fait  placarder  hier 
une  affiche  où  presque  tous  les  citoyens  désignés  par  la  Senti- 
nelle sont  voués  à  la  proscription.  Voici  l'article  qui  nous  con- 
cerne : 

«  Gorsas ,  flagorneur,  soudoijé  de  Necker,  ensuite  de  Bailly , 
»  ensuite  de  La  Fayette.  Il  se  dit  démocrate  depuis  le  10  août.  » 

c  Marat  au  ministre  de  l'intérieur. 

»  Je  me  flatte ,  monsieur,  que  vous  n'arrêterez  pas  plus  long- 
>  temps  mes  travaux  politiques.  Je  serais  fâché  d'avoir  à  me 
»  plaindre  au  peuple  des  défaites  opposées  à  l'impression  des  ou- 
»  vrages  qu'il  atiend  de  moi  sur  la  convocation  nationale  et  les 
»  machinations  des  ennemis  de  la  patrie.  Je  n'ignore  pas  que  vous 
»  êtes  accusé  d'avoir  monté  sept  presses  aux  frères  Reignel,  im- 
»  primeurs  aristocrates ,  favorisant  les  projets  de  la  cour.  M.  Dan- 
»  ton  se  chargera  des  15,000  liv.  dont  j'ai  besoin  pour  metire  les 
»  presses  tialionales  en  acliviié.  —  Recevez  mes  salutations  civi- 
»  ques.  » 

€  M.  Roland  a  cru  devoir  répondre  à  cette  lettre  ;  il  a  cru  même 
devoir  se  disculper.  Sur  la  demande  des  13,000  liv.  d'avances,  il 
observe  que  le  vœu  de  l'assemblée  nationale ,  en  lui  déposant 
cent  mille  livres  ,  était  que  l'emploi  en  fûi  fait  pour  répandre  des 
ouvrages  utiles  et  propres  à  former  l'opinion  que  la  malveillance 
cherchait  à  égarer  ;  en  conséquence ,  il  a  demandé  communication 
des  manuscrits  de  M.  Marat  ;  ces  manuscrits  étant  très-minutes 
et  très-longs,  la  détermination  du  conseil,  auquel  il  en  a  référé, 
a  été  qu'il  inviterait  la  section  qui  lui  avait  remis  une  délibération 
à  ce  sujet,  à  faire  elle-même  le  rapport  sur  ces  ouvrages  ;  mais 

M)  ÏM  Sentinelle  éta\t  réâ\(r>i(i  par  Louvet.  (JVofe  des  auteurs.) 


sEPJE:WBKE(  179:2  ).  25 

il  se  trouve  dispensé  de  prendre  celte  mesure,  et  fait  passer  à 
M.  Danton  les  manuscriis,  puisque  ce  ministre,  aux  termes  de 
la  lettre  de  Marat,  doit  lui  délivrer  les  lo.OOO  livres.  —  Sur  le 
deuxième  chef  relatif  aux  presses,  M.  Roland  attoste  qu'il  n'en  a 
aucune  connaissance.  >  (  Le  Courrier  des  départemens  du  6  sep- 
tembre n.81.  ) 

Ce  même  Roland  était  dénoncé  dans  les  affiches  de  Marat ,  et 
comme  tout  le  monde  savait  l'anecdote  de  la  demande  des  15,000 1., 
tout  le  monde  attribuait  la  colère  de  l'Ami  du  peuple  au  désap- 
pointement qu'il  avait  éprouvé.  Mais  l'effet  de  ces  placards  était 
tel  sur  la  population,  et  la  position  de  l'auteur  si  redoutable,  que 
le  ministre  fut  obligé  de  se  défendre. 

Le  ministre  de  l'intérieur  aux  Parisiens.  —  13  septembre^ 

t  Je  suis  accusé  devant  vous ,  je  viens  me  défendre.  Je  sais  que 
l'homme  en  place  est  exposé  à  beaucoup  de  soupçons  et  de  pro- 
pos auxquels  il  ne  doit  répondre  que  par  la  continuité  de  ses 
bonnes  actions  ;  bien  faire  et  laisser  dire,  est  la  maxime  des  gens 
de  bien,  dans  les  temps  ordinaires,  et  celle  que  j'ai  souvent  mise 
en  pratique  ;  mais  il  est  des  circonstances  où  il  ne  suffit  pas  de 
repousser  la  calomnie  par  sa  conduite  ,  et  où  l'on  doit  encore  en 
faire  sentir  la  profondeur  et  les  conséquences.  C'est  lorsque  cette 
calomnie  parait  tenir  à  un  système  de  diffamation  imaginé  pour 
opérer  des  bouleversemeris  politiques  ;  car  alors  il  ne  s'agit  pas 
seulement  de  la  répulation  ou  de  l'existence  d'un  individu,  il  est 
question  de  la  tranquillité  publique  et  de  ce  qui  tend  à  la  com- 
promettre. 

»  Avilir  l'assemblée  nationale,  porter  contre  elle  à  la  révolte, 
exciter  les  craintes  sur  le  ministère  actuel,  le  représenter  comme 
traître  à  la  patrie,  répandre  la  défiance  sur  toutes  les  autorités 
du  moment  et  les  généraux  d'armées,  appeler  un  renversement, 
prétendre  qu'il  est  nécessaire,  et  désigner  hautement  le  dictateur 
qu'il  faut  donner  à  la  France  :  voilà  très-évidemment  le  but  d'af- 
fiches qui  paraissent  sous  le  titre  de  Marat,  l'Ami  du  peuple,  aux 
bons  Français.  Si  quelqu'un  en  doute,  qu'il  lise  celle  publiée  le 


26  ASSEMBLÉE    LÉGlSLATl\fi. 

8  septembre,  où  l'on  donne  une  prétendue  lettre  par  laquelle  on 
veut  faire  croire  aux  correspondances  des  députés  avec  nos  en- 
nemis, où  l'on  traite  de  chiffons  les  décreis  du  corps  lé{}is!aiif, 
où  l'on  présente  tous  les  ministres,  excepté  le  patriote  Danton , 
comme  des  malveillans  et  des  machinateurs  occupés  à  paralyser 
les  mesures  prises  pour  sauver  la  chose  publique,  où  l'on  veut 
ôter  toute  confiance  à  Ivellerman,  Dumourieret  Luckner,  où  ma 
lettre  à  l'assemblée  nationale  est  traitée  de  chef-d'œuvre  d'astuce 
et  de  perfidie ,  où  je  suis  accusé  de  machiner  avec  la  faction  de 
Brissot ,  où  l'on  dit  enfin  qu'il  faut  un  président  du  conseil  à  voix 
prépondérante  en  désignant  quel  il  doit  être. 

»  Que  toutes  ces  propositions  soient  placardées  au  coin  des 
rues  sous  le  voile  de  l'anonyme,  elles  n'exciteraient  que  le  mé- 
pris ;  qu'elles  y  paraissent  sous  le  nom  d'un  homme  qui  s'offre 
au  peuple  comme  son  ami,  qui  a  pris  de  la  consistance  dans  cette 
révolution,  que  le  corps  électoral  compte  parmi  ses  membres,  et 
que  déjà  plusieurs  voix  portent  à  la  Convention  (j'apprends 
qu'il  vient  d'être  nommé  ),  on  s'étonne  et  l'on  refléchit. 

»  Est-ce  l'erreur  d'un  homme  ardent  et  soupçonneux  qui  prend 
ses  craintes  pour  des  vérités ,  et  qui  sème  de  bonne  foi  la  défiance 
dont  il  est  pénétré?  IV'existe-t-ii  point  d'ambitieux  adroit,  d'en- 
nemi caché  qui  nourrit ,  pour  son  profit,  l'inquiétude  d'un  esprit 
atrabilaire,  et  le  dirige  à  son  gré?  Avons -nous  dans  notre  sein 
des  émissaires  de  Brunswick  qui  cherchent  à  nous  alfaiblir  par 
des  divisions  intestines,  ou  des  scéléiats  qui  veulent  tout  renver- 
ser poMr  s'élever  sur  des  ruines  ?  Je  ne  puis  résoudre  ces  ques- 
tions ;  mais  je  vois  qu'il  y  a  heu  de  les  faire  ;  et  que  si  ces  émis- 
saires ou  ces  scélérats  existaient  parmi  nous ,  ils  s'efforceraient 
de  produire  la  défiance  et  l'agitation  que  nous  voyons  exciter  et 
perpétuer. 

*  Quant  à  moi  qui  veux  le  bien  de  tous,  sans  acception  de  per- 
çopne,  j'étudie  les  faits  avant  d'accuser  qui  que  ce  soit  au  monde  ; 
j'appelle  l'atleniion  publique  sur  ces  faits,  et  je  vais  retracer  ma 
profession  de  foi.  Heureux ,  si  c'est  un  testament  de  mort ,  de  le 
rendre  de  quelque  utilité  à  mon  pays. 


SEPTEMBRE  [   179^2  ).  t27 

»  INé  avec  quelque  force  <lans  le  caractère ,  j'ai  dû  aux  bons 
exemples,  dont  une  saine  éducation  environna  ma  jeunesse,  de 
la  diriger  tout  entière  sur  les  principes  les  plus  austères  de  la 
morale.  L'intérêt  {général  et  le  sacrifice  continuel  des  passions, 
des  goûts,  de  tout  ce  qui  est  individuel,  à  cet  intérêt  sacré,  voilà 
ce  qui  m'a  été  présenté,  ce  que  j'ai  toujours  eu  devant  les  yeux 
comme  la  base  de  la  société  et  la  règle  invariable  de  quiconque 
veut  exister  au  milieu  d'elle. 

»  Je  méprise  la  fortune,  parce  que  j'ai  appris  à  être  heureux 
sans  elle,  et  que  je  bais  les  moyens  par  lesquels  on  a  coutume  de 
la  fixer  ;  je  suis  sensible  à  la  gloire,  rnais  je  ne  l'ai  jamais  mise  en 
balance  avec  la  vertu  ;  j'ai  besoin  du  témoignage  de  ma  conscience, 
je  puis  me  passer  de  tout  avec  lui ,  et  rien  ne  saurait  m'en  tenir 
lieu.  J'aime  la  liberté,  l'égalité,  avec  l'enthousiasme  d'un  être 
sensible  qui  les  regarde  comme  la  source  du  bonheur  sur  la 
terre ,  avec  la  constance  et  la  ténacité  d'un  homme  refléchi  qui 
en  a  calculé  les  avantages.  J'en  ai  professé  les  principes  dèi  mon 
plus  jeune  âge;  je  l'ai  fait  avec  fermeté  ,  avec  énergie,  sous  le 
règne  du  despotisme  ;  je  leur  ai  sacrifié  mon  avancement.  Qu'on 
prenne  nia  vie  et  qu'on  lise  mes  ouvrages,  je  défie  la  plus  cruelle 
malveillance  de  trouver  dans  la  première  une  seule  action,  de  dé- 
couvrir dans  les  autr£s  un  seul  sentiment  dont  il  ne  soit  permis 
de  s'honorer  et  de  s'applaudir. 

»  J'ai  passé  quarante  années  dans  une  partie  d'administration 
où  je  n'ai  jamais  fait  que  du  bien,  parce  que  je  n'ai  voulu  y  trou- 
ver que  des  moyens  de  soutenir  le  l^ible,  de  protéger  l'artiste 
indigent,  de  recueillir  et  de  répandre  les  connaissances  utiles. 
Jaivu  la  révolution  avec  transport;  elle  répondait  aux  \œax 
que  je  formais  depuis  long-temps  pour  la  classe  malheureuse; 
elle  détruisait  des  abus  contre  lesquels  j'avais  si  souvent  réclamé. 
Je  l'ai  soutenue,  pour  ma  part ,  de  mon  courage  et  de  mes  tra- 
vaux ;  ele  m'a  conduit  au  ministère.  La  France  peut  témoigner 
de  l'intégrité  de  tnon  administration,  de  la  vigueur  de  mes  prin- 
cipes, de  l'uniforniité  de  mu  conduite. 

»  Je  iiMMuc  p!>»iM  !t'  pouvo-r,  el   i(    ue  l'.n    j'.i>  i-.iiercbr. 


9 


-^  A:>StMBLÉE    LLGJSLAllVt. 

Soixante  ans  d'une  vie  laborieuse,  et,  j'ose  le  dire,  l'habitude 
des  vertus  qui  embellissent  la  retraite,  me  la  rendent  préférable 
à  une  existence  agiiée. 

»  Ja;  accepté  deux  fois  un  fardeau  que  je  me  sentais  capable 
de  porter,  a  dont  les  circonstances  me  faisaient  un  devoir  de  me 
charg^fr  ;  j';,(tendais  la  Couvenlion  pour  le  déposer,  parce  que  je 
croyais  qu'alors  j'aurais  rempli  ma  tâche,  et  qu'il  me  serait  per- 
mis de  la  terminer  à  celte  époque  où  la  vigueur  d'un  nouveau 
<orps  leprésentaiif  promettra  à  la  France  d'heureuses  destinées. 
Je  sais  que  dans  le  court  intervalle  qui  reste  à  s'écouler,  beau- 
coup d'orages  peuvent  s'élever  encore  ;  car  c'est  précisément  cet 
mtervalle  que  veulent  saisir  pour  tout  bouleverser,  ou  les  agens 
de  nos  ennemis,  ou  les  ambitieux  qui  auraient  intérêt  de  nous  trou- 
bler. C'est  un  moment  peiilleux,  et  c'est  parce  qu'il  est  tel,  que 
peut-être  je  ne  dois  pas  encore  me  retirer,  à  moins  que  le  silence 
des  lois,  comme  je  l'ai  déjà  exprimé,  ne  rende  honteux  de  rester.. 
On  répand  des  défiances  sur  mon  administration,  qu'on  vienne 
l'examiner  ;  mes  bureaux  sont  ouverts  au  public  ;  je  n'ai  pas  une 
seule  opération,  comme  une  seule  pensée,  qui  ne  puisse  être 
manifestée.  Croit -on  (ju'un  vil  intérêt  ait  sur  moi  quelque  em- 
pire? qu'on  suive  scrupuleusement  l'emploi  de  mon  revenu,  et 
qu'on  demanda  aux  pauvres  le  compte  d'une  partie  ? 

>  L'assemblée  a  decété  un  million  de  dépenses  secrètes  à  la 
disposition  du  conseil  ;  j'ai  déclaré,  dans  le  conseil  même,  qu'il 
me  paraissait  qu'aucun  de  nous  n'en  devait  user  qu'à  la  connais- 
sance de  tous  les  autres,  car  c'est  au  conseil  qu'il  est  donné  ;  c'est 
pour  ce  qui  peut  intéresser  et  servir  la  chose  publique,  et  dont 
nul  ministre  n'a  de  secret  à  faire  à  ses  collègues  ;  aussi  dois -je 
ajouter  que  je  ne  disposerai  pas  d'un  denier  dont  je  ne  puisse 
montrer  et  justifier  l'emploi. 

»  On  m'accuse  de  machiner  avec  la  faction  Brissot.  Je  ne  con- 
nais pas  plus  les  machinations  que  l'intrigue,  et  je  ne  crois  pas  à 
cette  prétendue  faction.  Je  connais  et  j'estime  31.  Brissot,  parce 
qu  avant  la  révolution,  il  eu  prêchait  les  principes  dans  ses  ou- 
vrages ,  comme  je  fnisnis  dans  les  m-'ens  ;  je  le  vois  avec  plaisir, 


parce  que  je  lui  recoccais  aataol  de  pureté  dame  que  d'esprit  et 
de  laiens.  Je  n'ai  pas  toujours  partagé  toutes  ses  opinions ,  par  ce 
que  chacun  a  sa  manière  de  Toir  ;  je  lui  ai  souvent  reproché  la 
confiance  ou  la  légèreté  qui  donne  de  Tavaniage  à  ses  ennemis, 
parœ  qu'elle  lui  fait  négliger  sa  propre  défense .  et  s'  ^ 
développement  de  caractère  et  de  f-jrce  v:L.v-:r;t  /  ■  ;^  j  l;._^ 
une  assemblée.  Je  respecte  k  l     ,^  :  ^  ,  lu'il  es;  com- 

pesé  des  représeotans  de  la  naiioo  ,  qooiqae  j'aie  souvent  gémi 
de  son  défaut  de  vigueur  qui  a  nécessité  an  supplément  de  révo- 
lution. 

»,J'ai  admire  le  10  ao'jt .  j'^i  frémi  sur  lesbui    •     .  _  î- -^  *.crn- 
bre  ;  j'ai  bien  juge  :nce  longue  et  trompée  do  peuple 

et  ce  que  la  justice  avaieni  du  produire;  je  n'aipoint  inconsidé- 
rément 1  '  '  '"  '  '  '  '-.T  mouvement  ;  j'ai  cru  qu'il 
fa  lait  e\.  ^k  ani  travaillaient  à  le  pré- 
parer étaient  tror.,  in  ou  par  des  hommes 
cruels  et  mai               :  es. 

»  Jai  donc  parie  ,  (..  Je  le  devais  pour  ie  Lien  de  ceux 

même  à  qui  je  risque  ■■^-.  .  [..-.;e  ;  car  on  s'expose  à  être  blessé 
en  voulant  retenir  ceux  qui  sont  encore  dans  un  îransporl  dont 
ils  seraient  victimes  si  l'on  ne  parvenait  à  le  calmer.  Je  n'ai  su, 
que  plusieuTi  jours  après,  que  moi-même  j'avais  été  désigné 
comme  un  perfide ,  que  le  jour  même  du  2  septembre,  le  comité 
secret  de  la  ville  avait  lancé  centre  moi  un  mandat  d  arrêt.  Était- 
ce  pour  me  traduire  a  l'Abbaye  et  m'y  taire  élargir  avec  des  scé- 
lérats! MM.  Peiion,  Sduierre  et  Danton,  ont  vu  ce  mandat  au- 
quel on  ne  donna  pas  de  suite  ;  ii-ji>.  -  -  -1  six 
heures  environ  ,  deux  cenb  cii-^  tr. ^  v.  -  _^f. 
ment  à  l'hôtel  de  l'intérieur  eu  ilï  verj'r.  j  i 
des  armes,  quoique  la  distribution  d- 

à  mon  département,  et  qu'il  n'y  en  ait  pouii  a  nia  di^pu^iiioa. 
Il  Cot  vrai  qu'ils  avaient  ete  chez  le  ministre  de  la  guerre ,  absent 
pour  l'instant,  ainsi  que  moi,  puis^]ue  nous  étions  sortis  en- 
semble pour  nous  rendre  a  la  Commune,  ou  je  le  laissai,  el  d'oii 
j'allai  chez  le  ministre  de  lu  juarine  uu  le  coaseilde\ait  se  tenir. 


30  ASSEMBLÉE    LÉGISLATIVE. 

Un  homme  échauffé  criait  à  la  trahison ,  et  semblait  vouloir  ex- 
citer les  autres  ;  on  leur  répéta  à  tous  la  simple  vérité ,  le  grand 
nombre  l'entendit;  tousse  retirèrent,  mais  en  emmenant  avec 
eux,  comme  otage  et  garant  de  ce  qu'on  leur  avait  assuré,  un 
sujet  employé  au  service  du  secrétariat ,  et  qu'ils  ne  laissèrent 
aller  qu'après  avoir  vérifié  que  nous  avions  paru  à  l'Hôtel  com- 
mun. '  i| 

»  Jamais  je  n'aurais  relevé  ces  circonstances ,  si  la  continuité 
des  calomnies  contre  la  majorité  du  conseil  en  général ,  et  moi- 
même  en  particuher,  ne  semblait  annoncer  le  projet  de  faire  en- 
core un  renversement.  Il  faut  pourtant  que  le  peuple  soit  mis  à 
même  d'apprécier  ce  qu'il  doit  penser  des  soupçons  qu'on  veut 
lui  inspirer.  Si  ces  calomnies  et  ces  soupçons  ne  sont  que  le  fruit 
de  l'inquiétude  et  de  la  crainte,  ma  franchise  doit  les  tempérer. 
J'invite  ceux  même  qui  les  répandent,  au  plus  sévère  examen 
de  ma  conduite  publique  et  privée.  Si  elles  tiennent  à  quelques 
desseins  pervers ,  de  qui  que  ce  puisse  être ,  je  ne  sais  y  opposer 
que  la  même  franchise  et  la  même  publicité,  parce  que  ce  sont 
les  moyens  de  la  vertu ,  et  ceux  dont  l'emploi  est  le  plus  utile  au 
bien  de  tous  ;  car  en  supposant  qu'ils  m'exposent  à  périr,  ma  peite 
même  serait  utile  à  la  France,  puisqu'elle  ne  pourrait  résulter  que 
d'un  complot  dont  elle  lui  dévoilerait  l'existence  et  la  mettrait  à 
même  de  prévenir  les  suites. 

»  Que  des  lâches  ou  des  traîtres  provoquent  les  assassins  !  je 
les  attends  ;  je  suis  à  ma  place,  j'y  fais  mon  devoir,  et  je  saurai 
mourir.  Si  des  frères  égarés  reconnaissent  qu'ils  sont  trompés, 
qu'ils  viennent,  mes  bras  leur  sont  ouverts  ;  je  les  appelle,  je  ne 
crains  l'œil  de  personne ,  et  je  ne  hais  que  les  ennemis  de  ma  pa- 
trie ,  ce  sont  ceux  de  l'humanité.      Signé  Roland.  » 

—  Tous  ces  placards,  qui  tiraient  la  population  en  sens  divers, 
et  en  appelaient  à  tout  instant  au  jugement  du  peuple,  n'étaient 
point  de  nature  à  ramener  dans  les  esprits  le  calme  que  la  si- 
tuation matérielle  des  choses  ne  cessait  de  troubler.  Dans  l'assem- 
blée électorale  on  discutait  les  litres  des  candidats  avec  une  viva- 
cité que  l'on  n'avait  pas  encore  vue;  les  Jacobins  et  les  Girondins 


SEPTEMBRE   (  179^  ).  SI 

étaient  déjà  aux  prises  ;  tout  le  monde  y  prenait  parf .  Robespierre 
y  était  assidu  et  y  parla  beaucoup.  On  lui  reprochait  de  ne  plus 
aller  à  la  Commune,  où  il  avait  cessé  de  paraître  depuis  le  2. 
Danton,  lui-même,  venait  de  son  ministère  pour  appuyer  les 
premiers.  Dans  la  Commune  on  se  disputait  aussi.  Les  sections 
n'étaient  pas  d'accord  entre  elles.  Pendant  qu'au  comité  de  sur- 
veillance on  mettait  en  suspicion  le  patriotisme  de  certains  jour- 
nalistes ,  la  section  des  Quinze-Vingt  déclarait  qu'ils  avaient  bien 
mérité  de  la  patrie ,  et  unissait  dans  la  même  approbation ,  Prud- 
homme  et  Carra,  Desmoulins  et  Gorsas.  On  accusait  Roland; 
aussitôt  une  section  lui  envoyait  une  députation  pour  lui  témoi- 
gner son  admiration ,  et  l'encourager  à  résister  à  ses  ennemis. 
Dans  d'autres  sections ,  on  s'élevait  contre  la  dictature  de  l'Hôlel- 
de-Ville  ;  dans  d'autres  on  l'approuvait. 

Le  corps  électoral  avait  pris  diverses  décisions  dont  quelques- 
unes  durent  lui  servir  de  critérium  dans  la  discussion  sur  le  mé- 
rite relatif  des  candidats.  Il  avait  décidé  d'abord  de  consentir  à 
ce  que  ses  actes  fussent  jugés  par  t  le  scrutin  épuratoire  de  la 
Convention  nationale,  pour  rejeter  de  son  sein  les  membres  sus- 
pects qui  auraient  pu  échapper  dans  la  nomination  à  la  sagesse 
des  assemblées  primaires.  »  Il  avait  déclaré  <  la  révocabilité 
des  députés  à  la  Convention  nationale ,  qui  ont  attaqué  ou  atta- 
queraient par  quelques  motions  les  droits  du  souverain.  »  Il  vou- 
lait €  la  sanction  ou  la  révision  populaire  de  tous  les  décrets  con- 
stitutionnels de  la  Convention  nationale  ;  —  l'abolition  absolue 
de  la  royauté  et  peine  de  mort  contre  ceux  qui  proposeraient  de 
la  rétablir  ;  —  la  forme  d'un  gouvernement  républicain.  »  {Jour- 
nal des  débals  des  Jacobins,  n.  CCLXIV.  ) 

On  lisait,  le  14  septembre,  dans  le  Palrîote  Français  :  Le  co- 
mité de  surveillance  de  concert  avec  la  section  du  Luxembourg , 
vient  de  découvrir  un  complot  dont  l'objet  était  de  trahir  la  pa- 
trie, en  entretenant  des  correspondances  avec  les  ennemis  de 
l'ext'rieur.  On  a  trouvé  chez  un  parlic.ilier  un  sac  dc27,19i2  liv. 
en  or,  et  plusieurs  papiers  qui  indiquaient  assez  que  cet  argent 
n'était  pas  employé  pour  la  cause  de  laliberlé.  Oa  a  saisi  un  bi  llet  où 


5î^  ASSE.',l(iLÎ^!':    LÉGISLATIVE. 

étaient  ces  mots  :  Je  natimenle  plus  que  les  deux  chefs.  J'ai  aussi 
deux  hommes  du  comilé  de  S...  et  deux  au'patais  pom-  me  rendre 
compte  de  ce  qui  s  y  passe.  Encoreune  cinquantaine  pour  contenter 
Lan...  cest  pour  le  dénoûment  de  lapièce  qui  louche  à  sa  fin.  Le 
particulier  a  été  arrêté  et  conduit  dans  les  prisons  de  l'Abbaye.  » 
(Patriote  Français,  n.  MCXXXI.  )  Cet  article  qui  était  de  nature 
à  faire  soupçonner  le  comilé  de  surveillance  fut  inséré  le  même 
jour  dans  les  Annales  patriotiques;  ainsi  le  peuple  était  appelé  à 
douter  du  seul  pouvoir  qui  existât  encore. 

Tout  ce  trouble  mor  il  concluait  nécessairement  à  un  désordre 
matériel.  Nous  en  avons  recueilli  une  seule  preuve  que  nous  em- 
pruntons au  Moniteur  : 

c  J)u  14.  Ce  matin,  plusieurs  individus  se  sont  répandus  dans 
la  ville,  arrachant  avec  violence  des  pendans  d'oreilles,  des  mon- 
tres, boucles  et  autres  bijoux  aux  personnes  qu'ils  rencontraient, 
sous  le  prétexte  des  besoins  de  la  patrie.  C'est  particulièrement 
dans  le  quartier  de  la  Halle  que  ce  brigandage  a  commencé. 
M.  S:mlerre,  instruit  à  temps,  s'y  est  aussitôt  transporté  et  a  donné 
des  ordres  en  conséquence  ;  le  rappel  a  été  battu ,  de  nombreuses 
et  fréquentes  patrouiles  ont  circulé  pendant  toute  la  journée  dans 
la  villo  ;  et  ce  nouveau  moyen  dagitation  n'a  point  eu  de  suite. 
On  assure  que  le  peuple  sest  jeté  sur  plusieurs  de  ces  brigands  , 
et  que  trois  ont  eu  la  tête  coupée.  Une  femme,  sur  le  Pont-neuf, 
en  a  tué  un  avec  son  couteau. 

»  Une  circonstance  assez  singulière  c'est  que  quelques-uns  des 
brigands  s'étaient  munis  d'un  ruban  tricolore,  pour  faire  croire 
qu'ils  étaient  officiers  municipaux  :  d'autres  les  accompagnaient 
avec  des  balances,  pesaient  les  bijoux,  et  donnaient  des  reçus  du 
poids  de  ces  effets ,  le  tout  au  nom  de  la  patrie.  Le  peuple  a 
prouvé,  par  la  prompte  justice  qu'il  a  faite  de  cinq  de  ces  vo- 
leurs, qu'il  n'en  veut  qu'aux  traîtres  et  aux  fripons,  et  qu'il 
sera  difficile  de  diriger  ses  mouvemens  sur  les  propriétés.  Les 
citoyens  des  campagnes  doivent  se  tenir  en  gaide  contre  la  spé- 
culation adroite  de  ces  filous. 

»  Le  même  jour  un  accident  grave  a  excité  d'abord  la  plus 


grûûcîe  ferineuiàliOQ ;  ua  gtàûd  ûombre  des  personnes  qui  tra- 
vaillent dans  rëgllsê  des  Augustins  à  des  objets  destinés  au  camp 
de  Paris,  se  sont  crues  empoisonnées,  on  a  réclamé  les  se- 
cours les  plus  prompts ,  et  Lieulôt  il  a  étéreconuu  que  cet  ac- 
cident avait  pour  cause  lu  vapeur  du  charbon  et  les  exhalaisons 
méphitiques  des  cercueils  de  plomb.  Les  secours  administrés 
avec  beaucoup  de  zèle  ont  eu  le  plus  grand  succès.  » 

Dans  un  temps  ordinaire,  une  semblable  tentative  de  vol,  quel- 
que générale  qu'elle  ait  été  ,  n'eût  pas  cause  un  mouvement  dans 
toute  la  population,  s'il  n'eût  pas  été  un  ternie  croissant  d'un  état 
qui  était  habituel  depuis  plusieurs  jours.  11  (  araît  trop  évident 
que  depuis  ces  journées ,  Paris  était  livré  à  la  violence ,  et  que 
la  sûreté  individuelle  manquait  entièrement  de  garantie.  En  voici 
une  preuve  irrécusable  :  c'est  un  article  du  Patriote  français. 

€  La  section  de  l'Abbaye,  pour  prévenir  les  horribles  brigan- 
dages qui  se  méditaient  dans  Paris  et  empêcher  que  les  citoyens 
ne  deviennent  victimes  du  désordre,  a  proposé  à  toutes  les  sec- 
lions  une  confédération  générale  entre  elles  et  tous  les  citoyens, 
pour  se  garantir  réciproquement  leurs  propriétés  et  leurs  vies  : 
Chaque  citoyen  sera  tenu  d'avoir  une  carte  signée  de  sa  section, 
sur  certificats  de  voisins  :  il  la  portera  toujours  sur  lui.  Tous  les 
corps  de  garde,  piquets,  patrouilles  auront  le  droit  d'arrêter 
tous  les  passans  ;  ceux  qui  ne  présenteront  pas  leurs  cartes  se- 
ront arrêtés;  si  c'est  oubli ,  iis  seront  reconduits  à  leurs  sections 
qui  les  reconnaîtront.  Les  étrangers  seront  munis  de  leurs  passe- 
ports qui  leur  serviront  de  cartes.  Aussitôt  qu'un  citoyen  porteur 
d'une  carte  réclamera,  pour  lui  ou  pour  ses  propriétés,  des  se- 
cours ,  tous  seront  t(;nus  d'y  voler,  et  la  maison ,  la  rue ,  le  quar- 
tier, la  section  et  toute  la  ville  devront  s'y  rendre.  >  Patriote 
français  du  11  septembre,  n.  MCXXVIII.) 

QuedisailMarat  des  désordres  du  14?  «  De  nouveaux  complots 
éclatent  de  toutes  parts.  Hier  matin  l'alarme  a  été  répandue  dans 
Paris,  par  des  violences  exercées  dans  différens  quartiers  sur  des 
citoyennes,  auxquelles  des  scélérats  soudoyés  déchiraient  les  mains 
et  les  oreilles,  en  leur  ari'a;'!i;int  leurs  bouclas  f;t  leurs  :inn.in\  d'or. 

T.    XVIJI.  5 


54  ASSEMBLÉE   LÉGISLATIVE. 

»  Quelque  temps  après  une  nouvelle  alarme  s'est  répandue 
dans  tous  les  quartiers  aa  sujet  de  plusieurs  ouvrières  des  Gé- 
leslins  ,  attaquées  d'asphyxie  ,  et  d'un  plus  grand  nombre  frap- 
pées de  terreur  et  jetées  dans  les  convulsions  par  la  crainte  d'être 
empoisonnées,  que  des  émissaires  cacliés  leur  ont  inspirée.  Bien 
est-il  vrai ,  que  des  conduits  infects  ont  été  ouverts  aux  Gélestins, 
et  que  la  fontaine  s'est  trouvée  tarie,  depuis  trois  jours ,  sans  que 
l'on  en  connaisse  la  cause. 

»  Ces  alarmes  paraissent  avoir  été  combinées  avec  la  fausse 
nouvelle  que  le  roi  de  Prusse,  Brunswick  et  d'Artois  se  trouvent 
bloqués  dans  Verdun. 

»  Le  but  des  auteurs  de  ces  coupables  menées  parait  être  de 
porter  la  terreur  dans  l'ame  des  citoyens,  et  de  troubler  les  élec- 
tions des  députés  à  la  Convention  nationale,  en  les  abusant  sur 
des  dangers  chimériques,  au  dedans,  et  en  leur  inspirant  une 
fausse  sécurité  sur  leurs  dangers  trop  réels  au-dehors. 

»  Citoyens,  soyons  sur  nos  gardes,  et  marchons  au  but  d'un 
pas  ferme  et  soutenu.  »  {U Ami  du  peuple,  n.DCLXXXII.) 

L'audace  de  ces  voleurs  avait  été  en  effet  si  grande  qu'il'était, 
au  premier  moment,  difficile  de  croire  qu'ils  agissaient  sans  la 
piomesse  de  quelque  appui  inconnu.  Mais  ils  se  passa  quelque 
chose  de  plus  singulier  encore.  Le  jour  du  vol  du  Garde-Meuble, 
des  hommes  s'emparèrent  des  caves  de  Tuileries  encore  remplies 
de  vin  et  d'huile,  et  ils  se  mirent  à  vendre  de  l'un  et  de  l'autre. 
On  eut  quelque  peine  à  les  chasser.  (  Courrier  des  dépariemens^ 
18  septembre,  ) 

*  Où  ensommes-nous,  dit  le  journal  de  Prudhomme?  Tout 
devrait  bien  aller  ;  pourquoi  n'en  est-il  rien?  D'oii  vient  que  les 
membres  du  conseil  exécutif  ne  sont  pas  d'accord  entre  eux  ? 
D'où  vient  que  la  Commune  et  les  quarante-huit  sections  s'en- 
tendent si  mal  ?  D'où  vient  que  les  commissaires  municipaux  ne 
marchent  pas  dans  le  même  sentier  et  à  la  suite  des  commissaires 
législateurs?  D'où  vient  que  le  corps  électoral  est  en  proie  à  des 
actions  qui  ont  influencé  d'une  manière  si  sensible  le  choix  des 
députés  à  la  Convention?  Pourquoi,  dans  un  moment  où  toutes 


SEPTEMBRE  (  1792  ).  55 

les  classes  de  citoyens  devraient  se  l'ondre  dans  une  seule  ù  la 
vue  du  danger  imminent  où  se  trouve  la  patrie,  pourquoi  obser- 
ve-t-on  avec  affectation  qu'il  y  a  des  propriétaires,  mais  que  ce 
n'est  pas  le  plus  grand  nombre  ?  Pourquoi  semble-t-on  vouloir 
les  désigner  à  ceux  qui  ne  le  sont  pas  ?  Pourquoi  nos  prisons  se 
remplissent-elles  si  vite?  Aurait-on  de  nouveaux  projets?  Pourquoi 
neveilie-t-on  pas  mieuxsur  lesagens  subalternes  qu'on  emploie  à 
l'exécution  de  certains  décrets  ei  qui  semblent  gagés  pour  rendre 
odieux  le  régime  de  la  liberté?  Qu'aurions-nous  à  répondre  à 
celui  qui  dirait...  Une  désorganisation  sociale  prochaine  s'an- 
nonce et  les  menace ,  et  ils  ne  s'en  doutent  pas. 

>  Ce  que  nous  avons  à  répondre ,  c'est  que  cela  n'est  pas  vrai  : 
la  France  ne  touche  point  à  sa  décrépitude  ;  sa  désorganisation 
n'existe  que  dans  les  projets  de  ses  ennemis  ;  mais ,  vous ,  qui  ne 
l'êtes  pas,  nous  vous  interpellons  ici,  Danton,  Robespierre, 
Roland ,  Brissot  ;  car  on  vous  nomme ,  car  on  vous  place  à  la 
tête  des  différens  partis ,  qui  ont,  hélas  !  succédé  aux  factions 
détruites.  Vous,  Danton,  que  Marat  désigne  déjà  pour  dictateur, 
et  qui  ne  désavouez  point  cet  homme  presque  toujours  hors  de 
mesure,  serait-il  bien  vrai  que  vous  ayez  le  désir  ou  l'espoir  de 
cumuler  sur  votre  tète  les  deux  pouvoirs...  Piobespierre ,  Danton , 
e'  Marat,  prenez -y  garde,  déjà  la  calomnie  vous  désigne  pour 
les  triumvirs  de  la  liberté  ;  mais  la  liberté  désavouerait  une  asso- 
ciation contraire  à  ses  principes  et  qui  tendrait  au  d^spolisme ,  si 
ce  n'est  à  la  guerre  civile,  ou  à  l'anarchie.  La  liberté  répugne  à 
confier  sa  cause  à  tel  ou  tel  autre  parti  ;  elle  n'a  pas  trop  des  ef- 
forts simultanés  de  tout  un  peuple  pour  se  défendre  et  triompher. 
Ne  vous  isolez  pas ,  et  allons  ensemble  au  même  but.  La  pré- 
sence audacieuse  de  l'ennemi  duit  suffire  pour  tendre  les  ressorts 
du  patriotisme... 

>  0  vous  donc ,  chefe  d'opinions,  rapprochez-vous  les  uns  des 
autres;  sacrifiez  vos  différens  amours-propres  à  l'amou!-  et  au 
salut  de  la  patrie.  N'est-il  pai  houleux  qu'au  milieu  des  dangers 
communs  à  tout  l'empire  on  cnlemie  encore  parler  du  parti  Itu- 
bespierre,  du  paru  Brissot  y...  Craignez  que,  dans  cette  diversité 


des  doctrines»  le  peuple  ë^aré  comme  dans  un  dédale,  pour  s*ert 
îii-er,  ne  fasse  main-basse  sur  tous  les  endoctrineufs...  L'état 
présent  de  Paris  n'est  point  du  tout  naturel.  Assurément  le  même 
peuple  qui  par  un  beau  mouvement  se  porta  au  château  des  Tui- 
leries le  20  juin ,  et  fit  grâce  à  Louis  XVI,  qui  s'y  présenta  une 
seconde  fois  le  10  août  et  le  prit  d'assaut,  qui,  la  nuit  du  1"  au 
2  septembre ,  et  le  (i  du  même  mois ,  fit  retomber  sur  la  tête  des 
juges  le  sang  de  tous  les  criminels  trop  long-temps  impunis ,  et 
tout  cela  avec  le  désintéressement  le  plus  héroïque  ;  assurément  ce 
peuple  n'est  pas  le  même  que  ce  ramas  d'individus  qui  pillèrent 
les  caves  du  château  des  Tuileries  et  en  vendirent  le  vin ,  qui  dans 
tous  les  marchés  et  à  la  même  heiu'e ,  portèrent  une  main  brutale 
sur  les  bijoux  d'or  et  d'argent  que  les  citoyennes  avaient  aux 
oreilles  et  au  cou  ;  qui  voulurent  égorger  un  coupable  que  la  loi 
n'avait  condamné  qu'au  caican  ;  qui  dilupidèrent  le  garde-meuble 
national  ;  qui  dans  la  vallée  de  Montmorency ,  dignes  précurseurs 
des  Houlans,  violèrent  le  droit  d'asile  et  de  propriété,  et,  le 
sabre  levé ,  exigèrent  des  contributions  d'argent.  Certainement 
le  peiqile,  le  vrai  peuple,  n'est  point  aussi  dissemblable  à  lui- 
même... 

>  Concitoyens  des  quatre-vingt-deux  départemens ,  sachez 
l'état  au  vrai  de  Paris...  Paris  n'est  pas  encore  une  ville  pure  ;  il 
s'en  faut...  L'esprit  du  peuple  y  est  toujours  excellent  comme 
partout  ;  il  faut  le  voir  ,  il  Caui  l'entendre  répéter  en  chœur  le  re- 
frain du  chant  de  guerre  des  Marseillais ,  que  des  chanteurs  pla- 
cés devant  la  statue  delà  Liberté,  dans  le  jardin  des  Tuileries,  lui 
apprennent  chaque  jour... 

»  Les  arts  languissent;  mais  les  artistes  se  sonlbien montrés... 
Les  spectacles  surtout  ont  manifesté  un  civisme  rare  ;  ils  pour- 
ront en  donner  des  leçons  aux  soldats  de  ligne... 

»  Quant  aux  femmes,  la  majorité  est  encore  aristocrate... 
Beaucoup  des  gens  de  commerce  ont  abandonné  leur  comptoir 
pour  vo!er  où  la  patrie  appelle  ses  enl'ans... 

»  Voilà  Paris  sous  un  point  de  vue  assez  satisfaisant.  Le  revers 
de  la  médaille  l'est  un  peu  moins.  Depuis  le  10  aoiit,  les  bons 


.SLl'TKMiîKK  [  17*;)2  I.  57 

citoyens  ont  reparu  à  leurs  secJioiiS  espëraul  y  retrouver  cet 
esprit  public  qui  caractérisa  les  premiers  momens  de  la  révolu- 
tion 4789;  ils  l'ont  en  elïet  reconnu  dans  la  masse  d(is  assistant  ; 
mais  l'homme  instruit  et  modeste  a  de  la  peine  à  placer  son  mot 
à  la  tribune  assiégée ,  envahie  par  de  petits  intrigailleurs  sans  ta- 
lens  comme  sans  logique ,  mais  fiers  de  leurs  poumons  et  forts 
de  leur  impudence  :  quelques  prêtres  ont  voulu  s'en  mêler  aussi  ; 
plusieurs  curés  ont  ouvert  la  bouche,  mais  pour  prêcher  pour 
leur  chapelle;  l'un  a  réclamé  ses  vases  sacrés;  l'autre  a  défendu 
les  grilles  de  l^r  qui  interdisent  l'entrée  du  sanctuaire  aux  pro- 
fanes :  tout  cela  n'est  (juc  ridicule  et  importun.  Mais  des  orateurs 
plus  dangereux  s'y  font  écouter  ;  ce  sont  des  hommes  nouveaux 
qu'on  n'avait  encore  ni  vus,  ni  entendus  ;  ils  s'emparent  de  la  pa- 
role, et,  à  l'aide  de  quelques  mots  consacrés  parle  patriotisme  et 
débiles  avec  charlalanerie ,  ils  corrompent  l'esprit  public,  en 
portant  leur  auditoir?  à  des  arrêtés  peu  sages  et  capables  d'a- 
mener la  désor^anisatii  n.  Ces  gens-là  sont  du  noml)re  des  émis- 
saires lâchés  au  milieu  de  nous  par  nos  voisins ,  pour  leur  servir 
d'espions  et  d'igitaieurs.  Leur  mission  est  de  porter  le  penpU'  à 
des  mCiUies  inéfiechies.  On  trouve  de  ces  mêmes  individus  dans 
tous  les  groupes  populaires,  devenus  depuis  quelques  semaines 
très-nombreux.  Ce»  gens-là  insinuent  à  la  multitude  que  tous  les 
coupables  ne  sont  pas  encore  punis,  et  ne  le  seront  pas  de  long- 
tenjps  si  elle  ne  s'en  mêle  pas  encore  une  fois. 

»  Ils  ont  raison;  il  est  encore  de  grands  criminels  à  frapper; 
et  ce  serait  peut-être  un  service  rendu  à  la  tranquillité  publique 
que  de  désigner  les  lieux  qui  les  recèlent  ;  mais  ces  émissaires  of- 
ficieux ,  gagés  par  les  scélérats  sur  le  trône  coalisés  contre  nous, 
ne  provoquent  la  justice  du  peuple  que  parce  qu'ils  la  regardent 
comme  un  pas  de  plus  fait  vers  l'anaichie. 

»  Ce  sont  eux  aussi  qui ,  par  des  menées  sourdes  habilement 
conduites,  cherchent  à  indisposer  les  classes  indigentes  contre 
la  caste  des  riches.  Si  ce  moyen  perfide  venait  à  réussir, 
il  serait  plus  expédiiif  et  plus  certain  que  plusieurs  armées 
combinées.  Nos  ennemis  chanteront  victoire  (juand  on  leur  ap- 


cS>  AS;)EyBLÉK    LÉGISLATIVE. 

prendra  que  Paris  est  devenu  le  théâtre  d'une  insurrection  contre 
la  propriété.  Déjà  les  citoyens  ne  se  rencontrent  plus  sans  se  me- 
surer des  yeux ,  sans  chercher  à  se  pénétrer  et  à  se  deviner  ;  déjà 
on  fait  disparaître  rargenterie.  Habitans  aisés  de  Paris,  que 
faites-vous  ?  Prenez-y  garde ,  ces  mesures  de  précaution  calom- 
nient le  pauvre,  et  compromettent  la  probité  du  peuple...  Et 
vous,  honorables  indigens,  que  les  malintentionnés  méconnais- 
sent à  dessein  ,  qu'ils  apprennent  de  vous  que  la  saison  n'est  pas 
venue  encore  de  frapper  l'aristocratie  des  riches.  Un  jour  viendra, 
et  il  n'est  pas  éloigné,  ce  sera  le  lendemain  de  nos  guerres  ;  un 
jour  le  niveau  de  la  loi  réglera  les  fortunes.  Aujourd'hui  elle  ne 
peut  et  ne  doit  qu'imposer  les  liches  en  raison  des  besoins  de  la 
patrie, 

>  Les  premiers  jours  de  septembre  furent  ensanglantés  par 
une  proscription ,  nécessaire  pour  éviter  de  plus  grands  maux 
auxquels  n'aurait  point  su  parer  une  assemblée  nationale  qui 
n'avait  d'énergie  que  celle  qu'on  lui  donnait. 

>  A  ces  salutaires  exécutions,  on  vit  succéder,  avec  autant  de 
surprise  que  d'effroi ,  des  arrestations  arbitraires  ;  et  ces  incar- 
cérations clandestines  et  sans  écrou,  effectuées  au  nom  de  la 
Commune,  étaient,  dit-on,  à  la  discrétion  de  Marat  !  —  Quoi! 
il  existe  des  magistrats  du  peuple  capables  d'en  confier  la  hache 
et  les  faisceaux  aux  mains  de  3Iarat  (1)  !  Ses  haines,  ses  ven- 
geances ,  SCS  listes  de  proscriptions  l'ont  trop  fait  connaître.^  Au 
titre  de  ses  placards  les  bons  citoyens  ont  effacé  celui  d'ami  du 
peuple  ;  ils  ont  gémi  de  voir  les  noms  d'hommes  généralement  es- 
timés servir  d'étais  à  la  réputation  croulante  de  Marat.  Us  ont  vu 
avec  douleur  celui  qui  s'est  caché  dans  les  momens  périlleux  dé- 
signer aujourd'hui  comme  des  factieux  ei  des  scélérats  ceux  qui 

(1  )  A  l'one  des  deraières  assemblées  du  conseil-général  de  la  Commune ,  il  fut 
question  uu  moiuent  de  Marat  ;  M.  Pétioa  l'y  dénonça  comme  un  insensé;  M.  Pa- 
nis  en  paria  comme  à'un  prophète,  comme  d'un  autre  saint  Siméon-Stylite. 
Marat  a  demeuré  sir  semaines  sur  une  fesse  dans  un  cachot ,-  ce  sont  les  expres- 
sions du  plaisant  et  courageui  défenseur  de  ?<Iarat  51M.  Pétion  et  Panis  ne  sont 
pas  autant  diA  isés  d'opinion  qu'on  le  croit  bien  au  sujet  de  cet  homme.  Prophète 
n'pfntt-il  pas  jadis  synonyme  de  fou  ?  '  'Sotc  ie  Pritdhmnnie.  ; 


SEPTE.MBRE   (17î)2).  30 

ont  fait  lête  au  despotisme  pendant  les  jours  de  sa  puissance,  lis 
ont  vu  avec  ëtounement  celui  qui  jadis  dédia  des  livres  à  Mori' 
seigneur  Comte  d' Artois ,  mendier ,  sous  le  règne  de  l'égalité  , 
4o,000  francs  à  un  prince  français  (1)  pour  faire  imprimer  trois 
ouvrages  de  sa  façon.  Marat,  songez-y,  vous  voilà  à  la  Conven- 
tion nationale ,  le  peuple  a  les  yeux  sur  vous  ;  vous  allez  être  jugé 
à  votre  tour  :  justifiez  son  choix  ;  ne  dégradez  plus  l'honorable 
titre  de  législateur ,  et  travaillez  à  faire  de  bonnes  lois  plutôt  qu'à 
provoquer  des  assassinats. 

>  Mais  c'est  trop  long-  temps  nous  occuper  de  ces  scènes  tragi- 
ques. La  justice  du  peuple  est  enfin  satisfaite...  Les  proscriptions 
d«  Sylla  ne  souilleront  point  la  révolution  ;  désormais  la  loi  seule 
décidera  de  la  vie  ou  de  la  liberté  des  citoyens ,  et  ses  ministres 
auront  seuls  le  droit  de  la  mettre  à  exécution.  L'homme  inno- 
cent,  le  coupable  lui-même  dont  on  violera  l'asile,  sans  l'aveu 
de  la  loi ,  est  autorisé  à  repousser  la  violence  par  la  force.  » 
{Révolutions  de  Paris ,  n.  GLXVII.  ) 

On  peut  juger  par  cet  article  de  la  situation  de  Paris,  et  de  la 
renommée  que  Marat  y  recueillait.  Tout  le  monde  faisait  effort 
contre  lui ,  croyant  ainsi  combattre  un  désordre  nuisible  dans  le 
présent ,  et  destructeur  s'il  acquérait  de  la  durée. 

Tout  le  monde ,  en  effet  était  alors  sous  la  terreur  de  quelque 
chose  d'inconnu  et  de  plus  menaçant  que  tout  ce  que  l'on  avait 
vu.  L'on  croyait  que  tous-les  élémens  anti-sociaux  qui  se  cachent 
dans  les  grandes  \illes,  tous  les  bandits  dont  l'existence  est  fon- 
dée sur  le  mal ,  étaient  coalisés  et  allaient  bientôt  paraître  pour 
s'emparer  de  la  capitale.  On  n'accusait  point  la  probité  de  Marat  ; 
mais  on  voyait  en  lui  un  homme  exalté  qui,  en  soulevant  le  peuple, 
préparait,  sans  le  savoir,  sans  le  vouloir,  l'occasion  à  l'anarchie 
de  lever  la  tête  plus  haut  encore  qu'elle  ne  le  faisait. 

Et  que  faisait  cet  écrivain?  Il  continuait  ses  diatribes,  ainsi  que 
nous  pouvons  en  juger  par  son  journal.  Si  les  placards  étaient  sem- 
blables au  journal ,  nous  pouvons  dire  aujourd'hui  que  leur  effet 

(I)  Le  duc  d'Orléans ,  sans  doate,  qui  fut  le  dernier  recours  de  Mararf,  re- 
poussé par  Roland  et  par  Danloii.  (  ISok  des  aulcun:. } 


iO  AVStMULtli    LÉMISLAIITE. 

ctail  moins  le  liiii  de  leur  exaj^eraiiou ,  que  de  l'opiuion  qu'on  y 
attachait,  comme  à  l'indice  officiel  des  intentions  secrètes  du 
comiië  de  surveillance. 

«  Ce  que  j'ai  prévu  est  arrivé.  Dcnstous  les  coins  de  l'empire, 
disait-il,  l'intrigue,  la  fourberie,  la  séduction  et  la  vénalité  (1)  se 
sont  l'éunies  pour  influencer  les  corps  électoraux,  et  porter  à  la 
Convention  nationale  des  hommes  flétris  par  leur  incivisme ,  des 
hommes  reconnus  pour  traîtres  ù  la  patrie,  des  hommes  pervers, 
l'écume  de  l'assemblée  constituante  et  de  l'assemblée  actuelle.... 

»  Français,  qu'altendez-vous  d'hommes  de  cette  trempe?  Ils 
achèveront  de  tout  perdre,  si  le  petit  nombre  des  défenseurs  du 
peuple  appelés  à  les  combattre  n'ont  le  dessus,  et  ne  parviennent 
à  les  écraser  ;  si  vous  ne  les  environnez  d'un  nombreux  audi- 
toire, si  vous  ne  les  dépouillez  du  talisman  funeste  de  l'inviolabi- 
lité, si  vous  ne  les  livrez  au  glaive  de  la  justice  populaire,  dès 
l'instant  qu'ils  viendront  à  manquer  à  leurs  devoirs 

»  Citoyens!  qui  fondez  tout  votre  espoir  sur  la  Convention  na- 
tionale, souvenez-vous  que  la  lionté  de  ses  opérations  dépend 
uniquement  de  l'énergie  que  vous  montrerez  pour  être  libres. 
Si  vous  êtes  déterminés  à  tout  braver  pour  le  devenir,  vous  le  se- 
rez enfin  sous  peu  de  jours*:  votre  audace  seule  peut  étouffer 
tous  les  complots  et  couper  le  fi!  de  toutes  les  machinations  tra- 
mées pour  vous  remettre  sous  le  joug.  {UAmi  du  peuple  ^ 
n.  DCLXXXII,  15  septembre.) 

«  Citoyens,  publiait-i!  le  19,  nous  sommes  trahis  de  toutes 
parts.  Tous  les  projets  désastreux  de  La  Fayette  sont  renoués  et 
poursuivis  avec  une  ardeur  opiniâtre.  La  levée  du  camp  de 
Maulde  en  est  un  exemple  alarmant.  »  (Suit  une  longue  énumé- 
raiion  d'accusations  contre  les  divers  commandans  de  corps  d'ar- 
mée à  la  frontière.)  «  Ainsi,  conlinue-t-il,  jusqu'à  ce  jour,  nous 
avons  été  trahis  par  les  ministres,  les  corps  administratifs,  les 
officiers  généraux ,  les  commissaires  des  guerres ,  et  la  majorité 

(t)  Roland,  l'automate  ministériel,  a  prodigué  l'or  à  pleines  mains  pour  faire 
nommer  tous  les  ccrivailleurs  brissotins  possibles.  J'en  donnerai  la  liste. 

(  iVofe  de  Marat.  ) 


sLriL.\:iiKE  [  I7'J2  j.  il 

pourrie  de  i'asî>eniblée  nationale,  centre  de  toutes  les  trahisons. 
Nous  le  sommes  actuellement  par  nos  états-majors,  et  peut-être 
par  le  ministre  de  la  jjuerre.  Servan  n'est-il  qu'inepte?  C'est  ce 
que  je  ne  veux  point  décider  encore. 

t  Poursuivons. 

»  L'horrible  complot  d'exterminer  les  amis  de  la  liberté  est 
renoué  ;  il  éclate  de  toutes  parts.  Enlanté  dans  les  conciliabules 
nocturnes  du  royalisme  expirant,  il  parait  avoir  son  foyer  dans 
la  commission  extraordinaire  et  dans  le  cabinet  du  sieur  Roland, 
ministre  de  l'intérieur;  il  paraît  étendre  ses  ramifications  dans 
nos  armées,  dans  les  cliques  aristocraiiques  d^s  sections  de  la 
capitale  ;  il  paraît  se  mûrir  dans  l'ombre  du  mystère,  jusqu'à  ce 
qu'il  soit  prêt  à  être  consommé. 

»  Amis  de  la  patrie ,  suivez  le  fil  des  faits. 

»  Pour  consommer  votre  perte ,  il  faut  avant  tout  vous  plon- 
ger dans  une  fatale  sécurité,  vous  enlever  vos  défenseurs,  et 
vous  séduire  par  les  marques  d'une  fausse  [lilié  qu'ils  font  éclater 
en  faveur  des  ennemis  de  la  révolution. 

>  Depuis  long-temps,  Roland  l'endormeur  (1),  conjuré  avec 
les  traîtres  de  l'assemblée  nationale,  vous  verse  l'opium  à  pleines 
mains. 

»  N.  B.  —  La  femme  Roland,  ministre  de  lintérieur  sous  son 
directeur  Lanihenas,  espérant  invalider  les  dénonciations  de 
VAmi  du  peuple  et  démentir  des  faits,  a  eu  '.'impudeur  d'insi- 
nuer que  mes  écrits  ne  sont  pas  de  moi,  mais  de  quelque  mé- 
chant qui  usurpe  mon  nom ,  et  qui  pourrait  bien  être  payé  par 
Brunswick.  Ce  petit  tour  de  bâton  ministériel  ne  lui  réussira  pas , 
et  voici  pourquoi  :  c'est  que,  ne  voulant  pas  voler  l'argent  de 
Brunswick  et  «les  Capots  fugitifs  dont  ce  général  défend  la  cause, 
je  conjure  tous  les  amis  de  la  patrie  de  solliciter  un  décret  qui 
mette  à  prix  la  tête  des  Capets  et  des  Brunswicks.  Que  dites- 
vous  de  mon  ingratitude  ,  dame  Roland  ? 

(I)  Roland  n'est  qu'un  frère  coupe-choux  que  sa  femme  mène  par  l'oreille; 
c'est  elle  qui  est  le  ministre  de  l'intérieur  sous  la  main  de  son  directeur,  l'illuminé 
Lanthenas ,  agent  secret  de  la  faction  Guadet-Brissot.  (  iSote  de  Marat.  ) 


42  ASSEMBLÉE    LÉGlSLATlVt. 

»  Citoyeîis,  comparez  ces  nouvelles  alarmantes  à  l'opium  du 
bulletin  de  l'assemblée ,  aux  déceptions  du  conseil  provisoire ,  et 
jugez  dans  quelles  mains  sont  remises  vos  destinées. 

»  Un  mol  à  la  femme  Roland. 

»  Vous  êtes  priée  de  ne  plus  dilapider  les  biens  de  la  nation  à 
soudoyer  deux  cents  mouchards  pour  arracher  les  affiches  de 
VAmi  du  peuple. 

»  Citoyens ,  vous  êtes  requis ,  au  nom  de  la  patrie ,  de  corriger 
ces  mouchards,  s'ils  ont  l'audace  de  reparaître. 

»  PIÈGE   REDOUTABLE. 

>  Le  projet  des  membres  gangrenés  de  la  législature  actuelle 
est  de  placer  la  Convention  nationale  dans  la  salle  du  manège  des 
Tuileries ,  dont  les  tribunes  ne  contiennent  que  trois  cents  spec- 
tateurs ,  et  qui  se  trouveraient  toujours  remplies  de  trois  cents 
mouchards  des  pères  conscrits  contre-révolutionnaires  et  des 
ministres  corrompus. 

>  Il  importe  que  la  Convention  nationale  soit  sans  cesse  sou§ 
les  yeux  du  peuple ,  afin  qu'il  puisse  la  lapider,  si  elle  oublie  ses 
devoirs.  Ainsi ,  pour  la  maintenir  dans  le  chemin  de  la  liberté,  il 
faut  indispensablemenl  une  salle  dont  les  tribunes  contiennent 
quatre  mille  spectateurs.  Cette  salle  devrait  être  faite  ;  je  de- 
mande qu'on  y  travaille  sans  relâche. 

»  Marat.  »  —  {L'Ami  du  peuple,  n.  DCLXXXIII.) 

—  Cependant  le  bruit  se  répandait  dans  Paris  qu'il  y  aurait  un 
nouveau  massacre  dans  les  prisons  le  20septembre.  Nous  ignorons 
s'il  avait  un  fondement  réel  ;  mais ,  pour  l'autoriser,  il  suffisait 
des  discours  qui  avaient  lieu  dans  certaines  sections,  quelquefois 
sur  la  plac<î  publique ,  et  du  style  hardi  et  menaçant  des  arti- 
cles que  nous  venons  de  lire. 

Il  y  eut  alors  un  soulèvement  dans  le  conseil-général  de  la 
Commune ,  et  dans  son  assemblée  du  18  au  soir,  il  prit  un  arrêté 
par  lequel  il  cassait  le  comité  de  surveillance,  et  déclarait  qu'à 


SEKIEMBRE    (  Î7î)â  ).  45 

l'avenir  nul  membre  étranger  au  conseil ,  ainsi  que  l'était  Marat , 
ne  pourrait  faire  partie  de  ce  comité.  En  même  temps ,  il  rédi- 
gea la  proclamation  que  nous  allons  voir. 

COMMUNE  DE  PARIS.  —  Proclaniatioii  (lu  19  Septembre. 

t  Citoyens ,  les  membres  du  conseil-général  de  la  Commune 
n'ont  point  été  effrayés  du  nouveau  genre  de  responsabilité  que 
leur  a  imposé  l'assemblée  nationale;  fiers  de  leur  conscience, 
fiers  de  votre  opinion  qu'ils  ont  toujours  cherché  à  mériter,  cer- 
tains que  vous  les  aiderez  vous-mêmes  à  partager  celte  responsa- 
bilité ,  à  la  prévenir,  ils  n'ont  pas  balancé  à  s'en  charger.  Ce  n'est 
pas  vous,  citoyens  ,  que  le  conseil-général  redoute;  ce  ne  fut  ja- 
mais vous.  Mais  quand  de  lâches  ennemis  du  bien  public  cher- 
chent à  vous  agiter  en  tout  sens,  quand  ils  sèment  au  milieu  de 
vous  de  fausses  alarmes,  quand  ils  se  répandent  en  motions  in- 
cendiaires ,  il  est  du  devoir  de  vos  magistrats  de  vous  rappeler  à 
votre  propre  dignité,  au  respect  que  vous  vous  devez  à  vous- 
mêmes.  Citoyens ,  le  calme  ne  peut  naître  que  de  l'exécution  des 
lois ,  de  leur  observation  religieuse  ;  et  celles  autour  desquelles 
nous  vous  demandons  de  vous  presser  avec  nous ,  sont  celles  que 
l'humanité,  la  justice  et  la  raison  sollicitent,  que  votre  propre 
intérêt  vous  prescrit,  que  votre  gloire  et  l'honneur  de  la  nation 
vous  commandent.  Loin  de  vous,  citoyens,  ces  suggestions  per- 
fides et  sanguinaires  qui  vous  porteraient  à  souiller  vos  mains  ; 
loin  de  vous  toute  espèce  de  violation  de  la  loi  :  jurons  tous ,  au 
contraire,  et  n'oublions  jamais  ce  serment  sacré,  jurons  de 
via'mtenïr  la  liberté  et  l' égaillé,  la  sûreté  des  personnes  et  des  pro- 
priétés, et  de  protéger,  de  tout  notre  pouvoir,  les  personnes  déte- 
nues maintenant  en  priso7i,  ou  de  mourir  à  notre  poste;  jurons  de 
respecter  et  faire  respecter  le  cours  et  l'activité  de  la  loi;  jurons, 
et  que  ce  serment  solennel  fasse  enfin  pâlir  nos  ennemis ,  en  dé- 
jouant leurs  projets  exécrables. 

»  Le  conseil -général  arrête  que  la  présente  proclamation  sera 
imprimée,  affichée  et  envoyée  aux  quarante-huit  sections. 

»  Signé,  î^ouL.v.  v'tre-vrêshicni :  TA!-!?r'N.  secrcfnire-nrrfjicr.  » 


i4  ASSL.VlBLliK    I  ÉGJbLAJlVt;. 

I/asseniblée  nationale ,  à  son  tour,  encouragée  par  cette  dé- 
marche, décréta,  !e  20  septembre,  des  mesures  pour  le  réta- 
blissement de  la  tranquillité  de  Paris.  Ce  décret  ne  fut  publié 
que  dans  le  Moniteur  du  25;  dans  le  compte -rendu  de  la 
séance  du  20 ,  il  n'en  est  fait ,  soit  dans  ce  journal ,  soit  dans 
d'autres,  aucune  mention  ;  en  sorte  qu'il  fut  publié  sans  qu'au- 
cune discussion  l'eût  fait  connaître.  Était-ce  par  crainte  qu'il  fut 
tenu  secret  jusqu'au  moment  où  on  aurait  obtenu  de  la  Commune 
la  démarche  du  18;  est-ce  néjjlifj^ence  de  la  part  des  journaux? 
JVo'JS  l'ignorons.  Seulement  nous  notons  le  fait  comme  très-extra- 
ordinaire ,  et  à  cause  de  cela  même  nous  insérons  ici  le  décret. 
C'est  une  pièce  qui  peint  le  moment. 

Décret  rendu  dans  la  séance  du  jeudi  20  septembre ,  pour  le  réta- 
blissement de  l'ordre  et  la  sûreté  individuelle  des  citoyens  dans 
la  ville  de  Paris. 

t  L'assemblée  nationale,  considérant  que  l'époque  de  la  réu- 
nion de  la  (yonveniion  nationale  doit  être  marquée  par  le  retour 
de  l'ordre  et  de  l'union  des  citoyens  et  le  concours  de  tous  les 
pouvoirs  pour  le  maintien  de  la  tranquillité; 

»  Que  cette  époque  est  aussi  celle  où  les  malveillans  vont  re- 
doubler d'efforts  pour  rompre  l'uniié  du  gouvernement  et  dés- 
organiser toutes  les  sections  de  l'empire;  que  le  but  de  ces  cou- 
pables manœuvres  est  d'appeler  la  résurrection  du  pouvoir  royal 
par  l'excès  des  désordres  qu'elles  provoquent ,  de  dissoudi  e  la 
puissance  nationale,  et  dé  faire  renaître  le  despotisme  des  hor- 
reurs même  de  l'anarchie  ; 

»  Considérant ,  enfin,  qu'il  est  instant  de  prendre  les  mesures 
les  plus  efficaces  pour  déjouer  ces  funestes  complots ,  décrète 
qu'il  y  a  urgence. 

>  L'assemblé  nationale ,  après  avoir  décrété  l'urgence ,  décrète 
ce  qui  suit  : 

TITRE  i".  —  Des  mesures  de  sûreté  et  de  tranquillité  publique 
pour  la  ville  de  Paris. 

»  Art.  I".  Les  citoyens  domiciliés  à  Paris  depuis  plus  de  huit 


jours  serofii  lehus  >  daus  h  délai  de  vln^ïi-qualre  heures  après  là 
publication  Uù  présent  décret,  de  se  faire  enregistrer  dans  ia  sec* 
lion  de  leur  domicile. 

>  II.  Ils  seront  également  tenus  de  déclarer  le  lieu  de  leur  ha- 
bitation ordinaire ,  l'époque  de  leur  arrivée  à  Paris ,  les  divers 
changemens  de  leur  domicile  à  Paris  et  leui-  occupaiion  journa- 
lière. Le  registre  contiendra,  à  chaque  article,  une  énonciation 
sommaire  desdites  déclarations. 

»  lU.  Il  sera  délivré  à  chaque  citoyen  un  extrait  de  cet  enre- 
gistrement, sur  une  carte  signée  par  le  président  et  les  secré- 
taires de  sa  section. 

»  IV.  Les  citoyens  seront  tenus  de  présenter  leur  carte  civique 
à  la  première  réquisition  des  officiers  de  police  et  commandans 
de  la  force  armée. 

»  V.  Tout  citoyen  qui  ne  pourra  pas  représenter  sa  carte,  sera 
conduit  à  la  section  dont  il  se  réclamera;  et  s'il  n'est  pas  reconnu 
par  elle,  il  pourra  être  détenu  dans  une  maison  d'arrêt  pendant 
l'espace  de  trois  mois. 

»  VI.  Ceux  qui  auront  fait  de  fausses  déclarations,  ou  qui  se- 
ront surpris  avec  de  fausses  cartes ,  pourront  être  détenus  pen- 
dant l'espace  de  six  mois. 

»  VU.  Les  étrangers  arrivant  à  Paris  seront  tenus  de  faire, 
dans  les  vingt-quatre  heures  de  leur  arrivée ,  la  déclaration  pres- 
crite par  l'art.  II,  et  de  se  conformer  aux  dispositions  du  présent 
décret.  Les  personnes  qui  les  logeront  seront  personnellement 
responsables  de  l'exécution  du  présent  article,  sous  peine  d'une 
amende  qui  pourra  être  portée  au  double  de  leur  contribution 
mobiiiaire. 

»  VIII.  En  cas  de  changement  de  domicile ,  les  citoyens  seront 
tenus,  dans  le  même  délai ,  de  se  faire  inscrire  dans  la  section  où 
ils  prendront  leur  nouveau  donn'cile,  et  dans  le  cas  oîi  ils  ne  sor- 
tiraient pas  de  l'arrondissement  de  la  même  section ,  de  faire 
énoncer  sur  l'article  du  rejfisirequi  les  concerne,  l'indication  de 
leur  nouvelle  habitation. 

»  IX.  Il  sera  procédé  à  la  réélection  de  tous  les  membres  com- 


46  ASSEMBLÉE   LÉGISLATIVE. 

posant  la  municipalité  de  Pai-is  et  le  coiiseil-gënéral  de  la  Com- 
mune, dans  les  formes  et  suivant  le  mode  prescrit  par  la  loi  du 
mois  de  mai  1790. 

»  X.  Ces  élections  seront  commencées  dans  le  délai  de  trois 
jours  après  la  publication  de  la  loi,  et  continuées  sans  inter- 
ruption, 

»  XI.  La  municipalité  se  conformera  aux  dispositions  de  la  loi 
du  mois  d'août  dernier,  sur  la  police  de  sûreté  générale. 

»  XII.  Les  mandats  d'arrêt,  dans  les  cas  où  la  loi  lui  permet 
de  les  décerner,  seront  délibérés  et  signés  par  le  maire  et  quatre 
officiers  municipaux. 

»  XIII.  La  municipalité  sera  tenue  de  donner  connaissance  à 
l'assemblée  nationale ,  dans  le  délai  de  trois  jours  après  la  pro- 
nonciation de  chaque  mandat  d'arrêt,  des  motifs  qui  l'auront 
déterminé  et  des  informations  qui  auront  été  faites. 

»  XIV.  L'accusateur  public  près  le  tribunal  criminel  établi  à 
Paris ,  en  vertu  de  la*  loi  du  17  août  dernier,  est  spécialement 
chargé  de  la  poursuite  de  tous  ceux  qui  ordonneront  ou  signe- 
ront des  arrestations  arbitraires. 

»  XV.  Le  ministre  de  la  justice  est  aussi  spécialement  chargé 
de  surveiller  l'exécution  du  précédent  article ,  et  d'enjoindre  à 
l'accusateur  public  de  poursuivre  les  auteurs  de  semblables  ar- 
restations ,  s'il  négligeait  de  le  faire. 

»  XVI.  Indépendamment  de  la  peine  de  six  années  de  gêne, 
portée  par  le  Code  pénal  contre  les  auteurs  d'une  arrestation  ar- 
bitraire, les  signataires  d'un  pareil  ordre,  et  ceux  des  fonction- 
naires publics  chargés  de  les  poursuivre  et  qui  auront  négligé  de 
le  faire ,  seront  condamnés  solidairement  aux  intérêts  civils  dus 
aux  personnes  ainsi  arbitrairement  détenues. 

»  XVII.  L'asile  du  citoyen  est  déclaré  inviolable ,  même  au 
nom  de  la  loi,  durant  la  nuit;  en  conséquence,  nulle  perqui- 
sition ne  pourra  être  faite  dans  la  maison  d'un  citoyen ,  d'un  so- 
leil à  l'autre,  hors  le  cas  d'un  coupable  surpris  et  poursuivi  en 
flagrant  délit. 

»  XVIII.  Hors  le  cas  prévu  par  l'article  précédent»  tout  ci- 


SEPTEMBRE   (  1792  ).  /(T 

toyen  dont  on  voudrait  violer  l'asile  est  autorisé  à  résister  à  une 
telle  violence  par  tous  les  moyens  qui  sont  en  son  pouvoir,  et  les 
auteurs  d'une  pareille  tentative  seront  poursuivis ,  à  la  requête 
de  l'accusateur  public,  comme  coupables  d'attentat  à  la  liberté 
individuelle. 

»  XIX.  Dans  les  villes  où  le  corps  législatif  tiendra  ses  séances, 
l'ordre  pour  faire  sonner  le  tocsin  et  tirer  le  canon  d'alarme  ne 
pourra  être  donné  sans  un  décret  du  corps  législatif.  En  cas  de 
contravention  au  présent  article,  ceux  qui  auront  donné  cet  ordre, 
ou  qui  auront  sonné  le  tocsin  et  tiré  le  canon  d'alarme  sans  ordre, 
seront  punis  de  mort. 

TITRE  II.  —  De  l'organisation  provisoire  d'une  force  armée. 

»  Art.  l".  Indépendamment  du  service  ordinaire  que  doivent 
faire  les  sections  armées  de  Paris,  il  sera  formé,  immédiatement 
après  la  publication  du  présent  décret  dans  chacune  desdites 
sections,  une  réserve  de  cent  hommes  armés,  équipés  et  prêts  à 
marcher.  Cette  réserve  sera  placée  dans  une  seule  maison  ou 
corps-de-garde ,  et,  autant  qu'il  se  pourra ,  au  centre  de  chaque 
section  de  Paris. 

»  II.  Chaque  section  est  autorisée  à  composer  cette  réserve  de 
la  manière  qui  lui  paraîtra  la  plus  convenable  et  la  plus  analogue 
à  sa  population. 

»  III.  De  quelque  manière  que  les  réserves  des  sections  armées 
soient  composées,  il  leur  sera  fait ,  aux  frais  de  la  nation  ,  les 
mêmes  fournitures  de  bois,  chandelle,  ustensiles,  etc.,  et  les 
mêmes  distributions  de  vivres,  toutes  les  vingt-quatre  heures, 
que  si  lesdites  réserves  étaient  campées. 

»  IV.  Ces  réserves,  principalement  destinées  à  maintenir  l'or- 
dre public,  devront  aussi  occuper  les  postes  extérieurs  néces- 
suires  à  la  défense  commune,  toutes  les  fois  que  cette  disposition 
sera  jugée  nécessaire  par  le  général  de  la  division  militaire  cen- 
trale ;  mais  dans  ce  cas-là ,  une  moitié  seulement  desdites  réserves 
marchera,  soit  au  camp ,  soit  dans  les  postes  désignés  pour  cha- 


que  seciioa,  et  Taulre  rnoîiié  restera  dans  iHriièrieur  pour  k 
mainlien  de  Tordre. 

B  V.  Les  réserves,  de  quelque  manière  qu'elles  soient  compo- 
sées, seiont  commandées,  aliernativement  et  à  tour  de  rôle,  par 
les  capitaines  des  sections  armées. 

»  VL  Les  lusils  destinés  par  les  sections  à  armer  leur  réserve, 
seront  marqués  au  numéro  de  la  section,  et  ne  pourront  être 
déplacés,  sous  peine  d'une  amende  de  5G  livres,  et  du  rempla- 
cement de  larme  déplacée. 

»  VIL  Les  réserves  ne  pourront  être  requises,  soit  en  tout, 
soit  en  partie,  pour  le  service  intérieur  ou  pour  le  service  exté- 
rieur, que  par  l'iuiermédiaire  du  maire  de  Paris,  et  sur  les  or- 
dres donnés  au  commandant-général  des  sections  armées,  qui 
demeurera  responsable  de  leur  transmission  et  de  leur  exécution. 

»  VIIL  II  sera  ajouté,  à  chaque  réserve  des  sections  armées, 
douze  cavaliers  au  moins,  et  trente  cavaliers  au  plus,  suivant  la 
force  de  chaque  section  armée,  montés,  armés  et  équipés,  dont 
une  moitié  seulement  sera  de  service  chaque  nuit. 

»  IX.  Les  sections  choisiront  dans  leur  sein  ces  cavaliers.  L'ol^ 
Hcier  qui  devra  !e  j  commander  sera  choisi  par  les  cavaliers.  L'i/i- 
demnité  accordée  à  ces  citoyens  pour  les  dédommager  et  les 
mettre  en  étal  de  s'entretenir,  sera  égale  à  la  solde  accordée  à 
la  gendarmerie  nationale ,  et  ils  auront  au  camp  et  au  grand 
corps-de-garde  de  la  réserve  les  mômes  distributions. 

j  X.  Toute  autre  troupe  que  les  sections  armées  et  les  réserves 
indiquées  ci-dessus,  qui  serait  levée  ou  lormée,  soit  dans  le  dé- 
partement de  Paris ,  soit  dans  toute  autre  partie  de  l'empire ,  et 
qui  se  trouverait  dans  l'enceinte  de  Paris  ou  dans  l'arrondisse- 
ment de  la  division  militaire  centrale,  sera  sous  les  ordres  immé- 
diats du  général  de  la  division ,  et  soumise  à  la  discipline  et  à 
l'ordre  prescrit  pour  les  troupes  employées  à  l'armée. 

»  XL  Les  troupes  désignées  dans  l'article  précédent  ne  feront 
point  partie  de  la  force  armée  destinée  au  maintien  de  l'ordre 
public  dans  Paris,  et  ne  pourront  y  être  employées  que  sur  la 
réquisition  dos  représentans  do  !a  nation. 


SEPTliMBRK   (  1792  ).  49 

>  XII.  Le  pouvoir  exécutif  provisoire  rendra  coiîipie,  dans 
trois  jours,  de  l'entière  exécution  du  présent  décret,  dont  une 
expédition  sera  adressée  à  chacune  des  sections  de  Paris.  » 


Club  des  jacobins. 

Les  séances  de  ce  club  furent,  pendant  l'espace  de  temps  que 
nous  venons  de  parcourir,  moins  iniéressantes  que  d'habiiude. 
Les  principaux  membres  de  celte  société  faisaient  ailleurs  de  la 
politique  active  et  n'avaient  pas  le  temps  d'y  venir  discourir.  Pas 
un  mot  au-delà  de  ceux  qui  seront  consignés  ici  ne  fut  dit  sur  les 
journées  de  septembre  ni  pour  les  approuver,  ni  pour  les  blâmer. 
On  s'occupa  beaucoup  du  mouvement  des  armées,  de  recrute- 
ment, d'armement,  un  peu  delà  future  Constitution  à  laquelle  la 
Convention  était  appelée  à  travailler.  Il  y  eut  quelques  débats 
sur  la  meilleuie  forme  de  gouvernement  ;  on  parla  vivement 
contre  le  fédéralisme  ;  on  criticjua  le  système  américain;  on  re- 
marqua que  tout  l'ancien  côlé  droit  était  de  celle  opinion  ;  on  énu- 
méra  les  avantages  de  la  centralisation;  on  annonça,  et  ce  fut 
Chabot  qui  le  dit,  qu'il  y  aurait  dans  l'assemblée  nationale  trois 
punis  distincts,  l'un  pour  la  séparation  du  royaume  en  grandes 
divisions,  l'autre  en  tiès-petiles  divisions,  le  troisième  pour  conser- 
ver l'étal  aclueliement  existant.  Mais  d'ailleurs  nous  n'avons  re- 
marqué dans  ces  discussions  rien  qui  méritât  d'cire  conservé. 
Nous  nous  bornerons  à  recueillir  qutl(iues  débats  qui  furent  ani- 
més par  des  questions  de  personne. 

A  la  aéance  du  1,  Chabot  prit  la  parole  en  faveur  de  la  candi- 
dature de  Marat.  Cet  écrivain  venait  de  publier  sa  fameuse  liste 
de  dénonciation  dont  nous  avons  déjà  entretenu  nos  lecteurs,  et 
les  mots  de  Chabot  nous  paraissent  mériter  d'être  recueillis,  parce 
qu'ils  nous  font  connaître  l'opinion  des  Jacobins  sur  l'Ami  du 
peuple. 

«  Je  suis  monté  a  la  tribune ,  dit  Chabot,  pour  vous  parler  des 
candidats  ou  plutôt  d'un  seul  candidat  ;  je  parle  de  Marat.  Jen  ai 
déjà  pai  lé  à  plusieurs  personnes  qui  ont  levé  les  épaules  à  ce  seul 
T.  xviu.  4 


90  ASSEUBLÉK    LKGISLATIVK. 

nom.  Eh  bien  !  moi,  je  déclare  que  je  lui  donnerai  ma  voix  ;  à  ces 
per  sonnes  qui  n'ont  pas  grande  foi  dans  ses  talens,  je  réponds  qu'il 
a  eu  du  courage,  et  un  courage  peu  commun,  celui  de  se  montrer 
toujours  le  même  depuis  le  commencement  de  la  révolution.  Mais 
ce  n'est  pas  cette  classe  d'hommes  qu'il  s'agit  de  convertir  à  Marat, 
c'est  lu  classe  des  hommes  modérés  qui  disent  qu'il  est  un  incen- 
diaire ;  je  dis  que  c'est  précisément  parce  qu'il  est  incendiaire  qu'il 
faut  le  nommer.  En  Ang'eterre ,  toutes  les  fois  qu'un  membre  de 
la  Com:nune  se  montre  fortement  incendiaire  contre  le  parti  mi- 
nisitériel ,  la  cour  clierche  à  se  l'attacher  t-n  l'achetant,  et  bientôt 
il  devient  constitutionnel.  Ce  que  la  cour  i^iit  en  Ang'eteiie  par 
la  corruption,  nous  devons  lehiire  en  France  pour  le  bien  public. 
»  ie  dis  plus  ;  je  dis  que  M irat  est  peut-être  le  seul  politique 
que  vous  aurez  à  la  <>onvention  nationale.  J'ai  dîné  avec  lui  le 
jour  qu'on  port.»  le  décret  d'accusation  contre  lui  ;  ce  fut  moi  qui 
lui  en  portai  la  nouvelle;  je  puis  vous  assurer  qu'il  la  reçut  avec 
tout  le  courage  imaginable. 

»  H  a  la  tête  chaude  dans  le  même  sens  que  je  l'ai,  c'est-à-dire 
que  c'est  le  cœur  qui  est  chaud  ;  car  les  modérés  sont  sujets  à  se 
méprendre  à  cette  différence,  et  je  vous  réponds  que  c'est  une  des 
têtes  les  plus  froides  qui  existent.  On  a  reproché  à  Marat  d'avoir 
été  sanguinaire,  d'avoir,  par  exemple,  contribué  peut-être  au 
massacre  qui  vient  d'éti  e  fait  dans  les  prisons  ;  mais  en  cela  il 
était  dans  le  sens  de  la  icvolution  ;  car  il  n'était  pas  naturel,  pen- 
dant que  les  plus  vaillans  patriotes  s'en  allaient  aux  frontières,  de 
rester  ici  exposés  aux  coups  des  prisonniers  à  qui  on  promettait 
des  armes  et  la  liberté  pour  nous  assassiner. 

»  On  dit  qu'il  a  été  sanguinaire  parce  qu'il  a  demandé  plus 
d'une  fois  le  sang  des  aristocrates ,  le  sang  des  membres  cor- 
rompus de  l'assemblée  constituante.  Mais  il  est  connu  que  le  plan 
des  aristocrates  a  toujours  été  et  est  encore  de  faire  un  carnage 
de  tous  les  sans-culottes.  Or,  comme  le  nombre  de  ceux-ci  est  à 
celui  des  aristocrates  comme  99  est  à  1,  il  est  clair  que  celui  qui 
demande  que  l'on  tue  1,  pour  éviter  qu'on  ne  lue  99,  n'est  pas  un 
sungiiinaire. 


SEPTEMBRE   (1792).  31 

•  Il  n'est  pas  non  plus  incendiaire,  car  s'il  a  proposé  de  don- 
ner aux  sans -culottes  les  dépouilles  des  aristocrates,  il  ne  peut 
pas  être  accuse  d'avoir  voulu  les  inceiuîier.  Quant  au  syslèuie  du 
partage  des  terres  qu'on  lui  impute,  il  a  une  trop  mauvaise  idée 
des  mœurs  de  ses  concitoyens  pour  faire  jamais  une  telle  propo- 
sition ,  car  le  partage  des  terres  et  des  propriétés  ne  peut  avoir 
lieu  qu'au  milieu  d'hommes  parfaitement  purs  et  tous  vertueux  ; 
or,  Marat,  je  le  dis  encore,  est  bien  trop  éloigné  d'a\oir  une  idée 
assez  avantageuse  de  ses  contemporains  pour  faire  une  pareille 
proposition. 

9  J'ajoute  encore  pour  tous  les  modérés  que  quand  tous  les 
reproches  qu'on  lui  ferait  seraient  vrais ,  comme  on  le  représente 
comme  un  désorganisaieur,  il  faudrait  l'attacher  à  l'organisation  ; 
je  dis  donc  que  par  cette  raison  les  modérés  doivent  le  porter  à 
h  Convention... 

»  Les  chauds  patriotes  doivt^nt  également  l'y  porter  ;  car, 
quoique  la  députation  de  Paris  s'annonce  sous  les  meilleurs  aus- 
pices ,  et  que  j'espère  bien  que  le  reste  des  choix  répondra  à  ceux 
qui  sont  déjà  faiîs,  il  ne  faut  pas  se  flatter  que  les  départemens 
vous  envoient  tous  des  Piobespierre ,  des  Danton ,  des  Collot- 
d'IIerbois,  des  Manuel  et  des  Billaud  de  Varennes.  Je  dis  donc 
que,  quand  nous  serions  sûrs  d'ètn'  cinquante  enragés  à  la  Con- 
vention nationale,  ce  ne  devrait  pas  être  un  motif  pour  négliger 
d'y  faire  entrer  le  cinquante  et  unième.  Je  dis  doue  que  les  chauds 
patriotes  doivent  encore  y  porter  Marat.  » 

M.  Tascliereau.  «  Je  pense,  comme  M.  Chabot,  que  les  pa- 
triotes doivent  porter  Marat  à  la  Convention  ;  je  voudrais  même 
engager  Camille  Desmoulins  à  parler  pour  cela.  »  {Journal  du 
club.  n.  CCLXl.  ) 

Dans  If  même  numéio  du  journal  des  Jacobins,  à  la  suite  du 
compte-rendu  de  la  séance  du  7  dont  nous  venons  de  donner  un 
extrait,  est  une  note  du  rédacieiir  même  du  journal ,  relative  à 
Marat.  Un  extrait  inexact  de  cette  note  ligure  parmi  les  pièces 
justificatives  de  l'histoire  de  la  révolution  par  Touîongeon  (  t.  I. 
pag.  178  des  pièces  justificatives  ).  Cette  note  y  est  rapportée 


'^2  AïïiEMbLËE    LÉGlSLAllVi.. 

comme  extraite  d'un  discours  prononcé  par  Voidel  à  la  tribune 
des  Jacobins,  ce  qui  lui  donne  un  caractère  de  gravité  qu'elle  n'a 
plus  aussitôt  que  l'on  sait  que  c'est  une  récrimination  faite  par  le 
rédacteur  même  du  journal  (Deflers),  dont  le  patriotisme  avait 
été  plus  d'une  fois  suspecté;  quoi  qu'il  en  soit ,  voici  cette  note  ; 

I  Note  du  rédacteur. 

»  Inculpé  par  Marat  dans  un  libelle  placardé  sur  les  murs  de 
Paris ,  j'ai  cru  devuir  à  la  sti  icte  équité  de  ne  pas  prendre  la  pa- 
role après  M.  Chabot,  au  sujet  de  ce  caudiJat.  Je  crois  devoir 
aux  mêmes  principes  d'insérer  ici  la  pétition  que  j'ai  présentée  au 
corps  électoral  à  ce  sujet,  et  que  j'auiais  prononcée  devant  Marat 
si  j'eusse  pu  obtenir  la  parole  que  j'ai  demandée  inutilement  pour 
cela.  » 

(Ici  Deflers  s'adresse  aux  citoyens  électeurs,  et  annonce 
qu'il  va  répondre  en  racontant  sa  vie  depuis  1777,  comparative- 
ment à  celle  de  Marat  depuis  1789  ;  alors,  il  dit  coiument  il  oc- 
cupa une  charge  financière  dans  la  maison  de  la  comtesse  d'Ar- 
tois, et  comment  il  fut  détenu  pendant  six  semaines  après  l'af- 
faire du  Chanip-de-Mars  ;  puis  il  continue  :  ) 

<  Voilà,  citoyens  électeurs,  celui  que  31arat,  le  prétendu  Ami 
du  peuple,  a  l'impudeur  de  traiter  de  vil  intrigant  dénoncé  comme 
mackinaieur.  J'ai  rempli  la  première  et  la  plus  pénible  portion  de 
la  lâche  que  m'étais  imposée  ;  je  vous  ai  parlé  de  moi  ;  je  passe  à 
la  seconde  et  j'accuse  Maiat ,  le  prétendu  Ami  du  peuple,  d'inci- 
visme ,  de  mauvaise  loi  et  d'immoralité. 

»  Lié  d'intérêt  avec  les  personnes  qui  depuis  1789  ont  été  dans 
la  plus  intime  relation  avec  cet  homme,  je  peux,  mieux  que  per- 
sonne, fournir  les  preuves  de  ce  que  j'avance  ici.  Eh  bien!  fort 
de  ces  preuves,  fort  de  ma  conscience,  fort  du  mépris  profond 
que  j'ai  voué  de  tout  temps  aux  calomniateurs,  je  m'adresse  à 
Marat  et  lui  dis  :  Quelle  idée  aurais-tu  d'un  homme  qui,  le2o  no- 
vembre 1790,  aurait  refusé  de  recevoir  en  paiement  pour  une 
très-petite  portion  de  sa  solde  (  il  s'agissait  de  50  liv.  )  non  pas 
des  assignats  qui,  à  cette  époque,  perdaient.*»  pour  100,  mais 


SEPTEMBRE    (1792).  O.V 

des  coupons  d'assi^^nats  qui  ne  perdaient  rien  ?  Quel  idée  aurais- 
tu  d'un  homme  qui  aurait  renvoyé  avec  mépris  cette  monnaie  na- 
tionale? réponds  ei  prononce  ta  condaninalion,  car  j'ai  des  té- 
moins à  produire  si  tu  as  l'impudence  de  nier  le  fait. 

»  Quelle  idée  aurais- tu  d'un  homme  qui,  débiteur  envers  un 
bienfaiteur,  et  sachant  que  son  ctéancier  aurait  mis  opposition 
entre  les  mains  d'un  citoyen  dépositaire  de  ses  fonds,  aurait  été 
proposer  à  (;e  dépositaire  de  nier  le  dépôt?  réponds  et  piononce 
ta  condamnation,  car  le  créancier  est  le  citoyen  Saint-Sauveur; 
le  patriote  Legendre  est  le  dépositaire  que  tu  as  cherché  à  cor- 
rompre, et  toi  tu  es  le  vil  corrupteur. 

>  Quelle  idée  aurais-tu  d'un  homme  qui,  se  croyant  proscrit 
et  oblijjé  de  vivre  dans  les  caves,  recevmit,  pendant  plus  de  deux 
ans,  les  soins  les  plus  tendres  d'un  citoyen  peu  fortuné  et  de  sa 
femme ,  et  qui,  pour  récompense  de  ses  soins  et  de  ses  sact  ifices, 
éloignant  l'homme  par  une  commission  feinte,  profilerait  de  son 
absence  pour  lui  enlever  et  sa  l^mme  et  ses  meubles?  léponds  et 
prononce  ta  condamnation  ,  car  c'est  le  citoyen  Maquet  qui  par 
ma  bouche  t'accuse  de  ces  vols  qu'il  dénonça  en  présence  de  mille 
témoins  prêts  à  se  présenter.  » 

—  Il  est  probable  que  Marat  n  pondit  devant  l'assemblée  élec- 
torale dont  d'ailleurs  il  était  membre  ;  mais  il  n'écrivit  rien  quant 
à  la  dernière  accusation.  . 

—  La  seconde  discussion  des  personnes  qui  eut  encore  lieu  et 
qui  occupa,  en  grande  partie,  trois  séances,  roula  sur  l'abbé 
Fauchet.  Dcsfieux  vint  rappeler  que  ce  député  avait,  après  le 
iO  août,  été  demander  au  comité  de  surveillance  un  passeport 
pour  M.  de  Narbonne,  et  il  proposa  sa  radiation.  L'abbé  Fauchet 
monta  à  la  tribune,  convint  à  peu  près  du  fait,  disant  qu'il  lui 
avait  été  demandé  par  une  personne  s'il  serait  possible  d'avoir  du 
comité  de  surveillance  un  passeport  pour  l'ex-ministre  ;  qu'il  lui 
avait  répliqué  qu'il  serait  plus  facile  d'obtenir  un  mandat  d'ar- 
rêt. Il  avait  raconté  en  riant  le  fait  au  comité  de  surveillance;  et 
«ur  celte  anecdote  on  avait  fondé  la  grande  dénonciation.  On  ré- 


o4  ASSEMBLAS  LÉCISLATITE. 

pondit  à  l'abbé  Fauchet;  quelques-uns  prirent  sa  défense  ;  enfin 
la  discussion  tomba. 

Ainsi  la  société  des  Jacobins  était  devenue  morne  pendant  le 
travail  des  élections ,  par  l'absence  de  ses  principaux  membres, 
KUe  ne  reprit  de  l'intérêt  que  lorsque  la  Convention  eut  pris 
séance. 


Coup  o'œiL  sur  les  événemens  militaires  pej^dant  le  jiois 

DE   SEPTEMBRE. 

Nous  reprenons  notre  nairaiioa  militaire  où  nous  l'avons  lais- 
sée (i)  et  nous  la  commencerons  par  quelques  détails  sur  la 
prise  de  Verdun. 

Celle  ville  était  dominée  de  plusieurs  côtés;  ses  torlifications 
étaient  en  mauvais  état  ;  el!e  ne  possédait  aucun  de  ces  ouvrages 
avancés,  aucun  de  ces  ouvrages  de  campagne  destinés  à  empêcher 
les  approches ,  a  ks  rendre  leuies  et  difficiles.  En  un  mot,  les 
environs  de  la  place  étaient  nus  comme  eu  pleine  paix.  Les  Prus- 
siens puJ eût  dune ,  après,  lavoir  sommée  ait  nom  du  roi  de 
Fi'ance,  teniei'  aussitôt  le  bombardement,  il  commença  le  51,  à 
Il  heures  du  soir,  et  il  durait  encore  dans  l'après-niidi  du  !*■■  sep- 
tembre. Quelques  maisons  avaient  été  écrasées ,  quelques  autres 
endommagés;  plusieurs  pièces  de  canon  étaient  démoulées,  et 
l'on  n'avait  pas  d'alïùls  de  rechange  ;  on  manquait  aussi  de  canon- 
niers.  Depuis  vingt-quatre  heures  ils  avaient  été  employas  tous 
sur  les  remparts ,  car  ils  formaient  utî  corps  si  peu  nombreux 
qu'il  pouvait  à  peine  fournir  un  homme  par  pièce  ;  aussi  étaient-ils 
excédés  de  fatigue:  enfin  l'on  se  voyait  meriacé  d'une  escalade, 
dont  on  avait  lout  à  craindre  n'ayant  pour  la  repousser  qu'une 
population  elirayée  et  une  garnison  insiitiisante.  Le  Conseil  dé- 
fensif  s'assembla  donc  pour  chercher  les  moyens  de  suspendre 
l'atiaqne.  Il  délibérait ,  lorsqu'un  parlementaire  envoyé  par  le 
duc  de  Brunswick  se  prcseiila  pour  offrir  de  nouveau  une  capi- 
tulation ,  et  provisoirement  une  saspension  d'armes  qui  fut  ac- 

(I )  Voyez  page  22bMome  XVII. 


SEPTEMBRE  [   1792  ).  5o 

ceptée.  Le  feu  cessa  anssiiôt  de  paît  et  d'autre ,  cependant  le 
conseil  resta  assemblé. 

C  était  à  lui  que ,  d'apiès  une  instruction  toute  nouvelle  et  qu6 
la  défiance  contre  l'arniée  avait  inspirée  au  gouvernement,  ap- 
partenait le  jugement  de  la  question.  Le  commandant  de  la  place 
n'y  avait  que  voix  consultative;  il  était  soumis  à  son  autorité. 
Dans  ce  cas ,  la  décision  du  conseil  lut  telle  qu'on  devait  l'attendre 
d'une  popuiatioa  eflrayée.  En  vain,  Beaurepaire  chercha  à  leur 
inspirer  des  senlimens  plus  courajfeux;  en  viiin  ,  tout  en  conve- 
nant que  la  place  ne  pouvait  tenir  qite  quelque  jours,  leur  parla- 
t-il  du  salut  de  la  France  ,  de  l'utilité  d'arrêter  pendant  ces  quel- 
ques jours,  l'armée  ennemie,  de  leur  devoir  comme  Français 
qui  leur  ordonnait  de  se  sacrifier  pour  l'indépendance  de  leur 
patrie  :  on  ne  l'éconta  pas;  enfin  désespéré:  Messieurs ,  leur  dit- 
il,  j'niJMré  d<;  ne  me  rendre  (jue  mort;  survivez  à  votre  honte, 
puisffue  vous  le  pouvez  :  quant  à  moi,  jidcle  à  mes  sermcns ,  voici 
mon  dernier  mot,  je  meurs  libre i  et  il  se  fit  sauter  la  cervelle. 
Cette  action  ,  dit-on ,  fut  vue  d'un  œil  étonné,  stupide  ;  on  enleva 
le  cadavre;  M.  de  Neyon  commandant  en  second  remplaça  Beau- 
repaire,  et  le  conseil  «  Considérant  que  l'ennemi  par  sa  posi- 
tion ,  bombardant  continuellement  la  ville ,  incendiait  les  maisons; 
que  les  canonniers  ne  pouvaient  l^iire  un  service  actif,  puisque 
chaque  pièce  n'avait  qu'un  homme  pour  la  servir  ;  qu'il  était  plus 
avantafjeux  pour  la  nation  française  de  conserver  une  garnison 
de  trois  mille  cincf  cents  hommes  ,  qui  d'après  la  capitulation  of- 
ferte, pouvait  sortir  avec  les  honneurs  de  la  f^uerre;  considérant 
enfin  l'état  de  désespoir  de  la  ville  qui  demandait  à  capituler,  a 
arrêté  que  M.  JN'eyon,  nouveau  commandant  de  la  place,  écrirait 
au  duc  de  Brunswick  qu'il  acceptait  les  difl'érens  articles  offerts 
par  S.  A.  S.  »  En  effet  la  fjarnison  sortit  avec  armes  cl  !)0{îages. 

Cependant  l'acle  de  Beaurepaire  eut  un  {jrand  retentissement 
en  France.  Il  fut  célébré  avec  enthousiasme.  Le  14,  l'assemblée 
nationale  décréta,  qoe  son  corps  serait  dépose  au  Panthéon,  et 
que  son  tonjbeau  porterait  cette  inscription  :  //  aima  mieux 
mourir  que  de  mpituler  avec  les  tyrans.  Ce  ne  fut  pas  tout ,  le 


o6  ASSEMBLÉE    LÉGISLATIVE. 

président  au  nom  de  l'assemblée  écrivit  une  lettre  de  condo- 
léance à  sa  veuve.  On  assura  une  pension  à  sa  famille.  Les  jour- 
naux remarquèrent  que  le  courajjeux  Beaurepaire  était  un 
homme  du  liers-élat ,  simple  commandant  du  bataillon  de  Maine- 
et-Loire,  tandis  que  le  traître  Lavergne  qui  avait  livré  Longwy 
sortait  de  la  caste  nobiliaire. 

Pendant  que  Longwy  et  Verdun  capHuIaient,  le  corps  d'émi- 
grés qui  appartenait  à  l'armée  du  prince  de  Hohenlolie  insuliait 
Tliionville.  Il  paraît  que  c'était  un  paiti  pris  dans  l'armée  d  inva- 
sion de  lâter  la  population  et  la  garnison  des  places  en  essayant 
de  les  effrayer  à  l'aide  d'un  bonibardement.  Les  émigrés  se  pré- 
parèrent à  imiter  ce  qui  avait  si  bien  réussi  aux  Prussiens  ;  mais 
une  sortie  vigoureuse  commandée  par  Wimpfen  rendit  cette  ten- 
tative impossible,  et  ils  furent  obligés  de  procéder  à  un  siège  ré- 
gulier, qu'ils  poursuivirent  avec  d'autant  plus  de  sécurité,  qu'en 
ce  moment  on  tirait  de  l'armée  de  la  Moselle  un  corps  assez  con- 
sidérable appelé  par  ordre  du  pouvoir  exécutif  à  couvrir  la  Cham- 
pagne. Kellermann  était  chargé  de  le  commander. 

Au  moyen  des  troupes  venues  de  l'armée  du  Rhin ,  le  général 
Kellermann  se  trouvait  à  la  tête  de  vingt-quatre  baiaillonsd'infan- 
terieelde  trente-cinq  escadrons,  formant  quatorze  mille  quatre 
cents  hommes  d'infanterie,  et  quatre  mille  neuf  cents  chevaux.  Il 
\int  camper  leo  ùToul;  le  7  il  se  porta  à  Void  entre  Bar-le-Duc  et 
Toul  ;  le  8 ,  le  gros  de  l'armée  était  à  Ligny ,  le  1 1  à  Saint-Dizier. 
Il  hésitait  sur  sa  maiche,  attendant  des  instructions  du  général 
Dumouricr,  ignorant  les  projets  de  l'ennemi,  et  poussant  des  re- 
connaissances dans  diverses  directions.  Enfin,  il  reçoit  une  lettre 
de  Luckner  qui  l'invitait  à  se  rendre  à  Hevigny,  afin  d'être  à 
portée  de  Dumourier;  mais  bientôt  une  autre  lettre  du  maréchal 
lui  annonça  qu'il  avait  la  certitude  que  les  Prussiens  allaient  se 
porter  sur  Bar.  Incertain  entre  ces  deux  avis ,  Kellermann  se  dé- 
cida à  se  poster  à  Viti^-le-Français ,  position  moyenne,  qui  lui 
permettait  d'être  en  deux  marches  sur  celui  des  deux  points  qui 
serait  menacé.  L'événement  prouva  aussitôt  que  ce  parti  était  le 
meilleur.  Une  lettre  du  général  Dumourier  l'instruisit  de  la  vraie 


SEPTEMBRE    (  1792  ).  ^7 

marche  de  l'ennemi,  et  le  18,  il  était  ù  Dampiene-le-Château,  à 
rexirême  droite  de  Dumourier,  à  trois  lieues  en  airière  de 
Sainte-Menéhouîd. 

Il  faut  maintenant  détailler  les  mouvemens  du  général  Dumou- 
rier. Il  ava.t  assemblé  ,  le  30  août,  au  camp  de  Sedan,  un  con- 
seil de  guerre,  dans  lequel  tous  les  avis  s(;  léjnirenl  pour  mar- 
cher rapidement  à  travers  la  foret  de  l'Aigonne  vers  Cliàlons  ou 
Reims^  si  la  première  de  ces  villes  était  déjà  au  pouvoir  de  l'en- 
nemi ,  auquel  cis  on  se  couvrirait  de  la  Marne ,  dont  on  tenterait 
de  défendre  le  passage,  en  attendant  tous  les  renforts  annoncés 
qui,  après  leur  arrivée,  pourraient  donner  les  moyens  de  mar- 
cher à  l'ennemi  et  de  le  repousser. 

Le  général  Dumourier,  qui  avait  écouté  en  silence,  congédia  le 
conseil  sans  lui  faire  part  de  ses  résolutions.  Il  avait reflichi  que 
reculer,  c'était  abandonner  une  vaste  étendue  de  pays  sans  uti- 
lité, laisser  l'ennemi  libre,  lui  ôier  toute  crainte,  accroître  son 
audace ,  décou;  ager  ses  troupes ,  démoraliser  et  peut-cire  empê- 
cher les  renforts  qu'on  lui  promettait,  tout  perdre  en  un  mot. 
Il  pensa  à  se  donner  le  semblant  de  l'offensive  et  à  disputer  le 
terrain  pied  à  pied,  dans  des  positions  où  la  d  fficullé  du  sol  ren- 
drait le  nombre  et  l'expérience  inutile,  et  ou  une  petite  armée 
pouvait  couvrir  et  tenir  en  échec  un  grand  espace  de  terrain.  II 
choisit  en  conséquence  l'Argonnepour  champ  de  bataille.  Il  tint 
cependant  son  projet  secret. 

La  forêt  de  lArgonne  est  une  lisière  de  bois  qui  s'étend  depuis 
environ  une  lieue  de  Sedan ,  courant  sud-est  et  noid-ouest  jusqu'à 
Passavant,  à  une  lieue  de  Sainte-Ménéhould  ;  d'autres  parties  de 
bois  entremêlées  de  plaines,  passant  dans  la  direction  de  Revigny, 
courent  vers  Rar-le-l)uc;  mais  lArgonne  proprement  dite  ne 
s'étend  que  jusqu'à  Passavant,  ce  qui  lui  fait  une  longueur  de 
treize  lieues.  Sa  largeur  est  très-'négale  :  dans  des  parties ,  elle  a 
jusqu'à  trois  et  quatre  lieues  de  profondeur;  dans  d'autres,  elle 
n'a  qu'une  lieue  et  même  une  demi-lieue. 

Ll!e  sépare  le  territoire  riche  et  fertile  nomn)é  auti-efois  le 
pays  des  Trois-Évêchés,  d'avec  la  stérile  Champagne-Pouilleuse. 


jf8  ASSEMBLÉE    LÉGISLATIVE. 

Elle  est  coupe'e  par  des  montagnes,  des  rivières,  des  ruisseaux, 
des  étangs,  des  marais,  qui  la  rendent  impénétrable  pour  une 
marche  d'armée,  excepté  dans  cinq  clairières  qui  ouvrent  des 
routes  pour  entrer  des  Evêchés  en  Champagne.  Le  premier  dé- 
bouché est  le  Chêne-Populeux  ;  il  est  tout  ouvert  et  il  y  passe  un 
chemin  qui  va  de  Sedan  à  Rhétel.  Le  second  est  la  Croix-aux- 
Bois,  deux  lieues  plus  à  l'ouest,  qui  forme  un  chemin  de  char- 
rettes ('ans  la  forêt,  qui  va  de  Buquenai  à  Vouziers.  Le  troisième 
est  Grand-Pré,  à  une  lieue  et  demie  de  la  Croix-aux-Bois,  par 
lequel  passe  îe  chemin  de  Steaai  à  Reims.  Le  quatrième,  à  deux 
lieues  et  demie  de  Grand-P;é,  conduit  de  Varennes  à  Sainte- 
Ménéhould  et  se  nomme  La  Chaiade.  Le  cinquième,  à  un  peu 
plus  d'une  lieue  ouest ,  est  le  grand  chemin  de  Verdun  à  Paris, 
par  Sainte-Ménehou!d  ;  il  se  nomme  les  Illeites. 

Celait  ceKe  position  de  treize  lieues  d'étendue  qu'il  s'agissait 
de  défendre  ;  ei  si  l'on  parvenait  à  lelenir  les  tnncinis  dans  les 
défilés  de  celte  forêt,  jusqu'à  la  fin  de  la  ^aison  ,  aux  approches 
de  l'hiver,  i!s  éfa'cnt  forcés  fie  retourner  sur  leurs  pas,  et  leur 
campagne  était  manquée.  Di'lon  avec  cinq  mille  hommes  devait 
occuper  les  lilcttes  et  une  position  à  la  Cha!;ide.  Dumouiier, 
avec  son  corps  d'armée  se  réservait  le  poste  de  Grand-Pré.  Un 
corps  détaché  aux  ordres  de  Chazot,  devait  occuper  le  passage 
de  la  Croix-aux-Bois.  Celui  du  Citéne-Populeux,  le  plus  à  lex- 
irémiié  nord  de  la  forêt  devait  être  laissé  ouvert  momentané- 
ment faute  de  troupes  suffisantes.  Mais  le  général  Beurnonville 
recevait  ordre  d'être  le  14  à  Rhétel  avec  la  plus  grande  partie 
des  troupes  du  camp  de  Maulde  ;  et  le  général  Duval  arriva  le  7, 
avec  environ  cinq  mille  hommes.  Dix-huit  cents  hommes  par- 
faitement équipés  et  armés,  avec  quatre  pièces  de  canon,  y  fu- 
rent envoyés  par  la  viile  de  Reims. 

Le  plan  ainsi  arrêté,  il  s'agissait  de  g^vgner  les  positions  con- 
venues par  des  marches  don!  le  but  et  l'intention  ne  fussent  point 
pénétrées  par  l'cnnenii.  Il  faîhùt  manœuvrer  devant  lui,  sur  un 
lerrein  déjà  resserré  j)ar  ses  avant-postes.  Slcnaisuria  Meuse, 
était  occupé  par  Clairfait:  et  les  positions  qu'il  fallait  saisir  dans 


SEPTEMBRE   {  1792  ).  Hê* 

les  défilés  de  l'Argonne  étaient  toutes  plus  près  des  ennemis  que 
de  Tarmée  française.  Ici  commence  celle  campàjjne  qui  fait 
époque  dans  l'histoire  militaire  de  la  France,  et  qui  décida  en 
vingt  jours  des  desiinées  de  l'Europe. 

Deux  routes  conduisaient  de  Sedan  à  Grand-Pré  et  aux  lUettes; 
l'une,  plus  sûre,  mais  plus  longue,  en  longeant  la  forêt  par  sa 
lisière  de  l'est  :  cette  roule  avait  le  désavantage  d'indiquer  nos 
projets  à  l'ennemi ,  et  de  lui  donner  le  temps  de  devancer  l'armée 
dans  tous  les  posti  s  qu'elle  allait  occuper  ;  l'autre,  plus  courte  et 
plus  hasardée ,  en  passant  entre  la  Meuse  et  la  lorét ,  laissait 
cependant  encore  le  temps  au  corps  commande  par  Clairfait,  en 
avant  de  Slenai  et  sur  la  rive  gauche  de  la  Meuse,  de  prévenir 
Dumourier  dans  la  position  de  Grand-Pré.  Mais,  au-dessus  de 
Slenai  et  sur  la  rive  droite  de  la  Meuse ,  existe  un  camp  fameux 
dans  les  guerres  anciennes,  Boiienne,  posiiion  forte  et  dès  long- 
temps reconnue;  et  Dumourier  jugea  que,  si  C'airlail  éiait  at- 
taqué avec  des  démonstrations  décisives  et  assurées,  il  se  hâte- 
rait de  repasser  la  Meuse  et  d'aller  l'occuper.  Il  n'éiait  pas 
probable  qu'une  avant-garde  détachée  tût  Fimprudence  d'atten- 
dre, avec  une  rivière  à  dos,  l'allaque  de  toute  l'armée  française. 
Selon  les  lois  de  la  prudence,  elle  devait  s'empresser  de  meure 
la  rivière  entre  die  et  les  assaillans.  Alors  Dumourier  avait  les 
passages  libres;  il  gagnail  une  marclre  sur  les  Autrichiens,  et 
était  assuré  de  les  devancer  dans  les  défilés  de  l'Argonne.  Ce 
qu'il  avait  piévu  arriva.  L'avant-garde  autrichienne,  allaquée 
vivement  le  51  par  le  général  Dillon ,  avec  six  mille  hommes, 
repassa  la  Meuse  et  alla  occu^i^er  le  camp  de  Bouenne.  Dillon , 
cependant,  menacé  par  cfes  forces  supérieures ,  se  replia,  et  re- 
vint le  même  jour,  en  re<îescendanl  la  3Ieuse,  camper  à  Moiison , 
où  il  titiendii  l<s  ordres  de  Dumourier.  Ceferulant  celui-ci  envoie 
le  général  Chazolau  Chène-Poj  uleux,el  ()arl  lui-même  de  Sf  dan 
le  1"  ieptcmbre,  et  le  4  il  occupe,  avec  douze  mill«  hommes, 
le  camp  dit  de  Grand  Pré,  c'est  à-dire  une  posiiioii  cnt  e  l'Aisne 
ei  l'Eure,  ayant  sa  gauche  à  Grand-Pié,  et  sa  droite  à  Marque. 
Dillon  le  précéda  dans  ce  mouvement;  le  5,  il  campa  à  Curnay, 


flO  ASSEMBLÉE    LÉGISLATIVE. 

à  droite  de  Marque;  le  4,  il  partit  de  ce  point,  et,  par  une 
marche  rapide  par  de  mauvais  sentiers,  traversant  plusieurs 
fois  la  ligne  des  vedelies  ennemies,  il  {jagna ,  en  moins  de  deux 
jours,  les  Grandes-Illeites ,  qui  lui  étaient  assignées.  Là ,  il  trouva 
le  général  Galbaud,  qui  y  était  poslé  depuis  le  5 ,  avec  deux  ba- 
taillons et  une  partie  de  la  garnison  de  Verdun.  Celle  marche  du 
gonéral  Dillon  reçut  à  cette  époque  de  très-grands  éloges.  A 
peine  arrivé,  il  s'occupa  de  se  couvrir  par  des  ouvrages  de  cam- 
pagne. Il  envoya  enlever,  dans  les  vil'age*  en  avant  de  sa  posi- 
tion, les  fourragps  et  les  vivres  préparés  par  ordre  des  Prus- 
siens, et  fil  battre  la  campagne  par  des  partis  de  cavalerie,  qui 
escarmouchèrent  plusieurs  fois  avec  l'ennemi.  Ainsi,  tous  les  dé- 
filés de  l'Argonne  étaient  occupés  au  plus  tard  le  7  septembre, 
par  bitm  peu  de  troupes,  il  est  vrai,  puisque  toutes  les  forces  de 
Dumouticr,  soit  celles  qui  étaient  sous  son  commandement  im- 
médiat, soit  celles  qui  étaient  sous  les  ordres  des  généraux 
Duval,  Cliazot  et  Dillon,  ne  s'élevaient  qu'à  vingt-cinq  mille 
hommes,  dont  six  mille  de  cavalerie.  Mais  il  ne  s'agissait  que  de 
gagner  du  temps.  On  attendait,  en  effet,  Kellermann,  Beur- 
nonville  et  des  bataillons  de  Soissons. 
A  celte  époque,  Dumourier  lança  la  proclamation  suivante  : 
«  Citoyens,  l'ennemi  fait  des  progrès  sur  le  territoire  des 
hommes  libres,  parce  que  vous  ne  prenez  pas  la  précaution 
de  faire  battre  vos  grains,   de  les  porter  sur  les  derrières, 
pour  qu'ils  soient  sous  la  protection  des  troupes  françaises, 
d'appoi  ter  au  camp  de  vos  frères  les  fourrages  et  les  pailles  qui 
vous  seraient  payés  comptant  par  vos  compatriotes,  qui  respec- 
tent voire  propriété.  Vous  donnez  à  nos  cruels  ennemis  le  moyeu 
de  subsister  au  milieu  de  vous,  de  vous  accabler  d'outrages  et 
de  vous  remettre  dans  l'esclavage!  Je  vous  annonce  que,  si  les 
Prussiens  et  les  Autrichiens  s'avancent  pour  traverser  les  défilés 
que  je  garde  en  force ,  je  ferai  sonner  le  tocsin  dans  toutes  les 
paroisses ,  en  avant  et  en  arrière  des  forêts  d'Argonne  et  de  Ma- 
zarin  ;  à  ce  son  terrible,  que  tous  ceux  d'entre  vous  qui  ont  des 
armes  à  feu  se  portent  chacun  en  avant  de  sa  paroisse,  sur  la 


ÎKPtKMBRK  (   1792  ).  &l 

lisière  du  bois,  depuis  Chevières  jusqu'à  Passavant,-  que  les 
autres,  munis  de  pelles,  de  pioches  et  de  haches,  coupent  le 
bois  et  entassent  des  abattis  pour  empêcher  les  ennemis  de  pé- 
nétrer! Je  requiers,  au  nom  de  la  loi  et  au  nom  de  la  pairie, 
tous  les  administrateurs  de  département,  de  districts,  tous  les 
officiers  municipaux,  de  donner  les  ordres  sur  leur  responsabi- 
lité, pour  l'exécution  des  différens  objets  de  celte  proclamaiion. 
Quiconque  y  mettra  obstacle  sera  dénoncé  à  l'asseinllée  natio- 
nale comme  lâche  et  pajjure  ;  mais,  comme  cette  mesure  s -rait 
trop  lente,  je  déclare  qu'en  cas  que  j'y  sois  forcé,  j'emploierai 
tous  les  moyens  mihtaires  que  j'ai  dans  les  mains,  pour  faire 
exécuter  ce  que  je  crois  nécessaire  au  salut  de  la  patrie.  » 

11  faut  croire  que  celte  proclamation  ne  fui  pas  sans  influence; 
car  nous  verrons  que ,  dans  quelques  jours ,  les  armées  ennemies 
commencèrent  à  manquer  d'approvisionnemens,  tandis  qu'ils  ne 
cessèrent  d'abonder  dans  le  camp  français,  bien  qu'à  chaque  in- 
stant, en  quelque  sorte,  il  s'accrût  de  nouvelles  troupes. 

Pendant  ce  temps,  le  général  Harville  était  chargé  de  former 
une  armée  pour  protéger  Reims;  le  général  Labourdonnaye  d'en 
former  une  autre  sur  la  frontière  de  Flandre;  et  au  camp  de 
Soissons,  le  général  Lapoipe  terminait  l'organisation  des  batail- 
lons au  fur  et  à  mesure  de  leur  arrivée,  et  les  faisait  filer,  soit 
sur  l'Argonne,  soit  sur  Reims,  soit  sur  la  Flandre.  Enfin,  à 
Meaux,  on  avait  établi  un  camp  intermédiaire,  où  les  volontaires 
qui  arrivaient  de  Paris  recevaient  leur  première  organisation, 
pour  être  envoyés  de  suite  à  Chàlons;  en  même  temps,  on 
étudiait  le  terrain  des  bords  de  la  Marne,  afin  d'y  choisir  une 
position  capable  de  résister,  si  les  défilés  de  l'Argonne  ve- 
naient à  être  forcés.  Ainsi  l'activité  du  ministre  de  la  guerre  n'é- 
tait pas  au  dessous  des  circonstances,  et  la  popuL.tion  aussi 
était  animée  d'une  ardeur  militaire  qui  abrégeait  toutes  les  dif- 
ficultés. Mais  revenons  aux  événemens  qui  se  passaient  dans  l'Ar- 
gonne. 

Le  duc  de  Brunswick  sortit  enfin  dun  repos  qui  est  resté  in- 
expliciible  pour  ses  amis  et  ses  ennemis.  Le  9  septembre,  il 


ÇK3  ASSEMBLÉE    LÉGISLATIVE. 

poussa  sur  Grand-Pré  une  reconnaissance  qui  fut  repo'issée. 
Alors,  jugeanl  qu'il  y  auiuii  de  l'imprudence  à  enlieprendre  de 
chasser  de  vive  foi  ce  l'arméo  IVançiise  de  celle  position  ,  il  prend 
la  résolution  :  •  la  tourner  par  la  Croix-aux-Bois  cl  VouzLers, 
d'où  ^es  iroupes  pourront  ensuite  se  diriger  à  son  gré  sur  Keims 
ou  sur  Cliàlons.  Le  général  Dumourier,  prévoyant  de  son  côté 
une  prochaine  agression,  demande  le  12 septembre,  au  général 
Di  Ion,  un  secouis  de  deux  mille  cinq  cents  hommes,  qui  arri- 
vent le  15.  Le  même  jour,  il  retira  vers  lui  une  partie  des  trou- 
pes q  .i  gardaient  le  Chêne-Populeux  et  la  Croix-aux-Bois,  lais- 
sant dans  le  premier,  qui  était  le  plus  éloigné,  qualre  bataillons 
et  deux  escadrons,  sous  les  ordres  du  général  Bouquet,  et  dans 
le  second,  sans  doute  parce  qu'il  était  le  plus  près,  seulement 
cent  hommes  couvons  par  un  abattis.  Cependant  une  reconnais- 
sance, poussée  le  15  dans  la  direction  et  en  avant  de  la  Croix- 
aux-Bois,  et  conduite  par  le  général  Miranda,  lui  apprit  que 
l'ennemi  se  portait  en  force  sur  ce  point.  Il  y  eut  à  Morihomme 
un  engngemenl  très-vif  avec  l'ennrmi ,  qui  fut  repoussé.  En  effet, 
le  même  j(jur,  les  Autrichiens  de  Clairfait  se  saisissaient  ou  défilé 
de  la  Croix-au\  Bois  et  chassaient  sa  faible  garnison.  In>iruil  de 
cet  accident,  Dumourier  envoya  sur-le-champ  le  général  Chazot 
avec  sept  bataillons,  cinq  escadrons  et  onze  pièces  de  canon , 
pour  débusquer  l'ennemi.  Les  Auiiichiens,  attaqués  le  14  à  six 
heures  du  malin,  furent,  en  effet,  après  un  combat  irès-meur- 
itrier,  obligés  de  battre  en  retiaite.  Le  princ<;  de  Ligne  fui  tué 
^ans  celle  affaire.  Mais  bientôt  le  général  Clairfait  revient  lui- 
même  à  la  tète  de  douze  mi'le  hommes ,  et  le  général  Chazot , 
dans  rimposjibilité  de  résister,  abandonne  le  terrain ,  et  repasse 
l'Aisne  en  desordre ,  pour  se  retii  er  a  Youziers.  En  même  temps , 
un  corps  d'émigrés  aitatjuail  la  tiouée  du  Chêne-Populeux,  d'où 
ils  étaient  vigoureusement  repoussés  par  le  général  Bouquet. 
Mais  celui-:;i ,  instruit  de  l'occupation  de  la  Croix-aux-Bois  par 
l'ennemi ,  et  cra-gnant  d'elle  pris  à  revers  et  coupé,  se  replie,  à 
la  faveur  de  la  nuit ,  sur  Aitigni ,  y  passe  l'Aisne,  et  se  relire  par 
Suippe  sur  Cliàlons,  où  il  arriva  le  17. 


SiSPTEMBRE    (1792).  65 

Lps  positions  dont  nous  venons  de  parler  étant  prises ,  le  gé- 
néra! Clairfaii  n'avait  plus  qu'à  passer  l'Aisne  pour  resserrer,  sur 
ses  d.  I  rièrcs,  le  général  Duniourier  dans  son  camp  d^  G.and- 
Pré,  tandis  que  le  duc  de  Brunswick  aurait  embrassé  le  froctdu 
général  français,  qui,  eafermé  eiilre  l'Aire  et  l'Aisne  avec  son 
aimée,  réduite  à  quinze  mille  hommes  au  plus,  sans  subsistan- 
ces, sans  communication  avec  ses  magMsii  s  et  les  renforts  qu'il 
attendait,  n'auiait  eu  d'autre  parti  à  prendre  que  de  mettre  bas 
les  armes  :  mais  les  Auiricliiens  et  les  Prussiens  ne  se  départaient 
pis  de  1(  ur  lenteur  liab  tuelle. 

Le  général  Dumourier  ne  se  diss'mulail  pas  le  danger  où  il  se 
trouvait;  mais  il  sentit  que  ce  n' éiait  que  par  une  activité  ex- 
trême ,  et  en  changeant  brusquement  son  plan  de  défense  et  son 
champ  de  bataille,  qu'il  pouvait  sauver  son  armée.  En  consé- 
quence, il  prend  la  résolution  de  traverser  aussitôt  la  rivière 
d'Aisne  et  de  s'en  couvrir,  en  se  postant  sur  les  hauteurs  d'Autri , 
afin  d'empêcher  les  coalises,  s'il  en  a  le  temps,  de  couper  sa  re- 
traite sur  Sainie-Méneiiuuld  et  Cliàîons.  En  conséquence,  il  en- 
voie ordre  au  général  Ghazoï  de  paitir  à  minuit  de  Vouziers 
pour  se  rendre  a  Vaux-les-Mouron  ,  alin  d'y  joindre  l'arijiée  le 
lendemain  lo  sepiembre.  Il  dépêche  up  courrier  au  général 
Beurnonville ,  à  Rhétel ,  pour  lui  prescrire  de  partir  au  moment 
où  il  recevra  sa  lettre,  (Je  forcer  ta.  marche,  de  côtoyer  l'Aisne 
jusqu'à  Attigni,  et  de  se  diriger  ensuite  sur  Vouziers  etSainte- 
Jléncljould ,  où  il  opéreia  sa  jonction.  H  inande  à  Kcllermaiju , 
qui  était  à  Uévigni,  de  prendre  aussi  sans  délai  la  route  de  Sainte- 
Ménéhould.  Deux  autres  courriers  sont  dépêchés,  l'un  au  général 
Sparre,  au  camp  de  Psotre-Dame-de-rÉpine,  devant  Chàlons, 
avec  ordre  d'y  réunir  touie  l'infanterie  et  toute  la  cavaleiie  dis- 
ponibles pour  couvrir  cette  ville;  l'autre  au  g(neral  d'Harvilie, 
pour  tirer  de  Soissons,  Épernai  et  Reims,  toutes  les  troupes 
possibles,  tn  renforcer  le  corps  à  ses  ordies,  et  s'établir  entre 
Suippe  cl  Ponl-Faverger,  -^ùn  Je  couvrir  Reims.  Enfin ,  Dumou- 
rier réel  Mie  de  toutes  parts  des  renforts,  surtout  en  cavalerie  , 
ioforme  Dillon  de  su  prochaine  arrivée  à  Sainte-Ménéhould,  et 


64  AâSEMBLËE    LÉGlSLATlVfi. 

lui  recommande  de  surveiller  avec  soin  les  débouchés  des  lUeites, 
de  Passavant  ei  de  la  Chalade. 

Après  avoir  préparé  en  secret,  le  44,  son  décampement  pour 
la  nuit  suivante,  la  nuit  venue,  les  postes  avancés  sur  la  rive 
droite  de  l'Aire,  laissent  leurs  feux  allumés ,  traversent  la  rivière 
et  rompent  les  ponis  après  eux.  A  minuit,  on  commence  à  dé- 
tendre le  camp  en  silence,  et  on  le  quille  à  trois  heures  du  malin, 
le  io.  On  passe  l'A'sne,  et  on  se  met  successivement  en  bataille, 
la  droite  à  Aulrui,  pour  soutenir  l'an  ière-garde ,  qui  finit  de 
passe  r  la  rivière  à  huit  heures  du  matin.  Ce  mouvement  ne  fut 
pas  inquiété.  Alors  Dumourier  rassuré  fait  prendre  les  devans  à 
son  aruUerie  ^ers  Dauimartin-sous-Hum  ,  où  il  projette  de  cam- 
per, et  la  fait  suivre  par  l'armée,  qu'il  précède,  afin  de  réjjler 
l'emplacement  du  camp.  Au  moment  où  il  le  trace,  vers  dix 
heures  du  matin,  des  fuyards  surviennent  en  foule,  assurant  la 
défaite  de  l'armée,  poursuivie  vivement  par  les  Allemands.  Le 
général ,  apercevant  les  symptômes  d'une  déroute  dont  il  ignore 
la  cause  ,  court  à  toute  bride  entre  Autri  et  Cernai ,  où  il 
trouve  le  général  31iianda  achevant  d'arrêter  la  fuite  de  l'infan- 
terie. Le  prince  de  Hohenlohe-Ingetfingen,  s'etant  aperçu  de  la 
retraite  des  Franças,  avait  passé  l'Aire,  et  s'était  avancé  jusqu'à 
Senai ,  d'où  il  avait  poussé  de  !a  cavalerie  au-delà  de  l'Aisne, 
pour  harceler  la  queue  de  nos  colonnes.  A  la  vue  des  hussards 
ennemis,  les  troupes  de  la  division  Chazoï ,  qui  débouchait  par 
Vaux,  ayant  cté  saisies  dune  terreur  punique,  s'éta  ent  précipi- 
tées à  travers  la  colonne  de  l'armée  où  elles  jetèrent  la  confusion, 
qu'une  char.jje  brusque  de  hussards  augmenta  encore.  Heureu- 
sement les  généraux  Duval  et  Slengel  avaient  conleriu  leurs 
troupes  et  repoussé  l'ennemi,  qui  emmena  néanmoins  quelques 
prisonniers,  deux  pièces  de  canon  et  des  bagages;  sans  la  fer- 
meté de  ces  généraux,  douze  cents  hussards  eussent  dissipé  l'ar- 
mée. Cependant  près  de  deux  mille  hommes  de  toutes  armes 
s'eiifuienl  au  camp  des  lllettes,  à  Khéîel,  à  Reims,  à  Chàlons,  à 
Viiri,  puoiant  partout  la  déroute  de  la  totalité  de  l'armée,  et 
que  les  Prussiens  vont  arriver  sur  leurs  pas  ;  nouvelle  qui  répand 


SEPTEMBRE  (  1792  )  .  jj3 

la  consternatiou  et  retarde  de  toutes  parts  l'arrivée  des  renforts. 
Mais  Dillon  fit  arrêter  les  alarmistes  qui  s'étaient  enfuis  auprès 
de  lui,  et  les  renvoya  le  lendemain  à  Dumourier,  qui  les  dé- 
pouilla de  leurs  armes  et  de  leur  uniforme,  leur  fit  raser  les 
cheveux  et  les  sourcils,  et  les  chassa  comme  des  làciies- 

L'ordre  commençait  à  se  rétablir,  le  campement  se  formait, 
lorsqu'une  nouvelle  terreur  se  manifeste  subitement  à  six  heures 
du  soir.  L'artillerie  attelle  et  se  met  en  mouvement  pour  gngner 
les  hauteurs  ;  les  troupes  se  mêlent ,  fuient  ;  on  crie  sauve  qui 
peut  !  C'est  avec  peine  que  les  officiers-généraux  parviennent  par 
leur  présence  et  par  leurs  exhortations  à  apaiser  cette  rumeur 
sans  sujet.  Le  lendemain  16,  l'ordre  étant  rétabli,  l'armée  vient 
camper  entre  Maffrecourt  et  Sainte-Menehould,  sur  des  hauteurs 
un  peu  en  arrière  de  Valmy. 

Pendant  que  ces  ëvénemens  se  passaient  dans  le  corps  d'armée 
de  Dumourier,  Beurnonville  s'était  mis  en  marche,  selon  l'ordre 
qu'il  en  avait  reçu.  Arrivé  à  Aure  le  16,  il  poussa  une  reconnais- 
sance, et,  apercevant  une  armée  qui  marchait  sur  Sainte-Mene- 
hould, il  s'imagina  que  c'était  celle  du  duc  de  Brunswick;  il  se 
hâta  donc  de  se  replier  sur  Chàlons.  Enfin,  un  aide-de-camp  de 
Dumourier  vint  le  retirer  de  son  erreur,  et  il  opéra  sa  jonction 
le  18. 

Le  même  jour,  18,  l'armée  entière  du  duc  de  Brunswick,  qui 
s'était  concentrée  sur  les  positions  occupées  par  Clairfait,  s'é- 
branle, passe  l'Aisne  à  Vouziers;  et  suivant  sur  la  lisière  cham- 
penoise de  l'Argonne ,  à  peu  près  la  même  route  que  Dumourier 
avait  parcourue  pour  se  rendre  à  Saiiite-3Ienehould,  vient  camper 
à  31assige  en  avant  de  Maison-Champagne.  Les  émigrés  s'éta- 
blirent près  de  Suippe.  Ainsi  l'ennemi  avait  tourné  les  premières 
positions  de  Dumourier,  il  se  trouvait  en  ce  moment  même  placé 
entre  lui  et  la  Champagne  ;  il  avait  presque  enfermé  les  Français 
dans  l'Aigonne;  car  il  était  maître  de  lui  couper  la  grande  route 
de  Chàlons.  Une  seule  route  restait  libre ,  c'était  celle  de  Vitry , 
et  c'était  aussi  par  là  qu'on  communiquait  avec  Kellermann.  Le 

roi  de  Prusse  qui  suivait  son  armée  crut  l'armée  française  per- 
T.  xvm.  5 


66  ASSEMBLÉE    LÉGISLATIVE. 

due,  puisqu'il  était  sur  ses  derrières ,  et  il  pensa  qu'elle  tenterait 
tout  pour  se  faire  un  passaj^e  sur  Chàlons.  Tel  n'était  pas  cepen- 
dant le  pî'ojel  de  Dumourier  ;  il  voulait  temporiser,  retenir  l'en- 
nemi autant  que  possible,  le  suivre  s'il  prenait  la  route  de  Chà- 
lons et  de  Paris.  D'ailleurs  il  se  trouvait  à  la  tête  de  forces  assez 
considérables  pour  que  l'ennerai  ne  fût  plus  libre  de  ses  mouve- 
Diens.  En  effet  la  jonrtion  de  Beurnonville  et  de  Kellermann, 
avait  porté  son  armée  à  cinquante-trois  mille  hommes;  et  il  savait 
en  outre  qu'entre  Chàlons  et  les  Prussiens  il  y  avait  divers  corps 
dispersés ,  il  est  vrai ,  mais  qui  formaient  encore  ensemble  vingt- 
trois  mille  hommes. 

Le  camp  que  Dumourier  occupait ,  et  qu'il  s'était  appliqué  à 
disposer  le  plus  convenablement  pour  la  défense,  était  situé  à 
une  lieue  en  avanî  de  Sainte-Menehould  à  droite  du  chemin  qui 
mène  à  Chàlons  ;  c'esi  ui  plateau  pou  é'evé  au-dessus  des  prai- 
ries qui  bordent  son  front.  La  droite  de  celte  position  est  appuyée 
à  l'Aisne  qui  descend  de  Sainte-31enehould;  la  gauche  se  termine 
à  un  étan/j  et  à  des  prairies  marécageuses. 

Une  vallée  étroite  sépare  ce  camp  de  la  hauteur  de  l'Hyron  et 
de  ce'le  de  la  Lune,  (jui  laissa  son  nom  au  camp  des  Prussiens. 
L'espace  compris  entre  ces  deux  hauteurs  est  un  bassin  de  prai- 
ries d'où  sortent  épais  c[ue!qucs  tertres  isolés.  Le  plus  élevé  est 
celui  du  moulin  de  Valmy.  Deux  rivières  qui  tombent  dans  l'Aisne 
au-dessus  et  au-dessous  de  Sainie-Menehould,  à  deux  lieues  de 
distance ,  l'Auve  au  sud ,  au  nord  la  Bionne,  ceignent  cet  espjce. 
Le  quartier  général  fut  établi  à  Sainte-Menehould ,  et  se  trouvait 
au  centre,  à  distance  égale  de  l'armée  et  de  la  division  de  Dillon 
aux  mettes.  Dans  cette  position  extraordinaire,  les  deux  corps 
franc iis  adossés  faisaient,  en  avaiU  et  en  arrière,  front  à  l'en- 
nemi qui ,  lui-même ,  avait  derrière  lui  le  pays  qu'il  venait  en- 
vahir ,  tandis  que  l'armée  de  Dumourier,  faisait  face  à  la  France. 
Tout  l'avantage  de  C3lte  situation  était  en  définitive  pour  les 
Français.  L'année  austro-prussienne  ne  pouvait  marcher  en 
avant  eu  laissant  une  force  aussi  considérable  sur  ses  derrières  , 
et  si  elle  conservait  quelque  temps  celte  position  ,  elle  ne  pouvait 


tEPTKMBRE  (  1792  ).  67 

manquer  d'être  affamée.  Il  ne  paraît  pas  cependant  que  ce  fut 
d'après  une  prévoyance  de  ce  genre,  que  le  roi  de  Prusse  sede- 
lennina  à  allaquer  :  ce  fut  !a  pensée  que  les  Français  se  prépa- 
raient à  se  retirer  sur  Chàlons.  On  avait  remarqué  dans  l'armée 
française  plusieurs  mouvemens  causés  par  des  déplacemens  de 
corps;  la  nouvelle  était  venue  qu'un  corps  considérable  était  ar- 
rivé près  de  Cîiàlons.  On  conclut  de  lu  que  déjà  un  corps  s'était 
échappé  du  pié^e,  ainsi  qu'on  le  disait,  où  les  révolutionnaires 
étaient  tombés,  et  que  l'armée  tout  entière  se  préparait  secrèle- 
ment,  comme  à  Grand-Pré,  à  opérer  sa  retraite.  L'ordre  de 
marcher  en  avant  fut  donc  donné  par  le  roi  lui-même. 

En  conséquence  le  20,  à  trois  heures  du  matin  ,  l'avant-garde 
prussienne  vint  donner  sur  celle  de  Kellermann  qui  était  établi  à 
Hausefetqui  se  replia  aussitôt  sur  la  hauteur  qui  le  dominait,  sur 
le  plateau  d'Hyron  où  elle  fut  renforcée.  Cependant  maître  du 
villjge  de  Hans,  l'ennemi  laissant  rilyron  à  sa  gauche  lila  en 
avant  pour  tourner  la  position  et  vint  occuper  celle  di'  la  I^une,  se 
plaçant  ainsi  à  cheval  sur  la  route  de  Chàlons  ;  mais  arrivé  là  ,  il 
se  Irouva  séparé  de  la  hauteur  de  l'Hyron,  par  le  petit  plateau 
de  Valmy  où  Kellermann  était  en  persoi^ne  dès  cinq  heui't-s  du 
matin,  et  où  il  avait  lait  établir  près  du  moulin  une  batterie  de  dix- 
huit  pièces.  Un  brouillard  épais ,  couvrit  jusque  vers  sept  heures 
les  mouvemens  des  deux  armées.  Mais  le  brouillard  s'éiant  levé , 
le  feu  commença  de  part  et  d'autre.  Les  Prussiens  avaient  en 
ligne  cinquante-huit  bouches  à  feu  en  quatre  batteries,  trois  de 
canons ,  une  d'obusiers. 

Le  feu  se  soutint  avec  vivacité  sans  être  fort  meurtrier,  jusqu'à 
dix  heures  du  matin.  Alors  il  arriva  qu'un  coup  de  canon  tua  le 
cheval  de  Kellermann,  cl  en  uM'ine  tenjps  des  obus  (|ui  crevèrent 
au  milieu  du  dépôt  des  munitions  des  Français,  lircni  sauter  deux 
caissons  d'artillerie  dont  l'explosion  tua  et  estropia  beaucoup  de 
monde.  Dès  lors,  le  désordre  se  mil  parjni  le  charrois,  et  les 
conducteurs  s'enfuirent  avec  leurs  caissons,  ce  qui  ralentit  bien- 
tôt le  feu  faute  de  munitions.  Au  même  instant,  sans  (ju'on  pût 
en  connaître  les  moteurs,  une  partie  de  liufanlerie  faisait  uu 


GS  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

mouvemenl  rétrograde,  manœuvre  fâcheuse,  clans  un  moment 
d'autant  plus  critique,  que  l'eDHenii,  après  plusieurs  démonstra- 
tions qui  avaient  pour  objet  de  donner  le  change,  laissant  sa  ca- 
valerie en  bataille  pour  soutenir  son  infanterie  ,  formait  celle-ci 
sur  trois  colonnes,  dont  celle  de  droite  se  portait  sur  la  gauche 
du  mamelon  de  Valmy,  et  les  autres  sur  la  direction  du  mou- 
lin. Kellermann,  voyant  ce  mouvement,  forme  lui-même  son 
infanterie  sur  trois  colonnes  correspondantes  d'un  bataillon 
de  front,  avec  défense  de  tirer,  afin  de  pouvoir  tomber  à  la 
baïonnette  sur  l'ennemi ,  au  moment  où  il  monterait  la  hauteur, 
et,  par  une  heureuse  inspiration,  il  crie  Vive  la  nation!  Ce  cri  aus- 
sitôt répété  d'un  bout  de  la  ligne  à  l'autre  et  prolongé  pendant 
un  quart  d'heure,  électrise  les  troupps,  et  fait  succéder  l'allé- 
gresse et  la  confiance  à  la  morne  inquiétude  qui  auparavant  les 
dominait.  Cependant,  les  colonnes  prussiennes  foudroyées  par 
l'artillerie  commencèrent  à  flotter  et  enfin  se  replièrent  précipi- 
tamment sans  attaquer.  On  recommença  à  se  canonner  des  deux 
parts  d'unehauteur  à  l'autre.  Vers  six  heures,  les  Prussiens  recom- 
mencèrent leur  mouvement  du  matin.  On  leur  opposa  les  mêmes 
dispositions;  les  mêmes  cris  témoignèrent  de  l'impatience  de 
combattre  de  près  ;  mais  le  feu  de  l'artillerie  eut  le  même  succès 
que  le  matin.  A  sept  heures  la  canonnade  cessa.  Les  Français 
eurent  à  peu  près  neuf  cents  hommes  tués  ou  blessés  ;  la  perte 
des  Prussiens  fut  évaluée  à  un  nombre  à  peu  près  semblable. 
Telle  fut  la  fameuse  canonnade  deVaImy. 

Dès  l'instant  où  le  général  Kellermann  se  crut  débarrassé  des 
attaques  de  l'ennemi ,  il  songea  à  aller  camper  au- de  là  de  l'Auve, 
de  manière  à  menacer  la  droite  de  la  position  occupée  par  l'en- 
nemi sur  la  hauteur  de  la  Lune;  en  conséquence,  après  avoir  laissé 
le  général  Stengel  avec  quelques  troupes  pour  allumer  des  feux 
sur  la  ligne,  afin  de  donner  le  change,  il  opéra  le  mouvement 
qu'il  avait  projeté.  Cependant  le  duc  de  Brunswick  s'était  pen- 
dant la  nuit  préparé  à  attac[uer  de  nouveau  le  plateau  de  Valmy, 
mais  il  s'arrêta  en  voyant  les  Français  se  mettre  en  bataille  sur 
sa  droite.  Vers  les  sept  heures ,  ceux-ci  commencèrent  à  canonner 


SEPTEMBRE    (  1792  ).  60 

les  Prussiens  par  le  flanc.  Cela  les  détermina  à  se  replier  sur  le 
cabaret  de  la  Lune  où  ils  élevèrent  une  redoute.  C'était  s'avouer 
vaincus ,  et  en  effet  dès  ce  moment  les  Prussiens  cessèrent  de 
prendre  l'offensive.  Nous  verrons  ailleurs  les  suites  politiques  de 
cette  affaire. 

Pendant  que  les  Prussiens  attaquaient  sur  la  route  de  Châlons, 
les  Ilessois  campés  derrière  Clermont  avaient  attaqué  Dillon  aux. 
Grandes-Illettes.  L'attaque  de  ceux-ci  fut  plus  malheureuse  que 
celle  des  Prussiens,  car  ils  furent  poursuivis  jusque  dans  les  jar- 
dins de  Clermont  la  baïonnette  dans  les  reins  (1). 


(1)  Nous  avons  emprunté  cette  narration  au  Tableau  historique  de  la  guerre 
de  la  révolution ,  par  Servan,  ministre  de  la  guerre ,  aux  Mémoires  d'un  homme 
d'état,  au  Compte-Rendu  du  génénil  Dillon  ,  enfin  à  {'Histoire  de  la  révolution, 
parToulongeon.  INous  avons,  en  outre  ,  le  plan  de  toutes  les  opérations  sous  les 
yeui.  Les  auteurs  que  nous  avons  copiés  sont  tous  d'accord  sur  les  faits  ;  seule- 
ment Toulongeon  s'est  trompé  sur  quelques  dates.  (  Kote  des  auteurs.  ) 


DOCUMENS  COMPLEMENTAIRES 


AU 


MOIS  DE  SEPTEMBRE  1792. 


Il  nous  a  paru  indispensable  soit  pour  rendre  celte  collection 

plus  complète  qu'aucune  autre  qui  ail  été  faile ,  soit  pour  ne  laisser 
échapper  aucun  documenL  historique  imporlant,  soit  pour  donner 
à  nos  iecieurs  tous  les  moyens  nécessaires  pour  porter  un  juge- 
ment fondé  sur  Fépoque  que  r:0us  venons  de  décrire,  il  nous  a 
paru  indispensable  de  rapporter  les  meilleures  des  brochures 
contemporaines,  écrites  par  les  témoins  des  terribles  scènes  de 
septembio.  ?S'ou(jaret  fut  le  premier,  nous  le  croyons,  qui  forma 
une  collection  de  ce  genre  ei  ia  fil  imprimer  en  l'an  V  (1797 
vieux  style)  sous  le  titre  de  Hisloire  des  prisons  de  Paris;  celte 
collection,  quoique  volumineuse,  est  loin  d'être  aussi  complète, 
sous  le  rappoii  historique,  que  le  sera  la  nôtre.  L'éditeur  se 
laissa  entraîner  par  la  passion  de  j^laider  contre  l'époque  de  la 
terreur,  et  par  le  mode  d'intéresser  par  le  dramatique  des  scènes. 
Aussi  ne  coniient-e:le  pas  les  pièces  les  plus  iriportanies,  ni  les 
renseignemers  historiques  qui  méritent  le  plus  de  foi.  Elle  est 
trop  mélangée d'anecdoies  où  l'imaginaiion  a  la  part  principale; 
et  elle  porte  lellemenl  le  caciiet  d'un  plaidoyer,  qu'elle  repousse 
la  confiiince,  —  En  1825,  3IM.  Berville  cl  Barrière,  ont  publié 
à  leur  tour  un  volume  de  mémoires  sur  les  journées  de  septem- 
bre. Ils  le  composèrent  d'un  petit  nombre  de  brochures  contem- 
poraines, et  de  quelques  extraits.  Mais  le  même  esprit  qui  ani- 
mait IN'ogaret  dicta  si  ce  n'est  le  chuix  des  brochures,  au  moins 
les  préfaces,  les  notes  et  les  exirails.  Un  vernis  général  d'exagé- 
ration est  répandu  sur  tout  le  livre  ;  et  en  même  temps ,  la  citation 
des  textes  lui  donne  une  grande  apparence  de  vérité;  en  sorte 


I 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  71 

que,  depuis  cette  publication ,  la  plupart  des  historiens  ont  été 
entraînés  dans  les  mên:ies  excès. 

De  là  résulte  pour  nous,  selon  la  pensée  qui  préside  à  cette 
histoire ,  et  qui  consiste  à  dégager  les  faits  révolutionnaires  de 
toutes  les  passions  qqi  ont  pu  les  obscurcir,  il  en  résulte  la  né- 
cessité de  réimprimer  ces  pièces,  de  compléter  les  extraits,  et 
d'écîaircii'letout  par  radjonction  de  quelques  pièces  et  de  quel- 
ques extraits.  Ainsi  notre  collection  sera  plus  complète  qu'aucune 
autre,  sous  le  rapport  historique. 

Nous  commencerons  par  la  brochure  de  l'abbé  Sicard.  L'événe- 
ment qu'il  raconte  fit  commencer  le  massacre.  On  remarquera 
que,  dans  quelques  points,  son  récit  diffère  du  nôtre;  mais  l'on 
remarquera  aussi  que  c'est  dans  les  choses  qui  ne  lui  sont  pas 
personnelles. 

A  la  suite  nous  imprimerons  la  brochure  de  Journiac  Saint- 
Méard  qui  était  détenu  à  l'Abbaye,  elle  peut  donner  une  idée  de 
la  manière  dont  les  jugeniens  étaient  prononcés. 

Nous  placerons  après  un  extrait  de  la  relation  de  Maton-de-la- 
Varenne,  qui  était  détenu  à  ia  Force.  Celle-ci  peut  être  considérée 
comme  une  pièce  rare. 

Nous  continuerons  par  une  extrait  de  la  brochure  ayant  pour 
titre  La  vérité  loul  cniiere,  etc. ,  par  Méhée  fils,  secrétaire-gref- 
fier de  la  Commune  du  10  août;  mais  nous  n'en  supprimerons 
que  ce  qui  n'est  point  historique ,  que  ce  que  l'on  pourrait  appeler 
la  partie  purement  littéraire.  Cette  brochure  est  devenue  une 
pièce  rare;  nous  l'avons  vainement  cherchée  dans  les  bibliothèques 
publiques;  et  nous  en  devons  la  communication  a  M.  Maurin ,  au- 
quel nous  devons,  d'ailleurs,  tant  sous  d'autres  rapports.  Enfin 
nousiermineronsparlinsettion  de  diverses  petilftspièces,  dont  une 
doit  être  signalée  comme  fort  rare  :  c'est  celle  qui  a  pour  titre  : 
Histoire  des  hommes  de  proie,  ou  les  crimes  du  comité  de  swveil' 
lance,  elc.  Elle  est  curieuse  surtout  en  ce  qu'elle  raconte  l'his- 
toire intérieure  de  ce  comité  ;  elle  n'est  guère  exacte  qu'en  cela , 
ainsi  que  nos  lecteurs  pourront  le  voir  en  consultant  notre  propre 
narration, 


72  DOCTOIEXS    COMPLÉMENTAIRES. 


RELATION 


PAR  M.  L'ABBE  SICARD, 

Insliluteur  des  sourds  et  muels ,  à  un  de  ses  amis ,  sur  les  dangers 
qu'il  a  courus  les  2  et  o  septembre  1792  (1). 


Les  malheureux  événemens  des  2  et  3  septembre ,  dont  j'étais 
une  des  victimes  désignées ,  occupent  dans  mon  souvenir  une 
place  trop  importante,  pour  que  je  ne  sois  pas  toujours  prêt  à 
en  faire  le  récit  le  plus  exact.  Mais  vous  ne  vous  contentez  pas, 
ami  trop  sensible ,  de  ce  que  je  vous  en  ai  rapporté  dans  l'inlimité 
de  la  confiance,  vous  voulez  en  avoir  l'his'oire  par  écrit.  Je  dois 
trop  à  votre  bon  cœur  pour  vous  rien  refuser.  Je  vais  donc  écrire 
cette  histoire  si  déshonorante  pour  notre  siècle,  et  dont  la  posté- 
rité concevra  difficilement  toutes  les  horreurs. 

Le  serment  de  la  Constitution  civile  du  clergé,  exigé  de  tous 
les  fonctionnaires  publics  ecclésiastiques,  avait  jeté  dans  le  sanc- 
tuaire le  germe  d'une  division  fatale.  L'assemblée  constituante, 
en  décrétant  l'obligation  de  ce  serment,  laissait  les  fonctionnaires 
libres  de  le  prêter  ou  de  le  refuser.  Le  refus,  au  terme  de  la  loi, 
valait  une  démission.  Quelques-uns  le  prêtèrent.  Le  plus  grand 
nombre  s'y  refusa  et  fut  dépossédé.  La  loi  laissait  le  choix  entiè- 
rement libre  ;  et  cependant  on  donna  aux  uns  le  titre  de  bons 
citoyens  ;  les  autres  furent  appelés  réfraciaires. 

Dans  le  mois  d'août  1792,  la  même  assemblée  crut  devoir 
commander  un  second  serment  qui  fut  appelé  le  serment  de  la 
liberté  et  de  l'égalité.  Le  premier  n'était  point  dans  mes  principes 
religieux,  et  on  ne  l'exigea  pas  de  moi.  3Iais  quand  j'appris  que 
l'on  avait  décrété  un  second  serment ,  purement  civil ,  je  crus  de- 

(<)  Ce  récit  fut  publié  pour  la  première  fois  dans  un  recueil  périodique  qui 
paraissait  sous  le  litre  à' Annales  religieuses. 


JOURNÉES    DK    SEl'TEMBUi:    (  17î)2  ).  75 

voir  en  offrir  la  prestation  que  j'accompagnai  d'un  don  civique  de 
deux  cents  livres. 

C'était  l'instant  où  la  municipalité  de  Paris  remplissait  les  pri- 
sons des  malheureuses  victimes  dont  elle  avait  projeté  le  massa- 
cre. Plusieurs  sections  arrêtèrent,  par  ses  ordres,  tous  les  prê- 
tres appelés  réfractaires ,  et  ceux  qu'on  savait  avoir  quelques 
liaisons  avec  eux.  Toutes  les  haines  se  réveillèrent,  et  nul  homme 
de  bien  ne  fut  à  l'abri  de  la  suspicion. 

Je  n'avais  qu'un  seul  ennemi  dont  je  tairai  le  nom  et  l'intrigue, 
et  qui  me  devait  plus  d'un  bienfait.  Il  n'attendait  que  le  moment 
de  me  perdre;  il  se  réunit  à  quelques  factieux  dont  le  9  thermi- 
dor a  puni  les  nombreux  attentats;  il  obtient  un  mandat  contre 
moi ,  et  l'on  vient  l'exécuter  le  26  août  1792. 

C'était  le  moment  où  j'allais  faire  la  leçon  des  sourds  et  muets  ; 
j'étais  occupé  à  ma  correspondance,  quand  je  vois  entrer  dans 
mon  cabinet  un  menuisier  du  voisinage,  nommé  Mercier ,  accom- 
pagné d'un  officier  municipal,  tous  deux  suivis  d'environ  soixante 
hommes ,  armés  de  fusils ,  de  sabres  et  de  piques.  Mercier  m'an- 
nonce qu'il  vient ,  de  la  part  de  la  Commune ,  pour  me  mettre  en 
état  d'arrestation.  Je  l'écoute  de  sang-froid,  et  lui  demande  s'il 
m'est  permis  de  prendre  les  lettres  que  je  viens  d'écrire  pour  les 
envoyer  à  la  poste.  Mercier  répond  qu'il  se  saisit  de  mes  lettres 
et  qu'il  faut  môme  que  je  vide  mes  poches  pour  lui  donner  tout 
ce  qui  s'y  trouve;  qu'il  va  procéder  à  mettre  le  scellé  sur  tous 
mes  effets.  Je  demande  s'il  me  sera  permis  d'emporter  mon  bré- 
viaire, et  je  prends  en  môme  temps  un  volume  de  pluS;,  intitulé  : 
Relicjion  chrétienne  médilée  dans  le  véritable  esprit  de  ses  maximes. 
Mercier  m'arrache  ce  livre  des  mains ,  et  faisant  effort  pour  en 
lire  le  titre,  il  dit  à  chaque  mot  :  €  C'est  contre-révolutionnaire  ; 
»  il  faut  faire  meniion  daas  le  procès-verbal  que  Sicard  a  voulu 
»  prendre  ce  livre  et  l'emporter  à  la  place  de  son  bréviaire.  >  Le 
menuisier  fouilla  dans  toutes  les  armoires  ,  en  homme  du  mé- 
tier,  jusqu'à  ôier  tous  les  fonds ,  soupçonnant  qu'il  y  eût  quelque 
écrit  digne  de  sa  censure. 

Enfin  quatre  heures  s'étanl  passées  à  l'examen  et  au  scellé  de 


74  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

mes  effets ,  je  suis  mené  avec  tout  cet  appareil  militaire  au  comité 
de  ma  section  :  c'était  celle  de  l'Arsenal.  Le  comité  était  complet. 
Plusieurs  membres  ,  en  me  voyant  arriver ,  ne  purent  se  défendre 
d'une  secrète  joie.  On  me  fait  asseoir  à  l'écart;  on  se  regarde, 
et  le  rédacteur  du  procès-verbal  demande  tout  bas  au  président  ■, 
Que  dirons-nous  pour  motiver  son  arrestation  ?  —  //  n'y  a  qu'à 
dire,  répondit  le  président,  qu'il  faisait  des  rassemblemens  de  prê- 
tres chez  lui.  Personne  ne  m'adressa  la  moindre  parole.  Mercier 
seul  est  interpellé  pour  savoir  qui  me  conduirait  à  la  mairie? 
Celui-ci  répond  qu'il  a  du  monde  à  diner  et  qu'il  ne  peut  revenir 
que  fort  lard.  On  rit  de  son  scrupule,  et  on  l'invite  à  ne  revenir 
qu'à  sa  commodité.  Sicard  ,  ajoute-t-on  ,  est  fait  pour  attendre. 

On  se  relire  et  on  me  laisse  sous  la  garde  de  quelques  sans- 
culottes. 

On  revient  à  cinq  heures  pour  m'amener  au  comité  d'exécution. 
On  me  propose  de  prendre  une  voiture  pour  éviter  les  désagré- 
mens  d'être  conduit  par  des  soldats.  Je  réponds  à  Mercier  que 
si  la  honte  est  pour  moi  je  veux  la  subir  tout  entière  ;  que  si  elle 
est  pour  eux,  je  ne  dois  pas  les  y  soustraire. 

Nous  marchons  donc  à  pied  vers  la  mairie,  précédés  et  suivis 
de  baionneites. 

L'un  des  deux  officiers  ayant  affaire  dans  une  maison  près  la 
place  de  Grève,  l'autre  l'y  suivit,  et  je  me  trouvai  seul  avec  mes 
gardes  lorsqu'un  de  ces  volontaires,  étonné  de  voir  ainsi  mener 
en  prison  un  homme  dont  l'extérieur  tranquille  n'annonçait  rien 
de  crimijiel,  me  demanda  mon  nom.  Il  ne  l'eut  pas  plus  tôt  en- 
tendu ,  qu'il  leva  les  yeux  et  les  mains  vers  les  cieux ,  en  s'écriant  : 
«  Quoi!  c'est  vous  que  l'on  conduit  en  prison,  vous,  l'ami  de 
l'humanité,  le  père,  bien  plus  que  l'instituteur  des  pauvres 
sourds  et  muets  !  Et  de  quoi  vous  accuse-t-on  ?  Quel  est  donc 
votre  crime  ?  Ah  !  permeitez-moi  d'aller  admirer  vos  travaux 
quand  vous  serez  rendu  à  votre  famille  que  votre  détention  va 
désoler.  >  Je  supprime  les  plus  flatteurs  éloges  que  ce  bon  vo- 
loniaire  me  piodigua,  m'appelani,  au  gré  de  son  enthousiasme , 
je  digne  successeur  de  l'abbé  de  l'Épée ,  l'émule  de  Locke,  de 


journI^.es  de  septejibre  (1792).  75 

Gondillac,  et  m'honorant  de  divers  autres  titres  illustres  qui  flat- 
laienl  moins  mon  cœur  que  l'intérêt  même  que  cet  inconnu  pre- 
nait à  mon  sort,  ajoutant:  <  Et  c'est  vous,  homme  rare  et  pré- 
cieux ,  que  l'on  emprisonne  !  >  Lorsque  mes  deux  satellites  en 
chef  revinrent,  ils  me  traduisirent  à  la  mairie.  Je  fus  introduit 
dans  une  salle  basse  où  se  tenait  le  comité  d'exécution.  Là,  au- 
tour d'une  grande  table,  des  hommes  à  chevelure  jacobite  rece- 
vaient les  prisonniers  qui  se  succédaient  dans  cet  antre ,  pour 
être  inscrits  et  dépouillés  des  clefs  de  leurs  secrétaires  scellés  par 
les  exécuteurs  de  leurs  ordres.  On  me  fait  signe  de  m'asseoir 
dans  un  coin.  Mercier  dit  à  l'un  d'eux  :  «  Voilà  l'abbé  Sicard  que 
nous  vous  amenons;  nous  en  aurions  bien  d'autres  à  traduire,  si 
nous  avions  de  plus  grands  pouvoirs.  —  De  plus  grands  pouvoirs , 
répond  cet  homme ,  vous  n'y  pensez  pas  !  Vous  en  donner  de 
plus  grands  serait  borner  ceux  que  vous  avez  déjà.  Oubliez-vous 
donc  que  vous  êtes  les  souverains  ,  puisque  la  souveraineté  du 
peuple  vous  est  confiée  et  que  vous  l'exercez  en  ce  moment? 
Amenez-nous  donc  tous  ceux  que  vous  pourrez  découvrir.  » 

J'étais  à  jeun,  et  il  était  six  heures  du  soir,  lorsqu'un  piquet 
d'hommes  eut  ordre  de  me  mener  à  la  salie  du  dépôt.  Je  passai 
dans  la  salle  d'enregistrement  où  mon  nom  causa  la  même  sur- 
prise aux  soldats  de  mon  escorte.  Enfin  je  monte  à  celte  grande 
salle,  qui,  dans  le  temps  où  l'hôtel  de  la  mairie  était  occupé  par 
le  premier  président  du  parlement ,  servait  de  grenier  a  foin. 
Avant  que  d'entrer,  les  petits  morceux  de  papier  qui  servaient  de 
sinels  à  mon  bréviaire  furent  considérés  avec  une  singulière  at- 
tention. On  les  rapprochait  ;  on  lâchait  d'y  trouver  quelques  mots 
conlre-révoluiionnaires ;  enfin  n'y  trouvant  rien,  on  me  jeta  dans 
cette  grande  salie  remplie  d'une  foule  d'hoiiimes  de  toutes  les 
classes,  renfermés  là  sans  savoir  pour  quelle  faute.  J'avance  quel- 
ques pas  au  milieu  d'eux,  et  aussitôt,  un  vieillard  respectable, 
le  curé  de  Saint-Jean  en  Grève,  s'élance  dans  ujes  bias,  et,  ou- 
bliant ^a  propre  arreslalion,  il  ne  paraît  occupé  que  de  la  mienne. 
Plusieurs  détenus  m'enviionnent;  j'en  reçois  les  mêmes  témoi- 
gnages d'intérêt.  Je  retrouve  parmi  eux  plusieurs  connaissances 


76  DOCUME.NS   COMPLÉMENTAIRES.  j 

et  quelques  amis.  Leur  société  m'offre  les  ressources  de  l'amitié  la 
plus  dévouée.  La  nuit  arrive  ;  je  partage  le  lit  de  paille  du  respec- 
table vieillard.  J'essayais  à  peine  ce  lit  de  repos,  lorsqu'on  amène 
deux  prisonniers  chers  à  mon  cœur,  et  employés  à  mon  institu- 
tion. L'un  éiait  un  prêtre,  mon  instituteur  adjoint,  nommé  Laii- 
renl,  l'homme  le  plus  doux,  le  plus  vertueux  et  le  plus  coura- 
geux. L'autre  éiait  un  surveillant  laïc,  nommé  Labrouche,  que 
son  amitié  pour  moi  avait  rendu  suspect,  t  Me  voilà  donc  associé 
à  votre  persécution ,  comme  je  l'étais  à  vos  principes ,  mon  cher 
maître,  me  dit  l'abbé  Laurent;  que  je  me  trouve  heureux  d'avoir 
été  jugé  digne  de  souffrir  persécution  pour  une  si  belle  cause  !  » 

Cependant  les  sourds  et  muets  mes  élèves,  auxquels  j'avais  été 
ravi,  ne  pouvaient  se  consoler  de  cet  enlèvement.  Ils  vinrent  le 
lendemain  matin  à  ma  prison,  me  demander  la  permission  de  me 
réclamer  à  la  barre  de  l'assemblée.  Massieii  (1) ,  en  me  voyant 
renfermé  et  gardé  comme  un  criminel ,  fit ,  en  présence  des  gar- 
des de  la  prison,  des  signes  d'un  intérêt  si  touchant ,  qu'il  les  at- 
tendrit tous.  11  me  remit  une  copie  de  la  pétition  qu'il  allait  faire 
à  l'assemblée.  En  voici  le  précis  : 

c  Monsieur  le  président,  on  a  enlevé  aux  sourds  et  muets  leur 
instituteur,  leur  nourricier  et  leur  père.  On  l'a  enfermé  dans 
une  prison,  comme  s'il  était  un  voleur,  un  criminel.  Cependant 
il  n'a  pas  tué ,  il  n'a  pas  volé  ;  il  n'est  pas  mauvais  citoyen.  Toute 
sa  vie  se  passe  à  nous  instruire ,  à  nous  faire  aimer  la  vertu  et  la 
patrie.  11  est  bon,  juste  et  pur.  Nous  vous  demandons  sa  liberté; 
rendez-le  ix  ses  enfans ,  car  nous  sommes  ses  fils.  Il  nous  aime 
comme  s'il  était  notre  père.  C'est  lui  qui  nous  a  appris  ce  que 
nous  savons.  Sans  lui ,  nous  serions  comme  des  animaux.  Depuis 
qu'on  nous  l'a  ôté,  nous  sommes  tristes  et  chagrins.  Rendez- 
nous-le;  vous  nous  ferez  heureux.  » 

Cette  lettre,  portée  à  la  barre  par  Massieu ,  fut  lue  par  un  se- 
crétaire et  couverte  d'applaudissemens.  Un  décret  fut  rendu, qui 

(4)  Tons  ceux  qui  connaissent  mes  leçons  connaissent  les  talens  distingués  de 
ce  jeune  sourd  et  muet,  aussi  intéressant  par  les  diverses  conceptions  de  son  es- 
prits que  par  les  affections  de  son  cœur.  (  A'ote  de  l'abbé  Sicard.  ) 


JOCRNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  77 

ordonnail  au  ministre  de  l'intérieur  de  rendre  compte  au  plus  tôt 
à  l'assemblée  des  motifs  de  l'arrestalion  de  l'insliluleur  des  sourds 
et  muets. 

Un  jeune  homme,  appelé  Duhamel,  nommé  depuis  un  de  mes 
adjoints,  alla  se  joindre  aux  sourds  et  muets  à  la  barre,  s'offrit 
en  otagre,  et  demanda  à  pouvoir  se  constituer  prisonnière  ma 
place.  Ce  trait  de  courage  fut  très-applaudi. 

Cependant  les  jours  se  passent  sans  que  le  décret  rendu  en  ma 
faveur  reçoive  aucune  exécution.  Nous  louchions  au  2  septembre, 
quarante-huit  heures  avant  le  terrible  discernement  qui  devait  se 
faire  daus  la  prison  de  la  mairie.  Manuel,  alors  procureur  de  la 
Commune ,  est  annoncé  :  il  est  aussitôt  entomé  de  la  plupai  t  des 
prisonniers  qui  espéraient  savoir  de  lui  quelque  chose  de  positif 
sur  leur  destinée.  Voici  le  discours  perfide  que  leur  tint  ce  scélé- 
rat :  «  Je  viens,  messieurs,  vous  apporter  des  paroles  de  paix  et 
de  consolation  ;  dans  trente-six  heures ,  vous  recevrez  de  la  mu- 
nicipalité le  détail  des  mesures  d'exécution  de  la  loi  de  la  dépor- 
tation, à  laquelle  sont  condamnés  tous  ceux  qui  n'ont  pas  fait  le 
serinent  civique,  et  douze  heures  après  vous  serez  libres,  et  vous 
aurez  quinze  jours  pour  vous  préparer  à  votre  voyage.  Mais  il 
faudra  que  chacun  prouve  qu'il  est  prêtre;  car  l'avantage  de  sor- 
tir en  ce  moment  de  la  France  est  une  faveur  que  bien  des  gens 
enviraient.  » 

Quelques  détenus ,  se  montrant  sensibles  à  l'honnêteté  préten- 
due d'un  tel  discours,  en  furent  improuvés  par  le  plus  grand 
nombre,  qui  n'osèrent  trop  se  fier  aux  paroles  d'un  Manuel. 

Nos  momens  s'écoulaient  dans  la  paix  et  la  tranquillité  de  nos 
âmes.  Nos  enireiiens,  exempts  du  moindre  sentiment  haineux, 
et  n'ayant  pour  but  que  notre  propre  réforme,  roulaient  sur  la 
morale,  sur  nos  devoirs,  sur  l'espérance  que  nos  principes, 
comme  nos  intentions,  sciaient  un  jour  mieux  connus,  et  qu'on 
leur  rendrait  alors  plus  de  justice.  Chacun  faisait  ensuite  des 
projets  pour  l'avenir.  Je  résolus,  si  l'on  me  déportait,  de  me  re- 
tirer dans  une  ville  capitale,  où  l'on  me  pressait  d'aller  londer  un 
établissement  pour  les  sourds  et  muets.  Je  l'écrivais  à  un  de  mes 


78  DOCUME.NS   COMPLÉMENTAIRES. 

amis.  Il  éiait  question  de  faire  passer  celte  lettre;  elle  fut  arrêtée 
à  la  porte.  L'officier  de  garde  me  dit  en  la  lisant  :  f  Que  cette 
lettre  ne  pouvait  passer  ;  qu'il  ne  pouvait  être  permis  à  aucun 
Français  d'à'!  •  porter  à  des  étrangers  une  découverte  quelcon- 
que. —  Oh  !  lui  dis-je,  si  vous  saviez  ce  que  c'est  que  celle  dé- 
couverte !  c'est  l'art  d'instruire  Ips  pauvres  sourds  et  muets.  — 
Oh  !  si  ce  n'est  que  cela ,  me  répondit-il,  votre  lettre  peut  passer 
et  vous  pounez  partir.  » 

L'annonce  de  Manuel  se  réalisa  en  partie.  Nous  reçûmes  la 
publication  de  la  loi  de  déportation  avec  les  mesures  d'exécution 
arrêtées  par  la  municipalité.  Douze  heures  se  passent  encore. 
L'en  ne  parle  plus  que  des  préparatifs  du  départ  et  des  moyens 
de  se  rendre  son  exil  plus  lolérable.  Trois  conuiiissaires  se  pré- 
sentent le  samedi ,  veille  du  12  septembre ,  pour  prendre  les  noms 
de  ceux  qui  vont  être  mis  en  liberté.  On  les  entoure ,  on  les 
presse.  C'est  à  qui  donnera  son  nom  pour  le  faire  inscrire  sur  la 
fatale  liste.  Un  de  mes  adjoints,  Laurent,  est  le  premier.  Je 
causais  avec  un  nouvel  ami  que  je  m'étais  fait  dans  les  prisons  j 
lorsqu'on  vient  me  reprocher  ma  lenteur  à  me  faire  inscrire.  Je 
m'avance,  et  je  donne  mou  nom.  On  l'écrit;  il  me  vint  alors  à 
l'idée  d'ajouter  que  je  suis  l'instituteur  des  sourds  et  muets.  On 
me  dit  que  je  ne  puis  sortir  ce  jour-là  avec  les  autres  j  et  l'on 
efface  mon  nom.  Le  surveillant  Labrouche  veut  donner  le  sien; 
on  lui  demande  s'il  est  employé  dans  mon  insiitulion,  et  sur  sa 
réponse  affirmative ,  on  refuse  de  l'Inscrire. 

Que  milait-il  penser  d'une  exception  aussi  extraordinaire  ?  Je 
crus  que  les  motifs  de  mon  arrestation  n'étant  pas  encore  com- 
muniqués à  l'assemblée,  j'étais  retenu  jusqu'à  ce  qu'ils  le  fussent. 
Tous  mes  camarades,  devenus  mes  amis,  nie  quittèrent  en  m'em- 
brassant.  Tous  me  téii.oignerenl  leur  douleur  de  nie  laisser.  Un 
d'eux  surtout  me  donna  les  plus  grandes  marques  de  tendresse. 
Rien  ne  rapproche  tant  que  l'idée  d'infortune.  «  Nos  écux  âmes, 
me  dit  il ,  s'etaif-nt  collées  t'uue  à  l'autre  ;  elles  s'étaient  touchées 
par  tous  les  points.  Je  viendrai  vous  revoir,  ajoutait-il.  Mon 


JOURNÉES   DÉ   SEPTEMBRE  (1792).  79 

cœur  demeure  auprès  de  vous  ;  nous  ne  pouvons  plus  vivre  sé- 
parés. » 

Toute  la  prison  devint  en  un  instant  un  vrai  désert.  J'y  étais 
resté  seul  avec  le  surveillant  Labrouche  et  un  ancien  avocat  au 
parlement  de  Paris,  nommé  Mari'in  de  Marivaux.  Cette  salle 
énorme  me  parut  couverte  d'un  voile  funèbre,  et  rien  ne  fut 
plus  triste  pour  moi  que  cette  affreuse  solitude. 

Mais  bientôt  elle  devait  être  remplie  par  de  nouvelles  victimes. 
La  nuit  du  1"  au  2  septembre ,  je  vis  arriver  vingt-quatre  pri- 
sonniers qui  prirent  la  place  de  ceux  qui  m'avaient  quitté.  Je 
crus  que  mes  camarades  avaient  obtenu  leur  liberté  et  qu'ils  s'é- 
taient retirés  chez  eux. 

Quelle  fut  ma  surprise!  quand,  le  lendemain ,  ceux  qui  ve- 
naient régulièrement  visiter  leurs  amis  dans  la  prison  revinrent 
pour  les  voir.  «  Vous  les  trouverez  chez  eux,  disais-je  à  tous 
ceux  qui  se  présentaient;  on  vint  hier  au  soir  les  mettre  en 
liberté.  —  Ils  ne  sont  pas  chez  eux,  me  répondirent-ils,  nous  en 
venons. — Peut-être  ont-ils  été  transférés  dans  une  autre  prison.» 
Ils  étaient  en  effet  à  l'Abbaye.  On  revint  m'en  apporter  la  fâ- 
cheuse nouvelle.  J'en  fus  consterné. 

Cependant  le  ministre  de  i'intéi  ieur  avait  fait  demander  à  Pé- 
tioD,  alors  maire  de  Paris,  les  moiils  de  mon  arrestation.  11 
avait  répondu  que  cela  ne  le  regardait  pas;  qu'il  fallait  s'adres- 
ser au  comité  d'exéculion.  Le  comi'.é  répondit  à  son  tour  que 
les  scellés  ayant  été  apposés  sur  mes  papiers,  on  n(;  pouvait  ren- 
dre compte  de  ces  motifs.  C'était  un  prétexte  imaginé  pour  justi- 
fier le  refus.  On  n'ignorait  pas  à  la  mairie  que  l'assemblée  légis- 
lative voulait  me  sauver,  si  mes  accusateurs  ne  pouvaient  rien 
prouver  contre  u;oi  ;  et  l'on  voyait  bien  que  les  motifs  de  mon 
arrestation  ne  seraient  pas  trouvés  suffisans.  L'assemblée  géné- 
rale de  la  section  de  l'Arsenal  avait  d'ailleurs  rendu  la  veille  un 
arrêté  qui  invitait  toutes  les  autorités  constituées  àme  faire  subir 
la  loi  dans  toitle  son  étendue,  *  attendu  qu'il  était  prouvé  que 
j'étais  un  fauteur  de  la  tyrannie;  que  j'entretenais  correspon- 
dance avec  les  tyrans  coalisés  ;  (|u'il  fallait  se  hâter  de  me  dcsti- 


80  BOCCMENS    COMPLÉMENTAIRES. 

tuer  et  de  me  remplacer  par  le  savant  et  modeste  Salvan.  >  Il  fut 
dit,  en  outre ,  que  cet  arrêté  serait  porté  sur-le-champ  à  tous  les 
guichetiers  des  prisons,  à  la  Commune  ,  etc. 

On  doit  se  rappeler  qu'au  moment  ou  l'on  vint  opérer  la  trans- 
lation des  prisonniers  de  la  mairie  à  l'Abbaye,  je  fus  excepté  du 
nombre  des  transférés.  Il  est  évident  que  l'on  voulait  alors  me 
sauver.  3Iais  l'arrêté,  rendu  par  trois  scélérats  de  la  section  de 
l'Arsenal,  dans  la  nuit  qui  précéda  le  2  septembre,  avait  changé 
toutes  ces  bonnes  dispositions.  Ma  perte  venait  une  seconde  fois 
d'être  jurée.  Déjà  on  se  disposait  à  l'affreux  massacre  ;  nous  tou- 
chions au  moment  fatal.  On  nous  apporte  à  dîner,  il  était  deux 
heures;  on  entend  tirer  le  canon  d'alarme,  chacun  des  prison- 
niers s'en  étonne,  un  trouble  subit  agite  toutes  les  âmes;  tout  y 
jette  l'épouvante  et  l'horreur. Un  de  nous,  inquiet,  agité,  se  porte 
vers  une  fenêtre  ;  il  dislingue  plusieurs  soldats  dans  la  cour  de  la 
mairie.  Il  leur  demande  la  cause  de  ce  canon  d'alarme  :  <  C'est, 
lui  dit-on,  la  prise  de  Verdun  par  les  Prussiens.  >  C'était  une 
fausseté;  Verdun  ne  fut  pris  que  quelques  jours  après.  Tout  le 
monde  sait  aujourd'hui  que  le  canon  d'alarme  devait,  dans  ce 
jour  de  sang,  être  le  signal  du  massacre.  Tous  les  assassins 
avaient  ordre  de  commencer  les  égorgemens  au  troisième  coup. 

A  l'instant  même,  des  soldats  avignonnais  et  marseillais  se 
précipitent  en  foule  dans  notre  prison.  Ils  renversent  les  ta- 
bles ,  nous  saisissent  et  nous  jettent  dehors,  sans  nous  donner  le 
temps  de  prendre  nos  effets.  Réunis  dans  la  cour,  ils  nous  annon- 
cent qu'on  va  nous  conduire  à  l'Abbaye,  où  nos  camarades  avaient 
été  transférés  la  veille.  Ils  nous  proposent  de  nous  y  rendre  en  voi- 
ture ou  à  pied;  Mariïn  de  Marivavx  demande  d'y  aller  en  voilure. 
J'étais  perdu,  avant  d'y  arriver,  si  j'avais  préféré  tout  autre 
moyen.  On  fart  venir  six  voitures;  nous  étions  vingt-quatre  pri- 
sonniers. Ici  tous  les  détails  deviennent  précieux  ;  c'est  à  la  ré- 
union desnioindres  événemens  que  j'ai  dû  ma  vie.  J'allais  laisser 
mes  camarades  prendre  les  premières  places  de  la  première  voi- 
lure ,  et  il  importait  à  mes  jours  de  choisir  la  première.  Martin 
de  Marivaux  me  fit  monter;  il  prit  la  deuxième  place,  puis  un 


JOURNÉES   DE  SEPTEMBRE   (1792).  81 

autre  la  troisième.  Nous  occupions  le  fond  ;  Labrouche,  sur- 
veillant de  mon   institution,   piit  la  quatrième;  deux  autres 
prisonniers  montèrent  après  lui.  Nous  voilà  six  dans  celle  pre- 
mière voiture  ;  les  autres  prisonniers  remplissent  les  cinq  autres. 
On  donne  le  signal  du  départ ,  en  recommandant  à  tous  les  co- 
chers d'aller  très-lentement,  sous  peine  d'être  massacrés  sur 
leurs  sièges ,  et  en  nous  adressant  mille  injures  :  les  soldais  qui 
devaient  nous  accompagner,  nous  annoncent  que  nous  n'arrive- 
rons pas  jusqu'à  l'Abbaye;  que  le  peuple,  à  qui  ils  vont  nous  li- 
vrer, se  fera  enfin  justice  de  ses  ennemis  et  nous  égorgera  dans 
la  route.  Ces  mots  terribles  étaient  accompagnés  de  tous  les  ac- 
cens  de  la  rage  et  de  coups  de  sabres ,  de  coups  de  piques ,  que 
ces  scélérats  assénaient  sur  chacun  de  nous.  Les  voitures  mar- 
chent :  bientôt  le  peuple  se  rassemble  et  nous  suit  en  nous  insul- 
tant. «  Oui ,  disent  les  soldats,  ce  sont  vos  ennemis,  les  complices 
de  ceux  qui  ont  livré  Verdun  ;  ceux  qui  n'attendaient  que  votre 
départ  pour  égorger  vos  enfans  et  vos  femmes.  Voilà  nos  sabres 
et  nos  piques  ;  donnez  la  mort  à  ces  monstres.  > 

Qu'on  imagine  combien  le  canon  d'alarme,  la  nouvelle  de  la 
prise  de  Verdun  et  ces  discours  provocateurs  durent  exciter  le 
caractère  naturellement  irascible  d'une  populace  égarée,  à  la- 
quelle on  nous  dénonçait  comme  ses  plus  cruels  ennemis.  Celte 
multitude  effrénée  grossissait,  de  la  manière  la  plus  effrayante, 
à  mesure  que  nous  avancions  vers  l'Abbaye  par  le  Pont-Neuf,  la 
rue  Dauphine  et  le  carrefour  de  Bussy.  Nous  voulûmes  fermer 
les  portières  de  la  voiture  ;  on  nous  força  de  les  laisser  ouvertes, 
pour  avoir  le  plaisir  de  nous  outrager.  Un  de  mes  camarades  re- 
çut un  coup  de  sabre  sur  l'épaule  ;  un  autre  fut  blessé  à  la  joue; 
un  autre  au-dessus  du  ne/.  J'occupais  une  des  places  dans  le 
fond  ;  mes  compagnons  recevaient  les  coups  qu'on  dirigeait  contre 
moi.  Qu'on  se  peigne,  s'il  se  peut,  la  siluaiion  de  mon  ame 
pendant  ce  pénible  voyage....  Le  sang  de  mes  camarades  com- 
mençant à  couler  sous  mes  yeux  ,  sans  défense,  au  milieu  d'une 
populace  excitée  par  ceux  même  qui  semblaient  proposés  à  no- 
ire garde ,  je  croyais  à  chaque  instant  que  nous  allions  être  mas- 
T.  xvin.  (j 


82  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

sacrés.  Eh!  quelle  raison  y  avait-il  pour  que  cela  ne  fût  pas? 
Qui  pouvait  s'y  opposer? 

Ènlin  ndiis  arrivons  à  l'Abbàye  ;  les  é{îorgeurs  nous  y  atten- 
daient. Celait  par  nous  qu'ils  avaient  ordre  de  commencer.  La 
cour  était  pleine  d'une  foule  imrtierise  :  on  entoure  nos  voitures; 
un  de  nos  camarades  croit  pouvoir  s'échapper,  il  ouvre  la  por- 
tiëre  et  s'élance  du  inilieu  de  la  foule  ;  il  est  aussitôt  égorgé.  Un 
second  fait  le  même  essai  ;  il  fend  la  presse  et  allait  se  sauver  ; 
mais  les  égorgeurs  tombent  sur  cette  nouvelle  victime  et  le  sang 
coule  encore.  Un  troisième  n'est  pas  plus  épargné.  La  voilure 
avançait  vers  la  salle  du  comité;  un  quairième  veut  é,';a!ement 
sertir,  H  hfynl  un  coup  de  sabre  qui  ne  l'empèclie  pas  de  se  re- 
tirer et  de  chercher  un  asile  dans  le  comité  (1).  Les  égorgeurs 
imaginent  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  faire  dans  cette  piemière  voiture; 
ils  ont  tué  uois  prisonniers,  ils  ont  blessé  le  quaiiième,  ils  ne 
croient  pas  qu'il  y  en  ait  un  de  plus,  et  ils  se  portent,  avec  la 
même  raige,  sor  la  seconde  voilure. 

Revenu  de  cette  stupeur  dans  laquelle  le  massacre  de  mes  ca- 
marades m'avait  jeté ,  je  ne  vois  plus  à  mes  côtés  les  monstres  qui 
assouvissaient  leur  fureur  et  leur  rage  sur  d'autres  inforlimés. 
Je  saisis  le  nioment;  je  m'élance  de  la  voiture,  et  je  me  précipite 
dans  les  bras  des  membres  du  comité.  Ali!  messieurs,  leur  dis-je, 
sauvez  linmalheûreux.  Les  commissaires  me  rejettent.  Allez-vous- 
en,  me  disent-ils,  voulez-vous  tious  faire  massacrer?  J'étais  perdu 
si  l'un  d'eux  ne  m'eût  reconnu.  Ah!  s'écrie-t-il ,  c'est  l'abbé  Si- 
card.  Eh!  comment  élïez-vous  là?  Entrez ,  nous  vous  sauverons 
aussi  lông-lemps  ijue  nous  pourrons.  J'entre  dans  la  salle  du  comité, 
où  j'aurais  été  en  sûreté  avec  le  seul  de  mes  camarades  qui  s'était 
sativé;  mais  unei^mme  m'avait  vu  entier.  Elle  court  me  dénon- 
cer aux  égotgeurs.  Ceux-ci  continuaient  leurs  massacres.  Je  me 
crus  oublié  pendàînt  quelques  minutes;  mais  voilà  qu'on  frappe 

.  I)  Le  comité  dont  il  est  ici  quesiioa  n'était  ni  le  tribunal  qui  siégeait  sous  les 
guichets,  ui  lecumité  d'exécution  doul  l'abbé  Sicard  a  parlé  plus  haut  (page  74); 
mais  un  comité  qui,  chargé  des  affaires  civiles  de  la  section  des  Quatue-Nalions, 
tM^ait  dans  ce  moment  ses  séances  dans  cette  redoutalMe  enceinte.  ÇJSote  des  aut.) 


4 


JOURNÉES   DE  SEPTEMBRE  {  4792).  83 

rudement  à  la  porte  et  que  l'on  demande  les  deux  prisonniers. 
Je  me  crois  perdu  ;  je  tire  ma  montre  et  je  la  présente  à  l'un 
des  conimiss^iires.  Vous  la  reineltrez,\ini\\s-le,  cm  preniier sourd 
et  muet  qui  viendra  vous  demander  de  mes  nouvelles.  Jetais  bien 
sûr  que  cette  montre  irait  à  sa  destination.  Je  connaissais  l'atta- 
chement de  Massieu  (1);  c'était  le  nommer  que  de  faire  celte  re- 
commandation. 

Le  commissaire  refuse  la  montre.  //  n'est  pas  temps  de  prendre 
ainsi  votre  parti,  le  danger  n'est  pas  encore  assez  pressant,  me 
dit-il,  je  vous  avertirai. 

Cependant  les  coups  bientôt  redoublèrent  à  la  porte;  on  est 
prêt  de  l'enfoncer.  Je  présente  une  seconde  fois  ma  montre  avec 
la  même  prière.  A  présent,  me  dit  le  eomiiiissaire,  à  la  bonne 
heure;  je  la  remettrai  à  celui  que  vous  dites. 

La  remise  de  ma  montre  était  une  espèce  de  testament  de  mort. 
11  ne  me  restait  plus  rien  à  laisser  à  mes  amis.  Je  me  mis  à  ge- 
noux et  je  fis  à  Dieu  le  sacrifice  de  ma  vie.Apeineeus-je  fini  mon 
offrande,  je  me  lève  et  j'embrasse  mon  dernier  camarade  :  Ser- 
rons-nous, mourons  ensemble ,  la  porte  vu  s'ouvrir,  les  bourreaux 
sont  là,  lui-dis-je,  nous  n'avons  pas  à  vivre  cinq  minutes. Eni\n  la 
porte  s'ouvre.  Quels  hommes  se  précipitent  sur  nous!  Quelle 
rafïc!  Leur  fureur  les  égare  quelques  momens,  J'étais  au  milieu 
des  commissaires,  vêtu  comme  eux,  peut-élre  moins  agité  et 
l'ame  plus  trantjuillc  Ils  s'y  trompèrent  d'abord  ;  mais  un  pri- 
sonnier qui  s'éiait  échappé,  et  que  les  Ilots  de  cette  horrible 
horde  avaient  transporté  dans  la  salle,  est  reconnu.  Je  le  suis 
aussi ,  deux  hommes  à  piques  s'écrient  :  «  Les  voici  ces  deuxb... 
que  nous  cherchons.  »  Aussitôt  l'un  prend  ce  prisonnier  aux  che- 
veux, et  l'auire  enfonce  à  linstant  su  pique  contre  sa  poitrine  et 
le  renverse  mort  à  mes  côtés;  son  sang  ruisselle  dans  la  salle,  et 
le  mien  allait  couler  ;  déjà  îa  pique  était  lancée,  qujind  un  homm.ç., 
dont  le  nom  doit  m'êlre  si  cher,  averti  par  ses  enfans  qu'on  mas- 
sacrait à  l'Abbaye  et  qu'on  parlait  de  l'abbé  Sicard,  accourt, 
fend  la  foule,  et,  se  piécipilant  entre  la  pique  et  moi,  découvre 

(1)  L'él^Te  si  cher  à  nicn  cœur,  déjà  nommé.  (Noie  de  l'abbé  Sicard.  ) 


84  DOCUMENS    C0MPLÉMEJXTAIRR9. 

i!>a  poitrine  :  «Voilà ,  dil-il  au  monstre  qui  allait  m'égorger,  voilà 
la  poitrine  par  où  il  faut  passer  pour  aller  à  celle-là.  C'est  l'abbé 
Sicaid,  un  des  hommes  les  plus  utiles  à  son  pays,  le  père  des 
sourds  et  muets  :  il  faut  passer  sur  mon  corps  pour  aller  jusqu'à 
Iui„  > 

Ces  mots ,  prononcés  avec  l'accent  du  courage  et  du  patrio- 
tisme, firent  tomber  la  pique  des  mains  du  meurtrier.  Mais  ce 
n'était  là  qu'un  danger  évité.  La  rage  était  sur  tous  les  visages, 
et  je  n'aurais  fait  (jue  retarder  ma  perte ,  quand  je  m'avisai  d'un 
moyen  qui  pDuvait  l'accélérer,  si  la  Providence  m'avait  inspiré 
moins  de  sang-froid  et  de  courage. 

Presque  tous  les  égorgeurs  étaient  dans  la  cour  intérieure  sur 
laquelle  donnaient  les  croisées  du  comité.  C'était  ceux-là  qu'il 
fallait  gagner  ;  ils  étaient  pour  moi  les  seuls  arbitres  de  la  mort 
et  de  la  vie.  Je  monte  sur  une  croisée,  et  là  demandant  un  mo- 
ment de  silence  à  une  troupe  effrénée,  je  la  harangue  ainsi: 
<  Mes  amis,  voici  un  innocent  ;  le  ferez- vous  mourir  sans  l'avoir 
entendu  ?  —  Vous  étiez  ,  s'écricrent-ils ,  avec  les  autres  que  nous 
venons  de  tuer  ;  donc  vous  êtes  coupable  comme  eux. — Ecoutez- 
moi  un  instant,  rcp!iquai-je  ;  et  si,  après  m'avoir  entendu,  vous 
décidez  ma  mort ,  je  ne  m'en  plaindrai  point.  Ma  vie  est  à  vous. 
Apprenez  plutôt  qui  je  suis ,  ce  (jue  je  fais  ,  et  puis  vous  pronon- 
cerez sur  mon  sort.  Je  suis  l'abbé  Sicard.  >  (  Ici  plusieurs  spec- 
tateurs s'écrient  :  «  C'est  l'abbé  Sicnrd ,  le  père  des  sourds  et 
muets,  il  faut  l'écouter  \  *  )  ie  continue:  «  J'instruis  les  sourds 
et  muets  de  naissance  ;  et  comme  le  nombre  de  ces  infortunés  est 
plus  grand  chez  les  pauvres  que  chez  les  riches ,  je  suis  plus  à 
vous  qu'aux  riches.  »  Je  suis  interrompu  par  une  voix  qui  s'écrie  : 
«  Il  faut  sauver  l'abbé  Sicard ,  c'est  un  homme  trop  utile  pour  le 
faire  périr.  Sa  vie  tout  entière  est  employée  à  faire  de  grandes 
œuvres;  non,  il  n'a  pas  le  temps  d'être  conspirateur.  »  Tous 
répètent  ces  dernières  paroles,  et  tous  ajoutent  à  la  fois  :  «  11  faut 
le  sauver,  il  faut  le  sauver  ! 

Aussitôt  les  égorgeurs ,  qui  attendaient  derrière  moi  l'effet  de 
mon  discours,  me  prennent  dans  leurs  bras  et  me  portent  au  mi- 


JOURNÉES    DE   SEPTEMBRE  (  1792  ).  $5 

lieu  de  cette  troupe  de  meurtriers  qui  tous  m'embrassent  cl  me 
proposent  de  me  reconduire  en  Iriomplie  chez  moi.  Comment  se 
peul-il  que  je  me  refusasse  à  cette  proposition  qui  me  rendait 
aussitôt  à  la  vie  et  à  la  liberté?  Un  scrupule  de  justice  m*enga/;e 
à  préférer  une  prison  nouvelle.  Je  dis  à  mes  juges ,  qui  voulaient 
être  mes  sauveurs  ,  qu'une  autorité  constituée  m'avait  l'ait  pii- 
sonnicr,  que  je  ne  pouvais  cesser  de  l'être  que  par  un  jugement 
légal  d'une  autorité  constituée.  On  me  pressa ,  je  résistai  ;  on  me 
ramena  au  comité  ;  j'y  trouve  cet  énergique  patriote,  cet  horloger 
courageux  qui  me  fit  un  rempart  de  son  corps.  Je  lui  deniande 
son  adresse  et  son  nom,  et  aiissitôt,  sans  l'en  prévenir  (  sa  mo- 
destie ne  l'aurait  pas  permis  ),  j'écris  au  président  de  l'assemblée 
la  lettre  suivante  : 

«  Monsieur  le  président ,  l'assemblée  nationale  n'apprendra 
pas  sans  douleur  le  massacre  de  plusieurs  citoyens  qui,  détenus 
depuis  p'usieurs  jours  à  la  chambre  d'an  et  de  la  .mairie,  étaient 
transférés  à  celle  de  l'Abbaye-Saint-Germain-des-Prés.  Je  m'em- 
presse de  faire  entendre  la  faible  voix  de  ma  reconnaissance  en 
faveur  du  citoyen  courageux  à  qui  je  dois  la  vie  :  C'est  Monnot, 
horloger,  rue  des  Petits-Augnsiins. 

»  Dix-sept  infortunés  avaient  été  égorgés  sous  mes  yeux.  La 
force  publique  n'avait  pu  les  sauver,  et  j'allais  périr  comme  eux. 
Le  brave  Monnot  s'est  placé  devant  moi  ;  il  a  ouvert  sa  poitrine 
et  a  dit: 

»  Voilà,  concitoyens ,  la  poitrine  qu'il  faut  frapper,  avant  d'aller 
jusqu'à  celle  de  ce  bon  ciloijen.  Vous  ne  le  connaissez  pas,  mes 
amis!  F'ous  allez,  le  respecter,  i aimer,  tomber  aux  pieds  de  cet 
homme  sensible  et  bon,  quand  vous  saurez  son  nom.  C'est  le  suc- 
cesseur de  l'abbé  l'Epée,  l'abbé  Sicard.  Le  peuple  ne  se  calmait  pas; 
il  croyait  qu'on  voulait,  sous  mon  nom,  sauver  la  vie  d'un  traître. 
J'ai  osé  m'avancer  moi  même,  et,  monté  sur  une  estrade,  parler 
au  peuple ,  n'ayant  pour  toute  défense  que  le  courage  de  l'in- 
nocence et  ma  confiance  ferme  dans  ce  peuple  t'garé. 

»  J'ai  dit  mon  nom  et  mes  fonctions.  Je  me  suis  prévalu  de  la 
protection  spéciale  de  l'assemblé?  nationale  en  faveur  de  l'insti- 


^C  DOCUMJiNS  COMPLÉMBMAIRtS 

tution  des  sourds  et  muets  et  du  chef  de  celte  institution.  Des  ap- 
plaudissemens  réitérés  ont  succédé  à  des  cris  de  rajje.  J'ai  été  mis, 
par  le  peupie  lui-même,  sous  ia  sauve^jarde  de  la  loi ,  ei  accueilli 
comme  un  bienfaiteur  de  l'humanitë  par  tous  les  commissaires  de 
la  section  des  Qualros-IN'ations,  qui  doit  être  glorieuse  d'avoir  des 
Monnol  dans  son  sein. 

>  Permettez,  monsieur  le  président,  que  je  confie  à  l'assem- 
blée nationale  le  témoignage  de  ma  reconnaissance  pour  donner 
à  une  action  aussi  généreuse  la  plus  grande  publicité  possible. 
Une  nation  chez  laquelle  des  citoyens  tels  que  ceux  à  qui  je  dois 
la  vie ,  ue  sont  pas  rarf,s,  doit  être  invincible.  ^Uconter  de  pareils 
actes  d'héroïsme;,  est  remplir  un  devoir;  les  sentir,  sans  pouvoir 
exprimer  l'admiration  (ju'ils  excitent,  et  ne  jamais  les  oublier, 
c'est  l'état  de  mon  ame,  plus  satisfait  de  vivre  avec  de  pareils  ci- 
toyens ,  que  d'avoir  échappé  à  la  mort.  Je  suis ,  etc. 

«  A  l'Abbaye  Saint-Cierniaia.le  2  septembre  1792.  » 

Celte  lettre  fut  apportée  v,\i  président  de  l'assemblée  législa- 
tive par  un  des  concierges  de  l'Abb^ive.  Elle  fut  lue  publiquement, 
et  suivie  d'un  décret  qui  déclarait  que  Monnot,  pour  avoir  sauvé 
l'instituteur  des  sourds  et  muets,  avait  bien  mérité  de  la  patrie. 
On  m't  nvoya  trois  copies  de  ce  décret  :  une  pqur  mon  libérateur, 
une  poui'  le  cosnité  de  la  sectio;.' ,  une  pour  moi. 

(jÇ  coipité  était  alors  rassemblé.  On  massacrait  gousses  fenêtres, 
dans  les  cours  de  i' Abbaye,  tous  le§  pi  jspnrij^ç^^s  qu'pn  allait  cher- 
cher dans  la  grande  prison  ;  et  les  njenibrcs  du  comité  délibé- 
raient tranquillement  ctsaps  se  troubler  sur  les  affaires  publiques, 
et  sans  faire  aucune  attention  aux  cris  des  yictimes  dont  le  sang 
ruisselait  dans  la  cour.  On  apportait  sur  la  table  du  comité  les 
bijoux ,  'es  portefeuilles,  les  mouchoirs  dégouttans  de  sang,  trou- 
vés dans  les  poches  de  ces  infortunés.  J'étais  assis  autour  de  celle 
njême  table  ;  on  me  vit  IVcmir  à  celle  vue.  Le  président  (  le  ci- 
toyen Jourdan)  témoigna  le  même  sentiment.  Un  des  commis- 
saires nous  adressant  la  parole:  Le  sanc^  des  ennemis,  nous  dit-il, 
est,  pour  les  yeux  des  patriotes,  l'objet  qui  les  flatte  le  plus.  Le 


i 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  87 

président  Jourdan  et  moi  ne  pûmes  retenir  un  mouvement  d'hor- 
reur. 

Un  de  ces  boiiireaux,  les  bras  retroussés,  armé  d'un  sabre 
fumant  de  sang  ,  entre  d^ns  l'enceinie  où  délibérait  ce  comité. 
€  Je  viens  vous  demander  pour  nos  braves  iVères  d'armes  qui 
égorgent  ces  aristocrales,  s'écrie-l-i!,  les  souliers  que  ceux-ci  ont 
à  leurs  pieds.  Nos  braves  frères  sont  nu-pieds,  et  ils  parlent  de- 
main pour  les  fronlfères.  ^  Lesdelibérans  se  regardent,  et  ils  ré- 
pondirent tous  à  la  Ibis  :  «  Rien  n'est  plus  juste  ;  accordé.  • , 

A  celle  demande  en  succède  une  autre  :  «  Nos  braves  frères 
travaillent  depuis  long-temps  dans  la  cour,  s'écrie  un  autre  égor- 
geur  qui  entre  iout  essoufflé  au  comité  ;  ils  sont  fatigués ,  ieur^ 
lèvres  sont  sèches  ;  je  viens  vous  deniander  du  vin  pour  eux.  » 
Le  comité  arrête  qu'il  leur  sera  délivré  un  6on  pour  vingt-quafre 
pots  de  vin. 

Quelques  minutes  après,  le  même  lioniine  vient  renouveler  la 
même  demande;  il  obtient  encore  un  autre  bon.  Aussitôt  entre 
un  marchand  de  vin  ,  qui  vient  se  plaindre  de  ce  que  l'on  donne 
la  pratique  aux  marchands  étrangers  quand  jl  y.^  qyelq^a  bonn^ 
fêle.  On  l'apaise  en  lui  permettant  d'envoyer  aussi  cje  son  via 
aux  braves  frères  qui  iravaïUaïcnl  dans  la  çpur. 

On  annonce  un  commissaiio  de  la  Cqiiimune,  qui,  par  §oa 
ordre,  parcourait  les  différentes  seclions.  Il  entre  et  adreise  ces 
mots  au  comité  :  «  La  Commune  vous  fait  dire  qije  si  vous  avez 
besoin  de  secours,  elle  vous  en  enverra.  —  Non,  lui  répondirent 
les  commissaires,  fout  sç  passe  bien  chez  nous.  —  Je  viçns  ,  ré- 
pliqua-l-il,  des  Carmçs  et  i\Qs  antres  prisons ,  tout  s'y  passe  éga- 
lement BIEN.  » 

Ct'ite  réponse  expi;(|uera  ij  ceux  qui  pourraient  l'ignorer  en- 
core ,  (|uelle  part  prenait  aux  événcmens  de  celte  affreuse 
journée  la  Commune  de  Paris. 

La  nuit  étant  déj:i  foriavancéc,  je  demandai  au  comité  la  permis- 
sion de  me  retirer.  On  ne  savait  trop  ou  m'envoyer.  Le  concierge 
de  l'Abbaye  offrit  de  me  donner  a^ije  chez  lui.  Je  préférai  d'élre 
mis  dans  une  petite  [-lison  qu'on  nonanait  le  violon .  et  qui  était 


SS  ftOCDMENS   COMPLÉME>TAraES. 

à  côté  de  la  salle  du  comité.  Ce  fut  encore  ici  une  marque  sig^na- 
lée  de  la  protection  divine;  car  si  je  m'étais  reiiré  chez  le  con- 
cierge, j'aurais  péri  comme  deux  autres  infortunés  qui  y  allèrent 
sur  mon  refus,  et  qui  y  furent  massacrés. 

Quelle  nuit  que  celle  que  je  passai  dans  cette  prison  !  Les  mas- 
sacres se  faisaient  sous  ma  fenêtre;  les  cris  des  victimes,  les 
coups  de  sabre  qu'on  frappait  sur  ces  têtes  innocentes,  les  hur- 
lemens  d'S  égorjjeurs,  les  applaudissemens  des  témoins  de  ces 
scènes  d'/iorreur,  tout  retentissait  jusque  dans  mon  cœur.  Je 
distin(juais  la  voix  même  de  mes  camarades  qu'on  était  venu 
chercher  la  veille  à  la  maiiie.  J'entendais  leurs  questions  et  leurs 
réponses;  on  leur  demandait  s'ils  avaient  fait  le  serment  ci- 
vique :  aucun  ne  l'avait  fait.  Tous  pouvaient  échapper  à  la  n.orl 
par  un  mensonge;  tous  disaient  en  mourant  :  t  rs'ous  sommes 
soumis  à  vos  lois,  nous  mourrons  tous  fidèles  à  votre  Constitu- 
tion ;  nous  n'en  exceptons  que  ce  qui  regarde  la  religion  et  in- 
téresse nos  consciences.  » 

Ils  étaient  aussitôt  percés  de  mille  coups,  au  milieu  des  vocifé- 
rations les  plus  horribles.  Les  spectateurs  criaient ,  en  applaudis- 
sant :  Five  la  nation  !  et  ces  cannibales  faisaient  des  danses  abo- 
minables autour  de  chaque  cadavre. 

Vers  les  trois  heures  du  malin ,  quand  il  n'y  eut  plus  personne 
à  égorger,  les  meurtriers  se  ressouvinrent  qu'il  y  avait  quelques 
prisonniers  au  violon  ;  ils  vinrent  frapper  à  la  petite  porte  qui 
donnait  sur  la  cour.  Chaque  coup  était  pour  nous  une  annonce 
de  mort  :  nons  nous  crûmes  perdus.  Je  frappai  doucement  à  la 
porte  qui  communiquait  à  lu  salle  du  comité,  et  en  frappant  je 
tremblais  d'être  entendu  par  les  massacreurs  qui  menaçaient 
d'enfoncer  l'autre  porte.  Les  commissaires  nous  répondirent 
brutalement  qu'ils  n'avaient  point  de  clef.  11  fallut  donc  attendre 
patiemment  notre  affreuse  destinée. 

Nous  étions  trois  dans  cette  prison  ;  mes  deux  camarades  cru- 
rent apercevoir,  au-dessus  de  notre  tête,  un  plancher  qui  nous 
offrait  un  moyen  de  salut.  Mais  ce  plancher  était  très-haut;  un 
seul  pouvait  y  atteindre  en  montant  sur  les  épaules  des  deux  au- 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  89 

très.  L'un  d'eux  m'adressa  ces  paroles  :  «  Un  seul  de  nous  peut 
se  sauver  là-liaul  :  vous  êtes  sur  la  terre  plus  utile  que  nous  :  il 
faut  que  ce  soit  vous.  Nous  allons  de  nos  deux  corps  vous  foi  nier 
une  échelle;  »  ils  s'élevèrent  l'un  sur  l'autre. 

«  Non ,  dis-je  à  ces  généreuses  victimes ,  je  ne  profiterai  pas 
d'un  avantage  que  vous  ne  partajjeriez  pas.  Si  vous  ne  pouvez 
vous  sauver  par  la  voie  que  vous  m'offrez,  je  saurai  mourir  a\cc 
vous.  Il  faut  ou  nous  sauver  ensemble  ou  mourir  tous  ensemble.! 
Ce  combat  de  générosité  et  de  dévouement  dura  quelques  mi- 
nutes; ils  me  rappelèrent  les  sourds  et  muets  que  ma  mort  ren- 
dait orphelins;  ils  exagérèrent  même  le  peu  de  bien  que  je  pouvais 
faire  encore,  et  me  forcèrent  à  profiter  du  stratagème  innocent  que 
leur  amitié  généreuse  avait  imaginé.  Il  fallut  céder  à  de  si  pres- 
santes sollicitations,  et  consentir  à  leur  devoir  la  vie,  sans  pou- 
voir contribuer  à  sauver  la  leur.  Je  me  jeiai  au  cou  de  ces  deux 
libérateurs  ;  jamais  il  n'y  eut  de  scène  plus  touclianle.  Ils  allaient 
mourir  infailliblement;  ils  me  forcèrent  à  leur  survivre.  Je  monte 
doncsurlesépaulesdu  premier,  puissur  celles  du  second,  et  enfin 
sur  le  plancher,  en  adressant  à  mes  deux  camarades  l'expression 
d'une  ame  oppressée  de  douleur,  d'affection  et  de  reconnais- 
sance. 

Mais  le  ciel  ne  voulut  pas  me  rendre  la  vie  au  prix  de  celle  de 
mes  deux  sauveurs;  j'aurais  été  trop  malheureux.  Au  moment 
où  la  porte  allait  enfin  céder  aux  efforts  de  nos  égorgeurs,  au 
moment  où  j'allais  les  voir  périr  sous  mes  yeux,  on  entend  dans 
la  cour  les  cris  accoutumés  de  vive  la  nation  I  et  le  chani  de  la 
Cannagnote.  C'étuient  deux  prêtres  qu'on  était  allé  arracher  de 
leurs  lits,  et  que  l'on  amenait  dans  cette  cour  jonchée  de  cada- 
vres. Les  égorgeurs  se  ralliaient  tous  à  ce  signal  de  meurtre  et 
de  carnage.  Ils  vouliient  tous  avoir  part  au  massacie  de  chaque 
victime.  Ceux-ci  oublièrent  noire  prison. 

Je  descendis  du  haut  de  mon  plancher,  pour  associer  de  nou- 
veau mes  craintes  et  mes  espcrances  à  celles  de  mes  généreux 
compagnons.  Qu'elle  fut  longue  cette  nuit  affreuse  qui  vil  couler 
tant  de  sang  innocent  ! 


9$  BOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

La  troupe  effrénée  des  massacreurs  iuterrogeait  les  deux  vic- 
times amenées  sur  ce  (héàlre  de  carnage.  Elles  répondaient  avec 
la  même  douceur,  le  même  calme ,  le  même  courage  déjà  remar- 
ques dans  les  autres.  «  Vois,  disait-on  à  chacun,  Ct-ile  montagne 
de  cadavres  de  ceux  qui  n'ont  pas  voulu  se  soumettre  à  nos  lois; 
fais  le  serment,  ou  à  l'instant  tu  vas  en  augmenter  le  nombre.  — 
Donnez-nous  le  temps  de  nous  préparer  à  la  mort.  Permettez- 
nous  de  nous  confesser  entre  nous;  voila  la  seule  grâce  que  nous 
vous  demandons.  Nous  sommes  aussi  soumis  que  vous  à  toutes 
vos  lois  civiles  ;  nous  serions  bien  mauvais  chrétiens  si  nous  n'é- 
tions de  bons  citoyens;  mais  le  serment  que  vous  nous  proposez 
n'est  pas  seulement  un  serment  civil,  c'est  un  renoncement  à  des 
articles  essentiels  de  notre  croyance  religieuse.  Nous  préférons 
la  mort  au  crime  dont  nous  nous  rendrions  coupables  en  le  prê- 
tant. 

»  —  Eh  bien  !  qu'ils  se  confessent,  ces  scélérats,  répondirent 
tout  d'une  voix  les  égorgeurs;  aussi  bien  nous  n'en  avons  aucun 
autre  aujourd'hui  poui*  amuser  les  voisins  :  qu'ils  se  confessent; 
ils  donneront  le  temps  aux  curieux  du  quartier  de  se  lever  et  de 
venir  nous  voir  faire  justice  de  ces  co<yîa«s.  En  altendaut,  nous 
déblaierons  la  cour.  Allez  chercher  des  charretiers,  envoyons  à 
la  voiiie  tous  ces  aristocrates  ,  ils  infL-cteraient  celte  cour.  » 

Aussitôt  l'ordre  est  donné;  des  charretiers  arrivent;  on  charge 
les  voilures  de  tous  les  cadavres ,  et  on  les  emporte  hors  la  porte 
Saint-Jacques,  bien  avant  dans  la  campagne,  au  pied  de  la  pre- 
mière croix  de  fer,  où  l'on  creusa  une  large  fosse  pour  les  en- 
terrer tous. 

Mais  la  cour  de  l'Abbaye  se  trouvait  ruisse'er  de  sang,  tel  que 
le  sol  encore  furuant  oii  l'on  vient  d'égorger  plusieurs  bœufs  à  la 
fois. 

Il  fallut  la  laver  :  la  peine  fut  extrême.  Pour  n'avoir  plus  à 
y  revenir,  quelqu'un  proposa  de  faire  apporter  de  la  paille  ;  de 
faire  dans  !a  cour  L:ne  sorte  de  îit,  au-dessus  duquel  on  mettrait 
tous  les  habits  de  ces  infortunés,  et  qu'on  les  ferait  venir  là  pour 
les  V  égorger  :  l'avis  fut  trouvé  bon  ;  mais  un  autre  se  plaignit 


I 


JOURNÉES    DE     SEPTEMBRE  {  4792).  91 

que  ces  aristocrates  mouraient  trop  vite  ;  qu'il  n'y  avait  que  les 
premiers  qui  eussent  le  plaisir  de  frapper  ;  et  il  fut  arrêté  qu'on 
ne  les  frapperait  plus  qu'avec  le  dos  des  sabres  ;  qu'on  les  ferait 
courir  ensuite  entre  deux  haies  d'égorgeurs,  comme  cela  se  pra- 
tiquait jadis  envers  les  soldais  que  l'on  condamnait  aux  verges. 
On  arrêta  aussi  qu'il  y  aurait  autour  du  lieu  des  bancs  pour  les 
dames  et  des  bancs  pour  les  messieurs  (  car  il  y  avait  alors  des 
messieurs  et  des  dames).  Une  sentinelle  fut  mise  à  ce  poste  pour 
que  le  tout  se  passât  dans  l'ordre. 

Tout  ceci  je  l'ai  vu  de  mes  yeux  et  je  l'ai  entendu.  J'ai  vu  les 
dames  du  quartier  de  l'Abbaye  se  rassembler  autour  du  lit  qu'on 
préparait  pour  les  victimes ,  y  prendre  place  comme  elles  l'au- 
raient fait  à  un  spectacle. 

Enfin,  vers  les  dix  heures,  les  deux  prêtres  disent  qu'ils  sont 
prêts  à  mourir  :  on  les  amène.  Ici  je  n'ai  pi  us  rien  vu.  Eh  !  com- 
ment aurais-je  eu  le  courage  de  porter  mes  regards  sur  une  scène 
aussi  déchirante  ?  Toute  celte  jouinée  se  passa  à  aller  chercher 
Idans  la  ville  les  prêtres  que  les  scélérats  venaient  dénoncer,  et  à 
les  massacrer.  Toujours  autour  de  ces  victimes ,  les  mêmes  hur- 

lemens,  les  mêmes  chants,  les  mêmes  danses.  La  nuit  ne  fut  pas 

.... 
plus  calme  ;  je  la  passai  dans  les  mêmes  craintes  qui  m'avaient 

agité  pendant  les  jours  précédens.  *  Comment,  disais-je  à  mes 
compagnons ,  la  ville  de  Paris ,  qui  doit  être  informée  de  ces  hor- 
reurs, ne  se  lève-t-elle  pas  tout  entière  pour  venir  les  empê- 
cher? »  Les  malheureux  ne  me  répondirent  plus  ce  jour-là  que 
par  des  mots  sans  suite ,  avec  un  air  et  des  yeux  égarés.  Ils 
étaient  devenus  fous.  L'un  d'eux  me  donna  son  couteau  ,  en  me 
demandant  la  mort,  comme  la  plus  grande  grâce;  l'autre  enira 
dans  une  pièce  attenant  à  In  salle  oii  nous  étions,  se  déshabilla  , 
et  avec  son  mouchoir  et  ses  jarretières  il  essuya  de  so  pendre  lui- 
même.  Son  égarement  même  le  sauva  ;  i!  ne  put  y  réussir. 

Pendant  que  tout  cela  se  passait,  on  ouvre  à  grand  bruit  la 
porte  de  noire  prison  et  on  y  jelte  une  nouvelle  viclime.  Quelle 
viciime,  grand  Dieu  !  «'était  un  de  mes  camarades  de  la  mairie 


92  DOCUMENS    COMPLÉMEKTAIRES. 

que  je  croyais  mort  (M.  l'abbé  S"').  Il  avait  été  transféré  le 
i"  septembre  avec so'xante autres,  et,  par  un  prodige  inconce- 
vable, traîné  avec  ces  inl'oriunés  au  milieu  de  la  cour  pour  y 
être  massacré  comme  eux,  il  s'était  trouvé,  sans  savoir  comment, 
au  rang  des  égorgeurs,  autour  des  égorgés,  et  profilant  du  dés- 
ordre qui  régnait  sur  ce  th:^àtre  exécrable ,  il  s'était  glissé  jusque 
dans  le  comité  où  il  avait  demandé  la  vie  avec  cet  accent  du  dés- 
espoir qui  péiièire  jusque  dans  les  cœurs  les  plus  durs.  On  ne 
lui  répondit  qu'en  le  renfermant  avec  nous.  Quelle  entrevue, 
quel  moment  pour  tous  les  deux!...  J'avais  appris,  par  le  con- 
cierge, le  massacre  de  tous  les  prisonniers  avec  lesquels  je  savais 
qu'il  était.  J'avais  entendu  frapper  à  mort  les  soixante;  il  était 
de  ce  nombre.  Chacun  de  nous  avait  pleuré  la  mort  l'un  de 
lauire.  En  le  voyant  je  crus  revoir  tous  mes  autres  amis.  Ce  fut 
lui  qui  m'apprit  la  fin  héroïque  et  glorieuse  du  rfspeciable  curé 
de  Saint- Jeao-en-Grève,  de  ce  vieillard  vénérable  qui  répondit 
avec  tant  de  courage  aux  bourreaux  qui  l'interrogea  ent  sur  sa 
foi,  et  qui  prêtera  la  mort  au  serment  qu'on  lui  proposait;  qui 
demanda  pour  grâce  unique,  et  en  faveur  de  la  faiblesse  de  son 
âge,  la  mort  la  plus  prompte,  et  qui  l'obtint.  On  se  disposait  à 
lui  couper  la  têie,  quand  il  adressai  ses  bourreaux  ces  paroles 
touchantes:  *  De  quoi  allez-vous  me  punir,  mes  enfans?  Que 
vous  ai-je  fait?  qu'ai-je  fait  à  la  patrie  dont  vous  croyez  être  les 
vengeurs?  Le  serment  que  je  n'ai  pu  faire  n'eût  rien  coûté  à 
ma  conscience,  et  je  le  ferais  en  ce  moment  même,  si,  comme 
vous  le  croyez,  il  était  purement  civil;  je  suis  aussi  soumis  que 
vous  aux  lois  dont  vous  vous  croyez  les  ministres.  Qu'on  me 
laisse  excepter  de  ce  serment  que  vous  me  pro[>osez,  tout  ce  qui 
regarde  la  religion ,  et  je  le  i^rai  de  grand  cœur ,  et  personne 
n'y  sera  plus  fidèle.  » 

Le  plus  féroce  de  la  troupe  saisit  le  vieillard  aux  cheveux ,  le 
renverse  sur  lu  borne  et  le  frappe  à  la  tète  d'un  coup  de  sabre. 
Un  auire  détache  du  tronc  celle  tête  si  respectable.  Ainsi  com- 
mença le  massacre  de  cette  foule  de  victimes  ,  à  qui  3Ianuel ,  dix 
jours  avant,  était  venu  annoncer  la  liberté.  Tel  fut  le  récit  que 


iûURNÉeS    DE   SEPTEMBRE  (179ï2).  9S 

me  fit  mon  ancien  camarade ,  échappé  comme  par  miracle  à  celle 
sanglante  tragédie. 

La  cour  de  l'Abbaye  était  encore  couverte  de  cadavres  ;  on 
donna  des  ordres  pour  les  transporter  ailleurs.  Mais  pendant 
que  ce  transport  se  faisait,  un  autre  prêtre  fut  amené  et  égorgé 
aux  cris  mille  fois  répétés  de  Vive  la  nation!  C'était  le  mardi 
matin.  Mes  ennemis  de  la  section  de  l'Arsenal  avaient  envoyé 
leur  fameux  arrête  à  la  Commune;  et  celle-ci  avait  sans  doute 
donné  des  ordres  pour  que  l'on  me  massacrât.  Déjà  dans  la  cour 
on  s'occupait  de  l'exécution  de  cet  ordre;  mais  on  était  fatigué, 
on  voulait  dîner;  il  fut  réglé  qu'on  viendrait  à  quatre  heures 
pour  me  couper  la  tête.  Mes  camarades ,  car  on  m'en  avait  donné 
plus  d'un  dans  la  matinée,  mes  camarades  entendirent  ce  propos 
et  me  le  répétèrent.  Ils  entendirent  que  Ion  demandait  au  char- 
retier pourquoi  il  ne  transportait  pas  un  cadavre  qu'il  avait  d'a- 
bord mis  sur  sa  charrette.  <  Vous  devez  me  donner  celui  de 
l'abbé  Sicard  à  porter  à  quatre  heures  ;  je  porterai  le  tout  en- 
semble. » 

En  entendant  ces  propos ,  je  me  vis  perdu;  je  me  procurai 
une  feuille  de  papier  et  j'écrivis  à  un  d«'puté,  mon  ami  intime, 
la  lettre  suivante  :  l'original  m'en  a  été  rendu. 

J'ai  souligné  les  passages  qui  furent  raturés  et  supprimés  à  la 
lecture  qui  en  fut  faite  à  l'assemblée  même. 

«  Ce  mardi  4  septembre  1792 ,  IV'  de  la  liberté. 

f  Ah!  mon  cher  monsieur,  que  vais-je  devenir  après  avoir 
échnppé  à  la  mort,  si  vous  ne  venez  me  sauver  la  vie ,  en  m'ôiant 
de  cette  prison ,  autour  de  laquelle  des  cannibales  furieux  covi- 
mettenl  en  un  instant  mille  massacres  ?  Pi'isonnier  drpuis  sept 
jours,  il  y  a  trois  jours  que  j'entends  autour  de  ma  fenêtre  de- 
mander ma  tête  à  grands  cris,  et  menacer  de  briser  les  faibles 
volets  de  ma  fenêtre  qui  me  séparent  d'eux,  si  les  commissaires 
de  l'Abbaye,  qui  ne  savent  plus  comment  faire  pour  conserver 
ma  frêle  exislance,  ne  me  livrent  ù  leur  rage.  Ces  commissaires 
me  conseillent  d'aller  me  réfugier  dans  le  sein  de  l'assemblée  ua- 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  95 

mune  de  me  mettre  en  liberté.  Ce  décret  n'eut  aucun  succès.  Ce- 
pendant les  heures  se  passaient,  et  je  voyais  arriver  celle  qu'on 
avait  fixée  pour  mon  niassicre. 

Trois  heures  sonnent,  et  je  devais  périr  à  quatre.  J'ignorais  si 
ma  lettre  était  parvenue  à  sa  destination.  Je  songe  alors  que  j'ai 
quelques  autres  amis  dans  l'assemblée.  Je  me  procure  une  demi- 
feuille  de  papier  ;  je  la  divise  en  trois  morceaux  el  j'écris  trois 
billets.  J'en  adresse  un  au  président  (Hérault  de  Séchelles) ;  un  à 
M.  Lafont-Ladebat,  qui  avait  montré  tant  de  lalens,  tant  d'hon- 
nêteté ,  tant  de  courage,  pendant  la  tenue  de  l'assemblée  législa- 
tive, et  dont  j'avais  été  le  collègue  aux  acadéniies  de  Bordeaux, 
et  l'ami  particulier  (1)  ;  un  autre  à  la  mère  de  deux  jeunes  per- 
sonnes dont  j'avais  dirigé  les  premières  études ,  et  qui  me  chéris- 
saient, l'une  comme  le  frère  le  plus  tendre,  les  deux  autres 
comme  leur  père.  Ce  trois  billets  étaient  les  derniers  adieux  d'un 
infortuné  qui  se  voyait  traîné  ù  la  mort  ;  te  dernier  cri  d'un  mou- 
rant qui  appelait  à  sou  secours  les  âmes  sensibles  dont  il  savait 
qu'il  était  tendrement  aimé. 

L'assemblée  ne  tenait  plus  ;  mais  un  huissier  honnête  el  com- 
patissant était  encore  dans  la  salle.  On  lui  remet  mon  billet.  Il 
court  à  l'instant  chez  M.  le  président,  qui  se  rend  aussitôt  au  co- 
mité d'instruction  publique.  M.  Lafond-Ladebat  ne  pouvait  rien. 
Il  songe  à  Chabot;  il  va  chez  lui ,  lui  peint  l'aliVeuse  situation  où 
je  suis,  lui  dit  combien  est  court  le  temps  de  me  sauver,  et,  ce 
qu'il  n'eût  jamais  demandé  à  ce  monstre  pour  lui-même,  il  lui 
demande  la  vie  pour  son  ami  Sicard.  La  femme  à  qui  j'avais  écrit 
aussi,  et  dont  le  noia  ue  peut  qu'embellir  cette  triste  histoire, 
madame  d'Entremeuse,  était  absente;  l'aînée  de  ses  deux  filles 
reçoit  mon  billet,  s'évanouit;  mais  ht  danger  que  court  l'abbé 
Sicard,  son  père,  son  ami,  la  rappelle  à  la  vie  :  elle  vole  chez 
M.  Pa^torel,  député,  de  qui  j'étais  connu  (!2)  ;  elle  na  pas  le  cou- 

(r  Déporté  après  le  18  fniclidor,  et  depuis  lealré  en  France.  Edouard  de 
Lafont-Ladeba; ,  luu  de  ses  fils,  est  dief  de  division  au  niinislrri'  de  l'intérieur. 

?iote  des  auteurs.) 
(2)  M.  le  marquis  de  Pastoret ,  aujourd'hui  pair  de  France.  (Idiote  des  auteurs.) 


96  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

ra{je  de  parler;  elle  tombe  sans  connaissance,  mon  billet  à  la 
main.  On  le  lit.  M.  Pasloret  quille  son  dîner,  cl  va  au  comité 
d'instruction  dont  il  ëlait  mendjre.  Il  fait,  avec  Hérault  de  Sé- 
chL-lIes  et  Romme,  qu'on  y  avait  appelés,  un  arrêté  qui  ordonne 
une  seconde  fois  à  la  commune  de  voler  à  mon  secours.  Par  cet 
arrêté ,  le  comité  me  réclamait  comme  une  de  ses  propriétés  les 
plus  inlérressanies.  Je  ne  dois  pas  oublier  l'effet  qu'avait  produit 
sur  le  cœur  de  la  joune  Éléonore  d'Entremf  use  le  billet  que  j'é- 
crivais à  sa  mère.  Elle  en  a  été  frappée  de  mort.  Hélas!  après 
avoir  laP{}ui  plus  d'un  an  dans  des  douleurs  inexplicables,  elle  a 
péri  à  l'âge  de  dix-neuf  ans ,  me  laissant  des  regrets  éternels.  Le 
souvenir  de  tant  de  vertus  réunies  à  tous  les  charmes  de  la  jeu- 
nesse me  suivra  jusqu'au  tombeau,  et  répandra  sur  la  triste  vie 
que  je  dois  à  celte  ame  si  pure,  si  belle,  si  sensible  et  si  tendre, 
une  amertume  qui  me  la  rendrait  insupportable,  si  je  n'avais  la 
conviction  que  cette  jeune  personne  n'a  quille  cette  déplorable 
vie  que  pour  aller  recevoir,  dans  une  meilleure ,  le  prix  de  ses 
venus. 

L'arrêté  du  comité  d'instruction  publique  est  envoyé  à  la  Com- 
mune, qui,  à  la  réception  du  décret  dont  j'ai  parlé,  avait  drjà 
passé  à  l'ordre  du  jour.  Elle  allait  y  passer  encore,  et  l'arrêté 
n'auiail  pas  eu  plus  de  succès  que  le  décret,  s'il  ne  se  fût  trouvé 
dans  le  conseil  un  homme  de  Bordeaux,  nommé  Guiraut,  qui  de- 
manda à  être  chargé  de  l'exécution  du  décret  et  de  l'arrêté.  C'eût 
même  élé  trop  tard  (car  alors  il  était  six  heures  du  soir),  si  à 
([uatre  heures,  époque  fixée  par  les  égorgeurs  pour  me  couper 
la  tète  ,  une  pluie  d'orage  n'eût  dissipé  les  groupes  et  ne  m'eût 
préservé  de  leur  fureur. 

A  sept  heures  je  vois  rouvrir  les  portes  de  ma  prison  :  c'était 
un  autre  libérateur  qui ,  en  verlu  du  décret  de  rassemblée  légis- 
lative et  de  l'arrêté  du  comiié  d'instîuction  publique,  venait  me 
rendre  à  la  liberté  et  allait  me  présenter  à  l'assemblée  nationale. 
Il  me  prit  sous  le  bras,  et,  sous  sa  sauvegarde,  je  passai  au  mi- 
lieu de  ceux  qui,  depuis  trois  jours,  égorgeaient  tant  de  victimes 
dans  celte  cour  consacrée  autrefois  à  la  méditation  et  au  silence. 


JOURNÉES    D£  StlTiiMBRii    (  179â  ).  97 

Toutes  les  massues  qui  servaient  à  assommer,  les  sabres,  les  pi- 
ques ,  tous  les  instrumens  de  mort  étaient  en  l'air.  Je  pouvais 
éprouver  mille  morts  en  traversant  ces  haies  de  cannibales  fé- 
roces, mais  l'éciiarpe  municipale  les  rendait  immobiles.  Dans  ce 
moment  Cliaoot  était  dans  la  tribune  de  l'église  de  l'Abbaye;  tâ- 
chant d'intéresser  en  ma  faveur  ceux  qui  avaient  demandé  ma  tète. 
Je  monte  en  voiture  avec  l'officier  municipal  et  avec  Monnot,  ce 
Monnot  dont  le  nom ,  consacré  par  ma  reconnaissance ,  ira  sans 
doute  à  la  postérité  avec  ceux  des  martyrs  de  ces  jours  d'exécrable 
mémoire.  J'arrive  à  l'assemblée  nationale;  tous  les  cœurs  m'y 
attendaient;  des  applaudissemens  universels  m'y  annoncèrent. 
Tous  les  députés  se  précipitèrent  à  la  barre,  où  j'étais,  pour 
m'embrasser.  Les  larmes  coulèrent  de  tous  les  yeux  quand ,  in- 
spiré seulement  par  le  sentiment  le  plus  impérieux,  je  prononçai , 
pour  remercier  tous  mes  libérateurs,  le  discours  que  je  ne  pou- 
vais conserver,  puisqu'il  fut  l'expression  soudaine  de  ma  recon- 
naissance. Il  fut  recueilli  par  le  Moniteur  du  temps  et  dans  tous 
les  autres  journaux.  Sicard. 

(1)  Au  citoîjen  Sîcard,  inslitiUeur  des  sourds  et  muets. 

Citoyen ,  le  récit  des  dangers  que  vous  avez  courus  dans  les 
journées  des  2  et  5  septembre  est  si  intéressant  pour  l'histoire 
qu'il  est  important  que  rien  ne  manque  à  son  authenticité.  Je 
vous  prierai  donc  d'y  joindre  cet  arrêté  de  la  section  de  l'Arse- 
nal que  vous  ne  faites  qu'indiquer;  et,  «je  ne  me  trompe ,  il  est 
encore  plusieurs  autres  anecdotes  que  je  vous  ai  entendu  raconter 
de  vive  voix,  qui  ne  seraient  pas  indifférentes  pour  l'histoire  de 
ces  jours  malheureux,  et  dont  vous  ne  devez  pas  priver  les  lec- 
teurs des  Annales  religieuses.  C'est  par  la  voie  de  ce  journal  que 
j'ose  vous  adresser  mes  réclamations. 

Je  suis  fraternellement ,  etc. 


0) Celle  relation  ayant  i)aru  dans  les  Annales  religieuses,  M.  l'abbé  Sicard 
reçut,  quelques  jours  api  fa,  la  lettre  suivante  qui  le  détermina  à  joindre  quel- 
ques éclaircissemens  et  quelques  détails  au  récit  qu'il  avait  écrit.  (A'o/e  des  aut,  ) 
T.  XVI II.  7 


98  DOCUMEMS   COMPLÉMENTAIRES. 

Réponse  du  citoyen  Sicard  à  la  demande  qu'on  lui  a  adressée 
dans  le  numéro  précédent. 

On  me  demande  une  copie  fidèle  dé  l'arrêté  de  la  prétendue 
section  dite  de  l'Arsenal  de  Paris ,  cité  dans  la  relation  de  évé- 
nemens  des  2,  5  et  4  septembre  1702. 

Je  dois  dire,  avant  tout,  comment  cette  copie  m'est  parvenue, 
et  tout  ce  que  j'ai  su  depuis  relativement  à  celle  œuvre  des  té- 
nèbres. 

Sorti  des  prisons  de  l'Abbaye  et  rendu  à  la  liberîé,  mon  pre- 
mier soin  fut  d'aller  à  la  Commune  de  Paris  pour  faire  lever  les 
scellés  qui,  le  jour  de  mon  arrestation,  avaient  été  apposés  sur 
mon  appartement.  On  imaginera  sans  peine  combien  j'étais  em- 
pressé de  me  rendre  au  vœu  de  mes  élèves  et  d'aller  reprendre 
des  travaux  si  chers  à  mon  cœur.  Des  commissaires  me  furent 
accordés  ;  l'on  en  nomma  deux  autres  de  la  section  pour  la  même 
opération.  L'un  de  ces  derniers  fut  précisément  celui  qui  avait 
apporté  à  la  Commune  et  à  la  prison  de  l'Abbaye  le  fameux  arrêté. 
Cet  homme  avait  assisté  plusieurs  fois  à  mes  leçons;  il  m'avait  té- 
moigné le  plus  grand  intérêt  et  la  plus  grande  estime.  On  ne  con- 
cevrait pas  comment,  avec  quelque  honnêteté,  cet  homme  avait 
pu  accepter  une  mission  aussi  infâme,  si  l'on  ne  savait  que  la  fai- 
blesse fait  le  mal  avec  la  même  facilité  que  le  fait  la  méchanceté, 
et  qu'elle  n'est  pas  moins  cruelle.  Gel  homme,  en  me  revoyant, 
se  jette  à  mon  cou,  et  m'avoue  lui-même  sa  faute,  «  J'ai  été, 
me  dit-il ,  le  complice  de  vos  assassins.  Il  n'a  pas  tenu  à  moi  que 
l'homme  que  j'estimais  le  plus  ne  fût  enveloppé  dans  le  massacre 
général  qui  a  fait  verser  tant  de  sang.  J'ai  porté  moi-même  à  la 
prison  où  vous  attendiez  la  mort  Varrété  qui  provoquait  sur  votre 
tête  la  hache  des  égorgeurs,  et  j'avais  été  cent  fois  témoin  des 
miracles  de  bienfaisance  que  vous  opériez  tous  les  jours  dans  votre 
école.  Mais  je  me  voyais  perdu  si  j'eusse  refusé  de  servir  la  haine 
des  persécuteurs  des  prêtres,  et  je  n'ai  pas  eu  le  courage  de  ré- 
sister. Demain  je  vous  remettrai  une  des  copies  de  Varrêté. 

Il  procéda  à  la  levée  des  scellés.  J'allais  jouir  du  bonheur  d'êlrç 


JOURNÉES   DE  SEPTEMBRE  (  1792).  99 

rendu  à  mes  élèves.  «  Gardez-vous  bien ,  me  dit  ce  commissaire, 
qui  connaissait  la  rage  de  mes  persécuteurs  d'alors ,  gardez-vous 
bien  de  suivre  le  mouvement  de  voire  aine;  ne  logez  pas  encore 
chez  vous;  on  ne  peut  vous  pardonner  d'être  échappé  au  fer  des 
assassins.  On  viendrait,  jusque  dans  votre  retraite ,  vous  en  punir 
en  vous  égorgeant.  > 

Je  suivis  cet  avis.  Je  me  retirai  dans  une  section  éloignée,  chez 
le  bon  citoyen  LacoîH^e,  artiste  distingué  dans  l'horlogerie,  plus 
distingué  encore  par  son  courage  et  ses  vertus.  On  l'avait  vu , 
pendant  ma  détention ,  quand  il  y  avait  tant  de  danger  à  réclamer 
«n  prêtre,  aller,  au  péril  de  sa  vie,  redemander  l'instituteur  des 
sourds  et  muets.  On  admirera  sans  doute  encore  que  ce  soit  un 
horloger  qui  vienne  à  mon  secours  et  qui  m'offre  un  asile  où  je 
trouvai,  auprès  du  couple  le  plus  vertueux,  toutes  les  consola- 
lions  dont  mon  ame  flétrie  avait  tant  de  besoin.  C'est  là  que  je 
reçus  la  première  visite  de  cet  élève  précieux ,  que  j'avais  nommé 
mon  légataire,  au  moment  oîi ,  près  de  recevoir  le  coup  mortel, 
je  remis  pour  lui  ma  montre  au  commissaire.  Quelle  entrevue  ! 
Massieu  dans  les  bras  de  son  père,  de  son  instituteur,  de  son 

ami  ! Massieu!  cette  ame  brûlante  réunie  à  la  mienne;  nos 

deux  cœurs  battant  l'un  contre  l'autre  !....  Ce  malheureux  jeune 
homme  avait  passé  sans  nourriture  et  sans  sommeil  tous  les  jours 
des  dangers  de  son  maître.  Un  jour  de  plus  il  mourait  de  douleur  et 

de  faim Quel  moment  que  celui  où  il  me  revit,  après  avoir 

tant  pleuré  sur  mon  sort Quels  signes  il  me  lili Quelle 

scène  pour  ceux  qui  en  furent  les  témoins  ! Qui  n'en  eût  été 

attendri! 

Le  commissaire  de  l'Arsenal  tint  sa  parole.  Il  m'appoita  la  co- 
pie collationnée  de  l'arrêté  ;  la  voici  : 

Assemblée  générale  du  i"  septembre  1792. 

«  Sur  les  représentations  faites  par  plusieurs  membres  : 
»  1"  Que  le  sieur  abbé  Sicard ,  instiluleur-  des  sourds  et  muets , 
arrêté  comme  jnêire  mseiinenlé,  était  sur  le  point  d'être  élargi , 
attendu  riitililé<lonî  on  préleivl  qu'il  est  dans  .son  institution; 


160  wjcLMENs  compl£;mentaires. 

»  2<»  Que  son  élargissement  serait  d'autant  plus  dangereux , 
qu'il  possède  l'art  coupable  de  cacher  son  incivisme  sous  des 
dehors  patriotes ,  et  de  servir  la  cause  des  tyrans  en  persécutant 
sourdement  ceux  de  ses  concitoyens  qui  se  montrent  dans  le  sens 
de  la  révolution  ; 

»  L'assemblée  a  arrêté  qu'elle  formerait  les  demandes  sui- 
vantes : 

>  i°  Que  la  loi  soit  exécutée  dans  toute  son  étendue,  vis-à-vis 
du  sieur  abbé  Sicard  ; 

»  2°  Qu'il  soit  remplacé  par  le  savant  et  modeste  ahhé  Salvan , 
second  instituteur  des  sourds  et  muets  (héritier,  comme  plusieurs 
autres,  de  la  sublime  méthode  inventée  par  l'immortel  abbé  de 
l'Epée),  assermenté  et  agréé  de  l'assemblée  nationale  ; 

»  Enfin  qu'il  soit  porté  des  copies  du  présent  arrêté  au  pouvoir 
exécutif,  au  comité  de  surveillance ,  au  conseil  de  la  Commune  et 
au  greffe  de  la  prison,  par  MM.  Pelez  et  Perrot ,  commissaires 
nommés  à  cet  effet.  Signé  Boula  ,  président;  Rivière  ,  secrétaire.  » 

Je  ne  pouvais  me  méprendre  sur  l'auteur  de  cette  pièce,  dans 
laquelle  on  avait  pris  tant  de  précautions  pour  que  je  ne  pusse 
échapper  à  la  mort.  Il  m'avait  été  signifié,  un  mois  auparavant, 
un  dire  sur  lequel  étaient  ces  pi'opres  expressions  :  «  M.  Sicard 
ne  doit  pas  être  si  difficile  à  accorder  ce  qu'on  lui  demande.  Il 
ne  doit  pas  oublier  que,  n'ayant  pas  fait  le  serment  civique,  il 
pourrait  être  remplacé  par  le  savaxt  et  modeste  Salvan,  hé- 
ritier ,  comme  lui  ,  DE  la  SUBLIME  MÉTHODE  IXVEXTÉE  PAR  l'iM- 
MORTEL  ABBÉ  DEl'EpÉE,  ASSERMEXTÉ.  > 

Je  montrai  cet  écrit  à  mon  digne  coopérateur  Salvax  ,  dont 
l'honnêteté  m'était  si  connue.  Indigné  de  voir  son  nom  dans  celte 
pièce  homicide,  il  alla  s'en  plaindre  à  celui  que  nous  soupçonnions 
l'avoir  rédigée.  L'accusé  nia  fortement  de  l'avoir  jamais  connue; 
mais  depuis  cette  époque ,  on  en  a  retrouvé  la  minute  écrite  tout 
entière  de  sa  main  dans  les  papiers  du  comité  révolutionnaire  de 
la  section ,  sans  le  trouver  écrit  sur  aucun  des  registres.  C'est 
que,  dans  ce  temps-là,  une  poignée  de  scélérats,  quand  la 
séance  générale  des  sections  était  terminée ,  faisaient  des  arrêtés 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  ( 1792  ).  101 

au  nom  de  toute  l'assemblée ,  et  les  faisaient  exécuter  sans  qu'ils 
fussent  connus  que  de  ceux  qui  les  avaient  faits ,  et  de  ceux  qui 
en  étaient  les  malheureuses  victimes.  Celui-ci  n'eût  jamais  été 
connu ,  sans  l'extrême  bonhomie  de  l'homme  qui  l'avait  porté  à 
la  prison ,  et  la  maladresse  de  l'auteur  qui  oublia  d'en  soustraire 
la  coupable  minute. 

J'ai  oubhé ,  dans  ma  relation  des  2,  5  et  4  septembre,  quelques 
traits  qui  méritent  d'être  connus.  Quelqu'un  à  qui  je  les  ai  racon- 
tés plus  d'une  fois  désire  que  je  les  publie  ;  les  voici  : 

J'ai  dit  que  les  dames  du  quartier  de  l'Abbaye  se  rendaient  en 
foule  aux  scènes  d'horreur  qui  se  passaient  dans  cette  malheu- 
reuse enceinte.  On  imagine  quelles  dames  c'étaient.  Eh  bien  ! 
ces  mêmes  dames  firent  demander  au  comité  où  j'étais ,  qu'on 
leur  procurât  le  plaisir  de  voir  tout  à  leur  aise  les  aristocrates 
égorgés  dans  la  cour  du  comité.  Pour  faire  droit  à  la  demande, 
on  plaça  un  lampion  auprès  de  la  tête  de  chaque  cadavre ,  et  aus- 
sitôt les  da77ies  jouirent  de  cette  exécrable  illumination.  Au  milieu 
de  la  nuit,  B...  de  V...  (Billaud  de  Varennes)  apprend  que  les 
ëgorgeurs  volent  les  prisonniers  après  les  avoir  tués  ;  il  se  rend 
dans  la  cour  de  l'Abbaye ,  et  là ,  sur  une  estrade ,  il  parle  à  ses 
ouvriers  : 

*  Mes  amis!  mes  bons  amis!  la  Commune  m'envoie  vers  vous 
pour  vous  représenter  que  vous  déshonorez  cette  belle  jour- 
née. On  leur  a  dit  que  vous  voliez  ces  coquins  d'aristocrates 
après  en  avoir  fait  justice.  Laissez,  laissez  tous  les  bijoux,  tout 
l'argent  et  tous  les  effets  qu'ils  ont  sur  eux,  pour  les  frais  du 
grand  acte  de  justice  ijue  vous  exercez.  On  aura  soin  de  vous 
payer,  comme  on  en  est  convenu  avec  vous.  Soyez  nobles,  grands 
et  généreux  comme  la  profession  que  vous  remplissez.  Que  tout, 
dans  ce  grand  jour,  soit  digne  i>v  peuple  dont  la  souveraineté 
vous  est  commise.  » 

Manuel,  quelques  minutes  avant,  au  milieu  de  !a  rue  de 
Sainte-Marguerite,  en  face  de  la  grande  prison,  et  au  moment 
où  les  massacreurs  avaient  commencé,  avait  parlé  ainsi  à  ce 
même  peuple  :  *  Peuple  français,  au  milieu  des  vengeances  légi- 


m 


100  DUCIMEN  COMl'LÉMtMAlRKS. 

»  2"  Que  son  élar{;isseient  serait  d'aulani  plus  dangereux , 
qu'il  possède  l'art  coupale  de  cacher  son  incivisme  sous  des 
dehors  patriotes ,  et  de  stvir  la  cause  des  tyrans  en  persécutant 
sourdement  ceux  de  ses  mcitoyens  qui  se  montrent  dans  le  sens 
de  la  révolution  ; 

»  L'assemblée  a  arrêt*  qu'elle  formerait  les  demandes  i>ui- 
vantes  : 

»  i°  Que  la  loi  soit  exiutée  dans  toute  son  étendue,  vis-à-vis 
du  sieur  abbé  Sicard  ; 

»  2»  Qu'il  soit  reniplai'par  le  savant  et  modeste  abbé Salvan , 
second  instituteur  des  >)Uids  et  nmets  (héritier,  comme  plusieurs 
autres,  de  la  sublime  méiode  inventée  par  l'immortel  abbé  de 
l'Epée) ,  assermenté  et  aféëdc  l'assemblée  nationale  ; 

»  Enfin  qu'il  soit  poiieles  copies  du  présent  arrête  au  pouvoir 
exécutif,  au  comité  de  srveillance  ,  au  conseil  de  la  (loinniune  et 
au  greffe  de  la  prison,  p"  MM.  Pelez  et  Perrol,  commissaires 
nommés  à  cet  effet.  8i{;nÔ0LLA ,  président;  IUmèke,  secrétaire.» 

Je  ne  pouvais  me  mi  [Bndre  sur  l'auteur  de  cette  pièce,  dans 
laquelle  on  avait  pris  i.t  de  précautions  pour  que  j(?  ne  pusse 
échapper  à  la  mort.  II  iiivait  été  si{;niKé,  un  mois  auparavant, 
un  dire  sur  lequel  étaioi  ces  propres  expressions  :  «  .M.  Sicard 
ne  doit  pas  être  si  difHce  à  accorder  ce  qu'on  lui  demande.  Il 
ne  doit  pas  oublier  que, l'ayant  pas  fait  le  serment  civique,  il 
pourrait  être  remplacl  iR  le  sava>t  et  modeste  Salva.-s,  hé- 
ritier, COMME  LLi,  Dl,  A  sublime  MÉTHODE  I.NVE.NTÉE  l'AR  l'iM- 
UORTEL  ABBÉ  DE  l'Éi'I  II  ASSERMENTÉ.  » 

Je  montrai  cet  écrit  mon  digne  coopérateur  Salvan  ,  dont 
l'honnêteté  m'était  si  caoue.  Indigné  de  voir  son  nom  dans  celle 
pièce  homicide,  il  alla  s'«  plaindre  à  celui  que  nous  souj 
l'avoir  rédigée.  L'accusnia  fortement  de  lavoir  js 
mais  depuis  cette  épo(|e,  on  en  a  retrouvé  la 
entière  de  sa  main  danies  papiers  du  comil 
la  section  ,  sans  le  trover  écrit  sur  aucui 
que,  dans  ce  temps-l;  une  poignée 
séance  générale  des  scœns  était  termi 


•ii^ 


M» 
ICA 


t* 


OLRNÉES    DE    SEPTEMBRE  {  4792  ).  iô5 

MON  AGONIE 

DE    TRENTE-HUIT   HEURES, 

Ou  Récit  de  ce  qui  m'est  arrivé,  de  ce  que  j'ai  vu  et  entendu 
pendant  ma  détention  dans  ta  prison  de  t'Abbatje  Saint-Ger- 
main, depuis  le  22  août  jusqu'au  A  septembre  1792,  par  M.  de 
JOURGMACSAINT-MÉARD,  ci-dcvaut  Capitaine-  commandant  des 
chasseurs  du  régiment  d'infanterie  du  roi. 

Avertissement  placé  par  l'auteur  en  tête  de  ht  quinzième  édi- 
tion (4).  — Accablé  de  questions  et  comblé  de  marques  d'ihtérêt 
depuis  ma  sortie  de  prison ,  je  ne  peux  mieux  répondre  aux  unes 
et  aux  autres  qu'en  retraçant  ce  qui  s'est  passé  sous  mes  yeux  et 
autour  de  moi;  qu'en  publiant  les  exécutions  sanglantes  dont  j'ai 
failli  être  une  des  malheureuses  victimes. 

La  principale  raison  qui  me  détermine  à  cette  publicalioir,  est 
de  faire  voir  que,  si  le  peuple  est  impétueux  et  irrésistible  lors- 
qu'il se  croit  trahi ,  il  ne  faut  point  pour  cela  désespérer  de  sa 
justice. 

Je  n'entrerai  point  dans  le  détail  des  causes  qui ,  depuis 
M.  Necker,  de  désastreuse  mémoire,  jusqu'à  ceUx  qui  n'ont 
subtilisé  la  confiance  de  la  nation  que  pour  la  tromper ,  ont  con- 
tribué à  faire  couler  le  sang  des  Français  :  assez  d'autres  l'ont 
fait  et  le  feront  encore  ;  je  me  contenterai  de  prouver  à  mes  con- 
citoyens qu'avec  le  calriiede  l'innocence,  soutenu  par  la  présence 
d'esprit  et  une  pleine  confiance  dans  la  justice  du  peuplé ,  on  est 
sûr  de  dérober  sa  tête  à  ses  vengeances. 

J'ai  eu  le  temps  de  remarquer  que  quelqués-ûns  de  me;^  com- 
pagnons d'infortune  n'ont  pu  proférer  une  parole  pour  leur  jus- 
tification, et  peut-être  ce  silence  à-i-ii  causé  leur  mort,  qu'une 
contenance  ferme  et  des  réponses  franches  auraient  pu  détour- 
ner :  aussi,  ma  narration  ne  servît-elle  qu'à  sauver  un  seul 
homme,  si  de  pareils  événemens  pouvaient  jamais  se  renouveler, 

(1)  Cet  ouyrage  a  eu  cinquaute-scpt  éditious.  (Note  des  auteurs.) 


104  «OCUMENS    COMPLÉMENTAIRES. 

je  serais  assez  payé  de  ce  que  j'ai  souffert  et  du  sentiment  dou- 
loureux avec  lequel  j'ai  tracé  cet  écrit  (1). 


MON  AGONIE  DE  TRENTE-HUIT  HEURES. 

Quatorze  heures  du  comité  de  surveillance  de  la  Commune. 

Ce  comité  me  fit  arrêter  le  22  août  ;  je  fus  emmené  à  la  mairie 
à  neuf  heures  du  matin,  où  je  restai  jusqu'à  onze  heures  du 
soir  (2).  Deux  messieurs,  sans  doute  membres  de  ce  comité^  me 
firent  entrer  dans  une  salle  ;  un  d'eux ,  accablé  de  fatigue ,  s'en- 
dormit. Celui  qui  ne  dormait  pas  me  demanda  si  j'étais  M.  Jour- 
gniac  Saint-Méard. 

Je  répondis  oui. 

<  Asseyez-vous  :  nous  sommes  tous  égaux.  Savez-vous  pour- 
quoi on  vous  a  arrêté  ? 

»  —  Un  de  ceux  qui  m'ont  conduit  ici  m'a  dit  qu'on  me  soup- 
çonnait d'être  le  rédacteur  d'un  journal  anti-constitutionnel. 

»  — Soupçonné  n'est  pas  le  mot;  car  je  sais  que  le  Gautier, 

(OLe  15  septembre  4792,  onze  jours  après  ma  sortie  de  l'Abbaye .  je  fis  pré- 
sent à  Desenne ,  libraire  au  Palais-Royal ,  du  manuscrit  de  mon  Agome  :  il  la  mit 
en  vente.  Le  20  du  même  mois,  deux  jours  après,  il  fut  obligé  d'en  faire  une  se- 
conde édition  ^  et  son  succès  fut  si  rapide,  que,  malgré  douze  contrefaçons  qui 
ont  paru  à  Paris ,  il  en  a  fait  paraître  quinze  éditions ,  dont.la  dernière ,  à  laquelle 
il  ajouta  mon  portrait ,  parut  le  20  juin.  Tous  les  journaux  de  Paris  sans  excep- 
tion, et  plusieurs  des  départemens,  ainsi  que  toutes  les  brochures  qui  parurent 
dans  ce  temps,  en  ont  fait  l'éloge,  et  je  ne  crois  pas  dire  trop  en  disant  qu'à  l'é- 
poque du  i"  mai  1793,  il  s'en  est  vendu  à  Paris  deux  cent  quatre-vingt  mille 
exemplaires. 

Je  fus  curieux  de  savoir  ce  qu'en  pensait  l'ami  du  i^uple,  Marat:  je  lui  en 
donnai  six  exemplaires.  Quelques  jours  après  je  retournai  chez  lui ,  et  je  le  priai 
de  me  dire  franchement  son  avis  ;  il  me  [répondit  qu'il  l'avait  lue  avec  le  plus 
grand  intérêt ,  mais  qu'il  était  seulement  fâché  que  j'eusse  cherché  à  apitoyer  le 
public  sur  le  sort  du  mercenaire  Reding,  et  que  j'eusse  parlé  de  la  bénédiction 
que  nous  donna  l'abbé  Lenfant.  (Aote  de  Saint  Méard.) 

(2)  Je  fus  arrêté  par  le  sieur  !\Iiquette  et  par  le  sieur  Pommier,  qui  fut  fusillé 
ensuite  à  l'armée  de  Moreau.  Il  avait  servi  d'abord  au  régiment  du  Roi,  où  il 
avait  été  nommé  président  du  club  révolutionnaire  des  soldats.  Ils  étaient  accom- 
pagnés de  dix  ou  douze  soldats,  qu'ils  renvoyèrent  lorsque  je  les  assurai  que  mon 
intention  était  de  me  soumettre  à  la  loi.  Ils  me  dirent  qu'ils  n'avaient  emmené 
avec  eux  une  force  aussi  considérable  que  parce  qu'on  leur  avait  assuré  que  j'é- 
tais dans  l'intention  de  faire  une  vigoureuse  résistance.  (A'ofe  de  Saint-Méard.  ) 


JOURNÉES    DB   SEPTEMBRE  (  1792  ).  105 

qui  passe  pour  être  rédacteur  du  Journal  de  la  cour  et  de  la  ville, 
est  un  homme  de  paille. 

»  — On  a  surpris  votre  facilité  à  croire,  monsieur  ;  car  son 
existence  physique  est  aussi  facile  à  prouver  que  sa  qualité  de 
rédacteur. 

»  — Je  dois  croire 

»  —  Rien  que  la  vérité  ;  car  vous  êtes  juste,  puisque  vous  êtes 
juge  :  d'ailleurs ,  je  donne  ma  parole  d'honneur... 

»  —  Eh  !  monsieur,  il  n'est  plus  question  de  parole  d'honneur. 

»  —  Tant  pis ,  monsieur,  car  la  mienne  est  bonne. 

>  —  On  vous  accuse  d'avoir  été  sur  les  frontières ,  il  y  a  dix 
ou  onze  mois  ;  d'y  avoir  fait  des  recrues  que  vous  avez  conduites 
aux  émigrés  :  à  votre  retour  on  vous  a  arrêté ,  et  vous  vous  êtes 
sauvé  de  prison. 

»  —  S'il  m'était  permis  de  penser  que  ce  fût  une  dénonciation 
sérieuse,  je  ne  demanderais  qu'une  heure  pour  prouver  que  je 
ne  suis  pas  sorti  de  Paris  depuis  vingt-trois  mois.  Et  si.... 

»  —  Oh  !  je  sais ,  monsieur,  que  vous  avez  de  l'esprit ,  et  que, 
par  votre  astuce,  vous  trouveriez... 

»  —  Permettez-moi  de  dire  que  le  mot  astuce  est  de  trop;  il 
n'est  question  que  d'absurdités  ;  car  nous  ne  parlons  que  des 
dénonciations  qu'on  a  faites  contre  moi, 

»  —  Connaissez-vous  M.  Durosoi ,  rédacteur  de  la  Gazette  de 
Paris  ? 

»  —  Beaucoup  de  réputation ,  mais  pas  autrement  ;  je  ne  l'ai 
même  jamais  vu. 

»  —  Cela  m'étonne ,  car  on  a  trouvé  dans  ses  papiers  des  let- 
tres que  vous  lui  avez  écrites. 

>  —  On  n'en  a  trouvé  qu'une  ;  car  je  ne  lui  en  ai  écrit  qu'une, 
par  laquelle  je  lui  annonçais  l'envoi  d'un  discours  que  je  fis  aux 
chasseurs  de  ma  compagnie,  à  l'époque  de  l'insurrection  de  la 
garnison  de  Nancy,  et  qu'il  fil  imprimer  dans  la  Gazette  de  Paris. 
Voilà  l'unique  correspondance  que  j'aie  eue  avec  lui. 

»  —  Cela  est  vrai  ;  et  je  dois  même  vous  dire  que  cette  lettre 
n^  vous  compromet  pas. 


i06  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

»  —  Aucune  de  mes  lettres ,  aucun  de  mes  écrits ,  et  aucune 
de  mes  actions  ne  peuvent  me  compromettre. 

»  —  Je  vous  ai  vu  chez  madame  Vaufleury;  je  vous  ai  vu  aussi 
avec  M.  Peltier,  rédacteur  des  Actes  des  Apôtres. 

»  —  Cela  doit  être ,  car  je  vais  souvent  chez  cette  dame ,  et  je 
me  promène  quelquefois  avec  Peltier. 

>  —  N'êtes- vous  pus  chevalier  de  Saint-Louis? 

>  —  Oui ,  monsieur. 

t  —  Pourquoi  n'en  portez-vous  pas  la  croix? 

»  —  La  voilà  ;  je  l'ai  toujours  portée  depuis  six  ans. 

»  —  C'en  est  assez  pour  aujourd'hui...  Je  vais  rendre  compte 
au  comité  que  vous  êtes  ici. 

î  —  Faites-moi  le  plaisir  de  lui  dire  aussi  que ,  s'il  me  rend 
justice,  il  me  renverra  libre;  car  je  ne  suis  ni  rédacteur,  ni  re- 
cruteur, ni  conspirateur,  ni  dénonciateur.  » 

Un  moment  après ,  trois  soldats  me  firent  signe  de  les  suivre. 
Quand  nous  fûmes  dans  la  cour,  ils  m'invitèrent  à  monter  avec 
eux  dans  un  fiacre  qui  partit  après  avoir  reçu  l'ordre  de  nous 
mener  à  V hôtel  du  faubourg  Saint- Germain. 

Dix  jours  à  l'Abbaye. 

Arrivé  à  V hôtel  indiqué  par  mes  compagnons  de  voyage,  qui 
se  trouva  être  la  prison  de  l'Abbaye ,  ils  me  présentèrent ,  avec 
mon  billet  de  logement,  au  concierge  qui,  après  m'avoir  dit  la 
phrase  d'usage  ;  il  faut  espérer  que  cela  ne  sera  pas  long ,  me  fit 
placer  dans  une  grande  salle  qui  servait  de  chapelle  aux  prison- 
niers de  l'ancien  régime.  J'y  comptai  dix -neuf  personnes  cou- 
chées sur  des  lits  de  sangle  :  on  me  donna  celui  de  M.  Dangre- 
mont  à  qui  on  avait  coupé  la  tête  deux  jours  auparavant. 

Le  même  jour,  et  dans  le  moment  que  nous  allions  nous  mettre 
à  table,  M.  de  Chantereine  (1),  colonel  de  la  maison  constitution- 
nelle du  roi,  se  donna  trois  coups  de  couteau,  après  avoir  dit; 

«  Nous  sommes  tous  destines  à  être  massacrés Mon  Dieu, 

je  vais  à  vous  !  »  Il  mourut  deux  minutes  après. 

(1)  Inspecteur  du  Garde  Meuble  de  la  couronne.  {Note  des  auteurs.  ) 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (1792).  107 

Le  23.  —  Je  composai  un  mémoire  dans  lequel  je  démasquai 
la  turpitude  de  mes  dénonciateurs  ;  j'en  envoyai  Ja  copie  au  mi- 
nistre de  la  justice,  à  ma  section  ,  au  comité  de  surveillance,  et 
à  tous  ceux  que  je  savais  prendre  intérêt  à  l'injustice  que  j'éprou- 
vais. 

Vers  cinq  heures  du  soir.  —  On  nous  donna  pour  compagnon 
d'infortune  M.  Durosoi,  rédacteur  de  la  Gazette  de  Paris.  Ausshôt 
qu'il  m'entendit  nommer,  il  me  dit ,  après  les  complimens  d'u- 
sage :  «  Eh  !  monsieur,  que  je  suis  heureux  de  vous  trouver  !... 
Je  vous  aime  depuis  long-temps ,  et  je  ne  vous  connais  cependant 
que  par  l'affaire  de  Nancy  :  permettez  à  un  malheureux ,  dont  la 
dernière  heure  s'avance ,  d'épancher  son  cœur  dans  le  vôtre.  > 
Je  l'embrassai.  Il  me  fit  ensuite  lire  une  lettre  qu'il  venait  de  re- 
cevoir, et  par  laquelle  une  de  ses  amies  lui  mandait  : 

«  i\Ion  ami ,  préparez-vous  à  la  mort  ;  vous  êtes  condamné,  et 

demain Je  m'arrache  l'ame  ,  mais  vous  savez  ce  que  je 

vous  ai  promis.  Adieu,  j 

Pendant  la  lecture  de  cette  lettre ,  je  vis  couler  des  larmes  de 
ses  yeux  ;  il  la  baissa  plusieurs  fois,  et  je  lui  entendis  dire  à 
demi -voix  :  i  Hélas  !  elle  en  souffrira  bien  plus  que  moi.  »  Il  se 
coucha  sur  mon  lit ,  et ,  dégoûtés  de  parler  des  moyens  qu'on 
avait  employé  pour  nous  accuser  et  pour  nous  arrêter,  nous  nous 
endormîmes.  Dès  la  pointe  du  jour,  il  composa  un  mémoire  pour 
sa  justification ,  qui,  quoique  écrit  avec  énergie  et  fort  de  choses, 
ne  produisit  aucun  effet  favorable,  car  il  eut  la  tête  tranchée  le 
lendemain  à  la  cjuilloline. 

Le  i2o.  —Les  commissaires  de  la  piison  nous  permirent  enfin 
de  nous  procurer  le  journal  (1)  du  soir. 

(1)  Un  nouveau  prisonnier  nous  en  porta  plusieurs,  un  entre  autres  intitulé 
le  Courrier  français,  dans  lequel  je  lus  ce  que  mes  lecteurs  peuvent  très-bien  se 
dispenser  de  lire. 

«  MM,  Saint-iléard  et  Beaumarchais  ont  été  arrêtés  :  le  premier  était  auteur 
»  du  journal  scandaleux  qui  paraissait  sous  le  litre  de  Journal  de  la  cour  cl  de  la 
»  ville.  Il  a  été  capitaine  au  régiment  du  Roi;  et,  ce  qu'il  y  a  de  ninarqu;ible, 
»  c'est  qu'il  est  propriétaire  de  la  terre  que  le  fameux  Montaigne  possédait  près 
»  de  Bordeaux.  M.  Saint-Méard  jouit  de  plus  de  40,000  livres  de  rentes.  » 

Je  pardonne  à  ce  fabricant  de  nouvelle*  de  m'avoir  donné  celte  terre,  quoi- 


lOS  ••CDMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

On  avait  placé  dans  la  sacristie  de  la  chapelle,  qui  nous  servait 
de  prison,  un  capitaine  du  ré{jiment  des  gardes  suisses,  nommé 
Reding  qui,  lors  de  l'affaire  du  10  août,  reçut  un  coup  de  feu 
dont  il  eut  le  bras  cassé  ;  il  avait  en  outre  reçu  quatre  coups  de 
sabre  sur  la  tête.  Quelques  citoyens  le  sauvèrent ,  et  le  portèrent 
dans  une  hôtel  garni  d'où  on  fut  l'arracher  pour  le  constituer 
prisonnier  à  l'Abbaye  où  on  lui  remit  le  bras  pour  la  seconde 
fois.  J'ai  été  étonné  bien  souvent  dans  le  cours  de  ma  vie ,  mais 
jamais  autant  qu'en  regardant  une  sorte  de  garde-malade  :  je 
reconnus  en  elle  une  personne  avec  laquelle  j'avais  été  intimement 
lié  pendant  douze  ans. 

Les  particularités  de  cette  anecdote  incroyable  n'ayant  rien 
de  commun  avec  ma  narration ,  je  passe  à  l'ordre  de  mon  récit. 

Le  26,  à  minuit.  —  Un  officier  municipal  entra  dans  notre 
chambre  pour  inscrire  nos  noms  et  le  jour  que  nous  avions  été 
arrêtés.  Il  nous  fit  espérer  que  la  municipalité  enverrait  le  len- 
demain des  commissaires  pour  faire  sortir  ceux  contre  lesquels 
il  n'y  avait  que  des  dénonciations  vagues.  Cette  annonce  me  fit 
passer  une  bonne  nuit ,  mais  elle  ne  se  réalisa  pas  ;  au  contraire, 
le  nombre  des  prisonniers  ne  fit  qu'augmenter. 

Le  27.— Nous  entendîmes  le  bruit  d'un  coup  de  pistolet  qu'on 
lira  dans  l'intérieur  de  la  prison  ;  aussitôt  on  court  précipitam- 
ment dans  les  escaliers  et  les  corridors  ;  on  ouvre  et  on  ferme 
avec  vivacité  des  serrures  et  des  verrous  ;  on  entre  dans  notre 
chambre  où  un  de  nos  guichetiers,  après  nous  avoir  comptés, 
nous  dit  d'être  tranquilles,  que  le  danger  était  passé.  Voilà  tout 

qu'elle  appartienne  à  M.  de  Ségur,  et  plus  de  40,000  livres  de  rentes ,  quoique  je 
n'eu  aie  jamais  eu  la  moitié,  même  avant  la  révolution.  —  Je  fais  plus;  je  ne 
suppose  pas  qu'il  ait  eu  de  mauvaises  intentions  jusque-là  :  mais  je  ne  peux  pas 
croire  qu'il  en  eût  de  bonnes ,  quand  il  a  choisi  le  moment  où  j'étais  sous  le 
glaive  de  la  loi  pour  publier  que  j'étais  journaliste  anti-constitutionnel;  car,  quoi- 
qu'il fût  ci-devant  journaliste  feuillant  (c'est-à-dire  très-consiitutionnel),  il  sa- 
vait que  le  sieur  Gautier  était  rédacteur  du  journal  en  question.  Enfin  comment 
s'accordera-t-il,  sur  la  fortune  considérable  qu'il  m'a  donnée .  avec  fauteur  des 
Eévohitions  de  Paris ,  qui  assure  que  je  travaillais  à  ce  journal  pour  gagner  ma 
vie?  —  S'il  avait  ajouté  à  cette  balourdise,  que  je  n'avais  jamais  travaillé  pour 
la  faire  arracher  à  personne ,  il  aurait  dit  une  vérité ,  et  je  lui  aurais  pardonné  le 
mensonge.  (  Note  de  Saint-Meard,  < 


JOURNÉES    DK  SEPTKMBHE  (  Î792).  i(i9 

ce  qu'a  voulu  nous  dire  sur  cet  événement  ce  brusque  et  taci- 
turne personnage. 

Le  28  et  le  29.  —  Nous  ne  fûmes  distraits  que  par  l'arrivée 
des  voitures  qui  amenaient  à  chaque  instant  des  prisonniers. 
Nous  pouvions  les  voir  d'une  tourelle  qui  communiquait  dans 
notre  chambre,  et  dont  les  fenêtres  donnaient  dans  la  rue  Sainte- 
Marguerite.  Nous  avons  payé  bien  cruellement  par  la  suite  le 
plaisir  que  nous  avions  d'entendre  et  d'apercevoir  ce  qui  se  pas- 
sait sur  la  place,  dans  la  rue,  et  surtout  vis-à-vis  le  guichet  de 
notre  prison. 

Le  50 ,  à  onze  heures  du  soir.  —  On  fit  coucher  dans  notre 
chambre  un  homme  d'environ  quatre-vingts  ans  ;  nous  apprîmes 
le  lendemain  que  c'était  le  sieur  Cazolte,  auteur  du  poème  d'O- 
livier, du  Diable  amoureux,  etc.  La  gaieté  un  peu  folle  de  ce 
vieillard,  sa  façon  de  parler  orientale,  fit  diversion  à  notre  ennui. 
Il  cherchait  très-sérieusement  à  nous  persuader,  par  l'histoire  de 
Gain  et  d'Abel ,  que  nous  étions  bien  plus  heureux  que  ceux  qui 
jouissaient  de  la  liberté.  11  paraissait  très-fàché  que  nous  eussions 
l'air  de  n'en  rien  croire;  il  voulait  absolument  nous  faire  convenir 
que  notre  situation  n'était  qu'une  émanation  de  l'Apocalypse,  etc. 
Je  le  piquai  au  vif  en  lui  disant  que ,  dans  notre  position ,  on  était 
beaucoup  plus  heureux  de  croire  à  la  prédestination  qu'à  tout 
ce  qu'il  disait.  Deux  gendarmes,  qui  vinrent  le  chercher  pour 
le  conduire  au  tribunal  criminel,  terminèrent  notre  discussion. 

Je  ne  perdais  pas  un  instant  pour  me  procurer  les  attestations 
qui  pouvaient  me  servir  à  prouver  les  vérités  que  j'avançais 
dans  mon  mémoire.  J'étais  aidé  par  un  ami,  mais  par  un  ami 
comme  il  n'y  en  a  plus,  qui,  pendant  que  mes  compagnons 
d'infortune  étaient  abandonnés  des  leurs,  travaillait  jour  et  nuit 
pour  me  rendre  service.  Il  oubliait  que  dans  un  moment  de  fer- 
mentation et  de  méfiance,  il  pouvait  courir  les  mêmes  risques 
que  moi  ;  qu'il  se  rendait  suspect  en  s'intéressant  à  un  prison- 
nier suspecté  :  rien  ne  le  retenait;  cl  il  m'a  bien  prouvé  la  vérité 
de  ce  proverbe  :  L'adversité  est  la  pierre  de  touche  des  amis. 
C'est,  en  grande  partie,  à  ses  soins  et  à  son  zèle  que  je  suis  re- 


ilO  DOCUMEXS   COMPLÉMENTAIRES. 

devable  delà  vie.  Je  dois  au  public,  à  moi-même  et  à  la  ve'rité, 
de  nommer  ce  brave  homme  :  c'est  M.  Teyssier,  négociant,  rue 
Croix-des-Petits-Champs. 

Les  demiei's  Jours  du  hîois  d'août  me  rappelèrent  la  cruelle 
situation  où  je  m'étais  trouvé  à  l'affaire  de  Nancy.  Je  faisais  tra- 
vailler mon  imagination  pour  comparer  les  risques  que  je  courais 
avec  ceux  que  j'avais  courus  les  mêmes  jours  ,  lorsque  l'armée , 
composée  des  régimens  du  Roi,  de  Mestre-de-Camp,  de  Châ- 
teauvieux  et  de  quelques  bataillons  de  gardes  nationaux ,  me 
nomma  son  général,  et  me  força  de  la  conduire  à  Lunéville , 
pour  enlever  aux  carabiniers  le  général  3Ialseigne. 

Le  1"  septembre.  —  On  fit  sortir  de  prison  trois  de  nos  ca- 
marades, qui  furent  bien  moins  étonnés  de  leur  délivrance  qu'ils 
ne  l'avaient  été  de  leur  arrestation ,  car  ils  étaient  les  plus  zélés 
patriotes  de  leurs  sections  (1).  On  en  fil  sortir  quelques  autres 
des  chambres  voisines,  notamment  31.  de  Jaucourt ,  membre  de 
l'assemblée  législative,  qui,  quelque  temps  avant,  avait  donné 
sa  démission  de  député. 

Commencement  de  mon  agonie  de  trente- liuit  heures. 

Le  dimanche  2  septembre.  —  Notre  guichetier  servit  notre 
diner  plus  tôt  que  de  coutume  ;  son  air  effaré ,  ses  v'eux  ha- 
gards, nous  firent  présager  quelque  chose  de  sinistre  (2).  A  deux 
heures  il  rentra  :  nous  l'entourâmes  ;  il  fut  sourd  à  nos  ques- 
tions ;  et  après  qu'il  eut ,  contre  son  ordinaire ,  ramassé  tous  les 
couteaux,  que  nous  avions  soin  déplacer  dans  nos  serviettes,  il  fit 
sortir  brusquement  la  garde-malade  de  l'officier  suisse  Reding. 

A  deux  heures  et  demie.  —  Le  bruit  effroyable  que  faisait  le 
peuple  fut  épouvantablement  augmenté  par  celui  des  tambours, 
qui  battaient  la  générale,  par  les  trois  coups  de  canon  d'alarme, 
et  par  le  tocsin  qu'on  sonnait  de  toutes  parts. 

(0  Les  sieurs  Saint-Felis,  Laurent  et  CbignarJ.  Ces  deui  derniers  ne  sortirent 
que  le  dimanche  2  septembre.  Ils  forent  réclamés  psr  leurs  secrtons. 

(2;  >'ommé  Bertrand.  Il  avait  été  aboyeur  à  l'Opéra  pour  faire  approcher  le* 
voitures.  {'Sote$  de  Saint-Méard.j 


JOURNÉES    DE  SEPTEMBRE  (1792  ).  114 

Dans  ces  momens  d'effroi ,  nous  vîmes  passer  trois  voitures 
escortées  par  une  foule  innombrable  de  femmes  et  d'hommes 
furieux,  qui  criaient  :  A  la  Force  !  à  la  Force  (1)  /  On  les  conduisit 
au  cloître  de  l'x^bbaje,  dont  on  avait  fait  des  prisons  pour  les 
prêtres.  Un  instant  après  nous  entendîmes  dire  qu'on  venait  de 
massacrer  tous  les  évêques  et  autres  ecclésiastiques  qui ,  disait- 
on,  avaient  été  parqués  dans  cet  endroit. 

Vers  quatre  heures.  —  Les  cris  déchirans  d'un  homme  qu'on 
hachait  à  coups  de  sabres  nous  attirèrent  à  la  fenêtre  de  la  tou- 
relle ;  et  nous  vîmes ,  vis-à-vis  le  guichet  de  notre  prison ,  le  corps 
d'un  homme  étendu  mort  sur  le  pavé;  un  instant  après  on  en 
massacra  un  autre,  ainsi  de  suite  (2). 

Il  est  de  toute  impossibilité  d'exprimer  1" horreur  du  profond 
et  sombre  silence  qui  régnait  pendant  ces  exécutions;  il  n'était 
interrompu  que  par  les  cris  de  ceux  qu'on  immolait ,  et  par  les 
coups  de  sabre  qu'on  leur  donnait  sur  la  tèle.  Aussitôt  qu'ils 
étaient  terrassés ,  il  s'élevait  un  murmure ,  renforcé  par  des 
cris  de  vive  la  nation  !  mille  fois  plus  effrayans  pour  nous  que 
l'horreur  du  silence. 

Dans  l'intervalle  d'un  massacre  à  l'autre ,  nous  entendions  dire 
sous  nos  fenêtres  :  •  Il  i;e  faut  pas  qu'il  en  échappe  un  seul;  il 
faut  les  tuer  tous,  et  surtout  ceux  qui  sont  dans  la  chapelle,  où 
il  n'y  a  que  des  conspirateurs.  »  C'était  de  nous  qu'on  parlait,  et 
je  crois  qu'il  était  inutile  d'affirmer  que  nous  avons  désiré  bien 
des  fois  le  bonheur  de  ceux  qui  étaient  renfermés  dans  les  plus 
sombres  cachots. 

Tous  les  genres  d'inquiétudes  les  plus  effrayans  nous  tour- 
mentaient et  nous  arrachaient  à  nos  lugubres  réflexions  :  un  mo- 

(0  Nous  ne  savions  pas  encore  que  ces  mots,  a  la  Force!  étaient  l'avertis- 
sement qu'on  donnait  quaud  on  envoyait  des  victimes  à  la  mort. 

(2)  Après  (ju'on  rut  massacré  tous  les  prêtres  renfermés  dans  le  cloître,  on  com- 
mença le  massacre  des  prisonniers  par  tuer  cent  cinquanle-six  soldats  suisses ,  en- 
fermés à  l'Abbaye,  dont  pas  un  n'a  été  sauvé.  Vint  ensuite  le  tour  des  autres  pri- 
sonniers. On  coîiimença  [lar  M.  de  ^lontmoriu  et  par  le  sieur  Tlii?rry,  valet  de 
chambre  du  roi.  On  appliquait  à  certains  prisonniers  une  torche  ardente  sur  le 
visage  lorsqu'ils  sortaient  du  Kuichet  pour  être  massacrés.  Ou  prenait  cette  pré- 
caution pour  que  le  peu|)l'^  ne  les  reconuûl  pas.  (  Notes  de  Sainl-Meard.  ) 


\\2  fiOCUMEJXS  COMPLÉMBrtTAlRBS. 

ment  de  silence  dans  la  rue  était  interrompu  par  le  bruit  qui  se 
faisait  dans  l'intérieur  de  la  prison. 

A  cinq  heures.  —  Plusieurs  voix  appelèrent  fortement  M.  Ca- 
zotte  ;  un  instant  après  nous  entendîmes  passer  sur  les  escaliers 
une  foule  de  personnes  qui  parlaient  fort  haut,  des  cliquetis 
d'armes ,  des  cris  d'hommes  et  de  femmes.  C'était  ce  vieillard, 
suivi  de  sa  fille,  qu'on  entraîuait.  Lorsqu'il  fut  hors  du  guichet, 
cette  courageuse  fille  se  précipita  au  cou  de  son  père.  Le  peu- 
ple touché  de  ce  spectacle,  demanda  sa  grâce  et  l'obtint. 

Vers  sept  heures.  —  Nous  vîmes  entrer  deux  hommes ,  dont 
les  mains  ensanglantées  étaient  armées  de  sabres;  ils  étaient 
conduits  par  un  guichetier  qui  portait  une  torche  et  qui  leur  indi- 
qua le  Ut  de  l'infortuné  Reding.  Dans  ce  moment  affreux  je  lui 
serrais  la  main  et  je  cherchais  à  le  rassurer.Un  de  ces  hommes  (1) 
fit  un  mouvement  pour  l'enlever  ;  mais  ce  malheureux  l'arrêta  en 
lui  disant  d'une  voix  mourante  :  «  Eh  !  monsieur,  j'ai  assez  souf- 
fert ;  je  ne  crains  pas  la  mort  ;  par  grâce,  donnez-la-moi  ici.  >  Ces 
paroles  le  rendirent  immobile  ;  mais  son  camarade,  en  le  regar- 
dant et  en  lui  disant  :  <  Allons  donc,  »  le  décida.  Il  l'enleva,  le 
mit  sur  ses  épaules  et  fut  le  porter  dans  la  rue,  où  il  reçut  la 
mort...  J'ai  les  yeux  si  pleins  de  larmes  que  je  ne  vois  plus  ce 
que  j'écris. 

Nous  nous  regardions  sans  proférer  une  parole ,  nous  nous 
serrions  les  mains  ,  nous  nous  embrassions...  Immobiles,  dans  un 
morne  silence  et  les  yeux  fixés ,  nous  regardions  le  pavé  de  notre 
prison,  que  la  lune  éclairait  dans  l'intervalle  de  l'ombre  formée 
par  les  triples  barreaux  de  nos  fenêtres...  Mais  bientôt  les  cris  des 
nouvelles  victimes  nous  redonnaient  notre  première  agitation  et 
nous  rappelaient  les  dernières  paroles  que  prononça  M.  Chante- 
reine  en  se  plongeant  un  couteau  dans  le  cœur  :  «  Nous  sommes 
tous  destinés  à  être  massacrés...  » 

A  minuit,  —  Dix  hommes ,  le  sabre  à  la  main,  précédés  par 

(1)  Je  suis  parvenu  à  le  connaître  depuis  que  je  sais  sorti  de  prison.  Il  y  a  ap- 
parence qu'il  avait  de  bonnes  intentions  ;  car  je  sais  qu'il  a  sauvé  la  vie  à  un  jeune 
homme  de  Besançon,  priwMinier  dans  la  chambre  où  j'étais.  (Aofe  de  St-Mèard.) 


JOURNÉES  DK  SEPTEMBRE  {   17^^;.  113 

deux  guichetiers  qui  portaient  des  torches,  entrèrent  dans  notre 
prison  et  nous  ordonnèrent  de  nous  mettre  chacun  au  pied  de 
nos  hts.  Après  qu'ils  nous  eurent  comptes,  ils  nous  dirent  que 
nous  répondions  les  uns  des  autres ,  et  jurèrent  que ,  s'il  en  échap- 
pait un  seul ,  nous  serions  tous  massacrés  sans  être  entendus  par 
M.  le  président.  Ces  derniers  mots  nous  donnèrent  une  lueur 
d'espoir,  car  nous  ne  savions  pas  encore  si  nous  serions  entendus 
avant  d'être  tues. 

Le  lundi  3,  à  deux  lieures  du  malin.  —  On  enfonça  à  coups  re- 
doublés une  des  portes  de  la  prison  :  nous  pensâmes  d'abord  que 
c'était  celle  du  guichet  qu'on  enfonçait  pour  venir  nous  massa- 
crer dans  nos  chambres,  mais  nous  fûmes  un  peu  rassurés  quand 
nous  entendîmes  dire,  sur  l'escalier,  que  c'était  celle  d'un  cachot 
où  quelques  prisonniers  s'étaient  barricadés.  Peu  après ,  nous  ap- 
prîmes qu'on  avait  égorgé  tous  ceux  qu'on  y  avait  trouvés. 

^  dix  heures.  —  L'abbé  Lenfant ,  confesseur  du  roi ,  et  l'abbé 
de  Chapl-llastignac»  parurent  dans  la  tribune  de  la  chapelle  qui 
nous  servait  de  prison  et  dans  laquelle  ils  étaient  entrés  par  une 
porte  qui  donne  sur  l'escalier.  Us  nous  annoncèrent  que  notre 
dernière  heure  approchait  et  nous  invitèrent  à  nous  recueillir 
pour  recevoir  leur  bénédiction.  Un  mouvement  électrique,  qu'on 
ne  peut  déiinir,  nous  précipita  tous  à  genoux ,  et ,  les  mains  join- 
tes ,  nous  la  reçûmes.  Ce  moment ,  quoique  consolant,  fut  un  des 
plus!...  que  nous  ayons  éprouvés.  A  la  veille  de  paraître  devant 
l'Etre  Suprême,  agenouillés  devant  deux  de  ses  ministres,  nous 
présentions  un  spectacle  indéfinissable.  Làge  de  ces  deux  vieil- 
lards, leur  position  au-dessus  de  nous,  la  mort  planant  sur  nos 
tètes  et  nous  environnant  de  toutes  parts ,  tout  répandait  sur  celte 
cérémonie  une  teinte  auguste  et  lugubre  ;  elle  nous  rapprochait  de 
la  Divinité  ;  elle  nous  rendait  le  courage  ;  tout  raisonnement  était 
suspendu,  et  le  plus  froid  et  le  plus  incrédule  en  reçut  autant 
d'impression  que  le  plus  ardent  et  le  plus  sensible.  Une  demi- 
heure  après,  (es  deux  prêtres  fiuent  massacrés,  et  nous  enten- 
dîmes leurs  cris!... 

Quel  est  l'homme  qui  lira  les  détails  suivans  sans  que  8.*.s  veux 
T.  xviii.  8 


il4  DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES. 

se  remplissent  de  larmes ,  sans  e'prouver  les  crispations  et  les  fré- 
missemensde  la  mort  !  Quel  esl  celu.;  dont  les  cheveux  ne  se  dres- 
seront pas  d'horreur  ! 

Notre  occupation  la  plus  importante  était  de  savoir  quelle  se- 
rait la  position  que  nous  devions  prendre  pour  recevoir  la  mort 
quand  nous  entrerions  dans  le  lieu  du  massacre.  Nous  envoyions 
de  temps  à  autre  quelques-uns  de  nos  camarades  à  la  fenêtre  de 
la  tourelle  pour  nous  instruire  de  celle  que  prenaient  les  malheu- 
reux qu'on  immolait ,  et  pour  calculer,  d'après  leur  rapport , 
celle  que  nous  ferions  bien  de  prendre.  Il  nous  rapportaient  que 
ceux  qui  étendaient  leurs  mains  souffraient  beaucoup  plus 
long-temps,  parce  que  tous  les  coups  de  sabre  étaient  amortis 
avant  de  porter  sur  la  tête  ;  qu'il  y  en  avait  même  dont  les  mains 
et  les  bras  tombaient  avant  le  corps,  et  que  ceux  qui  les  pla- 
çaient derrière  le  dos  devaient  souffrir  beaucoup  moins...  Eh 
bien!  c'était  sur  ces  horribles  détails  que  nous  délibérions... 
Nous  calculions  les  avantages  de  celte  dernière  position ,  et  nous 
nous  conseillions  réciproquement  de  la  prendre  quand  notre  tour 
d'être  massacrés  sei-ait  venu...  !  ! 

Fers  midi.  — Accablé,  anéanti  par  une  agitation  plus  que  sur- 
naturelle, absorbé  par  des  réflexions  dont  l'horreur  est  inexpri- 
mable ,  je  me  jetai  sur  uu  Ut  et  je  m'endormis  profondément  .Tout 
me  l^it  croire  que  je  dois  mon  existence  à  ce  moment  de  som- 
meil. «  Il  me  sembla  que  je  paraissais  devant  le  ledoutable  tri- 
bunal qui  de\^it  me  juger  ;  on  m'écoutait  avec  aileîUion ,  malgré 
le  bruit  affreux  du  tocsin  et  des  cris  que  je  croyais  entendre. 
Mon  plaidoyer  fini ,  on  me  renvoyait  libre.  »  Ce  rêve  fit  une  im- 
pression si  bienfaisame  sur  aion  esprit,  qu'il  dissipa  totalement 
mes  inquiétudes,  et  je  me  réveillai  avec  un  pressentiment  qu'il 
se  réaliserait.  J'en  racontai  les  particularités  à  mes  compagnons 
d'infortune,  qui  furent  étonnés  de  l'assurance  que  je  conservai 
depuis  ce  moment  jusqu'à  celui  oiije  comparus  devant  mes  ter- 
ribles juges. 

Adeux  /ieures.— Ou  fit  une  proclamation  que  le  peuple  eut  l'air 
d'écouter  ayec  défaveur  ;  un  instant  après ,  des  curieux ,  ou  bien 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (4792).  115 

peut-être  des  gens  qui  voulaient  nous  indiquer  des  moyens  de 
nous  sauver,  placèrent  une  échelle  contre  la  fenêtre  de  notre 
chambre;  mais  on  les  empôciia  d'y  monter  en  criant  :  A  hns!  à 
bas  !  c'est  pour  leur  porter  des  armes. 

Tous  les  tourmens  de  la  soif  la  plus  dévorante  se  joignaient 
aux  angoisses  que  nous  éprouvions  à  chaque  minute.  Enfin  notre 
guichetier  Bertrand  (4)  parut  seul,  et  nous  obtînmes  qu'il  nous 
apporterait  une  cruche  d'eau  (2).  Nous  la  bûmes  avec  d'autant 
plus  d'avidité  qu'il  y  avait  vingt-six  heures  que  nous  n'avions  pu 
en  obtenir  une  seule  gouite.  Nous  parlâmes  de  cette  négligence 
à  un  fédéré ,  qui  vint  avec  d'autres  personnes  faire  la  visite  de 
notre  prison:  il  en  fut  indigné  au  point,  qu'en  nous  demandant 
le  nom  de  ce  guichetier,  il  nous  assuia  qu'il  allait  l'exterminer. 
Il  l'aurait  Ixiil ,  car  il  le  disait  ;  et  ce  ne  fut  qu'après  bien  des  sup- 
plications que  nous  obtînmes  sa  grâce. 

Ce  petit  adoucissement  fut  bientôt  lioublé  par  des  cris  plaintifs 
que  nous  entendîmes  au-dessus  de  nous.  Nous  nous  apeicûmes 
qu'ils  venaient  de  la  tribune;  nous  (^n  avertissions  tous  ceux  qui 
passaient  sur  les  escaliers.  Enliu  on  entra  dans  cette  tribune,  et 
on  nous  dit  que  c'était  un  jeune  officier  qui  s'était  fait  plusieurs 
blessures ,  dont  pas  une  n'était  mortelle ,  parce  que  la  lame  dy 
couteau  dont  il  s'était  "servi,  étant  arrondie  par  le  bout,  n'avait 
pu  pénétrer  (ôi.  Ola  ne  servit  qu'à  hâter  le  moment  de  son  sup- 
plice. 

(1)  C'était  la  faute  des  circonstances  et  non  la  sienne ,  ni  celle  du  concierge ,  le 
citoyen  Lavaqueric  qui ,  pendant  qne  j'ai  élé  détenu  à  l'Abbaye ,  a  rempli  les  de- 
voirs que  l'humanité  impose  à  un  hounèle  iiomme. 

(2)  C'est  dans  ce  moment  qu'il  nous  dit  qu'on  avait  empêché  des  personnes 
malintentionnées  de  nous  porter  vin^t-huit  sabres,  qu'on  les  avait  saisis,  et  qu'on 
les  avait  déposés  au  corp.s-de-{;arde.  il  nous  dit  aussi  que  M.  Manuel  était  dans  la 
chambre  de  ^I.  Lavr.quiric,  le  coiiciii'gc,  qu'il  rei^aniait  les  écrous  des  prison- 
niers, et  qu'il  avait  firit  bien  des  croix  à  coté  de  leurs  noms. 

(5)  Ce  jeune  officii  r  se  nonunait  Boisragon.  (Quelques  antres  prisonniers  se 
tuèrent  dans  leurs  chambres,  enti-e  autres,  un  qui  se  brisa  le  crâne  contre  la  ser- 
rure de  la  porte  de  sa  prison.  Le  sieur  Loiireur,  qui  av;iit  été  notre  compagnon 
de  malheur  dans  la  chapelle,  et  qu'on  avait  changé  de  chambre  deux  ou  irois 
j ours  avant  les  j(»urnérs  des  "i,  .ï  el  4  septeml)rc,  m'a  raconté  ce  l'ait  (jui  s'est  pas« 
en  sa  présence.  f  Vo/f.s  de  Snhtl-  Meard.  ; 


iiG  pOCLilJSNS    COMPLÉMENTAIRES. 

A  huit  heures.  —  L'agitation  du  peuple  se  calma ,  et  nous  en- 
tendîmes plusieurs  voix  crier  :  «  Grâce ,  grâce  pour  ceux  qui 
restent!  »  Ces  mois  furent  applaudis,  mais  faiblement.  Cepen- 
dant une  iueur  d'espoir  s'empara  de  nous  ;  quelques-uns  même 
crurent  leur  délivrance  si  prochaine,  qu'ils  avaient  déjà  mis  leur 
paquet  sous  le  bras  ;  mais  bientôt  de  nouveaux  cris  de  mort  nous 
replongèrent  dans  nos  angoisses. 

J'avais  formé  une  liaison  particulière  avec  le  sieur  Maussabré 
qu'on  n'avait  arrêté  que  parce  qu'il  avait  été  aide-dc-camp  de 
M.  de  Brissac.  Il  avait  souvent  donné  des  preuves  de  courage  ; 
mais  la  crainte  d'êlre  assassiné  lui  avait  comprimé  le  cœur.  J'étais 
cependant  parvenu  à  dissiper  un  peu  ses  inquiétudes  lorsqu'il 
vint  se  jeter  dans  mes  bras,  en  disant  :  «  Mon  ami ,  je  suis  perdu  ; 
je  viens  d'entendre  prononcer  mon  nom  dans  la  rue.  »  J'eus  beau 
lui  dire  que  c'était  peut-être  des  personnes  qui  s'intéressaient  à 
lui  ;  que  d'ailleurs  la  peur  ne  guérissait  de  rien  ;  qu'au  contraire 
elle  pourrait  le  perdre  :  tout  fut  inutile.  Il  avait  perdu  la  tête  au 
point  que,  ne  trouvant  pas  à  se  cacher  dans  la  chapelle,  il  monta 
dans  la  cheminée  de  la  sacristie ,  où  il  fut  arrêté  par  des  grilles 
qu'il  eut  même  la  folie  d'essayer  de  casser  avec  sa  tête.  Nous 
l'invitâmes  à  descendre  ;  après  bien  des  difficultés,  il  revint  avec 
nous  ;  mais  sa  raison  ne  revint  pas.  C'est  ce  qui  a  causé  sa  mort 
dont  je  parlerai  dans  un  moment. 

Le  sieur  Émard  qui ,  la  veille ,  m'avait  donné  des  renseigne- 
mens  pour  faire  un  testament  olographe,  me  fit  part  des  motifs 
pour  lesquels  on  l'avait  arrêté.  Je  ies  trouvai  si  injustes,  que, 
pour  lui  donner  une  preuve  de  la  certitude  où  j'étais  qu'il  ne 
périrait  pas,  je  lui  fis  présent  d'une  médaille  d'argent,  en  le 

priant  de  la  conserver  pour  me  la  montrer  dans  dix  ans 

S'il  lit  cet  article ,  il  lui  rappellera  sa  promesse.  Si  nous  ne  nous 
sommes  pas  vus,  ce  n'est  pas  ma  faute;  car  je  ne  sais  où  le  trou- 
ver, et  il  sait  où  je  suis. 

A  onze  heures.  —  Dix  personnes  ,  armées  de  sabres  et  de  pis- 
tolets ,  nous  ordonnèrent  de  nous  mettre  à  la  file  les  uns  des  au- 
tres ,  et  nous  conduisirent  dans  le  second  guichet  placé  à  côté  de 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  117 

,  t,  -  'I  •■   :,.,.; 

celui  où  était  le  tribunal  qui  allait  nous  juger.  Je  in'approcliai 
avec  précaution  d'une  des  seniinelles  qui  nous  {^ardaient ,  et  je 
parvins  peu  à  peu  à  lier  une  conversntion  avec  lui.  Il  me  dit, 
dans  un  baragouin  qui  me  fil  comprendre  qui!  était  Provençal 
ou  Languedocien,  qu'il  avait  servi  huit  :  ns  dans  le  réginient  de 
Lyonnais  {{).  Je  lui  parïai  -patois;  cela  parut  lui  faire  plaisir,  ef 
l'iniérêl  que  j'avais  de  lui  plaire  me  donna  upe  éloquence  gas- 
conne si  persuasive,  que  j.'^  parvins  à  l'intéresser  ou  point  d'ob- 
tenir de  lui  ces  mots  qu'il  est  impossible  d'apprécier  quand  on  a 

été  dans  le  guichet  où  j'ëfais.  «  Né  té  cougneiclù  pas,  mé  perlant 

,    ..    .  ■*-■.  .    ■;,   ,     .  ;i  '■!  î;,  '"  ■   ■  .-■:■''  -V  ';-.   ^-  •;  "•  ^ 

nepeinUpas  que  siasque  un  treste;  an  contrairi,  le  cresi  unbqun 

gouyat  (2).  >  Je  cherchai  dans  mon  imagination  tout  ce  qu'elle 
pouvait  me  fournir  pour  le  confirmer  dans  cette  bonne  opinion; 
j'y  réussis  ;  car  j'obtins  encore  qu'il  me  laisserait  entrer  dans  le 
redoutable  guichet  pour  voir  juger  un  prisonnier.  J'en  vis  juger 
deux,  dont  un  fournisseur  de  la  bouche  du  roi,  qui,  étant  accusé 
d'être  du  complot  du  10,  fut  condamné  et  exécuté;  l'autre  qui 
pleurait,  et  qui  ne  prononçait  que  des  mots  entrecoupés,  était 
déjà  déshabillé,  et  allait  partir  pour  ia  Force  lorsqu'il  fut  reconnu 
par  un  ouvrier  de  Paris ,  qui  attesta  qu'on  le  prenait  j)our  un 
autre.  Il  fut  renvoyé  à  un  plus  amplement  informé.  J'ai  appris 
depuis  qu'il  avait  été  proclamé  innocent. 

Ce  que  je  venais  de  voir  fut  un  trait  de  lumière  qui  m'éclaira 
sur  la  tournure  que  je  devais  donner  à  naesiraoyens  de  défense. 
Je  rentrai  dans  le  second  guichet  où  je  vis  quelques  prisonniers 
qu'on  vouait  d'amener  du  dehors.  Je  priai  mon  Provençal  de  me 
procurer  un  verre  de  vin.  Il  al'ait  le  chercher,  lorsqu'on  lui  dit 
de  me  reconduire  dans  la  chapelle  où  je  rentrai  sans  avoir  pu  dé- 
couvrir le  motif  pour  lequel  on  nous  avait  fait  descendre.  J'y 
trouvai  dix  nouveaux  prisonniers  qui  remplaçaient  cinq  des  nôtres 

(■      .i.  i.'  ;  ii  :i  i: 
<v(><-  .  i  ■l'«J(;{i( 'j':  '    ■-■'  -''■'"•''  -  ■ 

(1)  Maillard  m  a  dit  que  c'était  un  fédéré  natif  de  Vi!1e-Neuve-Ies-Avtgnon ,  et 
qu'il  était  parti  pour  les  frouticrcs  quelques  jours  après  les  journées  des  2,  3  et 
4  septembre.  {yoir,de  Samt-Méard.i 

d[2j  ÏVaduc/ion.  —  Je  ne  te  connais  pas;  mais  pourtant  je  ne  pense  pas  que  tu 
SOIS  un  traître;  au  contraire,  je  crois  que  tu  es  un  bon  enfant.  (iVote  des  auteurs.) 


118  DOCLMENS    COMPLÉMENTAIRES. 

précédemment  jugés.  Je  n'avais  pas  de  temps  à  perdre  pour  com- 
poser un  nouveau  mémoire  ;  j'y  travaillais ,  bien  convaincu  qu'il 
n'y  av.it  que  la  fermeté  et  ia  franc  hise  qui  pouvaient  me  sauver, 
lorsque  je  vis  entrer  mon  Provençal  qui,  après  avoir  dit  au  gui- 
ciietier  :  €  Bade  la  porte,  à  la  tournante  salement,  et  atténs  mé 
en  defore  [l),  »  ^'approcha  de  moi ,  et  me  dit  après  m'a  voir  tou- 
ché Ja  main  : 

t  Béni  pér  tu.  Ba//ui  Ion  bhi  (jué  mus  daniandal:  heu...  ^2).  » 
J'en  avais  bu  plus  de  la  moitié,  lorsqu'il  mit  la  main  sur  la  bou- 
teille", et  ine  dit  :  «  Sacrisdi,  moun  a}nic,  coumé  ij  bas;  nen  boli 
pér  y  ou;  à  ta  santal.  .  .  .  »  H  but  le  reste.  «  Né^}oii((i  p^as  du- 
inoûra  dans  tu  loun  tén  ;  nié  rappélé-té  dé  té  que  té  d'm.  Si  ses 
un  caloulin  ou  bé  un  conspirateur  d'au  castéldé  mousuBctotj  sias 
flambai  ;  mé  si  né  sias  pas  un  trésle,  nage  pas  po  ;  té  réspouiidi  dé 
la  Sisle. 

k  —  Ehl  moun  amie,  seuij  bien  suri  dé  n'esta  pas  accusât  (/^ 

bkVX:.-  '-'        ,  .'    ,  ...  ,  '     '  ' 

tout  aco  ;  me  passi  per  esta  un  tantinet  anstoucraie. 

'»  —  Quoij  ré  quaco  ;  los  juges  sabenl  bé  qui  a  d'ounestes  gens 

pér-toût.  Lou  présiden  es  un  hoiinéste  lioumme,  que  n'es  pas  un 

sot. 

»  —  rasei  iné  lua  piaiei  dé  pré^a  los  juges  de  m'escouta;  ne 

dàmandi  qua'co. 

»  —  Lou  siras,  t'en  respoundi.  Arça  adissias ,  amie,  d'au  cou- 

{A)Traiaction.  —  Ferme  ta  porte  seulement  à  la  clef,  et  attends -moi  en  de- 
hors. (  ?iote  de  Saint-Miari.) 

v1)  a  Je  viens  pour  loi.  Voilà  le  vin  que  tu  m'as  demandé  :  Bois...  Sacre, 

»  mon  ami,  comme  îu  y  vas;  j'en  veux  pour  moi  :  à  tasijnté Je  ne  peux  pas 

»  demeurer  long-temps  avec  toi  :  mais  rappelle-toi  ce  que  \e  te  dis.  —  Si  tu  es 
»  uu  préire  ou  un  conspirateur  du  chiàteau  de  51.  Veto,  tu  es  flambé;  mais  si  lu 
T  n'es  pas  un  traître,  n"aie  pas  peur  j  je  te  réponds  de  ta  \ie. 

»  —  Eb  1  mon  ami ,  je  suis  bien  sûr  de  n'être  pas  accusé  de  tout  cela  ;  mais  je 
»  passe  pour  être  un  peu  aristocrate.  —  Ce  n'est  rien  que  cela;  les  juges  savent 
»  bien  qu'il  y  a  des  bonnétcs  gens  partout.  Le  président  est  un  honnête  homme 
»  qui  n'est  pas  un  sot. 

»  —  Faites-moi  le  plaisir  de  prier  les  juges  de  m'écouter;  je  ne  leur  demande 

»  qne  cela. 

■    » — Tu  le  seras;  je  t'en  réponds.  Or  çà,  adieu,  mon  ami;  du  courage.  Je  vas 

>  m'en  retournera  mon  poste;  je  tâcher,  i  de  faire  venir  ton  tour  le  plus  tôt  qu'il 

»  me  sera  possible.  Embrasse-moi;  je  suis  à  toi  de  bon  cœnr.  »{N.  de  St-Méard.) 
nn  ?9  n;  s.ip  ?-'iT)Oi.,'«*'iSTîtî.x.  i»6  ;9Ti-a}  flî' MC> 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  H9 

ragé  ;  m'en  bau  à  nionposte  ;  iaqueretj  dé  fa  béné  toun  tour  lou  pu 
ieu  que  sira  poussibie.  Embrasse-mé  ;  seuy  à  tu  dé  boiin  co.  > 

Kous  nous  embrassâmes ,  et  il  sortit. 

Il  faut  avoir  été  prisonnier  à  l'Abbaye ,  le  5  septembre  1792, 
pour  sentir  l'influence  qu'eut  cette  petite  conversation  sur  mes 
espérances,  et  combien  elle  les  ranima. 

Vers  minuit.  —  Le  bruit  surnaturel  qu'on  n'avait  pas  discon- 
tinué de  faire  depuis  trente- six  heures,  commença  à  s'apaiser  ; 
Jp  u,r  ^  '•         ■      -c  i,\ 

nous,.pensâiîîes  que  nos  juj^es  et  leur  pouvoir  executit  (1),  ex- 
cédés de  faiigue,  ne  nous  jugeraient  que  lorsqu'i's  auraient  pris 
quelque  repos.  Nous  étions  occupés  à  arranger  nos  lits,  lorsqu'on 
fit  une  nouvelle  proclamation  qui  fut  huée  généralement.  Peu  après 
un  homme  demanda  la  parole  au  peuple,  et  nous  lui  eniendîmes 
dire  très-distinctement  :  «  Les  prêtres  et  les  conspirateurs  qui  res- 
tent, et  qui  sont  là,  ont  graissé  lapa  te  des  juges;  voilà  pourquoi 
lis  ne  les  jugent  pas.  »  A  peine  eut-il  ^ch^yé  de  parler ,  qu'il  noi^s 
sembla  entendre  qu'on  l'assommait.  L'a^iiaiion  dq  peuple  devint 
d'une  véhémence  effroyable.  Le  bruit  augmentait  à  chaque  in- 
stant, et  la  iérmentalion  était  à  son  comble,  lorsqu'on  vint  cher- 
cher M.  Défontaine,  ancien  garde-du-corps  ,  dont  bientôt  après 
nous  entendîmes  les  cris  de^nbrl  (2)  ;  peu  après  on  arracha  encore 
de  nos  bras  deux  de  nos  camarades ,  ce  qui  me  ti,t  pressentu-  que 
mon  heure  fatafe  approchait  (5). 

0)  C'est  ainsi  qu'on  nommait  les  lueurs. 

(2)bn  vint  aussi  chercher  un  officier  supérieur  de  la  nouvelle  maison  du  roi, 
de  la  part  d'un  des  commissaires  de  la  Commune,  éjni  était  dans  one  chambre 
ai|-dessus  de  la  uùtre.  >'jus  demupdamc^  la  même  faveur,  mais  inutikmeat. 

(5)  ].<;  premier  fut  M.  \'au(:iraud  ,  ancien  officier  kux  gardes-françaises,  qu'on 
tiVaitrtiis  en  prison  \n.nc  qu'on  n'avait  pas  trouvé,  dans  la  maison  de  campagne 
qu'il  haJHtait,  son  fils,  que  le  comité  de  surveillance  de  la  Conmmne  avait  donné 
ordre  d'irrètcr.  Trois  ou  quatre  heures  avant  sa  mort,  il  était  aile  à  la  fenêtre  de 
la  tourelle,  pour  voir  ce  qui  se  passait  vis-à-vis  le  guicliet.  Il  rentra  en  criant  et 
en  s'arracliant  les  cheveux.  Il  nous  dit  qu'il  \enjit  de  voir  massacrer  son  fils.  Il 
est  mort  pénétré  de  cette  aflieuse  i;lée,  qui  s"est  trouvée  fausse.  J'ai  appris  depuis 
que,  comuic  il  était  hi-gue ,  les  moyens  de  défense  qu'il  Bt  valoir  parurent  sus- 
pects, tl  fut  condawmé  parce  qu'il  eut  lair  effaré  et  embarrassé.  Il  passa  aux  yeux 
des  juges  pour  un  des  conspirateurs  du  ihdleau  des  Tui'thes ,  qui  étaient  irrévo- 
cablement proscrits.  (  ISolcs  de  SaintMéard.) 


120  DOCDMEiNS   COMPLÉMENTAIRES. 

Enfin  le  mardi,  à  une  heure  du  matin ,  après  avoir  souffert 
une  agonie  de  trente-sept  heures ,  qu'on  ne  peut  comparer  même 
à  la  mort  ;  après  avoir  bu  mille  et  mille  fois  le  calice  d'amertume, 
la  porte  de  ma  prison  s'ouvre  :  on  m'appelle  ;  je  parais.  Trois 
hommes  me  saisissent  et  m'entraînent  dans  l'affreux  guichet. 

Dernière  crise  de  mon  agonie.  ,  -j 

A  la  lueur  de  deux  torches ,  j'aperçus  le  terrible  tribunal  qui 
allait  me  donner  ou  la  vie  ou  la  mort.  Le  président,  en  habit  gris, 
un  sabre  à  son  côté ,  était  appuyé  debout  contre  une  table,  sur 
laquelle  on  voyait  des  papiers,  une  écritoire,  des  pipes  et  quel- 
ques bouteilles.  Cette  table  était  entourée  par  dix  personnes ,  as- 
sises ou  debout ,  dont  deux  étaient  en  veste  et  en  tablier  ;  d'autres 
dormaient  étendus  sur  des  bancs.  Deux  hommes ,  en  chemises 
teintes  de  sang,  le  sabre  à  la  main,  gardaient  la  porte  du  guichet; 
un  vieux  guichetier  avait  la  main  sur  les  verrous.  En  présence  du 
président ,  trois  hommes  tenaient  un  prisonnier  qui  paraissait 
âgé  de  soixante  ans. 

On  me  plaça  dans  un  coin  du  guichet;  mes  gardiens  croisèrent 
leur  sabre  sur  ma  poitrine  et  m'avertirent  que,  si  je  faisais 
le  moindre  mouvement  pour  m'évader,  ils  me  poignarderaient. 
Je  cherchais  des  yeux  mon  Provençal,  lorsque  je  vis  deux 
gardes  nationaux  présenter  au  président  une  réclamalion  de  la 
section  de  la  Croix-Rouge  en  faveur  du  prisonnier  qui  était  vis- 
à  vis  de  lui  (1).  Il  leur  dit  «  que  ces  demandes  étaient  inutiles 
pour  les  traîtres.  »  Alors  le  prisonnier  s'écria  :  «  C'est  affreux  ; 
votre  jugement  est  un  assassinat.  »  Le  président  lui  répondit  : 
»  J'en  ai  les  mains  lavées;  conduisez  M.  Maillé  (2)...  »  Ces  mots 
prononcés ,  on  le  poussa  dans  la  rue ,  où  je  le  vis  massacrer  par 
l'ouverture  de  la  porte  du  guichet. 

{\)  rn  d'eux  était  ivre,  et  les  propos  qu'il  tint  ont  peut-être  causé  la  mort  de 
M.  de  Maillé,  qui  aTait  été  blessé  au  château  des  Tuileries,  le  10  août.  I!  fut  dé- 
noncé par  un  ancien  chirurgien  de  sa  maison  en  qui  il  avait  mis  toute  sa  con- 
fiance. (  JN'ofe  de  Saint-Méard.  ) 

(i)  Je  crus  m'apercevoir  que  le  président  prononçait  cet  arrêt  à  contre-cœur  : 


JOUÏlNéES   DE    5EPTEMP.UE  (  171>2  K  12t 

Je  me  suis  trouvé  souvent  dans  des  positions  dangereuses ,  et 
j'ai  toujours  eu  le  bonheur  de  savoir  maîtriser  mon  anie  ;  mais 
dans  celle-ci  !  l'effroi ,  inséparable  de  ce  qui  se  passait  autour 
de  moi ,  m'aurait  fait  succomber  sans  ma  conversation  avec  le 
Provençal,  et  surtout  saus  mon  rêve  qui  me  revenait  toujours  à 
l'imagination. 

Le  président  s'assit  pour  écrire,  et,  après  qu'il  eut  apparem- 
ment enregistré  le  nom  du  malheureux  qu'on  expédiait,  j'en- 
tendis dire  :  A  un  autre. 

Aussitôt  je  fus  traîné  devant  cet  expédilif  et  sanglant  tribunal, 
en  présence  duquel  la  meilleure  protection  était  de  n'en  point 
avoir,  et  où  toutes  les  ressources  de  l'esprit  étaient  nulles ,  si  elles 
n'étaient  pas  fondées  sur  la  vériié.  Deux  de  mes  gardes  me  te- 
naient chacun  une  main ,  et  le  troisième  par  le  co'iet  de  mon  habit. 

Le  président  m  adressant  la  parole  :  «  Votre  nom  ,  votre  pro- 
fession ?  > 

Un  de  nos  juges:  «  Le  moindre  mensonge  vous  perd.  » 

—  <  L'on  me  nomme  Jourgniac  Saint-Méard  ;  j'ai  servi  vingt- 
cinq  ans  en  qualité  d'officier,  et  je  comparais  à  votre  tribunal 
avec  l'assurance  d'un  homme  qui  n'a  rien  à  se  reprocher,  qui , 
par  conséquent,  ne  mentira  pas.  » 

Le  président  :  «  C'est-ce  que  nous  allons  voir  ;  un  moment  (1). .. 
Savez-vous  quels  sont  les  motifs  de  voire  arrestation  ?  » 

—  «  Oui ,  monsieur  le  président  (2),  et  je  peux  croire ,  d'après 
la  fausseté  des  dénonciations  faites  contre  moi ,  que  le  comité  de 
surveillance  de  la  Commune  ne  m'aurait  pas  fait  emprisonner, 
sans  les  précautions  que  le  salut  du  peuple  lui  commandait  de 
prendre. 

.  -.1 
plusieurs  Trieurs  étaient  enfrés  dans  le  puichet,  et  y  causaient  beaucoup  de  fer- 
mentation. 

(1)  Il  regarda  les  écrous  et  les  déuoDcialions,  qu'il  Ht  ensuite  passer  aux  ju<;es. 

(2)  A  mougrand  dép'aisir,  on  détournait  souvent  l'attention  du  président  et 
des  juges.  On  leur  parlait  à  l'oreille,  on  leur  portait  des  lelfrei  ;  une  enire  autres 
qu'on  remit  au  président,  et  qu'on  avait  trouvée  dans  la  poche  de  M.  Valcrois- 
sant,  maréchal-de-canip ,  adressée  à  M.  Serran,  ministre  de  la  guerre. 

,'  ÎSoles  de  Saint-Méard.  ) 


m 


v^^ 


120  fui'!!,.    idiini.Mi- >  I  AIRES. 

Enfin  le  mardi,  à  une  eure  du  matin,  après  avoir  souffert 
une  agonie  de  trenle-sepaeures,  qu'on  ne  peut  comparer  même 
à  la  mort  ;  après  avoir  bunille  et  mille  fois  le  calice  d'amertume, 
la  porte  de  ma  prison  s'nvre  :  on  m'appelle  ;  je  parais.  Trois 
hommes  me  saisissent  et  l'entraînent  dans  l'affreux  guichet. 

Derniit  crise  de  mon  agonie.  i 

A  la  lueur  de  deux  torhes ,  j'aperçus  le  terrible  tribunal  qui 
allait  me  donner  ou  la  vioiu  la  mort.  Le  président,  en  habit  giris, 
un  sabre  à  son  côté ,  «Ma  appuyé  debout  contre  une  table,  sur 
laquelle  on  voyait  des  paiers,  une  écriloire,  des  pi[>es  et  quel- 
ques bouteilles.  Cette  •  '•  •'•'■•  entourée  par  dix  personnes ,  as- 
sises ou  debout ,  dont  ni  en  vesleet  en  tablier  ;  d'autres 
dormaient  étendus  sur  (h  bancs.  Deux  hommes,  en  chemises 
teintes  de  sang ,  le  sabre  àa  main,  gardaient  la  porte  du  guichet  ; 
un  vieux  guiclietior  :i\  >  'm  sur  les  verrous.  En  présence  du 
président ,  trois  homi..  ^  ..u..  ni  un  prisonnier  qui  paraissait 
âgé  de  soixante  ans. 

On  me  plaça  dans  un  ca  du  guichet  ;  mes  gardiens  croisèrent 
leur  sabre  sur  ma  puiine  et  m'avertirent  que,  si  je  faisais 
le  moindre  mouvement  pur  m'évader,  ils  me  poignarderaient. 
Je  cherchais  des  yeux  ion  Provençal,  lorsque  je  vis  deux 
gardes  nationaux  preneur  au  pré:>ident  une  nclamulion  de  la 
section  de  la  Croix-Roij;jen  faveur  du  prisonnier  qui  était  vis- 
à  vis  de  lui  (1).  11  leur  c  *  que  ces  demandes  étaient  inutiles 
pour  les  traîtres.  »  Alors    prisonnier  5' écria  :  *  C'est  aff 

votre  jugement  esi  m ••^nt.  »  Le  président^ 

»  J'en  ai  les  mains  la\  ium./.  M.  Maillé 

prononcés ,  on  le  )X)uss:i  ans  la  rue ,  où  je  le^ 
l'ouverture  de  la  porte  dtçuichet. 


mm  t" 


'1*1 


■mkm 


àfBtti 


laar^ti 


(i)  Un  d'eux  était  irre,  et  Ipsropos  qu'il  tint  01 
M.  de  Maillé,  qui  avait  été  hl  -aiu  rha(enu  des  Tu 
nonce  par  un  anrion  chinirL'icdc  sa  maison  en 
fiance.  ;  iV« 

M   Je  rnisTnappiTPvnir  fiMi    président  pror 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  125 

avait  pas  crus  capables  de  discerner  l'innocent  d'avec  le  coupable. 
Voilà ,  messieurs ,  des  certificats  qui  prouvent  que  je  ne  suis  pas 
sorti  de  Paris  depuis  vingt-trois  mois.  Voilà  trois  déclarations  des 
maîtres  de  maison  chez  lesquels  j'ai  logé  depuis  ce  temps ,  qui 
attestent  la  même  chose.  » 

On  était  occupé  |  les  examiner ,  lorsque  nous  fûmes  inter- 
rompus par  l'arrivée  d'un  prisonnier  qui  prit  ma  place  devant  le 
président.  Ceux  qui  le  tenaient  dirent  que  c'était  encore  un  prê- 
tre qu'on  avait  déniché  dans  la  chapelle.  Après  un  fort  court  in- 
terrogatoire, il  l'ut  envoyé  à  la  Force.  Il  jeta  son  bréviaire  sur  la 
table ,  et  fut  entraîné  hors  du  guichet  où  il  fut  massacré.  Cette 
expédition  faite ,  je  reparus  devant  le  tribunal. 

Un  des  juges  :  «  Je  ne  dis  pas  que  ces  certificats  soient  faux  ; 
mais  qui  nous  prouvera  qu'ils  sont  vrais  ? 

«  —  Votre  réflexion  est  juste ,  monsieur  ;  et  pour  vous  mettre 
à  même  de  méjuger  ayçc  connjiissance  de  cause,  faites-moi  con- 
duire dans  un  cachot,  jusqu'à  ce  que  des  commissaires,  que  je 
prie  M.  le  président  de  vouloir  bien  nommer ,  aient  vérifié  leur 
validité.  S'ils  sont  faux ,  ^'e  mérite  la  mort.  » 

Un  des  juges  (1)  qui,  pendant  mon  interrogatoire,  parut  s'inté- 
resser à  moi,  dit  à  demi-voix  :  «  Un  coiipable  ne  parlerait  pas  avec 
cette  assurance.  » 

Un  autre  juge  :  «  De  quelle  section  éles-vous? 

«  —  De  celle  de  |a  Haile  au  Blé.  » 

Un  garde  national  j  gui  n'était  pas  du  nombre  des  juges  :  «  Ah  ! 
ah  !  je  suis  aussi  de  celte  section.  Chez  qui  demeurez- vous? 

€  — Chez  M.  Teyssier,  rueCroix-des-Peiits-Chatnps.  » 

Le  garde  national  :  «  Je  !e  connais;  nous  avons  même  fait  des 
affaires  ensemble  j  et  je  peux  dire  si  pe  certificat  est  de  lui...  »  11 
le  regarda  et  dit  :  «  Messieurs ,  je  certifie  que  c'est  la  signature 
du  citoyen  Teyssier.  » 

Avec  quel  plaisir  j'aurais  sauté  au  cou  de  cet  ange  tulélaire! 

(t)Les  traits  de  sa  figure  sont  gra\  es  dans  mon  cœur;  tt  si  j'ai  le  bonlicnr  de 
le  rencontrer,  je  l'embrasserai,  et  je  lui  témoignerai  ma  reconnaissance  avec  bien 
du  plaisir.  ,  ,  Aotc  de  Saint-Meard.  ) 


'124  bOCtJME?(S    CO-MPLF.MElVTÀlilËS. 

Mais  j'avais  des  choses  si  importanîes  à  Iraiter,  qu'elles  me  dé- 
tournèrent de  ce  devoir;  et  a  peine  eut-il  achevé  de  parler,  que 
je  fis  une  exclamation  qui  rappela  l'attention  de  tous  ,  en  disant  : 
«  Eh!  messieurs,  d'après  le  témoignage  de  ce  brave  homme] 
qui  prouve  la  fausseté  d'une  dénonciation  qui  pouvait  me  con- 
duire à  la  mort ,  quelle  idée  pouvez-vous  avoir  de  mon  dénon- 
ciateur? » 

Le  juge  qui  paraissait  s'intéresser  à  moi  :  «  C'est  un  gueux;  et 
s'il  était  ici ,  on  en  ferait  justice.  Le  connaissez-vous  ? 

t  —Non,  monsieur;  mais  il  doit  l'être  au  comUé  de  surveil- 
lance de  la  Commune,  et  j'avoue  que  si  je  le  connaissais ,  je  croi- 
rais rendre  service  au  public,  en  l'avertissant,  pur  des  affiches, 
de  s'en  méfier  comme  d'un  chien  enn*gé.  » 

Un  des  juges  :  «  On  voit  quevous  n'êtes  pas  faiseur  de  journal , 
et  que  vous  n'avez  pas  fait  des  recrues.  Mais  vous  ne  parlez  pas 
des  propos  aristocrates  que  vous  avez  tenus  au  Palais-Royal, 
chez  des  libraires. 

ï  —  Pourquoi  pas?  Je  n'ai  pas  craint  d'avouer  ce  que  j'ai 
écrit  ;  je  craindrai  encore  moins  d'avouer  ce  que  j'ai  dit,  et  même 
pensé.  J'ai  toujours  conseillé  l'obéissance  aux  lois  ,  et  j'ai  prêché 
d'exemple.  J'avoue  en  même  temps  que  j'ai  profité  de  la  permis- 
sion que  me  donnait  la  Constitution,  pour  dire  que  je  ne  la  ju- 
geais pas  parfaite ,  parce  que  je  croyais  m'apercevoir  qu'elle  nous 
plaçait  tous  dans  une  position  fausse.  Si  c'est  commettre  un  crime 
d'avoir  dit  cela,  alors  la  Constitution  elle-même  m'aurait  tendu 
un  piège ,  et  cette  permission  qu'elle  me  donnait  de  faire  con- 
naître ses  défauts ,  ne  serait  plus  qu'un  guet-apens.  J'ai  dit  aussi 
que  presque  tous  les  nobles  de  l'assemblée  constituante,  qui  se 
sont  montrés  si  zélés  patriotes,  avaient  beaucoup  plus  travaillé 
pour  satisfaire  leurs  intérêts  et  leur  ambition ,  que  pour  la  pa- 
trie ;  et  quand  tout  Paris  paraissait  engoué  deleur  patriotisme , 
je  disais:  Ils  vous  trompent.  Je  m'en  rapporte  à  vous,  mes- 
sieurs ,  l'événement  a-t-il  justifié  l'idée  que  j'avais  d'eux  ?  J'ai 
souvent  blàrné  les  manœuvres  lâches  et  maladroites  de  certains 
personnages  qui  ne  voulaient  que  la  Constitution,  rien  que  Ta 


JOURNÉES  DK  SEiTEiiisKi:  (  !7yi2  ).  123 

Coastitutioa,  toute  la  Constitution,  li  a  long-temps  que  je  pré- 
voyais une  (jrande  catastrophe,  résultat  nécessaire  de  celle  Cons- 
titution ,  révisée  par  des  égoïstes  qui,  comme  ceux  dont  jai  déjà 
parlé,  ne  travaillaient  que  pour  eux,  et  surtout  du  caractère  des 
inlrigans  qui  la  défendaient.  Dissimulation,  cupidité,  et  poltro- 
nerie  étaient  les  attributs  de  ces  cliarlaians.  Fanatisme,  intrépi- 
dité et  franchise ,  formaient  le  caractère  de  leurs  ennemis.  11  ne 
fallait  pas  des  lunettes  bien  longues  pour  voir  qui  devait  l'empor- 
ter. » 

L'attention  qu'on  avait  à  m'écouter ,  et  à  laquelle  j'avoue  que 
je  ne  m'attendais  pas,  m'encourageait,  et  j'allais  faire  le  résumé 
de  mille  raisons  qui  me  font  préférer  le  régime  républicain  à  celui 
de  la  Constitution  ;  j'allais  répéter  ce  que  je  disais  tous  les  jours 
dans  la  boutique  de  M.  Desenne,  lorsque  le  concierge  enira  tout 
effaré,  pour  avertir  qu'un  prisonnier  se  sauvait  par  une  chemi- 
née. Le  président  lui  dit  de  faire  tirer  sur  lui  des  coups  de  pisio- 
let  ;  mais  que ,,  s'il  s'échappait,  le  guichetier  en  répondait  sur  sa 
tète.  C'était  le  malheureux  Mausabré.  On  tira  contre  lui  quel- 
ques coups  de  fusil,  et  le  guichetier,  voyant  que  ce  moyen  ne 
réussissait  pas,  alluma  de  la  paille.  La  fumée  le  fit  tomber  à  moi- 
tié étouffé  ;  il  fut  achevé  devant  la  porte  du  guichet. 

Je  repris  mon  discours,  en  disant:  t  Personne,  messieurs, 
n'a  désiré  plus  que  moi  la  réforme  des  abus...  Voilà  des  bro- 
chures que  j'ai  composées  avant  et  pendant  la  tenue  des  états-gé- 
néraux ;  elle  prouvent  ce  que  je  dis.  J'ai  toujoiiis  pensé  qu'on 
allait  trop  loin  pour  une  Constitution,  et  pas  assez  pour  une  répu- 
blicpie.  Je  ne  suis  ni  jacobin  ni  feuillant.  Je  n'aimais  pas  les  piin- 
cipes  des  premiers  ,  quoique  bien  plus  conscquens  et  plus  francs 
que  ceux  des  seconds,  que  je  détesterai  jusqu'à  ce  qu'on  ait 
prouvé  qu'ils  ne  sont  pas  la  cause  de  tous  les  maux  que  nous 
avons  éprouvés.  Enfin  nous  sommes  débarrassés  d'eux...  » 

Vil  juge,  d'un  air  hnpulienlé  :  *  Vous  nous  dites  toujours  que 
vous  n'éies  pas  ça ,  ni  ça  :  qu'ctes-vous  donc  ? 

>  —  J'étais  franc  royaliste.  » 

Il  s'éleva  un  murmure  général  qui  fut  miraculeusement  apaisé 


'M 


mJ^^ 


m 


KÊÊtâ 


M 


'm^ 


.   ii<^   -^ 
«J*, 


■* 


:'ï!P^ 


I^^^^J^- 


^'^^^■. 


lîi» 


P 


■* 


124  f  COMPLF.MENTAIhES. 

Mais  j'avais  des  chospsi  importantes  à  Iraûer,  qnVIles  me  dé- 
tournèrent de  ce  flevojj  et  à  peine  eut-il  achevé  de  parler,  que 
je  fis  une  exclamation  ai  rappela  ratlenlion  de  tous  ,  en  disant  : 
<  Eh!  messieurs,  d'affes  le  témoignaf^e  de  ce  brave  homnie, 
qui  prouve  la  fausseté  Tune  dénonciation  qui  pouvait  me  con- 
duire à  la  mort,  «fuellidée  pouvez-vous  avoir  de  mon  dénon- 
ciateur? » 

Le  juge  qui  paraissa  9  intéresser  à  moi  :  *  C'est  un  f}ueux;  et 
s'il  était  ici,  on  en  feraijuslice.  Le  connaissez-vous? 

e  — Non,  monsieur  mais  il  doit  l'ôtre  au  rom-té  de  surveil- 
lance de  la  Commune  ,!l  j'avoue  que  si  je  le  connaissais ,  je  croi- 
rais rendre  service  au  ablic,  en  l'averiissanf,  p:ir  des  affiches, 
de  s'en  méfier  comme  \un  chien  enrtfjé.  » 

Vn  des  juges  :  «  On  lit  que  vous  n'êtes  pas  faiseur  de  journal , 
et  que  vous  n'avez  pa<^it  des  recrues.  Mais  vous  ne  pai  lez  pas 
des  propos  nristocratJ  '711"  vous  avez  tenus  au  Palais-Royal, 
chez  des  lihroires. 

<  —  Pourquoi  pas^ïe  n'ai  pas  craint  d'avouer  ce  que  j'ai 
écrit  ;  je  craindrai  cm^p  moins  d'avouer  ce  que  j'ai  dit ,  et  même 
pensé.  J'ai  loujours  ccseillé  l'obéissance  aux  lois  ,  et  j'ai  prêc  lié 
d'exemple.  J'avoue  eniême  temps  que  j'ai  profilé  de  la  permis- 
sion que  me  donnait!  Constitution,  pour  dire  que  je  ne  la  jn- 
fjeais  pas  parfaite,  paie  que  je  croyais  m'apercevoir  qu'elle  nous 
plaçait  tous  dans  une  psiiion  fausse.  Si  c'est  commettre  un  crime 
d'avoir  dit  cela,  nlor^a  (Constitution  elle-même  m'aurait  tendu 
un  P'^fî'^'  ^^  ^^^^'^  !  mission  qu'elle  me  donnait  de  faire  con- 
naître ses  défauts,  iverait  plus  qu'un  guet-apens.  J'ai  dit  aussi 
cfue  presque  tous  If  s  »bles  de  l'assemblée  constituante,  qui  se 
sont  montrés  si  zélé-i  airiotes,  avaient  beaucoup  plus  travaillé 
pour  satisfaire  leurs  itérêts  et  leur  ambition,  que  pour  la  pa- 
trie; et  quand  tout  l*'is  paraissait  enf;oué  de  leur  patriotisme^ 
je  disais:  Ils  voik  Dmpent.  Je  m'en  rapporte^ 
sieurs,  l'événemerf  1-il  justifié  l'idée  que  j|i 
souvent  b'àmé  les  ntnœuvres  lâches  et  Bial 
personnaj^ps  qui  nr  lulaient  que  la  Const 


ii  ■ 


km» 


JOURNÉES    DK    SEPTEMBRE  {  1792  ).  127 

le  plaisir  qu'ils  avaient  de  me  voir ,  et  plantèrent  un  mai  dans  ma 
cour.  Je  sais  que  ces  détails  doivent  vous  paraître  bien  minutieux  ; 
mais,  messieurs ,  mettez-vous  à  ma  place ,  et  jugez  si  c'est  le  mo- 
ment de  tirer  parti  de  toutes  les  vérités  qui  peuvent  m'être  avan- 
tageuses. Je  peux  assurer  que  pas  un  soldat  du  régiment  d'infan- 
terie du  Roi  (1),  dans  lequel  j"ai  servi  vingt-cinq  ans,  n'a  eu  à  se 
plaindre  de  moi  ;  je  peux  même  me  glorifier  d'être  un  des  offi- 
ciers qu'ils  ont  ie  plus  chéris.  La  dernière  preuve  qu'ils  m'en  ont 
donnée  n'est  pas  équivoque,  puisque  deux  jours  avant  l'affaire 
de  Nancy,  moment  où  leur  méfiance  contre  les  officiers  était  à 
son  comble ,  ils  me  nommèrent  leur  général ,  et  m'obligèrent  de 
commander  l'armée  qui  se  porta  à  Lunéville  pour  délivrer  trente 
cavaliers  du  régiment  de  Meslre-de-Gamp ,  que  les  carabiniers 
avaient  faits  prisonniers ,  et  pour  leur  enlever  le  général  Mal- 
seigne...  » 

Un  des  juges.  «  Je  verrai  si  vous  avez  servi  au  régiment  du  Koi. 
Y  avez-vous  connu  M.  Moreau? 

>  —  Oui,  monsieur  :  j'en  ai  même  connu  deux;  l'un  ,  très- 
grand,  très-gros  et  très-raisonnable;  l'autre,  très-petit,  très- 
maigre,  et  très » 

Je  fis  un  mouvement  avec  la  main,  pour  désigner  une  tête 
légère. 

Le  même  juffe.  «  C'est  cela  même  ;  je  vois  que  vous  l'avez 
connu.  > 

Nous  en  étions  là,  lorsqu'on  ouvrit  une  des  portes  du  guichet 
qui  donne  sur  l'escalier,  et  je  vis  une  escoîte  de  trois  hommes 
qui  conduisait  M.  Margue....,  ci-devant  major,  précédemment 
mon  camarade  au  régiment  du  Roi,  et  mon  conjpngnon  de 
chambre  à  l'Abbaye.  On  le  plaça ,  pour  attendre  que  je  fusse 
jugé,  dans  l'endroit  où  l'on  m'avait  mis  quand  on  me  conduisit 
dans  le  guichet. 
Je  repris  mon  discours. 
1  Après  la  malheureuse  affaire  de  Nancy,  je  suis  venu  à  Pa- 

(1  )  Tin  di's  jugrs  me  marcha  sur  le  pied  pour  m'averlir  apparemiiieut  que  j'allais 
me  comproriietire.  3'étais  sûr  du  conlraire.  ^  iN'off  de  Saml-Mèarri .  ) 


l^S  DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES. 

ris ,  où  je  suis  resté  depuis  celte  époque.  J'ai  été  arrêté  clans  mon 
appartement,  il  y  a  douze  jours.  Je  m'attendais  si  peu  à  Télre, 
que  je  n'avais  pas  cessé  de  me  montrer  comme  à  mon  ordinaire. 
On  n'a  pas  mis  les  scellés  chez  moi,  parce  qu'on  n'y  a  rien 
trouvé  de  suspect.  Je  n'ai  jamais  été  inscrit  sur  la  liste  civile.  Je 
n'ai  sijjné  aucune  pétition.  Je  n'ai  eu  aucune  correspondance  ré- 
préhensible.  Je  ne  suis  pas  sorti  de  France  depuis  l'époque  delà 
révolution.  Pendant  mon  séjour  dans  la  capitale,  j'y  ai  vécu 
tranquille;  je  m'y  suis  livré  à  la  gaieté  de  mon  caracière,  qui, 
d'accord  avec  mes  j)rincipes,  ne  m'a  jamais  permis  de  me  mêler 
sérieusement  des  affaires  publiques,  et  encore  moins  de  faire  du 
mal  à  qui  que  ce  soit.  Voilà ,  messieurs ,  tout  ce  que  je  peux  dire 
de  ma  conduite  et  de  mes  principes.  La  sincérité  des  aveux  que 
je  viens  de  faire  doit  vous  convaincre  que  je  ne  suis  pas  un  homme 
dangereux.  C'est  ce  qui  me  fait  espérer  que  vous  voudrez  bien 
m'accorder  la  liberté  que  je  vous  demande ,  et  à  laquelle  je  suis 
attaché  par  besoin  et  par  principes.  » 

Le  président,  après  avoir  ôlé  son  chapeau,  dit  :  «  Je  ne  vois 
rien  qui  doive  faire  suspecter  monsieur  ;  je  lui  accorde  la  liberté. 
Est-ce  votre  avis  ?  » 

Tous  les  juges,  c  Oui  !  oui  !  c'est  juste.  » 

A  peine  ces  mois  divlm  furent-ils  prononcés,  que  tous  ceux 
qui  étaient  dans  le  guichet  m'embrassèrent.  J'entendis  au-dessus 
de  moi  applaudir  et  crier  bravo!  Je  levai  les  yeux,  et  j'aperçus 
plusieurs  têtes  groupées  contre  les  barreaux  du  soupirail  du 
guichet  ;  et  comme  eiles  avaient  les  yeux  ouverts  et  mobiles,  je 
compris  que  le  bourdonnement  sourd  et  inquiétant,  que  j'avais 
entendu  pendant  mon  interrogatoire  ,  venait  de  cet  endroit. 

Le  président  chargea  trois  personnes  d'aller  en  dépuiation 
annoncer  au  peuple  le  jugement  qu'on  venait  de  rendre.  Pendant 
cette  proclamation ,  je  demandai  à  mes  juges  un  résumé  de  ce 
qu'ils  venaient  de  prononcer  en  ma  faveur  ;  ils  me  le  promirent. 
Le  président  me  demanda  pourquoi  je  ne  portais  pas  la  croix  de 
Saint-Louis,  qu'il  savait  que  j'avais.  Je  lui  répondis  que  mes  ca- 
marades prisonniers  m'avaient  inviié  à  l'ôter.  Il  me  dit  que  l'as- 


JOURNÎCES  DE  SEI'ÏEiJaiUi  (  1792).  129 

semblée  nationale  n'ayant  pas  défenda  encore  de  la  porter,  on 
paraissait  suspect  en  faisant  le  contraire.  Les  trois  députés  ren- 
trèrent, et  me  firent  mettre  mon  chapeau  sur  la  tête;  ils  me 
conduisirent  hors  du  guichet.  Aussitôt  que  je  parus  dans  la  rue, 
un  d'eux  s'écria  :  Chapeau  bas citoyens,  voilà  celui  pour  le- 
quel vos  juges  demandent  aide  et  secours.  Ces  paroles  prononcées, 
le  pouvoir  exécutif  m  en\e\3i,  et,  placé  au  milieu  de  quatre  tor- 
ches, je  fus  embrassé  de  tous  ceux  qui  m'entouraient.  Tous  les 
spectateurs  crièrent  :  Vive  la  nation!  Ces  honneurs,  auxquels  je 
fus  très-sensible,  me  mirent  sous  la  sauvegarde  du  peuple,  qui, 
en  applaudissant ,  me  laissa  passer,  suivi  des  trois  députés  que  le 
président  avait  chargés  de  m'escorler  jusque  chez  moi.  Un  d'eux 
me  dit  qu'il  était  maçon,  et  établi  dans  le  faubourg  Saint-Ger- 
main; l'autre,  né  à  Bourges,  et  apprenti  perruquier.  Le  troi- 
sième, vêtu  de  l'uniforme  de  garde  national,  me  dit  qu'il  était 
fédéré.  Chemin  faisant ,  le  maçon  me  demanda  si  j'avais  peur. 
Pas  plus  que  vous ,  lui  répondis-je.  Vous  devez  vous  être  aperçu 
que  je  n'ai  pas  été  intimidé  dans  le  guichet;  je  ne  tremblerai  pas 
dans  la  rue.  «  Vous  auriez  tort  d'avoir  peur,  me  dit-il ,  car  ac- 
tuellement vous  êtes  sacré  pour  le  peuple;  et  si  quelqu'un  vous 
frappait,  il  périrait  sur-le-champ.  Je  voyais  bien  que?  vous  n'é- 
tiez pas  une  de  ces  chenilles  de  la  liste  civile;  mais  j'ai  tremblé 
pour  vous,  quand  vous  avez  dit  que  vous  étiez  officier  du  roi. 
Vous  rappelez-vous  que  je  vous  ai  marché  sur  le  pied?  —  Oui  ; 
mais  j'ai  cru  que  c'était  un  des  juges. — C'était  parbleu  bien  moi  ; 
je  croyais  que  vous  alliez  vous  fourrer  dans  le  haria,  et  j'aurais 
été  fâché  de  vous  voir  faire  mourir;  mais  vous  vous  en  êtes  bien 
tiré  ;  j'en  suis  bien  aise ,  parce  que  j'aime  les  gens  qui  ne  boudent 
pas.  »  Arrivés  dans  la  rue  Saint-Benoît ,  nous  montâmes  dans  un 
fiacre  qui  nous  porta  chez  moi.  Le  premier  mouvement  de  mon 
hôte,  de  mon  ami,  fut,  en  me  voyant,  d'offrir  son  portefeuille 
à  mes  conducteurs  qui  le  refusèrent,  et  qui  lui  dirent,  en  pro- 
pres termes  :  t  Nous  ne  faisons  pas  ce  métier  pour  de  l'argent. 
Voilà  votre  ami;  il  nous  a  promis  un  verre  d'eau-de-vie;  nous  le 
boirons  et  nous  retournerons  à  notre  poste.  »  Ils  me  d^mandè- 

T.  XVIII.  Q 


150  DOCLMENS  COMPLÉMENTAIRES. 

rent  une  allesiation  qui  déclarât  qu'ils  m'avaient  conduit  chez 
moi  sans  accident.  Je  la  leur  donnai,  en  les  priant  de  m' envoyer 
celle  que  mes  juges  m'avaient  promise,  ainsi  que  mes  effets  (1) 
que  j'avais  laissés  à  l'Abbaye.  Je  fus  les  accompagner  jusqu'à  la 
rue,  où  je  les  embrassai  de  bien  bon  cœur.  Le  lendemain ,  un  des 
coiumisïaires  mapporta  le  cerlitîcat  dont  voici  la  copie  : 

c  Nous ,  commissaires  nommés  par  le  peuple  pour  faire  jus- 
tice des  traîtres  détenus  dans  la  prison  de  l'Abbaye,  avons  fait 
comparaître,  le  4  septembre,  le  citoyen  Jourgniac  Saint-Méard, 
ancien  ofiicier  décoré,  lequel  a  prouvé  que  les  accusations  por- 
tées contre  lui  étaient  fausses,  et  n'être  jamais  entré  dans  aucun 
complot  contre  les  patriotes  :  nous  l'avons  fait  proclamer  inno- 
cent en  présence  du  peuple,  qui  a  applaudi  à  la  liberté  que  nous 
lui  avons  donnée.  En  loi  de  quoi  rous  lui  avons  délivré  le  présent 
certificat,  a  sa  deaiande  :  nous  invitons  tous  les  citoyens  à  lui 
accorder  aide  et  secours.  S  gné,  Pom...  Ber....  » 

»  A  r Abbaye,  fan  IV'=  de  la  liberté,  et  le  I"  de  l'égalilé.  » 

Après  quelques  heures  de  sommeil ,  je  m'empressai  de  remplir 
les  devoirs  que  l'amitié  et  la  reconnaissance  m'imposaient.  Je  fis 
imprimer  une  lettre  par  laquelle  je  fis  part  de  mon  heureuse  dé- 
livrance à  tous  ceux  que  je  savais  avoir  pris  quelque  part  à  mon 
malheur.  Je  fus  le  même  jour  me  promener  dans  un  jardin  pu- 
blic ;  je  vis  plusieurs  personnes  se  frotter  les  yeux  pour  voir  si 
c'était  bien  moi  ;  j'en  vis  d'autres  reculet^ d'effroi,  comme  si  elles 
avaient  vu  un  spectre.  Je  fut  embrassé,  même  de  ceux  que  je  ne 
connaissais  pas  ;  enfin  ce  lut  un  jour  de  fêle  pour  moi.  Mais  ce 
qu'on  m'a  dit  depuis ,  ce  qu'on  m'a  écrit ,  et  ce  que  jai  lu  im- 
primé ,  m'a  fait  calculer  combien  l'effet  de  mon  emprisonnement 
pouvait  ra'êire  défavorable  dans  l'esprit  de  ceux  qui  ne  me  con- 
naissent pas  et  surtout  dans  un  moment  où  l'on  croit,  où  l'on 

(t) D'après  la  réclamation  qu3  j"en  ai  faite  depuis,  "STSl.  Jourdenil  elle  Clerc, 
administrateurs  au  département  de  survellance,  ont  eu  la  complaisance  de  me 
promettre ,  par  écrit,  un  ordre  nécessaire  pour  la  remise  desdits  effets  ;  je  ne  l'ai 
pas  encore  reçue,  non  plus  que  mes  effets;  mais  je  dois  croire  que  je  ne  perds 
rien  pour  attendre. 

(?iote  de  Saint-Méard ,  composée  plusieurs  jours  après  le  manuscrit.) 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  151 

condamne,  où  l'on  exécute  si  précipitamment.  J'ai  cru  qu'il 
m'importait  de  produire  un  contre-elfel.  J'ai  fait  connaître  la 
vérité. 

A  mes  ennemis. 

J'avais  promis,  dans  le  tableau  des  événemens  terribles  que  je 
viens  de  retracer,  exactitude  et  vérité  (1)  ;  j'ai  rempli  ma  promesse 
avec  scrupule.  Les  détails  dans  lesquels  je  suis  entré  prouvent 
sans  doute  que  mon  intention  a  été  de  n'en  omettre  aucun,  parce 
qu'il  n'en  est  point  qui  ne  soient  inléresians  dans  celte  effrayante 
époque  dont  les  circonstances  seront  écrites  en  caractères  de  sang 
sur  les  pages  de  notre  histoire;  ils  fourniront  sans  doute  à  d'au- 
tres des  réflexions  sur  les  causes  qui  font  provoquée  :  moi  je  n'ai 
écrit  que  celles  que  m'ont  inspirées  h  douleur  et  l'eifioi. 

Étranger  à  toute  espèce  d'intrigue,  ennemi  de  ces  ténébreux, 
complots  qui  avilissent  la  dignité  de  l'homme ,  qui  déshonorent 
le  caractère  français,  dont  la  loyauté  fut  toujours  l'heureux  par- 
tage ,  j'étais  entré  pur  dans  cette  terrible  prison ,  c'est  ma  fran- 
chise qui  m'a  sauvé. 

Je  sais  cependant  que  la  justice  qu'on  m'a  rendue,  dans  un 
moment  où  elle  pouvait  être  distribuée  par  le  hasard ,  a  donné  de 
riiumeur  à  mes  ennemis,  dont  ma  douloureuse  agonie  n'a  pu 
éteindre  la  haine  que  fe  n'ai  pas  méritée.  Je  sais  qu'au  moment 
où  je  prononçai  dans  la  tribune  de  ma  section  le  serment  prescrit 
a  tous  les  citoyens ,  ils  publiaient ,  dans  un  des  cafés  du  Palais  de 
la  Révolution,  que  j'avais  fait  celui  de  ne  jamais  le  prêter. 

Eh  !  messieurs ,  messieurs ,  rappelez-vous  que  jamais  personne 


(t)  je  no  certifie  pas  que  ce  qu'on  m'a  dit  au  comité  et  au  guicriet,  ainsi  que 
mes  réponses,  (•oient  rapportés  mot  ponr  mot;  :n;iis  j'altcste  que  le  sens  des 
ptirases  y  esl  de  la  plus  ffrainic  exacliludc.  On  sera  sans  doute  étonné  que,  dans 
un  Diomeni  aussi  critique,  j'aie  parié  à  mon  inlcrrog.i.oire  avec  autani  de  suite; 
mais  l'élonneniciit  cessera  quand  on  saura  que  j'iivais  appris  |iar  cœur  ce  (|ue 
j'avais  le  projet  de  dire,  et  que  j'avais  niénie  prié  quatre  de  mes  (r<miarados  din- 
for  une,  €nlre::ulns  .MM.  deBra.ssac,  de  me  faiie  répéier  leà  mojensdedérensa 
quej"iill,iis  prononcer.  D'ailleurs  mon  parti  éiait  pris  ;  j'étais,  pour  ainsi  dire, 
idenlifié  avec  l'idée  de  la  mort  ;  je  ne  la  craignais  ni  ne  la  voyais, 

'  ISote  de  Saint-Ménrd.  " 


iôti  DOCLMEMS    COMPLLMEMTAIRES. 

n'a  vécu  pins  avant  que  moi  dans  la  mort  ;  rappelez-vous  que, 
pendant  irentc-liuit  heures,  les  couteaux  et  les  haches  ont  été 
levés  sur  moi.  L'instant  qui  nous  sépare  de  la  vie  a-t-il  quelque 
chose  d'aussi  douloureux?  Vous  m'avez  fait  bien  du  mal,  je  vous 
le  pardonne  de  bon  cœur;  mais  je  vous  supplie,  au  nom  de  vo- 
ire patriotisme ,  de  me  laisser  terminer  en  paix  le  reste  de  ma 
résurrection. 

Je  conviendrai ,  si  vous  voulez ,  qu'un  décret  de  l'assemblée 
législative,  en  m'ôtant  plus  de  la  moitié  de  mon  patrimoine,  dont 
les  miens  et  moi  jouissions  depuis  très-long-temps ,  a  pu  me  don- 
ner un  peu  d'humeur.  Mettez-vous  à  ma  place  un  instant,  et 
dites-moi  de  bonne  foi  si  vous  auriez  éprouvé  ce  déficit  avec 
plaisir  ? 

Au  surplus,  dans  le  moment  oii  j'écris  ces  lignes ,  je  suis  réel- 
lement consolé ,  parce  que  j'ai  réfléchi  que  la  suppression  des 
rentes  seigneuriales  est  favorable  à  ceux  de  mes  ci-devant  tenan- 
ciers peu  fortunés  que  j'ai  toujours  aimés  ,  ainsi  que  les  autres, 
et  qui  ne  me  paient  pas  d'ingratitude ,  j'en  suis  persuadé.  Amu- 
sez-vous de  ma  narration  ;  je  vous  abandonne  l'écrit  et  Vauteur, 
comme  auteur;  mais  plus  de  noirceurs,  elles  produisent  des  ef- 
fets trop  fmiestes. 

iN'e  croyez  pas  cependant  que  je  vous  demande  grâce.  Fidèle 
observateur  des  lois  pendant  tout  le  couis  de  ma  vie,  je  ne  déso- 
béirai pas  à  celles  qu'a  dictées  la  souveraineté  nationale.  J'ai  tou- 
jours chéri  ma  patrie ,  je  me  joindrai  à  ceux  qui  veulent  mettre  fin 
à  ses  malheurs.  Si  vous  me  voyez  écarter  de  ces  principes,  dénon- 
cez-moi. Mais  dites  vrai,  et  surtout  rappelez-vous  que,  si  j'avais 
été  coupable,  on  ne  m'aurait  pas  arrêté  dans  mou  appartement 
douze  jours  après  le  10  août  17î)2;  que  si  j'avais  le  projet  de  mal 
faire ,  je  ne  lesterais  pas  à  Paris,  et  que  si  je  faisais  mal,  je  ne  me 
mettrais  pas  en  évidence ,  je  me  tairais. 

A  Paris,  l'an  1"  de  la  république,  le  15  seplerabre  1792. 

Lazark.,  cï-devaut  Jolrgmac  Saim-Méard. 
.Ve  varielur. 


JOURNÉES   T>E   SKPTEMCRK   (1792).  155 

MA  RKSIJUUECTIOIX, 

PAR    MATON-DE-LA-YARENNE. 

Ouvrage  publié  en  1795. 

Étranger  aux  clubs,  aux  pétitions,  aux  caixiles ,  aux  motions 
et  anx  places  ;  uniquement  occupe  des  lettres  et  de  la  jurispru- 
dence, fort  de  ma  v(;rtu  et  de  mon  amour  pour  le  bien  puljlic, 
j'étais  loin  de  prévoir  que  je  serais  inscrit  sur  les  listes  l'atales ,  et 
qu'on  en  voulait  à  ni(>s  jours.  L'événement  dont  je  vais  parler  lit 
cesser  ma  dangereuse  sécurité. 

Des  renscignemens  dont  j'avais  besoin  dans  une  affaire  à  la- 
quelle je  m'intéressais,  m'avaient  fait  passer  laprès-midi  du  24 
d'auguste  i7{)i2  tant  à  la  mairie  (|u'à  la  Commune,  où  j'avais 
parlé  au  secrétaire  {Tallicn  ) ,  lorsqu'en  revenant  chez  moi  sur 
les  neuf  heures ,  je  vis  la  porte  cochère  investie  par  des  gardes 
nationales.  Avant  d'entrer,  je  demandai  à  un  voisin  de  quoi  il 
s'agissait;  il  me  répondit  que  c'était  moi  dont  on  faisait  la  re- 
cherche. J'éprouvai  d'abord  un  mouvement  de  saisissement  et 
d'effroi.  Cependant»  après  m'étre  recueilli,  croyant  que  j'étais 
sans  doute  l'objet  de  quelque  méprise,  je  moulai  chez  moi  où 
tout  était  ouvert,  éclairé ,  et  rempli  d'hommes  armés  et  non  ar- 
més. —  <  Que  voulez-vous,  leur  dis-je?  —  Monsieur,  me  répon- 
dironl-ils  fort  poliment,  nous  sommes  envoyés  par  la  section  du 
Théûtre-Français  pour  faire  une  visite  chez  vous.  —  Sans  doute 
que  vous  êtes  porteurs  d'ordres  écrits?  Kxhil)ez-Ies.  »  — Je  fus 
satisfait  sui-le-cliamp.  (^es  ordres  portaient  que,  tout  fût  examiné 
dans  mon  domicile;  que  les  scellés  fussent  mis  sur  mes  papiers, 
s'il  y  avait  lieu,  et  qu'on  s'assurât  ensuite  de  ma  personne.  — 
<  Faites  votre  devoir,  leur  dis-je  après  celte  lecture  :  ma  con- 
science! est  iranqnille.  —  Nous  avons  rempli  une  partie  de  notre 
mission  (avant  que  j'arrivasse  on  avait  fouillé  juscpH!  sous  l(  s  lits, 
pour  voir  si  je  ne  cachais  point  des  prêtres),  et  nous  devons 


i54  DOCUMEiMi   COMPLÉMENTAIRES. 

convenir  que  vous  n'êîes  aucunement  compromis.  Il  n'y  a  plus 
qu'une  légère  explication  à  venir  donner  à  la  mairie ,  et  celte 
affaire  ne  sera  rien  :  mais  vous  ferez  bien  de  souper  auparavant.» 
—  Pendant  que  j'avaiais  un  œuf,  on  rédigea  un  procès-verbal 
portant  littéralement  :  Nous  n'avons  découvert  chez  le  sieur  de 
la  Varenne  rien  d'opposé  à  ia  révolution  et  de  relatif  à  la  journée 
du  10;  mais  nous  y  avons  trouvé,  au  contraire,  tous  écrits  at- 
testant son  patriotisme.  —  Puis,  après  avoir  fait  rafraîchir  ceux 
qui  m'étaient  venu  faire  la  visite  que  je  décris,  je  me  reiidis  à 
pied  au  comité  de  surveillance  de  la  mairie,  avec  l'un  d'eux ,  qui 
y  porta  plusieurs  liasses  de  mes  papiers ,  la  plupart  relatifs  à  un 
don  patriotique  que  j'avais  été  chargé  de  faire,  et  ma  clientèle. 

Jlon  conducteur,  que  j'aurais  pu  quitter  en  chemin,  si  j'avais 
eu  quelque  chose  à  craindre,  m'introduisit  d'abord  dans  un  petit 
cabinet  où  se  trouvait  un  homme  en  écharpe.  Un  air  de  respect 
pour  la  sublimité  de  ses  fonctions,  le  ton  d'importance  qu'il  af- 
fectait de  prendre,  ûoa  expressions  basses  qui  décelaient  sa  peti- 
tesse; des  r<'gards  qu'il  jetait  dédaigneusement  sur  moi  ;  une  tête 
à  cheveux  presque  raz  ;  d'une  amplitude  et  d'une  rotondité  risi- 
bles Voiià  l'esquisse  du  personnage  :  j'ai  su  depuis  qu'il  s'ap- 
pelait I-eclerc. 

Je  l'informai  de  ce  qui  venait  de  m'arriver,  et  le  priai  de  m'in- 
terroger,  en  lui  annonçant  que  mes  affaires  me  rendaient  néces- 
saire chez  moi  le  lendemain;  que  ma  santé,  d'ailleurs,  ne  me 
permettait  pas  de  passer  une  nuit  ;  je  le  déterminai  à  prendre 
lecture  du  procès-verbal ,  et  demandai  ma  liberté  en  offrant  une 
camion  personnelle  ou  pécuniaire ,  s'il  l'exigeait.  —  t  Je  ne  le 
puis,  me  dit-il;  il  y  a  contre  vous  une  dénonciation.»  — J'insistai, 
et  je  voulus  qu'il  appelât  quelques-uns  de  ses  collègues  pour  dé- 
libérer sur  ma  demande.  Un  jeune  homme,  nommé  Parrein, 
contre  lequel  j'avais,  dans  plusieurs  plaidoyers,  prouvé  les  plus 
grandes  bassesses,  se  présenta.  Alors  je  me  retirai.  Un  instant 
après ,  il  traversa  l'antichambre  où  j'attendais ,  et  m'annonça  que 
ma  pétition  était  rejelée.  Je  rentrai  auprès  de  Leclerc  pour  lui 
l'aire  de  nouvelles  observatlou'?  ;  mais  je  n'obtins  de  lui  que  cette 


JOURNÉES  DK  SEPTEMBRE  (1792).  i55 

réponse,  à  laquelle  il  mit  toute  sa  ridicule  gravité  :  <  Retirez- 
vous;  les  membres  du  comité  de  surveillance  ont  délibéré.  >  — 
On  me  montra  sur-lc- champ  une  espèce  de  cuisine  où  il  n'y  avait 
d'autres  sièges  que  le  carreau  et  quelques  planches.  Je  commen- 
çais à  me  résigner,  lorsqu'un  homme  me  dit  de  le  suivre.  Après 
avoir  traversé  une  cour  dans  un  corps  de  logis  dont  j'ignorais 
l'existence,  je  passai  au  milieu  de  plus  de  cent  hommes  à  figures 
rébarbatives,  armés  de  sabres,  piques  et  fusils,  et  dont  les 
propos  menaçans  me  firent  craindre  pour  ma  vie;  puis  j'arrivai 
à  un  escalier  sale  et  étroit  qui  me  conduisit  à  une  espèce  de  gre- 
nier rempli  de  personnfs  de  tous  états,  qu'on  avait  arrêtées 
comme  moi,  et  qui  n'avaient  pour  se  coucher  que  de  la  paille 
presque  en  poussière.  La  fi  ayeur  glaça  d'abord  mes  sens ,  et 
j'eus  des  pressentimens  sinistres.  Je  m'y  livrais  ,  lorsqu'un  des 
particuliers  qui  étaient  venus  faire  la  perquisition  dans  mon  do- 
micile, touché  sans  doute  des  honnêtetés  qu'il  avait  reçues,  vint 
me  réclamer,  me  fit  descendre  avec  lui,  et  me  plaça,  pour 
le  reste  de  la  nuit  ,  dans  un  cabinet  où  éiaient  un  garçon 
d'environ  trente  ans,  horloger,  rue  du  liarlay,  capturé  pour 
avoir  apostrophé  le  maire  Pélion,  qui  passait  dans  le  quartier; 
la  mère  de  ce  jeune  homme,  et  une  anciepne  maîtresse  d'école, 
qui  me  dit  s'appeler  Baiaillol,  dont  quelques  brefs  du  pape, 
trouvés  chez  elle,  avaient  causé  l'arrestation.  On  leur  promit, 
comme  à  moi,  qu'ils  seraieiU  entendus  le  lendemain  matin.  Une 
lampe ,  deux  chaises  de  paille ,  une  porte  renversée  par  terre ,  et 
un  lit  de  sangle  formaient  le  mobilier  de  ce  misérable  réduit,  où 
mes  compagnons  d'inl^rtune  étaient  consignés  depuis  environ 
quatre  jours  et  «juatre  nuils.  Nous  nous  conso'àmes  réciproque- 
ment; apiès  quoi,  vaincus  par  le  sommeil,  nous  essayâmes  de 
nous  y  abandonner. 

Le  jeune  homme,  qui  est  mort  deux  ans  après  des  suites  de  la 
révolution  qu'ont  opérée  sur  lui  les  événemens  que  j'ai  à  racon- 
ter, se  coucha  sur  la  porte  ;  sa  mère  et  moi  nous  nous  jetâmes 
enseml)le  et  sans  façon  sur  le  lit  de  sangle,  où  je  lâchai  inutile- 
ment de  m'assoupir  ;  la  maîtresse  d'école  resta  sur  une  chaise. 


156  DOCUMENS    COJIPLÉMENTAIRES. 

En  réfléchissant  sur  ce  qui  m'arrivait ,  je  me  persuadai  qu'il  v 
avait  un  projet  de  me  traduire,  sous  quelque  prétexte ,  devant  le 
redoutable  tribunal  du  17  d'auguste  (1).  Je  ne  pouvais  me  dissi- 
muler ni  le  nombre  de  mes  ennemis,  ni  leur  rage;  car  dans  le 
mois  de  mai  précédent,  j'avais  publié  pour  deux  infortunés 
(Lami-Eveîte  et  Dunuand,  condamnés  à  l'échafaud,  auquel  j'ai 
réussi  à  les  soustraire) ,  un  mémoire  vigoureux  ayant  pour  titre  : 
Crime  du  comilé  des  recherches  de  l'assemblée  constituante,  et  de 
plusieurs  faussaires  créés  et  salariés  far  lui. 

Le  lendemain ,  on  vint  me  dire  que  Panis  et  Sergent ,  chefs  du 
comité,  avaient  la  plus  grande  influence  sur  le  sort  des  personnes 
arrêtées ,  et  qu'il  fallait  m'adresser  à  eux.  Je  leur  écrivis  ;  on 
m'annonça  en  réponse  qu'ils  viendraient  l'un  et  l'autre  sur  les 
huit  heures  du  soir.  Il  fallut  me  résigner  ;  mais  mon  espoir  fut 
vain  ,  et  je  passai  encore  une  nuit  comme  la  précédente.  Pendant 
le  cours  de  la  journée,  on  avait  amené  avec  nous  un  homme 
qu'on  avait  désarmé  avec  affectation,  et  qui  nous  fut  retiré  dès 
qu'on  s'aperçut  que  je  l'avais  reconnu  pour  un  espion  ;  une  jeune 
femme  d'environ  dix-huit  ans,  nommée  Laborde,  qu'on  avait 
enlevée  parce  qu'elle  avait  refusé  de  dire  ce  qu'était  devenu  son 
mari,  officier  de  paix;  un  sexagénaire  respectable,  qu'on 
nomma  M.  Broussin  ;  et  un  particulier  d'environ  quarante  ans , 
trouvé  porteur  d'une  petite  canne  à  crosse  semblable  à  celle  de 
CoUenot  d'Angremont,  décapité  quelques  jours  auparavant,  soup- 
çonné en  conséquence  d'être  un  de  ses  complices.  On  nous  ôta 
bientôt  ce  dernier,  pour  l'envoyer  à  la  prison  de  l'Abbaye,  où 
l'on  m'a  assuré  qu'il  avait  perdu  la  vie  dans  les  fatales  journées 
des  2  et  3  septembre  suivant. 

Trente-six  heures  ainsi  passées  m'avaient  excédé  de  fatigue. 
Le  dimanche ,  je  priai  avec  les  plus  vives  instances  tous  les  mem- 
bres de  la  Commune  et  du  comité  qui  traversaient  la  galerie  de 
"ràe  faire  interroger,  ou  de  me  renvoyer  sous  caution.  Leclerc, 

(t)  Supprimé  par  un  décret  àu\"  décembre  4792 ,  et  remplacé  par  celui  créé 
le  10  mars  1793,  où  Robespierre  a  fait  condamner  tant  d'innocens. 

(ISote  de  Malon-de-la-Varen-ne) 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  437 

au  visage  burlesquement  sévère ,  était  toujours  là  pour  les  ren- 
dre inutiles  :  je  les  renouvelai  surtout  auprès  de  son  collè{jue 
Charlray,  qui  me  promit,  avec  beaucoup  de  sensibilité,  de  faire 
en  sorte  que  j'allasse  le  soir  coucher  chez  moi.  Vers  les  trois 
heures  après  midi,  il  expédiait  un  ordre  en  conséquence,  lors- 
qu'on annonça  l'arrivée  de  Panis  :  il  me  dit  de  m'adresser  à  lui. 
Je  le  joignis  aussitôt,  non  sans  quelque  répugnance,  car  je 
n'ai  jamais  aimé  demander  la  moindre  chose  aux  sots.  J'invo- 
quai auprès  de  lui  quelques  litres  qui  devaient  me  faire  espérer 
une  prompte  justice.  Cet  homme,  qu'un  cœur  dur,  une  figure 
ignoble  et  une  ignorance  crasse  (I)  auraient  dû  laisser  végéter 
dans  son  ancienne  misère,  et  qui  est  cependant  parvenu  à  la 
Convention ,  me  vit  sans  pilié  souffrant ,  persécuté  sans  cause  lé- 
gitime, crachant  le  sang,  et  rejeta  ma  demande  ,  comme  il  avait 
dédaigné  les  justes  représentations  des  personnes  qui  avaient  été 
chez  lui  solliciter  ma  liberté. 

Le  mauvais  succès  de  la  tentative  que  je  venais  de  faire  auprès 
de  lui  ne  m'empêcha  pas  de  l'attendre  encore,  sous  la  surveil- 
lance d'une  sentinelle ,  dans  l'espèce  d'antichambre  qui  avoisinait 
son  cabinet,  toujours  dans  l'espérance  de  vaincre  son  inflexibi- 
lité meurtrière.  Pendant  ce  temps,  j'y  vis  une  jeune  personne 
que  sa  femme  de  chambre  appelait  à  voix  basse  madame  la  prin- 
cesse, et  (jui  était  arrêtée  depuis  deux  jours  ;  un  fédéré  marseil- 
lais qui  portait  dans  ses  yeux  la  soif  du  carnage,  et  qui  disait  : 
«  Triple  nom  d'un  D...  !  je  ne  suis  pas  venu  de  cent  quatre-vingts 

lieues  pour  ne  pas  f cent  quatre-vingts  têtes  au  bout  de  ma 

pique.  »  (Eu  effet,  il  massacra  aux  prisons  dans  les  journées  des 
2  et  5  septembre,  dont  je  parlerai.)  Un  gendarme  qui  tenait  ce 


(I)  Elle  est  démontrée  par  ses  écrits  l)urlesqucs.  J'ai  maintensnt  sous  les  yeui 
svs  Prémires  aux  patriotes  de  1792,  où  il  parle  d'écrits  de}>oue,de  noirs  de 
l'enfer  aristorralique ,  du  gueuseries  rcrbales,  d'infernalilé^,  de  souffle  infect  qui 
corrompt  d'exrellens  faits:  d'apprendre  à  virre  à  la  vertu,  de  subir  le  salaire, 
de  l'avoir  fait,  de  tigres  qui  viennent  jouir  à  nous  torturer  dans  nos  frbes  ,  de 
bourreaux  du  civisme.  Ces  démontantes  tirades  sont  revêtues  de  sa  signature, 
après  laquelle  il  se  qualifie  défenseur  public ,  ou  homme  de  loi,  modérant  ici  le 
cours  d'une  srrlératefse  inouïe  (Ao/e  de  ]\Iaton-de-la-V(iienne.) 


138  DOCUMEiNS   COMPLÉMENTAIRES. 

langage  :  «  H  y  a  environ  huit  jours  que  les  prisonniers  ont  man- 
qué de  la  sauter,  gare  que  ça  n'arrive  »;  le  nommé  Tuhan ,  valet 
de  bureau,  qui  lirait  :  «  Voilà  qu'on  apprête  la  mort  aux  traî- 
tres; il  faut  qu'il  n'en  échappe  pas  un  j»;  le  sanguinaire  Marat, 
qui  épiuit  ses  viciiuies  ;  enfin  plusieurs  autres  qui  en  désignaient 
aussi  pour  i'égoigement  prochain,  et  qu'il  n'est  pas  encore 
tejnps  de  faire  connaître.  Glacé  d'effroi ,  je  revenais  accablé  de 
douleur  auprès  de  mes  compa{>iîons  d'infortune ,  lorsque  je  fus 
reconnu  par  un  noiiané  Rossignol,  habitant  du  faubourg  Suint- 
Antoine,  qui  me  dit  que,  «  pour  le  coup,  il  me  tenait,  qu'il  al- 
lait bien  se  venger  de  ce  que  je  l'avais  foit  rester  dans  les  prisons, 
et  que  j'allais  lui  payer  le  mal  que  je  lui  avais  fait.  »  Il  faut  que 
mes  lecieurs  sachent  en  quoi  consistait  ce  mal,  et  celui  qu'il  m'a 
fait  lui-môme.  i 

Un  assassinat  prémédité  avait  été  cotuiiiis ,  le  27  janvier  1791 , 
en  la  personne  d'un  particulier  à  qui  je  m'intéressais,  et  le  mi- 
nistère public  en  av;iit  rendu  plainte.  Parmi  les  nombreux  accu- 
sés, figuraient  un  (piidaui,  garçon  boucher,  et  Rossignol ,  depuis 
si  ridiculement  devenu  général  d'armée.  Je  plaidai  pour  la  partie 
civile,  et  malgré  les  efforts  de  ce  même  Parrein,  que  j'ai  précé- 
demment cité,  et  qui  était  aussi  incriminé,  je  parvins  à  faire 
rendre,  le  50  mai  suivant,  un  jugement  (exécuté  depuis)  qui 
prononça  la  peine  de  mort  contre  le  boucher,  et  un  plus  ample- 
ment informé  contre  Rossignol  et  autres.  Ce  même  homme,  que 
j'avais  défendu  avec  tant  de  chaleur,  a  perdu  la  vie  sous  les  poi- 
gnards le  51  décembre  1792. 

On  n'est  plus  étonné  maintenant  des  menaces  de  Rossignol. 
Parvenu  depuis  plusieurs  jours,  et  je  ne  sais  comment,  à  la 
Commune  provisoire ,  il  pouvait  les  effectuer  d'une  manière  ter- 
rible. C'est  aussi  ce  qu'il  a  foit  le  lendemain. 

Le  reste  de  la  journée  n'eut  rien  de  remarquable  que  les  diffé- 
rentes allées  et  venues  de  Caron-Reaumarchais ,  qu'on  avait  ar- 
rêté le  25  ou  le  21 ,  et  qu'on  envoya  à  l'Abbaye.  Sur  le  soir,  on 
nous  amena  une  fille  d'environ  trenîe-six  ans,  qui,  je  crois,  se 
nomm-iit  Lebrun  ;  elle  nous  assura  qu'on  s'était  emparé  d'elle  sur 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE {  1792  ).  139 

son  refus  de  dire  où  s'était  réfugié  un  comte  qui  demeurait  avec 
elle. 

Trois  nuiis  passés  sans  fermer  l'œil,  el  deux  jours  pendant  les- 
quels je  n'avais  pu  me  procurer  qu'une  nourriture  irès-iîisuffi- 
sante ,  m'avaient  jeté  dans  un  état  de  dépérissement  dont  ceux 
qui  me  connaissent  peuvent  seuls  se  faire  une  juste  idée.  La  pa- 
tience m'échappa;  j'assaillis  tous  les  personnages  qui  passaient 
ave^  des  éch;îrpes,  et  leur  dis  qu'il  y  avait  de  la  barbarie  à  rete- 
nir ainsi  quelqu'un  sans  l'entendre.  Un  de  ceux  à  qui  je  m'adres- 
sais me  reconnut,  et  me  dit,  avec  des  expressions  fort  obligean- 
tes, qu'il  lisait  encore  la  veille  un  de  mes  mémoires,  et  que,  s'il 
cccasionait  la  perte  de  ma  liberté ,  je  devais  m'en  applaudir. 

Quelques  instans  après ,  on  mit  en  liberté  cette  même  Batalliot , 
qui  avait  passé  six  nuits  sur  une  chaise ,  et  l'on  envoya  à  l'hôtel  de 
la  Force  la  dernière  venue. 

Accablé  de  lassitude ,  je  recommençais  à  me  plaindre  haute- 
ment du  déni  de  justice  que  j'éprouvais,  loisqu'un  gendarme 
vint  m'appeler,  tenant  un  papier  à  la  main,  et  m'annonça  qu'il 
m'allait  conduire  en  prison.  Je  demandai  à  voir  l'ordre  dont  il 
était  porteur  ;  il  me  le  montra  sans  difficulté.  Voici  les  termes 
<le cette  nouvelle  lettre  de  cachet,  qui  était  signée  Rossignol, 
Cally  :  «  Le  concierge  de  l'hôtel  de  la  Force  recevra,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  le  sieur  Maton-de-la-Varenne ,  se  disant  homme 
de  loi ,  etc. ,  etc.  > 

En  voyant  la*^gnature  de  Rossignol ,  l'indignation  el  la  colère 
s'emparèrent  de  moi.  Furieux,  je  me  rendis  au  comité  de  sur- 
veillance ,  qui  était  presque  attenant  au  cabinet  où  j'éiais  ,  ci  je 
déduisis  à  un  municipal  mes  griefs  contre  cet  homme.  Depuis  ses 
menaces  de  la  veille ,  j'avais  fait  prendre  dans  mon  cabinet  un 
exemplaire  du  jugement  que  j'avais  fait  rendre  contre  lui  :  je  le 
remis  à  l'officier  dont  je  parle ,  en  le  priant  de  s'en  servir  en  ma 
faveur.  11  me  répondit,  avec  beaucoup  de  douceur,  que  j'avais 
raison,  alla  au  comité  faire  lecture  du  jugement,  mais  ne  put 
faire  révoquer  l'ordre,  ainsi  qu'il  vint  me  l'annoncer  lui-même. 


140  D0CUMEA3    COMPLÉMENTAIRES. 

Je  demandai  alors  à  paraître  pour  me  l'aire  entendii  e  ;  on  me  re- 
fusa encore  cette  justice. 

Ne  pouvant  plus  opposer  de  résistance  utile,  je  demandai  au 
gendarme  un  quart  d'heure  qu'il  m'accorda,  et  que  j'employai  à 
recevoir  les  consolations  du  vénérable  Brpussin.  La  nuit,  il  m'a- 
vait avoué  qu'il  était  prêtre  insermenté ,  mais  qu'il  n'avait  été 
arrêté  que  comme  soupçonné  d'avoir  des  relations  avec  Duro- 
zoy  (1),  auquel  il  n'avait  jamais  parlé,  et  qu'il  portait  par  pru- 
dence une  perruque.  Sur  ce  que  je  lui  avais  demandé  s'il  avait 
laissé  ignorer  sa  qualité  à  la  section  où  il  avait  d'abord  été  con- 
duit ,  il  m'avait  répondu  qu'il  devait  la  confesser,  même  au  péril 
de  sa  vie,  et  qu'il  l'avait  laissé  écrire  sur  ie  procès-verbal.  Voici 
les  dernières  paroles  qu'il  me  dit  à  l'oreille  en  m'embrassant  (au 
moment  où  je  les  lapporie  mon  cœur  est  encoî'C  déchiré ,  et  je 
verse  des  larmes  sur  le  sort  de  ce  malheureux  ecclésiastique  )  : 
«  La  charité  chrétienne  ne  peut  nous  empêcher  de  voir  qu'on  a 
choisi  bien  des  victimes  ;  mais  souvenez-vous  qu'il  ne  tombera 
pas  un  cheveu  de  nos  têtes  que  la  Providence  ne  l'ait  permis 
pour  noire  plus  grand  bien.  Adieu,  nous  ne  nous  rejoindrons 
peut-être  que  dans  l'élernité.  »  A  ces  mots  ,  je  le  quittai  sanglo- 
tant, poui-  aller  gagner  un  fiacre  que  le  gendarme  avait  fait 
avancer  dans  la  cour  de  la  mairie.  J'y  montai  sur  les  trois  heures 
après  midi ,  avec  une  parente  qui  ne  m'avait  quitté  que  la  nuit 
pendant  la  détention  dont  je  viens  de  rapporter  les  circonstances, 
et  nous  partîmes  pour  l'hôtel  de  la  Force,  jusqu'où  elle  voulut 
m'accompagner.  ® 

Les  divers  propos  qui  avaient  frappé  mes  oreilles  à  la  mairie 
me  fiiisaient  tellement  craindre  un  massacre  prochain  dans  les 
prisons,  que,  chemin  faisant,  je  conjurai  ma  parente  d'employer 
sans  délai  toutes  mes  connaissances ,  et  de  solliciter  elle-même 
pour  ma  prompte  liberté.  Pendant  que  je  l'entretenais  de  mes 
craintes,  nous  arrivâmes  au  quai  Pelletier,  qui  était  couvert 
d'une  multitude  considérable  de  personnes  rassemblées  pour  voir 

(1)  Rédacteur  de  la  Gazette  de  Paris ,  décapité  le  24  d'augoste  1792. 

(Kote  de  Maton-de~la~Varennf.^ 


JOLRNÉKS    DU   SEPÎEÎIBKK  (   1792  ).  141 

passer  l'abbé  Sauvade,  le  libraire  Guiilot  et  Yimal,  condamnés  à 
mort  pour  la  fabrication  des  faux  assignais  de  Passy.  Déjà  nous 
avions  presque  entièrement  dépassé  le  quai ,  et  nous  allions  tra- 
verser la  Grève,  où  nous  apercevions  la  guillotine,  lorsque  deux 
hommes ,  nous  voyant  dans  un  fiacre  avec  un  gendarme  et  nous 
jugeant  des  malfaiteurs ,  se  dirent  :  —  «  Il  faut  guillotiner  ceux- 
là,  en  attendant  les  autres.  » — Cette  motion  arriva  jusqu'à  moi. 
Avant  qu  elle  fût  connue  du  peuple ,  je  parvins ,  de  concert  avec 
le  gendarme,  à  faire  prendre  au  fiacre  une  autre  rue^  et  j'arrêtai 
devant  l'hôtel  de  la  Force,  dont  le  fatal  guichet  s'ouvrit  pour  me 
recevoir.  C'était  le  lundi  27  d'auguste  1792. 

J'ai  maintenant  à  tracer  des  scènes  d'horreur  auxquelles  la 
postérité  refuserait  de  croire,  si  elles  n'étaient  attestées  par  toute 
la  génération  actuelle. 

Après  avoir  laissé  inscrire  mon  nom  sur  ce  même  registre  qui 
contenait  l'écrou  de  Rossignol  pour  une  acciisaiion  d'assassinat, 
je  demandai  à  être  placé  au  quartier  dit  de  la  Dette,  comme  le 
plus  sain  et  le  plus  commode.  On  s'empressa  de  me  satisfoire  ; 
car  j'étais  connu  du  concierge  (Bault)  pour  avoir  rendu  des  ser- 
vices essentiels  à  plusieurs  prisonniers,  et  l'on  fit  porter  pour 
moi  un  lit  de  sangle  à  la  chambre  de  la  Victoire. 

En  y  entrant,  je  fus  accueilli  très-civilement  de  six  prisonniers 
qui  l'occupaient,  du  nombre  desquels  él;iit  Constant,  qui  avait 
quitté  son  métier  de  perruquier  pour  faire  le  sauvage  ,  et  avaler 
des  cailloux ,  tant  au  palais  alors  nommé  Koyal ,  qu'à  la  foire 
Saint-Germain.  Une  indécence  qu'il  avait  commise  sur  ses  tré- 
teaux avec  une  femme  presque  nue,  qu'il  voulait  faire  passer 
pour  sauvage  comme  lui,  les  avait  fait  traduire  à  la  police  cor- 
rectionnelle, où  ils  avaient  été  condamnés  chacun  à  une  déten- 
tion de  deux  années ,  dont  il  leur  restait  encore  six  mois  à  subir. 
Il  s'était  fait  aimer  du  concierge  par  sa  douceur,  et  avait  été  placé 
à  la  Délie ,  où  il  gagnait  beaucoup  d'argent  à  coiffer  et  raser. 

Je  reconnus  aussi  un  de  mes  cliens,  nommé  Durand,  à  qui  mon 
malheur  arracha  des  larmes  :  il  me  força  d'échanger  mon  lit  con- 
tre le  sien,  (jui  était  bien  meilleur,  et  eut  pour  moi  les  attentions 


142  t)OCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

les  plus  marquées  jusqu'à  l'instant  où  nous  fûmes  séparés,  ainsi 
qu'on  le  verra. 

La  réflexion ,  l'espoir  que  je  mettais  dans  le  zèle  de  mes  amis , 
et ,  plus  que  tout  cela ,  un  bon  dîner,  m'ayant  rendu  un  peu  de 
calme,  je  dt  -ndis  au  jardin  pour  y  prendre  l'air  jusqu'à  la  fer- 
meture. J'y  vis  une  infinité  de  personnes  qui  avaient  eu  un  rang 
distingué ,  et  j'y  reconnus  principalement  le  chevalier  de  Saint- 
Louis  de  la  Chesnaye ,  avec  lequel  sa  qualité  de  trésorier  du  Mu- 
sée de  Paris,  dont  j'étais  membre,  me  donnait  des  liaisons  depuis 
dix  ans  ;  de  Rulhière  et  de  Saint-Brice;  les  abbés  Bertrand,  ci- 
devant  conseiller  au  grand-conseil ,  frère  de  l'ex-ministre  Lebar- 
bier-de-Blinières ,  vicaire  épiscopal;  Flost,  curé  de  liaisons, 
près  de  Conflans-l' Archevêque  ;  un  autre,  député  à  l'assemblée 
constituante;  un  valet  de  chambre  de  Louis  XVI,  nommé  Lori- 
mier-de-Chamiily,  décapité  depuis  sous  Robespierre,  et  Guil- 
laume l'aîné,  coiaire,  tous  arrêtés,  soit  pour  la  journée  du  10 
août,  soit  comme  dénoncés  pour  leurs  opinions.  Nous  nous  don- 
nâmes mutuellement  des  consolations,  et  nous  promîmes  que  le 
premier  qui  recouvrerait  sa  liberté  userait  de  tout  son  crédit  pour 
la  procui  er  aux  autres. 

Remonté  à  ma  chambre,  où  nous  fûmes  tous  enfermés  sous 
des  verrous  et  des  serrures  énormes,  je  me  mis  au  lit  et  réflé- 
chis jusqu'au  lendemain  matin  à  tout  ce  que  je  devais  faire  pour 
hâter  mon  élargissement.  Dès  la  pointe  du  jour,  j'écrivis  à  plu- 
sieurs de  mes  amis  qui  m'avaif^ni  dans  tous  les  temps  offert  leurs 
services;  j'écrivis  aussi  à  Panis,  à  Danton,  alors  ministre  de  la 
justice,  puis  député  à  la  Convention  ,  puis  décapité  le  16  germinal 
(o  avril  1794);  à  Charpntier,  son  beau-père,  limonadier,  quai 
de  l'École;  à  Camille  Desmoulins,  secrétaire  du  sceau,  puis  dé- 
puté. Mes  amis,  un  surtout  chez  qui  j'avais  dîné  le  jour  de  mon 
arrcïtation,  répondirent  que  les  circonstances  orageuses  où  nous 
nous  trou\ ions  leur  faisaient  craindre  de  se  compromettre.  Dan- 
ton promit  de  s'occuper  de  mon  affaire  et  n'en  fit  rien  ;  son  beau- 
père  lui  parla  ou  ne  lui  paila  point  de  moi,  quoiqu'il  eût  pour- 
tant bien  promis  de  me  recommander.  Le  sensible  Desmoulins , 


JOURNÉES   DE   SEPTEMBRE  (  1792  ).  145 

contre  lequel  j'avais  fait  prononcer  en  1790  des  condamnations 
tout-à-fait  désagréables,  et  que  je  devais  croire  mon  ennemi, 
s'éleva  au-dessus  de  tout  ressentiment;  il  ne  vit  en  moi  qu'un 
homme  de  bien  persécuté,  et  fit  tous  ses  efforts  auprès  de  Panis 
pour  que  je  fusse  interrogé  ou  relaxé.  La  peine  de  mort  qu'il  a 
subie  depuis  avec  Danton ,  ne  m'empêche  pas  de  faire  connaître 
la  générosité  dont  il  a  usé  envers  moi.  Quant  à  Panis,  il  déclara 
à  la  personne  qui  lui  remit  mes  lettres  ne  vouloir  plus  recevoir 
désormais  de  sollicitations.  Puissent  les  larmes  qu'il  a  fait  verser 
à  tant  de  familles  tomber  en  gouttes  brûlantes  sur  son  cœur! 
puisse  le  remords  déchirer  son  ame ,  s'il  en  a  une  ! 

Je  passais  ainsi  mes  jours  dans  la  prison ,  occupé  d'une  corres- 
pondance continuelle.  Un  désagrément  que  je  sentais  bien  vive- 
ment, était  celui  de  ne  pouvoir  ni  fermer  mes  lettres ,  ni  en  rece- 
voir de  cachetées,  ni  voir  aucun  être  du  dehors.  Quoique  nous 
ne  pussions  avoir  aucune  communication  externe  sur  les  affaires 
publiques,  il  n'en  transpirait  pas  moins  parmi  nous  que  tous  les 
prisonniers  de  la  capitale  étaient  menacés  d'un  massacre  pro- 
chain. Les  abbés  Bertrand  et  Flost  combaliaient  ce  bruit;  ce 
dernier  surtout  disait,  en  parlant  des  nombreux  ecclésiastiques 
insermentés  qu'on  avait  arrêtés  :  «  Si  Dieu  a  permis  que  nous 
fussions  relégués  ici,  ce  n'était  pas  pour  nous  livrer  à  la  mort.  » 
Ce  raisonnenjent  d'un  homme  pieux,  prononcé  avec  cette  onc- 
tion qui  va  au  cœur,  tempérait  les  craintes,  et  chacun  rappelait 
son  courage.  Mais  une  nouvelle  qui  nous  parvint  le  ôî  d'auguste 
au  soir  pensa  nous  le  faire  perdre,  Pélion  ,  qui  était  aiors,  ainsi 
que  Marat,  le  dieu  du  jour,  était  venu  sur  les  cinq  heures  à  l'as- 
semblée législative,  accompagné  de  sa  municipalité,  et  l'un  des 
membres  y  avait  tenu  ce  langage  atroce  :  i  Nous  avons  fait  arrê- 
ter les  prêtres  perturbateurs;  nous  les  avoîis  mis  dans  une  mai- 
son particulière,  et  dans  deux  jours  le  !^ol  de  la  république  en 
sera  purgé.  »  i'^n  effet ,  les  2  et  5  scpieuibre  ils  fur-,  ni  massacrés. 
Mais  n'anticipons  pas. 

Déjà  mon  emprisonnement  durait  depuis  environ  quatre  jours, 
quand  je  reçus  une  lettre  par  laquelle  on  m'annonçait  qu'on  allait 


144  DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES, 

sérieusement  s'occuper  de  moi ,  et  qu'on  espérait  m'embrasser 
le  soir  même.  Le  lendemain  matin,  on  se  plaignait  dans  une  autre 
lettre  de  la  lenteur  qu'on  mettait  à  me  rendre  justice;  et  faisant 
allusion  à  Rossignol ,  qui  m'avait  envoyé  en  prison ,  on  me  mar- 
quait que  le  rossignol  ne  chante  pas  toujours,  (En  effet,  celui 
dont  je  parle  ne  chante  plus  ;  et ,  s'il  est  accessible  aux  remords , 
il  s'en  abreuve  actuellement.)  Quelques  instans  après,  on  me  re- 
mit un  billet  de  ma  mère ,  ainsi  conçu  : 

€  Le  secrétaire  du  maire  (  Jozeau ,  ancien  avocat)  m'a  dit  qu'il 
fallait  que  vous  fissiez,  pour  la  municipalité,  un  mémoire  par  le- 
quel vous  représenterez  qu'il  est  de  toute  nécessité  que  vous  pa- 
raissiez mercredi  au  tribunal  de  Sainte-Geneviève ,  etc.  Vous 
écrirez  aussi  à  M.  Sergent  une  leitre  pour  que  j'aie  la  permis- 
sion de  vous  pnrler  (elle  ne  l'a  pas  eue);  tranquillisez-vous;  pre- 
nez patience  ,  eî  soyez  sûr  qu'on  ne  néglige  rien  ni  devant  Dieu, 
ni  devant  les  hommes  :  surtout  soignez  votre  santé.  » 

Je  travaillai  donc  sur-le-champ  à  un  mémoire  où  je  détaillai  les 
circonstances  de  mon  arrestation  :  c  Aux  moyens  sur  lesquels  je 
fonde  ma  demande  en  liberté,  y  disais-je ,  se  joint  un  intérêt  non 
moins  puissant.  J'ai  été  volé  avec  effraction  le  10  juin  dernier. 
Le  procès  s'inslruit  actuellement  contre  un  nommé  Lapointe,  au 
cinquième  arrondissement,  où  je  suis  assijrné  pour  le  mercredi 
5  septembre  prochain.  Faut-il  que  je  sois  ruiné  et  que  le  coupa- 
ble triomphe,  parce  que  je  ne  suis  pas  libre?...  » 

Ce  Lapointe,  dont  les  noms  palronimiques  étaient  Louis- 
Claude,  avait  d'abord  été  garçon  limonadier.  Après  avoir  été 
impliqué  dans  plusieurs  procès  comme  voleur,  puis  enfermé  à 
Bicélre,  il  recouvra  sa  liberté  en  promettant  de  dénoncer  les 
brigands.  Il  fut  réincarcéré  pour  le  vol  du  garde-meuble  de  la 
couronne ,  et  redevint  libre  aux  mêmes  conditions.  Il  fut  encore 
emprisonné  le  7  juillet  1792,  pour  un  vol  avec  effraction  qui  me 
fut  fait,  et  parvint  à  sortir  de  la  Force  le  5  septembre  suivant, 
en  disant  aux  massacreurs  qu'il  n'y  était  que  parce  qu'il  me  de- 
vait 120  livres.  Enfin,  le  8  messidor  dernier  (26  juin  1794),  il 
a  subi  sur  la  place  de  Grève  la  punition  due  à  ses  crimes. 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  17î^  ).  145 

Je  reviens  à  mon  mémoire.  Un  de  mes  anciens  confrères  se 
chargea  de  le  faire  valoir  à  la  Commune  le  samedi  1"  si^plembre. 
Ses  affaires,  qui  l'empochèrent  de  s'y  reudre,  el  les  èvénemens 
des  j  jurs  suivans,  rendirent  iuuliîe  ma  jusle  réclamation. 

Ici  mon  cœur  se  navre,  mes  yeux  s  inondent  de  lai  mes,  la 
douleur  me  suffoque,  et  la  plume  me  tombe  des  mains.  Plai- 
(Tnons  la  nation  juste  et  généreuse  qui  a  pu  laisser  commettre  des 
crimes  jusqu'alors  inconnus  dans  l'hsloire  du  monde. 

J'ai  dcj.i  dit  que  toute  commun  caiion  verbale  avec  les  per- 
sonnes tlu  dehors  nous  était  inieidite,  et  que  toutes  les  lellies 
qui  entraient  et  sortaient  de  la  prison  étaient  ouvertes  par  le 
concierge.  Aucune  nouvelle  extérieure  ne  devait  donc  parvenir 
jusqu'à  nous.  C'^pendant,  soit  que  l'envie  d'(n  fabriquer,  ou  la 
crainte  en  eùl  créé,  soit  qu'un  des  (juicheiiers  en  eût  indiscrète- 
ment conlié  quelqu'une,  en  descendant  au  jardin  le  dimanche 
2  septembre,  sur  les  sept  heures  du  matin  ,  j'entendis  un  prison- 
nier qui  disait  à  un  autre  que  le  Chàtelet  avait  manqué  d'élie 
forcé  pendant  la  nuit,  el  qu'on  y  aurait  fait  un  afficux  massacre, 
s'il  n'était  survenu  des  forces  suffijanles  pour  en  empêcher.  Ce 
rapport ,  ainsi  que  je  l'ai  su  quand  j'ai  été  libre,  était  faux  :  il  ne 
me  laissa  pas  moins  alors  en  proie  à  une  agitation  que  j'eus  soin 
de  ne  communi(juer  à  personne. 

Bientôt  après,  nous  apprîmes  que  Verdun  était  ass'égé,  et 
quon  demandait  des  troupes  pour  voler  à  sa  défense.  Alors, 
beaucoup  de  jeunes  gens  qui  étaient  détenus,  soit  pour  des 
amendes  pronon;  ées  contre  eux  par  la  police  correctionnelle , 
suit  pour  des  délits  qui  n'entraînent  point  la  peine  capitale,  pii- 
reni  la  résolution  d'offrir  leurs  bras,  et  d'expier  par  une  cam- 
pagne glorieuse,  ou  par  l'elfusiou  de  leur  sarg,  les  I^utes  qu'ils 
avaient  (ommiscs.  Je  voulus  bien  rédiger  leurs  inleiitions  dans 
un  memoiie  qu'ils  firent  passer  aussitôt  à  l'assemblée  nationale. 

Vers  les  deux  heures  après  midi,  un  giaml  hoinmi  assez  mal 
vèiu  \iiil  (In  dehors  houver  le  nommé  Joiiiville,  durgé  ce  jour- 
là  du  guichet  qui  donne  sur  la  rue  des  Ballets,  et  lui  parla  à  l'o- 
reille. Celui-ci  parut  un  instant  stupéfait  de  ce  qu'il  ven  .il  dap- 
T.  xviu.  iO 


446  DOCUMENâ  COMPLÉMENTAIRES. 

prendre;  puis  il  repondit  assez  huut  :  «  Qu'ils  viennent,  s'ils  le 
veulent,  les  massacrer  ;  par  ma  foi,  je  ne  serai  pas  si  bête  que 
d'aller  me  faire  tuer  pour  les  prisonniers.  »  Je  n'ai  appris  ce  fait 
que  depuis  ma  liberté.  La  personne  de  qui  je  le  liens  est  incapa- 
ble d'en  imposer  ;  elle  venait  pour  m'apporler  des  nouvelles  qui 
ne  m'ont  point  été  transmises,  et  entendit  la  réponse  de  Joinville 
à  1  homme  dont  je  viens  de  parler  :  ce  qui  lui  causa  pour  moi  les 
plus  vives  alarmes. 

Un  nommé  Maigncn,  qui  attendait  depuis  quinze  ou  seize 
mois  le  ju/jement  de  son  procès,  manquant  de  tout,  s'était  avisé 
d'élever  une  cuisine  dans  le  jardin ,  avec  des  pierres  provenant 
d'une  démolition  qu'on  avait  faite.  Il  avait  obtenu  du  concier^je, 
sans  doute,  la  permission  de  faire  entrer  sa  femme  tous  les  ma- 
tins dès  l'ouverture,  pour  apporter  les  provisions  et  préparer  les 
alimens.  Leur  qualité  avait  achalandé  la  cuisine,  et  presque  lous 
les  prisonniers  du  quartier  de  la  Délie,  sans  en  excepter  les  plus 
riches,  s'y  fournissaient.  Ce  jour,  contre  la  coutume,  les  vivres 
étaient  entrés  en  petite  quantité,  et  manquaient  déjà  à  l'heure 
où  les  distributions  ne  faisaient  ordinairement  que  commencer. 
Nous  ne  sûmes  à  quoi  attribuer  cela. 

Sur  les  trois  heures,  un  fjendarme  qui  était  entré ,  je  ne  sais 
pourquoi,  dans  notre  quartier,  dit  à  l'un  d'enlre  nous,  qui  nous 
en  informa  aussitôt,  qu'on  venait  de  massacrer,  vers  le  Pont- 
Neuf,  sept  personnes  qu'on  avait  envoyées  de  la  mairie  à  la  pri- 
son de  l'Abbaye,  et  que  la  veille,  des  femmes  à  demi-ivres  di- 
saient piib'iquement  sur  la  terrasse  des  Feuillans  aux  Tuileries, 
en  parlant  des  détenus  :  «  C'est  demain  qu'on  leur  f...  l'anie  à 
l'envers  dans  les  prisons.  »  Ces  propos,  et  ce  qu'on  était  venu  dire 
à  l'oreille  de  Joinville,  font  voir  qu'on  avait  projeté  les  massacres 
des  prisonniers. 

Sur  les  sept  heures ,  on  en  appelait  très-fréquemment ,  et  ils 
ne  reparaissaient  plus.  Chacun  raisonnait  à  sa  manière  sur  cette 
sii-{^ularilé;  mais  nos  idées  devinrent  plus  calmes,  lorsque  nous 
vînmes  à  nojs  persuader  que  le  besoin  de  forces  avait  fait  ac- 
cueillir le  mémoire  que  j'avais  rédigé  le  matin  pour  l'assem- 


JOURNÉES   DE    SEPlEMBIlE  (1792).  14T 

blée  naiionale ,  et  qu'on  délivrait  en  conséquence  tous  ceux  qui 
n'étaient  point  prévenus  de  délits  graves.  C'était  parlicuiièrenîent 
l'opinion  de  nos  compagnons  d'infortune  de  Kulhière  et  de  la 
Chenaye ,  avec  lesquels  je  causais  encore ,  lorsqu'à  huit  heures 
on  nous  enferma  tous.  Hélas  !  ils  ce  prévoyaient  pas  le  sort  fu- 
neste dont  ils  étaient  menacés. 

Relégués  dans  nos  chambres ,  nous  entendions  sans  cesse  ou- 
vrir le  guichet  qui  donne  sur  le  jardin,  et  le  guichetier  Baptiste 
\im\l  tantôt  dans  l'une,  tantôt  dans  l'autre,  chercher  des  pri- 
sonniers qui  en  sortaient  avec  mille  démonstiaiions  de  joie;  ils 
s'adressaient  pi  incipaîement  alors  à  ceux  qui  n'avaient  que  des 
affaires  de  police  correctionnelle,  ce  qui  bannissait  les  craintes 
que  nous  avions  eues  dans  la  Journée. 

Un  dîner,  que  la  disette  de  vivres  avait  rendu  fort  frugal,  et 
une  promenade  de  tout  l'après-midi,  m'avaient  donné  de  l'appé- 
lii  :  le  bon  Durand  fouilla  toute  la  chambre  pour  nous  trouver  de 
quoi  souper.  Un  morceau  de  pain  d'une  grosseur  très-médiocre, 
que  nous  partageâmes  entre  sept,  et  un  verre  de  vin  qui  se 
trouva  dans  une  bouteille  ,  furent  toute  notre  ressource.  Je  pre- 
nais le  parti  de  la  résignation ,  et  j'allais  me  mettre  au  lit ,  lors- 
que j'aperçus  dans  le  jurdin  un  jeune  homme  nommé  Duvoy, 
qu'on  n'avait  point  encore  enfermé.  Toute  fierté  étant  inutile,  je 
lui  demandai  s'il  pouvait  me  donner  de  quoi  souper;  alors  il  se 
cramponna  aux  barreaux  de  notre  fenêtre,  tt  me  présenta  deux 
œufs,  que  l'impossibilité  de  me  piocurer  du  feu  pour  les  faire 
cuire  me  fît  refuser. 

J'essay:iis  de  trouver  le  sommeil,  lorsque  la  porte  de  ma 
chambre  s'ouvrit  avec  un  bruit  effroyable,  et  qu'on  en  lit  sortir 
Delange,  détenu  correclionnellemcnl.  Un  instant  après,  il  fut 
suivi  d'un  vieilhird  de  soixante-treize  ans,  îiommé  Bcrgei-,  qu'on 
retenait  de  nièmc  depuis  dix-huit  mois ,  et  qui  fut  réempiisonné 
en  i'éOi,  sous  le  nom  de  Dupont. 

Les  autres  chambres  de  notre  corridor  s'ouvraient  aussi  sans 
cesse.  Nous  étions  encore  cinq  dans  la  mienne;  tous,  exci  pté 
moi ,  se  livraient  à  l'espoir  consolant  d'être  élaigis  avant  le  jour, 


i48  BOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

lorsiju'on  vint  chercher  Duran'l.  Celui-ci  se  tenait  tout  habillé 
sur  son  lit,  pour  ne  pas  se  faiie  aitcntlie.  li  me  serra  la  main  , 
me  promit  de  me  donner  de  ses  nouvelles,  et  sortit.  Nous  disiin- 
{jiîâmes  en  même  temps  la  voixdeDelan{]e,  qui,  après  avoir  ob- 
tenu sa  liberté,  voulait  absolument  remonter  à  la  chambre  pour 
y  prendre  ses  effCiS ,  et  surtout  un  petit  chien  caniche  blanc  qui 
faisait  tout  son  amusement.  Ses  soUicItaiions  furent  sans  succès, 
parce  qu'on  voulait  empêcher  les  pi  isonniers  d'être  informés  des 
scènes  affreuses  qui  se  passaient  déjà. 

Pendant  qu'on  vidait  ainsi  les  chambres,  nous  aperçûmes  de 
la  nôtre  un  nommé  Caraco,  qui ,  cra'gnant  sans  doute ,  à  cause 
de  la  n.lure  de  son  délit,  de  ne  point  obtenir  l'élargissement 
que,  suivant  le  bruit  commun,  on  accordait  aux  autres,  montait 
le  long  des  piliers  de  la  (ja!erie,  inhabités  depuis  l'incendie  de  la 
Force,  et  gagnait  les  toits  pour  dtscendre  ensuite  dans  la  rue, 
où  il  fut  massacré.  Duvoy  tenta  aussi  de  s'évader  :  mais  heureu- 
sement son  peu  d'agilité  l'empêcha  de  réussir;  je  dis  heureuse- 
ment, car  il  s'est  tiré  d'affaire;  il  s'en  est  fait  depuis  une  autre. 

Vers  minuit,  un  nommé  Barat,  qui,  par  la  situation  de  son 
local ,  était  à  portée  d'entendre  ce  qui  se  passait,  appela  Gérard, 
mon  camarade  de  chambre,  et  lui  dit  ceci,  que  je  n'oublierai  ja- 
mais :  »  Mon  ami ,  nous  sommes  morts  ;  on  assassine  les  piison- 
nicrs  à  mesure  qu'ils  comjja! aissenl  ;  j'entends  leurs  ciis.  »  A 
peine  Gérard  eut-il  appris  cette  fatale  nouvelle,  qu'il  nous  dit: 
t  Notre  dernière  heuie  est  venue;  nous  n'avons  plus  aucune  res- 
source. »  J'avais  quitté  mon  lit  pour  être  plus  à  portée  d'obser- 
ver et  d'écuuier  ;  je  répondis  à  Gérard  (et  je  m'efforçais  de  penser 
ainsi)  que  le  bruit  venait  du  peuple  du  faubourg  Saint-Antoine, 
qui  fjisail  ses  cnrôlemens  pour  marcher  au  secours  de  Verdun, 
et  qui  traversait  sans  doute  les  rues  pour  se  retdre  auparavant  à 
l'Hôlcl-de-Ville. 

A  une  heure  du  malin  ,  le  guichet  qui  conduisait  à  notre  quar- 
tier s'ouvrit  (le  nouveau.  Quaire  hommes  en  uniforme,  tenant 
chacun  un  sabre  nu  et  une  torche  ardente,  montèrent  à  notre 
coràdor,  précédés  d'un  guichetier,  et  entrèrent  dans  une  cham- 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  149 

bre  aflcnanle  à  la  rôlre,  pour  faire  perquisition  dans  une  cas- 
sette qu'ils  brisèrent.  A  peine  furent-ils  descendus,  qu'ils  s'arrê- 
tèrent sur  la  j^alrrie,  où  ils  mir«^nt  à  la  question  un  nomme 
Cuissa  ,  pour  savoir  où  était  Lamotle,  qui ,  sous  prétexte  d'un 
trésor  cache  dont  il  offrait  de  donner  la  connaissance,  avait, 
quelques  mois  auparavant,  disaient-ils,  escroque  une  somme  de 
300  livres  à  l'un  d'entre  eux  qu'il  avait  fait  venir  exprès  dîner 
avec  lui.  Le  ma  heureux  qu'ils  tenaient,  et  qui  a  perdu  la  vie 
celte  nuit-là,  leur  réponduil  tout  tremblant  qu'il  se  souvenais 
Lien  du  fait,  mais  ne  pouvait  leur  dire  ce  qu'était  devenu  le  pri- 
sonnier. Résolus  de  trouver  ce  Lamotle,  et  de  le  confronter  à 
Cuissa,  i's  montèrent  avec  ce  dernier  dans  d'autres  chauibres,  où 
ils  firent  de  nouvelles  recherches  qui,  suivant  les  apparences , 
furent  inutiles,  puisqu'ils  dirent  entre  eux  :  «  Allons  le  chercher 
dans  les  cadavres;  car  il  faut,  nom  de  D... ,  que  nous  sachions 
ce  qu'il  est  devenu,  j» 

J'entendis  en  même  temps  appeler  Louis  Bardy,  dit  l'abbé 
Bardy,  qui  fut  amené  et  massacre  sur  l'heure,  ainsi  que  je  l'ai 
su.  Il  était  accusé  d'avoir,  de  concert  avec  sa  concubine,  assas- 
siné et  coupe  en  morceaux ,  cinq  ou  six  ans  auparavant ,  son  frère, 
auditeur  en  la  chambre  des  comptes  de  Montpellier,  et  déjouait  la 
science  de  tous  ses  juges  par  la  subtilité,  l'adresse,  l'éloquence 
même  de  ses  réponses ,  et  par  les  incidens  qu'il  faisait  naître. 

On  peut  se  peindre  la  frayeur  où  m'avaient  jeté  ces  mots  ; 
t  Allons  le  chercher  dans  les  cadavres.  »  Je  ne  vis  plus  d'autre 
parti  à  prendre  que  celui  de  me  résigner  à  la  mort.  Je  fis  donc 
mon  testament,  cpie  je  terminai  par  cette  phrase:  <  Je  demande 
comme  une  grâce  à  ceux  qui  me  dépouilleront,  je  les  somme 
même,  par  le  respect  dû  aux  morts,  et  au  nom  des  lois  qu'ils 
violent  par  des  assassinats  dont  un  jour  la  nation  leiu'  demandera 
compte,  de  faire  passer  à  leurs  adresses  mon  testament  et  la 
lettre  qui  y  est  jointe.  » 

A  peine  quittais-je  la  plume ,  que  je  vis  de  nouveau  paraître 
deux  hommes  aussi  en  uniforme ,  dont  l'un ,  qui  avait  un  bras  et 
une  manche  de  son  habit  couverts  de  sang  jusqu'à  iépaule,  ainsi 


iS$  liOCVi^LSS   COMPLÉMFJÎTAIRBS. 

que  son  sabre,  disait:  «  Depuis  deux  heures  que  j'abats  des 
membres  de  droite  et  <le  gauche,  j^  suis  p'us  fuligué  qu'un  ma- 
çon qui  bal  le  plaire  depuis  deux  jours.  >•  Ils  parlèrent  ensuite 
de  Ru  bière,  qu'ils  se  promirent  de  faiie  passer  par  tous  les  de- 
grés de  la  plus  cruelle  souffrance;  ils  jurèrent  p:ir  d'affreux  ser- 
mens  de  couper  la  tète  à  celui  d'enii  e  eux  qui  lui  donnerait  un 
coup  de  pointe.  Le  maihf^ureux  militaire  leur  ayant  été  livré,  ils 
l'emmenèrent  en  criant  force  à  la  loi,  puis  le  mirer t  nu,  et  lui 
appliqiièr.mt  de  toutes  leurs  forces  des  coups  d  '  plat  de  sabre  qui 
îe  dépouillèrent  bientôt  jusqu'aux  enirailles ,  et  firent  ruisseler  le 
sang  de  tout  son  corps.  Enfin,  après  une  demi-heure  décris 
terribles  et  une  lutte  des  plus  courageuses  contre  ses  assassins, 
il  expira. 

Trois  quarts  d'heu-e  après,  c'esî-à-dire  environ  sur  les  quatre 
heores  du  mntin  ,  on  vint  chercher  Baudin  de  la  Chenaye,  qu'on 
força  de  s'h  b.ller.  Comme  sa  chambre  émit  au-dessous  de  la 
mienne  et  que  nos  croisées  étaient  ouvertes,  j'entendis  le  guiche- 
tier lui  dire,  lorsqu'il  vofilait  prendre  son  chapeau  :  <  Laissez-le 
là  ;  vous  n'en  avez  plus  besoin.  >  11  sortit  et  marcha  avec  la  fer- 
meté du  philosophe  au  milieu  des  deux  brigands  dont  j'ai  parle 
p'u^  haut ,  et  arriva  au  bureau  du  concierge ,  où  il  subit  une  es- 
pèce d'interrogatoire,  après  lequel  l'interrogant  ordonna  qu'on 
le  conduisît  à  l'Abbaye;  ce  qui  voulait  dire  :  Assommez-le.  11 
passa  donc  le  fatal  guichet  d'entrée  ,  et  jeta  un  cri  d'épouvante 
en  apercevant  un  monceau  de  cadavres,  se  couvrit  les  yeux  et  le 
visage  avec  s^s  mains ,  puis  tomba  percé  de  coups. 

Il  était,  ainsi  que  le  préci'dent,  accusé  d'avoir  trempé  dans 
l'affaire  du  10.  Hélas!  il  était  innocent.  Soixante  ans  de  vertus, 
qui  ont  toujours  été  héréditaires  daus  sa  famille,  semblaient  lui 
promettre  une  meileure  fin.  Depuis  sa  morî,  qui  a  fait  a  mon 
cœur  une  plaie  incurable,  Jai  su  qu'une  visite  sévère  faite  dans 
ses  papiers  n'avait  rien  offert  q»'i  pût  faire  regarder  son  empri- 
sonnement comme  légitime,  et  nue  Terreur  de  ses  meurtriers  a 
été  constatée  par  un  certificat  délivré  à  sa  respectable  veuve.  J'ai 
appriî  d'elle,  en  allanî  lu'  porter  quelques  paro'cs  de  consoh- 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  IM 

tion,  qu'un  nommé  Toussaint,  ci-devant domesiique d'un  ancien 
procureur  au  parlement,  nomme  Cliàlelain,  s'est  vanté  d'avoir 
élë  un  des  juges  à  l'hôtel  de  la  Force  dans  la  nuit  du  2scpirmbre, 
et  d'avoir  condamné  à  mort  ce  même  la  Chenaye,  aux  sollicita- 
tions duquel  il  doit  une  pension  dont  il  jouit  encore. 

Une  infinité  de  détenus  des  dilférens  corps  de  logis  de  la  pri- 
son, tels  que  René-François  Genlilliomme,  Siaudé,  dit  l'AIlc- 
niand,  André  Roussey,  l'abbé  de  la  Gardttie ,  Simonot,  de 
Louze  de  laNeuf\ille,  Etienne  Deroncières  et  autres,  curent 
successivement  le  même  sort  que  l'infortuné  la  Clicnayc.  Je 
craignais  à  chaque  ouverture  de  guichet  d'entendre  prononcer 
mon  nom  et  de  voir  entrer  Rossignol.  Le  trouble  de  mes  sens  ne 
m'empêcha  cependant  pas  de  penser  aux  moyens  de  me  soustraire 
à  la  fureur  des  assassins ,  s'il  éiaii  possible.  Je  quittai  ma  robe  de 
chambre  et  mon  bonnet  de  nuit  pour  me  vêtir  d'une  grosse  che- 
mise fort  sale,  d'une  mauvaise  redingote,  sans  gilet,  et  d'un 
vieux  chapeau  rond  que,  dans  la  crainte  de  ce  qui  anivait,  je 
m'étais  fait  apporter  deux  jours  auparavant.  J'imaginai  qu'ainii 
couvert,  je  ne  serais  pas  soupçonné  d'être  du  nombre  des  victi- 
mes qu'on  devait  immoler.  On  verra  que  cette  précaution  ne  m'a 
point  été  inutile. 

Sur  les  cinq  heures,  on  vint  chercher  les  abbés  de  Blinières  et 
Bertrand.  Un  homme  qui  était  dans  le  jardin  cria,  A  l'Abbaye; 
mais  un  fédéré  qui  était  au  guichet  dit  qu'il  ne  fallait  point  leur 
faire  de  n)al.  J'ignore  quel  a  été  le  sort  du  premier;  mais  je  sais 
que  le  second  s'est  tiré  d'affoire;  car  je  l'ai  revu  plus  d'une  an- 
née après. 

A  six  heures  et  demie  ,  on  se  présenta  une  seconde  fois 
à  la  chambre  des  deux  ecclésiastiques ,  pour  eu  iaire  sortir  le 
notaire  (Guillaume  l'aîné),  qui  l'habitait  aussi.  Tous  les  événe- 
mens  dont  il  avait  été  témom  depuis  la  fermeture  de  la  veille  lui 
ayant  fait  croire  sa  vie  dans  le  plus  grand  danger,  il  hésita  d'ou- 
vrir sa  porte,  cju'il  avait  l»ariicadec  ou  fermée  en  dedans.  Alors 
les  hommes  qui  l'assaillaient  se  répandirent  en  blasphèmes,  le 
Iraitèrenl  d'ennemi  de  la  nation,  do  scélérat,  el  allèrent  cher- 


iâ2  DOCUMEXS   C0MPLÉ.yE?rTAlRE8. 

cher  du  renfort.  A  pe'ne  ctaieni-i's  disparus,  que,  maigre  le 
saisissement  où  j'eiais  moi-même,  je  lui  observai  par  ma  fenêtre, 
et  sans  pouvoir  être  vu  de  lui ,  qu'il  venait  de  comnieiti-e  une 
grande  imprudence  en  résistant.»  th  !  monsieur,  me  rêpondilil, 
ignorant  sans  duute  à  qui  il  parlait,  on  n'assassine  pas  les  gens 
sans  les  entendre.  »  Ceux  qu'on  éiait  allé  cheiclier  arrivèrent  en 
même  temps;  il  leur  ouvrit  sa  pofte,  et  ils  se  saisirent  de  lui. 
J'ai  été  inquiet  sur  son  sort  pendant  plus  de  quinze  jours  ;  enfin, 
j'ai  su  qu'il  avait  êtc  relaxe. 

Ap'ès  toutes  les  horreurs  qu'on  vient  délire,  plusieurs  des  in- 
dividus qui,  suivant  le  Imgage  usité  entre  eux,  faisaient  justice 
des  traîtres,  se  répandirent  sur  notre  galrrie,  et  diient  qu'il 
fallait  iàclier  les  aut'es.  Un  cri  de  vive  In  nai'wnl  que  fit  entendre 
le  premier,  Decombe  de  Saint  Génies,  autjuel  on  a  rendu  la 
liberté,  ftit  la  réponse  des  prisonniers  qui  restaient,  et  Benjamin 
HujeMa-Vertu,  l'un  d'eux,  fut  emmené  sur  l'heure  presque  en 
triomphe. 

On  a  vu  que  toutes  les  chambres  de  mon  corridor  avaient  été 
vidées,  à  l'excep'jon  de  la  mienne.  Nous  y  étions  encore  quatre 
qu'on  semblait  avoir  oubliés ,  et  nous  adressions  en  commun  nos 
prières  à  l'Elernel  pour  quil  nous  liiàt  du  péril.  Pendant  que 
nous  étions  dans  celle  situation ,  m'IIe  fois  plus  horrible  que  la 
mort,  le  guichetier  Baptiste  vint  nous  visiter  seul ,  nous  parla 
des  meurtres  sans  nombre  qu'il  avait  vu  commettre,  nous  dit 
qu'il  nous  avait  sauvés,  en  protestant  que  nous  étions  emprison- 
nés pour  batteries;  qu'on  avait  voulu  le  tuei'  lui-même  à  cause 
de  nous,  que  nous  n'avions  plus  rien  à  craindre,  et  qu'il  répon- 
dait de  nos  personnes.  L'assurance  qu'il  nous  avait  sauvés  me 
parut  un  moyen  imaginé  par  lui  pour  exciier  notre  générosité; 
car  je  l'avais  vu  exécuter,  tout  en  tremblant  et  sans  oser  répon- 
dre, les  ordres  qu'il  recevait.  Néanmoins  je  lui  pris  les  mains  et 
le  conjurai  de  nous  faire  sortir,  en  lui  promettant  de  lui  donner 
ou  faire  donner  cent  louis,  s'il  me  conduisait  chez  moi  ou  chez 
quelqu'un  de  mes  parcns.  Un  bruit  partant  des  guichels  le  fit  re- 
tirer précipiiamment. 


JOUnNÉES   DE   SEPTEMBRE  (1792).  1.^3 

Nous  entendîmes  aussitôt,  et  nous  aperçûmes  même  de  nos 
croisées,  près  desquel'es  nous  ëiionscoucliës  à  p!al-ventre,  pour 
n'être  point  vus,  douze  ou  quinze  hommes  armés  jusqu'aux 
dents,  el  la  plupart  couverts  de  san^j,  qui  tenaient  conseil  à  voix 
basse  dans  le  jardin.  <  Remontons  dans  toutes  les  chambres ,  di- 
sait l'un  d'eux ,  et  qu'il  n'en  reste  pas  un  ;  point  de  piiié  !  » 

A  ces  mots,  je  tirai  de  mon  gousset  un  canif  que  j'ouvris.  Je 
m'interrogeais  sur  IVndroit  où  je  devais  nj'en  frapper,  lorsque  je 
réfléchis  que  la  lame  était  trop  petite  pour  m'en  percer  mortelle- 
ment sur  l'heure,  el  que  ce  serait  me  livrer  d'avance  à  des  lour- 
mens  auxquels  je  pouvais  échapper.  La  religion  vint  à  mon  se- 
cours ;  je  pi'is  la  résolution  d'attendre  lévénement;  j'excitai  mes 
compagnons  d'infortune,  surtout  Gérard,  à  nous  jeter  entre  les 
bras  de  la  Providence. 

Entre  sept  et  huit  heures,  quatre  hommrs  armés  de  bûches  et 
de  sabres  vinrent  nous  déclarer  qu'il  fallait  les  suivre.  Un  d'eux, 
haut  d'environ  six  pieds,  el  dont  l'uniforme  me  parut  celui  d'un 
gendarme,  tira  à  quartier  Gérard;  ils  causèrent  à  voix  très- 
basse  ,  et  firent  des  gestes  qui  me  firent  soupçonner  une  corrup- 
tion. La  conversation  finit  par  ces  mots  du  prisonnier  :  «  Comme 
vous  voyez,  mon  camarade,  je  n'ai  été  arrèië  que  pour  avoir 
souffleté  un  aristocrate,  »  L'accusation  pour  laqi;elle  il  était  dé- 
tenu était,  malheureusement  pour  lui,  d'une  bien  plus  dange- 
reuse conséquence  :  je  ne  crois  pas  devoii-  en  rendre  compte. 

Pendant  le  colloque  dont  je  viens  de  parler,  je  cherchais  par- 
tout des  souliers  pour  quitter  les  pantoufles  de  palais  que  je  por- 
tais. Forcé  de  renoncer  à  ma  recherche ,  je  descendis  avec  les 
autres,  et  vêtu  comme  je  l'ai  dit  précédemment.  Constant,  dit  le 
Sauvage,  Gérard  el  un  troisième  dont  le  nom  échappe  à  ma  mé- 
moire, étaient  libres  de  tout  leur  corps  ;  quant  à  moi ,  quatre  sa- 
bres étaient  croisés  sur  ma  poitiine.  Mes  camarades  obiini enf 
leur  élargissement  sans  paraître  au  bureau  du  concierge.  Moi,  je 
lus  traduit  devant  le  personnage  en  écharpequi  y  siégeait.  Il  éiail 
boiteux,  assez  grand  el  fluet  de  taille,  il  m'a  reconnu  el  pailé 
sept  ou  huit  mois  après.  Quelques  personnes  m'out  m'assure 


iâé  DÔCUMENS   COMPLÊME.NTAffiES. 

qu'il  était  fils  d'un  anciea  procureur,  et  se  nommait  Clippy.  En 
iraveisanl  la  cour  dite  des  JVoun  ices,  je  la  vis  pleine  d'tgoigeurs 
que  pérorait  Pierre  Manuel,  alors  procureur  de  la  Commune, 
puis  député  à  la  Convention ,  à  laquelle  il  a  donné  sa  démission, 
puis  enfin  justement  frappé  de  mort  le  14  novembre  179i.  Ar- 
rivé au  tiibuiial  terrible,  j'y  fus  interrogé  ainsi  :  t  Comment 
vous  nomme-l-ûn?  Quelle  est  votre  qualité?  Depuis  qu;ind  étes- 
vous  ici?  1  Mes  réponses  furent  simples,  c  Mon  nom  est  Pierre- 
Anne  Louis  Maton-de-la-Varenne  ;  je  suis  ancien  avocat ,  et  détenu 
depuis  Luit  jours,  sans  savoir  pourquoi;  j'espérais  ma  liberté 
samedi  dernier  :  les  aflaires  publiques  l'ont  retardée. 

Je  m'abstins  de  parler  de  Rossignol;  car  j'étais  au  milieu  de 
tous  ses  camarades  du  faubourg ,  qui  m'eussent  immolé  à  son 
ressentiment,  et  dont  un  disait  derrière  moi  sans  me  connaître  : 
€  Va ,  monsieur  de  la  peau  fine,  je  vas  me  régaler  d'un  verre  de 
ton  sang.  »  Le  soi-disant  juge  du  peuple  cessa  ses  questions  pour 
ne  pas  perdre  de  temps  ;  mais  il  ouvrit  le  registre  de  la  prison, 
et  après  l'avoir  examiné,  il  dit:  <  Je  ne  vois  absolument  rien 
contre  lui.  >  Alors  toutes  les  figures  se  déridèrent,  et  il  s'éleva 
un  cri  de  vive  la  nation!  qui  fut  le  s'gnal  de  ma  dclivrance. 

Ce  fut  dans  ce  moment  que  je  semis  plus  vivement  qu'eu  au- 
cun autre  la  grandeur  du  péril  auquel  j'échappais,  et  qu'une  pâ- 
leur très-voisine  de  l'évanouissement  se  fit  remarquer  sur  mon 
visage.  Je  fus  enlevé  sur-le-champ,  et  conduit  hors  du  guichet 
par  des  hommes  qui  me  soutinrent  sous  les  aisselles,  en  m'assu- 
rant  que  je  n'avais  rien  à  craindre,  et  que  j'étais  sous  la  sauve- 
garde du  peuple. 

Je  traversai  ainsi  la  rue  des  Ballets,  qui  était  couverte  de  cha- 
que côié  d'une  triple  haie  de  gens  des  deux  sexes  et  de  tous  les 
àgos.  Parvenu  au  bout,  je  reculai  d'horreur  en  apercevant  dans 
le  ruisseau  un  monceau  énorme  de  cadavres  nus  souillés  de  boue 
et  de  sang ,  sur  lesquels  il  me  fallut  prêter  un  serment.  Un  égor- 
geur  était  monté  dessus  et  animait  les  autres.  J'articulais  les  pa- 
roles quils  exigeaient  de  moi,  quand  je  fus  reconnu  par  un  de 
mes  anciens  ciiens  qui,  sans  doute,  passait  par  hasard.  Il  répondit 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  155 

de  moi,  m'embrassa  mille  fois,  et  apitoya  en  ma  faveur  les  massa- 
creurs mnmes.  Son  nom  est  Colange,  Napolitain,  fabricant  de 
cordes  à  violon ,  rue  de  Charonne. 

On  voulut  d'abord  me  mener  boire  et  manger  au  comilé  de 
Suint-Louis;  je  refusai ,  en  disant  qu'échappé  à  la  mort,  je  de- 
vais aller  consoler  plusieurs  personnes  qui  pleuraient  peui-éire 
ma  perte;  mes  raisons  furent  goûtées;  je  demandai  un  fiacre  à 
cause  de  ma  faiblesse;  api  es  avoir  passé  à  pied  une  partie  de  la 
rue  Saint-Antoine ,  où  je  fus  rencontré  et  embrassé  encore  par 
trois  personnes,  il  en  passa  un  dont  on  fit  descendre  ceux  qui 
l'occiip  lient ,  et  j'y  montai  avec  mes  conducteurs,  dont  le  nom- 
bie  s'augmenta  tellement  en  chemin,  que  le  siège  du  cocher,  les 
portières  ,  l'impériale  et  le  derrière  en  étaient  couverts, 

Mrs  lecteurs  se  rappelleront  que  je  faillis  perdre  le  tête  à  la 
guiîlot'ne,  le  27  d'auguste,  en  traversant  le  quai  Pelletier  sous  la 
conduite  d'un  gendarme.  Il  semble  qu'un  génie  malfaisant  était 
acharné  à  ma  perte  ,  et  voulait  que  je  tombasse  sous  le  fer  des 
assassins,  à  la  place  de  Grève,  soit  en  allant  en  prison,  soit  en 
revenant  dans  mes  foyers.  Au  coin  du  même  quai,  un  homme 
qui,  à  mon  extérieur  défait,  et  au  désordre  de  mes  vêlemens, 
me  prit  pour  un  conspirateur  ou  pour  un  criminel  d  un  autre 
genre,  saisit  la  bride  d'un  des  chevaux  du  fiacre ,  et  s'écria ,  en 
excitant  contre  moi  Tindignaiion  publique  :  c  11  ne  faut  pas  qu'il 
aille  plus  loin  :  a&sonimons-lc  ici.  »  A  peine  avait-il  achevé,  qu'un 
sabre  fut  levé  sur  lui  par  un  jeune  homme  qui  se  tenait  à  une 
portière;  il  aurait  été  pourfendu  jusqu'à  la  ceinture,  sans  un 
mouvement  qu'il  fit  assez  à  temps  pour  éviter  le  coup. 

Cet  événement  ne  fit  qu'augmenter  l'espèce  de  pompe  de  ma 
marche  triomphale,  pendant  laquelle  je  me  rappelai  ces  paroles 
du  psaliniste  :  Circunidedenuii  me  dolores  moriis.  Sans  cesse 
j'entendais  des  cris  de  félicitalion  autour  de  moi.  «  Citoyens,  di- 
sait l'un ,  voi'à  un  patriote  qu'on  avait  renfermé  pour  avoir  trop 
bien  parlé  pour  la  naliou. —Voyez  ce  malheureux ,  disait  un 
autre  :  ses  pareas  l'avaient  fait  mettre  aux  oubliettes  pour  s'em- 
parer de  ses  biens.  ^  En  même  tenops,  chacun  se  pressût  autour 


1S6  DOCUJIËNS   COMPLÉMENTAIRES. 

de  la  voiture  pour  me  voir,  et  l'on  m'embrassait  sans  cesse  par 
les  portières. 

Au  milieu  de  ces  accueils,  qui,  en  épuisant  ma  sensibilité, 
anéantissaient  mes  forces  pliysiqurs,  j'ai  rivai  en  face  de  la  rue 
P!ancl)e-3Iibray.  Mes  conducieui's  m'annoncèrent  que  j'allais  tra- 
verser le  Poni-au-Change  pour  voir  sur  sa  culée  les  cadavn  sdcs 
scélérats  dont  on  avait  fait  justice  au  Chàielet ,  et  ensuite  dans  la 
cour  du  Pillais,  ceux  des  piisonniers  de  la  Conciergerie.  Alors 
je  rappelai  ma  présence  d'esprit  pour  di^mander  à  ne  point  voir 
ce  spettJc'e  hideux  ,  qu'il  me  serait  impossible  de  supporter  une 
seconde  fois.  Ma  prière  fut  écoutée,  et  nous  enfilâmes  le  pont 
Notre-Dame,  d'où,  par  les  rues  adjacentes,  nous  parvînmes  à 
celle  de  la  Barillerie,  où  demeurait  mon  père.  Mon  arrivée  chez 
lui  causa  la  plus  vive  émotion  à  nra  mère.  J'éprouvai  aussi  quel- 
ques instans  de  saisissement,  après  les(|ue!s  je  sentis  ses  joues 
collées  sur  les  miennes,  qu'elle  arrosait  de  larmes.  C'était  le 
3  septembre. 

Après  avoir  ainsi  passé  environ  une  heure  à  la  maison  pater- 
nelle, où  ceux  qui  m'y  avaient  conduit  n'avaient  voulu  accepter 
qu'un  simple  rafiaîchissement,  la  ciainie  où  j'étais  qu'on  ne  vînt 
m'y  reprendre  me  détermina  à  m'aller  retirer  dans  un  lieu  sûr. 


LA  VERITE  TOUT  ENTIERE 

Sur  les  vrais  acteurs  de  la  journée  du  2  septembre  1792,  et  sur 

plusieurs  journées  et  nuits  secrètes  des  anciens  comités  de  gou» 

vernement. 

Exurgat  tenebris. 

Vous  n'êtes  plus  un  parlement,  m'entendez-vous?  Je  vous  dé- 
clare que  vous  n'êtes  plus  un  parlement  :  fi,  fi!  par  honte,  retirez- 
vous,  faites  place  à  d'autres!  le  Seigneur  a  choisi  d'autres  instru- 
mens,  s'écriait  Olivier  Ci'omwel,  s' adressant  au  long  parlement 
d'Angleterre  ;  puis  saisissant  de  sa  main  un  membre  par  son 
manteau  :  «  2«  es,  lui  dit-il,  un  coureur  de  filles  y  »  à  un  autre  ; 


JOURNÉES   DE   SEPTEMBRE  (  1792  ).  157 

€  Tu  es  im  adulière ,  b  à  un  troisième  :  «  Tu  es  un  ivrogne  et  un 
gourmand.  —  Toi  un  voleur,  à  un  qualriènie.  {Voyez  David 
Jliune,  maison  Stuart.)  Il  dit,  fait  chasser  en  masse  par  ses  sol- 
dais le  long  parlemenl ,  ferme  la  porte  de  lu  chambre  tl  prend  la 
clef. 

Tel  fut  aussi  le  lan{;age,  telle  allait  être  la  conduite  de  Maxi- 
milien  Rubespitrre  envers  les représentans  du  peuple  français,  si 
la  Convention  rappelée  à  son  énergie  si  long-temps  comprimée, 
n'avait,  d'un  mouvement  unanime  et  spontané,  brisé  le  nouveau 
protecteur. 

Aux  talens  militaires  près,  on  ne  peut  nier  qu'il  n'y  ait  eu  une 
grande  rassemblance  entre  ces  deux  ennemis  de  l'égalité ,  tant 
dans  leur  caractère  de  dissimu'ation  flegmatiquement  calculateur, 
que  dans  les  moyens  nouveaux  qu'ils  avaient  suivis  pour  attein- 
dre leur  projet  de  domination. 

Le  parlement  anglais,  qui  s'était  long-temps  glorifié  de  ré- 
sister à  lu  violence ,  fut  dissous  par  un  acte  de  la  plus  criante  op- 
pression. La  Gonveniion  nationale,  après  avoir  éprouvé  des 
lacunes  et  des  amputations  fréquentes,  allait  périr  de  la  même 
mort ,  sans  le  secours  de  quelques  passions  personnelles  et  ri- 
vales, qui  ont  animé  et  secondé  le  souvenir  de  ses  devoirs  et  de 
sa  mission  oubliée ,  où  froissée  par  la  terreur. 

Cromwel  résolut  d'amuser  les  Ang'ais  avec  la  forme  d'une  ré- 
publique, et  de  les  familiariser  par  degrés  avec  un  gouvernement 
arbitraire.  Il  ordonna  donc,  après  avoir  ôté  au  peuple  ces  véii- 
tabîes  délégués,  que  cent  quaranle-quaire  personnes,  choisies  par 
lui-même,  seraient  revêtues  du  pouvoir  souverain  ;  les  objds  de 
son  choix  étaient  de  la  plus  basse  extraction  et  joignaient  à  une 
faible  conception,  la  plus  gran  Je  ignorance.  Il  avait  prévu  que 
durant  une  telle  adminisiraiion,  il  gouvernerait  seul,  ce  qui  ar- 
riva effectivement,  puisquil  congédia  même  ce  nouveau  parle- 
ment, quoique  composé  de  valets;  quelques-uns  s'obstinaient  à 
vouloir  siég°r  ;  Cromwel  leiir  envoya  Witlic  (  le  Henriot  d'alors), 
avec  un  détachement  de  soldais.  Celui-ci  leur  ayant  demandé  ce 
qu'ils  faisaient  là  ,  ils  réplifjuèictit  quils  clier<-huii:nt  le  seigneur. 


15S  DOCL'ME.NS   COMPLÉMENTAIRES. 

F'ous  pouvez  aller  le  chercher  ailleurs ,  leur  cria  While ,  car  à  met 
connaissance ,  le  seigneur  n'a  pas  élé  ici  depuis  bien  des  années  ; 
et  ils  disparurent. 

Après  avoir  enlevé  au  peuple  ce  simulacre  conservateur  de  ses 
derniers  droits,  Gromwei  se  débarrassa  de  tous  ceux  qui  l'envi- 
ronnaient, même  de  ses  amis  et  des  satellites  exécuteurs  de  ses 
volontés,  régna  triomphant  de  ses  spoliations,  fit  la  paix,  la 
guerre  à  sa  volonté ,  et  traita  personnellement  avec  les  puissances 
étrangères  qui  reconnurent  son  autorité. 

Ainsi  parlant  de  vertu,  de  probité,  de  justice,  Robespierre 
usurpa  sur  une  nation  qui  venait  de  punir  son  roi  du  crime  hé- 
réditaire de  la  monarchie,  une  puissance  de  souveraineté,  que 
n'avait  jamais  osé  et  que  n'aurait  jamais  pu  exercer  la  race  capé- 
tienne. Il  fonda  comme  Grom^vel ,  son  empire  sur  Vasinocratiet 
en  composant  le  tribunal  révolutionnaire,  les  commissions,  les 
états-majors  des  armées  de  créatures  affreuses,  fanatiquement 
cruelles,  et  passivement  obéissantes  aux  arréis  de  sang  prononcés 
par  leur  maître;  jamais  aucun  sen:iment  tendre  ou  bienveillant 
ne  parut  toucher  son  ame  féroce  :  il  avait  toujours  été  sombre 
et  sévère,  et  c'est  l'état  de  l'ame  de  tous  les  tyrans.  Tibère  et 
Louis  XI  étaient  sombres  aussi  ;  quand  on  est  mal  avec  soi-même, 
on  ne  peut  paraîiie  content  avec  les  autres  ;  la  gaieté,  la  sérénité 
n'appartiennent  qu'à  la  vertu  inléricure  :  devenu  de  plus  en  plus 
violent,  il  regardait  comme  un  crime  impardonnable  de  con- 
tester ses  opinions  despotiques  et  royales.  Le  pouvoir  de  vie  et 
de  mort  parut  êire  le  résuluu  et  le  comble  de  ses  vœux;  il  goûta 
le  plaisir  délicieux  pour  un  tyran  oriental,  d'envoyer  à  l'échaf- 
faud  les  hommes  qui  l'avaient  offensé,  de  les  voir  passer  sous  ses 
yeux  devant  sa  porte ,  et  traîner  comme  en  réparation  des  ou- 
trages faits  à  son  orgueil  implacable. 

Sous  le  prétexte  de  centralisation  des  pouvoirs,  il  avait  saisi, 
accaparé  tous  les  droits  du  peuple;  sous  le  prétexle  de  gouver- 
nement révolutionnaire,  d'un  geste,  d'un  signe,  comme  Jupiter, 
il  envoyait  à  la  mort  ceux  qui  lui  déplaisaient ,  et  jouait  dans  sa 
main  ,  la  vie  et  la  fortune  de  tout  le  peuple  français;  les  cabinets 


JOURNÉES   DE   SEPTEMBRE  (1792).  ifc'9 

de  la  coalition  avaient  tellement  senti  combien  l'autorité  de  cet 
homme  était  saillante  et  unique  dans  la  Convention,  qu'il  v  avait 
des  émissaires  envoyés  pour  traiter  avec  Robespierre  seulement, 
refjardanl  comme  nui  le  reste  des  représenians  de  la  république. 

Mais  comment ,  se  demande-t-on ,  un  individu  parvint-d  à  pou- 
voir impunément  commettre  tant  de  forfaits? 

Si  Robespierre  fut  si  long-temps  tyran  suprême,  c'est  qu'il 
trouva  des  valets  dociles  et  dévoués  à  l'exécution  de  ses  volontés 
criminelles.  Tibère,  sans  Sejan,  Néron,  sans  Narcisse,  eussent 
été  moins  funestes  à  l'humanité,  et,  livrés  à  leurs  remords,  pe,ut- 
ôlre  s'arrêlant  dans  la  route  du  crime,  seruient-iU  devenus  hon- 
nêtes {jens.  Un  observateur  du  cœur  humain  a  dit  que  les  mauvais 
princes  étaient  souvent  les  moins  médians  de  leur  cour. 

Robespierre  fut  puissament  aidé,  peut-être  même  poussé  par 
certains  hommes  survenus  tout  à  coup  à  la  suite  de  la  république, 
comme  des  oiseaux  de  proie  à  la  suite  d'une  bataille  pour  prélever 
tous  les  bénéfices  de  la  révolution ,  sans  en  avoir  jamais  éprouvé 
les  peines  ni  les  périls.  Ainsi  les  comités  de  sûreté  générale  et  de 
salut  public,  investis  tout  à  coup  par  la  Convention  nationale, 
d'un  pouvoir  au-dessus  d'elle-même,  surpris  par  les  circonstan- 
ces, escobarilés  et  conservés  pur  l'intrigue,  se  sont  trouvés,  à 
cette  époque  dictatoriale ,  occupés  par  des  hommes  couverts  de 
taches  inciviques  et  alliés  à  l'ancùen  régime,  par  les  nœuds  les 
plus  impurs;  ce  fut  sans  doute  pour  Danton  et  Canjlle  Desmou- 
lins, ces  artisans  infortunés  de  la  révolution,  une  réflexion  pé- 
nible et  humiliante,  de  se  voir  inopinément  lancés  à  la  mort  par 
unAïuar,  trésorier  de  Fiance;  un  Barrcre,  commensal  de  5ai'n/t'«e 
d>i  Langes;  un  Vadier,  royaliste  soldé;  un  VouUand,  secrétaire 
desFcuillans,  etc.,  etc.,  qui,  trouvant  opportun  le  moment  de  la 
représaillo,  ont  mis  à  exécution  en  I79i,  au  nom  de  la  république 
française  ,  les  décrets  rendus  en  1789  contre  Danton  et  Caujille  , 
au  nom  de  Capel,  par  Boucher  d'Argis;  et  ont  ainsi  vengé  la  mo- 
narchie vaincue,  parla  mort  des  hommes  courageux  qui  avaient, 
le  10  août,  jeté  le  trône  dans  la  poussière. 

Oui ,  c'est  la  monarchie  qu'ils  ont  vengée;  car  ils  ont  hérite  de 


160  DOCmiENS   COMPLÉMENTAIRES. 

ses  forfaits,  et  recueilli  sa  succession;  car  enfin  ils  ont  régné. 

Et  n'est-ce  pas  régner  que  s'emparer  à  perpétuité  de  fondions 
suprêmes?  n'est-ce  pas  assassiner  la  démocratie,  dont  l'esseiice 
est  la  transition  rapide  des  fonctionnaires,  que  d'avoir,  à  l'issue 
de  la  tyrannie  héiéditaire,  usurpé  des  pouvoirs  plus  monstrueux 
de  vie  et  de  mort  ;  de  s'être  érigé  en  dictature  inamovible ,  cl  de 
s'en  être  servi  pour  égorger  les  fundateursde  la  république? 

N'est-ce  pas  favoriser  l'aristocratie,  que  de  lui  donner  le  spec- 
tacle ravissant  de  la  mort  des  défenseurs  de  la  libei  té? 

Tu  sentais  bien  ces  principes,  ô  Danton!  lorsque  lu  disais  ces 
paroles  dignes  de  ton  ame  énergique  et  généreuse  :  Quand  les 
accusations  frappent  sur  des  lionimes  qui  d'abord  ont  rendu  des 
services  à  la  patrie ,  onne  peut  les  incarcérer  provisoirement,  jus- 
qu'à la  preuve  des  délils  maiériellement  acquise.  Il  faut  consacrer 
ce  grand  principe  :  qu'un  patriote  doit  avoir  trois  fois  tort  avant 
qu'on  puisse  sévir  contre  lui.  » 

Ces  vérités  sublimes,  si  odieusement  violées  dans  ta  personne , 
vengent  déjà  ta  cendre ,  et  lui  garantissent  la  reconnaissance  des 
réjjublijains. 

C«iie  digression  peut  d'abord  paraître  étrangère  aux  faits  que 
j'ai  à  reiracer  ;  mais  il  est  surtout  à  propos  de  se  représtnler  les 
crimes  de  la  tète  de  Robespierre,  au  moment  où  la  queue  de  ce 
monstie  clierclie  à  se  rattacher  à  son  iionc  venimeux.  L'expé- 
rience de  1  oppression  est  pour  les  peuples  la  meilleure  leçon  de 
liberté  ;  et  lu  boussole  la  plus  sure  qu'ait  à  suivre  la  Cou\enlion 
nationale,  pour  se  diriger  à  travers  les  écueils  qui  lui  restent  à 
gauchir  ei  éviter ,  est  de  se  rappeler  qu'elle  a  été  forcée,  pour  re- 
couvrer son  existance ,  de  faire  pour  ainsi  dire  une  insurrection 
et  de  se  lever  en  masse  contre  un  homme  qui  avait  posé  la  pre- 
mière base  de  sa  puissance  sur  l'abaissement  de  S(^s  collègues. 

Je  te  Siilue,  révolution  sublime  du  9  thermidor,  je  te  dois  ma 
vie  nouvelle ,  mon  existence  miraculeuse  :  je  le  dois  un  plus 
grand  bienfait,  la  faculié  d'exprimer  ma  pensée,  de  la  confier  à 
mes  pairs,  d'exhumer  du  tombeau  les  vérités  que  les  tyrans  re- 
tenaient ensevelies  :  c'est  sous  te?  auspices  que  je  vais  restituer  à 


JOUr.NKES    DE    Sl'-PTE:MBftE  (  1792).  101 

la  vérité  la  nuit  du  2  septembre,  rendre  à  César  ce  qui  est  ù  Cé- 
sar ,  et  à  Billaud  ce  qui  appartient  à  Billaud. 

C'est  3Iarat ,  c'est  Danton ,  c'est  Panis ,  qui  ont  machiné  cette 
journée  sanglante,  vociférait  sans  cesse  une  des  factions  guilloti- 
nées ;  aujourd'hui  que  Marat  est  traduit  au  Panthéon  ,  que  Dan- 
ton y  est  attendu ,  qu'il  est  reconnu  que  la  mort  de  cet  impré- 
voyant plébéien  n'est  autre  chose  que  la  quiitance  de  Bïllaud- 
Vareimes,  le  vulgaire  curieux  et  inquiet  remue  les  cadavres  sous 
lesquels  il  croit  la  vérité  cachée  :  il  écoute ,  il  veut  deviner  :  mais 
la  calomnie  toujours  prête  est  là ,  qui  par  l'organe  de  Cambon  le 
caissier  des  factions ,  crée  des  auteurs  afin  d'empêcher  qu'on  ne 
se  rapproche  des  véritables  ;  ce  croisement  incubèrent  de  versions 
diverses  épaissit,  et  dérobe  la  lumière  fugitive.  Ce  n'est  plus 
3Iarat,  ce  n'est  plus  Danton,  disent  les  amis  des  opérateurs  sep- 
tembrisies  et  les  opérateurs  eux  mêmes  ;  mais  c'est  encore  Panis 
et  c'est  de  plus  Tallien  et  Fréron. 

Quand  je  considère  combien  les  détails  d'événemens  à  peine 
éloignés  de  nous  de  la  distance  de  deux  années  sont  peu  connus 
ou  mal  connus  :  combien  ce  qui  est  échappé  à  la  controverse  des 
partis  est  défiguré  :  peut-être  un  jour ,  me  dis-je ,  si  nos  neveux 
demandent  quels  furent  les  inventeurs  des  fusillades ,  des  conspi- 
rations de  prisons,  ignoreronl-ils  que  ce  furent  Barrère,  Billaud, 
Collot:  peut-être,  s'ils  étudient  la  langue  française  dans  les  dic- 
tionnaires de  Carrier  ou  d'Audouin  ,  croiront -ils  que  déporter  y 
de  notre  temps,  voulait  dire  noyer;  et  prendront-ils  les  massa- 
cres et  les  assassinats  pour  de  simples  méprises. 

Il  est  donc  du  devoir  d'un  ami  de  la  vérité  de  livrer  à  la  guillo- 
tine de  l'histoire  les  individus  qu'on  ne  peut  séparer  des  f;uts, 
dans  la  crainte  qu'on  n'attribue  à  une  nation  généreuse  ce  qui  est 
l'ouvrage  de  quelques  monstres  qui  ont  égaré  la  main  de  quel- 
ques-uns de  ses  membres.  En  vain  ils  voudraient  associer  à  leuis 
forfaits  la  multitude  innocente  ;  eux  seuls  sont  la  source  respon- 
sable des  ilols  de  sang  qui  ont  failli  submerger  la  république. 

Sans  répéter  les  complimens  fallacieux  faits  quotidiennement 
au  peuple  en  masse  par  ceux  qui  le  tuent  ou  qui  le  mangent,  ou 
T.  xviii.  H 


10:2  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

peut,  sanspopulacité,  affirmer  que  le  Français  collectivement 
ne  peut  pas  plus  contempler  le  crime  que  le  commettre. 

Des  moralistes  hypoconUres  effrayés  de  quelques  périodes 
de  la  révolution,  ont  cru  voir  dans  ses  accidens  la  solution  du 
problènîB  discuté  par  Hobbes  et  Jean-Jacques ,  de  l'Homme  bon , 
ou  de  l'Eomme  méchant  ;  plusieurs  n'ont  pas  craint  d'affirmer 
qu'un  des  pi  oduits  nets  de  la  régénération  française  est  la  preuve 
démontrée  de  cette  dernière  proposition  (l'Homme  méchant). 
D'autres  plus  indulgens  envers  l'espèce  humaine ,  mais  moins 
respectueux  envers  ses  associations ,  se  sont  plu  à  répéter  avec 
Montaigne:  «  Clie  ilpopolo  est  un  animal  sellé,  bridé,  attendant 
te  premier  cavalier  qui  voudra  le  grimper.  »  Quelques  autres,  plus 
insolens  encore ,  érigent  en  doctrine  les  argumens  de  Charron , 
paraphraseur  du  philosophe  bordelais,  qui  a  osé  dire:  «  Levul- 
»  gaire  est  une  bête  étrange  ù  plusieurs  têtes ,  inconstant ,  va- 

>  riable,  sans  arrêt,  non  plus  que  les  vagues  delà  mer;  il  s'é- 

>  meut,  il  s'accoise,  il  approuve,  et  réprouve  en  un  instant,  il 
j  n'aime  la  guerre  ni  la  paix  pour  sa  fin  ;  avec  un  sifflet  ou  son- 

>  nette  de  nouveauté  on  l'assemble  comme  les  mouches  au  son 

>  du  bassin  :  il  soiitient,  fovorise  les  brouillons  et  remueurs  de 
»  ménage ,  préfère  ceux  qui  ont  la  tète  chaude  et  les  mains  fré- 
»  tillanies  à  ceux  qui  ont  le  sens  rassis  et  qui  pèsent  les  affaires  : 

>  toujours  gronde  et  murmure  contre  l'état ,  tout  bouffi  de  mé- 
»  disance  :  ou  très-bassement  et  vilement  il  sert  d'esclave,  ou 
»  sans  mesure  il  est  insolent  et  tyranniquement  il  domine  :  il  ne 

>  peut  souffrir  le  mords  doux  ou  tempéré ,  ni  jouir  d'une  liberté 

>  réglée;  ingrat  envers  ses  bienfaiteurs,  la  vérité  dit  qu'il  n'en 
B  échapperait  pas  un  de  ceux  qui  procureraient  le  salut  du  peu- 

>  pie,  comme  sont  les  histoires  célèbres  de  j\Ioyse  et  tous  les 
»  prophètes,  de  Socrate,   Aristide,  Phocion,  Licurgus,  Dé- 

>  moslhène,  Thémistocle,  » 

Quoique  en  bonne  logique  il  fût  suffisant  pour  réfuter  Montai- 
gne d'observer  que  ce  scepticien  était  seigneur  de  castel,  en  cette 
quahté  contempteur  du  peuple,  aristocrate  et  de  plus  girondin  : 
que  Charron  docteur  en  théologie,  bénéficier,  courtisan  de  roi 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792).  163 

et  de  reine ,  était  très-suspect  en  matière  politique,  je  croirai 
plus  concluant  de  rappeler  que  la  responsabilité  des  fautes  po- 
pulaires appartient  à  ceux  qui  les  provoquent ,  qui  les  (iirigent  ; 
que  la  bonté  ou  la  méchanceté  de  l'homme  a  pour  principes  et 
pour  régulateurs  ses  premiers  besoins  ;  qu'à  Philadelphie  par 
exemple  le  peuple  n'ayant  plus  de  traîtres  ni  de  dominateurs  à 
punir ,  n'étant  pas  obligé  d'aller  à  la  queue  pour  avoir  une  chan- 
delle ou  des  œufs ,  parce  que  la  liberté  indéfinie  du  chandelier  et 
du  fruitier  qui  ne  sont  point  terjifiés  par  l'Hébertisme  et  le  Ro- 
bespierrisme ,  éveille  l'industrie,  multiplie  les  approvisionnemens 
et  le  mets  par  la  concurrence  à  la  portée  du  pauvre  qui  peut 
manger  et  so  vêtir  ;  qu'à  Philadelphie ,  dis-je,  le  peuple  doit  être 
et  est  effectivement  moins  inquiet  et  plus  tranquille,  ayant  moins 
de  causes  d'exaspération ,  envers  un  gouvernement  de  qui  il  re- 
çoit protection  et  non  oppression ,  la  vie  et  non  la  mort. 

Ces  réflexions  reçoivent  une  de  leurs  applications  aux  causes  de 
la  journée  affreuse  que  je  vais  décrire  :  elle  a  deux  points  de  vue 
caractéristiques  qu'il  est  important  de  saisir  ;  d'un  côté  mouve- 
ment aveugle,  (mouvement  populaire)  de  l'autre  mouvement 
dirigé  ;  c'est  ce  second  point  de  vue  qui  n'a  point  encore  été  pré- 
senté ,  mais  qui  va  l'être  par  les  faits  qui  seuls  peuvent  le  faire 
apercevoir. 

Lecteur  prends  place  :  écoute  et  vois  :  les  masques  tombent,  la 
lumière  paraît ,  les  ténèbres  fuient,  je  lève  le  rideau ,  tu  vas  voir 
le  2  septembre. 

Je  n'ai  point  entendu  dire  ce  que  je  raconte.  Témoin  forcé , 
j'ai  vu  ces  scènes  sanglantes  où  la  mort  hideuse,  armée  de  sa  faux 
terrible,  régnait  et  moissonnait  aveuglement  sans  distinguer  ni  le 
sexe,  ni  surtout  l'innocence  d'avec  le  crime  ;  j'ai  vu  des  victimes 
sans  défense  lutter  et  se  débattre  contre  ce  passa^j^e  subit  de  la 
vie  au  néant. 

J'ai  vu  avec  horreur  Gorsas  et  Brissot  célébrer ,  pendant  un 
certain  temps,  ce  que  l'homme,  je  ne  dis  pas  sensible,  mais 
l'homme  juste  devait  blâmer  :  avec  quelle  horreur  plus  grande 
les  ai-je  vus  depuis,  prêter  méchamment  à  leurs  ennemis  leurs 


â'.i 


102  DOCOfiS   COMPLÉMENTAIRES. 

peut,  sanspopulacitë,  ffirmcr  que  le  Français  collectivement 
ne  peut  pas  plus  conieiiiler  le  crime  que  le  coninieltre. 

Des  moralistes  hyixoudres  effrayés  de  quelt|ues  périodes 
de  la  révolution,  uni  m  voir  dans  ses  accidens  la  solution  du 
problème  discuté  par  Ifcbeset  Jean- Jacques,  de  l'Homme  bon, 
ou  de  L'Homme  niécha'.;  plusieurs  n'ont  pas  craint  d'aflirmer 
qu'un  des  pi oduils  nt  'de  la  régénération  française  est  la  preuve 
démontrée  de  celle  d«ïière  proposition  (lllomnie  mécliaoi). 
D'autres  plus  indulj;er  envers  l'espèce  humaine,  mais  moins 
respectueux  envers  sesassociaiions ,  se  sont  plu  à  répéter  avec 
Montaigne:  «  Clie  il  jnolo  est  un  animal  sellé,  bride,  aitendant 
le  premier  cavalier  qui  )udra  le  grimper.  »  Quelques  autres,  plus 
insolens  encore ,  ériget  çq  doclriue  les  argumens  de  Charron , 
paraphraseur  du  phittophe  bordelais,  qui  a  osé  dire:  <  Levul- 

>  gaire  est  une  bélelrange  à  plusieurs  létes,  inconstant,  va- 

>  riable,  sans  arrèi,ion  plus  que  les  vagues  delà  mer;  il  s'é- 
»  meut,  il  s'accoise,  Jipprouve,  et  réprouve  en  un  instant,  il 
»  n'aime  la  guerre  ni  >.  paix  pour  sa  fin  ;  avec  un  sifflet  ou  son- 

>  nette  de  uouveauté>p  l'assemble  comme  les  mouches  au  son 

>  du  bassin  :  il  soutiel,  favorise  les  brouillons  et  remueurs  de 
»  ménage,  préfère  c€X  qui  ont  la  tète  chaude  et  les  mains  fré- 
)  tillanies  ù  ceux  i]ui>ut  le  sens  rassis  et  qui  pèsent  les  affaires  : 
»  toujours  gronde  etaurmure  contre  l'état,  tout  bouffi  de  mé- 
»  disance  :  ou  irès-ljisement  et  vilement  il  sert  d'esclave,  ou 

>  sans  mesuie  il  est  isolent  et  tyranniquement  il  domine  :  il  ne 
»  peut  souffrir  le  iiilUs  doux  ou  tempéré ,  ni  jouir  d'une  liberté 
»  réglée;  ingrat  envœ  ses  bienfaiteurs,  la  vérité  dit  qu'il  n'en 

>  échapperait  pas  unie  ceux  qui  procureraient  le  salut  du  peu- 
»  pie,  comme  sont  s  liisioires  célèbres  de  3Ioyse  et  tous  les 
»  prophètes,  de  Sofaie,  Aristide,  Phocion,  Licurgus,  Dé- 
»  mosthène,  Théniisjcle.  » 

Quoique  en  bonneogique  il  fût  suffisant  pour  réfuter] 
gne  d'observer  que  c^cepticien  était  seigneur 
quaUlé  contempteur  u  peuple,  aristocr^ 
que  Charron  docieuen  théologie,  hi 


eieiAMM 


'»tl- 

an. 
lifij 


'jOURiSÉES    DE    SEPÎtMBKE  (  1792).  IG5 

dépendant  l'une  de  l'autre,  de  ressemblant  dans  leurs  mouve- 
mens. 

Le  peuple  opprimé ,  trahi  depuis  long- temps  venait  d'obtenir 
le  10  août  réparation  des  outrages  et  des  crimes  multipliés  d'un 
roi  parjure.  Des  citoyens  nombreux  ventilent  de  périr  sous  ses 
fenêtres  :  le  génie  de  la  république  présidait  au  combat;  la  vic- 
toire demeure  aux  patriotes,  le  trône  est  renversé,  le  tyran  est 
mis  aux  fers  ;  mais  ses  forfaits  sont  impunis  ;  les  chevaliers  du 
poignard  ordonnaieurs  du  carnage  sont  échappés,  les  soldats 
suisses  sont  seuls  atteints  :  misérables  et  aveugles  instrumens  du 
despotisme,  ils  avaient  été  abandonnés  des  officiers  qui  les  com- 
mandaient, et  seuls  ils  payèrent  de  leur  vie  les  crimes  dont  ils 
n'avaient  été  que  les  exécuteurs  machines. 

Nous  n'avons  frappé  que  des  automates ,  se  disait  chacun  en 
revenant  du  champ  de  bataille  :  <  j'aurais  bien  donné  cinquante 
»  soldats  suisses  pour  un  seul  chevalier  du  poignard,  »  médit  un 
garde  national;  un  cri  universel  répète  que  la  vengeance  nationale 
est  éludée:  déjà  l'on  s'apitoie  sur  le  sort  des  soldats  suisses;  mais 
la  colère  du  peuple  émoiissée  à  l'égard  de  ces  malheureux,  s'ai- 
guise davantage  encore  par  le  regret  d'avoir  laissé  échapper  les 
vrais  coupables. 

On  se  rappelle  qu'un  moment  auparavant  le  royalisme  impur 
avait  été  sur  le  point  d'étouffer  à  jamais  la  liberié;  on  incarcère 
tous  ceux  que  leurs  actions  audacieuses  luisaient  reconnaître 
complices  du  tyran.  Les  prisons  sont  remplies,  encombrées.  Le 
tribunal  du  17  août  est  institué.  Laporie,  intendant  de  la  liste  ci- 
vile, Brakman,  major  des  Suisses,  sont  envoyés  à  l'échafaud  :  la 
fermentation  paraît  se  calmer  un  moment.  Montmorin  va  être 
jugé;  ses  crimes  sont  prouvés  jusqu'à  l'évidence  morale,  mais  ils 
échappent  à  la  loi  qui  n'atteint  que  le  matériel  :  il  est  acquitté. 
Le  peuple  le  fait  remettre  en  prison.  Cette  nouvelle  impunité 
échauffe,  irrite;  on  s'agglomère  dans  les  places  publiques,  on 
s'étonne  de  voir  que  les  hommes  qui  venaient  d'assassiner  le  peu- 
ple sans  forme  de  procès,  pai-vienneni,  à  l'ombre  des  formes 
lentes  et  juridiques,  à  se  soustraire  au  châtiment.  La  mort  des 


166  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

citoyens  expirés  sous  les  ruines  du  trône,  se  représente  aux  es- 
prits. Déjà  le  Français  est  républicain,  il  délibère  dans  le  forum; 
il  discute,  il  agite,  il  juge. 

Arrive  ici  le  dimanche  2  septembre.  Ce  jour  consacré  au  repos 
ramène  dans  l'esprit  'tiu  peuple  oisif  les  idées  de  la  vengeance 
différée. 

Le  matin  se  publie  dans  Paris  une  proclamation  par  laquelle 
on  invite  les  patriotes  à  voler  à  l'instant  au  secours  de  leurs  frères. 

On  y  déclare  qu'il  n'y  a  pas  un  moment  à  perdre ,  que  nul  pré- 
texte ne  peut  être  allégué,  pas  même  celui  d'être  sans  armes; 
que  Verdun  est  pris,  et  que  l'ennemi  marche  à  grands  pas  vers  la 
capitale. 

Vers  l'heure  de  midi  on  tire  le  canon  d'alarme.  Bientôt  le  toc- 
sin sonne  de  toutes  parts.  On  bat  la  générale.  La  terreur  s'em- 
pare de  tous  les  eiprits,  on  court  aux  armes,  un  cri  général  se 

fait  entendre  :  Votons  à  L'ennemi.  Mais nos  ennemis  les  plus 

cruels  ne  sont  pas  à  Verdun.  Ils  sont  à  Paris,  dans  les  prisons. 
Plusieurs  voix  répandent  ce  bruit,  d'autres  le  répètent,  l'accré- 
ditent. Nos  femmes,  nos  enfans  laissés  à  la  merci  de  ces  scélé- 
rats, vont  donc  être  immolés,  disent  quelques  hommes  :  eh  bien! 
ajoutent  d'autres,  frappons  avant  de  partir courons  aux  pri- 
sons  

Ce  cri  terrible,  j'en  atteste  tous  les  hommes  impartiaux  (1  ),  re- 
tentit à  l'instant  d'une  manière  spontanée,  unanime,  universelle, 
dans  les  rues ,  dans  les  places  publiques ,  dans  tous  les  rassem- 
blemens,  enfin  dans  l'assemblée  nationale  même. 

Mais  si  ce  cri  parut  sortir  naturellement  des  circonstances  ;  s'il 
est  vrai  qu'après  avoir  renversé  le  trône  qui  l'opprimait ,  le  peu- 
ple Français  eût  à  s'attendre  à  la  représaille  implacable  de  tous 
les  trônes;  si  après  avoir  brisé  la  principale  clef  qui  retenait  la 
voûte  de  l'Europe ,  il  eût  à  craindre  d'être  écrasé  lui  même  par 

(t)  C'est  pour  les  hommes  impartiaux  que  j'écris ,  et  non  pour  caresser  les 
aristocrates  ;  c'est  ceux  ci  que  je  poursuis  dans  leurs  repaires,  que  j'atteindrai 
dans  leurs  déguiseœens,  dans  la  squalleur  simulée  de  Granet,  comme  dans  la 
perruque  hypocrite  de  Billaud  et  dans  la  baronnie  de  Vieux-Sac. 

(iVofe  originale,) 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  167 

la  chute  des  rois  ;  toujours  est-il  essentiel  à  remarquer  que  cer- 
tains hommes  mirent  dès-lors  à  proiit  ces  sentimens  de  terreur 
pour  les  faire  servir  au  crime ,  et  que  là  précisément  naquit  l'in- 
génieuse invention  des  conspirations  de  prison,  enfantée  dès-lors 
par  les  mêmes,  qui  depuis  revêtus  d'un  plus  grand  pouvoir,  su- 
rent si  bien  les  réaliser  et  les  embellir. 

J'allais  à  mon  poste  sur  les  deux  heures  et  demie ,  je  passais 
rue  Dauphine,  j'entends  tout  à  coup  des  Huées.  Je  regarde,  j'a- 
perçois quatre  fiacres  à  la  suite  les  uns  des  autres,  escortés  par 
des  gardes  nationaux  de  dépariemens  (des  fédérés  marseillais 
et  bretons). 

Ces  fiacres  renfermaient  chacun  quatre  individus  ;  c'étaient  des 
gens  arêtes  dans  les  visites  domiciliaires  précédentes  :  ils  venaient 
d'être  interrogés  à  la  inairie  par  Billaud-Varennes  substitut  du 
procureur  de  la  Commune,  qui  les  envoyaii  :i  l'Abbaye,  pour  y 
être  provisoirement  déposés.  On  s'ameute ,  les  cris  redoublent  : 
un  des  prisonniers  sans  doute  aliéné,  échauffé  par  ces  murmures, 
passe  son  bras  à  travers  la  portière  et  donne  un  coup  de  canne  sur 
latêted'undes  fédérés  qui  accompagnaient;  celui-ci,  furieux  tire 
son  sabre,  monte  sur  le  marche -pied  de  la  voiture ,  et  le  plonge 
à  trois  reprises  dans  le  cœur  de  son  agresseur.  J'ai  vU  jaillir  le 
sang  à  gros  bouillons,  t  II  faut  les  tuer  tous,  ce  sont  des  scélé- 
»  rats ,  des  aristocrates  !  »  s'écrient  les  assistans  ;  tous  les  fédérés 
mettent  le  sabre  à  la  main  et  égorgent  à  l'instant  les  trois  com- 
pagnons de  celui  qui  venait  d'être  immolé  ;  j'aperçus  dans  ce 
moment  un  jeune  homme  velu  d'une  robe  de  chambre  blanche, 
s'avancer  hors  de  la  même  voiture  ;  sa  physionomie  intéressante, 
mais  pâle  et  éteinte,  annonçait  qu'il  était  très-malade,  il  avait 
rassemblé  ses  forces  chancelantes,  et  déjà  atteint  d'une  blessure, 
il  criait  encore  grâce ,  grâce,  -pardon!  mais  en  vuin  :  un  coup  mor- 
tel le  réunit  au  sort  des  autres. 

Celte  voilure,  qui  était  la  dernière,  ne  conduisait  plus  que  des 
cadavres  ;  elle  n'avait  pourtant  pas  été  arrêtée  pendant  le  carnage 
qui  avait  duré  l'espace  dn  deux  minutes.  La  foule  augmente, 
crèscit  cunclo  ;  les  hurlemens  redoublent ,  on  arrive  à  l'Abbaye  ; 


166  DOCUMIS   COMPLÉMENTAIRES. 

citoyens  expirés  sous  lesruines  du  irône,  se  représente  aux  es- 
prits. Déjà  le  Français  e.  républicain,  il  délibère  dans  le  forvm; 
il  discute,  il  agite,  il  jug. 

Arrive  ici  le  dimanche^  septembre.  Ce  jour  consacré  au  repos 
ramène  dans  l'esprit  Mipeuple  oisif  les  idées  de  la  vengeance 
différée. 

Le  malin  se  publie  dis  Paris  une  proclamation  par  laquelle 
on  invile  les  patriotes  à  vierà  l'instant  au  secours  de  leurs  frères. 

On  v  déclare  qu'il  ny\  pas  un  moment  à  perdre ,  que  nui  pré- 
texte ne  peut  être  aliéjié,  pas  même  celui  d'être  sans  armes; 
que  Verdun  est  pris,  eque  l'ennemi  marche  à  grands  pas  vers  la 
capitale. 

Vers  l'heure  de  midi  a  tire  le  canon  d'alarme.  Bientôt  le  toc- 
sin sonne  de  toutes  pas.  On  bat  la  générale.  La  terreur  s'em- 
pare de  tous  U'S  esprits  on  court  aux  armes,  un  cri  général  se 

fait  entendre  :  Voluns  d'ennemi.  Mais nos  ennemis  les  plus 

cruels  ne  sont  pas  à  V^dun.  Ils  sont  à  Paris,  dans  les  pr'uons. 
Plusieurs  voix  répandei  ce  bruit,  d'autres  le  répèlent,  l'accré- 
dileni.  Nos  femme»,  i6  eofans  laissés  à  la  merci  de  ces  scélé- 
rats, vunl  donc êtn*  iinolés,  disent  quel(|ues  hommes  :  eh  bien! 
ajoutent  d'iiiirts,  Irjqons  avant  de  partir courons  aux  pri- 
sons  

Ce  cri  terrible,  j'en  aesle  tous  les  hommes  impartiaux  (i),  re- 
tentit à  l'instant  d'uno  lanière  spontanée,  unanime,  universelle, 
dans  les  rues,  «lans  Itplaces  publiques,  dans  tous  Us  rassem- 
blemens,  enfin  dansl'isemblée  nationale  même. 

Mais  si  ce  cri  parut  irtir  naturellement  des  circonstances;  s'il 
est  vrai  qu'après  avoirenversé  le  trône  qui  l'opprimait,  le  peu- 
ple Français  eût  à  s'attidre  à  la  représaille  implacable  de  tous 
les  trônes;  si  après  uur  brisé  la  principale  clef  qui  retenait  la 
voûte  de  l'Europe ,  il  €t  à  craindre  d'être  écrasé  lui  même  par 


(t)  C'est  pour  les  homniiimparliaux  que  j'écris ,  et  non  pour  caresser  k»^ 
aristocrates:  c'est  ceux  ci  <p  je  poursuis  dans  leurs  repaires, 
dans  leurs  déguiseniens,  dis  la  squalleur  siriiulce  de 
perruque  hypocrite  de  Bi'lid  et  dans  la  baronnie  de  Vie 


*:•' 


r« 


JOURNÉES    DE   SEPTEMBKE  (  1792  ).  i6î> 

Il  écrivit ,  un  instant  après ,  une  lettre  au  président  de  l'assem- 
blée nationale  législative.  Je  remarquai  linconséquence  de  celte 
démarche  précipitée ,  je  lui  ôtai  la  lettre  et  lui  ordonnai  au  nom 
de  son  salut,  de  suspendre  tout  acte  qui  pourrait  le  déceler. 

Le  moment  de  crise  terrible  où  il  venait  de  se  trouver  l'avait 
empêché  de  voir  l'événement  ;  je  lui  appris  que  ses  compagnons 
n'étaient  plus  ;  il  regarda  l'instant  d'après  la  cour ,  et  vit  leurs  ca- 
davres étendus  :  «  Hélas ,  me  dit-il ,  ma  vie  est  un  miracle  ! 

Il  était  cinq  heures  du  soir  :  arrive  Billaud-de-Varennes,  subs- 
titut de  la  Commune  ;  il  avait  son  écharpe,  et  le  petit  habit  puce 
et  la  perruque  noire  qu'on  lui  connaît  ;  il  marche  sur  les  cada- 
vres ,  fait  au  peuple  une  courte  harangue ,  et  finit  ainsi  :  «  Peu- 
»  pie,  tu  immoles  tes  ennemis ,  tu  fais  ton  devoir.  »  Cette  oraison 
cannibale  anime;  les  tueurs  s'échauffent  davantage,  ils  deman- 
dent à  grands  cris  de  nouvelles  victimos;  comment  étancher  cette 
soif  de  sang  croissante,  inextinguible?  Une  voix  part  d'à  côté  de 
Billaud  :  c'était  celle  de  ce  Maillard,  depuis  connu  sous  le  nom 
de  Tappe-Dur  :  «  il  n'y  a  plus  rien  à  faire  ici ,  allons  aux  Carmes.  » 
Ils  y  courent,  et  cinq  minutes  après  je  vis  amener  les  morts  traî- 
nés par  les  pieds  dans  les  ruisseaux.  Un  tueur  (je  ne  puis  dire  un 
homme)  vêtu  très-grossièrement  et  qui  avait  apparemment  la 
commission  spéciale  d'expédier  l'abbé  Lenfant,  craignait  d'avoir 
manqué  sa  proie,  il  prend  de  l'eau,  en  jette  sur  les  cadavres  cou- 
verts de  sang  et  de  poussière,  frotte  leurs  figures  ensanglantées  , 
les  retourne,  et  croit  s'assurer  enfin  que  l'abbé  Lenfant  est 
parmi  eux. 

L'expédition  des  Carmes  est  terminée,  ou  avancée  ;  une  bande 
de  massacreurs  revient  couverte  de  sang  et  de  poussière  ;  ces 
monstres  sont  fatigués  de  carnage  ,  mais  non  rassasiés  de  sang  : 
ils  sont  hors  d'haleine,  ils  demandent  à  boire  du  vin,  du  vin  ou  la 
mort.  Que  répondre  à  cette  volonté  irrésistible?  le  comité  civil 
de  la  section  leur  donne  des  bons  de  24  pintes,  assignés  sur  un 
hiarchand  de  vin  voisin.  Bientôt  ils  ont  bu,  ils  sont  saoulés  et 
contemplent  avec  complaisance  les  cadavres  jonchés  dans  la  cour 
de  l'Abbaye. 


170  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

Que  faisons-nous  ici?  s'écrie  la  même  voix  (du  même  Maillard 
revenu  des  Carmes,)  e  allons  à  l'Abbaye,  il  y  a  du  gibier  là.  » 
Il  dit  :  les  lueurs  répètent  en  chœur  :  «  allons  à  l'Abbaye,  »  et  ils 
y  volent  armés  de  leurs  piques  et  de  leurs  sabres  ensanglantés. 
A  peine  deux  minutes  étaient  écoulées  que  l'on  amenait  les  cada- 
vres égorgés;  déjà  plusieurs,  tramés  dans  les  ruisseaux,  venaient 
d'èlre  réunis  au  monceau  de  la  cour  de  l'Abbaye ,  lorsque  se 
forma,  comme  par  inspiration,  une  commission  dite  populaire, 
dont  les  journaux  rendirent  compte  le  lendemain  et  qu'ils  appelè- 
rent un  tribunal  équitable.  La  Chronique  et  Brissot  lui  donnèrent 
des  éloges.  Voici  cependant  quelle  était  sa  composition ,  et  quelle 
fut  à  peu  près  la  conduite  de  ses  membres  : 

Douze  escrocs  présidés  par  Maillard,  avec  qui  ils  avaient  pro- 
bablement combiné  ce  projet  d'avance,  se  trouvent,  comme  par 
hasard,  parmi  le  peuple  :  et  ià,  bien  connus  les  uns  des  autres, 
ils  se  réunissent  au  nom  du  peuple  souverain,  soit  de  leur  audace 
privée,  soit  qu'ils  eussent  reçu  mission  secrète  d'une  autorité  su- 
périeure; ils  s'emparent  des  registres  d'écrou,  ils  les  feuillettent 
et  les  parcourent  :  les  porte-clefs  tremblent,  la  femme  du  geôlier, 
le  geôlier  s'évanouissent  :  la  prison  est  environnée  d'hommes  fu- 
rieux :  l'on  crie,  les  clameurs  augmentent,  la  porte  est  assaiUie, 
elle  va  être  forcée  lorsqu'un  des  commissaires  se  présente  au  gril- 
lage extérieur,  et  demande  qu'on  l'écoute;  ses  signes,  ses  gestes 
obtiennent  un  moment  de  silence,  les  portes  s'ouvrent,  il  s'avance 
le  livre  des  écrous  à  la  main  ;  il  se  fait  apporter  un  tabouret,  monte 
dessus  pour  se  mieux  faire  entendre  :  t  Mes  camarades,  mes  amis, 

>  s'écrie-t-il,  vous  êtes  des  bons  patriotes,  votre  ressentiment  est 

>  juste ,  et  vos  plaintes  sont  fondées.  Guerre  ouverte  aux  enne- 
»  rais  du  bien  public;  ni  trêves,  ni  ménagemens,  c'est  un  combat 
»  à  mort  :  je  sens  comme  vous  qu'il  faut  qu'ils  périssent ,  mais  si 
»  vous  êtes  des  bons  citoyens  vous  devez  aimer  la  justice.  Il  n'est 
»  pas  un  de  vous  qui  ne  frémisse  de  l'idée  affreuse  de  tremper 
ï  ses  mains  dans  le  sang  de  l'innocence.  »  Oui,  oui,  répond  le 
peuple  :  «  eh  bien  !  je  vous  le  demande  ,  quand  vous  voulez ,  sans 
»  rien  entendre,  sans  rien  examiner,  vous  jeter  comme  des  tigrés 


JOURNÉES   DE   SEPTEMBRE  {  1792  ).  171 

»  en  fureur,  sur  des  hommes  qui  sont  vos  frères ,  ne  vous  exposez- 
»  vous  pas  au  regret  tardif  et  désespérant  d'avoir  frappé  l'innocent 
»  au  lieu  du  coupable.  »  Ici  l'orateur  est  interrompu  par  un  des  as- 
sistans  qui,  armé  d'un  sabre  ensanglanté,  les  yeux  étincelans  de 
rage,  fend  la  presse,  et  le  réfute  en  ces  termes  :  «  Dites  donc,  mon- 
»  sieur  le  citoyen,  parlez  donc,  est-ce  que  vous  voulez  aussi  nous 
»  endormir  ;  si  les  sacrés  gueux  de  Prussiens  et  d'Autrichiens 
»)  étaient  à  Paris,  chercheraient-ils  aussi  les  coupables?  ne  frappe- 
»  raient-ils  pas  à  tort  et  à  travers  ;,  comme  les  Suisses  du  10  août; 
i>  eh  bien  !  moi  je  ne  suis  pas  orateur ,  je  n'endors  personne,  et 
»  je  vous  dis  que  je  suis  père  de  famille,  que  j'ai  une  femme 
»  et  cinq  enfans  que  je  veux  bien  laisser  ici  à  la  garde  de  ma 
»  section ,  pour  aller  combattre  l'ennemi  ;  mais ,  je  n'entends  pas 
»  que  pendant  ce  temps-là,  les  scélérats  qui  sont  dans  cette  pri- 
»  son,  à  qui  d'autres  scélérats  viendront  ouvrir  les  portes,  aillent 

>  égorger  ma  femme  et  mes  enfans  ;  j'ai  trois  gaiçonsqui  seront, 
»  je  l'espère,  un  jour  plus  utiles  à  la  patrie,  que  les  coquins  que 
»  vous  voulez  conserver  ;  au  reste  il  n'y  a  qu'à  les  faire  sortir, 
»  nous  leur  donnerons  des  armes ,  et  nous  les  combattrons  à  nom- 
»  bre  égal  :  mourir  ici ,  mourir  aux  frontières ,  je  n'en  serai  pas 
»  moins  tué  par  des  scélérats,  et  je  leur  vendrai  chèrement  ma 
»  vie  ;  et,  soit  par  moi ,  soit  par  d'autres,  la  prison  sera  purgée  de 
»  ces  sacrés  gueux-là.  » 

Il  a  raison,  répèle  un  cri  général  :  point  de  grâce,  il  faut  en- 
trer ;  on  se  pousse ,  on  s'avance  :  «  Un  moment ,  citoyens ,  vous 

>  allez  être  satisfaits,  »  dit  le  premier  orateur  :  «  voici  le  livre 
»  des  écrous ,  il  servira  à  donner  des  renseignemens  :  l'on  pourra 
»  ainsi  punir  les  scélérats,  sans  cesser  d'être  justes  ;  le  président 
»  Hral'écrou  en  présence  de  chaque  prisonnier,  il  recueillera  en- 
»  suite  les  voix  et  prononcera.  •  A  chaque  phi  ase,  on  entendait  de 
toutes  parts  :  <  Oui ,  oui,  fort  bien  !  il  a  raison  !  bravo  !  bravo  !  » 
à  la  fin  du  discours ,  plusieurs  voix  d'hommes  apostés:  crièrent  : 
€  M.  Maillard  ,  le  citoyen  Maillard  ,  président  c'est  un  brave 
»  homme,  le  citoyen  Maillard  président.  »  Celui-ci  aux  aguets  de 
celte  nomination ,  jaloux  d'un  pareil  riiinislère,  entre  aussitôt  en 


à 


m 


m  i 

'fi 


DOCLMENS   COMPLHENTAIRLS. 

fonctions,  et  dit  qu'il  va  travailler  e  bon  citoyen.  La  commission 
sor{{anise,  les  compagnons  de  Millard  l'environneni  ;  ils  con- 
viennent entre  eux  dune  formule  d  iierrogatoire  irès-briève,  qui 
ne  devoit  consister  que  dans  l'identë  des  noms  et  prénoms;  iU 
arrêtent  que  pour  éviter  toute  scènviolente  dans  l'intérieur  de 
la  prison,  on  ne  prononcera  point  1.  mort  en  présence  des  con- 
damnés; qu'on  dira  seulement,  A  i  Force, 

On  finissait  de  régler  ces  forniali»  très-succinctes ,  lorsqu'une 
voix  se  fait  entendre  par  la  fenéirele  la  salle  de  délibération,  et 
s'annonçant  comme  chargé  du  voeulu  peuple  ,  dit  :  t  H  y  a  des 

>  Suisses  dans  la  prison,  ne  pi  '  '>'  temps  à  les  interroger, 

»  ils  sont  tous  coupables,  il  m .  ii  échapper  un  seul;»  et 

la  foule  de  crier  :  «  C'est  jn^ie,  *>t  juste,  commençons  par 

>  eux.  »  Le  liibuual aussitôt  pronooe  unanimement  :  A  la  Force. 
Maillard  président  va  leur  annomr  It-ur  sort.  Il  se  présente  3 
eux.  <  Vous  avez  ,  leur  dit-il .   ■  'e  |)euple  au  10  août,  il 

>  demanle  aujourd'hui  vengeai;  ;  .  ...il  aller  à  la  Force.  »  Les 
malheureux  tombent  tous  à  ses  genux  et  s'ëcrienl  :  Grâce,  grâce! 
«  Il  ne  s'agit,  1  répond  flegmatiqueient  .Maillard,  «que  de  vous 

>  transférer  à  la  Force,  peut-èireensite  vous  fera-t-on  grâce.  »  Mais 
ils  n'avaient  que  trop  entendu  lr  '-  ■  •'  ux  de  la  multitude  quiju- 
raiidj^es  exterminer  :  aussi  lej  -!s  d'une  commune  voix: 
«  Eh  !  monsieur,  pounjuoi  nous  rompez-\ous  ?  nous  savons 

>  bien  que  nous  ne  sortirons  d'ici  ae  pour  aller  ù  la  mort.  >  Pa- 
raissent au  même  temps  deux  égoreurs  du  dehors,  l'un  garçon 
buulanger,  l'aut/e  .Marseillais,  qui  ur  disent  du  ton  le  plus  in- 
flexible :  «  Allons,  allons,  décidez-'ïus,  marchons.  »  Alors  ce  ne 
fut  plus  que  des  lamentations,  de  gémissemens  horribles.  Au 
milieu  de  ce  spectacle  déchirant  pur  tout  autre  que  .Maillard, 
s'élève  la  voix  d'un  des  commiss;res  qui  environnaient  ces  in- 
fortunés, et  leur  dit  :  «  Eh  bien!  v  -^  ! -ne  quel  est  celui  de 
»  vous  quisort  le  premier?.,  i  Tou^  -•  >  de  s'enfoncer  dans 
la  prison,  de  se  serrer  mutuellemen  de  se  cramponner  les  unsaus 
autres,  s'emhrassant  et  poussant  m  ( Ti>  plaintifs  et  douloureux 
à  l'aspect  de  la  mort  inévitable.  L'eiprointe  du  désespoir  rendait 


!.r-w  - 


^i 


■r 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  175 

plus  inléressante  encore  la  figure  de  quelques  vieux  vétérans  ; 
leurs  cheveux  blancs  inspiraient  le  respect  ;  et  leurs  regards , 
semblables  à  celui  de  Coligny ,  paraissaient  retenir  les  assassins 
qui  étaient  le  plus  près  d'eux  :  mais  la  fureur  de  ceux  qui  étaient 
sur  le  derrière,  et  qui  ne  pouvaient  rien  voir,  augmentait  encore. 
Des  hurlemens  redoublés  demandent  des  victimes.  Tout  à  coup 
un  de  ces  malheureux  se  présente  avec  intrépidité.  11  avait  une 
redingote  bleue,  paraissait  âgé  d'environ  30  ans.  Sa  taille  était 
au-dessus  de  l'ordinaire,  sa  physionomie  noble,  son  air  martial. 
II  avait  ce  calme  apparent  d'une  fureur  concentrée;  «  Je  passp 
»  le  premier,  »  dit-il  du  ton  le  plus  ferme,  «je  vais  donner 
î  l'exemple  :  nous  soldats  ne  sommes  pas  les  coupables,  nos  chefs 
»  seuls  le  sont,  cependant  ils  sont  sauvés,  et  nous  nous  pé- 

»  rissons,  mais  puisqu'il  le  faui,  adieu »  Puis  lançant  avec 

force  son  chapeau  derrière  sa  tête ,  il  crie  à  ceux  qui  étaient  de- 
vant :  tPar  où  faut-il  aller?  montrez-le-moi  donc  !  »  On  lui  ouvre 
les  deux  portes  :  il  est  annoncé  à  la  multitude  par  ceux  qui  l'é- 
taient venu  chercher  ainsi  que  ses  camarades  ,  il  s'avance  avec 
fierté.  Tous  les  opérateurs  se  reculent,  se  séparent  brusquement 
en  deux.  Il  se  forme  autour  de  la  victime  un  cercle  des  plus 
acharnés  ,  le  sabre ,  la  baïonnette ,  la  hache  et  la  pique  à  la  main  ; 
îe  malheureux  objet  de  ces  terribles  apprêts  fait  deux  pas  en  ar- 
rière, promène  tranquillement  ses  regards  autour  de  lui  ,  croise 
les  bras,  reste  un  moment  immobile  ;  puis  aussitôt  qu'il  aperçoit 
que  tout  est  disposé,  il  s'élance  lui-même  sur  les  piques  et  les 
baïonnettes,  et  tombe  percé  de  mille  coups. 

Les  derniers  soupirs  de  l'infortuné  mourant  sont  entendus  de 
ses  malheureux  camarades  qui  répondent  par  ties  cris  affi-eux; 
déjà  plusieurs  avaient  cherché  à  se  cacher  sous  des  tas  de  paille 
qui  se  trouvaient  dans  une  des  salles  de  leur  prison,  lorsque  douze 
des  plus  forcenés  massacreurs  du  dehors  viennent  les  prendre 
l'un  après  r.îutre,  et  les  immolent  successivement  comme  le  pre- 
mier. Un  seul  a  le  bonheur  d'échapper,  déjà  saisi  par  son  habit, 
atteint  d'un  premier  coup  ,  il  allait  subir  le  même  sort  que  les 
autres,  lorsqu'un  Marseillais  s'élance,  se  fait  passage  à  travers 


1 


i  i 


'A' 


172  UOtll£IS£»   COMPLÉMENTAlRtS. 

fonctions,  et  dit  qu'ila  travailler  en  bon  citoyen.  La  commission 
s'organise,  les  compjnons  de  Maillard  l'environnent;  ils  con- 
viennent entre  eux  d'ae  formule  d'interrogatoire  très-briève,  qui 
ne  devoit  consister  qu  dans  l'identité  des  noms  et  prénoms;  ils 
arrêtent  que  pour  évèi'  toute  scène  violente  dans  l'intérieur  de 
la  prison ,  on  ne  pionoceia  point  la  mort  en  présence  des  con- 
damnés ;  qu'on  dira  ailement,  A  la  Force. 

On  finissait  de  regi*  ces  formalités  très-succinctes,  lorsqu'une 
voix  se  fait  entendre  fr  la  fenêtre  de  la  salle  de  délibération,  et 
s'annonçant  comrno  targé  du  vœu  du  peuple  ,  dit  :  «  U  y  a  des 

>  Suisses  dans  la  piisa,  ne  perdez  pas  de  temps  à  les  interroger, 
»  ils  sont  tous  coupahs,  il  ne  doit  pas  en  échapper  un  seul  ;  »  et 
la  foule  de  crier  :  «7est  juste,  c'est  juste,  commençons  par 

>  eux.  »  Le  tribunal  assitôt  prononce  unanimement  :  A  la  Force. 
3Iaillard  président  v;leur  annoncer  leur  sort.  U  se  présente  à 
eux.  «  Vous  avez  ,  1er  dit-il,  assassine  le  peuple  au  10  août,  il 

>  demantie  aiijourd'iu  vengeance,  il  faut  aller  à  la  Force.  »  Les 
malheureux  tombent  us  à  ses  genoux  et  s'écrient  :  Grâce,  grâce! 
€  Il  ne  s'agit,  »  répon  flegmatiquement  Maillard,  *  que  de  vous 

>  transférer  à  la  F<  Il  r(«>eut-èire  ensuite  vous  fera-t-on  grâce.  >  Mais 
ils  n'avaientque  trop  (tendu  les  cris  furieux  de  la  multitude  qui  ju- 
rait de  les  extermitKr  aussi  répliquèrent-ils  d'une  commune  voix: 
«  Eh  !  monsieur,  ptr({uoi  nous  trompez-vous  ?  nous  savons 

>  bien  que  nous  no  s'iirons  d'ici  que  pour  aller  à  la  mort.  »  Pa- 
raissent au  même  t( us  deux  égoigeurs  du  dehors,  l'un  garçon 
boulanger,  l'aut/c  Al.'seillais ,  qui  leur  disent  du  ton  le  plus  in- 
flexible :  «  Allons,  a!bs,  décidez-vous,  marchons.  »  Alors  ce  ne 
fut  plus  que  des  laimiations,  des  gémisseraens  horribles.  Au 
milieu  de  ce  spectacldéchirant  pour  tout  autre  que  Maillaid, 
s'élève  la  voix  d'un  es  commissaires  qui  environnaient  ces  in- 
fortunés, et  leur  dit  v  Eh  bien!  voyons  donc  quel  est  celui  de 
»  vous  qui  sort  le  prei*r?..  i  Tous  lesSuissesde  s'enfoncer  dans 
la  prison,  de  se  serrerautuellement,  de  se  cramponner  les  uns  aux 
autres,  s'emhrassanM  poussant  des  cris  plaintifs  et  douloureux 
à  l'aspect  de  la  mort  iévitable.  L'empreinte  du 


nal^ 

r- 

^^ 

iMn.ai 
ktmàm 

Isk 

Mivièilvat 

^' 

*''^  ■»  ;». . 


•  • 


JOURNÉES  DR  SEPTEMBRE  (  1792  ).  i75 

Un  des  assistans  l'interrompt ,  et  dit  brusquement  :  «  Mon- 
»  sieur  le  président,  les  crimes  de  M.  de  Montmorin  sont  con- 
»  nus  ;  et  puisque  son  affaire  ne  nous  regarde  pas ,  je  demande 
»  qu'il  soit  envoyé  à  la  Force.  »  —  «  Oui ,  oui ,  à  la  Force  !  «  criè- 
rent les  juges.  «  Vous  allez  donc  être  transféré  à  la  Force,  »  dit  en- 
suite le  président.  «  Monsieur  le  président,  puisqu'on  vous  appelle 
ainsi,  réplique  M.  Montmorin  du  ton  le  plus  ironique,  monsieur 
le  président ,  je  vous  prie  de  me  faire  avoir  une  "voiture.  —  Vous 
allez  l'avoir,  lui  répond  froidement  lUaillard.  Un  de  ceux  qui 
étaient  là  fait  semblant  de  l'aller  chercher,  sort  et  revient  un  in- 
stant après  dire  à  Montmorin  :  «  Monsieur,  la  voiture  est  à  la 
porte  :  il  faut  partir,  et  promptement.  »  Montmorin  réclame  alors 
des  effets,  un  nécessaire,  une  montre ,  etc. ,  qui  étaient  dans  sa 
chambre.  On  lui  répond  gu'ils  lui  seront  renvoyés.  »  H  se  décide 
à  aller  trouver  la  fatale  voiture  qui  l'attendait. 

Telle  fut  la  fin  d'un  homme  qui,  quoique  gâté  par  les  préjugés 
de  la  naissance  et  de  la  fortune,  avait  cependant  assez  de  qualités 
personnelles  pour  mériter  un  tout  autre  sort,  si  une  ambition 
aulique  et  démesurée  ne  l'eût  entraîné  à  conspirer  contre  son 
pays. 

Après  la  mort  de  Montmorin ,  on  demande  une  seconde  lecture 
de  la  liste  des  prisonniers  ;  le  nom  de  Thierry,  et  plus  encore  la 
qualité  de  valet  de  chambre  du  roi,  fixe  l'attention  de  la  com- 
mission. Un  membre  prend  la  parole  et  reproche  à  Thierry 
qu'on  venait  d'amener  quelques  faits  de  royalisme  :  il  l'accuse 
surtout  de  s'être  montré  le  10  août,  tiu  château  des  Tuileries, 
armé  d'un  poignard.  Thierry  nie;  il  prétend  hardiment  t  qu'il 
»  a  toujoui'S  été  honnête  homme ,  que  loin  de  conspirer  contre 
1  son  pays,  il  eût  été  le  premier  à  le  défendre  contre  ses  ennemis  ; 
•  que  s'il  s'est  trouvé  auprès  du  roi  le  10  août,  c'est  que  son 
»  service  l'y  appelait ,  et  qu'il  avait  fait  son  devoir.  »  Maillaid  le 
somme  de  déclarer  dans  quel  poste  du  Château  il  se  trouvait  au 
moment  du  combat.  Il  répond  «  (ju'il  ne  se  rappelait  pas  pré- 
>  cisémenl  l'endroit  ;  qu'il  était  à  ses  affaires  ,  qu'au  surplus  il 
»  devait  être  traduit  devant  un  tribunal  légalement  institué,  et 


476  DOCDMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

>  que  là  il  répondrait.  »  —  c  Vous  ne  nous  persuaderez  jamais, 
»  monsieur,  >  lui  dit  un  membre,  <>  que  vous  n'êtes  point  un  aris- 

>  tocrate  :  vous  approchiez  trop  près  du  veto  ;  vous  allez  nous 
»  dire  que  vous  étiez  obligé  de  faire  ce  qui  vous  était  ordonné  ; 
»  moi  je  vous  répondrai  :  Tel  maître,  tel  valet  ;  en  conséquence,  je 
»  demande  au  président  qu'il  vous  fasse  transférer  à  la  Force.  » 
Maillard  prononce  :  A  la  Force ,  et  Thierry  n'est  plus. 

Viennent  ensuite  Bocquillon  et  Buos  juges  de  paix.  «  Vous 
»  êtes  accusés  par  le  peuple  d  leur  dit  aussitôt  Maillard  «  de  vous 
»  être  réunis  à  des  collègues  aussi  infâmes  que  vous,  pour  for- 
»  mer  au  château  de  Tuilei'ies  un  comité  secret ,  destiné  à  venger 
»  la  Cour  delà  journée  du 20  juin,  et  à  en  punir  les  auteurs.  » 
<  Il  est  vrai  »  répondit  Bocquillon  d'un  visage  calme  et  serein  , 
»  que  je  me  suis  trouvé  à  ce  comité;  mais  je|défie  qu'on  me 

>  prouve  que  j'aie  participé  à  aucun  acte  arbitraire.  *  Ala  Force! 
à  la  Force  !  s'écrièrent  les  membres  ;  le  président  prononce  :  Boc- 

►quillon  et  Buos  ne  sont  plus. 

Vigne  de  Gusay,  prévenu  d'avoir  participé  à  la  conduite  des 
troupes  qui  avaient  fusillé  au  Champ-de-Mars  :  Protot  et  Valvia 
accusés  d'avoir  volé  la  nation  en  émettant  de  faux  billets  de  qua- 
rante sous  de  la  maison  de  secours,  non  numérotés  et  sans  hypo- 
thèque, fui  ent  de  même  envoyés  à  la  Force  d'après  le  prononcé 
de  Maillard ,  et  au  nom  du  peuple  souverain. 

Peut-être,  sur  l'étiquette  des  personnages  que  l'on  vient  de 
voir  passer  à  la  Force  ^  va-t-on  s'imaginer  que  le  crime  seul  a 
péri  ;  sans  doute ,  beaucoup  de  coupables  ont  payé  de  leur  vie  de 
véritables  forfaits  ;  mais  le  plus  grand  tort  qu'ont  fait  à  la  morale 
publique  ces  massacres  alfreux ,  c'est  que  des  actes  d'une  illéga- 
lité aussi  cruelle,  loin  de  tourner  au  profit  de  l'exemple,  seule 
fin  des  supplices,  honorent  presque  les  victimes  au  lieu  de  les 
flétrir  ;  et  laissent  à  leurs  adhérens  le  droit  de  réclamer  leur  mé- 
moire, comme  celle  de  l'innocence  martyrisée. 

J'ai  oublié  de  rappeler  un  forfait  de  plus  commis  par  les  soi- 
disant  chargés  du  peuple  souverain.  Avec  quelque  rapidité   ue 
se  fissent  les  opérations,  ces  messieurs  avaient  encore  If»  temps 


jourmlEs  dk  skptkmbre  i;1792).  177 

et  la  précaution,  au  lieu  d'orner  les  victimes,  de  les  dépouiller  au 
vif.  Ils  commençaient  par  leur  enlever  portefeuilles ,  montres  , 
bagues^  diamans,  assignats  ;  puis  mettaient  toutes  ces  défroques 
tant  dans  leurs  poches  que  dans  des  corbeilles  et  cartons  ;  et  j'ai 
les  deux  preuves  suivantes  qu'ils  se  sont  tout  approprié. 

1°  Deux  commissaires  furent  envoyés  par  la  section  de  Quatre- 
Nations  pour  réclamer,  à  la  prière  de  ses  parens,  un  prisonnier 
qui  n'avait  aucune  note  royaliste;  ils  parvinrent,  après  bien  de  la 
peine ,  à  le  faire  élargir;  mais  s'étant  aperçus  qu'il  n'était  dressé 
aucun  procès- verbal  des  effets  précieux  enlevés  aux  condamnés, 
ils  se  permirent  d'en  faire  l'observation  à  ces  prévôts  spoliateurs  ; 
ceux-ci  très-gênés  d'être  devinés  par  des  yeux  dénonciateurs 
voulurent  d'abord  biaiser,  éluder;  bientôt  ils  élevèrent  le  ton 
d'une  manière  tellement  torse  et  oblique,  que  le  peuple,  trompé 
sur  l'objet  de  la  discussion,  et  prenant  les  commissaires  de  la 
section  pour  des  prisonniers ,  allait  les  égorger  ;  lorsque  ceux-ci 
baissant  la  voix  et  adoucissant  les  reproches  d'une  probité  intem- 
pestive ,  filèrent  promptement ,  et  revinrent  comme  des  échap- 
pés. 

2°  Le  comité  civil  de  la  section ,  chargé  de  se  faire  rendre 
compte ,  n'a  rien  pu  découvrir  de  toutes  ces  dépouilles  très-pré- 
cieuses, quoique  les  prisonniers  de  l'Abbaye  particulièrement 
fussent  la  plupart  des  gens  de  qualité  très-opulens. 

La  commission  se  divisa  sur  les  deux  heures  du  matin ,  et  se 
distribua  les  autres  prisons  de  Paris. 

Il  restait  cependant  encore  quelques  prisonniers  à  l'Abbaye; 
la  lassitude  des  opérateurs  leur  fit  abandonner  ce  poste  pendant 
quelques  heures;  ils  vinrent  se  reposer  au  comité  qu'ils  avaient 
choisi  pour  le  théâtre  de  leurs  orgies ,  se  faisant  donner  à  boire, 
à  boire,  et  passèrent  ainsi  la  nuit  dans  des  ruisseaux  de  vin.  Ils 
retournèrent  le  malin  à  la  prison  de  l'Abbaye,  et  tuèrent  ce  qui 
restait,  d'intervalle  en  intervalle. 

J'ai  dit  comme  Billaud-Varennes  était  venu  la  veille  à  la  cour 
de  l'Abbaye  ;  Manuel  était ,  de  son  côté ,  venu  à  la  prison  vers  les 
huit  heures  du  soir,  à  la  lueur  des  flambeaux.  11  avait  harangué 

T.  XVIII.  12 


J78  DOCUMENS    COMPLÉMENTAIRES. 

ia  commission  populaire,  mais  ses  yeux  exprimaient  plus  le  ca- 
ractère de  la  contrainte,  que  de  la  joie  sanglante  qui  animait 
ceux  (\e  Billaud. 

Billaud-Varennes  revhu  le  leiidemaiii  matin  o  septembi-e ,  vers 
midi ,  au  comité  de  la  section  ;  il  pai'lait ,  monté  sur  les  marches 
de  l'escalier,  lorsqu'un  nommé  Khulières,  prisonnier  de  l'Ab- 
baye, déjà  percé  de  plusieurs  coups  de  pique,  courait  nu  dans 
la  cour ,  tombant ,  se  relevant  :  je  l'ai  vu  faire  encore  quelques 
pas  cliancelans,  et  lutter  pendant  plus  de  dix  minutes  contre  la 
mort  qui  iatleignit  enfin.  Voici  les  paroles  abrégées,  mais  textuel- 
lement fidèles  de  Billaud- Varennes  aux  massacreurs  :  «  Respec- 
»  tables  citoyens ,  vous  venez  d'égorger  des  scélérats  ;  vous  avez 
»  sauvé  la  patrie;  la  France  entière  vous  doit  une  reconnaissance 
9  éternelle;  la  municipalité  ne  sait  comment  s'acquitter  envers 
»  vous  ;  sans  doute  le  butin  et  la  dépouille  de  ces  scélérats  (mon- 
j  trant  les  cadavres)  appartiennent  à  ceux  qui  nous  en  ont  délivrés  ; 
»  mais  sans  croire  pour  cela  vous  récompenser,  je  suis  chargé 

>  de  vous  offrir  à  chacun  vingtcjuatre  livres ,  qui  vont  vous  être 

>  payées  sur-le-champ.  (Applaudissemens  nombreux  des  égor- 
»  geurs.)  Respectables  citoyens,  continuez  voire  ouvrage ^  et  la 
j>  pairie  vous  devra  de  nouveaux  hommages.   » 

Nota  f/cHe  que  Billaud- Varennes  est  celui  qui,  en  sa  qualité  de 
substitut  de  procureur  de  la  Commune,  avait,  dans  la  matinée 
des  jours  précédens,  interrogé,  à  la  mairie,  les  détenus  par  suite 
des  visites  domiciliaires ,  notamment  la  femme  Lamballe  ;  et  qu'ils 
avaient  été  distribués  dans  les  diverses  prisons. 

Après  le  discours  que  je  viens  de  rappeler ,  Billaud- Varennes 
entre  au  comité  et  le  charge  de  donner  les  24  livres  qu'il  vient  de 
promettre  aux  opérateurs.  Le  comité,  qui  ne  possède  aucun  fonds 
lui  deiuande  les  moyens  de  satisfaire  aux  engagemens  qu'il  vient 
d'imposer.  Il  répond  laconiquement  de  faire  une  liste ,  et  s'en  va 
sans  donner  d'autre  solution ,  et  laissant  le  comité  tremblant  et 
effrayé  de  cette  terrible  responsabilité  envers  les  opérateurs. 

En  effet,  à  peine  était-il  sorti  que  ceux-ci  fondent  en  masse 
et  demandent  à  grands  cris  la  somme  qui  leur  vient  d'être  allouée 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  179:2).  J79 

par  Billaud-Varennes.  Jamais  position  ni  spectacle  ne  furent  plus 
horribles. 

L'un  a  un  sabre,  une  baïonneite  ensangianlëe;  l'autre  une 
pique  cassée  et  couverte  de  cervelle  humaine;  un  autre  a  arrache 
un  cœur  palpitant  qu'il  porte  au  bout  d'une  hallebarde  brisée; 
l'autre  a  coupé  des  parties  viriles,  qui  lui  servent  à  faire  aux 
femmes  des  plaisanteries  outrageantes.  Voilà  les  trophées,  les 
justifications  abominables  sur  lesquelles  ils  fondent  leurs  réclama- 
lions  menaçantes.  «  Croijez-voiis  que  je  n'ai  (jagné  que  24  livres  y 
disait  hautement  un  garçon  boulanger ,  armé  d  une  massue ,  j'en 
ai  tué  plus  de  quarante  pour  ma  part.  »  Deux  femmes  furent  ren- 
contrées le  matin ,  tenant  à  la  main  de  la  soupe  et  de  la  viande 
dans  un  potage:  «  Oh  allez-vous  donc?  leur  dit  leur  voisine.  — 
Je  portons  à  déjeuner,  répondirent-elles,  à  nos  hommes  qui  tra- 
vaillent à  l'Abbaije.  —  Ya-t-il  encore  de  la  besogne  ?  leur  demande 
un  tueur  qui  venait  de  cuver  son  vin  dans  la  cour.  —  S'il  n'y  en 
a  plus,  il  faudra  bien  en  faire  >  répliquèrent  ces  deux  femmes. 

Inquiet  de  satisfaire  ces  réclamans  fui  ieux,  le  comité  s'occupe 
de  dresser  i\  l'instant  la  liste  de  chacun  d'eux ,  leur  dit  que  l'ar- 
gent esta  la  municipalité,  et  les  engage  à  aller  le  toucher  eux- 
mêmes;  ils  y  consentent  et  partent  munis  de  la  liste.  Point  d'ar- 
gent au  comité  de  surveillance  de  la  Commune.  Ils  attendent  en 
vain  jusqu'à  onze  heures  du  soir  :  à  minuit  ils  reviennent  jurant, 
sacrant,  écumans  de  rage,  et  menaçant  le  comité  collectivement 
de  lui  couper  solidairement  la  gorge,  s'ils  ne  sont  à  l'instant 
payés.  Point  de  réplique  à  cette  décision  impérative  ;  un  membre 
du  comité  veut  user  de  la  voie  de  représentation,  mais  le  sabre 
est  levé  sur  sa  tête  ;  ils  se  trouve  muet  ;  en  un  mot,  c'est  la  bourse 
ou  la  vie  qui  leur  faut.  A  cet  argument  irrésistible  un  membre  du 
comité,  marchand  de  drap,  dem  mde  la  permission  de  courir 
chez  lui  chercher  de  l'argent;  elle  lui  est  accordée;  il  revient  in- 
continent, et  avance  à  ses  risques  la  moitié  du  traitement  des 
égorgeurs. 

Voilà  donc  le  comité  provisoirement  débarrassé  de  ces  mons- 
tres poui"  la  nuit  ;  mais,  apics  avoir  m\é  lu  boisson  immodérée 


180  DOCUMENT   COMPLÉMENTAIRES, 

de  quaranle-huit  heures  continues  ,  ils  reviennent  de  grand  nialia 
chercher  l'autre  moitié.  Deux  commissaires  les  conduisent  fra- 
ternellement à  la  Commune;  j'ai  appris  qu'ils  avaient  été  défini- 
tivement payés  par  le  ministre  Rolland,  et  j'affirme  qu'on  ne  les 
a  point  revus. 

Le  3  septembre  matin,  Billaud-de-Varennes  est  entré  au  con- 
seil-général de  la  Commune,  tenant  amicalement  par  la  main  un 
massacreur  couvert  de  sang,  et  l'a  présenté  comme  un  brave 
homme  qui  avait  bien  ïrami//é ,  suivant  son  expression. 

Voilà  une  esquisse  très-faible  de  ce  qu'un  seul  honmie  a  pu 
recueillir,  mais  surtout  de  ce  qu'il  a  pu  voir  par  lui-même,  des 
horreurs  du  2  septembre.  Dans  le  récit  des  faits  abrégés,  mais 
vrais,  l'on  distingue  d'un  côté,  vengeance  aveugle  et  naturelle 
du  peuple  ;  de  l'autre,  une  soif  inextinguible  de  sang,  de  la  part 
des  tigres  qu'on  ne  peut  ranger  dans  la  classe  du  peuple ,  ni 
Kiéme  dans  celle  des  hommes;  d"un  autre  côté,  enfin,  on  re- 
marque un  01  die  et  une  direction  très-suivis.  Je  laisse  au  lecteur 
à  saisir  le  ifl.  C'est  à  lui  seul  à  faire  les  réflexions  dont  l'historien 
doit  s'abstenir,  et  qu'il  ne  pourrait  épancher  sans  encourir,  au 
moins ,  le  soupçon  de  partialité. 

Felhemesi.  (  Anagrame  de  Méhée  fils.) 


JOURNÉES  DE  SKPTEMBRK  (  1792  ).  181 

HISTOIRE 
DES  HOMMES   DE    PROIE, 

ou 
LES  CRIMES  DU    COUSITÉ  DE   SURVEILLANCE, 

PAR   ROCH    MARCANDIER(I). 

Yerba  volant,  scripta  manent. 

Les  sinistres  ëvénemens  dont  Paris  a  été  le  ihéâtie ,  les  scènes 
de  sang  qui  se  sont  passées  dans  son  sein  ont  jeté  l'effroi  et  la 
consternation  dans  l'anie  des  citoyens  honnêtes  et  sensibles;  et 
il  n'appartient,  j'ose  le  dire,  qu'à  des  assassins  ou  à  ceux  qui 
sont  pi'êts  à  l'être,  de  se  rappeler  sans  frémir  les  crimes  qui  ont 
été  commis  pendant  les  cinq  premiers  jours  de  septembre  1792. 

Les  générations  futures  se  refuseront  à  croire  que  ces  forfaits 
exécrables  ont  pu  avoir  lieu  chez  un  peuple  civilisé ,  en  pi-ésence 
du  corps  législatif,  sous  les  yeux  et  par  la  volonté  des  dépositaires 
des  lois ,  dayis  une  ville  peuplée  de  luiit  cent  mille  liabilans ,  restés 
immobiles  et  frappés  de  stupeur,  à  l'aspect  d'une  poignée  de 
scélérats  soudoyés  pour  commettre  des  crimes  (2). 

({ )  Cette  brochure  est  un  recoeil  de  toutes  les  légendes  qui  eurent  cours  sur  les 
journées  de  septembre  ;  elle  est  marquée  du  cachet  de  l'exagératioa  la  plus  ou- 
trée. On  pourra  s'en  assurer  si  l'on  veut  en  comparer  quelques  récits  avec  notre 
propre  narration  ;  nous  avons  cru  néanmoins  devoir  la  réimprimer,  soit  parce 
qu'elle  contient  des  détails  importans,  sur  l'intérieur  du  comité  de  surveil- 
lance, soit  parce  qu'elle  contient  toutes  les  exagérations  dont  se  sont  servis  la 
plupart  des  liislorieus avant  nous,  et  que  nous-mêmes  nous  n'avons  pu  accueillir 
dans  notre  histoire ,  parce  qu'elles  ne  nous  ont  paru  rien  nmins  que  conformes 
à  la  vérité.  Mais  .  nous  devons  mettre  toutes  les  pièces  sons  les  yeux  de  nos  lec 
leurs.  Voici  maintenant  quelques  mots  de  biographie  sur  Marcandier. 

RochMarcandier  avait  été  secrétaire  de  Camille  Desmoulins;  il  fut  condamne 
à  mort  le  24  messidor  an  II,  par  le  tribunal  révolutionnaire  de  Paris,  comme 
étant  l'un  des  princip:iux  meneurs  fédéralistes,  et  pour  avoir  imprimé  dans  le  vé- 
ritable Ami  du  Peuple ,  dont  il  était  auteur,  que  <'  la  Convention  n'était  plus 
qu'un  noyau  de  sédition,  un  conciliabule  d'anarchistes,  un  assemblage  mon- 
strueux d'hommes  sans  caractèr(w»  elc.  (Note  des  auteurs.) 

(2)  Le  nombre  des  assassins  n'excédait  pas  trois  cents,  encore  faut-il  y  com- 


182  bÔCUMElNS   COMPLÉMENTAIRES. 

Les  promoteurs  de  l'anarchie,  les  agitateurs  du  peuple,  en  un 
mot,  les  partisans  du  crime  ne  cessent  de  nous  dire  qu'une  grande 
conspiration  devait  éclatera  Paris  dans  les  premiers  Jours  de  sep- 
tembre. Personne,  hélas  !  ne  leur  conteste  cette  vérité  que  l'événe- 
ment a  justifiée  d'une  manière  aussi  atroce  que  cruelle  ;  mais  pour 
connaître  les  conspirateurs  ei  de  quelle  nature  était  leur  conspi- 
ration, il  faut  remonter  à  la  source. 

En  établissant  une  chaîne  de  faits ,  il  ne  faudra  point  une  pé- 
nétration surnaturelle  pour  se  convaincre  que  ces  massacres  sont 
l'ouvrage  de  cette  faction  dévorante  qui  est  parvenue  à  la  domi- 
nation par  !e  vol  et  l'assassinat. 

Quelle  que  soit  l'horreur  que  m'inspirent  ces  journées  de  sang 
et  d'opprobre ,  je  les  rappellerai  sans  cesse  aux  Parisiens ,  jusqu'à 
ce  qu'ils  aient  eu  le  courage  d'en  deinander  vengeance.  Quel- 
que pénible  el  douloureuse  que  soit  cette  tâche,  je  la  rempliiai 
avec  constance,  car  il  me  semble  que  !e  plus  sûr  moyen  d'arrêter 
l'anarchie  est  (ie  mettre  ses  parties  honteuses  à  découvert,  et 
de  la  montrer  au  peuple  dans  toute  sa  laideur. 

Je  dirai  donc  la  vérité  sans  ménagement  pour  personne  ;  Je  ra- 
conterai les  faits  sans  les  pallier.  Si  je  fais  par  hasard  quelques 
digressions ,  ce  ne  sera  que  pour  mieux  faire  sentir  combien  il 
est  important  de  demander  compte  aux  membres  du  comité  de 
surveillance  du  sang  qu'ils  ont  fait  répandre  et  des  richesses 
qu'ils  ont  dévorées. 

Descendons  maintenant  dans  cette  caverne ,  et  tâchons ,  s'il  est 
possible ,  d'y  porter  la  lumière. 

Avant  la  journée  du  10  août,  l'administration  de  police  était 
composée  de  Perron ,  Sergent  et  Viguier.  La  situation  de  la  ville 
de  Paris  paraissant  exiger  une  surveillance  plus  active  et  plus 
étendue,  le  conseil-général  de  la  Commune  créa  un  comité  de 
douze  commissaires.  Ces  nouveaux  administrateurs  arrivés  à  la 
mairie,  expulsèrent  de  l'administration  de  police  Perron  et  Vi- 
guier; n^ais  Panis  et  Sergent  furent  exceptés.  Us  restèrent  avec 

prendre  les  quidam,  qui  dans  l'intérieur  du  gnichet  s'étaient  constitués  les  juges 
des  détenus.  (iSote  de  Marcandier^ 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  185 

les  autres  membres  composant  le  nouveau  comité  établi  sur  les 
ruines  de  l'ancienne  police. 

Sôil  par  répugnance,  ou ,  ce  qui  est  plus  vraisemblable,  pour 
écarter  d'abord  toutsbiipç on  d'intrigués,  Panis  et  Sergent  h'bpé- 
raient  que  rarement  avec  leurs  collègues.  '' 

Panis  prétextait  des  incommodités  ei  des  taiigues ,  ils  ne  pa- 
raissail  à  la  mairie  que  pour  nrendie  une  connaissance  succmcle 
de  ce  qui  s'était  passé  en  son  absence ,  du  nombre  des  personnes 
qui  étaient  arrêtées  et  des  dépôts  arrivés  (1)  ;  il  s'en  retournait 
ensuite  en  rudoyant  tous  ceux  qui  se  trouvaient  sur  son  passage. 

Sergent  montrait  un  peu  plus  de  vigilance  et  d'aptitude  au  tra- 
vail ,  et  il  avait  moins  de  rudesse  dans  ses  manières.  11  passait  çp 
revue  avec  une  exactitude  et  un  scrupule  remarquables  les  bkpuxt, 
montres ,  c liâmes  de  montres,  bagues,  or  et  argent,  assignatst, 
généralement  tous  les  objets  qui  peuvent  ilailer  l'œil  curieux  d'un 
bomme  de  goût,  d'un  véritable  amateur.  A  la  vue  d'objets  si  sé- 
duisans,  il  était  difficile  à  un  homme  ami  des  belles  choses  de 
tenir  long-temps  à  celte  rude  épreuve.  Aussi  ne  larda-t-il  point 
à  donner  un  exemple  de  là  fragilité  humaine  ;  le  malheureux  sue- 
comba  à  la  tentation.  A  l'exemple  de  notre  premier  père  qui, 
entraîné  par  la  gourmandise,  se  perdit  en  portant  une  main  fu- 
race  sur  le  fruit  défendu.  Sergent  se  perdit  par  un  autre  larcin  ; 
non  content  de  la  quote  pprl  qui  lui  était  dévolue  dans  les  dépôts, 
il  se  fit  présent  de  deux  montres  d'or  ornées  de  leurs  chaînes  et 
d'une  agate  du  plus  grand  prix  (2). 

Les  dépôts  faits  au  comité  de  surveillance  provenaient  d'effets 
enlevés  aux  Tuileries  et  chez  les  j)ersounes  :  rrétéos,  telles  que 
Lapone  et  Septeuil ,  ainsi  que  beaucoup  d'autres  qui  a:\'aieilt 

(0  Le» partisans  des  mas-'acres  ne  diront  pas, sans  doute,  que  les  diamuDs  et 
les  l)ijoiix,  etc.,  des  persooijes  ."rrétées,  étaient  sçuspects  !  Cependant  qn  s'em- 
parait nvec  soin  des  peisf)nnes  et  des  clioses.  C'  seul  fait  suffit,  ce  me  serulile  , 
pour  donner  la  cit'f  des  massacre  s.  Quand  on  demande  aux  aii-.rcliibt*s«^t»r- 
quoi  lec;)inil(î  d'!  surveiliaiice  faisais  ealever  les  propiiétés  avec  les  p^so^f^, 
ils  ne  savent  que  repoudre.  (Aote  de  Marcandiçr.) 

(2)  De  là  lui  vient  le  surnom  à' Agate.  (Piote  de  Marcan^^'rl^ 


184  DOCLMENS    COMPLÉMENTAIRES. 

abandonné  leurs  maisons  et  leurs  richesses  à  l'époque  des  visites 
domiciliaires,  qui  ont  précédé  les  massacres. 

Chaque  dépôt  devait  être  accompagné  d'un  procès-verbal  qui 
énonçât  la  nature  et  l'état  des  objets  déposés  ;  mais  pour  voler  im- 
punément il  fallait  employer  des  moyens  extraordinaires.  Dès- 
lors  on  travailla  à  soustraire  les  procès-verbaux ,  et  à  jeter  la 
confusion  et  le  désordre  parmi  ceux  dont  la  soustraction  était 
trop  difficile. 

Les  procès-verbaux  auraient  dû  être  dans  une  seule  main , 
avec  indication  précise,  sur  un  registre,  du  lieu  où  se  trouvaient 
les  objets  déposés;  voilà  du  moins,  ce  qu'auraient  fait  des  admi- 
nistrateurs sages  et  bien  intentionnés;  mais  des  brigands,  des 
voleurs  capables  de  tous  les  crimes,  ont  dû  prendre  u^e  autre 
marche  et  mépriser  le  vœu  impératif  de  la  loi  ;  voici  la  route  tor- 
tueuse que  ces  hommes  de  proie  ont  suivie  pour  arriver  à  leur  but. 

Plusieurs  commissaires  du  comité  de  surveillance,  avaient  ob- 
servé à  différentes  reprises ,  que  leurs  pouvoirs  ne  les  autori- 
saient qu'à  rechercher  les  conspirateurs  et  les  contre-révolution- 
naires avec  leurs  papiers  et  leurs  correspondances  ;  que  le 
conseil-général  ne  leur  avait  point  conféré  le  pouvoir  d'être  dépo- 
sitaires ;  en  conséquence ,  il  fut  décidé  que  l'on  en  référerait  au 
conseil-général ,  afin  qu'il  déchargeât  le  comité  de  surveillance 
de  cette  responsabilité.  On  convint  d'assembler  le  comité  pour 
délibérer  sur  cet  objet;  l'assemblée  se  tint  vers  les  derniers  jours 
d'août,  dans  le  bureau  principal  du  comité  de  surveillance,  où 
vinrent  Panis  et  Sergent ,  accompagnés  de  Marat  qui  n'avait  au- 
cun droit ,  aucun  caractère  pour  s'y  trouver,  attendu  qu'il  n'était 
point  administrateur  ;  mais  il  y  avait  du  butin  à  partager  ,  il  n'en 
fallait  pas  davantage  pour  provoquer  la  réunion  des  hommes  de 
proie. 

L'objet  fut  à  peine  soumis  à  la  délibération ,  que  Panis  inter- 
rompit ses  collègues  en  les  assurant  qu'il  avait  trouvé  un  moyen 
aussi  simple  que  prompt  de  terminer  la  chose,  et  de  tirer  le  co- 
mité de  surveillance  d'embarras.  On  écoute  :  le  fripon  propose 
d'adjoindre  au  comité,  d'abord  son  intime  Marat  *  et  quatre  a 


JOURNÉES    DE   SEl'TEMUUE  {  1792  ).  185 

»  cinq  autres  dont  il  répondait  comme  de  lui  même;  d'après 
»  cela,  ajoutait-il,  il  n'y  a  nulle  inquiétude  à  avoir  sur  les  dé- 
»  pots  ;  on  mettra  tout  en  ordre.  > 

Ceux  qui  n'avaient  pas  les  mêmes  desseins  que  Barrabas 
Panis ,  trouvèrent  cette  adjonction  illusoire  et  ridicule,  La  majo- 
rité observa ,  qu'il  n'y  avait  point  plus  de  sûreté  pour  l'avenir , 
qu'il  y  en  avait  eu  par  le  passé,  que  par  la  proposition  de  Bar- 
rabas,  ils  se  trouvaient  toujours  sujets  à  une  responsabilité  so- 
lidaire; qu'en  conséquence,  pour  leur  tranquillité  personnelle 
et  l'honneur  du  comité,  il  fallait  demander  au  conseil  général 
qu'il  remît  à  d'autres  le  soin  et  la  conservation  des  dépôts  ;  d'ail- 
leurs, ajoutaient-ils  encore,  il  est  hors  des  principes  et  fort  étranger 
à  notre  mission  de  conjmuniquer  des  pouvoirs  d'administrer ,  sans 
la  participation  du  conseil-général ,  à  des  hommes  qui  ne  sont 
pas  nommés  par  le  peuple  membres  du  conseil-général. 

Ces  observations  faites  en  présence  de  Marat ,  annonçaient  une 
sévérité  de  principes  qui  ne  pouvait  que  déplaire  à  Barrabas  et  à 
Sergent.  Ces  deux  inséparables  larrons  entrèrent  dans  une  colère 
horrible  contre  les  administrateurs  pusillanimes  qui  s'avisaient  de 
parler  principes  dans  un  moment  où  il  ne  s'agissait  que  de  dé- 
ployer les  grands  moyens  de  faire  rapidement  fortune. 

Panis  avait  l'air  d'un  frénétique  ;  il  leur  reprocha  qu'ils  n'étaient 
point  à  la  hauteur  de  la  révolution;  Marat,  l'œil  rouge  de  sang, 
menaça  de  les  traîner  dans  la  boue  s'ils  n'agissaient  au  gré  de  son 
ami  Barrabas.  Sergent  était  un  peu  plus  calme  ;  il  avait  l'air  sup- 
pliant, et  il  semblait  leur  dire  :  terminons  ces  débats,  vivons  en 
bonne  intelligence ,  mais  les  commissaires  se  tinrent  constamment 
au-dessous  de  la  révolution,  et  ne  voulurent  pas  des  adjoints  de 
Barrabas. 

Cette  séance  fort  orageuse  se  termina  par  un  présent  que 
Marat  exigea  dps  commissaires,  et  qu'ils  eurent  la  faiblesse  de 
lui  permettre  d'enlever  ,  ce  furent  quelques  presses  et  des  carac- 
tères de  l'imprimerie  ci-devant  royale,  dont  ils  n'avaient  pas 
le  dioit  de  [disposer.  Aussi  fut -il  reconnaissant.  Ce  premier 
acte  de  faiblesse  lui  donna  des  espérances  pour  l'avenir,  il  ne 


186  DOCUMENS    COMPLÉMENTAIRES. 

les  traînera  point  dans  la  boue  comme  il  les  en  avait  menacés. 

Il  est  essentiel  de  rappeler  ici ,  que  le  comité  de  surveillance 
était  composé  de  douze  membres ,  non  compris  Panis  et  Sergent, 
ce  qui  faisait  quatorze  ;  huit  s'opposèrent  à  l'adjonction  et  les 
quatre  autres  hommes  de  proie  décidés  (I) ,  se  rangèrent  au  sen- 
timent de  Barrabas  et  de  Sergent. 

Par  le  refus  motivé  des  commissaires,  d'accéder  à  la  proposi- 
tion de  Barrabas,  reialive  à  radjonciion  qu'il  avait  proposée, 
son  plan  de  rapine  se  trouvait  absolument  bouleversé,  son  but 
était  manqué;  cependant  il  voulait,;)  quelque  prix  que  ce  fût, 
s'adjuger  tous  les  dépôts  et  n'en  pas  laisser  le  moindre  vestige. 
Ce  vaste  projet  ne  pouvait  s'accomplir  que  par  la  soustraction 
des  procès-verbaux  ,  et  la  ténacité  des  commissaires  élait  un  ob- 
stacle qu'il  n'avait  pas  prévu.  Il  était  heureusement  à  la  hauteur 
de  la  révolution  ;  il  ne  s'agissait  que  d'avoir  avec  lui  des  gens 
dont  il  pût  répondre  comme  de  lui-même.  Aidé  de  son  bon  génie 
qui  lui  inspira  ce  qu'il  fallait  faire ,  il  leva  soudain  tous  les  obsta- 
cles ;  voici  comment  il  dressa  ses  batteries  : 

Il  avoit  d'abord  rejeté  la  mesure  proposée  par  les  commissai- 
res, tendant  à  demander  au  conseil-général  qu'il  remît  en  d'au- 
tres mains  la  conservation  des  dépôts;  après  y  avoir  mûrement 
réfléchi,  il  trouva  dans  cette  proposiiiou  le  moyen  d'arriver  à 
son  but. 

Le  50  août  à  l'insu  des  commissaires ,  il  se  retire  auprès  du 
conseil-général ,  c'était  un  instant  avant  la  levée  de  la  séance;  Ip 
moment  élait  favorable ,  il  y  avait  peu  de  monde  ;  il  prend  la  pa- 
role, non  pour  parler  dans  le  sens  des  opposans  à  l'adjonction, 
mais ,  pour  les  dénoncer  et  les  calomnier  :  «  La  majorité  des  mem- 

(<)  Ces  brigauiis  sans  pudeur  qui  ont  vendu  leurs  suffrages  à  Barrabas,  se 
nomment  Duffori,  Leclerc,  Lenfant  et  Cailiy,  placardés  par  la  Commune  et  dé- 
noncés à  l'accusateur  public  ainsi  que  Barrabas  et  Sergent ,  pour  raison  des  lar- 
ciBs  qu'ils  eut  curamis  dans  leur  admiuistralion.  Malgré  les  preuves  multipliées 
de  leur  forf.>i!ure,  cette  baucîe  de  voleurs  r^'ste  impimie;  l'ac  usaleur  public 
n'ose  les  poursuivre.  Cette  fiiiblesse  des  organes  de  la  loi  con'.re  les  spoliateurs 
des  deniers  du  peupk' ,  répond  victorieusement  à  ceux  qui  soutiennent  que  nous 
ne  sommes  pas  dans  l'anarchie.  (iN'ofe  de  Marcandier.) 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  {  1792  ).  187 

bres  du  comité  de  surveillance  sont  ineptes ,  dit-il ,  ils  ne  mar- 
chent pas;  le  j)lus  grand  désordre  règne  dans  le  comité.  »  Il  ter- 
mine la  diatribe  par  demander  que  le  conseil-général  l'autorise 
à  s'adjoindre  des  membres,  pour  composer  un  comité  à  sa  façon, 
de  gens  dont  il  répondrait  comme  de  lui-même.  C'était  une  tour- 
nure astucieuse  par  laquelle  il  revenait,  malgré  les  commissaires, 
au  point  d'où  il  était  parti. 

Le  conseil-général  prend  aussitôt  un  arrêté  conforme  à  la  de- 
mande de  Barrabas;  muni  de  cet  arrêté ,  le  voilà  maître  de  tout. 
Jusqu'à  cette  époque  il  avait  affecté  dans  ses  discours  les  grands 
airs  du  désintéressement ,  et  dans  le  cours  de  la  discussion  qui 
eut  lieu  relativement  à  Tadjonclion  ,  il  disait  à  ses  collègues ,  que 
jamais  il  n'était  entré  dans  les  magasins  où  étaient  les  dépôts, 
qu'il  ne  les  connaissait  pas.  Le  coquin  !  l'imposteur!  il  les  avait 
tous  vus,  et  déjà  il  avait  fait  enlever  par  des  commis  affidés, 
nombre  de  procès-verbaux  dont  il  tenait  note  exacte ,  pour  sa- 
voir combien  il  en  restait  et  quels  étaient  ceux  sur  lesquels  il  lui 
importait  de  mettre  la  main. 

Dans  les  premiers  temps ,  comme  je  l'ai  observé  ailleurs ,  Bar- 
rabas et  Sergent,  son  émule ,  affectaient  de  ne  paraître  que  mo- 
mentanément au  comité;  mais  depuis  le  15  août  jusque  après  les 
massacres ,  l'un  et  l'autre  y  vinrent  régulièrement  tous  les  jours , 
et  ne  désemparèrent  plus  que  pour  passer  à  la  Convention  cou- 
verts de  sang  et  chargés  de  vols.  Les  magasins  de  dépôts  étaient 
les  salles  mêmes  des  bureaux  du  comité  de  surveillance  ;  c'étaient 
notamment  dans  ce  bureau  où  étaient  déposées  les  malles ,  boî- 
tes, cartons,  etc. ,  etc.  11  y  avait  en  outre  dans  celte  salle,  une 
ou  deux  grandes  armoires  qui  étaient  remplies  d'objets  pn'cioux. 
Seulement  on  avait  placé  dans  une  chambre  haute  quelques  ob- 
jets peu  dignes  des  hommes  de  proie ,  tels  (jue  pistolets,  sabres , 
fusils,  cannés  ù  sabre,  etc.;  Barrabas  connaissait  donc  les  dé- 
pôts, il  les  avait  donc  vus,  puisqu'il  entrait  chaque  jour  et  à  toute 
heure  dans  les  salles  où  ils  étaient  renfciines  ;  mais  en  adnivttant 
qu'il  les  eût  ignores,  ce  qui  suit  montrera  qu'il  ne  larda  point  à 
faire  tirie  intime  connaissance  avec  eux. 


■JcSS  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

Le  31  août ,  en  vertu  de  l'arrêté  du  30  qu'il  avait  surpris  au 
conseil-général ,  i!  mit  les  scellés  sur  le  principal  bureau  du  co- 
mité de  surveillance ,  où  étaient  précisément  les  dépôts  précieux 
qu'il  avait  dit  ne  pas  connaître.  11  profita  de  l'absence  des  com- 
missaires, et  fit  en  sorte  que  les  scellés  furent  apposés  par  lui 
seul ,  et  il  les  leva  de  même  sans  leur  participation.  Barrabas  po- 
sant et  levant  les  scellés  lui  seul^  sans  le  concours  d'aucuns  té- 
moins... quelle  source  féconde  de  reflexions!  Quelle  matière  à 
conjectures,  surtout  quand  on  se  rappelle  que  Barrabas  était  jadis 
avocat  au  Chàtelet ,  et  qu'en  celte  qualité  il  ne  pouvait  ignorer 
les  lois  (1).  D'intelligence  avec  son  digne  ami  Sergent,  ils  pri- 
rent encore  une  mesure  également  hardie  qui  acheva  de  les  rendre 
maîtres  absolus  du  bulin.  Us  couronnèrent  l'œuvre  en  s'empa- 
rant  d'une  quantité  d'autres  procès-verbaux  qui,  jusqu'alors, 
n'étaient  point  tombés  en  leur  puissance. 

Des  commissaires  de  section  avaient  déposé  à  la  mairie  des 
procès-verbaux  et  des  effets  en  tout  genre  ,  enlevés  chez  les  per- 
sonnes qi;e  l'on  jetait  par  centaines  en  prison  (car  dans  ce  mo- 
ment les  sections  se  mêlaient  aussi  du  métier  ;  il  y  eut  même  des 
arrestations  faites  par  des  quidam  qui  n'avaient  point  de  mis- 
sion). Plusieurs  membres  du  comité  de  surveillance  ayant  vu, 
ce  qui  s'appelle  vu  de  leurs  propres  yeux ,  que  Barrabas  exerçait 
un  brigandage  illimité,  résolurent  d'y  mettre  un  frein.  Au  fui  hI 
à  mesure  que  les  procès-verbaux  arrivaient,  ils  avaient  la  pré- 
caution de  les  envoyer  au  bureau  centi  al ,  pour  que  les  commis 
prissent  le  soin  de  les  mettre  en  ordre  et  que  le  chef  de  ce  bu- 
reau en  répondît  ;  mais ,  avec  l'arrêté  du  30,  que  Barrabas  inter- 
prétait toujours  suivant  ses  intérêts,  il  renversa  encore  cette 
nouvelle  barrière.  Toujours  à  la  hauteur  de  la  révolution ,  il  mit 
les  scellés  sur  le  bureau  cential  comme  il  les  avait  mis  sur  le  co- 
mité de  surveillance,  chassa  de  ce  bureau  les  commis  qui  ne  nié- 


(1)  C'est  sans  doute  cette  espièglerie  qui  a  donné  lieu  à  l'arrêté  de  la  Com- 
mune en  date  du  \0  mai ,  par  lequel  il  est  dit  qu'à  compter  de  septembre  ,  il  y 
a  eu  bris  de  scellés,  riolation,  dilapidation  de  dépôts,  fausses  déclaraiions  et 
antres  infidélités.  (Note  de  Marcandier.) 


JOCRNÉES   DE  SEPTEMBRK   (1792).  189 

ritaient  pas  tous  de  l'être,  puisqu'il  donna  lui-même  un  certificat 
de  civisme  à  celui  qui  était  à  la  tête  du  bureau  central  après  l'en 
avoir  expulse.  Dès-lors  il  ne  restait  plus  avec  lui  que  des  hommes 
sûrs  dont  il  pouvait  répondre  comme  de  lui-même.  De  ce  nom- 
bre, étaient  les  administrateurs  Leclerc ,  Lenfant ,  Gailly  et  Dut- 
fort  ,  trop  intéressés  au  brigandage  pour  s'aviser  jamais  d'entraver 
les  opérations  de  Barrabas  ;  la  certitude  d'être  admis  au  partage, 
leur  faisait  contempler  d'un  œil  complaisant  les  entreprises  les 
plus  révoltantes ,  les  attentats  les  plus  horribles.  D'un  autre  côté , 
le  Prussien  Marat,  fiaîchement  sorti  de  sa  caverne,  Jourdeuil  le 
grippe-sous,  Duplain  le  banqueroutier  et  Deforgues  autre  fripon, 
n'étaient  pas  gens  non  plus  à  contrarier  Barrabas.  On  conçoit 
donc  aisément  que  cette  monstrueuse  association ,  dont  l'en- 
semble rappelait  l'idée  de  tous  les  vices  et  de  toutes  les  turpitu- 
des, ne  pouvait  enfanter  que  de  grands  crimes,  et  c'est  ce  qui 
est  arrivé.  Ce  fut  dans  celte  caverne  que  furent  préparés  les 
massacres  de  septembre ,  ce  fut  dans  cet  abominable  repaire  que 
fut  prononcé  rarrét  de  mort  de  huit  mille  Français,  détenus  la 
plupart  sans  aucun  motif  légitime,  sans  dénonciation,  sans  au- 
cune trace  de  délit ,  uniquement  par  la  volonté  et  l'arbitraire  des 
voleurs  du  comité  de  surveillance. 

Quelques  jours  avant  les  massacres,  des  membres  du  comité, 
effrayés  de  cette  violation  des  principes ,  touchés  du  spectacle 
affreux  d'une  multitude  de  citoyens  enfermés  à  la  mairie,  qui  ré- 
clamaient contre  leur  arrestation ,  et  demandaient  à  grands  cris 
qu'on  leur  en  fît  connaître  les  motifs;  ces  commissaires,  dis-je, 
voulurent  consacrer  le  jour  et  la  nuit  à  les  interroger,  pour  re- 
mettre en  liberté  ceux  qui  étaient  retenus  sans  griefs,  et  envoyer 
en  prison  ceux  qui  étaient  dans  le  cas  d'être  traduits  devant  les 
tribunaux. 

Dans  le  nombre  de  ces  détenus ,  il  y  en  avait  plusieurs  qui 
('taient  réclamés  par  leurs  sections  ;  mais  ils  étaient  riches ,  et  aux 
yeux  de  Barrabas  c'était  un  crime  qu'il  ne  pardonnait  pas.  Ils 
ne  furent  point  interrogés,  il  les  envoya  en  prison  sans  aucune 
formalité  ;  il  éiaii  nuisible  à  ses  intérêts  qu'oii  les  interrogeât , 


490  DOCUMENS    COMPLÉMENTAIRES. 

car,  en  remplissant  celle  formalité,  il  aurait  fallu  des  motifs  pour 
les  retenir,  et  ceux  contre  lesquels  il  n'y  en  avait  pas  recou- 
vraient de  droit  leur  liberté.  Alors  il  fallait  nécessairement  leur 
remettre  leurs  richesses;  au  lieu  qu'en  les  faisant  massacrer  sans 
rédaction  de  p;  ocès-verbal ,  sans  interrogatoire ,  il  ne  restait  au- 
cune trace  ni  des  personnes  ni  des  choses  ;  il  fermait  la  porte  à 
toutes  les  réclamations ,  ce  qui  le  laissait  fort  à  son  aise  pour  se 
mettre  impunément  en  possession  de  l'hérédité  vacante,  ou,  pour 
me  servir  d'une  expression  ti  iviale ,  il  était  à  même  de  pêcher  en 
eau  trouble. 

Le  2  septembre ,  on  apprend  que  la  ville  de  Verdun  est  prise 
par  les  Prussiens  qui ,  ajoutent  les  colporteurs  de  cette  nouvelle, 
s'y  sont  introduits  par  la  trahison  des  V^erdunois,  après  une  ré- 
sistance simulée  de  leur  paît.  Aussitôt  on  lire  le  canon  d'alarme, 
la  générale  bat  et  le  tocsin  sonne.  Des  municipaux  à  cheval  cou- 
rent sur  les  places  publiques,  confirment  celle  nouvelle ,  font  des 
proclamations  pour  exciter  les  citoyens  à  marcher  contre  l'en- 
nemi. 

Au  premier  coup  de  tocsin ,  chacun  se  demandait  avec  raison 
pourquoi,  au  moindre  danger,  on  se  complaisait  à  jfter  ainsi  l'a- 
larme dans  Paris,  et  à  frapper  de  terreur  tous  ses  habitans.  Loin 
d'entretenir  dans  leur  ame  cette  mâle  énergie  qui  convient  à  des 
guerriers  et  assure  le  gain  des  batailles,  n'était-ce  pas  en  effet  un 
moven  puis^nnl  d'énerver  leur  courage?  Mais  ceux  qui  ne  con- 
naissaient pas  le  secret  des  conjurés  furent  bientôt  instruits  par 
leur  propre  expérience.  0  jour  de  deuil  et  d'opprobre!  C'étoit 
à  ce  signal  que  devaient  se  réunir  les  assassins  qui  se  portèrent 
aux  prisons;  c'élaii  !e  prélude  du  plus  affreux  carnage. 

Les  brigands  distribués  par  bandes  se  portent  aux  prisons  ;  aux 
unes  ils  fracturent  les  portes,  aux  autres  ils  se  font  livrer  les 
clefs  et  s'emparent  des  victimes  que  le  comité  de  surveillance  y 
avait  amoncelées  pendant  quinze  jours. 

Ces  assassins  armés  de  sabres  et  d'instrumens  meurtriers,  les 
bras  retrousses  jusqu'aux  coudes,  ayant  à  la  main  des  listes  de 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  {  1792  ).  191 

proscription  dressées  quelques  jours  auparavant,  appelaient  no- 
minativement chaque  prisonnier. 

Des  membres  (lu  conseil-fjénéral,  revêtus  de  l'echarpe  trico- 
lore, et  d'autres  particuliers  s'établissaient  au  guichet  dans  l'in- 
térieur de  la  prison.  Là  était  une  table  couverte  de  bouteilles  et 
de  verres,  autour  étaient  groupés  les  prétendus  juges  et  quelques- 
uns  des  exécteurs  de  leurs  sentences  de  mort.  Au  milieu  de  la 
table  était  déposé  le  registre  d'écrou. 

Les  assassins  allaient  d'une  chambre  à  l'autre,  appelaient  cha- 
que prisonnier  à  tour  de  rôle ,  puis  le  conduisaient  devant  le  tribu- 
nal de  sang  qui  lui  faisait  ordinairement  cette  question  :  Qui  ètes- 
vous?  Aussitôt  après  que  le  prisonnier  avait  décliné  son  nom,  les 
cannibales  en  écharpe  inspectaient  le  registre ,  et  après  quelques 
interpellations  aussi  vagues  qu'insignifiantes,  ils  les  remettaient 
entre  les  mains  des  satellites  de  leurs  cruautés,  qui  les  condui- 
saient à  la  porte  de  la  prison,  où  étaient  d'autresassassinsqui  les 
massacraient  avec  une  férocité  dont  on  chercherait  en  vain  des 
exemples  chez  les  peuples  les  plus  barbares  (1). 

A  la  prison  de  l'Abbaye  ils  étaient  convenus  entre  eux  que 
toutes  les  fois  que  l'on  conduirait  un  prisonnier  hors  du  guichet 
en  prononçant  ce  mot:  à  la  Force,  ce  serait  ré(iuivalent  d'une 
sentence  de  mort.  Ceux  qui  remplissaient  à  la  Foice  le  même 
emploi,  c'est-à  dire  le  métier  de  bourrtau,  étaient  convenus  de 
même  qu'en  prononçant  ce  mot  :  à  l'Ablmije,  cela  voudrait  dire 
qu'il  fallait  donner  la  mort  au  prisonnier ,  qu'il  était  condamné. 
Ceux  qui  étaient  absous  par  le  sanglant  ti  ibunal,  étaient  mis  en 
lii  ertéet  conduits  à  quelque  distance  de  la  prison  ,  au  milieu  des 
cris  de  vive  la  nation  (2)  / 

<i)  h'Agoniedetrente-lmit  heures  de  Jouruiac  Saint-Méard,  détenu  ii  PAb- 
haye,  nous  dunoe  sur  celle  prison  des  détails  que  le  passe  sous  silence,  parce 
qu'ils  sont  déjà connits  et  qu'on  peut  les  lire  daus  son  éciit.  (i\.  de  Marrandier.) 

(2}  Peu  furent  mis  eu  libertc*.  Le  ciloyeu  Bonneville,  peintre,  me  raconta 
qu'étant  allé  h  l'Abbaye  pour  récl;imer  trois  personnes  ;  k-s  soi-disant  juges  se  ré- 
crièrent sur  le  uoiubre  trois;  c'est  beJucoup,  disaient-ils.  Mais  ih  sont  inno- 
cens ,  répliqua  Bonneville.  Attendez,  continua  le  président  .-je  vais  donner  un 
08  à  ronger  à  ceux  qui  sont  à  la  porte,  et  je  voua  satisferai  ensuite.  Ce  fut  l'abbé 


\9à  DOCUMENS    COMPLÉMENTAIRES. 

L'assemblée  législative  députa  plusieurs  de  ses  membres,  qu*elle 
chargea  de  rappeler  à  ia  loi  les  brigands  qui  s'en  écartaient 
d'une  manière  aussi  atroce;  mais  que  pouvait  le  langage  de  la 
raison  et  de  la  morale  sur  des  assassins  altérés  de  sang,  et  la  plu- 
part plongés  dans  la  plus  crapuleuse  ivresse?  Cette  mesure  était 
insuffisante;  toute  harangue  devenait  vaine,  attendu  que  pour 
dompter  des  tigres  il  lallait  de  la  force  armée,  il  fallait  que  l'as- 
semblée sortît  tout  entière,  et  qu'elle  vînt  former  autour  de  cha- 
que prison  un  rempart  inexpugnable.  Ils  repoussèrent  par  des 
menaces  tous  les  avis  et  les  conseils  de  paix  qui  leur  étaient  por- 
tés. L'abbé  Fauchet,  évéque  du  Calvados,  membre  de  la  députa- 
lion  ,  fut  menacé ,  injurié,  et  peu  s'en  est  fallu  que  de  la  menace 
on  n'en  vînt  aux  coups  ;  il  vit  l'insiant  où  les  assassins  allaient  les 
comprendre  au  nombre  de  leurs  victimes.  Il  se  relira,  et  vint 
rendre  compte  à  l'assemblée  qui  était  elle-même  dans  la  stupeur 
et  l'avilissement,  menacée  d'une  dissolution  toiale  par  l'infâme 
Robespierre,  qui  exerçait  une  tyrannie  sans  bornes  dans  Pa- 
ris (1). 

Les  prêtres  renfermés  dans  l'église  des  Carmes ,  furent  tous 
massacrés  à  l'exception  d'un  seul;  on  les  faisait  sortir  les  uns  après 
les  autres  et  souvent  deux  ensemble.  D'abord  les  assassins  les 
tuèrent  à  coups  de  fusil  ;  mais  sur  l'observation  d'une  multitude 
de  femmes  qui  étaient  là  présentes ,  que  celte  manière  était  trop 
bruyante,  on  se  servit  de  sabres  et  de  baïonnettes.  Ces  malheu- 


de  Rastiguac  qui  fut  massacré  en  cet  instant,  et  les  trois  personnes  que  Bonne- 
ville  demandait  lui  furent  rendues.  (Note  de  Marcandier.) 

i.  i  )  Voyez  l'accusation  du  député  Louvet  contre  Robespierre ,  publiée  dans  les 
premiers  temps  de  la  conyention  ;  la  Conduite  que  ce  faux  patriote  a  tenue  à  l'é- 
gard de  l'assemblée  législative,  y  est  montrée  au  grand  jour.  On  voit  un  con- 
spirateur audacieux  ,  qui  voulait  asseoir  la  dictature  sur  les  débris  de  la  repré- 
sentation nationale;  cependant  Robespierre  ne  cesse  de  parler  de  ses  vertus  ci- 
viques ,  de  son  désintéressement,  et  si  on  veut  l'en  croire,  personne  n'est  moins 
ambitieux  que  lui.  Ce  misérable  quitta  la  place  d'accusateur-public  au  tribunal 
criminel  de  Paris ,  pour  vivre,  disait-il ,  dans  la  retraite  ;  il  avait  imprimé  qu'il 
n'était  point  intrigant,  qu'il  ne  voulait  aucune  place,  qu'il  n'en  accepterait  au- 
cune ,  et  tout  à  coup  il  fut  se  nicher  dans  le  conseil-général  de  la  Commune  et 
de-là  au  Capitole ;  du  Capilole,  quel  saut  fera-t-il?...  Consultez  l'bistoire ,  elle 
vous  nppi'endra  ce  que  devenaient  les  ennemis  du  peuple  romain.  (IW  de  Marc.  ) 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  493 

reuses  victimes  se  prosleinaient  nu  milieu  de  la  cour  et  se  recueil- 
laient un  insiantj  abandonnés  de  la  nature  entière,  sans  appui, 
sans  consolation  autre  que  le  léuioijjnage  de  leur  conscience,  ils 
élevaient  les  yeux  et  les  mains  vers  le  ciel,  et  semblaient  conju- 
rer lÉire-Suprème  de  pardonner  à  leurs  assassins.  Le  seul  qui 
échappa  à  leur  fureur  s'était  caché  dans  un  lieu  dérobé;  deux 
gardes  nationales    l'aperçoivent  ;  ce   p'êlre  vénérable  courbé 
sous  le  poids  des  années,  les  cheveux  blanchis  par  la  vieillesse, 
tombe  à  leurs  genoux,  les  yeux  bagnes  de  larmes,  il  invi  que 
leur  appui,  il  leur  parle  d'humanité.  Ce  beau  sentiment  ne  leur 
était  pas  imonnu  ;  ils  ne  s'étaient  glissés  parmi  les  assassins  que 
dans  l'espérance  de  leur  arracher  quehjues  victimes;  mais,  hé- 
las! en  lui  sauvant  la  vie  ils  s'exposaient  de  tomber  à  sa  place. 
Cependant,  leur  résolution  fut  aussi  piompte  que  le  péril  était 
imiuineut.  «  Pienez  mon  fusil,  lui  dit  l'un  d'eux,  et  suivez-nous, 
»  en  traversant  la  cour  ensemble,  nous  crierons  i^iiie /a  »a/ion/ 
»  les  assassins  croiront  que  vous  êtes  de  l'expédition  ;  »  ce  stra- 
tagème heureux  mille  vieillard  hors  de  tout  soupçon;  il  traversa 
la  cour  et  sortit  de  la  foule  sans  être  connu. 

Et  vous,  partisans  de  ces  massacres ,  conjurés  féroces  qui  n'a- 
vez cessé  de  tromper  la  multitude  crédule,  direz-vous  qu'il  était 
imi)Ossib!e  d'arrêter  le  bras  des  assassins?  Direz-vous  qu'il  n'était 
point  en  votre  puissance  de  les  réprimer?  Vous  avez  dit  aux  dé- 
partemens,  par  l'orgime  imposteur  de  vos  commissaires,  que 
vous  n'aviez  pu  arrêter  la  co'.ère  du  peuple.  Malheureux!  vous 
prostituez  le  nom  du  peuple,  vous  ne  l'invoquez  que  pour  le  dés- 
honorer et  couvrir  vos  turpitudes  et  vos  crimes!  Était-ce  donc 
lepiuple  qui  commettait  ces  forfaits  exécrables?  Non,  il  gémis- 
sait en  silence  ;  c'est  vous,  administrateurs  féroces,  qui,  d'intelli- 
gence avec  le  conseil-général  de  la  Commune  et  le  ministre  Dan- 
ton, avez  tout  préparé,  tout  fait  exécuter.  C'est  vous  qui  avez  fait 
commeitre  tous  ces  crimes  par  un  petit  nombre  d'alïidés,  afin  de 
vous  enrichir  des  d('pouilles  sanglantes  de  vos  nombreuses  vic- 
times; c'est  vous  qui  avez  fait  de  Paris  le  coupe-gorge  du  riche, 
te  préparé  la  misère  du  peijple  en  l>i'!'^:anf  tons  les  lions  sociaux, 
T.  xvm.  1"» 


194  DOCUMENT   COMPLÉMENTAIRES. 

en  tarrissant  tous  les  canaux  de  la  circuiaiion ,  en  délrulsant  la 
confiance  publique  si  nécessaire ,  si  indispensable  à  la  prospérité 
commune  et  au  bonheur  de  tous. 

S'il  n'était  pas  prouvé  qu'à  vous  seuls  appartient  l'opprobre  des 
premiers  jours  de  septembre,  je  vous  rappellerais  deux  faits  que 
vous  ne  pouvez  nier.  Je  vous  rappellerais  ce  paiement  de  850  liv., 
iait  par  ordre  du  conseil-général ,  au  marchand  de  vin  qui  four- 
nissait vos  assassins  à  la  Force  pendant  leur  horrible  exécution  ; 
je  vous  rappellerais  le  comité  de  surveillance ,  louant  la  veille  du 
massacre  les  voitures  qu'il  destinait,  et  qui  ont  servi  à  conduire  à 
|a  carrièie  de  Charenton  les  cadavres  de  septembre. 

Mais  tous  ces  crimes  sont  attestés  par  des  milliers  de  témoins, 
et  s'ils  ne  l'étaient  pas,  on  aurait  encore  le  droit  de  vous  punir  de 
votre  inaction  criminelle. 

Pourquoi,  après  vous  être  emparé  de  tous  les  pouvoirs,  n'en 
avez-Yous  point  fait  usage  pour  tempérer  la  fureur  des  assassins? 
Quel  mouvement  vous  êtes  -  vous  donné  ?  Quelle  mesure  avez-vous 
prise  pour  arrêter  l'effusion  du  sang?  Lorsque  des  citoyens  ac- 
cablés de  douleur  se  sont  présentés  au  conseil-général  pour  es- 
quisser ce  tableau  hideux  etdéchiiant ,  que  leur  a-t-on  répondu?.. 
Juste  ciel!  je  frémis  d'y  penser.  Plusieurs  de  ces  tigres  ont  ap- 
plaudi. Le  commandant  général  a-t-il  été  requis  de  donner  les  or- 
dres à  la  garde  nationale?  Non,  et  ce  fait  est  prouvé.  Sanlerre 
osa  dire  qu'il  avait  requis  la  force  armée;  mais  tout  dément  son 
assertion.  Roland,  le  seul  Roland ,  l'objet  des  calomnies  et  des 
persécutions  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  vil,  d'assassins  et  de  voleurs 
en  France,  fut  l'unique  dans  Paris  qui  osa  lever  une  têtealtière, 
et  rappeler  à  leur  devoir  les  autoi  ités  perfides  et  criminelles  qui 
encourageaint  les  massacres  par  leur  immobilité. 

Si  la  force  armée  eût  été  requise,  ne  se  serait-il  point  trouvé 
dans  la  garde  nationale  un  nombre  suffisant  de  bons  citoyens  pour 
repousser,  pour  anéantir  même  une  poignée  d'assassins  qui, 
par  la  seule  crainte  du  châtiment  que  la  justice  inflige  au  crime, 
se  seraient  hâtés  de  prendre  la  fuite  au  moindi-e  mouvement  ré- 
pressif? 


JOURNÉES   DK   SKPTKMÏ'.UK  (  1792  ).  lîV) 

Je  présume  plus  favorablement  des  Parisiens.  Il  n'est  pas  per- 
mis de  prétendre  que  la  garde  nationale  tout  entière  amaii  aban- 
donné lâchement  la  vie  de  plusieurs  milliers  d'hommes,  que  son 
devoir  et  ses  sermens,  d'accord  avec  les  principes  de  l'humanité 
et  de  l'éternelle  justice,  lui  commandaient  de  défendre. 

Si  la  garde  nationale  eût  été  requise ,  si  on  l'eût  commandée 
au  nom  de  la  loi ,  que  des  chefs  perfides  et  sanguinaires  s'appli- 
quaient à  paralyser,  combien  elle  eût  été  forte  et  courageuse;  elle 
se  serait  levée  tout  entière  ;  mais ,  cette  garde  nationale,  dont  la 
masse  est  resiée  pure  au  milieu  de  tous  les  genres  de  corruption 
et  de  brigandage ,  n'a-l-elle  pas  craint  qu'on  l'accusât  d'avoir  agi 
sans  réquisition  (1)?  n'a-t-elle  pas  craint  qu'en  voulant  punir  le 
crime,  on  l'accusât  elle-même  de  s'être  rendue  criminelle;  retenue 
par  ces  motifs ,  elle  est  restée  immobile. 

J'ai  vu  la  place  du  Théâtre-Français  couverte  de  soldats  que 
le  tocsin  avait  rassemblés,  je  les  ai  vus  prêts  à  marcher,  et  tout  à 
coup  se  disperser,  parce  qu'on  était  venu  trait  reusemeut  leur  an- 
noncer que  ce  n'était  qu'une  fausse  alerte,  que  ce  n'était  rien.  Ce 
n'était  rien  ,  grands  dieux  !  Déjà  la  cour  des  Carmes  et  celle  de 
l'Abbaye  étaient  inondées  de  sang,  et  se  remplissaient  de  cada- 
vres. Ce  n'était  rien  ! 

J'ai  vu  trois  cents  hommes  armés,  faisant  l'exercice  dans  le 
jardin  du  Luxembourg,  à  deux  cents  pas  des  prêtres  que  l'on 
massacrait  dans  la  cour  des  Carmes  ;  direz-vous  qu'ils  seraient 
restés  immobiles  si  on  leur  eût  donné  l'ordre  de  marcher  contre 
les  assassins? 

Aux  portes  de  l'Abbaye  et  des  autres  prisons,  étaier.t  des 

(4)  Celle  crainte  mal  fondée  prend  sa  source  dans  l'ignorance  de  nos  droits  et 
de  nos  devoirs.  La  déclarali  )n  des  droits ,  quelque  inlerpréialion  qu" on  lui 
donne,  ne  dit  pas  d'attendre  la  réquisition  des  autorités  quand  le  danger  prosse  ; 
souvent  les  magislrals  ressemblent  à  ces  médecins  négiigens,  qui  apportent  au 
malade  le  remède  après  la  mort.  C'est  au  moment,  et  non  après  le  péril ,  que 
nous  nous  devons  des  secours  réciproques  et  une  assistance  mutuelle  Par  exem- 
ple, lorsque  l'incendie  commence  quelque  part,  tout  le  monde  s'y  porte  pour 
en  arrêter  les  progrès,  on  n'attend  pas  de  réquisition.  Lors  des  massacres  de  sep- 
tembre lescit'jjens  attendaient  le  signal  des  magistrats,  tandis  qu'ils  aur  icnt  du 
fondre  le  pistolet  et  le  sabre  à  la  main  sur  les  massacreurs  et  les  tailler  en  pièces. 

(yote  (le  Morrnndter.) 


IfM)  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

épouses  épîorées  redemandant  à  {grands  ci'is  leur  époux ,  qu'une 
lin  tragique  venait  de  séparer  d'elles  ;  d'autres  avaient  la  dou- 
leur de  les  voir  massacrer  à  leurs  pieds. 

'Le  même  carnage,  les  mêmes  atrocités  se  répétaient  en  même 
temps  dans  les  prisons  et  dans  tous  les  endroits  où  gémissaient 
les  viciimes  du  pouvoir  arbitraire;  partout  on  exerçait  des  cruau- 
tés toujours  accompagnées  de  particularités  plus  ou  moins 
douloureusement  remarquables. 

Au  séminaire  de  Saint-Firmin,  les  prêtres  que  l'on  y  retenait 
en  charte  privée  attendaient  paisiblement,  comme  les  autres  prê- 
tres détenus  aux  Carmes,  que  la  municipalité  de  Paris  leur  indi- 
quât le  jour  de  leur  départ,  et  leur  délivrât  des  passe-ports  (1  ) 
pour  sortir  de  France,  aux  termes  d'un  décret  tout  récent  qui 
leur  faisait  cette  injonction  en  leur  accordant  trois  livres  par  jour 
pendant  leur  voyage  ;  il  est  incontestable  qu'il  n'a  tenu  qu'aux 
autorités  du  jour  que  ce  décret  eût  son  exécution  avant  les  mas- 
sacres; mais  les  prêtres  détenus  étaient  désignés  et  réservés 
pour  ce  jour.  Ils  furent  mutilés  et  déchirés  par  lambeaux.  A 
Saint-Firmin,  ils  trouvèrent  plaisant  d'en  précipiter  quelques- 
uns  du  dernier  étage  sur  le  pavé. 

A  l'hôpital  général  de  la  Salpêtrière,  ces  monstres  ont  égorgé 
treize  femmes ,  après  en  avoir  violé  plusieurs. 

A  Bicêtre,  le  concierge,  voyant  arriver  ce  ramas  d'assassins, 
voulut  se  mettre  en  mesure  de  les  bien  recevoir ,  il  avait  braqué 
deux  pièces  de  canon  ,  et  dans  l'instant  où  il  allait  y  mettre  le 
feu  il  reçut  un  coup  mortel  ;  les  assassins  vainqueurs  ne  laissè- 
rent la  vie  à  aucun  des  prisonniers. 

(1)  Les  coquins  qui  se  servent  du  peuple  comme  d'un  inslrument  servile, 
(ju'ils briseraient  bienlôt  s'ils  pouvaient  s'en  passer,  n'ont  pas  manqué  dans  leurs 
populaires  flagorneries  ,  de  présenter  l 's  cinq  jours  de  septembre  C(  mme  un 
grand  acte  de  jus'ice  exercé  par  le  peuple  esclusivemeat  sur  les  coupal)les.  On 
titait  pinirtant  si  éloigné  de  croire  que  les  prêtres  étaient  coupables,  qu'il  ue  fut 
pas  question  un  seul  instant  de  faire  U  procès  à  aucun  ce  ceux  qui  étaient  sé- 
qu  strés  à  Saint-Firmin  et  aux  Cannes.  Leur  déteniion  n'élait  que  provisoire  ; 
elle  devait  cesser  au  momeot  (.ù  ,  munis  de  passe-porU,  ils  auri'.ieut  pu  sortir  de 
France.  C'était  uniquenieut ,  disail-ou  ,  une  mesure  de  sùre'.é  que  l'on  preuait  à 
leur  égard,  alin  que  le  décret  ne  fut  point  illusoire.  On  n'avait  donc  jamais 
pensé  qu'ils  fussi-nt  coupables.  (ï^otr  de  Marcamlier.) 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  {  4792  ).  197 

A  la  prison  du  Chàtelet  même  carnage,  même  tërocilé;  rien 
n'échappait  à  la  rage  de  ces  cannibales ,  lout  ce  qui  était  prison- 
nier leur  parut  digne  du  même  traitement. 

A  la  Force  ils  y  restèrent  pendant  cinq  jours.  Madame  la  ci- 
devant  princesse  de  Lamballe  y  était  retenue;  son  sincère  at- 
tachement à  l'épouse  de  Louis  XVI  était  tout  son  crime  aux  yeux 
de  la  multitude.  Au  milieu  de  nos  agitations  elle  n'avait  joué 
aucun  rôle,  rien  ne  pouvait  la  rendre  suspecte  au  peuple,  à 
qui  elle  n'étailconnue  que  par  des  actes  multipliés  de  bienfaisance. 
Les  écrivains  les  plus  féroces,  lesdéclamateuisles  plus  fougueux 
ne  l'avaient  jamais  signalée  dans  leurs  feuilles. 

Le  5  septembre  on  lappelie  au  greffe  de  la  Force,  elle  com- 
parait devant  le  sanglant  tribunal  composé  de  quelques  particu- 
liers. A  l'aspect  effrayant  des  bourreaux  couverts  de  sang,  il 
fal'ait  un  courage  surnaturel  pour  ne  pas  succomber.  Fieffé , 
greffier  de  la  Force ,  nommé  par  la  Commune,  lui  fait  quelques 
questions;  elle  ranime  ses  forces  abattues,  et  répond  de  maîiière 
à  prouver  que  sa  détention  est  l'effet  de  la  prévention  la  plus 
cruelle  (1). 

Les  exécuteurs  féroces  attendaient  leur  victime  à  la  porte,  im- 
patiens de  ne  point  la  voir  paraître»  ils  l'appelleni  plusieurs  fuis  ; 
elle  larde,  on  l'appelle  encore;  enfin  les  assassins  se  présentent, 
ils  s'en  emparent  et  l'entraînent  au  supplice. 

Plusieurs  voix  s'élèvent  du  milieu  des  spectateurs  et  deman- 
dent grâce  pour  madame  de  Lamballe.  Un  instant  indécis,  les 
assassins  s'arrêtent  ;  mais  bientôt  après  elle  est  frappée  de  plu- 
sieurs coups,  elle  tombe  baignée  dans  son  sang  et. elle  expire. 

Aussitôt  on  lui  coupe  la  tête  et  les  mamelles,  son  coi ps  est 
ouvert,  on  lui  arrache  le  cœur;  s;x  lète  fut  ensuite  portée  au 
bout  d'une  picjue  et  promenée  dans  Paris ,  à  quelque  distance  on 
traînait  son  corps. 

(1)  Fieffé  m'assui»,  en  me  monlraul  l'esjjèce  d'iaterrr.gatoire  qu'il  avait  lait 
subir  à  niadanic  do  Lanil)allfi  ,  qu'il  n'y  avait  absolument  amun  grief  contre  elio; 
fl'autres  dirent  (|iie  d'Orléans  lui  payait  une  rente  considérable ,  et  qu'en  la  fai- 
sant assassiner  la  rente  était  éteinte.  'iSokdr  MdyffinJ'Kr.) 


Jii8  DOCUilEiSS   COMPLÉMEXTAIRES. 

Les  tigres  qui  venaient  de  la  déchirer  ainsi ,  se  sont  donné  le 
plaisir  barbare  d'aller  au  Temple,  montrer  sa  tète  et  son  cœur  à 
Louis  XVI  et  à  sa  famille  (  i  ). 

Tout  ce  que  la  férocité  peut  produire  de  plus  horrible  et  de 
plus  froidement  cruel  fat  exercé  sur  madame  de  Lamballe. 

Il  est  un  fait  que  la  pudeur  laisse  à  peine  l'expression  propre  à 
le  décrire;  mais,  je  dois  dire  la  vérité  toute  entière  et  ne  me 
permettre  aucune  omission.  Lorsque  madame  de  Lamballe  fut 
mutilée  de  cent  manières  différentes ,  lorsque  les  assassins  se  fu- 
rent partagé  les  morceaux  sanglans  de  son  corps,  l'un  de  ces 
monstres  lui  coupa  la  partie  virginale  et  s'en  fit  des  moustaches, 
en  présence  des  specîateurs  saisis  dhorreur  et  d'épouvante. 

A  la  Conciergerie  était  une  femme  connue  sous  le  nom  de  bou- 
quetière du  Palais-Royal ,  elle  était  condamnée  à  perdre  la  vie. 
La  procédure  instruite  contre  elle  était  viciée  de  plusieurs  nul- 
lités qui  la  rendaient  sujette  à  cassation.  Le  tribunal  de  cassation 
avait  prononcé,  et  renvoyé,  afin  d'instruire  de  nouveau  devant 
un  tribuial  qui  devait  en  connaître.  Le  chef  d'accusation  porté 
contre  elle  était  certain ,  il  est  vrai  ;  par  un  mouvement  de  fureur 
jalouse  elle  avait  fait  de  son  amant  un  nouvel  Abeilard,  et  cette 
amputation  cruelle  avait  causé  sa  mort.  On  l'amène  au  guichet  ; 
soudain  elle  est  frappée ,  elie  tombe  étant  encore  en  vie  ;  on  se 
sert  d'un  mauvais  couteau  pour  lui  couper  les  mamelles.  Après 
cette  barbare  et  douloureuse  incision,  on  lui  passe  dans  la  ma- 
trice un  bouchon  de  paille  qu'on  ne  lui  ôte  que  pour  la  fendre 
d'un  coup  de  sabre  ;  elle  expire  dans  ce  tourment  cruel  au  milieu 
de  celte  dissection  effroyable,  en  frappant  les  airs  de  cris  lamen- 
tables; et  loin  que  ce  genre  de  supplice  inconnu  jusqu'à  nous, 
touchât  les  spectateurs,  ils  encourageaient  les  assassins  par  des 
applaudisseaiens  répétés ,  par  des  bravos  féroces.  On  remarqua, 

i ,  Ils  poussèrent  plusloiu  l'eicès  do  leur  barbare  jouissance.  Ils  furent  chez 
une  femme  de  cbau-bre  de  Marie-Antoinetie  ;  une  jeune  personne  de  dix-liuit 
aosfe  présente  à  eus:  à  peine  aperçoit-elle  la  tète  de  madame  de  Lamballe^ 
qu'elle  tombe  évanouie ,  eî  il  fut  impossible  de  lui  arracher  une  seule  parole  ; 
elle  resta  buit  jours  dans  cette  situation  déplorable ,  au  bout  desquels  elle  raou- 
ra!,  ,  \ofe  de  Marco.nâkr,"^ 


JOURNÉES   1)£    SEPTEMBRE  (1792  ).  199 

dans  la  cour  du  palais,  un  individu  tenant  un  jeune  enfant  par  la 
main  ,  il  le  conduisait  sur  les  cadavres,  et  lui  en  fit  mordre  plu- 
sieurs ,  afin  d'apprendre  à  cet  enfant  à  devenir  barbare  et  san- 
guinaire. 0  nature  !  quels  monstres  as-tu  vomis  sur  la  terre  ! 

M.  3Iontmoiin,  gouverneur  de  Fontainebleau,  accusé  et  détenu 
dans  celte  prison ,  avait  été  jugé  et  déchargé  d'accusation  par  le 
tribunal  du  17  août  sur  la  déclaration  du  juré  de  jugement.  Des 
hommes  apostés  à  l'audience,  des  scélérats  altérés  de  sang  vou- 
lurent le  massacrer  en  présence  des  juges;  Osselin,  président  du 
tribunal  le  prend  sous  sa  sauvegarde,  il  le  reconduit  en  prison 
et  l'écroue  de  nouveau.  Le  tribunal  en  réfère  à  l'instant  au  mi- 
nistre de  la  justice  et  au  comité  de  législation  de  l'assemblée  ; 
le  comité  fut  d'avis  que  M.  Montmorin,  légalement  acquitté ,  de- 
vait être  mis  en  liberté  ;  mais  en  considérant  les  suites  funestes 
que  pouvait  avoir  la  fureur  délirante  des  antropophages  attrou- 
pés devant  la  prison,  le  comité  pensa  qu'il  était  prudent,  pour 
la  sûreté  personnelle  de  M.  Montmorin,  de  le  tenir  en  prison  jus- 
qu'à ce  que  la  fureur  fut  calmée;  mais  Danton  pensait  autre- 
ment, en  dînant  à  l'hôtel  de  l'intérieur  avec  Roland  et  les  autres 
ministres,  il  prolesta  que  M.  Montmorin  serait  puni;  cependant 
il  était  légalement  acquitté  de  l'accusation  intentée  contre  lui ,  et 
la  loi  défend  d'exercer  aucune  nouvelle  poursuite  pour  le  même 
délit,  fùt-il  prouvé,  quand  le  délinquant  a  été  acquitté  ;  mais 
Danton,  le  Néron  de  nos  jours,  ce  tigre  altéré  du  sang  de  ses 
concitoyens,  voulait  que  M.  Monlmori»  fût  massacré;  en  effet, 
ce  fut  la  veille  du  massacre  qu'il  tint  cet  horrible  langage,  et 
M.  Montmorin  fut  le  premier  qui  tomba  sous  le  fer  des  assas- 
sins qui  se  portèrent  à  la  Conciergerie;  criblé  de  coups  et  cou- 
vert de  blessures ,  il  se  releva  plusieurs  fois  et  fut  mourir  à  l'ex- 
trémité de  la  cour,  à  une  dis  lance  assez  éloignée  de  l'endroit  où 
il  avait  reçu  le  premier  coup. 

La  menace  de  Danton  de  faire  punir  un  homme  que  la  loi  avait 
absous,  et  qu'en  sa  qualité  de  minisire  de  la  justice  i!  aurait  dû 
défendre,  me  rappelle  la  conduite  qu'il  a  tenue  à  l'égard  d'un  de 
sesparens;  les  plus  difficiles  à  convaincre  ne  pourront  se  dissi- 


20U  DOCUUUNS  COMPLÉMKNTAIRES. 

miiler,  par  la  narration  des  faits,  que  Danton  était  le  chef  su- 
prêiiie  des  assassins. 

A  Sainie-Pélagie  était  renfermé  un  sieur  Godot,  autrefois  re- 
ceveur des  traites  au  port  Sainl-Paul.  Ce  pariiculier,  parent  de 
Danlon,  était  consîilué  prisonnier  à  la  requête  de  la  fenne-^dné- 
rale,  envers  l;ique!le  il  était  débiteur  d'une  somme  de  500,000  li- 
vres par  suite  d'exactions  diais  sa  recette,  et  pour  diverses  opé- 
rations cauteleuses  qu'il  avait  faites  avec  des  escrocs  de  tout 
genre  qu'il  s'était  associés  ;  Originairement  il  éiail  détenu  à  la 
Concierfferie ,  d'où  il  fut  tran  féré.  Godot  se  disposait  à  présen- 
ter une  requête  au  tribunal  saisi  de  son  affaire ,  afin  d'obtenir  sa 
liberté  provisoire.  Six  jours  avant  le  massacre,  Danton  lui  fit 
dire  à  Sainte-Pélagie,  qu'il  fût  tranquille,  qu'il  ne  fallait  pas  pré- 
senter de  requête,  que  sous  peu  de  jours  il  aurait  sa  liberté  dé- 
finitive. En  effet,  le  jour  du  crime  irrive,  Godot  est  mis  en  liberté, 
comptable  envers  la  nation  d'une  somme  énorme  (celle  somme 
par  les  décrets  se  trouve  réversible  au  Trésor  public),  il  court 
tranquillement  tout  Paris,  tandis  qu'à  ses  côtés  et  sous  ses  yeux 
il  a  vu  massacrer  tous  les  autres  prisonniers.  Je  ne  prétends  pas 
dire  qu'il  fallait  ajouter  encore  cette  victime  aux  autres;  loin  de 
moi  ce  vœu  barbare,  j'ai  trop  en  horreur  les  assassinats,  le  sou- 
venir affreux  des  massacres  me  déchire  le  cœur  ;  niais  je  ne  puis 
penstT  à  ces  jours  de  carnage  sans  voir  dans  ce  fait  la  preuve  des 
foifaiis  de  Danton;  car,  si  les  victimes  n'eussent  été  marquées 
d'avance,  comment  Godot  aurait-il  pu  échapper,  tandis  qu'ù 
ses  côtés  et  sous  ses  yeux  il  a  vu  égorger  ;!e  ma' heureux  prêtres 
pour  avoir  refusé  de  prêter  un  sei  ment  qu'on  voulait  leur  arra- 
cher par  la  violence,  et  qu'une  loi  fonnelle  et  récente  leur 
laissait  le  droit  de  refuser  (1). 

Il  suffît  de  rapprocher  la  menace  de  Danton  de  l^ire  punir 
M.  Montmorin,  légalement  acquitté,  de  l'avis  qu'il  donne  à  son 

(i)  Les  prêtres  qui  avairni  refusé  leur  serment  étaient  déjà  punis  parla  pri- 
vatinn  rie  leurs  liénefices;  toute  autre  pe  ne  qu'on  aurait  \ouiu  leur  iiiflifier  de- 
venait une  véMlable  persécution.  Je  ne  saurais  mieux  ciuiiparer  la  conduite  que 
l'on  a  tenue  depuis  à  leur  égard  qu'à  larévocaiion  de  l'édit  de  Nantes. 

lYofc  df  Marcandier.) 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792).  201 

parent  que  dans  peu  de  jours  il  sera  libre  :  il  ne  faut  pas,  dis-je, 
de  réflexion  bien  profonde  pour  se  convaincre  que  Danton  et  ses 
satellites  s'étaient  arrogé  le  droit  de  vie  et  de  mort  sur  les  pri- 
sonniers, que  d'une  main  ce  moderne  Sylla  dirigeait  la  hache  des 
assassins,  et  de  l'autre  signait  des  lettres  de  grâce  à  sps  protégés. 
La  preuve  de  ce  fait  se  fortifie  davantage  encore,  quand  on  se 
rappelle  Camille  Desmoulins,  secrétaire  du  sceau,  disant  à  qui 
voulait  l'entendre  la  veille  du  massacre,  que,  de  concert  avec 
Danton  et  dÉglaniine,  secrétaire  du  département  de  la  justice, 
ils  avaient  pris  de  grandes  mesures  qui  sauveraient  la  France. 

Que  serait-ce  donc  pour  confondre  Danton  et  lui  arracher  le 
masque  hypocrite  dont  il  se  couvre ,  si  j'allais  rappeler  qu'à 
l'exemple  des  ministres  de  l'ancien  régime,  qu'il  accusait  sans 
cesse  de  vols  et  de  rapines ,  il  est  sorti  du  minislère  sans  rendre 
ses  comptes  à  la  nation,  comme  Monlmorin,  Latour-Dupin,  Les- 
snrt,  et  tant  d'autres  ennemis  du  peuple  qui  n'en  rendaient  au- 
cun. 

Que  serait-ce,  si  pour  prouver  qu'il  est  l'ennemi  juré  du  peuple, 
j'alais  rechercher  sa  conduite  dans  la  Belgique,  ses  intelligences 
aver;  Dumourier  dont  il  faisait  l'éloge  à  la  Convent'on ,  dans  l'in- 
stant même  où  ce  général  perfide  conspirait  ouvertement  contre 
la  liberté  publique. 

Que  sera' t-ce  si  j'approfondissais  lesdéclaraiions'de  Miaczinsky, 
coup:ib'e  sans  doute,  mais  dont  on  s'est  bien  gardé  de  prolonger 
la  vie,  de  crainte  d'obtenir  des  révélations  utiles  à  la  patrie. 

Que  serait-ce  si,  jetant  les  yeux  sur  les  débris  enflammés  de  la 
ville  de  Lyon,  je  trouvais  dans  une  lettre  écrite  par  Danton  à 
Dubois-Crancé,  le  résultat  des  conseils  atroces  qu'il  lui  donne 
de  réduire  cette  ville  en  cendres,  afin  de  régner  sur  ses  débris 
fumans,  comme  cet  empereur  qui  naguère,  lors  de  l'insurrection 
des  Belges,  e'crivait  au  général  Dalton  de  brûler  la  Belgique,  ajou- 
tant qu'il  aimait  mieux  régner  sur  des  villes  incendiées  que  sur 
fies  peuples  rebelles;  quelle  différence  les  Lyornais  pouji'ont- 
ils  fuire  d(isorinais  d'un  empereur  autrichien  d'avee  un  député 
semblable  à  Danton  / 


20^  DOCCMENS  COMPLÉMENTAIRES. 

Que  serait-ce  si  le  peuple  français,  frappé  d'aveuglement  jus- 
qu'à ce  jour,  allait  enfin  reconnaître  que  Danton  est  un  conspi- 
rateur féroce,  l'assassin  du  peuple  de  Lyon;  que linvilaiion  bar- 
bare qu'il  fait  à  Dubois-Grancé,  de  s'ouvrir  un  passage  à  travers 
les  décombres  de  cette  cité  opulente,  n'est  autre  chose  qu'un 
projet  concerté  de  faire  périr  sur  l'échafaud  les  plus  riches 
commerçans  de  cette  ville,  afin  de  s'emparer  de  leurs  trésors? 
Suffit-i'ià  ce  monstre  d'avoir  désavoué  cette  lettre  déjà  réahsée? 
Suffit-il  que  Barrère  ait  douté  qu'elle  fût  de  Danton ,  pour  que 
la  France  soit  obligée  de  les  en  croire  l'un  et  l'autre  sur  parole? 

Que  seraii-ce  si,  je  reprochais  à  Danton  que  les  chevaux,  qu'il 
attache  à  son  char  ont  été  volés  dans  les  écuries  ci-devant  royales, 
tandis  qu'ils  devaient  être  vendus  au  profit  de  la  nation. 

Que  serait-ce  si ,  remontant  à  la  source  de  sa  fortune,  je  dé- 
couvrais au  peuple  un  homme  noyé  de  dettes  avant  le  10  août 
1792,  et,  immédiatement  après  cette  époque ,  renonçant  à  toute 
pudeur,  étaler  en  public  un  faste  insultant  à  la  misère  commune, 
et  chez  lui  un  luxe  asiatique. 

Que  serait-ce  si,  l'interpellant  de  déclarer  comment ,  et  par 
quels  moyens  sa  fortune  s'est  subitement  accrue  et  d'une  ma- 
nière incalculable ,  avec  quel  or  il  a  acquis  des  domaines  considé- 
rables et  avantage  sa  femme  de  sommes  énormes ,  lui  qui  n'au- 
rait pu,  il  y  a  u:i  an ,  lui  apporter  en  dot  qu'une  longue  liste  de 
créanciers;  que  serait-ce,  dis-je  ,  si  Dantou,  interpellé  sur  tous 
ces  faits  en  présence  du  peuple,  ne  pouvait  rien  répondre  de 
plausible?  Mais  laissons  à  part  les  rapines  et  revenons  aux  mas- 
sacres. 

En  même  temps  que  Danton  donnait  des  lettres  de  grâce  à  son 
parent,  d'Églantine  eu  ilounait  aussi  à  sa  servante,  qui  était  dé- 
tenue à  la  Conciergerie.  11  lavait  accusée  de  vol,  et  véritablement 
elle  lui  avait  déroiié  quelques  effets;  mais  l'accusation  qu'il  di- 
rigea contre  elle,  lui  servit  à  couvrir  une  infâme  escroquerie, 
dont  il  s'était  rendu  coupable  envers  une  jeune  personne  qu'il 
avait  eue  pour  maîtresse. 

Camille-Desmoulins,  de  son  côté,  fit  sortir  de  la  Force,  la  veille 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (1792).  205 

du  massacre,  un  prêtre  de  ses  amis  ;  pourquoi  misérables ,  puis- 
que vous  étiez  les  dispensateurs  de  la  vie  de  nos  concitoyens^ 
n'avez-vous  sauvé  que  ces  trois  individus?  Si  vous  eussiez  fait 
usaj';e  de  votre  puissance  pour  sauver  tous  les  autres ,  on  eût 
jeté  avec  horreur,  sans  doute,  mais  enfin,  on  eût  essayé  de 
jeter  un  voile  sur  les  larcins  de  tout  genre  dont  Paris  entier  vous 
accuse. 

Panis ,  Duplain  et  Leclerc ,  ne  voulurent  pas  non  plus  que 
cette  époque  sanglante  devînt  funeste  à  leurs  amis.  A  l'exemple 
de  Danton,  qui  exerçait  une  dictature  anticipée  ditns  Paris,  iis 
partagèrent  ce  pouvoir  suprême  avec  lui.  Un  sieur  Daubigny, 
convaincu  par  la  section  des  Tuilleries  d'avoir  volé  plusieurs  ob- 
jets d'or  et  d'argent massife,  chandeliers  d'or,  etc.,  fut  mis  en 
liberté  le2  septembre  à  huit  heures  du  malin,  en  vertu  d'un  man- 
dat de  délivrance,  signé  Panis,  Duplain  et  Leclerc;  Marat,  l'ami 
et  le  complice  des  assassins  et  des  voleurs ,  accordait  sa  protec- 
tion spéciale  à  ce  Daubigny ,  qui  en  était  bien  cligne  sous  tous  les 
rappoiis  ;  il  fut  le  visiter  le  jour  ou  la  veille  du  massacre  à  la 
Force  lî). 

Je  souffre  d'être  contraint  de  placer  Manuel  au  rang  des  as- 
sassins de  septembre,  et  d'avoir  contre  lui  un  fait  qui  prouve 
(|u'il  était  initié  à  ces  mystères  d'iniquité;  je  ne  puis  concevoir, 
comment  l'auteur  de  La  Police  dévoilée  a  pu  s'associer  aux  for- 
faits d'une  poli  ;e  plus  révoltante  et  plus  atroce  que  celle  dont  il 
nous  avait  fait  connaître  les  attentats  ;  mais  il  n'est  pas  de  mon 
sujet  d'épargner  personne.  Le  jour  du  carnage  au  matin  il  fui  à 
l'Abbaye,  où  Beaumarchais  était  détenu  après  avoir  passé  trois 
jours  entre  les  griffes  des  vautours  du  comité  de  surveillance;  il 
le  remit  en  liberté.  Vous  m'avez  cru  votre  ennemi,  lui  dit-il,  vous 
reconnaîtrez  plus  tard  le  contraire. 

J'ai  entendu  des  êtres  immoraux ,  incapables  d'aucuns  de  ces 
beaux  senliuieus  dont  les  honmies  s'enorgueillissent  et  s'hono- 
rent ,  faire  éclater  une  joie  barbare  au  récit  de  ces  atrocités ,  et 

(I)  Celait  est  aiillienlique,  il  est  prouvé  par  la  décLiratiou  du  coucierge,  ap- 
puyée de  la  vérificatioti  do  '•es  rf^isfres.  (  Noie  de  M(n\ap.(!a'r.  ) 


204  bOCL'HENS   COMPLÉllEMT AIRES. 

faire  une  apologie  pompeuse  du  bou  ordre  dans  lequel  tout 
s'était  passé.  (J). 

II  est  vrai  que  nombre  de  prisonniers  prévenus  de  vol  et  d'as- 
sassinat ont  été  mis  à  morl;  mais  ce  n'éiait  pas  directement  contre 
eux  que  les  conjurés  voulaient  diriger  leurs  coups;  ils  ne  furent 
le  prétexte  du  massacre  que  pour  confondre  parmi  eux  les  dé- 
tenus pour  leurs  opinions,  dont  la  fortune  et  les  richesses  étaient 
ensevelies  au  comité  de  surveillance.  Et  bien  encore,  qu'il  y  ait 
eu  des  voleurs  et  des  assassins  dans  les  prisons,  que  devient  ce 
passage  de  notre  Déclaraiion  des  Droits  :  Nul  n'est  présumé  coupa- 
ble avant  la  condamnation?  Que  devient  cette  maxime  révérée 
même  par  les  Parlemens  et  sous  le  despotisme  des  rois  :  il  vaut 
mieux  faire  grâce  à  cent  coupables  que  d'immoler  un  innocent! 
Celui  qui  périt  au  milieu  d'une  émeute  a  plutôt  l'air  d'une  vic- 
time que  d'un  coiip.ble  ;  et  fùt-il  souillé  de  tous  les  crimes,  il 
est  à  peine  immolé  que  sa  mort  l^it  oublier  sa  vie  ;  mais ,  je  le 
répèle,  s'il  n'y  avait  eu  que  des  voleurs  et  des  assassins  dans  les 
prisons,  on  eût  laissé  à  la  justice  son  libre  cours,  c'étaient  les 
citoyens  détenus  pour  leurs  opinions  que  la  liordebarbare  voulait 
faire  massacrer;  c'c^laient  les  riches  quils  voulaient  dépouiller, 
('etie  triste  vérité  est  consignéed'unemanièrebien  frappante, 
dans  une  lettre  adressée  par  les  administrateurs  du  comité  de  sur- 
veillance à  tous  lesdépartemens,  dans  laquelle  on  lit  celte  phrase, 
qui  ne  serait  pas  autrement  tracée  par  la  griffe  d'un  Léopard. 
t  Le  peuple  a  mis  à  mort  les  conspirateurs  féroces  qui  étaient  dans 
»  ses  prisons ,  nous  invitons  nos  frères  des  départemens  à  suivre 
»  cette  mesure  de  salut  public  (2).  > 

On  voit  par  cette  lettre  que  les  brigands  du  comité  de  surveil- 
lance ne  font  aucune  mention  des  prisonniers  prévenus  de  vol  et 
d'assassinat,  et  qu'ils  appellent  exclusivement  l'attention  des  dé- 

H)  Quel  l)nn  ordre,  qu^iud  ou  y  peuse!  Lanievette,  Dunau  et  Delaanny,  trai- 
teur, rue  du  Ttiéàtre-Français,  accusés  de  faLrication  et  d'émission  de  faux  assi- 
gnats, trcuvèn  nt  le  moyen  de  s'échapper.  (INofe  de  Marcandier.) 

(2)  Celle  provocation  au  meurtre  é!ait  signée  Pnnis,  Sergent,  ^larat,  Pierre 
Dupliiix ,  Leclerc ,  Guermeure,  etc.,  ce  deinier  signataire  fut  choisi  pour  porter 
cftte  le'tre  dans  les  départemens,  et  répandre  la  doctrine  du  comité  de  septembre. 


JOURNÉES    DK    SEPTEMBRE  (  179i2  ).  205 

partemeiîs  sur  des  hommes  qu'ils  qualifient  de  conspirateurs  fé- 
roces; sur  des  hommes  arbitrairement  arrêtés  et  détenus  sans 
preuves,  sur  des  hommes  que  le  peuple  ne  connaissiit  pas  et 
dont  il  i{Tiiorait  même  l'existence  et  l'incarcéraiion  ;  on  vo't  enfin 
qup,  pour  rendre  leurs  crimes  moins  abominables  aux  yeux  des 
Fiançais  et  de  l'Europe  eniièie,  ils  voulaient  que  leurs  fières 
des  déparlemens  les  partageassent  avec  eux  et  imiiassenl  leur 
exemple,  afin  d'avoir  la  ressource  de  dire  que  c'était  une  insur- 
rection. OCains  de  noire  siècle  !  vous  avez  été  trompés  dans  votre 
atlente;  les  Français  vous  ont  en  horreur,  les  Parisiens  s'éclairent 
et  vous  maudissent,  en  attendant  l'heureux  jour  où  la  loi,  tiiom- 
phant  de  l'anarchie,  appesantira  son  glaive  vengeur  sur  la  tête 
des  coupables. 

Le  premier  septembre,  les  administrateurs  du  comité  de  sur- 
veillance eurent  grand  soin  de  tapisser  les  rues  de  placards  in- 
cendiaires, dans  lesquels  ils  semèientleur  doctrine  et  leurs  prin- 
cipes, afin  de  disposer  les  esprits  en  faveur  des  massacres,  ainsi 
qu'à  la  dictature  que  Marai  osa  proposer  quelques  jours  après. 

Le  2  septembre,  pendant  le  carnage,  on  les  vit  se  porter  avec 
rapidité  d'un  bout  de  Paris  à  un  autre;  ils  circulèrent  dans  les 
prisons;  des  subalternes  à  leurs  gages  faisaient  ce  qu'ils  ne  pou- 
vaient exécuter  par  eux-mêmes. 

Un  particulier  nommé  Chanay,  confident  de  Panis  et  mou- 
chard par  excellence,  portait  promptement  leurs  ordres  et  venait 
ensuite  leur  rendre  compte.  Cela  va  bien,  lui  entendit-on  dire, 
c'est  fait  d'un  tel,  j'ai  sauvé  tel  autre ,  j'ai  fait  échapper  la  prin- 
cesse de  Tarente  (1),  elle  peut  aller  rejoiudie  le  prince  de  Poix. 

Ce  fut  ce  môme  Chanay  qui  arrêta  le  ci-devant  prince  de  Poix, 
et  qui  l'emmena  à  la  mairie  dans  la  caverne  de  Barrabas  ;  ce  fut 

Il  fut  arrêté  à  Quimper,  en  s'acquillant  de  cette  atroce  mission.  Les  habitans  de 
Quimper  l'ont  gardé  prisonnier  pendant  plusieurs  mois;  <  n  parlait  déjA  do  le 
guillotiner;  mais  la  Convention  interrompit  le  cours  de  la  juslico,  en  décrétant 
queGuermeure  serait  mis  en  liberté;  c'est  en  prostituant  ainsi  les  décrels  que 
la  faction  des  hommes  de  proijc  conserva  un  suppôt  lidélc  qui  avait  bien  mérite' 
des  voleurs  et  d(  s  assassins.  (-Sote  de  Marcandier.) 

(\)  E\\o  était  d('(enue;i  l'Ahlwve.  '\oir  de  Mnrcandirr.^ 


:2})G  iH)CL'«î':.\.s  compléjienta.uks. 

cet  insigne  voleur  qui  le  mit  en  liberté.  On  imagine  biiii  que  ce 
n'est  qu'à  force  d'argent ,  en  lui  volant  sa  bourse,  qu'il  lui  laissa 
la  vie;  car  Barrabas  est  trop  cupide  et  trop  cruel  pour  avoir  lâ- 
ché sa  proie  sans  intérêt  ;  cet  odieux  scélérat  est  incapable  d'au- 
cune action  dont  rimiiianité  n'ait  point  à  rougir.  J'ai  entre  les 
mains  le  récit  d'un  administrateur,  écrit  par  lui-même,  qui  dé- 
montre que  le  prince  de  Poix  ne  s'est  évadé  que  du  consentement 
^t  par  les  moyens  que  Panis  et  Sergent  lui  ont  fournis. 

«  Chanay  vint  m'avertir  un  soir  (c'est  l'administrateur  qui 

>  parle)  comme  j'éiais  occupé  dans  le  principal  bureau  du  co- 
»  mité,  que  le  ci-devant  prince  de  Poix  y  arrivait;  il  mit  même  à 
»  côté  de  moi  un  carton  qu'il  dit  appartenir  à  cet  individu.  Mes 
»  yeux  se  fixèrent  sur  la  porte  à  chaque  fois  qu'on  l'ouvrait  pour 
s  voir  entrer  ce  prisonnier.  J'entendis  des  hommes  de  l'escorte 
«  de  Chanay  dire  à  la  porte  :  Il  est  là.  Je  ne  le  vis  point  entrer; 
»  je  me  persuadai  à  la  fin  qu'on  l'avait  conduit  au  fond  du  corri- 
j>  dor,  dans  le  bureau  de  Panis ,  que  l'on  nommait  le  comité  se- 
»  cret.  Le  lendemain,  Chanay  me  dit,  en  m'abordant  d'un  air 
y  de  surprise  affecté,  que  l'on  ne  retrouvait  point  le  carton  qu'il 
I  avait  mis  à  côté  de  moi  la  veille,  qu'on  l'avait  volé  et  qu'on  l'a- 

>  vait  apporté  de  chez  le  prince  de  Poix.  Panis  cria  au  voleur  à 
»  celte  prétendue  nouvelle.  Le  lendemain  ou  surlendemain ,  on 
»  rapporte  que  le  prince  de  Poix  ne  se  trouve  point  dans  les  pri- 
»  sons  où  il  devait  se  trouver.  Panis  cria  que  des  membres  du 
ï  comité  l'avaient  mis  en  liberté,  tandis  qu'il  n'était  pas  entré 
j  dans  leurs  bureaux,  mais  dans  celui  de  Panis,  où  Sergent 
»  travaillait  ;  cette  circonstance  m'inquiéta.  J'ouvris  un  registre 
»  sur  lequel  un  commis  inscrivait  le  texte  des  procès- verbaux  ; 
»  j'y  vis  celui  de  l'arrestation  et  envoi  du  ci-devant  prince  de  Poix 

>  en  prison;  Je  questionnai  ce  commis  qui  balbutia,  en  disant 
7>  qu'il  ne  savait  pas  qui  lui  avait  fait  inscrire  cet  article  sur  son 
-B  registre,  et  que  c'était  par  erreur  qu'il  l'avait  inscrit.  > 

Il  suffit  que  !e  ci-devant  prince  de  Poix  ne  soit  entré  que  dans 
îa  caverne  de  Barrabas ,  où  Sergent  travaillait ,  pour  qu'il  ne 
soit  pas  nécessaire  d'aller  chercher  plus  loin  quels  sont  les  nu- 


JOURNÉES    r>Ë  SEPTEMBRE  (  1792).  20Ï 

teurs  de  son  évasion.  La  réponse  du  commis  est  une  chétive  et 
misérable  excuse  dont  personne  ne  peut  être  dupe. 

Combien  de  crimes,  de  perfidies  et  de  turpitudes  entassés  les 
uns  sur  les  autres  !  Eh  bien  !  ce  n'était  point  encore  assez  pour 
ces  féroces  brigands  d'avoir  fait  déchirer  par  lambeaux  huit 
mille  Français  dans  l'espace  de  cinq  jours  ;  d'avoir  dit  à  ceux-ci  : 
Payez  ,  vous  serez  libres  ;  à  ceux-là ,  ne  craignez  rien  des  pro- 
scriptions ;  allez  en  paix,  vos  péchés  vous  sont  remis.  Les  pri- 
sons furent  à  peine  vidées  par  les  massacres ,  qu'elles  se  rem- 
plirent aussitôt  de  personnes  arrêtées  par  des  mandats  de  Marat 
et  des  autres  membres  du  comité  de  surveillance. 

Manuel,  qui  n'était  que  dans  le  premier  secret,  fut  effrayé  de 
ces  nouvelles  arrestations.  Il  se  rendit  aux  prisons  avec  ses  sub- 
stituts ;  ils  virent  que,  parmi  les  nouveaux  détenus,  il  y  en  avait 
plusieurs  qui  l'étaient  sans  écrou  et  sans  procès-verbal  d'arresta- 
tion. Ils  interrogèrent  ces  nouveaux  prisonniers.  L'un  dit  :  J'ai 
eu  dispute  avec  Marat,  il  y  a  dix  ans,  en  Angleterre;  l'autre, 
c'est  Jourdeuil,  huissier,  que  j'ai  convaincu  de  friponneries.  II 
paraît  que  ces  mons[res  arrêtaient  également  ceux  qui  pouvaient 
révéler  leurs  turpitudes  comme  ceux  qui  avaient  de  la  fortune. 

Le  14  février  dernier,  Barrabas,  qui  se  voyait  inculpé  de 
toute  part,  voulut  donner  une  preuve  de  son  désintéressement  et 
de  sa  probité.  Il  dit  à  la  Convention ,  qu'en  sa  qualité  d'adminis- 
trateur, il  avait  conservé  à  la  nation  une  somme  de  1,800,000  li- 
vres, dont  il  n'existait  point  de  procès-verbal.  Cela  est  vrai;  mais 
il  s'est  bien  gardé  de  dire  pourquoi  il  n'y  avait  point  de  procès- 
verbal;  car  alors,  en  faisant  cet  aveu,  il  donnait  la  clef  de  tous 
ses  larcins;  il  se  montrait  criminel  à  tel  point,  qu'il  n'y  avait 
plus  qu'à  le  conduire  à  l'échafaud. 

Quant  à  moi,  qui  ai  juré  guerre  éternelle  aux  assassins  et  aux 
voleurs,  je  ne  garderai  aucun  ménagement  envers  Barrabas,  et 
c'est  sous  ce  double  rapport  que  je  continue  de  narrer  les  faits 
qui  le  concernent. 

Dans  les  jours  et  nuits  qui  précédèreiit  les  massacres ,  il  y  eut 
im  grand  nombre  de  mandats  d'arrêt  signés  Panis  cl  Sergent, 


208  \  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

et  auxquels  les  autres  commissaires  n'eurent  absolument  aucune 
part.  Ces  expédiions  secrètes  se  faisaient  à  leur  insu,  chez 
des  personnes  iiès-riclies  que  l'on  arrêtait  comme  suspectes. 
Des  comiuis  affides,  surtout  Clianay,  kur  homme  de  cuntiance, 
servaient  à  (aire  ces  captures.  On  conçoit,  d'après  celle  marche 
ténébreuse,  dans  celte  guerre  des  voleurs  contre  les  riches, 
qu'il  n'était  pas  de  riniérét  des  hommes  de  proie  de  dresser  le 
moindre  procès- verbal.  Or,  il  n'est  pas  surprenant  que  l'on  ne 
sache  pas  encore  exactement  le  nombre  des  vicliiries  du  comité 
de  surveillance.  Dans  cet  état  de  choses,  que  Barrabas  ait  con- 
servé à  la  nation  1,800,000  livres  dont  il  n'existait  point  de  pro- 
cès-veibal,  qu'y  a-l-il  d'étonnant? 

S'il  ne  s'est  point  approprié  cette  somme  ,  il  est  présumable 
qu'il  a  craint  d'être  découvert ,  ou  bien  il  a  pu  croii  e  qu'en  fai- 
sant un  acte  qui  annonçât  quelque  probi'.é,  ce  serait  un  voile  jeté 
sur  les  autres  larcins,  un  nîoyen  d'écarter  les  soupçons,  une 
sorte  de  fin  de  non-iecevoir  qu'il  pourrait  opposer  à  ceux  qui 
auraient  le  courage  de  le  dénoncer. 

Pendant  que  les  membres  du  comité  de  surveillance  surveil- 
laient et  dirigeaient  les  assassins  ,  et  qu'ils  étendaient  une  main 
furace  sur  les  richesses  de  leurs  victimes ,  une  autre  scène  non 
moins  sanglante  se  piéparail  à  Versailles.  Le  couseil-géneral  de 
la  Commune  avait  détaché  une  iorce  de  mille  hommes  qui  était 
allée  à  Orléans  s'emparer  des  prisonniers  de  la  haute  cour  natio- 
nale pour  les  amener  à  Paris,  sous  prétexte  de  les  faire  juger. 
A  la  tète  de  cette  force  armée  était  le  brigand  Lazonwky  et 
deux  conimissaires  civils,  Fournier  l'Américain  et  Dubail ,  en- 
voyés par  la  Commune.  Il  n'y  avait  point  de  décret  qui  permît  à 
la  (^loiumune  d'envoyer  à  Orléans  cliL'rcher  les  piisonuiers  :  c'é- 
tait une  infraction  manifeste  à  tous  les  décreis.  Mais  cette  Com- 
mune, qui  n'en  respectait  aucun,  celte  Commune  dévorante, 
despote  et  tyrannique ,  non  contente  de  tout  prendre,  de  tout 
envahir  et  de  ne  rien  resiituer,  voulait  encore  imposer  son  j.jug 
au  reste  de  la  France. 

A  i'ariivée  d?  Lazvuvvkv  à  Orléans,  les  habitans  de  cette 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  209 

ville  ne  virent  en  lui  qu'un  chef  de  bandits,  qui,  sans  aucune 
aiJtorisalon  légale,  venait  s'emjaier  dun  clc|;ôl  qui  était  en 
leurs  mains  le  gage  précieux  de  la  confiance  publique.  D'aburd , 
ils  voulurent  repousser  la  so!daies(iue  révoliee  par  la  force 
des  armes  ;  mais  on  entra  en  pourparler  :  les  esprits  se  calmè- 
reni,  i'agitaiion  cessa,  et  les  Orléanais  consentirent  à  remettre 
les  prisonniers  entre  les  mains  de  Lazonwky. 

Dans  ces  entrefaites,  l'assemblée  législative,  pénétrée  de  la 
plus  profonde  indignation ,  décréta  que  les  prisonniers  d'Orléans 
seraient  conduits  à  la  citadelle  deSaumur,  et  non  à  Paris;  puis, 
pur  un  second  décret,  elle  proclama  indigne  de  porter  les  armes 
et  ordonnait  le  désarmement  de  quiconque  refuserait  d'obéir  à 
ce  décret. 

Les  législateurs  ne  se  dissimulaient  pas  que,  si  l'on  ramenait 
dans  une  ville  accoutumée  au  carnage  des  hommes  que  tous  les 
genres  de  calomnies  et  de  diffamations  avaient  poursuivis  jusque 
dans  leurs  cachots,  c'en  était  fait  de  leurs  jouis;  ma'gré  qu'il  en 
soil,  leur  sage  prévoyance  fut  en  défaut;  Lazonwky,  délégué 
par  les  assassins,  se  tint  en  lévolle  ouverte  contre  les  décrets. 

Il  s'achemine  vers  Paris.  Sur  sa  route,  il  met  en  liberté  les 
assassins  de  Siinoneau,  maire  dÉtampes,  qui  étaient  condam- 
nés, les  uns  à  la  peine  de  moit,  les  autres  aux  fers,  suivant 
qu'ils  avaient  pris  plus  ou  moins  paît  à  cet  assassinat. 

Le  8  septembre,  dans  le  courant  de  l'api ès-midi ,  il  arrive  à 
Versailles  avec  les  prisonniers.  Au  moment  de  les  déposer  à  la 
prison,  une  bande  d'assassins  à  portée  se  présente,  et  s'élance 
av(  c  la  férocité  du  tigie  sur  les  prisonniers,  qui  étaient  assis  sur 
des  planches  dans  plusieurs  charrettes,  et  en  un  instant  ils  furent 
percés  de  mille  coups  et  déchirés  par  lambeaux. 

M .  Cossé-Brissac,  commandant  en  chef  de  la  garde  de  LouisXVI^ 
fut  coupé  en  pièces,  ici  éiait  une  de  ses  cuiss(S,  là  une  de  ses 
jambes,  plus  loin  lun  de  ses  bras,  à  que'que  dislance  le  reste 
de  son  corps,  et  plus  loin  on  roulait  si  tète.  Le  lendemain  de 
cetie  boucherie,  on  voyait  encore  dans  les  rues  de  Versailles  les 
membres  épars  de  ces  infortunés. 

T.  xviu,  14 


"'toï^^^v 


*^..ife 


■#. 


?i 


■*"^w 


208  >CUMENS   COMPLÉMEMAlRIiS. 

et  auxquels  les  aires  commissaires  n'eureol  absolument  aucune 
pari.  Ces  expcdons  secièies  se  faisaieni  à  leur  insu,  chez 
des  personnes  iii-riclies  que  l'ou  arrctail  comme  suspectes. 
Dtrs  comiiiis  aHidi,  surloui  Lhanay,  K  ur  homme  de  cuntiance, 
servaienl  à  faire  ts  captures.  On  conçoit,  d'après  celle  maiclie 
ténébreuse,  danscelie  yuerre  des  voleurs  contre  les  riches, 
qu'il  n'était  pas  d  l'ioiérét  des  hommes  de  proie  de  dresser  le 
moindre  procès- vbal.  Or,  il  n'est  pas  surpreiiaut  que  l'on  ne 
sache  pas  ene n-  iaciemeul  le  nombre  des  victimes  du  comité 
de  surveillance.  Dos  cet  ëiat  de  choses,  que  Barrabas  ail  con- 
servé à  la  naiinii  .800,000  livres  dont  il  n'exisiaii  point  de  pro- 
cès-verbal, qu'y  a-il  d'étonnant? 

S'il  ne  sesi  pM  approprié  celle  somme  ,  il  est  prt-sumabie 
qu'il  a  craint  d  t  ij  découvert,  ou  ben  il  a  pu  croiie  qu'en  fai- 
sant un  acte  qui  aoonvàt  quel(|ue  probiié,  ce  serait  un  voile  jeté 
sur  les  autre»  lajios,  un  moyen  d'écarter  les  soupçons,  une 
sorte  de  lin  de  n«-recevoir  qu'il  pourrait  opposer  à  ceux  qui 
auraient  le  eoui  a^  de  le  dénoncer. 

Pendant  que  b  membres  du  comité  de  surveillance  surveil- 
laient et  diri{;eaul  les  assassins  ,  et  qu'ils  éteodaieut  une  main 
furacc  sur  les  riie&ses  de  leurs  victimes,  une  autre  ^cèoe non 
moins  j>aii{jlaMi<' s  préparait  a  Versailles.  Le  conseil -général  de 
la  Commune  .1^1.  détaché  une  iorce  de  mille  hommes  qui  eiaii 
allée  à  Orléans  s  oparer  des  prisonniers  de  la  haute  cour  natio- 
nale pour  les  aiixer  à  Paris,  sous  prétexte  de  les  fM^JUEfn 
A  la  tète  de  kl.  force  armée  était  le  bri{;and 
deux  co;ijmi>Mit'i  civils,  l'ournier  l'Américain 
voyés  par  la  (^;uune.  Il  n'y  avait  point  de  d< 
la  Coiumune  d  croyer  à  Orléans  chercher  U 
tait  une  inl'racii  xmanifeste  à  tous  les  déc 
mune,  qui  n  (  u  isjieciait  aucun,  celte 
despote  cl  lyiuumue,  non  conUii] 
envahir  et  de  ne  en  restituer,  v| 
au  re.sio  de  la  Fr«^. 

A  i';iniv  ;iv,kv 


ton»* 


JOURNÉES    Dîi   SEPTE.VIBKIi  (  1702;.  211 

dacs  la  troupe  qu'il  conduisait  à  Orléans ,  plusieurs  étaient  par- 
lis  à  dessein  d'assassiner  les  pjisonaiers. 

Le  8  septembre,  à  six  Iseures  du  soir,  je  rencontrai  une 
femme  (je  me  trompe,  c'était  une  furie)  ;  elle  me  communiqua 
une  leilre  de  son  (ils ,  qui  ëîaii  aile  à  Oi  léans ,  sous  les  ordres  de 
Lazonwky.  Voici  mot  pour  n;ot  les  termes  de  cette  lettre  : 
«  Nous  avons  trouvé  les  piisonniers  tous  gras  et  bien  porians, 
>  surtout  le  scélirat  de  Lessart  et  le  coquin  de  Brissac;  j'espère 
»  vous  en  porter  une  cuisse  pour  la  manger  en  fricassée  de 
»  puulet.  » 

Si  j'essayais  de  décrire  l'impression  douloureuse  que  fit  sur 
moi  la  lecture  de  ce  paragrafilie,  ce  serait  en  alfuiblir  les  traits. 
Je  ciois  de  même  inutile  de  dire  que  les  prisonniers  d'Orléans 
étaient  tous  riches,  et  que  la  majeuie  partie  des  richesses  qu'ils 
avaient  alors  devint  la  proie  des  assassins. 

Hommes  de  proie ,  en  faut-il  davantage  pour  prouver  à  la 
France  que  ces  crimes  sont  votre  ouviage,  et  que  tous  ces  cada- 
vres vous  appariiennent?  Que  signifient  ces  mandais  de  déli- 
vrance donnés  à  vos  parens  et  à  vos  amis?  Que  signilie  votre 
présence  dans  les  pi  isons  à  l'instant  des  massacres?  Que  vous 
aviez  tout  préparé;  que  vous  dirigiez  les  assassins,  lorsque,  d'un 
autre  côté,  vous  reudiez  nuls  les  moyens  de  répression  ;  que  vous 
parlageàl(S  les  pouvoirs,  alin  de  faire  égoigtr  lel  liojnme  dont 
vous  convoitiez  la  fortune,  en  même  temps  que  vous  mettiez  en 
liberté  lel  autre  qui  était  digne  d'être  associé  à  votre  infamie  et  à 
vos  larcins. 

Que  Us  anarchistes,  amis  du  brig.mdage  dont  ils  partagent  les 
fruiis,  fassent  un  dernier  effort  pour  atténuer  les  conséquences 
accabLintes  et  les  preuves  irrésistibles  qui  résultent  de  tous  ces 
faits;  qu'ils  s'épuisent,  s'ils  le  veulent,  en  dé(  lamaiions  et  en 
mensonges  pour  piolorger  l'égarement  du  peuple ,  et  distraire 
ses  regards  par  des  dénonciations  vagues  ou  coiitri^uvécs,  alin 
qu'il  ne  saitache  point  à  la  poursuite  des  auteurs  de  c<  s  furfaiis  ; 
que  les  plumes  vénales,  les  écrivains  meicenaires,  satjs  cesse 
occupés  à  corronjpre  les  sources  de  l'opinion  publique,  impri- 


212  DOCCilEiNS   COMPLÉMENTAIRES. 

ment,  contre  le  cri  de  leur  conscience,  que  ces  massacres  ont 

été  commis  par  des  étrangers;  que  le  frocard  Chubot, 

Grand  orateur  lire  de  cet  ordre  de  saiofs, 
Que  le  grand  Sérapb.que  a  uaiiime  capucin, 

vienne  nous  dire  à  la  lecture  que  c'est  une  insurrection ,  rien  ne 
m'empêchera  d<;  vous  répéter  sans  cesse  qu  il  n'y  a  point  là  d'in- 
suiTcclioii  ;  que  pour  donner  ce  nom  aux  cinq  jours  de  septem- 
bre, il  faudrait  que  ce  fût  l'action  libre  et  volontaire  du  [leuple 
entier,  un  mouvement  subit  et  spontané  de  la  masse,  et  dans  cet 
état  de  chose  même  ce  serait  toujours  des  massacres,  lien  que 
des  massacres  exécutés  par  les  ordres  et  sous  la  direction  des  au- 
torités, (jui  serùieiit  toujours  coupables  de  n'avoir  pas  essayé  de 
lesemjiècher  ;  mais  pour(iuoi  cette  réfutation  de  Chabot  ? 

Les  jours  du  prcitije  sont  passés;  personne  ne  croit  miinte- 
nant  que  ce  sont  des  étrangers  (|ui  ont  sonné  le  tocsin  pour  lall.'ep 
les  septembriseurs,  que  ces  vils  scélérats  étaient  eux-mêmes  des 
etrangeis  ;  si  quelques  vagabonds  sans  patrie, sans  famille,  sesont 
mêlés  aux  assassins ,  il  faut  en  accuser  ceux  qui  leur  en  ont  mon- 
tré l'exemple. 

Cl  si  en  vain  que  les  hommes  de  proie  ont  attaché  pendant  un 
an  avec  dos  poignards,  un  bandeau  sur  les  yeux  des  parens  et 
des  amis  de  ctux  qiii's  quahfieni  sans  preuves  de  conspirateurs 
féroces,  le  vuile  est  tombé  ;  les  conspirateurs  féroces,  ce  sont  ces 
hommes  de  sang  (|ui  ont  piéparé  fioidtment ,  et  renouvelé  parmi 
nous  les  lion  eurs  d'une  Saini-Bai  ihelemi  ;  les  conspirateurs  fé- 
roces ,  ce  sont  ceux  qui  lançaient  à  pleines  mains  les  mandats 
d'orrct ,  en  sautant  de  pied  joint  par  -  dessus  toutes  les  lois;  les 
conspiiaieurs  léroces  et  cent  fois  dignes  de  mort,  ce  sont  ceux 
enfin  qui  opéraient  dans  les  ténèbres  du  comité  de  surveillance, 
et  qui  attiraient  sur  Paris  la  haine  de  toutes  les  nalioi.s. 

Lu  supposant,  contre  toute  véiité,  uniquement  pour  le  besoin 
de  leur  cause ,  que  l'on  pût  pailler  l'horreur  de  ces  massacres  en 
les  imp-iiant  à  des  étrangers  ,  il  ne  serait  pas  moins  vrai  de  dire 
qucdepaifcil^aticntatsnedevaieni  pas  ètreimpuîi!s(l)  ;que!s(iue 

(O  On  s      que  les  csiassios  ctaienl  gagés  ô  ^  francs  pendant  le  jour,  et  2t 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (1792).  213 

soient  les  instigateurs  et  !os  complices,  il  fallait  les  reclicrclier  et 
les  poursuivre  jusqu'à  lécliafaud  ;  cependant  depuis  trois  ans 
aucune  recherche  n'a  été  faite  contre  les  coupables,  ce  qui 
prouve  que  l'on  craint  de  les  découvrir  ;  que  dis-je  ,  ils  sont  con- 
nus, on  les  nomme,  leurs  noms  exécrables  passent  de  Louche  en 
bouche,  du  nor  I  au  midi  de  la  Franc  ;  on  les  accuse,  et  la  Con- 
vention se  tait  ;  est  ce  faiblesse?  est-ce  complicité?  je  m'abstiens 
de  (irononcer;  passons  ù  l'appel  nominal  des  chefs  les  plus 
connus; 

Danton,  ex-ministre  de  la  justice  ,  député  de  Paris  à  la  Con- 
vention nationale  ; 

Camille  Desmoulins,  secrétaire  du  sceau,  député  de  Paris  à  la 
Convention; 

D'Eglantine,  secrétaire  du  déparlement  de  !a  justice,  député 
de  Paris  à  la  Conveniion  ; 

Panis,  membre  du  comité  de  surveillance,  député  de  Paris  a 
la  Convention  ; 

Sergent,  membre  du  comité  de  surveillance,  député  de  Pans 
à  la  Convention  ; 

Manuel ,  alors  procureur  de  la  Commune ,  ex-député  à  la  Con- 
vention j 

Pierre  Duplain,  membre  du  comité  de  surveillance,  ju{je  au 
tribunal  révolutionnaire  ; 

Joiirdeuil ,  membre  du  comité  de  surveillance ,  juge  au  tri- 
bunal révolutionnaire  ; 


pendant  la  nuit.  Pliisietirs  se  présenlèrent  au  c^nspit-généritl  de  la  Commune 
pour  demander  leur  salaire;  outre  ce  paieriieut,  la  dépouille  de  leurs  \iclimes 
était  ;!C(|uise  et  confisquée  à  leur  profit,  c'était  leur  crsuel.  Barrai  as  doit  se 
souvenir  qu'à  celle  occ;iS'on  il  jeu  grand  débat  en  sa  présence  îu  comité,  entre 
deux  assassins  qui  le  choisirent  pour  arbitre;  il  s';  gissait  d'une  montre  d'argent 
que  deux  brigands  se  disputaient  :  l'un  invoquait  la  loi  du  premier  occupant  ; 
l'au're  dis  il,  j'ai  tué  le  prisonnier  porteur  de  ce.te  n  onlre,  cile  esl  à  moi  ;  enfin, 
pour  terminer  cette  querelle,  ils  vinrent  trouver  Panis  qui ,  après  une  discussi  n 
contradieloirc  entre  les  parties  liliganles,  ji'gea  l'affaire  en  dernier  ressort;  voici 
le  dispositif  de  s')n  jugement  :  Vous  êtes  tous  deux  de  bons  patriotes,  il  fau  s'ac- 
comm.der,  vendez  la  montre  et  vous  partagerez  le  produit;  si  vis  deux  coquins 
étaient  desétrangers,  il  faut  convenir  que  Barrabas  usa  à  leur  égard  d'une  bien 
grande  indulgence.  (A'ofc  de  Marcandier.) 


fl4  DOCU.'JENS    COMPLÉMENTAIRES, 

Cuermeure ,  membre  du  comiie  de  surveillance  ; 

Leclerc ,  membre  du  comité  de  survoiliance  ; 

Lenfanl^  membre  du  comité  de  survei-lance  ; 

Cailhj,  membre  du  comité  de  surveil'ance; 

Dufforl,  mpmbi  e  du  comité  de  surveillance. 

Je  les  dénonce  nominativement  en  présence  du  peuple  de  Paris, 
ù  la  nation  française,  comaie  les  cliefs  suprêmes  des  assassins  et 
des  voleurs,  je  les  dénonce  à  la  nature  entière  comme  les  plus 
imp'r.cah'cs  ennemis  de  I  humanité,  comme  le  plus  impur  fléau 
dont  le  ci(  1  irrité  :iil  jamais  accablé  la  terre;  qu'ils  osent  m'accu- 
serde  les  avoir  calomniés,  j  ■  les  provoque  à  descendre  avec  moi 
aux  pie  's  des  tribunaux,  et  je  m'enga^je  à  monter  à  leur  place  à 
léchafaud  s'ils  peuvent  me  prouver  que  je  suis  un  calomniateur. 

Lisle  des  assassins  el  voleurs  suballemes. 

Chaieau ,  oiseleur ,  sur  le  quai  de  la  Ferraille  ;  ce  t'gre  a  tué 
quatre-vingt-sept  piisonniers  à  l'Abbaye;  il  revint  chez  lui  reidu 
de  fatigue ,  en  regrettant  beaucoup  de  n'avoir  plus  assez  de  force 
pour  continuer. 

Boudiev,  boulanger,  rue  du  Four,  près  la  Croix-Rouge;  il 
cessa  de  massacrer  aux  Carmes,  parce  que  son  sabre  se  brisa 
en  deux  morceaux. 

Duval,  le  jeune,  neveu  du  traiteur  de  ce  nom,  rue  de  Bouche- 
ries, cinq  pour  sa  part  aux  couvens  des  Carmes  ;  après  cette  bril- 
lante expédition,  il  partit  pour  l'année  du  nord  en  qualité  de 
volontaire,  puis  déserta  en  empoiiant  son  fubil,  qu'il  a  vendu; 
puis,  par  arrangement,  il  fut  rejoindre  l'armée  du  >"ord. 

Kermann ,  tailleur  ,  maisoa  de  Lerouge  ,  fruitier ,  rue  de  Tour- 
non  ,  assassin  aux  Carmes. 

Sauvage ,  marchand  de  vin ,  rue  Mazariae  ;  cet  ex-laquais  a  fait 
tuer  à  lAbbave  un  évêquc  qu'il  avait  servi  autrefois,  etqui,  pour 
l'aider  à  s'étabiir  marchand  de  vio ,  lui  avait  donné  o  a  6,000  liv; 
de  son  propre  aveu,  il  a  égorgé  tr-  ize  personnes  à  l'Abbaye. 

--  Nota.  —  Je  ne  publie  en  ce  moment  qu'un  r.b:  égé  de  la 
liste;  c'est  pour  répondre  à  ces  fripons  du  premier  ordre  ,  qui 


JOURNÉES   DB   SEPTEMBRE  {  1792  ).  2i5 

feif^nent  de  croire  que  les  massacres  ont  été  commis  par  des  étran- 
gers. En  altendant  que  j'imprime  le  nom  des  autres,  l'accusateur 
public  du  tribunal  révolutionnaire  peut  instruire  sur  les  faits ,  il 
y  a  ample  matière. 


DECLARATI03Î 

DD    CITOYEN 

ANTOINE-GABRIEL-AIMÉ  JOURDAN, 

ANCIEN    PRESIDENT    DU  DISTRICT    DES   PETITS-AUGUSTINS 
ET    DE    I.A    SECTION    DES    QUATRE-NATIONS. 

<"  Floréal  an  III  (I). 

Préface  de  l'édition  Baudoin. 

«  Parmi  les  manuscrits  vendus  avec  la  bibliothèque  de  31.  le 
marquis  Garnier,  pair  de  France,  se  trouvait  un  recueil  de 
pièces  relatives  aux  journées  de  septembre.  Ce  recueil  est  ter- 
miné par  la  lettre  suivante  qui  en  fait  connaître  l'origine ,  l'objet 
etl'auiheniiciié.  C'est  un  devoir  pour  nous  de  copier  cette  lettre 
très-fidèlement  et  dans  son  entier  ;  la  voici  : 

<r  Paris,  ce  7  Tcndéraiaire  an  IX  de  la  république  française. 

»  Guenot,  membre  de  la  commission  des  contribuliom ,  au 
pre.iiier  consul. 

»  Citoyen  consul , 
»  C'est  à  vous  qu'il  appartient  de  reciieillir  tous  les  matériaux 
>  propres  à  transmetue  à  la  postérité  et  aux  naiiotis  étrangères, 
»  une  histoire  impartiale  delà  nation  française  dégagée  de  tout  le 

(t)  Nous  tirons ce'te  pièce  de  la  collrction  drs  mcmoircssiirla  révolution  'Van 
çiisc  ,iinpriiiice(heznaudoin  (i  !<•  livraison.  JonriK-esde  s:p!e;i;l)îe.  Paris,  183) 
Nous  la  rciniprimons  cn.icre,  avec  la  prcf;Ke  des  rdili-urs,  MM.  Ri,Tvilie  et  B;ir- 
rière.)  (.JSoic  du  auteurs.) 


216  DOCUïIENS   COMPLÉMENTAIRES. 

>  ferment  des  passions  qui  y  ont  eu  trop  de  part.  C'est  à  tous  les 
»  bons  Fiançais  aimant  sincèrement  leur  patrie,  atlachës  à  cette 

>  révolution ,  mais  détestant  les  crimes  qu'elle  a  enfantés,  à 
»  vous  procurer  ces  matériaux  :  je  veux  acquitter  cette  dette 

>  pour  ce  qui  me  concerne. 

»  En  i792,  j'élais  administrateur  des  domaines  et  finances  de 
»  h  Commune  de  Paris ,  je  l'étais  également  des  contributions. 

>  En  acceptant  celle  place  pénible ,  j  ai  piis  la  ferme  résolution 
»  de  rendre  des  comptes,  de  les  rendre  fidèles,  de  les  appuyer 
»  de  foutes  les  piè;es  justificatives. 

»  Un  des  é'émensde  ce  comple  général ,  est  celui  des  journées 
»  des  10  août,  2,  5,  4  septembre  et  jours  suivans  1792.  J':ii  eu 

>  le  courage,  même  la  hardiesse,  d'y  joindre  les  pièces  juslifica- 
»  lives  originales. 

»  Ces  pièces  ont  été  brûlées  par  ordre  du  comité  d'exe'cution , 
»  qui  a  reçu  ce  compte  séparé  :  je  m'y  attendais,  mais  il  impor- 
»  tait  à  mon  honneur  d'en  conserver  des  doubles  authentiques 

>  pour,  dans  d'autres  temps,  justifier  ma  conduite;  j'ai  risqué 
»  mon  existence  pour  les  conserver.  Je  les  ai  enfouifs:  elles 

>  ont  revu  le  jour  lorsque  la  mort  a  cessé  de  planer  sur  la  tète 
»  des  bons  citoyens. 

»  C'est  à  vous,  citoyen  consul,  que  je  veux  faire  hommage 

>  de  ces  pièces  ;  mais  à  vous  seul. 

>  Déjà  avancé  en  âge,  sans  postérité  masculine,  je  puis  c^ain- 
»  dre  l'abus  de  ce  dépôt.  Sous  un  gouveriiemcnt  sage  il  doit 

>  éclairer,  jamais  nuire;  vous  seul  pouvez  en  faire  usage  de  mar 
ï  nière  à  remplir  ce  double  but.  Je  le  remettrai  entre  vjs  mains, 
»  comme  une  preuve  éclatante  de  la  confiance  que  vous  inspirez 
s  à  juste  titre.  Veuillez  bien  m'indiquer  le  jour  et  l'heure  aux- 
»  quels  il  vous  plaira  de  le  recevoir. 

»  Salut  et  profond  respect.  » 

ï  Ce  manuscrit  qui  appartenait  à  M.  le  marquis  Garnier,  n'était 
qu'une  copie  des  comptes  et  des  pièces  dont  il  s'agit  ;  mais  les 
fonctions  qu'avait  remplies  M.  Garnier .  l'importance  qu'il  at- 


/OURNSeS  de  SEPTË5flBRE   (1795).  217 

tachait  aux  rcclierclies  h'storiques  ou  liticraircs,  le  soin  avec  !a- 
qiiel  celle  copie  avait  été  faite,  ne  laissent  aucun  cloute  sur  son 
exaclilude. 

»  Ce  recueil  contient  :  1°  l'ëtat  des  sommes  pnyp'es  par  In  tréso- 
rier de  la  Commune  de  Paris,  pour  les  dépenses  faites  pondant 
les  mois  d'août,  septembre,  octobre  et  novembre  17!)2.  Nous 
donnerons  plus  bas  les  articles  les  plus  curieux  de  cet  important 
document  (1). 

>  2°  la  déclaration  qu'on  va  lire.  Cette  pièce  inédite  estsans  con- 
tredit un  des  témoi{][na{jPs  les  plus  {graves  que  puisse  rrcueillir 
l'histoire  contre  les  auteurs  et  les  actenrs  de  ces  horribles  scènes, 
et  cela  mê  ne  nous  imposait  l'oblgaiion  d'indiquer  l'origine  d'un 
semblable  écrit.  Nous  ajouterons  qu'il  reçoit  un  grand  degré  d'au- 
thenticité de  la  relation  précédente,  écrite  par  l'abbé  Sicard.  » 


Déctaradon  du  citoyen  AiUoine-Gabriel-Aîmé  Jourdan. 

La  section  de  l'Unité,  ci-devant  des  Qualre-Naiions,  m'ayant 
invité  de  !ui  faire  part  de  ce  que  je  sais  touchant  les  trop  fa- 
meuses journées  du  2  septembre  1792  et  suivantes,  je  vais  ré- 
pondre à  ses  désirs;  mais  j'annonce  que  je  ne  parlerai  que  des 
faits  dont  j  ai  été  témoin  oculaire. 

J'étais,  à  cette  funeste  époque,  président  de  comité  civil  et  de 
surveillance  des  Quatre-Nations.  L'invasion  des  Prussiens  qui 
s'avançiient  sur  Chûlons  avait  jeté  l'alarme  dans  P;iris.  Cent 
mille  habilans  de  celte  vaste  cité  se  préparaient  à  marcher  contre 
l'rnnemi,  et  à  le  chasser  hors  du  territoire  français.  Les  comités 
de  la  section  des  Quatre-Nations  étaient  en  permanence.  Le  di- 
manche 2  septembre,  sur  une  heure  après-midi,  je  proposai  à 
nos  collègues  de  nous  arranger  pour  que  moitié  de  nous  allât  dî- 
ner, tandis  que  l'autre  moitié  tiendrait  le  comité,  afin  que  les  af- 


:  I)  Nous  réimprimeruns  également  cet  et^t. 

(  ISote  des  auteitm  de  Tllisloire  parlemenlaire.) 


218  DOCLMENS  COMPLÉÎIENTAIRES. 

faires  publiques  ne  souffrissent  point  de  retard.  Je  ne  sortis  qu'à 
trois  heures. 

A  mon  retour,  j'appris  que,  pendant  mon  absence,  on  avait 
massacré  plusieurs  particuliers  qui  avaient  été  amenés  des  pri- 
sons de  la  mairie  dans  quatre  fiacres. 

Je  n'entrerai  pas  dans  les  détails  de  ces  premières  horreurs. 
Je  ne  les  ai  pas  vues;  mais  la  section  possède  encore  actuellement 
dans  son  sein  la  plus  grande  partie  de  mes  anciens  collèg^ues,  qui 
furent  témoins  de  ce  qui  se  passa  :  entre  autres  le  citoyen  Mon- 
not ,  rue  di?s  Petits-Augustins ,  qui  fit  un  rempart  de  son  corps  à 
l'ijbbé  Sicard,  instituteur  des  sourds  et  muets  (1);  le  citoyen 
Maiilot,  peintre,  rue  Saint-Benoît,  qui  sauva  un  particulier  de 
Metz ,  nommé  Dubalay,  qui  me  connaissait  et  qui  se  réclama  de 
moi.  Le  citoyen  Maillot  eut  recours  à  une  ruse  aussi  adroite  que 
généreuse,  et  parvint,  pendant  quatorze  heures,  à  dérober  ce 
pjrliculier  aux  recherches  des  assassins,  quoiqu'il  fût  continuel- 
lement sous  leurs  yeux  ;  et  il  finit  par  le  soustraire  à  leur  rage  en 
leur  présence  (2). 

Sur  les  sept  heures  du  soir,  tout  était  assez  calme.  Je  profitai 
de  ce  moment  pour  vaquer  à  des  affaires  qui  m'étaient  persou- 
nelles  et  très-urgentes.  Je  re\ins  sur  les  neuf  heures.  En  entrant 


C<)  Voyez,  dans  la  Relation  de  l'ab'ié  Sicard,  ce  qu'il  a  dit  lui  même  de  ce 
beau  trait  de  dévoiement.  {IS'oie  de  MM.  Berrille  et  Barrière.  ) 

(2)(ï>"ou>ne  devons  pas  oub'ier  derapiielor  un  trait  décourage  et  de  présence 
d'esprit  bien  rare.  Pendî^nt  cu'on  niassncrait  à  lAtbaye,  un  horloger  deman 'e 
d  s  poiivo  rs  à  sa  secîioa  pour  aller  réclamer  deux  jeunes  gens.  Il  se  rend  dans 
l'anlre  des  .issassins,  marche  dans  le  sang  et  sur  d.'s  membres  palpitans.  «  Es-tu 
la-  de  vivre  ?  »  lui  dit  un  bourreau  en  le  prenant  au  collet.  Le  désir  de  faire  une 
bonne  action  donne  des  forces  à  cet  homme  est  niable.  »  Je  demande  à  prrler  an 
président.  »  On  le  1  lisse  entrer.  «  Que  viens-tu  faire  ici?  —  Je  viens  réclamer 
deux  jeunes  gens  de  ma  secli'in.  Voilà  mes  pouvoirs.  —  Qui  sont-ils?  —  Tel  et 
tel;  vivent-ils?  —  Oui...  Pourquoi  sont-ils  ici?  —  Pour  une  faute  légère,  une 
querelle  qui  n'.i  pas  eu  de  suite.  —  Ea  réponds-tu?  —  J'en  réponds  fur  ma  léte. 
—  Eh  bien,  voilà  du  pnpier,  signe;  mais  prends  garde  à  toi.  »  On  examine  les 
registres,  et  très-heureusement  l'acte  d'écrou  ne  porlait  point  cause  d'ans  ocra- 
tie:  Cîr  le  répondant  aiirait  péri.  Les  prisonn-ers  arrivent. — Tiens,  'ui  dit  le 
président,  les  voi  à.  Va-''en.  »  Extrait  de  VEspion  de  la  rérolulion  fmnra'se. 

o  Ce  trait  bocora'oîe  console  un  peu  de  tant  d'autres  traits  saii^uiiiair  s,  et  ré" 
concilie,  pour  un  moment  avec  l'humanité.»  (A'ote  de  MM.  Berville  et  Barrière.) 


JOURNÉES    DE   SEPTEMBRE  (  1792  ).  219 

dans  la  cour  de  l'église  de  TAbbaye ,  je  vis  une  multitude  d'bom- 
mes  €1  de  femmes  rassembles.  J'entendis  des  cris  répétés  de  vive 
la  nation!  au  milieu  desquels  s'élevaient  des  hurlemens  épouvan- 
tables. Ce  vacarme  éiait  occasioné  par  des  prisonniers  que  l'on 
lirait  de  l'Abbaye,  que  l'on  amenait  pour  élre  massacrés  dans  la 
grande  cour  du  jardin ,  et  que ,  chemin  faisant ,  on  lardait  de 
coups  de  sabres. 

la  porte  du  comité  était  dans  celte  grande  cour  du  jardin. 
J'avance  pour  m'y  rendre.  On  me  laisse  passer  lil)remenl  sous  la 
porte  ch  irretière  qui  sépare  les  deux  cours.  En  entranl  dans 
celte  cour,  j'y  aperçois  une  troupe  de  gens  armés,  à  moi  incon- 
nus, qui  massacraient  impitoyablement  toutes  les  malheureuses 
viciimes  qu'on  leur  amenait.  La  cour  était  jonchée  d'environ  une 
cenlaine  de  cadavres.  Mais  ce  que  j'aperçus  de  p!us  horrible, 
c'étaient  dfs  cadavres  qui  entouraient  des  tables  couvertes  de 
bouteilles  de  vin.  Les  verres  dégouttaient  le  sang  dont  étaient 
fumantes  les  mains  des  cannibales  qui  buvaient  dedans. 

Pour  parvenir  au  comiié,  il  fallait  monter  cinq  mai ches.  Elles 
étaient  également  couvertes  de  cadavres  sur  lesquelles  je  fus  forcé 
d'en)janiber.  Je  trouvai  au  comité  plusieurs  de  mes  collèjjues 
stupefî<s  d'horreur  et  d'effroi.  Je  leur  aidai,  non  pas  à  faire  le 
bien ,  m^is  à  empêcher  le  mal  le  plus  qu'il  était  possible.  Nous 
trouvâmes  les  moyens  de  sauver  plusieurs  infortunés. 

Sur  le  minuit,  les  sensations  douloureuses  et  horribles  que 
j'éprouvais  à  chaque  instant,  jointes  à  la  vapeur  du  sang  humain 
qui  me  poita  au  cerveau ,  furent  cause  que  je  me  trouvai  mal. 
Je  cherchai  en  vain  un  flacon  ou  de  l'eau.  Comme  je  demeurais 
à  deux  pas,  au  coin  de  la  rue  Taranne,  je  sortis  pour  aller  chez 
chez  moi ,  à  l'effet  d'y  prendre  quelque  soulagement. 

Lorsque  je  me  présentai  sous  la  porte  charretière,  j'y  trouvai 
un  po- te  d'environ  douze  gaides  nationaux  que  je  n'avais  pas  re- 
marqués en  entrant.  Ils  me  couchèrent  en  joue.  Je  fus  plus  sur- 
p:is  q'/cffrayé;  la  ciainl<'  de  la  mort  ite  pouvait  avoir  d'action 
sur  moi;  je  n'étais  nialheureuâcmenl  que  trop  familiaiisé  avec 
elle.  J'avarrni  sur  ces  gardes  nationaux,  je  soulevai  avec  sang- 


220  DOCUMËNS  COSIPLÉMENTAIRES. 

froid  leurs  fusils,  f  t  je  les  élevni  au-dessus  de  ma  tête.  Jerfcon- 
Dus  celui  qui  les  commtindait  :  c'cUiit  le  sieur  Lepiince,  ancien 
perruquier,  et  qui,  je  crois,  éiail  officier  de  police.  Je  lui  de- 
mandai s'il  ne  me  connaissait  pas  :  <  Oui ,  me  dit-il ,  je  sais  que 
vous  ét(  s  noire  président  ;  mais  notre  consigne  es!  de  laisser  en- 
trer lous  les  hommes  et  de  n'en  laisser  sortir  aucun.  —  Qui  vous 
a  donné  une  pareille  consi{TfnL?  —  Le  commandant  du  bataillon. 
—  Je  suis  bien  étonné  qu'il  vous  ait  donné  de  le's  ordres,  sans 
en  avoir  pailé  au  comité.  Où  est-il?  Cliercliez-le.  —  Nous  ne  l'a- 
vons pas  vu  depuis  qu'il  nous  a  placés  ici ,  il  y  a  cinq  ou  six 
heures.  IVous  sommes  excédés  d'horreurs  et  de  faiijue.  » 

Je  rentrai  dans  la  grande  cour;  je  cherchai  le  commandant  de 
bataillon,  je  ne  le  trouvai  pas.  Je  revins  aupiès  du  citoyen  Le- 
prince.  t  Je  n'ai  pas  aperçu,  lui  dis-je,  le  commandant  de  ba- 
taillon; il  est  vraisemblablement  à  l'assemblée  générale  (elle  se 
tenait  dans  la  grande  église).  Laissez- moi  passer;  si  je  le  ren- 
contre, je  vous  ferai  relever  le  poste.  » 

L'on  me  Ht  passage.  J'allai  dans  l'église  ;  j'y  fis  deux  fois  le 
tour  de  l'assemblée ,  je  n'y  vis  point  le  commandant  de  bataillon. 
Mon  malaiseaugmentant,  je  me  décidai  à  me  rendre  chez  moi. 
En  sortant  de  l'église,  je  fus  arrêté  dans  la  cour  par  une  haie 
de  spectateurs,  qui  regardaient  passer  une  victime  que  l'on  traî- 
nait à  la  mort,  en  la  tirant  par  les  pieds  et  en  la  hachant  à  coups 
de  sabres. 

Je  vis  alors  deux  Anglais ,  un  de  chaque  côté  de  la  haie ,  vis-à- 
vis  l'un  d(î  l'autre.  Ils  tenaient  des  bouteilles  et  des  verres.  Ils 
offraient  à  boire  aux  massacreurs ,  et  les  pressaient  en  leur  por- 
tant le  verre  à  la  bouche.  J'entendis  un  de  ces  massacreurs,  qu'ils 
voulaient  faire  boire  de  force,  leur  dire  :  <  Lh  !  f !  laissez- 
nous  tranquilles;  vous  nous  avez  fait  assez  boire;  nous  n'en  vou- 
lons pas  davantage,  b  Je  remarquai ,  à  la  lueur  de  quelques  flam- 
beaux qui  entouraient  la  victime ,  que  ces  deux  Anglais  étaient 
en  redingote  ;  elles  descendaient  jusqu'aux  talons.  Celui  à  côté 
de  qui  j'étais  me  parut  étie  un  homme  d'environ  trente-huit  ans, 
de  la  taiKe  d'environ  cinq  pieds  quatre  à  cinq  pouces ,  d'une  com- 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792).  221 

plexion  jjrasse  ;  sa  redin^jote  était  d'un  vert  clair,  tiran  t  sur  {'olive  ; 
l'autre  Anglais  était  plus  mai{;re.  Sa  redingote  me  parut  d'une 
couleur  foncée,  lirant  sur  l'ardoise.  Je  reconnus  que  c'étaient  des 
Anglais,  parce  que  je  les  entendis  parler  entre  eux,  et  quoique 
je  ne  sache  pas  leur  langiie,  je  la  connais  assez  pour  la  distinguer 
de  toute  autre,  et  en  reconnaître  l'accent.  Je  rentrai  chez  nioi, 
où  je  pris  quelques  eaux  spiritueuses.  Je  passai  le  reste  de  la 
nuit  dans  un  état  cruel,  qui  continua  pendant  environ  six  se- 
maines, et  qui  al)0utit  à  un  coup  de  sang  ou  d'apoplexie,  dont 
je  me  ressentirai  toute  la  vie. 

Le  lendemain,  je  m'efforçai  pour  retourner  au  comité.  Dans 
le  cours  de  la  matinée,  sept  ou  huit  massacreurs  vinrent  me  de- 
mander leur  salaire,  t  Quel  salaire?  *  leur  dis-je.  Le  ton  d'indi- 
gnation avec  Uquel  je  leur  fis  cette  deman.ie  les  déconcerta. 
«  Nous  avons  passé,  dirent-ils,  notre  journée  à  dépouiller  les 
morts;  vous  êtes  juste,  monsieur  le  président,  vous  nous  donne- 
rez ce  qu'il  vous  plaira.  »  Le  citoyen  L ,  un  de  mes  collè- 
gues ,  était  à  (ôié  de  moi  ;  je  lui  proposai  de  donner  un  petit  écu 
à  ces  monstres  pour  nous  en  débarrasser.  <  Ce  n'est  pas  assez , 
me  répondit  le  citoyen  L ;  ils  ne  seraient  pas  conlens.  » 

Au  même  instant  entra  le  citoyen  Billaud-Yarennes,  alors  offi- 
cier nmnicipal;  il  nous  lit  un  grmd  discours  pour  nous  prouver 
l'utilité  et  la  néct^ssilé  de  tout  ce  qui  s'était  passé.  Il  finit  par  nous 
dire  qu'en  venant  à  notre  comité,  il  avaii  rencontré  plusieurs  des 
ouvriers  (ce  sont  ses  expressions)  qui  avaient  travaillé  dans  cette 
journée,  lesquels  lui  avaient  demandé  leur  salaire;  qu'il  leur 
avait  promis  qiiC  nous  leur  donnerions  à  chacun  un  louis.  Je  me 
levai  alors  avec  vivacité,  et  je  lui  dis  :  <  Où  vou'ez-voiis  (jue  nous 
prenions  ces  sommes?  Vous  savez  aussi  bien  que  nous  que  les 
sections  n'ont  aucuns  fonds  à  leur  disj  osition  !  »  Il  fut  interdit 
pendant  un  moment,  ensuite  il  médit  qu'd  falLit  nous  adresser 
au  ministre  de  l'inléiieur,  (pii  avait  des  fonds  destir.és  à  cet  olijcf. 
Le  citoyen  L...  m'observa  qu'il  devait  allt  r  dîner  chez  le  mi- 
nistre de  l'intérieur,  ei  il  m'ofliit  do  lui  en  parler.  Jaccoptai  sa 
proposition  ,  et  je  lui  donnai  sur-le-champ,  par  rcrit ,  une  auto- 


2â2  l>OCLyEN'S    COMPLÉMENTAIRES. 

risation  pour  demander  au  niinislie  une  somme  de  3,000  francs , 
de  re;riploi  de  laquelle  la  seclion  des  Qualre-Naiions  jusîiîlciait. 

Le  citoyen  L...  me  rappoi  ta  que  le  ministre  lui  avait  repondu 
qu'il  n'avait  pas  de  fonds  destinés  pour  de  semblables  objets: 
qu'il  fallait  s'adresser  à  la  municipalité. 

Les  soi-disant  ouvriers  étant  revenus,  je  leurs  fis  part  de  la  ré- 
ponse du  ministre;  ils  allèrent  le  lendemain  malin  à  la  municipa- 
lité où  ils  ne  purent  parvenir  à  être  entendus  que  sur  les  huit  à 
neuf  heures  du  soir.  On  leur  dit  (  suivant  leur  rapport  )  qu'il  était 
bien  étonnant  que  la  seclion  des  Quatre-Naiions  refusât  de  les 
payer  ;  qu'elle  avait  des  fonds  pour  cela. 

Ces  j<ïens  revinrent  au  comité;  je  venais  de  lever  dans  l'instant 
la  séance,  et  nous  sortions.  Ils  étaient  furieux,  et  je  vis  l'instant 
où  nous  allions  être  massacrés.  Heureusement  le  citoyen  C..., 
l'un  de  nos  collègues ,  nous  sauva  la  vie,  en  leur  donnant  d'abord 
des  assignais  qu'il  avait  sur  lui,  et  en  les  invitant  à  le  suivre  chez 
lui,  pour  leur  donner  le  surplus  de  ce  qu'ils  demandaient. 

Vraisemblablement  ces  ouvriers  dirent  aux  auîres  ouvriers, 
qui  avaient  travaille  dans  les  autres  prisons,  que  l'on  donnait  un 
louis  dans  le  comité  desQuatre-Nations.  Le  lenilemain,  un  nom- 
bre considérable  vint  noua  demander  aussi  son  salaiie.  Craignant 
qu'il  ne  nous  en  résultât  quelque  aventure  sinistre,  je  pris  mon 
parti ,  et  j'allai  à  la  Commune  pour  m'expliquer  avec  les  offi  Jers 
municipaux.  Je  ne  pus  jamais  entrer  dans  la  grande  salle,  tant 
elle  était  pleine  de  monde.  Je  crus  devoir  m'adresser  au  citoyen 
Tallien  ,  qui  éiait  alors  secrétaire  de  la  municipalité.  Je  lui  expli- 
quai le  motif  qui  m'amenait.  Il  me  répondit  que  cela  ne  le  regar- 
dait pas,  mais  le  comité  d'exécution.  J'avoue  que  je  ne  pus 
m'empécher  de  tressaillir  à  ce  mot  (ïcxccuiïon.  Le  citoyen  Tal- 
lien s'en  aperçut  :  «  Ce  n'est  pas  ,  dit-il ,  ce  que  vous  pouvez  pen- 
ser ,  c'est  un  comité  qui  a  été  établi  pour  payer  les  dépenses  or- 
données par  la  municipalité.  »  Il  m'offrit  un  de  ses  commis  pour 
m'y  conduire. 

Ariivé  à  ce  coiiiité,  qui  éiait  composé  de  (|uatre  ou  cinq  meui- 
brcs ,  je  lui  demandai  quel  était  le  parti  qu'il  voulait  que  nous 


JOURNÉES   DE   SEPTEJlliRE    (1792).  22S 

prissions  ;  que  nous  étions  assiégées  par  une  muhiiude  de  ces  ou- 
vriers qui  nous  menaçaient  haulement;  qu'enfin  nous  hen'ons 
forces  d'abandonner  le  coniilé  de  la  section.  Le  président  me  de- 
manda si  l'on  n'avait  pas  ti ouvé  des  assignats  et  de  l'aigent  sur 
ceux  qui  avaient  été  tués.  <  Quoi  !  m'écriai-je,  faudra-t-il  que  ces 
vicliuies  infortunées  paient  encore  leur  bourreau?  Mali  quand 
nous  voudrions  disposer  de  ces  sommes,  nous  ne  le  pouijions 
pas,  parce  qu'elles  ont  été  mises  dans  un  sac,  sur  lequel  nous 
avons  apposé  le  sceau  de  la  section ,  et  une  douzaine  de  ces  {jens- 
là  y  ont  joint  leurs  cachets.  »  Le  président  me  répliqua  que  ces 
{jenx-là  étaient  de  irès-honnétes  gens;  et  il  ajouta  que  la  veille 
ou  l'avant-veille,  un  d'entre  eux  s'était  présenté  à  leur  comité  en 
veste  et  en  sabots  tout  couvert  de  sang  ;  qu'il  leur  avait  présenté 
dans  son  cliapc'au  vingt-cinq  louis  en  or,  qu'il  avait  trouvé  sur 
une  personne  qu'il  avait  tuée;  que  le  comité  d'exécution  avait 
été  si  louché  de  cet  acte  de  probité ,  qu'il  avait  donné  à  cet 
homme  dix  écus  pour  acheter  une  redingote,  et,  parlant  par 
respect ,  une  paire  de  souliers. 

Un  des  commissaii'cs  qui  était  à  gauche  du  président  me  dit  : 
<  Est-il  vrai  qu'il  y  a  eu  des  personnes  sauvées  aux  Quatie-Na- 
tions?  —  Oui,  il  y  en  a  eu  quelques-unes.  —  Combien?  —  Pas 
autant  que  j'aurais  voulu.  —  Que  dites-vous?  Savez-vous  que  si 
ces  sceléraisavaient  eu  le  dessus,  ils  nous  auraient  tous  égorgés? 
—  J'ignore  ce  qu'ils  auraient  voulu  faire;  mais  tout  ce  que  je 
sais,  c'est  que  lorsque  mon  ennemi  est  à  terre  ,  je  lui  tends  la 
main  pour  le  relever  et  je  ne  l'assassine  pas.  —  Oh  !  oh  !  mon- 
sieur, avec  vos  beaux  sentimens,  apprenez  que  cfs  gens-là  sa- 
vaient le  nombre  de  leurs  victimes,  et  (jue  s'il  leur  en  n)anque 
quelques-uiies,  la  tète  du  président  des  Qualre-Ps'ations  leur  en 
répond.  —  J'entends...  Eh  bien!  j'ai  juré  de  mourir,  s'il  le  faut, 
à  mon  poste;  mon  poste  est  le  fauteuil  du  connté  de  lu  section 
des  Quaire-N.itions,  l'on  m'y  trouvera  toujours;  mais,  si  l'on 
vient  pour  m'y  assassiner,  ne  croyez  pas  que  je  me  laisse  égorger 
comme  un  mouton,  ainsi  que  tous  ces  inforluiés;  soyez  assuré 
que  ce  ne  sera  pas  impunément.  »  En  disant  ces  mois,  je  portai 


224  DOCDMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

les  mains  sur  des  pistolets  qui  étaient  dans  mes  {joussets.  Le  pré- 
sident chercha  à  me  cahner  et  finit  par  me  dire  que  nous  pouvions 
leur  renvoyer  tous  ces  ouvriers,  et  que  le  comité  d'exécution 
verrait  à  s'iinanjjer  pour  les  satisfaire...  A'ors  je  me  retirai. 

Je  linis  ici  nja  déclaration;  le  surplus  n'aurait  rapport  qu'aux 
comptes,  ils  ont  été  rendus  dans  le  temps;  la  section  les  possède 
avec  les  pièces  justificatives. 

ôlais  qu'il  me  soit  permis  de  faire  quelques  observations  qui 
résultent  de  ma  déclaration. 

L'on  ne  peut  se  dissimuler  que  la  journée  du  2  septembre  ne 
soit  beaucoup  plus  flétrissante  pour  la  France  que  celle  de  la 
Saint-Bariliélemi.  Du  moins  cette  dernière  était  l'ouvrage  de  la 
cour  d  alors,  au  lieu  que  celle-ci  parait  être  l'ouvra'je  du  peuple. 

11  est  donc  de  Ihunneur  du  peuple  IVançais  d'être  lavé  d'une 
pareille  tache.  Je  ptésume  que  ma  déclaration  en  découvre  les 
moyens  et  indi(|ue  le  fil  de  celle  trame  infernale.  Il  y  a  tout  lieu 
de  croire  que  c'est  le  gouvernement  anj^Iais  qui  a  été  le  moteur 
et  l'insiiguteur  de  toutes  les  horreurs  qui  ont  couvert  la  France 
de  deuil. 

Rappelons-nous  que,  dans  les  commencemens,  le  peuple  an- 
gl.iis  était  enthousiaste  de  notre  révolution.  Le  cabinet  de  Lon- 
dres avait  à  craindre  que  les  Anglais  ne  voulussent  nous  imiter. 
Il  était  donc  de  sa  politique  d'être  en  guerre  avec  nous  et  de  nous 
y  mettre  avec  l'univers  entier.  Le  plus  difficile  était  d'avoir  le 
consentement  du  peuple  angl.iis ,  afin  d'en  obtenir  des  subsides. 
Rappelons-nous  aussi  que  c'est  au  moment  où  l'on  ypprit  à  Lon- 
dres la  journée  du  2  septenibie,  que  le  peup'e  anglais  demanda 
la  guerre  contre  nous.  Il  y  a  donc  tout  lieu  de  soupçonner  qi;e  le 
cabinet  de  Loi:dres  avait  suscité  cette  journée  ;  ce  soupçon  se 
tourne  en  une  espèce  ('e  certitude,  si  l'on  fait  attention  à  ces 
deux  Ang'ais  dont  j'ai  parlé  dans  ma  déclaration  ;  je  ne  suis  cer- 
tainement pas  le  seul  qui  les  ai  vus.  Il  sera  facile  d'interroger  a 
ce  sujet  la  plupai  1  des  citoyens  et  citoyennes  qui  habitent  autour 
de  l'Abbaye,  et  qui  étaient  dans  la  cour  de  l'église,  le  2  septem- 
bre, sur  les  onze  heures  du  soir  ou  minuit.  L'on  pourrait  encore 


JOURNÉES    DE    SEPTEMCUE    (   JT'Jiâ  ).  225 

interroger  le  limonadier  el  le  marchand  de  vin  qui  demeuraient 
rue  Saint-Benoît,  vis-à-vis  de  la  porte  de  l'Abbaye.  Je  présume 
que  ce  sont  eux  qui  ont  fourni  à  ces  Anglais  le  vin  et  les  liqueurs 
qu'ils  faisaient  boire  aux  massacreurs  :  peut-être  dira-t-on  que 
le  crime  de  deux  particuliers  isolés  ne  prouve  pas  que  le  gouver- 
nement anglais  soit  leur  complice.  Ce  serait  très-mal  connaître  le 
cabinet  de  Londres  et  son  exécrable  politique.  Ne  perdons  pas 
de  vue  que  c'est  précisément  à  celte  époque  qu'il  parvint  à  sou- 
lever le  peuple  en  lui  inspirant  de  l'horreur  contre  nous.  D'ail- 
leurs ,  de  tout  temps ,  tous  les  moyens  lui  ont  été  bons.  Mais  il 
est  encore  un  autre  fait  dont  tout  Paris  a  eu  connaissance ,  et  qui 
coïncide  parfaitement  avec  celui  dont  j'ai  parlé.  Après  l'exécu- 
tion de  Louis  XVI,  un  Anglais  remit  un  mouchoir  blanc  au 
bourreau  pour  le  tremper  dans  le  sang  du  roi.  Peu  de  jours 
après ,  ce  mouchoir  fut  arboré  au  haut  de  la  tour  de  Londres. 
Aussitôt  le  peuple  anglais  devint  semblable  aux  éléphans  que  l'on 
rend  furieux  en  leur  montrant  une  couleur  rouge.  11  demande  à 
grands  cris  l'anéaniissement  de  la  France.  Si  l'on  rapproche  ces 
deux  faits,  ils  formeront  une  espèce  d'identité  qui  peut  amener 
à  découvrir  la  vérité.  Il  sera  facile  de  découvrir  quel  est  cet  An- 
glais qui  a  donné  son  mouchoir  au  bourreau  ;  peut-être  est-il  un 
de  ceux  qui  excitaient  les  massacres  dans  la  nuit  du  2  septembre. 
Pourquoi  le  bourreau  acceptat-il  ce  mouchoir?  pourquoi  le 
trempa-l-il ,  et  pourquoi  le  rendit-il?  C'est  aux  autorités  consti- 
tuées à  suivre  et  à  découvrir  celle  trame.  Je  suis  convaincu 
qu'elles  sont  aussi  jalouses  que  moi  de  l'honneur  de  la  patrie,  et 
qu'elles  découvriront,  aux  yeux  de  l'univers  et  de  la  postérité, 
la  source  d'où  sont  découlés  tous  ces  crimes  alfreux  ;  elles  puri- 
fieront le  peuple  français  d'une  tache  qui  sans  cela  serait  indélé- 
bile. Signé ,  JouRDAN. 


T.  xvin.  45 


î2i26  DOCtMIilVS   COMPLéMENïAlRES. 


ÉTAT 


Des  sommes  payées  par  le  trésorier  de  la  Commune  de  Paris,  pour 
le  compte  du  conseil-général ,  pour  dépenses  occasionées  par  la 
révolution  du  iO  aoûi  171)2. 

EXTRAIT   CONFORME    (1). 

{2o  août  1792.)  Ordonnance  du  24  août ,  signée  Levasseur  et 
FaJet,  adn.inistrateuis  des  travaux  publics,  pour  payer  au  sieur 
Menu  le  prix  duii  oàb!e  pour  ia  destruction  de  la  statue  de 
Lou'sXV,  place  Louis  XV\  suivant  le  cenificat  des  commissaires 
de  la  sectiun  des  Champs-Elysées ,  ci 100  liv. 

(7  septembre.)  Cerlifîcai  des  commissaires  Lemonier  et  Ecoflon, 
fait  au  comité  permanent  de  !a  section  de  la  maison  commune  , 
du  27  août ,  qui  constate  que  Jean-Louis  Biillard  a  conduit  à  la 
maison  commune,  sur  ime  petite  charrette  à  bras  ,  l'argenterie 
trouvée  en  l'éghse  Suint-Gervais,  ainsi  qu'il  résulte  de  leur  pro- 
cès-\Lrbal  du  21  août  ;  ledit  certificat  visé  le  27  août  par  Payen 
et  Grenier,  cominissaires  du  conseil-géncral  ;  la  peine  dudit  Bail- 
Jard  taxée  à  six  iivies  par  un  bon  du  28  août,  de  Jolly,  secré- 
taire, et  Lemonier,  commissaiie  de  la  maison  comnmne,  ledit 
bon  visé  par  Sergeiii,  audiieur  de  police,  ci 6  liv. 

Mandai  pour  deux  hommes  de  peine  occupés  au  transport  des 
effets  déposés  au  greffe  et  mis  dans  le  magasin  actuel,  ci.  8  liv. 

Le  19  août,  payé  au  citoyen  James,  au  pied  d'un  mémoire  de 
dépenses  faites  pour  l'expédition  de  Saint-Germain-en-Laye ,  les 
17  et  18  août  171)2,  relativement  à  l'arrestation  de  MM.  Mon- 

(l}Lcs  détails  qa'on  va  lire  sontexiraitsdu  coinple-reudu  dont  il  est  parlé  dans 
l'avaut- propos  et  dans  l'averlibsement  de  la  page  139  (  215  de  V Histoire  parle- 
meniaire  ).  Ou  n'a  cité  que  les  articles  de  dépenses  les  plus  renaarquables,  et 
ceux  surtout  qui  ont  un  rapport  direct  avec  les  massacres  d?  septeiibrc:  des 
documens  plus  é  endus  auraient  trop  surchargé  cet  extriit  :  il  suffit  qu'on  y  voie 
toutes  les  atrocités  de  cptîe  époque  réduites  aux  formes  méthodiques  et  froides 
de  la  comptabilité.  (Ac(<'  des  éditeurs  de  la  collection  Baudoin.  ) 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  ^1792).  227 

tesquiou  et  l'abbé  Bremcon,  ci -devant  chanoine  de  Noire- 

Danie 1051. 19  s. 

Pour  dépenses,  tant  dans  l'cxpédiiion  des  Suisses 
de  Couibevoie  que  dans  celle  de  M.  Dubul  de  Lon{>- 
champ,  des  15  au  lUaoùt 10      1 


Total 116      » 

Mandat  du  23  août,  signé  Guérard ,  Roncel  et  Duval-Destaing, 
payé  à  Collet  pour  trois  voilures  aiieiëes  de  trois  chevaux,  ve- 
nant de  Chantilly,  chargées  des  dépouilles  de  M.  de  Condé, 
sous  la  conduite  du  sieur  Duval-Desiaing,  cl 117  liv. 

Mandat  du  22  août,  signé  Huguenin,  président ,  pour  payer 
5  livi  es  à  chacun  des  quatorze  citoyens  qui  ont  travaillé  à  la  dé- 
charge des  fusils  et  autres  objets  venant  de  Chantilly,  ci.  70  liv. 

Note,  signée  Huguenin,  président,  visée  par  Tallien,  pour 
une  poulaide,  deux  bouteilles  de  vin,  salade  et  pain,  payée  à 
Brard,  ci 5  liv.  11  s. 

Autre  idem ,  du  18,  payée  à  Brard  pour  souper  par  lui  servi 
dans  la  salle  de  la  Reine,  de  la  paît  de  M.  le  président, 
ci 5  liv.  8  s. 

Bon  du  18  août,  signé  Tallien,  payé  à  lui-même  pour  acquisi- 
tion d'un  coFfre-Fort,  pour  assurer  la  conservation  des  dépôts 
qui  lui  sont  confiés,  ci. 30  liv. 

Ordre  de  Si^ault,  officier  municipal,  pour  remboursera  De- 
lore  deux  flambeaux  pour  une  proclamation  ,  ci 5  liv. 

Ordre  du  15  août,  A.  signé  L....,  président,  pour  fournir 
seize  chevaux,  pour  la  proclamation  du  décret  qui  rend  aux  cr- 
toyens  pasaifs  le  droit  de  citoyens  actifs.  Payé  à  la  veuve  Binet , 
ci G4  liv. 

Mémoire  de  madame  Michel ,  mirchande  de  rubans,  rue  aux 
Feis,  n°  50,  pour  fourniture  par  «lie  laite  d'après  les  cidres  quj 
lui  ont  été  donnes  les  II  et  12  août,  par  Léonari  Bourdon,  prc- 
sideni;  Lullier,  secrétaire;  Lullier,  président;  Ta'.lien,  secré- 
taire; ledit  mémoire  réglé  à  huit  cent  soixante-lieize  livres  par 
Huguenin,  président,  et  Bernard,  secrétaire:  351  aunes,  ruban 


228  DOCCMENS    COMPLÉMENTAIRES. 

tricolore ,  à  4o  sous 789  liv. 

280  cocardes  de  laine ,  à  6  sous 84 

Total 875 

Mémoire  de  la  même ,  pour  fourniture  de  dix  pièces  de  ruban 

à  45  sous  l'aune 270  liv. 

80  cocardes  de  laine  à  6  sous  (lesdiles  fournitures 

faites  d'après  l'ordre  de  Tallien,  du  21  août) 24 

Total 294 

Arrêté  du  conseil-général  de  la  Commune ,  qui  ordonne  d'à- . 
vancer  six  mille  livres  pour  les  troupes  qui  se  rendent  à  Orléans 
en  conséquence  d'un  décret  de  l'assemblée  nationale ,  ladite 
somme  payée  à  Fournier,  ci 6,000  liv. 

Autorisation  du  conseil-général  du  48  août,  signé  Iluguenin  , 
président;  Bernard,  secrétaire,  pour  payer  six  cents  livres  à 
compte  d'un  mémoire  de  dépenses  faites  par  Lafrance,  traiteur 
et  restaurateur,  pour  les  Suisses  prisonniers  au  Palais- Bourbon, 
à  raison  de  lo  sous  par  homme,  ci 600  liv. 

Bon  ,  signé  Iluguenin ,  président  ;  Tallien  ,  secrétaire ,  payé  à 
Péironne,  à  la  suite  d'une  invitation  signée  le  10  août,  par  Hu- 
giienin,  président;  Martin,  secrétaire;  ladite  invitation  foite  par 
l'assemblée  générale  pour  avoir  tous  cimetières  ou  charniers  à 
l'eflei  d'y  déposer  les  corps  mor:s,  ci 56  liv. 

Mandat  du  19  août,  signé  Renu ,  pour  une  voiture  qui  a  con- 
duii  de  la  maison  commune  à  la  Force  les  femmes  de  mesdames 
Lambaile  et  de  Tourzel,  et  quia  été  gardée  depuis  midi  jusqu'à 
quatre  heures,  ci 5  liv.  5  s. 

Mandat  du  11  août,  signé  Wisnick,  juge  de  paix,  pour  une 
course  de  fucre  qui  a  co::duit  au  bureau  central  un  homme  pa- 
raissant enléihaigie,  payé  à  31orel,  ci 5  liv. 

Mandat  du  25  août ,  signé  Leclerc ,  capitaine  de  canonniers 
du  balail'on  le  Petit-Saint-Antoine,  cerliflé  par  Hubert,  com- 
m  mdant ,  au  profit  de  B'.ondeaux ,  pour  quatre  chevaux  qui  ont 
conduit  les  canons  aux  Tuileries  dans  la  journée  du  10  août, 
ci 24  Uv. 


JOURNÉES    Dli    SEPTEMBRE  (  1792  ).  229 

(io  septembre.)  Arrêté  du  co!îseiî-f;cncral  de  la  Commune,  du 
15  septembre,  signé  Meliée,  sccrclairc-greffier,  qui  met  à  la 
disposition  de  citoyens  Talbot  et  de  l'Epine  dix  miile  livres, 
pour  les  distribuer  aux  diflérens  entrepreneurs  du  Tempie ,  d'a- 
près leur  mémoire  délaillé  et  cerlilié ,  à  la  charge  par  eux  de  re- 
présenter l'état  général  de  leurs  paieuiens  et  de  les  faire  approu- 
ver par  le  conseil-général ,  ci iO,000  liv. 

(17  seplembre.)  Pour  deux  voitures  qui  ont  conduit  au  Temple 
quarante  matelas  et  quarante  couvertures ,  ci G  liv. 

Bon  du  26 août,  signé  Sénéchal,  Grndé,  maire  de  Longju- 
meau;  Lejeune  fils,  caporal  du  poste  des  sans-culotles ,  visé 
Léonard  Bourdon  et  Taliien ,  payé  à  Jugé,  aubergiste  à  Lon{]ju- 
meau ,  pour  le  souper  de  huit  personnes  du  bataillon  des  sans- 
culottes,  faisant  partie  du  détachement  d'Oiléans,  ci.  .  .  9  liv. 

Bon,  signé  Desroches  et  Gendé,  maiic  de  Longjumeau,  Lie- 
lard,  payé  à  Jugé,  aubergiste  à  Longjumeau  ,  pour  le  souper  de 
huit  hommes  de  la  section  du  Punceau ,  rainant  partie  du  déta- 
chement parti  pour  Orléans,  ci 9  liv. 

(17  seplembre.)  Bon,  signé  Co'.ivé ,  Gendé,  maire  de  Long- 
jumeau, visé  Léonard  Bourdon  et  Taliien,  pour  !e  souper  de 
deux  personnes  de  la  section  du  faubourg  Montmartre ,  liiisant 
partie  du  détachement' parti  pour  Orléans,  ci.  ,     1.  îiv.  14  s. 

Certificat,  signé  Dunouy  ,  chargé  des  détails  par  le  comman- 
dant ,  visé  Léona!  d  Bourdon  et  Taliien ,  qui  atteste  qu'il  a  été  dé- 
pensé chez  M.  Gendé,  maire  à  Longjumeau,  pour  nourriture  et 
logement  de  plusieurs  sections  du  détachement  de  Pasis,  qui  te 
portent  à  Orléans,  quatre-vingts  livres  treize  sous  »|ui  doivent 
être  remboursés  parla  municipalité  de  Paris,  conformément 
à  l'ordre  donné  par  31M.  Bourdon-Lacrosnière  et  Taliien  , 
ci 80  liv.  15  s. 

Mandat  de  Leloup  père ,  membre  du  conseil-général ,  pour  la 
nourriture  et  l'hébergement  de  six  Suisses  chez  le  sieur  Marteau, 
aubergiste,  rue  de  la  Mortellerie,  au  Barillet  d'or.  ...  18  liv. 

A  Mazoyer,  guichetier,  qui  a  été  cliaigé  de  retirer  les  divers 
effets  trouvés  sur  les  individus  morts  et  qui  ont  <'lo  remis  à 


230  ^        DOeUMtNS    COMPLÉMENTAIRES. 

BDI.  G... ,  C...  et  N... ,  membres  du  conseil-général  de  la  Com- 
mune  2i  liv. 

A  Breton,  pour  une  voiture  qu'il  a  fournie IS 

AChernot,  pour  deux  voilures 30 

A  Jean  Naudia,  pour  une  voiture iS 


Total 84 

Mandat  de  Mou. ..-Ne... ,  commissaire  de  la  Commune  à  l'effet 
de  procéder  à  l'inhumation  des  cadavres  apportés  des  différentes 
prisons  aux  cimetières  deCfamart,  3Iont-nouge  et  Vaujjirard; 
pour  voilures  prises  par  lui  dans  l'après-diner  du  3  et  la  journée 
du  4  septembre,  payé 9  liv. 

Mandai  si^jné  Mie...,  3Iou...-N... ,  commissaires,  Mar..., 
président,  lesdits  commissaires  nommés  par  le  conseil-général  à 
l'effet  de  se  transporter  aux  différens  cimetières  pour  y  faire 
prendre  toutes  les  précautions  letdanies  à  la  consommulion  des 
cadavres  apportes  des  f)risons,  et  rotamment  y  faire  porter  la 
chaux  nécessaire,  deiix  heures  et  demie  de  liacre,  ci.  .  .    4  liv. 

Certificat  du  4  septembre,  signé  Coût...,  Desc... ,  Desv. , 
Ge...,  commissaires.  Le  Bre...  ,  président,  et  Coulom...,  se- 
crétaire-greiller  adjoint ,  qui  atteste  que  Parrain  fils  a  chargé  dans 
sa  voilure,  à  neuf  heures  du  malin,  sur  le  Pont-au-Change, 
vingt  cadavres,  et  qu'il  les  a  décharges ,  à  trois  heures  après- 
midi,  à  Clamari  dans  le  cimetière  ;  la  voiture  estimée  à  neuf  francs, 
le  6  septembre  par  Chel. ,  commissaire,  ci 9  liv. 

Arrêté  du  conseil-général  du  6  septembre,  signé  Coulo..., 
secrétaire-greffier,  pour  avancer  à  C...,  pour  salaire  des  per- 
sonnes qui  ont  travaillé  à  conserver  ia  salubrité  de  l'air,  les  3, 
4  et  o  septembre  ;  et  de  ceux  qui  ont  présidé  à  ces  opérations 
dangereuses ,  suivant  son  mémoire  y  annexé,  lequel  mémoire 
contient  les  noms  de  V... ,  P... ,  C...  et  R...,  commissaires  nom- 
mée par  l'assemblée  générale  de  la  section  du  Finistère ,  ceux  des 
ouvriers  qui  y  ont  travaillé,  les  fournitures  qui  ont  été  faites,  et 
le  paiement  de  trois  des  (}uatre  commissaires  de  la  section  du  Fi- 
nistère, ledit  mémoire  taxé  par  V...,  président;  Co... ,  secré- 


iOURNÉES    DE    SEPTEMBRE  (    1792  ;.  231 

taire-adjoint ,  et  payé  à  Gh...,  ci 1,463  !iv. 

Mandat  du  4  septembre ,  si/jné  N...,  Je,..,  La... ,  commis- 
saires de  la  Commune,  visé  Me...,  au  profit  de  CM...  Pet..., 
pour  prix  du  temps  qu'ils  ont  mis ,  lui  et  trois  de  ses  camarades," 
à  l'expédition  des  prêtres  de  Saint-Firmin  pmdant  deux  jours, 
suivant  la  réquisition  qui  est  faite  auxdits  commissaires  par  la 
section  des  Sans-Cuiottes,  qiiî  les  a  mis  en  ouvrage,  ci.  .  48  liv. 

Mandat  fait  au  comité  de  ia  section  clés  Quaire-Natiôris,  signiS 
Aube,..,  Delac... ,  Pré...,  commissaires,  Jo... ,  secrétaire,  âù 
profit  de  Jol...,  pour  voitures  qui  ont  fait  citîq  voyages  pour 
transporter  les  corps  des  décèdes  en  !'enc!os  dé  la  ci-devant  ab- 
baye de  Saint-Germain-de-Prés ,  tant  dariS  (a  jou'i  née  du  2  sep- 
tembre que  dans  la  nuit  du  2  au  3  sepiembre,  ci 50  liv. 

Mandat  de  la  commission  d'exécution,  chargée  par  le  conseil- 
général  de  la  Commune,  fait  au  comité  d'exécution,  le  3  sep- 
tembre, signé  Ni...,  président,  au  profit  de  Je... ,  un  des  com- 
missaires de  ladile  commission,  pour  acquitter  les  citoyens  qui  se 
sont  employés  depuis  ce  matin  au  cliargement  des  voitures  des 
cadavres  des  prisonniers ,  ci 50  liv. 

Arrêté  du  conseil-général  du  8  septembre,  signé  de  Coulom- 
beau,  secrétaire-greffier,  adjoint,  au  profit  de  MM.  Bcnoist, 
Pifler,  Lécureuil,  Cornet,  Lauverjat  et  Legraniî,  g(;nclai'mes  de 
Paris  ,  payé  à  Benoist,  maréchal  des  logis  ,  pour  frais  du  voyage 
aux  eaux  de  Forges  ,  où  ils  ont  arrêté  M.  de  La  Rochefoucauld  , 
Cl 4o  liv. 

A  un  peintre  qui  a  effacé  les  armes  sur  les  colliers  des  chevaux 
du  ci-devant  prince  de  Condé,  ci 5  liv.  S  s. 

Mandat  du  14  septembre,  signé  Legoye ,  commissaire  sup- 
pléant, Spieiler  et  Lelèvre ,  commissaires,  au  profit  de  Fran- 
çois Portrait,  qui  a  fourni  à  ia  section  armée  de  l'Observatoire 
deux  chevaux  pour  conduire  une  pièce  de  canon,  qui  est  partie 
le  3  septembre  à  neuf  heures  du  matin,  et  est  rentrée  le  4  à  onze 
heures  ,   ci 15  liv. 

Mandat  du  comité  militaire  du  10  septembre,  A.  Demarccnai, 
président,  Gilles  et  Travers,  commissaires,  pour  secours  à  la 


252  DOCUMENT    CO.MPLli.MfcNTAlRES. 

femme  Joi^jny ,  rue  des  Prouvaires,  section  du  Contrai-Social , 
se  trouvant  seule  avec  deux  enfans ,  son  mari  qui  les  faisait  vivre 
ëiaut  parti  pour  les  frontières ,  ci 2o  liv. 

Arrêté  du  conseil-genëral  du  8  septembre,  au  profit  de  ma- 
dame Moreau ,  native  de  la  Ville-3Iomble,  département  de  Paris, 
victime  du  pouvoir  arbitraire,  et  meurtrie  par  les  fers  qu'elle  a 
portés  injustement,  comme  secours  provisoire,  pour  se  rendre 
au  sein  de  sa  famille,  ci 50  liv. 

Arrêté  du  conseil-général  du  31  août ,  signé  Cculombeau ,  se- 
crétaire, pour  payer  ù  madame  Cbabaud  pour  trois  cents  aunes 
de  ruban  à  4o  sous  l'aune 675  1.  »  s. 

Pour  cent  trente-six  cocardes  de  laine  à  4  1.  16  s. 
la    douzaine 54      8 

Total 729  1.  8  s. 

3Iandat  du  2 août,  signé  Tessier,  Sigault,  Mille  et  Coulom- 
beau,  au  profit  de  Julien  Martin  ,  pour  avoir  transporté  des  sacs 
d'argent  à  la  maison  commune  ;  ces  sacs  contenaient  vingt  mille 
quatre  cents  livres,  et  ont  été  déposés  entre  les  mains  de 
M.  Tallien,  ci i  liv. 

Jlandat  du  5  septembre,  signé  Simon,  Michonis,  au  porteur . 
pour  vingt-un?  heures  qu'il  a  été  employé  avec  son  carrosse  pour 
conduire  les  deux  commissaires  pris  parmi  le  peuple  présent  à  la 
séance,  pour  se  transporter  à  Bicêtre  et  à  la  Salpétrière ,  à  l'effet 
de  calmer  les  citoyens,  ci 25  liv.  12  s. 

Pour  avoir  pris  le  15  à  la  seclicm  deux  prisonniers  voleurs  de 
bardes  et  autres  effets  au  château  des  Tuileries,  qu'il  a  conduits 
à  la  maison  commune  ,  et  de  là  renvoyés  au  jury  d'accusation  du 
tribunal  du  i"  arrondissement,  et  aux  prisons  de  la  Force, 
ci 5  1'^- 

Pour  avoir  été  envoyé  par  le  conseil-général  avec  un  collègue, 
le  15  août,  à  la  section  de  Bonne-Nouvelle, pour  y  prendre  huit 
commissaires,  à  l'effet  de  se  transporter  dans  une  maison  oii 
l'on  disait  qu'on  avait  recelé  quantité  d'effets  précieux  du  Châ- 
teau, et  notamment  une  vierge  d'or  de  la  grandeur  d'un  enfant. 


JOURNÉES    DE   SEPTEIIBUE  [  1792  ).  255 

et  où  ils  n'ont  trouvé  qu'une  vierge  de  cuivre  doré  d'or  moulu , 
qu'ils  ont  portée  au  conseil-général,  ci 9  liv. 

Pour  avoir,  le  16,  donné  à  un  malheureux  qui  lui  a  remis  un 
grand  bougeoir  de  vermeil  à  longue  queue ,  qu'il  avait  trouvé 
dans  les  appartemens  du  roi ,  et  que  le  commissaire  a  déposé  sur 
le  bureau  du  président ,  ci 3  liv. 

Pour  avoir  été  envoyé  le  30  par  le  conseil-général  à  la  bar- 
rière de  Clichy,  pour  sauver  quatorze  personnes  à  cheval,  char- 
gées d'une  mission  importante,  munies  de  passeports  signés 
Sergent,  Rossignol  et  Santerre ,  que  cependant  on  avait  arrê- 
tées ,  désarmées,  démontées,  déshabillées ,  et  qu'on  voulait  égor- 
ger, et  qu'il  n'a  pu  faire  rentrer  avec  lui  dans  Paris  que  vers  les 
cinq  heures  du  malin,  en  abandonnant  armes  et  chevaux  , 
ci 12  liv. 

(  11  octobre.  )  Ordonnance  du  1"  octobre,  signée  Fa..  .Ja.. ., 
et  Le.  .  . ,  au  profit  de  Chr.  .  . ,  entrepreneur  des  carrières,  pour 
journées  des  ouvriers  employés  tant  à  dépouiller  les  cadavres  qui 
ont  été  apportés  dans  le  lieu  appelé  le  Tombisoire,  au  petit  Mont- 
Rouge,  que  pour  les  descendre  par  un  puits  de  service  dans  la 
carrière  existante  sous  cet  emplacement  ;  les  transporter  ensuite 
à  bras  dans  la  partie  de  celle  carrière  qui  a  été  disposée  à  usage 
de  cimetière  pour  le  gouvernement,  et  pour  faiie  les  fouilles 
nécessaires  pour  l'inhumation  desdits  cadavres ,  les  couvrir  de  lits 
de  chaux  pour  prévenir  les  effets  de  la  putréfaction  ;  pour  four- 
nitures faites  aux  ouvriers  pendant  le  travail,  et  augmenlaiion 
de  salaire  qu'il  a  été  nécessaire  d'accorder  auxdits  ouvriers  à 
cause  des  dangers  qu'ils  ont  courus  lors  de  cette  inhumation  ; 
enfin  pour  fourniturt^s  de  chaux  ,  ci 120  liv.  5  s.  6  d. 

(19  octobre.  )  Arrêté  du  conseil-général  du  10  octobre,  signé 
Huguenin,  président,  Coulombeau,  secrétaire,  au  profil  de  Boy, 
pour  indemnité  de  la  perle  de  son  portefeuille  et  de  ses  effets, 
en  revenant  de  l'expédition  d'Orléans ,  pour  le  transport  des  pri- 
sonniers, ci loOliv. 

Mandat  du  10  septembre,  signé  Moulin-Neuf,  commissaire  de 
la  commune,  nommé  par  le  conseil-général  pour  l'inhumation  des 


234  DOCUMENT   COMPLÉMENTAIRBS. 

corps  apportés  des  différentes  prisons  aux  cimetières  de  Clamart 
et  de  Vaugirard,  au  profit  de  Ruelle,  pour  voiture  de  vlngt-iin 
tombereaux  de  chaux  de  chacun  quarante  minots  ,  ci.  94  1.  10 s. 

Ceriifîcat  du  12  septembre,  signé  Gre.  .  .  .,  officier  muni- 
cipal, vise  le  12  septembre  par  de  Bi.  .  .  . ,  vice- président ,  au 
profit  de  Toussaint  Leteilier,  Guillaume  Androt  et  Pierre,  qui 
ont  travaillé  pour  charger  sur  des  voitures  les  corps  qui  étaient 
au  Pont  -au  -  Change  ;  kdit  travail  a  été  taxé  par  Coulom- 
beau  à 18  liv. 

Mandat  du  5  septembre,  signé  Ni ,  Pu ,  ofliciei*- 

municipal,  au  profit  de  Noiste,  marchand  fripier,  pour  fourriU 
tured'un  gilet,  veste  et  pantalon,  pour  un  citoyen  qui  a  travaille 
à  porter  les  cadavres  de  la  conciergerie,  ci 20  liv. 

(H  octobre.)  Maniât  du  lo  septembre,  signé  Venineux  , 
Langlois,  officiers -municipaux,  au  profit  de  David,  serrurier, 
pour  l'ouvei  lure  de  cinq  malles  trouvées  dans  un  chariot  qui  a 
paru  suspect  au  peuple,  ci 12  liV. 

Anôté  du  conseil-général  du  2!  septembre,  signé  Boula,  pré* 
sident,  Tallien ,  secrétaire,  au  profit  du  sieur  Collin,  pour  le  dé- 
dommager du  retard  à  lui  causé  par  l'àrrestaiiori  de  sa  voiture, 

ci m  iiv. 

Arrêté  du  conseil-général,  signé  Boula,  président,  Coulohî- 
beau,  secréiaire,  pour  paiement  du  travail  de  onze  ouvriers  qui 
ont  déchargé  et  rechargé  un  chariot  amené  à  la  maison  cotii- 
mune,  ci .  21  liv. 

Mandat  du  19  septembre,  signé  Bonnay,  commissaire  âil  CÔÛ- 
sei!-général ,  au  profit  de  Picard  qui  a  été  employé  avec  sa  voi- 
ture ,  quatre  chevaux  et  deux  hommes ,  à  l'enlèvement  de  l'ar- 
genterie de  l'église  de  la  Madeleine-la- Ville-l'Évêque,  ci.  .  12  î. 

Idem  du  20  septembre,  signé  dudit,  au  profit  de  François 
Marie ,  pour  solde  de  ce  qui  lui  est  dû  comme  employé  au  dé- 
ménagement des  maisons  des  émigrés,  ci 51  liv. 

Idem ,  au  profit  d'Antoine  Portier,  pour  solde  de  ce  qui  lui  est 
dû  comme  employé  au  déménagement  des  maisons  des  émlgréS, 
ci 31  liv. 


JOURNÉES  DE  iKPTEMBRB  ( 1792  ).  235 

Mandai  du  14  septembre,  signé  Caretie  et  Boulanfjer,  com- 
missaires ,  pour  secours  aux  femmes  méphiiisées  aux  Celestins , 
ci 16  liv.  9  s. 

Mandat  du  1"  octobre,  signé  Codieu ,  officier -municipal, 
pour  un  fiacre  qu'il  a  employé  pour  porter  à  la  Monnaie  l'aigen- 
terie,  et  de  là  au  Trésor  national,  suivant  l'arrêté  du  29  septem- 
bre, ci 3  liv. 

3Iandat  du  5  septembre,  signé  Vasseur,  membre  du  conseil 
général  de  la  commune,  au  profit  de  d'Élevé,  marclrmd  tapissier, 
pour  l'indemniser  des  peines  et  soins  qu'il  a  eus  de  p.  ^er  un  bu- 
reau et  des  chaises  pendant  chaque  jour,  à  compter  du  22  août 
jusqu'au  1"  septembre,  à  l'amphiihéàtrede  la  place  Saint-3Iuriin, 
pour  y  servir  à  recevoir  les  enrôlemens  volontaires  ordonnés  par 
arrêté  du  conseil  général  du  21  août ,  ci 10  liv. 

Mémoire  du  citoyen  Lefévre,  certifié  par  Léonard  Bourdon  , 
pour  alimens  que  ce  dernier  lui  a  ordonné  de  fournir  dans  la  jour- 
née du  10  août,  ci 4  liv.  10  s. 

Mémoire  de  Cornu,  limonadier,  cerlifié  par  Tallien,  secré- 
taire-greffier, pour  rafraichissemens  fournis  depuis  le  22  août 
jusqu'au  17  septembre,  ci 99  liv.  17  s. 

Ordonnance  du  24-  octobre  au  profit  de  Benoist  fils ,  charpen- 
tier, préposé  par  la  section  des  Quinze-Vingis  ,  pour  l'etilèvement 
des  monumens  restés  de  l'ancienne  féodalité  dans  l'éiendue  de 
ladite  section ,  ci loSliv.  8  s. 


256  DOCUMliNS   COMPLÉMENTAIRES. 

PIÈCES  OFFICIELLES 

RELATIVES    AU 

MASSACRE  DES  PRISONNIERS  D'ORLÉANS, 

A  VERSAILLES, 

LE    9    SEPTEMBRE     1792(1). 

MAIRIE    DE   VERSAILLES. 

Procès-verbal  des  événemens  des  8,  9  eî  10  septembre,  à  l'occasion 
des  massacres  des  prisons  d'Orléans  et  des  prisonniers  détenus 
dans  les  prisons  de  cette  ville. 

Du  8  septembre  1792  ,  l'an  IV'  de  la  liberté  et  le  i"  de  l'égalité. 

M.  le  maire  donne  lecture  d'une  lettre  de  M.  Roland ,  ministre 
deTinlérieur,  adressée  aux  administrateurs  du  département  qui 
la  lui  ont  fait  passer  ;  elle  est  ainsi  conçue  : 

«  On  m'annonce ,  messieurs ,  que  les  prisonniers  d'état ,  ci-de- 
»  vaut  détenus  à  Orléans,  doivent  arriver  dimanche  matin  à  Ver- 
»  sailles ,  et  je  vous  prie  de  faire  toutes  les  dispositions  pour  qu'ils 
»  puissent  être  déposés  en  stireté  dans  les  prisons  de  notre  ville, 
»  et  en  même  temps  pour  qu'il  soit  pourvu  tant  au  logement  et  a 
»  la  subsistance  de  ces  prisonniers,  qu'à  celle  de  la  nombreuse 
»  {jarde  qui  leur  sert  de  cortège  et  des  commissaires  de  Paris 
"  chargés  de  veiller  à  leur  conservation  ;  le  nombre  total  de  ces 
>  personnes  étant  à  peu  près  de  quinze  cents,  vous  sentez  la  né- 
»  cesbité  de  prendre  sur-le-champ  les  mesures  convenables  à  cet 
t  égard. 

»  Je  ne  puis  trop  recommander  à  votre  sollicitude ,  messieurs , 
»  les  précautions  les  plus  sages  pour  préserver  de  tous  événemens 

(l)Ces  pièces  sont  extraites  littéralement  du  registre  des  assemblées  du  conseil- 
général  de  la  coaimune  de  Versailles,  pour  l'imuée  1 792.      (  Acte  des  auteurs.  ) 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792).  237 

»  les  personnes  qui ,  étant  sous  le  glaive  de  la  loi ,  méritent  tous 
»  les  égards  de  l'humanité.  » 

Plusieurs  membres  font  observer  que  les  journaux  font  mention 
d'un  décret  par  lequel  l'assemblée  nationale  ordonne  expressé- 
ment l'exécution  de  celui  qui  porte  que  les  prisonniers  d'état  se- 
ront conduits  à  Saumur  ;  que  vraisemblablement  le  ministre  avait 
écrit  sa  lettre  avant  d'avoir  connaissance  de  ce  nouveau  décret. 

Pour  lever  toute  incertitude ,  le  conseil-général  envoie  un  ex- 
près aux  administrateurs  du  district  d'Etampes  et  aux  commis- 
saires civils  chargés  de  veiller  à  la  conservation  de  ces  prison- 
niers. 

Et  à  tout  événement  le  conseil-général  s'occupe  de  l'établisse- 
ment d'un  local  suffisant  pour  les  recevoir,  et  des  moyens  de  les 
mettre  à  l'abri  des  effets  de  la  haine  publique. 

Plusieurs  propositions  sont  faites  et  discutées,  il  en  résulte 
l'arrêté  suivant  : 

«  Le  conseil-général,  considérant  que  Versailles  renferme  en 
ce  moment  cinq  à  six  mille  hommes  arrivés  des  diverses  parties 
du  département  pour  se  former  en  bataillons  de  voloritairf  s;  que, 
depuis  plusieurs  jours,  des  hommes  pervers  cherchent ,  par  des 
instigations  perfides,  à  égarer  le  civisme  de  ces  citoyens,  pour 
les  porter  à  des  exécutions  sanglantes  ;  que  si ,  jusqu'à  ce  moment, 
les  magistrats  sont  parvenus  à  déjouer  ces  manœuvres  odieuses, 
il  est  à  craindre  que  l'arrivée  des  prisonniers  d'étal  ne  fournisse 
l'occasion  de  les  renouveler  avec  plus  de  succès  ; 

»  Considérant  que  les  maisons  de  justice  et  d'arrêts  sont  rem- 
plies ;  qu'il  n'existe  dans  la  ville  aucun  local  propre  à  recevoir  les 
prisonniers  ;  ((ue,  hors  les  murs  et  à  peu  de  distance,  il  en  est  un 
qui,  par  sa  position  et  par  sa  construction,  offre  à  la  fois  les 
moyens  de  retenir  les  prisonniers  et  les  moyens  de  les  garantir  ; 
que,  par  son  nom  même,  il  aura  encore  l'avantage  de  satisfaire, 
en  quelque  sorte,  l'animadveision  populaire  et  d'atténuer  le  sen- 
timent do  la  haine  en  faisant  naître  des  idées  de  mépiis; 
»  Oui  le  procureur  de  la  commune  ; 
»  Arrête  que  IVIM.  Fadriel,  Devienne,  Gauchez,  Sirot  etPa- 


238  BOCUMEiNS   COMPLÉMENTAIEBS. 

COU,  iront  à  l'instant  visiter  les  bàtimens  de  la  Ménagerie  et  y 
faire  les  disposiiions  convenables  pour  recevoir  les  prisonniers  et 
loger  une  partie  de  la  garde  qui  les  accompagne.  » 

Le  courrier  airive  avec  une  réponse  des  commissaires  civils 
ainsi  conçue  : 

«  Messieurs ,  nous  avons  reçu  la  lettre  que  vous  nous  avez  fait 
l'honneur  de  nous  écrire.  Très-pressés  pour  y  répondre ,  nous  en 
référons  à  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  auquel  nous  vous  prions 
de  faire  parvenir  tout  de  suite  ce  paquet,  lequd  vous  instruira 
de  tout  ce  que  vous  aurez  à  faire.  » 

Celle  réponse  laissant  l'assemblée  dans  la  même  incertitude 
sur  la  véritable  destination  des  prisonniers,  elle  dépêche  un 
aide-de-camp  auprès  du  ministre. 

Et  elle  arrête  que ,  dans  les  cas  où  les  prisonniers  seront  ame- 
nés à  Versailles ,  les  citoyens  en  seront  prévenus  par  une  procla- 
mation. 

Si^né  HippoLYTE  RicHAUD,  maire;  Couturier,  procureur  de 
la  commune,  et  Broc,  vice-secrétaire-greffier. 

Du  9  dudit  mois. 

A  huit  heures  du  matin ,  le  département  fait  passer  à  la  maison 
commune  la  réponse  du  ministre.  Elle  porte  très-posiiivemeot  que 
les  prisonniers  d'état  arriveront  aujourd'hui  à  Versailles;  qu'ils 
sont  accompagnés  de  deux  mille  hommes  armés  et  chaigés  de 
veiller  à  leur  conservation. 

Cette  lettre  annonce  aussi  que  le  ministre  va  prendre  les  mesu- 
res nécessaires  pour  que  leur  séjour  ne  soit  pas  de  longue  durée. 

MM.  les  corainissuires  chargés  de  faire  préparer  deslogeraens 
à  la  3Iénagerie  disent  qjje  tout  y  est  disposé. 

A  neuf  heures,  des  officiers  de  l'escorte  arrivent;  ils  disent 
qu'ils  ont  laissé  les  prisonniers  et  le  détachement  à  deux,  lieues  de 
la  ville;  plusieurs  d  entre  eux  sortent  pour  aller  visiter  le  local 
de  la  Ménagerie. 

li  s'agit  alors  d'exé<iuter  l'arrêté  pris  hiej"  pour  annoncer  l'ar- 
rivée aux  citoyens. 


TOURNÉES   DE   SEPTEMBRE  (  4792  ).  239 

Le  comité  de  rédaction  présente  un  projet  de  proclamation  ; 
l'assemblée  l'adopte  en  ces  termes  : 

<  Citoyens  et  frères  d'armes, 

»  On  transfère  d'Orléans  les  prisonniers  d'état  que  la  haute- 
»  cour  nationale  doit  juger. 

♦  Ou  leur  avait  assigné  Saumur  pour  résidence;  ils  sont  con- 
»  duits  à  Versailles  et  y  arrivent  aujourd'hui. 

»  Le  devoir  nous  ordonne  impérieusement  de  garder  ce  dé- 
»  pot  ;  la  cité  de  Versailles  méritait  qu'on  le  lui  confiât ,  puisque  la 
»  tranquillité  n'a  pas  cessé  de  régner  dans  ses  murs. 

»  Nous  ne  croyons  pas  devoir  rappeler  à  des  hommes  libres 
»  que  ces  prisonniers  appartiennent  à  la  loi  et  qu'ils  sont  sous  la 
»  sauvegarde  publique. 

1»  Français  !  la  loyauté  des  citoyens  de  Versailles ,  ainsi  que  celle 
»  des  braves  légions  qui  s'y  réunissent  pour  aller  défendre  la 
»  liberté  et  l'égalité,  nous  répondent  que  ce  dépôt  sera  conservé.  » 

Il  était  dix  heures.  M.  le  maire  et  les  officiers  du  détachement 
ainsi  que  les  officiers  de  la  garde  Jiationale,  montent  à  cheval 
pour  publier  cette  proclamation. 

Pendant  ce  temps ,  l'assemblée  est  avertie  qu'il  se  forme  un 
rassemblement  sur  la  route,  lequel  fait  craindre  po.jr  les  prison- 
niers. Cet  avis  est  aussitôt  rendu  à  M.  le  maire  qui,  :nec  les  offi- 
ciers qui  l'accompagnent,  va  au-devant  deTcscorle,  dnns  l'inten- 
tion de  diriger  la  marche,  s'il  est  possible,  de  manière  à  éviter 
le  passage  de  la  ville. 

A  une  heure,  le  conseil-général  reçoit  de  M.  le  maire  la  lettre 
suivante  : 

«  Mes  chers  collègues , 

»  Le  cortège  arrive  à  Jouy  ;  il  est  impossible ,  aveu  les  chariols, 
les  canons,  les  caissons,  de  passer  pai-  les  derrières,  comme  nous 
l'avions  piojeli-;  ils  veulent  passer  par  Vor.sailles;  rassembhz  les 
administrations,  je  vais  faire  les  disposiiions  les  meilleures  pour 
faire  ce  passage  aussi  sûremen»  (|ue  possible.  > 

Le  conseil-général  se  rend  sur-le-champ  au  département ,  ac- 


240  DOCUMENS    COMPLÉMENTAIRES. 

compagne  d'un  détacliemenl  de  la  garde  nationale.  Le  district  est 
aussitôt  appelé.  On  fait  lecture  de  la  lettre  de  M.  le  maire. 

L'assemblée,  sachant  que  l'escorte  est  composée  de  deux  mille 
hommes  et  d'une  forte  artillerie ,  demeure  persuadée  que  les  pri- 
sonniers sont  à  l'abri  du  danger.  Elle  arrête  seulement  que  trois 
magistrats,  un  de  chaque  corps,  iront,  avec  un  détachement  de 
la  garde  nationale,  au-devant  de  l'escorte  jusqu'à  la  grille  de 
Monlreuil ,  pour  ensuite  la  conduire  jusqu'à  celle  de  l'Orangerie. 

MM.  Lairufe,  Deplane  et  Trufet  sont  chargés  de  celle  mis- 
sion ;  ils  sortent  à  une  heure  et  demie. 

A  deux  heures,  l'assemblée  est  instruite  que  les  prisonniers 
ont  bientôt  traversé  la  ville;  qu'il  y  a  sur  le  passage  une  grande 
affluence  de  personnes  de  tout  sexe  et  de  tout  âge;  qu'il  ne  pa- 
raît pas,  jusqu'à  ce  moment,  que  l'on  veuille  se  porter  à  des 
excès  contre  eux;  que  le  peuple  se  coniente  de  les  accabler  de 
huées. 

A  deux  heures  trois  quarts,  arrive  le  sieurs  Pille,  appariteur 
de  police;  il  annonce  que  les  prisonniers  viennent  d'être  massa- 
crés dans  la  rue  de  l'Orangerie  ;  que  M.  le  maire  a  failli  d'être  la 
victime  de  son  dévouement  ;  qu'il  a  couvert  de  son  corps  les  pri- 
sonniers en  criant  à  la  foule  égarée  de  respecter  la  loi  ;  qu'il  s'est 
évanoui  et  a  été  porté  dans  une  maison. 

L'assemblée  jeite  un  cri  de  douleur  ;  elle  arrête  qu'il  sera  écrit 
à  l'instant  à  l'Assemblée  nationale  et  au  ministre  de  l'intérieur  pour 
leur  apprendre  cet  événement.  Les  membres  sortent  ensuite  pour 
rétablir  l'ordre,  s'ii  est  possible. 

Signé  IL  Richaud  ,  maire;  Couturier,  procureur  delà 
commune,  et  Brou,  vice-secrétaire-greffier. 

Du  10  dudit  mois,  le  matin. 

M.  le  maire  et  plusieurs  officiers  municipaux  ont  fait  le  récit 
des  malheureux  événemens  arrivés  hier. 

L'assemblée,  Cv^nsidéranl  qu'il  est  important  d'en  constater  les 
détails,  arrête  que  le  secrétaire- greffier  en  dressera  procès-verbal 
pour  être  inséré  à  la  suite  de  celte  séance;  ce  qui  a  été  exécuté 
aiuiii  qu'il  suit  : 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  {  1  7i)2  ).  241 

Proces-verbal  des  évcncinensduO ,  dressé   d'après  lerùcil  de  M.  le 
maire  cl  de  plusieurs  officiers  municipaux . 

31.  le  maire,  ayant  proclamé  l'arrivée  des  prisonniers  détat, 
reçoit  lavis  qu'il  se  forme  sur  la  roule  un  rassemblement  qui 
donne  de  l'inquiétude.  Il  dirigée  aussitôt  sa  marche  vers  Jouy.ac- 
compajjné  des  offii  iers  du  détachement  de  l'escorte  et  de  plusieurs 
officiers  de  la  {jarde  nationale;  il  rencontre  à  moitié  chemin  l'a- 
vant-garde  et  les  commissaires  de  la  commune  de  Paris.  Les 
derniers  lui  disent  qu'ils  attendront  les  prisonniers  à  l'entrée  de 
la  ville  ;  il  continue  le  chemin  jusqu'à  Jouy  ;  il  parle  au  maire  de 
ce  bourg;  il  s'informe  s'il  n'y  a  pas  un  chemin  pour  aller  à  la 
Ménagerie  sans  passer  par  Versailles  ;  on  lui  répond  que  oui , 
mais  que  ce  chemin  n'est  pas  praticable  pour  l'artillerie  et  les 
chariots.  Les  Parisiens  disent  qu'il  faut  passer  par  Versailles  ; 
que  l'escorte  est  assez  forte  pour  résister  à  un  attroupement  de 
vingt  mille  hommes. 

M.  le  maire  écrit  la  lettre  dont  il  fut  fait  hier  lecture  aux  ad- 
ministrations réunies;  peu  de  temps  après,  un  aide-de-camp  lui 
apporte  une  réponse  du  président. 

Alors  l'escorte  prend  la  route  de  Versailles;  près  d'entrer  dans 
la  ville,  M.  le  maire  «bserve  au  commandant  qu'au  lieu  de  faire 
marcher  la  cavalerie  devant  et  derrière,  il  serait  peut-être  mieux 
de  la  ranger  .sur  deux  files,  aux  deux  côtés  des  thariois,  afin  de 
soutenir  lu  double  file  de  linfanierie;  le  commandant  répond  que 
cela  est  inutile,  qu'il  esl  sûr  de  son  monde. 

On  anive  à  Versailles  :  à  laPjtte-d'Oio  était  une  compagnie  de 
(ïrenadiers  qui  se  retourne  pour  ouvrir  la  marche. 

L'cscnric  prend  la  rue  des  Chinii  rs,  l'avenue  de  Paris,  la 
place  (1  Aiincs  et  la  rue  de  la  Surintendance;  j:isqu'à  cette  der- 
n;ère  rue  ,  le  peuple  ne  faisait  cntendi  c  (|ue  des  cris  de  vive  la 
nalioii,  et  de  furies  liiices  contre  les  |irisoiinicrs. 

Coniiîin  l'iigiiaiion  para",  suit  fins  \iveon  approchant  de  !a  rue 

de  la  Surintendance,  M.  le  maii:o  veut  aller  se  nieitr'^:\ côté  des 
T.  r.viii.  |(j 


242  toOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES. 

prisonniers  ;  on  lui  observe  que  le  peuple  se  tranquilliserait  plus 
tôt  en  le  voyant  devant  entre  les  commandans. 
^.M.  le  maire  et  l'avant-garde  passent  la  .orille  de  l'Orangerie  ; 
cfn  cne  que  les  chariots  des  prisonniers  sont  arrêtés  par  la  multi- 
tude. M.  le  maire  revient  au  galop  avec  le  commandant  en  second 
de  la  troupe  parisienne.  Ils  trouvent  le  premier  chariot  un  peu 
plus  Las  que  Ihôtel  de  la  Guerre;  la  foule  l'entourait  et  menaçait 
les  prisoniiicrs.  M.  le  maire  s'adresse  aux  plus  échauffés  :  Ne 
vous  dcsiionorez  pas,  laissez  agir  la  justice,  elle  vous  vengera  des 
traîtres;  il  peut  y  avoir  des  innocens.  Plusieurs  répondent  :  Nous 
avons  confiance^  çn vous ,  vous  êtes  le  maire  de  Versailles;  mais 
vous  êtes  trop  bon  pour  les  scélérats;  ils  méritent  la  mort. 

M.  le  maire  donne  l'ordre  de  faire  marcher  les  chariots;  alors 
on  lui  dit  :  Livrez-nous  au  moins  Brissac  et  Delessartj  nous  vous 
laisserons  emmener  les  autres  ;  autrement  ils  périront  tôt  ou  tard; 
nous  irons  à  la  Ménagerie;  si  7ious  les  laissions  aller,  on  les  sau- 
verait encore. 

Pendant  ce  temps ,  la  multitude  avait  fermé  la  grille  de  l'Oran- 
gerie, de  manière  que  l'avant-garde  était  toujours  séparée  du 
reste  de  l'escorte.  M.  Deplane,  administrateur  du  district,  veut 
la  faire  ouvrir  ;  on  le  menace,  il  est  forcé  de  se  retirer. 

M.  le  maire  descend  de  cheval;  il  parvient  à  faire  ouvrir  la 
grille  ;  la  foule  augmente  et  veut  la  refermer  ;  il  s'y  oppose  de 
toutes  ses  forces ,  il  se  met  entre  les  deux  battans  ;  on  veut  l'en 
arracher  ;  il  donne  l'ordre  à  un  officier  de  la  garde  nationale  d'al- 
ler avertir  les  administrations;  il  se  sent  enlever  par  des  hommes 
qui  crient  :  «  C'est  le  maire,  sauvons  le  maire.  »  On  le  porte 
chez  le  suisse  ;  on  veut  le  retenir  pour  qu'il  se  remette,  f  Ce  n'est 
pas  mon  poste,  »  s'écrie-t-il ,  et  il  sort.  La  grille  était  fermée  de 
nouveau,  un  sapeur  l'ouvre  avec  sa  hache;  M.  le  maire  rentre 
dans  la  ville,  et  aussitôt  la  grille  se  retrouve  fermée. 

Le  danger  croissait  de  plus  en  plus  :  un  moment  de  station 
pouvait  devenir  fatal  aux  prisonniers  ;  l'ordre  avait  été  donné 
pour  que  les  voitures  descendissent  la  rue  de  l'Orangerie,  afin 
de  mettre  les  prisoRriers,  jusqu'à  la  nuit,  soit  à  la  maison  corn- 


JOURWÉES  DE  SEPTEMBRE  (1792).  243 

mune,  soit  dans  une  autre  maison  de  la  viile.  M.  le  maire  ne  pou- 
vant plus  se  servir  de  son  cheval  à  cause  ds  la  foule ,  s'empresse 
de  parvenir  à  pied  à  la  tête  des  chariots;  plusieurs  hommes  l'ac- 
costent en  lui  disant  :  «  Il  est  impossible  d'arrêter  dans  cette  cir- 
constance la  vengeance  publique.  »  Un  homme  bouillant  de  co- 
lère le  suivait  en  criant  :  Ali!  monsieia\  si  vous  saviez  le  mal  que 
ces  gens-là  ont  fait  à  moi  et  à  ma  famille,  vous  ne  vous  opposeriez 
pas,  ils  méritent  le  plus  grand  supplice.  M.  Trufet  s'était  placé 
près  d'un  chariot  ;  il  exhortait  les  hommes  de  l'escorte  à  remplir 
leur  devoir,  à  se  serrer  de  manière  que  les  séditieux  ne  pussent 
pas  parvenir  près  des  prisonniers. 

M.  le  maire  arrive  aux  Quatre-Bornes,  où  le  premier  chariot  était 
arrêté  par  une  foule  d'hommes,  parmi  lesquels  un  grand  nombre 
avaient  les  sabres  levés  pour  frapper  les  prisonniers.  M.  le  maire 
se  jette  au  devant  des  sabres ,  il  s'écrie  ;  «  Quoi  !  vous  qui  devez 
>  être  les  défenseurs  de  la  loi ,  vous  voulez  vous  déshonorer  au- 
»  jourd'hui?Ce  ne  sont  pas  les  prisonniers,  que  je  ne  connais 
»  pas,  qui  m'intéressent  le  plus,  c'est  vous,  c'est  votre  honneur; 
»  citoyens,  laissez  agir  la  loi.  i  On  ne  l' écoutait  pas;  les  hommes 
approchent  de  plus  près  les  prisonniers,  ils  ont  le  sabre  levé ,  ils 
vont  frapper...  M.  le  maire  se  précipite  sur  le  chariot,  il  couvre 
de  son  corps  les  prisonniers  qui  s'attachent  à  son  habit,  tandis 
que  des  hommes  veulent  l'enlever  de  ce  chariot.  Il  veut  parler , 
les  sanglots  étouffent  sa  voix  ;  il  se  couvre  la  tête ,  on  l'enlève,  il 
voit  le  massacre,  il  perd  connaissance  ;  on  le  transporte  dans  une 
maison  ;  il  reprend  ses  sens;  il  veut  sortir  ;  il  est  retenu  ;  il  dit  que 
s'il  est  des  hommes  qui  se  déshonorent,  il  veut  lui  mourir  pour 
la  loi.  t  C'est  en  vain  ,  lui  dit-on  ,  que  vous  voulez  les  sauver ,  il 
n'estplustemps  !...'>  Il  sort...  un  spectacle  d'horreur  frappe  tous 
ses  sens.  Le  sang,  la  mort,  des  cris  plaintifs,  des  iuirlemens  af- 
freux ,  des  membres  épars.... 

Jamais  on  ne  vit  tant  de  fureur  et  de  cruauté  :  tous  les  pri- 
sonniers sont  frappés  presque  au  même  instant;  quehjucs-uns 
parviennent  à  se  sTuvrr  dans  la  foule,  les  autres  sont  mis  en 
pièces. 


244  bOCDMENS    COMPLÉMENrAIRES. 

M.  le  maire  est  ramené  à  la  maison  commune,  où  bientôt  une 
scèiic  liorTibIcmfnl  degoûiaiUe  succcde  à  celle  qîii  vi(  ni  d'avoir 
Il  If.  Ces  huniiciiles  icinls  de  san^f,  l'œil  égare,  viennent  déposer 
les  bj:»iix,  les  asiijnais,  les  ((Tels  de  cenx  qu'ils  ont  éi';ot'{jés. 
lis  poileiil  comme  en  liioniplic  des  membres  encore  pa'piians; 
ils  en  laissent  su!"  les  bureaux.  0  c  reurs!  ô  conlradiLtiuns  liu- 
jiiaities!  On  aperçoit  dans  la  joie  baibare  de  ces  lionimes  qu'ils 
croient  avoir  lait  une  aciion  uiile;  ils  ont  pu  tremper  leurs  mains 
dans  le  sang  de  leurs  semblables,  ils  se  croiraient  déshonorés 
s'ils  s'appropriaient  quelques  cHets. 

Plusieurs  oflicicrs  municipaux  cl  notables  ne  peuvent  tenir  à 
ce  spectacL'  ;  ils  sont  forcés  de  se  retirer  ;  quelques  autres  ,  avec 
le  vice-secrélaire-{jreffier,  reçoivent  les  elfels  ensanglantés ,  et  ils 
en<Jressent  un  é(at. 

Mais  ce  jour  devait  être  pour  Versailles  un  jour  de  sang.  On 
vient  dire  que  la  mulliiude  se  porte  aux  maisons  de  justice  et 
d'arréls.  M.  le  maire  et  les  ofliciers  municipaux  présens  sortent 
pour  aller,  les  uns  à  la  maison  d'arrêts,  les  autres  à  la  maison  de 
justice. 

M.  le  maire  passe  au  département.  Emp!oiera-t-on  la  force  ou 
seulement  lu  peisuasion?  Plu>.iL'urs  membres  craignent  que  la 
force  ne  fasse  couler  beaucoup  de  sang  sans  empêcher  l'événe- 
inenl;  d'autres  observent  que  la  force  n'ariiverait  pas  à  temps; 
qu  il  faut  sur-le-champ  partir  pour  arrêter,  s'il  se  peut,  par  des 
exhortations  les  actions  sanguinaires. 

M.  le  maire  part  aussitôt  avec  M.  Germain,  président  du  dé- 
pai  tement ,  et  quelques  autres  personnes  ;  ils  aii  ivent  dans  la 
première  cour  de  la  maison  de  justice  :  la  fuule  était  si  grande 
qu'ils  ne  peuvent  pc.iétrer;  ils  aperçoivent  dans  le  (ovA  des  sa- 
bres levés;  ils  apprennent  que  déjà  on  avait  tué  les  prisonniers 
qui  étaient  aux  cachots. 

M.  le  maiie  parvient,  en  passant  par  le  derrière  et  par  une 
saile  nouvellement  faite,  sur  le  carré  où  l'on  l^aisaii  sortir  les  pri- 
sonniers pour  les  sacrifier.  Il  paiIe  aux  homicides,  il  arrête  un 
instant  Uur  Ixireur;  ils  le  font  descendre  au  milieu  d'eux  et  des 


JOCRNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792).  243 

cadavres,  afin  qu'il  soit  mieux  enlcndu.  Là  ,  il  rrprëscnto  com- 
bien il  (St  affreux  de  dccidrr  a'nsi  de  la  v-e  ou  de  la  mort 
d'hommes  non  jufîés.  «  Vous  pouvez,  leisr  dii-il,  sacrifier  des 
innocens  et  délivrer  des  coupuLIes  :  vous  faites  un  métier  in- 
fâme! Que  crai{înez-vous  ?  Ne  connaissez-vous  pas  le  civisme  et 
raclivité  du  tribunal  criminel?  Je  viens  d'envoyer  ciierclitr  à 
Saint  Germain  M.  A....,  président  de  ce  tribuna'.  »  M.  le  maire 
parvient  enfin  à  faire  cesser  le  carnaj^e  ;  les  homicides  le  suivent 
jusqu'à  ia  maison  commune,  en  criant  :  vive  la  nation!  vive  le 
maire  de  Versailles  ! 

La  même  scène  se  p  issait  à  la  maison  d'arrêts,  maîjjrc  les  vives 
représeniaiions  de  M.  le  substitut  du  procureur  de  la  Commune, 
de  M.  Maux ,  juge  du  tribunal  de  distric! ,  et  de  MM.  Gauchcz , 
Amaury  et  du  procureur  de  la  Commune  qui  s'y  sont  rendus  suc- 
cessivement. 

Sept  à  huit  hommes  faisaient  l'exomen  du  registre  des  écrous , 
et,  sur  celle  seule  pièce,  ils  jugeaient  à  mon  ;  ensuite,  ils  pre- 
naient ks  caries  indicatives  des  noms  et  des  nuincros,  donnaient 
l'ordre  au  concierge  d'amener  tel  prisonnier,  It  qiK  I ,  arrivé  dans 
la  cuisine  du  concierge,  était  aussitôt  poussé  dehors,  où  il  était 
assommé.  C'est  ainsi  que  treize  prisonniers  ont  péri. 

11  y  avait  un  quart  tJ  heure  que  la  muUiîude  ne  cherchait  plus 
de  victimes,  lorsque  quelqu'un  a  parlé  de  ileux  détenus,  Vabie, 
ancien gardedu  roi,  et  Claude,  Suisse.  Lafmeur  s'est  ranimée: 
le  subsiitul  du  procureur  de  la  Commune  et  M.  3Iaux  recom- 
mencent leurs  exhortations;  anivcnt  le  maire  et  deux  ofliciers 
municipaux  de  Bougi\al,  qui  réclament  le  sieur  Vubre;  ils  par- 
viennent à  le  faire  nielti  c  en  liberté  ;  mais  rien  ne  peut  sauver  le 
sieur  Claude. 

Plubieiu-s  personnes  demandaient  le  sieur  Vallet  ;  M.  le  substi- 
tut du  procureur  de  la  Commune  et  31.  Maux  font  connaître  par 
l'écrou  qu'il  n'est  détenu  que  pour  fait  de  police  muni<  ipale  ;  des 
volontaires  lui  ouvrent  la  prison,  l'embrassent,  cl  lui  font  crier 
vite  In  nation  ! 

Tels  sont  les  détails  que  l'assemblée  a  entendus  dans  le  sikace 


246  DOCCMENS    COMPLÉMENTAIRES. 

de  la  douleur.  S'il  éîait  possible  que  quelques  idées  consolantes 
pussent  naîlre  pendant  un  récit  aussi  déchirant ,  ce  serait  celle 
que ,  parmi  tous  ces  hommes  qui  se  sont  souillés  par  tant  d'as- 
sassinats ,  il  n'en  a  pas  été  reconnu  pour  être  habilans  de  cette 
ville;  qu'ainsi,  s'il  y  en  avait,  du  moins  étaient-ils  en  très-petit 
nombre. 

L'assemblée  a  arrêté  qu'il  sera  pris  des  renseignemens  pour 
connaître  le  nombre  des  prisonniers  d'état  qui  ont  été  tués,  le 
nombre  de  ceux  qui  ont  échappé  ;  que  l'on  constatera  la  mort  ou 
la  délivrance  des  personnes  détenues  dans  les  maisons  de  justice 
et  d'arrêts. 

Le  vice-secrétaire-greffîer  fait  lecture  d'un  procès-verbal 
dressé  ce  matin  à  six  heures,  en  présence  de  M.  Claude  Four- 
nier,  comniandant-f;énérai  de  volontaires  parisiens  et  marseillais 
venant  d'Orléans ,  et  en  présence  de  plusieurs  autres  officiers  de 
ce  détachement  ;  lequel  procès-verbal  constate  que  six  grands 
sacs  de  toile  grise  renferment  des  chapeaux,  des  sacs  de  nuit  et 
autres  effets;  plus,  quinze  ports-manteaux,  un  sac  de  nuit,  un 
paquet  de  dilTérens  effets  renfermés  dans  une  serviette  ouvrée, 
ont  été  remis  auxdits  officiers  qui  s'en  sont  chargés  pour  les 
déposer  au  lieu  qui  leur  sera  indiqué  par  le  ministre  de  la  jusiice. 

Le  vice-secrétaire  lit  ensuite  l'état  des  effets  des  prisonniers 
d'état  portés  à  la  maison  commune  par  différens  particuliers. 

Du  même  jom-,  à  trois  heures  après  midi. 

Arrivent  à  la  maison  commune  environ  deux  cents  hommes 
armés  de  fusils,  de  baïonnettes ,  de  sabres  et  d'épées;  plusieurs 
disent  qu'ils  prétendent  aujourd'hui  vider  les  prisons  ;  que  M.  Gil- 
let,  accusateur  public,  demande  des  officiers  municipaux  pour 
être  témoins. 

M.  le  maire  court  à  la  maison  de  justice  :  MM.  Amaury,  Sirot 
et  Pacou  le  suivent ,  en  faisisnt  des  exhortations  à  cette  troupe 
d'hommes  armés. 

A  huit  heures  du  soir,  l'assemblée  s'étant  formée,  M.  le  maire 
et  plusieurs  officiers  municipaux  ot;!  rapporté  ce  qui  venait  de 


JOURNÉES    DE   SEPTEMBRE  (  1792  ).  Î47 

se  passer  aux  maisons  de  justice  et  d  arrêts  ;  il  a  été  arrêté  que  le 
récit  en  serait  consigné  dans  les  registres  de  la  manière  sui- 
vante : 

f  M.  le  maire  et  les  autres  officiers  municipaux  étant  arrivés  à 
la  maison  de  justice,  font,  avec  M.  Gillet ,  tous  leurs  efforts  pour 
faire  changer  de  résolution  à  la  multitude.  Les  représentations, 
les  prières,  les  cris,  les  Lrmes,  rien  ne  touche  ces  hommes 
égarés.  M.  le  maire  fuit  celte  scène  d'horreur.  Comme  il  passait 
entre  les  deux  files  qui,  les  sabres  levés,  attendaient  leurs  victi- 
mes, quelqu'un  lui  demande  pourquoi  il  s'en  va.  «  V^oulez-vous 
»  encore,  répond-il,  m'obliger  d'être  le  témoin  de  vos  atrocités? 
»  —  Mais,  reprirent  plusieurs,  cela  s'est  fait  à  Paris;  c'est  une 
>  justice  :  il  faut,  avant  de  partir  aux  frontières,  purger  l'inlé- 
»  rieur  des  traîtres  et  des  scélérats.  » 

Alors  ces  hommes  en  choisirent  quatre  parmi  eux  qui  se  firent 
représenter  le  registre  des  écrous.  Tous  les  détenus  pour  assas- 
sinats ou  vols  avec  effraction  furent  poussés  dans  la  cour  et  im- 
molés au  môme  instant  :  les  autres  furent  relâchés. 

M.  le  maire  était  revenu  à  la  maison  commune;  peu  de  temps 
après ,  il  reçoit  avis  que  l'on  se  porte  à  la  maison  d'arrêts.  Il  y 
court  le  cœur  navré;  il  pénètre  avec  peine  dans  la  cour,  à  cause 
de  la  foule.  Deux  lignes  de  volontaires  aiguisaient  leurs  sabres 
sur  le  pavé  ;  ils  voulaient ,  disaient-ils ,  onze  à  douze  prisonniers , 
parmi  lesquels  sont  des  prêtres  réfraclatres. 

M.  le  maire  se  jette  au  milieu  d'eux,  et,  avec  l'ôccent  de  la 
plus  profonde  indignation ,  il  leur  adresse  les  reproches  les  [)lus 
véhérnens.  Pour  celte  fois ,  cette  horde  égarée  écoute  le  langage 
de  l'honneur;  ils  s'écrient  :  Vive  le  maire  de  Versailles!  l'em- 
brassent et  le  conduisent  à  lu  maison  commune.  M.  Maux,  juge, 
profite  de  cette  disposition  favoiable  pour  faire  tendre,  en  forme 
de  barrière,  devant  la  maison  de  justice,  un  ruban  tricolore.  Il 
a  été  respecté. 

Signé,  II.  RicHALD,  maire;  Couturier,  procureur  de 
la  Commune,  et  Brou,  vice-secrêlaire-greffier. 


248  DOeCMÏNS  complèmentàiuks. 

Du  i  I  septembre  1792,  l'an  i"  de  la  république. 

SÉANCE   DU   soin. 

M.  Gauchez  donne  les  renseignomens  qui  sont  à  sa  connais- 
sarce  sur  le  nombre  des  prisonniers  déiat  qui  ont  elc massacres 
et  sur  ceux  qui  ont  ëcliappé. 

M\I.  lieuriier,  Devienne  et  lui  étaient  à  la  Ménagerie;  un 
aide-de-camp  vient  les  avenir  que  leurs  soins  sont  inutiles.  Ils 
accourent  et  trouvent  la  place  jonchée  de  cadavres  mutilés  ;  on 
leur  en  désigne  deux  pour  être  ceux  de  3DI.  Brissac  et  Deles- 
sart  ;  ils  étaient  méconnaissables. 

Quinze  à  vingt  hommes  s'approchent  de  ces  trois  officiers  mu- 
iii(;ipaux  et  les  forcent  d'assister  à  la  recherche  de  ce  qui  est  dans 
les  poches  d'habits.  Bientôt  M.  Gauchez  reste  seul;  il  est  le  té- 
moin d'une  espèce  de  règlement  proclamé  par  ces  hommes  en- 
core furieux  :  il  portait  que  celui  qui  volera  sera  tué. 

M.  Gauchez  fait  mettre  dans  un  chariot  tous  ces  cadavres,  et 
leur  fait  donner  la  sépulture  dans  le  cimetière  de  la  paroisse 
Saint- Louis,  en  présence  du  public;  ils  étaient  au  nombre  de 
quarante-quatre;  tous  leurs  vètemens  sont  transportés',  dans  le 
même  chariot ,  sur  la  place  de  !a  Loi ,  et  brûlés  publiquement. 

Le  soir,  deux  citoyens  annoncent  qu'ils  ont  chez  eux  deux  des 
prisonniers  échappés  au  massacre,  dont  l'un  est  blessé  griève- 
ment. On  donne  dos  ordres  pour  leur  transport  à  l'inlirmerie; 
3Paais  ils  ont  voulu  en  sortir  pendant  la  nuit  même  ;  on  ignore  le 
lieu  de  leur  retraite  :  ils  ont  caché  leurs  noms. 

Trois  autres  ont  également  échappé  :  l'un  a  été  conduit  à  la 
maison  commune;  il  a  dit  depuis  qu'il  étuit  officier  à  la  suite  du 
régiinenl  de  Perpignan.  Les  deux  autres  s'étaient  réfugiés  chez 
un  citoyen  ;  il  paraît  qu'ils  étaient  officiers  de  régimcns  :  on 
ignore  leurs  noms. 

Aujourd'hui  MAL  Gauchez  et  Bernard  ont  été  chargés  de  les 
conduire  à  Paris ,  au  comiîé  de  surveillance  de  l'assemblée  na- 
tionale. Arrivés  à  ce  comiié ,  on  délibère  ;  mais  bientôt  on  s'aper- 


JODftNÉES   DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  249 

çoit  que  ces  trois  officiers  ont  profilé  de  l'ouverture  d'une  porte 
cl  se  sonl  évadés. 

Le  vice-secrélaire-{jrerfier  lit  ensuite  la  liste  des  personro  qui 
ont  été  tuées  dans  les  maisons  de  jusiice  et  dairèis,  et  de  celles 
qui  ont  elé  mises  en  liberté. 

(Suit  l'état  des  personnes  détenues  à  Versailles  dans  la  maison 
de  justice  du  déparlement  de  Seine-et-Oise,  qui  ont  clé  mises  à 
mort  ou  é'argies  par  le  peup'e ,  dans  les  journées  des  0  et  10  sep- 
tembre I7iJ2.)  Signé,  Brou  ,  vke-secr claire- greffier. 

Pour  extrait  conforme  au  registre  des  assemblées  du  conseil- 
général  de  la  commune  de  Versailles,  pour  Tannée  1792. 

Versailles,  le  26  mars  1823. 

Le  maire  de  Versailles ,  le  marquis  de  La  Sonde. 


EXTRAIT 

DES 

PROCÈS-VERBAUÏ  DE  LA   COMMUXE  DE  PARIS, 

DU    A   AU  10  SEPTEMBRE    17lfc2  (I). 

Séance  du  mardi  A  septembre,  au  malin,  l'an  I""  de  la  république. 

M.  Darnaudry,  président,  occupe  le  fuuteuil. 

La  rédaction  des  procès -verbaux  des  ^  et  o  septembre  est 
adoptée  sans  réclamation. 

Le  secrétaire  fait  lecture  des  pièces  arriérées,  et  le  conseil 
prend  plusieurs  arrêtés  en  conséquence. 

Un  membre  du  conseil  lait  lecture  dune  lettre  adressée iî 

(1)  Guidés  lonjniirs  par  la  perspe  de  rendre  ce  recueil  p'us  complet  qn'aiicnn 
antre,  nous  a^ons  cru  devoir  imprimer  l-s  procrs-vnltanx  de  la  Cumniiitie  rient 
noir  n'îivlons  pas  iiicore  fait  nu  n  ion  paimi  ceii\  qni  sp  rapporcnlaux  jourié  s 
de  spptenil)re.  De  cette  manière,  nos  ledcniN  pojs  dernnl  lotit  ce  qui  r.  sic  d'of- 
fltitl  Mir  celte  tcrrilile  ép<M|iie.  Lneilrait  de  ces  iirncés-vcrliaiix  pvait  déjà  ^"^ 
public  dans  le  vo'u-ne  des  mémoires  de  MM.  Rar^i^l•e(l  Iiervil:c  sur  ic>  mas*  acres 
de  septeaibre  ;  mai'! .  comme  rous  lavons  déjà  dit ,  il  semble  avoir  été  fait  uni- 


230  DOCUMENS    COMPLÉMENTAIRES. 

M.  Navarre,  marchand  de  toiles,  rue  Saint -Honoré,  à  Paris, 
douze  sous  de  port.  Le  cachet  est  rempreiniedes  armes  gravées 
sur  une  pièce  de  monnaie  d'un  prince  de  l'empire  ;  le  timbre  n'est 
pas  reconnaissable ,  mais  la  lettre ,  vérifiée  à  la  poste  par  le  com- 
missaire ,  est  certifiée  venir  de  Bruxelles. 

L'intérieur  de  la  lettre  est  en  caractères  carrés  imitant  l'impres- 
sion faite  à  la  main.  Elle  est  conçue  en  ces  termes  : 

€  Il  faut,  mon  cher,  faire,  pour  mercredi  ppocliain  ,  ce  dont 
nous  sommes  convenus.  La  canaille  est  bien  disposée,  nous  devons 
en  profiter.  — Adieu,  au  revoir  très-prochain. 
>  Vive  le  roi  (1)!  » 

Le  citoyen  honnête  à  qui  celte  lettre  est  adressée  en  a  donné 
communication  au  commissaire  de  la  Commune  qui  en  a  fait  faire 
lecture. 

Le  conseil-général  a  cru  voir  dans  cette  lettre  un  indice  frap- 
pant de  l'affreux  projet  des  enpemis  de  la  liberté  et  de  l'égalité, 
de  tous  les  chevaliers  du  poignard  qui ,  comptant  sur  la  scéléra- 
tesse de  la  plupart  des  geôliers  et  concierges ,  voulaient  faire  ou- 
vrir les  prisons  aux  malfaiteurs ,  et  s'unir  à  eux ,  moyennant  un 
mot  de  ralliement,  pour  égorger  en  une  nuit  tous  les  patriotes 
de  la  capitale,  et  se  venger,  par  de  lâches  assassinats,  de  la  glo- 
rieuse victoire  remportée  sur  eux  le  10  août. 

11  est  arrêté  que  cette  lettre  sera  imprimée,  figurée  comme 
elle  est ,  avec  une  note  des  présomptions  qu'elle  a  fait  naître  au 
conseil. 

Un  membre  demande  que  l'impression  soit  retardée  jusqu'à  ce 

quement  dans  un  bui  àc  parti.  Sans  doute,  il  serait  oiseux  d'imprimer  d'immenses 
pages ,  souvent  sans  intérêt  ;  mais  il  fiUait  au  moins  en  tirer  iaipartialemenl  tout 
ce  qui  se  rapportait  à  l'iiibloirc;  c'est  ce  que  nous  avons  fait  ;  nous  n'avons  laissé 
de  coîé  que  les  affaires  purement  administratives. 

ISf)us  ajouterons  à  la  suite  de  cette  collection  un  arrêté  du  conseil-général ,  en 
date  du  25  août,  que  uuus  avons  découvert  trop  tard  pour  en  faire  mention  à  sa 
pla:e;  il  nous  a  paru  curieux  particulièrement  parce  qu'il  nous  ré\è\e  l'opinion 
de  h  majorité  de  la  Commune  sur  la  religion  et  le  clergé.  (  iSote  des  auteurs.  ) 

())Ici  sont  Ogurés,  d'un  côté  une  croix  et  une  crosse, et  de  l'autre  un  poignard 
et  des  balances,  (  IVofe  des  auteurs.  ) 


JOURNÉBS   DE  SEPTEMBRE  (  1792).  èSl 

que  le  citoyen  Navarre  ait  été  entendu,  et  qu'on  sache  Vil  ne 
pourrait  pas  donner  des  lumières  à  cet  égard.  On  le  fait  chercher, 
mais  il  est  à  la  campagne. 

On  fait  lecture  d'un  décret  de  l'assemblée  nationale  qui  or- 
donne de  délivrer  deux  pièces  de  canon  et  un  caisson,  qui  se  trou- 
vent à  l'Arsenal ,  aux  canonniers  des  vainqueurs  de  la  Basiille. 

Renvoi  au  commandant-général  provisoire  pour  l'exécution  de 
ce  décret. 

On  lit  une  lettre  de  M.  le  maire  qui  représente  les  inconvéniens 
du  refus  des  passeports. 

Plusieurs  membres  demandent  la  libre  circulation ,  en  se  sou- 
mettant aux  arrêtés  pris  à  cet  égard. 

Le  conseil -général,  considérant  que  l'intérêt  du  commerce  et 
la  circulation  nécessaire  des  subsistances  ne  permettent  pas  de 
mettre  trop  long-temps  des  obstacles  à  la  sortie  de  Paris, 

Le  procureur  de  la  Commune  entendu , 

Arrête  :  1°  que  dès  ce  moment ,  toute  personne  qui  aura  rem- 
pli toutes  les  condiiions  prescrites  par  la  loi ,  et  les  précédens  ar- 
rêtés de  la  Commune  pour  les  passeports ,  lettres  de  voiture,  sû- 
reté des  convois,  pourra  sortir  librement  de  Paris  ; 

2° Que  l'on  pourra,  sans  avoir  besoin  de  passeports,  circuler 
dans  l'intérieur  du  département  :  les  ouvriers  pour  le  camp 
seront  munis  d'un.  .  .  portant  un  timbre  ou  un  cachet  ; 

5*  Que  le  présent  arrêté  sera  imprimé ,  affiché  et  envoyé  aux 
quarante-huit  sections. 

Pour  lever  toutes  les  difficultés  relativement  aux  passeports 
donnés  par  le  ministre  de  la  guerre. 

Le  conseil-général  arrête  que  le  ministre  de  la  guerre  demeu- 
rera seul  chargé,  sous  sa  responsabilité,  de  la  délivrance  de  tous 
les  passeports  en  faveur  des  personnes  qu'il  emploiera  pour  tous 
les  genres  de  service  relatifs  à  son  administration ,  et  que  des  lai- 
sez-passer  seront  délivrés  par  les  comités  des  sections  aux  ou- 
vriers, chefs  et  sous-chefs  employés  pour  le  service  du  camp  et 
pour  les  approvisionnemens  de  la  capitale  ;  arrête  que  le  pré- 
sont sera  envoyé  aux  municipalités  voisines,  avec  invitation  de  ne 


2o2  DOCCMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

pas  opposer  d'obslacles  aux  porteurs  de  passeports  fti  forme  rlu 
minisire;  à  l'efl'el  de  quoi  le  minisire  de  la  (juerre  sera  invité 
d'adresser  aux  barrières  et  aux  municipalités  une  empreinte  de 
son  sc(  au ,  pour  serv  r  de  pièce  de  comparaison  à  celui  qui  sera 
empreint  sur  les  passeports. 

Sur  la  demande  d'un  pétitionnaire  à  la  tête  d'une  dépulation 
de  la  section  dite  de  Marseille,  et  sa  dénonciation  du  mauvais 
esprit  que  manifestent  plusieurs  personnes  qui  sont  ôép  enrôlées 
tant  dans  l'infanterie  que  dans  la  cavalerie,  et  notamment  dans 
les  légions  de  la  Mort  et  de  la  Liberté  ;  il  est  arrêté  que  ceux  qui 
s'enrôleront  ou  sont  déjà  enrôlés,  de  quelque  arme  qu'ds  soient, 
seront  tenus  de  faire  preuve  de  civisme  depuis  i790,  et  d'en  ob- 
tenir des ceriifîcals  dans  leurs  sections  respectives,  comme  ausâ 
de  se  munir,  avant  leur  départ,  d'un  certificat  qu'ils  ont  prêté  le 
serment  décrété  par  l'assemblée  nationale  le  11  août  et  le  4  sep- 
tembre 1792.  Il  est  arrêté  en  outre  sur  ce  même  objet  que  le  corps 
des  hussards  de  la  Mort  sera  dispersé  dans  tous  les  bataillons  in- 
distinctement. Envoi  de  cet  arrêté  aux  quarante-huit  sections. 

Le  conseil-jjénéial,  livré  à  une  solliciluJe  perpétuelle  sur  tout 
ce  qui  inté  esse  les  propriétés  et  la  tranquillité  des  citoyens, 
nomme  MM.  Guéraut  et  Enissart,  à  l'effet  de  se  transporter  au 
collège  de  Boncourt,  pour  proléger  M.  Laube,  procureur  dudit 

collège,  dont  les  jours  paraissent  menacés. 

Une  députai  ion  de  la  section  de  Popincourt  exprime  le  vœu  de 
ses  concitoyens  qui  brûlent  de  partir  pour  l'armée.  Ils  demandent 
des  armes  et  des  habits  ;  renvoyé  pour  cet  objet  à  M.  le  com- 
mandant-général. 

Le  conseil-général  les  autorise  à  nommer  leurs  officiers.  La 
compagnie,  formée  par  la  section  des  Tuileries,  est  admise  à 
prêter  le  serment.  Le  conseil  -  général  arrête  que  ladite  section 
leur  distribuera  les  armes  et  les  habits  qu'el'e  a  en  sa  posses- 
sion, et  qu'il  leur  sera  fourni  un  chariot  et  quatre  chevaux  de 
l'hôte!  de  Noailles. 

Sur  la  demande  de  permettre  aux  gens  les  moins  coupables, 
détenus  à  Bicétre ,  de  s'enrôler  pour  l'armée ,  le  conseil-général 


JODRNÉES   DE  SEPTESIBRE  (  1792).  2o3 

passe  5  l'ordre  du  jour,  molivë  sur  ce  que  If  s  citoyens  français, 
admis  à  Ihonneur  de  servir  la  pati'ie,  doivent  être  sans  taclie. 
Arrcle  néanmoins  que  si  quelques  détenus  à  BLclre  é  aient  re- 
connus innocens,  et  qu'ils  voulussent  s'enrôler,  ils  seraient  admis 
à  jouir  de  cette  faveur  comme  tous  les  autres  citoyens. 

Le  consoil-géudral  autorise  M.  Barras ,  ù^é  de  soixante-dix- 
neuf  ans,  à  se  servir  provisoirement  de  ses  chevaux,  sur  l'enjja- 
gcmcnl  formel  qu'il  contracîe  de  les  donner  à  toute  réquisition, 
si  le  bien  du  service  l'exige. 

Un  c'toyen  propose,  et  le  conseil  arrête,  que  les  seciions  sont 
autorisées  à  dresser  l'état  de  toutes  les  armes  qui  se  trouvent  chez 
les  arquebusiers  et  quincaillers ,  et  à  en  fixer  le  prix  d'aprôs  l'txa- 
men  des  factures. 

jMM.  Guidamour  et  Nouet  sont  nommés  commissaires  députés 
à  l'Hôtel  des  Invalides,  à  l'effet  d'inviter  ces  braves  défenseurs 
de  la  patrie  à  rentrer  dans  la  noble  carrière  qu'ils  ont  parcourue 
avec  honneur,  et  de  se  charger  de  guider  et  modérer  le  courage 
de  notre  bouillante  jeunesse. 

Deux  commissaires  sont  nommés  pour  se  rendre  à  la  caserne 
des  gardes  franc  uses  pour  prendre  connaissance  de  leur  situation, 
se  transporter  de  là  chez  le  ministre  de  la  guerre  pour  lui  rendre 
compte  de  leurs  observations,  et  se  concerter  avec  lui  sur  tout  ce 
qui  les  concerne. 

La  section  des  Arcis  demande  que  les  jeunes  commis  de  tous 
les  bureaL.x  de  la  capitale  soient  remplacés  par  des  conmiis  plus 
âgés,  et  (ju'ils  marciient  à  l'ennemi. 

Le  conseil-général  passe  à  l'o  dre  du  jour,  motivé  sur  un  diîcret 
de  l'assemblée  nationale  qui  les  exemple  de  marcher,  et  sur  l'ar- 
dent patriotisme  ([ui  porte  un  assez  grand  nombre  de  citoyens  à 
prendre  les  aimes. 

La  29' division  de  gendarmerie  à  cheval  sollicite  du  conseil  les 
moyens  de  partir  à  l'mstant.  Deux  commissaires,  MM.  Benoît  et 
F...,  sont  noumiés  pour  se  concerter  avec  M.  le  commandant- 
général,  et  leur  iaire  four.iir  les  pistolets,  mousquetons  et  che- 
vaux qui  se  trouvent  dans  !<  s  fe  lions. 


y 


2d4  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES, 

Sur  la  demande  d'une  députalion  de  la  sec'ion  des  Gravilliers, 
le  conseil  arrête  que  tous  les  ouvriers  en  fer  s'occuperont  exclu- 
sivement de  la  fabrication  des  piques;  invile  les  sections  à  s'occu- 
per sérieusemcnl  de  l'exécuiion  de  cet  arrêté. 

MM.  Héracle,  Deschamps  et  Lamarque,  commissaires  nom- 
més pom*  remplacer  des  démissionnaires,  sont  reçus  à  prêter  le 
serment  civique  et  prennent  séance. 

D'après  la  lecture  d'une  lettre  du  ministre  de  la  guerre,  le  con- 
seil arrête  la  libre  circulation  du  salpêtre  et  l'envoie  aux  moulins 
à  poudre. 

Arrête ,  en  outre ,  que  les  cartouches  seront  remplies  à  moitié 
de  poudre  fine;  que  les  invalides  seront  chargés  de  la  moitié  de 
la  fabrication  des  cartouches ,  et  que  le  concierge  de  l'Arsenal  est 
autorisé  à  faire  transporter  à  l'Hôtel  des  Invalides  toute  la  poudre 
nécessaire. 

On  fait  lecture  d'un  décret  de  l'assemblée  nationale  sur  la  pro- 
tection à  accorder  à  31.  l'abbé  Sicard ,  homme  cher  autant  que 
précieux  à  l'humanité ,  et  qui ,  par  son  génie ,  a  su  créer  des  sens 
aux  sourds-muets,  en  étendant  les  moyens  de  feu  M.  l'abbé  de 
l'Épée,  son  maître. 

31.  le  procureur  de  la  Commune  entendu,  le  conseil-général 
arrête  que  M.  Moudon  sera  payé  d'une  somme  de  209  livres  pour 
le  montant  d'armes  fournies  à  la  Commune. 

Le  conseil-général  arrête  que  les  travaux  de  bâtiment  seront 
suspendus  quand  le  besoin  l'exigera ,  et  que  les  ouvriers  qui  en 
seront  retirés  recevront  la  même  paie  pour  les  travaux  du  camp 
que  pour  ceux  auxquels  ils  sont  employés  ordinairement  ; 

Arrête  que  tous  ceux  dont  le  civisme  est  douteux  seront  exclus 
de  l'éiat-major  du  camp  sous  Paris; 

Arrête  que  les  grilles  de  fer  des  églises  supprimées  seront  em- 
ployées à  la  fabrication  des  piques,  ainsi  que  le  fer  qui  se  trouve 
au  Temple  et  dans  toutes  les  démolitions  ordonnées  par  la  na- 
tion ; 

Que  los  seciions  surveilleront,  par  des  commissnires  nommés 
ad  hoc,  toutes  les  opérations; 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (1792).  2o5 

Que  les  citoyens  sont  invités  à  faire  porter  aux  Invalides  et 
à  l'Arsenal  toutes  leurs  vieilles  ferrailles  pour  faire  des  gar- 
gousses. 

Le  conseil-général  adjoint  M.  de  i'Épieu,  Moissard,  Lamarque 
et  Baudicr  aux  deux  commissaires  du  comité  d'exécution. 

Le  conseil-général ,  profondément  affligé  des  nouvelles  qu'on 
lui  appoi'te  encore  de  l'Abbaye,  y  envoie  deux  commissaires  pour 
y  rétablir  le  calme. 

MM.  Delvoix ,  Vatry  et  Dourdon  sont  nommés  commissaires 
pour  se  transporter  au  greffe  du  palais  et  en  enlever  toutes  les 
armes  qui  ont  servi  de  pièces  de  conviction  dans  les  procès  ter- 
minés. 

Le  conseil-général  applaudit  au  civisme  des  municipalités  de 
Saint-Cloud  et  d'Arches ,  qui  présentent  deux  cent  cinquante  ci- 
toyens pour  voler  à  la  défense  de  la  patrie  ;  il  consigne  au  procès- 
verbal  la  mention  honorable  de  leur  conduite,  et  renvoie  à  M.  le 
commandant-général  provisoire  les  mesures  nécessaires  à  pren- 
dre pour  leur  prochain  départ. 

Arrête  qu'il  sera  donné  des  laissez-passer  aux  ouvriers  pour  le 
camp. 

Renvoyé  au  comité  militaire  pour  le  mode  de  paiement  des  ci- 
toyens enrôlés. 

Le  conseil-général  arrête  que  toutes  les  mesures  militaires  sont 
renvoyées  au  ministre  de  la  guerre  sous  sa  responsabilité. 

La  demande  des  invalides  de  faire  une  levée  dans  leur  corps 
pour  aller  défendre  la  patrie  est  renvoyée  au  ministre  delà  guerre. 

Les  commissaires  pour  le  camp  sont  autorisés  à  faire  couler 
des  boulets  de  quatre  au  nombre  de  trente  mille. 

Arrête  que  les  commissaires  des  guerres  sont  autorisés  à  faire 
la  visite  des  pièces  de  canon  qui  sont  dans  les  sections  et  à  les 
faire  mettre  dans  le  meilleur  état  possible. 

Arrête  que  la  commission  du  camp  de  Paris  sous  Paris  est 
autorisée  à  consentir,  de  concert  avec  le  pouvoir  exécutif ,  la  con- 
struction des  afIViis  de  canon  dont  on  anira  besoin. 

Arrêté  qui  accorde  la  parole  au  commissaire  du  camp  sousPa- 


236  j)OCUiiE:<s  complémentaires. 

ris  toutes  les  fois  qu'il  se  présentera  dans  le  sein  du  conseil-ge'- 

ncral. 

D*âprès  la  lecture  d'une  ielirc  des  commissaires  à  riiôiel  de  h 
Force,  le  conseil  envoie  encore  six  commissaires  pour  lâcher 
d'arrêter  les  bras  vengeurs  qui  frappent  les  criminels. 
S'tfjué  Darnal'dery  et  Coulombeau. 

Séance  du  mardi  4  seplembre  au  soir. 

M.  Balin  occupe  le  fauteuil. 

Sur  une  péliiion  de  la  section  du  Luxembourg,  le  conseil-gé- 
néral arrête  que  MM.  les  commissaires  de  section  pourront  faire 
des  visites  chez  les  épiciers  et  tous  les  marchands  d'objtls  propres 
à  la  chasse,  pour  recevoir  d'eux  une  déclaration  amicale  de  la 
quan'iié  de  poudre  et  ds  p'omb  qu'ils  peuvent  avoir  dans  leurs 
magasins,  en  dresseront  procès-verbal  dont  ils  feront  part  à  la 
Commune. 

Madame  Farey  est  autorisée  à  se  retirer  par-devant  la  section 
de  la  maison  commune  pour  obtenir  des  secours  dont  elle  a  «m 
besoin  urgent,  se  trouvant  chargée  de  famille  ,  et  son  mari  étant 
paiti  pour  les  frontières. 

Ladite  section  est  invitée  à  prendre  en  grande  considération  la 
demande  de  la  dame  Farey. 

Le  conseil-général  arrête  qu'il  sera  accordé  un  laissez-passer  à 
MM.  les  officiels  muiiicipaux,  à  la  garde  nationale,  aux  citoyens, 
citoyennes  de  Passy  ei  de  Garche  qui  ont  accompagne  ce  malin, 
jusqu'à  Pai  is  ,  leurs  parens  et  amis  qui  sont  partis  pour  la  fron- 
tièic. 

M,  Malot,  capitaine  des  canonniers,  a  remis  sur  le  bureau  une 
cassette  de  fei-bianc  renferuianl  plusieurs  effets  et  espèces  en  or. 

Plusieurs  membres  du  conseil  se  pLignent  vivement  de  l'igno- 
rance profoiîdvi  où  sont  la  plupart  des  seciions  des  arrêtés  de  la 
Commune  et  du  peu  du  soin  qne  l'on  prend  pour  les  leur  faire 
parvenir. 

11  est  décidé  qne  tous  Icsorrêté^  qui  intéressent  réellement  les 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (1792).  257 

sections  seront  imprimi'S,  et  qu'  Is  seront  envoyés  tous  les  trois 
jours  d  ns  les  sections  par  des  ordonnances. 

Sur  la  presiaiion  d'un  serment  particulier  d'oublier  l'incivisme 
des  si{fnataires  de  la  pétition  des  vingt  mille  et  des  huit  mille,  cl 
de  les  regarder  comme  des  frères,  l'asseiiib'ée  passe  à  l'ordre  du 
jour,  motivé  sur  ce  qu'il  est  bi^-n  dans  le  cœur  de  tous  les  citoyens 
de  cous  rvcr  les  p-'opriélés  et  de  défendre  l.-s  personnes,  mais 
non  pas  de  fraterniser  aveuglément  avec  des  hommes  qui  propa- 
geaient lo'  royalistne  du  lou;  leur  pouvoir,  non  plus  que  de  don- 
ner dans  un  tolérantisuie  capable  de  perdre  la  chose  publique. 

Un  piriiculicr  dépo-je  sur  le  bureau  un  calice  d'argent  et  sa  pa- 
tène appartenant  aux  Bragd  ,ncs  émigrés.  Un  prêtre  insermenté 
l'a  remis  à  son  fi  ère  qui,  n'en  voulant  pas  rester  chargé,  le  remet 
à  la  Commune. 

La  section  des  Gravilliers  annonce  pour  la  seconde  fois  que 
M.  Truchon ,  l'un  de  ses  commissaires,  a  pcidu  sa  confiance  ; 
elle  se  p'aiut  qu'il  n'ait  pas  déposé  son  écharpe  ;  elle  nomme 
M.  Petit  pour  le  reujplacer. 

Il  s'élève  des  contestations  assez  vives  à  ce  sujet.  Quelques 
membres,  rendant  justice  au  mérite  et  au  ci\isme  de  M.  Truchon, 
prétendent  qu'il  ne  doit  pas  être  destitué.  Quelques  autres ,  éten- 
dant plus  loin  leurs  vu(S-.  s'elfoicent  d'éiablii"  un  nouveau  mode 
de  représentaiiun,  général  et  indépendant  des  sections,  et  de 
inetti  e  en  pi  incipe  qu'un  commissaire  de  section  est  le  représen- 
tant de  toutes. 

M.  le  procureur  de  la  Commune  prend  la  parole  et  ramène  ;\ 
la  véiité,  en  prouvant  qu'une  place  qui  lient  à  la  conliance  doit 
être  perdue  quand  la  confiance  n'existe  plus. 

M.  Petit,  remplaçant  de  M.  ïruchon,  est  admis  ù  prêter  le 
serment  civique ,  et  prend  séance  au  conseil. 

M.  Truchon  annonce  qu'il  rendra  compte  de  difl^renles  com- 
missions duiit  il  isi  chargé. 

Arrêté  que  les  sections  seront  invitées  à  compléter  le  nombre  de 
leurs  commissaires  au  con«;eil-général. 

T.  Wlll.  jj 


2^  DOCDMENS   COMPLÉMENTAIRE». 

Rapport  des  commissaires  à  lapposilion  de  scellés  dans  la  pri- 
son de  la  Concier/jerie. 

Autorisalion  aux  comm'ssaires  de  la  scciion  du  Pont-Neuf  de 
lever  lesdits  scellés,  de  faire  la  desciiplion  de  tous  les  effets  et 
papiers ,  afin  de  mettre  le  nouveau  concierge  à  portée  d'exercer 
sa  place. 

Lecture  d'une  lettre  du  minislre  de  la  justice,  qui  demande 
compte  des  motifs  de  l'arrestation  du  concierge  de  la  prison  de 
la  Conciergerie. 

M.  le  procureur -syndic  demande  la  parole.  Il  peint  avec  son 
énergie  ordinaire  l'horreur  de  la  position  d'un  prisonnier  dans 
les  prisons  de  Paris,  et  surtout  au  Chàtelet ,  il  dit  qu'en  voyant 
sortir  des  crimimjls  de  cet  o. lieux  séjour  pour  marcher  au  sup- 
plice, il  a  toujours  été  tenté  de  les  en  féliciter. 

]|  demande  qnc  le  Chàttict  soii  démoli ,  et  que  ce  soit  par  ad- 
judication pour  que  la  Commune  ne  soit  pns  encore  obligée  de 
pnver  les  fiais  de  dénioliiion ,  comme  à  la  Bastille.  La  proposi- 
tion est  appuyée,  mise  aux  voix  et  ai  rctée. 

Arrête  en  outre  qu'il  sera  imprimé  un  placard  pour  inviter  les 
citoyens  artistes  à  indiquer  les  moyens  de  rendre  lis  prisons  sa- 
1  ubrcs. 

Le  conseil  arrête  que  3L  Henry  ne  mérite  pas  la  confiance  du 
ministre  de  la  guerre  ;  déclare  qu'il  a  surpris  sa  religion  pour  une 
mission  particulière,  ei  qu'en  conséquence  des  dénonciations  dont 
il  est  l'objet,  il  sera  mis  en  étal  d'arrestation  sur-le-cbamp. 

Sur  le  renvoi  que  fait  la  section  de  la  Maison-Commune  de  la 
demande  de  la  dame  Farey, 

Le  conseil-général  arrête  qu'elle  recevra  des  secours  provi- 
soires dès  l'instant  que  le  trésorier  de  la  Commune  aura  rendu 
compte  des  fonds  qu'il  a  entre  les  mains. 

Arrêté  que  3L  le  commandant-général  provisoire  est  autorisé 
à  faire  déposer  à  la  maison-commune  tous  les  fusils  de  calibre  qui 
se  trouvent  dans  les  sections,  d'après  les  visites  domiciliaires;  et 
qu'en  vertu  du  décret  de  l'assemblée  nationale  qui  ordonne  à 
tous  les  citoyens  qui  ne  s'enrôlent  pas  pour  l'armée  de  remettre 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE   (1792), 

aux  sections  leurs  fusils  de  calibre,  M.  le  comniandant-gëneTal 
pourra  faire  auxdiles  sections  telles  demandes  que  les  circon- 
stances exigeront.  Signé  Coulombeau. 

Séance  c/m  5 ,  à  detu  heures  du  matin. 

M.  Guiraut  occupe  le  fauteuil. 

Un  particulier,  arrêté  comme  suspect,  ayant  dit  se  nommer 
Claude  Maçon,  et  ayant  signé  Claude  Sujot,  est  mis  en  état  d'ar- 
restation ,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  vérifié  par  ses  papiers  ce  qu'il  a 
avancé  dans  son  interrogatoire  au  sujet  de  l'exactitude  de  sa  con- 
duite, et  que  le  maître  chez  lequel  il  dit  avoir  travaillé  en  qualité 
de  charpentier  ait  répondu  de  sa  conduite. 

Le  nommé  Pelletier,  gendarme  du  palais,  amené  à  la  barre,  est 
interrogé  sur  les  violences  qu'd  s'csi  peruiises  à  l'égard  des  deux 
commissaires  prêts  à  partir  pour  les  départemens,  et  sur  les 
moyens  qu'il  a  employés  pour  empêcher  leur  départ.  Les  mau- 
vais tiaiiemens  sont  avérés  pai-  plusieurs  citoyens.  Il  est  envoyé 
en  état  d'arrestation  à  la  geôle  pour  vingt-quatre  heures  seule- 
ment, et  Ibrcé  de  déposer  son  uniforme.     Signé  Coulombeau. 

Séance  du  ^  septembre  i792 ,  Van  /«•■  de  la  république  française, 
à  dix  fleures  du  malin.  ' 

M.  Pélion,  maire,  occupe  le  fauteuil. 

L'assemblée  applaudit  à  la  proclamation  de  M.  Billaud-Varen- 
nes  à  l'instant  de  son  départ  pour  l'armée. 

Le  conseil-général  arrête  qu'elh;  sera  imprimée,  affichée  et 
envoyée  aux  quarante-huit  sections. 

Une  nonibi  euse  dépuiaiion  des  Invalides  se  présente  dans  l'as- 
semblée; l'orateur  peint  l'impatience  qui  dévore  les  concitoyens 
de  partir  pour  l'armée;  le  feu  du  courage  anime  ses  gestes  ex- 
pressifs; l'amour  de  la  patrie  rend  à  ces  braves  guerriers  tout  le 
courage  de  la  jeunesse. 

Le  secrétaire  leur  fait  part  de  la  délibération  qui  a  été  prisa 
pour  les  mettre  à  la  tète  de  notre  bouillante  jeunQsse.  Ils  ne  de- 


:260  DOCUMF?ÎS   COMPLÉMENTAIREi, 

mandent  point  de  commandement ,  disent-ils,  point  d'autres  hon- 
neurs que  (Je  voler  à  l'ennemi; 

Ils  deniantlcni  des  habits  et  des  armes;  de  lon^js  applaud'sse- 
mens  couronnent  leur  demande. 

Ils  sont  renvoyés  par-devant  M.  le  commandant  pour  s'orga- 
niser à  l'instant. 

Sur  quel(|ues  demandes  des  sœurs  de  l'Hoiel-Dieu  et  des  En- 
fans-Trouvés ,  il  est  arrêté  que  MM.  Goudrehau  et  Benoit  se  irans- 
porleront  auxdils  hôpitaux,  pour  en jager  ces  dames  à  continuer 
leu!S  bons  soins  aux  enfans  et  aux  malades. 

MM.  Moulin,  Birrey,  Jobert,  Roussel,  sont  nommés  pour  se 
joindre  à  des  députés  de  l'assemblée  nationale  qui  doivent  pro- 
téger les  criminels  de  haute  trahison,  détenus  à  Orléans  et  qui 
doivent  arriver  à  Paris. 

Sur  la  demande  d'une  députation  de  la  section  de  Mirabeau, 
le  conseil-général  arrête  que  M.  Cahier  sera  élargi. 

Le  consjil  général  arrête  que  MJI.  Leclerc,  Favannes  et 
Charles,  sont  autorisés  à  procéder,  conjointement  avec  les  com- 
missaires de  la  section  des  Sans-Culottes ,  à  la  vérification  et 
levée  des  scellés  apposés  à  Saint-Firmin  et  à  Saitit-Kicolas. 

Le  conseil-généial  arrêie  que  M.  le  commandant-général  est 
autorisé  à  faire  relever  les  postes  des  barrières ,  et  à  n'y  laisser 
que  quatre  hommes  et  un  caporal  pour  vérifier  les  { asseporls  des 
voyageurs. 

Les  ouvriers  pour  le  camp  seront  munis  d'une  carte  et  d'un 
cachet  qui  leur  servira  de  laissez-passer. 

Les  canonniers  des  vainqueurs  de  la  Bastille  défilent  dans  la 
salle  au  bruit  des  applaudissemens.  Us  sont  prêts  à  partir  pour 
le  camp  ;  passant  devant  le  président ,  ils  lèvent  la  nmin  en  gar- 
dant un  silence  majestueux,  et  ils  expriment  par  ce  serment  muet 
leur  dévouement  à  la  patrie. 

Le  conseil-général ,  conformément  à  son  arrêté  qui  nomme 
vin»l-quatre  cominissaires  pour  se  rendre  dans  les  diflérens  dé- 
partemens,  afin  de  pourvoir  à  tout  ce  qui  intéresse  le  salut 
public. 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  17f)2  ).  261 

Délègue  à  M.  Billaud-Varennes ,  substitut  du  procureur  de  !a 
Commune,  tous  les  pouvoirs  dont  il  croira  avoir  besoin,  et 
avoue  tout  ce  que  sa  sagesse  lui  dictera  dans  l'importante  mission 
dont  il  est  chargé. 

Le  conseil-général,  le  procureur  de  la  Commune  entendu, 

Arrête  que  les  ateliers  du  sieur  Pandroue,  sellier,  rue  de 
Seine-Saint-Germain,  seront  fermés;  et,  attendu  qu'il  n'a  pos 
de  patente,  autorise  le  procureur  de  la  Commune  à  prononcer  la 
confiscation  de  tous  !es  objets  qui  s'y  trouvent. 

MM.  3Iariin  et  Daugeon,  commissaires  nommés  pour  les  dé- 
partemens,  sontautor  ses  à  partir  sur-le-champ,  et  à  choisir  telle 
vo'ttire  qu'il  leur  plaira,  ch  z  le  sieur  Pandroue. 

M.  Panis ,  administrateur  et  membre  du  comité  de  surveillance, 
est  invité  à  se  rendre  dans  le  sein  du  conse.l  pour  donner  des  ren- 
seignemens  sur  les  plaintes  amères  qu'un  membre  du  conseil  a 
portées  contre  lui. 

Un  citoyen  de  la  section  des  Halles  vient  dénoncer  au  conseil 
un  nommé  Tulon,  complice  de  Dangremont. 

La  section  du  marché  des  Innocens  amène  une  feiiime  chez 
laquelle  on  a  posé  les  scellés  lors  de  la  visite  domiciliaire,  parce 
qu'on  n'a  pas  trouvé  son  mari  :  le  conseil  la  renvoie  par-devant 
ladite  section ,  pour  déduire  ses  moyens  de  défense. 

Le  si(;ur  Soudain  est  nommé  gardien  des  scellés  et  de  tous  les 
effets  qui  se  trouvent  actuellement  au  Cliàîelet. 

Signé  Coulombeau. 

Séance  du  mercredi  5  septembre,  six  heures  du  soir. 

M.  L'Huilier  occupe  le  fauteuil. 

Un  infortuné  nommé  Lauzanne,  qui  a  langui  pendant  qua- 
rante mois  dans  les  hôpitaux ,  et  souffert  les  traitemens  les  plus 
cruels  pour  une  plaie  profonde  à  la  jambe,  réclame ,  par  l'organe 
du  secrétaire,  un  secours  provisoire  de  cent  vingt  livres.  Le  con- 
seil-général, toujours  prêt  à  recueillir  les  plaintes  des  malheu- 
reux ,  accorde  d'abord  cette  somme;  mais,  sur  l'observation 
d'un  membre  que  le  temps  des  eaux  est  passé  »  pf  qup  cent  vinj^t 


2(S  DOCUMEXS  COMPLÉMENTAIRES. 

livres  ne  peuvent  pas  iui  être  d'un  grand  secours  dans  son  état, 
le  conseil  airète qu'il  entrera  aux  Incurables. 
■  Sur  la  demande  faite  par  la  section  du  Bon-Conseil,  arrête  que 
l'administration  municipale  fera  afficher,  dans  le  plus  court 
délai,  l'état  dis  subsistances  de  la  ville,  ainsi  que  de  toutes  les 
mesures  qu'elle  a  prises  et  qu'elle  se  propose  de  prendre  pour 
faire  évanouir  toute  crainte  à  ce  sujet. 

Arrête,  en  outre ,  que  les  administrateurs  des  différens  dépar- 
temens  (municipaux)  seront  tenus  de  rendre  compte,  par  écrit, 
des  décisions  qui  auront  été  l'objet  de  leurs  délibérations;  de  les 
soumettre  à  la  sanction  du  conseil-général  ou  à  sa  critique  s'il  y  a 
lieu. 

M.  le  procureur  de  la  Commune  entendu , 

Le  conseil-général  arrête  qu'il  sera  nonmid  samedi  un  percep- 
teur des  finances  du  département. 

Le  ci-devant  valet  de  chambre  du  prince  royal,  nommé  Vil- 
letlc,  n'clame  la  faculté  de  faire  son  service  auprès  du  prince. 
Sur  cette  demande,  le  conseil-général  passe  à  l'ordre  du  jour, 
motivé  sur  ce  que  le  sieur  Cléry ,  actuellement  en  place ,  conserve 
sa  confiance. 

Des  citoyens,  voisins  des  couvons  dits  du  Petit-Calvaire,  de 
Sainl-Aure,  du  Précieux-Sang ,  demandent,  par  l'organe  du  se- 
crétaire, qu'il  soit  nommé  des  commissaires  du  conseil  pour  por- 
ter à  ces  religieuses  l'ordre  de  sortir  de  leur  maison  sous  quinze 
jours ,  parce  qu'ils  craignent  que  ces  associations ,  conservées 
contre  le  vœu  de  la  loi,  n'excitent  quelque  fermentation  dans  le 
quartier.  Le  secrétaire  observe  que  ces  religieuses  ne  cessent  de 
répéter  qu'elles  ce  doivent  obéir  qu'à  la  volonté  de  Dieu  ,  et  qu'il 
est  instant  de  leur  manifester  cette  volonté  par  celle  de  la  loi. 

Le  conseil-général  arrête  la  mention  honorable  à  la  conduite 
dvique  du  citoyen  Bâche,  père  de  cinq  enfans,  dont  deux  le  sui- 
vent aux  frontières,  et  arrête  en  outre  que  non-seulement  sa 
place  au  bui-eau  des  passeports  lui  sera  conservée,  mais  encore 
qu'il  jouira  des  appoinlemens  de  celte  place  comme  s'il  l'occu- 
pait, afin  de  procurer  l'existence  à  son  épouse  et  à  ses  trois  en- 


/OVRNÊES  DE  SEPTEMBUE  {  17î^  ).  263 

fans ,  lesquels  appoinieniens  seront  payés  chaque  mois  à  ladite 
dame. 

M.  Rossignol  étant  excédé  de  fatigues,  et  même  malade,  de- 
mande qu'on  aille  le  relever  à  la  prison  qu'on  croit  éire  celle  de 
la  Force;  ce  défaut  de  désignation  dans  sa  lettre  fait  que  MM.  Ma- 
rino  et  Toulao ,  nommés  couiuiissaires,  ne  peuvent  remplir  leur 
mission. 

M.  le  procureur  de  la  Commune  observe  au  conseil  que  M.  Le« 
moine,  secrétaire-greflicr  adjont  de  la  municipalité,  ayant  donné 
sa  di'mission,  l'expédition  des  alïaires  se  trouve  relardée  à  rai- 
son du  défaut  de  signataires,  qu'il  est  urgent  de  nomnicràlaplace 
de  M.  Lemoine,  et  il  piopo>e  Claude  Cou'oailjcau,  cfoyen  com- 
misiairede  la  sect  ondes  Droiis-de-1  Homme.  Celte  nomination 
ayant  clé  mise  aux  voix  et  a(l(  ptce  l'unanimité,  ilapréiéà 
l'instant  le  seruicnt  requis  par  la  lui  du  iA  août  1792. 

MM.  Maillet,  Tresse-ïondant,  Breion  et  Journée,  sont  nom- 
més pour  la  surveillance  et  la  police  du  Temple. 

31.  Cuchois  est  nomnié  coiuniissaire  pour  se  rendre  a  la  Con- 
ciergerie, et  y  assurer  l'ordre  et  la  tranfjuillité. 

Une  députafion  de  la  section  du  Louvre  vient  dénoncer  les 
abus  de  tous  genres  qui  ont  lieu  à  rÉcole-31i!ilaire.  La  légion  qui 
y  est  casernée  s'y  livre  à' toute  sorte  de  débauches.  Les  liiles  pu- 
bliques y  sont  accueillies  en  tous  temps.  Les  chevaux  y  sont  des 
journées  entières  sans  boire  ni  manger.  Deux  commissaires  sont 
Eommés,  et  partent  à  linsiant  pour  rétablir  l'ordre  et  pour  s'as- 
surer des  personnes  qui  peuvent  êirc  punissables. 

M.  Gilles  est  nommé  pour  présider  à  l'organisation  d'un  ba- 
taillon de  fédérés.  Si^fué  Coelombeau. 

M.  Laveau  occupe  le  fauteuil. 

Sur  la  demande  de  M.  Thibault,  marchand  de  vin  ,  rue  de  la 
Tannerie,  il  est  nommé  un  commissaire  pour  prendre  des  rensei- 
gnemens  sur  plusieurs  personnes  qui  doivent  coucher  cette  nuit 
dans  sa  maison. 

Le  conseil-général  arrête  que  MM,  de  la  Barre  et  Lavoiepierre 


264  DOCDMENS  COMPLÉME-NTAIRES. 

sont  autorisés  à  faire  transporter  aux  Invalides  tous  les  plombs 
qui  peuvent  se  trouver  dans  les  différentes  sections;  employer 
toutes  les  personnes  de  i'hôlel  à  faire  des  carloudies,  moitié  en 
poudre  fine  et  la  balle  apparente ,  collée  sur  du  papier  ;  se  trans- 
porter dans  toutes  les  é{jlises  pour  faire  enlever  les  cercueils  de 
plomb ,  faire  ramasser  lous  les  plombs  qui  se  trouvent  sous  la 
main  de  la  nation,  dans  quelque  lieu  qu'ils  puissent  être,  et  à 
faiie  toutes  les  recherches  à  ce  sujet,  comme  aussi  de  tirer  de 
l'Atsenal  et  de  faire  transporter  aux  Invalides  toutes  les  poudres 
nécessaires ,  et  se  procurer  tous  les  moules  ii  balle  dont  ils  au- 
raient connaissance. 

Le  conseil-{jénéral  arrête  que  la  recherche  des  armes  est  ren- 
voyée par-devant  les  municipaliiés  qui  doivent  en  connaîire. 

Le  conseil-général,  sur  la  demande  de  la  section  de  l'Arsenal, 
autorise  M.AL  Lecamus  ei  Baudouin  à  faire  transporter  à  Sainte- 
Pélagie  les  prisonniers  de  l'hôtel  de  la  Force,  détenus  actuelle- 
ment à  Saini-Louis-la-Culiure. 

Ils  se  feront  fournir  les  chariots  dont  on  se  sert  ordinairement 
pour  transférer  les  prisonniers,  et  se  feront  accompagner  de 
telle  force  armée  qu'ils  jugeront  convenable. 

Séance  du  6  septembre ,  à  dix  heures  duinalin. 

M.  Verdier  occupe  le  fauteuil. 

Une  dépufation  delà  section  des  Droits-de-niomme demande 
à  être  autorisée  à  garder  les  fusils  de  calibre  qu'elle  a  trouvés 
dans  les  visites  domiciliaires,  afin  d  '  pouvoir  armer  les  citoyens 
de  cette  section,  qui,  au  nonibre  de  plts  de  deux  cents,  sont 
prêts  à  pai  tir  pour  l'.irmée. 

ï\i'nvoyé  au  commandant-général  prov'soire. 

Trois  citoyens  de  la  section  des  Arcis  viennent  réclamer  con- 
tre l'enlèvement,  qu'on  a  fat  chez  eux,  d'un  fusil  qi.i  ava  I  été 
donné  à  chacun  iVeu\  ,  pour  récompense  et  pa'enient  de  leur 
travail  à  la  maison-commune,  lors  du  déchargement  des  armes 
à  feu. 

Le  conseil  arrête  que:  comme  ils  ne  partent  pas  pour  l'armée 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (1792).  26o 

il  leur  sera  donné  à  chacun  une  pique,  et  que  le  prix  de  leur  fu- 
sil leur  sera  remis. 

La  section  est  invitée  à  fjire  mention,  dans  son  procès-verbal , 
de  la  bonne  conduite  de  ces  citoyens. 

Un  grand  nombre  d'ouvriers  en  tentes  viernf  nt  se  plaindre 
de  ce  qu'on  ne  leur  donne  pas  d'ouvrage.  Le  conseil  arrête  que 
M.  Coulange,  entrepreneur  des  lentes,  viendra  rendre  compte 
de  sa  conduite. 

Sur  une  pétition  de  la  section  des  Thermes,  relativement  au 
camp  sous  les  murs  de  Paris; 

M.VL  Jacob  et  Lanier  sont  nommés  commissaires  adjoints  à 
ceux  qui  l'orment  la  commission  du  camp;  ils  sont  inviiés  à  se 
concerîeravec  la  section  des  Thermes  pour  accélérer  les  travaux 
du  camp. 

Le  conseil-général  ayant  or.!onné  la  délivrance  des  passeports 
d'après  l'esprit  de  ses  arrêtés  précéJens ,  et  la  libre  ciiculation 
dans  l'étendue  du  département  de  Paris  ; 

Arrête  que  >L  le  commandant-général  provisoire  est  autorisé 
à  duninuer  la  force  armée  qui  monte  aux  barrières ,  et  à  n'y  lais- 
ser qu'un  sous-officier  avec  quatre  hommes,  lesquels  suffiront 
pour  vérifier  si  les  voyageurs  et  voitures  sont  dans  les  termes  de 
la  loi . 

Tous  les  citoyens  sont  invités  à  se  joindre  à  cette  garde  si  l'on 
osait  entreprendre  de  la  forcer. 

M.  le  commandant-général  mettra  cet  arrêté  à  l'ordre. 
Le  conseil  rapporte  la  partie  de  son  ariclé  pi'is  le  4  septembre 
au  matin,  en  ce  qui  concerne  la  carte  nuinie  d'un  cachet  au  tim- 
bre, dont  les  ouviiers  pour  le  camp  devaient  être  poi leurs  ;  ar- 
rête que  tous  ces  ouviiers ,  ayai)l  des  ch'jfs  d'aiclicr  à  leur  lèie  , 
passeront  librem  nt. 

On  a  faii  lecture  d'une  lettre  de  M.  le  maire  qui  annonef  que 
les  exécutions  se  continuent  à  la  Force.  Aussitôt  le  conseil  députe 
vers  lui  pour  l'inviter  à  se  rendre  à  la  maison-commune  et  délibé- 
rer sur  les  moyens  de  faire  cesser  l'effervescence,  arrête  en  ou- 
tre qu'il  sera  fait  une  proclamation  à  ce  sujet. 


DÔCUMEÎÎS   COMPLÉMENTAIRES. 

Le  conseil-gënéral  arrête  qu'il  sera  délivré  un  mandat  sur  lé 
trésorier  de  la  ville,  de  la  somme  de  mille  quatre  cent  soixante- 
trois  livres,  pour  le  salaire  de  toutes  les  personnes  qui  ont  lia- 
vaillé,  au  péril  de  leur  vie,  à  conserver  la  salubrité  de  l'air  dans 
les  journées  des  2,5,4  et  o  septembre  dernier,  ainsi  que  de  ceux 
qui  ont  présidé  à  ces  opérations  aussi  importantes  pour  la  so- 
ciété que  dangereuses  pour  eux. 

Le  receveur-trésorier  de  la  ville  se  remboursera  de  ces  avances 
sur  les  sommesprovenant  des  effets  de  toutes  espèces  qui  se  trou- 
vent dans  les  prisons,  et  dont  M.  le  procureur-syndic  est  chargé 
de  presser  la  vente. 

Le  comité  de  la  section  des  Sans-Culottes  demande  à  être  au- 
torisé à  faire  enlever  les  grilles  de  l'église  paroissiale  de  Saint- 
Médaid,  pour  luhriipier  des  piques.  Le  conseil  passe  à  l'ordre 
du  jour,  uiolivé  sui  ce  (jue  les  d(  crcis  de  l'asseudjlee  nationale 
poiient  l'orinel!e:nent  que  les  églises  coiiservéej  pour  le  service 
divin  resteront  dans  l'état  où  el.'es  se  trouvent. 

Séance  suspendue  à  deux  heures. 

Les  membres  du  conseil,  M.  le  maire  à  leur  tête,  se  transpor- 
tent à  l  hôiel  de  la  Foi  ce  pour  i  appeler  à  l'exécuiion  de  la  loi,  qui 
proiége  les  personnes  et  les  propriétés.      Signé  Coulombeau. 

Séance  du  jeudis  septembre  au  soir. 

M.  Bernard  occupe  le  fauteuil. 

M.  Sergpnt  monte  ù  la  tribune;  il  développeles  moyens  odieux 
que  l'on  emploie  pour  calomnier  le  peuple  ;  il  peint  sa  bonlé,  sa 
générosité,  sa  justice  au  milieu  même  de  ses  plus  terribles  ven- 
geances ;  il  se  plaint  de  ce  qu'on  répand  le  bruit  atroce  d'un  pro- 
jet de  piller  les  magasins  et  les  gens  riches  ;  il  s'étend  avec  com- 
plaisance sur  les  preuves  que  le  peuple  à  données  si  souvent  de 
son  respect  pour  les  propriétés.  Il  avance  ce  principe  si  vrai  et  si 
fécond  par  ses  heureuses  conséquences  en  politique,  que  pour 
rendre  quelqu'un  vertueux ,  il  faut  paraître  croire  à  sa  vertu. 

Se  résumjinî .  i!  conclut  à  ce  que  le  conseil-général  arrêté  une 


JODRNÉES  DE  SÊ^TEMBUÏt   (1790).  i^T 

adresse  ou  proclamation  conçue  de  manière  que  le  peuple  sente 
ses  venus  et  craigne  de  les  ternir. 

M,  Sergent  est  înviié  à  rédiger  lui-même  cette  adresse ,  et  à  en 
faire  part  sur-le-champ  au  conseil. 

Deux  commissaires  sont  envoyés  pour  s'assurer  de  deux  fa- 
Lricaieurs  de  faux  assignats  qu'un  citoyen  vient  dénoncer. 

31.  Panis,  adininisiraleur  de  police,  se  présente  au  conseil-gé- 
néral pour  répondre  aux  inculpations  dont  on  a  lâché  de  le  noir- 
cir; sa  jusiificalion  satisfait  le  conseil  qui  lui  témoigne  n'avoir 
aucun  doute  sur  la  pureté  de  sa  conduite. 

Arrêté  que  les  travaux  du  Temple  seront  suspendus  pendant 
quarante-huit  heures;  que  M.  Paillet  sera  mandé  pour  rendre 
compte  de  sa  gestion  et  de  l'eujploi  des  fonds  qui  lui  ont  été 
remis. 

Un  meml.re  du  conseil  avertit  que  plusieurs  Suisses,  de  ceux 
qui  ont  prèle  le  serment  civique  ce  matin  en  place  de  Grève,  et 
que  le  peuple  a  désiré  voir  répartis  dans  toutes  les  sections,  orit 
clé  re'^uscis  par  plusieurs  ;  qu'ils  sont  dans  la  salle  et  qu'ils  ont  le 
plus  grand  besoin  de  repos. 

Le  conseil-général  arrête  que  les  sections  Sont  invitées  à  rece- 
voir, dans  leur  sein,  les  Suisses  qui  leur  seront  piéscntés,  de 
leur  donner  l'hospitalité  comme  à  des  infortunés  dont  l'innocence 
est  reconnue,  comme  à  des  frères  d'armes  qui  ont  juré  dans  ce 
jour  de  maintenir  la  liberté  et  l'ég'ililé.  Bientôt  ils  par  liront  pour 
l'armée;  ils  ne  désirent  que  de  verser  leur  sang  pour  la  défense 
d'un  peuple  sensible  et  bon ,  qui  aime  mieux  faire  des  heureux 
que  de  punir. 

Le  domaine  delà  ville  remboursera  les  frais  (jue  pourront  faire 
les  sections  à  cette  occasion. 

Le  conseil-général,  considérant  combien  il  est  important  d'a- 
voir du  fer  pour  forger  des  piques,  dans  limpossibilité  où  l'on 
est  d'avoir  assez  de  fusils  pour  armer  tous  les  citoyens  que  l'a- 
mour de  la  libe.'té  et  l'horreur  pour  Ir-s  tyrans  entraînent  aux 
frontières,  arrête  que  les  grilles  de  la  place  des  Fédérés ,  qui  ne 


268  DOCUMEXS   COMPLÉMENTAIRE», 

contribuent  en  rien  à  la  dëcoiaiion  de  la  place,  seront  enleve'es 
pour  èire  converties  en  piques; 

^  Que.  tous  les  barreaux  de  fer  qui  se  trouvent  aux  Tuileries 
sont  inutiles  ;  ensemble  les  grilles  et  le  fer  des  églises  supprimées, 
tomes  les  barres  de  fer  provenant  des  démolitions  du  Temple  et 
de  kius  b's  édifices  nationaux  seront  enlevés. 

3131.  Fort  et  Talbot  sont  nommés  commissaires,  à  l'effet  de 
dresser  tous  les  procès  verbaux  nécessaires  pour  constater  la  to- 
la'iié  par  quintaux;  diîstribuer  par  pesées  égales  lesdits  fers  à 
chaque  section,  qui  en  donnera  son  reçu  et  fei-a  fabi'iquer  le  nom- 
bre de  piqui  s  que  la  matière  pourra  lui  fonrnii-.  Le  tout  dans  le 
plus  court  délai  et  au  meilleur  marché  possible. 

Une  femme,  chargée  d'un  enfant,  demande  les  moyens  de 
constater  si  son  mari  existe  encore  ;  on  l'a  assurée  qu'il  avait  eu 
la  tête  coupée  le  10  août ,  et  elle  ne  peut  jouir  des  biens  de  son 
mari  pour  entretenir  son  enfant  sans  avoir  constaté  la  mort  du 
père. 

Renvoyé  au  comité  de  surveillance. 

Le  conseil-général  arrête  que  six  commissaires  se  transporte- 
ront à  l'instant  sur  la  place  de  Grève,  pour  passer  en  revue  les 
volontaires  de  la  section  de  Marseille  qui  sont  prêts  à  voler  à 
l'ennemi. 

L'orateur  de  la  députation  est  accueilli  avec  des  applaudisse- 
m.ens  universels.  La  mention  honorable  de  son  discours  et  du 
p'jti  ioiisme  des  citoyens  de  la  section  de  Marseille  est  consignée 
au  procès-verbal. 

L\  section  du  Mail  présente  au  conseil  une  délibération  pir  la- 
quelle il  est  proposé  de  mettre  en  oubli  les  listes  de  signataires 
des  pétitions  anti-civiques,  et  de  regarder  ces  citoyens  comme 
frères.  Le  conseil-général  passe  à  l'ordre  du  jour,  motivé  sur  le 
dan;jer  qu'il  y  aurait  d'admettre  parmi  les  patriotes  des  citoyens 
dont  le  civisme  a  été  plus  que  douteux  jusqu'au  10;  la  députation 
'  est  admise  aux  honneurs  de  la  séance. 

Le  conseil-général ,  le  procureur  de  la  Commune  entendu ,  ar- 
rête que,  vu  les  dangers  auxquels  est  exposée  la  patrie ,  et  le 


JOURNÉES   Dt  SEPTEMBRE  (1792).  2(59 

besoin  d'armer  promptemenl  les  ciioyens:  louie  espèce  de  for- 
maliié  prescrite  pour  kspaieniens  <jue  du:t  l'aire  le  Iréioiierdela 
municipalité  pour  les  approvisionneniens  de  guerre  est  abolie,  et 
qu'à  compter  de  ce  jour,  il  paiera  sur  la  sijjnalurre  du  maire,  de 
deux  administrateurs  de  la  force  armée  et  de  la  police,  les  bons 
qui  seront  lires  sur  lui. 

Que,  vu  la  disclie  des  fonds  dans  la  caisse  de  la  municipalité  , 
les  administrateurs  de  police  et  membres  du  comité  de  surveil- 
lance metliont  à  la  disposition  du  caissier  de  la  force  armée , 
une  summe  prise  sur  les  espèces  et  la  valeur  des  effets  saisis  chez 
les  éi!ii[jréi,  ainsi  que  les  sommes  qui  proviendront  des  effets 
non  réclamés  qui  se  liouvenl  en  dépôt  et  avec  le  scellé  dans  les 
prisons  ; 

Laquelle  somme  sera  employée ,  sur  le  vu  des  susdits  ad- 
ministrateurs ,  pour  des  munitions  de  guerre,  sans  qu'ils  aient 
besoin  d'en  obtenir  la  délivrance  par  des  arrêtés  des  bureaux  de 
vil!e<  t  du  corps  municipal,  dont  la  lenteur  ne  peiilqu'étre  infini- 
ment nuisible  à  la  chose  publi(|ue. 

Les  admiiisiraleurs  de  police  et  de  la  force  armée  feront  l'em- 
ploi de  tous  les  fonds  sous  leur  responsabilité. 

Nuit  du  G  au  7  septembre. 

Il  a  été  amené  quelques  particuliers  qu'on  soupçonnait  avoir 
des  conr.ai.-sancts  relativement  à  la  fabrication  de  faux  ass-'j-nats 
et  faux  billets  de  confiance;  ils  n'ont  donné  aucune  lumière,  el 
ont  été  renvoyés. 

Séance  du  vendredi  7  septembre  1792 ,  l'an  I"  de  la  république, 

M.  Tessier  occupe  lel^uteuil. 

Le  conseil-général  arrête  que  tous  les  effets  déposés  dans  dif- 
férentes prisons  seront  réunis  dans  un  seul  et  même  lieu ,  afin 
d'éviter  toute  dilapidation. 

Sur  la  demande  faite  d'inviter  les  sections  à  remplacer  les  mem- 
bres du  conseil  qui  sont  nommés  électeurs,  passe  à  l'ordre  du 
jour. 


^0  POÇÇMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

Sur  la  demande  d'un  officier  de  gendarmerie,  d'envoyer  au 
Giiàteîct  des  commissaires  pour  y  rétablir  l'ordre  troublé  par 
quelques  nialveillans  qui  n'avaient  pas  respecté  les  scellés  , 
M.ïï.  Richardon  et  Rigollot  sont  nommés  pour  remplir  celle 
mission. 

M.  Pétion  occupe  le  fauteuil. 

M.  le  maire-président  prend  la  parole,  et  rend  compte  dc5 
moyens  employés  par  les  ennemis  du  bien  pubi'c  pour  faire  re- 
garJer  avec  horreur  les  citoyens  de  Paris;  il  assure  qu'on  fait 
courir  des  listes  de  proscription  pour  effrayer  ceux  qui  résident 
dans  cette  ville  immense,  et  en  éloi^jn^r  tous  les  étrangers.  Il 
propose  de  faire  une  adresse  aux  qualre-vinjjt-deux  départi  mens 
pour  développer  les  principes  qui  dirigent  la  très-grande  majo- 
rité des  citoyens ,  et  les  assurer  fornifllement  que  dans  tous  les 
temps  les  individus  et  Us  personnes  seront  respectés  daiîs  clUC 
ville. 

Celle  motion  est  fortement  appuyée  et  couverte  d'applaudisse- 
mens  ;  il  est  arrêté  à  l'unanimité  que  M.  le  maire  se  chargera  de 
rédiger  l'adresse. 

Le  conseil-général  arrête  que  les  assemblées  générales  des  sec- 
tions vérifieront  les  preuves  de  civisme  de  tous  les  anciens  gardes 
de  la  maison  du  ci-devant  roi ,  et  qu'elles  en  feront  passer  le  cer- 
tificat à  la  maison-commune. 

Un  membre  se  plaint  de  l'élection  de  HDI.  Thouret  et  Pasto- 
ret,  ainsi  que  de  quelques  autres  royalisles-feuillans ,  réviseurs 
de  la  Constitution ,  nommés  à  la  Convention  nationale  par  le  dé- 
paitemenl.  Il  demande  qu'il  soit  fait  une  adresse  aux  quatre- 
vingt-deux  départemens ,  pour  faire  sentir  le  danger  de  pareils 
choix. 

Sur  celte  demande ,  le  conseil-général  passe  à  l'ordre  du  jour, 
motivé  sur  ce  que  la  plus  grande  liberté  doit  régner  dans  les  élec- 
tions, et  sur  ce  que  la  ville  de  Paris  irait  directement  contre  ses 
intérêts ,  si  elle  paraissait  prétendre  à  la  moindre  influence  dans 
ce  qui  concerne  les  diflérens  départemens  de  l'empire. 


JOURNÉES  DE  SEPTESIBRE  (  1792  ).  27| 

Une  députnlion  de  ciioycns  casernes  à  la  Nouvelle-France  de- 
mande que  l'un  d'entre  eux,  prévenu  de  vol,  sot  promp'emcnt 
puni.  M.  le  maire  prend  la  parole,  et  après  avoir  applaudi  à  leur 
délicalesse,  il  examine  l'affaire  sous  tous  les  rapports  et  conclut 
en  disant  que  le  délit  doit  être  juj^é  par  une  cour  martiale. 

Le  conseil-{îénéral  arrête  qu'il  fera  une  pétition  à  l'assemblée 
nationale  à  l'effet  d'obtenir  que  les  porls  dé  lettres  soient  dimi- 
nués de  moitié  pour  les  sous-officiers  et  soldats  qui  sont  aciuil- 
lement  dans  nos  armées ,  et  que  cette  disposition  soit  étendue  à 
tout  le  temps  de  la  guerre. 

M3I.  Rivallier,  Fontaine,  Thomas  et  Favanne  sont  nommés 
commissaires  à  l'effet  d'examiner  les  différentes  plaintes  contre 
la  conduite  de  M.  Panis. 

Séance  du  7  septembre  apres-mïdi. 

M.  Boula  occupe  le  fauteuil. 

Le  conseil  {jénéral  autorise  M.ïï.  Lecier  et  ..  à  se  transporter 
à  la  maison  de  Saini-Fijiuin  ,  pour  procéder,  conjuinlemcnl  avec 
MM.  les  commissaires  de  la  section  des  Suns-Culoiies ,  à  la  vérili- 
catiun  et  levée  de  scellés  qui  y  ont  été  apposés,  pourvoir  aux  ré- 
clamations relativement  aux  effets  qui  s'y  trouvent,  dresser  pro- 
cès-verbal du  tout,  et  en  rendre  compte  au  conseil. 

Arrêté  que  l<s  sections  seront  invitées  à  ne  délivrer  de  passe- 
ports que  sur  la  représentaiion  de  quittances  de  toutes  les  impo- 
sitions, et  d'en  fuire  mtniion  sur  les  passeports. 

Sur  la  demande  de  la  section  des  Tuileries,  arrête  qu'elle  est 
autorisée  à  mettre  le  scellé  sur  les  papiers  do  M.  liurelle,  à  le 
mettre  en  état  d'arrestation  s'il  y  a  lieu ,  et  à  saisir  le  di  ap  dont 
elle  a  un  besoin  pressant. 

Les  commissaires  qui  sont  à  l'hôtel  de  la  Force  sont  autorisés 
à  arrêter  les  comptes  de  dépense  et  à  les  présenter  au  conseil. 

L'airêié  du  conseil  pour  l'enlèvement  des  grilles  de  la  place 
Royale  à  l'effet  d'en  fabriquer  des  piques,  est  rapporté. 
,    Sur  la  demande  de  la  section  Monlniartre ,  M.  Illarchand,  dé- 


â7â  DOCDMENS   COMPLÉMtRTArREg. 

tenu  à  Saînle-Pcla{jie,  est  mis  en  liberlé  par  un  arrêté  du  conseil- 
général. 
Séance  levée  à  minuit. 

Séance  du  8  septembre  1792,  l'an  \"  de  la  république,  au  malin. 

M.  Pëiion  occupe  le  fauteuil. 

Le  cunseil-;;én  rai  arrèle  que  les  comités  des  srclions,  ccnjoin- 
temenl  avec  ?ii.M,  les  capitaines  des  compagnies,  seront  inviles  à 
déterminer  tous  les  cit(»yens,  conl'ormémenl  au  texte  de  la  loi ,  à 
donnf^r  tous  les  lîisils  de  calibre  (ju'ils  peuvent  avoir,  quand 
mêiue  i!s  s'enrô  eraienl  pour  le  camp  sous  Paris. 

Arrêté  que  tous  les  commissaires  qui  ont  apposé  les  scf  liés, 
dans  quelque  endroit  que  ce  puisse  être,  seront  tenus  d'en  faire 
leur  déclaration  dans  les  quarante-huit  heures  à  l'aduiinistration 
des  domaines  nationaux ,  à  l'efl^t,  par  celte  adminislraiion,  faire 
droit  aux  réclamations  et  faire  rendre  les  effets  s'il  y  a  lieu. 

La  sect  on  des  Sans-Culoites  est  autorisée  à  remeilre  à 
M.  Legendre  son  argenlerie  saisie  par  procès- verbal  de  ladite 
section. 

M.  le  maire  prend  la  parole.  / 

Il  expose  l'insuffisance  du  local  oîi  l'assemblée  nationale  tient 
ses  sé.incps;  les  avantajies  que  la  nation  relirerait  de  la  vente  des 
terrains  des  Capucins  ei  des  Feuillans.  l!  s'étonne  de  ce  que  les 
rois  ayant  toujours  habité  dans  des  palais,  les  représenlans  du 
souverain  soient  resseirés  dans  un  manège  ;  il  propose  d'adresser 
une  pétition  à  l'assemlike  nationale  à  l'effet  de  l'inviter  à  clnjUr 
un  local  convenable  dans  les  Tuileries  pour  tenir  ses  séances. 

Cette  motion  est  applaudie.  M.  le  maire  est  invité  à  faire  la  pé- 
tition, et  à  se  mettre  à  la  tète  d'une  dépuiaiion  de  douze  mem- 
bres qui  se  rendront  à  l'assemblée  nationale. 

Les  commissaires  nommés  à  cet  effet  sont  3DL  Pétion ,  Ma- 
nuel, Toulan,  Coulon,  La'sné,  Le  Maire,  d'AuJibert-Cuille, 
Godichon,  Delaunay,  Deschan)ps,  Joibertan  et  Miet. 

Séance  suspendu?  l'i  trois  heure?. 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  275 

Séance  du  samedi  8  au  soir. 

M.  Laveau  occupe  le  fauteuil. 

Le  citoyen  Jean-François  Damour,  homme  de  loi,  demeu- 
rant quai  de  Gèvres ,  n°  21 ,  dépose  sur  le  bureau  une  somme  de 
200  livres ,  pour  subvenir  aux  dépenses  nécessitées  par  les  cir- 
constances actuelles ,  et  il  contracte  l'engagement  de  payer  une 
somme  de  800  livres  par  année ,  et  ce  par  trimestre ,  dont  400  liv. 
seront  remis  à  l'assemblée  nationale  pour  les  frais  de  la  guerre , 
200  livres  à  la  Commune  pour  subvenir  aux  frais  communaux , 
et  100  livres  à  la  section  des  Arcis  pour  subvenir  aux  besoins  des 
citoyennes  dont  les  maris  ont  péri  dans  la  journée  du  10  août. 

Le  conseil-général,  après  avoir  applaudi  à  cette  offre  civique  , 
a  arrêté  que  mention  honorable  en  serait  faite  au  procès-verbal , 
et  qu'extrait  du  présent  sera  délivré  au  citoyen  Damour. 

t  Je  soussigné,  secrétaire-greffier  de  la  Commune,  reconnais 
avoir  reçu  du  citoyen  Damour  un  assignat  de  200  livres ,  déposé 
ce  jourd'hui  sur  le  bureau  du  conseil-général  pour  subvenir  aux 
besoins  communaux. 

»  Dont  quittance  civique  à  la  maison  commune  de  Paris,  ce 
8  septembre  1792,  l'an  IV^de  la  liberté,  V"  de  l'égalité.  » 

Le  conseil-général,  considérant  que  l'ardeur  du  patriotisme  en- 
traîne en  ce  moment  au-devant  de  l'ennemi  tous  les  citoyens 
français  ;  que  les  ouvriers  de  toutes  les  professions  s'empressent 
à  l'envi  de  marcher  et  à  composer  nos  légions  citoyennes,  pour 
aller  anéantir  les  ennemis  de  la  liberté  et  de  l'égalité  ; 

Applaudissant  au  zèle  de  tous  les  Français  et  aux  sentimens 
qui  leur  dictent  cette  grande  démarche  digne  d'un  peuple  qui 
veut  demeurer  libre , 

Observe  néanmoins  aux  citoyens  qu'un  déplacement  trop  pré- 
cipité et  trop  considérable ,  nuirait  également  et  au  commerce  et 
aux  moyens  de  fournir  aux  premiers  besoins  de  nos  braves  dé- 
fenseurs ; 

Arrête  que  les  serruriers,  charrons,  cordonniers,  taillandiers 

et  autres  ouvriers  des  étals  ou  professions  de  première  nécessité, 
T.  XVIII.  iS 


â74  DOÇUIfËNS  eOMPLÉHElXTim£8. 

sont  invités  à  rester  à  Paris,  jusqu'à  ce  que  les  magistrats,  ho- 
norés de  la  confiance  de  leurs  concitoyens ,  fassent  entendre  le 
tocsin  de  la  nécessité  publique ,  qui  leur  indiquera  le  moment  où 
tous  les  bras  devront  frapper  à  la  fois  pour  abattre  les  têtes  des 
tyrans. 

Les  sections  sont  invitées  à  réunir  tous  leurs  efforts  pour 
l'exécution  du  présent  arrêté  ,  et,  à  cet  effet,  elles  exigeront  à 
l'avenir,  de  tous  ceux  qui  s'enrôleront ,  qu'ils  soient  munis  d'un 
certificat  qui  prouve  quel  est  réellement  leur  état. 

Ordonne  que  le  présent  arrêté  sera  imprimé ,  affiché  et  envoyé 
aux  quarante-huit  sections. 

31.  le  commandant-général  est  autorisé  à  pourvoir  au  caserne- 
ment des  volontaires  de  la  section  du  Ponceau. 

Lecture  d'une  lettre  de  M.  Billaud-Varennes ,  en  date  du  6  ; 
il  donne  des  détails  satisfaisans  sur  le  patriotisme  et  l'ardeur 
guerrière  de  nos  braves  soldats-citoyens  ;  il  se  plaint  de  l'inertie 
du  général  Luckner. 

Le  conseil-général  arrête  que  tous  les  citoyens-soldats  qui  se 
présenteront  aux  bureaux  des  diligences  pour  se  rendre  aux  ar- 
mées ,  obtiendront  la  préférence  sur  tous  les  citoyens  qui  se  se- 
raient fait  enregistrer  avant  eux. 

Le  conseil-général  arrête  que  le  nom  de  Thermes-de-Julien  , 
qu'a  porté  jusqu'à  ce  moment  la  section ,  sera  changé  en  celui  de 
Beaurepaire  ;  que  le  nom  de  place  de  Sorbonne  sera  changé  en 
celui  de  Beaurepaire  ;  qu'il  sera  apposé  sur  l'angle  de  la  place  un 
marbre  portant  une  inscription  du  trait  héroïque  du  brave  Beau- 
repaire, dans  la  forme  déterminée  par  l'assemblée  générale  de 
la  section.  Arrête  aussi  que  le  nom  odieux  de  Richelieu  que  porte 
la  rue  sera  effacé,  et  qu'on  y  substituera  celui  de  Beaurepaire; 
que  la  rue  de  Sorbonne  portera  ^dorénavant  celui  de  petite  rue 
Beaurepaire. 

Le  procureur  de  la  Commune  présente  ses  vues  pour  la  ré- 
pression des  filles  de  mauvaise  vie. 

Le  conseil  applaudit  à  son  zèle. 

Séance  suspendue  à  onze  heures  du  soir. 


JOURNÉES  HE  SEPTEMBRE  (  1792  ).  ^5 

Séance  du  dimanche  9  septembre  1792. 

M.  Boula  occupe  le  fauteuil. 

Une  députation  de  la  section  du  Roule  se  présente  ;  l'orateur 
émet  son  vœu  pour  le  salut  du  peuple  :  Fraternité ,  union ,  sur- 
veillance continuelle,  énergie ,  activité,  inflexibilité  surtout  dans 
les  principes ,  et  guerre  ouverte  aux  traîtres ,  aux  hypocrites  et 
aux  modérés;  voilà,  dit-il,  ce  qui  doit  caractériser  et  la  section 
du  Roule  et  les  quarante-sept  autres  sections  de  Paris. 

Le  conseil-général  arrête  la  mention  honorable  de  cette  adresse 
au  procès-verbal,  et  invite  la  députation  aux  honneurs  de  la 
séance. 

Une  députation  de  la  section  de  la  Cité  exprime  ses  sentimens 
fraternels  à  l'égard  des  Suisses  qui  lui  ont  été  envoyés,  et  qui 
sont  devenus  Français  par  leur  serment  civique  et  par  leur  enrô- 
lement dans  la  compagnie  des  citoyens  qui  vont  partir  pour  les 
frontières. 

Elle  demande  que  le  conseil-général  fasse  armer  et  habiller  ces 
braves  mihtaires.  Arrêté  que  M.  le  commandant-général  provi- 
soire prendra  les  mesures  les  plus  promptes  pour  satisfaire  à 
cette  demande. 

Le  citoyen  Tallien  a  été  proclamé  procureur  de  la  Commune, 
le  citoyen  Lavau  premier  substitut,  e(  le  citoyen  Léonard-Bour- 
don second  substitut. 

Le  secrétaire  fait  lecture  d'une  lettre  de  M.  Pétion,  dans  la- 
quelle, annonçant  qu'il  est  nommé  à  la  Convention  nationale,  il 
donne  sa  démission  de  la  place  de  maire ,  et  exprime  toute  sa 
sensibilité  pour  les  preuves  de  confiance  qu'il  a  reçues  de  ses  con- 
citoyens. 

Le  conseil-général  arrête  que  M.  le  maire  sera  invité  à  rester 
en  place  jusqu'à  ce  que  la  Convention  nationale  ouvre  ses 
séances. 

Lecture  faite  du  procès-verbal,  la  rédaction  mise  aux  voix  a 
été  approuvée ,  et  le  citoyen  Boula ,  président ,  a  levé  la  séance  à 
minuit. 


276  DOCUMENS  COMPL^.MENTAIRES. 

Séance  du  10  septembre  1792. 

M.  Boula  occupe  ie  fauteuil. 

Une  dépulaiion  de  la  section  du  Ponceau ,  actuellement  des 
Amis-de-Ia-Patîie,  vient  déclarer  ilërativement  que  M.  Dufort  a 
perdu  sa  confiance  et  qu'elle  lui  retire  absolument  de  ses  pouvoirs. 

Le  conseil-jjénéral  arrête  qu'il  sera  mis  à  la  disposition  du 
ministre  de  la  guerre  cent  mille  cartouches  pour  le  camp  de 
Soissons. 

La  dame  Le  Comte  est  amenée  à  la  barre  par  la  garde  natio- 
nale d'Écouen.  Elle  est  prévenue  d'accaparement  de  blé  et  de 
l'avoir  vendu  en  échantillon.  Interrogée  sur  ces  délits,  elle  nie 
absolument  tout  ce  qu'on  lui  impute;  elle  est  envoyée  provisoi- 
rement en  état  d'arrestation  à  la  geôle. 

Les  sieurs  Pucce  et  Fourneau ,  prévenus  d'avoir  volé  le  prêt  de 
la  compagnie  de  cavalerie  casernée  à  l'École  Militaire,  sont  ame- 
nés à  la  barre  ;  renvoyés  par  devant  les  tribunaux ,  ils  sont  con- 
duits, sous  la  garde  du  commandant  du  poste  de  la  Ville,  aux 
prisons  de  la  Conciergerie ,  pour  y  être  provisoirement  en  état 
d'arrestation. 

Le  commandant  du  poste  vient  bientôt  rendre  compte  que  les 
prévenus  ont  été  à  couvert  de  toute  atteinte  par  la  loyauté  du 
peuple  et  sa  soumission  à  la  loi  ;  qu'ils  sont  rendus  à  la  Concier- 
gerie ,  et  qu'ils  seront  jugés  demain  dans  la  journée. 

Nomination  de  commissaires  pour  se  transporter  aux  prisons , 
à  l'effet  de  constater  la  mort  des  prisonniers  depuis  la  journée 
du  10. 

Arrêté  qu'il  sera  ouvert  un  registre  au  secrétariat  de  la  muni- 
cipalité où  seront  inscrits  les  noms  des  morts  et  des  témoins, 
ainsi  que  l'état  des  effets  trouvés  dans  lesdites  prisons. 

Les  commissaires  sont  MM.  Agy  et  Delaunay  pour  le  Châte- 
let,  Danger  et  Moneuse  à  l'hôtel  de  la  Force. 

Le  conseil-général  de  la  Commune,  considérant  que  les  muni- 
cipalités ont ,  d'après  le  texte  précis  de  la  loi ,  le  droit  de  consta- 
ter les  naissances,  mariages  et  décès;  voulant  remédier,  autant 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (1792).  277 

qu'il  est  en  son  pouvoir,  aux  troubles  que  pourraient  apporter 
dans  les  familles  les  meurtres  commis  en  la  personne  des  détenus 
dans  les  maisons  différentes  d'arrêt ,  de  détention ,  de  justice  et 
de  réclusion  qui  sont  sous  sa  surveillance,  si  leur  mort  n'était 
constatée  par  une  autorité  reconnue  et  d'une  manière  légale; 

Voulant  pareillement  que  les  effets  mobiliers,  linge,  bardes, 
bijoux  et  sommes  de  deniers  trouvés  sur  les  prévenus  et  déposés 
dans  les  comités  de  section ,  soient  remis  à  ceux  qui  ont  droit  de 
les  réclamer  ; 

Le  procureur  de  la  Commune  entendu, 

Arrête  :  1°  que  les  greffiers,  concierges,  geôliers  et  gardiens 
desdites  prisons  seront  tenus  de  se  transporter  au  comité  de  la 
section  dans  l'étendue  de  laquelle  se  trouve  une  des  maisons  ci- 
dessus  désignées,  d'y  déposer  les  registres  et  renseignemens 
qu'ils  pourront  avoir,  tant  sur  les  prisonniers  morts  que  sur 
ceux  q»i  se  sont  évadés  desdites  prisons. 

Art.  2.  Lesdits  comités  de  section  dresseront,  en  présence 
d'un  des  membres  du  conseil-général ,  et  d'après  les  déclarations 
tant  des  greffiers  ,  concierges ,  gardiens  et  geôliers  desdiles  pri- 
sons, que  sur  les  dépositions  de  citoyens  qui  auraient  été  té- 
moins, et  dont  ils  recevront  le  serment ,  des  procès-verbaux  (jui 
constateront  lesdits  décès. 

Alt.  5.  Les  procès-verbaux  ainsi  dressés  seront  déposés  en 
minute,  dans  les  vingt-quatre  heures,  au  secrétariat  de  la  Com- 
mune. 

Art.  4.  Le  sfcrétaire-greffier  ouvrira  un  registre  sur  lequel 
sera  porté  l'extrait  du  procès-verbal  de  chaque  décès,  et  con- 
tiendra la  mention  des  noms  ,  surnoms,  âge,  qualité,  profession 
ou  état,  pays  de  naissance  et  demeure,  soit  des  personnes  décé- 
dées, soit  des  citoyens  qui  attesteraient  leur  mort. 

Art.  S.  Le  secrétaire-greffier  sera  tenu  de  délivrer,  et  sans 
frais,  autant  d'extraits  qu'il  en  sera  demandé  par  les  parens  ou 
personnes  qui  pourraient  y  avoir  droit. 

Art.  G.  A  l'égard  des  effets  mobiliers,  tels  que  linge  ,  bardes , 
bijoux  ou  sommes  de  deniers  trouvées  sur  les  détenus ,  ne  pou- 


278  DOCUMliNS  COWPLÉMENTAlRIiS 

vant  être  considérés  que  comme  propriétés  particulières ,  et  sur 
lesquelles  la  Commune  n'a  aucun  droit  ; 

Le  conseil-général  arrête  pareillement  que  lesdits  objets  res- 
teront déposés  dans  les  comités  desdites  sections ,  pour,  d'après 
les  renseignemens  donnés  sur  les  véritables  propriétaires  d  iceux, 
élre  remis  sur  bonne  et  suffisante  désignation  aux  parens ,  héri- 
tiers ou  ayant-cause  des  personnes  décédées ,  le  tout  en  présence 
d'un  d'un  commissaires  du  conseil-général,  procès-verbal  préa- 
lablement dressé  desdites  remises. 

Arrête  également  que  le  présent  arrêté  sera  imprimé ,  affiché 
et  envoyé  aux  quarante-huit  sections. 

Le  conseil-général  de  la  Commune ,  prenant  en  considération 
la  demande  faite  par  l'assemblée  générale  de  la  section  des 
Droits-de-l'Homme ,  autorise  MM.  Pointard  et  Hardy,  commis- 
saires par  elle  nommés  à  cet  effet,  à  se  faire  délivrer  par  le 
concierge  de  l'hôtel  de  la  Force ,  ou  par  tout  autre  gardien , 
cinquante -huit  matelas  pour  coucher  les  citoyens -soldats  de 
Monialban,  qui  ont  accompagné  les  prisonniers  amenés  d'Or- 
léans à  Versailles  ;  charge  lesdits  commissaires  de  faire  rétablir 
les  matelas  dans  la  maison  d'arrêt ,  lorsqu'ils  ne  seront  plus  né- 
cessaires. 

Ordonne  audit  concierge,  sur  le  vu  du  présent  arrêté ,  et  sur 
la  décharge  desdits  commissaires ,  de  remettre  ladite  quantité  de 
matelas. 

Les  citoyens  venant  d'Orléans  demandent  à  être  campés ,  et 
offrent  le  travail  de  leurs  mains  et  tous  les  efforts  du  zèle  le 
plus  ardent  pour  l'avancement  des  travaux. 

Un  détachement  du  régiment  de  Berwick-cavalerie  et  des  vo- 
lontaires d'Orléans  qui  ont  accompagné  la  garde  nationale  de 
Paris  pour  le  transport  des  prisonniers,  demande  la  nourriture 
et  le  logement  jusqu'à  leur  départ. 

Renvoyé  au  commandant-général  et  à  la  commission  militaire 
pour  en  faire  leur  rapport. 

MM.  Thomas  et  Bonomé  sont  nommés  commissaires  pour  visi- 


lOBilNÉES  DE    SEPTEMBRE    {  1792  ).  Ô7Ô 

ter  un  paquet  de  lettres  saisies  sur  des  prisonniers  d'Orléans , 
et  en  dresser  procès- verbal. 

Le  conseil-général  arrête  que  quatre  citoyens  du  détachement 
d'Orléans  seront  présens  à  cette  opération. 

Le  conseil-général ,  considérant  combien  il  est  imposant  de  ne 
pas  laisser  encombrer  les  prisons  en  y  retenant  indistinctement 
et  les  criminels  qui  doivent  tomber  sous  le  glaive  de  la  loi ,  et  de 
simples  prévenus  de  fautes  légères ,  arrête  que  deux  commis- 
saires du  conseil-général  se  transporteront ,  accompagnés  de 
commissaires  de  sections  et  de  leur  secrétaire-greffier,  dans 
chacune  des  prisons  de  Paris ,  à  l'effet  d'interroger  tous  les  dé- 
tenus, de  connaître  la  nature  des  délits  dont  ils  sont  prévenus, 
ou  constater  leur  innocence  ;  en  faire  le  rapport  aux  tribunaux 
qui  doivent  en  connaître,  pour,  par  eux,  statuer  ce  qu'il  appar- 
tiendra dans  le  plus  court  délai  ;  et  pour  accélérer  celte  mesure, 
arrête,  en  outre,  que  le  tribunal  de  police  procédera  incessam- 
ment à  l'interrogatoire  des  prisonniers  de  Sainte-Pélagie  et  de  la 
geôle; 

Arrête  que  l'article  6  de  l'arrêté  du  10  de  ce  mois  est  rap- 
porté. Le  conseil-général  déclare  que  tous  les  effets  des  prison- 
niers morts  ou  évadés  depuis  le  2  dudit  mois  jusqu'à  ce  jour, 
appartiennent  à  la  nation. 

M.  Thomas ,  nommé  commissaire  pour  l'examen  des  effets 
trouvés  sur  les  prisonniers  d'Orléans ,  écrit  au  conseil  que  des 
affaires  indispensables  ne  lui  permettent  pas  de  remplir  celte 
mission.  M.  Véron  est  nommé  pour  le  remplacer. 

Arrêté  que  les  sommes  trouvées  dans  la  caisse  du  séminaire  de 
Saint-Firmin  et  dépendances  seront  versées  au  trésor  de  la  mai- 
son commune. 


Arrêté  de  la  Commune,  en  date  du  23  août  1792 ,  sur  le  clergé. 

«  Le  conseil-général ,  considérant  qu'au  moment  où  le  règne 
de  l'égalité  vient  enfin  de  s'établir  par  la  sainte  insurrection  d'un 


280  DOCLMEJMS   COMPLÉMEMAIRES 

peuple  justement  indigoé  par  la  longue  oppression  dont  il  a  été 
la  victime,  cette  égalité  précieuse  doit  exister  partout; 

>  Considérant  que  les  cérémonies  religieuses  actuellement  ob- 
servées pour  les  sépultures  étant  contraires  à  ces  principes  sa- 
crés ,  il  est  du  devoir  des  représentans  de  la  Commune  de  tout 
ramener  à  cette  précieuse  égalité  que  tant  d'ennemis  coalisés 
s'efforcent  de  détruire  ; 

>  Considérant  que,  dans  un  pays  libre,  toute  idée  de  super- 
stition et  de  fanatisme  doit  être  détruite  et  remplacée  par  les 
sentimens  d'une  saine  philosophie  et  d'une  pure  morale; 

»  Considérant  que  les  ministres  du  culte  catholique  étant  payés 
par  la  nation,  ils  ne  peuvent,  sans  se  rendre  coupables  de  pré- 
varication ,  exiger  un  salaire  pour  les  cérémonies  de  ce  culte; 

»  Considérant,  enfin,  que  le  riche  et  le  pauvre  étant  égaux 
pendant  leur  vie,  aux  yeux  de  la  loi  et  de  la  raison,  il  ne  peut  y 
avoir  de  différence  entre  eux  au  moment  où  ils  descendent  au 
tombeau  ; 

»  Le  procureur  de  la  Commune  entendu ,  le  conseil-général 
arrête  : 

^  1°  Conformément  aux  lois  antérieures ,  tous  les  cimetières 
actuellement  existans  dans  l'enceinte  de  la  ville ,  seront  fermés  et 
transportés  au-delà  des  murs; 

>  2°  A  compter  du  jour  de  la  publication  du  présent  arrêté, 
toutes  les  cérémonies  funèbres  faites  par  les  ministres  du  culte 
catholique  seront  uniformes; 

»  3"  Il  ne  pourra  y  avoir  plus  de  deux  prêtres  à  chaque  enter- 
rement ,  non  compris  les  porteurs  du  corps; 

>  4°  Toute  espèce  de  cortège  composé  d'hommes  portant  des 
flambeaux  ou  des  cierges  est  interdit  ; 

»  o"  La  nation  accordant  un  salaire  aux  ministres  du  culte  ca- 
tholique ,  nul  ne  peut  exiger  ni  même  recevoir  aucunes  sommes 
pour  les  cérémonies  religieuses  funèbres  ou  autres  ; 

»  6°  A  compter  de  ce  jour,  toute  espèce  de  casuel,  même  vo- 
lontairement payé ,  est  supprimé  ; 

>  7°  l'out  prêtre  qui  aura  exigé  ou  reçu  aucune  espèce  d'ho- 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (1792).  281 

norjrtres  pour  les  baptêmes,  mariages,  enterremens  ou  autres 
cérémonies ,  encourra  la  destitution  ; 

»  8°  A  compter  de  ce  jour  également,  toutes  espèces  de  ten- 
tures de  deuil ,  soit  à  la  porte  du  défunt ,  soit  à  celle  du  temple, 
soit  même  dans  l'intérieur,  sont  supprimées  ; 

»  9°  La  voie  publique  appartenant  à  tous,  nul  n'en  peut  dis- 
poser pour  son  usage  particulier  ;  en  conséquence ,  tous  conduc- 
teurs d'enterremens  et  autres  cérémonies  extérieures  d'un  culte 
quelconque,  ne  pourront  jamais  occuper  pour  leur  cortège  qu'un 
seul  côté  de  la  rue ,  de  manière  que  l'autre  côté  reste  entière- 
ment libre  pour  les  voitures  et  pour  les  citoyens  se  rendant  à 
leurs  affaires  ; 

»  10°  11  sera  néanmoins  fait  une  exception  à  l'article  ci-dessus 
pour  les  honneurs  funèbres  rendus  aux  citoyens  morts  pour  la 
défense  de  la  liberté; 

»  11°  Toute  espèce  de  prérogative  ou  privilège  étant  abolie 
par  la  Constitution ,  nul  ne  peut  avoir  dans  un  temple  une 
place  distinguée  ;  en  conséquence,  les  œuvres  et  autres  endroits 
où  se  plaçaient  les  marguilliers ,  fabriciens  ou  confrères,  sont 
supprimés  ; 

»  12°  Les  curés  et  vicaires  ne  pourront  exiger,  pour  les  ex- 
traits de  baptêmes ,  sépultures  ou  mariages ,  que  le  rembourse- 
ment du  timbre  ; 

»  15°  Le  présent  arrêté  sera  imprhné,  affiché,  envoyé  aux  qua- 
rante-huit sections ,  et  notifié  à  tous  les  curés  de  Paris.  »  (Registre 
du  10  au  31  août,  fol.  560  à  365.) 


9Êlt  tôttHÈHi  ûMPltamixiMi. 

EXTRAIT  DES  PIÈCES 

RECUEILLIES   PAR   TOULONGEON 

DANS   SOIS    HISTOIRE   DE    FRANCE 

DEPUIS   LA   RÉVOLUTION  (1). 

Mon  frère  trouva  deux  hommes  qui ,  tout  couverts  du  sang 
répandu  par  leurs  mains ,  pouvaient  encore  être  accessibles  aux 
sentimens  d'humanité.  Ces  hommes  ont  sauvé  mon  frère.  Je  ne 
me  les  rappelle  pas  sans  reconnaissance.  Je  liens  de  mon  frère , 
lui-même,  les  particularités  de  leur  conduite,  et  je  les  rapporte 
fidèlement. 

Le  tribunal ,  étabh  en  prison  pour  le  procès  prétendu  des  pri- 
sonniers, avait  envoyé  à  la  mort  tous  ceux  qui  jusque-là  y  avaient 
comparu.  Mon  frère  fut  appelé.  Un  de  ceux  qui  le  conduisaient, 
frappé  de  sa  sécurité,  le  fixa  avec  surprise  et  s'écria:  «  Vous 
>  avez  l'air  d'un  honnête  homme  !  Un  coupable  aurait  une  autre 
»  contenance!  » 

—  Je  ne  suis  coupable  de  rien. 

—  Pourquoi  donc  êies-vous  ici  ? 

—  Je  l'ignore.  Personne  n'a  pu  me  le  dire,  etje  suis  convaincu 
que  j'ai  été  pris  par  erreur. 

—  En  êtes-vous  sûr  ? 

(0  Ce  fragment ,  extrait  des  Mémoires  contemporains,  devient  historique  par 
la  vérité  du  tableau.  Ce  récit  prouve  que  ces  meurtriers  n'étaient  ni  des  gens  éga- 
rés par  fanatisme ,  ni  emportés  par  des  passions  violentes ,  mais  des  hommes 
préposés  pour  accomplir,  comme  exécuteurs  de  ces  œuvres,  une  sentence  collec- 
tive portée  par  un  tribunal  secret ,  prononcée  dans  les  ténèbres ,  où  le  nom  des 
juges  devaient  rester  enseveli.  Le  crime,  ou  plutôt  les  crimes,  avaient  été  crui 
si  nécessaires,  que  l'on  voulut  à  tout  pris  qu'ils  fussent  commis  en  même  temps; 
personne  n'osant  les  ordonner  ni  les  avouer,  on  s'assura  de  bras  obscurs  auxqnelc 
on  ne  pût  rattacher  aucun  nom ,  afin  d'être  certain  de  l'impunité  nécessaire  aux 
autres  forfaits  déjà  médités,  et  qui  devaient  bientôt  couvrir  la  France. 

(  Note  de  Toulongeon.  ) 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (  i  792  ) .  ^^ 

—  Très-sûr. 

—  En  ce  cas,  ne  craignez  rien.  Prenez  courage:  parlez  d'un 
ton  ferme  à  vos  juges,  et  comptez  sur  mon  secours,  entendez- 
vous  ?  Nous  vous  sauverons ,  aussi  sûrement  que  je  m'appelle 
Michel. 

—  Je  n'ai  pas  la  moindre  crainte  ;  mais  je  puis  vous  répondre 
que  vous  serez  bien  récompensés. 

—  Ne  parlez  pas  de  cela ,  reprit  l'homme  en  secouant  la  tête. 
Le  bonheur  inattendu  de  rencontrer  un  zélé  protecteur  parmi 

ces  assassins ,  procura  à  mon  frère  le  calme  nécessaire  pour  sup- 
porter l'horrible  aspect  de  ses  juges.  Arrivé  à  la  barre  de  ce  tri- 
bunal de  sang,  interrogé  par  le  bourreau  qui  présidait,  sur  son 
nom  et  sa  qualité ,  il  déclina  son  nom  ,  et  ajouta  qu'il  était 
Maltais. 

3Ialtais! Maltais!  d'où  cela  vient-il?  Qu'est-ce  que 

c'est  qu'un  Maltais ,  s'écrièrent  cent  voix  ensemble? 

Il  veut  dire  qu'il  est  de  Malte,  s'écria  hautement  le  conducteur 
de  mon  frère  :  Malte  est  une  île.  Vous  ne  savez  pas  cela?  J'ai 
connu  bien  des  gens  qui  en  venaient ,  et  on  les  appelait  Maltais. 

Ah!  c'est  une  île,  dit  un  autre?  le  prisonnier  est  étranger. 

—  Oui ,  il  est  étranger  ;  que  serait-il  sans  cela,  imbécile? 

—  A  la  bonne  heure  ! Ne  vous  fâchez  pas,  citoyen. 

Rappelez  à  l'ordre,  président,  rappelez  à  l'ordre,  crièrent-ils 

tous.  Dépêchons-nous! 

Le  président  demanda  à  mon  frère  de  quoi  il  était  accusé. 
Mon  frère  répondit  qu'il  l'ignorait ,  et  que  personne  n'avait  pu  le 
lui  dire. 

Il  ment,  il  ment!  s'écria-t-on. 

Silence,  citoyens,  reprit  l'honnête  Michel  d'un  ton  d'auto- 
rité ;  laissez  parler  le  prisonnier.  S'il  ment,  son  affaire  sera  bien- 
tôt faite;  mais  vous  ne  le  condamnerez  pas,  j'espère,  avant  de 
l'avoir  entendu  ? 

Non,  non ,  non  ;  écoutons  ;  Michel  dit  vrai  :  écoutons  ;  silence. 
Continuez ,  président. 

—  Pourquoi  êtes-vous  arrêté,  reprit  alors  le  président? 


284  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES. 

—  Parce  que  j'yi  eu  le  malheur  d'aller  voir  une  personne  au 
moment  qu'on  rarrêtail.  On  me  prit  avec  un  autre  qui  avait  eu 
le  même  malheur ,  et  on  nous  mena  à  la  Commune.  Mon  cama- 
rade ,  commissaire  de  la  section ,  fut  bientôt  mis  en  liberté.  Mes 
amis  ont  fait  des  démarches  pour  procurer  aussi  la  mienne  ;  on 
leur  a  toujours  répondu  qu'elle  allait  être  ordonnée ,  et  je  ne  puis 
concevoir  ce  qui  a  pu  y  mettre  obstacle. 

—  Ètes-vous  bien  certain ,  reprit  le  président ,  que  votre  écrou 
ne  porte  aucune  charge  ? 

—  Je  ne  puis  croire  qu'il  en  porte  aucune  ;  mais  en  tout  cas , 
je  ne  suis  pas  en  peine  de  me  justifier. 

Qu'on  apporte  le  registre,  dit  le  président. 

Le  geôlier  le  lui  présenta  ;  il  n'y  trouva  ni  charges,  ni  motifs  : 
il  fit  passer  la  feuille  entre  les  mains  des  juges,  et  proclama  à 
haute  voix  que  le  prisonnier  avait  dit  vrai. 

Il  faut ,  cria  Michel,  que  la  nation  le  déclare  innocent. 

La  motion  fut  soutenue  par  un  oui  général.  Cette  acclamation 
unanime  fut  suivie  à  l'instant  d'une  formelle  déclaration  du  tri- 
bunal, sur  l'innocence  du  prisonnier;  on  me  donna  la  liberté.  La 
sentence  fut  applaudie  aux  cris  de  vive  la  nation  !  Michel ,  avec 
son  camarade,  qui  avait  témoigné  presque  autant  d'intérêt  que  lui, 
prirent  mon  frère  sous  les  bras,  le  firent  sortir,  et  le  procla- 
mèrent innocent,  dans  le  lieu  même  des  massacres. 

Les  barbares  exécuteurs  étaient  là  rangés  sur  deux  lignes  et 
tout  prêts  à  frapper,  quand  le  mot  innocent  atteignit  leurs  oreil- 
les. Ils  entourèrent  mon  frère,  le  portèrent  en  triomphe  avec  des 
transports  de  joie ,  et  l'embrassèrent  tour  à  tour  avec  des  mains 
et  des  visages  teints  de  sang.  Il  fut  contraint  de  se  prêter  de 
bonne  grâce  à  ces  effroyables  caresses.  Ses  deux  vigoureux  con- 
ducteurs eurent  de  la  peine  à  l'en  tirer ,  en  répétant  qu'il  avait 
besoin  de  repos,  et  qu'il  serait  cruel  de  le  retenir  plus  long- 
temps. Après  l'avoir  dégagé  de  la  foule ,  Michel  lui  demanda  s'il 
avait  des  parens  chez  qui  il  désirât  être  conduit.  Il  répondit  qu'il 
avait  une  belle-sœur ,  qu'il  allait  la  joindre ,  mais  qu'il  se  sentait 
assez  fort  pour  pouvoir  y  aller  seul.  En  même  temps  il  le  remer- 


JOURNÉES  DE  SEPTEMBRE  (1792).  285 

cia ,  et  lui  offrit  ce  qu'il  avait  d'assignats ,  comme  un  gage  léger 
de  son  extrême  reconnaissance.  Michel  refusa  le  présent,  et  per- 
sista à  le  suivre. 

Nous  répondons  de  vous ,  dit  un  des  deux.  Nous  ne  pouvons 
vous  quitter  que  vous  ne  soyez  en  sûreté.  Vos  assignats ,  nous 
n'en  voulons  pas.  Le  plaisir  de  vous  sauver  vaut  mieux.  Allons- 
nous-en  chez  votre  belle-sœur.  Où  demeure-t-elle  ? 

—  Rue  du  Chaume. 

—  La  pauvre  femme  sera  bien  contente  et  bien  surprise  ! 

—  Oh  !  certainement ,  elle  sera  ravie. 

Vous  ne  devineriez  jamais,  monsieur,  reprit  l'honnête  Michel, 
ce  que  mon  camarade  et  moi  nous  disions  :  si  vous  nous  permet- 
tiez de  vous  accompagner  chez  votre  belle-sœur,  ce  serait  une 
grande  jouissance  pour  nos  cœurs,  que  de  voir  une  si  touchante 
entrevue. 

—  Vous  êtes  trop  bons ,  mes  chers  amis  ;  mais  il  est  tard ,  et 
vous  avez  besoin  de  sommeil. 

—  Oh  !  monsieur ,  un  tel  spectacle  nous  reposerait. 

—  Je  serais  bien  content  de  vous  y  voir  ;  mais  ma  belle-sœur 
est  si  timide,  elle  est  d'une  si  mauvaise  santé ,  que  des  étrangers, 
à  cette  heure,  l'alarmeraienl  considérablement.  La  vue  du  sang 
qui  couvre  vos  habits  pouiTait  lui  faire  du  mal,  et  vous  ne  le 
voudriez  pas. 

—  Non,  certainement.  Mais  quand  vous  lui  direz  que  nous 
vous  avons  sauvé  la  vie,  elle  sera  bi^n  aise  de  nous  voir.  Comptez 
sur  nous  :  nous  ne  l'effraierons  pas.  Donnez-nous  cette  satisfac- 
tion ;  elle  ne  vous  coûtera  pas  tant  que  l'argent  que  vous  nous  of- 
friez, et  elle  nous  fera  plus  de  plaisir. 

Mon  frère  fut  obligé  de  se  rendre.  Tls  l'accompagnèrent  chez 
mon  beau-père,  où  madame  B***  et  mes  enfans  demeuraient  de- 
puis le  10  août.  La  joie  de  ma  famille  fut  extrême,  en  revoyant 
mon  frère  :  ils  l'avaient  tous  cru  pei'du. 

Madame  B"*,  préparée  à  la  visite  qui  l'attendait,  y  consentit 
sans  répugnance.  Son  cœur  était  trop  pénétré  par  la  joie  et  lu 
gratitude,  pour  devenir  accessible  à  d'autres  senlimens.  Elle  ne 


BOCUMENS  COMPLEMENTAIRES. 

vit  dans  ces  hommes ,  couverts  de  sang ,  que  les  libérateurs  de 
mon  frère,  et  elle  les  reçut  comme  ses  bienfaiteurs.  Ils  furent 
singulièrement  touchés  de  cette  réception  et  de  la  joie  que  ma- 
dame B***  et  sa  famille  n'exprimaient  que  par  des  larmes. 

Michel  et  son  ami,  enchantés  de  ce  tableau  debonlieur,  qu'ils 
regardaient  comme  leur  ouvrage,  se  disaient  l'un  à  l'autre  :  C'est 
nous ,  c'est  nous ,  mon  cher  ami,  qui  avons  conservé  la  vie  de  ce 
brave  homme  ! 

Tous  les  deux  versèrent  des  larmes ,  et  sans  doute  que  cette 
émotion  fut  accompagnée  de  renrords.  La  douce  humanité  reprit 
un  moment  son  empire  sur  des  cœurs  naturellement  bons ,  mais 
corrompus  par  le  fanatisme  et  l'exemple  ;  et  ils  ne  purent  sans 
doute  réfléchir,  sans  horreur,  sur  les  scènes  sanglantes  aux- 
quelles ils  avaient  pris  part. 

Ils  eurent  la  discrétion  de  ne  pas  prolonger  leur  visite  au-delà 
d'un  quart  d'heure.  Ils  prirent  congé  de  mon  frère,  en  le  remer- 
ciant mille  fois  de  la  jouissance  qui  leur  avait  causée. 


MEMOIRES 


SUR 


LA  REVOLUTION; 

PAR  D.-J.  GARAT. 


Qaod  maximom  Tinculam  est  ad  bonam  mentem,  promisisti  virum  bonum. 
Sacramento  rogatus  es.  Deridebit;  si  quis  tibi  diierit,  aïolleni  esse  mililiam  et 
facilem  :  Dolo  te  decipi  ;  eadem  bonestissimi  hujus  et  illius  turpissimi  auctora- 
meati,  verba  sunt,  uri ,  vinciri,  ferroque  necari.  Ab  illis  qui  inanus  arenae  lo- 
caat  et  edunt  ac  bibunt  quae  per  sanguinem  reddant .  cavelur  ut  isla  vel  invili 
patiantur  ;  a  te,  ut  volens  libensque  patiaris.  Illis  licet  arma  submitlere,  miseri- 
cordiam  populi  tentare  :  tu  neque  submittes,  nec  vitam  rogabis  :  recto  tibi  inyic' 
toque  morieudum  est. 


MÉMOIRES    DE    GAPtAT.  2S9 


AVERTISSEMENT 

DE  GARAT  (1). 


Le  jour  même  où  Philippe  Dumont  me  dénonça  à  la  Conven- 
tion ,  je  me  présentai  au  comité  de  sûreté  générale  :  j'y  fus  en- 
tendu trois  jours  après.  J'avais  lieu  de  croire  que  quelques  mem- 
bres du  comité  avaient  à  mon  égard  des  préventions  favorables , 
que  d'autres  en  avaient  qui  m'étaient  contraires.  Quand  j'eus 
parlé ,  l'impression  de  l'évidence  sur  tous  fut  la  même.  Là  je  re- 
connus que  nous  commencions  à  vivre  sous  la  justice. 

On  m'invila  à  écrire  ce  que  j'avais  dit  ;  et  j'ai  écrit  l'ouvrage 
que  je  présente  à  la  Convention ,  à  la  nation  et  à  la  po^tériié. 

11  ma  été  impossible  de  me  séparer  des  événemens  :  je  ne  vou- 
lais écrire  qu'un  mémoire;  j'ai  écrit  presque  une  histoire. 

C'est  la  première  fois ,  peut-être ,  qu'on  a  écrit  l'histoire  d'une 

(1)  Nos  lecteurs  seront  sans  doute  assez  étonnés  de  trouver  dans  ce  volume  des 
pièces  autres  que  celles  qui  se  rapportent  aux  faits  déjà  écoulés,  et  de  rencontrer 
uuo  brochure  qui  se  rapporte  surtout  à  Tannée  \  793  ;  nous  leur  devons  donc  une 
cxpiicutiou. 

iSolre  intention  est  de  commencer  l'Iiistoire  de  la  Convention  avec  le  volume 
suivant;  et  nous  nous  trouvions  en  même  temps  obligés  de  donner,  sur  les  jour 
nées  de  septembre,  un  certain  nombre  do  pièces  qui  nous  paraissaient  indispen- 
sables. Mais  il  s'est  trouvé  que  des  pièces  qui,  dans  un  autre  caractère  d'impres- 
sion formaient  la  valeur  de  plusieurs  volumes,  n'ont  présenté,  dans  le  caractère 
employé  par  nous,  que  celle  de  quelques  feuilles.  Il  nous  a  fallu  clicrcher  le 
moyeu  de  combler  le  vide  qui  restait. 

Or,  il  y  ivait  une  brocbure  que,  do  toute  nécessité ,  nous  étions  obligés  de 
réimpritner  plus  tard,  brochure  rare  et  hors  de  prix  dans  le  commerce,  brochure 
qui  éclaircit  au  plus  buut  degré  l'histoire  de  la  lutte  entre  la  Gironde  et  la  Mon- 
tagne :  c'était  l'œuvre  de  Garât. 

Nous  avons  cru  pouvoir  l'insérer  d'avance  ;  et  nous  y  trouverons  même  cet 
avantage, que,  nos  lecteurs  connaissant  le  secret  des  deux  partis  dont  la  lutte 
s'est  terminée  au  31  mai,  notre  propre  narration  sera  abrégée  de  tous  les  éclair- 
uisseraens  qu'autrement  il  nous  eût  fallu  donner.  <  ^ole  des  auteurs.  ) 

t.  T.  XYHl.  ly 


290       DOCUME.NS  COMPLÉMENTAIRES  (1792-1793). 

puissance  absolue,  sous  le  icfjne  et  sous  les  yeux  de  celte  puis- 
sance même.  Je  l'ai  luit  sans  aucune  ciuinle;  j'ailends  que  l'on 
nriipprenne  si  c'éiait  sans  aucun  danger. 

0  i  liouveia  ici  Ijoaucoup  de  ifetails.  Voltaire  dit  que  les  con- 
temporains en  sont  a\i  Jes;  j'ajouterai  <jue  'a  poslecilé  mcuie  en  a 
besoin  pour  bien  compreudie  Us  résjdta  s. 

J'ai  toujours  ('lé  occipd,  durant  mon  ministère,  à  calmer 
les  |a  .viuns.  l.ors(|ue  après  lani  de  rav;ij;rs  elles  commercent  à 
tomber  d'épuisement,  je  n'ai  pas  pu  écrire  pour  en  i éveiller  Its 
fur»u  s. 

I'  sort  de  tout  cet  rcrt  un  résulîal  bien  honorable  pour  la 
Cunveniion,  et  bien  las^uranl  poui- h  r^ai  ou  :  c'cat  qu'au  mi- 
lieu de  laiil  de  pas  iuiis  et  de  i.mt  diiciions  atroces,  tous  les 
nioye;  s  di-  coi  rupiiitii  \crs<;s  ;mtour  de  iio;is  par  l'Eiirope,  n'ont 
p:is  pu  iaire  uu  seul  Uaiire  parmi  huit  cents  rcpréseniaus  du 
peup'e. 

!Nous  étonnerons  les  tièc'cs  par  les  horreurs  qui  se  sont  <;om- 
nrses  au  milieu  de  nous  ;  roiis  les  tionneions  encore  p.ir  nos 
vt nus.  iùii  »|ui  Si  ru  a  jan  a  s  incon»pi'Lli^»sibl«  pour  ceux  (p.i 
no:  t  pus  observe  l'cNpiii  huma  n,  c'est  le  cuuiruste  iuoi/i  de  nos 
prin(ij)eij  et  de  nos  lulics.  Av< c  niuiiis de  v(  rtiis  ei  une  miilU ure 
lojj'tpie  nousat:rions  o\iie  |)resque  tous  les  crimes  et  tous  Ifsdes- 
asln&;  c'islp  esipie  to.ijjursce  qai  était  absurde  qui  nous  a 
conduite  à  ce  <pii  eiaii  hon.b'e. 

Comme  j  acli;  vais  d'iinpriim  r  cet  ouvra;;e,  les  Mémoires  de 
madame  Uol.iid  ont  p;n u  :  je  n'ai  pas  voulu  li.s  lire;  j'ai  craint 
d'avoii"  des  reproches  à  a  h'esser  à  lu  mémoire  d'une  lenune  (|U', 
par  isa  mort,  a  donné  »e  besuin  d'Iutuon  r  ttjute  sa  vie.  Le  muinent 
arrivera,  sans  doute,  où  la  \eriié  descendra  sans  nuî'gcs  au  Uii- 
itcu  de  nous,  pour  juger  lis  vivant  et  les  moits.  Je  ne  me  per- 
meitrai  d';  jouter  ici  qu'un  teul  mol  :  deul  ou  trois  au  moii.s  i\es 
amis  de  madauie  Roland  ùaveut  (pie,  tandis  qu'elle  écrivait  côîiire 
hioi ,  j'agissais  pour  €l!e';  elle  l'a  su  dle-méme. 

On  annonce  déjà  plusieurs  réponses  à  cet  écrit;  avant  de  I  a- 
voir  là  i  on  est  décide  a  le  relater  :  plus  on  éciiftii  pUis  on  l^ia 


MÉMOIRES   DK   GARAT.  291 

parnîtrc  la  vcrifé  avec  tous  ses  détails  «  t  tout  son  fclat.  Cette  dis- 
position à  écrire  e^l  un  cnfjajjenieui  de  ne  pas  proscrire. 

Lcd  uns  ont  dit  que  riiii[)ression  de  celle  brccîiure  me  coût  it 
vin;;t  mille  livns;  d'au  res,  quM e  m'en  lapporiaii  \'wg\  mile. 
Elle  ne  me  coijte  cl  ne  me  lappoi  te  i  ieu  :  j'ai  don.né  mon  manu- 
sciil  à  J.  J.  Smis. 


\ 


MEMOIRES 

SUR  LA  REVOLUTION 

ou 

EXPOSÉ  DE   MA  CONDUITE 

DANS  LES  AFFAIRES 
ET  DANS  LES  FONCTIONS  PUBLIQUES  (1). 


Humilis  res  est  stuUitia,  abjecla,  sordida,  servilis,  mullis  affec- 
tibus  et  s.EVissiMts  subjecta.  Hos  tara  graves  dominos,  interdnm 
altePD's  iiiiperantes,  interdum  pariter,  dimitlit  a  te  sapienlia  ,  quœ 
sola  libertas  est.  Uoa  ad  hanc  fort  via ,  et  quidem  recta.  ÎS'on  aber- 
rabis  :  vade  certo  gradu.  Si  vis  tibi  omnia  subjicere ,  te  subjice  ra- 
lioni. 


Je  ne  connais  point  du  tout  le  représentant  du  peuple  Philippe 
Dumont,  qui  m'a  dénoncé  à  la  Convention  nationale  dans  la 
séance  du  19  ventôse  ;  sa  dénonciation  me  prouve  que  je  lui  suis 
beaucoup  moins  connu  encore.  J'ai  le  droit  de  lui  faire  plus  d'un 
reproche  ;  je  ne  lui  ferai  que  des  remercîmens  ;  et  ils  seront  sin- 
cères. Quand  des  accusations  atroces  et  absurdes  sont  faites  de 
toutes  parts  par  des  hommes  si  publiquement  avilis,  qu'on  ne 
peut  leur  répondre  sans  se  dégrader,  ou  doit  remercier  l'homme 
prévenu  qui,  en  prêtant  son  organe  aux  mêmes  accusations,  rend 
honorable  le  débat  ou  plutôt  l'examen  qui  souvre  enti  e  l'accusa- 
teur et  l'accusé. 

Dans  une  révolution  où  tant  de  révolutions  se  sont  succédé, 
il  serait  très-po5sible  d'être  innocent,  et  d'avoir  perdu  les  preuves 
de  son  innocence.  Les  preuves  de  mon  innocence  subsistent;  et 

(1)  Cette  broci)ure,  imprimée  en  i7d4 ,  n'a  eu,qu'nne  seule  édition. 

(  ?ioU  des  auteurs.  > 


294  DOCUMEWS   COMPLÉMENTAIRES  {  1792-1793). 

il  ^uL■Ai  ((ij<^  j'.ii  sauvées ei  conservées,  en  plaçmi  p'us  près  de 
ma  léle  la  ImcIic  (jiii  y  e^t  icsu-e  ^i  lon;;-teiiip»  su  p  rKliio. 

J*;.i  éic  connu  avant  la  révolution  comme  homme  de  Ipllr's; 
dumnila  révolution  comme  membre  de  l'assemblée  con-»liiuaiiiei 
Comme  minisire  de  la  jusiice  el  de  l'iniéiieur,  comme  comniii- 
saire  de  linslruciion  publi<|ue. 

Tous  îes  honmif  s  de  ititres  n'ont  pas  péri  :  j'appelle  sur  ma 
vie  1  iiéraiie  les  tén»oijna{;es  de  ceux  qui  vi\ent  encore.  Je  l'iii 
pas^ée  pie^que  tout  enlièie  à  la  campagne,  loin  des  (|uei elles  et 
dt^s  iuliijue$,  livré  tout  entier  à  des  travaux  qui  faisaient  mon 
boiihrur:  avec  quelques  titres,  peut-être,  à  ce  qu'on  appdait 
des  rt c /inpenses ,  je  n'ai  été  d'aucune  académie,  je  n';.i  jamais 
eu  aucune  pen^ion. 

Durant  rassemblée  consliîuqinle,  je  n'it'i  presque  jamais  paru  à 
13  tribune,  mais  fili  é<M'it  Ions  les  jours  dans  le  Journal  de  Paris. 
Ceitr  ttui  le,  pendant  que  je  récii\a"s,  a  eu  de  iiombreux  et  de 
violens  enujiiiia  :  celaient  tous  ceux  de  la  révoîui  on.  Jamais 
ceux  là  ne  m'aocordcroiit  d'amnistie  :  ils  peuvent  |  ardoimer  aux 
écrixûins  qui  ont  eu  une  mora'e  saine  et  des  principes  bornés  de 
liberté  :  ils  peuvent pa/ donner  aux  écrivains  qui,  en  proc.'duiant 
l'ég'jlité,  l'ont  proclamée  avt'C  les  excès  qi.i  la  ruinent;  mars  à 
l'écrixaii!  qui  a  eu  des  piincipes  d'égalité  Irès-élendus,  el  une 
morale  très-pure,  ils  ne  lui  pardonneront  jamais. 

Dans  l'assemblée  constituante,  je  n'ai  jamais  été  ni  président, 
ni. secrétaire,  ni  memhre  d'aucun  comité.  On  convenait  (\uii  je 
n'étais  pas  sans  vies  et  sans  ta'.ens;  on  doit  croire  que  j'àur.jis 
eu  quel(|ues-unes  de  ces  distinctions  tiint  recherchées,  si  ^e  n'a- 
jais  pjas  été  sans  anibi>ion  et  sans  intrigue. 

En  cessant  d'éi:e  membre  de  l'assemblée  nationale,  je  cessai 
d'écrire  leJoinnal  de  Paris.  Ou  me  laissa  le  choix  de  mon  succes- 
seur :  je  choisis  (>ondorcet.  J'étais  bien  siir  qu'il  éclipserait  mes 
lalens;  mais  j'étais  siir  aussi  qu'il  soutiendrait  et  propageiail  njes 
principes. 

Auîiioîs  d'dtril  1792,  j'allai  en  Angleterre  à  la  suite  de  lam- 
hassade  de  la  Fiance  ;  comme  ex-consliiuaul  »  je  ne  pouvais  pas 


MÉMOIRES   DK   GARIT.  295 

avoir  de  lllrs;  je  rendis  quelques  services,  et  ne  voulus  avoir 
aucun  intiieuient. 

C'était  (c  premier  moment  de  la  {^^uerrc  où  îa  France,  trali'c 
de  touus  paris,  paraiss:iit  vaii eue.  Avec  les  nouvelles  dis  dés- 
astres de  nos  aiiiiéis,  se  répandait  à  Londirs  une  proclaniaiion 
des{j()uverneuis  delà  Bil{;(|ue,  où  îei  principes  et  lese\e;.emf;is 
de  nuire  i<:vo!ulion  étaient  dclijurés  d'une  manière aiioce,  mais 
avec  aasez  d'adresse,  pour  iroinpcr  ceux  qui  ju(;ent  une  révolu- 
tion par  ce  qu'iTe  prodiiil,  et  non  par  ce  qu'elle  doit  un  jour 
produire.  Je  fi  >  une  réponse  ;  elle  fut  traduite  sur  mon  manuscrit, 
et  imprimée  d'abord  ea  anfjiais:  à  mon  reloiir  en  France,  au 
mois  de  juin  ,  je  la  fis  imprimer  à  Paris.  Elle  eut  un  succès  assez 
éclataiit  en  A'  {j'elerr  e  et  en  France  ;  et  je  rappelle  ici  ce  souv(  oir 
non  comnje  doux  à  mon  amour-propre ,  mais  comme  doux  à 
mon  patriotisme. 

Lors(iu'au  mois  de  septetnbre  suivant,  les  électeurs  de  la 
France  nommaient  ses  nouveaux  représenians,  I^uvet,  qui,  par 
la  Sentinelle,  avait  exercé  une  influence  heureuse  sur  l'opinion 
publique,  plaç»  mon  nom  parmi  les  noms  d'un  pett  nombre  de 
patriotes,  qu'il  indiquait  au  choix  des  é'ecteiirs  de  P.^ris.  Marat 
q'ii,  dans  le  même  temps,  cou\rait  les  murs  de  Paris  de  p'acards 
et  <le  s:m{ï,  en  réponse  ^.I.ouvet ,  me  s-jjnala  comme  un  roijajUle 
dégiiiaé  On  sait  avec  quelle  facilité ,  à  cette  époque ,  ceux  contre 
lesquels  Alirat  avait  écrit,  étaient  proscrits;  celui  qui  écrivit, 
et  celui  qui  proscrivait,  c'était  iMarat.  Je  ne  lis  point  de  lemercî- 
meni  à  Louvel,  dont  r<slime  me  toucha,  et  je  ne  fis  point  de  ré- 
ponse à  Marpt,  qui  pouvait  tuer,  mais  qui  ne  pouvait  pas  nuiie. 

J'étais  occupé  ,  depuis  deux  ou  tiois  ans,  d-'  quei'ques  vues  sur 
l'art  social ,  sur  le  sysicmc  représentatif,  sur  les  formes  à  donner 
à  un  {jouvernement  répuîli  aiii  cinz  un  {jiatid  peuple  :  j'attachais 
de  l'importance  à  c<'s  vues,  parce  (jiic  je  le*  dt  vais  à  des  uiéditu- 
lions  suivies  avec  consiance,  et  que  je  les  avais  soumises  à  des 
anal\ses  r'jj.tnreuses.  Je  le-,  croyais  neuv(sel  vrai  s,  eij'<iais 
sûr  (pi'd  (S  m'étaient  propres.  Après  le  10  août,  tout  ce  (jin' je 
fjesiiaisau  monde,  c'était  de  me  nieUre  dans  un  coin  peur  réa'^ 


!âW6  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1793  ). 

liser  ses  vues ,  pour  les  écrire ,  pour  les  soumettre  à  la  nation  et 
à  ses  représentans  :  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  à  un  homme 
entièrement  dénué  de  fortune,  c'est  de  se  retirer  dans  un  coin  ; 
il  faut  qu'il  g.^gne  jour  par  jour  de  quoi  vivre  ;  il  est  condamné  à 
la  scène,  au  théâtre.  Aucun  malheur  n'a  fait  descendre  plus  sou- 
vent dans  mon  ame  ce  sentiment  affreux  qui  étouffe  tout,  le  dés- 
espoir. Je  m'étais  ouvert  à  Condorcet,  qui  avait  des  relations 
avec  les  comités  de  gouvernement  et  avec  le  conseil  exécutif: 
Condorcet  s'occupait  à  me  faire  donner  une  mission  assez  facile 
à  remplir ,  pour  me  laisser  le  loisir  de  suivre  l'exécution  de  mon 
plan  de  travail.  En  attendant ,  j'acceptai  la  rédaction  de  l'article 
Convention  dans  la  Gazelle  nalionalc.  J'y  ai  rédigé  les  premiè- 
res séances  de  la  Convention  :  qu'on  y  jette  les  yeux  ;  on  verra 
que  j'écrivais  sur  les  choses  et  sur  les  hommes  avec  cette  indé- 
pendance, avec  ces  scrupules  de  la  vérité,  qui  vous  font  des  en- 
nemis ardens,  et  des  amis  ca:mes  et  froids. 

C'est  alors,  c'est-à-dire  le  9  octobre,  que  je  fus  nommé  ministre 
de  la  justice. 

Je  fus  désigné  pour  cette  (lace,  et  j'y  fus  porté  principalement 
par  Condorcet ,  par  Rubaud  de  Saint-Éiienne  et  par  Brissot. 

Ce  fut  un  véritable  nialheuc  pour  moi  de  renoncer  à  mes  espé- 
rances de  travaux  solitaires;  mais  j'ai  toujours  pensé  qu'un  vrai 
citoyen  n'a  pas  le  droit  de  pactiser  avec  la  république;  qu'il  doit 
la  servir  comme  elle  lèvent,  et  non  comme  il  veut;  que  le  refus 
d'une  fonction ,  dont  on  ne  se  sent  pas  intérieurement  incapable , 
est  une  lâche  désertion  de  son  poste  de  citoyen.  Je  me  dévouai 
donc  à  des  fonctions  qui  contrariaient  tous  mes  goûts,  qui  rom- 
paient toutes  mes  habitudes ,  tous  les  entretiens  de  mon  esprit 
avec  lui-même;  qui  me  jetaient  dans  des  tourbillons  de  passions 
dont  j'étais  bien  résolu  d'être  la  victime  plutôt  que  l'instrument  et 
le  complice;  qui  élevaient  mon  courage,  mais  en  me  frappant  de 
pressenlimens  sinistres.  Je  renonçai  à  tout  pour  n'être  qu'uri  mi- 
nistre ,  et ,  pendant  plus  de  dix  mois  que  je  suis  resté  dans  les  af- 
faires ,  je  n'ai  pas  lu  dix  pages  d'un  livre ,  je  n'ai  pas  écrit  dix  li- 
gnes ({ui  ne  fussent  pas  relativpsauxévénemens  et  à  mes  fonctions. 


MÉMOIRES    DE    GARAT.  297 

J'étais  trop  attentif  à  ce  qui  s'était  passé,  et  à  ce  qui  se  passait, 
pour  n'être  pas  sûr  qu'un  grand  combat  allait  s'engager  entre  les 
deux  côtés  de  la  Convention  nationale  ;  et  j'avais  trop  étudié  la  na- 
ture de  l'esprit  de  parti,  dans  l'histoire  des  républiques  anciennes 
et  modernes,  pour  ne  pas  savoir  que  des  partis,  qui  cherchent  mu- 
tuellement à  se  détruire ,  s'accusent  réciproquement  de  vouloir 
détruire  la  république  ;  que ,  lors  même  que  les  accusations  sont 
fausses ,  elles  se  font  pourtant  de  bonne  Ixji  ;  que  les  tons  nais- 
sent des  combats  des  opinions;  le  soupçon  du  crime  des  torts, 
et  le  crime ,  enfin  ,  lui-même ,  des  soupçons.  Accoutumé  par  le 
fjenre  de  mes  études  à  mettre  tout  en  doute ,  jusqu'à  ce  que  des 
faits  certains  me  montrent  l'évidence ,  et ,  nommé  ministre  de  la 
justice ,  je  jurai,  au  fond  de  mon  ame ,  de  tenir  immuablement  la 
balance  dans  mes  mains,  et  de  mourir  plutôt  que  de  permettre  à 
aucune  prévention  et  à  aucune  passion  de  la  faire  incliner  d'au- 
cun côté. 

Je  dois  pourtant  faire  ici  un  aveu  qui ,  d'après  les  événemens  et 
les  accusations  élevées  contre  moi,  surprendra  beaucoup  de  gens, 
mais  qui  ne  surprendra  beaucoup  que  ceux  qui  ne  me  connais- 
sent pas  du  tout. 

Si  j'avais  été  disposé  à  recevoir  des  préventions  pour  l'un  des 
deux  côtés  de  la  Convention ,  je  les  aurais  plutôt  reçues  pour  le 
cô/é  (/roif.  De  ce  côté,  j'avais  un  très-grand  nombre  de  connais- 
sances et  quelques  amis  ;  dans  le  côté  gauche,  je  n'avais  pas  un 
seul  ami  et  j'avais  très-peu  de  connaissances;  les  opinions  poli- 
tiques, le  caractère  et  le  langage  des  meml)res  du  côté  dro'it  avaient 
avec  mon  caiacferei  aVeciiiès opinions  et  avec  mon  courage,  in- 
finiment plus 'cie  ôësl* 'analogies  qui  forment  si  i);.turel!ementles 
liaisons.  Je  ne  voyais  pas  là  un  sc']I  houime  pour  (|ui  j'eusse  la 
plus  légère  répugnance,  et  à  qui  je  pusse  en  croire  pour  moi. 
Jen  remarquais  plusieurs  dans  le  côté  gauche  sur  qui  je  ne  pou- 
vais jeter  les  yeiix  sans  les  détourner  avec  une  sorte  d'horreur, 
et  (jui  ne  pouv;iient  les  fixer  sur  moi  (pi'avec  inquiétude. 

C'étaient  là  mes  AFrECTioxs  personnelles;  mais  des  ai  factions 
ne  devaient  pas  diriger  la  ronduiie  d'im  homme  public. 


DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1795  ). 

J'étais  persu:idé  que,  dans  !e  cd'é  gnuche,  le  nombre  drs 
hornuM'î»  hien  inieniionric>él;tii ,  sans  co.i)j)iir.jiion  ,  le  pins  noin- 
br.iix  ;  que  les  fin-eiiis,  même  les  piasd-nj^Tenscs  pour  la  lé- 
puMiijne,  croyaient  voler  pour  elle;  qu'il  y  avait  quelques 
lionimcs  alroces,  et  pas  un  iraîlre;  qu'il  fallait  méi:a{j<'r  les  p;i§- 
sionsau  lieu  de  les  iiiiier,  parce  que ,  en  les  mdf)a(jfiinl ,  on  pou- 
vait se  men;i{jeî'  aussi  le  letiips  de  lesenchaînei-  djis  ui  e  eons(ilu- 
lion  sa/je  ei  (lans  un  {jouvernenura  puissant,  au  lif  u  qu'en  Ie§ 
irriiarî  on  ini  tait  ieuis  excès,  on  éiend.di  leur  empire,  on  retar- 
dait ,  on  perdait  prut-ètre  à  jasnais  le  mcnent  d'instiiuer  un  {;ou- 
vei  nement  orjjanisé  avec  sa{;essa  ei  {;ran.!eur»  un  };<)UV(  rnenicnt 
qui  proli'{j;e!"iit  de  l.>uies  les  forces  de  I;)  répi.blique,  la  sùiele 
des  individus  et  la  librrié  de  la  nation  ,  contre  les  complots  des 
ambitieux  et  contre  h  a  fui  <  urs  de  la  niuliiiude.  L'esprit  de  paiij 
me  paraissail  bien  moins  danjjercux  d  «ns  les  représentaus  que 
dans  un  niini.sire,  parce  que  les  opinions  et  les  pussions  des  rc- 
presentars  trouvent  des  passions  et  des  opinions  opposées,  au 
lieu  (jue  la  force  qui  exécute  ne  trouve  pas  une  autre  force  qui 
l'arrête. 

C'est  dans  ces  dispositions  que  je  paraissais  toujours  au  milieu 
de  la  Convention  nationale,  lois(prel!e  m'accordait  la  parole  avec 
une  biciveillance  que  je  méritais  e^ja'emenl  des  deux  côtés,  puis- 
que mes  sentimens  les  lunoraient  éjjalenient  tous  les  deux  ;  pîj's- 
que,  au  milieu  de  tant  de  passions  qisi  menaçai*  ni  la  répubiiqi  e 
el  la  France,  j  étais  piofondemenl  convaincu  que  la  plus  ai  dente 
cl  la  plus  universfliede  toutes,  daijs  les  deux  côtés,  c'était  l'amour 
et  surtout  \  enijiuusiasme  qu'tmava  t  pour  la  république. 

La  preuîière  atteinte  que  leçut  c(  lie  bienveillance  {jénérale  à 
mon  éyard,  c?  in»  après  le  discours  que  je  prononçai  à  la  Con- 
vention, sur  une  question  dans  laquelle  j'étais  f<»rcé  de  rappeler 
les  journées  des  2  el  3  septembre.  Je  pariai  dans  le  tumulte  de 
bcaiiconp  Je  passions  que  je  réveillais,  el  on  comprit  m.d  ce  qu'on 
avait  h;.)!  emip  de  ma!  à  (niendre.  Le  diïcours  fut  iuqnin»épar 
ordre  de  la  Convention,  et  principalement  sur  !a  motion  d  Du- 
;'0S,  qui,  ^1  l'insiani  mêuie,  saisit  toute  la  question  que  je  traitais» 


fut  tordip  i\(*  m«s  sonlim'^ns  qu'il  par^fjoa ,  n  1rs  flf'frnrîit ,  par 
(les  (ilu{;&s  ('cl;  tans,  contr»-  la  iiK-pii-v  ii.cioy:ib!«'  (|iii  !ts  deliju- 
lait  el  qui  les  ropoiiSiait.  Apiè*  riiipro^>i<»n  du  discours,  roux 
qui  !e  liiicnt,  nièuie  :jvec  des  prcveutons,  reconnurenl  el  dés- 
axouèrcMil  leur  erreur;  mais  la  mauvaise  fi.i  el  la  haine  se  servi- 
rent de  celle  erreur  d'un  instant,  de  cvlie  iuipre^sion  fausse  rc- 
ruH  au  milieu  d  un  tuiuulle,  et  c'est  encore  sur  elle  quMles 
fendent  aujourd'hui  une  lîeleuDj  accusalioiis  les  plus>  afàcuses  et 
les  p'us  al»ui  des  contre  moi, 

Is  disent  donc  (et  j.*  suis  condamné  à  le  redire!),  ils  disent 
que  j'ai  fait  rapi-l<»f>ie  (!es  m  iss:ici<'S  des  2  ei  5  sepiendjre!  I  s  le 
disent ,  «t  i's  oublient  que  le  discours  fut  iinpiim;,  que  rédition 
tout  entière  n'a  pas  di<>paru  dans  des  flammes  allumées  par  les 
h  ines  qui  me  poursuivent!  Ils  le  disent,  et  ils  ne  sorj^cni  pas 
que  je  puis  remettre  ce  discouis  sous  les  yeux  de  la  France  en- 
tière, (pii  h';.ura  alors  que  pour  eux  seuls  l  lion  eur  (jue  mérite  en 
effet  tout  apo'.ogs  ç  des  journeçs  des  ^  et  5  sep  euibre!  Quelle 
paSi>ion  que  la  haine  !  elle  cuns^ni  à  acheter  que!<iues  insiaus  de 
jouissance  par  des  sièc'es  d  infamie. 

Français,  et  vous  leurs  léj'fihla leurs,  vous  représenlans de  h 
France,  S' >u}.}ez  que  la  justice  lendue  au^  citoyens  iirépiocha- 
Lles  cl  la  justice  faite  des  foriclionuaires  cuiipuble>,ç^ldan«>l  src- 
publi  |ues  la  plus  forte,  l'unique  {;araulie  du  ny,^^  d«  s  lois,  de  la 
murale  el  de  lous  les  Liens  de  l'existence  tocii»le.  J  a;'peile  «lonc 
vos  regards  les  plus  sévères  surmui  qui  ai  rempli,  par  vuustt  au 
milieu  de  vous,  des  fondions  inipoiianles.J  entends  réclamer  de 
toutes  parts  de  lindulgence  pour  lesfout'S  commises  durant  h  s 
jours  rev('lulionnaire»;  jec  tnnais  bien  la  néccviiéel  la  justice  de 
cette  espèce  d'iudulgcnce  ;  mais  je  veux  lacco.der  ei  je  ne  veux 
pas  la  recevoir,  enie.sdez  Les  maximes  dont  je  veux  biin  me  re- 
lâcher envers  hs  autres,  n^ais  dont  je  ne  veux  pas ,  el  dont  je  ne 
pounais  pas  me  r.  làch.r  envers  moi-iuème.  La  loi  le  plus  pio- 
lomlrmenl  yi  avee  au  fond  dç  mon  ame ,  tal  cel  e  (jui  me  crie  que 
les  dtvuir.i  les  plus  sacres  de  l'humiiie  sonlceuxqui  lelienienvers 
l'humauité;  on  est  homme  avant  d'être  républicain,  et  il  ne  faut 


300  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  {  1792-1793). 

vouloir  !a  république  que  parce  que  c'est  la  république  qui  pelit 
rendre  l'humanité  plus  sacrée  et  les  hommes  plus  faciles  à  la 
pitié  et  à  la  miséricorde.  Si  donc,  sous  quelque  prétexte  que  ce 
soit,  sous  le  prétexte  de  république  et  de  révolution,  il  m'est  ar- 
rivé de  parler ,  je  ne  dis  pas  avec  éloge ,  je  ne  dis  pas  avec  indiffé- 
rence, mais  sans  horreur  de  l'effusion  du  sang  humain,  faites 
tomber  sur  ma  tête  la  hache  de  vos  lois,  et  que  votre  indignation, 
que  je  redoute  davantage ,  me  poursuive  de  l'échafaud  sous  la 
tombe  et  dans  la  mémoire  des  siècles. 

Lorsque  je  parlai  des  journées  des  2  et  5  septembre  devant  les 
représentans  de  la  France ,  il  y  avait  déjà  plus  de  deux  mois  que 
ces  massacres  avaient  été  exécutés;  l'Assemblée  législative,  qui 
n'avait  pu  les  empêcher,  non  plus  que  le  massacre  de  Versailles, 
n'avait  rien  fait  pour  les  punir  ou  pour  en  préparer  la  punition  ; 
la  Convention  nationale,  qui  lui  avait  succédé,  gardait  le  même 
silence;  les  tribunaux  étaient  muets  et  immobiles;  la  nation  en- 
tière avait  frémi ,  et  elle  se  taisait.  On  n'en  parlait  que  trop  dans 
toute  l'Europe  ;  mais  la  voix  de  l'Europe  n'était  plus  entendue  en 
France;  Roland  seul,  au  milieu  de  l'Assemblée  législative,  et 
le  5  septembre,  avait  laissé  entrevoir  une  opinion,  mais  sans 
rien  proposer  ;  et  tant  d'horreurs  semblaient  ensevelies  dans  un 
silence  universel  qui  ne  pouvait  ni  les  couvrir  ni  les  effacer. 

Quand  une  assemblée  nationale,  revêtue  par  le  genre  de  sa 
mission  de  pouvoirs  sans  limites,  montrait  tant  de  circonspec- 
tion ,  ce  n'était  pas  à  un  ministre,  on  le  sent  trop,  d'en  avoir  ou 
d'en  montrer  moins.  La  question  que  j'eus  à  traiter  dans  mon 
discours,  et  que  je  traitai,  ne  fut  donc  point  et  ne  put  pas  être 
celle  de  savoir  si  on  poursuivrait  les  auteurs  des  massacres  des  2 
et  3  septembre  ;  quels  que  fussent  à  cet  égard  mon  sentiment 
comme  homme  et  mon  opinion  comme  ministre,  je  devais  les  ren- 
fermer dans  mon  ame  et  dans  ce  silence  gardé  par  tout  le  monde. 

Mais  des  circonstances  de  ces  journées  des  2  et  5  septembre 
sortit  une  autre  question  sur  laquelle  un  minidre  de  la  justice 
ne  pouvait  pas  {jarder  le  silence ,  et  sur  laquelle  la  Convention  na- 
tionale pouvait  seule  donner  une  décision. 


MÉMOIRES   DE    GARAT.  SOI 

Les  auleurs  des  massacres  avaient,  dans  toutes  les  prisons, 
élargi  les  prisonniers  qu'ils  n'avaient  pas  égorgés.  La  vertu  même, 
s'ils  la  soupçonnaient  d'être  née  dans  un  château  ou  de  s'être  ap- 
prochée d'un  autel ,  ne  trouvait  pas  grâce  à  leurs  yeux  ;  mais  des 
voleurs  et  des  assassins ,  si  on  ne  leur  imputait  pas  d'autres 
crimes,  leur  paraissaient  des  patriotes,  et  ils  les  rendaient  à  la 
patrie. 

Une  foule  de  ces  malheureux ,  après  avoir  souffert  pendant 
plusieurs  nuits  et  plusieurs  jours  toutes  les  horreurs  du  dernier 
supplice,  toutes  les  angoisses  de  la  mort,  étaient  sortis  des  pri- 
sons à  travers  les  flots  de  sang;  on  les  reconnaissait  dans  les 
rues  et  dans  les  places ,  et  le  commissaire  du  pouvoir  exécutif 
auprès  du  tribunal  criminel  du  département  de  Paris,  m'écrivit  à 
ce  sujet  dans  les  termes  suivans  : 

«  lie  tribunal  est  très -incertain  sur  le  parti  qu'il  doit  prendre 
relativement  aux  prisonniers  sortis  de  la  maison  de  justice,  par  la 
suite  des  évéaemens  des  2  et  3  septembre  dernier  ;  beaucoup  de- 
vaient être  jugés  dans  la  session  de  ce  mois.  On  en  rencontre  un 
grand  nombre  dans  les  rues  de  Paris  ;  doit-on  les  arrêter?  doit- 
on  instruire  contre  eux  la  contumace,  ou  faut-il  enfin  garder  le  si- 
lence? » 

Voilà  les  seules  questions  qui  me  furent  présentées ,  les  seules 
que  je  présentai  moi-même  à  la  Convention ,  les  seules  dont  je 
voulus  préparer  la  solution  ,  et  sur  lesquelles  je  fis  des  propo- 
sitions. 

Cependantonacru,ou,  sans  le  croire,  on  a  répandu  que  j'avais 
agité  la  question  de  poursuivre  et  de  mettre  en  jugement  les  auteurs 
des  massacres  des  2  et  5  septembre,  et  qu'après  avoir  foit  l'apo- 
logie de  ces  massacres,  après  les  avoir  couverts  de  mon  indul- 
gence et  de  mes  éloges,  j'avais  conclu  à  ce  qu'on  en  respectât  les 
iiuteurs,  ù  ce  qu'on  les  laissât  jouir  en  paix  de  leurs  forfaits. 

Ce  n'est  pas  sur  celle  question  que  j'étais  interrogé ,  ce  n'est 
pas  cette  (|uestion  que  j'ai  pu  traiter,  et  cependant  on  suppose 
que  c'est  cette  question  que  j'ai  résolue,  et  d'une  manière 
atroce  ! 


SÔè  DOCUMENS  COMPLÉMENTAIKES  (1792-1793). 

Remarquez  niêii»e  comme  le  con-m'ssaire  s'(  nonce  sur  les  2  Pt 
o  sepitiiibie;  il  les  appoile  les  événkmems.  Ace  nom  (jeneial 
d'é\dnt'mons,  qui  ne  specilie  el  ne  caiaclcrise  rien,  qu'on  peut 
donner  à  des  ovi-nemens  {jlor'eux  commeà  descvënemens  af- 
freux, il  n'ajoule  pas  une  seule  quali(icaii(>n,  pas  la  plus  légère 
indication  de  ce  qu'il  en  pense.  Celte  circonstance,  à  Dieu  ne 
pLise  <pie  je  la  relève  pour  en  faire  un  reproche  au  commissaire 
près  le  tribunal  ;  non,  je  remarque  cette  circonstance  parce  qu'elle 
hionlre  sans  équivoque  quel  était,  à  celte  époque,  l'étal  de  l'opi- 
htbn  publitiue  sur  ces  événemens  que  personne  n'osaii  qualifier; 
cl  parce  qu'on  en  appréciera  mieux  ce  que  j'en  ai  dit ,  moi,  en  rap- 
prochanl  ce  que  j'en  ai  dil  de  ce  que  les  aiUres  n'osaient  en  dii-e. 

Mais,  avant  tout,  voyons  si  dans  les  seules  questions  que  j'ai 
eu  à  traiter,  l'humanité  a  des  reproches  à  me  laire  sur  ce  que  j'ai 
dit  comme  ministre  de  la  justice. 

Blalheureusement  ces  questions  étaient  neuves;  comme  les 
événemens  qui  y  donnaient  lieu  étaient  inouïs  dans  les  annales  des 
peuples  et  iiëi  crimes,  rien  ne  me  guidait  dans  une  route  que 
j'étais  oblijé  dé  me  tiacer  à  travers  tant  d'intérêts,  d'opinions  el 
de  passions,  c'est- à-dire  de  précipices;  je  posai  quelques  principes; 
ils  n'étaient  pas  familiers,  ils  efiaiouchèrent. 

Voici  quels  furent  mes  résultats  : 

Comme  il  fallait  a{jiiêr  la  question  relative  aux  prisonniers 
élargis  dans  la  supposition  la  plus  defavorab  e  pour  eux  ,  dans  la 
supp  )sition  où  ils  étaient  coupables,  je  les  séparai  en  deux 
classes  ;  je  mis  dans  la  première  ceux  qui  n'avaient  pu  commeitre 
que  des  délits  légers,  et  dans  la  seconde,  ceux  qui  pouvaient 
être  coupables  de  crimes  graves,  comme  vol  avec  effraction, 
meurtre  et  assassinat. 

Je  ne  ni'anèlai  pas  beaucoup  à  examiner  ce  qu'on  devait  de 
sévérité  ou  de  gracé  aux  pren)iers  ;  ie  spectacle  horrilile  des  mas- 
sacres dont  ils  avaieitit  été  témoins,  et  qui  les  avaient  menacés 
eux-mêmes,  avait  été  une  peine  cent  fuis  p!us  terrible  que  celle 
qu'auiail  pu  leur  faire  subir  h  justice;  et  puisque  la  justice  et  la 
puisiauce  ualioiiale  n'avaient  pu  leur  sauver  des  suf  plioes  qu'il* 


à^MÔIRES  DÉ  GAHIT.  505 

n*âvaîpht  pÉ  érifîbui'ns,  celait  bien  le  moins  qu'elles  leur  rendis- 
seul  \es  peines  qu'ils  avaient  luéi  ilées. 

La  qiie.siion  relaiiveaieni  aux  prisonniers  de  la  seconde  classe 
me  préaei.lail  b  en  pliis  de  difficultés. 

Le  nom  seul  d'un  assas/in  m'a  toujours  pénétré  d'une  borreur 
si  invincible,  qu'anivé  à  celte  seconde  classe  où  des  assassins 
devaient  ètie  compris,  il  me  fut  impossible  de  parler  pour  eux  en 
mon  nom,  au  nom  d'un  ministre  de  la  justice.  Cesi  ce  sentiment, 
que  je  ne  fins  surmonter ,  qui  me  donna  l'idée  dé  faire  compa- 
raîire,  en  queUpie  soi  le,  les  deux  classes  au  milieu  des  législa- 
teurs de  la  iMMnce,  et  de  leur  faire  tenir  à  toutes  les  deux  un  lan- 
gà(je  conforme  à  ce  que  chacune  deibs  pouvait  se  croire  de  droits 
â  la  piiié  et  à  la  miséricorde  de  la  n  iiion.  Voici  comment  par- 
laient les  coupables  de  la  seconde  classe  : 

«  Notre  ciinje  est  le  plus  grand  de  tous  ceux  que  îles  hommes 
pui>se)it  commeilre  envers  de»  hommes,  ti  la  |)lus  grande  aussi 
de  loulès  les  [)eine:>  y  a  été  attachée  par  vos  lois,  la  Uioit.  Mais 
la  pe'ne  de  mort  en  quoi  consiste-telle?  Est-ce  dans  le  coup  qui 
donne  la  mort?  Non;  c'est  dans  l'appaieil  (jui  la  prépaie,  qui 
l'annonce,  <pji  la  montre,  qui  l'approche  de  l'èire  vivant.  Toute 
la  pein.  de  mort  est  dans  ses  horreurs,  et  tôulé^  Ses  Uorieurs  la 
précèdent  :  tontes  disparaissent  au  moment  où  le  coup  mortel  est 
fi'a[»pé.  Nons  l'avons  donc  suiâe  cette  peine;  car  les  uns ,  pendant 
plusieurs  heures ,  les  autres ,  (lendant  plusieurs  jours ,  nous  nous 
somiues  vus  menacés,  environnés  de  toutes  ses  horreurs:  pen- 
dant pluaieurs  j  jurs ,  nous  avons  soul'f  ri  toutes  les  (i-anses ,  tout 
le  supplice  de  L  mort,  Voudriez-vous  les  faire  recommencer  pour 
nous?  Cilojens  lejis!ateuis,  il  y  a  eu  des  législateurs  qui  oiit 
pen^é,  il  y  en  a  |)aruii  vojs  (jui  pensent  que  la  peine  de  mort  est 
trwp  Cl  ueLe  ,  qu'elle  fait  trop  frémir  et  trop  souffrir  l'humanité, 
pour  (|ue  la  .société  ait  le  druit  de  la  piononcer.  Eh  bien  !  lorsque 
le  di  uil  de  l'aire  subir  une  seule  fois  la  p>  i  iC  de  mort  est  au  moins 
duuuux  ,  crv>iriez-vous  avoir  le  droit  de  nous  la  faire  subir  deux 
foi»?  Sous  l'ancien  iegime  même;  sotis  be  régime  dont  chaque 
loi  était  une  injure  et  une  c;>'^'^"i'é  pour  la  plus  grande  partie  do 


504  DOCL'Mb.^S   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1793  ). 

l'espèce  humaine;  sous  ce  régime,  dont  les  Jois  pénales  étaient 
l'éioces,  s'il  arrivait  qu'un  coupable,  en  si.bissant  le  supplice, 
échappât  à  la  mort,  sa  vie  était  respectée  :  les  lois  et  la  justice 
ne  croyaient  plus  avoir  rien  à  demander  à  un  homme  qui  avait 
passé  sous  la  main  des  bourreaux  ;  quoiqu'il  vécût  encore ,  on  le 
regardait  comme  ayant  subi  la  peine  de  mort,  comme  recom- 
mençant une  nouvelle  vie,  comme  étant,  pour  ainsi  dire,  un 
autre  homme.  Citoyens,  vous  êtes  les  législateurs  d'une  grande 
république ,  et  dans  ce  moment  vous  êtes  nos  juges  suprêmes  : 
comment  pourriez-vous  prononcer  que  nous  devons  encore  être 
punis  suivant  la  rigueur  de  vos  lois,  lorsqu'on  ne  vols  parle 
PAS  MÊME  DE  CEUX  QUI,  en  noîîs  délivrant,  nous  ont  fait  souffrir 
les  supplices  auxquels  ils  nous  dérobaient,  de  ceux  qui  nous  ont 
fait  sortir  des  prisons  à  travers  les  flots  de  sang  qu'ils  ont  faif 
couler  sous  nos  yeux?  Non,  vous  ne  consternerez  pas  la  justice 
et  l'humanité  pur  un  contraste  si  désolam  pour  elles.  Vous  met- 
trez tout  en  oubli  ou  rien.  C'est  la  justice  même  qui  demande 
quelquefois  qu'on  jette  sur  ses  yeux  le  voile  qui  doit  l'empêchei* 
de  voir  :  les  peuples  de  la  terre  qui  ont  le  mieux  connu  la  vertu 
et  la  société ,  ont  donné  de  tels  exemples.  » 

Ainsi  je  faisais  plaider  leur  cause  à  des  hommes  qui ,  en  s'a- 
vouant  criminels,  fondaient  la  demande  de  leur  grâce  sur  les  dou- 
leurs et  les  supplices  par  lesquels  ils  avaient  déjà  expié  leurs  crimes. 
En  les  faisant  parler  eux-mêmes,  je  restais  juge  de  la  force 
des  raisons  que  je  leur  prêtais ,  et  parmi  ces  raisons  il  y  en  avait , 
je  le  confesse,  qui  me  paraissaient  invincibles. 

J'étais  profondément  persuadé,  comme  je  le  suis  encore,  que 
la  jusice  nationale  doit  une  protection  toute  puissante  aux  pri- 
sonniers les  plus  coupables,  jusqu'à  ce  qu'elle  les  frappe  elle- 
même;  et  que,  puisqu'elle  n'avait  pu  protéger  ceux-là,  elle  de- 
vait se  relâcher  de  son  droit  de  les  punir;  que ,  puisqu'elle  n'avait 
pu  empêcher  la  hache  des  scélérats  de  menacer  si  long-temps 
leur  tête,  elle  devait  en  détourner  la  hache  des  lois,  et,  en  faute 
elle-même,  en  quelque  sorte,  réparer  son  impuissance  par  sa 
miséricorde. 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  ÔO"i 

Loin  de  rougir  de  ces  sentimens ,  loin  de  craindre  qu'ils  ne 
répandent  sur  ma  vie,  sur  mon  ministère  et  sur  ma  mémoire 
quelque  honte ,  je  me  plais  à  les  reproduire  ici  comme  émanés 
de  ce  qu'il  y  a  de  plus  pur  dans  ma  raison  ,  et  de  meilleur,  de 
plus  sensible  dans  mon  ame.  O  vous,  hommes  justes,  mais  bons, 
vous  qui  honorez  l'espèce  humaine  par  votre  amour  pour  elle , 
vous  chez  qui  la  pitié  et  l'humanité  sont  des  affections  tendres  et 
pieuses,  diles  si  je  vous  ai  offensés  ou  blessés  par  ces  sentimens 
nés  chez  moi ,  de  ma  facilité  à  m'émouvoir  devant  le  tableau  de 
tout  ce  qui  souffre  et  gémit  sur  la  terre? 

Mais  tout  excès  est  un  mal  ;  et  dans  l'ordre  social ,  qui  fonde 
souvent  sa  bienfaisance  sur  ses  sévérités,  la  pitié,  si  touchante 
dans  un  homme  privé,  dans  un  homme  public  peut  avoir  des 
suites  cruelles. 

M'est-il  donc  arrivé  de  consulter  plus  mes  affections  que  mes 
fonctions,  et  de  vouloir  être  plus  humain  que  ne  doit  l'être  un 
ministre  de  la  justice  ? 

Hélas  !  ce  n'était  pas  moi  qui  devais  faire  le  décret  que  je  de- 
mandais, et  quand  j'aurais  élé  entraîné  trop  loin,  par  un  senti- 
ment d'humanité ,  devant  les  législateurs  d'une  grande  nation , 
une  pareille  faute  ne  serait  peut-être  pas  indigne  de  toute  indul- 
gence devant  cette  nation  et  devant  ses  législateurs. 

Mais  cette  faute  même  je  ne  l'ai  pas  commise. 

Après  avoir  senti  ce  que ,  dans  des  circonstances  si  extraordi- 
naires, la  justice  devait  à  la  pitié  et  à  la  nature,  j'ai  senli,  avec 
npn  moins  de  force,  ce  qu'elle  devait  à  la  sûreté  sociale.  Cette 
même  voix  qui  me  parlait  avec  tant  de  force  pour  des  malheu- 
reux qui  avaient  tant  souffert,  cette  voix  sacrée  de  l'humanité  me 
criait  que  les  hommes,  qui  ont  pu  tremper  uue  fois  leurs  mains 
dans  le  sang  de  leurs  semblabl(;s,  par  ce  seul  acte  ont  effacé  en 
eux  tous  les  traits,  ont  étouffé  tous  les  sentimens  de  la  nature, 
et  que  l'homme  a  été  tué,  en  quelque  sorte,  dans  l'assassin 
comme  dans  sa  victime.  Quand  il  serait  vrai ,  me  disais-je,  que  le 
remords  les  eût  assez  punis  pour  les  i-ondre  :\  h  venu ,  la  société 
T.  xviii.  20 


305  DOCDMENS    COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1793). 

voit  toujours  leur  crime  qui  ri;fFraie ,  et  elle  ne  voit  point  dans 
leui-  ame  ce  remords  qui  devrait  la  rassurer. 

Déterminé  par  cette  considération  de  lintérét  public ,  la  loi 
suprè.ne  des  sociétés,  par  cet  intérêt  qui  commande  tous  les 
sa  ;rifices,  parce  qu'il  produit  tous  les  biens ,  je  proposai  de  dis- 
penser celle  classe  de  pr  sonniers  élargis  de  la  peine  de  mort , 
mais  de  substituer  pour  eux,  à  cette  peine  ,  celle  de  la  dépor- 
tation. 

J'offris  en  même-temps  de  soumettre  aux  comités  de  la  Con- 
vention un  plan  nouveau  de  déportation. 

En  faisant  celte  uflVe ,  j'avais  deux  buts  ;  l'un ,  qu'il  fallait  mon- 
trer et  q:i3  j'énonçais,  c'était  de  faire  décréter  un  genre  de  dé- 
portation dans  lequel  une  nation  n'enverrait  pas  ses  criminels 
chez  les  naiions  voisines ,  et  ne  punirait  pas  des  crimes  par  des 
crimes. 

L'autre  but,  je  voulais  ie  tenir  secret  ;  mais  ,  caché  dans  ma 
C3oscionce,  il  y  poriait  une  espérance  douce  et  profonde. 

A  sa  naissance  môme,  je  voyais  la  république  française  déjà 
m:;nacée  de  cet  esprit  et  de  ces  combats  de  parti  qui  ont  désolé 
et  ensanjîanté  toutes  les  ré.iubliques;  et  je  pensais  que,  s'il  y 
avait  un  grand  systcne  de  déportation  bien  organisé  d'avance, à 
1  iisue  des  quei-elles  et  des  combats  de  partis,  les  vainqueurs  se 
contenteraient  de  déporter  les  vaincus;  que  la  mort  toujours  pré- 
sente pour  la  donner,  ou  pour  la  recevoir,  ne  ferait  pus  de  tous 
lei  combats  d'opinions  dei  combats  à  mort;  que  le  sang  versé  par 
to  Tens  sur  les  écliafauds  n'allumerait  pas,  de  génération  en  gé- 
nération ,  une  soif  de  sang  que  rien  ne  pourrait  éteindre  ;  qu'au 
milieu  des  orages  qui  agrandissent  lésâmes,  les  genres  de  périls 
et  de  peines ,  qui  les  rendent  atroces ,  seraient  écartés  ;  et  qu'en- 
fin l'inimanité,  respectée  jusque  dans  la  violence  des  haines  de 
partis,  deviendrait  le  sentiment  le  plus  habituel  et  le  plus  indes- 
tru  aible  de  toutes  les  araes  dans  la  république  française.  H  élas  ! 
voilà  les  pensées  qui  m'occupaient  ;  on  a  vu  ce  qui  est  arriv  é. 

Si  j'avais  été  législateur,  peut-être  j'aurais  posé  et  discuté 
d'autres  questions;  comme  ministre  de  la  juslico ,  je  devais  etje 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  307 

voulais  me  borner  à  celles-là  :  j'écartai  même  avec  attention  celles 
qui  se  présentaient  et  voulaient  entrer  de  toutes  paris  dans  mon 
discours. 

J'observerai  cependant  qu'une  seule  fois ,  dans  cette  discussion, 
et  dans  l'endroitoii  je  (élisais  parier  des  prisonniers,  qui  plaidaient 
leur  cause  et  non  la  cause  publique,  je  mis  dans  leur  bouche 
quelques  mots  qui  rappelaient  le  silence  général  gardé  sur  les 
auteurs  des  massacres  :  qu'on  relise  ces  mots;  je  les  ai  marqués 
en  caractères  italiques;  et  qu'on  dise  ce  qu'ils  font  soupçonner 
en  moi,  ou  de  l'horreur  des  massacres,  ou  de  leur  approba- 
tion. 

J'observerai  encore ,  qu'après  avoir  mis  les  mots  suivans  dans 
la  bouche  des  prisonniers  élargis,  vous  mettrez  tout  en  oubli 
ou  RIEN,  je  conclus,  prenant  la  paro'e  en  mon  nom,  à  ce  qu'on 
ne  mît  pasfouf  e»ou&/i,  puisque  je  conclus  contre  eax  à  la  déport 
tatïon;  et  je  fondais  cette  conclusion  sur  ce  que  des  ho  n  n^s,  qui 
avaient  pu  commettre  une  fois  de  si  grands  crimes,  ne  pouvaient 
jamais  laisser  une  sécurité  eniière  à  la  société. 

Puisqu'en  partant  de  l'alternative  proposée,  au  nom  des  pri- 
sonniers, je  ne  voulais  pas  pour  eux  d'amnistie ,  il  était  donc  na- 
turel de  penser  que  je  n'en  voulais  pas  non  plus  pour  les  hommes 
atroces  qui  ne  leur  avaient  renJu  la  liberté  qu'après  leur  avoir  fait 
soufirir  mille  morts  :  puisque  je  jugeais  qae,  pour  un  seul  meur- 
tre, expié  par  de  si  luiigs  supplices,  on  devait  subir  encore  la 
peine  de  la  déportation ,  on  devait  bien  croire  que,  pour  des  as  - 
sassins  qui  avaient  passé  plusieurs  nuits  et  plusie  jrs  joursà  égor- 
ger, et  qui  n'avaient  subi  aucune  peine  encore,  pas  même  celle 
de  la  crainte,  je  ne  devais  pas  désirer  plus  d'initi'gence  et  de 
clémence  :  puisque  enfin  je  prononçais  comme  !a  nature  tout 
entière  prononce,  qu'un  homme  qui  a  pu  verser  une  seule  fois 
le  sang  de  l'homme,  doit  être  à  jamais  pour  la  société,  où  il  a 
commis  ce  forfait,  un  objet  d'effroi  et  d'épouvante;  on  devait 
bieu  croire,  cela  était  facile,  que  des  monstres,  qui  s'étaient 
baignés  dans  des  flots  de  sang,  me  paraissaient  bien  plus  faits 
encore  pour  répandre  l'épouvante  et  l'horreur. 


508  ROCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (1792-1795). 

Toutes  ces  conséquences  étaient  trop  immédiates  pour  ne  pas 
se  présenter  d'elles-mêmes.  Il  m'était  défendu  de  parier,  et  ce- 
pendant, pour  qui  aurait  voulu,  je  me  faisais  assez  entendre. 

Mais  non  ;  on  ne  voulait  pas  entendre  ce  que  je  pensais,  et  ce 
qui  était  si  clair  ;  et  ce  que  je  ne  pensais  pas,  on  voulut  le  voir 
dans  des  conséquences  non-seulement  forcées  et  fausses ,  mais 
dëmcmies  par  ce  que  je  disais  formellement. 

Jusqu'ici  les  lecteurs  un  peu  attentifs  ont  pu  s'étonner  plus 
d'une  fois  ;  mais  c'est  ici  qu'on  va  entrer  dans  unétonnement  dont 
on  aura  peine  à  revenir. 

Ces  massacres,  commis  au  milieu  d'une  grande  ville,  d'un 
peuple  immense  et  d'une  foule  d'autorités  constituées,  je  les  avais 
faii  sortir  des  orages ,  des  désordres ,  du  bouleversement  insépa- 
rables d'une  grande  insurrection,  et  de  lu  on  a  conclu  que,  puis- 
que j'avais  beaucoup  loué  l'insurrection ,  j'avais  aussi  beaucoup 
loué  les  massacres. 

Qu'il  est  facile  de  combattre  de  si  grandes  absurdités  !  mais 
qu'il  est  cruel  d'avoir  à  se  justifier  de  tant  d'horreurs!  Quelle 
récompense  de  tout  le  bien  qu'on  a  voulu  faire,  et  du  peu  de  bien 
qu'on  a  fait  ! 

Mais  du  moins  ici  ma  défense  personnelle  va  être  liée  à  de  plus 
grands  objets  et  à  de  plus  grands  intérêts  ;  elle  va  être  liée  à  des 
éclaircissemens  devenus  nécessaires  sur  l'époque  à  la  fois  la  plus 
glorieuse  et  la  plus  ignominieuse  de  la  révolution  ;  elle  va  être 
liée  à  des  éclaircissemens  devenus  également  indispensables  sur 
l'exercice  du  droit  d'insurrection  ;  elle  va  être  liée  à  la  défense  et 
des  magistrats  de  Paris  et  des  législateurs  de  la  France  à  cette 
époque  ;  elle  va  être  liée  à  la  défense  de  la  nation  française  , 
compromise  elle-même  et  déjà  citée,  par  la  voix  de  l'humanité  , 
devant  le  tribunal  des  nations  et  des  siècles. 

On  nie  donc  que  les  massacres  des  2  et  5  septembre  aient  été 
une  suite  de  linsurrection  du  10 août  !  Et  on  ne  voit  pas ,  qu'en 
croyant  justifier  l'insurrection,  qui  n'a  pas  besoin  de  cette  justi- 
fication, on  couvre  d'un  opprobre  ineffaçable  devant  le  genre 
humain  ,  tout  ce  qui  existait  alors  de  Français  dans  Paris ,  la  na- 


1 


UCMOlftES   DE   GAIIAT.  Ô09 

tion  française  lout  entière ,  qui  n'a  pas  encore  fait  punir  des 
forfuitssi  inouis,  qui  n'a  pas  encore  demandé,  avec  ia  punition 
des  auteurs  des  massacres,  celle  des  magistrats  lâches  ei  des  lâ- 
ches législateurs,  qui  ne  coururent  pas  tous  aux  lieux  des  massa- 
cres pour  les  empêcher,  ou  pour  être  massacrés  les  premiers  ! 

Mais  j'écarte  les  considérations ,  les  présomptions  :  le  fait ,  que 
j'ai  affirmé,  est  prouvé  par  lui-même,  par  toutes  ses  circon- 
stances. 

A  quelle  époque  avaient  été  remplies  les  prisons ,  qui  avaient 
peine  à  contenir  les  victimes  qu'on  y  amoncelait?  après  le  10 
août  et  durant  les  premiers  jours  de  l'insurrection.  C'est  alors 
qu'on  vit  les  arrestations  se  faire  de  toutes  parts  :  dans  les  mai- 
sons, dans  les  rues,  dans  les  places,  dans  les  jardins,  partout 
on  arrêtait;  les  fiacres  et  les  gendarmes  ne  pouvaient  suffire  à 
transporter  et  à  jeter  les  arrêtés  dans  les  prisons.  Par  qui  étaient 
décernés  et  signés  ces  milliersde  mandats  d'arrêt?  Par  les  officiers 
municipaux  que  l'insurrection  avait  créés ,  qu'elle  avait  portés 
des  sections  à  la  Commune.  Sur  qui  tombaient  ces  mandats  d'ar- 
rêt principalement,  et  sur  qui  préleudait-on  les  faire  exclusive- 
ment tomber?  Sur  tous  ceux  qu'on  accusait,  justement  ou  injus- 
tement, d'avoir  été  les  partisans  du  Château,  d'être  les  enneaiis 
du  gouvernement  républicain ,  qu'on  voulait  élever  sur  les  débris 
fumans  du  trône  ?  Qu'étaient  ceux  que  les  couteaux  ou  les  haches 
cherchaient  et  choisissaienlavecleplus  de  fureur  dans  les  prisons? 
Des  prêtres,  des  nobles;  les  mêmes  qui  avaient  été  arrêtés  le 
jour  de  l'insurrection  et  les  jours  qui  le  suivirent.  Enfin,  qui  a 
été  ou  accusé  ou  soupçonne  d'avoir  conçu  le  dessein  de  ces  exé- 
crables journées,  d'avoir  éguisé  les  couteaux,  d'avoir  armé  les 
assassins,  d'avoir  donné  le  signal,  d'avoir  protégé  et  récompensé 
l'exécution  ?  Quelques-uns  de  ces  mêmes  officiers  municipaux 
qui  avaient  concouru  à  faire  l'insurrection ,  et  à  qui  l'insurrection 
avait  donné  l'écharpe  et  le  glaive.  Marat  surtout  :  cela  est  prouvé 
de  lui,  et  son  nom  seul  serait  une  preuve.  C'est  lui,  c'est  cette 
créature  monstrueuse  (|ui,  né  médiocre,  et  voulant  être  le  pre- 
mier en  quelque  chose ,  s'est  mis  a  la  tête  de  tous  les  crimes  ;  c'est 


510  DOCDMENS  COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1793  ). 

lui  qui ,  le  premier  et  long-temps  seul,  a  proclamé  les  meurtres 
et  les  assassinais  comme  c!es  ins:run;ers  nccessaires  des  révolu- 
lions  ;  c'est  lui  qui  a  été  pour  la  Fi  aEce  libre  le  génie  du  mal  ;  et 
un  instant  on  l'a  adoré!  O  désespoir!  ô  ténèbres  profondes  de 
rinlclligence  humaine  !  0  que  de  forfaits  peuvent  être  conçus  , 
consacrés  et  imités  dans  ces  ténèbres! 

Le  fait  que  j'ai  énoncé  est  donc  certain  ;  il  est  évident  ;  tout  le 
démontre;  et  seul  il  peut  faire  comprendre  à  la  génération  qui 
en  a  été  témoin ,  aux  générations  qui  leiitendronl  raconter ,  com- 
ment a  pu  être  faite  cette  grande  plaie  à  l'humanité,  au  milieu 
d'un  peuple  oii  toute  lumière  et  toute  pitié  n'étaient  pas  éteintes, 
où  la  terreur  n'avait  pas  encore  prosterné  toutes  les  âmes  ,  où 
des  magistrats  intègres  commandaient  à  la  force  armée,  cù  des 
législateurs  éclairés  parlaient  du  haut  d'une  tribune  élevée  aux 
lois  et  à  la  liberté  ! 

Pétion  ('lait  maire.  Manuel  était  procureur  de  la  Commune. 
Tous  'es  dtux  je  les  ai  connus;  31anuel  était  loin  d'être  un  bar- 
bare; Pétion  portait  un  cœur  humain.  A  côté  d'eux  siégeaient  à 
la  Commune  beaucoup  d'hommes  qui ,  comme  eux ,  avaient  hor- 
reur du  sang,  qui,  comme  eux,  pensaient  qu'il  fallait  vaincre  le 
despoiisme  et  l'aristocratie,  mais  qu'il  était  horrible  d'égorger 
les  despotes  même  et  les  aristocrates  dans  les  prisons.  Dans  ces 
jours ,  dont  la  liberté  doit  porter  éternellemeni  le  deuil ,  il  exis- 
tait un  conseil  exécutif,  qui  s'assemblait,  ou  qui  devait  s'assem- 
bler. L'insurrection ,  qui  avait  foudroyé  le  trône ,  n'avait  pas 
foudroyé  l'assemblée  législative  ;  elle  tenait  ses  séances.  On  ve- 
nait, au  milieu  de  ses  séances,  lui  dire  :  On  a  égorgé  dans  les 
prisons;  on  venait  lui  dire  :  On  égorge  dans  les  prisons;  on  venait 
lui  dire  :  On  va  égorger  encore  dans  les  p-isons.  Comment  donc 
l'assemblée  législative,  le  conseil  exécutif,  le  maire  et  le  procu- 
reur de  la  Commune  ;  comment  tout  ce  qui  avait  une  autorité  et 
un  sentiment  d'humanité ,  n'a-t-ii  pas  arrêté  ce  sang  qui  a  coulé 
pendant  plusieurs  jours  ,  et  presque  sous  les  yeux  de  tout  le 
mun.ie?  Ils  l'ont  vuuiu  tous;  ils  iunl  tenié.  Ils  no  l'ont  donc  pas 
pu?  *Uuis  comment,  par  quoi,  par  qui  éuient  réduiis  ù  cette 


llÉMOIRtS   DE   GARAT,  511 

désastreuse  impuissance  tant  de  repi  éscntans  de  la  puissance  na- 
tionale ,  tant  d'organes  des  lois,  tant  de  dépositaires  de  la  force 
publique,  tout  ce  qu'il  y  avait  d'autorités  ccnstiiuées?  Eh!  com- 
ment l'expliquer  autrement,  que  par  l'insurrcclion  qui,  en 
frappant  une  autorité  perfide  et  coupable,  s'était  mise  au-dessus 
des  autorités  le  plus  pures  et  les  plus  fidèles,  et  prolongeait  des 
pouvoirs  qu'elle  n'aurait  dû  exercer  que  dans  un  seul  instant  et 
dans  un  seul  acte?  Comment  l'expliquer  autrement,  qu'en  se 
rappelant  que  parmi  les  ordonnateurs  et  les  chefs  de  l'insun  ec- 
tion  étaient  de  ces  hommes  qui  peuvent  tout,  parce  qu'ils  osent 
tout,  et  qui ,  en  affranchissant  la  naiion  ,  croyaient  avoir  acquis 
le  droit  d'affranchir  leurs  passions  les  plus  féroces?  Comment 
expliquer  le  massacre  de  Versailles,  exécuté  quelques  jours  après 
ceux  de  Paris  avec  les  mêmes  caracières  et  la  même  dup'icaé, 
qu'en  avouant  que  les  législateurs,  les  ministres  elles  magisttals 
de  la  naiion  n'ava:ent  pu  reprendre  encore  les  rênes  des  desti- 
nées de  la  France,  et  que  l'insurrection  seule  commandait  encore 
aux  événemens?  Comment  expliquer  enfin  ce  silence  universel 
gardé  si  long-temps  sur  ces  journées  au  milieu  d'une  horreur 
universelle;  ces  blâmes  timides  et  ménagés  dans  la  bouche  d'îs 
hommes  les  plus  purs  et  le  plus  humains ,  et  ces  approbations 
éclaiantes  données  par  des  hommes  qui  n'étaient  pas  des  sciiîé- 
rats,  mais  qui  étaient  dans  le  délire,  et  qui  avaient  créé  des  mots 
nouveaux  pour  célébrer  des  forfaits  inouïs  ? 

Mais  nos  déclarations  des  droits,  dit-on,  mais  nos  lois ,  lYiais 
nos  livres ,  depuis  1789,  disent  que  l'insurrection  est  une  chose 
sainte:  il  est  vrai;  que  s'ensuit-il?  Que  tout  ce  que  j'ai  atlribué 
à  l'insurrection,  j'ai  voulu  le  faire  regarder  comme  aussi  légi- 
time, comme  aussi  sacré  qu'elle-même?  Une  pareille  consé- 
quence est  si  affreuse  que,  pour  qu'on  pût  me  l'attribuer  sans 
crime ,  il  faudrait  que  je  l'eusse  tirée  formellement  :  il  s'en  faut 
beaucoup  qu'elle  se  déduise  d'elle-même  du  mot  insurreclion  ,  et 
de  l'idée  qu'on  doit  ailachcr  à  ce  mot.  Si  on  aKache  à  ce  mot  des 
idées  (iiiej-i  n'yait  iclie  pas,  iiqu'«n  ne  doit  pas  y  aliaclier,  que 
puis-je,  moi,  que  gcuiir  profondcmini,aYcc  les  cœurs  siii-plcsct 


512 


DOCCMËNS   COMPLÉMENTAIRES  {  1792-1795  ). 


les  esprits  droits ,  de  l'abus  horrible  et  perpétuel  qu'on  a  fait  de 
tous  les  mots ,  pour  prêter  et  pour  commettre  des  crimes  ? 

Frapper  l'usurpateur  des  droits  d'un  peuple  et  son  oppresseur, 
c'est  une  action  sainte ,  et  I'insurrection  est  sainte  aussi ,  quand 
elle  ne  fait  que  cela. 

Mais  ce  n'est  pas  à  ce  seul  acte  qu'on  donne  le  nom  d'iNSCR- 

RECTION. 

On  appelle  insurrection  le  mouvement  par  lequel  tout  un 
peuple ,  ou  une  partie  d'un  peuple  pour  le  tout,  s'élève  contre 
des  pouvoirs  établis  qui  ont  violé  leurs  engagemens  et  franchi 
leur  limites.  Ou  on  veut  obtenir  des  réparations  et  de  meilleures 
garanties,  ou  on  veut  les  détruire  et  les  changer.  Dans  tous  les 
cas,  tout  ce  qu'on  fait  pour  obtenir  quelqu'une  de  ces  fins,  et 
tout  le  temps  qui  s'écoule  entre  le  moment  où  les  pouvoirs  an- 
ciens commencent  à  être  récusés,  et  le  moment  où  les  insurgés 
se  retirent  jurant  et  rendant  obéissance  à  des  pouvoirs  nouveaux, 
tout  cela  appartient  à  I'insurrection. 

On  voit  que,  par  sa  nature,  Yimurrection  est  une  crise  vio- 
lente ,  et  que  cependant  sa  durée  peut  être  plus  ou  moins  longue. 
Quand  elle  est  légitime,  elle  punit  des  usurpations  ou  des  vio- 
lations ;  mais  elle  a  pris  elle-même ,  par  la  violence ,  l'exercice 
d'une  puissance  qui  n'a  ni  règles  ni  limites.  En  recouvrant  tous 
les  droits,  elle  fait  taire  toutes  les  lois  ;  en  punissant  des  autorités 
coupables,  elle  met  toutes  les  passions  hors  du  joug  des  autori- 
tés; et  à  moins  qu'une  nation  n'ait  une  extrême  simplicité  de 
mœurs,  et  des  habitudes  profondes  d'une  vie  très-réguhère ,  les 
époques  des  insurrections,  destinées  à  châtier  de  grands  crimes , 
sont  aussi  les  époques  où  les  grands  crimes  se  commettent. 

La  FIN  d'une  insurrection  légitime  est  sainte;  mais  il  est  rare 
que  ses  moyens  soient  très-PURS,  et  quand  elle  se  prolonge  trop , 
c'est  presque  toujours  par  des  forfaits. 

Brutus ,  après  avoir  frappé  César  d'un  coup  mortel ,  jeta  son 
poignard:  les  autres  conjurés  gardaient  le  leur,  et  voulaient 
tuer  encore.  Brutus  fut  regardé  comme  une  homme  faible  :  de- 
puis son  nom  a  été  Iç  seul  que  tous  les  siècles  ont  cité  avec  amour 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  515 

et  respect  ;  et  s'il  ne  rendit  pas  la  liberté  à  sa  patrie,  trop  indigne 
alors  de  la  recouvrer ,  il  est  devenu  comme  le  génie  créateur  et 
conservateur  de  la  liberté  de  tous  les  peuples ,  que  le  joug  de 
tous  les  vices  n'a  pas  préparés  à  celui  des  tyrans. 

Ainsi  j'ai  toujours  pensé  sur  les  insurrections  :  ce  ne  sont  pas 
là  trop  les  idées  d'un  homme  qui  croit  que  tout  ce  qu'on  peut 
faire  dans  une  insurrection  est  légitime  :  la  haine  et  la  calomnie 
seules,  je  le  répète,  peuvent  attribuer  une  semblable  doctrine  à 
un  homme ,  hors  du  seul  cas  où  il  l'aurait  professée  expressé- 
ment :  et  quelle  idée  donc  devrait-on  prendre  des  haines  qui  me 
poursuivent ,  si,  dans  ce  même  discours ,  où  on  prétend  trouver 
cette  doctrine ,  j'ai  expressément  professé  une  doctrine  absolu- 
ment opposée?  Je  n'ai  qu'à  citer  :  c'est  ce  discours  même  qui  est 
ma  meilleure  apologie.  Voyez  d'abord  dans  quels  termes  je  lie 
les  massacres  des  2  et  5  septembre  à  la  prolongation  des  mouve- 
mens  insurrectionnels  du  10  août. 

<  Si  CES  AFFREUX  ÉvÉNEMExs  u'out  pas  été  Ic  produit  de  l'in- 
surrection, comment  donc  n'ont-ils  pas  été  prévenus  ;  comment 
n'ont-ils  pas  été  arrêtés;  comment  ne  sont-ils  pas  DEJA  punis; 
comment  tant  de  sang  a-t-il  coulé  sous  d'autres  glaives  que  ceux 
de  la  justice,  sans  que  les  législateurs,  sans  que  les  magistrats  du 
peuple,  sans  que  tout  le"  peuple  lui-même  ait  porté  toutes  les 
forces  publiques  aux  lieux  de  ces  sanglantes  scènes?  » 

Voyez  comment  je  m'exprime  à  ce  même  sujet  dans  un  aver- 
tissement imprimé  en  même-temps  que  le  discours  : 

«  En  rejetant  sur  l'insurrection  les  massacres  de  2  et  3  sep- 
tembre ,  j'ai  été  loin  de  vouloir  atténuer  de  si  grands  forfaits  ; 
mais  ce  qui  est  bon ,  et  ce  qui  est  horrible,  peuvent  arriver 
dans  le  même  temps,  par  les  mêmes  causes;  et  les  massacres 
ont  été  exécutés,  parce  que  les  mouvemens  de  l'insurrection  du- 
raient encore.  Eh  !  que  faudrait-t-il  penser  d'une  nation  au  milieu 
de  laquelle  de  telles  cuoses  se  seraient  passées  durant  le  règne 
des  lois?  Qu'on  y  réfléchisse  bien,  et  qu'on  réponde  à  cette 
question.  > 
Ailleuis,  dans  le  corps  même  du  discours,  et  comme  si  j'avais 


314  DOCDMENS  COMPLÉMENTAIRES  (1792-1795). 

prévu  que  je  devais  être  attaqué  bientôt  par  la  calomnie  en  dé- 
lire, que  bientôt  elle  m'accuserait  d'avoir  dit,  qu'il  ne  peut  être 
commis  aucun  attentat  dans  une  insurrection ,  ou  que  tous  les 
attentats  commis  dans  une  insurrection  doivent  être  couverts  et 
consacrés  par  elle  ;  voici  ce  que  je  disais  réellement  à  ce  sujet,  et 
que  peut-être  on  aura  peine  à  croire  en  le  lisant ,  en  le  con- 
frontant avec  les  maximes  barbares ,  que  des  barbares  ont  prê- 
tées à  un  homme  qui  a  passé  sa  vie  à  cultiver  les  affections  les 
plus  douces  et  la  philosophie  la  plus  pure. 
Je  vais  copier;  qu'on  daigne  lire  : 

«  Mais,  dans  les  insurrections  même,  il  peut  avoir  été  commis 
de  TELS  ATTENTATS,  et  CCS  attentats  peuvent  laisser  après  eux  de 
TELS  DANGEUs  pour  l'ordrc  social  rétabli,  qu'il  est  impossible  à 
une  nation  de  fermer  les  yeux  sur  les  uns,  et  de  ne  pas  s'occu- 
per à  prévenir  les  autres.  Il  est  des  lois  tellement  inséparables  de 
la  nature  des  hommes,  qu'elles  les  suivent  et  les  obli{jeni  par- 
tout, dans  les  cités  et  dans  les  forêts ,  durant  la  paix  et  durant  la 
GUERRE,  durant  les  lois  et  durant  les  lnsurrectioxs.  » 

Est-ce  positif?  Est-ce  clairet  net?  Gomment  concevoir  actuel- 
lement les  accusations? 

On  n'est  pas  au  terme  encore  de  cette  longue  suite  d'étonné- 
mens  :  d'ordinaire  on  est  étonné  une  première  fois ,  et  la  seconde 
ou  la  troisièrne  on  ne  l'est  plus.  L'étonnement  est  une  impression 
passagère;  mais  ici  le  contraste  entre  ce  qu'on  m'a  fait  dire,  et 
ce  que  j'ai  dit,  est  tellement  continuel,  il  va  toujours  tellement 
croissant ,  qu'à  peine  l'étonnement  tombe  qu'il  renaît  à  l'instant 
avec  une  nouvelle  force.  On  va  voir  si  j'en  dis  trop. 

Je  m'étais  imposé  la  loi  que  tout  m'imposait,  de  ne  pas  traiter, 
de  ne  pas  toucher  même  la  question  de  poursuivre  et  de  mettre 
en  jugement  les  auteurs  des  massacres  ;  mais  j'étais  obligé  de  rap- 
peler ces  journées  de  sang  que  j'aurais  voulu  de  tout  le  mien  ef- 
facer des  événemens  d'une  révolution  sur  laquelle  j'ai  toujours 
fondé  les  plus  belles  espérances  du  genre  humain  :  mais  il  aurait 
fallu  iivoii-  ou  un'  aine  bien  insensible,  pour  ne  recevoir  aucme 
éiijuUL»n  tn  révtillaut  le  souvenir  de  ces  journées ,  ou  une  amc 


MEMOIRES  DE    GARAT.  515 

bien  forte  pour  contenir  les  émotions  qu'on  aurait  reçues  ;  et  ni 
une  pareille  insensibilité ,  ni  une  pareille  force  n'appartiennent  à 
mon  ame. 

Je  n'ai  pas  seulement  rappelé  ces  journées  dans  mon  discours; 
Je  les  ai  décrites.  D'autres  avaient  jeté  sur  elles  un  voile;  ce  voile, 
inoi ,  je  l'ai  levé. 

Quand  on  raconte  un  événement,  c'est  un  art  bien  commun 
dans  ceux  même  qui  n'ont  aucun  talent ,  et  c'est  un  instinct  bien 
naturel  dans  ceux  même  qui  n'ont  aucun  art,  de  choisir  les  cir- 
constances les  plus  propres  à  l'effet  qu'on  veut  produire,  d'écar- 
ter ou  d'atténuer  celles  qui  le  contrarient,  de  rapprocher  et  de 
faire  prédominer  celles  qui  le  favorisent.  Vous,  chez  qui  Ihuma- 
nilé  est  le  premier  sentiment,  comme  elle  doit  être  la  première 
vertu  pour  tous  les  hommes,  lisez  et  prononcez  si ,  en  vous  pei- 
gnant ces  massacres ,  mon  ame  n'a  pas  été  d'accord  avec  vos 
âmes;  si  je  vous  ai  pénétré  d'horreur  pour  ces  massacres,  ou 
pour  moi  qui  vous  les  peignois. 

«  Il  serait  affreux  de  s'en  ressouvenir,  vous  ne  le  permet- 
triez pas,  citoyens  législateurs,  et  je  ne  le  pourrais  pas  non  plus, 
si  cela  n'était  nécessaire  pour  déterminer  un  grand  acte  de  la  jus- 
tice nationale.  Tout  à  coup,  et  lorsque  les  tocsins  et  le  canon 
d'alarme  éveillaient  paitout  le  courage,  en  annonçant  que  le 
danger  était  partout ,  on  court  aux  prisons.  Les  portes  n'en  sont 
pas  brisées  ;  elles  s'ouvrent  :  des  hommes ,  qui  cachent  leurs 
noms,  et  qui,  en  violant  toutes  les  lois,  en  prennent  quelques 
formes,  se  font  présenter  tous  les  écrous  et  tous  les  prisonniers. 
En  DEUX  ou  trois  interrogatoires,  en  deux  ou  trois  réponses, 
toute  cette  espèce  de  procédure  est  accomplie  ;  l'arrêt  de  vie  ou 
de  mort  est  prononcé.  Les  exécuteurs  sont  là  à  côté  des  juges  ; 
des  mains  des  uns  les  condamnés  passent  sous  la  hache  des  autres. 
Là,  les  juges  et  les  bourreaux,  le  tribunal  et  l'échai'aud,  la  vie 
et  la  mort,  tout  est  tellement  rapproché  que  tout  paraît  se  con- 
fondre. Tandis  qu'un  prisonnier  est  jugé,  vin}}!  autres  sont  exé- 
cuter; les  cris,  les  nURLEllENS  DE  CtUX  Qu'ON  ÉGORGE,  ÉTOUF- 
FENT LA  Yoix  DE  CELUI  QUI  SE  JUSTIFIE  ;  Cl  ccux  qui  sunt  cpur- 


516  DOCL'MENS  <^OMPLÉlIfcNTAlRËS  (  1792-1795  ). 

gnës ,  se  sauvent  à  travers  les  cadavres  entassés  de  ceux  qui  ont 
été  frappés  sous  leurs  yeux,  i 

0  que  mes  ennemis  et  mes  détracteurs ,  ô  que  ceux  qui  ont 
juré  ma  mort,  et  ceux,  plus  atroces  encore,  qui  ont  juré  ma 
honte,  seraient  réjouis,  si  une  main  aussi  puissante  pour  ma 
perte  que  leur  volonté  est  active ,  pouvait  tout  à  coup  anéantir 
tous  les  exemplaires  de  mon  discours,  ou  effacer  de  tous  les 
exemplaires  ces  lignes,  qui ,  par  le  tableau  seul  des  journées  des 
2  et  5  septembre,  ont  dénoncé  et  dévoué  ces  journées  à  l'exé- 
cration de  toutes  les  générations  du  genre  humain  !  Mais  à  l'in- 
stant même  où  il  fut  prononcé,  ce  discours,  par  ordre  des  législa- 
teurs de  la  France ,  a  été  imprimé  dans  les  presses  nationales  ;  il 
doit  être  déposé  aux  archives  de  la  république  ;  là  ne  se  glisse- 
ront point  les  furtives  mains  des  calomniateurs  pour  l'altérer , 
pour  y  mettre  ce  qui  n'y  est  pas ,  pour  en  ôter  ce  que  j'y  ai  mis. 
Dans  ce  dépôt  sacré ,  et  que  toutes  les  forces  publiques  protègent, 
il  demeurera  aussi  intact,  aussi  pur  que  les  sentimens  qui  l'ont 
dicté  :  et  de  là  il  protestera  éternellement  contre  les  affreuses 
passions  qui  l'ont  défiguré  et  calomnié  ;  il  dira  que  le  ministre  de 
la  justice ,  accusé  d'avoir  fait  l'apologie  des  massacres  des  2  et 
5  septembre  devant  les  législateurs  de  la  république  naissante , 
est  le  premier  qui  ait  parlé  de  ces  massacres  avec  toute  l'horreur 
qu'ils  méritaient,  en  face  de  la  France  et  de  l'Europe,  en  face 
peut-être  de  quelques-uns  même  de  ceux  qui  en  étaient  les 
auteurs. 

De  toutes  les  passions  du  cœur  humain ,  la  haine  est  celle  qui 
s'éteint,  qui  se  calme  même  le  plus  difficilement  dans  l'ame  où  elle 
est  entrée  une  foisavec  toutes  ses  fureurs  ;  ellenepeut  plus  revenir 
à  l'équité ,  parce  qu'elle  a  perdu  tous  les  moyens  de  voir  la  vérité. 
Elle  marche  audacieusement  et  en  paix  avec  sa  conscience  dans 
les  voies  de  l'iniquité  et  de  l'homicide  ;  elle  est  livrée  aux  spec- 
tres ,  et  c'est  pour  c«la  qu'elle  devient  une  furie.  Comme  elle  ne 
voit  plus  ni  les  choses  sous  leur  véritable  forme,  ni  les  hommes 
sous  leurs  véritables  traits,  plus  l'innocence,  qu'elle  poursuit , 
prendra  d'éclat,  et  plusses  yeux  seront  blessés  :  les  tortures 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  317 

qu'elle  voudrait  faire  souffrir,  elle  les  éprouve ,  et  elle  les  prend 
pour  les  preuves  des  crimes  qu'elle  forge  et  qu'elle  impute  :  elle 
a  beau  voir  que  chaque  attaque  est  pour  elle  une  confusion ,  elle 
attaquera  encore,  sans  prévoir  qu'elle  va  être  écrasée  d'une  con- 
fusion plus  ignominieuse. 

Je  l'entends  me  dire  :  Pourquoi  vous  contenter  de  peindre  ces 
journées  sous  des  couleurs  propres  à  les  rendre  odieuses.  Votre  de- 
voir n'était  pas  de  les  peindre,  mais  de  les  apprécier  :  pourquoi 
n'avez-vous  pas  énoncé  et  prononcé  formellement  votre  opinion? 

Je  pourrais  répondre:  le  tableau  d'un  crime,  tracé  avec 
assez  d'énergie  pour  le  faire  abhorrer  de  tous  ceux  qui  n'en  ont 
pas  été  les  complices,  est  le  plus  terrible  juijement  qu'on  puisse 
prononcer  contre  le  crime  et  contre  les  criminels  :  un  juge- 
ment, énoncé  par  une  proposition,  peut  partir  d'une  ame  que  le 
crime  laisse  sans  indignation  et  sans  émotion;  un  jugement  énoncé 
par  des  peintures  qui  remettent  toutes  les  circonstances  et  loule 
l'horreur  du  crime  sous  les  yeux ,  ne  peut  avoir  été  porté  que  par 
une  ame  émue ,  agitée ,  tourmentée  encore  par  les  souvenirs  de 
ce  qu'elle  flétrit  et  condamne. 

Je  pourrais  répondre  :  tout  mon  discours  est  plein  des  appré- 
ciations les  plus  positives,  des  déclarations  les  plus  formelles  et 
les  plus  réiléiées  du  jugement  que  vous  paraissez  regreiier  de 
n'avoir  pas  entendu  sorlir  de  ma  bouche  en  termes  froids  et  tran- 
quilles; prêt  à  retracer  cesévénemens,  j'ai  exprimé  toute  la  vio- 
lence que  je  devais  faire  à  la  sensibilité  de  mon  ame ,  pour  racon- 
ter ce  que  des  hommes  atroces  avaient  pu  exécuter;  je  n'en  ai 
parlé  qu'en  les  qualifiant  fXévénemens  affreux,  de  grands  for- 
faits. 

Mais  voici  une  autre  réponse. 

Parles  premiers  mois  que  j'en  ai  dit,  j'ai  énoncé,  j'ai  prononcé, 
et  delà  manière  la  plus  solennelle,  et  mon  jugement  personnel 
sur  les  2  et  5  septembre ,  et  le  jugement  qu'en  porteront  tous  les 
peuples  et  tous  les  siècles;  ces  premiers  mots  que  j'en  ai  dit,  les 
voici  :  «  Le  cri  de  l'humanité  indiGiVée  et  gémissante  a  sans  doute 
déjà  prononcé,  sur  les  événemons  des  2  et  a  septeni])re.  le  juge- 


318  DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES  (1792-17^^5). 

ment  qui  sera  répété  par  toutes  les  nations  et  par  tous  les 
SIÈCLES.  >  Oui,  dans  ce  discours,  où  l'on  prétend  que  j'ai  fait 
l'apologie  des  2  et  5  septembre,  ces  paroles  sont  les  premières 
que  je  prononçai  sur  ces  journées.  Oui ,  je  le  jure,  j'ai  le  texte 
sous  les  yeux ,  et  j'ai  copié  fidèlement  ces  paroles  du  texte  même 
du  discours. 

Quels  résultats  effrayans  présentent  les  tristes  et  douloureuses 
discussions  dans  lesquelles  on  m'a  forcé  d'entrer. 

J'ai  voulu  rejeter  sur  les  tempêtes  de  l'insurrection  qui  boule- 
versent tout  un  instant ,  des  événemens  horribles ,  que  tous  les 
despotes  et  tous  les  oppresseurs  de  la  terre  attribuaient  à  la  li- 
berté et  à  une  nation  magnanime  exposée  depuis  cinq  ans  aux 
regards  et  à  limitation  du  monde  :  et  on  a  prétendu  qu'en  fai- 
sant sortir  ces  forfaits  inouïs  du  délire  et  du  désordre  d'une  in- 
surrection trop  prolongée,  j'avais  voulu  les  faire  adopter  par 
cette  nation ,  et  les  compter  parmi  les  actions  glorieuses  oa  né  - 
cessaires  de  la  révolution  ! 

Un  peuple  chez  lequel  tout  était  encore  incertain  et  menaçant, 
où  les  mouvemens  révolutionnaires,  au  lieu  d'aller  expirer  dou- 
cement dans  une  activité  réglée  et  féconde,  faisaient  naître  inces- 
sament  des  mouvemens  plus  impétueux  et  plus  destructeurs,  j'ai 
voulu  l'avertir  des  dangers  extrêmes  des  insurrections ,  j'ai  voulu 
lui  dire,  et  sans  aucun  détour,  qu'il  s'en  faut  bien  que  dans  une 
insurrection  tout  soit  sacré  comme  sa  fin,  que  les  plus  grands 
attentats  naissent  facilement  de  toute  part  dans  celle  suspension 
des  lois  ordinaires;  et  on  a  publié  que  j'avais  posé  comme  un 
dogme  révolutionnaire,  que  les  atrocités  coinmises  durant 
une  insurrection  sont  aussi  saintes  que  la  fin  que  l'insurrection 
se  propose  !  | 

A  l'occasion  d'hommes  présumés  coupables,  mais  déjà  châtiés 
par  un  spectacle  et  par  des  dangers  plus  aflreux  que  lessuppUces, 
jai  ofl^rt  un  plan  de  déportation  qui  tendait  à  faire  supprimer 
la  peine  de  mort,  au  moment  où  les  partis  qui  se  formaient  dans 
la  lépublique  allaient  jeter  les  yeux  sur  la  hache  des  lois  comme 
sur  l'instrument  de  leurs  victoires  et  de  leurs  vengeances  ;  et  o»  j 


MÉMOIRES  DE   GARAT.  319 

m'a  traité  comme  un  homme  qui  aurait  abandonné  la  cause  de 
rhumanitc  pour  se  dévouer  à  un  parii! 

Moi  connu ,  au  moins  par  un  amour  assez  éclairé  de  la  liberté, 
et  des  moyens  qui  peuvent  la  faire  prospérer,  j'ai  tracé  des  jour- 
nées des  2  et  5  septembre  des  tableaux  qui  font  frémir  ;  et  on  a 
imprimé  que  je  les  avais  représentées  comme  des  jours  auxquels 
la  liberté  doit  accorder  une  place  honorable  dans  ses  fastes!  Je 
les  ai  couvertes  d'horreurs,  ces  journées,  en  mon  nom,  au  nom  de 
toutes  les  nations  et  de  tous  les  siècles,  au  nom  de  l'humanité 
géniissanle  et  indignée,  et  on  a  dit,  on  a  répété  que  j'en  avais  fait 
l'apologie  et  l'éloge! 

J'ai  imploré  la  pitié  et  la  miséricorde  de  la  nation  pour  des 
septenibrisés ,  pour  des  malheureux  à  peine  échappés  aux  cou- 
teaux ;  et  ou  a  cru ,  ou  on  a  feint  de  croire  que  je  parlais  poui-  les 
hommes  atroces  dont  les  couteaux  avaient  égorgé  tant  d'inno- 
centes victimes,  pour  les  septembriseurs  ! 

Quel  amas  incompréhensible  ou  d'erreurs  ou  d'impostures,  et 
peut-être  d'impostures  et  d'erreurs  ! 

Ont-elles  été  un  peu  accréditées? J'ai  lieu  de  croire  et  même 
d'être  certain  que  non  :  mais  ce  n'est  pas  leur  fausseté  avérée  qui 
les  a  empêchés  de  s'établir  dans  l'opinion  publique  :  ce  n'est  pas 
une  connaissance  exacte  de  mon  discours ,  c'est  mon  caractère 
connu  qui  les  a  repoussées  :  l'ouvrage  n'a  pas  justifié  l'auteur, 
l'auteur  a  plutôt  justifié  l'ouvrage;  et  certes,  il  m'est  plus  doux  , 
il  m'est  plus  consolant  desavoir  mes  écrits  défendus  par  ma  per- 
sonne, que  ma  personne  par  mes  écrits. 

Mais  enfin,  si  ces  mensonges  n'ont  pu  pénétrer  nulle  part, 
leur  rumeur  s'est  partout  fait  entendre;  et  dans  ces  instans  où 
toutes  les  passions  élèvent  plus  haut  leur  poussière,  où  le  jour 
le  plus  pur  est  éclipsé ,  où  tout  se  couvre  de  ténèbres,  les  doutes 
mômes  ,  et  les  doutes  les  plus  insensés,  méritent  qu'on  les  dis- 
sipe. C'est  lorsque  les  hommes,  soit  pour  le  bien  ,  soit  pour  le 
mal ,  sont  tant  les  uns  pour  les  autres ,  qu'il  importe  extrêmement 
qu'ils  se  connaissent  très-bien.  Le  soupçon  involontaire  qui  pour- 
rait rester  à  un  honnête  homme  sur  mon  compte ,  pourrait  être 


320  DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES  (1792-1793). 

cause  que  dans  une  de  ces  grandes  occasions ,  qui  ne  sont  plus 
rares,  il  n'eût  aucun  empressement ,  ni  à  être  juste  à  mon  égard, 
ni  à  recevoir  de  moi  un  acte  de  justice  ;  et  voilà  comme  tous  les 
liens  du  nœud  social  se  relâchent  et  se  rompent.  Je  le  proteste  ; 
ce  motif  d'intérêt  public,  autant  que  d'intérêt  personnel,  est  le 
seul  qui  ait  pu  obtenir  de  moi  ces  longs  développemens  donnés  à 
une  justilication  dont  il  m'a  été  impossible  de  croire  avoir  un 
grand  besoin. 

Je  vais  expliquer  en  peu  de  mots,  et  pour  le  même  motif,  par 
quel  concours  singulier  de  circonstances  extraordinaires,  une 
pareille  rumeur  a  pu  être  suscitée  à  l'occasion  d'un  discours  qui 
respire  partout  l'horreur  du  sang,  l'umour  de  l'humanité,  le 
respect  du  régime  légal ,  et  la  vraie  théorie  de  la  justice  sociale. 
Il  faudrait  fuir  dans  les  forêts ,  si ,  hors  des  cas  rares  où  le  hasard 
rassemble  des  causes  dont  chacune  est  inattendue ,  et  dont  la 
réunion  est  bizarre ,  on  pouvait  être  accusé  d'avoir  été  barbare 
et  sanguinaire ,  précisément  pour  avoir  été  humain ,  et  pour 
avoir  voulu  ajouter  à  l'humanité  d'une  grande  nation.  Ces  expli- 
cations, quand  elles  ne  sont  pas  des  suppositions  gratuites,  mais 
des  faits  bien  observés,  bien  démêlés,  bien  aperçus  jusque 
dans  les  secrets  de  leurs  dépendances  et  de  leurs  liaisons ,  font 
toucher  à  ces  ressorts  invisibles  qui  remuent  les  opinions  et  qui 
poussent  les  événemens;  ce  genre  de  connaissances ,  cette  espèce 
de  logique  appliquée ,  non  pas  aux  idées ,  mais  aux  actions ,  est 
partout  la  plus  rare  ;  dans  une  république  elle  est  la  plus  néces- 
saire ;  et ,  je  le  répète  encore ,  pour  avoir  le  courage  de  conti- 
nuer ma  défense ,  il  me  faut  l'espérance  qu'elle  sera  utile  encore 
à  d'autres  qu'à  moi. 

Dans  le  seia  même  delà  Convention  nationale,  lorsque  j'y 
parlais  des  journées  des  2  et  5  septembre,  siégeaient  des  hom- 
mes ,  dont  les  uns  étaient  soupçonnés  d'avoirété  les  provocateurs 
et  les  ordonnateurs  des  massacres,  dont  les  autres  leur  donnaient 
une  approbation  haute  et  publique  :  il  y  en  avait  d'une  autre 
part  qui,  ayant  en  horreur  les  massacres,  et  ceux  qui  avaient  pu 
les  arranger  et  les  proléger,  tenaient  cette  accusation  en  réserve» 


MÉJIOIRËS  DE   GARAT.  321 

pour  la  lancer  comme  la  foudre ,  dans  l'occasion,  sur  des  rivaux 
de  puissance  ou  d'influence.  Aux  premiers  mots  que  je  pronon- 
çai sur  les  journées  des  2  et  3  septembre ,  à  ces  mots  qui  expri- 
maient et  qui  appelaient  les  imprécations  de  l'Iiumanitë  tout 
entière  contre  ces  journées,  ceux  qui  en  étaient,  au  moins,  les 
protecteurs ,  crurent  que  je  venais  proposer  de  les  poursuivre  : 
un  murmure  s'éleva  ;  et  je  jiosai  les  questions  et  mes  principes 
au  milieu  d'un  bruit  confus.  Lorsqueensuite,  du  milieu  de  ce  bruit 
et  de  mes  paroles  qu'il  couvrait ,  on  entendit  sortir  les  mots  de 
pitié  ,  de  miséricorde ,  de  jubilé  politique ,  ceux  qui  avaient  leurs 
projets  contre  les  auteurs  des  massacres  crurent  que  c'était  pour 
ces  forfaits  que  je  venais  demander  une  amnistie  ou  une  approba- 
tion ;  elle  murmure  alors  passa  d'un  côté  de  l'assemblée  à  l'autre, 
ou  plutôt  il  fut  dans  les  deux  côtés.  Le  commencement  de  mon 
discours  fut  donc  trop  bien  entendu  par  les  uns,  et  tout  le  dis- 
cours beaucoup  trop  mal  parles  autres.  Mais  de  ce  que  quelques 
membres  du  côté  droit  crurent  avoir  des  reproches  à  me  faire  , 
quelques  membres  du  côté  {gauche  en  prirent  acte  pour  me  don- 
ner des  éloges  :  ils  accueillirent  avec  empressement  la  méprise 
qui  donnait  à  leurs  suffrages  sanguinaires  la  sanction  du  suf- 
frage d'un  minisire  de  la  justice  qui  ne  passait  pas  pour  un  bar- 
bare, et  qui,  dans  plusieurs  de  ses  écrits,  en  couvrant  d'ignomi- 
nie et  d'horreur  les  vains  sophismes  de  l'aristocratie,  avait  plus 
d'une  fois  réclamé  les  droits  imprescriptibles  de  l'humanité  en 
faveur  des  aristocrates  mêmes. 

Il  fallait  une  autre  méprise  pour  les  rendre  toutes  plus  difficiles 
à  reconnaître  et  à  réparer  ;  et  elle  a  eu  heu. 

De  tous  les  côtés  je  me  suis  entendu  attribuer  cette  phrase  : 
«  Les  2  et  5  septembie  sont  des  jours  surlesévénemens  desquels 
il  faut  peut-être  jeter  un  voile.  >  Celte  phrase  a  été  prononcée, 
en  effet,  par  un  ministre,  au  milieu  de  la  représentation  natio- 
nale. 

Si  cesmots  étaient  sortis  de  ma  bouche,  j'aurais  eu,  sans  doute, 
des  motifs  trop  puissans  pour  les  prononcer,  et  je  ne  les  dés- 
avouerais pas;  les  choses  sur  lesquelles  on  veut  jetei-  un  voile  ne 

T.  XVIII.  21 


522  DOCUMENS    COiMPLÉMENTAlRES{  1792-1793). 

soEt  pas  des  choses  auxquelles  on  donne  son  approbation  ou  ses 
doges  ;  il  s'en  fai;!  Lien.  L'Assenibioe  législative  a  jeté  sur  la  g'a- 
cière  d'Avignon  les  voiles  sacrés  d'une  loi  ;  et  l'aristocratie  en  dé- 
lire a  pu  dire  seale  que  l'Assemblée  législative  avait  consacré 
la  glacière.  Hors  des  tourbillons  et  des  lorrens  impétueux  des 
passions  et  des  événenjeris qui,  après  avoir  tout  englouti  d'un 
c^lé,  menacent  de  tout  engloutir  de  l'autre,  il  est  facile  de  poser 
les  questions  de  morale,  comme  si  on  avait  toujours  à  choisir  en- 
tre le  mal  et  le  bien,  entre  le  bien  et  le  mieux.  Mais  au  milieu  des 
affaires  et  des  hommes,  au  milieu  surtout  des  révolutions,  trop 
souvent  il  ne  reste  de  choix  à  faire  qu'entre  un  malqui  est  très- 
grand  ,  et  un  mal  qui  serait  affreux ,  qu'il  faut  éc  irter  à  tout  prix; 
et  alors  le  plus  haut  degré  de  la  sagesse ,  le  sacrifice  le  plus  gé- 
néreux de  la  vertu ,  celui  qui  doit  lui  coûter  davantage ,  c'est  de 
renonce.",  en  quelque  sorte,  usa  pureté,  c'est  de  se  couvrir  de 
taches  appai-enies  aux  yeux  du  monde,  pour  faire  un  bien  im- 
mense, mais  invisible  à  tous  les  regards,  puisqu'il  consiste  en  des 
malheurs  qu'on  a  prévenus.  Telle  était,  je  le  crois,  la  position  de 
celui  qui  a  prononcé  la  phrase  qui  m'a  été  attribuée,  et  qui  n'est 
pas  ilemoi;  elle  est  de  Roland  :  c'est  lui  qui,  parlant  au  milieu 
de  l'Assemblée  législative,  le  5  septembre  ,  débuta,  sur  les  mas- 
sacres ,  par  ces  mots  :  Hier  fut  un  jour  sur  les  événemcns  du- 
quel il  faut  peul-êlre  jeter  un  voile.  Hélas  !  je  suis  loin  d'envier 
et  de  disputer  à  la  mémoire  de  Roland  l'eslimeet  l'amour  que  lui 
gardentet  que  lui  doivent  ceux  qui  ont  été  les  témoins  de  sa  ligide 
probité;  ceux  avec  lesquels  il  a  été  prosciit  par  les  mêmes  enne- 
mis. Mais  qui  pourrait  me  blâmer  de  sentir  avec  amertume  cette 
injuste  acception  de  personnes  qui  m'allnbue  à  moi  comme  un 
crime  ce  qui  appartient  à  Roland,  et  ce  qui  en  lui  a  passé  pour 
sagesse  et  vertu? 

Quelle  étendue  j'ai  donnée  à  des  explications  si  claires,  à  une 
justification  si  facile!  Je  l'ai  senti,  cette  extrême  clarté,  cette  fa- 
cilité extrême  a  dû  rendre  fade  et  accablante  une  discuss  ion  si 
longue;  mais  puisque  j'y  étais  condamné  une  fois,  j'ai  tâché  que, 
sous  aucun  prétexte ,  ni  moi  ni  le  public  nous  n'entendissions  plus 


MÉMOIRES    DE    GARAT.  ,>25 

parler  de  celte  imputation  également  révoltante  et  par  sa  nature , 
et  par  l'excès  de  son  absurdité,  et  par  l'excès  de  son  iniquité; 
que  si  ces  hommes  dont  l'esprit  et  le  cœur  sont  faits  de  ma- 
nière qu'ils  ne  se  lassent  jamais  de  ce  qui  est  ridicule  et  de  ce  qui 
est  horrible,  y  reviennent  encore,  je  le  déclare  donc,  il  ne  m'ar- 
rivera  jamais  plus  de  leur  répondre,  à  moins  que,  du  milieu  de 
celle  foule  de  mes  ennemis  qui  se  partagent  les  rôles ,  dont  les 
uns  soufflent  et  dont  les  autres  parlent,  il  n'en  sorte  un  pour  se 
mettre  en  évidence  avec  un  nom  qui  ne  soit  pas  un  opprobre, 
avec  une  logique  qui  ne  soit  pas  un  délire,  et  avec  des  intentions 
qui  ne  soient  pas  celles  de  nous  donner  un  roi. 

Je  puis  consentir  à  défendre  ma  vie  contre  les  erreurs  involon- 
taires de  mes  concitoyens  et  des  juges  de  ma  république,  je  ne  puis 
pas  consentir  à  défendre  la  pureté  de  ma  vie  contre  des  infâmes , 
et  ma  mémoire  contre  des  gens  qui  ne  peuvent  pas  sortir  de  leur 
obscurité  par  leur  ignominie  même. 

Sous  Robespierre  même  et  sous  Billaud ,  n'ayant  que  très-peu 
de  doutes  sur  le  sort  qui  m'attendait ,  je  ne  marchais  jamais  que 
pourvu  de  tous  les  moyens  de  disposer  proniplemeal  moi-même 
de  mon  sort.  Il  m'était  consolant  d'en  avoir  les  moyens  et  de  les 
avoir  bien  choisis  ;  mais,  après  mûre  delibéraiiou ,  je  m'étais  dé- 
cidé à  n'en  pas  faire  usage.  Les  principes  de  Socrate  sur  la  sou- 
mission qu'on  doit  aux  lois  et  à  l'ordre  social ,  dans  la  personne 
même  des  juges  les  plus  iniques,  m'avaient  toujours  paru  une 
exagération  de  la  vertu  et  de  la  magnanimité;  à  ce  moment  où 
je  les  discutais  de  nouveau ,  et  pour  moi-même,  ils  ne  me  paru- 
rent plus  que  sublimes  et  sacrés.  Au  milieu  de  lant  dhorreurs 
que,  depuis  huit  mois,  la  nuit  ne  couvrait  de  ses  ténèbres  que 
pour  les  voir  renahre  avec  le  jour,  je  ne  trouvais  pas  non  plus 
qu'elle  y  iijoutût  des  circonstances  bie  n  fâcheuses,  celte  prome- 
nade de  quelques  heures,  à  laquelle  on  pouvait  montrer  ù  tout 
\m  peuple  comment  l'innocence  apprend  à  mourir  à  ceux  que 
l'iniquilé  envoie  à  la  mort.  O  toi  qui  arrêtas  la  main  avec  laquelle 
tu  traçais  le  tableau  des  progrès  de  l'esprit  humain  pour  porter 
sur  tes  lèvres  le  breuvage  mortel ,  d'autres  pensées  et  d  aulres 


5:24  DocusiENs  complémemtaires  (  1792-1793  ). 

sentimens  ont  incliné  ta  volonté  vers  le  tombeau  dans  ta  dernière 
délibération  ;  tu  as  rendu  à  la  liberté  éternelle  ton  ame  républi- 
caine, par  ce  poison  qui  avait  été  partagé  entre  nous  comme  le 
pain  entre  les  frères!  Tu  n'es  plus  !  et  je  vis  pour  être  accusé  par 
des  hommes  qui  invoquent  ton  nom  comme  moi ,  mais  qui  n'ont 
pas ,  comme  moi ,  voulu  ajouter  à  tous  les  dangers  qu'ils  couraient 
des  dangers  plus  grands  encore,  pour  dérober  aux  bourreaux 
une  tête  qui  manquera  long-temps  à  la  France  et  à  l'Europe! 

Aujourd'hui  que  ceux  qui  élèvent  les  accusations  ne  sont  plus 
ceux  qui  prononcent  les  jugemens  ;  aujourd'hui  que  ceux  qui 
portent  le  titre  auguste  de  représentans  d'un  grand  peuple  sa- 
vent tous  qu'on  ne  représente  réellement  un  peuple  libre  que  lors- 
qu'on est,  contre  toutes  les  passions  personnelles  et  étrangères, 
l'incorruptible  organe  des  règles  universelles  et  immuables  de  la 
justice  et  de  la  raison  ;  aujourd'hui  que  les  juges  sont  encore  nom- 
més par  les  représentans ,  mais  ne  sont  qu'à  la  nation ,  qu'ils  re- 
çoivent des  législateurs  des  lois  et  n'en  reçoivent  pas  leur  con- 
science, leur  conviction  et  leur  volonié;  aujourd'hui,  enfin ,  que 
toute  la  puissance  de  la  république  menace  surtout  ceux  qui  vou- 
draient égarer  son  glaive;  aujourd'hui  l'innocence,  quand  même 
elle  n'aurait  pas  foulé  aux  pieds  toutes  les  craintes ,  tous  les  bruits 
des  chaînes  et  des  haches,  ne  pourrait  concevoir  aucune  alarme. 
En  m' obligeant  à  rendre  compte  de  ma  conduite ,  on  m'a  fourni 
seulement  l'honorable  occasion  d'exposer  quelques  titres  à  l'es- 
time de  la  nation,  d'ouvrir  tout  entière  une  ame  dans  laquelle 
le  silence  cachait  quelques  biens  et  quelques  vertus  peut-être. 
Mais ,  encore  un  coup ,  je  veux  parler  à  la  république,  à  ses  lé- 
gislateurs ,  à  ses  juges  ;  il  n'y  a  pas  de  loi  sociale ,  il  n'y  a  pas  de 
principe  de  morale  qui  puisse  obliger  un  honnête  homme  à  ré- 
pondre à  d'imbéciles  détracteurs  ,  à  des  fous ,  à  des  hypocrites 
conjurés  ensemble  dans  les  pamphlets,  dans  les  placards,  dans  les 
aboiemens  des  carrefours,  et  le  tout  pour  écraser  quelques  misé- 
rables succès  d'un  talent  qui  ne  s'est  jamais  vendu  ni  à  l'aristocra- 
tie ni  à  la  royauté,  ni  aux  Feuillans  ni  aux  Jacobins,  ni  au  côié 
gauche  ni  au  côté  droit,  ni  à  ses  tnneniis  ni  à  ses  amis.  Quand 


MÉMOIRES    DE   GARAT.  325 

ma  vie  tout  entière  est  employée  à  combattre  des  erreurs  fu- 
nestes au  genre  humain ,  les  hommes,  à  qui  je  ne  demande  rien , 
me  doivent  au  moins,  ce  me  semble ,  de  me  dispenser  de  con- 
fondre de  plats  mensonges  et  de  lâches  menteurs.  Ah  î  si  j'avais 
été  capable  d'écouter  d'autres  voix  que  celle  de  ma  raison,  de  con- 
sulter d'autres  intérêts  que  ceux  de  la  vérilë  et  de  la  république, 
tant  de  dangers  ne  m'auraient  pas  incessamment  environné  dans 
ma  marche  solitaire  !  J'aurais  été  menacé  d'un  côté ,  mais  je  ne 
l'aurais  pas  été  de  tous  les  côtés;  en  blessant  des  passions  j'en  au- 
rais flatté  d'autres ,  et  la  ligue  de  celles  contre  lesquelles  je  me 
serais  serré  m'aurait  couvert  de  ses  phalanges  contre  la  ligue  de 
celles  dont  je  me  serais  éloigné.  Je  connaissais  aussi  bien  que  d'au- 
tres ce  conseil  donné  par  J\[achiavel  aux  politiques ,  à  qui  il  veut 
ôter  toute  conscience  :  sovez  grandement  ennemi  et  grandement 
AMI  ;  je  n'ai  voulu  être  que  grandement  juste.  Comme  cela  a  bien 
tourné  pour  moi  et  pour  les  autres!...  Mais  c'est  à  ma  pensée, 
c'est  à  mes  souvenirs  que  je  parle  ;  j'oublie  que  je  n'ai  pas  encore 
expliqué  les  faits  importans  de  mon  ministère ,  que  je  n'ai  pas  en- 
core exposé  ma  conduite;  je  m'en  souviens,  et  je  tâcherai  de  ne 
plus  l'oublier. 

Les  journaux  ont  rapporté  très-diversement  les  chefs  d'accusa- 
tion que  Philippe  Dumont  a  énoncés  contre  moi  ;  mais  je  vais  les 
copier  dans  les  journaux  qui  en  ont  le  plus  rapporté ,  et  les  plus 
graves.  J'ai  répondu  au  premier  ;  il  portail  sur  les  2  et  5  sep- 
tembre; voici  les  autres  :  l"  D'avoir  fait  l'apologie  des  pillages 
commis  au  mois  de  février  1795  ;  2°  d'avoir  trompé  la  Convention 
nationale  par  les  rapports  que  je  lui  fis  sur  les  mouvemens  du 
10  mars  et  des  jours  suivans  ;  3°  d'avoir  favorisé  ,  avec  Pache  et 
Boucholte,  les  journées  du  31  mai  et  du  2  juin. 

Philippe  Dumont,  qui  n'est  pas  mon  seul  ennemi,  a  été  pourtant 
mon  seul  dénonciateur,  et,  àl'inslant  même  où  il  a  élevé  la  voix  pour 
m'accuser,  plusieurs  députés  ont  pris  la  parole  pour  me  défendre. 

Ce  mouvement  les  honore,  car  rien  ne  he  à  moi  ceux  qui  ont 
parlé,  que  leur  respect  pour  la  vérité. 

En  me  dénonçant,  Philippe  Dumont  n'a  rappelé  aucune  de  mes 


m 


'j^ 


*, 


*^_« 


5t6  OOCl.HE>»   C01t»LElUtAJ&U^17*Jâ-1795). 

paro!«,  aurr ' —  -        -  t  accnséiBrfleiéptqiii 

piutô;  que  SI  :  atoir  qoefelaiiQMfit. 

ble,  mais  aimera  croire  qut  l'être  :  et ,  à  TiBaUBt  méaei 

deux  de  ses  collègues ,  lotis  leiteax  membret  ém  cooiite  de  sa- 
lut public  à  Tepoque  du  5i  '  aiiesié  à  ma  drrharyi  €t 
qui'               '  '  Jtr  vu ,  f  t  ce  qoi  t  JMliit 

ant*. .      "le»  dcnoodttioat  qw,  et 

éclatant,  ont  un  munieal  au  aios  de  Inoaipbe,  U  dcMocÀ- 
tionde  Philippe  [)uniofit,  m«^naa  prenirr  Bioaeot ,  a  doac  bit 
peu  de  fortune.  Je  oe  I 
battue  sur  l"       ' 

tant,  sur  If  3i  

de  pein*^,  liordee  de  tart 
fjnoR!»  deYO\afi;equi,  de  loir  : 
liez,  TOUS  teodenl  la  r 
dooct'urs  à  l'amertan)* 

Il  m  Mt  dillicili- •(•■ 
mon  apolope  de»  , 
rilede  comprendre  ce  qn'd  a  vulu  dire.  Il  serait  beaa  qu'un  mi- 
nuire  de  h  jusiice  eût  fait  tour  tour,  et  toujours  dans  le  saoc- 
tatire  des  lois  -    ■        *       -letpihfQiylMiiéirap)  ' 

ina«sacres.  J  .i;  _.rtr  ta  Hrilloire,  et  J  y  ^.  : 

beaucoup  de  choses  qui  ne  mot  |»as  trèsn^iiié  ;  mais  si  je  pou- 
\^is  croire  ce  que  Philippe  Duioot  meracoote  de  moi  plus  que 
ce  que  je  puis  en  savoir,  ce  que  aurais  vu  de  plus  étonnant  dans 
I  histoire  s»Tail  peu  de  chose  nrore  auprès  de  ce  que  j'aurais 
fa  il  moi-m(^ine. 

Beaucoup  de  fuens  piiUni,  leans  avec  bassesse ,  dans  les  po- 
ches, et  de  petites  sommes;  k  aeires  de  fj^ndes  sommes,  et 
avec  fifraodeur,  dans  les  trésa  et  daas  le  sanf;  des  nations: 
mais,  en  général ,  s'il  est  r  '" noir  des  motifs  de  trouver 

beaux  les  pillages  qu  on  ù  il  est  difficile  de  trouver 

beaux  les  pilla,<{es  <|uc  font 

La  morale  des  voleurs  n.  i  cet  qjard ,  aussi  sévère , 

auî«i  pure  que  celle  des  plu»  U'iu*  loà  gens. 


js  encore  qn'elle  étM  < 
»ur  le  point  le  pinti 
r*'  iiv  b  vie,  semée  de  tant 
r*s.  il  est  donc  det  compa- 
ct sans  qne  vont  les  appe> 
-ice  mêle  bien  des 
lences! 

i  bilippe  Dumont  de 

lévrier,  car  il  m'est  difi- 


MÉMOIRES    DE    GARAI.  5)27 

Machiavel  dit  :  Une  faut  pas  que  celui  qui  gouverne  soit  hon- 
nête homme;  mais  il  faut  qu'il  ait  grand  soin  de  le  paraître.  Ce 
soin  n'est  pas  cornnjunément  celui  qu'on  né{jl'{je,  et  les  doux  par- 
lies  même  du  précepte  de  MachiavI  ne  laissent  pas  que  d'être 
assez  ponctuellement  remplies.  Au  dite  de  Philippe  Dumont,  il 
y  en  a  une  au  moins  que  j'aurais  violée  complètement  :  j'aurais 
pris  bien  peu  de  soin  de  paraître  honnête  homme.  Aurais-]e 
suivi ,  par  hasard ,  l'inverse  du  précepte  de  Machiavel?  et,  au 
lieu  de  paraître  honnête  homme  sans  l'être,  l'aurais-je  été  sans 
vouloir  le  paraître?  Cela  n'est  pas  tiès-vraisend)lable;  car  si  un 
coquin  a  de  bonnes  raisons  de  vouloir  paraître  honnête  homme, 
un  honnête  homme  ne  peut  pas  avoir  les  mêmes  raisons  de  vou- 
loir paraître  un  coquin. 

J'oubliais  que  nous  sommes  en  révohition;  j'oubliais  que, 
dans  cette  révolution ,  un  grand  principe  a  été  mis  en  avant  par 
de  grands  génies ,  le  partage  des  biens  ;  j'oubliais  que,  pour  es- 
saxer  les  mesures  d'exécution  de  ce  principe  profond  et  vaste, 
des  gens  qui  n'avaient  rien  ont  pris  tout  à  ceux  qui  avaient  quel- 
que chose  et  ne  leur  ont  rien  laissé,  ce  qui  est  un  partage  très- 
égal  et  très-fraternel.  Ne  serait-il  donc  pas  possible  que  j'eusse 
voulu  associer  mes  pensées  législatives  aux  conceptions  rares 
avec  lesquelles  l'Ami  du  peuple  éluh  familiarisé,  et  dont  Sa'nl- 
Just  s'approchait  tous  les  jours  par  tous  les  progrès  de  son  esprit? 
Mais  non  il  faut  que  j'aie  eu  toujours,  sur  toutes  ces  belles 
choses  quelques  scrupules  et  quelques  faiblesses  ;  je  n'ai  jamais 
été  à  la  HAUTEUR,  au  pas,  toujours  je  suis  resté  en  arrière.  Il  est 
donc  assez  évident  que  je  n'ai  mérité  ni  cet  excès  d'honneur  ni  cette 
indignité. 

Par  toutes  ces  raisons ,  je  me  juge  dispensé  de  prouver  que  je 
n'ai  pas  fait  l'apologie  des  pillages. 

Mais  si  je  me  tiens  quitte  sans  aucune  inquiétude  de  celte 
preuve,  il  y  a  sur  les  pillages  du  mois  de  février  une  explication 
que  Philippe  Dumont  désire  peut  être  de  recevoir  de  moi,  et  que 
je  désire  bien  plus  encore  de  lui  donner.  Un  dccret  m'ordonnait 
d'en  faire  rechercher  et  poursuivre  les  auteurs.  A  celle  époque 


528  DOCUMliNS   COMPLÉMENTAIRES  (47912-1793  ). 

où  tous  les  évënemens  se  pressaient  et  devenaient  chaque  jour 
plus  menaçans,  où  toutes  les  séances  étaient  des  tumultes,  di- 
verses circonstances  m'empêchèrent  de  rendre  compte  à  la  Con- 
vention de  ce  que  j'avais  fait  pour  l'exéculion  de  son  décret  ;  mais 
jamais  décret  ne  fut  plus  scrupuleusement,  plus  rigoureusement 
et  plus  hâtivement  exécuté  de  ma  part.  On  peut  en  voir  les 
preuves  dans  la  note  où  je  renvoie  le  récit  de  tout  ce  que  je  fis  et 
de  tout  ce  que  j'écrivis  pour  l'exécution  de  ce  décret. 

Philippe  Dumont  a  énoncé  très-vaguement  les  reproches  qu'il 
m'a  faits  relativement  aux  comptes  que  j'ai  rendus  à  la  Convention 
sur  les  mouvemens  qui  agitaient  Paris  et  qui  menaçaient  la  Con- 
vention elle-même  ;  il  n'a  donné  aucune  précision  aux  faits  dont 
il  m'accuse;  je  vais  l'aider  à  dresser  mon  acte  d'accusation.  Le 
coupable^  qu'il  soit  accusé  ou  accusateur,  a  besoin  des  ténèbres, 
et  les  ténèbres  sont  dans  le  vague  des  faits  et  des  idées;  l'inno- 
cence, au  contraire,  n'a  besoin  pour  vaincre  que  de  combattre 
au  grand  jour,  et  c'est  la  précision  qui,  tirant  les  idées  et  les  faits 
du  chaos,  semble  dire  :  Que  la  lumière  soit.  L'innocence  accusée  a 
aussi  son  héroïsme,  et  poursuivie  par  un  puissant  de  la  terre 
elle  lui  criera  : 

Chasse  la  nuit  qui  nous  couvre  les  yeux , 
Et  combats  contre  nous  à  la  clarté  des  deux. 

Il  y  a  quatre  époques  où  je  puis  être  accusé  d'avoir  parlé  à  la 
Convention  nationale  sans  lui  dire  tout  ce  que  je  savais ,  ou  sans 
savoir  tout  ce  qui  était  :  1°  L'époque  du  10  mars;  2°  l'époque  qui 
suivit  de  près,  et  qui  au  fond  est  la  même  de  mes  recherches  et 
de  mon  compte-rendu  sur  un  comité  dit  d'insurrection;  o"  l'épo- 
que du  27  mai,  où  je  parlai  au  milieu  de  la  Convention ,  que  l'on 
disait  être  assiégée  ;  4"  l'époque  des  journées  des  51  mai  et  2  juin, 
que  l'on  prétend  que  j'ai  favorisées  de  concert  avec  Pache  et 
Bouchotte,  dont  on  prétend  que  je  suis  l'un  des  auteurs. 

Avant  d'entrer  dans  aucun  examen  de  la  part  que  j'ai  pu  avoir 
dans  les  divers  événemens  de  ces  quatre  époques ,  il  est  nécessaire 
de  rappeler  les  circonstan  es  générales  communes  à  ces  quatre 
époques  à  la  fois,  et  qui  ont  été  les  causes  de  tous  les  événemens. 


MÉMOIRES   DE    GARAT.  529 

Presque  tous  les  peuples  de  la  terre  se  sont  représentés  un 
temple  des  destinées,  et  dans  ce  temple  des  dieux  bons  ou  mé- 
chans  qui  disputent  et  combattent  entre  eux  pour  savoir  qui  fera 
les  décrets  sur  le  sort  des  humains.  L'allégorie  est  frappante  et 
trouve  partout  des  applications.  La  Convention  nationale,  dès  ses 
premières  séances ,  fut  divisée  en  deux  partis  ou  en  deux  côtés. 

Un  tableau  des  causes  de  ces  divisions,  de  leurs  progrès ,  de 
leurs  éclats,  répandrait  ici  une  lumière  qui ,  aptes  avoir  éclairé 
ma  conduite,  porterait  plus  loin  sa  réverbération  ;  mais  je  l'efface 
après  l'avoir  tracé  ;  je  le  réserve  pour  le  moment  où  je  me  pré- 
senterai peut-être  devant  le  tribunal  des  siècles ,  plus  encore  eu 
juge  qu'en  accusé. 

Je  dois  me  borner  ici  aux  résultats. 

Au  bout  de  deux  ou  trois  mois,  mais  surtout  après  le  jugement 
et  le  châtiment  du  dernier  roi,  les  débats  delà  Convention  n'é- 
taient plus  des  discussions  sur  les  principes;  c'étaient  des  que- 
relles sur  les  personnes.  De  proche  en  proche ,  les  soupçons  et 
les  haines  gagnant  toutes  les  âmes  et  tous  les  esprits,  nul  ne 
resta  entièrement  impartial  pour  se  rendre  médiateur;  nul  n'eut 
cette  force  de  la  modération  et  de  la  neutralité,  la  plus  rare  de 
toutes,  parce  que  les  passions  ont  pris  le  parti  de  la  déshonorer 
et  de  la  mépriser  sous  le  nom  de  faiblesse.  C'était  un  côté  tout 
entier  qui  combattait  contre  l'autre  côté  tout  entier.  On  eût  dit 
que  c'étaient  deux  assemblées  dressant  tous  les  jours  devant  la 
république  chacune  un  acte  d'accusation  contre  l'autre  ;  eh!  quels 
faits  étaient  énoncés  de  part  etd'autredans  ces  actes  d'accusation! 

Le  côté  droit  disait  au  côté  gauche  : 

«  Les  législateurs  d'une  grande  république  doivent  être  pleins 
de  respect  et  d'amour  pour  l'humanité,  et  ce  n'est  pas  à  vous, 
couverts  de  tout  le  sang  versé  dans  les  2  et  3 septembre,  qu'il 
appartient  de  donner  des  lois  à  la  France.  Les  législateurs  d'un 
empire ,  que  les  richesses  de  son  sol ,  le  génie  de  ses  habitans  , 
et  le  commerce  de  l'univers  appellent  aux  biens  et  aux  prospérités 
de  tous  les  genres,  doivent  regarder  la  propriété  comme  une  des 
bases  les  plus  sacrées  de  tout  l'ordre  social  ;  et  la  mission  donnée 


«I:* 
V 


iiH 


528      DOCLMt;>S  COPLÉMEN  I  AIRES  (1792-1793  ). 

où  tous  les  événemense  pressaient  et  devenaient  chaque  jour 
plus  inenaçans,  où  iou«  les  séances  étaient  des  tumultes,  di- 
verses circonstances  m'fipéclièrent  de  rendre  compte  à  la  Con- 
vention de  ce  que  javaifait  pour  l'exécution  de  son  décret  ;  mais 
jamais  di'cret  ne  fui  pU  scrupuleusement,  plus  rigoureusement 
et  plus  hâtivement  exculé  de  ma  part.  On  peut  en  voir  les 
preuves  dans  la  note  oùe  renvoie  le  récit  de  tout  ce  que  je  lis  et 
de  tout  ce  que  j'écrivis  our  l'exécution  de  ce  décret. 

Philippe  Dumont  a  (bncé  très-vaguement  les  reproches  qu'il 
m'a  faits  relativement  aL  comptes  que  j'ai  rendus  à  la  Convention 
sur  les  mouvemens  qui  giiaient  Paris  et  qui  menaçiiient  la  Con- 
vention elle-même;  il  n  donné  aucune  précision  aux  faits  dont 
il  m'accuse;  je  vais  l'aicr  à  dresser  mon  acte  d'accusation.  Le 
coupable,  qu'il  soit  accié  ou  accusateur,  a  besoin  dos  ténèbres, 
cl  les  ténèbres  sont  dai  le  vague  des  faits  et  des  idées  ;  l'inno- 
cence, au  contraire,  a  besoin  pour  vaincre  que  de  combattre 
au  grand  jour,  et  c'est  i  précision  qui,  tirant  les  idées  et  les  faits 
du  chaos,  semble  dire  -.hie  la  lumière  soit.  L'innocence  accusée  a 
aussi  son  héroïsme ,  eDuursuivie  par  un  puissant  de  la  terre 
elle  lui  criera  : 

Cbassc  la  lit  qui  nous  couvre  les  yeux , 
tt  coml)at5  dire  nous  à  la  clarté  des  deux. 

Il  y  a  quatre  époque  où  je  puis  être  accusé  d'avoir  parlé  à  la 
Convention  nationale  îds  lui  dire  tout  ce  que  je  savais,  ou  sans 
savoir  tout  ce  qui  était  1»  L'époque  du  10  mars;  2°  l'époque  qui 
suivit  de  près,  et  qui  a  fond  est  la  même  de  mes  recherches  et 
de  mon  compte-rendu ur  un  comité  dit  d'insurrection;  3'  l'épo- 
que du  27  mai,  où  je  p-Iai  au  milieu  de  la  Convention ,  que  l'on 
disait  être  assiégée  ;  i"  époque  des  journées  des  51  mai  et  2  juin, 
que  l'on  prétend  quq'ai  favorisées  de  concert  avec  Pache  et 
Bouchotte ,  dont  on  prend  que  je  suis  l'un  des  auteurs. 

Avant  d'entrer  danaucun  examen  de  la  part  que  j'ai  pu  avoir^ 
dans  les  divers  événenms  de  ces  quatre  époques ,  il  es 
de  rappeler  les  circoilan  es  générales  communes 
époques  à  la  fois,  et  q\  ont  été  les  causes  de  toi 


HÉMOIRES    DR    GARAT.  531 

dre.Qunnd  il  vousa  laissés  gouverner  parles  ministres  que  vous 
lui  donniez,  il  vous  a  paru  assez  fidèle  :  vous  n'avez  commencé  à  le 
trouver  traître  que  lorsqu'il  a  trompé,  avec  la  nation,  votre  am- 
bition ;  votre  vœu  secret  ne  fut  jamais  d'élever  la  France  aux  ma- 
gnifiques destinées  d'une  grande  république,  mais  de  lui  hiisser 
un  roi  que  vous  auriez  accusé  et  proié^é  tour  à  lour,  qui  eût  élé 
votre  prisonnier,  et  dont  vous  auiiez  été  les  maires  du  palais. 
Ainsi  par  vous  le  roi  aurait  eu  un  faniôme  de  trône,  la  nation  un 
fantôme  de  liberté,  et  la  seule  chose  réelle  aurait  été  votre  domi- 
nation et  votre  tyrannie.  Hommes  lâches  ,  qui  croyez  que  des  ar- 
tifices sont  la  science  des  hommes  d'état,  apprenez  que  les  vrais 
républicains  marchent  avec  rapidité  et  avec  intrépidité  dans  les 
voies  larges  qu'ils  se  sont  ouvertes;  et  que  les  politiques  astu- 
cieux sont  ceux  qui,  comme  vous,  serpentent  leiitement  dans  les 
voies  obliques  qu'ils  ont  tracées  et  contournées.  Quand  le  tyran  a 
paru  devant  la  justice  nationale,  dont  nous  étions,  vous  et  nous  , 
les  organes,  nous  avons  lancé  sur  lui  la  mort;  et  vous,  qui  vou- 
liez vous  réserver  sa  vie,  dont  vous  aviez  besoin  pour  vos  com- 
plots ,  en  disant  comme  nous  la  mort  ,  pour  partager  notre 
gloire,  vous  avez  ajouté  I'appel  au  peuple,  pour  sauver  le  tyran, 
que  vous  feigniez  de  condamner.  Par  ce  seul  acte ,  hommes  d'é- 
tat, dignes  en  effet  de  Borgia  et  de  son  précepteur,  vous  nous 
faisiez  abhorrer  comme  des  barbares,  vous  vous  faisiez  adorer 
comme  les  justes  par  excellence ,  et  vous  appeliez  la  guerre  ci- 
vile pour  déchirer  la  France  et  la  diviser  en  des  étals  fédérés  , 
dont  vous  auriez  été  les  uniques  législateurs,  les  consuls,  les 
éphores,  ou  les  archontes.  Vous  le  plaignez  peu  le  sang  des  ré- 
publicains ,  qui  a  coulé  par  torrens  dans  cette  guerre  contre  l'Eu- 
rope, désirée  par  tous  les  vœux  du  Château,  et  allumée  par  vos 
motions.  Mais  le  sang  qui  a  coulé  dans  les  prisons,  pour  la  sû- 
reté et  par  la  colère  du  peuple,  vous  voulez,  à  tout  prix  le  ven- 
ger :  c'était  le  sang  des  aristocrates.  Que  signifient  ces  ci  is  que 
vous  jetez  sans  cesse,  que  nous  voulons  attaquer  les  propriétés, 
sinon  que  vous  voulez  avoir  autour  de  vous  et  contie  no  s  une 
armée  de  propriétaires,  qce  vous  ne  paierez  point,  et  qui  vous 


552  DOCUMt;>S    COMPLÉMENTAIRES  (1792-1795). 

paiera?  Que  signifient  ces  cris  que  vous  jetez  sans  cesse,  que 
vousdelibérezsous  les  couteaux,  que  trois  cents  lëgi^laleurs  sont 
trois  cents  assassins  qui  en  veulent  aux  jjurs  de  trois  cents  au- 
tres législateurs?  Pisistiate  fit  plus  que  crier  aux  assassins,  il 
poignarda  ses  mules  et  lui-même,  et  le  lendemain,  Pisistrate  , 
entouré  de  gardes,  fut  le  tyian  de  sa  patrie.  Hommes  d'état, 
vous  voulez  la  liberté  ,  tout  au  plus,,  sans  lëgaliié;  et  nous,  que 
vous  appelez  barbares,  parce  que  nous  sommes  aussi  inflexibles 
que  les  droits  et  les  litres  du  genre  humain,  nous  voulons  l'éga- 
lité, parce  que  sans  elle  nous  ne  pouvons  pas  concevoir  la  liberté. 
Hommes  d'état,  vous  voulez  organiser  pour  les  riches  la  républi- 
que, qui  périrait  bientôt  au  milieu  des  richesses;  et  nous,  qui  ne 
sommes  pas  des  hommes  d'état,  mais  les  hommes  de  la  nature  , 
qui  n'avons  aucun  art  et  aucune  science ,  mais  l'instinct  et  l'é- 
nergie de  toutes  les  vertus ,  nous  cherchons  des  lois  qui  fassent 
sortir  le  pauvre  de  la  misère,  et  les  riches  de  l'opulence,  pour 
faire  de  tous  les  hommes ,  dans  une  aisance  universelle ,  les  ci- 
toyens heureux  et  les  défenseurs  ardens  d'une  république  éter- 
nelle et  universellement  adorée.  Hommes  d'état,  c'est  cette  mul- 
titude par  vous  méprisée  ou  redoutée ,  c'est  le  peuple  qui  a 
commencé  et  qui  a  continué  la  révolution  ;  c'est  par  le  peuple  et 
pour  lui  que  nous  voulons  l'achever.  Prenez  garde  ;  le  peuple 
peut  bien  être  tiompé  quelque  temps  par  ses  oppresseurs ,  mais 
ses  passions  mêmes  s'arment  promptement  et  violemment  pour 
ses  amis  les  plus  passionnés.  Tremblez  de  nous  contraindre  à  ap- 
peler les  excès  du  peuple  à  la  défense  de  ses  droits  et  de  nos 
jours.  Vous  périrez;  elle  sang  des  citoyens  de  toutes  les  parties 
de  la  république  coulerait  bientôt  par  flots  mêlé  au  sang  des  lé- 
gislateurs de  tous  les  côtés.  Si  vous  n'êtes  pas  des  traîtres  et  des 
conspirateurs ,  fléchissez  votre  orgueil  devant  l'image  de  tant  de 
maux  qui  menacent  la  patrie.  * 

Qu'on  lise  les  discours,  les  journaux  et  les  brochures  du 
temps ,  et  on  s'assurera  que  c'est  là  un  résumé  plutôt  atténué  et 
adouci  qu'exagéré  des  accusatons  intentées  par  le  côté  droit 
contre  le  côté  gauche,  et  par  le  côté  gauche  contre  le  côté 


MÉMOIRES  DE   GARAT.  553 

droit  ;  ce  qu'on  imprimait  on  le  disait,  et  cent  fois  on  me  l'a  dit 
de  part  et  d'autre. 

Je  me  suis  surtout  souvent  rappelé ,  et  toujours  avec  effroi , 
deux  entretiens  que ,  dans  l'intervalle  de  cinq  à  six  jours ,  j'ai 
eus,  l'un  avec  Robespierre,  et  lauire  avec  Salles. 

Tous  les  deux,  on  le  sait,  avaient  été,  comme  moi,  de  l'as- 
semblée consiiluante.  Pendant  trois  années,  et  tous  les  jours, 
nous  avions,  presque  dans  toutes  les  questions,  voté  dans  le 
même  sens;  mais  jamais  je  n'avais  eu  aucune  espèce  de  liaison 
avec  aucun  des  deux. 

Je  veux  pourtant  dire  ici  quelle  éiait  alors  mon  opinion  sur 
tous  les  deux,  d'après  l'idée  que  j'avais  pu  prendre,  dans  l'as- 
semblée constituante,  de  leur  esprit  et  de  leur  caractère. 

Tous  les  deux ,  je  les  croyais  sincèrement  et  ardemment  atta- 
chés à  la  révolution.  A  tous  les  deux  je  leur  croyais  de  la  pro- 
bité; et  j'attache  à  ce  mot ,  non  l'idée  d'un  homme  qui  fait  tou- 
jours le  bien,  mais  l'idée  d'un  homme  qui  veut  et  croit  toujours 
le  faire.  Si  j'avais  pu  avoir  des  doutes  sur  la  probité  et  sur  le  pa- 
triotisme de  l'un  des  deux  ,  d'après  deux  ou  trois  circonstances 
publiques,  j'aurais  eu  des  doutes  sur  Salles  plus  que  sur  Robes- 
pierre ;  mais  je  n'en  avois  sur  aucun. 

Avec  un  esprit  très-actif,  et  une  imagination  très-agitée  par 
les  affaires  et  par  les  principes  de  la  révolution  ,  Salles  ne  me  pa- 
raissait avoir  aucun  talent  réel. 

Dans  Robespierre ,  à  travers  le  bavardage  insignifiant  de  ses 
Improvisations  journalières,  à  travers  son  rabâchage  éternel 
sur  les  droits  de  l'homme,  sur  la  souveraineté  du  peuple,  sur 
les  principes  dont  il  parlait  sans  cesse,  et  sur  lesquels  il  n'a  ja- 
mais répandu  une  seule  vue  un  peu  exacte  et  un  peu  neuve  ,  je 
croyais  apercevoir,  surtout  quand  il  imprimait,  les  germes  d'un 
talent  qui  pouvait  croître,  qui  croissait  réellement,  et  dont  le 
développement  entier  pourrait  faire  un  jour  beaucoup  de  bien, 
ou  beaucoup  de  niai.  Je  le  voyais,  dans  son  style,  occupé  à  étu- 
dier et  à  imiter  ces  f(;rmps  de  la  langue  qui  ont  de  l'élégance ,  de 
la  noblesse  et  de  l'éclat.  D'après  les  formes  mêmes  qu'il  imitait , 


354  DOCUMEKS   C01ÎPLÉMENTA1RBS(  1792-1795). 

et  qu'il  reproduisait  le  plus  souvent,  il  m'était  facile  de  deviner 
que  toutes  ses  éludes,  il  les  faisait  suriout  dans  Rousseau.  J'es- 
pérais qu'en  prenant  Rousseau  pour  modèle  de  son  style,  la  lec- 
ture continuelle  qu'il  en  faisait  aurait  aussi  quelque  influence 
heureuse  sur  son  caractère. 

Mais,  et  dans  Salles  et  dans  Robespierre,  ce  que  j'avais  vu  le 
plus  distinctement,  c'est  cette  fausseté  d'esprit  si  commune  dans 
ceux  qui  traitent  de  grandes  questions ,  et  qui  peut  être  si  fatale 
dans  ceux  qui  traitent  les  grandes  questions  politiques. 

Le  sentiment  (jui  perçait  le  plus  dans  Robespierre,  dont  il  ne 
faisait  même  aucun  mystère,  et  qui,  avec  quelques  attaques 
haidies  contre  des  intrigans,  lui  avait  valu  dans  les  groupes 
de  Paris  le  titre  d'incoiruptible  ;  ce  sentiment ,  c'est  que  le  dé- 
fenseur du  peuple  ne  peut  jamais  avoir  tort;  c'est  qu'il  trahit  le 
peuple,  s'il  met  aucune  borne  et  aucune  mesure  dans  ses  prin- 
cipes ;  c'est  que  dans  tout  ce  que  fait  le  peui)le,  et  dans  tout  ce 
qu'on  dit  pour  lui,  tout  est  vertu  et  vérité,  rien  ne  peut  être  ex- 
cès, erreur  et  crime.  L'intolérance,  si  naturelle  à  l'esprit  hu- 
main ,  est  toujours  prête  à  porter  de  pareils  seniimens  dans  les 
combats  d'opinions  de  tous  les  genres  ;  mais  ils  sont  inséparables 
surtout  des  combats  des  opinions  religieuses,  et  des  combats  des 
opinions  politiques  populaires. 

Quand  on  fait  pour  Dieu  et  pour  le  peuple,  on  ne  croit  jamais 
faire  ni  trop  ni  mal  :  et  c'est  ce  qui  a  dressé  tant  de  bûchers  dans 
les  querelles  religieuses,  et  tant  d'échafauds  dans  les  querelles 
politiques. 

Dans  Robespierre  et  dans  Salles  dominait  ce  tempérament 
atrabilaire  qui  tourmente  ceux  qui  l'ont,  et  d'où  sont  sortis, 
dans  tous  les  siècles,  les  tempêtes  <iui  ont  bouleversé  le  monde 
moial.  Les  esprits  de  ce  genre  ne  peuvent  laisser  le  genre  hu- 
main en  paix  que  lorsqu'ils  sont  mis  de  bonne  heure  dans  les 
chaînes  d'une  religion  menaçante,  ou  dans  les  chaînes  d'une  lo- 
gique très-exacte  et  très-sévère.  Il  faut  qu'ils  soient  des  fous  ou 
des  scélérats,  des  saints  ou  de  grands  philosophes. 

Dans  les  siècles  religieux,  il  leur  arrive  souvent,  après  avoir 


HÉMOIRES  DE  GARAT.  335 

commis  quelque  crime,  dont  ils  sont  eux-mêmes  épouvar.iés, 
d'aller  pour  toute  leur  vie  se  mettre  à  gt  noux  dans  des  deseï  is  et 
dans  des  cavernes,  où  leur  iina^jination  profonde  et  tremblante 
creuse  incessamment  les  abîmes  de  l'enfer.  Les  cloîtres,  en  en- 
sevelissant beaucoup  d'hommes  de  ce  genre,  ont  rendu,  à  cet 
égard  ,  de  grands  services  au  monde. 

Dans  les  siècles  où  il  y  a  une  philosophie,  ils  s'y  dévouent 
comme  à  une  religion;  ils  portent  très-loin  i'alteniion  et  le  rai- 
sonnement; mais  le  raisonnement  est  trop  souvent  altéré  pour 
eux  dans  ses  sources  mêmes ,  dans  les  sensations;  et  c'est  pour 
cela  que ,  dans  les  objets  où  leurs  sensations  ne  sont  pas  corrom- 
pues, ils  ont  du  génie;  que,  dans  tous  les  autres,  ils  délirent 
méthodiquement  et  sans  retour. 

Je  ne  serais  pas  étonné  que  Robespierre  eût  quelque  religion  ; 
mais  jamais  homme,  sachant  écrire  des  phrasf^s  éléga  les  et 
belles,  ne  fut  plus  étranger  à  une  bonne  logique.  Pour  lui ,  les 
meilleures  raisons,  c'étaient  ses  soupçons. 

Un  jour  que  je  l'invitais  à  réfléchir  sur  quelques  idées  que  je 
lui  présentais,  et  qui  lui  auraient  épargné  tous  ces  crimes  qui 
ont  dressé  tant  d'échafauds  et  le  sien ,  il  m'a  répondu  ces  pro- 
pres paroles  :  «  Je  n'ai  pas  besoin  de  réfléchir,  c'est  toujours  à 
mes  premières  impressions  que  je  m'en  rapporte.  »  Les  premières 
impressions  étaient  toujours,  dans  un  pareil  tempérament  et 
dans  de  tels  événemens,  celles  de  la  haine,  du  soupçon ,  de  la 
terreur,  de  l'orgueil  et  de  la  vengeance  :  et  c'est  de  ces  sources 
que  sont  sortis  les  lx)rfails  qui  ont  inondé  la  république  du  sang 
des  républicains,  et  non  pas  d'un  plan  de  tyrannie,  qu'un 
homme,  tombé  de  degré  en  di  gré  dans  une  si  lâche  et  si  effroya- 
ble scélé  atesse,  n'a  jamais  pu  a^oir  la  grandeur  de  former. 
Voilà  aussi  l'exemple  et  la  leçon  dont  nous  avons  le  plus  de  be- 
soin :  non,  Robespierre  n'a  jamais  voulu  anéantir  la  n'publique; 
mais  il  la  couvi  ait  de  crimes  et  de  sang ,  et  il  croyail  vn  préparer 
la  force  et  les  prosporilés;  ce  n'était  pas  un  ambitieux  lyran, 
c'était  un  monstie.  Aihénis,  jusqu'à  Philippe,  échappa  à  tous 
les  tyrans;  mais  eLe  fut  presque  toujours  tyrannisée  par  les  pas- 


336  DOCCMENS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-i793  ). 

sions  folles  et  atroces  de  ses  citoyens.  Voilà ,  je  le  répète ,  la  leçon 
dont  on  a  besoin  dms  une  grande  démocratie;  et  en  convertis- 
sant les  exemples  de  démence  et  de  forfaits  des  républicains  en 
projets  et  en  systèmes  d'usurpations  et  de  tyrannie,  nous  per- 
dons le  seul  fruit  que  nous  pouvons  retirer  de  tant  de  désastres. 

J'ai  parlé  des  deux  hommes  ;  je  vais  parler  des  entretiens  que 
j'ai  eus  avec  eux. 

Celui  que  j'eus  avec  Robespierre ,  je  le  lui  avais  demandé  :  il 
me  fut  accordé  avec  insolence  ;  et  quoique  naturellement  un  pa- 
reil ton  ne  me  trouve  pas  facile  et  souple ,  je  le  reçus  avec  re- 
connaissance :  le  grand  intérêt  public,  dont  les  soins  m'absor- 
baient tout  entier,  me  laissait  à  peine  apercevoir  ce  que ,  pour 
aucun  autre  intérêt ,  je  n'aurais  pu  souffrir. 

C'était  avant  le  10  mars. 

A  peine  Robespierre  eut  compris  que  j'allais  lui  parler  des 
querelles  de  la  Convention  :  Tous  ces  députés  de  la  Gironde, 
me  dii-il ,  ce  Brissot ,  ce  Louvet,  ce  Barbaroux,  ce  sont  des  con- 
tre-révolutionnaires ,  des  conspirateurs.  Je  ne  pus  m'empêcher 
de  rire,  et  le  rire  qui  m'échappa  lui  donna  tout  de  suite  de  l'ai- 
greur. —  Vous  avez  toujours  été  comme  cela.  Dans  l'assemblée 
constituante,  vous  étiez  disposé  à  croire  que  les  aristocrates  ai- 
maient la  révolution.  —  Je  n'ai  pas  été  tout-à-fait  comme  cela. 
J'ai  pu  croire  tout  au  plus  que  quelques  nobles  n'étaient  pas 
aristocrates.  Je  l'ai  pensé  de  plusieurs ,  et  vous-même  vous  le 
pensez  encore  de  quelques-uns.  J'ai  pu  croire  encore  que  nous 
aurions  fait  quelques  conversions  parmi  les  aristocrates  mêmes , 
si  des  deux  moyens  qui  étaient  à  notre  disposition  ,  la  raison  et 
la  force ,  nous  avions  employé  plus  souvent  la  raison ,  qui  était 
pour  nous  seids,  et  moins  souvent  la  force,  qui  peut  être  pour 
les  tyrans.  Croyez-moi ,  oublions  ces  dangers  que  nous  avons 
vaincus,  et  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  ceux  qui  nous  mena- 
cent aujourd'hui.  La  guerre  se  iîiisait  alors  entre  les  amis  et  les 
ennemis  de  la  liberté;  elle  se  fait  aujourd'hui  entre  les  amis  et 
les  amis  de  la  république.  Si  l'occasion  s'en  présentait ,  je  dirais 
à  Louvet  qu'il  est  par  trop  fort  qu'il  vous  croie  un  royaliste  ; 


MÉMOIRES  DE  GAR4T.  537 

mais  à  vous ,  je  crois  devoir  vous  dire  que  Louvet  n'est  pas  plus 
royaliste  que  vous.  Vous  ressemblez,  dans  vos  querelles,  aux 
molinistes  et  aux  jansénistes,  dont  toute  la  dispute  roulait  sur  la 
manière  dont  la  grâce  divine  opère  dans  nos  âmes,  et  qui  s'ac- 
cusaient réciproquement  de  ne  pas  croire  en  Dieu. — S'ils  ne  sont 
pas  royalistes ,  pourquoi  donc  ont-ils  tant  travaillé  à  sauver  la 
vie  d'un  roi?  Je  parie  que  vous  étiez  aussi,  vous ,  pour  la  grâce , 
pour  la  clémence.  —  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  mon  opinion ,  que  je 
ne  craindrais  pas  de  vous  faire  connaître.  Il  est  très-probable 
qu'elle  n'aurait  pas  épargné  la  peine  de  mort  à  un  homme 
chargé  de  si  grands  crimes;  mais  mon  opinion  ne  ressemblait  à 
aucune  de  celles  qui  ont  été  proposées  à  la  tribune.  Quant  à  la 
clémence,  c'est  le  sentiment  le  plus  naturel  aux  républicains  et 
aux  vainqueurs ,  et  un  ennemi  qu'on  a  tué  fait  souvent  plus  de 
mai  qu'un  ennemi  qu'on  laisse  vivre.  —  Cela  est  bien  subtil.  — 
Cela  ne  me  paraît  que  vrai.  —  Vous  blâmez  donc  ce  décret  de 
mort  que  vous  êtes  allé  notifier  au  Temple?  Mon  discours  vous 
paraît  donc  bien  affreux?  — J'aurais  pu  ne  pas  trouver  le  dé- 
cret bon ,  et  le  notifier  encore  ;  mais  si  je  l'avais  trouvé  injuste , 
j'aurais  donné  à  l'instant  ma  démission  ,  et  je  ne  serais  pas  allé 
au  Temple.  C'est  votre  discours  qui  a  fait  incliner  rapidement  la 
balance  de  la  justice  nationale  du  côté  de  la  mort  ;  et  c'est  le  dis- 
cours de  Barrère  qui,  après  avoir  compté  tous  les  poids,  les  a 
fixés  du  même  côté.  Voulez-vous  que  je  vous  dise  sans  restriction 
tout  ce  que  je  pense  de  votre  discours?  —  Oui.  —  De  tous  ceux 
qui  ont  été  prononcés  dans  la  même  affaire,  c'est,  sans  aucune 
comparaison,  celui  qui  m'a  le  plus  frappé.  L'idée  qui  sert  de 
base  et  de  fondement  à  toutes  les  autres  est  inattendue;  elle 
frappe  d'élonnement  le  jugement  de  celui  qui  lit  ou  qui  écoute  : 
le  style  en  est  hardi  et  élégant,  plein  de  mouvemens  et  d'heu- 
reuses transitions  :  il  y  a  là  un  talent  rare  ;  mais  la  logique  m'en 
paraît,  je  l'avoue,  très-extraordinaire  et  fausse.  Vous  prouverez 
très-bien  qu'on  pouvait  tuer  légitimement  Gapet  au  10  août  dans 
le  Château  ou  dans  la  loge  du  logographe ,  où  il  s'était  réfugié  : 
c'était  le  droit  de  la  guerre;  mais  le  droit  de  mort  que  douue  lu 
T.  xviiu  2ti 


■«r'f* 


MtM 


9 


_*-.« 


»**«*'HP 


«**t-»*' 


55S  DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES  (179^-1793  ). 

guerre  ne  s' étend  pns  au-delà  du  combat  :  à  l'instant  où  le  com- 
bat cesse,  le  droit  cesse  aussi.  Il  n'y  a  que  les  Tarlares  qui 
croient  avoir  le  droit  de  passer  If  s  prisonniers  au  fil  de  I  epée,  et 
que  les  sauvages  des  foréls  du  Nouveau-3Ionde  qui  croient  avoir 
le  droit  de  les  manger.  Votre  discours  pourra  être  un  modèle 
d'éloquence,  mais  il  sera  aussi  un  exemple  de  mauvaise  logque; 
il  faut  ajouter  à  votre  principes  d'autres  principe  encor  e ,  pour 
démontrer  que  la  loi  qui  a  dressé  l'ëchafjud  de  Capet  est  un 
grand  acte  de  justice  nationale  de  la  part  de  la  France;  et  pour 
le  monde  ,  un  grand  exemple,  un  exemple  plus  légal,  plus  né- 
cessaire, plus  utile  que  celui  de  Charles  II.  —  Eh  !  qu'importe 
quel  principe  rendait  la  mort  du  tyran  juste  et  nécessaire;  vos 
Girondins,  votre  Biissot  et  vos  appelans  au  peuple  ne  la  vou- 
laient pas.  Ils  voulaient  donc  laisser  à  la  lyrannie  tous  les  moyens 
de  se  relever.  —  J'ignore  si  l'inleniion  des  appelans  au  peuple 
était  d'épargner  la  peine  de  mort  à  Capet  :  l'appel  an  peuple  m'a 
toujours  paru  imprudent  et  dangereux  ;  mais  je  conçois  com- 
ment ceux  qui  l'ont  voté  ont  pu  croire  que  la  vie  de  Capet  pri- 
sonnier pourrait  éire,  au  milieu  des  ëvénemens ,  plus  utile  que 
sa  mort;  je  conçois  comment  ils  ont  pu  penser  que  l'appel  au 
peuple  éiait  un  grand  moyen  d'honorer  une  naiion  républicaine 
aux  yeux  du  monde  entier,  en  lui  donnant  l'occasion  d'exercer 
elle-même  un  grand  acte  de  générosité  par  un  acte  de  souverai- 
neté. —  C'est  assurément  prêter  de  bell-s  intentions  à  des  me- 
sures que  vous  n'approuvez  pas  et  à  des  hommes  qui  conspirent 
de  lou'es  paris.  —  Et  où  donc  conspirent-ils?  —  Partout.  Dans 
Paris,  dans  toute  la  France,  dans  toute  l'Europe.  A  Paris,  Gen- 
sonné  conspire  dans  le  faubourg  SaiiU-Antoine,  en  allant  de 
bouiiipie  en  boutique  persuader  aux  marchands  que,  nous  au- 
tres palrioles,  nous  vouons  piller  leurs  boutiques;  la  Gironde  a 
formé  depuis  long-temps  le  projet  de  se  séparer  de  la  Fiance 
pour  se  réunir  à  l'Angleterre,  et  les  chefs  de  sa  dépuiatiun  sont 
eux-mêmes  U  s  auteurs  de  ce  plan ,  qu'ils  veulent  exécuter  à  tout 
prix  :  Gcnsonné  ne  le  cache  pas;  il  dit,  à  qui  veut  l'ciitendre, 
qu'ils  ne  sont  pas  ici  des  représentons  de  la  nation ,  mais  des  plé- 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  559 

nipotentîaires  de  la  Gironde.  Biissot  conspire  dans  son  journal, 
qui  est  un  locsin  de^juerre  civile  :  on  sa  t  qu'il  est  allé  en  Ai  gle- 
lerre ,  et  on  sait  aussi  pourquoi  il  y  est  allé;  nous  n'i^'norons  pas 
ses  liaisons  intimes  avec  ce  ministre  des  affaires  éiraDjjères, 
avec  ce  Lebrun ,  qui  est  un  Liégeois  et  une  créature  de  la  maison 
d'Autriche;  le  meilleur  ami  deBrissut,  c'est  Clavière,  et  Cla- 
vièrea  conspiré  partout  où  il  a  respiré.  Rabaud,  traître  comme 
un  protestante!  comme  un  philosoplie  qu'il  est ,  n'a  f  as éié assez 
ha!  ile  pour  nous  cacher  sa  conespondance  avec  le  courtisan  et 
le  traître  Monlesquiou  :  il  y  a  six  mois  qu'ils  travaillent  ensemble 
à  ouvrir  la  Savoie  et  la  France  aux  Piémontais.  Servant  n'a  été 
nommé  général  de  l'armée  des  Pyrénées  que  pour  livrer  les 
clefs  de  la  France  aux  Espagnols.  Enfin,  voilà  Dumourier  qui 
ne  menace  plus  la  Hollande,  mais  Paris;  et  quand  ce  chailutan 
d'héroïsme  est  venu  ici,  où  je  voulais  le  faire  arrêter,  ce  n'est 
pas  avec  la  Mont;  gne  qu'il  a  dliié  tous  les  jours,  mais  bien  avec 
les  minisires  et  avec  les  Girondins.  —  Trois  ou  quatre  fois  chez 
moi ,  par  exemple.  —  Je  sui>  bien  las  de  la  révolution  ;  je  suis 
malade  :  jamais  la  patrie  ne  fut  dans  de  plus  grands  dangers ,  et 
je  doute  qu'«  lie  s'en  tire.  Eh  bien  !  avez-vous  encore  envie  de 
rire  et  de  croire  que  ce  sont  là  d'honnêtes  gens,  de  bons  républi- 
cains? —  Non,  je  ne  suis  plus  tenté  de  rire;  mais  j'ai  peine  à 
retenir  les  larmes  qu'il  faut  verser  sur  la  patrie,  lorsqu'on  voit 
ses  législateurs  en  proie  à  des  soupçons  si  affreux  sur  des  fon- 
demens  si  misérables.  Je  suis  sur  que  rien  de  ce  que  vous  soup- 
çoimez  n'est  réel  ;  mais  je  suis  plus  sûr  encore  que  vos  soupçons 
sont  un  danger  très-réel  et  irès-grand.  Tous  ces  hommes,  à  peu 
près,  sont  vos  ennemis;  mais  aucun,  excepté  Dumourier,  n'est 
l'ennenii  delà  républitpie;  et  si,  de  toutes  par'ts,  vous  pouviez 
étouffer  vos  haines,  la  i'épub!i(|ue  ne  courrait  plus  aucun  dan- 
ger-.—  J\"allez-vuus  pas  me  proposer  de  refaire  la  motion  de  lé- 
vêq'ie  Lamoujclie? — Non  ;  j'ai  assez  profilé  des  k'çons  au  moins 
que  vous  m'avez  données;  et  les  trois  assemblées  nationales  ont 
pris  la  peine  de  m'aj-iprendre  que  les  meilleurs  patr.oles  haissi  nt 
encore  plus  leurs  ennenris  qu'ils  n'aiment  leur  patrie.  Mais  j'ai 


540  DOCUMENS  COMPLÉMENrAmïi&(  179^-1793). 

une  question  à  vous  faire,  et  je  vous  prie  de  vous  recueillir  avant 
de  me  répondre.  IN'avez-vous  aucun  doute  sur  tout  ce  que  vous 
venez  de  me  dire?  —  Aucun.  —  Je  le  quittai  et  me  retirai  dans 
un  loDg  étonnement  et  dans  une  grande  épouvante  de  ce  que  je 
venais  d'entendre. 

Quelques  jours  après,  je  sortais  du  conseil  exécutif;  je  ren- 
contre Salles,  qui  sortait  de  la  Convention  nationale.  Les  circon- 
stances devenaient  de  plus  en  plus  menaçantes  ;  tous  ceux  qui 
avaient  quelque  estime  les  uns  pour  les  autres ,  ne  pouvaient  se 
voir  sans  se  sentir  pressés  du  besoin  de  s'entretenir  de  la  chose 
publique. 

Lh  bien  !  dis-je  à  Salles  en  l'abordant ,  n'y  a-t-il  aucun  moyen 
de  terminer  ces  horribles  querelles?  —  Oh!  oui,  je  l'espère; 
j'espère  que  bientôt  je  lèverai  tous  les  voiles  qui  couvrent  encore 
ces  affreux  scélérats  et  leurs  affreuses  conspirations.  Mais  vous, 
je  sais  que  vous  avez  toujours  une  confiance  aveugle,  je  sais  que 
votre  manie  est  de  ne  rien  croire.  —  Vous  vous  trompez  ;  je  crois 
comme  un  autre,  mais  sur  des  présomptions ,  et  non  pas  sur  des 
soupçons  ;  sur  des  faits  attestés ,  et  non  pas  sur  des  faits  imagi- 
nés. Pourquoi  me  supposez-vous  donc  si  incrédule?  est-ce  parce 
qu'eu  1789  je  ne  voulus  pas  vous  croire,  lorsque  vous  m'assuriez 
que  Necker  pillait  le  trésor ,  et  qu'on  avait  vu  les  mules  chargées 
d'or  et  d'argent  sur  lesquelles  il  faisait  passer  des  millions  à  Ge- 
nève? Cette  incrédulité,  je  l'avoue,  a  été  en  moi  bien  incorrigi- 
ble ;  car  aujourd'hui  encore  je  suis  persuadé  que  INecker  a  laissé 
ici  plus  de  millions  à  hd  ,  qu'il  n'a  emporté  de  millions  de  nous  à 
Genève.  —  Necker  était  un  coquin  ;  mais  ce  n'était  rien ,  auprès 
des  scélérats  dont  nous  sommes  entourés  ;  et  c'est  de  ceux-ci 
dont  je  veux  vous  parler,  si  vous  voulez  m'enlendre.  —  Très- 
volontiers  ;  et  pour  être  plus  tranquilles  nous  allâmes  nous  ren- 
fermer dans  la  salle  du  conseil  exécutif,  où  il  n'y  avait  plus  per- 
sonne. —  Je  vais  tout  vous  dire ,  car  je  sais  tout  ;  j'ai  deviné 
toutes  leurs  trames.  Tous  les  complots ,  tous  les  crimes  de  la 
Monlague  ont  commencé  avec  la  révolution  :  c'est  d'Oiléans  qui 
est  le  chef  de  cate  bande  de  brigands  ;  et  c'est  l'auteur  du  roman 


MÉMOIRES   DE    GARAT.  54i 

infernal  des  Liaisons  dangereuses  qui  a  dressé  le  plan  de  tous  les 
forfaits  qu'ils  commettent  depuis  cinq  ans.  Le  traître  La  Fayette 
était  leur  complice,  et  c'est  lui  qui,  en  faisant  semblant  de  déjouer 
le  complot  dans  son  origine,  envoya  d'Orléans  en  Angleterre 
pour  tout  arranger  avec  Pitt ,  le  prince  de  Galles  et  le  cabinet  de 
Saint-James.  Mirabeau  était  aussi  là-dedans  :  il  receviiit  de  l'ar- 
gent du  roi  pour  cacher  ses  liaisons  avec  d'Orléans ,  mais  il  en 
recevait  plus  encore  de  d'Orléans  pour  le  servir.  La  grande  af- 
faire pour  le  parti  d'Orléans,  c'était  de  faire  entrer  les  Jacobi-js 
dans  ses  desseins.  Ils  n'ont  pas  osé  l'entreprendre  directement; 
c'est  d'abord  aux  Cordeliers  qu'ils  se  sont  adressés.  Dans  les  Cor- 
deliers  à  l'instant  tout  leur  a  été  vendu  et  dévoué.  Observez  bien 
que  les  Cordeliers  ont  toujours  été  moins  nombreux  que  les  Ja- 
cobins ,  ont  toujours  fait  moins  de  bruit  :  c'est  qu'ils  veulent  bien 
que  tout  le  monde  soit  leur  instrument,  mais  qu'ils  ne  veulent 
pas  que  tout  le  monde  soit  dans  leur  secret.  Les  Cordeliers  ont 
toujours  été  la  pépinière  des  conspirateurs  :  c'est  là  que  le  plus 
dangereux  de  tous,  Danton,  les  forme  et  les  élève  à  l'audace  et 
au  mensonge,  tandis  que  Marat  les  façonne  au  meurtre  et  aux 
massacres  :  c'est  là  qu'ils  s'exercent  au  rôle  qu'ils  doivent  jouer 
ensuite  dans  les  Jacobins  ;  et  les  Jacobins,  qui  ont  l'air  de  mener 
la  France,  sont  mene's  eux-mêmes,  sans  s'en  douter,  parles 
Cordeliers.  Les  Cordeliers,  qui  ont  l'air  d'être  cachés  dans  un 
trou  de  Paris,  négocient  avec  l'Europe ,  et  ont  des  envoyés  dans 
toutes  les  cours  qui  ont  juré  la  ruine  de  notre  liberté  :  le  fait  est 
certain  ;  j'en  ai  la  preuve.  Enfin  ,  ce  sont  les  Cordeliers  qui,  après 
avoir  englouti  un  trône  dans  des  flots  de  sang,  se  préparent  à 
verser  de  nouveaux  flots  de  sang  pour  en  faire  sortir  un  nouveau 
trône.  Ils  savent  bien  que  le  côté  droit,  où  sont  toutes  les  vertus, 
est  aussi  le  côté  oîi  sont  tous  les  vrais  républicains  ;  et  s'ils  nous 
accusent  de  royalisme ,  c'est  parce  qu'il  leur  faut  ce  prétexte  pour 
déchaîner  sur  nous  les  fureurs  de  la  multitude;  c'est  parce  que 
des  poignards  sont  plus  faciles  à  trouver  contre  nous,  que  des 
raisons.  Dans  une  seule  conjuration ,  il  y  en  a  trois  ou  quatre. 
Quand  le  côlé  droit  tout  entier  sera  égorgé,  le  duc  d'York  arri- 


5iâ  DOCUMliNS   COilPLÉMEiXTAlHES  (  179î2-4795). 

vira  pour  s'asseoir  sur  le  trône;  el  d'Orléans,  qui  le  lui  a  pro- 
mis, l'assassinera;  d'Orléans  sera  assassiné  lui-même  par  Murât, 
Danton  el  Hobespierre ,  qui  lui  ont  fait  la  même  promesse  ;  et  les 
Iri.mvirs  se  paria(;eiorit  la  Fiance  couverte  de  cendres  et  de 
sang,  jusqu'à  ce  que  le  plus  habile  de  tous,  et  ce  sera  Danton  , 
assassine  les  deux  autres,  et  rèyneseul,  d'abord  sous  le  lilrede 
dictateur,  ensuite,  sans  déjïuisemenî,  sous  celui  de  roi.  Voilà 
leur  plan ,  n'en  doutez  pas  :  à  force  d'y  rêver ,  je  l'ai  trouvé;  tout 
le  prouve  et  le  rend  évident  :  voyez  comme  toutes  les  circonstances 
se  lient  et  se  tiennent  :  il  n'y  a  pas  un  foii  dans  la  révolution  qui 
ne  soit  une  partie  et  une  preuve  de  ces  horribles  complots.  Vous 
êtes  étonné,  je  le  vois  :  serez-vous  encore  incrédule?  — Je  suis 
étonné,  en  effet;  mais,  dites-moi,  y  en  a-t-il  beaucoup  parmi 
vous,  c'est-à-dire  de  votre  côté,  qui  pensent  comme  vous  sur 
tout  ce'a?  —  Tous  ou  presque  tous.  Condorcet  m'a  fait  une  fois 
quelques  objections;  Sieyes  communique  peu  avec  nous;  Ra- 
baud,  lui,  a  un  autre  plan  qui,  q:e!quefoisse  rapproche,  el  quel- 
quefois s'éloigne  de  mien  :  mais  tous  les  autres  n'ont  p:.s  plus  de 
doute  que  moi  sur  ce  que  je  viens  de  vous  dire;  tous  sentent  la 
nécessité  d'agir  promptement ,  de  mellre  promptement  les  fers  au 
feu  pour  prévenir  tant  de  crimes  et  de  malheurs,  pour  ne  pas 
perdre  tout  le  fruit  d'une  révolution  qui  nous  a  tant  coulé.  Dans 
le  côté  droit,  il  y  a  des  membres  qui  n'ont  pas  assez  de  confiance 
en  vous;  mais  moi,  qui  ai  été  voire  collègue,  qui  vous  ponnais 
pour  un  honnête  homme,  pour  un  ami  de  la  liberté,  je  leur  as- 
sure que  vous  serez  pour  nous,  que  vous  nous  aide.''ez  de  tous  les 
moyens  que  votre  place  met  à  votre  disposition.  Est-ce  qu'il  peut 
yoiis  rester  la  plus  légère  incertitude  sur  tout  ce  que  je  vous  ai 
dit  de  ces  scélérats?—  Je  serais  trop  indigne  de  l'estime  que 
vous  me  témoignez ,  si  je  vous  laissais  penser  que  je  crois  à  la  vé- 
rité de  tout  ce  plan  que  vous  croyez  être  celui  de  vos  ennemis. 
Plus  vous  y  mettez  de  faits ,  de  choses  et  d'hommes ,  plus  il  vous 
paraît  vraiseuiblable  à  vous,  et  moins  il  me  le  paraît  à  moi.  La 
pliipa  tdii>  faits  dont  \ouiî  conipoaez  le  tissu  de  ce  plan,  ont  eu 
un  but  qu'on  n'a  pas  besoin  de  leur  prêter,  qui  se  présente  de 


MÉMOmbb    DE    GARilT.  M.> 

lui-même  ;  et  vous  leur  donnez  un  but  qui  ne  se  présente  pas  de 
lui-même,  qu'il  faut  leur  prêter.  Or,  il  faut  des  preuves  d'abord 
pour  écarter  une  explication  naiurel'e,  et  il  faut  d'autres  preuves 
ensuite  pour  faire  adopier  une  explication  qui  ne  se  présente  pas 
naturellenient.  Par  exemple ,  tout  le  monde  croit  que  La  Fayette 
et  d'Orléans  étaient  ennemis  ,  el  que  c'était  pour  délivrer  Paris, 
la  Fr;mce  et  l'assemblée  nationale  de  beaucoup  d'in([uiétudes, 
que  d'Orléans  fut  enjjagé  ou  obli[jé  par  La  Fayeile  à  s'éloigner 
que  que  temps  de  la  France;  il  fautétabir,  non  par  assertion, 
mais  par  preuves,  1°  qu'ils  n'étaient  pas  ennemis;  2°  qu'ils 
étaient  complices;  5"  que  le  voyage  de  d'Orléans  en  Angleterre 
eut  pour  objet  l'^^xécuiion  de  leurs  complots.  Je  sais  qu'avec  une 
manière  de  raisonner  si  rigoureuse,  on  s'expose  à  laisser  courir 
les  crimes  et  les  ma  heurs  devant  soi,  sans  les  aiieindre  et  sans 
les  arrêter  par  la  prévoyance:  mais  je  sais  aussi  qu'tn  se  livrant  à 
son  imagination ,  on  fait  des  sysièmes  sur  les  événemens  passés  et 
sur  les  événemens  fuiurs;  on  perd  tous  les  moyens  de  bien  dis- 
cerner et  apprécier  les  événemens  actuels;  et  en  rêvant  des  mil- 
liers de  forfaits  que  personne  ne  tiame ,  on  b'ôte  la  faculté  de 
voir  avec  certitude  ceux  qui  nous  menacent;  on  force  des  enne- 
mis qui  ont  peu  de  scrupule,  à  la  tentation  d'en  commettre  aux- 
quels ils  n'auraient  jamais  pensé.  Je  ne  doute  pas  qu'il  n'y  ait 
autour  de  nous  beaucoup  de  scélérats  :  le  déchaînement  de  tou- 
tes les  pissions  les  fait  naître,  et  l'or  de  l'étranger  les  soudoie. 
Mais ,  croyez-moi ,  leurs  projets  sont  aflVeux,  et  ils  ne  sont  ni  si 
vastes,  ni  si  grands,  ni  si  compliqués,  ni  conçus  el  menés  de  si 
loin.  Il  y  a  dans  tout  cela  beaucoup  plus  de  voleurs  et  d'assassins 
que  de  profonds  conspirateurs.  Les  véritables  conspirateurs  con- 
tre la  république ,  ce  sont  les  rois  de  l'Europe  et  les  passions  des 
républicains.  Pour  repousser  les  rois  de  l'Europe  et  leurs  régi- 
mens ,  nos  armées  suffisent ,  et  de  reste  :  pour  empêcher  nos  pas- 
sions de  nous  dévorer,  il  y  a  un  moyen,  mais  il  est  unique; 
hàlez-vous  d'organiser  un  gouvernement  qui  ail  de  la  force  et  qui 
mérite  de  la  coi ii  nce.  Dans  l'éiat  où  vos  querelles  laissent  !e 
gouvernement ,   une  démocratie  même  d'î  vingt-cinq  millions 


544  BOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1795). 

d'anges  serait  bientôt  en  proie  à  toutes  les  fureurs  et  à  toutes  les 
dissensions  de  l'orgueil  :  comme  a  dit  Jean-Jacques ,  il  faudrait 
vingt-cinq  millions  de  dieux  ,  et  personne  ne  s'est  avisé  d'en  ima- 
giner tant.  Mon  cher  Salles,  les  hommes  et  les  grandes  assem- 
blées ne  sont  pas  faits  de  manière  que  d'un  côté  il  n'y  ait  que  des 
dieux,  et  de  l'autre  que  des  diables.  Partout  où  il  y  a  des  hommes 
en  conflit  d'intérêts  et  d'opinions,  les  bons  mêmes  ont  des  pas- 
sions méchantes,  et  les  mauvais  mêmes,  si  on  cherche  à  pénétrer 
dans  leurs  âmes  avec  douceur  et  patience ,  sont  susceptibles 
d'impressions  droites  et  bonnes.  Je  trouve  au  fond  de  mon  ame 
la  preuve  évidente  et  invincible  de  la  moitié  au  moins  de  cette 
vérité:  je  suis  bon,  moi,  et  aussi  bon,  à  coup  sûr,  qu'aucun 
d'entre  vous  ;  mais  quand  au  lieu  de  réfuter  mes  opinions  avec  de 
la  logique  et  de  la  bienveillance,  on  les  repousse  avec  soupçon  et 
injure ,  je  suis  prêt  à  laisser  là  le  raisonnement ,  et  à  regarder  si 
mes  pistolets  sont  bien  chargés.  Vous  m'avez  fait  deux  fois  mi- 
nistre ,  et  deux  fois  vous  m'avez  rendu  un  très-mauvais  service  : 
ce  sont  les  dangers  qui  vous  environnent,  et  qui  m'environnent, 
qui  peuvent  seuls  me  faire  rester  au  poste  où  je  suis.  Un  brave 
homme  ne  demande  pas  son  congé  la  veille  des  batailles.  La  ba- 
taille, je  le  vois,  n'est  pas  loin  ;  en  prévoyant  que  des  deux  côtés 
vous  tirerez  sur  moi,  je  suis  résolu  à  rester.  Je  vous  dirai  à  cha- 
que instant  ce  que  je  croirai  vrai  dans  ma  raison  et  dans  ma  con- 
science :  mais  soyez  bien  avertis  que  je  prendrai  pour  guides  ma 
conscience  et  ma  raison ,  et  non  celles  d'aucun  homme  sur  la 
terre.  Je  n'aurai  pas  travaillé  trente  ans  de  ma  vie  à  me  faire  une 
lanterne ,  pour  laisser  ensuite  éclairer  mon  chemin  par  la  lan- 
terne des  autres. 

Salles  et  moi  nous  nous  séparâmes  en  nous  serrant  la  main,  en 
nous  embrassant  comme  si  nous  avions  été  encore  collègues  de 
l'Assemblée  constituante. 

Mon  opinion  sur  les  deux  côtés  de  la  Convention  nationale, 
dès  les  premières  pages  de  cet  exposé ,  a  dû  être  pressentie  :  mais 
comme  celte  opinion  était  établie  sur  des  observations ,  et  non 
pas  sur  des  passions,  sur  des  faits,  et  non  pas  sur  des  rêves  ; 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  545 

comme  la  plus  grande  partie  du  mal  que  les  hommes  se  font  a  sa 
cause  première  dans  la  manière  dont  ils  se  jugent  ;  comme  l'Eu- 
rope ,  qui  n'a  entendu  parler  du  côté  droit  que  par  le  côté  gau- 
che, et  du  côté  gauche  que  par  le  côté  droit ,  ne  peut  pas  trou- 
ver le  mot  de  tant  d'énigmes  sur  la  nation  française  et  sur  la  na- 
ture humaine  ;  je  crois  devoir  prononcer  ici  mon  opinion  tout 
entière  sans  détour ,  sans  voile ,  même  sans  ménagement.  Quand 
on  ne  veut  pas  faire  de  la  vérité  une  vengeance,  on  est  sûr  de 
n'en  pas  faire  une  injure  ;  et  les  législateurs  les  plus  dignes  de  ce 
titre  auguste,  sont  ceux  qui  reconnaissent  la  vérité  pour  la  légis- 
latrice du  monde. 

Parmi  les  membres  de  ce  côté  droit,  dont  le  supplice  a  cou- 
vert la  vie  et  les  talens  d'une  gloire  ineffaçable ,  quelques-uns 
étaient  chers  à  mon  cœur,  plusieurs  m'étaient  très-connus  :  j'a- 
vais rencontré  assez  souvent  Brissot  dans  le  monde  :  et  au  milieu 
de  ces  esclaves  superbes  et  frivoles ,  à  qui  leur  parure  et  leur 
faste  cichaient  leur  abaissement ,  nous  nous  étions  communiqué 
quelques-unes  de  ces  pensées  des  âmes  libres ,  et  quelques-unes 
de  ces  espérances  des  philosophes.  Il  cherchait  des  idées  dans  les 
livres  et  dans  les  langues  plus  que  dans  son  esprit;  il  écrivait  plus 
qu'il  ne  méditait:  sa  passion  pour  la  vérité,  plus  ardente  que 
profonde ,  l'entraînait  fréquemment  dans  ces  querelles  où  il  n'est 
question  d'abord  que  de  quelque  doctrine ,  où  il  n'est  question 
ensuite  que  de  quelques  personnes  :  mais,  au  milieu  d'une  grande 
activité  et  d'une  grande  pauvreté,  ses  mœurs  m'avaient  toujours 
parues  simples  et  pures,  et  son  ambition,  la  liberté  et  le  bonheur 
des  peuples.  Ce  sentiment  était  en  lui  une  religion  plus  encore 
qu'une  philosophie;  quoiqu'il  aimât  beaucoup  la  gloire,  il  aurait 
consenti  à  une  éternelle  obscurité  pour  être  le  Penn  de  l'Eu- 
rope ,  pour  convertir  le  genre  humain  en  une  communauté  de 
Quakers,  et  faire  de  Paris  une  nouvelle  Philadelphie.  Et  c'est  là 
l'homme  qu'on  a  fuit  mourir  comme  un  intrigant ,  comme  l\n 

CONSPIRATEUR  ! 

Au  mois  de  juillet  179!2,  à  ce  moment  où  la  liberté  naissante 
se  débattait  contre  les  complots  sentis,  mais  invisibles,  de  l'une 


346  DOCUMENS    CGiiPLÉMK;NfAIRBS(  4792-1793). 

dos  autorités  constituées,  je  fis  avec  Brissot ,  avec  Gensonné,  avec 
Guadé,  avec  Torné,  avec  Ducos,  avec  Cundorcet,  avec  Anio- 
nelle,  avec  Ker.vainl,  plusieurs  de  ces  diners  où  les  patriotes  se 
concertent,  tandis  que,  dans  d'autres  dîners,  les  tyrans  et  les 
esclaves  conspirent.  Là  tous  les  cœurs  ,  tous  les  vœux ,  tous  les 
projets  étaient  républicains.  On  ne  voyait  pas  seulement  que  la 
constitution  était  violée;  on  voyait  encore  qu'elle  donnait  à  l'un 
des  pouvoirs  les  moyens  de  la  violer  toujours.  La  nécessité  d'a- 
voir une  autre  consiituiion  pour  sauver  la  liberté  et  de  n'avoir 
pas  de  roi  était  convenue  pas  tous  :  les  avis  éiaient  divers  sur 
les  mesures  si  difficiles  à  bien  choisir  et  à  bien  suivre.  Le  mien 
était  qu'il  ne  fallait  pas  faire  de  petites  attaques;  qu'il  fallait  n'en 
faire  aucune  ,  ou  en  faire  une  très-grande  ;  qu'on  en  faisait  trop 
ou  trop  peu  ;  qu'on  faisait  prendre  à  la  multitude  l'habitude  de 
ces  mouvemens  qui  la  dépravent,  et  qui  lui  font  croire  qu'elle  est 
le  peuple;  qu'on  donnait  au  roi  les  moyens  de  se  revêtir  des  ap- 
parences dun  opprimé  ,  tandis  qu'il  n'était  qu'un  traître;  et 
qu'enfin,  si  l'msurreclion  devait  éclater,  l'Assemblée  légslative 
elle-même  devait  en  prendre  l'étendard  et  la  direction,  environ- 
ner le  château  d'une  armée  appelée  par  un  décret,  mettre  les 
scellés  sur  tous  les  papiers,  et  la  main  sur  toutes  les  preuves  de 
la  trahison. 

Ces  vues  n'étaient  pas  adoptées  ;  ce  qui  m'étonnait  peu  :  mais, 
je  l'avoue,  les  mesures  que  je  vois  suivre,  m'auraient  prodgieu- 
sement  étonné  si  je  n'avais  appi  is,  par  les  ex(  mples  de  toutes  les 
histoires,  combien  les  meilleurs  esprits  deviennent  mobiles,  incer- 
tains ,  lorsqu'ils  sont  ébranlés  de  tous  les  côtés  par  des  événemens 
dont  ils  ne  pénètrent  par  les  c^iuses  ,  et  dont  les  résultats  peuvent 
être  affreux  ;  si  je  n'avais  su  qu'au  milif  u  des  tempêtes  ,  les  pilo- 
tes les  plus  habiles ,  lorsqu'ils  craignent  de  mal  d  riger  le  gouver- 
nail, l'abandonnent  çt  mettent  leur  espérance  dans  les  vents  et 
dans  les  flots  prêts  à  les  engloutir.  Ceux  pour  qui  j'avais  le  plus 
d'es'ime  et  d'amitié  étaient  ceux  à  qui  je  montrais  avec  le  plus 
d'ingénuité  mon  opinion  sur  leur  conduite.  J'ai  eu  des  raisons  de 
croire  qu'ils  ne  m'en  estimaient  et  qu'ils  ne  m'en  aimaient  alors 


MÉMOIRES   DE    GARAT.  347 

que  davantage;  et  c'est  d'eux-mêmes ,  je  crois,  que  j'appris  que 
Merlin  de  Thionville  ouvrait  des  avis  semblables  au  mien  :  eu  lui 
cela  ne  paraissait  alors  que  valeur,  inlrdpidilé  miliiaire  ;  mais  il  y 
a  des  occasions  où  il  n'y  a  que  les  avis  magnanimes  qui  soient  des 
avis  sensés. 

C'est  dans  le  côté  droit  de  la  Convention  qu'étaient  presque 
tous  les  hommes  dont  je  viens  de  pailer  ;  je  ne  pouvais  y  voir  un 
autre  génie  que  cdui  que  je  leur  avais  connu.  Là  je  voyais  donc , 
et  ce  républicanisme  de  sentiment  qui  ne  consent  à  obéir  à  un 
homme  que  loi  sque  cet  homme  parle  au  nom  de  la  nation  et  comme 
la  loi  ;  et  ce  républicanisme  bien  p!us  rare  de  la  pensée  qui  a  dé- 
composé et  récomposé  tous  les  ressorts  de  l'organisation  d'une 
société  d'hommes  semblables  en  droits  comme  en  nature;  qui  a 
démêlé  par  quel  heureux  et  profond  artifice  on  peut  associer 
dans  une  grande  république  ce  qui  paraît  inassociable,  l'égaliié 
et  la  soumission  aux  magistrats;  l'agitation  féconde  des  esprits  et 
des  âmes,  et  un  ordre  constant,  immuable;  un  gouvernement 
dont  la  puissance  soit  toujours  absolue  sur  les  individus  et  sur  la 
multitude ,  et  toujours  soumise  à  la  nation  ;  un  pouvoir  exécutif, 
dont  l'appareil  et  les  formes,  d'une  splendeur  utile,  réveillent 
toujours  les  idées  de  la  grandeur  de  la  République ,  et  jamais  les 
idées  de  la  grandeur  d'une  personne. 

Dans  ce  même  côté  droit  je  voyais  s'asseoir  les  hommes  qui 
possédaient  le  mieux  ces  doctrines  de  l'économie  politique  qui  en- 
seignent à  ouvrir  et  à  élargir  tous  les  canaux  des  richesses  parti- 
culières  et  de  la  richesse  nationale;  à  composer  le  trésor  public 
avec  scrupule  des  portions  que  lui  doit  la  fortune  de  chaque  ci- 
toyen ;  à  créer  de  nouvelles  sources  et  de  nouveaux  fleuves  aux 
fortunes  particulières  par  un  bon  usage  de  ce  qu'elles  ont  versé 
dans  les  caisses  de  la  République  ;  à  protéger,  à  laisser  sans  li- 
rai les  tous  les  genres  d'industrie ,  sans  en  favoriser  aucune  ;  à  re- 
gaidi  r  les  grandes  propriétés  non  comme  ces  lacs  stériles  qui  ab- 
sorbent et  gardent  toutes  les  eaux  que  les  montagnes  versent  dans 
leur  hein ,  mais  conjme  des  réservoirs  nécessaires  poui-  mu  tiplier 
et  pour  accroît! e  les  gennes  de  !a  fécondité  universelle,  pour 


348  bOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES  (1792-1795  ). 

les  épancher  de  proche  en  proche  sur  tous  les  lieux  qui  seraient 
restés  dans  le  dessèchement  et  dans  la  stérilité  :  doctrines  admi- 
rables qui  ont  porté  la  liberté  dans  les  arts  et  dans  le  commerce 
avant  qu'elle  fût  dans  les  gouvernemens  ;  mais  propres  par  leur 
essence  à  l'essence  des  républiques;  seules  capables  de  donner  un 
fondement  solide  à  l'égalité ,  non  dans  une  frugalité  générale  tou- 
jours violée ,  et  qui  enchaîne  bien  moins  les  désirs  que  l'industrie, 
mais  dans  une  aisance  universelle  ,  mais  dans  ces  travaux  dont  la 
variété  ingénieuse  et  la  renaissance  continuelle  peuvent  seules  ab- 
sorber, heureusement  pour  la  liberté,  cette  activité  turbulente 
des  démocraties  qui ,  après  les  avoir  long-temps  tourmentées  ,  a 
fait  disparaître  les  républiques  anciennes  au  milieu  des  orages  et 
des  tempêtes  dont  leur  atmosphère  était  toujours  enveloppé. 

Dans  le  côté  droit  étaient  cinq  à  six  hommes  dont  le  génie  pou- 
vait concevoir  ,ces  grandes  théories  de  l'ordre  social  et  de  l'or- 
dre économique,  et  un  grand  nombre  d'hommes  dont  l'intelligence 
pouvait  les  comprendre  et  les  répandre  :  c'est  là  encore  qu'étaient 
allés  se  ranger  un  certain  nombre  d'esprits  naguère  très-impé- 
tueux ,  très-violens ,  mais  qui,  après  avoir  parcouru  et  épuisé  le 
cercle  entier  de  leurs  emportemens  démagogiques  ,  n'aspiraient 
qu'à  désavouer  et  à  combattre  les  folies  qu'ils  avaient  propagées; 
c'est  là,  enfin,  que  s'asseyaient,  comme  les  hommes  pieux  s'age- 
nouillent aux  pieds  des  autels,  ces  hommes  que  des  passions  dou- 
ces ,  une  fortune  honnête  et  une  éducation  qui  n'avait  pas  été  né- 
ghgée,  disposaient  à  honorer  de  toutes  les  vertus  privées  la  ré- 
pubhque  qui  les  laisserait  jouir  de  leur  repos,  de  leur  bienveil" 
lance  facile  et  de  leur  bonheur. 

En  détournant  mes  regards  de  ce  côté  droit  sur  le  côté  gauche, 
en  les  portant  sur  la  Montagne,  quel  contraste  me  frappait! 
Là  je  voyais  s'agiter  avec  le  plus  de  tumulte,  un  homme  à  qui 
sa  face  couverte  d'un  jaune  cuivré  donnait  l'air  de  sortir  des  ca- 
vernes sanglantes  des  antropophages  ,  ou  du  seuil  embrasé  des 
enfers  ;  qu'à  sa  marche  convulsive ,  brusque ,  coupée ,  on  recon- 
naissait pour  un  de  ces  assassins  échappés  aux  bourreaux ,  mais 
non  aux  furies,  et  qui  semblent  vouloir  anéantir  le  genre  humain, 


MÉMOIRES  DE   GARAT.  349 

pour  se  dérober  à  l'effroi  que  la  vue  de  chaque  homme  leur  in- 
spire. Sous  le  despotisme  qu'il  n'avait  pas  couvert  de  sang  comme 
la  liberté ,  cet  homme  avait  eu  l'ambition  de  faire  une  révolution 
dans  les  sciences  ;  et  on  l'avait  vu  attaquer,  par  des  systèmes  au- 
dacieux et  plats  les  plus  grandes  découvertes  des  temps  modernes 
et  de  l'esprit  humain.  Ses  yeux,  errans  sur  l'histoire  des  siècles, 
s'étaient  arrêtés  sur  la  vie  de  quatre  ou  cinq  grands  extermi- 
nateurs, qui  ont  changé  les  cités  en  déserts,  pour  repeupler 
ensuite  les  déserts  d'une  race  formée  à  leur  image  ou  à  celles  des 
tigres  ;  c'est  là  tout  ce  qu'il  avait  retenu  des  annales  des  peuples; 
tout  ce  qu'il  en  savait  et  qu'il  voulait  imiter.  Par  un  instinct  sem- 
blable à  celui  des  bêtes  féroces,  plutôt  que  par  une  vue  profonde 
de  la  perversité,  il  avait  aperçu  à  combien  de  folies  et  de  forfaits  il 
est  possible  d'entraîner  un  peuple  immense  dont  on  vient  de  bri- 
ser les  chaînes  religieuses  et  les  chaînes  politiques  :  c'est  l'idée 
qui  a  dicté  toutes  les  feuilles,  toutes  ses  paroles,  toutes  ses  ac- 
tions. Et  il  n'est  tombé  que  sous  le  poignard  d'une  femme  !  et 
plus  de  cinquante  mille  de  ses  images  ont  été  érigées  sur  le  sein 
de  la  République. 

A  ses  côtés  se  plaçaient  des  hommes  qui  n'auraient  pas  conçu 
eux-mêmes  de  pareilles  atrocités ,  mais  qui ,  jetés  avec  lui ,  par 
un  acte  d'une  extrême  audace ,  dans  des  événemens  dont  la  hau- 
teur les  étourdissait  et  dont  les  dangers  les  faisaient  frémir ,  en 
désavouant  les  maximes  du  monstre,  les  avaient  peut-être  déjà 
suivies,  et  n'étaient  pas  fâchés  qu'on  craignît  qu'ils  pussent  les 
suivre  encore.  Ils  avaient  horreur  de  Marat,  mais  ils  n'avaient 
pas  horreur  de  s'en  servir.  Ils  le  plaçaient  au  milieu  d'eux ,  ils 
le  mettaient  en  avant,  ils  le  portaient,  en  quelque  sorte,  sur  leur 
poitrine  comme  une  tète  de  Méduse.  Comme  l'effroi  que  répan- 
dait un  pareil  homme  était  partout,  on  croyait  le  voir  partout 
lui-même;  on  croyait,  en  quelque  sorte,  qu'il  était  toute  la  Mon- 
tagne, ou  que  toute  la  Montagne  était  comme  lui.  Parmi  les 
chefs,  en  effet,  il  y  en  avait  plusieurs  qui  ne  reprochaient  aux 
forfaits  de  Marat  que  d'être  un  peu  trop  sans  voiles. 

Mais  parmi  les  chefs  mêmes  (el  c'est  ici  que  la  vérité  me  sépare 


350  bOCUMENS    COMPLÉMENTAIRES  (47t)2-i793). 

de  l'opinion  de  beaucoup  d'honnêtes  gens  )  ;  parmi  les  chefs 
mêmes  étaient  un  grand  nombre  qui,  liés  aux  autres  par  les  évë- 
nemens  bemcoup  plus  que  par  leurs  sentimens,  tournaient  des 
regards  et  des  regrets  vers  la  sagesse  et  vers  l'humanité  ;  qui  au- 
rait nt  eu  beaucoup  de  vertus  et  qui  auraient  rendu  beaucoup  dé 
services  à  l'instant  où  on  aurait  commencé  à  les  en  croire  capa- 
bles. Sur  la  Montagne  se  rendaient ,  comme  à  des  postes  mili- 
taires, ceux  qui  avaient  beaucoup  la  passion  de  la  liberté  et  peu 
la  théorie;  ceux  qui  croyaient  l'égalité  menacée  ou  même  rompue 
par  la  grandeur  des  idées  et  par  1  élégance  du  langage;  ceux  qui, 
élus  dans  les  hameaux  et  dans  les  ateliers  ,  ne  pouvaient  recon- 
naître un  républicain  que  sous  le  costume  qu'ils  portaient  eux- 
mêiues;  ceux  qui ,  entrant  pour  la  première  fois  dans  la  carrière 
de  la  révolution,  avaient  à  signaler  cette  impétuosité  et  celte 
violence  par  laquelle  avait  commencé  la  g'oire  de  presque  tous  les 
grands  révoluiionnaires;  ceux  qui,  jeunes  encore  et  p!us  faits 
pour  servir  la  république  dans  les  armées  que  dans  le  sanctuaire 
des  lois ,  ayant  vu  naître  la  république  au  bruit  de  la  foudre  , 
croyaient  quec'était  toujours  au  bruit  de  la  foudre  qu'il  fallait  la 
conserver  et  proinulguer  ses  décrets.  A  ce  côté  gauche  allaient 
encore  chercher  un  asile  plutôt  qu'une  place  plusieurs  de  ces  dé- 
putés qui ,  ayant  été  élevés  dans  les  castes  proscrites  de  la  no- 
blesse et  du  sacerdoce,  quoique  toujours  purs,  étaient  toujours 
exposés  aux  soupçons,  et  fuyaient  au  haut  de  la  Montagne  l'ac- 
cusation de  ne  pas  atteindre  à  la  hauteur  des  principes:  là  allaient 
se  nourrir  de  leurs  soupçons  et  vivre  au  milieu  des  fantômes,  ces 
caractères  graves  et  mélancoliques  qui ,  ayant  aperçu  tiop  sou- 
vent la  fausseté  unie  à  la  politesse,  ne  croient  à  la  vertu  que  lors- 
qu'elle est  souibre,  et  à  la  liberté  que  lorsqu'elle  est  farouche: 
là  siégaient  queltiues  esprits  qui  avaient  pris  dans  les  sciences 
exactes  de  la  raideur  en  même  temps  que  de  la  rectitude ,  qui , 
fiers  de  posséder  des  lumières  immédiatement  applicables  aux 
ans  mécaniques,  aux  artisans,  étaient  bien  aises  de  se  séparer 
parleur  place,  comme  parleur  déduin,  deces  hommesde  lettres, 
de  ces  philosophes  dont  les  lumières  ne  sont  pas  si  promptement 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  531 

Utiles  aux  tisserands  et  aux  forgerons ,  et  n'arrivent  aux  individus 
qu'après  avoir  éclairé  la  société  tout  entière:  là  enfin  devaient 
aimer  à  voler,  quels  que  fussent  d'ailleurs  leur  esprit  et  leurs 
talens ,  tous  ceux  qui ,  par  les  ressorts  trop  tendus  de  leur  ca- 
ractère, étaient  disposés  à  aller  au-delà  plutôt  qu'à  rester  tn-deçù 
de  la  borne  qu'il  fallait  marquer  à  l'énergie  et  à  l'élan  révolu- 
tionnaire. 

Tv  lie  était  l'idée  que  je  me  formais  des  élémens  des  deux  côtes 
de  la  Convention  nationale. 

A  juger  chaque  côté  par  la  majorité  de  ses  élémens,  tous  les 
deux ,  dans  des  gf^nres  et  dans  des  degrés  dilïérens ,  devaient  me 
paraître  capables  de  rendre  de  grands  services  à  la  république: 
le  côté  droit  pour  org.miser  l'intérieur  avec  sagi  sse  et  avec  gran- 
deur ;  le  cô  é  gauche  pour  faire  passer  de  leurs  âmes  dans  l'ame 
de  tous  h  s  Français  ces  passions  républicaines  et  populaires  si 
nécessaires  à  une  nation  assiiillie  de  toutes  parts  par  la  meute  des 
rois  et  p  ir  la  soldatesque  de  1  Europe. 

Dans  le  côté  droit  je  voyais  plus  le  génie  de  la  Répub'ique  ; 
dans  le  côté  gauche  j'en  voyais  plus  la  passion.  Je  ne  me  dissi- 
mulais point  du  tout  que  le  génie  seul  était  capable  de  sauver  et 
de  créer  la  Riipubli(pie  qui  n'était  encore  que  décréiée ,  et  que  les 
passions,  si  elles  étaient  ou  seules  ou  dominantes,  étaient  capa- 
bles de  la  perdre  :  aussi  ce  côté  gauche,  qui  n'était  jamais  l'objet 
de  mes  soupçons,  l'éiait-il  continuellement  de  mes  appréhensions. 
Là ,  en  effet ,  je  voyais  quelques  chefs  mettre  hautement  les 
atrocités  parmi  les  mesures  révo  ulionnaires  :  le  grand  nombre 
livré  à  ces  mouvemens  q  Ton  er:  traîne  si  aisément  à  tous  les  excès 
lorsqu'on  donne  aux  excès  un  nom  qui  les  consacre  ;  et  un  esprit 
général  toujours  prêt  à  faire  consster  son  devoir  et  sa  gloiie, 
laîilôt  à  allumer  le,  fureurs  de  la  multiiudp ,  tantôt  à  s'en  laisser 
domner.  On  avait  donné  à  ce  côté  le  nom  de  la  Monlacjne ,  et  je 
disiis  souvent  qu'il  ne  fallait  l'appeler  que  le  volcan:  c'était  un 
volcan  en  effet  d'où  se  précipitaient  en  torrens  toutes  les  passions 
embrasées  par  l'apparition  subite  d'une  grande  République  au 
milieu  dugeme  humain,  par  une  révolution  qui ,  en  restituant 


'•^     '^  '  ^^     X«MW  «» 


r  et 


*ê , 


'p/ê 


(.«f. 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  3o5 

sonnelles,  c'est  ce  sacrifice  continuel  du  moi  humain  qu'on  ne 
fait  {juèrc  qu'au  dieu  inconnu  qu'on  vient  de  découvrir  et  à  la  pa- 
trie qu'on  a  adorée  dès  le  berceau.  A  l'instant  où  les  passions 
personnelles  furent  dans  les  deux  côtés  de  la  Convention,  les 
torts  ne  furent  plus  d'un  seul  côté,  mais  des  deux.  Si  je  ne  l'a- 
vais pas  vu  moi-même  et  plusieurs  fois,  je  ne  le  croirais  pas:  il  a 
été  fait  par  des  hommes  de  bien  à  des  hommes  airoces  des  in- 
culpations qui  n'étaient  ni  vraies  ni  vraisemblables. 

Pour  discerner  les  choses ,  il  ne  faut  en  être  ni  trop  près  ni 
trop  loin.  De  trop  près  la  vue  se  confond ,  de  trop  loin  la  chose 
disparaît.  Il  y  a  eu  dans  les  luttes  de  la  Convention  nationale  des 
circonstances  que  les  spectateurs  éloignés  n'ont  pu  voir  avec  les 
yeux  les  plus  perçans ,  et  que  les  combatians  eux-mêmes  n'ont 
pu  distinguer,  précisément  parce  qu'elles  se  passaient  entre  eux 
et  en  eux.  Je  n'étais  pas  fail  pour  mieux  voir,  niais  j'étais  mieux 
placé,  plus  au  vrai  jour.  Il  y  a  donc  eu  quelques  secrets  des  es- 
prits et  des  cœurs  qui  n'ont  pu  m' échapper  :  ce  sont  quelquefois 
des  nuances,  mais  de  ces  nuances  qui  donnent  aux  choses  tout 
leur  caractère  ,  et  aux  événemens  toute  leur  force.  Par  exem- 
ple, les  deux  côtés  se  sont  réciproquement  et  continuellement 
accusés  de  conspirer  contre  la  république  ;  ils  se  sont  renvoyé  la 
conspiration  de  d'Oi  léans,  de  Dumourier,  toutes  les  conspirations 
qu'il  était  possible  de  craindre  ou  d'imaginer,  comme  dans  une 
dispute,  qui  a  cesse  d'être  polie,  des  esprits  émus  d'orgueil  et  de 
colère  se  renvoient  les  qualifications  de  fou  ,  d'opiniâtre.  On  di- 
sait d'un  législateur  qu'il  était  un  conspirateur,  aussi  facilement 
que  d'un  écrivain  qu'on  n'aime  pas  ,  qu'il  est  un  sot.  Pourquoi 
des  deux  parts  une  accusation  si  grave  éiait-elle  faite  avec  si  peu 
de  preuves? 

Voici  ce  que  j'ai  cru  en  apercevoir. 

Si  le  côté  droit  avait  accusé  simplement  le  côté  gauche  de  bar- 
barie et  d'ignorance,  de  mettre  la  fureur  à  la  place  de  l'énergie, 
de  confondre  les  passions  do  l'homme  qu'il  faut  réprimer,  avec 
ses  droits  qu'il  faut  établir  ;  de  conduire  le  riche  à  la  pauvreté  et 
le  pauvre  à  l'indigence,  par  la  folle  idée  de  IT'gaiilé  des  fortunes, 

T.  WIW,  "2", 


554  DOCUMENS  COMPLEMENTAIRES  (  4792-1793). 

qui  n'a  jamais  produit  que!'cgal;té  de  misère;  d'exposer  enfin  la 
république  par  les  excès  du  républicanisme  :  loin  de  perdre  le 
côté  gauche  par  ces  reproches ,  on  eût  donné  plus  d'éclat ,  peut- 
être,  à  sa  popularité  et  à  son  influence;  on  l'eût  rendu  plus  cher 
lï  cette  multitude  qui  n'est  pas  !a  nation ,  mais  dont  les  cris  se 
font  entendre  de  toutes  parts ,  tandis  que  la  véritable  voix  de  la 
nation  se  fait  si  rarement  entendre.  Ces  reproches  suffisaient, 
du  reste ,  pour  déshonorer  des  législateurs  aux  yeux  de  tout  ce 
qui  raisonne  et  pense  sur  la  terre:  mais,  à  l'époque  où  nous 
étions,  il  fallait  en  France,  et  surtout  à  Paris,  une  autre  accu- 
sation pour  les  perdre  ,  il  fallait  celle  de  conspirer  contre  la  ré- 
publique. 

Si  le  côté  gauche  avait  accusé  simplement  le  côté  droit  de  vou- 
loir mettre  l'orgueil  et  la  puissance  des  taiens  à  la  place  de  l'or- 
gueil et  de  la  puissance  du  trône;  de  vouloir  contenir  les  droits 
de  l'homme  dans  une  enceinte  trop  resserrée  pour  les  passions  ; 
d'établir  le  nouvel  art  social  sur  des  principes  dont  l'ignorance 
ne  peut  pas  avoir  facilement  l'intelligence  ;  de  fonder  l'économie 
politique  sur  des  lois  qui  ne  mettraient  la  nation  entière  dans 
l'aisance  qu'après  avoir  mis  les  propriétaires  aisés  dans  une 
grande  prospérité  ;  de  chercher  enfin  un  régime  dans  lequel 
tous  ies  mouvemens  des  individus  et  du  corps  social  seraient  li- 
bres et  hardis ,  mais  non  ardens  et  impétueux  :  avec  de  tels  re- 
proches on  eût  pu  armer  encore  quelques  furieux  contre  le  côté 
droit,  niiis  il  n'y  aurait  pas  eu  là  de  quoi  fomenter  une  insur- 
rection dans  la  multitude  même  de  Paris  :  il  fallait  une  autre  ac- 
cusation ,  il  fallait  l'accusation  de  conspirer  contre  la  république. 

Au  commencement  ces  accusations  n'étaient ,  peut-être ,  ou 
que  des  soupçons  de  la  haine ,  ou  que  des  injures  atroces  de  la 
colère  emportée  hors  de  toutes  les  bornes  :  elles  finirent  par  être 
une  conviction  profonde  des  esprits  ;  et  alors  je  tremblai  pour  la 
Convention  et  pour  la  république. 

Des  hommes  qui  s'accusaient  réciproquement  du  plus  grand 
des  attentats ,  loia  de  se  croire  obligés  à  quelque  ménagement 
les  un^  envers  les  autres  ,  regardaient  la  ruine  et  la  mort  de  leurs 


MÉMOIRES   DF.   GARAT.  S35 

ennemis  comme  leur  devoir  le  plus  sacré:  les  uns  ne  parlaient 
que  de  se  lever  contre  d'ambitieux  dominateurs,  les  autres  que 
de  remettre  le  glaive  de  la  république  ù  des  juges  capables  de 
discerner  et  de  frapper  de  mort  les  anarchistes  et  les  royalistes. 
Pendant  long-temps  la  question  de  l'ordre  du  jour  fut  de  savoir 
lequel  des  deux  côtés  organiserait  le  tribunal  et  le  composerait  ; 
ce  qui ,  dans  le  sens  de  plusieurs ,  au  moins ,  était  la  question  de 
savoir ,  qui  enverrait  à  l'échafaud,  et  qui  y  serait  envoyé;  en  at- 
tendant que  les  formes  des  massacres  judiciaires  ou  des  justices 
légales  fussent  décidées ,  on  ne  parlait  dans  les  rues,  dans  les 
groupes  et  dans  les  tribunes  que  de  sauver  la  patrie  ;  le  nom 
sacré  de  Brutus  était  invoqué  par  des  hommes  qui  ne  respiraient 
que  l'assassinat:  chaque  jour  on  annonçait  un  massacre  pour  le 
jour  suivant ,  et  ces  menaces  ne  partaient  pas  toujours  des  Ja- 
cobins, elles  se  faisaient  aussi  quelquefois  contre  eux,  etc,  etc. 
Ce  n'était  pas  là  des  choses  à  dénoncer;  elles  se  disaient  publi- 
quement, hautement;  on  ne  s'en  cachait  pas,  on  s'en  vantait  : 
c'était  depuis  long-temps  le  ton  général  des  discours  dans  les  so- 
ciétés populaires,   dans  les  sections,  dans  certaines  feuilles. 
Hélas  !  les  hommes  les  plus  purs  seraient  effi-ayés  de  remonter  à 
la  première  et  véritable  source  de  ces  fureurs  du  langage  qui 
représentaient  les  fureurs  des  âmes!  Dès  l'origine  de  cette 
éclipse  presque  totale  de  toutes  les  lumièr-es  de  la  raison  et  de 
tous  les  senlimens  de  l'humanité ,  j'avais  été  profondément  per- 
suadé que  toutes  ces  tempêtes  avaient  leu^s  causes  dans  les  divi- 
sions de  la  Convention  nationale  ;  que  s'il  était  possible  de  les 
faire  cesser ,  tout  cesserait  avec  elles  ;  que  si  on  pouvait  au  moins 
les  faire  suspendre,  tout  serait  suspendu  ;  qu'au  dehors  les  scé- 
lérats qui  pouvaient  être  capables  de  concevoir  quelque  grand 
attentat,  étaient  par  eux-mêmes  incapables  de  l'exécuter;  que 
tout  fléchirait  aisément  et  proniptement  sous  l'autorité  de  la  Con- 
vention nationale  réunie  ;  que  dans  son  sein  seul  pouvaient  se 
former  les  orages  (|u'on  pût  redouter  pour  elle  et  pour  la 
France. 
J'étais  également  persuadé  que  dans  le  sein  de  la  Convention 


5o(>  DOCUMENS  COMPLéMËNTAlRES  (1702-1793). 

ces  hommes  affreux  dout  il  fallait  toîjjours  attendre  toutes  les 
atrocités,  et  jamais  de  bons  scnlimens,  n'étaient  pas  ceux  qu'il 
liallait  le  plus  redouter  :  que  les  plus  redouîab'es  étaient  ceux  qui , 
pouvant  faire  de  grandes  choses  et  de  grandes  foutes,  se  voyaient 
outragés  dans  toutes  leurs  intentions ,  quoiqu'ils  en  eussent  d'ex- 
cellentes; à  qui  on  ne  parlait  que  de  leurs  crimes  ,  dont  on  n'avait 
pas  la  preuve,  lorsqu'ils  demandaient  à  s'associer  aux  bonnes 
actions;  qu'on  menaçait  de  la  guerre,  lorsqu'ils  offraient  la  paix; 
et  qui ,  confondus  injustement  avec  des  scélérats ,  pouvaient  s'en 
servir  un  instant  pour  écarter  une  fois  pour  toutes  de  leur  léte 
la  hache  dont  on  leur  parlait  dans  chaque  discours  et  dans  cha- 
que feuille. 

Telles  étaient  les  idées  dont  je  me  faisais  comme  autant  de 
phares  pour  diriger  nia  conduite  dans  ces  ténèbres  qui  envelop- 
paient tout,  et  au  milieu  desquelles  erraient  toutes  les  haines, 
toutes  les  terreurs  et  toutes  les  fureurs. 

Le  but  que  je  m'étais  marqué,  et  dont  je  ne  me  suis  jamais 
écarté ,  c'était  de  chercher  à  éclairer  le  soupçon ,  à  tempérer  la 
haine;  et  pour  cela,  ce  n'était  pas  l'adresse  et  la  politique  que 
j'employais,  c'était  la  morale  et  la  vérité  adoucies  par  l'expres- 
sion de  la  bienveillance.  Sans  cesse  je  cherchais  à  réunir  ou  chez 
moi  ou  ailleurs  les  membres  qui  exerçaient  ou  pouvaient  exercer 
alors  la  plus  grande  influence  sur  les  deux  côtés ,  et  dont  la 
réunion  aurait  amené  celle  de  leurs  partis.  En  ne  se  voyant  que 
dans  l'Assemblée,  ils  ne  se  voyaient  que  dans  l'arène;  et  il  y  a 
bien  peu  de  paix  qui  se  fassent  sur  les  champs  de  bataille.  Les 
dîners  que  je  donnais  étaient  fréquemment  calomniés  aux  Jaco- 
bins; mais  j'avais  compté  sur  la  calomnie ,  et  ce  n'était  pas  d'elle 
que  j'attendais  qu'elle  remarquerait  que  mes  dîners  ne  ressem- 
blaient pas  au  moins  à  ceux  où  on  ne  voyait  que  des  Jacobins  et 
à  ceux  où  on  ne  voyait  que  des  Girondins.  Obligé  par  mes  fonc- 
tions mèaies  d'avoir  continuellement  des  entretiens,  tantôt  avec 
des  membres  du  côlé  droit ,  tantôt  avec  des  membres  du  côté 
gauche ,  je  ne  disais  pas  à  ceux  du  côté  gauche ,  le  côté  droit  est 
anstucrale  et  royaliste;  je  ne  disais  pas  à  ceux  du  côté  droit  : 


MÉMOIRES    DE    GARAT.  357 

le  côlé  gauche  n'est  peuplé  que  de  conspirateurs  et  d'anarchistes  ; 
je  leur  disais  à  tous  :  les  deux  côtés  se  liaissent  mortellement,  et 
tous  les  deux  aiment  la  répubrique  ;  l'un  des  deux,  à  mon  avis, 
connaît  mieux  les  principes  de  tordre  social ,  mais  tous  les  deux 
veulent  l'ordre  qu'ils  conçoivent;  aucun  n'est  ni  anarchiste  par  sijS' 
tème,  ni  royaliste  par  projet,  mais  l'anarchie  peut  durer,  elle 
royalisme  peut  s' établir  par  les  combats  des  deux  côtés. 

Je  puis  appeler  ici  en  témoignajje  tous  les  membres  ,  de  qud- 
que  parli  et  de  quelque  opinion  qu'ils  aient  été,  avec  qui  j'ai  pu 
avoir  des  entretiens  sur  ces  grands  intérêts  de  la  république  ; 
mais  entre  ceux  qui  n'ont  pas  été  tués ,  il  en  est  un  avec  lequel 
j'ai  eu  un  entretien  qui  m'a  laissé  un  souvenir  plus  ineffaçable, 
parce  qu'il  fut  plus  long ,  et  aussi  parce  qu'il  eut  !ieu  en  présence 
d'un  homme  dont  on  m'a  soupçonné  ,  moi ,  d'être  le  complice  : 
Pache.  Le  député  que  j'interpelle  ici ,  c'est  Thibault  :  je  m'en 
rapporte  à  sa  mémoire  et  à  sa  conscience;  qu'il  dise  comment 
devant  Pache,  à  qui  il  parla  lui-même  en  homme  loyal  et  coura- 
geux, j'ai  parlé  de  ces  députés  poursuivis  par  la  Commune  de 
Paris;  qu'il  dise  si  en  fiiisani  des  reproches  à  leurs  passions,  je 
n'ai  pas  rendu  d'authentiques  témoignages  à  leurs  vertus  répu- 
blicaines ! 

Je  ne  parlais  pas  seulement  aux  membres  des  deux  côtés 
de  la  Convention  des  événemens  dans  lesquels  ils  étaient  eux- 
mêmes  acteurs  ,  et  dans  lesquels  nous  pouvions  être  tous  vicii- 
mes;  les  faits  que  nous  avions  sous  les  yeux  me  rappelaient  ceux 
qui  étaient  dans  ma  mémoire,  et  j'en  tirais  des  rapprothemcns  et 
des  exemples  pour  en  faire  sortir  de  grandes  leçons.  Je  leur 
prouvais  par  une  fonle  de  citatio-s  historiques  que  l'esprit  de 
parti,  qu'il  est  si  difficile  de  bannir  entièrement  de  chez  les  peuples 
libi'es ,  estbien  plus  funeste  aux  peuples  qui  ne  sont  p.'is  constitués 
encore  qu'aux  peuples  qui  le  sont  déjà.  Chez  les  derniers,  leur 
disiis-je,  par  son  action  et  par  sa  réaction ,  l'esprit  de  parti  tend 
les  ressorts  du  gouvernement  ;  chez  les  autres,  il  empêche  les 
ressorts  de  se  former,  de  s'engrener,  de  prendre  leurs  habitudes 
d'attraction  et  de  répulsion.  En  Angleterre,  par  exemple,  les 


OOS  BOCUMEWS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1795  ). 

partis  du  ministère  et  de  l'opposition  ne  sont  pas  seulement  dans 
le  parlement  ;  ils  sont  dans  les  trois  royaumes  :  mais  chaque  parti 
sait  ce  qu'il  veut,  et  ce  que  veut  l'autre;  le  parti  de  l'opposition 
tend  évidemment  à  agrandir  la  puissance  législative  ;  le  parti  mi- 
nistériel tend  évidemment  à  agrandir  la  puissance  executive.  Tout 
s'arrange  autour  de  ces  deux  centres  d'action  ;  les  partis  mêmes, 
en  quelque  sorte,  sont  constitués,  leurs  luttes  mêmes  sont  orga- 
nisées. Tantôt  l'un  gagne  du  terrein,  et  tantôt  l'autre;  mais  comme 
d'aucune  part  les  bornes  ne  sont  posées  très-distinctement  et  très- 
haut  ,  il  y  a  une  certaine  enceinte  dans  laquelle  les  deux  partis 
peuvent  avancer  et  reculer ,  sans  que  la  constitution  soit  violée  • 
le  moment  où  eile  le  serait  réellement  et  fortement ,  serait  pour  la 
lil.-erté  le  signal  d'un  combat  et  d'un  triomphe  :  car,  quoiqu'il  y 
ait  deux  partis  pour  la  constitution,  il  n'y  en  a  qu'un  pour  la  li- 
berté ;  tous  les  Anglais  veulent  être  libres.  Sans  cette  agitation  , 
dont  les  heureuses  secousses  sont  peut-être  nécessaires  au  climat 
el  au  tempérament  profondément  mélancolique  des  Anglais , 
sans  cette  espèce  de  jeu  où  lu  crainte  et  l'espérance  les  remuent 
et  ne  les  tourmentent  pas,  lis  regarderaient  moins  à  leur  constitu- 
tion, ils  l'observeraient  et  la  connaîtraient  moins;  les  Anglais  s'ob- 
serveraient et  se  connaîtraient  moins  eux-mêmes.  Là  l'esprit  de 
parti,  qui  empêche  peut-être  la  constitution  de  se  perfectionner, 
la  maintient  donc,  et  il  verse  dans  tout  !e  corps  de  la  nation  les 
lumières ,  sinon  les  plus  vives ,  au  moins  les  plus  indispensables.   • 

Voyez ,  au  contraire,  les  effets  terribles  que  produit  l'esprit  de 
parti  lorsqu'il  jette  de  profondes  racines  dans  une  république 
avant  qu'elle  ait  un  gouvernement  :  ouvrez  l'histoire  de  Florence 
par  ]\Iachiavel ,  et  vous  frémirez.  Là,  comme  la  constitution  n'est 
pas  formée  encore,  et  que  les  citoyens  se  sont  divisés  en  y  tra- 
vaillant, il  n'y  a  dans  les  querelles  aucun  point  fixe,  distinct, 
innnuable  :  les  partis  ne  s'attachent  pas  à  des  pouvoirs  diiférens 
de  la  consiitu'ion  ;  ils  s'acharnent  les  uns  contre  les  autres.  On  ne 
combat  plus  bientôt  pour  savoir  quel  principe  ou  quel  ressort 
doit  prédominer,  mais  pour  savoir  quelle  famille  dominera. 
Quand  l'une  est  exterminée,  ou  a  fait  sa  paix,  la  guerre  recom- 


MÉMOJllES    Dt    G.AKif.  359 

mence  entre  d'autres  familles.  Personne  ne  connaît  les  vues  de 
ses  ennemis  :  peu  de  gens  connaissent  leurs  propres  vues  :  on 
n'en  a  point  ;  ou  n'a  que  des  passions  :  mais  précisémei.t  parce 
qu'on  n'a  point  de  vues  on  s'en  prête  réciproquement,  et  ce  sont 
toujours  les  plus  horribles ,  c'est-à-dire,  les  plus  criminelles  en- 
vers la  république.  Comme  les  partis  succèdent  perpétuellement 
à  des  partis,  comme  ils  se  divisent  el  se  subdivisent,  !e  moment  ne 
tarde  pas  d'arriver  où  il  n'y  a  plus  d'union  même  entre  les  mem- 
bres d'une  même  faction  :  la  nation  entière  est  dissoute;  les  par- 
tis mêmes  sont  dissous  :  on  n'aperçoit  que  les  individus  errans  les 
uns  à  côté  des  autres  avec  frayeur  et  fureur,  jetant  les  uns  sur 
les  autres  des  rejjards  iremblans  et  menaçans  :  on  ne  poite  plus 
l'arme  des  batailles ,  le  glaive ,  mais  l'arme  des  assassinats,  le  poi- 
gnard. Toute  vérité  et  toute  morale  ont  disparu  ;  chaque  parole 
est  un  mensonge,  chaque  action  est  un  vice  ou  un  crime.  Le  gé- 
nie même  trompé  par  son  guide  le  plus  fidèle,  l'expérience,  re- 
garde la  justice  comme  une  chimère,  et  il  trace  des  préceptes 
profonds ,  il  rédige  des  corps  de  doctrine  pour  l'imposture  et 
pour  la  tyrannie  :  celte  malheureuse  république  ne  peut  plus 
trouver  un  asile  contre  elle-même  que  dans  le  tombeau  du  des- 
potisme :  ce  tombeau  s'ouvre,  elle  s'y  précipite  el  s'y  trouve  bien. 

Ce  malheur,  ajoutais-je,  qui  dans  Florence  n'a  élé  que  pour 
l'Italie ,  et  qui  dans  la  France  serait  pour  le  genre  humain ,  vous 
effraie-t-il  trop  peu,  parce  qu'il  vous  paraît  éloigné,  et  aussi 
parce  que  vous  croyez  au  bon  génie  et  à  la  bonne  fortune  de  la 
France?  Voyez  à  côlé  de  vous  un  danger  qui  vous  touche  et  vous 
presse  :  j'en  trouve  encore  la  prophétie  dans  celte  même  histoire 
de  Florence  :  Usez  avec  moi  cette  page,  je  l'ai  marquée  pour  vous 
la  lire  à  tous. 

<  Les  Florentins  pourvurent  à  leur  défense,  et  les  principaux 
citoyens  armèrent  pour  leur  compte.  De  ce  nombre  étaient  les 
Albizùel  les  Ricci,  deux  familles  jalouses  qui  voulaient,  chacune 
ù  l'exclusion  de  l'autre,  parvenir  seules  aux  magistratures:  elles 
n'avaient  encore  laissé  voir  leui  s  haines  que  dans  les  conseils,  où 
elles  aimaient  à  se  contredire  ;  mais ,  toute  la  ville  se  trouvant  en 


360  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1795  ). 

armes,  elles  furent  sur  le  point  d'en  venir  aux  mains,  parce 
qu'un  faux  bruit  s'éiant répandu  qu'elles  marchaient  l'une  contre 
l'autre ,  elles  y  marchèrent  en  effet,  chacune  des  deux  se  croyant 
attaquée.  > 

Dans  ces  horribles  convulsions,  les  deux  côtés  me  paraissaient 
menacés,  mais  c'est  pour  le  côté  droit  surtout  que  je  tremblais, 
son  danger  étant  le  plus  prochain  puisque  les  forces  du  côté  en- 
nemi étaient  ici  même;  c'était  de  ses  lumières  aussi  que  j'atten- 
dais le  plus  de  prudence  ;  c'est  à  ses  n;embres  que  j'adressais  sans 
cesse  et  mes  observations  et  mes  supplications. 

Combien  de  fois  j'ai  conjuré  Brissot,  dont  le  talent  se  fortifiait 
dans  ces  combats,  de  modérer  l'usage  de  sa  force  pour  irriter 
moins  ses  ennemis!  Combien  de  fois  j'ai  conjuré  Guadetde  re- 
noncer quelquefois  au  moins  aux  triomphes  de  celte  éloquence 
qu'on  puise  dans  les  passions,  mais  qui  les  nourrit  et  les  en- 
flamme! 

Pour  renverser  le  trône ,  leur  disuis-je,  vous  avez  vous-mêmes 
ou  excité  ou  excusé  les  mouvemcns  et  les  emporleniers  da  la 
multitude  de  Paris;  elle  en  a  pris  l'habitude;  il  faut  la  lui  faire  per- 
dre ;  mais  on  ne  perd  pas  une  habitude  aussi  vite  qu'on  la  prend  ; 
et  si  vous  menacez  continuellement  les  mêmes  passions  que  na- 
guère vous  avez  continuellement  protégées,  parce  que  vous  êtes 
devenus  sages,  la  multitude  croira  que  vous  êtes  devenus  traîtres  : 
ce  n'est  pas  le  (buet  à  la  main  qu'il  faut  approcher  les  coursiers 
fougueux  qui  doivent  recevoir  le  frein.  Quand  il  n'y  a  aucim  vé- 
ritable gouvernement,  il  ne  faut  pas  être  surpris  si  la  multitude 
ne  se  laisse  pas  goiiverner;  imposez-lui  doucement  et  fortement 
le  joug  des  lois,  et  criez  moins  à  l'anarchie  ;  gardez-vous  surtout 
do  montrer  sans  cesse  la  hache  des  lois  à  des  hommes  parmi  les- 
quels il  y  en  a  peut-être  de  scvléraîs,  mais  parmi  lesquels,  sans 
aucun  doute,  il  y  en  a  plusieurs  qui  ont  en  ce  moment  dans  Paris 
pins  de  puissance  que  les  lois  et  ia  justice.  N'exagérez  pas  leurs 
crimes ,  car  vous  ferez  croire  qu'ils  n'en  ont  point  commis  :  ne 
confondez  pas  avec  eux  ceux  (jui  sont  très-innocens  ,  quoiqu'ils 
soient  très-moniagnards,  car  vous  ferez  croire  que  tous  sont  in- 


MÉMOIRES    DE    GARXT.  361 

nocens.  Il  y  a  une  vérité  terrible ,  et  que  pour  cela  même  il  faut 
bien  connaître  et  méditer  beaucoup  ;  c'est  que  dans  les  grandes 
démocraties,  et  surtout  à  leur  naissance,  la  muUiiude  prête  bien 
plus  volontiers  sa  confiance,  son  amour  et  sa  force  à  ceux  qui  lui 
parlent  le  langage  des  passions  dont  elle  est  enivrée,  qu'à  ceux 
qui  lui  parlent  le  langage  de  h  raison ,  qu'elle  ne  comprend  pas  : 
entre  le  défenseur  de  ses  droits  et  celui  de  ses  excès,  c'est  à  ce- 
lui-ci qu'elle  donnera  la  préférence.  Ne  provoquez  donc  pas  sans 
nécessité  un  combat  prêt  à  s'engnger  pour  des  intérêts  qui  ne 
sont  pas  ceux  de  la  liberté  et  de  la  république ,  et  dans  lequel  vos 
ennemis  vont  déployer  contre  vous  des  armes  que  vous-même 
avez  aiguisées  dans  d'autres  temps. 

A  Gensonné ,  qui  n'a  jamais  cessé  de  croire  à  la  pureté  de 
toutes  mes  intentions ,  cl  que,  malgré  l'opiniâtreté  trop  naturelle 
à  son  caractère,  plus  d'une  fois  j'ai  fait  incliner  vers  ma  manière 
de  voir  les  circonstances  et  la  marche  qu'elles  prescrivaient ,  je 
tenais  un  autre  langage. 

Je  lui  disais  : 

e  Vous  croyez  être  certain  que  la  France  tout  entière  se  lèvera 
pour  voler  à  votre  défense  :  mais  songez  donc  que  vos  forces , 
dans  cette  supposition  même ,  sont  disséminées  dans  toute  la 
France ,  et  que  celles  de  vos  ennemis  sont  réunies  dans  Paris. 
Dans  un  instant  on  peut  vous  frapper ,  et  il  faudrait  des  mois 
pour  rassembler  vos  défenseurs.  Quoi  !  les  Jacobins  sont  contre 
vous  ;  quoi  !  la  Commune  de  Paris  est  contre  vous  ;  et  vous  voulez, 
dans  Paris,  ouvrir  un  combat  contre  des  ennemis  puissans  dans 
la  Commune  et  aux  Jacobins?  Avez-vous  oublié  que  tous  les 
genres  de  forces  sont  dans  les  mains  de  la  Commune ,  et  qu'il  y 
en  a  plusieurs  qu'elle  tient  de  vous  ?  C'est  sur  votre  motion , 
Gensonné,  que  l'assemblée  législative  lui  a  accordé  le  mandat 
d'arrêi;  et,  par  l'exercice  de  cette  force  terrible,  qu'elle  vous 
doit,  elle  peut  jeter  dans  les  prisons  ou  enchaîner  par  la  terreur 
ceux  qui  seraient  tentés  de  préférer  le  côté  droit  au  côté  gauche, 
et  Gensonné  à  iMaiat.  La  force  armée  de  Paris  est  à  la  disposi- 
tion de  la  Commune;  c'est  assez  dire  qu'elle  n'est  pas  à  la  dispo- 


362  DOCUMENS  COilPLÉMliiVf  AlKES  (  1792-1795  ). 

silion  de  la  Convention  ;  c'est  assez  dire  qu'elle  sera  contre  vous 
si  vous  appelez  des  combats  que  vous  pouvez  refuser ,  ou  au 
moins  relarder.  Toutes  ces  forces  ont  été  données  à  la  Commune 
contre  les  rois;  aujourd'hui  qu'il  n'y  a  plus  de  rois,  où  est  votre 
sagesse  de  lui  laisser  toutes  ces  forces?  Retirez-lui  les  pouvoirs 
énormes  que  vous  lui  laissez  avec  tant  d'imprudence ,  ou  n'ayez 
pas  l'imprudence,  bien  plus  danjjereuse  encore,  de  donner  le 
signal  des  batailles  à  des  ennemis  dont  elle  est  l'aliiée.  Qu'avez- 
vous  voulu  faire,  mais  qu'avez- vous  fait  réellement,  lorsque 
vous  avez  envoyé  Marat  au  tribunal  révolutionnaire  ?  Vous  avez 
voulu  procurer  un  triomphe  à  la  république  et  à  la  justice;  et 
vous  avez  mis  réellement  la  justice  et  la  république  dans  la  honte 
et  dans  le  deuil  :  vous  avez  procuré  un  triomphe  à  Marat.  Soyez 
sûr  que  la  république,  à  aiesure  qu'elle  s'élèvera  sur  ses  fonde- 
mens ,  eflacera  avec  indignation  de  la  liste  de  ses  fondateurs  les 
hommes  affreux  qui  ont  voulu  l'établir  sur  des  crimes  :  dans  ce 
moment  elle  n'a  pas  assez  de  force  pour  s'épurer ,  et  en  précipi- 
tant trop  cette  opération  périlleuse ,  vous  pourrez  la  détruire. 
Phocion  aimait  autant  que  Démosihène  la  gloire  et  la  liberté  de  sa 
république;  il  était  bien  plus  capable  d'en  conduire  les  armées  à 
la  victoire;  et  cependant  il  réprimait  et  arrêtait  l'ardeur  des 
Athéniens,  excités  sans  cesse  par  Démosthène  à  déclarer  la  guerre 
à  Philippe.  L'expérience  ne  tarda  pas  à  faire  voir  lequel  de  Dé- 
mosthène et  de  Phocion  avait  raison.  Les  hommes  sages  de  l'Eu- 
rope pénétreront  sans  peine  les  motifs  de  vos  ménagemens  pour 
des  législateurs  trop  peu  dignes  de  partager  ce  titre  glorieux  avec 
vous,  et  ils  vous  blâmeraient  si,  pur  une  précipitation  trop  grande 
à  exercer  quelques  actes  de  la  justice  nationale,  vous  mettiez  la  na- 
tion et  la  justice  elle-même  en  péril.  Cicéron,  dont  le  nom  est  sou- 
vent par  vous  invoqué,  poursuivit  Calilina  et  ses  complices  sans 
reîàch;^  et  sans  misé.icorde jusqu'à  la  mort  qu'il  leur  lit  donner 
comme  sous  ses  yeux.  Mais  Calilina  et  ses  complices  ne  désho- 
noraiciit  pas  seulement  la  république,  ils  conspiraient  contre 
elle;  Cicéron  en  avait  les  preuves  dans  ses  mains  :  il  fallait  ou  les 
tuer  ou  laisser  égorger  le  sénat  et  incendier  une  partie  de  Kome. 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  565 

Mais  voyez  avec  quelle  prudence ,  qui  serait  traitée  de  faiblesse 
ou  de  làclielé  par  des  hommes  moins  sages,  ce  même  Cicéron  se 
conduit  avec  son  collègue  au  consulat ,  collègue  qu'il  s'est  fait 
donner  lui-même,  quoiqu'il  le  connût  pour  un  homme  sans 
mœurs,  sans  probité,  et  plus  digne  à  tous  égards  d'être  le  com- 
plice de  Catilina  que  le  collègue  de  Cicéron.  Voyez  comment, 
pour  assoupir  les  vices  les  plus  dangereux  de  ce  collègue,  Cicé- 
ron caresse  jusqu'à  son  ambition;  comment  ce  grand  homme  se 
sert  des  vices  mêmes  d'un  gueux  élevé  aux  dignités  suprêmes 
pour  en  faire  un  instrument  utile  un  moment  à  la  république. 

»  Mon  cher  Gensonné,  voilà  pour  moi  le  modèle  d'un  homme 
d'élat  dans  un  homme  de  génie  et  dans  un  hoaime  de  bien.  On 
peut  faire  de  superbes  phrases  sur  la  vertu  de  Caton  qui  était 
plus  inflexible  ;  mais  il  n'y  a  rien  de  plus  beau  que  les  phrases  de 
Cicéron ,  et  il  n'y  a  rien  de  sage  et  d'utile  comme  sa  conduite.  Je 
trouve  très-bon  qu'on  tâche  d'imiter  les  mouvemens  passionnés 
de  l'éloquence  de  Cicéron  ;  mais  je  voudrais  aussi  qu'on  imitât  la 
pi'udence  et  l'habileté  de  sa  conduite.  Songez,  mon  ami,  que  la 
république  de  France  est  née  avant  les  vertus  qui  sont  nécessaires 
à  sa  durée;  songez  que  jusqu'à  présent  nous  possédons  plus  les 
bons  principes  que  les  bonnes  mœurs ,  et  que  les  principes  même 
sont  plus  proclamés  qu'ils  ne  sont  connus  ;  songez  que  si  la  guerre 
éclate  entre  les  législateurs  qui  ont  foudroyé  le  trône,  et  les  lé- 
gislateurs qui  ont  une  théorie  plus  profonde  de  la  république, 
dans  l'état  actuel >des  esprits ,  les  quatre-vingt-dix-neuf  centièmes 
de  la  nation  ne  se  touineront  pas  du  côié  de  ceux  qui  répandent 
des  lumières,  mais  du  côté  de  ceux  qui  ont  lancé  la  foudre.  On 
vous  donnera  peut-être  un  jour  des  larmes  et  de  statues  ;  mais  si 
vous  ouvrez  des  combats  qu'il  dépend  de  vous ,  je  le  crois,  d'é- 
viter, on  peut  commencer  par  vous  faire  monter  à  l'échafaud. 
Songez  enlin ,  que  dans  le  conseil  exécutif  vous  avez  des  amis , 
et  que  vous  laissez  le  conseil  exécutif  comme  il  ne  devait  être  que 
sous  un  roi,  sans  aucune  force;  que  dans  la  Commune  vous 
avez  des  ennemis,  et  que  vous  laissez  la  Commune  comme  elle 
ne  devait  être  que  sous  un  roi,  avec  une  force  toute  puissante. 


364  DOCUMENS    COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1795). 

Quand  vous  disposez  si  mal  les  choses,  c'est  une  espèce  de  dé- 
mence de  croire  que  les  événemens  puissent  vous  être  favora- 
bles. » 

Ce  que  je  disais  à  Gensonné  avec  tous  les  épanchemens,  avec 
tous  les  développemens  d'un  homme  qui  parle  à  un  homme  qu'il 
aime  et  pour  qui  il  craint,  je  l'ai  fait  entendre  assez  clairement  à 
la  Convention  nationale  elle-même. 

Dans  une  séance  du  soir  où  le  conseil  exécutif  rendait  compte 
de  quelques  troubles,  je  dis  sans  aucune  ambiguiié,  que  le  con- 
seil exécutif  ne  pouvait  être  responsable  des  événemens,  puisqu'il 
n'était  dépositaire  d'aucun  des  moyens,  d'aucune  des  forces  avec 
lesquelles  on  s'en  rend  maître,  on  leur  commande  et  on  les  dirige. 
Gensonné  se  leva  à  l'instant  pour  faire  la  motion  démettre  la  ré- 
quisition de  la  force  armée  dans  les  mains  du  conseil  exécutif; 
Robespierre,  que  je  vois  encore  se  précipitant  du  haut  de  la 
Montagne  à  la  tribune ,  demanda  la  parole  comme  pour  sauver  la 
liberté ,  le  peuple  et  les  droits  de  l'homme.  La  querelle  allait  de- 
venir terrible  :  Gensonné  ne  se  sentit  pas  assez  fort  pour  la  sou- 
tenir avec  avantage  :  il  retira  sa  motion  qui  à  peine  avait  été  en- 
tendue. Je  ne  sais  si  les  journalistes  discernèrent  ces  mouvemens 
et  leuis  intentions  ;  je  ne  sais  si  les  journaux  en  ont  rendu  compte  ; 
je  ne  sais  s'il  existe  des  témoins  qui  ont  vu  ce  fait ,  et  qui  en  ont 
gardé  la  mémoire  :  mais  ce  fait  est  vrai ,  et  j'en  ai  souvent 
parlé  à  beaucoup  de  ceux  qui  tiennent  note  des  événemens  à  me- 
sure qu'ils  passent. 

C'est  par  le  même  motif  que ,  sentant  tous  les  jours  davantage 
que  le  conseil  exécutif  n'était  pas  un  pouvoir,  le  premier  j'ai  pro- 
posé de  le  supprimer;  le  premier  j'ai  invi  é  la  Convention  à  di- 
riger elle-même,  par  ses  comités,  toutes  les  forces  de  Paris  et 
toute  l'exécution  des  lois  de  la  république. 

Cette  proposition,  contre  laquelle  s'élevèrent  alors  tous  les 
préjugés  sous  le  nom  de  principes,  je  la  lis  avant  le  mois  de  fé- 
vrier. Je  la  reproduisis  plusieurs  fois  devant  le  comité  de  défense 
générale.  Alors  la  majorité  de  la  Convention  était  bonne ,  et  ses 
décrets  étaient  dictés  par  la  sagesse.  Celle  même  majorité  qui 


MÉMOIRES   DK   GARVT.  3(35 

faisait  de  bonnes  lois,  aurait  donc  composé  de  bons  comités  de 
gouvernement  :  la  force  aurait  été  retirée  à  la  Commune  ;  loutes 
les  destinées  et  de  la  Convention  et  de  la  république  auraient  dé- 
pendu de  la  majorité  de  la  Convention  ;  et  ses  malheurs  ei  les  nô- 
tres ne  sont  pas  venus  de  ce  que  sa  majorité  a  exercé  la  puissance 
sans  bornes  que  je  voulais  qu'on  lui  donnât,  ils  sont  venus  de  ce 
que  la  Convention  ou  la  majorité,  ce,  qui  est  !a  même  chose, 
n'ayant  pas  pris  alors  cette  puissance ,  elle  l'a  laissé  prendre  à 
une  minorité  qui  l'a  exercée  d'abord  parla  Commune,  ensuite 
par  elle-même ,  ensuite  par  une  demi-douzaine  de  membres  des 
comités  qui  opprimaient  tout,  et  qui  ne  voulaient  pas  s'appeler 
comités  de  gouvernement. 

Telles  étaient  mes  opinions ,  tels  étaient  mes  sentimens ,  mes 
vœux,  mon  langage.  Il  est  possible  que  je  me  sois  trompé  sur 
tout  :  j'observerai  cependant  que  j'étais  sans  passions,  sans  inté- 
rêt personnel,  et  que  mes  yeux  étaient  continuellement  fixés  sur 
le  jeu  des  intérêts,  des  passions  et  des  événemens. 

Voilà  ce  que  j'ai  pensé  ;  voici  ce  que  j'ai  fait. 

Depuis  long-temps  les  menaces  des  deux  côtés ,  différentes 
par  leur  nature ,  mais  semblables  par  leur  violence ,  devenaient 
de  jour  en  jour  plus  terribles  :  c'étaient  comme  deux  armées  dont 
la  résolution  était  prise  d'en  venir  aux  mains,  et  qui  cherchaient 
pour  la  saisir  la  circonstance  et  la  position  la  plus  favorable. 

La  soirée  du  9  au  10  mai"s  parut  précipiter  les  événemens  pour 
les  conduire  à  un  dénoûmenl  affreux. 

Les  nouvelles  de  la  défection  de  Dumouricr ,  arrivées  le  jour 
même,  avaient  rempli  les  imnginaiions  d'impressions  sinistres  ;  on 
profitait  d'une  trahison  pour  semer  le  soupçon  de  mille  autres, 
pour  les  rendre  toutes  vraisemblables,  parce  qu'il  y  en  avait  une 
de  viaie.  Les  liaisons  anciennes  de  Dumourier  avec  Brissot  et 
avec  les  députés  de  la  Gironde,  étaient  depuis  long-temps  rempla- 
cées par  des  rcssentimens  que  couvraient  à  peine  les  égards 
qu'un  général  d'armée  devait  à  des  lé{5islateurs,  et  (|ue  des  lé- 
gislateurs devaient  à  un  général  par  qui  irioujphail  la  république. 
Mais  leurs  ennemis  voulaient  les  croire  toujours  unis  jiour  les 


3(56  DocuaENs  complémentaiiies  (1792-1795  ). 

perdre  ensemble  et  pour  les  unir  réellement  dans  la  môme  pro- 
scription :  l'indignation  que  Dumourier  méritait  dans  la  Belgique 
on  l'excite  donc  à  Paris  contre  Brissot  et  contre  les  députés  de  la 
Gironde. 

Je  remarquais  ces  dispositions  ;  je  m'attendais  à  quelques  mou- 
vemens;  j'en  surveillais  la  naissance  et  la  direction. 

A  sept  heures  à  peu  près,  à  la  maison  de  la  justice  où  j'étais, 
j'entends  retentir  et  se  promener  par  les  rues  un  tumulte  confus 
de  chants  d'une  joie  féroce  et  de  cris  d'une  fureur  menaçante  :  je 
sus  bientôt  que  c'était  une  troupe  armée  qui ,  après  s'être  enivrée 
dans  un  repas  fait  à  la  section  de  la  Halle ,  allait  défiler  dans  la 
salle  des  Jacobins.  Mon  premier  sentiment  fut  le  besoin  de  me 
réunir  à  mes  collègues. 

Je  cours  d'abord  chez  Clavière,  que  je  ne  trouve  point  chez 
lui  ;  et  je  me  rends  ensuite  au  département  des  affaires  étrangè- 
res ,  où  je  trouve  Lebrun ,  Bournonville ,  Brissot  et  Gensonné  : 
Clavière  se  réunit  bientôt  à  nous.  Là  ,  nous  prenons  des  mesures 
pour  savoir ,  avec  quelque  certitude ,  ce  qui  se  passe ,  et  nous  dé- 
libérons sur  la  conduite  que  nous  devons  tenir  nous-mêmes.  La 
Convention  éiait  assemblée  pour  discuter  le  plan  d'organisation 
d'un  tribunal  révolutionnaire  :  le  plan  proposé  par  le  côté  gauch  ; 
était  repoussé  avec  horreur  par  le  côté  droit.  Les  mouvemens  sé- 
ditieux qui  se  faisaient  sentir  dans  quelques  rues  pouvaient  avoir 
une  intention  plus  criminelle  encore,  mais  il  était  naturel  de  pen- 
ser que  leur  but  était  de  forcer  les  opposans  à  donner  leurs  voix 
à  l'établissement  et  aux  formes  extraordinaires  du  nouveau  tri- 
bunal :  des  moyens  semblables  ont  été  employés  trop  souvent 
durant  toute  la  révolution ,  et  de  bons  décrets  même  ont  passé  par 
ces  indignes  moyens. 

Des  rapports  qui  nous  arrivent  de  plusieurs  côtés  et  qui  s'accor- 
dent ensemble,  nous  apprennent  que  lorsque  des  troupes  ont  dé- 
filé dans  la  salle  des  Jacobins  ;,  du  milieu  de  la  file  un  homme  s'est 
détaché,  et  qu'il  est  monté  à  la  tribune;  que  dans  un  lan;;age 
plein  de  fureur,  et  avec  l'accent  d'un  Africain  ou  d'un  Berga- 
raasque,  il  a  fait  des  propositions  atroces;  qu'il  a  proposé  de  di- 


MÉMOIRES   DE    CARAT.  o67 

viser  la  troupe  qui  défilait  en  deux  parties,  dont  l'une  irait  à  la 
Convention  vtnger  le  peup'e  en  punissant  de  mort  ses  mandatai- 
res infidèles,  et  l'autre  au  conseil  exécutif  ég;orger  tous  les  mi- 
nistres ,  faire  maison  neile  :  que  des  applaudissemens  s'élevaient 
déjà,  que  de  sabres  s'agitaient  en  l'air  pour  donner  des  suflrages 
homicides  à  ces  exécrables  motions ,  lorsque  un  membre  de  la  so- 
ciété a  changé  la  motion  de  tuer  les  députés  et  les  ministres  en 
celle  de  les  arrêter  et  de  les  emprisonner  :  qu'à  l'instant  où  cette 
seconde  proposition  allait  être  mise  aux  voix,  Dubois  de  Crancé 
était  arrivé  aux  Jacobins,  et,  s'élevant  contre  les  deux  motions 
avec  l'horreur  et  l'effroi  que  toutes  les  deux  devaient  exciter,  les 
avait  fait  rejeter  par  ceux-là  mêmes  qui  venaient  de  les  applaudir  ; 
que  cependant  plusieurs  de  ces  furieux  étaient  sortis  sans  dépo- 
ser leur  fureur,  et  qu'on  avait  lieu  de  craindre  qu'ils  ne  l'eussnt 
portée  ailleurs. 

Je  proposai  deux  partis. 

L'un,  de  nous  rendre  au  conseil  exécutif ,  d'y  établir  une 
séance  permanente ,  d'y  appeler  les  autorités  constituées  de  Paris 
qui  avaient  la  réquisition  de  la  force  armée  ,  et  de  leur  faire  don- 
ner devant  nous  les  ordres  que  nous  jugerions  nous-mêmes  les 
plus  propres  à  garantir  de  tout  attentat  lesjours  sacrés  des  repré- 
sentansdu  peuple  et  la.sûrelé  publique;  l'autre ,  de  nous  rendre 
dans  le  sein  même  de  la  Convention ,  de  faire  appeler  par  elle  le 
maire  de  Paris,  le  président  du  département ,  et  le  commandant 
de  la  force  armée,  et  de  donnera  des  mesures  de  police  la  gran- 
deur, la  force  et  la  majesté  des  déterminations  législatives. 

Aucune  de  ces  deux  propositions  ne  fut  adoptée;  la  première, 
parce  qu'on  soupçonnait  les  chefs  des  autorités  constituées  de 
complicité  avec  les  scélérats,  et  que,  dans  ce  cas  ,  avec  tous  les 
moyens  de  nous  tromper,  ils  nous  auraient  eu  seulement  pius 
près  des  coups  qu'on  pouvait  vouloir  frapper  ;  la  seconde,  parce 
que  les  membres  désignés  aux  couteaux  n'étaient  point  dans  la 
Convention  ,  et  que  de  toute  la  nuit  il  n'y  avait  là  pour  eux  au- 
cun risque. 

Le  bruit  se  répandait  qu'on  allait  fermer  les  barrières,  sonner 


5G8  DOCUMEKTS   COMPLÈMEINTÀIRES  (  1792-1795  ). 

les  tociins  et  tirer  le  canon  d'alarme  :  il  n'était  pas  vraisemblable 
que  tout  cela  se  fit  s'il  n'y  avait  pas  un  grand  complot ,  et  si  dans 
ce  complot  n'était  pas  la  Commune.  Nous  décidâmes  que  je  me 
rendriiis  à  la  Commune  à  l'instant  même.  Lebrun  y  vint  avec  moi; 
en  y  allant  nous  passâmes  par  les  environs  de  la  Convenîion  na- 
tionale et  des  Jacobins  ;  tout  y  était  dans  un  profond  silence  :  le 
seul  bruit  qu'on  entendait  dans  les  rues  était  celui  de  la  pluie  qui 
tombait,  etde  quelques  patrouilles  rares  qui  marchaient  lentement. 
Le  conseil -général  de  la  Comnmne  était  assemblé  et  bruyant  : 
il  l'était  presque  toujours. 

Nous  appelâmes  te  maire ,  et  lui  demandâmes  compte  de  tout 
comme  au  chef  de  la  police.  Le  maire  nous  apprit  qu'il  venait  de 
se  présenter  à  la  Commune  une  députation  des  Cordeliers  et  de 
la  section  des  Quatre-Naiions,  pour  demander  la  fermeture  des 
barrières ,  le  tocsin  et  le  canon  d'alarme  :  qu'on  l'avait  repoussée 
sans  vouloir  même  entendre  ses  propositions;  et  que  le  conseil- 
général  venait  d'écrire  une  circulaire  aux  sections  pour  les  inviter 
à  redoubler  de  vigilance  et  de  vigueur,  pour  leur  remettre  sous 
les  yeux  la  loi  qui  prononçait  la  peine  de  mort  contre  ceux  qui 
feraient  sonner  les  tocsins  et  tirer  le  canon  d'alarme.  Pachenous 
lut  la  lettre.  Nous  lui  fîmes  assez  comprendre  que  les  soupçons 
s'attacheraient  à  lui,  s'il  s'exécutait  aucun  des  attentats  dont  on 
était  menacé.  Pache  nous  assura  plusieurs  fois  qu'il  y  avait  beau- 
coup des  mouvemens,  mais  qu'il  était  sûr  qu'il  n'y  avait  aucune 
conspiration  ;  et  que  les  mesures  de  force  étaient  prises  de  telle 
manière ,  qu'il  était  impossib'e  qu'aucune  grande  violence  fût 
commise  durant  la  nuit.  Nous  retournâmes  aux  affaires  étran- 
gères porter  ces  assurances,  que  le  calme  profond  qui  régnait 
de  toute  part  dans  Paris  garantissait  de  plus  en  plus  :  nous  n'y 
retrouvâmes  ni  Bournonville,  ni  Biissot ,  ni  Gensonné. 

Nous  avions  dans  tous  les  points  importans  de  Paris  des  obser- 
vateurs qui  venaient  nous  rendre  compte  à  chaque  instant  de  ce 
qui  se  passait.  Les  rapports  tantôt  nous  inquiétaient,  tantôt  nous 
rassuraient:  mais  tout  annonçait  qu'aucun  événement  n'éclate- 
rait dans  !a  nixh. 


MÉilOÏRES   DK    GARAT.  569 

Cependant,  toulàcoup,  un  aide  de  camp  de  BournonviUe 
entre  prëcipiiamrnent  dans  le  cabinet  de  Lebrun,  nous  assure 
que  le  tocsin  sonne  dans  plusieurs  sections  ,  nous  apprend  que 
BournonviUe  est  sorti  de  l'Iiôiel  '-^  la  guerre ,  où  il  pouvait  courir 
trop  des  risques,  et  nous  invile  tous,  mais  surtout  Glavière  à 
chercher  un  heu  de  sûreté.  Lebrun  se  détermina  à  l'inslant  à 
rester  chez  lui ,  Glavière  à  aller  demander  un  lit  à  un  de  ses  amis 
dans  un  autre  quartier  que  le  sien  :  il  n'avait  pas  sa  voiture;  je  le 
pris  dans  la  mienne  ;  je  le  conduisis  de  la  rue  Gerutii  à  la  rue  des 
Saints-Pères,  au  faubourg  Germain. 

Nous  venions  de  '.raverser  une  assez  grande  pariie  de  Paris  , 
les  rues,  les  ponis,  où  la  multitude,  lorsqu'elle  est  en  mouve- 
ment, se  précipite  et  s'agite  avec  le  plus  de  tumulte  et  le  plus  de 
fureur  :  rien  ne  se  remuait,  tout  était  en  silence.  A  mon  retour 
chez  moi  j'ordonnai  à  la  voiture  d'aller  lentement  pour  mieux 
regarder  :  j'arrêtai  même  quelques  minutes  sur  le  pont  ci-devant 
Royal ,  sur  le  Garrouse! ,  à  l'entrée  de  la  place  ci-devant  Ven- 
dôme. Aucun  bruit  de  tocsin,  aucun  cri  de  sédition  ne  se  faisait 
entendre.  Rentré  à  l'hô  el  de  la  jjstics  je  veillai  jusqu'à  quatre 
heiires  et  demie  avec  Guhier ,  alors  secrélaii'8-géiiérul  de  la  jus- 
tice :  des  hommes  en  qui  nous  avions  confiance  allaient  de  toutes 
parts ,  et  nous  rapportaient  de  toutes  paits  qu'ils  n'avaient  rien 
entendu  et  rien  vu. 

Voilà  ce  que  je  vis ,  ce  que  j'appris,  ce  que  je  lis  dans  cette 
nuit  dont  les  ténèbres  ont  enfanté  tt  avorté ,  dit-on  ,  tant  d  autres 
crimes  qui  ne  sont  jamais  parvenus  à  nia  connaissance.  G'en  était 
bien  assez  de  ceux  que  j'avais  connus. 

Le  lendemain  ,  je  crois  ,  j'eatrelins  la  Gonvenlion  des  événe- 
mens  de  celle  nuit.  Ma  conduite,  précisément  puice  qu'elle  avait 
peut-être  quelque  chose  d'honorable,  fut  ce  qui  m'occupa  le 
moins  dans  ce  rapport  :  je  ne  me  crus  pus  obligé  non  plus  de  dire 
que  j'avais  pissé  une  partie  de  la  nuit  avec  Brissot  et  Gensonné; 
que  c'était  avec  eux  que  j  avais  concerté  mes  déniarclks;  et  cette 
discrétion,  on  on  coaviv-udra,  n'était  pas  d'un  enr.cmi  du  côté 
droit  de  la  Gonvenlion.  Deux  choses  me  paraiôsaiçiu  ceri.iiaeà  et 
T.  xviJi.  ii4 


w 


mS& 

1 

■—^-     »*.'• 

.'<* 

'0  wC 

H 

iwfzm^M 

m  .^^KJfl 

i 

wTwyM 

■*g 

3C8  DOCUMEiCS   CPPLÈIIENTAIRES  (1792-1793). 

les  tocsins  el  tirer  le  taon  d'alarme  :  il  n'était  pas  vraisembbble 
que  tout  cela  se  fit  s'il  ly  avait  pas  un  grand  complot ,  et  si  dans 
ce  complot  n'ttait  pas  i  Commune.  xS'ous  décidâmes  que  je  me 
rendrais  à  la  Commune  l'instant  même.  Lebrun  y  vint  avec  moi; 
en  y  allant  nous  passtn»  par  les  environs  de  la  Convention  na- 
tionale et  des  Jacobii.stout  y  était  dans  un  profond  silence  :  le 
seul  bruit  qu'on  eut  iidtdans  les  rues  était  celui  de  la  pluie  qui 
tombait,eldequtl(ju(  patrouilles  raresqui  marchaient  lentement. 

Le  conseil-{ïén('ral  dla  Commune  était  assemblé  et  bruyant  : 
il  l'était  presque  ti' 

Nous  appelâmes  i'  jiiie,  cl  lui  demandâmes  compte  de  tout 
comme  au  chef  de  h  pice.  Le  maire  nous  apprit  quil  venait  de 
se  pi  éscnler  à  la  Cumiane  une  députaliun  des  Cordeliers  et  de 
la  section  des  Qualri  -ations,  pour  demander  la  fermeture  des 
barrières,  le  tocsin  (  t  Icanon  d'alarme  :  qu'on  l'avait  rej)0ussée 
sans  vo  iloir  nièinr  nindre  ses  propo.-'ilions;  et  que  le  conseil- 
général  venait  d'é.  i  ii  t-  le  circulaire  aux  sections  pour  les  inviter 
à  redoubler  de  vijjilaiii  el  de  vigueur,  pour  leur  remettre  sous 
les  yeux  la  loi  qui  j)i  uonvaii  la  peine  de  mort  contre  ceux  qui 
feraient  sonner  les  luciis  cl  lircr  le  canon  d'alarme.  Pache  nous 
lui  la  lettre.  Nous  lui  ("les  assez  comprendre  que  les  soupçons 
s'attacheraient  à  lui ,  s'  s'exécutait  aucun  des  attentats  dont  on 
était  menacé.  Pach;,-  n  )i  assura  plusieurs  fois  qu'il  y  avaiL  beau- 
coup des  mouvcmejis ,  lais  qu'il  était  sûr  qu'il  n'y  avait  aucune 
conspiration;  et  que  I(  mesures  de  force  étaient  prises  de  telle 
manière,  qu'il  était  i|)0S3ib'e  qu'aucune  grai.de  violence  fût 
commise  durat;i  la  nui  IS'ous  retournâmes  aux  affaires  étran- 
gèi Ci  porter  ces  assuiaces,  que  le  calme  profond  qui  réf 
de  toule  part  dans  Par  garantissait  de  plus  en  plus  :  m 
retrouvâmes  ni  Bounioiille,  ni  Biissot ,  ni  Gensonné.j 

Nous  avions  dans  loules  points  imporlans  de  Parj 
valeurs  qui  venaiei.i  nos  rendre  compte  à  chaquj 
qui  se  passait.  Les  ra|>f rts  tantôt  nous  inquiet 
rassuraient:  mais  toutjtnuonçait  qu'aucun  cj 
rail  dans  lauuil. 


r^ 


(kii 

r- 
E  . 

wéil 

tn:éskaM« 

rraài  ^  m  "4 
II. 


MÉMOIRES   DE   G.iR\T.  "  374 

faits  que  je  viens  d'énoncer,  et  qui  me  sont  personnels.  —  Dans 
ces  faits,  que  j'abandonne  aux  observations  de  ceux  qui  les  liront, 
je  ne  remarquerai  qu'une  seuic  "irconslance  :  depuis  j'ai  été  ac- 
cusé d'élre  lié  avec  les  ennemis  du  côté  droit  de  la  Conveniion  ; 
et  cependant  celte  nuit  destinée,  dit-on,  à  la  perte  des  membres 
de  ce  côté,  ce  n'est  pas  avec  leurs  ennemis  que  je  la  passe ,  c'est 
avec  deux  de  ses  membres,  et  les  deux,  peut-être,  qui  étaient 
les  plus  exposés,  puisqu'ils  étaient  les  objels  des  haines  les  plus 
violentes!  Brave  Bournonville,  toi  que  cherchaient  surtout  des 
assassins  en  crédit  (Ronsin) ,  des  assassins  qui  sur  ma  dérion- 
ciaiion  au  comité  de  défense  générale  furent  arrêtés  un  instant, 
si  lu  respires  encore ,  si  les  lignes  que  je  trace  ici  peuvent  te  par- 
venir quelque  part,  c'est  ton  témoignage  que  j'aime  surtout  à 
invoquer!  Dis  si  parmi  tes  collègues,  et  celte  nuit,  et  dans  tous 
les  autres  instans  du  danger,  j'ai  été  celui  en  qui  tu  as  eu  le  moins 
de  confiance?  Je  ne  disais  pas  comme  toi,  en  parlant  de  Pache, 
l'homme  noir  ;  mais  nos  âmes,  toutes  les  deux  confiantes,  s'unis- 
saient chaque  jour  par  des  seniimens  plus  intimes;  et  devant 
Pache,  qui  ne  me  montrait  que  de  bons  seniimens,  qui  ne  me 
paraissait  rien  haïr  ,  pas  même  ses  ennemis,  et  rien  aimer  que  sa 
famille  et  la  démocratie,  j'ai  toujours  été  en  examen  et  en  ob- 
servation. Brave  Bournonville,  ce  n'est  pas  pour  cet  instant  fu- 
gitif des  passions  que  j'écris,  c'est  pour  tous  les  insians,  c'est 
pour  les  temps  et  pour  la  vérité  que  le  temps  manifeste  toujours! 
A  l'instant  où  la  voix  et  la  plume  te  seront  rendues,  confonds 
donc  mes  paroles  si  elles  sont  mensongères ,  et  si  mes  paroles 
sont  la  vérité  elle-même,  confonds  mes  ennem's. 

Cette  confiance  que  m'accordait  B^nonville ,  on  voit  que  Cla- 
vière,  qui  devait  moins  en  avoir,  me  l'accordait  aussi  :  ma  voi- 
ture est  le  premier  asyle  qu'il  cherche ,  et  c'est  moi  qui  le  mène 
dans  un  autre  asyle.  J'avais  eu  des  querelles  avec  Clavière  ,  mais 
il  sa.aii  bien  que  je  me  serais  fait  égorjjer  vingt  fuis  piulôt  que 
de  peruu'ltre  au  fer  d'un  assassin  d'approcher  de  lui. 

Le  lendemain,  les  Jacobins  les  plus  furieux  ne  parlaient  que  de 
changer  tout  le  ministère  :  tous  les  ministres  sans  doute  en  au- 


572  DOCLML.NS    COM  PLÉMEN  TA  I  n  ES  (  171^-1795  j. 

raient  été  assez  contens;  mais  c'est  une  assez  bonne  preuve  que 
les  furieux  n'eiaient  pns  irès-conlens  des  ministres.  S'il  étail  pos- 
sible que  malgce  le  calme  immuable,  que  malgré  l'éiernel  repos 
de  la  physioiîomie  et  de  l'ame  de  Pacbe,  Pache  pût  avoir  alors 
des  intelligences  secrètes  avec  les  furieux,  i!  put  leur  raconter, 
en  effet,  combien  j'étais  leur  ennemi ,  combien  j'avais  d'horreur 
pour  eus ,  et  de  confiance  dans  les  vertus  républicaines  de  ceux 
pour  qui  ilsnij'uisaient  des  po'gnards. 

Un  homme  qui  avait  eu  une  pareille  conduite  ne  pouvait  pas 
faire  un  rapport  infidèle;  les  faits  que  j'ai  rapportés,  et  qui 
étaient  prouvés,  étaient  les  plus  graves;  ils  l'étaient  plus  ipie 
ceux  qu'on  a  soupçonnés,  et  sur  lesquels  on  n'a  point  lappoiié 
de  preuves. 

J'ai  dit  tout  ce  que  je  savais,  tout  ce  que  savaient  mes  collè- 
gues :  mon  devoir  était  de  n'en  pas  dire  plus  que  je  n'en  savais: 
voudi ait-on  prétendre  que  c'était  aussi  mon  devoir  d'en  savoir 
plus  que  je  n'en  disais? 

Avec  tous  les  moyens  même  d'un  gouvernement  qui  aurait  été 
revêtu  d'une  grandi  puissance,  entouré  d'une  grande  confiance, 
n'aurait-il  dune  pas  été  trop  possible  à  des  scélérats,  qu'on  disait 
répandus  dans  toutes  les  sections,  d'y  cacher  beaucoup  de  crimes 
aux  regaids  du  gouvernement  et  de  tous  ses  agens? 

Mais  où  étaient  la  puissance,  la  confiance  et  les  agens  qu'on 
donnait  alors  au  ministre  de  l'intérieur?  A  mon  entrée  dans  ce 
minisière,  je  n'y  trouvai  pas  un  seul  moyen  et  un  seul  ageiit  de 
surveillan(e.  El  lorsque,  quelque  tenqos  apiès,  je  voulus  orga- 
niser un  svslème  dobseï vaiion  pour  les  departemens  et  pour 
Paris,  le  premier  lémoig^w^e  de  reconnaissance  que  je  reçus 
pour  celle  organisation,  qui  avait  peut-ôire  quelque  grandeur  et 
quelque  utilité,  ce  fut,  sur  la  dénonciation  de  Collot-d'Herbois, 
un  deri'et  qui  me  traduisait  à  la  barre,  et  qui  me  mettait  en  ar- 
restation. C'est  l'exécution  de  ce  uiéme  plan  d'observation,  qui 
a  valu  à  mon  successeur  Paré  quatre  mois  de  prison  au  secret, 
au  bout  desquels  mois  1 1  le  prédécesseur  et  le  successeur  devaient 
ailer  expirer  ensemble  sur  l'echafaud. 


MÉMOIRES    DE    GARAT.  375 

Loin  de  s'ëfonner  qu'il  fût  échappé  quelque  cIios;î  à  mes  ob- 
serv:ilions,  luisqueje  n'avais  aucun  instrument  pour  observer, 
lorsque  je  n'avais  que  mes  y^ux  pour  regarder  (Jans  tout  Paris, 
la  merveille  serait  donc  qu'il  ne  m'eût  rieu  échappé.  Depuis,  j'ai 
appris  en  elïet  des  choses  qu'alors  j'igjnorais  :  J'ai  appris  qu'à  la 
section  de  lUnité,  par  exemple,  il  avait  été  arrêté  (les  registres 
en  l'ont  loi)  que  je  serais  mis  en  éiat  d'arrestation  cette  nuit 
même.  On  voit  que,  par  la  nature  du  gouvernement  contre  lequel 
je  ne  cessais  de  réclamer ,  quand  j'aurais  été  ou  ai  rélé  ou  égorgé 
je  l'aurais  su. 

Ce  qu'il  y  avait  eu  de  réel  dans  les  mouvenaens  de  celte  nuit 
du  9  au  10  mars ,  était  fait  pour  ébranler  violemment  les  esprits  : 
ce  que  l'iiiiagination  y  ajoutait,  les  ébraiilait  duvantage  encore: 
on  regardait  de  tous  les  côtés  pour  voir  les  criminels ,  qu'on  ne 
voyait  pas  aussi  distinctement  que  les  criines.  On  avait  des  soi^p- 
çons,  on  les  perdait  :  on  rendait  des  décrets,  on  les  rapportait; 
et  queIqi;efois  on  avait  peine  à  savoir  ii  un  décret  avait  été  rendu 
ou  non.  Un  décret  melFournier  en  eîat  d'arrestation  :  Fournier 
est  interrogé  à  la  barre,  rehixé  et  admis ,  je  crois,  aux  honneurs 
de  la  séance.  Je  reçois,  revêtu  de  toutes  les  formes  et  de  toutes 
les  signatures,  un  décret  qui  m'ordonne  de  faire  arrêter  Défieux 
et  Lazouski.  Les  gendarmes  le  mettaient  déjà  à  exécution ,  par 
des  ordres  que  pour  la  preinière  fois  j'avais  donnés  sans  l'inler- 
médiaire  de  la  police,  lorsque  arrive  dans  mes  bureaux  un  décret 
qui  déclare  que  celui  que  je  faisais  exécuter  n'avait  pas  été  réel- 
lement rendu. 

Un  décret  est  rendu  le  15  mars,  qui  «  m'ordonne  de  faire 
»  mettre  sur-le-champ  eu  état  d'arrestation  les  membres  du  co- 
»  mité  dit  d'insurrection,  de  faire  mettre  les  scelles  sur  leurs  pa- 
>  piers  particulieis,  ainsi  que  sur  les  papiers  et  registres  dudil 
»  comité.  » 

Quel  était  ce  comité?  où  tenait-il  ses  séances?  quels  en  étaient 
les  membres  ? 

Le  décret  ne  m'en  disait  rien  :  les  motions  sur  lesquelles  il  avait 
été  rendu  ne  mf  l'apprenaient  point. 


374  DOCUMENS   COllPLÉMENTAJRES  (  1792-1795). 

J'inlerrog^e  tout  le  monde  :  au  lieu  d'une  réponse  précise ,  on 
m'en  foit  cent  de  vagues,  de  différentes,  de  contradictoires  :  je 
demande  par  lettres  des  renseignement  au  département ,  au 
maire  :  leur  réponse  est  qu'ils  ne  connaissent  point  de  comité  dit 
d'insurrection.  Les  uns  me  disaient,  il  est  partout;  les  autres,  il 
n'est  nulle  pari  :  et  qu'il  ne  lût  nulle  part  ou  qu'il  fût  partout,  les 
difficultés  et  l'enibarras  étaient  pour  moi  les  mêmes. 

J'avais  lu  dans  un  arrêté  des  Gordéliers,  qu'ils  voulaient  per- 
suader aux  48  sections  de  Paris  la  nécessité  de  former  un  comité 
d'insurrection  ;  mais  la  nécessité  pour  les  Cordeliers  d'en  former 
un ,  ne  pouvait  pas  être  pour  moi  une  preuve  qu'il  y  en  eût  un 
de  formé  :  j'y  aurais  vu  plutôt  une  p»  ésomption  qu'il  n'y  en  avait 
pas  de  formé  encore. 

Cependant,  quand  on  n'est  ni  un  tyran,  ni  un  ministre  de  la 
tyrannie ,  et  qu'il  s'agit  de  faire  beaucoup  d'arrestations,  ce  qu'il 
faut  savoir,  sans  aucune  ambiguïté,  sans  aucune  incertitude, 
c'est  QUI  IL  faut  arrêter  :  cependant  dans  une  démocratie  qui  n'a 
aucun  gouvernement  encore,  lorsqu'on  est  menacé  d'une  insur- 
rection ou  d'une  révolte,  le  moyen  le  plus  sûr  d'en  réaliser  et  d'en 
accélérer  l'explosion,  c'est  de  faire  des  arrestations  qui  ne  seraient 
pas  l'exécution  d'une  loi  très-précise  et  très-claire,  ou,  ce  qui  est 
la  même  chose,  d'un  ordre  très-formel,  très-nominal  des  législa- 
teurs revêtus  de  pouvoirs  sans  bornes. 

Dévoré  d'inquiétudes  et  de  funèbres  pressentimens ,  profondé- 
ment persuadé  qu'en  cherchant  le  danger  où  il  n'était  pas ,  on  le 
laissait  ou  plutôt  on  le  faisait  croître  où  il  éiait,  je  recueille  de 
toutes  parts  tous  les  renseignemens  possibles,  et  sur  les  troubles 
qui  agitaient  Paris,  et  sur  les  foyers  d'où  partaient  les  convul- 
sions ,  et  sur  les  hommes  dont  les  uns  préparaient  sourdement , 
dont  les  autres  provoquaient  hautement  les  fureurs  de  la  multi- 
tUiie  :  et  ies  rtsuiiats  de  toutes  mes  observations ,  des  plus  mi- 
nutieuses comme  des  plus  générales,  je  les  présente  dans  un 
rapport  à  la  Convention  nationale. 

Dans  ce  rapport,  je  déclare,  et  dès  les  premiers  mois,  qu'au- 
cune de  mes  recherches  n'avait  pu  me  faire  parvenir  à  une  société 


MÉMOJKES    HK    (;AhAt.  •>7.') 

OU  rassemblement  qui  fût  dit^  c'est-à-dire  appelé  comité  d'in- 
surrection. Il  n'y  eut  à  cet  éj^ard  dans  mes  paroles  aucune  tergi- 
versation. J'articulai  le  rësuiiat  de  mes  perquisitions  très-nette- 
ment, très-franchement  :  et  aujourd'hui  que  les  faits,  en  se 
développant  d'une  manière  si  terrible,  ont  jeté  tant  de  lumières 
sur  leurs  véritables  causes ,  il  est  démontré  pour  tout  le  monde , 
qu'à  ce  moment,  qu'au  15,  14,  io  et  16  mars,  il  n'y  avait  nulle 
part  dans  Paris  un  comité  dit  dinsurrection. 

Il  y  eut  des  choses  dont  je  parlei  ai,  non  pas  en  tergiversant, 
mais  avec  circonspection  ;  et  on  verra  tout  à  l'heure  pourquoi  et 
comment. 

Je  m'attachai  principalement  dans  mon  rapport  à  Kxer  l'atten- 
tion de  la  Convention  nationale  sur  elle-même,  à  lui  faire  regar- 
der ses  divisions  intérieures  comme  le  plus  grand  de  tous  les 
dangers  pour  elle-même ,  pour  la  France ,  pour  le  genre  humain , 
à  qui  elle  était  donnée  en  exemple  et  pour  le  bien  et  pour  !e  mal. 
D'autres ,  peut-être ,  auraient  regardé  cette  partie  du  rapport 
comme  très-délicate,  très-dangereuse  à  traiter;  muis  ce  n'était 
pas  là  pour  moi  les  charbons  ardens  :  ce  fut  sur  cela  que  je 
m'arréiai  ou  que  je  me  répandis  avec  le  plus  de  confiance  et  le 
plus  d'épanchenient.  Je  sentais  bien  que  je  parlais  devant  une 
assemblée  qui  agitait  les  destinées  de  ma  patrie  et  de  la  terre  : 
mais  celte  assemblée,  dont  la  puissance  éLait  redoutable,  et  la 
mission  auguste,  je  la  voyais  composée  de  beaucoup  d'hommes 
chers  à  mon  cœur;  et  je  cherchais  à  faire  entrer  la  voix  de  la  vé- 
rité dans  leurs  âmes  par  1rs  accens  de  l'amitié.  Je  demandais  une 
autre  vertu  encore  à  des  hommes  à  qui  les  plus  haute  s  vertus 
étaient  si  naturelles.  Si  vos  âmes,  leur  disais-je,  pouvaient  tout  à 
coup  s'ouvrir  les  unes  devant  les  autres,  vous  verriez  dans  toutes 
la  religion  et  la  passion  de  la  République  :  cette  République  que 
vous  adorez  tous ,  aimez-la  tous  assez  pour  lui  sacrifier  les  haines 
et  les  ressentimens  nés  chez  vous  du  culte  même  que  vous  lui 
rendez  :  ni  les  répubiques ,  ni  les  relijjions  ne  sont  détruites  par 
des  traîtres  et  par  des  ennemis  ;  elles  le  sont ,  les  unes  par  des 
partis,  les  autres  par  des  sectes.  Les  mouvemens  du  dehors  ne 


376  DOCCMENS  COMPLÉMENTAIRES  (1792-1793). 

seraient  rien  ,  ils  n'exisferaieni  \)?.s ,  si  les  moiivemens  de  !a  Con- 
vfnlion  ne  icsexcilaienl  et  ne  les  appelaient  :  ici  la  tr.  bison  n'est 
ntjlle  put;  n.a^s  la  haine  peut  la  voir  p:iriout,  et  la  haine  peut 
furmer  des  complois  atroces  contre  des  complots  imaginait  es. 

Au  sujet  des  mouvemens  du  dehors,  je  citai  ce  Varlet,  qui  à 
peine  avait  vingt  ans,  et  qui  depuis  quatre  ans  se  montrait  dans 
toutes  les  séditions  :  j'afftciais  suriout  d'insisier  beaucoup  sur 
une  réunion  de  dix  à  douze  personnes  qui  avait  lieu  tiès-souvent 
au  café  Corazza.  Parler  d'un  café,  loisq  l'on  cherchuii  un  comité 
d'inturreclion ,  parut  alors  ou  une  pueiilité  pi esque  niaise,  ou 
une  p*  rfidie  ciichée  sous  un  air  de  simplicité.  J'avais  pourtant 
ajouté  :  ces  personnes  se  réunissenl  au  café  Coi-azza,  au  sortir  des 
séances  des  Jacobins  :  j'avais  pourtant  prononcé  quelques  noms 
qui  auraient  dû  faite  penser,  et  qui  n'auraient  pas  dû  laite  i  ire; 
comme  les  noms  de  Gusman,  de  Défieux  et  de  ce  Proli,  que, 
là  même  ,  je  dis  être  un  fils  naturel  de  Kaunitz,  et  qui  était  alors 
l'ami  de  Hob  spierre.  J'avais  pourtant  ajouté:  queiqites  membres 
de  la  Convention  nationale  s'y  rendent  aussi,  et  si  elle  le  désire ,  je 
les  nommerai  :  lu  Convention  ne  j-arut  pas  le  désirer.  J'aurais 
nommé  (Ihabot  piincipalemeiit  et  Coliol-d  Herbois.  Depuis,  Col- 
lot  m'a  noiilié  qu'il  m'avait  compris  lui,  etqu'i.  n'avait  pas  souri 
de  pitié,  comme  beaucoup  d'aulrfs,  à  mes  pitoyables  discours. 
Entîn,  ces  longs  et  fastidieux  détails  sur  le  café  Gorazza  atta- 
chèrent à  mon  rapport  un  long  souvenir  mêlé  de  ridicule  et  de 
ressentiment.  Et  au  51  mai,  lorsqu'au  bruit  du  tocsin  et  du  canon 
d'iiUirme,  je  me  réunissais  dans  la  Gonvenlion  aux  députés  qui 
venaient  prendre  leurs  postes,  Lanjuinais,  l'un  de  ceux  dont  la 
vij  était  la  plus  menacée,  s'approcha;,!  de  moi ,  non  avec  colère, 
mais  avec  déî  ision,  me  cria  :  Eli  bien!  Garai,  c'est  le  café  Corazza? 
Que  pouvais-je  alors  répondre?  11  ne  s'agist-ait  plus  de  savoir  où 
s'attroupaient  secrètement  les  monstres  ;  ils  entraient  dans  le 
sanctuaire  des  lois ,  le  déparlement  était  à  la  barre ,  et  l'Huilier 
qui,  depuis  ce  moment  jusqu'à  sa  mort,  n'a  cessé  de  demander 
ma  tête,  prolest.ait  pieusameut  que  cette  insurrection  étuit  toute 
morale. 


MÉMOIRES   DE  GARAT.  377 

Les  paroles  et  l'accenl  de  Lanjuinais  élnient  d'un  homme  dont 
l'ame  élaii  déjà  tiès-élevce  pat-  h  graiidf  ur  disdan;;ers,  el  dans 
celle  séance  el  dans  les  suivantes  lous  les  mois  qui  lui  échap- 
p:iîent  prouvaient  que  la  vertu  et  le  malheur  Ênnt  Us  sources  du 
beau  el  du  sublime.  Lanjuinais ,  si  sa  mémoire  a  conservé  comme 
la  mienne  ce  souvenir,  confirmera  ce  que  je  raconte;  et  sprès 
une  année  de  crimes  el  de  calamités,  telle  qu  on  n'en  découvre 
pas  dans  toute  l'Iiisloire  de  l'espèce  humaine  une  auire  qu'on 
puisse  comparer ,  une  des  consolations  que  je  compte  pour  mon 
ame,  c'est  de  me  faite  entendre  aujouid  hui  à  l'ame  de  Lanjui- 
nais :  je  vais  donc  lui  répondre  à  travers  les  douze  mois  de  sang 
et  de  ruines  qui  nous  sépurenl  de  sa  question  :  Oui,  Lanjuinais, 
c'eut  le  café  Corazza  ;  vous  l'avez  i{;noré  peut-être  dans  les  ca- 
vernes où  vous  avez  cherché  un  a>ile;  m;.is  ici,  dans  le  triomphe 
insolent  des  factieux  ,  des  bourreaux  et  des  échafauds ,  ce  secret 
a  été  révélé  par  tout  le  monde  :  oui,  c^est  le  café  Corazza.  Dans 
les  âmes  de  lous  ceux  qui  étaient  mêlés  aux  comLats  des  deux 
côtés  de  la  Convention,  fermentaient  toute  s  les  passions  qui  de- 
vaient faire  éclater  la  révolte;  mais  au  café  Caruzza  conféi aient 
presque  journellement  ceux  qui  préparaient  de  loin,  qui  arran- 
geaient la  révolte  pour  l'organiser  dans  des  formes  qui  ressem- 
bleraient à  l'insurrection  du  10  août.  Gusman  ,  Défieux,  Proli , 
Chabot,  Colloi,  étaient  les  plus  assidus  à  ces  conférences,  et 
Collot ,  Chabot ,  Pi oli ,  Défieux ,  Gusman  ,  ont  été  'es  principaux 
auteurs^deia  révolte  du  51  mai  et  du  2  juin.  On  imiîa  du  lOaoïit 
jusqu'aux  sinjjeries;  et  de  même  que  Pétion  au  10  août  fut  mis 
en  charlre  privée  par  les  insurgés.  Chabot,  au  51  mai,  fut  tenu 
en  chartre  privée  à  l'évéché  par  les  révoltés.  Que  d'autres  jouis- 
sent d'un  affreux  triomphe,  lorsque  les  expériences  des  malheurs 
rendent  un  témoignage  tardif  à  la  vérité  qui  a  été  méconnue  et 
outragée  dans  leur  bouche;  je  gémis,  je  suis  consterné  et  je 
m'anéantis  dans  le  néant  de  la  prudence  et  de  la  prévoyance  hu- 
maines ! 

Tandis  que  je  cherchais  partout  un  comil à  dit  d'insurrection, 
et  que  je  le  demandais  un  jour  au  comité  de  défense  générale, 


37S  lOCLME.NS   COMPLÉMENTAIRES  (1792-1793). 

composé  en  grande  partie  des  membres  du  côté  droit ,  un  mem- 
bre de  ce  comité  me  dit:  Je  m'étonne  que  vous  cherchiez  avec 
tant  de  peine  et  si  peu  de  fruit  le  comité  d'insurrection,  il  est  dans 
les  sections  de  Paris,  il  est  dans  les  Jacobins. 

Je  fus  étonné,  je  l'avoue  :  je  ne  l'aurais  pas  été  du  tout  si  on 
m'eut  dit  que  les  germes,  les  fermens  et  les  instrumens  des  in- 
surrections étaient  dans  les  Jacobins  et  dans  les  sections  :  je  sa- 
vais qu'en  penser,  et  on  savait  ce  que  j'en  disais  :  mais  qu'un 
membre  de  la  Convention  et  du  comité  de  défense  générale  m'as- 
surât ,  au  milieu  de  beaucoup  de  ses  collègues ,  que  par  le  comité 
dit  d'insurrection,  dont  je  devais  sceller  les  papiers  et  les  regis- 
tres, dont  je  devais  arrêter  les  membres,  c'était  la  société  popu- 
laire des  Jacobins  et  les  sections  de  ia  Commune  de  Paris  qu'on 
m'indiquait;  je  ne  pouvais  le  comprendre;  je  ne  pouvais  revenir 
de  ma  surprise  :  je  pensais  que  c'était  là  une  de  ces  assenions 
échappées  à  la  chaleur  et  à  l'irréflexion  de  la  parole. 

Le  même  jour ,  ou  le  lendemain ,  je  reçois  un  paquet  ;  dans  ce 
paquet  était  un  billet  de  quelques  lignes  et  plusieurs  feuilles  d'un 
journal.  J'ouvre  le  billet  et  j'y  lis  ces  mots  : 

«  J'envoie  au  citoyen  Garât  un  journal  où  il  verra  le  foyer  où 
»  se  prépara  le  complot  d'assassinat  des  membres  de  la  Conven- 
»  tion.  Ou  c'est  l'évidence,  ou  rien  ne  sera  évident.  Je  rappelle 
»  au  citoyen  Garât  que  la  postérité  est  là  qui  l'attend  pour  le  ju- 
»  ger  sur  sa  conduite  dans  cet  événement.  Une  foule  de  preuves 
I  sont  sous  sa  main.  > 

Je  parcours  les  feuilles,  et  j'y  trouve  les  extraits  de  quelques 
discours  improvisés  avec  une  grande  violence  aux  Jacobins,  par 
Lejeune,  par  Garnier,  par  BeuiaboUe,  par  Legendre. 

Je  commence  à  croire  qu'on  veut  sérieusement  me  faire  pren- 
dre les  Jacobins ,  et  un  grand  nombre  de  membres  de  la  Conven- 
tion nationale  pour  le  comité,  dit  d insurrection,  dont  il  m'était 
ordonné  de  faire  mettre  les  membres  en  état  d'arrestation. 

Ti'ès-peu  de  jours  après  paraît  une  brochure  d'un  membre  de 
la  Convention ,  qui  ne  devait  plus  me  laisser  aucun  doute  là-des- 


UÉMUIRËS   fiE   GARAT.  379 

sus:  il  désignait  formellement  les  Jacobins,  leur  rue,  le  lieu  de 
leurs  séances. 

Le  membre  du  comité  de  défense  générale,  c'était  Guadet;  l'au- 
teur du  billet,  c'était  Brissot;  et  l'auleur  de  la  brochure  Louvet. 

De  ces  trois  représentans  du  peuple,  les  deux  premiers  ont 
péri  indignement  sur  l'échafaud  ;  le  dernier  n'a  échappé  aux  as- 
sassins que  par  une  suite  de  miracles. 

O  vous  qui  survivez  à  tant  d'innocentes  victimes,  qui  réunissez 
sur  vous  l'intérêt  que  tous  les  siècles  attacheront  à  leur  mort,  et 
celui  qu'ils  attacheront  à  vos  dangers  et  aux  malheurs  de  la  ré- 
publique naissante,  c'est  donc  avec  vous  seul  que  je  puis  entrer 
aujourd'hui  dans  l'examen  d'une  opinion  que  tous  les  trois  vous 
avez  partagée!  Je  l'ai  aperçue  et  sentie  comme  il  convenait  celte 
réserve  délicate  qui ,  dans  l'histoire  de  vos  malheurs,  vous  a  em- 
pêché d'adresser  un  seul  reproche  à  un  homme  contre  lequel  des 
circonstances,  jamais  éclaircies,  pouvaient  vous  inspirer  beau- 
coup de  ressentimens.  Je  vous  conjure  donc ,  et  avec  la  certitude 
que  vous  ne  rejetterez  point  ma  prière ,  je  vous  conjure  de  ne 
vouloir  pas  vous  servir  de  tout  ce  que  vous  avez  souffert,  pour 
ajouter  une  autre  autorité  que  celle  de  la  raison  à  ce  que  vous 
avez  pensé  ;  songez  que  dans  la  personne  même  de  quelques 
hommes,  dont  la  vieet'la  mort  ont  révélé  et  inspiré  de  nouvelles 
vertus  au  cœur  humain,  de  grandes  douleurs  ont  servi  à  consa- 
crer suHiïa  terre  de  grandes  erreurs;  songez  que,  plus  qu'un 
autre,  vous  êies  obligé,  pour  le  reste  de  vos  jours,  à  ne  rien 
croiîe  qui  ne  soit  vrai ,  à  ne  rien  dire  qui  ne  soit  digne  de  vos  au- 
gustes malheurs  !  La  plainte  que  j'aurais  cru  la  plus  légitime,  ja- 
mais je  ne  vous  l'aurais  adressée  quand  vous  étiez  dans  l'itifor- 
tune:  je  combatirai  ({uelques-unes  de  vos  opinions  aujourd'hui 
que  vous  êLes  dans  la  puissance  :  le  monde  entier,  le  genre  hu- 
main et  toutes  ses  destinées  appartiendi  aient  à  l'erreur ,  aux  res- 
sentimens, aux  vengeances  et  au  génie  de  la  disiruclion  ,  si ,  de 
temps  en  lenips,  il  ne  se  rencontrait  sur  la  terre  des  anies  assez 
éclairées  et  assez  généreuses  pour  calmer  les  passions  même  de 
la  vertu. 


380  BOeUMENS   COMPLÉMFNTAIRES  (1792-1793). 

Je  le  demande  donc  et  à  Louvet,  et  à  tous  ceux  qui  jettent  les 
yeux  sur  ces  li{;nes,  quand  la  Convention  naliona'e  me  parlait 
d'un  comité  dii  d'insurrection ,  pouvais-je  entendre  qu'elle  me 
parlait  de  !a  société  des  Jacob'ns?  Quand  les  choses  auraient  élë 
synonymes,  en  quelque sorle,  les  moisaloîs  l'éiaient-ils?  La  so- 
ciéié  d(S  Jacobins  avait-elle  chargé  ce  titre,  qui  dès-lors  é(ait 
assez  lerrible,  en  celui  de  comité  d'insurrection?  et  ses  amis  ou 
ses  ennemis  lui  donnaient-ils  un  autre  nom  que  ce  nom  de  Jaco- 
bins, sous  lequel  les  uns  croyaient  la  rendre  assez  digne  de  res- 
pect ,  les  autres  assez  digne  de  Imine? 

Si,  à  cette  époque,  il  est  arrivé  quelque  chose  de  semblable 
dans  Paris,  je  <;onfesse  que  je  l'ai  profondément  ignoré. 

Quand  ce  changement  de  dénomination  eût  été  réel  dans  quel- 
ques lieux  et  pour  quelques  personnes ,  en  élait-ce  assez  pour  en 
faire  la  désignation  d'un  décret,  d'un  ordre  de  sceller  des  regis- 
tres, et  dairèler  un  grand  nombre  d'hommes?  N'aurait-il  pas 
fallu  encore  qu'un  tel  changement  de  mots  eût  été  universelle- 
ment connu  et  convenu?  Enlin,  si  c'était  là  l'intention  du  décret, 
pourquoi  ne  pas  l'énoncer  par  ces  mots  qui  se  présentaient  si  na- 
turellement :  le  comité  d'insurrection  dit  société  des  Jacobins  't  Ce 
décret  arriva  aux  bureaux  de  la  justice  le  14  mars,  je  crois,  vers 
les  dix  heures  du  soir.  Je  suppose  que  dans  la  nuit  j'eusse  fait 
mettre  en  état  d'arrestation  tous  les  membres  des  Jacobins  ;  et 
parmi  eux  Robespierre,  Danton,  Legendre,  Benlabolej^Fréron, 
Garnier,  Tailien,  Camille  des  Moulins  ,  etc.,  etc.,  croit-on ,  je  le 
demande,  qu'une  insurrection  terrible  ne  se  serait  pas  élevée  sur 
l'horizon  de  Paris  avant  le  soleil?  Et  peut-on  croire  que  cette  in- 
surrection n'aurait  pas  paru  un  peu  pins  légitime  que  celle  du 
51  mai?  Le  sang  eût  coulé  par  torrens;  et  alors,  ce  n'est  pas  à 
ceux  qui  l'avaient  provoqué  qu'on  aurait  attribué  tous  ces  crimes 
et  tous  ces  désastres;  on  les  aurait  imputés  au  ministre  insensé 
qui ,  lorsqu'on  lui  ordonnait  d'arrêter  les  membres  du  comité 
d'insurrection ,  aurait  imaginé  de  faire  arrêter  les  membres  de  la 
société  des  Jacobins. 

Mais,  que  dis-je,  arrêter?  et  quelles  forces  m'étaient  confiées 


MÉMOIRES    UK    GAhAi.  581 

pour  h'we  de  semblables  arrestations?  Qui  peiii  ignorer  qu'à 
celte  époque  les  décrets  d'arrestations ,  surtout  ceuK  qui  exi- 
geaient quelque  déploiement  de  force  armée,  ne  s'exécutaient 
et  ne  pouvaient  s'exécuter  que  par  la  Commune  de  Paris,  Pa- 
che  et  Chaumelte  auraienl-ils  fait  arrêter  les  Jacobins  et  la  Mon- 
tagne ? 

Je  le  croyais  aussi  aux  Jacobins,  non  pas  le  comité,  mais  le 
génie  ou  plutôt  le  démon  de  l'insurrection,  mais,  s'il  était  déjà 
nécessaii  e  d'en  arrêter  les  registres  et  les  membres ,  d'en  i^rmer 
les  portes,  une  telle  motion,  à  cette  époque,  exigeait  assez  de 
courage  et  de  magnanimité  pour  être  digne  des  représenians  les 
plus  intrépides  de  la  France.  Pourquoi  donc  celte  motion  ne 
fut-elle  pas  faite  par  Guadet ,  par  Louvet ,  par  Bi  issol ,  qu'on  ne 
peut  pas  accuser  d'avoir  manqué  de  la  bravoure  que  doit  avoir 
un  lé[;islaieur  révolutionnaire?  Quand,  dans  ces  derniers  jours, 
la  motion  de  fermer  les  Jacobins  a  dû  et  a  pu  être  faiie,  a-t-on 
craint  de  prononcer  leur  nouî ,  où  est-ce  sans  prononcer  leur  nom 
qu'on  est  allé  poser  le  rocher  de  la  République  à  l'entrée  de  celte 
caverne,  où  des  cyclopesà  demi-nus  amassaient  tous  les  vents, 
forgeaieiit  tous  les  l'oudres  sous  lesquels  était  prèle  à  disparaître 
la  République  étonnée  et  tremblante?  Mais,  puisque  après  lant 
d'oi)pression  et  de  silence,  nous  sommes  aiiivcs  à  ces  temps 
dont  parle  Tacite,  où  on  peut  seniir  tout  ce  qu'on  veut,  et  dire 
tout  ce  qu'on  sent,  j'ajouierai  qu'au  15  mars  1795,  des  menjbres 
delà  Conveiition,  quels  qu'ils  lussent,  en  faisant  la  inoiion  de 
mettre  les  scellés  sur  les  registres  des  Jacobins,  ci  d'en  faire  ar- 
rêter les  membres,  n'auraient  fait  qu'accélérer ,  par  une  horrible 
convulson ,  le  moment  do  cette  révolte  qu'on  a  appelée  linsur- 
rectioii  du  51  mai.  La  démocratie  naissante  chez  un  grand  peuple 
<Jui  a  vécu  des  siècles  sous  les  rois,  a  des  vices  qui  paraiisenldes 
vertus ,  jusqu'à  ce  qu'on  soit  universelleuienl  épouvanté  de  leurs 
excès.  El  avant  d'an  iver  à  ce  comble  des  fureurs  et  des  horreurs 
qui  conige  d'une  manière  si  terrible  ceux  qui  jcsieni,  ce  n'est 
qu'en  faisant  entrer  la  dcmociatie  avec  des  ménagcmens  pjol'unds 
sous  le  régiuie  sévère  d'un  gouvernement  puissant,  qu'on  iem- 


."582  DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES  (179:2-1793). 

pêche  d'êlre  élernellement  une  dëmajifogie  i'olle ,  atroce  et  des- 
tructrice. Combien  de  fois  je  Yvi  dit  à  Brissot!  Plusieurs  fois  ii  a 
paru  in'ëcouier  avec  recueilkment,  avec  émotion;  le  lendemain 
je  voyais  dans  sa  feuille  qu'il  ne  m'avait  pas  entendu. 

C'est  une  chose  inévitable,  quand  les  passions  conduisent  les 
événemens,  que  les  événemens,  à  leur  tour,  irritent  et  enflim- 
ment  les  passions.  Ce  sont  de  grands  drames,  en  quelque  sorte, 
qui  se  jouent  sur  la  terre,  et  dans  lesquels  les  événemens  enfantés 
par  les  passions,  et  les  passions  développées  par  les  événemens, 
accélèrent  et  précipitent  leur  marche  vers  des  catastrophes  où  les 
principaux  acteurs  périssent,  où  l'action  s'arrête  sur  la  scène 
inondée  de  sang,  jusqu'à  ce  que  d'autres  personnages  soient  en- 
traînés par  d'autres  passions  à  d'autres  drames,  et  par  d'autres 
drames  à  des  dénoûmens  éj^alement  funestes. 

A  la  suite  du  10  mars,  une  mesure  que  les  circonstances  ren- 
daient nécessaire,  et  qui  fut  prise  par  la  Convention,  jeta  dans 
son  sein  et  dans  le  sein  de  la  France ,  de  nouvelles  causes  de  dis- 
sension. On  voulut  lever  de  nouvelles  forces ,  on  voulut  qu'elles 
fussent  proportionnées  à  la  grandeur  de  la  république,  de  ses 
moyens ,  de  sa  cause,  et  pour  exécuter  cette  levée  de  nouveaux 
défenseurs  avec  plus  de  rapidité ,  on  arrêta  que  des  représentans 
du  peuple  iraient  dans  tous  les  départemens  jeter,  non  pas  le  cri 
d'alarme ,  mais  le  cri  de  patriotisme ,  de  guerre  et  de  gloire. 

Le  plus  grand  nombre  de  ceux  à  qui  on  donna  cette  éclatante 
mission  furent  choisis  dans  la  Montagne  :  et  ces  choix  qui  prou- 
vaient peut-être,  sa  puissance,  l'affaiblirent. 

La  Montagne  dégarnie  ne  put  plus  disputer  la  majorité. 

D'un  autre  côté,  un  très-grand  nombre  de  ces  députés  monta- 
gnards, en  se  répandant  dans  toutes  les  parties  de  la  République, 
y  trouvèrent  des  esprits  aigris  contre  eux,  des  âmes  aliénées: 
ils  attribuèrent  cette  réception  à  la  correspondance  des  membres 
du  côté  droit  avec  leurs  départemens  ;  et  ce  qui  était  vrai  peut- 
être  de  quelques  uns,  on  l'affirma  de  tous. 

Dans  leurs  lettres,  les  députés  montagnards  ne  se  plaignirent 
pas  seulement  d'avoir  été  mal  reçus,  ils  accusèrent  le  coté  droit 


MÉMOIKES  DE   GARAT.  385 

de  leur  avoir  ôté  les  moyens  de  remplir  la  mission  dont  le  succès 
était  nécessr.ire  à  la  défense  et  au  salut  de  la  République. 

Le  ressentiment ,  qui  eut  toute  la  violence  qu'il  reçoit  des  inté- 
rêts personnels,  eut  donc  aussi  les  moyens  d'éclater  sous  les 
dehors  imposans  des  intérêts  de  la  patrie. 

La  moniagne  devint  furieuse,  et  elle  était  faible.  On  redouta 
d'elle  quelque  entreprise  terrible. 

Dès-lors  les  Jacobins  furent  plus  menaçans ,  la  Commune  plus 
hardie,  et  les  sections  plus  orageuses  :  à  la  Commune  et  aux  Jaco- 
bins ,  quoiqu'il  y  eût  des  scélérats  et  des  hommes  de  bien ,  il  n'y 
eut  qu'un  esprit  ;  dans  les  sections  il  y  en  avait  deux  :  le  bon 
s'essayait  à  prendre  la  prédominance  ;  mais  le  mauvais  la  répre- 
nait toujours.  On  était  trahi ,  et  les  furieux  faisaient  croire  aisé- 
ment que  dans  la  Convention  les  habiles  étaient  les  complices  des 
traîtres;  et  les  habiles ,  qui  auraient  dû  comprendre  combien  il 
importait  pour  leur  salut,  et  pour  le  salut  de  la  chose  publique, 
d'être  prudens  et  sages,  étaient  indignés. 

De  toutes  parts  on  se  parlait  à  l'oreille,  on  se  faisait  des  con- 
fidences, ou  de  quelque  grand  complot,  ou  de  quelque  grand 
acte  judiciaire  qu'on  préparait. 

Enfin,  le  bruit  se  répandit  d'un  complot  plus  criminel  que 
tous  les  autres ,  et  arrête  dans  le  lieu  même  où  étaient  les  magis- 
trats et  les  forces  chargées  de  surveiller  et  de  réprimer  tous  les 
crimes. 

Alors  Barrère  proposa  la  commission  des  douze ,  et  l'influence 
du  côté  droit  en  élut  dans  son  sein  tous  les  membres. 

Il  le  faut  avouer  :  elle  était  tout-à-fait  révolutionnaire,  dans  le 
bon  sens  de  ce  mot,  l'idée  d'une  commission  destinée  à  réprimer 
dans  une  république  naissante  les  excès  de  la  démocratie ,  à  con- 
tenir la  révolution  pour  la  maintenir ,  à  l'arrêter  pour  l'achever. 
Mais  dans  les  maladies  du  corps  politique,  comme  dans  celle  du 
corps  humain,  c'eijt  lorsqu'il  y  a  une  grande  force  dans  le  remède 
qu'il  faut  l'administrer  avec  une  grande  pru  lence.  Un  seul  coup 
bien  porté  pouvait  réprimer  toutes  les  fureurs,  plus-eurs  coups 
frappés  avec  précipitation  pouvaient  rendre  toutes  les  fureurs 


584  DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1795). 

plus  audacieuses.  Djns  le  premier  cas,  on  fait  sentir  que  l'auto- 
riié  et  la  libsrté  c'est  la  même  chose;  dans  le  second  cas,  on  fait 
crier  que  l'énerjjie  du  gouvernement  est  de  la  tyrannie. 

La  liste  des  douze  montra  beaucoup  de  vertus  ;  elle  ne  montra 
pas ,  aux  yeux  de  leurs  amis  même,  autant  de  sagesse. 

Par  ses  [iremières  opérations,  la  commission  jeta  dans  les  pri- 
sons de  l'Abbaye  le  président  d'une  section,  et  le  premier 
substitut  du  procureur  de  la  Commune;  elle  manda  Chaumette  ; 
elle  menaça  Pache. 

Avec  le  bruit  de  ces  arrestations ,  se  répandit^e  bruit  de  la  for- 
mation d'un  autre  tribunal  que  ce!ui  qui  venait  de  renvoyer  Ma- 
rat  en  triomphe,  et  le  bruit  encore  que  la  Convention  nationale 
allait  être  épuré  par  le  glaive  des  lois ,  puisqu'elle  n'avait  pu  être 
épurt'e  par  un  scrutin. 

Les  douze  laissèrent  échapper  peut-être  quelques-unes  de 
ces  menaces  ;  ceux  qui  et  dent  menaces  les  exagérèrent  :  ils  cru- 
rent à  l'attaque  pour  se  créer  les  moyens  de  la  défense. 

Dès- lors  on  n'appela  plus  la  commission  les  douze,  mais  les  dé- 
cemvirs;  et  avec  ce  mot,  qui  souleva ,  il  y  a  trois  mille  ans,  le 
penj)!e  de  Rome,  on  soulevait  la  multitude  de  Paris. 

Je  lus  appelé  par  la  commission  :  j'écrivis  sous  ses  yeux ,  et  je 
signai  tout  ce  que  je  savais  de  ce  qui  s'était  passé  à  la  Maire, 
Tout  ce  que  je  reçus  de  dénonciations ,  de  soupçons ,  d'alarmes. 
Je  les  lui  communiquai,  sans  atiendie  qu'elle  m;  l  s  demandât. 

Le  26  mai,  à  une  heure  et  demie  de  la  nuit ,  on  vient  me  dire  à 
rintérïeur,  qu'un  grand  mouvement  se  prépare  à  la  porte  Saint- 
Bernard  ;  que  des  femmes  sont  à  la  tête,  mais  que  des  hommes 
armés  les  aiîcomnagnent.  Je  fais  partir  à  l'instant  deux  gendarmes 
pour  m'assur^  r  du  fait,  et  je  me  rends  moi-même  à  la  commis- 
sion des  douze  ;  je  n'y  trouve  que  Rabaud  Pommier  qui  va  cher- 
cher son  fièie  :  Rabaud  de  Saint-Etienne  vient  me  joindre  une 
demi-heure  aprè^  au  comité  de  sa'ul  public.  J'étais  sur  dès-lors, 
par  le  rap.poit  des  gendarujes ,  que  ie  mouvement  de  la  porte 
Saiî.l-B^rnard  néiait  lien  ;  mais  j'étais  trop  sûr  aussi  que  des 
mouvemens  plus  réels  allaient  suivre  celte  rneuuce.  J'étais  lié 


MÉMOIRES    DE   GARAT.  385 

avec  Rabaud  de  Saint-Éiienne  ;  j'aimais  sa  personne ,  j'estimais 
sa  philosophie.  Je  savais  qu'une  imagination  fertile  et  brillante  le 
disposait  à  voir  entre  les  faits  et  les  faits  plus  de  liaison  et  de 
rapports  qu'il  n'y  en  avait  quelquefois  ;  mais  je  savais  aussi  qu'il 
aimait  la  vérité;  qu'il  avait  exercé  sa  raison  à  la  discerner  et  à  la 
reconnaître. 

Là  j'eus  avec  Rabaud  de  Saint-Etienne  une  conversation  très- 
longue  et  très-intime.  Je  ne  lui  dissimulai  point  que  je  trouvais 
beaucoup  d'imprudence  et  de  danger  à  laisser  à  la  Commune  la 
disposition  de  toutes  les  forces  de  Paris,  et  à  faire  arrêter  l'un  des 
officiers  municipaux  presque  dans  son  sein  :  oubliez-vous,  lui  dis~je, 
que  nous  sommes  dans  des  temps  où  l'on  ose  tout  ce  qu'on  peut  y 
et  où  l'on  a  de  beaux  noms  pour  honorer  tout  ce  que  l'on  ose?  Oa 
m'a  montré  à  la  commission  un  passage  affreux  d'une  feuille 
d'Hébert,  que  je  n'ai  jamais  lu  :  mais  ce  passage  qui  est  affreux, 
ne  l'est  pas  plus  que  cent  passages  de  ce  Marat,  qu'un  tribunal 
vient  de  renvoyer  la  tête  couronnée  de  lauriers ,  au  rang  des  lé- 
gislateurs. Sans  doute  si  nous  étions  sous  le  règne  des  lois,  Marat 
devrait  être  au  moins  où  vous  avez  mis  Hébert;  mais  croyez 
qu'il  est  trop  dangereux  de  mettre  Hébert  à  l'Abbaye,  quand 
Marat  esta  la  Convention.  La  multitude,  quand  elle  couronne 
l'un  de  lauriers ,  ne  pourra  souffrir  que  l'autre  soit  dans  les  chaî- 
nes. Il  y  a  quelques  jours,  les  gens  raisonnables,  les  sages  et 
bons  amis  de  la  liberté,  prenaient  le  dessus  dans  les  sections  ; 
depuis  ces  arrestations,  les  hommes  violens,  les  furieux  ont  re  - 
pris  leurs  emportemens  et  leur  ascendant.  Je  trouve  autant  que 
personne  très-nécessaire  que  force  reste  à  la  loi  ;  mais  pour  que 
la  force  reste  à  la  loi,  il  faut  que  la  loi  commence  par  avoir  la  force. 
Vous  l'avez  donnée  à  la  Commune;  retirez-la-lui  donc,  si  vous 
ne  voulez  pas  que  force,  aulieu  derester  à  la  loi,  reste  à  la  Com- 
mune. Nous  avons  accoutumé  les  esprits  à  l'idée  d'une  liberté  il- 
limitée de  la  presse;  nous  avons  ri  à  l'Assemblée  constituante 
quand  le  peuple  a  été  invité,  par  son  ami,ix  pendre  huit  cents 
d'entre  nous  aux  arbres  des  Tuileries;  et  tout  à  coup,  lorsque 
nous  n'avons  encore  aucune  bonne  loi  sur  cet  objef ,  sur  Icijuel 


T.  \vin. 


^') 


586  DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES  (1792-1793). 

nous  avons  débité  cent  folies,  vous  arrêtez  un  homme ,  parce  que 
cet  homme  a  imprimé  une  feuille,  qui  n'est  pas  plus  atroce  que 
cent  autres,  dont  les  atrocités  nous  ont  fait  plus  rire  qu'elles  ne 
nous  ont  fait  horreur.  Avant  de  faire  de  grands  actes  de  gouver- 
nement, il  faut  avoir  un  gouvernement  ;  et  ce  moment,  où  vous 
êtes  en  majorité,  serait  mieux  empbyé,  ce  me  semble,  à  orga- 
niser en  Silence,  et  sans  jeter  l'alarme  dans  le  camp  ennemi,  la 
puissance  exécutrice  avec  laquelle  vous  mettrez  aux  pieds  de  la 
loi  ou  sous  ses  pieds,  tous  les  brouillons  et  tous  les  scélérats. 

Rabaud  de  Saint-Etienne  me  protesta  qu'il  s'était  opposé  de 
toutes  ses  forces  à  l'arrestation  d'Hébert;  que  comme  moi  il  l'a- 
vait jugée  dangereuse;  depuis,  Fonfrède  et  Vigier  m'assurèrent 
qu'Hébert  avait  été  arrêté  également  contre  leurs  avis.  Je  laissai 
Rabaud  de  Saint-Etienne  très-persuadé  que ,  lorsqu'on  n'a  point 
la  force ,  il  faut  déployer  l'autorité  avec  succès  et  avec  majesté. 

Le  lendenuin  matin  je  tins  le  même  langage  à  Fonfrède ,  qui , 
quoique  beaucoup  plus  jeune  et  beaucoup  plus  impétueux,  me 
parut  également  pénétré  de  la  vérité  de  ces  observations. 

Ce  jour-là  même,  c'est-à-dire,  le  27  mai ,  de  grandes  scènes 
devaient  éclater  et  amener  contre  la  république  de  grands  mal- 
heurs ,  contre  moi  d'horribles  calomnies. 

En  sortant  du  conseil  exécutif ,  entre  quatre  et  cinq  heures  de 
l'après-miJi,  je  n'avais  rien  vu  iiulour  de  la  Convention  qui  an- 
nonçât du  mouvement,  et  qui  fit  craindre  aucun  attentat  :  à  six 
heures  et  demie ,  à  peu  près ,  je  dînais ,  j'étais  seul  avec  mon  ne- 
veu :  l'un  d(  s  citoyens,  dont  les  observaiions  me  rendaient  compte 
de  l'état  de  Paris  ,  à  celte  époque,  et  l'un  de  ceux  dont  la  cor- 
respondance était  constamment  favorable  à  tout  ce  qui  était  en  fa- 
veur du  côté  droit,  vient  me  dire  tout  en  alarme  que  la  Conven- 
tion est  dans  le  plus  grand  danger,  qu'elle  est  ass'égée  par  une 
foule  immense  et  par  une  force  armée  ;  qu'on  a  crié  autour  des 
canons,  aux  armes;  (ju'on  parle  d'égorger  les  appelans  au  peu- 
ple ,  et  que  tout  annonce  un  combat  et  un  carnage.  Je  n'étais 
point  appelé  par  la  Convention ,  mais  lorsqu'on  me  parle  d'un 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  ôS7 

grand  danger  qu'elle  court,  je  crois  que  c'est  dans  son  sein  qu'est 
mon  posie ,  et  je  m'y  rends. 

En  traversant  les  Tuileries,  j'aperçois  des  groupes,  mais  ni 
en  très-grand  nombre,  ni  très-nombreux,  ni  très-lumultueux. 

Au  grand  escalier  et  à  la  porte  du  salon  de  la  Liberië,  je  vois 
une  foule  très-grande  et  très-agitée ,  qui  se  presse  autour  de  la 
porte,  mais  sans  aucune  arme,  au  moins  visible. 

En  entrant  dans  les  cours  du  palais  national ,  je  vois  au-dessus 
des  canons  les  mèches  allumées,  et  une  force  armée  assez  consi- 
dérable, qui  longeait  et  se  promenait  le  long  de  la  façade  du 
palais,  en  face  du  Carrousel.  A  cette  vue  je  ne  doutai  point  que 
la  Convention  ne  fût  assiégée  en  efft^t;  et  tant  derégulaiitédans 
un  mouvement  si  criminel  me  fit  croire  que  le  mouvement  avait 
des  chefs. 

Je  rencontre  Liddon ,  qui  me  dit  qu'il  a  e\x  beaucoup  de  peine 
à  se  faire  un  passage,  et  qu'il  a  été  menacé.  Liddon  allait  à  la 
commission  des  douze;  j'y  monte  avec  lui;  et  en  même  temps 
arrivent  et  montent  avec  nous,  Piiche,  qui  élait  mandé,  Des- 
tournelle  et  quelques  membres  de  la  Commune.  Là  il  y  eut  entre 
quelques  officiers  municipaux  et  un  ou  deux  membres  des  douze  ^ 
de  ces  paroles  qui  enflani;nent  plus  les  passions  qu'elles  n'expli- 
quent les  choses.  Il  y  eri  avait  une  que  je  voulais  principalement 
savoir,  et  savoir  sans  aucun  doute  :  c'était  par  les  ordres  de  qui 
avait  été  appelée  la  foi  ce  armée  que  j'avais  vue  le  long  du  palais, 
et  à  la  disposition  de</ui  elle  était.  Liddon  me  protesta  qu'il  n'en 
savait  rien;  Pache  me  lit  entendre  qu'il  avait  signé  la  réquisition, 
mais  qu'il  n'avait  pas  été  libre  de  la  refuser,  llabaudde  Saint- 
Etienne,  qui  avait  l'air  épuisé  de  fatigue,  eiqui  prenait  un  bouil- 
lon ,  ne  répondit  rien  à  ma  question,  parce  qu'il  avait  à  répon- 
dre à  d'autres  interrogations  qui  lui  étaient  f  ailes  en  môme 
temps. 

Cependant  on  venait  nous  rapporter  que  la  fermentation  crois- 
sait à  chaque  instant  au-ledans  de  la  Conven  lion  et  au-dehors. 
Pache  se  rend  à  la  barre,  et  je  me  dcteriuine  à  entrer  d.ms  la 
Convantioo ,  pour  mieux  juger  de  son  étal  dans  sou  in  lérieur. 


388  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (4792-1793). 

En  traversant  les  cours,  nous  passions  le  long  de  la  file  de  la 
force  armée  ;  j'entendis  plusieurs  de  ceux  qui  étaient  sous  les  ar- 
mes dire  en  riant  :  Ah!  ah!  voilà  ces  vilaines  écharpes.  Un  peu 
plus  loin  j'entends  ces  propres  paroles  :  Commeni  Garai  peut-il 
aller  avec  ces  coquins  !  A  l'extrémité  de  la  force  armée  il  y  avait 
quelques  hommes  qui  n'étaient  pas  sous  les  armes,  et  un  plus 
grand  nombre  de  femmes.  Là  les  officiers  municipaux  ne  reçurent 
plus  d'injures  ;  ils  reçurent  des  bénédictions.  Lu  on  disait:  Voilà 
nos  bons  pères  quipassenl. 

Avant  de  pénétrer  dans  la  Convention  ,  nous  nous  arrêtâmes 
un  instant  avec  des  membres  du  comité  des  inspecteurs  de  la 
salle  :  toujours  je  demandais  des  éclaircissemens  sur  la  nature  et 
les  intentions  de  cette  force  armée,  unique  chose,  parmi  toutes 
celles  que  j'avais  vues,  que  je  pusse  redouter  beaucoup  pour  la 
Convention;  et  avant  d'entrer  dans  la  salle,  les  éclaircissemens 
que  je  reçus  furent  complets  ;  il  ne  put  plus  me  rester  aucun 
doute  là-dessus. 

A  peine  j'entre  dans  la  Convention ,  qui  avait  l'air  d'un  champ 
de  bataille  où  deux  armées  sont  en  présence,  qu'on  demande 
pour  moi  la  parole  que  je  ne  demandais  point. 

Qu'est-ce  qu'on  voulait  savoir  de  moi ,  et  que  devais-je  dire? 
Je  n'en  savais  rien. 

Sans  réflexion ,  par  des  mouvemens  Irès-indélibérés,  et  dirigés 
uniquement  par  cette  force  secrète  qui  porte  nos  idées  et  nos  pa- 
roles sur  les  objets  et  sur  les  senlimens  dont  nous  sommes  pro- 
fondément occupés ,  je  parle  d'abord  à  l'assemblée  des  causes  les 
plus  prochaines  de  l'agitation  qui  régnait;  je  lui  présente, comme 
la  première  et  la  plus  puissante ,  le  bruit  répandu  d'un  complot 
formé  à  la  Mairie  de  faire  égorger  les  vingt-deux ,  et  de  publier 
qu'ils  avaient  émigré  ;  j'assure  à  la  Convention  que,  en  effet,  des 
propositions  atroces  ont  été  faites  à  la  Mairie,  une  première  fois , 
en  l'absence  du  maire  ;  qu'elles  ont  été  reproduites  une  autre  fois 
en  sa  présence;  mais  qu'il  les  a  repoussées  avec  indignation,  et 
qu'elles  ont  été  couvertes  de  toute  l'horreur  qu'elles  méritaient. 
Je  conjure  la  Convention  de  considérer  que  des  propositions  exé- 


MÉMOIRES   DE    GARAT.  589 

crables^  mais  rejetées  avec  exécration ,  ne  sont  pas  plus  un  com- 
plot affreux  qu'une  motion  affreuse  n'est  une  loi  détestable; 
j'insiste  surtout  pour  qu'on  ne  répande  pas  l'horreur  d'une  pro- 
position atroce  sur  l'homme  précisément  par  qui  elle  a  été  prin- 
cipalement repoussée. 

J'affecie  ensuite  de  parler  en  même  temps  de  la  puissance  de  la 
Comnmne  et  de  l'arrestation  d'Hébert;  jétais'sùr  par  là  de  reveil- 
ler ,  dans  l'esprit  de  beaucoup  de  membres  du  côté  droit ,  les 
souvenirs  de  beaucoup  de  vérités  que  je  répétais  sans  cesse. 

Ce  n'était  pas  à  un  ministre  à  dire,  sansaucun  voile,  qu'il  fal- 
lait réformer  l'organisation  de  la  Commune;  on  eut  cru  qu'il  at- 
tentait aux  droits  du  peuple  et  de  l'homme,  et ,  pour  paraître  un 
agent  de  la  tyrannie ,  il  n'aurait  pas  même  eu  besoin  du  nom  de 
ministre. 

Ce  n'était  pas  à  un  ministre  à  dire ,  sans  aucun  ménagement,  à 
la  Convention  :  Ce  sont  vos  propres  décrets  qui  ont  élevé  auprès  de 
vous  ce  colosse  qui  vous  menace.  Mais  voici  ce  que  je  lui  disais  à  ce 
sujet,  et  on  va  voir  que,  si  je  le  lui  disais  avec  beaucoup  de  mé- 
nagement ,  je  le  lui  disais  aussi  avec  assez  de  clarté. 

«  Citoyens,  je  conjure  la  Convention  nationale  d'écouter  ce  que 
je  lui  dis  avec  bienveillance;  il  est  impossi  -le  d'avoir  des  inten- 
tions plus  pures.  L'une  des  causes  de  toutes  les  fermentations  ac- 
tuelles, c'est  l'opinion  qui  s'accrédite  que  la  Commune  de  Paris 
veut  marcher,  rivale  d'autorité  et  de  puissance ,.  avec  la  Conven- 
tion nationale  ;  et  on  en  regarde,  on  en  cite,  comme  des  preuves, 
les  troupes  et  les  contributions  qu'elle  lève  comme  elle  juge  con- 
venable; et,  en  effet,  lever  des  contributions,  lever  des  troupes, 
ce  sont  là  de  véritables  actes  de  souveraineté.  Mais  j'ai  peur  , 
citoyen  président,  que  la  Convention  nationale  iv'Arr  oublié  elle- 
même  la  succession  de  ses  décrets  et  leurs  résultats!  C'est  elle, 
c'est  la  Convention  nationale  qui  a  donné ,  en  exemple  et  en  mo- 
dèle à  tous  les  corps  administratifs  de  la  France ,  le  fameux  ar- 
rêté du  déparlement  de  l'Hérault.  Eh  bien!  cet  arrêté,  c'est  un 
véritable  acte  de  souveraineté  !  Par  cet  arrêté,  le  département  de 
l'Hérault  a  levé  six  mille  hommes,  a  levé  six  millions.  La  corn- 


590  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (1792-1795). 

mune  de  Paris ,  en  exerçant  les  actes  souverains  qui  n'appartien- 
nent esseniiellement  qu'à  la  Convention,  n'a  donc  point  usurpé 
de  pouvoirs ,  elle  n'a  fait  qu'exercer  ceux  qu'elle  a  reçus  de  la 
Convention  elle-même.  » 

C'est  imméd  atement  après  ces  paroles  que  je  parle  de  l'arres- 
tation d'Hébert. 

Je  déclare  que  je  n'ai  aucune  connaissance  personnelle  de  ce 
substitut  du  procureur  de  la  Commune;  mais  que  Pache  et  d'Es- 
tournelle  m'ont  assuré  que,  dans  ses  fonctions  de  subsiiiut,  ils  l'ont 
vu  irréprochable.  Je  déclare  que  je  ne  connais  point  ses  feuilles  du 
Père  Duchesne,  que  je  ne  les  lis  point,  que  je  trouve  ce  langage 
indigne  dun  homme,  et,  par  conséquent,  d'un  magistrat,  que 
j'ai  naturellement  une  grande  aversion  pour  tous  ces  écrits  où 
ion  parle  de  liberté  dans  un  langage  qui  n'est  pas  celui 
de  la  plus  pure  morale.  Ici,  comme  j'allais  rapprocher  les 
excès  du  Père  Duchesne  de  tant  d'autres  excès  du  même  genre, 
de  lant  d'autres  provocations  sanguinaires,  dissimulées  par  des 
légis'ateurs  en  faveur  de  la  liberté  indéfinie  de  la  presse,  el  pro- 
tégée par  des  légis'ateurs  même,  en  faveur Je  suis  interrompu 

par  un  grand  mouvement  et  par  des  voix  qui  criaient  :  //  fait 

l'éloge  du  Père  Duchesne Je  laisse  passer  le  mouvement  et  je 

reprends  la  parole  en  ces  termes,  ayant  vis-à-vis  de  moi  Marat, 
qui  était  debout  au  bas  du  président  et  des  secrétaires  : 

t  II  faut  que  mes  paroles  aient  été  bien  mal  comprises...  A-t-ea 
pu  croire  que  j'entreprenais  l'apologie  ou  la  défense  de  ces  in- 
fâmes écrits  où  on  propose  le  meurtre  comme  un  moyen  d'assu- 
rer el  de  consolider  la  liberté  ;  où ,  pour  rendre  le  peuple  libre , 

on  veut  le  rendre  furieux Et  moi  aussi  j'ai  fait  un  journal; 

j'en  ai  écrit  un  durant  des  époques  de  la  révolution  où  toutes  les 
passions  étaient  déjà  portées  aux  plus  grands  excès.  Je  n'y  ai  pas 
écrit  une  ligne  que  je  ne  doive  me  féliciter  d'avoir  écrite  quand  je 

serai  sur  les  bords  de  ma  tombe Toutes  les  pages  y  respirent 

au  moins  la  morale  d'un  ami  de  l'humanité.  Cette  morale  sortait 

tous  les  jours  de  ma  plume ,  parce  quelle  était  dans  mon  cœur,  f 

Après  ces  considérations  générales  sur  les  causes  de  l'état  où 


UÉMUIRRS   DE   GARAT.  391 

on  était,  j'arrive  à  cet  e'iat  même,  je  le  décris  comme  je  venais  de 
le  voir  en  parcourant  tous  les  entoiirs  de  la  saile.  Je  dis,  en 
propres  termes ,  que  la  porte  placée  à  {^auclie  du  président  pou- 
vait élre  obstruée  et  fermée  par  une  foule  de  citoyens  que  j'y  ai 
vu  amoncelés  ;  mais  qu'à  celle  qui  est  à  sa  droite,  et  par  laquelle 
je  viens  de  passer ,  les  entrées  et  les  issues  en  sont  libres  et  faciles. 
Je  renouvelle  une  proposition  que  j'avais  déjà  faite  à  la  commis- 
sion des  douze;  je  propose  que  la  Convention  tout  ent'ère,  les 
membres  du  côté  gauche  mêlés  à  ceux  du  côté  droit,  se  présente 
au  peuple ,  et  je  garantis  que  le  peuple  s'ouvrira  avec  respect  de- 
vant elle  pour  lui  faire  un  passage  et  deux  remparts;  en  assurant 
qu'il  n'y  a  aucun  danger, je  m'offre,  au  cas  qu'il  put  y  en  avoir, 
à  m'y  exposer  le  premier ,  c'est-à-dire  que  j'offre  ma  vie  en  ga- 
rantie de  mes  paro'es. 

C'est  la  même  proposition  qui ,  renouvelée  et  exécutée  au  2 
juin,  où  la  représentation  nationale  était  réellement  assiégée,  eut 
le  succès  que  j'en  avais  promis,  la  fit  respecter  et  honorer  un 
instant  au  milieu  des  canons  et  des  baïonnettes,  et  aurait  eu  un 
autre  succès  encore  si  la  représentation  nationale  n'était  pas  ren- 
trée dans  le  lieu  de  ses  séances. 

A  chaque  mot  de  ce  discours  improvisé  au  milieu  d'une  assem- 
blée livrée  à  toutes  les  passions  du  soupçon  et  de  la  haine ,  je 
m'abandonnais  aux  épanchemens  des  affections  les  plus  tendres 
de  mon  ame.  «  Je  ne  vous  invite  point,  disais-jeaux  deux  côtés,  à 
déposer  ici  toutes  vos  haines  dans  un  moment  de  réconciliaiion. 
Une  telle  proposition  serait  puérile  et  presque  ridicule;  mais  je 
vous  conjure  tous,  au  nom  de  la  république  que  vous  aimez  éga- 
lement, de  considérer  que  toutes  ses  destinées  sont  dans  vos 
mains,  et  qu'un  seul  éclat  de  vos  passions  peut  la  perdre  ;  une 
seule  goulie  de  sang  versée  dans  cette  enceinte  en  ferait  verser 
des  lorrens  dans  la  république.  > 

Combien  il  était  facile  de  le  prédire ,  hélas  !  et  combien  l'ac- 
complissement a  passé  toutes  les  prédictions  ! 

Tandis  que  je  parlais,  j'entendais  dire  du  côté  gauche  :  Ce  sont 
ces  douze  qui  sont  douze  scélérals;  c'est  celle  commission  qui  est 


392  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (1792-1795). 

une  commission  comme  celles  du  cardinal  Richelieu.  Il  s'en  fal- 
lait beaucoup  que  ce  fût  là  mon  opinion ,  et ,  pour  qu'on  ne  le 
crût  pas,  je  voulus  à  l'instant  même  la  combattre. 

«  Je  vais  finir,  ajoulai-je,  par  quelques  considérations  sur  la 
commission  des  douze.  En  conférant  avec  tous  ensemble ,  et  avec 
chacun  d'eux  en  particulier,  avec  cette  confiance,  avec  cette  inti- 
mité qui  ouvre  les  âmes  et  en  laisse  échapper  les  secrets ,  j'ai  cru 
voir  en  eux  un  mélange  extraordinaire  de  soupçon  contre  les 
hommes  qu'ils  n'aiment  pas  ;  de  terreur  dont  leur  imagination 
est  frappée  pour  la  chose  publique  ;  de  désir  de  se  montrer  avec  un 
grand  courage;  de  paraître  rendre  à  la  république  un  grand  service, 
et  que  c'est  tout  cela  qui  les  a  jetés  dans  des  erreurs  qui  me  sont 
incompréhensibles.  Ce  sont  des  hommes  de  bien  ;  mais  la  vertu 
même  a  ses  erreurs,  et  ce  ne  sont  pas  les  nioins  dangereuses. 
Vous  savez,  citoyen  président,  vous  qui  êtes  aussi  membre  de 
cette  commission  des  douze  ;  vous  savez  que  c'est  ainsi  que  je 
vous  ai  parlé  à  vous-même,  l.e  langage  que  je  tiens  ici  ne  doit  pas 
vous  paraître  nouveau  ,  et  l'estime  que  je  vous  témoigne  ici  n'est 
pas  une  estime  simulée  avec  un  but  honnêteet  pour  calmer  des  res- 
sentimens  qu'on  cherche  à  étouffer  ;  non,  c'est  un  sentiment  vrai 
et  sincère  de  mon  cœur.  » 

Quand  la  calomnie  a  perdu  contre  moi  toute  pudeur,  il  ne 
m'est  pas  ordonné  seulement  de  dire  tout  ce  qui  me  justifie;  il 
doit  m'être  permis  encore  de  dire  ce  qui  m'honore.  J'ajouterai 
donc  qu'à  l'instant  où  j'entrai  dans  la  Convention  on  vint  me  dire 
que  le  côté  gauche  allait  faire  feu  sur  le  côté  droit ,  et  tomber  sur 
lui  b  sabre  à  la  main.  Je  ne  le  crus  point  du  tout  ;  mais  il  était  pos- 
sible de  ne  pas  le  croire  et  de  le  craindre  ;  et ,  dans  cette  crainte , 
ce  fut  au  côté  droit  que  j'allai  me  placer ,  et  non  pas  au  côté 
gauche.  Les  membres  du  côté  droit  étaient  loin  de  soupçonner 
alors  qu'un  homme  qui  partageait  si  peu  leurs  passions  voulait 
pourtant  partager  leur  sort.  Cependant  j'ai  lieu  de  penser  qu'il 
y  en  avait  quelques-uns  qui  ne  le  soupçonnaient  pas  seulement, 
qui  le  savaient  ;  mais... 

C'est  ce  discours,  dont  l'unique  objet  et  le  but  unique  furent 


MÉMOIRES   DE  GAKAT.  393 

de  calmer  les  haines  et  les  violences,  qui  a  surtout  allume  contre 
moi  les  plus  violentes  haines;  c'est  dans  ce  discours  où  Ton  voit 
un  soin  si  scrupuleux  à  dire  toutes  les  vérités,  sans  en  dissimuler 
et  sans  en  exagérer  aucune ,  à  prononcer  formellement  celles  que 
la  passion  cache ,  à  renfermer  dans  leurs  bornes  précises  celles 
que  la  passion  exagère;  c'est  ce  discours  qui  a  fait  élever  contre 
moi  les  calomnies  les  plus  folles. 

Dès  le  lendemain ,  dans  une  multitude  de  feuilles ,  je  fus  dé- 
noncé à  la  république  comme  le  complice  de  tous  ceux  qui  avaient 
conspiré,  qui  conspiraient  et  qui  conspireraient  contre  elle;  parce 
que  je  m'étais  rencontré  avec  le  maire,  on  affirma  que  j'étais  venu 
avec  lui;  parce  que  la  nuit  précédente,  je  crois,  une  patrouillle 
arrêta  ma  voiture  comme  j'allais  à  la  Commune,  on  affirma  que 
j'y  étais  allé  pour  concerter  et  le  siège  de  la  Convention  et  le  dis- 
cours où  j'avais  voulu  prouver  qu'elle  n'était  pas  assiégée  ;  parce 
que  j'avais  présenté  avec  quelque  facilité  des  idées  qui  m'occu- 
paient sans  cesse,  et  avec  quelque  chaleur  d'expression  des  sen- 
limens  qui  remplissaient  mon  ame,  on  en  conclut  et  on  assura 
que  mon  discours  était  étudié.  Des  hommes ,  dont  la  situation  et 
les  dangers  m'occupaient  nuit  et  jour ,  mirent  en  usage,  pour  me 
décrier ,  pour  me  flétrir ,  toutes  ces  liaisons  d'idées  et  de  faits  qui 
me  paraissent  si  incompréhensibles  à  un  esprit  calme  et  froid,  et 
qui  sont  si  natuielles  à  des  esprits  passionnés ,  toute  cette  logique 
désastreuse  avec  laquelle  ont  été  dressés  ensuite  les  actes  d'accu- 
sation qui  les  ont  conduits  eux-mêmes  à  l'échafaud! 

Eh  !  que  voulaient-ils  donc  que  je  disse  lorsque  eux-mêmes 
avaient  demandé  pour  moi  la  parole?  Voulaient-ils  que  je  disse 
que  les  propositions  atroces  rejetées  à  la  mairie  y  avaient  été  arrê- 
tées? Mon  esprit  ne  pouvait  pas  confondre  deux  choses  si  distinc- 
tes; et  je  n'étais  pas  dévoré  des  passions  avec  lesquelles  on  les 
confond  et  on  veut  les  faire  confondre.  Voulait-on  que  je  disse  que 
l'auteurd'une  feuille  abominable  devait  être  jeté,  sans  aucune  for- 
malité préalable,  dans  les  prisons?  J'avais  trop  suivi  la  révolution 
dans  toutes  ses  époques  pour  ignorer  (|ue  des  écrits  aussi  sangui 
naires,  au  moins,  avaient  été  non-seulement  tolérés,  n)ais proie- 


594  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (1792-1793). 

gés,  et  en  parlant  je  voyais  sous  mes  yeux  et  parmi  les  lëjps- 
laleurs  un  homme  qui  donnait  tous  les  jours  les  exemples  et  les 
modèles  de  ces  exécrables  écriis;  ce  n'élait  pas  la  détention  trop 
méritée  de  l'arrêté  qui  me  touchait ,  c'était  le  danger  des  arres- 
tateurs  que  je  connaissais  beaucoup  mieux  qu'eux  ;  et  je  croyais 
le  danger  très-grand,  lorsqu'une  arrestation  pour  un  fait  de  ce 
genre  était  fcite,  la  première  fois  dans  la  personne  d'un  membre 
d'une  Commune  à  laquel'e  on  laissait  une  autoi  iié  si  opposée  à 
tous  les  principes ,  et  une  force  si  favorable  à  tous  les  grands  at- 
tentats. Je  n'avais  le  droit  ni  de  rien  condamner  ni  de  rien  propo- 
ser, et  je  ne  proposais,  je  ne  condamnais  rien  ;  mais  tout  me 
persuadait  que  de  très-honnêtes  gens,  que  des  legis!aieurs,irré- 
prociiab'es  dans  toutes  leurs  intentions,  étaient  entraînés  à  des 
mesures  imprudentes,  fatales  ;  et  j'aurais  cru  être,  j'aurais  été  le 
plus  vil  des  hommes,  le  plus  coupable  des  ministres,  si  je  n'avais 
montré  ou  indiqué  à  ce  sujet  mes  vues  et  mes  appréhensions. 
Voulail-on  que  je  disse  que  la  Convention  nationale  était  assiégée 
et  que  les  membres  du  côté  droit  ne  pouvaient  sortir  de  son  en- 
ceinte sans'tomber  sous  le  fer  des  assassins?  Tout  ce  que  mes 
yeux  avaient  vu  ,  tout  ce  que  mes  oreilles  avaient  entendu,  tout 
ce  que  mon  ame avait  senti,  m'assurait  le  contraire;  et  la  convic- 
tion était  en  moi  à  ce  degré  où  nous  garantissons  une  conviction 
de  notre  vie,  convaincus  encore  que  notre  vie  ne  court  aucun 
danger. 

Ici  il  y  a  un  fait  qui ,  je  crois ,  n'a  jamais  été  publiquement 
ëciairci,  et  qui  doit  l'être. 

Autour  de  la  Convention ,  le  rassemblement ,  sans  aucunecom- 
paraison ,  le  plus  nombreux  était  celui  de  la  force  armée.  J'avais 
bien  voulu  savoir  ce  qu'elle  était ,  et  pour  qui  elle  était  ;  et ,  quoi- 
qu'avec  peine ,  j'étais  parvenu ,  non  pas  à  croire ,  mais  à  savoir  , 
avec  une  entière  certitude ,  que  cette  force  armée  avait  été  de- 
mandée spécialement  et  avec  désignation  des  sections ,  par  ia 
commission  des  douze  :  les  noms  mêmes  des  sections ,  d'oîi  elle 
était  tirée,  garantissaient  qu'elle  était  là,  non  pour  assiéger  la  Con- 
vention ,  mais  pour  protéger  la  Convention  et  le  côté  droit  ;  je  le 


MÉMOIRES   DK   GARAT.  595 

savais ,  et  je  n'en  dis  rien  :  on  n'a  point  cherché  à  en  deviner  la 
raison.  Lorsqu'on  a  imaginé  tant  défaits,  on  n'a  pas  même  songé 
à  observer  ctlui-Ià.  Eh  bien!  je  ne  suis  que  trop  force  à  le  dire 
aujourd'hui  :  je  gardai  sur  cela  le  silence,  parce  que  j'éta'S  trop 
sûr  que,  si  j'avais  nommé  h  s  sections  qui  avaient  fourni  cetle  force 
armée ,  leur  nom  aurait  alors  exciié  les  alarmes  el  les  fureurs  de 
beaucoup  de  membres  de  la  Montagne.  Celle  réserve  ne  put  pas 
être  d'un  ennemi  du  côté  droit  de  la  Convention. 

Parmi  tant  de  gens  qui  pensaient  et  se  conduisaient  par  leurs 
soupçons,  il  est  impossible  que  je  n'aie  pas  eu  aussi  quelquelcis 
des  soupçons  moi-même.  Je  le  confesse  donc,  il  s'en  est  présenté 
un  quelquefois  à  mon  esprit,  et  il  ne  m'a  pas  été  toujours  facile 
de  le  rejelei'.  J'ai  conjecturé  quelquefois  que  des  men.bresde  la 
commission  des  douze ,  voyant  le  côté  droit  sans  cesse  menacé 
dans  les  discours  des  sociétés  populaires,  aux  Jacobins  et  à  la 
Commune,  ne  furent  pas  fâchés  que  l'on  crût  le  danger  beaucoup 
plus  réel  et  beaucoup  plus  grand  qu'il  n'était;  qu'ils  aidèrent  à 
donner  plus  de  consistance  et  de  force  au  bruit  que  la  Couvent  ion 
était  assiégée;  qu'ils  laissèrent  prendre  la  force  armée  qui  la  dé- 
fendait pour  une  force  armée  qui  l'a  cernait  ;  et  qu'ils  crurent  lé- 
gitime cette  politique,  par  laquelle  ils  appelaient  et  mettaient  dans 
leurs  mains  une  force  a^ec  laquelle  ils  protégeraient  leurs  jours, 
ils  prêteraient  aux  lois  et  à  la  justice  une  main  assez  vigoureuse 
pour  étouffer  les  démagogues  et  l'auarchie. 

Si  quelqu'un  a  eu  ce  but ,  je  proteste  que  jamais  personne  ne 
me  l'a  communiqué. 

Je  déclare  encore  que ,  suivant  toutes  les  apparences ,  j'aurais 
refusé  d'en  devenir  l'instrument. 

Plus  d'une  fois,  dans  le  cours  de  la  révolution,  j'ai  vu  des 
hommes  cjui  avaient  de  la  morale,  appeler  au  secours  des  princi- 
pes les  plus  purs  et  à  l'exécution  des  mesures  les  plus  légitimes  , 
des  moyens  dans  lesquels  i'artilice  combinait  le  mensonge  avec  la 
vérité,  et  pour'  déjouer  et  punir  plus  sûrement  des  ennemis  cou- 
pables ,  leur  prêtaient  des  crimes  qu'iU  n'avaient  pas  commis.  Je. 


596  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (ITDi-l  795). 

l'ai  vu  ;  et  tout  ce  que  j'ai  pu  faire ,  c'est  de  fermer,  non  pas  les 
yeux ,  mais  la  bouche. 

Peut-être  y  a-t-il  des  circonstances  terribles ,  où  la  bonne 
cause,  la  cause  même  du  genre  humain,  s?  trouve  dans  l'alterna- 
tive ou  de  rester  exposée ,  ou  de  se  sauver  par  de  pareils  stratagè- 
mes ;  pfiul-être  y  a-t-il  quelque  vérité  dans  ce  que  me  disait  un 
jour  un  de  nos  plus  célèbres  révolutionnaires  :  Vous  avez  un  grand 
vice  en  révolution,  c'est  de  ne  vouloir  pas  vous  prêter  à  une  scéléra- 
tesse, quand  le  bien  public  l'exige.  Il  riait  parce  qu'il  ne  croyait 
dire  qu'un  mot  plaisant  ;  et  moi  je  m'abîmai  dans  des  réflexions 
désolantes,  parce  que  je  sentis  que  le  mot  était  profond.  Mais 
enfin ,  ce  vice  qu'il  me  reprochait,  a  toujours  été  en  moi  incorri- 
gible. Toujours  j'ai  pensé  que  les  moyens  et  les  instrumens  doi- 
vent être  de  la  même  nature  que  le  but  ;  et  que  le  mal  qui  peut 
faire  un  instant  le  bien,  le  détruit  bientôt  ou  le  corrompt  au  moins 
pour  des  siècles.  C'est  de  cette  source  que  se  sont  versées  et  dans 
nos  évenemens  et  dans  nos  lois ,  et  déjà  dans  nos  habitudes  tant  de 
causes  de  désordres,  d'erreurs  et  de  malheurs,  dont  la  liberté  de 
la  France  aura  tant  de  peine  à  se  dégager,  et  qui  défigureront 
long-temps  encore  aux  yeux  des  nations ,  cette  image  sainte  de 
la  liberté  qui  devrait  être  adorée  de  tous  les  mortels  à  l'instant  où 
on  lève  les  voiles  qui  la  couvrent.  Si  donc  j'avais  reçu  de  sem- 
blables confidences,  j'aurais  dit:  Cherchez  un  autre  ministre:  je 
puis  convenir  à  votre  but;  je  ne  puis  pas  convenir  à  vos  moyens. 
Hélas!  je  frémis  de  le  dire  ;  je  frémis  de  le  penser.  3Iais  il  est 
possible  qu'un  ministre  qui  aurait  eu  en  ce  moment  moins  de  res- 
pect pour  la  vérité ,  aurait  détourné  par  le  mensonge  ce  débor- 
dement de  crimes  et  de  sang  qui  a  tout  ravagé  pendant  une  an- 
née entière  :  la  vérité  et  la  vertu  peuvent  seules  faire  constamment 
le  bonheur  du  genre  humain;  mais  elles  stipulent  pour  ce  qui 
doit  être  éternel  comme  elles:  et  l'exécution  des  lois  qu'elles 
imposent  peut  déchaîner  un  instant  les  passions  et  les  forfaits , 
comme  l'exécution  des  lois  de  la  nature,  qui  tendent  au  maintien 
de  l'harmonie  universelle,  déchaîne  quelquefois  les  ouragans 
qui  engloutissent  les  vaisseaux  et  ensevelissent  les  cultivateurs 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  597 

SOUS  les  débris  de  leurs  cabanes.  II  se  peut  donc  que  j'aie  eu  le 
tort  de  ne  pas  altérer  la  vérité  en  faveur  des  passions  qui  auraient 
été  les  moins  malfaisantes  ;  mais  le  grand  tort  sera  toujours  à 
ceux  qui  s'étaient  arrangés  de  manière  que  pour  écarter  les 
malheurs  il  fallait  faire  triompher  des  passions  et  mentir  devant 
les  lois  à  une  grande  nation  :  mais  je  n'ai  pas  eu  au  moins  le  tort 
de  dissimuler  la  vérité  qu'il  importait  le  plus  de  faire  entendre 
aux  deux  côtés  :  je  n'ai  pas  eu  le  tort  de  leur  avoir  laissé  ignorer, 
de  ne  leur  avoir  pas  dit  sans  cesse  que  ce  n'était  pas  au  -dehors 
que  pouvaient  naître  pour  eux  les  grands  dangers ,  mais  dans 
leur  sein.  El  les  catastrophes,  en  se  développant,  vont  apprendre 
si  je  n'avais  pas  des  motifs  de  revenir  incessamment  à  ce  que  je 
disais  à  cet  égard. 

Jusqu'à  présent  j'ai  été  obligé  de  discuter  longuement  un  petit 
nombre  de  faits  :  dès  ce  moment  j'en  vais  rappeler  un  grand 
nombre  avec  rapidité:  les  uns  sont  trop  publics  pour  avoir  be- 
soin d'être  prouvés ,  et  pour  les  autres,  quelques  témoins  qui 
existent  sont  bientôt  interpellés.  Pour  les  plus  importans  ,  j'ai 
une  preuve  que  mes  ennemis  n'ont  pu  et  qu'ils  ne  pourraient 
pas  m'arracher ,  même  en  m'arrachant  la  vie.  Cela  est  fâcheux 
pour  eux:  mais  si  tout  s'arrangeait  commodément  pour  quelques 
hommes  dévorés  de  haine ,  le  monde  leur  appartiendrait  sans 
retour  ;  et  ceux  qui  n'ont  jamais  voulu  y  faire  que  du  bien ,  se 
presseraient  trop  de  le  quitter. 

La  commission  des  douze ,  qui  n'avait  pas  voulu  requérir  im- 
médiatement elle-même  la  force  armée  des  sections  de  la  butte 
des  Moulins,  de  Lepelleiier  et  du  Mail,  en  avait  ordonné  la  réqui- 
sition au  maire:  c'était  avertir  la  Commune  d'appeler  aussi  ses 
forces ,  de  donner  le  signal  aux  sections  qui  lui  étaient  plus  dé- 
vouées. Dès  celte  nuit  même  des  pétitionnaires  de  plusieurs  sec- 
tions se  réunissent  à  la  barre  de  la  Convention  ,  pour  demander, 
comme  on  commande ,  la  libcrlédes  patriotes  détenus,  et  la  sup- 
pression des  douze.  Si  la  Convention  nationale  n'avait  pas  été  di- 
visée en  deux  partis  presque  égaux  en  nombre^  un  pareil  ton  eût 
été  réprimé  à  l'instant,  comme  un  attentat  à  la  majesté  de  la  re- 


398  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1793). 

présentation  nationale.  Mais  le  côië  gauche  vit  sa  force  dans  ce 
ion,  et  n'y  vit  pas  l'injure  faite  à  tous;  et  le  prëàdenî ,  qui 
n'était  plus  Fonfrède,  mais  Hérault  de  Séchelle,  répondit  à 
l'outrage  fait  à  la  nation  par  cet  outrage  fait  à  la  raison  humaine  : 
la  force  du  peuple  et  la  raison  c'est  la  même  chose.  La  vie ,  et  sur- 
tout la  mort  de  Hérault  de  Séchelle  réveillent  des  souvenirs  plus 
honorables  pour  son  nom  ,  et  qu'il  me  sera  plus  doux  de  ré- 
veiller un  jour  ;  mais  quand  un  trait  de  sa  vie  politique  l'accuse, 
je  ne  puis  non  plus  que  l'accuser.  La  suppression  de  la  commis- 
sion des  douze  fut  mise  aux  voix  sans  qu'on  lui  eût  permis  de  se 
faire  entendre ,  et  le  décret  de  sa  suppression  fut  prononcé  par 
le  président ,  sans  qu'il  fût  prouvé  du  tout  que  le  décret  eût  été 
rendu  :  dans  les  paroles  tout  était  violation  de  la  raison ,  dans  les 
actes  tout  était  violation  des  lois  et  des  formes ,  sans  lesquelles 
les  lois  n'existent  pas. 

Cependant  du  choc  confus  de  toutes  les  passions  peut  sortir 
quelquefois  une  cause  et  un  moment  de  repos,  comme  des 
chances  d'une  loterie  désastreuse  peut  sortir  un  lot  qui  répare 
quelques-uns  des  maux  que  fait  la  loterie.  La  suppression  des 
douze,  souillée  de  tant  d'irrégularités,  quand  la  nouvelle  s'en 
répandit  dans  Paris,  produisit  un  instant  de  bons  effets.  Les 
membres  de  la  Montagne,  qui  cessèrent  d'avoir  des  craintes, 
cessèrent  aussi  d'en  donner.  A  la  Commune  et  dans  les  sections 
les  plus  turbulentes  on  entendit  parler  de  paix  et  de  repos:  le 
maire ,  dont  la  physionomie  n'est  pas  très-mobile ,  ne  s'empreint 
pas  beaucoup  des  affections  de  son  ame,  respirait  un  contente- 
ment doux ,  comme  un  homme  qui  sort  de  crainte  pour  la  chose 
publique  et  pour  lui-même. 

Il  paraîtra  étrange  de  le  dire ,  mais  il  est  très-vrai  pourtant 
que  les  agitateurs ,  que  ces  hommes  si  dangereux  auxquels  les 
douze  avaient  voulu  se  rendre  redoutables,  furent  les  seuls  qui 
se  monirèren  affligés  de  sa  suppression.  Elle  leur  enlevait  tous 
ces  mots  d' oppression ,  de  tyrannie,  de  droits  violés ,  tous  ces  lër- 
mens  populaires  avec  lesquels  il  est  si  aisé  de  soulever  les  flots 
mobiles  d'une  démocratie  qui  n'a  point  de  gouvernement  encore. 


UÉMOIRES  DE  GAR\T.  599 

Si  j'avais  pu  croire  à  la  solidité  d'un  bien  opéré  par  la  subversion 
de  tous  les  principes ,  j'aurais  conçu  aussi  l'espérance  du  retour 
de  la  paix  publique.  Malheureusement  les  députés  du  côlé  droit 
voyaient  très-peu  ce  qui  se  passait  dans  Paris ,  et  sentaient  très- 
vivement  ce  qui  se  passait  à  la  Convention.  Ils  ne  s'occupèrent 
donc  toute  la  nuit  que  du  projet  de  faire  rapporter  le  lendemain 
des  décrets  rendus  avec  tant  d'irrégularité,  ou  qui  même,  peut- 
être,  n'avaient  pas  été  rendus.  Il  y  avait  du  danger  dans  ce  projet; 
le  danger  le  fit  embrasser  avec  enthousiasme  :  on  prononça  des 
discours  qui  eurent  de  l'énergie  et  de  la  grandeur  :  du  haut  de  la 
tribune  on  vit  l'Histoire  qui  prenait  des  notes  pour  les  siècles.  La 
sagesse  qui  proposait  à  demi-voix  un  autre  avis  ne  parut  qu'une 
pusillanimité  qui  avait  honte  d'elle-même  :  le  décret  de  suppres- 
sion des  douze  fut  rapporté. 

Condorcet  ne  se  leva  point  pour  le  rapport  du  décret. 

On  crut  avoir  obtenu  un  triomphe.,  et  on  venait,  pour  ainsi 
di  re ,  de  décréter  le  31  mai  et  le  2  juin. 

A  peine  le  rapport  du  décret  est  connu  dans  Paris ,  que  les  agi- 
tations qui  avaient  tté  un  instant  assoupies  se  réveillent  plus  me- 
naçantes. Les  tribunes  les  plus  turbulentes  des  sections  sont  occu- 
pées paices  hommes  dont  la  voix  contagieuse  produit  un  orage  avec 
quehjues  paroles.  Dans  jes  groupes  où  deux  ou  trois  cents  hommes 
artificeux  sèment  habilement  des  terreurs,  et  où  deux  ou  trois 
crédules  et  emportés  les  recueillent,  les  répandent  et  les  muhi- 
plient,  on  ne  s'eniretientque  d'arrestations  faites  depuis  le  réta- 
blissement des  douze ,  et  de  nouvelles  arresiationsqui  vont  se  faire 
encore  en  plus  grand  nombre.  L'un  dit,  que  toute  la  députaiion 
de  Paris  va  être  envoyée  à  l'Abbaye,  d'autres,  que  le  plan  est  d'ex- 
terminer toute  la  Montagne.  Hébert,  à  qui  on  n'aurait  pas  dû  ou- 
vrir sa  prison ,  puisqu'on  ne  lui  ôtait  pas  toutes  les  craintes  et  tous 
les  moyens  de  faire  croire  qu'il  était  menacé ,  reparaît  à  la  Com- 
mune, où  on  entoure  son  front  d'une  couronne,  que  modestement 
il  dépose  sur  le  front  du  buste  de  Bru! us  ;  il  s'élance  à  la  tribune 
des  Jacobins ,  où  il  jette  le  cri  de  la  vengeance  contre  les  douze, 
qu'on  suppose  occupés  du  besoin  et  des  moyens  de  se  venger. 


400      DOCUMENS  COMPLéMENTAlRES  (  4792-1793  ). 

Le  maire  ^^ent  me  montrer  de  grandes  inquiétudes  :  j'en 
prends  et  j'en  conçois  d'affreuses  ;  je  les  porte  toutes  au  comité 
de  salut  public  ;  et  l'un  de  ses  membres ,  Barrère ,  va  les  commu- 
niquer à  l'instant  au  comité  de  sûreté  générale. 

Le  lendemain  (  29  mai) ,  entre  onze  heures  et  demie  et  minuit , 
on  vient  me  dire  qu'une  assemblée  s'est  formée  à  l'Évêché, 
qu'elle  s'est  occupée  de  mesures  qu'elle  appelait  de  salut  public, 
et  qu'elle  venait  de  nommer  dix  commissaires.  Je  cours  au  comité 
de  salut  public  lui  donner  cet  avertissement,  et  chez  le  maire 
pour  l'interroger  sur  la  nature  et  sur  l'objet  de  cette  assemblée. 
Le  maire  était  au  lit,  je  le  fis  réveiller  pour  me  recevoir.  Par 
quels  hommes  celte  assemblée  de  l'Evêché  était-elle  composée? 
Quelle  était  leur  mission  ?  De  qui  l'avaient-ils  reçue?  Que  pou- 
vaient être  ces  hommes  qui ,  à  côté  de  la  Convention  nationale  et 
de  ses  comités,  à  côté  du  conseil  exécutif,  du  département,  de 
la  Commune  et  des  sections,  s'enquéraient  des  moyens  de  salut 
public?  Tout  ce  que  le  maire  put  répondre  à  ces  questions,  c'est 
que  l'assemblée  de  l'Évéché  élait  un  composé  de  membres  du 
corps  électoral,  de  membres  de  sociétés  populaires,  et  de  com- 
missaires de  plusieurs  sections  :  mais  il  m'assura ,  et  du  ton  d'un 
homme  qui  le  savait  avec  certitude,  que  cette  assemblée,  qui  lui 
donnait  aussi  des  inquiétudes ,  s'était  elle-même  reconnue  et  dé- 
clarée incompétente  pour  prendre  aucune  mesure  d'exécution  ; 
qu'elle  ne  se  considérait  que  comme  une  réunion  de  citoyens  oc- 
cupés ensemble  de  la  chose  publique.  Je  ïepréseniai  au  maire 
qu'une  pareille  assemblée  exigeait  toute  la  surveillance  des  pre- 
miers magistrats  de  la  police,  et  qu'il  devait  instruire  le  ministre 
de  l'inîérieur  de  tout  ce  qui  s'y  passerait  jour  par  jour,  heure 
par  heure  :  le  maire  m'en  donna  l'assurance,  et  je  retournai  au 
comité  de  salut  public  lui  rendre  compte  de  cette  conversation. 

Je  dois  observer  ici  que  je  me  présentai  au  local  où  la  com- 
mission des  douze  avait  tenu  ses  séances,  et  que  je  n'y  trouvai 
personne  :  j'ignore  si  elle  était  assemblée,  mais  elle  avait  trans- 
porté ailleurs  ses  séances ,  et  ne  m'en  avait  point  prévenu. 

Le  jour  suivant  tout  paraissait  assez  tranquille,  et  le  maire, 


HÉMOIRES    DE   GARAT.  44)1 

que  je  n'avais  point  vu,  ne  m'avait  rien  fait  dire  :  la  nuit  je  me 
retirais  du  comité  de  salut  public  ;  il  était  près  de  deux  heures; 
je  reçois  un  billet  anonyme  conçu  à  peu  près  en  ces  termes  :  Je 
sors  de  l'Évêché  :  à  sept  heures  la  République  sera  en  deuil.  Je 
fais  réveiller  le  premier  secrétaire  des  dépêches  de  l'intérieur , 
Le  Tellier  ;  il  va  à  i'insiant  chez  Pache,  qui  me  fait  diie  qu'il  est 
vrai  que  l'assemblée  de  l'Évêché  avait  arrêté  qu'il  serait  pris  des 
mesures  d'exécution ,  mais  qu'elle  n'avait  rien  arrêté  sur  la  na- 
ture des  mesures,  et  qu'il  jugeait  impossible  que  rien  de  dan- 
gereux fût  entrepris  du  reste  de  la  nuit  et  du  jour.  Tout  était 
calme  en  effet  dans  celte  nuit,  et  rien  n'en  pouvait  troubler  le 
repos,  à  moins  que  la  Commune  ne  fût  un  réceptacle  de  con- 
jurés ,  et  le  maire  leur  chef. 

Avant  neuf  heures  du  malin,  le  maire  était  chez  moi:  lime 
réitéra  les  mêmes  assurances  qu'il  m'avait  fait  transmettre:  les 
sept  heures  qui  devaient  être  si  fatales  ,  suivant  le  billet  anonyme, 
étaient  écoulées,  sans  que  rien  de  sinistre  eût  été  tenté. 

Mais  dans  ce  même  enlreiien  le  maire  m'avoua  que  l'assem- 
blée de  l'Evêché  prenait  d'autres  caractères;  que  08  sections  y 
avaient  envoyé  des  commissaires  revêtus  de  pleins-pouvoirs  ré- 
volutionnaires ,  et  qu'ils  allaient  se  réunir  aux  Jacobins  pour  dé- 
hbérersur  ce  que  leur  commandaient  les  circonstances.  En  me 
pailant  ainsi ,  Pache  se  montrait  à  moi  au  désespoir  de  ces mou- 
vemens;  il  les  attribuait  tous  au  rélabhssement  de  la  commission 
des  Douze. 

Accablé  de  fatigue  et  de  besoin  de  sommeil ,  dévoré  d'inquié- 
tudes ,  je  me  transporte  tour  à  tour  au  comité  de  salut  public , 
où  Pache  m'avait  précédé ,  et  à  la  commission  des  Douze  qui 
m'avait  appelé  à  la  maison  de  Breteuil ,  où  elle  avait  transporté 
ses  carions.  Je  n'y  trouve  que  Vigier  et  un  autre  membre  de  la 
commission  dont  je  ne  puis  me  rappeler  le  nom  :  je  ne  sais  s'il 
a  éié  assassiné  comme  Yi{jier,  ou  s'il  a  échappé  aux  assassins. 
Mais  le  résultat  de  l'entreiien  que  j'eus  en  ce  moment  avec  eux  , 
je  l'ai  écrit,  je  l'ai  imprimé  ,  il  était  destiné  à  être  publié  devant 
la  république ,  lorsque  ces  deux  représenlans  du  ppuple  vivaient 

T.    XVIII,  20 


AQi  DOCUMENS  C0MPLÉME?«TA1RES  (  4792-1793  ). 

encore  :  je  le  rapporte  dans  les  notes  de  cet  exposé ,  et  on  y  verra 
qu'aucun  de  ceux  à  qui  J3  pouvais  parler  avec  quelque  suite  ne 
pouvait  garder  de  soupçon  sur  mon  compte. 

Dans  ce  même  jour ,  dans  l'un  des  jours  précédens  ou  suivans 
(  je  ne  puis  fixer  la  date  avec  certitude  ) ,  le  chef  de  la  première 
division  de  riniëiieur ,  Cliampagneux,  me  porte  un  très-grand 
nombre  d'exemplaires  d'un  placard  dans  lequel  Robespierre,  Ma- 
rat,  Danton,  Chaiimetieet  Paclie,  qu'on  y  appelait  YEscobarpoU- 
lique ,  sont  accusés  de  tenir  à  Cliarenton  des  conciliabules  noctur- 
nes ,  où ,  protégés  par  une  force  armée  imposante,  ils  délibèrent 
sur  les  moyens  d'organiser  de  nouveaux  massacres  du  mois  de 
septembre.  Je  porte  à  l'instantle  placard  au  comitéde  salut  public, 
et,  pour  le  lui  communiquer,  je  saisis  le  moment  où  ni  Danton  ni 
Lacroix  n'étaient  au  comité.  Le  comité  arrête  sur  un  registre  se- 
cret, je  crois,  que  tous  les  exemplaires  du  placard  seraient  re- 
tirés, que  le  secret  serait  exigé  de  celui  qui  me  l'avait  fait  re- 
mettre, et  que  je  prendrais  des  renseignemens  à  Cliarenton 
même.  Je  n'y  connaissais  personne:  il  y  avait  très-peu  de  per- 
sonnes à  qui  on  put  confier  de  pareilles  recherches:  Cham- 
pagneux  y  connaissait  un  citoyen  dont  il  me  garantissait 
Ihonnèteté  et  la  prudence  :  il  lui  écrit ,  et  la  réponse  fut  infini- 
ment plus  propre  à  dissiper  qu'à  confirmer  les  horribles  accusa- 
tions du  placard.  L'ami  de  Champagneux  s'engagea  à  nous  com- 
muniquer tous  les  renseignemens,  s'il  apprenait  quelque  chose 
de  nouveau.  Ces  derniers  faits  sont  aussi  personnels  à  Cham- 
pagneux qu'à  moi ,  et  ils  seront  attestés  comme  par  moi  par  cet 
excellent  citoyen,  à  qui  j'ai  ouvert  plus  d'une  fois  toute  mon 
ame  et  sur  tous  les  événemens,  et  sur  leurs  causes;  par  cet 
homme  dont  l'infatigable  travail  a  beaucoup  honoré  le  ministère 
de  Roland,  son  ami,  et  qui  se  dévouait  au  mien  avec  un  zèle  éga- 
lement infatigable  ;  qui  n'a  acquis  que  par  la  plus  injuste  per- 
sécution une  célébrité  qu'il  aurait  dû  obtenir  de  la  reconnaissance 
publique. 

Moi,  mes  amis,  les  observateurs  de  l'esprit  public,  que  j'avais 
institués  à  cette  époque  ,  nous  étions  continuellement  en  obser- 


MÉMOIRKS   DE   GARAT.  403 

valion  :  je  voulais  voir  ie  moindre  mouvemenl,  entendre  la 
moindre  parole. 

Le  jeudi  50  mai ,  un  citoyen  m'écrit  qu'il  a  été  dit  à  la  tribune 
de  sa  section,  qu'on  venait  d'arrêter  définitivement,  à  l'assemblée 
de  l'Évêché,  que  cette  nuit  même  on  fermerait  les  barrières ,  ou 
sonnerait  le  tocsin ,  on  tirerait  le  canon  d'alarme.  A  peine  j'ai 
lu  le  billet,  je  vais  le  lire  au  comité  de  salut  public,  et  j'annonce 
que  je  vais  en  faire  lecture  à  la  Convention  nationale  qui  était 
assemblée.  Lacroix  de  l'Eure ,  qui ,  dans  celle  soirée,  ne  quitta 
pas  un  instant  le  comité  de  salut  public ,  où ,  d'ordinaire,  il  n'é- 
tait pas  si  assidu ,  prend  la  pirole  :  il  représente  que  sur  un  billet 
qui  rapporte  ce  qu'on  a  débité  à  la  tribune  d'une  section  ,  il  ne 
faut  pas  aller  jeter  l'alarme  au  milieu  de  la  Convention  natio- 
nale ;  qu'il  faut  avant  tout  se  bien  assurer  des  faits ,  et  appeler 
au  comité  de  saint  public  les  autorités  constituées ,  responsables 
de  la  sûreté  publique ,  le  département  et  le  maire.  Le  comité  se 
range  à  cet  avis;  lui-même  mande,  par  un. billet,  le  procureur- 
général-syndic,  et  je  vais  chercher  le  maire  à  la  Commune. 

Il  y  arrivait  en  ce  moment,  il  montait  le  {jrand  escalier,  suivi  de 
dix  à  douze  hommes  dont  les  gilets  montraient  autant  de  pistolets 
qu'ils  avaient  de  poches. 

Le  maire  se  penche  vers  mon  oreille  ,  et  me  dit  à  voix  basse 
ces  paroles  ,  qu'on  ne  sera  pas  étonné  que  j'aie  retenues  : 
J'ai  eu  beau  m'y  opposer ,  je  n'ai  pas  pu  les  en  empêcher  ;  ils 
viennent  de  déclarer,  par  un  arrêté,  que  la  Commune  de  Paris  et 
le  département  qu'ils  représentent ,  sont  en  état  d'insurrection.  Je 
lui  réponds  :  Le  comité  de  salut  public  vous  mande  dans  son  sein, 
et  je  vous  attends.  11  entre  au  conseil  général.  Là,  il  publie  ce 
qu'il  vcnoit  de  m'apprcndre ,  et  il  y  déclare  ,  plus  formellement 
encore,  que  l'insurrection  n'avait  été  arrêtée  que  contre  son  avis 
et  malgré  tout  ce  qu'il  avait  f^it  pour  s'y  opposer.  J'entends  des 
applaud'ssemens  qui  ébranlaient  la  salle,  des  cris  et  des  frémis- 
semens  de  joie  ;  je  me  crus  dans  la  Tauride. 

A  l'instant  où  il  avait  cessé  de  parler ,  le  maire  monte ,  et  seul, 
dans  ma  voilure. 


404  DOCUMENs  compm'vMentaires  (1792-1793). 

Dans  la  route  je  ne  cesse  de  lui  retracer  les  tableaux  affreux 
des  malheurs  que  celte  nouvelle  me  fait  présager ,  de  lui  faire 
considérer  surtout  que  dans  le  moment  où  nous  sommes  en 
guerre  avec  toute  l'Europe,  une  grande  convulsion  dans  la  ville 
où  sont  tous  les  établissemens  nationaux ,  peut  arrêter  tout  ce 
qui  fournit  aux  besoins  des  flottes  et  des  armées.  Au  milieu  de 
tant  d'autres  présages  sinistres,  c'était  celui  qui  me  frappait  le 
plus ,  parce  que  c'était  le  plan  qu'on  devait  supposer  à  la  ligue 
des  tyrans  et  des  esclaves  de  l'Europe.  En  exprimant  les  mêmes 
craintes  et  la  même  douleur,  le  maire  déplorait  et  je  déplorais 
avec  lui  ces  horribles  querelles  des  passions,  qui  seules  avaient 
rendu  de  si  grands  attentais  possibles  ;  et  nous  arrivons  au  co- 
mité de  salut  public. 

Le  procureur-général-syndic  du  département ,  l'Huillier  ,  et 
deux  membres  du  directoire,  y  étaient  déjà.  Des  aveux  ou  plutôt 
des  déclarations  qu'ils  faisaient  tous ,  un  résultat  sortait  sans  au- 
cune ambiguïté  :  c'est  que  le  département  de  Paris  était  déjà ,  par 
son  approbation  et  par  ses  engagemens,  dans  ce  qu'il  appelait 
l'insurrection. 

Paclie  était  loin  de  parler  comme  l'Huillier.  11  rendait  compte 
des  faits  sans  approbation  et  sans  blâme,  sans  abattement  et  sans 
emportement;,  avec  tristesse  et  gravité. 

Comme  on  délibérait ,  je  me  lève  et  je  déclare  que  je  vais  ren- 
dre compte  de  tout  à  la  Convention  :  Vous  n'êtes  point  du  comité 
de  salut  public,  me  dit  Lacroix  ;  c'est  à  lui,  dans  de  telles  cir- 
constances, à  porter  la  parole  par  l'organe  de  l'un  de  ses  mem- 
bres. On  le  charge  de  la  porter ,  et  il  vient  dire ,  une  demi-heure 
après ,  qu'il  n'avait  pas  pu  parler  ;  que  la  séance  était  levée  quand 
il  s'était  présenté. 

Les  membres  du  déparlement  et  le  maire  réitèrent  souvent  au 
comité  de  salut  public  l'assurance  que,  tant  qu'ils  seront  à  leur 
poste ,  aucune  violence  ne  sera  commise  dans  cette  insurrection  ; 
c'est  là  que  pour  la  première  fois  j'entendis  sortir  de  la  bouche  de 
l'Huillier  ce  mot  d'insurrection  morale,  qu'ils  écrivirent  le  len- 
demain sur  quelques-unes  de  leurs  banderoles  :  et  c'était  l'Iluil- 


MÉMOIRES   DE  GARAT.  405 

lier  qui  s'insurgeait  moralement  contre  Vergniaud  et  contre  Con- 
dorcet  ! 

11  ne  pouvait  pas  y  avoir  de  sommeil  pour  moi  dans  ces  tem- 
pêtes de  la  république  ;  je  n'avais  besoin  d'être  réveillé  ni  par  le 
tocsin  ni  par  le  canon  d'alarme;  ei  le  51  mai,  avant  cinq  heures 
du  matin,  j'étais  dans  les  cours  du  palais  national,  qui  étaient 
presque  désertes  encore. 

Le  premier  homme  que  j'y  rencontrai,  ce  fut  Danton. 

J'en  fis  la  remarque,  et  cette  remarque  attacha  sur  lui  tous  mes 
regards  et  toutes  mes  observations. 

Qu'est-ce  donc  que  tout  cela?  lui  dis-je  ,  en  m'approchant  de 
lui  ;  ne  pouvez-vous  me  l'apprendre?  Qui  remue  les  ressorts,  et 
que  veut-on? — Bah!  ce  ne  sera  rien,  me  répond  Danton:  U 
faut  les  laisser  briser  quelques  presses ,  et  les  renvoyer  avec  cela. 
—  Ah  !  Danton ,  je  crains  bien  qu'on  ne  veuille  briser  autre  chose 
que  des  presses.  —  Eh  bien  !  il  faut  ij  veiller.  —  Vous  en  avez  les 
moyens  bien  plus  que  moi. 

J'entre  à  la  Convention  qui  se  réunissait,  ou  il  n'y  avait  que 
quelques  membres  encore  :  je  lui  dis  le  peu  que  je  savais,  et  ne 
pus  lui  dire  tout  ce  que  j'ignorais.  Cambon ,  qui  ne  savait  que  les 
mêmes  choses  que  moi,  n'en  put  dire  ni  plus  ni  moins.  Mais 
l'Huillier  entrait  à  la  barre,  et  dans  ce  jour  c'était  à  lui  qu'appar- 
tenait beaucoup  la  parole.  On  sait  comment  il  parla  devant  la 
représentation  nationale  ;  on  sait  ce  qui  fut  foit  et  ce  qui  fut  pré- 
paré dans  celte  journée.  On  connaît  la  motion  pleine  de  noblesse 
et  de  prudence  de  Vergniaud  ;  cette  motion  si  propre  à  faire  ran- 
ger autour  de  la  Convention  nationale,  pour  en  uéfëudre  l'inté- 
grité, cette  même  force  armée  mise  sur  pied  pour  l'entamer. 
Tous  ces  faits,  que  leur  publicité  et  leur  authenticité  ont  fait 
connaître  à  tout  le  monde,  sont  réservés  au  pinceau  de  l'his- 
toire. 

Le  lendemain  (i"'  juin)  dans  Paris  tout  paraissait  rentré  dans 
le  respect  des  lois  et  de  la  Convention  nationale  ;  mais  dans  le 
comité  de  salut  public  entraient  et  sortaient  incessamment  les 
membres  du  con)iié  d'insurrection  ;  les  légis'ateurs  étaient  con- 


40C  DOCL'ilENS    COyPLÉMEMAIRES  (  1792-1793). 

trainls  à  délibérer  avec  les  violateurs  de  toutes  les  lois.  Lorsqu'il 
restait  si  peu  de  pouvoir  au  comité  de  salut  public ,  dans  lequel 
était  alors  tout  le  gouvernement  national ,  dont  la  très-grande 
majorité  était  très-irréprochable,  très-pure,  on  comprend  qu'un 
ministre  n'était  propre  qu'à  décrier  toutes  les  propositions  qui 
passeraient  par  sa  bouche:  cependant  je  ne  quittais  pas  le  co- 
mité ,  je  ne  perdais  pas  une  occasion  de  lui  présenter  les  vues  qui 
me  paraissaient  les  plus  propres  à  combler  les  abîmes  dont  la  na- 
tion et  sa  représentation  étaient  entourées. 

Une  de  ces  vues  parut  un  instant  relever  les  araes  honnêtes  et 
leurs  espérances. 

Quelque  épais  que  fussent  encore  pour  moi  les  nuages  qui  ca- 
chaient les  causes  particulières  de  ces  mouvemens,  il  y  en  avait 
une  généiale  à  laquelle  j'attribuais  toutes  les  autres,  sans  laquelle 
j'éiais  sûr  qu'aucune  autre  n'oserait  agir  avec  tant  d'audace  ;  c'é- 
tait la  division  de  la  Convention  nationale  en  deux  côtés ,  et  les 
haines  allumées  entre  les  membres  des  deux  côtés  le  plus  in- 
fluens.  Je  me  rappelais  que  dans  Athènes  des  haines  semblables, 
nourries  entre  deux  citoyens  puissans,  Aristide  et  Thémistocle, 
mettaient  à  chaque  instant  la  république  à  deux  doigts  de  sa 
perte:  que,  lors  même  que  Thémistocle  ouvrait  un  bon  avis, 
Aristide,  qui  le  jugeait  bon,  le  combattait  pourtant  et  le  faisait 
rejeter  parce  qu'il  était  de  Thémistocle  :  je  me  rappelais  que  cet 
homme  vertueux ,  qui  ne  pouvait  pas  faire  le  mal  sans  l'avouer , 
s'écria  un  jour,  pressé  par  sa  conscience  :  ô  Athéniens ,  vous  ne 
pourrez  être  tranquilles  et  heureux  que  lorsque  vous  nous  aurez 
jetés  Thémistocle  et  moi  dans  le  baratre  (  fosse  profonde  où  l'on 
jetait  les  condamnés).  Ce  cri  de  la  conscience  d'un  homme  de 
bien,  qui  s'accusait  avec  tant  de  magnanimité,  arrivé  jusqu'à  m(M, 
à  travers  les  siècles ,  m'avait  fait  naître  l'idée  d'une  résolution 
magnanime  pour  quelques  représenians  du  peuple  français.  Je 
proposai  que  des  deux  côtés  de  laConveution,  ceux  dont  les 
haines  mutuelles  étaient  les  plus  connues,  ceux  dont  les  querelles 
personnelles  avaient  divisé  b  représentaiion  d'un  seul  peuple  en 
deux  partis ,  s'offrissent  d'ciix-uièraes  à  soi  tir  de  la  Convention , 


MÉMOIRES   DE    GARAT.  407 

pour  la  laisser  poursuivre  ses  travaux  qu'ils  interrompaient,  à  se 
mettre  en  oiage  de  la  paix  publique,  à  aitendre  dans  ce  magni- 
fique ostracisme  le  règne  des  lois  et  les  jugemens  de  la  nation , 
qui  n'aurait  plus  à  prononcer  que  des  bénédictions  sur  les  uns  et 
sur  les  autres.  Plusieurs  membres  du  comité  de  salut  public, 
Delmas ,  Cambon ,  Barrère,  parurent  émus  de  cette  idée  que  je 
leur  présentais  avec  émotion  :  Danton  se  leva  les  larmes  aux  yeux 
et  s'écria  :  Je  vais  la  proposer  à  la  Convenlion ,  et  je  m'offre  le 
premier  à  aller  en  otage  à  Bordeaux.  J'écrivis  à  l'instant  quelques 
pages  pour  réveiller,  avec  cette  proposition ,  les  affections  élevées 
et  généreuses  qui  devaient  la  motiver  et  l'appuyer.  Mais  Barrère 
fut  le  seul  qui  la  lit  à  la  Convention ,  Lanthenas  fut  le  seul  qui  se 
leva  pour  s'offrir  à  l'exil  ;  et  j'ai  su  depuis  que  cette  idée  em- 
brassée au  comité  avec  enthousiasme,  mais  communiquée  impru- 
demment à  la  Gonveùlion,  avant  de  la  faire  entendre  avec  la  so- 
lennité de  la  tribune,  fut  couverte  de  mépris  et  de  risée  par 
Robespierre ,  comme  un  piège  tendu  aux  patriotes.  Tels  ont  été 
en  effet  les  pièges  que  j'ai  toujours  tendus,  et  ce  n'est  pas 
dans  ceux-là  que  des  hommes  tels  que  Robespierre  pouvaient 
tomber. 

11  n'existait  dans  Paris  aucune  force  qui  pût  empêcher  la  jour- 
née du  2  juin  ;  toutes  les  forces  de  Paris  étaient  mises  en  réqui- 
sition pour  la  produire. 

Elle  éclata. 

Ce  n'est  pas  ici  le  moment  de  dire  comment  je  la  vis  et  com- 
ment je  la  jugeai. 

Tandis  que  la  Convention  nationale  était  assiégée ,  le  conseil 
exécutif  était  prisonnier.  Un  instant  Lebrun ,  Grouvelle  et  moi 
nous  voulûmes  respirer  l'air  dans  l'une  des  petites  cours  du  pa- 
lais national  :  on  vint  nous  avenir  avec  des  sabres  et  des  pistolets 
qu'il  était  indispensable  de  repasser  le  guichet. 

Quand  l'arrestation  des  députés  proscrits  fut  arrachée,  je  dois 
ici  ce  témoignage  à  la  vérité,  et  a  ceux  qui  ne  craignirent  pas 
d'exposer  alors  pour  elle  leur  liberté  et  leurs  jours,  la  conster- 
nation ei  rjudignulion  furent  les  senii/uens  de  presque  toutes  les 


468  bOCDMENS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1793  ). 

ames  dans  le  comité  de  salut  public  et  dans  le  conseil  exe'culif  : 
les  changemens  de  temps  ne  changeront  rien  à  ma  manière  de 
déposer  sur  des  faits  qui  sont  passés,  mais  qui  n'ont  pas  pu 
changer.  Breard,  à  qui  un  accès  de  goutte  permettait  à  peine  de 
se  traîner ,  sortit  de  la  Convention  pour  venir  nous  dire  qu'elle 
était  en  proie  aux  scélérats  :  Cambon ,  se  tournant  vers  Bou- 
cholte,  lui  adressa  ces  propres  paroles  :  Ministre  de  la  guerre, 
nous  ne  sommes  pas  aveugles  ;  je  vois  très-bien  que  des  employés 
de  vos  bureaux  sont  parmi  les  meneurs  et  les  chefs  de  tout  ceci, 
Barrère  ne  cessait  de  dire  :  //  faudra  voir  si  c'est  la  Commune  de 
Paris  qui  représente  la  République  française,  ou  si  c'est  la  Conven- 
iio7i  ;  Delmas  et  Treilliard  étaient,  je  crois,  tous  les  deux  malades  ; 
mais  depuis,  leur  sentiment,  le  même  que  celui  de  leurs  col- 
lègues ,  a  été  aussi  nettement  et  aussi  énergiquement  exprimé. 
Lacroix  paraissait  embarrassé  ,  mais  comme  on  l'est  d'un 
tiiomphe  qui  n'a  pas  beaucoup  de  gloire,  et  qui  peut  avoir 
beaucoup  de  dangers;  Danton  en  paraissait  inquiet  et  honteux  ; 
Bouchoite,  qui  parle  infiniment  peu ,  ne  parla  point  du  tout  ;  je  ne 
vis  paraître  Pache  ni  au  comité  ni  au  conseil.  Quoique  je  ne  visse 
pas  du  tout  clair  dans  ce  qui  se  passait ,  et  que  je  conçusse  beau- 
coup de  soupçons  dans  ces  ténèbres  ,  je  m'exprimais  sans  beau- 
coup de  retenue  et  de  circonspection  ;  le  moment  des  ménage- 
mens  était  passé  ,  celui  où  il  fallait  se  taire  ou  mourir  n'était  pas 
encore  arrivé  ;  je  parlais  de  la  même  manière ,  et  à  ceux  en  qui 
je  me  confiais ,  et  à  ceux  de  qui  je  me  défiais.  Ce  soir-là  même , 
et  sur  la  table  du  conseil  exécutif,  j'écrivis  ma  démission.  Ma 
résolution  était  prise  de  ne  pas  rester  dans  une  place  où  rien  ne 
me  donnait  les  moyens  d'empêcher  le  mal,  et  où  tout  m'en 
faisait  paraître  le  complice. 

Le  lendemain,  tous  mes  amis  me  conjurèrent  de  retarder  au 
moins  ma  démission.  Ducos  et  Condorcet  purent  seuls  l'obtenir 
de  moi.  Ce  qu'elle  avait  de  dangereux  pour  moi  seul  ne  m'aurait 
pas  retenu  ;  ils  pensèrent  que  je  pourrais  encore  ou  prévenir  de 
plus  grands  malheurs  en  resiant,  ou  surveiller  des  hommes  à  qui 
nous  soupçonnâmes  dans  ce  moment,  toutes  les  vues  criminelles. 


MÉMOIRES   DE    GARAT.  '  409 

Je  fus  entouré  d'espions,  je  le  devins  moi-même  de  Danton  et 
de  Lacroix.  Je  suivis,  autant  qu'il  me  fut  possible,  tous  leurs 
pas  j  j'épiai  et  je  recueillis,  autant  qu'il  me  fut  possible,  toutes 
leurs  paroles.  Pendant  quelques  'jours  je  crus  être  sur  les  traces 
d'une  grande  conspiration  contre  la  République.  Ducos,  Barrère, 
Cambon,  Condorcet,  Treilhard,  même  Alquier,  si  je  ne  me 
trompe,  reçurent  les  confidences  et  de  mes  observations  et  des 
soupçons  que  je  fondais  sur  elles.  Entouré,  comme  je  l'ai  dit, 
d'espions,  qui  ne  me  quittaient  plus,  je  voulus  bien  qu'ils  me 
suivissent  jusqu'à  la  porte  de  Gensonné  et  jusqu'à  la  porte  de 
Vergniaud  ,  que  j'allai  voir  dans  leur  état  d'arrestation.  Malheu- 
reusement je  ne  les  trouvai  pas  assez  seuls  pour  leur  communi- 
quer sans  réserve  tout  ce  que  je  pensais  sur  les  mesures  à  prendre 
pour  les  faire  sortir  avec  la  République  des  dangers  qu'ils  cou- 
raient avec  elle. 

Le  généreux  et  infortuné  Ducos ,  que  je  chérissais  presque 
autant  que  mes  neveux,  craignait  de  me  voir ,  de  peur  d'attacher 
sur  moi  toutes  les  haines  qui  persécutaient  ses  amis,  et  qui  de- 
vaient le  faire  bientôt  mourir  avec  eux  ;  mais  si  cette  délicatesse 
était  touchante  en  lui ,  il  eût  été  indigne  à  moi  d'en  accr^pler  les 
ménagemens  ;  et  durant  ces  jours,  plusieurs  fois  il  a  dîné  chez 
moi  ;  une  fois  avec  Mathieu ,  représentant  du  peuple.  Mathieu 
peut  dire  de  quoi  nous  fûmes  occupés  durant  le  dîner. 

Je  ne  puis  avoir  aucun  besoin  des  témoignages  que  peut  me 
rendre  Pache  ;  et  j'ignore  jusqu'à  quel  point  il  peut  être  disposé 
à  accorder  ou  à  refuser  ceux  que  lui  demandera  la  vérité  ;  mais 
si  la  volonté  de  Pache  se  trouve  d'accord  avec  son  devoir,  ce  que 
je  désire  pour  lui  bien  plus  que  pour  moi ,  Pache  peut  dire  aussi 
comment  le  3  juin,  lorsqu'il  vint  dans  la  matinée  à  l'intérieur, 
je  lui  parlai  et  de  ce  qui  s'était  passé  la  veille  à  la  Convention ,  et 
de  ce  qui  allait  se  passer  dans  les  départemens.  Le  maire  de  Pa- 
ris parut  troublé,  et  il  ne  l'est  pas  facilement;  j'aime  à  croire 
que  ce  fut  par  le  tableau  que  je  lui  traçai  des  maux  que  je  pré- 
voyais pour  la  France. 

Je  commençais  à  m'assurer ,  par  la  vérification  de  quelques 


410  DOCUMENs  coMPLÉMjb:«TAiRiss(  179:2-1795). 

faits,  par  la  réduction  à  leur  mesure  de  quelques  autres,  que 
mes  soupçons  sur  Danton  et  sur  Lacroix,  s'ils  étaient  très-fon- 
dés, étaient  aussi  très-exagérés. 

Mais  si  on  n'avait  pas  à  craindre  tous  les  crimes  de  la  trahison, 
les  événemens,  à  mesure  qu'ils  se  développaient,  faisaient  redou- 
ter toutes  les  horreurs  de  la  guerre  civile.  Quelques  déparie- 
mens  s'armaient,  s'ébranlaient  ;  et,  suivant  la  nature  des  iniérèis 
et  des  passions,  on  craignait  ou  on  espérait  des  mouvemens  dans 
tous.  Des  députés  mis  en  état  d'arrestation  le  2  juin,  les  uns 
s'étaient  enfuis  et  étaient  allés  chercher  des  vengeurs  ;  les  autres 
étaient  restés  sous  la  main  de  leurs  ennemis  avec  autant  de  sou- 
mission que  s'ils  s'étaient  crus  sous  la  main  de  la  loi.  Ttl  était 
l'é'at  des  choses;  et  voici  quels  étaient,  dans  cet  état  des  choses, 
mes  pensées ,  mes  résolutions  et  mes  démarches. 

Si,  par  un  mouvement  unanime,  ou  d'une  très-grande  majo- 
rité, les  déparlemtns  de  la  République  française  avaient  pu  se 
lever,  marcher  vers  Paris,  demander  avec  la  voix  sainte  et  ma- 
jestueuse du  vrai  peuple,  la  liberté  des  Représentans  arrêtés, 
leur  réintégration  dans  le  sanctuaire  des  lois,  le  silence  de  toutes 
les  passions,  et  le  châtiment  de  ceux  qu'elles  avaient  entraînés  à 
des  altentuts  ;  cette  grande  démarche  nationale  aurait  sans  doute 
ajouté  à  la  gloire  de  la  nation  française  dans  l'Europe  ;  elle  eût 
donné  l'autorité  et  la  clarté  d'un  fait  positif  et  immortel  à  des 
principes  de  l'art  social  trop  vastes  ou  trop  profonds  pour  être 
universellement  saisis,  tant  qu'ils  restent  sans  apphcation  dans  la 
théorie  ;  elle  auraii  sauvé  la  France ,  elle  aurait  sauvé  Paris,  qui 
a  autant  souffert  que  le  reste  de  la  République,  et  qui  a  eu  de 
plus  le  malhtur  d'avoir  été  le  centre  d'où  sont  partis  tous  les 
crimes. 

Je  ne  d^ule  pas  que  cette  grande  idée  n'ait  été  celle  qui  a  fait 
naître ,  après  le  51  mai ,  le  projet  de  faire  mouvoir  tous  les  dé- 
partemens;  mais  sa  grandeur,  qui  a  séduit  ceux  qui  l'ont  conçue, 
est  aussi  ce  qui  la  rendait  un  peu  chimérique  :  il  était  trop  impos- 
sible que  tant  de  départemens  fussent  à  la  fois  mus  et  dirigés  par 
un  même  esprit,  surîoul  lorsque  cet  espiit  était  celui  d'une 


ilLJtfOlRliS   Dli    GARAI.  411 

haute  sajjesse  ;  il  était  trop  impossible  que ,  dans  un  même  de- 
parlement,  le  même  esprit  animât  tous  les  citoyens,  surtout 
lorsque  pendant  près  d'une  année  entière  on  avait  semé  la  divi- 
sion entre  les  administrateurs  et  les  administrés ,  entre  les  riches 
et  les  pauvres  ;  il  était  trop  difficile  enfin  que  de  tant  de  mou- 
vemens,  qui  demandaient  de  l'impétuosité ,  il  se  composât  un  seul 
mouvement  qui  s'avançât  vers  Paris  avec  ordre  et  régularité. 

Cependant  les  mouvemens,  s'ils  avaient  été  unanimes,  pou- 
vaient tout  sauver,  et  les  mouvemens,  s'ils  étaient  partiels ,  pou- 
vaient tout  perdre.  Dans  le  premier  cas,  la  guerre  civile  était  évi- 
tée; dans  le  second  cas,  elle  était  allumée. 

Le  but  qu'on  se  proposait  ne  pouvait  donc  être  atteint  que  par 
une  espèce  de  miracle  ;  et  ceux  qui  devaient  se  marquer  ce  but  ne 
mirent  aucun  concert ,  aucun  ensemble  dans  leurs  mesures.  Je 
parle  des  députés  proscrits  dans  Paris. 

Pour  remplir  leurs  vues  avec  quelque  succès ,  il  fallait  ou  que 
tous  courussent  dans  les  déparlemens,  ou  que  tous  restassent  à 
Paris.  Tous  ensemble  dans  les  déparlemens ,  ils  auraient  exercé 
une  influence  plus  éten'iue  et  plus  imposante;  par  leur  nombre 
seulement ,  par  le  nombre  auquel  les  imaginations  attachent  tou- 
jours une  idée  de  grandeur  et  de  majesté,  ils  auraient  écarté 
d'eux  tout  ce  qui  donne  l'air  d'une  fuite,  ils  se  seraient  entourés 
de  la  considération  d'une  retraite,  et  dans  quelque  lieu  qu'ils  se 
fussent  retirés  tous  ensemble,  là  aurait  été  le  mont  sacré. 

Tous  ensemble  à  Paris  ils  auraient  pu  faire  trembler  encore 
les  ennemis  qui  les  auraient  tenus  sous  les  couteaux,  et  la  France 
n'aurait  plus  voulu  voir  la  Convention  nationale  que  dans  un  ca- 
chot. S'il  avait  fallu  frapper  pour  la  première  fois  tant  de  légis- 
lateurs, en  un  seul  jour,  juges  et  bourreaux  auraient  reculé, 
frappés  eux-iucnKS  d'elfroi ,  et  se  seraient  écriés  :  Non ,  nous 
H  oserons  jamais  loucher  la  Représentation  nationale.  C'est  par  leur 
nomi)re  bien  plus  encore  que  par  leur  innocence  et  par  leurs  ver- 
tus que  les  soixante  et  trei/.e  ont  été  défendus. 

Mais  des  députés  mis  en  état  d'arrestation  le  2 juin,  les  uns  al- 
lant jeter  le  cri  deguerre  dans  les  déparlemens,  les  autres  gardant 


412  DOCUMENS   COMPLÉMKNTAIRES  {  179iJ-1795). 

leur  prison,  comme  Socrate,  lorsqu'ils  pouvaient  s'échapper;  la 
conduite  de  ceux-ci  concourut  à  donner  l'air  d'une  révolte  à  la 
conduite  des  autres  ,  et  les  mouvemens  de  ceux  qui  cherchaient 
des  forces  et  des  armes  étant  imputés  comme  un  crime  à  tous , 
il  était  bien  difficile  d'obtenir  de  l'ardente  soif  de  la  vengeance 
qu'elle  respectât  la  vie  de  ceux  qu'elle  avait  chargés  de  chaînes. 
Tant  d'inconsidéralion  dans  des  déterminations  d'une  si  haute 
importance  est  une  preuve  bien  éclatante,  ajoutée  à  tant  d'au- 
tres, qu'ils  étaient  unis  les  uns  aux  autres  par  les  mêmes  prin- 
cipes, par  la  même  manière  d'aimer  et  de  servir  la  république  , 
mais  qu'ils  n'étaient  unis  par  aucun  complot ,  même  contre  des 
ennemis  si  atroces  !  Héias  !  leur  mémoire  n'a  aucun  besoin  de 
cette  preuve  de  leur  innocence  ;  mais  leur  conservation ,  leur 
vie  et  celle  de  tant  de  milliers  de  citoyens ,  dont  l'échafaud  a  été 
dressé  après  le  leur,  avaient  besoin  d'une  conduite  plus  habile- 
ment concertée,  ou  plus  heureusement  inspirée. 

Ma  conduite  dans  de  pareilles  circonstances ,  aussi  difficile  à 
bien  tracer  que  la  leur ,  était ,  je  le  crois ,  plus  réfléchie  ;  mais 
elle  n'a  pas  mieux  réussi  à  les  sauver,  et  on  verra  bientôt  à  com- 
bien peu  ,  dans  plusieurs  momens ,  a  tenu  mon  salut ,  si  on  peut 
appeler  mon  salut  le  peu  qui  me  reste  d'une  vie  si  indignement 
diffamée  par  tous  les  partis,  si  horriblement  tourmentée. 

En  me  condamnant  à  rester  encore  dans  le  ministère,  je  me 
marquai  trois  buts ,  auxquels  on  m'a  vu  toujours  tendre. 

Le  premier ,  d'employer  tous  les  moyens  dont  je  pourrais  m'a- 
viser,  et  que  l'on  ne  m'enlèverait  pas,  à  convertir  les  mouve- 
mens des  départemens  en  négociations  entre  les  corps  adminis- 
tratifs et  les  comités  du  gouvernement,  pour  empêcher  l'explosion 
de  la  guerre  civile  ;  le  second ,  de  hâter  l'acceptation  de  la  consti- 
tution à  laquelle  on  travaillait  très-hâtivement ,  et  de  préparer 
les  esprits ,  dans  Paris  par  mes  conversations ,  dans  les  départe- 
mens  par  un  mémoire  que  je  leur  adresserais,  à  saisir  le  mo- 
ment où  la  constitution  serait  solennellement  proclamée ,  pour 
proclamer  avec  elle  une  amnistie  accordée  par  les  vainqueurs  aux 
vaincus,  et  par  les  vaincus  aux  vainqueurs,  qui  en  avaient  plus 


MÉMOIRES  DE   GaRAT.  413 

besoio  encore  ;  le  troisième ,  de  veiller  ici  sur  toutes  les  disposi- 
tions sanguinaires  que  je  pouvais  craindre  contre  quelques  déte- 
nus ,  pour  les  combattre  de  toute  ma  puissance. 

Quant  à  ce  que  j'ai  fait  pour  arriver  au  premier  but,  j'inter- 
pelle ici  tous  les  membres  vivans  du  comité  de  salut  public  de 
cette  époque;  tous  attesteront,  je  n'en  fais  aucun  doute,  que  je 
leur  ai  parlé  sans  cesse  de  réconciliation  et  de  réunion ,  des  torts 
et  des  vertus  républicaines  de  tous,  de  la  nécessité  d'un  oubli 
universel  de  tout  le  passé,  et  jamais  de  combats  à  livrer,  de 
victoire  à  remporter,  de  chàtimens  même  légers  à  faire  subir. 
Mais  sur  cela  ce  n'est  pas  seulement  des  législateurs  que  je  puis 
appeler  en  témoignage  ;  tous  les  faits  ne  sont  pas  demeurés  ren- 
fermés dans  le  secret  du  comité,  il  y  en  a  d'essentiels,  dont  une 
partie,  au  moins ,  a  paru  au  grand  jour  de  la  Convention  natio- 
nale ,  et  ces  portions  si  publiques  ,  si  solennelles  de  ma  conduite, 
garantissent  l'ensemble  auquel  elles  appartiennent. 

A  peine  le  Calvados  fut  en  mouvement ,  je  reçus  d'une  com- 
mission ,  par  laquelle  tous  les  mouvemens  étaient  dirigés,  deux 
ou  trois  lettres  ;  dans  l'une  on  me  parlait  de  ma  vertueuse  neutra- 
lité, et  on  me  demandait  des  grains;  dans  une  autre  on  m'écri- 
vait :  Tremble,  les  bannières  du  Nord  et  du  Midi  sonl  déployées  , 
elles  marchent  sur  Paris  ;  tremble ,  ceux  qui  affament  seront  traités 
comme  ceux  qui  assassinent.  Les  lettres  étaient  signées  Caille  et 
Fourgon.  Je  tremblais,  mais  c'était  pour  ceux  qui  écrivaient  de 
pareilles  lettres,  et  je  ne  les  portais  ni  à  la  Convention  ni  au  co- 
mité, je  n'y  faisais  non  plus  aucune  réponse.  Mais  au  comité , 
oii  l'on  prenait  déjà  des  mesures  pour  faire  marcher  des  troupes 
contre  le  Calvados ,  je  représentais  incessamment  combien  il 
était  indispensable  de  les  faire  précéder  par  des  négociateurs , 
combien  Userait  beau  et  heureux  de  tout  terminer  par  des  me- 
sures pacifiques  qui  étoufferaient  non-seulement  la  guerre ,  mais 
les  querelles  et  les  haines  qui  l'avaient  amenée. 

Après  avoir  essayé  tout  le  pouvoir  du  raisonnement ,  j'affir- 
mais, avec  cet  acceiit  d'une  persuasion  sincère  qui  passe  dans  les 
âmes  comme  une  passion ,  que  les  voies  conciliatrices  auraient  un 


414  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  {  1792-1795). 

succès  infaillible,  que  la  guerre  civile  près  d'éclater  dorme  une 
puissante  éloquence  à  celui  qui  parle  pour  en  écarter  les  horreurs, 
et  que  si  on  voulait  enfin  m'envoyer  dans  le  Calvados ,  je  me 
chargeais  d'en  revenir  avec  la  paix. 

On  me  disait  que  dans  le  Calvados  j'étais  détesté ,  qu'on  m'y 
arrêterait,  que  quelque  coquin  pourrait  faire  quelque  chose  de 
plus  encore;  et  qu'un  ministre  de  l'intérieur  devait  rester  à  Paris. 
Je  répondais  que  j'étais  sûr  que  Guadet  et  Barbaroux  étouffaient 
pour  moi  dans  leur  ame  des  sentimens  d'estime  qu'il  me  serait 
facile  de  réveiller  ;  qu'il  était  impossible  qu'en  me  voyant  aller  à 
eux ,  le  choix  seul  qu'on  aurait  fait  de  moi  ne  leur  garantît  la 
réalité  des  intentions  pacifiques  ,  et  que  toutes  les  parties  de  la 
république  où  il  pouvait  la  servir,  étaient  également  le  poste 
d'un  ministre  de  l'intérieur. 

Il  fut  convenu  au  comité  et  au  conseil  que  j'irais  dans  le  Cal- 
vados ,  mais  après  que  la  Convention  en  aurait  été  prévenue ,  et 
ne  s'y  serait  pas  opposée. 

Saint-Just  assistait  à  cette  délibération.  Quand  la  décision  fut 
prise ,  il  s'offrit  à  aller  avec  moi  dans  le  Calvados,  Je  ne  puis  pro- 
noncer si,  à  ce  moment,  il  était  déjà  assez  formé  à  l'artifice  et  à 
la  bassesse  pour  vouloir  dégrader  en  lui  la  dignité  d'un  législa- 
teur à  servir  d'espion  à  un  ministre ,  ou  s'il  eîit  en  effet  quel- 
qu'un de  ces  bons  sentimens  qui  traversent  quelquefois  l'ame  des 
méchans  sans  y  laisser  aucune  trace;  mais  il  sortit  alors  de  sa 
bouche  un  mot  qui  paraîtra  bien  étrange  lorsqu'on  le  comparera 
à  sa  conduite  postérieure ,  un  mot  que  je  me  suis  toujours  rap- 
pelé à  chacun  de  ses  rapports ,  à  chacune  de  ses  atrocités  :  Je 
'pense  absolument  comme  vous ,  me  dit  Saint-Just,  je  crois  qu'on 
peut  mener  les  hommes  avec  un  cheveu.  Trois  mois  après,  pour 
les  mener,  il  ne  croyait  pas  qu'on  pîit  couper  assez  de  têtes. 

Thomas  Lindet  assistait  aussi  à  cette  délibération  en  qualité, 
autant  que  je  puis  m'en  souvenir ,  de  député  de  l'Eure  ou  du  Cal- 
vados. C'est  lui  qui  fit  le  rapport  à  la  Convention;  et  (j'y  étais)  il 
le  fit  en  homme  loyal  qui  croyait  la  mesure  bonne,  et  qui  voulait 
la  faire  adopter;  mais  Lacroix  de  l'Eure ,  qui  ne  voulait  pas  tran- 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  4i5 

siger  avec  ses  ennemis,  qui  voulait  les  perdre,  sous  de  beaux 
semblans  d'intérêt  pour  moi,  fît  rpjeter  avec  hauteur  par  la 
Convention  le  projet  de  l'envoi  d'un  ministre  dans  le  Calvados. 

Un  délai  avait  été  accordé  aux  administrateurs  des  départe- 
mens  qui  avaient  levé  l'étendard  pour  le  déposer,  pour  rentrer 
sans  aucun  danger  dans  l'association  générale ,  et  je  voyais  arri- 
ver l'expiration  du  délai  comme  l'expiration  de  toutes  mes  espé- 
rances pour  écarter  la  guerre  civile.  Je  me  détermine,  sans  en 
prévenir  le  comité,  à  demandera  la  Convention  elle-même  la  pro- 
longation du  délai  ;  et ,  pour  disposer  les  âmes  à  cette  bienveil- 
lance facile  que  de  bonnes  nouvelles  répandent  dans  les  grandes 
assemblées,  je  fais  précéder  la  demande  du  récit  de  plusieurs 
avantages  obtenus  sur  nos  ennemis  extérieurs,  que  ma  corres- 
pondance m'avait  appris ,  mais  dont  il  ne  m'appartenait  pas  d'être 
le  rapporteur.  Les  nouvelles  furent  parfaitement  accueillies,  la 
demande ,  je  le  crus  un  instant ,  allait  l'être.  Mais  à  peine  Robes- 
pierre l'eut  entendue ,  et  eut  aperçu  le  succès  qu'elle  allait  avoir, 
il  se  lève  en  colère,  il  la  repousse  avec  indignation;  il  termine 
son  discours  par  ces  paroles  qui  ont  long-temps  retenti  dans  mon 
ame  plus  indignée  encore  que  la  sienne  :  Fous  n'avez  que  trop 
long-temps  usé  de  la  clémence  ;  vous  devez  et  vous  voulez  sauver  la 
république,  il  faut  laisser  tomber  la  hache  des  lois  sur  les  têtes 
criminelles. 

Rempli  de  douleur  et  de  funestes  pressentimens ,  au  sortir  de 
la  Convention ,  j'errais  avec  mon  neveu  sous  les  aibres  des  Tui- 
leries. Je  vois  passer  Legendre  et  Carrier.  Je  ne  connaissais  le 
premier  alors  que  par  quelques  grands  mouvemens  de  son  ame  ; 
l'autre ,  que  je  connaissais  pour  un  homme  privé  de  toute  délica- 
tesse d'idées  et  de  langage,  n'avait  pas  encore  épouvanté  le 
monde  de  ses  atrocités.  Je  cours  à  eux,  et  je  leur  confie  toute  la 
situation  de  mon  ame ,  tout  ce  que  je  présage  d'horrible  de  l'excès 
des  rigueurs  auxquelles  Robespierre  entraîne  la  Convention. 
Carrier  m'interrompit  à  chaque  parole  ;  Legendre ,  au  contraire, 
interrompait  Carrier ,  voulait  m'entendre  et  m'écoulait  avec  la 
réflexion  d'un  ame  émue.  Il  me  fut  aisé  de  deviner  que  Legendre 


416  DOCDMENS  eOMPLÉMENTAlRES  (1792-1793). 

sentait  tout  ce  que  je  sentais  moi-même.  Carrier,  lui,  m'épar- 
gna la  peine  de  deviner  quelque  chose,  et  je  veux  ici  rapporter 
dans  toute  sa  stupide  férocité  un  mot  sorti  de  sa  bouche  à  cet 
instant  où  le  système  exterminateur  n  était  pas  établi  encore 
comme  un  régime  légal;  un  mot  qui  peut  ajouter,  peut-être,  à 
l'horreur  du  nom  de  Carrier  :  Non,  non,  dit-il,  il  faut  que  Bris' 
sol  et  Gensonné  talent  de  la  guilloline;  H  faut  qu'ils  la  dansent. 
O  France  !  ô  ma  patrie  !  et  c'était  là  un  de  tes  législateurs ,  à  l'ins- 
tant où  tu  t'élevais  aux  destinées  d'une  république! 

Le  Calvados ,  par  la  présence  des  représentans  du  peuple  qui 
s'y  étaient  rendus ,  était  l'objet  de  ma  principale  attention  ;  mais 
Lyon  et  Bordeaux  fixaient  aussi  continuellement  mes  regards; 
chaque  jour  je  faisais  quelque  nouvelle  tentative  pour  faire  pren- 
dre au  comité  de  salut  public  de  justes  notions  des  dispositions 
véritables  de  ces  deux  villes  si  importantes,  et  des  dispositions 
qu'il  convenait  de  prendre  à  leur  égard  pour  prévenir  les  mal- 
heurs dont  elles  étaint  menacées. 

Je  ne  pouvais  pas  me  dissimuler  que  dans  Lyon  l'aristocratie 
et  le  royalisme ,  couverts  des  couleurs  nationales ,  tramaient  des 
complots  d'une  grande  profondeur.  Biron ,  né  dans  les  castes  de 
la  noblesse  féodale,  mais  fait,  parla  justesse  de  son  esprit,  par 
la  grandeur  naturelle  de  son  ame ,  par  l'insouciance  même  de  son 
caractère,  pour  trouver  très-iidicules  toutes  ces  chimères  de 
l'orgueil ,  pour  la  défense  desquelles  le  sang  coulait  par  torrens 
sur  la  terre  ;  Biron ,  dès  le  mois  de  février ,  m'avait  écrit  de  Lyon 
même  :  c  Le  royalisme  et  l'aristocratie  ont  ici  un  foyer  plus  pro- 
fond et' des  canaux  plus  étendus  qu'on  ne  pourrait  l'imaginer.  > 
A  l'instant  où  je  l'avais  reçue  ,  j'étais  allé  lire  cette  lettre  au  co- 
mité de  sûreté  générale. 

Mais  j'avais  d'autres  renseignemens  encore  sur  Lyon ,  et  je  les 
tenais  de  deux  hommes  dans  lesquels  j'avais  autant  de  confiance 
que  dans  Biron ;,  et  qui,  tous  les  deux,  avaient  séjourné  à  Lyon 
plus  long-temps  que  lui. 

L'un  était  Gonchon ,  homme  populaire ,  à  la  manière  même  du 
peuple,  orateur  long-ttmps  fameux  du  faubourg  Saint-Aatoine , 


MÉMOIRES   DE  GARAT.  417 

qui,  en  menant  souvent  la  multitude  de  Paris,  ne  l'avait  jamais 
égarée,  parce  que  c'était  pour  elle  et  non  pour  lui  qu'il  l'avait 
toujours  menée ,  homme  à  passions  plus  encore  qu'à  principes , 
mais  qui,  n'ayant  que  les  passions  de  la  nature,  ne  pouvait  être 
la  dupe  ni  d'un  aristocrate  sous  le  masque  révolutionnaire ,  ni 
d'un  révolutionnaire,  dont  le  {jlaive,  comme  la  faux  de  la  mort , 
donne  aux  hommes  l'égalité  des  tombeaux. 

L'autre  était  Lenoir  de  la  Roche,  homme  très-instruit  et  pen- 
seur, éclairé  de  la  lumière  des  autres  et  de  la  sienne,  fait  pour 
juger  les  hommes  par  les  principes ,  et  les  principes  par  l'obser- 
vation et  l'expérience  des  hommes  ,  l'un  des  membres  de  l'as- 
semblée constituante,  et  qui  en  aurait  été  l'un  des  oracles,  si 
on  avait  pu  lui  faire  prendre  la  parole. 

Je  n'ai  point  su  que  Lenoir  de  la  Roche  et  Gonchon  se  soient 
même  rencontrés  à  Lyon  ;  mais  il  était  impossible  de  se  rencon- 
trer plus  entièrement  dans  ce  que  l'un  et  l'autre  m'écrivaient  dans 
le  même  temps  de  l'état  des  esprits  et  des  âmes  dans  cette  ville. 

Le  résultat  de  leur  correspondance  à  tous  les  deux ,  c'est  que 
ce  n'était  point  contre  la  liberté  qu'étaient  soulevées  les  sections 
de  Lyoni  mais  contre  les  brigandages  et  les  cruautés  commises  , 
en  son  nom ,  par  ce  Chaiier  qui  avait  pris  Marat  pour  modèle ,  et 
qui  en  était  la  charge  ;  c'est  que  les  riches  manufacturiers  de 
Lyon ,  qui  ne  pouvaient  pas  être  des  Brutus  ,  seraient  de  très- 
bons  et  de  très-généreux  citoyens ,  si  la  république ,  dont  le 
premier  devoir  est  de  protéger  puissamment  toutes  les  vies  et 
toutes  les  propriétés,  assurait  aux  Lyonnais  qu'ils  ne  seraient 
point  tués,  parce  qu'ils  sont  riches ,  et  leurs  familles  dépouillées 
de  toutes  leurs  richesses,  parce  qu'ils  ont  été  tués;  c'est  qu'enfin 
les  plus  artificieux  royalistes,  quoique  plus  nombreux  à  Lyon 
que  partout  ailleurs,  à  cause  du  voisinage  de  la  Suisse  et  des 
émigrés ,  n'y  pouvaient  attirer  personne  d'important  dans  leur 
perfide  système ,  qu'en  présentant  à  des  hommes  réduits  au  dés- 
espoir les  forces  et  les  garanties  que  la  république  leur  devait  et 
ne  leur  offrait  pas. 

On  conçoit  que  lorsque  Saint-Jusl,  Coulhon  et  Robespierre 
T.  xviir.  '■27 


418  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1793  ). 

furent  entrés  au  comité  de  salut  public,  pour  l'iniérêt  des  Lyon- 
nais, pour  celui  de  mes  conespondans  et  pour  le  mien,  je  ne  de- 
vais communiquer  de  pareils  rensei{jnemens  qu'avec  beaucoup 
de  circonspection  ;  je  les  communiquais  pourtant,  et  comme  les 
plus  exacts,  suivant  moi  comme  les  plus  vrais  de  tous  ceux  qu'on 
recevait  en  niême  temps. 

Lorsque  les  Lyonnais  firent  des  propositions ,  parmi  lesquelles 
il  y  en  avait  un  très-grand  nombre  de  justes,  de  raisonnables, 
j'étais  loin  de  désirer  qu'on  traitât  avec  eux  de  puissance  à  puis- 
sance ;  je  sais  sentir  tout  ce  qui  est  dû  à  la  majesté  d'une  nation , 
et  tout  ce  que  ceux  qui  la  représentent  doivent  lui  faire  rendre; 
mais  je  n'aurais  pas  pu  concevoir,  dans  un  gouvernement  répu- 
blicain ,  ce  despotique  orgueil  qui  fait  qu'on  refuse  une  chose  pré- 
cisément parce  qu'elle  est  demandée,  si  je  n'avais  vu,  par  mille 
exemples,  que  les  âmes  étroites  et  dures  croient  s'agrandir  et 
satisfont  leur  orgueil  personnel  en  étendant  non  la  bienfaisance, 
qu'ils  jugent  une  iiiiblesse,  mais  la  sévérité  de  la  puissance  dont 
ils  sont  les  représentans. 

Je  dis  un  jour  au  comité  de  salut  public ,  et  presque  tous  ses 
membres  y  étaient  :  «  On  a  rendu  le  gouvernement  révolution- 
naire ,  pour  diriger  et  contenir  par  l'action  dune  volonté  et  d'une 
force  unique  ces  milliers  de  mouvemens  disparates  et  désordon- 
nés que  la  révolution  fait  naître.  Eh  bien!  servez-vous  donc  de 
cette  force,  qui  doit  être  absolue  ,  pour  conserver  et  non  pour 
détruire  ;  servez-vous-en  pour  établir  provisoirement  dans  Lyon 
une  force  gouvernante,  qui  ne  sera  ni  celle  des  sections,  ni  celle 
de  la  commune  de  cette  ville;  qui  sera  la  vôtre,  c'est-à-dire  celle 
de  la  Convention,  celle  de  la  nation.  Comprimez  tous  les  partis, 
pour  les  empêcher  de  se  déchirer,  et  pour  vous  dispenser  de 
punir  les  attentats  que  vous  n'aurez  pas  prévenus.  » 

Je  ne  suis  si,  en  m'écoutant  parler ,  Couthon  se  vit  déjà  dans 
Lyon,  exerçant  une  puissance  qui  mettait  tout  à  ses  genoux; 
mais  la  persuasion  avait  l'air  de  passer  dans  son  ame  ;  elle  y  était. 
Il  allait  soutenir  ma  proposition,  lorsque  Robespierre,  prenant 
la  parole  :  J'entenfls,  dil-il  ;  vous  nous  proposez  de  déli-uire  une 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  419 

Commune  patriote;  c^est  contre  les  principes,  et  le  gouvernement  ré- 
volutionnaire est  fait  pour  les  maintenir  et  non  pour  les  anéantir. 
Tout  se  lut  devant  ces  paroles  et  devant  les  principes. 

Qu'on  se  rappelle  comment  ces  mêmes  hommes  ont  traité  de- 
puis et  ces  mêmes  principes  et  une  Commune  qui  ne  leur  avait 
été  moins  chère  ! 

Si  on  avait  embrassé  alors  celte  mesure ,  si  on  l'avait  exécutée 
avec  douceur  et  dignité,  les  sections,  puissamment  défendues  con- 
tre l'intolérable  oppression  de  la  Commune,  se  seraient  badues 
contre  les  royalistes  avec  l'intrépiJiié  qu'elles  déployèrent  le 
29  mai.  Cette  cité  superbe ,  que  la  France  présentait  à  l'admira- 
tion et  à  l'envie  de  l'Europe,  subsisterait,  et  les  milliers  de  ci- 
toyens qui  ont  été  foudroyés  sur  les  débris  de  ses  monumens 
respireraient  encore  pour  la  république.  O  Dieu  !  que  de  maux , 
faciles  à  prévenir,  ont  fait  fondre  sur  nous  le  délire  de  l'orgueil 
et  des  ressentimens  dans  trois  ou  quatre  hommes  !  0  France  ! 
combien ,  pour  que  l'exercice  de  ta  souveraine  puissance  soit 
pour  toi  la  source  de  tous  les  biens,  et  ne  soit  pas  la  source  de 
toutes  les  calamités,  combien  il  l'importe  de  faire  tomber  les  élec- 
tions sur  des  esprits  cl  sur  des  âmes  dignes  d'être  les  représen- 
tans  et  les  représentans  de  la  raison  humuioe  ! 

Malheur  à  celui  qui,  en  défendant  sa  propre  innocence,  craint 
de  la  compromettre ,  et  ne  saisit  pas  l'occasion  de  rendre  d'ho- 
norables témoignages  à  tous  ceux  dont  la  conduite  lui  a  paru 
digne  d'estime!  Malheur  à  celui  qui  étouffe  dans  son  ame  le  cri 
de  la  vérité  qui  s'élève  en  faveur  de  celui  qui  a  des  enneiais  puis- 
sans  !  Parmi  les  représentans  du  peuple ,  dont  la  conduite  à  Lyon 
a  pu  être  connue  de  moi ,  je  me  croirais  trop  lâche  et  trop  cou- 
pable si  je  ne  citais  ici  avec  honneur  Pioberl  Lindet.  11  fut  choisi 
pour  celle  mission,  parce  qu'on  espéra  qu'il  l'exercerait  avec 
tous  les  ressentimens  que  pouvaient  avoir  al'umé  dans  son  an;e 
des  brochures  où  il  était  atrocement  diffamé,  et  qui  avaient  été 
écrites  par  des  partisans  de  la  cause  des  sections  ;  R  >bert  Linilet, 
en  effet ,  se  montrait  quelquefois  beaucoup  trop  sensible  à  ces 
diffamations;  mais  sa  colère  la  plus  ardente,  ses  emporlemens  les 


4^0  D0CU3IENS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1795). 

plus  furieux ,  je  les  avais  vus  souvent  s'abaisser  et  expirer  devant 
des  vérités  et  des  senlimens  de  morale  présentés  à  sa  conscience  ; 
et  à  Lyon  ,  ainsi  que  dans  le  Calvados,  où  il  fut  envoyé  à  son  re- 
tour, s'il  a  pensé  à  ses  ressenlimens ,  c'est  pour  jouir  de  loul)]! 
qu'il  en  faisait;  il  s'est  conduit  partout  avec  cette  modération  que 
la  raison  seule  et  la  morale  imposent  aux  passions  sauvap^es  de 
l'espèce  humaine. 

De  toutes  les  cités  de  la  république ,  objets  de  mes  continuelles 
inquiétudes,  on  conçoit  que  Bordeaux,  où  j'ai  passé  les  plus 
heureuses  années  de  ma  jeunesse ,  où  je  comptais  beaucoup  d'a- 
mis et  pas  un  seul  ennemi,  éiait  celle  qui  m'inspirait  les  inquié- 
tudes les  plus  cruelles. 

Quand  une  députation  de  la  Gironde  vint  prononcer  à  la  barre 
de  la  Convention,  et  afficher  sur  les  murs  de  Paris,  les  plaintes 
et  les  menaces  de  ce  département  indigné ,  la  parole  fut  portée  , 
et  les  placards  écrits  par  un  hom.'ne  avec  qui  j'avais  eu  les  liaisons 
les  plus  intimes  ,  Duvignau. 

Un  autre,  peut-être,  dans  mon  poste,  observé  comme  je  l'é- 
tais, aurait  craint  avec  lui  des  rapprochemens  :  moi,  je  les  re- 
cherchai ;  j'avais  trop  besoin  d'épancher  toutes  les  terreurs  et 
toutes  les  douleurs  de  mon  ame  dans  le  sein  d'un  homme  qui 
était  mon  ami ,  et  qui  venait  parler  pour  une  ville  dont  j'ai  con- 
servé des  souvenirs  aussi  chers  que  ceux  du  lieu  de  ma  naissance  : 
trois  ou  quatre  fois  il  dîna  chez  moi ,  et  une  fois  nous  fumes 
seuls.  Je  mis  en  usage  toutes  les  puissances  réunies  de  la  vérité 
et  de  l'amitié,  pour  lui  faire  connaître  au  vrai  l'elat  des  choses 
et  des  personnes ,  pour  lui  donner  de  justes  notions  de  la  nature 
des  dangers  qui  éiaient  très-grands,  mais  qui  n'étaient  pas  ceux 
dont  les  fantômes  obsédaient  la  ville  de  Bordeaux.  Sa  persuasion 
à  lui ,  et  il  la  prenait  pour  une  conviction ,  c'est  que  Robespierre 
et  la  Commune  de  Paris  étaient  ligués  pour  ériger  un  trône  à 
d'Orléans,  qui  avait  promis  à  Robespierre  de  le  faire  son  minis- 
tre perpétuel,  et  à  la  Gommane  de  convertir  la  représentation 
nationale  en  une  représentation  municipale  qui  ferait,  des  seuls 
représenlans  de  Paris,  le  corps  législatif  de  toute  la  France.  Un 


MÉMOIRES    Dli   GARAT.  4:21 

jour,  suffoquant  d'indignation  et  ies  yeux  noyés  de  larmes,  Du- 
vignau  me  dévoila  ce  complot  sur  lequel  il  ne  lui  restait  aucun 
doute. 

Je  laissai  tomber  les  mouvemens  de  son  ame  que  je  connaissais 
pour  très-passionnée,  mais  pour  très-mobile. 

Pour  le  faire  sortir  de  son  imagination,  je  rappelai  une  suite 
de  faits  très-réels,  que  lui-même  ne  pouvait  contester;  quand  je 
l'eus  fait  rentrer  dans  le  monde  qui  était  sous  nos  yeux ,  je  lui 
exposai  le  véritable  état  des  choses  ;  il  en  frémit  avec  moi ,  mais 
ce  fut  d'une  autre  espèce  de  terreur  ;  il  laissa  tomber  d'autres 
larmes ,  mais  elltrs  coulaient  et  sur  la  république  prête  à  périr 
sans  avoir  un  seul  ennemi  véritable ,  et  sur  son  ancien  ami  dépo- 
sitaire calomnié  de  tant  de  vérités  évidentes,  qu'il  ne  pouvait  ni 
faire  triompher  ni  faire  comprendre.  Pour  nous  rattacher  davan- 
tage au  même  sort ,  pour  nous  donner  un  moyen  très-naturel  de 
concerter  nos  démarches  dans  une  correspondance  suivie,  je  lui 
offris ,  et  il  accepta  une  de  ces  missions  d'observateur  dans  les 
dépariemens,  que  je  créais  alors. 

Si  GoUot  d'Herbois,  lorsqu'il  me  lit  arrêter  pour  celte  institu- 
tion, m'avait  connu  un  pareil  observateur,  comme  je  serais  resté 
écrasé  sous  les  foudres  de  son  éloquence!  Oui,  il  est  des  occa- 
sions, et  j'en  ai  fait  l'expérience  indubitable,  où  ce  qu'on  a  fait 
de  mieux  précisément  est  ce  qui  peut  servir  le  mieux  à  vos  en- 
nemis pour  vous  envoyer  à  l'échafaud,  couvert  d'une  éternelle 
infamie. 

J'ignore  avec  quelles  dispositions  Duvignau  arriva  et  parla  à 
Bordeaux  ;  quand  les  vents  des  passiocs  et  de  l'esprit  de  parti 
soufflent  en  tous  les  sens  avec  tant  de  violence,  il  est  impossible 
de  rien  garantir  des  âmes  aussi  mobiles  et  aussi  passionnées,  et, 
quoique  doué  d'excellentes  qualités ,  pour  éviter  le  seul  reprodie 
de  faiblesse,  Duvignau  était  homme  à  se  précipiter  dans  tous  les 
excès. 

Ajirèsle  51  mai  et  le  ri  juin,  et  lorsqu'on  annonça  (jue  Bordeaux 
allait  faire  marcher  une  force  armée,  j'étais  à  peu  près  sur ,  d'a- 
près les  dispositions  générales  de  la  France,  que  cette  force  ar- 


422  DOCUMENS    COMPLÉMENTAIUES  (  1792-1793  ). 

mée  ne  se  formerait  pas;  que,  si  el!e  se  formait,  faible  par  le 
nombre,  incertaine  dans  sesvu(s,  dénuée  de  tous  hs  grands 
approvisionnemens,  elle  serait  vingt  fuis  arrêtée  avant  d'arriver 
seulement  à  la  Loire,  et  que  tous  les  résultats  de  ces  mouvemens 
convulsifs  seraient  d'exposer  à  d'affieux  supplices  les  hommes 
qui  les  auraient  excités,  et  qui  presque  tous  étaient  ou  mes  ca- 
marades de  collège,  ou  mes  amis  de  jeunesse.  J'allais  envoyer  à 
Bordeaux  mon  neveu,  qui  voyait  toutes  ces  choses,  non  d'après 
moi,  mais  comme  moi,  qui  avait  eu  des  liaisons  plus  récentes, 
plus  intimes,  plus  tendres  encore,  avec  plusieurs  des  membres 
de  la  commission  populaire  de  Bordeaux ,  et  principalement  avec 
Serre,  de  qui  il  était  aimé  comme  on  l'est  par  un  frère  ou  par  un 
père  ;  avec  Serre ,  que  la  force  de  son  caractère  et  de  son  ame 
dévouait  entièrement  au  parti  qu'il  avait  embrassé,  mais  peu  fait, 
par  la  fermeté  de  sa  raison ,  pour  le  délire  des  partis  dont  je 
l'avais  vu  moi-mcme  l'ennemi  tiès-déclaré  durant  l'Assemblée 
législative;  avec  Serre  qui,  sans  ambiùon  et  sans  passions  per- 
sonnelles, se  mettait  à  la  tête  de  tous  les  dangers,  pour  se  sacri- 
fier ,  s'il  le  fallait,  aux  amis  qu'il  avait  dans  la  députation  de  la 
Gironde. 

Je  renonçai  à  ce  projet  lorsqu'on  parla  d'envoyer  deux  re- 
présentans  du  peuple  à  Bordeaux,  et  je  ne  m'occupai  plus  qu'à 
concourir,  autant  que  je  le  pourrais ,  à  faire  tomber  le  choix  sur 
des  hommes  que  îa  ville  de  Bordeaux  écouterait  avec  la  confiance 
due  à  la  raison ,  à  limpartiaiité  et  à  la  sagesse.  J'ai  lieu  de  croire 
que  je  fus  le  premier  à  désigner  Trtilliard  et  Mathieu  à  ceux  qui 
pouvaient  les  présenter  à  la  Convention  :  je  ne  pouvais  que  beau- 
coup espérer  d'eux,  et  peut-être  beaucoup  craindre  pour  eux- 
mêmes  :  je  craignais,  en  effet,  qu'ils  ne  fussent  froissés  entre 
tous  les  excès,  parce  qu'ils  ne  donnaient  dans  aucun;  qu'ils  ne 
fussent  pris  dans  la  Gironde  pour  des  montagnards,  et  à  la  Mon- 
tagne pour  des  Girondins:  je  ie  disais  alors,  et  tout  le  monde  a 
pu  savoir  depuis  que  c'est  précisément  ce  qui  est  arrivé. 

La  situation  d'un  minisire,  à  celle  époque,  était  étrange  et 
cruelle!  il  éiail  obligé,  en  quelque  sorie,  de  comploter  le  bien 


MÉMOIRES    DE    GARAf.  423 

comme  en  complote  le  mal ,  de  tendre  à  l'exécution  des  inten- 
tions les  plus  pures  par  des  voles  couvertes  et  obliques;  et  ce 
qu'il  avait  fait ,  ou  ce  qu'il  avait  voulu  faire  de  bon ,  caché  sous 
les  nuages  dont  il  l'enveloppait ,  le  laissait  chargé  de  tout  le  mal 
qui  se  faisait  malgré  lui ,  le  faisait  entrer  en  partage  de  toutes  les 
haines  inspirées  par  des  hommes  qui  étaient  pour  lui-même  les 
objets  de  sa  plus  grande  horreur. 

Dans  le  même  temps  que ,  suivant  mes  moyens,  j'e'tais  occupé 
sans  relâche  à  écarter  de  Lyon,  de  Bordeaux,  du  Calvados  les 
fléaux  dont  ils  étaient  menacés,  moi-même  j'étais  représenté  dans 
tous  ces  lieux  comme  un  des  fléaux  de  la  république:  ce  placard 
sur  les  orgies  sanguinaires  de  Charenton,  dont  j'avais  empêché 
l'affiche,  mais  que  j'avais  remis  au  comité  de  salut  public,  était 
réimprimé  à  Lyon ,  et  à  tous  les  noms  qui  y  étaient  déjà  lors- 
qu'on m'en  remit  les  exemplaires  à  Paris,  on  y  ajoutait  le  mien  ; 
à  Bordeaux  même,  à  Bordeaux,  où  mon  cœur  espérait  avoir 
laissé  des  souvenirs  plus  ineffaçables  de  ce  que  je  suis  et  de  ce  que 
je  ne  puis  pas  être,  à  Bordeaux,  la  commission  populaire,  dans 
ces  proclamations ,  me  peignait  comme  le  ministre  et  comme  l'un 
des  chefs  des  anarchistes,  des  factieux,  des  bourreaux;  dans  les 
départemens  du  Nord  et  du  Midi  circulait  une  lettre  imprimée, 
dans  laquelle  j'étais. dénoncé  à  toute  la  république  comme  usur- 
pateur et  co-partageant  du  pouvoir  suprême  avec  Dai.ton,  Ro- 
bespierre et  3Iarat  !  Aii;si ,  celte  association  ridicule  autant 
qu'affreuse  des  noms  de  Garât  et  de  Marat,  l'un  des  artifices  de 
l'aristocratie  expirante,  pour  faire  confondre  celui  qui  honorait 
toujours,  et  celui  qui  éclairait  quelquefois  la  révolution,  avec 
celui  qui  ne  pouvait  la  couvrir  que  d'horreurs,  de  ruines  et  de 
sang  ;  cette  association ,  si  propre  à  laisser  à  nu  l'esprit  de  diffa- 
mation qui  la  faisait,  était  appelée  au  secours  des  hommes  qui,  à 
tant  d'égards,  devaient  être  considérés  comme  les  héroïques  dé- 
fenseurs de  la  révolution ,  de  la  morale  et  de  la  république  !  Dans 
le  Calvados,  les  discours  qui  rcteniissaicnt  à  toutes  les  oreilL'S 
me  défiguraient  tellement  aux  yeux  d'une  femme  capable  de 
résolutions  magnanimes,  qu'elle  aiguisait  le  même  poiguard  pour 


î:24  DOCLMEi\S    COMPLliMËNTAlKES  (  1792-1793). 

l'un  des  hommes  les  plus  affreux  de  tous  les  siècles  et  pour  moi  ! 
On  pratiquait  déjà  cet  art,  auquel  nous  avons  vu  faire  sous  nos 
yeux  de  si  effroyables  progrès,  cet  art  qu'avaient  pratiqué  aussi 
les  tyraus  de  la  Grèce,  de  Rome  et  de  la  Judée,  lorsqu'ils  fai- 
saient couler  le  sang  des  philosophes,  dignes  des  hommages  de 
tous  les  siècles,  conl^jndu  avec  !e  sang  des  esclaves,  dont  la  vie 
avait  été  aussi  criminelle  que  la  condition  était  abjecte  ;  lorsqu'ils 
faisaient  expirer  sur  des  croix  des  âmes  toutes  célestes  au  milieu 
des  larrons  ! 

Instruit  de  toutes  ces  injustices,  qui  peut-être,  étaient  des  ini- 
quités, et  qui,  peut-être,  n'étaieut  que  des  erreurs  de  cet  esprit 
de  parti ,  dont  les  égaremens  sont  plus  incalculables  encore  que 
les  fureurs,  j'en  étouff^iis  dans  mon  ame  déchirée  les  impressions 
de  crainte  de  perdre  le  courage  et  la  constance  nécessaires  pour 
réaliser  ce  qui  me  restait  d'espérances. 

La  plus  grande  de  ces  espérances,  celle  qui  me  paraissait  la 
moins  difficile  à  remplir,  après  que  les  mouvemens  des  départe- 
mens,  qui  n'avaient  pu  être  prévenus,  avaient  éié  étouffés  ,  était 
celle  de  faire  proclauier  une  amnistie  mutuelle  et  générale  dans 
cette  grande  solennité  oîi  la  nouvelle  Constitution  serait  acceptée. 
Ici ,  autour  de  moi,  je  pressais  toutes  les  âmes  vers  cet  acte  de 
justice  et  de  restauration  universelle  par  tous  les  aiguillons  de  ce 
sentiment  de  la  gloire ,  dont  la  puissance  agit  sur  presque  toutes 
les  âmes ,  tandis  que  celle  de  la  vertu  n'agit ,  dans  toute  sa  force , 
que  sur  un  petit  nombre  d'ames  très-privilégiées.  Voyez,  disais-je 
aux  chefs  de  la  Montagne,  combien  il  sera  glorieux  pour  votre 
parti,  après  avoir  fait  la  Constitution,  qu'on  vous  accusait  de  ne 
vouloir  pas  l^ire ,  de  saisir  le  moment  de  son  acceptation ,  pour 
ouvrir  les  prisons  à  tous  vos  ennemis ,  pour  les  recevoir  à  la  fois 
dans  la  Convention  et  dans  vos  bras ,  pour  faire  voir  à  toute  la 
France  que  le  triomphe  de  ces  hommes ,  qu'on  lui  a  peints  si 
souvent  comme  des  assassins,  ne  lui  aura  pas  coûté  une  seule 
goutte  de  sang  !  Ces  discours ,  je  dois  le  dire ,  faisaient  des  im- 
pressions, mais  je  ne  pouvais  voir  jusqu'à  quel  point  ces  im- 
pressions seraient  efficaces.  J'y  revenais  sans  cesse  et  partout, 


MÉAIOIRES    DE    GARAT.  425 

pour  en  entretenir ,  pour  en  étendre  et  pour  en  assurer  les 
effets. 

Un  jour  je  devais  dîner  à  la  mairie  ;  j'y  arrive  lard ,  et  comme 
on  était  déjà  à  table.  Là  étaient  Danton ,  Legendre ,  Pache  et  sa 
famille,  Bouchotte  et  quelques  membres,  je  crois,  de  la  Com- 
mune. A  un  certain  silence  que  jette  mon  arrivée  pai  mi  les 
convives ,  je  conjecture  que  je  venais  d'élre  l'objet  de  quelque 
entrelien.  Je  savais  quel  était  mon  ordre  du  jour ,  et  cela  me 
faisait  soupçonner  quel  pouvait  être  C ordre  du  jour  sur  mon 
compte.  Bien  persuadé  que  je  ne  faisais  pas  naître  une  conversa- 
lion,  mais  que  je  la  renouais,  je  commençai  à  parler  bientôt  de 
la  constitution,  qui  était  achevée,  de  son  acceptation,  qui  ne 
pouvait  pas  être  douteuse ,  et  je  continuai  à  peu  près  en  ces 
termes  :  «  Le  plus  grand  bienfait  de  cet  ouvrage  ne  doit  pas  être 
»  de  constituer  la  république,  il  doit  être  de  la  pacifier.  En  ju- 
»  rant  de  lui  obéir,  il  faut  jurer  de  pardonner  à  ses  ennemis; 
y  c'est  à  ce  moment  que  commencera  réellement  l'ère  de  la  rë- 
»  publique  ;  et  à  ce  moment,  il  faut  que  nous  prenions  tous  de 
»  nouvelles  âmes  ;  il  faut  que  nous  commencions  une  nouvelle 
»  vie.  De  tous  les  côtes  on  s'est  accusé  de  crimes  dont  on  n'était 
»  coupable  d'aucun  côté  ;  mais  si  l'on  veut  prendre  des  ven- 
»  geances,  elles  seront  des  crimes;  ces  crimes  enfanteront  de 
»  nouvelles  vengeances,  ces  nouvelles  vengeances  de  nouveaux 
»  crimes  encore ,  et  nous  roulerons  dans  ce  cercle  de  sang  sans 
»  pouvoir  en  sortir  de  long-temps.  Ce  n'est  pas  en  mon  nom  que 
»  je  vous  parle  ainsi ,  et  ce  n'est  pas  à  mes  paroles  que  je  veux 
»  que  vous  accordiez  de  l'autorité,  je  vous  parle  au  nom  de  tous 
»  les  siècles,  et  j'en  ai  bien  étudié  l'histoire.  » 

Pendant  que  je  parlais,  et  avec  émotion  ,  quatre  ou  cinq  vi- 
sages étaient  abaissés  et  fixés  sur  leurs  assiettes  ;  Legendre  au 
contraire  et  Danton  ,  la  poitrine  et  la  Icte  élevées  et  tournées  vers 
moi ,  m'écoulaient  avec  ces  regards  qui  expriment  une  commu- 
nication et  une  intelligence  parfaites  entre  l'ame  de  ce'ui  qui 
commande  l'attention  ,  et  l'ame  de  ceux  ()ui  la  donnent.  Si  nous 
avions  clé  seuls,  je  n'en  doute  pus,  Danlon,  Legendre  et  moi 


426  fiOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (1792-1793  j. 

nous  nous  serions  serres  dans  les  bras  les  uns  des  autres.  Mais 
Danton  et  Le{jendre  avaient  observé,  comme  moi ,  que  les ëma- 
tiuns  n'étaienl  pas  à  beaucoi;p  près  unanimes  ;  et  Danton  couvrant 
de  ce  qu'il  y  avait  de  sauvage  dans  sa  voix  ce  qu'il  y  avait  de  sen- 
sible dans  son  cœur  :  *  Hé  bien  î  me  dit-il ,  Garât ,  si  vous  voulez 
»  que  cela  ail  lieu ,  laissez  donc  là  votre  ennuyeuse  modération  ; 
»  hâtez-vous  de  prendre  toutes  les  mesures  pour  envoyer  partout 
»  cette  constitution,  pour  la  faire  partout  accepter  ;  faiies-vous 
»  donner  de  l'argent,  et  ne  Tépargnez  pas;  la  République  en 
>  aura  toujours  assez.  » 

S'il  ne  tient  qu'à  cela,  lui  répliquai-je,  reposez-vous-en  sur 
moi.  Je  sais  que  penser  de  la  constitution  qu'on  nous  donne  ;  mais 
son  acceptation  me  paraît  Tunique  moyen  de  sauver  la  répu- 
blique, et  je  vous  garantis  sur  ma  tête  qu'elle  sera  acceptée. 

A  côté  de  moi  était  quelqu'un  dont  l'extrême  attention  à  cet  en- 
trelien avait  lieu  de  m'étonner  beaucoup ,  et  qui  m'adressa  ces  pa- 
roles, que  j'ai  dû  bien  retenir  pour  beaucoup  déraisons:  Ci- 
toyen, il  faut  êire  généreux  à  ses  dépens;  mais  non  pas  aux 
dépens  de  la  république.  Je  déclare  que  ce  n'était  ni  Pache,  ni  sa 
mère,  ni  sa  fille,  ni  son  gendre,  ni  Bouchotte.  Je  déclare  encore 
qu'on  ne  peut  exiger  de  moi  que  je  le  nomme,  parce  que,  dans 
aucun  cas ,  il  ne  serait  possible  de  le  lui  imputer  à  crime. 

Après  diner,  Legendre,  que  je  ne  connaissais  que  pour  l'avoir 
vu  deux  ou  trois  fois  en  passant,  s'approcha  de  moi  avec  con- 
fiance { t  bienveillance.  Il  me  parla  de  Lyon ,  où  il  était  allé  en 
mission ,  de  ce  qu'il  y  avait  vu ,  de  ce  qu'il  y  avait  fait ,  de  ce  qu'il 
y  cvait  dit  :  il  s'épanchait  avec  moi  ;  et  ce  fut  pour  moi  une  nou- 
velle preuve  que  les  vœux  que  j'avais  exprimés  à  table  étaient 
aussi  les  siens  ;  car  on  ne  raconte  ainsi  son  ame,  pour  ainsi  dire, 
qu'à  ceux  avec  l'ame  desquels  la  nôtre  a  senti  quelque  analooie. 
I!  était  très-utile  de  disposer  quelques  esprits  dans  Paris 
parmi  ceux  qui  avaient  le  plus  d'influence  à  ces  pardons  réci- 
proques dps  torts  ou  des  attentats  ;  mais  l'essentiel  était  de  pré- 
parer tout  le  peuple  français  à  tu  sentir  lu  nécessité,  à  en  faire  la 
demande  dans  les  assemblées  primaires  de  ce  ton  impérieux  de 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  4S7 

la  souveraineté  auquel  il  faut  obéir,  alors  même  qu'on  est  léfjis- 
laieur,  sous  peine  de  n'être  qu'un  rebelle  :  c'est  l'effet  que  je 
voulais  produire  par  un  écrit  que  j'adressais  aux  dëpariemens  de 
la  république ,  mais  que  je  ne  pouvais  guère  composer  que  durant 
les  nuits ,  les  journées  entières  étant  absorbées  par  les  détails  im- 
menses et  accabians  de  l'administration. 

A  l'instant  où  l'approbation ,  donnée  au  31  mai  et  au  2  juin, 
parut  générale  dans  Paris,  et  que  l'indignation,  qui  n'était  pas 
étouffée  encore  par  la  terreur ,  était  générale  dans  la  république, 
on  demandait  aux  ministres,  et  on  exigeait  surtout  de  celui  de 
l'intérieur ,  qu'ils  adressassent  des  circulaires  aux  départemens , 
pour  représenter  ces  journées  sous  les  aspects  les  plus  favorables, 
pour  les  inscrire  parmi  les  jours  heureux  et  glorieux  de  la  ré- 
publique. 

Jamais  ma  plume  ne  voulut  écrire  de  lettres  qui  auraient  fait 
circuler  de  pareilles  apologies.  Je  défendis  à  tous  les  chefs  de  bu- 
reau de  l'intérieur  de  rien  insérer  dans  la  correspondance  qui  eût 
trait  à  ces  journées,  et  je  dois  dire  qu'ils  avaient  tous  peu  besoin 
qu'on  leur  recommandât  de  n'en  pas  faire  l'éloge. 

Mon  silence  n'était  pas  difficile  à  entendre,  et  je  ne  voulais  pas 
toujouîs  le  garder. 

Au  comité  du  salut  public,  les  instances  devenaient  chaque  jour 
plus  pressantes;  elles  devenaient  presque  menaçantes.  Je  répon- 
dais toujours  :  On  écrit  rapidement  pour  les  passions;  quand  on 
veut  écrire  pour  la  vérité,  il  faut  du  temps  j  laissez-moi  faire  :  je 
saisirai  le  bon  moment  pour  paraître,  et  je  crois  écrire  des  choses 
utiles  à  TOUS. 

L'inquiétude  que  donnait  mon  silence  faisait  tant  de  progrès 
que  Danton,  qui  avait  démêlé  l'espèce  de  sentiment  que  je  por- 
tais dans  les  affaires,  et  qui  en  avait  ét('  touché;  que  Danton  , 
qui  ne  voulait  pas  me  perdre,  mais  qui  voulait  moins  se  perdre 
encore ,  avait  dénoncé  mon  silence  dans  une  séance  des  Jacobins  : 
Le  miuislrc  Bulaud,  dit  Danton  ,  inondait  la  France  d'écrits  con- 
trc-révolnlionnaires:  le  ministre  Carat  a  une  autre  manière  de  per- 
dre l'opinion  publi/pie  ;  il  ne  faitpasun  seul  écrit.  La  phrase  avait 


428  DOCUMENS   COMPLÉilEiNTAmES   (1792-1793). 

tout-à-fait  une  tournure  de  tribune  ;  elle  fut  applaudie  à  tout 
rompre ,  et  ce  soir-là  même ,  je  crois ,  les  Jacobins  nommèrent 
des  commissaires  chargés  de  l'examen  de  ma  conduite.  Le  lende- 
main, Danton  me  dit  :  Diabled'lwmnie!  fat  été  obligé  de  vous  dé- 
noncer aux  Jacobins.  Je  lui  répondis  sans  aucune  amertume  :  Je 
sais  que  vous  m'avez  dénoncé,  et  je  crois  que  vous  y  avez  été 
oblicjé. 

Si  mon  silence  paraissait  coupable,  j'avais  lieu  de  craindre  que 
mon  ouvrage  ne  le  parût  un  peu  davantage ,  et  cependant  je  le 
poursuivais  toujours.  La  grandeur  des  objets  et  le  cadre  étendu 
dans  lequel  j'en  présentais  le  tableau  à  la  république ,  lui  don- 
naient de  l'étendue  :  je  remontais  à  l'origine  de  toutes  les  que- 
relles pour  mieux  voir  et  pour  mieux  montrer  leur  nature  dans 
leurs  sources  :  je  distinguais  et  je  marquais  les  époques  qui  avaient 
accru  par  degrés  leur  violence  :  j'appréciais  le  caracîère  et  l'in- 
fluence qu'avaient  portés  dans  ces  querelles  les  tribunes  de  l'As- 
semblée nationale,  la  société  des  Jacobins  et  la  Commune  de 
Paris,  les  feuilles,  les  joui  naux  les  plus  renommés  ;  je  traçais, 
comme  en  ayant  été  presque  toujours  le  témoin ,  les  récits  des 
grands  événemens  qui  avaient  jeté  le  désordre  et  l'alarme  dans 
la  république  ;  je  pesais  dans  les  balances  de  ma  raison  et  de  ma 
conscience,  les  graves  inculpations  faites  réciproquement  par  les 
deux  côtés  de  la  Convention  nationale  :  je  faisais  évanouir,  comme 
des  fantômes  enfantés  par  la  peur  ou  par  la  haine ,  ces  accusa- 
lions  de  royalisme ,  répandues  de  toutes  parts ,  dans  un  moment 
où  la  république  n'était  pas  seulement  la  passion  de  toutes  les 
âmes ,  mais  leur  délire  :  je  combattais ,  comme  une  autre  chi- 
mère plus  absurbe  et  plus  dangereuse,  le  fédéralisme,  mot  pris 
dans  une  acception  entièrement  contraire  à  celle  qui  lui  appar- 
tient ,  et  qui ,  lorsqu'il  exprime  quelque  chose  de  réel ,  peint 
une  forme  de  gouvernement  entièrement  opposée  aux  actes  par 
lesquels  on  avait  voulu  réunir  et  conjurer  tous  les  départemens 
de  la  république  contre  la  tyrannie  dont  tous  accusaient  la  Com- 
mune de  Paris;  je  m'arrêtais,  avec  tous  les  sentimens  d'intérêt  et 
de  douleur  dont  une  ame  humaine  puisse  être  pénétrée,  sur  la 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  4!^ 

situation  des  représentansdu  peuple  détenus  à  Paris  ;  je  récusais 
pour  eux  ce  tribunal  révolutionnaire  à  la  formation  et  aux  formes 
duquel  ils  s'étaient  tous  opposés,  dont  ils  avaient  déjà  décliné 
non-seulement  la  compétence,  mais  l'existence;  je  demandais 
pour  eux  à  la  nation  un  tribunal  composés  de  jurés  et  déjuges 
envoyés  de  tous  les  départemens,  et  rassemblés  sous  des  formes 
vraiment  judiciaires ,  très-loin  de  Paris ,  non  à  Bordeaux ,  non  à 
Lyon ,  non  à  Caen ,  mais  dans  quelque  ville  ou  dans  quelque 
hameau  qui  n'aurait  aucunement  figuré  dans  les  querelles;  en 
faisant  à  leurs  passions  tous  les  reproches  que  je  croyais  qu'ils 
avaient  mérités,  en  repoussant  avec  tous  les  ménagemens  dus  à 
l'oppression  qu'ils  souffraient  les  injustes  accusations  qu'ils 
avaient  élevées  contre  moi ,  j'affirmais  que  la  lumière  du  jour 
n'était  pas  plus  claire  que  leur  innocence,  et  je  donnais  la  démis- 
sion de  mes  fonctions  de  ministre ,  pour  remplir,  comme  très- 
instruit  de  tous  les  faits ,  les  fonctions  de  leur  défenseur  officieux 
devant  le  nouveau  tribunal  national. 

A  mesure  que  j'écrivais,  j'envoyais  les  feuilles  à  l'imprimerie 
nationale  du  Louvre  :  déjà  cent  vingt-huit  pages  étaient  impri- 
mées ;  six  mille  exemplaires  in-S"  et  six  mille  exenjplaires  in-4° 
étaient  tirés  de  ce  qui  était  imprimé  ;  il  n'y  avait  guère  à  compo- 
ser qu'une  feuille  et  demie,  dont  j'avais  achevé  à  peu  près  la 
copie. 

Malheureusement  on  savait  que  j'imprimais  ;  on  savait  que 
l'ouvrage  n'était  pas  très-court,  et  quelques  gens  qui  prenaient 
quelque  intérêt  vif  à  la  chose  furent  curieux  de  savoir  ce  que 
contenait  l'ouvrage  avant  qu'il  fût  achevé.  J'appris  bientôt ,  et 
d'une  manière  certaine  ,  que  ces  personnes  s'étaient  procuré 
des  exemplaires  des  feuilles  tirées,  et  les  avaient  lues  :  jamais 
elles  ne  m'en  ont  rien  dit. 

Mais  dès  ce  jour  je  me  sentis  entouré  de  pièges,  j'entendis 
murmurer  ou  gronder  autour  de  moi  des  accusations  qui,  pour 
me  faire  tomber  la  plume  des  mains,  voulaient  faire  tomber  ma 
tête. 

Il  y  avait  eu  à  dix  à  douze  lieues  (IcParjs  quelques  mouvemens 


430  DOCLMENS    COMPLÉMENTAIRES  (1792-1793  ). 

de  vieilles  dévoies  exirêtnement  légers  :  on  vint  me  dire  que  c'é- 
tait très-grave;  qu'il  fallait  Caire  partir  à  Tinsiant  un  courrier 
avec  des  lettres  aux  administrations  injonclives  de  mesures  sé- 
vères. Les  lettres  furent  écrites  :  le  courrier  partit.  Il  n'alla  pas 
loin  :  sous  prétexte  qu'en  courant  dans  le  faubourg  Saint-Antoine 
il  avait  crié  :  Je  vais  à  l'année  de  Jésus,  il  est  arrêté.  Les  lettres 
fermées  du  sceau  d'un  ministre  de  la  république  sont  ouvertes: 
on  me  les  rapporte  dans  cet  état;  on  n'y  avait  pas  trouvé  ce 
qu'on  espérait  que  j'y  aurais  mis. 

Tout  le  monde  le  sait,  le  ministre  de  l'intérieur  n'était  aucu-» 
nement  chargé  ni  de  la  fourniture  ni  de  la  surveillance  des  sub- 
sistances de  Paris  :  c'était  le  devoir  et  le  droit  de  la  Commune, 
qui  avait  créé  pour  cela  dans  son  sein  un  bureau  des  subsistances, 
présidé  par  le  maire. 

Je  n'y  avais  eu  et  je  n'avais  pu  y  avoir  que  deux  espèces  de 
participation. 

Deux  ou  trois  fois,  j'avais  demandé  quelques  millions  à  la 
Convention  pour  cette  dépense ,  et  plusieurs  députés ,  je  l'ai  su , 
m'en  avaient  fait  un  crime  auprès  de  leurs  départemens.  Je 
connaissais  bien  tout  ce  qu'on  pouvait  penser  et  dire  d'un  tel 
abus,  et  je  le  disais  moi-même  en  demandant  les  millions;  mais 
cet  abus,  on  l'avait  souffert  avant:  on  l'a  souffert  depuis ,  et  s'il 
y  a  jamais  eu  un  moment  où  il  ait  été  dangereux  de  le  supprimer, 
c'est  au  moment  où  je  parlais. 

La  seconde  participation  que  j'ai  eue,  c'est  celle  d'apostiller 
les  réquisitions  de  grains  faites  pour  la  Commune  de  Paris,  afin 
de  leur  donner  comme  une  sanction  de  la  république. 

Cependant  l'approvisionneur  en  chef,  un  certain  Garrein, 
parce  qu'il  est  ou  qu'il  feint  d'être  dans  l'embarras,  imagine  de 
faire  retomber  sur  ma  tête  la  responsabilité  qui  devait  peser  tout 
entière  sur  la  sienne. 

Je  reçois  de  ce  Garrein  une  lettre  dans  laquelle  il  m'écrit  :  c  II 
va  falloir  que  le  peuple  sache  et  qu'il  prononce  lequel  de  nous  a 
mis  sa  subsistance  et  sa  vie  en  péril.  »  J'adr-esse  à  l'instanl  au 
maire  un  billet  dans  lequel  je  lui  dénonce  celte  insigne  extrava- 


MÉMOIRES  DE    GARAT.  431 

gance,  et  dans  lequel  je  le  préviens  que  je  vais  la  dénoncer  à  la 
Convention.  Une  heure  peut-être  ne  s'était  pas  encore  écoulée, 
arrivent  chez  moi  le  maire,  toujours  très-calme;  Garrein,  avec 
l'air  repentant  et  presque  soumis,  s'excusant  sur  ce  qu'il  n'avait 
presque  pas  le  temps  de  lire  les  lettres  quil  signait.  On  m'en- 
gage à  tout  oublier.  Pour  prouver  conibien  j'oublie  l'injure  ,  je 
remets  la  lettre  même  qui  la  contenait.  Deux  jours  apr  es ,  Gar- 
rein étale  dans  tout  Paris  un  placard  rouge  de  la  hauteur  de  plus 
d'un  mètre,  dans  lequel  il  répète  de  mille  manières  la  même 
absurdité,  et  dans  les  propres  mois  de  la  lettre  que  je  lui  avais 
rendue.  Le  peuple  ne  lut  point  Garrein;  on  ne  le  crut  point;  les 
coniilés  de  la  Convention  se  préparaient  à  m'en  faire  justice,  et 
il  fallut  creuser  quelque  autre  précipice  sous  mes  pieds. 

Depuis  long-temps  on  avait  fait  entrer  dans  1(  s  torrens  des 
préjugés  et  des  erreurs  qui  ravageaient  l'espérance  de  toutes  les 
prospérités  de  la  république  naissante,  l'idée  et  le  projet  d'un 
maximum  pour  le  prix  de  toutes  les  marchandises,  et  surtout 
pour  les  grains  ;  que  ce  délire  eût  pris  naissance  dans  quelqu'un 
de  ses  départemetis  où,  avec  sa  main-d'œuvre,  le  peuple  avait 
peine  à  atteindre  au  prix  du  pain,  je  l'aurais  compris;  mais  qu'il 
commençât  à  Paris,  où,  à  quelque  prix  que  les  grains  fussent 
vendus,  le  peuple,  par  un  elfet  de  la  munificence  nationale, 
achetait  toujouis  le  pain  au  même  prix,  et  toujours  à  un  prix 
excessivement  bas ,  c'est  ce  que  je  ne  pouvais  comprendre.  On 
connaissait  parfaitement  mes  principes  sur  toutes  ces  questions 
d'économie,  et  on  n'avait  aucun  besoin  de  les  interroger,  de  les 
sonder  :  le  parti  de  ceux  qui  voulaient  un  maximum  était  pris 
aussi  delifiitivement ,  et  il  n'était  bon  à  rien  d'ouvrir  sur  cela  des 
discussions,  comme  si  on  avait  voulu  chercher  la  lumière. 

Cependant  on  me  fait  entendre  qu'il  est  important  de  discuter 
la  question  du  maximum  entre  les  membres  de  quelques  auto- 
rités constituées  ;  et  le  jour  et  l'heure  d'une  conférence  sont  fixés 
à  l'intérieur. 

Quelque  parti  que  j'eusse  pris,  il  y  avait  quelque  blàme  que 
je  ne  pouvais  éviter  ;  et  comme  dit  le  grand-maître  de  Florence , 


452  DOCUMENS   COMPLEMENTAIRES  (  1792-1793  ). 

»  les  bons  chasseurs  sont  ceux  qui  cernent  tellement  l'animal  in- 
»  nocent  qu'ils  relancent,  que,  de  quelque  côlë  qu'il  veuille 
ï  prendre  la  fuite,  il  tombe,  ou  sous  les  feux  des  carabines,  ou 
»  sous  les  dents  des  chiens ,  ou  dans  les  flots  d'un  lac.  » 

Si  je  refusais  la  conférence ,  c'eût  été  le  service  public  que  j'au- 
rais refusé;  si  je  votais  pour  le  maximum,  j'aurais  trahi  mes 
principes,  et  j'aurais  couvert  leur  violation  de  mon  suffrage  et 
de  ma  responsabilité  ;  si  je  combattais  le  maximum,  à  la  pre- 
mière occasion ,  on  me  dénonçait  au  peuple  comme  un  ministre 
perfide  qui  avait  voulu  faire  la  contre-révolution  par  la  famine. 

Cétait  là  le  piège  le  plus  profond;  je  le  vis,  et  je  m'y  jetai. 
Tandis  que  tous  les  autres  se  rangeaient  du  parti  du  maximum, 
seul  je  le  combattis  et  je  prédis,  ce  qui  n'était  pas  difficile,  tous 
les  malheurs  qu'il  amènerait  à  sa  suite. 

I!  devait  y  avoir  le  lendemain,  aux  Jacobins,  pour  le  même 
sujet,  une  réunion  plus  nombreuse  de  foiiciionnaires  publics  : 
on  m'insinua  que  je  ferais  i.ien  de  m'y  trouver.  Pour  le  coup  je 
ne  crus  plus  de  mon  devoir  de  me  laisser  aller  à  cette  seconde 
insinuation.  J'avais  assez  affilé  le  poignard  avec  lequel  on  pouvait 
m'égorger ,  je  ne  me  crus  plus  obligé  de  le  repasser  encore  sur  la 
pierre;  et  plus  de  soin  en  effet  n'était  pas  nécessaire  pour  me  perdre 
par  ce  seul  moyen.  A  peu  de  jours  de  là,  et  dans  une  circonstance 
dont  j'aurai  à  parler  tout  à  l'heure,  du  haut  de  la  tribune  natio- 
nale, en  fixant  le  gesle  sur  moi  et  les  regards  sur  toute  l'assem- 
blée ,  un  orateur  courroucé  s'écria  :  «  Demandez  à  ce  ministre 
ï  perfide  s'il  ne  s'est  pas  opposé  à  la  loi  bienfaisante  du  maxi- 
»  mum  qui  a  assuré  le  pain  au  peuple.  Demandez-lui  si  cette  loi 
j>  est  partie  de  ses  bureaux?  »  (Celui  qui  faisait  cette  question, 
pour  la  beauté  du  discours  et  pour  la  véhémence  du  genre  accu- 
satif, savait  que  la  loi  était  partie;  il  s'en  était  assuré.)  Lors- 
qu'on avait  tant  de  moyens  de  me  perdre,  dans  un  temps  où  il 
en  fallait  si  peu,  celui-là  était  toujours  ceui  qu'on  me  réservait. 
Le  dép.rtement.  Héron  et  la  Commune  posaient  ainsi  ma  ques- 
tion de  vie  et  de  mort  :  A-t-il  fait  tout  ce  quil  était  possible  de 
faire  pour  que  Paris  fût  hiev  fourni  de  grains?  Une  question,  dit- 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  453 

on,  en  logique,  est  résolue  quand  elle  est  bien  posée  ;  iasoluiion 
de  celle-là  n'eût  pas  coûté  un  seul  raisonnement  au  tribunal  ré- 
volutionnaire. 

Ce  moyen  était  donc  excellent,  mais  il  n'était  pas  assez  prompt; 
et  avant  qu'on  pût  le  mettre  en  usage ,  mon  mémoire  aux  dépar- 
temens  pouvait  paraître.  On  chercha  donc  queique  moyen  de 
m'expédier  plus  vite.  Un  homme,  dont  l'exécution  était  rapide 
comme  la  foudre ,  s'en  chargea. 

Gollot  d'Herbois  était  envoyé  en  mission  ;  il  vient  à  sept  heures 
et  demie  de  l'après  midi  demander  à  l'intérieur  l'une  des  voitures 
dont  le  ministre  avait  la  disposition.  Mon  usage  le  plus  ordinaire 
était  de  dîner  entre  cinq  et  six  heures,  et  ce  jour-là  j'étais  allé 
prendre  mon  seul  repas  de  la  journée  dans  mon  ancien  apparte- 
ment de  la  rue  de  Bourgogne,  où,  parmi  d'autres  douceurs,  je 
trouvais  celle  de  croire  quelques  instans  que  je  n'étais  plus  mi- 
nistre. CûUol  d'Herbois  trouve  très-mauvais  qu'un  ministre  dîne 
quand  il  a  dîné  lui  ;  il  se  met  également  en  fureur  et  contre  moi 
qui  ne  me  trouvais  pas  à  l'intérieur,  et  contre  Ghampagneux 
qui  s'y  trouvait.  De  sa  voix,  de  son  geste,  de  ses  expressions  gros- 
sières et  furieuses,  il  répand  l'épouvante;  il  parcourt  plusieurs 
bureaux  pour  chercher  ce  qu'il  ne  trouvait  dans  aucun,  et  pour 
semer  dans  tous  la  même  terreur. 

On  vient  m'avertir  de  ce  qui  se  passe,  et  je  quitte  tout  pour  al- 
ler assister  à  celte  scène,  que  ma  présence  ne  pouvait  pas  termi- 
ner. En  me  parlant,  les  injures  de  Gollot  d'Herbois  ne  furent  pas 
moins  violentes,  elles  furent  peut-être  un  peu  plus  oratoires 
«  Roland  n'est  plus  ici  h ,  me  dit-il,  en  se  mettant  à  quatre  ou  cina 
pas  de  moi  pour  l'attitude  et  pour  le  déploiement  de  l'action  - 
«  mais  son  esprit  y  respire  encore  ;  il  est  en  vous.  —  Eh  !  mon 
•  Dieu,  lui  répondis-je,  Roland  dirait  peut-être  que  c'est  l'esprit 
»  de  Gollot  d'Herbois  qui  y  est  entré  avec  moi.  Mais  en  tout,  par- 
»  toutoîi  je  suis,  et  oîj  je  veux  être  quelque  chose,  ou  il  n'y  a 
»  aucun  esprit,  ou  c'est  le  mien  qui  y  est.  »  Plus  Gollot  d'Herbois 
se  livrait  à  ses  eniportemens ,  plus  je  me  commandai  de  calme  et 
de  sang-froid.  Je  fus  même  poli.  11  avait  menacé  Ghampa^^neux  ; 
T.xviii.  28 


434  DOCUMENS    COMPLÉMENTAIRES  (1792-1793). 

il  ne  me  menaça  point,  et  il  fit  bien.  L'homme  qui,  dans  l'ordre 
social,  en  menace  un  autre  d'une  autre  force  que  de  celle  de  la 
loi,  fait  rentrer  à  l'instant  dans  l'état  de  nature,  et  comme  dans 
les  forêts,  lui  et  celui  qu'il  menace.  Il  me  promit  de  me  dénoncer 
le  lendemain  à  la  Convention  :  il  me  tint  parole. 

J'étais  curieux  de  voir  comme  il  s'y  prendrait  pour  m'imputer 
à  crime  d'être  allé  dîner  à  six  heures.  31ais  quoique  ce  fût  mon 
seul  crime  d'abord ,  il  m'en  avait  trouvé  un  autre  dans  les  bureaux 
de  l'intérieur.  Celui  de  mes  attentats  sur  lequel  il  espérait  mettre 
la  main  :  c'était  mon  mémoire  aux  départemens  :  c'est  pour  le 
chercher  qu'il  avait  couru  de  bureaux  en  bureaux,  portant  par- 
tout les  mains  et  les  regards.  Faute  de  celui-là ,  qui  n'y  était  pas 
encore,  il  s'arrêta  sur  un  autre  imprimé  dont  on  faisait  les  pa- 
quets et  les  envois:  c'était  une  suite  de  questions  adressées  aux 
directoires  des  districts  sur  l'état  de  l'agriculture ,  de  l'industrie 
et  du  commerce  dans  les  divers  cantons  de  la  France  ;  sur  la 
nature  du  climat ,  du  terrain ,  des  eaux ,  des  animaux  ;  sur  la  po- 
pulation génér  aie  ;  sur  les  proportions  dans  lesquelles  se  trouve 
la  population  des  hommes,  des  femmes,  des  enfans,  des  ado- 
leacens,  des  hommes  d'un  âge  mûr ,  des  vieillards  ;  sur  ces  singu- 
larités de  l'organisation  physique,  à  la  trace  desquelles  des  ob- 
servateurs tels  que  Pavv,  Poivre  et  d'autres,  ont  dévoilé  des 
secrets  importans  sur  les  mélanges  des  races  ;  sur  la  manière 
dont  des  formes  et  des  couleurs  imprimées  primitivement  au 
nord  se  conservent  long-temps  encore  au  midi.  Ces  questions  fai- 
saient partie  de  l'exécution  d'un  plan  conçu  pour  avoir  en  moins 
d'un  an  et  demi  un  étal  véritable  de  la  France,  sous  tous  les  rap- 
ports où  il  importe  à  des  législateurs  et  à  des  administrateurs  de 
la  considérer;  plan  qui  avait  occupé  inutilement  sous  les  rois  des 
ministres  qui  avaient  de  grandes  vues,  et  qu'il  était  digne  de  la 
république  d'exécuter  à  sa  naissance  et  dans  les  orages  même  qui 
accompagnaient  ses  premières  créations. 

Le  parti  que  tira  Collot  d'Herbois  de  ces  questions  ,  pour  me 
faire  paraître  un  instant  très-criminel  aux  yeux  d'une  auguste 
assemblée,  est  vraiment  une  chose  digne  de  remarque,  el  qui 


' '-  MÉMOIRES    DE    OARAT.  455 

mérite  qu'on  en  tienne  noie  pour  Thisloire  de  l'esprit  humain 
dans  les  grandes  assemblées. 

Collot  fait  lecture  d'une  question  aicsi  énoncée  :  Les  assignats 
perdent-ils  ?  et  combien  ?  El  il  s'écrie  suffoquant  de  colère  :  Les 
assicjnats  perdent-ils!  N'est-ce  pas  un  crime  de  le  croire  possible, 
et  le  ministre  qui  fait  une  pareille  question' ne  veut-il  pas  faire  la 
contre-révolution? 

Pour  varier  les  tons  et  les  impressions  qu'il  faisait,  pour  pas- 
ser du  sévère  au  plaisant,  il  lut  ensuite  l'une  des  questions' sur 
les  siagularités  de  l'organisation  physique  ;  celle-ci  telles  i) eux 
communément  sont-Us 'bleus  au  noirs?  he  rire  part  de  tous  les 
côtés  ;  il  éclate  et  circule  dans  toutes  les  tiibunes.  Rien  n'est  si 
niais  qu'une  pareille  question ,  et  parce  que  cela  est  niais ,  je  suis 
coupable.  •.i.f)'>^  •; 

Une  fallait  plus  à  Collot  d'HerboiS,  jiour  achever  de  me  perdre, 
qu'un  autre  trait  un  peu  plus  fort,  qui  fût  à  la  fois  ridicule  ièt 
immoral  :  il  obtient  un  grand  silence,  et,  mes  questions  â  là 
main,  il  y  lit  celle-ci  :  «  A  quel  âge  ordinaireiiieat  les  femmes 
»  cessent-elles  d'être  fécondes?  A  quel  âgé  les  filles  sont-elles 
»  nubiles?  »  A  ces  mots  de  filles  nubiles,  pronorncés  comme  un 
comédien  le  pouvait  faire ,  on  n'y  tient  plus  ;  mon  arrestation  et 
ma  traduction  à  la  barre  sont  mises  aux  voix  et  à  l'instant 
décrétées.  ''  2'ini  'lu^  .!ij;Lfii:M   -.  tmi;;-.. 

On  vient  m'en  avertir  en  grande  hâté;  je  n'attends  pas  que  dés 
gendarmes  ou  des  officiers  municipaux  viennent  me  chei'cher, 
et  je  suis  rendu  à  la  barre  presque  aussitôt  que  le  décret  est 
rendu. 

Danton  était  président  ;  il  me  notifie  le  décret  comme  à  un 
homme  placé  sous  la  main  inexorable  de  la  justice  nationale. 

Je  comparaissais  devant  une  assemblée  composée  de  restes  dfes 
membres  du  côté  droit,  qui  croyaient  avoir  à  me  reprocher  en 
partie  leur  défaite,  leur  humiliation  et  leur  oppression  ;  et  de  la 
Môrttagn**  qui  me  voyait  accusé  par  les  chefs  qui  assuraient  et  ac- 
complissaient en  ce  moment  son  triomphe.  Je  n'étais  l'homme 
d'aucun  parti  ;  il  était  difficile  que  dans  aucun  de=5  deux  je  trou- 


456  DoeoMENS  complémentaires  (1792-1795). 

vasse  un  seul  défenseur.  Aussi  ëtais-je  loin  d'appeler  sur  moi  des 
regards  qui  me  fuyaient,  en  évitant  d'avoir  l'air  de  m' avoir 
aperçu,  qui  me  laissaient  dans  la  solitude  que  j'avais  méritée  par 
mes  vues  et  par  ma  conduite  isolée  de  tous  et  de  tout,  excepté 
de  l'intérêt  général ,  de  l'intérêt  de  la  vérité ,  de  l'intérêt  de  l'hu- 
manité et  de  la  république. 

Dans  ce  premier  moment ,  un  seul  homme  osa  s'approcher  de 
moi  à  la  barre,  et  tandis  que  les  autres  n'osaient  m'avoir  vu ,  il 
osa  me  parler  :  c'était  un  membre  du  côté  droit. 

Mais  lorsque  prenant  la  parole,  je  racontai  la  visite  un  peu 
extraordinaire  que  j'avais  reçue  la  veille  de  Collot  d'Herbois 
pendant  mon  dîner  et  après  le  sien ,  alors  trois  de  ces  hommes 
dont  l'ame  est  trop  courageuse  et  appartient  trop  aux  mouve- 
mens  de  la  nature  pour  souffrir  qu'une  grande  injustice  se  fasse 
en  leur  présence  sans  qu'ils  la  combattent,  se  levèrent  presque 
tous  les  trois  ensemble,  et,  sans  parler  de  mon  innocence,  ils 
couvrirent  des  ridicules  qu'elles  méritaient  les  dénonciations  de 
l'accusateur. 

Cependant  Collot  d'Herbois  était  monté  à  la  tribune,  pour  me 
lancer  de  nouveau  les  foudres  de  son  éloquence,  et  sa  puissante 
dialectique,  prompte  à  saisir  d'une  manière  terrible  toutes  les 
circonstances  du  moment,  tirait  parti  d'un  pâleur  qu'un  accès  de 
migraine  répandait  sur  mes  traits ,  pour  y  trouver  la  pâleur  et 
la  preuve  évidente  du  crime.  Il  était  très-douleux  encore,  si  je 
serais  renvoyé  libre  à  l'intérieur  et  à  mes  fonctions ,  ou  si  je  serais 
envoyé  à  la  Conciergerie  ;  et  j'en  atteste  l'éternelle  vérité,  tel  était 
l'empire  absolu  et  facile  que  j'exerçais  alors  sur  toutes  les  émo- 
tions de  mon  ame ,  que  durant  toute  cette  scène  j'étais  moins  oc- 
cupé à  écarter  un  dénoùment  funeste,  qu'à  observer  le  jeu 
vraiment  bizarre  et  fatalique  des  passions,  des  esprits  et  des 
événemens. 

,  Dans  les  paroles  que  j'avais  prononcées ,  je  n'avais  eu  garde  de 
parler  de  la  cause  secrète  et  seule  réelle  de  cette  grande  querelle. 
Celui  qui  présidait ,  c'est-à-dire,  Danton ,  qui  m'avait  parlé  sans 
cesse  de  mon  ouvrage,  et  à  qui  il  ne  pouvait  plus  rester  aucun 


MÉMOIRES   DE    GARAT.  457 

doute  sur  l'esprit  dans  lequel  je  l'écrivais,  Danton  était  de  tous 
les  membres  de  l'assemblée,  celui  qui  savait  le  mieux  pourquoi 
on  me  persécutait  et  de  quoi  j'étais  coupable  sans  qu'on  m'en 
accusât.  Il  était  aussi  de  toute  la  Montaf^ne  celui,  peut-être, 
dont  la  publication  de  mon  ouvrage  pouvait  le  plus  mettre  la 
sûreté  en  péril  :  mais  en  me  défendant  j'avais  di( ,  et  à  dessein  , 
beaucoup  de  choses  qui  ne  pouvaient  être  compiises  que  par 
Danton  ;  dans  la  scène  générale  il  y  en  avait  une  particulière  qui 
se  passait  entre  le  président  de  la  Convention  et  le  malheureux 
ministre  exposé  à  la  barre  :  j'avais  rappelé  quelques  circonstances 
où  Danton  avait  obéi  à  ces  cris  de  la  conscience  et  de  l'humanité 
qui  élè\ent  si  fort  une  ame  au-dessus  des  intérêts,  des  combi- 
naisons et  des  cruautés  révolutionnaires;  et  les  traits  invisibles 
que  je  dirigeais  vers  son  ame  y  arrivèrent  tous.  Il  quitte  le  fau- 
teuil pour  la  tribune  :  il  prend  la  parole  ,  il  me  déclare  innocent, 
en  me  déclarant  en  même  temps,  de  par  la  nature,  incapable  de 
m'élever  jamais  à  toute  l'énergie  et  à  toute  la  hauteur  révolution- 
naire. Le  décret  d'arrestation  est  rapporté ,  et  la  liberté  m'est 
rendue. 

Avant  de  sortir  de  la  Convention  ,  je  passai  près  du  président, 
qui  m'arrêta  pour  me  dire  :  Écrivez  donc  une  circulaire  toute 
simple,  et  jetez  votre  ouvrage  littéraire  au  feu;  gardez  cela  pour 
l'histoire. 

Les  trois  quarts  au  moins  de  l'assemblée,  à  cette  époque,  du- 
rent croire  que  Danton  avait  parlé  sur  moi  à  charge  et  îi  décharge  ; 
lui-même  le  crut  peut-être ,  ou  du  moins  voulut  le  faire  croire. 
Quant  à  moi,  le  témoignage  que  je  lui  sus  le  plus  de  gré  de 
m'avoir  rendu ,  fut  ce  reproche  solennel  de  faiblesse  ([u'il  me  fit 
devant  toute  la  république;  j'avais  la /'rti<>/c'.sse,  en  effet,  de  ne 
vouloir  entrer,  par  aucune  espèce  d'approbation ,  ni  exprimée  ni 
lacite ,  dans  les  voies  par  lesquelles  on  faisait  marcher  la  révolu- 
tion depuis  le  51  mai  ;  c'était  un  certificat  bien  authentique  que 
me  signait  le  président  de  la  Convention  ,  et  par  lequel  il  décla- 
rait à  toute  la  France  que  je  n'avais  pas  eu  assez  de  grandeur  ré- 
volutionnaire pour  entrer  dans  ces  hautes  mesures.  Si  j'y  étais 


458  bocuMtJNs  coiii'LÉMiiiSTAiKi!;s(  179:2-1795). 

entré,  en  elïet,  si  j'avais  voulu  seulement  écrire  et  signer  deux 
pages,  qufcls  ennemis  aurais-je  pu  craindre  en  ce  moment,  et 
quels  éloges  auraient  été  trop  éciatans  pour  moi?  Ce  reproche 
de  faiblesse  m'a  été  fait  taniôipar  le  côté  droit,  tantôt  par  le  côté 
gauche,  tantôt  par  les  deux  côtés  à  la  fois;  et  c'est  précisément 
parce  qu'il  m'a  été  fait  de  tous  les  côtés  que  de  tous  les  côtés  je 
l'accepte  comme  un  témoignage  qui  m'est  témoigné  par  tous  de 
la  force  que  j'ai  eue  de  résister  aux  passions  qui  étaient  partout, 
et  qui,  par  leur  manière  accoutumée  de  juger,  ne  pouvaient 
trouver  de  l'énergie  qu'à  ce  qui  s'abandonnait,  comme  elles,  à 
leur  violence.  Un  temps  viendra,  et  ce  temps  n'est  pas  loin ,  où 
ce  témoignage,  dont  je  preiids  acte,  où  ce  témoignage ,  le  seul 
peut-élre  sur  lequel  les  deux  côtés  aient  été  unanimes,  sera  le 
titre  le  plus  sohde  de  ma  plus  complète  justification  aux  yeux  de 
tout  ce  qui  pense  sur  la  terre ,  aux  yeux  de  ce  qui  n'aura  été  mêlé 
par  rien  à  ces  querelles  des  passions. 

Si  j'avais  pu  conserver  encore  sur  les  hommes  quelques-unes 
de  ces  opinions  décevantes  que  j'ai  si  long-temps  gardées  ;  si 
j'avais  pu  croire  encore  qu'un  écrit  dans  lequel  les  événemens  où 
tant  d'hommes  sont  intéressé  étaient  appréciés  par  des  juge- 
mecs  aussifroids,  aussi  impai  tiaux  que  des  équations  algébriques; 
si  j'avais  pu,  dis-je,  me  persuader  encore  qu'un  pareil  écrit  n'eût 
pas  soulevé  tout  le  monde  dans  l'assemblée,  j'en  aurais  parlé,  de 
la  barre  même,  à  la  Convention  nationale  tout  entière;  je  lui  au- 
rais proposé  d'en  entendre  la  lecture,  et  quel  qu'eût  été  le  sort 
qu'on  m'eût  fait  alors  subir,  celte  manifestation  de  mon  ame, 
aux^yeux  de  la  représentation  nationale  et  de  la  nation ,  aurait  été 
pour  moi  un  véritable  triomphe ,  alors  même  qu'elle  m'aurait 
conduit  à  l'échafaud.  Mais  il  était  tiop  certain  qu'une  pareille 
proposition,  si  je  m'étais  avisé  de  la  faire,  aurait  été  renvoyée  au 
comité  de  salut  public  ;  il  était  trop  évident  que  le  seul  parti 
possible  qui  me  restât  à  prendre  sur  mon  ouvrage,  c'était  ou  de 
le.sacrifieren  silence  ou  d'avoir  le  courage  de  le  communiquer  au 
comité  de  salut  pubiic,  et  d'essuyer  sur  ce  conùlé  de  gouverne- 
ment le  pouvAJÎr  ,Éie  ila  yéri.ié>.4it§  avec  les  seuls  niénagemens 


MÉMOIRES  DE   GÀKAT.  459 

qu'elle  peut  recevoir  du  désir  sincère  de  la  rendre  utile  à  tous. 

C'est  à  ce  dernier  parti  que  je  m'arrêtai  ;  l'ouvrage  était  beau- 
coup trop  long  pour  que  tout  le  comité  en  entendît  la  lecture,  le 
comité  de  salut  public  nomma  deux  commissaires  ;  ce  furent  Ro- 
bespierre et  Saint-Just.  Le  jour  et  l'heure  furent  fixés  ;  Saint-Just 
ne  se  trouva  point  au  rendez-vous. 

Je  lus  donc  l'ouvrage  entier,  et  dans  une  seule  séance,  à 
Robespierre  seul. 

Nous  allâmes  nous  placer  dans  un  petit  cabinet  du  pavillon  où 
le  comité  de  salut  public  et  le  conseil  exécutif  tenaient  alors  leurs 
séances.  Tout  semblait  nous  assurer  que  rien  de  ce  qui  serait  dit 
dans  cet  élroit  cabinet  ne  pourrait  être  entendu  que  de  ceux  enire 
qui  allait  avoir  lieu  cet  entretien  ;  mais  les  bonnes  actions  qu'on 
a  voulu  rendre  secrètes  ont  quelquefois  des  témoins  comme  les 
crimes  qu'on  a  voulu  dérober  à  tous  les  yeux  ;  et  des  mots  im- 
portans  de  celte  conversation  ont  été  entendus  et  retenus  par  un 
homme  dont  je  n'ai  pas  appelé  le  témoignage;  il  me  l'a  offert  de 
lui-même. 

La  lecture  fut  longue  ;  mais  elle  parlait  à  toutes  les  passions  de 
celui  qui  l'écoutait,  et  sa  patience  parut  bien  plus  souvent  fati- 
guée que  son  attention.  A  chaque  instant  il  lui  échappait  des  mots 
qu'il  ne  m'échappait  pas  de  recueillir,  parce  qu'ils  peignaient 
tous,  dans  une  rare  perfection,  la  confiance  et  l'insolence  avec 
laquelle  un  parti  triomphant  se  revêt  des  maximes  et  de  la  langue 
de  l'esprit  public. 

Dans  le  début  de  l'ouvrage,  j'annonçais  à  la  république  que 
j'allais  l'entretenir  des  divisions  de  la  Convention  nationale ,  des 
catastrophes  qu'elles  avaient  amenées Robespierre  m'inter- 
rompit. <  Quelle  catastrophe  y  a-t-ileu,  me  dit-il?  Quant  aux  di- 
visions, il  n'y  en  a  plus,  le  51  mai  les  a  terminées.  » 

En  parlant  des  2  et  5  septembre ,  je  peignais,  dans  quelques 
phrases  assez  énergiques  peut-être,  les  horreurs  de  ces  journées. 
«  On  a  menti ,  me  dit-il ,  quand  on  a  imprimé  que  j'y  ai  eu  quel- 
que part;  mais  il  n'a  péri  là  que  des  aristocrates,  et  la  postérité 
que  vous  invoquez,  loin  d'élre  épouvantée  du  sang  qu'on  a  ré- 


iiO  DUCUJItNS   COMPLÉMENTAIRES  {'179^-1793). 

pandu ,  prononcera  qu'on  a  trop  ménagé  le  sang  des  ennemis  de 
la  liberté  !  » 

Je  me  rappelai  que  c'est  là  presque  mot  pour  mot  une  réponse 
de  Sylla  dans  le  dialogue  où  3Iontesquieu  le  met  en  scène  avec 
Eucraie ,  et  je  frémis  de  voir  comment  des  âmes  barbares  pro- 
fitent des  productions  du  génie. 

Dans  tout  le  cours  de  l'ouvrage ,  je  parlais  continuellement  des 
partis  ,  des  causes  qui  les  avaient  fait  naître,  de  leur  esprit.  «  Un 
parti,  me  dit  Robespierre,  suppose  un  corrélatif;  quand  il  y  en  a 
un ,  il  y  en  a  deux  au  moins.  Où  avez-vous  vu  donc  parmi  nous 
des  partis  ?  Il  n'y  en  a  jamais  eu  ;  il  y  a  eu  la  Convention  et  quel- 
ques conspirateurs. 

Cette  idée  de  n'être  qu'un  chef  de  parti  le  choquait  extrême- 
ment,  et  la  prétention  en  moi  de  juger  les  événemens  et  les 
hommes  avec  vérité,  parce  que,  nayant  tenu  à  aucun  parti,  je 
pouvais  les  juger  avec  impartialité  ;  cette  prétention  le  révoltait 
bien  davantage  encore.  Dans  tous  ces  passages,  les  convulsions 
de  ses  joues  se  multipliaient  singulièrement,  et  prenaient  plus 

d'accélération  et  plus  de  fréquence. 

Je  m'étais  appliqué,  comme  une  espèce  de  devise,  une  image, 
un  emblème  superbe  qui  m'avait  beaucoup  frappé  à  la  tète  de  la 
petite  logique  de  Wolff.  Dans  une  gravure ,  Wolff  représente  la 
terre  comme  elle  est  presque  toujours,  livrée  aux  orages  de 
toutes  les  passions  qui  promènent  sur  sa  surface  leurs  tempêtes; 
au-dessus ,  et  dans  la  région  où  n'atteignent  point  les  orages ,  du 
milieu  de  l'espace  pur  sort  un  bras  qui  ne  tient  a  aucun  corps  ; 
à  ce  bras  est  suspendu  une  balance  dont  les  plateaux  sont  immo- 
biles dans  leur  égalité ,  au-dessus  de  la  balance ,  sur  une  bande- 
roUe ,  sont  écrits  ces  mots  :  Discernit  pondéra  rerum. 

Pourquoi ,  me  demanda  Robespierre ,  ce  bras  ne  tient-il  à  au- 
cun corps?  —  Pour  représenter  qu'il  ne  tient  à  aucune  passion. 
—  Mais  tant  pis,  la  justice  doit  tenir  à  la  passion  du  bien  pu- 
blic, et  tout  citoyen  doit  rester  attaché  au  corps  de  la  répu- 
blique. 

Une  page  de  cet  écrit  i  oulait  sur  Robespierre  lui-même  ;  c'est- 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  441 

à-dire  ;  sur  un  de  ses  discours.  Ce  discours  était  beaucoup  loué  : 
je  louais  beaucoup  surtout  des  engagemens  qu'il  y  avait  pris , 
d'oublier  toutes  les  offenses  personnelles,  de  ne  conserver  de  res- 
sentimens  que  contre  les  torts  qui  seraient  faits  à  la  république. 
Les  âmes  généreuses  ont  de  ces  sentimens  dans  le  moment  d'un 
triomphe  ;  les  lâches  en  ont  à  l'ouverture  d'un  combat  qu'ils  re- 
doutent ;  et  les  vertus  que  Robespierre  avait  promises  au  moment 
du  péril ,  je  voulais ,  en  l'enchaînant  par  ces  éloges,  les  lui  impo- 
ser au  moment  du  triomphe.  Pendant  toute  cette  partie  de  la  lec- 
ture, il  tint  sa  main  posée  sur  ses  yeux  ;  elle  me  cacha  les  impres- 
sions qui  auraient  pu  se  manifester  sur  son  visage. 

Il  y  avait  dans  cet  ouvrage  un  morceau  très-élendu  sur  les  Ja- 
cobins :  il  était  écrit  au  moment  de  leur  plus  haute  puissance  : 
on  le  croirait  écrit  depuis  le  9  thermidor.  Robespierre  eut  beau- 
coup de  peine  à  l'entendre  jusqu'au  bout.  —  Vous  ne  connaissez 
point  du  tout,  me  dit-il,  les  Jacobins.  —  Il  est  vrai  que  je  n'y 
vais  jamais  ;  mais  je  lis  très-exactement  les  comptes  de  leurs 
séances.  —  Ces  comptes  sont  faux.  —  Us  sont  rendus  par  des  Ja- 
cobins. —  Ces  Jacobins  sont  des  traîtres. 

Quand  il  entendit  que  je  m'offrais  pour  être  l'un  des  défen- 
seurs officieux  des  députés  détenus  ,  un  sourire ,  moitié  gai , 
moitié  amer,  se  plaça  sur  ses  lèvres,  et  ne  les  quitta  plus  tant 
que  dura  le  morceau.  Ils  riraient  bien  eux-mêmes,  me  dit-il,  s'ils 
pouvaient  vous  entendre  ou  vous  lire.  Eux  vous  auraient  fait 
guiUotiner  très-officieusement.  —  Cela  se  peut;  mais  pour  juger 
de  ce  que  je  dois  aux  autres ,  je  n'attends  pas  que  je  puisse  savoir 
ce  qu'ils  jugent  me  devoir.  En  tout,  je  crois  qu'ils  auraient  peu 
guillotiné.  —  Peu  est  bon.  —  J'aperçus  clairement  qu'il  ne  dou- 
tait pas  qu'il  ne  fût  compris  dans  ce  peu,  et  que  cela  lui  paraissait 
beaucoup. 

Le  raorceau  le  plus  important  de  l'ouvrage,  celui  qui  devait 
imprimer  son  caractère  à  tous  les  autres,  celui  qui  pouvait  pro- 
duire les  effets  politiques  les  plus  considérables  sous  la  plunie 
d'un  ministre  de  la  lépublique,  témoin  et  partie  dans  les  événe- 


442  DOCUMEMS   COUPLÉMENTÂlRbS  (  1792-1793  ). 

mens,  c'était  le  tableau  que  je  traçais,  elle  jugement  que  je  por- 
tais du  2  juin. 

C'était  là  que  Robespierre  m'attendait.  Voici  ce  qu'il  entendit. 

«  Le  comité  révolutionnaire,  élevé  dans  Paris  au-dessus  de 
»  toutes  les  lois ,  voulait  en  dicter  une  aux  législateurs  de  la  ré- 
»  publique,  et  l'insurrection ,  qui  s'était  comme  reposée  un  jour, 
»  le  lendemain,  le  dimanche  (iîjuin)  se  relève  avec  plus  de  fu- 
»  reur.  Une  force  armée  beaucoup  plus  considérable,  et  dans 

>  laquelle  on  remarquait  des  soldats  inconnus  aux  citoyens,  en- 
»  vironne  la  Convention  nationale  de  plusieurs  enceintes  héris- 
»  sées  de  fer.  Cent  bouches  de  feu,  en  se  déplaçant  sans  cesse, 
»  en  roulant  autour  du  palais  national  avec  un  retentissement  fu- 
»  nèbre ,  semblent  chercher  la  position  la  plus  propre  à  vomir  la 
»  flamme  et  la  mort.  Les  gardes  les  plus  farouches  sont  ceux 
»  que  des  consignes,  données  par  des  autorités  inconnues,  ont 
»  postés  le  plus  près  des  législateurs  et  du  sanctuaire.  C'est  dans 
»  cet  appareil ,  qu'on  croirait  destiné  au  supplice  des  représen- 
»  tans  de  la  nation,  qu'on  leur  demande  une  loi.  Étrange  con- 
»  tradiction  !  Et  si  elle  n'avait  pas  des  exemples  dans  l'histoire 
»  des  siècles,  contradiction  incompréhensible!  On  veut  recevoir 
»  une  loi  de  ceux  à  qui  on  la  commande ,  en  les  entourant  de  me- 
»  naces  et  d'épouvante  !  La  Convention  veut  sortir  de  celte  en- 

>  ceinte  où  les  représenlans  de  la  souveraineté  nationale  sont 

>  emprisonnés  :  elle  se  promène  entre  deux  haies  de  piques  et 
»  de  baïonnettes,  recevant  des  salutations  respectueuses  et  fra- 
»  ternelles  de  ces  mêmes  soldats ,  armés  pour  leur  arracher  un 
»  décret.  Le  décret ,  qui  mettait  en  état  d'arrestation  trente-deux 
»  représentans  du  peup'e ,  fut  prononcé.  Était-ce  une  véritable 
*  loi,  était-ce  une  expression  delà  volonté  générale? 

ï  Ce  n'est  pas  moi  qui  ferai  ce  mensonge  à  ma  conscience  et 

>  à  la  république. 

»  La  loi  est  l'expression  réelle  ou  probable  de  la  volonté  géné- 
»  raie  ;  la  volonté  est  le  dernier  acte  d'une  délibération ,  dans  la- 
»  quelle  il  n'est  entré  pour  motif  que  des  idées ,  des  raisonne- 
»  mens,  et  ce  qu'on  croit  la  raison. 


MÉMOIRES   D£   GARÂT.  443 

..,(ji  Si  on  ayait  prétendu  que  la  volonté  des  représentans  de  la 
>  république  fût  déterminée  par  la  raison ,  quel  besoin  aurait-on 
»  eu  d'une  insurrection? 

»  Je  ne  dirai  point,  parce  que  je  ne  le  crois  pas,  que  la  mort 
»  lût  suspendue  sur  les  têtes  qui  votaient  ;  non ,  je  ne  crois  point 
B  qu'on  voul.iit  les  frapper  de  mort  ;  mais  on  voulait  les  frapper 
»  de  terreur,  et  la  terreur  tue  la  volonté,  sans  laquelle  il  n'y  a 
»  ni  délibération,  ni  loi.  > 

Quand  l'ouvrage,  écrit  tout  entier  dans  le  même  sens  que  ce 
morceau,  fut  entièrement  lu ,  Robespierre  se  leva ,  et  d'une  voix 
altérée  :  Vous  faites,  me  dit-il,  le  procès  à  la  Montagne  et  au 
51  mai.  —  A  la  Moniagne?  Non  ;  au  contraire,  je  la  justifie,  et 
complètement,  des  inculpations  les  plus  graves  qui  lui  ont  été 
faites.  Quant  à  quelques-uns  de  ses  membres  et  au  51  mai,  j'en 
dis  ce  que  j'en  pense.  —  Vous  jetez  une  torche  allumée  au  mi- 
lieu de  la  république.  —  J'ai  voulu ,  au  contraire,  jeter  de  l'eau 
sur  les  flammes  prêtes  à  l'envelopper.  —  Un  ne  le  souffrira  pas. 
—  Si  le  comité  de  salut  public  juge  qu'il  est  dangereux  que  mon 
ouvrage  paraisse,  il  est  impossible  qu'il  paraisse,  et  je  donnerai 
moi-même  des  ordres  pour  que  les  deux  éditions  soient  livrées 
aux  iiummes. 

Deux  jours  après  l'ordre  fut  donné,  et  il  fut  exécuté. 

Heureusement  j'avais  les  dernières  épreuves  de  l'in-So.  Je  sen- 
tais combien  il  m'était  dangereux  de  les  girder  ;  mais  je  pres- 
sentais aussi  combien  un  jour  il  me  serait  important  de  les  avoir 
gardées  ;  elles  ont  échappé  à  toutes  les  recherches  :  je  les  ai 
encore. 

Gouget-Deslandres  ,  l'un  des  citoyens  parmi  les  hommes 
éclairés  qui ,  dans  ces  tempêtes  de  la  république,  ont  été  le  plus 
constamment  dévoués,  non  pas  aux  passions  de  quelques  mem- 
bres du  côté  droit,  mais  aux  principes  et  aux  vertus  de  celte 
partie  delà  représentation  nationale;  Gouget-Deslandres,  qui 
se  trouvait  par  hasard  à  la  [lorte  du  cabinet  où  j'étais  avec  Ro- 
bcîspieiic  ,  entendit  les  derniers  mots  de  noire  débat  qui ,  tout 
nalurel'emenl,  durent  être  prononcés  plus  haut  que  les  autres. 


444  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  {  1792-1793  ). 

Ce  fut  encore  à  lui  que,  quelques  jours  après,  l'un  des  gar- 
çons de  bureau  du  comité  de  salut  public  alla  dire  qu'il  avait  sur- 
pris quelques  paroles  de  Robespierre  sur  mon  compte,  et  que 
j'étais  un  homme 'perdu. 

Je  n'étais  pas  assez  aveugle  pour  ignorer  les  dangers  que  je 
courais  ;  mais  je  n'étais  pas  non  plus  assez  indigne  de  mes  fonc- 
tions, tant  que  je  restais  ministre,  pour  ne  pas  m'occuper  du  dan- 
ger que  couraient  les  reprësentans  du  peuple  jetés  dans  les  pri- 
sons. J'étais  persuadé  qu'avec  eux  pouvait  éire  sauvée  ou  perdue 
une  très-grande  partie  de  la  république. 

Leur  danger ,  chaque  jour ,  devenait  plus  pressant  :  tout  ce 
que  je  recueillais  me  faisait  comprendre  qu'on  se  raffermissait 
dans  l'horrible  projet  de  les  mettre  en  jugement.  Robespierre 
seul  en  aurait  eu  l'audace ,  mais  non  le  courage  ;  Saint-Just,  Col- 
lot  et  Billaud  pouvaient  lui  donner  ce  courage  affreux. 

A  cette  époque,  oîi  j'avais  lieu  de  croire  que  la  chose  se  déli- 
bérait, mais  qu'aucune  détermination  n'était  prise  encore,  un 
député  de  la  Montagne  et  de  Paris ,  que  je  connaissais  peu,  mais 
en  qui  j'avais  aperçu  plus  d'une  fois  des  senlimens  d'humanité , 
même  envers  ses  ennemis,  Robert,  vient  à  l'intérieur.  Je  l'entre- 
tiens des  circonstances  et  des  dispositions  que  l'on  annonce;  il 
en  paraît  épouvanté  comme  moi.  Tous  les  deux  nous  demeurons 
persuadés  que  la  chose  dépend  entièrement  de  Robespierre  :  que, 
s'il  demande  du  sang,  le  sang  sera  versé  ;  que,  s'il  n'en  demande 
point ,  personne  n'osera  en  demander.  Cette  persuasion  me  dé- 
termine ù  une  dernière  tentative  auprès  de  cette  ame  enivrée 
d'orgueil  et  de  tous  les  désirs  de  la  vengeance.  Je  prie  Robert  de 
tenter  tous  les  moyens  de  m'obtenir  un  entretien  de  Robespierre. 
Robert  part  à  l'instant,  et  vient  me  dire  que  l'entretien  est  ac- 
cordé pour  la  matinée  même. 

Robespierre  me  reçoit  en  effet  chez  lui  ;  mais  non  pas  seul  :  j'y 
trouvai  Chabot. 

Tout  cet  entretien  mériterait,  peut-être,  d'entrer  dans  un 
grand  tableau  d'histoire ,  il  pourrait  jeter  de  nouvelles  clartés 
sur  le  cœur  humain  :  je  n'en  rapporterai  ici  que  les  résultats. 


MÉMOIRES    DE   GARAT.  445 

De  deux  espèces  de  générosités  très-différentes,  dont  le  cœur 
humain  est  capable ,  l'une  qui  prend  sa  source  dans  des  affec- 
tions tendres,  et  l'autre  qui  prend  sa  source  dans  l'orgueil;  la 
dernière,  j'en  étais  trop  sûr,  était  la  seule  à  laquelle  il  fût  pos- 
sible de  porter  l'ame  de  Robespierre  :  je  lui  présentai  donc  d'a- 
bord la  séduction  de  cette  espèce  de  triomphe  et  de  grandeur  :  je 
vis  à  l'instant  qu'il  mettait  lui  son  orgueil,  son  triomphe  et  sa 
grandeur,  à  écraser  impitoyablement  ses  ennemis. 

Je  cherchai  à  le  toucher  par  une  autre  affection  de  son  ame , 
par  la  peur  :  je  lui  représentai  que,  si  on  commençait  à  tuer  quel- 
ques députés,  tous  seraient  bientôt  menacés  du  même  sort,  et 
que  ceux  qui  feraient  monter  à  l'échafaud,  y  monteraient  bientôt 
eux-mêmes.  Je  vis  à  l'instant  que  lui  ne  croyait  trouver  sa  sûreté 
que  dans  la  destruction  de  tous  ceux  qui  lui  inspiraient  des 
craintes. 

Repoussé  dans  toutes  mes  attaques  comme  par  un  mur  d'ai- 
rain :  Est-ce  que  la  Convention  souffrira,  lui  dis-je,  qu'ils  soient 
jugés  par  ce  tribunal,  érigé  contre  toutes  leurs  réclamations?  — 
//  est  assez-  bon  pour  eux.  —  Quel  mot  ! 

Chaboi ,  je  dois  celte  justice  à  sa  mémoire ,  Chabot  qui,  durant 
toute  la  conversation,  se  promenait,  souriant  toujours  à  Robes- 
pierre, et  souriant  quelquefois  à  moi  à  la  dérobée,  osa  dire  et 
soutenir  qu'il  fallait  un  autre  tribunal.  Je  proposai  de  le  former 
de  jurés  élus  par  les  déparlemens,  et  de  le  faire  siéger  ailleurs 
qu'à  Paris.  Chabot  trouvait  que  cela  serait  grand  et  beau. 

Je  ne  dois  pas  omettre  qu'à  ce  moment  la  pensée  de  ces  hom- 
mes affreux  n'osait  se  porter  encore  qu'à  l'idée  de  la  mort  de 
deux  représentans  du  peuple,  de  Rrissot  et  de  Gensonné. 

La  liaison  des  évenemens  et  des  objets  m'entraîne  ici  et  me 
force  à  intervertir  les  temps,  pour  parler  d'une  autre  démarche 
du  même  genre  faite  pour  les  mêmes  détenus,  auprès  d'un  autre 
homme. 

Après  s'être  affermi  dans  l'idée  de  faire  assassiner  judiciaire- 
ment deux  représentans  du  peuple ,  on  commença  à  parler  d'en 
faire  juger,  c'est-à-dire,  d'en  faire  assassiner  viugl-deiix. 


é46  DOCUMENS  f.OMPT.ÉMENTiIRES  {1792-1795}. 

Je  ne  pouvais  pas  me  persuader  que  parmi  tous  ceux  qui,  de- 
puis le  51  mai,  conservaient  une  grande  popularité,  il  n'y  en  eût 
quelqu'un  qui  ne  conservât  encore  un  peu  d'humanité;  et  j'allai 
chez  Danton  :  il  était  malade  ;  je  ne  fus  pas  deux  minutes  avec 
lui  sans  voir  que  sa  maladie  était  surtout  une  profonde  douleur 
et  une  grande  consternation  de  tout  ce  qui  se  préparait.  Je  ne 
pourrai  pas  les  sauver,  furent  les  premiers  mots  qui  sortirent  de 
sa  bouche,  et,  en  les  prononçant,  toutes  les  forces  de  cet  homme, 
qu'on  a  comparé  à  un  athlète,  étaient  abattues,  de  grosses 
larmes  tombaient  le  long  de  ce  visage  dont  les  formes  auraient 
pu  servira  représenter  celui  d'un  Tartare:  il  lui  restait  pourtant 
encore  quelque  espérance  pour  Vergniaud  et  Ducos. 

J'entends  ici  les  ennemis  de  Danton ,  et  même  les  amis  de  la 
vérité ,  qui  me  demandent  si  Danton  ne  pleurait  pas  alors  sur  des 
victimes  que  lui-même  avait  mises  sur  la  route  de  l'échaufaud,  et 
sous  la  main  des  bourreaux?  Depuis  l'instant  où  je  vis  que  la  voix 
de  l'humanité  pouvait  se  faire  entendre  puissamment  au  cœur  de 
Danton,  je  l'ai  vu  très-souvent,  je  l'ai  vu  surtout  dans  le  temps 
où  c'était  un  grand  danger  de  le  voir ,  et  je  me  sens  pressé  dii 
besoin  d'en  parler ,  de  dire  à  mes  contemporains  et  à  la  poslé- 
rilé,  ce  que  j'ai  su  et  ce  que  j'ai  vu  d'un  homme  dont  la  vie  et 
la  mort  occuperont  l'histoire  ,  et  dont  la  vie  serait  peut-être 
éternellement  un  problème ,  si  ce  problème  n'était  résolu  par  sa 
mort. 

11  y  avait  trois  ans  que  j'entendais  parler  de  Danton ,  et  je  ne 
l'avais  jamais  vu,  lorsque  je  fus  nommé  son  successeur  au  mi- 
nistère de  la  justice.  Condorcet  me  conseilla  de  le  voir  comme  un 
homme  facile  à  attacher  aux  bons  principes,  et  qui  pouvait  les 
servir  ou  leur  nuire  beaucoup.  L'espérance  des  gens  qui  obser- 
vaient et  qui  réfléchissaient ,  désignait  Danton ,  à  celte  époque  , 
comme  l'intermédiaire  par  lequel  le  génie  qui  devait  organiser  Ja 
république  pouvait  communiquer  avec  les  passions  qui  l'âvaienf 
enfantée. 

La  célébrité  de  Danton  avait  commencé  aux  Cordeliers ,  qu'il 
avait  rendus  plus  célèbres. 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  447 

Les  grandes  places  de  la  révolulion  étaient  déjà  prises  dans  le 
système  de  la  liberté  associée  à  un  trône  :  Danton,  qui  voulait 
une  grande  place  encore ,  conçut  le  premier  le  projet  de  faire  de 
la  France  une  république. 

Il  y  a  deux  roules  à  prendre  pour  tout  grand  changement  po- 
litique dans  un  état:  ou  on  change  l'opinion,  qui  change  ensuite 
les  pouvoirs  et  les  institutions  ,  on  en  ébranle ,  on  renverse  les 
institutions  et  les  pouvoirs,  et  l'opinion  change  ensuite.  La  pre- 
mière route  est  longue ,  et  on  la  parcourt  avec  lenteur  ;  la  se- 
conde est  moins  une  route  qu'un  précipice  qu'il  faut  franchir  : 
cela  n'exige  qu'un  saut  et  qu'un  instant.  C'est  celle-ci  qui  conve- 
nait à  l'audace,  à  la  paresse,  au  caractère  ardent  et  indolent  de 
Danton. 

Il  commença  donc  par  tout  troubler ,  par  tout  défaire  ;  et  lors- 
que presque  tout  le  monde  était  anarchiste,  avec  des  vues  plus 
grandes,  et  qui  exigeaient  plus  toutes  les  passions  du  peuple, 
Danton  fut  plus  anarchiste  que  tous  les  autres. 

Jamais  il  ne  disputait  de  petits  succès  à  personne,  et  cela  était 
cause  que  tout  lui  servait  d'aide  pour  s'en  faire  de  grands. 

II  y  avait  en  lui  je  ne  sais  quoi ,  qui  faisait  qu'on  s'arrangeait 
autour  de  lui,  pour  être  ses  moyens,  pour  attendre  l'ordre:  il 
était,  s'il  est  permis  de  se  servir  de  ce  mot ,  un  grand-seigneur 
de  la  sans-culotterie. 

Au  premier  abord,  sa  figure  et  sa  voix  étaient  terribles  ;  il  le 
savait,  et  en  était  bien  aise,  pour  faire  plus  peur  en  faisant  moins 
de  mal. 

Quand  une  fois  Mirabeau  fut  bien  corrompu ,  les  plus  grands 
moyens  de  corruption  de  la  cour  se  tournèrent  vers  Danton  ;  il 
est  possible  qu'il  en  ait  reçu  quelque  chose,  il  est  certain  que, 
s'il  eut  un  marché ,  rien  ne  fut  déliv.'é  de  sa  part,  et  qu'il  resta 
fidèle  à  ses  comj  lices  les  républicains. 

Après  le  20  juin,  tout  le  monde  faisait  de  petites  tracasseries 
au  château ,  dont  la  ptiissance  cioissait  à  vue  d'(jeil ;  Danton  arran- 
gea le  U)  août ,  et  le  château  fut  foudroyé. 


448  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1793  ). 

C'est  là  la  véritable  motioQ  et  le  véritable  décret  qui  ont  créé  la 
république. 

Ces  jours  de  gloire  touchent  au  2  et  3  septembre ,  et  Danton  a 
été  accusé  de  participation  à  toutes  ces  horreurs.  J'ignore  s'il  a 
fermé  ses  yeux  et  ceux  de  la  justice  quand  on  égorgeait;  or 
m'a  assuré  qu'il  avail  approuvé  comme  minisire  ce  qu'il  détestait 
sûrement  comme  homme;  mais  je  sais  que,  tandis  que  les  hommes 
de  sang  auxquels  il  se  trouvait  associé,  par  la  plus  grande  vic- 
toire de  la  liberté ,  exterminaient  des  hommes  presque  tous  inno- 
cens  et  paisibles ,  Danton ,  couvrant  sa  pitié  sous  des  rugissemens, 
dérobait  à  droite  et  à  gauche  autant  de  victimes  qu'il  lui  était 
possible  à  la  hache,  et  que  des  actes  de  son  humanité,  à  celte 
même  époque,  ont  été  relatés  comme  des  crimes  envers  la  révo- 
lution ,  dans  l'acte  d'accusation  qui  l'a  conduit  à  la  mort. 

Porté  presque  dans  le  même  temps  au  ministère  et  à  la  Con- 
vention, Danton  connaissait  trop  la  révolution  et  les  hommes  pour 
ignorer  que  rester  ministre  n'était  qu'un  moyen  de  se  perdre,  et 
il  renonça  à  un  pouvoir  exécutif  qui  mettait  les  infortunés  qui  en 
étaient  membres  sous  le  pouvoir  de  qui  voulait  les  écraser. 

Quel  vaste  champ  de  pensées  et  de  gloire,  au  contraire,  pré- 
sentait la  Convention  aux  législateurs  chargés  de  constituer  une 
nation  de  vingt-cinq  millions  d'hommes  en  république! 

Danton  n'avait  fait  aucune  étude  suivie  de  ces  philosophes  qui, 
depuis  un  siècle  à  peu  près,  ont  aperçu,  dans  la  nature  de 
l'homme,  les  principes  de  l'art  social;  il  n'avait  point  cherché, 
dans  ses  propres  méditations,  les  vastes  et  simples  combinaisons 
que  l'organisation  d'un  vaste  empire  exige  ;  mais  sa  capacité  na- 
turelle ,  qui  était  très-grande  et  qui  n'était  remplie  de  rien ,  se 
fermaiinaiurellement  aux  notions  vagues,  compliquées  et  fausses, 
et  s'ouvrait  naturellement  à  toutes  les  notions  d'expérience  dont 
la  vérité  était  signalée  par  les  caractères  de  l'évidence. 

Il  avait  cet  instinct  du  g; and  qui  fait  le  génie,  et  cette  circon- 
spection silencieuse  qui  fait  la  raison. 

Jamais  Danton  n'a  écrit  et  n'a  imprimé  un  discours;  il  disait  : 
Je  »  Vrrl.f  point.  C'est  co  qui  est  arrivé  dans  divers  siècles ,  à  quel- 


MÉMOIRES   DE  GAR\T.  A49 

ques  hommes  extraordinaires  qui ,  en  passant  sur  la  terre ,  y  ont 
laissé  des  paroles  et  des  disciples ,  et  n'y  ont  point  laissé  d'ou- 
vrages; ils  ont  senti  sans  doute  ce  que  devait  être  un  slyle  pour 
être  digne  d'eux,  et  que  ce  slyle  ils  ne  l'avaient  point. 

Les  grands  modèles  de  l'éloquence  ancienne  lui  étaient  presque 
aussi  inconnus  que  les  vues  de  la  philosophie  moderne;  mais  ces 
mots  de  l'antiquité  échappés  du  sein  des  grandes  passions  et  des 
grands  caractères  ;  ces  mots  qui,  de  siècle  en  siècle,  retentissent 
à  toutes  les  oreilles,  s'étaient  profondément  gravés  dans  sa  mé- 
moire; et  leurs  formes,  sans  qu'il  y  songeât ,  étaient  devenues 
les  formes  des  saillies  de  son  caractère  et  de  ses  passions. 

Son  imagination,  et  l'espèce  d'éloquence  qu'elle  lui  donnait , 
singulièrement  appropriée  à  sa  figure,  à  sa  voix  et  à  sa  stature, 
était  celle  d'un  démagogue  ;  son  coup  d'œil  sur  les  hommes  et 
sur  les  choses  subit,  net,  impartial  et  vrai,  avait  cette  prudence 
solide  et  pratique  que  donne  la  seule  expérience. 

Il  ne  savait  presque  rien ,  et  il  n'avait  l'orgueil  de  rien  deviner; 
mais  il  regardait  et  il  voyait. 

A  la  tribune  il  prononçait  quelques  paroles  qui  retentissaient 
long-temps;  dans  la  conversation ,  il  se  taisait,  écoutait  avec  in- 
térêt lorsqu'on  parlait  peu  ,  avec  étonnement  lorsqu'on  parlait 
beaucoup;  il  faisait  parler  Camille  et  laissait  parler  FabredÉglan- 
line. 

Tel  était  l'homme  pour  qui  ses  amis  avaient  une  espèce  de 
culte,  et  pour  qui  ses  ennemis  auraient  dû  avoir  tous  les  ménage- 
mens,  puisqu'ils  étaient  nécessaires  à  la  république. 

Mais  ses  ennemis ,  pour  qui  il  était  l'homme  le  plus  redoutable, 
ont  toujours  cru  qu'il  était  pour  la  république  l'homme  le  plus 
dangereux.  Toutes  les  fautes  de  son  parti  lui  étaient  attribuées 
parce  qu'il  ne  les  avait  pas  empêchées;  on  lui  créait  une  puissance 
énorme  pour  le  diffamer  et  le  perdre.  Marat  n'était  qu'un  furieux, 
Robespierre  qu'un  dictateur  oratoire,  et  parce  que  Danton  était 
seul  capable  de  réaliser  un  grand  projet  d'ambition,  on  le  voyait 
toujours  occupé  de  ce  projet. 

T.  XVIM.  5'j 


450  DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES  (1792-i79D  ). 

Danton  se  voyait  trop  menacé  par  la  peur  qu'il  faisait  pour  ne 
pas  s'occuper  de  sa  défense. 

Dans  le  temps  même  que  le  côté  droit  avait  la  majorité,  il  de- 
mandait à  hauts  cris  un  gouvernement,  frémissant  presque  éga- 
lement et  du  mal  que  ses  ennemis  pouvaient  faire  à  lui  et  à  son 
parti,  et  du  mal  que  son  parti  et  lui  pouvaient  faire  à  ses  enne- 
mis; pourvu  que  sa  sûreté  et  celle  de  ses  amis  fussent  garanties, 
il  lui  paraissait  égal  que  toutes  les  passions  fussent  étouffées  sous 
la  force  publique ,  ou  qu'elles  fussent  sacrifiées  par  la  prudence 
des  chefs  de  parti. 

Il  se  crut,  il  se  vit  et  il  fut  toujours  menacé  ;  et  pour  se  sauver, 
lui  et  les  siens,  il  franchit  toutes  les  barrières,  tous  les  Rubiconds 
de  la  morale  sociale  ;  il  chercha  son  asile  et  ses  défenseurs  dans 
des  mesures  détestables,  parce  que  c'étaient  les  seules,  par  la  na- 
ture des  choses  que  lui  présentait  son  parti;  chef  de  l'insurrec- 
tion de  la  démocratie ,  il  en  provoqua  tous  les  excès ,  il  en  alluma 
les  passions  effrénées  et  le  délire.  Par  lui  furent  demandés  le  tri- 
bunal révolutionnaire,  l'armée  révolutionnaire,  les  comités  révo- 
lutionnaires ,  les  quarante  sous  payés  aux  seciionnaires  ;  il  frappa 
de  tous  les  côtés  avec  son  trident ,  et  toutes  les  tempêtes  furent 
soulevées.  Un  instant  il  parut  au  comité  de  salut  public,  le  51  mai 
et  le  2  juin  éclatèrent;  il  a  été  l'auteur  de  ces  deux  journées; 
plusieurs  les  voulaient ,  seul  il  a  pu  les  faire,  tous  ont  pu  les  souf- 
frir. 

A  peine  il  vit  ses  ennemis  écartés,  il  se  dépouilla  de  la  puis- 
sance et  s'occupa  des  moyens  de  sauver  ceux  qui ,  malheureuse- 
ment, étaient  déjà  perdus;  ils  étaient  livrés  à  Robespierre  et  à 
Billaud.  Billaud  et  Robespierre  accoururent  au  gouvernement 
lorsqu'il  n'y  avait  plus  de  combats  à  livrer,  mais  des  échafauds 
à  dresser. 

Observez  depuis  ce  moment  la  marche  de  Danton  dans  la  Con- 
vention nationale;  vous  le  verrez  occupé  à  se  tracer  une  route 
oblique ,  dans  laquelle  il  pût  trouver  en  même  temps  son  salut 
et  celui  des  ennemis  sur  lesquels  il  venait  de  remporter  un 
triomphe  qui  faisait  bien  plus  sa  douleur  que  sa  joie.  Il  jette  des 


MÉMOIRES   DE   GARA.T.  41)1 

cris  de  vengeance  qui  ébranlent  les  voûtes  du  sanctuaire  des  lois, 
et  il  insinue  des  mesures  par  lesquelles  toutes  les  vengeances 
peuvent  être  avortées  :  ses  transports,  ses  fureurs  démagogiques 
ne  sont  plus  qu'une  hypocrisie  ;  le  besoin  et  l'amour  de  l'oidre , 
de  la  justice  et  de  l'humanité  sont  les  véritables  seniimens  de 
son  cœur  :  il  se  montrait  barbare  pour  garder  toute  sa  popula- 
rité, et  il  voulait  garder  toute  la  popularité  pour  ramener  avec 
adresse  le  peuple  au  respect  du  sang  et  des  lois. 

Quand  le  sort  réservé  aux  vingt-deux ,  parut  inévitable  ,  Dan- 
ton entendit  déjà,  pour  ainsi  dire,  son  arrêt  de  mort  dans  le  leur; 
toutes  les  forces  de  cet  athlète  triomphaut  de  la  démocratie  suc- 
combèrent sous  le  sentiment  des  crimes  de  la  démocratie  et  de  ses 
désordres:  il  ne  pouvait  plus  parler  que  de  la  campagne;  il  étouf- 
fait, il  avait  besoin  de  fuir  les  hommes  pour  respirer.  A  Arcis- 
sur-Aube,  la  présence  de  la  nature  ne  put  calmer  son  ame  qu'en 
la  remplissant  de  résolutions  généreuses  et  magnanimes  ;  alors 
il  revint  portant  dans  son  cœur  la  conspiration  qu'il  avait  for- 
mée réellement  dans  le  silence  des  champs  et  de  la  retraite. 

Tous  ses  amis  y  entrèrent. 

Je  n'étais  pas  son  ami ,  et  j'étais  trop  surveillé  pour  ne  pas 
rendre  trop  suspects  ceux  que  je  verrais  souvent;  mais  tous  sa- 
vaient bien  que  je  serais  l'ami  d'une  pareille  conspiration ,  et  que 
je  lui  prêterais  tous  les  bons  secours  dont  on  me  laisserait  ca- 
pable. 

C'est  à  cette  époque  que  j'eus  avec  Danton  plusieurs  entre- 
liens, dans  lesquels  j'appris  à  prendre  conHance  dans  tous  les 
bons  sentimens  de  son  ame  que  j'avais  souvent  soupçonnés.  C'est 
alors  qu'il  me  parla  souvent  avec  désespoir  et  avec  candeur  des 
querelles  de  la  Gonveniion ,  des  fautes  de  tous  et  des  siennes,  et 
des  catastrophes  qu'elles  avaient  amenées  ;  c  Vingt  fois,  me  di- 

>  sait-il  un  jour,  je  leur  ai  offert  la  paix  ;  ils  ne  l'ont  pas  voulue; 
»  ils  refusaient  de  me  croire ,  pour  conserver  le  droit  de  me  per- 

>  dre;  ce  sont  eux  qui  nous  ont  forcés  de  nous  jeter  dans  le 
»  sans-culotisme  qui  les  a  dévorés,  qui  nous  dévorera  tous,  qui 
»  se  dévorera  lui-même.  » 


4o2  D0CU3IENS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1793). 

Le  but  et  le  plan  de  la  conspiration  de  Danton,  quoiqu'on  prît 
assez  de  soin  de  la  cacher,  étaient  très-clairs  tous  les  deux. 

Le  but  était  de  ramener  le  règne  des  lois  et  de  la  justice  pour 
tous,  celui  de  la  clémence  pour  les  ennemis;  de  rappeler  dans  le 
sein  de  la  Convention  tous  ceux  de  ses  membres  qui  en  avaient 
été  écartés ,  en  leur  accordant  et  en  leur  demandant  amnistie  ; 
de  soumettre  aux  examens  les  plus  approfondis  des  représen- 
tans  de  la  France,  de  la  France  elle-même  et  de  l'Europe,  cette 
constitution  de  1795,  rédigée  par  cinq  à  six  jeunes  gens  dans  cinq 
à  six  jours ,  et  qui  devrait  être  le  chef-d'œuvre  des  forces  ac- 
tuelles de  l'esprit  humain ,  puisqu'elle  doit  être  le  premier  modèle 
d'une  démocratie  de  vingt-cinq  millions  d'hommes;  d'offrir  la 
paix  aux  puissances  de  l'Europe,  en  continuant  à  les  battre;  de 
relever  le  commerce  et  l'industrie  de  leurs  ruines  par  une  liberté 
sans  limites,  les  arts  et  les  sciences  de  leurs  débris  par  des  en- 
couragemens  magnifiques;  d'anéantir  toutes  les  barrières  qui 
séparent  les  départemens  des  départemens ,  toutes  les  inquisi- 
tions qui  cherchent  dans  des  portefeuilles  et  sur  des  cartes  les 
preuves  d'un  civisme  qui  ne  peut  être  réel  que  dans  des  âmes 
affranchies  de  toute  inquisition ,  de  regarder  comme  les  uniques 
cartes  de  sûreté  de  la  république  de  bonnes  lois ,  un  bon  gouver- 
nement, nos  armées  et  leurs  victoires. 

Les  mesures  d'exécution  de  la  conspiration  de  Danton ,  c'était 
de  préparer  un  heureux  changement  dans  les  esprits  par  des 
feuilles  telles  que  celle  de  Camille  Desmoulins,  d'ouvrir  des 
communications  et  des  intelligences  entre  le  côté  gauche  et  ce 
qui  restait  de  membres  du  côté  dioit  de  la  Convention,  pour 
faire  cesser  cette  division  qui  les  livrait  tous  au  despotisme  de 
deux  comités  ;  de  ne  regarder  comme  attachés  sans  retour  au 
système  exterminateur,  que  Collot,  Saint-Just  et  Billaud  ;  de 
tenter  de  séparer  d'eux  Barrère,  en  parlant  à  ce  qu'on  lui 
croyait  d'humanité;  Robespierre,  en  parlant  à  ce  qu'on  lui  con- 
naissait d'orgueil  et  d'attachement  pour  la  liberté  ;  d'ajouter  sans 
cesse  aux  moyens  de  force  et  de  puissance  du  comité  de  salut 
public,  parce  que  l'ambition ,  qui  n'aurait  plus  à  faire  de  vœux 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  À^Ô 

pour  elle-même ,  pourrait  enfin  en  faire  pour  le  bien  de  la  répu- 
blique, et  que  si,  au  contraire,  elle  continuait  à  faire  servir  de 
nouvelles  forces  à  de  nouveaux  crimes,  sa  puissance,  devenue 
plus  odieuse  par  sa  {grandeur  même ,  se  porterait  aux  forfaits 
avec  celte  insolence  et  cette  effronterie  qui  sont  toujours  les  der- 
niers excès  et  le  terme  de  la  tyrannie  :  d'ouvrir,  enfin ,  ou  par 
des  mouvemens  gradués,  ou  pi^r  un  mouvement  inattendu,  im- 
pétueux, au  renouvellement  total  ou  partiel  des  deux  comités, 
pour  faire  entrer  d  .ns  le  gouvernement  par  une  heureuse  irrup- 
tion les  vues  grandes,  généreuses  et  vraiment  nationales  qui 
avaient  tramé  la  conspiration. 

Voilà  de  cette  conspiration ,  qui  a  conduit  tant  de  citoyens  à 
l'échafaud ,  ce  que  j'en  ai  pu  voir  ou  savoir  ;  et  si ,  dans  les  com- 
munications intimes  des  hommes,  il  existe  pour  eux  quelque 
moyen  de  discerner  la  sincérité  de  l'imposture,  les  intentions 
magnanimes  des  inleuiions  petites  et  personnelles,  l'unique  am- 
bition de  Danton,  à  cette  époque,  fut  de  réparer,  par  un  bien 
immense  et  durable  fait  au  genre  humain ,  les  maux  terribles  et 
passagers  qu'il  avait  faits  à  la  France  ;  d'étouffer,  sous  une  dé- 
mocratie organisée  avec  une  haute  et  profonde  sagesse ,  le  délire 
et  les  désastres  de  la  sans-culotterie  ;  de  faire  expii  er  la  révoiu- 
lion  sous  un  gouvernement  républicain  assez  puissant  et  assez 
éclatant  pour  rendre  éternelle  l'alliance  de  la  liberté  et  de  l'ordre; 
d'assurer  le  bonheur  à  sa  patrie;  de  donner  la  paix  à  l'Europe, 
et  de  s'en  retourner  à  Arcis-sur-Aube,  vieillir,  dans  sa  paresse, 
au  milieu  de  ses  enfans  et  de  sa  ferme. 

C'est  à  cette  hauteur  de  senlimens  et  de  vue  qu'avait  été  éle- 
vée l'ame  de  Danton  par  cette  même  conspiration  qui  avait  élevé 
le  talent  de  Camille  à  côté  des  pensées  profondes  et  sublimes  de 
Tacite;  et  ceux  qui  en  seront  étonnés  déclareront,  parleur  élon- 
nement ,  qu'ils  ignorent  ce  que  peuvent  dans  une  ame  qui  n'a  pas 
cessé  d'appartenir  aux  affections  tendres  de  la  nature,  les  repro- 
ches de  la  conscience  pour  embrasser  la  vertu  comme  l'autel  où 
tout  s'expie,  et  ce  que  peut  une  seule  vue  inspirée  par  la  venu 
pour  créer  ou  pour  agrandir  le  génie.  En  mourant  pour  la  cause 


4o4  DOCUIIENS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1793). 

de  rhumanité ,  on  vit  Danton  porter  et  fixer  un  regard  prolongé 
au  cîèl ,  qu'il  éiait  digne  de  regarder  :  et  quelles  qu'aient  été  ses 
fautes,  la  vérité  lui  rendra  dans  tous  les  siècles  deux  témoigna- 
ges :  il  a  foudroyé  le  trône,  et  il  est  mort  sur  l'échafaud  pour 
avoir  voulu  arrêter  l'effusion  du  sang  humain  qui  coulait  par  tor- 
rens  sous  la  main  des  bourreaux  et  sur  les  fondemens  de  la  répu- 
blique. 

Toutes  mes  espérances  pour  une  réconciliation  générale  étaient 
perdues  avant  l'acceptation  de  l'acte  constitutionnel,  marquée 
pour  l'époque  d'un  renouvellement  des  choses  et  des  hommes. 
Dans  cette  même  journée ,  où  l'on  n'aurait  dû  exposer  aux  re- 
gards que  des  emblèmes  de  paix  et  d'amour,  où  l'on  n'aurait  dû 
faire  flotter  dans  les  airs  que  des  signes  qui  auraient  exprimé  et 
appelé  une  justice  et  une  charité  universelles ,  où  l'olivier  aurait 
dû  être  le  rameau  placé  entre  les  mains  de  tous  les  envoyés  des 
assemblées  primaires  et  de  tous  les  représcntans  de  la  nation; 
dans  cette  même  journée,  j'avais  vu  la  marche  triomphale  de  la 
république  ouverte  par  des  hommes  qui  n'auraient  jamais  dû 
figurer  que  dans  les  solennités  des  cannibales  ;  j'avais  vu  le  ta- 
bernacle où  était  porté  le  testament  nouveau  entouré  de  foudres 
et  de  pt êtres  homicides;  j'avais  vu  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  pro- 
stitué dans  la  débauche  de  Paris  traîné  sur  un  char  de  victoire  et 
sur  des  canons ,  pour  représenter  des  républicaines  et  des  mères 
vertueuses  ;  enfin  ,  dans  ce  concours  tumultueux,  que  mon  ame 
couverte  de  deuil  n'avaii  pu  suivre  que  de  côté  et  de  loin,  et  dont 
la  confusion  peignait  si  bien  celle  de  toutes  les  passions ,  j'avais 
distingué  que  les  cris  n'exprimaient  jamais  la  joie  que  lorsqu'ils 
exprimaient  les  fureurs  de  la  vengeance  :  je  pleurai  sur  la  répu- 
blique ,  et  je  ne  songeai  plus  qu'à  me  démettre  d'une  place  que 
je  ne  pouvais  plus  garder  sans  crime ,  puisqu'il  ne  pouvait  plus 
me  rester  aucune  ces  espérances  pour  lesquelles  seines  je  l'avais 
gardée. 

Je  ne  pouvais  ni  ignorer,  ni  me  dissimuler  tout  ce  qu'une  pa- 
reille démarche,  daas  un  pareil  moment,  allait  me  faire  courir 
de  dang;'rs;  il  y  avait  long-temps  que  j'avuis  appris  dans  mon 


MÉM0iKE6    1)E    GARAT.  4d«> 

SéDèque ,  qui  l'avait  appris  clins  la  cour  de  iXéron  ,  que  l'on  con- 
damne ceux  de  qui  l'on  se  sépare;  un  des  membres  du  comilé  de 
salut  public ,  qui  ëiait  plus  sûr  de  faire  des  vœux  pour  ma  vie , 
que  de  ne  pas  voler  pour  ma  mort ,  médisait  :  Tu  jettes  ton  bou- 
clier; le  comité  de  salut  public,  dont  le  grand  caractère  a  été 
d'ëriger  solennellement  en  maxime  et  en  loi ,  ce  que  les  tyrans 
les  plus  effrontés  de  la  terre  n'ont  pratiqué  qu'en  le  cachant  dans 
Jes  abîmes  de  leur  politique,  le  comité  de  salut  public  avait  dé- 
claré tous  ceux  qui  se  démettraient  suspects ,  c'est-à-dire ,  coupa- 
bles :  je  donnai  ma  démission ,  et  j'allai  attendre  mon  sort ,  sans 
rien  tenter  pour  m'y  dérober,  sans  sortir  même  de  Paris. 

A  peine  je  suis  hors  du  conseil  exécutif,  une  députaiion  des 
Jacobins  va  demander  mon  arrestation  au  comité  de  salut  pu- 
blic ;  quelques  jours  après  il  se  fait  ou  on  fait  un  grand  rassem- 
blement d'ouvriers  des  carrières  de  Montmartre  et  de  Mont- 
Rouge,  qui  vont  demandera  la  fois  à  la  Commune  du  pain  et 
l'emprisonnement  de  plusieurs  citoyens  :  l'un  des  orateurs  place 
mon  nom  parmi  les  noms  proscrits,  et  Chaumette,  en  l'enten- 
dant, s'écrie  :  Cela  va  sans  dire.  Menacé  de  tous  les  côtés,  telle 
était  l'indifférence  que  le  mépris  de  tout  me  donnait  pour  tout , 
que  je  jure  n'avoir  pas  même  songea  faire  aucune  revue  de  mes 
papiers  :  toutes  mes  précautions ,  en  ce  genre ,  se  bornèrent  à 
brûler  quelque  billets  qui  étaient  dans  mes  gilets ,  et  qui  la  plu- 
part m'avaient  été  écrits  par  Biron  et  par  le  fils  infortuné  du  mal- 
heureux Custine. 

Vers  le  15  ou  Ki  septembre.  Garât,  ci-devant  caissier  de  la 
trésorerie  nationale,  arrive  de  notre  pays  commun  :  il  se  pré- 
sente de  son  propre  mouvement  à  sa  section  (du  Mont-Blanc)  où 
on  l'arrête.  On  trouve  dans  son  portefeuille  une  lettre  à  mon 
adresse  ;  on  l'ouvre  :  elle  était  écriie  par  une  religieuse ,  il  est 
vrai ,  par  une  de  mes  sœurs  ;  mais  cette  religieuse  est  un  ange. 
A  deux  heures  après  minuit,  le  comilé  révolutionnaire  du  Mont- 
Blanc,  escorté  de  fusiliers,  se  transporte  dans  mon  appartement 
à  bx  section  du  Bonnet-Bouge  •  on  s'empare  d'une  demi-douzaine 
de  mes  carions ,  on  appose  les  scellés  sur  tout  le  reste  de  mes 


4oG  DOCUMENS    COMPLÉMENTAIRES  (1792-1793). 

papiers ,  on  me  signifie  que  je  suis  arrêté,  et  qu'il  faut  me  trans- 
porter à  l'instant  à  la  section  du  Mont-Blanc.  Le  lendemain  mon 
neveu  et  une  autre  personne  qui  vient  me  voir  avec  lui ,  sont  ar- 
rêtés et  retenus  dans  la  même  prison  que  moi.  Pendant  cinq  jours 
et  presque  cinq  nuits  on  lit  un  à  un  les  papiers  de  tout  genre  qui 
remplissaient  mes  cartons ,  et  durant  l'examen,  des  membres  du 
comité  révolutionnaire  vont  à  chaque  instant  dans  les  bureaux  du 
ministre  de  la  guerre,  s'éclairer  des  lumières  de  Mazuel,  d'Au- 
douin  et  de  Vincent.  Pour  faire  subir  un  interrogatoire  à  un  ex- 
ministre ,  il  fallait  tout  ce  qui  pouvait  se  trouver  de  plus  parfait 
dans  un  comité  révolutionnaire  ;  et  pour  cela  uniquement  y  arri- 
vait tous  les  soirs  un  homme  qui  était  en  même  temps  membre 
du  tribunal  révolutionnaire.  Le  comité  faisait  trembler  tout  le 
monde,  et  cet  homme  faisait  trembler  le  comité  :  j'ai  oublié  son 
noiij.  La  première  fois  que  je  compaïus  devant  ce  magistrat,  un 
de  ses  collègues  du  comité ,  s'approchant  de  mon  oreille,  me  dit  : 
Vous  allez  être  interrogé  par  le  plus  grand  scélérat  de  la  terre. 
J'aurais  pu  me  douter  qu'on  n'aurait  pas  fait  choix  du  plus  hon- 
nête homme.  Il  faut  être  juste  envers  tout  le  monde  :  s'il  était  un 
coquin ,  il  n'était  pas  un  sot.  Il  est  impossible  de  fouiller  avec  plus 
de  dextérité  dans  toute  la  viedun  homme,  de  manière  à  conver- 
tir les  circonstances  les  plus  innocentes  en  crimes  que  la  haute 
justice  du  moment  dispensait  des  preuves  d'une  justice  commune. 
Tous  les  examens  approfondis,  tous  les  interrogatoires  clos,  la 
section  me  renvoie  par-devant  !a  police  de  la  municipalité. 

Que  de  gens  auraient  cru  qu'un  pareil  renvoi  devait  me  com- 
bler de  joie!  J'allais  comparaître  devant  Pache,  c'est-à-dire, 
pour  beaucoup  de  gens,  devant  un  de  mes  complices  ! 

Ce  complice-là  je  le  trouvai  un  peu  froid  et  sérieux.  Les  pre- 
miers mots  qui  sortirent  de  sa  bouche  ;,  en  voyant  un  de  ses  col- 
lègues du  pouvoir  exécutif  traîné  devant  lui  par  un  comité  révo- 
lutionnaire, furent  ces  mots  tout-à-fait  dans  le  genre  judiciaire  et 
policiel  :  Nous  ne  sommes  pas  compélens  pour  cette  affaire.  II  te- 
nait ia  loi  à  la  main ,  et  il  était  les  propbèies  :  j'en  savais  assez 
aussi  pour  ne  pas  disputer  là  de  compétence.  Tout  le  monde  se 


MÉJIOIRES   DE  GARAT.  4o7 

lavait  les  mains.  J'étais  impatient  de  savoir  quel  Sanhédrin  pro- 
noncerait enlin  ce  qu'il  fallait  faire  de  moi.  Je  fus  traduit  devant 
le  comité  de  sûreté  générale  de  la  Convention. 

On  n'avait  pas  chassé  encore  de  ce  comité  deux  ou  trois  mem- 
bres très-justement  suspects  d'impartialité  et  d'humanité;  ils 
furent  assez  intrépides  pour  plaider  ma  cause ,  et  je  reçus  une 
faveur  inouie;  on  me  donna  un  gendarme  que  j'ai  gardé  pendant 
quatre  mois  à  peu  près. 

Je  ne  me  séparerai  pas  entièrement  dans  ce  récit  du  comité  ré- 
volutionnaire de  la  section  du  Mont-Blanc ,  sans  avoir  acquitté , 
envers  deux  de  ses  membres ,  par  un  souvenir  de  reconnaissance, 
un  grand  témoignage  d'estime  qu'ils  me  donnèrent  :  le  fait  est, 
peut-être,  aussi  assez  singulier  pour  mériter  une  place  dans  les 
anecdotes  de  cette  époque,  où  la  vertu  cherchait  souvent  sa  sû- 
reté dans  les  fonctions  et  sous  le  couslume  du  crime.  Une  heure 
tout  au  plus  s'était  écoulée  depuis  mon  arrivée  à  la  section  du 
Mont-Blanc ,  tous  les  autres  membres  du  comité  s'étaient  retirés , 
il  n'en  était  resté  que  deux.  Je  les  surprends  se  regardant  entre 
eux,  et  me  regardant  ensuite  tous  les  deux  avec  intérêt.  Cet  in- 
térêt ,  comme  on  peut  le  croire ,  n'attira  pas  toute  ma  confiance. 
L'un  était  du  nombre  de  ceux  qui  m'avaient  arrêté,  et  jusqu'à  ce 
moment  je  ne  l'avais  pas  distingué  des  autres  ;  il  prend  la  parole: 
Ek  bien  !  me  dit-il,  citoyen  Garât,  quand  est-ce  que  vous  croyez, 
que  tout  ceci  finirai — Quoi!  tout  ceci? — Mais  l'état  des  choses  où 
nous  vivons.  —  (Je  ne  répondais  pas  très-vite;  je  regardais  plus 
que  je  ne  répondais.  )  Vous  pouvez,  me  dirent-ils  tous  les  deux, 
parler  avec  confiance  :  la  vie  que  nous  menons  ici  est  un  enfer; 
nous  sommes  les  plus  malheureux  des  hommes  :  notre  unique 
consolation ,  c'est  de  pleurer  ensemble  (  et  tous  les  deux  pleu- 
raient réellement  devant  moi);  si  on  nous  voyait,  il  y  en  a  trois  ou 
quatre  ici  qui  nous  feraient  incarcérer  sur-le-champ  :  on  nous 
épie ,  et  du  moindre  mot  que  nous  disons  en  faveur  de  quelqu'un, 
on  nous  en  fait  un  ciime.  Oh  !  mon  Dieu  !  quand  est-ce  que  tout 
ceci  finira  !  —  Il  ne  me  restait  presque  plus  de  doute  sur  la  sin- 
cérité de  leur  intérêt  et  de  leur  douleur  ;  et  je  pris  le  parti  de  les 


^ifî^h-^^ 


»^m':.m. 


.»^, 


#"♦ 


M 


■«A 


I 


4o8  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRtS  (  1792-1795  ). 

consoler,  de  leur  donner  des  espérances  que  je  n'avais  plus  moi- 
même,  pour  relever  leurs  âmes  conslernées,  et  leur  donner  le 
courajje  dont  ils  avaient  besoin  pour  faire  quelque  bien  dans  cet 
horrible  ministère.  Braves  gens,  permeilez-moi  de  vous  nom- 
mer :  je  crois  le  règne  de  la  justice  assez  établi  pour  que  vos 
noms  parviennent  à  l'estime  publique  sans  être  recueillis  encore 
sur  des  listes  de  proscription  :  l'un  est  Bourrel,  apothicaire,  rue 
du  Mont-Blanc;  l'autre  Ptolomée. 

Quand  je  n'eus  plus  mon  gendarme,  je  parus  plus  libre,  et 
c'est  depuis  ce  moment  que  mu  mort  fut  arrêtée  ;  c'est  depuis  ce 
moment  que  les  membres  du  conseil-général  de  la  Commune, 
qui  avalent  le  plus  de  crédit,  allaient  répétant  de  toutes  parts 
que  vingt-neuf  chefs  d'accusation  étaient  rédigés  pour  me  tra- 
duire au  tribunal  ;  c'est  depuis  ce  moment  (|ue  Héron  qui  était, 
comme  on  sait,  bien  informé,  assurait  que  mon  affaire  devaital- 
Icr  avec  celle  des  subsistances  ;  c'est  depuis  ce  moment  qu'en 
plein  conseil-général  du  département,  Montmoro  me  dénonçait 
comme  un  contre-révolutionnaire,  plus  pervers  que  tous  les  Gi- 
rondins ensemble,  et  que  des  membres  de  ce  même  départe- 
ment pressaient  incessamment  le  comité  de  sûreté  générale  de 
me  faire  arrêter  et  traduire  au  tribunal;  c'est  depuis  enfin  que, 
trouvant  une  occasion  commode,  et  saisissant  une  analogie  qui  se 
présentait  naturellement,  il  fut  décidé  qu'on  me  prierait  de  mon- 
ter dans  la  voiture  destinée  pour  le  11  thermidor  ù  trois  ou  quatre 
ex-ministres  coupables  comme  moi  et  de  la  même  manière,  et  à 
cinq  ou  six  ex-géf^éraux. 

Après  le  9 ,  le  sal^t  des  autres  paraissait  assez  assuré;  Biilaud 
ne  voulait  pas  que  le  mien  le  fût ,  cl  on  n'a  pas  oublié  qu'H  n'en- 
tendait pas  (jue  par  1  »  révolution  du  9  thermidor  sa  puissance  et 
celle  de  Fouquier  -  Tinville  fussent  aftaiblies.  iQueiqucs-un»  des 
membres  nouveaux  ,  qui  ëtaienl  ealrés  dans  le  coaiïtâ ,  avaient  eu 
l'idée  de  me  faire  nommer  commissaire  <le  l'ijislruclion  publique  : 
si  vous  parlez  de  cet  liomme-Ià,  dit  Biilaud,  moi,  je  parierai 
de  lui  à  la  Convention.  La  terreur  n'était  plus  dans  les  lois, 
mais  elle  était  encore  dans  ic«  anjes  :  ceux  qui  m'avaient  pro- 


fl!  sut  u: 
rifiir,«,iiik 

\jniÊpÈmt 


MÉMOIRKS  DE   GARÂT.  459 

posé  eurent  peur  pour  moi,  et  peut-être  pour  eux-mêmes. 

Telle  a  été  mon  existence  pendant  plus  d'un  an. 

Je  ne  pouvais  recevoir  aucune  consolation  pour  les  maux  qui 
fendaient  de  toutes  parts  sur  la  république,  et  qui  éiaienide  telle 
nature  qu'on  ne  pouvait  en  espérer  le  terme  que  dans  cet  accrois- 
sement projjressif  qui  conduisait  tout  rapidement  au  désespoir. 

Quant  aux  danfjers  et  aux  malheurs  qui  m'étaient  personnels, 
j'ai  pu  recevoir  des  adoucissemens  de  plus  d'un  genre.  C'en  était 
un  pour  moa  cœur,  de  savoir  avec  certitude,  que  des  hommes, 
qui  avaient  été  assez  aveugles  pour  m'imputer  leurs  malheurs, 
avaient  abjuré  celle  injustice  lorsqu'ils  m'avaient  vu  préférer  au 
triomphe  de  leurs  ennemis  toutes  les  persécutions  et  l'attente 
journalière  de  l'échafaud.  Je  n'avais  jamais  eu  à  détruire  aucune 
erreur  de  ce  genre,  ni  dans  Ducos,  ni  dans  Condorcet.  A  l'in- 
stant où  Condorcet  avait  été  obligé  de  chercher  un  asile,  je  lui 
en  avais  fait  offrir  un  à  côté  de  moi ,  à  l'hôtel  même  de  l'inté- 
rieur, et  jamais  je  n'aurais  cru  employer  à  un  plus  digne  usage, 
ni  une  maison,  ni  un  ministre  de  la  république.  Cette  violation 
d'un  décret  eût  été  pour  moi  la  plus  sainte  exécution  de  toutes  les 
lois.  Lorsque  plusieurs  mois  après  ce  philosophe,  l'honneur  de 
la  représentation  nationale,  fut  obligé  de  sortir  du  réduit  sacré 
où  une  ame  digne  de  la  sienne  l'avait  dérobé  à  cette  population 
immense  d'espions  et  de  bourreaux  qui  avait  partout  des  yeux  et 
des  oreilles  ,  je  lui  fis  proposer  encore  de  se  rendre  à  une  maison 
que  je  possède  à  dix  lieues  de  Paris,  et  où  d'avance  tout  serait 
disposé  pour  le  recevoir.  L'éloignement  du  lieu ,  la  grande  dif- 
ficulté de  passer  d'un  département  à  l'autre  sans  passeport,  ren- 
dant l'exécution  de  ce  projet  trop  périlleux ,  je  m'occupai  à  lui 
procurer  un  autre  asile  plus  près  de  celui  qu'il  avait  été  forcé 
d'abandonner  ;  et  c'est  dans  le  moment  où  nous  concertions  les 
mesures  que  l'infortuné  alla  tomber  dans  les  mains  qui  don- 
naient la  mort  à  tous  ceux  qui  ne  se  la  donnaient  pas  eux-mêmes. 

Jusqu'aux  derniers  momens  de  Ducos,  j'ai  entretenu  des  re- 
lations avec  lui  par  la  femme  du  général  La  Marlière,  qui  ne  sor- 
tait plus  de  la  Conciergerie ,  où  son  mari  attendait  «ussi  les  bour- 


460  DOCLMENS   COMPLÉMENrAlRES(  1792-1795). 

reaux.  En  allant  à  la  mort,  Ducos  et  Fonfrède  me  firent  dire  par 
elle  qu'ils  portaient  un  cœur  p!ein  d'estime  et  d'amitié  pour  moi , 
et  que,  si  on  me  laissait  vivre,  ils  me  recommandaient  leur  mé- 
moire. Ah  !  sans  doute ,  elle  est  recommandée  à  tout  ce  qui  a  un 
sentiment  de  justice  et  d'humanité  sur  la  terre  !  Mais  ce  legs  sacré 
ne  trouvera  personne  qui  l'exécutera  avec  plus  de  piété  et  plus  de 
religion  que  moi  ! 

Ceux  qui  voulaient  noircir  des  victimes  si  pures,  avant  de  les 
égorger,  n'eurent  garde  de  m'appeler  en  témoignage  dans  l'in- 
fâme simulacre  de  leur  procédure  et  de  leur  jugement  ;  et  eux 
eurent  assez  de  générosité  pour  ne  pas  appeler  un  témoin  qu'on 
aurait  fait  monter  à  côté  d'eux  à  1  instant  oîi  il  aurait  parlé. 

Ciavière,  qui  se  souvenait  bien  plus  encore  de  mon  respect 
pour  la  vérité  et  pour  le  malheur  que  de  nos  querelles ,  quand  il 
eut  écrit  pour  sa  défense  un  mémoire ,  dont  il  croyait  pouvoir  se 
servir  encore ,  m'en  fit  donner  communication  par  son  frère ,  et 
son  frère  téûioignera  comment  il  fut  reçu  par  moi  ;  il  dira  s'il 
trouva  ma  porte  et  mon  ame  fermées  par  cette  terreur  qui  isolait 
toutes  les  âmes. 

Lorsque  Lebrun  monta  sur  le  fauteuil  de  mort,  son  premier 
cri  fut  mon  nom ,  et  sa  dernière  espérance  fut  de  me  faire  en- 
tendre de  ses  juges.  Je  courus  malade  et  accompagné  de  mon 
gendarme.  A  peine  je  suis  entré  dans  la  salle ,  où  l'on  réunissait 
les  témoins,  et  où  passaient  incessamment  une  foule  de  malheu- 
reux ,  dont  les  uns  allaient  chercher  leur  arrêt  de  mort ,  dont  les 
autres ,  qui  venaient  de  l'entendre ,  allaient  chercher  l'échafaud, 
je  suis  entouré  d'autres  témoins ,  dont  j'étais  plus  connu  qu'ils  ne 
l'étaient  de  moi;  presque  tous  me  pressent  de  me  retirer,  de  me 
dérober  à  une  catastrophe  à  laquelle  je  ne  pouvais  tenter  d'arra- 
cher Lebrun  que  pour  en  être  frappé  avec  lui.  J'en  étais  con- 
vaincu comme  eux ,  et  un  instant,  je  le  confesse,  la  nature,  qui 
se  rejette  en  arrière  devant  tout  péril  que  le  courage  et  la  vertu 
ne  peuvent  pas  combattre ,  délibéra  en  moi  pour  décider  si  je 
resterais  pour  déposer  devant  les  tigres  ,  ou  si  je  fuirais  celte 
caverne  où  je  croyais  voir  fumer  le  sang  de  tant  de  victimes.  Ma 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  4(31 

détermination  fut  de  rester.  Je  restai  le  matin  jusqu'à  ce  que 
l'audience  fût  levée;  je  restai  le  soir  jusqu'à  ce  que  les  jurés, 
avant  d'avoir  entendu  un  seul  des  témoins  appelés  par  Lebrun, 
eussent  déclaré  que  leur  conscience  était  suffisamment  éclairée. 

J'étaitsùr,  en  restant,  de  tout  faire  contre  moi  et  de  ne  rien 
faire  pour  Lebrun  ;  mais  quand  les  hommes  ne  peuvent  rien  pour 
se  sauver,  le  devoir  de  verser  un  seul  sentiment  de  consolation 
et  de  douceur  dans  la  mort  devient  aussi  sacré  que  celui  de  dé- 
fendre mutuellement  leur  vie  :  et  ce  furent  là  le  sentiment  et  le 
principe  de  morale  qui  me  retinrent  comme  cloué  dans  l'antre  de 
Polyphême,  en  attendant  que  mon  tour  vînt  d'être  dévoré. 

Pour  désirer  de  conserver  la  vie  au  milieu  de  tant  d'horreurs , 
il  m'était  nécessaire  de  penser  que  ma  conservation  ne  serait  pas 
inutile  à  cette  nation  traitée  par  quelques-uns  de  ses  représen- 
lans  comme  elle  ne  l'avait  jamais  été  par  ses  despotes  ;  et  cette 
pensée,  je  la  trouvais  dans  le  projet  dont  j'étais  sans  cesse  occupé 
de  laisser  sur  ma  tombe  une  histoire  de  ce  que  j'avais  vu  dans  la 
révolution.  Pour  ne  pas  étouffer  au  milieu  des  scènes  sanglantes 
qui  se  passaient  sous  mes  yeux ,  il  me  fallait  encore  essayer  au 
moins  d'arracher  aux  bourreaux  quelqu'une  des  victimes  qui 
tombaient  tous  les  jours  sous  leurs  coups,  et  je  n'ai  pas  à  me  re- 
procher d'avoir  laissé  échapper  une  seule  occasion  de  jeter  le  cri 
plaintif  de  l'humanité  au  milieu  de  tant  de  barbares. 

Une  fois ,  au  moins ,  j'ai  dû  au  hasard,  à  la  rencontre  la  plus 
fortuite,  le  bonheur  de  sauver  la  vie  à  un  Anglais  qu'on  allait 
mener  à  l'échafàud,  comme  espion  de  Pitt,  et  qui  avait  été 
obligé  de  fuir  l'Angleterre  pour  avoir  professé  quelques-uns  de 
ces  principes  d'une  générosité  universelle  qu'on  punit  partout 
comme  des  crimes,  lorsqu'on  ne  les  dédaigne  pas  comme  des 
rêves.  Hélas  !  cet  excellent  homme ,  dont  je  suis  obligé  de  taire  le 
nom ,  ignore  qu'il  me  doit  la  vie,  et  il  ignore  encore  qu'une  lettre 
qu'il  m'a  écrite  de  Bàle  a  servi  à  des  imposteurs  pour  m'accuser 
d'entretenir  des  correspondances  avec  les  ennemis  de  la  répu- 
blique. C'est  (piand  toutes  les  passions  sont  déchaînées  (pu'  lous 
les  événemens  devienneui  comme  fortuits,  et  que  la  fortune  o(  le 


462  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (17912-1793). 

hasard  semblent  devenir,  pour  le  bien  et  pour  le  mal ,  les  divini- 
tés aveugles  qui  dirigent  les  destinées  humaines. 

Telle  a  été  ma  conduite  ;  je  l'ai  exposée  :  les  vérités  évidentes 
n'ont  pas  besoin  d'un  autre  genre  de  démonstration. 

Quant  à  ceux  de  mes  ennemis  qui  voudraient  me  juger  sur 
leurs  haines,  et  non  pas  sur  mes  torts,  plus  je  leur  ferais  sentir 
que  je  n'ai  pas  de  torts ,  plus  ils  sentiraient  qu'ils  ont  des  haines  : 
ce  n'est  pas  pour  eux  que  j'ai  dû  écrire. 

Tandis  que  les  uns  cherchaient  à  m'effrayer  par  leur  colère, 
d'auties  ont  eu  l'air  de  me  rassurer,  en  me  menaçant  de  leur  in- 
dulgence. En  rappelant  les  accusations  qui  m'ont  été  faites,  ils 
ont  parlé  de  quelques  talens  qu'ils  croient  apercevoir  en  moi ,  et 
qu'il  faut,  ont-ils  dit,  conserver  à  la  chose  pnblique. 

Quel  langage  de  tous  les  côtés  dans  des  républicains  ! 

Aurions-nous  donc  changé  de  régime  pour  mettre  à  la  place 
delà  justice  des  grâces  ou  des  vengeances?  Ignore-t-on  que,  s'il 
y  a  des  hommes  sur  lesquels  on  peut  prendre  beaucoup  de  ven- 
geances injustes,  il  en  est  à  qui  on  ne  peut  faire  aucune  grâce? 
Ignore-t-on  qu'une  république  est  perdue  lorsqu'elle  reçoit  les 
services  des  talens  qui  l'ont  trahie,  lorsqu'elle  pardonne  à  ce  qui 
la  corrompt,  en  faveur  de  ce  qui  lui  est  utile?  Qu'un  despote  dont 
on  a  consolidé  la  puissance  lorsqu'on  a  amusé  ses  esclaves,  laisse 
vivre  après  ses  crimes  un  joueur  de  flûte  ou  de  harpe ,  je  le  con- 
çois :  là  tout  est  fait  pour  les  jeux  et  pour  les  crimes,  et  les  actes 
même  de  la  justice  ne  sont  guère  que  des  crimes  et  des  jeux. 
Mais  moi ,  je  ne  puis  avoir  aucune  espèce  de  talent  propre  à  une 
république,  où  j'ai  celui  de  démêler  quelquefois,  dans  les  opi- 
nions humaines ,  ce  qui  est  erreur  et  ce  qui  est  vérité ,  de  peindre 
quelquefois  la  vertu  avec  ces  charmes  qui  lui  sont  propres  et  qui 
effacent  ceux  des  passions.  Si  donc  celui  qui  possède  ce  genre  de 
talent  en  voyant  plus  distinctement  qu'un  autre  la  vérité,  l'a 
étouffée  sous  d'artificieux  mensonges  ;  si,  en  présentant  la  vertu 
à  l'amour  et  au  culte  des  mortels ,  il  est  devenu  le  coaq^lice  de 
quelques  scélérats ,  et  de  ministre  de  la  république  qu'il  était  le 
ministre  de  quelques  conspirateurs ,  que  parle-t-on  pour  lui  d'in- 


MÉMOIRES  DE    GARAT.  463 

dulgence  et  de  grâce?  Il  a  failli ,  sans  se  tromper  ;  il  a  viole  tous 
ses  devoirs  en  connaissant  toute  leur  sainteté  :  il  est  sans  excuse, 
on  doit  être  sans  miséricorde.  Qu'il  périsse;  la  clémence  pour  lui 
sera  dans  la  mort  qui  le  dérobera  à  son  infamie. 

Et  comment  a-t-on  pu  croire  qu'en  le  conservant  uniquement 
pour  ses  talens,  ses  talens  pussent  être  conservés ,  qu'ils  pussent 
encore  être  utiles?  Quel  ascendant  victorieux  aurait  la  vérité 
dans  la  bouche  ou  sous  la  plume  d'un  homme  à  qui  on  aurait 
pardonné  d'avoir  trompé  sa  patrie.^  Que  prouverait-il  par  les 
hommages  qu'il  rendrait  à  la  vertu,  sinon  qu'on  peut  l'honorer 
par  ses  expressions ,  et  la  trahir  par  ses  actions?  Qui  sait  com- 
bien les  doutes  répandus  sur  la  sincérité  de  ce  peintre  éloquent 
delà  vertu,  de  Sénèque,  sur  l'accord  de  sa  morale  et  de  ses 
mœurs,  de  ses  principes  et  de  sa  vie,  ont  répandu  de  doutes  sur 
la  réalité  de  la  vertu  elle-même?  En  dégradant  un  philosophe, 
l'infâme  Suilius  et  ses  infâmes  échos  ont  beaucoup  dégradé  la 
philosophie  e  le-môme  :  et  c'était  là  peut-être  leur  but  principal 
et  leur  plus  chère  espérance.  Croyez-moi,  vous  auriez  beûu 
faire  grâce  à  la  vie  d'un  philosophe  coupable ,  en  faveur  de  son 
talent,  son  talent  périrait  en  recevant  cette  grâce;  son  talent 
étoufferait  de  honte  sous  l'affront  de  votre  clémence,  et  sa  vie, 
sa  personne  dont  vous  ne  iaites  aucun  cas ,  serait  la  seule  chose 
qui  vous  resterait  de  lui. 

Quant  à  moi,  il  faut  que  vos  erreurs,  que  vous  ne  pouvez 
guère  garder,  me  fassent  une  injustice  bien  complète,  bien  for- 
melle, ou  que  votre  justice  m'honore.  Avec  moi,  vous  n'avez  pas 
deux  paitis  à  prendre  ;  et  si  vous  persistez  à  m'outrager  de  votre 
indulgence,  moi,  pour  relever  mon  ame  que  vous  voudriez 
abaisser,  je  prendrai  votre  indulgence  pour  votre  iniquité,  et 
prêt  à  suffoquer  sous  l'injure  d'un  p.irdon  ,  je  respireiai  à  l'aise 
et  avec  hauteur  sous  l'oppression  dont  vous  seriez  coupable  : 
alors,  si  en  effet  il  existe  en  moi  quelques  talens,  je  serai  sûr 
d'en  trouver  toute  la  puissance,  et  je  l'exercerai. 

Celte  manière  de  me  faire  grâce  ne  serait  donc  qu'une  manière 
de  me  perdre,  et  elle  réussirait  bien  peu. 


464  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (1792-1793). 

A  l'un  de  ceux  qui  avaient  juré ,  et  avec  solennité ,  le  sacrifice 
de  leurs  plus  justes  ressentimens ,  il  est  échappé  un  mot ,  par  le- 
quel sa  passion  se  débarrassait  au  moins  de  tous  les  voiles  qui 
pouvaient  la  gêner.  Il  faisait  circuler  un  de  ces  libelles  où  j'ai  été 
si  indignement  et  si  platement  diffamé.  Mais  tout  cela  est  faux, 
lui  dit-on;  et  qu'importe,  répond-il,  pourvu  que  cela  le  perde? 
L'aveu  est  naïf,  et  il  est  clair  que,  pourvu  qu'on  pût  me  perdre, 
il  importerait  peu  à  ce  représentant  du  peuple  que  ce  fût  par  le 
mensonge  ou  par  la  vérité.  Moi ,  je  ne  ferai  point  le  serment  de 
renoncer  à  une  vengeance  très-légitime;  mais  son  nom,  je  le 
tairai ,  et  il  me  semble  que  cela  est  assez  généreux. 

Je  voudrais  seulement  qu'il  prît  la  peine  de  m'apprendre  quel 
moyen  il  choisirait  pour  me  perdre ,  et  dans  quel  moment  il  me 
tiendrait  pour  perdu.  Pour  que  sa  passion  fût  satisfaite,  il  fau- 
drait que  lui  et  moi  nous  portassions  le  même  jugement  de  ce 
qui  m'arriverait,  grâces  à  ces  soins;  car,  si,  dans  une  situation 
où  il  me  croirait  perdu,  moi,  je  me  croyais  sauvé,  sa  méprise 
serait  grande  et  sa  haine  un  peu  déçue. 

Son  esp'Jrance  est-elle  de  me  perdre  en  me  faisant  perdre  la 
place  que  j'occupe?  Qu'il  se  réjouisse,  je  ne  suis  plus  commis- 
saire de  l'instruction  publique,  je  remets,  par  ces  mots  mêmes, 
au  comité  d'instruction  publique  et  à  la  Convention ,  le  titre  et 
les  fonctions  qui  m'ont  été  confiés.  Je  ne  suis  plus  rien.  Me 
croit-il  perdu?  Il  doit  le  croire;  on  m'a  supposé  un  grand  amour 
pour  les  places  et  pour  les  traitemens.  Faiseurs  de  journaux ,  de 
pamphlets,  de  placards,  tous  excellens  citoyens,  comme  le 
prouvent  leurs  noms  et  les  titres  de  leurs  écrits,  ont  imprimé, 
affiché  que  j'accumulais  trois  ou  quatre  places,  et  quant  au  trai- 
tement ,  on  m'en  donnait  bien  plus  que  de  places  encore  :  il  n'y  a 
eu  de  doute  que  pour  savoir  si  c'était  S0,000  livres  de  revenu 
que  je  me  faisais,  ou  100,000.  On  voit  que  la  table  d'or  était 
bien  dressée,  et  qu'il  ne  me  restait  plus  qu'à  écrire  dessus  un 
traité  et  un  éloge  de  la  pauvreté. 

Je  confesse  que  j'étais  content  de  mes  richesses ,  et  que  je  ne 
demandais  pas  pUis  de  fortune  ni  aux  dieux  ni  aux  hommes  :  il 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  4(JO 

faut  pourtant  que  l'on  connaisse  au  juste  quels  ont  été  ces  traite- 
mens  que  l'on  a  eu  peine  à  dénombrer.  Comme  commissaire  de 
l'instruction  publique,  j'ai  dû  avoir,  on  le  sait,  le  traitement  de 
tous  les  commissaires,  douze  mille  liv.  par  an.  Si  quelqu'un  sur 
la  terre,  caissier,  banquier,  trésorier  ou  autre,  veut  dire  que, 
sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  il  m'a  fait  toucher  un  denier 
de  plus,  qu'il  se  lève,  je  lui  donne  la  parole  comme  président  de 
celte  discussion.  Ces  trailemens  nombreux  se  réduisent  donc  à  un 
seul  :  el  si  on  veut  soutenir  encore  que  j'en  ai  eu  un  nombre,  il 
faut  traiter  la  question,  traitée  quelquefois  par  les  géomètres 
métaphysiciens ,  savoir  :  si  un  est  nombre  ou  ne  l'est  pas.  Je  suis 
un  peu  métaphysicien ,  infiniment  peu  géomètre  :  je  laisse  la 
question  à  traiter  aux  savans  auteurs  des  pamphlets  :  la  vérité  ne 
peut  échapper  à  des  esprits  qui  la  cherchent  avec  tant  de  sagacité 
et  tant  d'amour. 

La  mode  s'est  établie  avec  la  république  de  rendre  compte  de 
sa  fortune  passée,  présente  et  presque  future.  J'aime  assez  cette 
mode,  si  elle  devient  un  usage  ;  car  si  un  fripon  est  assez  habile 
pour  cacher  ce  qu'il  a  pris,  tous  les  fripons  sont  assez  habiles 
pour  découvrir  ce  qu'ils  cachent  :  les  fripons  sont  très-bons  cen- 
seurs les  uns  des  autres.  Pour  les  honnêtes  gens  ils  donneront 
des  exemples  qui,  peut-être,  seront  quelquefois  suivis.  Il  y  a 
donc  tout  à  gagner  à  cette  mode ,  et  je  m'y  range. 

Je  suis  fils  d'un  médecin  basque  qui  a  exercé  la  médecine  en 
Espagne  et  en  France  :  mon  père,  qui  passa  pour  très-habile 
médecin  dans  les  deux  royaumes ,  ne  fut  pas  assez  habile  pour  se 
faire,  dans  l'une  ou  dans  l'autre,  la  plus  petite  fortune  :  il  mou- 
rut sans  avoir  rien  retranché  et  sans  avoir  rien  ajouté,  je  crois, 
à  son  mince  patrimoine  :  il  était  trop  honnête  homme  pour  faire 
des  dettes ,  et  trop  généreux,  trop  désintéressé  pour  laisser  quel- 
que chose. 

J'avais  le  titre  d'avocat  à  Bordeaux,  et  j'avais  de  plus  vingt- 
cinq  ans,  sans  que  ma  majorité  m'avertît  que  je  n'avais  aucun 
moyen  de  vivre  qui  me  fût  propre ,  et  que  je  devais  en  chercher. 
Je  vivais  a  côté  d'un  fièro  qui  m'empêchait  d'y  songer.  Toujours 
T.  xviij.  50 


466  DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES  (i 792-1793). 

un  Virgile  dans  une  poche ,  et  un  Locke  ou  un  Montesquieu  dans 
l'autre ,  j'errais  dans  des  c;îrnpa{7nes  couvertes  de  richesses  et  de 
beautés;  j'oubliais  que  j'étais  sur  la  terre,  parce  que  Senon,  Flo- 
rac,  Ustarits  ressemblaient  à  l'Elysée  ;  je  n'apprenais  point  que  j'é- 
tais parmi  des  hommes,  parce  que  mes  entretienscontinuels  étaient 
avec  ces  {jénies  qu'on  a  appelés  les  enfans  des  dieux.  Cependant 
il  fallait,  comme  on  dit ,  prendre  un  parti  :  on  va  jug^er  si jt^  pris 
celui  qui  pouvait  me  conduire  à  la  fortune  :  je  vins  à  Paris  faire 
des  articles  du  Mercure  et  des  discours  d'académie. 

Trouvant  partout  des  îiinîset  du  bonheur,  ma  fatale  étoile  me 
condamnait  à  oublier  toujours  que  j'étais  né  pauvre ,  et  que  je 
restais  comme  j'étais  né. 

Tout  devait  changer  avec  la  révolution  de  France,  qui  chan- 
gera le  monde  :  je  commençai  à  espérer  en  1789,  que  des  idées, 
qui  ne  m'avaient  guère  occupé  jusqu'alors,  que  comme  beau 
idéal,  pourraient  se  réaliser  sur  la  terre  ;  jespérais  que  des  rê- 
veries délicieuses  pourraient  devenir  des  pensées  utiles,  et  qu'a- 
près avoir  fait  mon  bonheur ,  elles  pourraient  entrer  dans  le 
concours  de  toutes  les  vues  qui  allaient  préparer  le  bonheur  du 
genre  humain.  Mais  je  savais  et  je  n'oubhais  pas,  au  milieu  de 
ces  espérances  enivi'antes,  combien  les  vérités  importantes  et 
étendues  sont  difficiles  à  découvrir,  combien  les  vérités  décou- 
veites  sont  difficiles  à  démontrer ,  combien  les  vérités  démontrées 
par  une  analyse  rigoureuse  sont  difficiles  à  présenter  aux 
hommes  avec  cette  clarté  qui  les  dispense  d'une  longue  attention, 
et  avec  ce  charme  qui  les  récompense  d'une  attention  passagère. 
Je  comprenais  donc  parfaitement  combien  la  mission  que  je  me 
donnais,  et  il  faut  que  je  parle  comme  je  sentais,  combien  Ja 
mission  (|ue  je  croyais  avoir  reçue  de  la  nature  était  difficile  à 
remplir,  combien  elle  exigeait  de  temps  et  d'indépendance  en- 
tièi'e.  Pour  me  procui'er  les  moyens  de  fortune  qui  devaient 
m'assurer  cette  indépendance  et  ce  temps,  je  me  condamnai, 
pour  près  de  trois  ans ,  au  genre  de  travail  qui  contrariait  le  plus 
et  toutes  mes  mauvaises  habitudes,  et  toutes  mes  bonnes  quali- 
tés. Je  me  chargeai  de  la  rédaction  de  l'article  Aasemblée  natio- 


MÉMOIRES  DE   GARAT.  467 

nale  dans  le  Journal  de  Paris.  Le  prix  de  ce  travail ,  que  je  ne 
touchai  en  très-grande  partie  qu'à  sa  fin,  est  la  plus  grande  for- 
tune, elle  est  la  selle  que  j'aie  faite  jusqu'à  ce  jour.  Elle  se  mon- 
tait à  ireute-deux  mille  livres  à  peu  près. 

J'ai  acheté  avec  cet  argent  une  maison  et  un  jardin  à  dix  lieues  de 
Paris,  à  Auvernau,  lieu  sur  lequel  se  fixa  tout  de  suite  mon  choix, 
parce  que  j'y  trouvai  très-peu  d'hommes  et  beaucoup  de  rochers. 

L'expérience  éclaire ,  comme  on  sait ,  ou  comme  on  dit  ;  elle 
m'apprit  bientôt  qu'un  jardin  ne  nourrit  son  maître  que  dans /es 
Géorgiques  de  Virgile  et  dans  les  Saisons  de  Thompson.  Si  j'a- 
vais pu  gagner  avec  le  Journal  de  Paris  quelques  mille  Uvres  de 
plus,  il  y  avait  à  côté  de  mon  jardin  quelques  terres  excellentes  et 
pas  très-chères,  qui  auraient  suffi  pour  m'établir  là  comme  un 
colon  ;  ce  regret  et  ce  vœu  m'échappaient  quelquefois  dans  mes 
conversations  :  le  vent  de  l'amitié  les  porta  à  l'oreille  d'un 
homme  de  lettres  et  de  son  frère,  que  je  ne  connaissais  pas  du 
tout,  (Legrand,  auteur  des  Fabliaux  et  d'un  excellent  Voijage 
en  Auvergne)  et  tous  les  deux  se  réunirent  pour  faire  et  pour  me 
prêter  vingt-six  mille  livres ,  avec  lesquelles  j'ai  acheté  les  terres, 
objets  de  mon  ardente  ambiiion.  Ces  hommes  généreux  ne  le 
voulaient  pas ,  je  les  ai  forcés  à  recevoir  l'intérêt  légal  de  leur 
argent. 

Voila  mon  bilan  :  voilà  mon  actif  et  mon  passif. 

Si  on  me  trouve  quelque  chose  de  plus,  qu'on  le  prenne,  et 
qu'on  ne  m'en  laisse  que  l'infamie  et  les  supplices  que  doivent 
subir  les  dilapidaleurs  des  deniers  de  la  république. 

Quant  à  l'avenir,  j'ai  dans  mes  portefeuilles  une  Histoire  de 
l'aniiquilé  très-avancée,  et  quelques  autres  ouvrages  pour  les- 
quels j'ai  déjà  traité  avec  quelques  imprimeurs.  J'ignore  encore 
ce  qu'ils  doivent  me  rapporter  ;  mais  toutes  mes  transactions  sur 
mes  ouvrages  seront  publiques  ;  et  puisque  j'ai  été  un  instant  mi- 
nistre ,  je  consens  et  avec  joie  à  être  toute  ma  vie  comptable  de 
la  république. 

On  a  dit  qu'il  y  a  des  hochets  pour  tous  les  âges  ;  il  y  en  a 
aussi  pour  tous  les  caractères  :  et  tel  homme,  peu  ébloui  de  l'ë- 


4«iH  DOCUMENS   COMPLiîMEMTAmES{  4792-1795). 

clat  des  richesses ,  peut  se  regarder  comme  perdu ,  lorsqu'il  perd 
les  postes  qui  lui  donnaient  le  moyen  de  donner  des  places  à  ses 
amis ,  pour  s'en  faire  des  créatures,  et  à  sa  famille ,  pour  établir 
son  ambition  sur  des  fondemens  plus  étendus  et  plus  solides. 
Mais  pour  sentir  une  pareille  perte,  il  Ixiudrait  que  j'eusse  voulu 
me  donner  une  pareille  jouissance.  Dans  l'administration  de  la 
justice,  je  n'ai  nommé  qu'aux  places  que  j'y  ai  trouvées  vacantes  ; 
et  il  n'y  en  a  eu  que  deux,  je  crois  ;  dans  l'administration  de  l'in- 
térieur ,  toutes  les  places  étaient  remplies  par  des  amis  de  Ro- 
land; je  les  ai  tous  non-seulement  conservés,  mais  défendus 
contre  le  parti  triomphant  et  proscrivant,  qui  m'ordonnait  de 
choisir  d'autres  coopérateurs.  Je  ne  savais  ce  que  ce  courage 
pouvait  me  valoir,  et  qu'il  ne  serait  aperçu  que  par  ceux  qu'il 
indignait;  mais  pourvu  que  le  bien  que  je  faisais  fût  consigné 
dans  ma  conscience,  je  ne  me  souciais  pas  d'afficher  le  compte  de 
ma  morale  sur  les  murs  et  sur  les  colonnes  de  tout  Paris.  A  la 
commission  de  l'instruction  publique,  dans  l'état  où  je  l'ai  trouvée, 
un  grand  nombre  de  réformes  étaient  indispensables.  Excepté  un 
seul  homme,  avec  qui  j'avais  des  liaisons,  homme  excellent  de 
cœur  et  d'esprit ,  d'Esrenaudes ,  tous  les  autres  choix  ont  été 
adoptés  par  moi ,  mais  faits  par  la  renommée  ;  et  lorsqu'on  a  dis- 
puté à  Ginguenéet  à  moi  ce  faible  mérite  de  l'adopiion ,  nous 
avons  gardé  le  silence  ;  il  nous  a  suffi  qu'on  ne  pût  pas  en  enlever 
les  avantages  à  notre  administration. 

Quant  à  ma  famille ,  je  me  suis  entendu  reprocher  souvent  de 
ne  rien  faire  pour  elle ,  et  jamais  d'en  faire  trop.  Un  de  mes  ne- 
veux a  subi  dix  mois  d'une  détention  rigoureuse,  et  je  n'ai  pas  pu 
lui  en  sauver  dix  minutes  ;  dénoncé  par  un  mauvais  chanteur ,  il 
a  expié  par  une  année  de  prison  le  crime  de  faire  retentir  dans 
un  gosier  français  les  chants  les  plus  doux ,  les  accens  les  plus 
passionnés  de  la  mélodie  iialienne,  et  d'être  en  musique  un  uUrà 
révolutionnaire.  J'avais  deux  neveux  dans  les  armées  de  la  répu- 
blique quand  j'étais  au  ministère  :  l'un  aux  Pyrénées,  l'autre  au 
Rhin.  Celui-ci  a  fait  toutes  les  campagnes  de  la  guerre.  En  ou- 
vrant à  la  l)aionne(te  les  rangs  ennemis ,  lui  et  ses  camarades  ont 


ilËMOlRKS  DE   GARAT.  ^i:^^ 

souvent  chanté  les  couplets  républicains  et  guerriers  dont  il  était 
l'auteur,  et  ce  jeune  Tyrtée,  qui  n'élait  pas  boiteux,  est  toujours 
resté  simple  soldat.  Depuis  mon  entrée  dans  les  administrations. 
j'ai  eu  toujours  auprès  de  moi  et  à  mes  côtés  un  autre  neveu. 
Fonfrède était  son  parent,  Ducos  son  ami  de  cœur,  tous  les  dé- 
putés de  la  Gironde  ses  amis.  Tous  ces  amis,  excepté  moi,  s'é- 
taient chargés  de  son  avancement  :  il  s'avança,  en  eftet,  aux. 
affaires  étrangères  jusqu'à  une  place  de  près  de  mille  écus,  et  la 
seule  place  qu'il  ait  eue  de  moi ,  est  celle  de  secrétaire  de  section, 
place  très-subordonnée  dans  la  commission  dont  j'étais  le  chef, 
et  dont  toutes  les  places  étaient  à  ma  disposition.  Mon  espérance 
pour  lui  est  qu'il  n'occupera  jamais  de  place  dans  la  répu- 
blique ,  mais  qu'il  en  prendra  une  parmi  les  hommes  dont  les  ta- 
lens,  les  écrits  et  les  vertus  servent  et  honorent  l'humanité. 

A-t-on  cru  me  perdre,  en  me  faisant  perdre  des  places  qu'on 
imagine,  peut-être,  que  je  regardais  comme  des  carrières  pour 
cette  unique  ambition ,  pour  cette  dernière  passion  des  grandes 
âmes,  pour  la  gloire?  Sans  doute,  il  y  a  eu  des  temps  malheu- 
reux, où  un  administrateur,  qui  pouvait  beaucoup  auprès  d'un 
despote  qui  pouvait  tout ,  concevait  légitimement  le  projet  et 
l'ambition  de  rendre  son  nom  cher  et  immortel  dans  un  grand 
empire,  d'embrasser  dans  ses  pensées  tous  les  besoins,  et  dans 
ses  vœux  tous  les  vœux  d'un  peuple,  pour  les  remplir  et  pour 
les  rendre  à  jamais  respectables  par  des  lois  que  les  caprices 
même  du  despotisme  craindraient  de  renverser  :  celte  alliance  du 
génie  d'un  seul  homme  à  la  puissance  d'un  seul  homme,  a  été 
long-temps  la  seule  espérance  des  nations  ;  c'est  elle  qui  a  revêtu 
d'une  gloire  qui  ne  périra  point  dans  les  révolutions,  les  noms 
des  Sully,  des  Turgot;  et  dussent  ces  grandes  ombres  en  mur- 
murer; dussent  se  soulever  contre  moi  de  grands  révolution- 
naires que  j'estime  et  que  je  chéris,  j'inscrirai  encore  parmi  les 
noms  de  ces  ministres  immortels,  le  nom  de  N'^ckei'. 

Elle  était  assez  belle  pour  la  plus  grande  ambition ,  celte  gloire 
qui  brillait  à  la  fois  de  l'éclat  du  talent ,  et  de  l'éclat  de  la  puis- 
sance, qui,  en  se  faisant  estimer  des  sages  qui  rajipréciaient ,  se 


470  DOCUMENS   COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1793  ). 

faisait  adorer  de  la  multitude  ,  dont  elle  changeait  les  destinées  : 
cependant  elle  n'occupait  que  la  seconde  place  dans  l'opinion  de 
ceux  qui  aspiraient  aux  divers  genres  de  gloire ,  et  qui  eu  étaient 
les  dispensateurs.  C'est  pour  le  philosophe  qui  avait  reculé  les 
bornes  de  l'esprit  humain ,  et  pour  le  poète  qui  avait  étalé  des 
chefs-d'œuvre  sur  la  scène  qu'était  la  première  gloire.  Les  puis- 
sans  de  la  terre  connaissaient  ces  sentimens  que  l'homme  de 
lettres  supérieur  renfermait  et  conservait  dans  son  ame,  et  ils  ne 
pouvaient  les  lui  arracher  ni  par  leurs  bienfaits,  ni  par  leur  hau- 
teur. Le  nom  de  Smiths  efface  les  noms  de  tous  les  ministres  de 
la  Grande-Bretagne ,  et  la  gloire  de  tous  les  ministres  de  Fi  ance 
s'éclipse  devant  la  gloire  de  Montesquieu. 

De  quel  homme  aspiiant  à  quelque  célébrité  de  talent,  pour- 
raient donc  être  aujourd'hui  l'ambition ,  ces  places  de  l'adminis- 
tration qui,  lors  même  qu'elles  sont  les  premières,  sont  heureu- 
sement si  peu  de  chose  dans  les  institutions  de  la  république,  et  à 
côté  de  la  représentation  nationale  ?  Semblable  à  l'ouvrier  dont 
la  main  met  en  jeu  les  ressorts  d'une  machine  dont  Huighens  on 
Galilée  sont  les  inventeurs ,  la  main  de  l'administrateur  de  la  ré- 
publique opère  ;  son  génie  n'a  rien  à  concevoir  ;  son  devoir  et  son 
serment  sont  d'exécuter  avec  autant  de  scrupule  une  loi  qu'il  juge 
mauvaise,  qu'une  loi  qu'il  juge  excellente  ;  et  tandis  que  tous  les 
autres  citoyens  énoncent  avec  une  liberté  généreuse  toutes  leurs 
opinions ,  lui  seul  est  presque  toujours  obligé  de  taire  toutes  les 
siennes  :  en  l'élevant  à  ce  poste  honorable ,  il  semble  qu'on  ait 
effacé  en  lui  les  droits  de  l'homme  et  du  citoyen ,  il  semble  qu'on 
ait  arrêté  sa  pensée ,  pour  ne  lui  permettre  de  se  mouvoir  que 
par  la  pensée  des  autres.  Qu'on  les  bénisse  ces  victimes  dont  la 
patrie  a  besoin ,  et  qui  s'immolent  tous  les  jours  à  la  patrie  ; 
mais  qu'on  les  choisisse  avec  convenance,  pour  qu'elles-mêmes 
ne  soient  pas  trop  malheureuses,  et  pour  que  la  république  ne 
perde  pas  trop  de  talens.  Aujourd'hui  les  premières  places  de 
l'administration  ne  demandent  que  des  hommes  probes ,  labo- 
rieux, ayant  peu  d'idées  à  eux  ,  pour  qu'ils  n'en  soient  pas  trop 
préoccupés ,  qui  n'aient  aucune  connaissance  et  aucun  sentiment 


MÊJ101hli&   D£    GARAT.  471 

de  cette  gloire  que  les  siècles  dispensent,  pour  qu'ils  puissent 
être  touchés  et  consolés  par  ces  soumissions  qu'on  affecte  encore 
devant  une  place,  lorsqu'on  n'attend  pas  davantage  de  l'insulte 
faite  à  celui  qui  l'occupe. 

Tels  sont  les  hommes  estimables  auxquels  il  faut  désormais 
faire  occuper  ces  places:  on  voit  qu'en  les  occupant  j'étais  con- 
damné à  trop  de  sacrifices.  La  république  est  depuis  long-temps 
la  plus  grande  de  mes  pensées  et  de  mes  espérances;  mais  elle 
n'a  pas  eu  à  m'offrir  de  place  qui  ne  fût  au-dessous  de  mon  am- 
bition. 

Qu'on  se  rie,  j'y  consens,  de  ce  sentiment  de  moi-même  que 
l'injustice  des  hommes  me  force  à  produire  ;  qu'on  le  couvre  de 
ce  ridicule  que  la  vanité  de  tous  sait  si  bien  répandre  sur  l'or- 
gueil d'un  seul  ;  personne  ne  pourra  juger  avec  plus  de  dédain 
que  moi  les  misérables  productions  arrachées  à  mes  besoins  bien 
plus  qu'émanées  de  mes  conceptions.  Les  titres  de  mon  orgueil, 
si  on  veut  ainsi  l'appeler,  n'existent  nulle  part  encore;  si  je  pé- 
rissais, tous  périraient  avec  moi.  Mais  qu'il  soit  insensé,  ou  qu'il 
ait  des  motifs  légitimes,  ce  sentiment  de  mon  ame,  il  suffit  qu'il 
existe  pour  m'en  donner  un  autre  :  c'est  que  loin  de  perdre  quel- 
que chose  en  perdant  des  places,  si  je  les  conservais  je  me  per- 
drais tout  entier. 

Peut-être  a-t-on  entendu  me  perdre  tout  entier ,  mais  d'une 
autre  manière  :  mes  forfaits  sont  si  grands,  ils  sont  de  nature  à 
trouver  parmi  les  hommes ,  sinon  une  justice ,  au  moins  des  juges 
si  inexorables  !  et  puis  la  peine  de  mort  a  paru  si  dangereuse  à 
abolir  encore!  et  la  déportation  qu'on  a  mise  à  sa  place,  pour 
certain  cas,  est  une  peine  si  commode  etsi  prompte,  qui  concilie 
si  par  fjiiement  tous  les  intérêts  !  Il  est  très-possible  qu'on  ait 
pensé  à  me  perdre ,  en  me  faisant  monter  sur  un  vaisseau  ou  sur 
un  ëchafaud.  Plus  d'un  avertissement  secret  et  non  secret  m'en 
a  été  donné  par  des  gens  qui ,  peut-être,  n'auraient  pas  été 
fâchés  que  je  me  déportasse  moi-même.  Mais  en  tout,  je  suis 
curieux,  et,  quoi  qu'on  dise  de  ma  douceur,  sur  les  choses  qui 
valent  la  peine  qu'on  prenne  un  parti,  assez  opiniâtre.  Je  veux 


472  DÔCUMENS    COMPLÉMENTAIRES  (  1792-1793). 

voir,  lant  qu'on  me  laissera  des  yeux,  comment  tout  ceci  pour  moi 
et  pour  les  autres  ira  à  un  terme  ou  à  une  fin. 

Si  je  dois  être  condamné,  je  ne  demanderai  pas,  comme  dans 
quelques  anciennes  républiques,  qu'on  me  laisse  le  choix  du  sup- 
plice; mais  dans  le  cas  où  je  devrais  être  déporté,  il  sera  égal  à 
mes  ennemis  que  je  sois  jeté  dans  la  Sibérie  ou  à  3Iadagascar  :  et 
à  moi,  né  sous  le  ciel  du  midi ,  la  chaleur  du  soleil  m'est  si  né- 
cessaire !  un  ciel  rempli  et  resplendissant  de  sa  clarté  m'est  si 
doux  à  contempler  !  Si  quelque  pilié  reste  encore  à  mes  ennemis 
pour  un  être  si  faible ,  et  dont  ils  vont  disposer  avec  tant  de 
puissance  ,  je  les  conjure  de  me  faire  descendre  sur  cette  grève 
enflammée  de  Madagascar,  où  il  me  suffira  de  faire  quelques  pas 
pour  trouver  un  domicile  sous  l'ombre  d'un  bananier.  Comme 
le  Socraie  en  délire,  si  je  rencontre  un  tonneau,  et  qu'on  ne 
m'ôte  pas  mon  soleil,  je  puis  encore  trouver  le  bonheur,  je 
pourrai  encore  bénir  la  douceur  naissante  des  lois  de  ma  répu- 
blique. 

Sera-t-on  moins  miséricordieux  que  je  ne  l'espère,  et  cette 
peine  horrible  dont  Robespierre  et  Billaud  ont  fait  pour  tant  de 
Français  un  supplice  qu'ils  ont  subi  avec  tant  de  magnanimité  et 
tant  de  gaieté,  est-elle  celle  qui  me  serait  réservée?  Je  crois  avoir 
été  assez  l'apôtre  de  la  vérité ,  je  ne  suis  pas  très-pressé  d'en  de- 
venir le  martyr.  Ce  que  disait  un  philosophe  de  l'antiquité  est 
peut-être  vrai  ;  il  est  peut-être  égal  de  vivre  ou  de  mourir  :  cette 
grandeur  d'indifférence  ou  de  stoïcisme  n'est  pas  un  sentiment 
naturel  à  mon  ame  :  je  n'ai  jamais  cherché  à  l'acquérir  ;  j'aurais 
trop  craint  de  tarir  dans  mon  cœur  cette  source  de  ravissemens 
qu'y  a  toujours  portés  le  spectacle  de  la  nature  et  le  sentiment  de 
l'existence,  sentiment  divin,  répandu  avec  tant  d'abondance  et 
de  variété  sur  tous  les  êtres,  qui  trouve  tant  d'ingrats  et  qui  m'a 
toujours  trouvé  si  reconnaissant,  si  disposé  à  entonner  le  canti- 
que de  la  vie  avec  tout  ce  qui  sent ,  tout  ce  qui  se  meut  et  tout  ce 
qui  chante  sous  les  cieux  ! 

Cependant  il  est  impossible  d'avoir  vu,  pendant  une  année  en- 
tière, la  mort  tombant  sur  tant  de  têtes  innocentes,  et  toujours 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  473 

suspendue  sur  la  sienne ,  sans  avoir  réfléchi  sérieusement  à  la 
manière  dont  on  pourrait  être  conduit  au  pied  de  l'échafaud, 
à  la  manière  dont  on  y  monterait,  et  aux  seniimens  qu'on  trou- 
verait dans  son  ame  à  ce  dénoûment  de  la  vie.  Si  des  expériences 
suffisamment  réitérées  n'avaient  appris  ces  détails  à  mes  enne- 
mis, s'ils  me  les  demandaient  avec  quelque  instance,  je  leur  di- 
rais comment  on  devrait  s'y  prendre  pour  faire  sortir  de  quelque 
section  une  voix  imposante  et  majestueuse  qui  s'étonnerait  de  ce 
que  je  ne  suis  pas  encore  mis  en  jugement;  comment  dans  un  re- 
nouvellement des  comités  une  haine  bien  violente,  bien  procla- 
mée contre  moi,  serait  un  litre  pour  y  entrer;  comment  dans  un 
rapport  mon  nom  serait  mis,  non  pas  à  la  suite  de  quelques 
hommes  peut-être  réellement  coupables  ,  mais  à  la  tête  ;  com- 
ment, dans  une  prosopopée  éloquente  et  même  pathétique,  on 
ferait  parler  les  mânes  des  victimes  égorgées,  pour  faire  égorger 
en  leur  honneur  une  autre  victime  au  moins  aussi  innocente  :  je 
me  croirais  en  état  de  tracer  parfaitement  l'itinéraire  de  ma  route 
à  l'échafaud. 

Je  suis  plus  sûr  encore  des  dispositions  dans  lesquelles  cet  ac- 
cident trouverait  ou  mettrait  mon  ame;  plus  d'une  fois  mes  lèvres 
ont  louché  à  ce  calice;  il  a  perdu  pour  moi  son  amertume.  Om- 
bres généreuses  et  adorées,  vous  que  les  puissances  de  la  terre 
ont  fait  périr  sous  les  ignominies,  sous  les  verges  des  licteurs  et 
sous  les  haches  des  bourreaux,  pour  avoir  fait  entendre  à  leurs 
passions  les  oracles  de  la  raison  et  de  la  sagesse ,  en  m'exposant 
à  votre  mort  pour  m'être  proposé,  dans  de  grandes  circonstances, 
quelques-uns  de  vos  exemples ,  mon  ame  s'est  approchée  aussi 
de  votre  grandeur.  Elles  m'ont  été  révélées  dans  nos  sanglantes 
catastrophes ,  les  sources  sacrées  où  vous  avez  puisé  cette  magna- 
nimité facile  qui  vous  a  fait  pleurer  sur  vos  bourreaux  ,  et  sou- 
rire à  la  ciguë  et  à  la  hache.  J'ai  senti  ce  témoignage  puissant 
d'une  conscience  éclairée  que  ne  peut  infirmer  le  genre  humain 
tout  entier  trompé  et  armé  contre  la  vertu  et  contre  la  vérité  ; 
j'ai  touché  à  ces  transformations  qui ,  au  milieu  de  tous  les  sup- 
plices, dérobent  une  ame  pure  à  toutes  les  douleurs,  qui  ne  lui 


.«»:.». 


^. 


'i 


ik-     \ 


474  DOCL'MENS   COMPLÉMENTAIRES  {  1792-1795). 

permettent  de  seniir  que  la  {grandeur  de  révënement  qui  s'accom- 
plit en  elle  pour  rendre  sur  la  terre  la  vertu  plus  auguste  et  plus 
touchante,  qui  lui  présentent,  dans  le  tableau  rapproché  de  tous 
les  siècles,  ce  culte  d'amour,  de  larmes  et  d'admiration,  que  les 
peuples  désabusés  doivent  lui  rendre  un  jour.  En  m'élevant  à 
l'échafaud ,  ouibres  chéries  et  vénérées ,  placé  entre  vous  et  lu 
terre ,  que  je  verrais  encore  ,  je  croirais  vous  voir  m'accueillir  au 
milieu  de  vous ,  comme  une  victime  de  vos  leçons  et  de  vos  exem- 
ples, je  croirais  entendre  mon  nom  prononcé  avec  le  vôtre  au 
milieu  des  bénédictions  que  le  genre  humain  s'honorera  toujours 
de  vous  dispenser;  ei  le  dernier  soupir  de  mon  ame  serait  encore 
une  action  de  grâce  à  cette  cause  inconnue  de  toutes  les  existen- 
ces ,  qui  m'a  donné  une  intelligence  pour  discerner  la  vérité, 
et  un  cœur  pour  l'embrasser  avec  amour  ! 

En  supposant  que  c'est  aux  bourreaux  qu'on  eût  songé  à  con- 
fier le  suin  de  me  perdre,  j'ai  donc  lieu  de  croire  qu'on  pourrait 
me  donner  la  mort,  mais  qu'on  ne  pourrait  me  la  faire  sentir,  ^ 
que ,  par  mon  supplice,  dont  je  serais  le  témoin ,  on  parviendrait 
seulement  à  me  faire  assister  à  mon  inauguration  parmi  ces  gé- 
nies révérés  dont  j'ai  reproduit  quelquefois  les  images  sous  les 
pinceaux  de  l'histoire ,  et  que  leur  dévouement  à  la  vérité  a  con- 
duits à  la  mort  et  à  l'immortalité. 

Quand  l'ame  s'est  enivrée  de  c^  hautes  espérances  dans  la 
contemplation  d'une  mort  sublime,  il  est  difficile  de  redescendre 
à  l'espérance  de  vivre,  et  d'y  trouver  quelque  charme.  Je  dois 
pourtant  le  dire ,  ma  plus  ferme  persuasion ,  c'est  qu'aucun  as- 
sassin, de  quelque  litre  auguste  qu'il  soit  revêtu,  excepté  ceux 
qui  peuvent  m'aitendre  dans  le  tournant  d'une  rue,  ou  au  coin 
d'un  bois,  n'osera  toucher  à  ma  vie;  et  ce  n'est  pas  par  moi 
qu'elle  sera  le  mieux  défendue  ;  elle  sera  le  mieux  défendue  pai' 
l'amour  que  mes  ennemis  ont  de  leur  propre  vie,  et  par  le  soin 
qu'ils  en  prennent. 

Le  trait  qu'ils  lanceraient  sur  moi  les  percerait  eux-mêmes 
d'un  coup  mortel  ;  et  ils  iraient  tomber  à  peu  de  distancé  du  jour 
où  ils  auraient  vu  couler  mon  sang. 


ini^ 


fC*' 


MÉMOIRES   DE   GARAT.  475 

Il  est  beau  de  proclamer  les  principes  qui  peuvent  seuls  met- 
tre les  hommes  en  sûreté  et  le  genre  humain  en  paix  :  mais  pour 
en  être  protégé ,  il  ne  suffit  pas  de  les  proclamer,  il  faut  les  res- 
pecter :  il  ne  suffit  pas  de  les  respecter  envers  ses  amis  et  pour 
soi-même;  il  faut  les  respecter  conire  soi-même  et  envers  ses  en- 
nemis. Les  vrais  principes  sont  des  articles  d'un  traité  de  paix 
dicté  par  la  raison  aux  passions  et  aux  erreurs  qu'elle  ne  peut  dé- 
truire. Être  bienfaisant  et  juste  envers  ce  qu'on  aime,  et  ce  dont 
on  est  aimé ,  n'est  pas  une  vertu  ;  les  tigres  même  et  les  loups  le 
sont  :  la  véritable  vertu ,  la  seule  vertu  sociale  est  cette  force 
éclairée,  qui  ne  se  précipite  ni  du  côté  de  l'amour  ni  du  côté  de 
la  haine,  mais  qui,  marchant  toujours  les  balances  du  raisonne- 
ment et  de  la  justice  à  la  main,  arrête  les  passions  par  la  pré- 
voyance, résiste  aux  affections  personnelles  par  la  vue  et  par  le 
sentiment  de  l'ordre  général ,  (t  ne  s'avance  jamais  qu'en  posant 
des  barrières  ou  des  fanaux  partout  où  elle  aperçoit  des  pré- 
cipices. 

Le  temps  où  on  pouvait  tromper  les  honnêtes  gens  sur  mon 
compte  est  passé.  Les  passions,  de  quelque  espèce  qu'elles  aient 
été,  quelque  but  de  bien  public  qu'elles  se  soient  proposé,  ont 
fait  depuis  un  an  à  la  France  des  maux  si  inouïs,  qu'elles-mêmes 
en  sont  épouvantées.  Nul  ne  peut  plus  attendre  aucun  bien  réel 
que  delà  sagesse,  de  la  modération  et  de  la  vérité.  La  vérité 
commence  à  percer  de  toutes  parts.  Il  existe  des  houimes  capa- 
bles de  la  discerner  à  travers  tous  les  nuages  de  sang  dont  elle  a 
été  enveloppée ,  capables  de  la  présenter  avec  ces  traits  précis  et 
éclatans  qui  assurent  son  triomphe  en  lui  donnant  son  évidence. 
11  n'existe  pas  sur  la  terre  de  puissance  capable  d'anéantir  ou 
d'obscuicir  les  vérités  que  j'ai  consignées  dans  ces  pages  que  je 
publie  aujouid'hui  :  puisqu'elles  sont  éciites,  elles  sont  iujpéris- 
sables  :  toutes  se  tiennent ,  et  elles  tiennent  à  tout  ce  qui  a  été.  Le 
sceau  que  je  leur  ai  imprimé  sera  plus  ineffaçable  que  celui  de 
toutes  les  républiques  et  de  toutes  les  chancelleries.  Ma  personne 
est  encore  sous  la  main  des  hommes  ;  ma  mémoire  n'y  est  plus. 
Des  hommes  qui  ne  pouvaient  me  pardonner  de  les  croire  les  uns 


476  DOCUMENS   COMPLÉMEiMAIRES  (179!2-1795  ). 

elles  autres  les  amis  de  la  république ,  se  sont  embrassés  pour  la 
sauver  ensemble,  et  ce  que  tous  appelaient  ma  faiblesse  est  de- 
venu la  sagesse  de  tous.  Je  ne  me  suis  pas  trompé,  puisqu'ils  ont 
reconnu  leurs  erreurs  :  je  suis  justifié,  puisqu'ils  se  sont  pardon- 
né. Il  est  un  tribunal ,  mais  c'est  le  seul  devant  lequel  nous  de- 
vons en  ;ore  tous  paraître ,  c'est  celui  de  la  postérité.  L'esprit  de 
parti,  qui  n'est  pas  lesprit  des  siècles,  cherchera  encore  à  faire 
arriver  ses  dépositions  erronées  ou  fallacieuses  à  ce  tribunal  ; 
mais  elles  périront  dans  ces  routes  du  temps  que  la  vérité  seule 
traverse  dans  toute  leur  étendue  ;  elles  ne  seront  point  entendues 
ou  elles  n'influeront  point  sur  les  jugemens  que  la  postérité  pro- 
nonce et  qu'elle  grave  sur  les  tombes  qui  ont  enseveli  dès  long- 
temps tous  les  partis  ;  et  puisque  mon  nom  est  attaché  à  des 
événemens  qui  seront  l'entretien ,  l'effroi  et  la  leçon  des  siècles , 
la  postérité  gardera  quelque  estime  à  Ihomme  qui  a  passé  au  mi- 
lieu de  tous  les  partis,  et  qui  n'a  jamais  embrassé  que  celui  delà 
république  et  de  l'espèce  humaine,  froissées  entre  les  partis  de 
tous  les  genres  ;  qui  n'a  jamais  ni  demandé  ni  désiré  aucune 
place,  et  qui  n'a  jamais  refusé  les  fonctions  les  plus  entourées  de 
dégoûts  et  de  dangers  ;  qui,  en  blessant  toutes  les  passions  qu'il 
voulait  éclairer  et  desarmer ,  les  a  presque  toutes  contraintes  à 
l'aveu  de  la  pureté  de  ses  intentions  ;  que  les  deux  côtés  ont  éga- 
lement accusé  d'être  faible,  parce  qu'il  a  eu  la  force  de  résister 
également  aux  emportemens  de  tous  les  côtés,  et  que  rien  ne 
doit  paraître  faible  comme  la  raison,  à  des  esprits  enivrés  par 
toutes  les  passions  ;  qui  enfin ,  depuis  les  premiers  instans  de  la 
révolution,  entièrement  dévoué  à  elle,  toujours  prêt  à  la  sceller 
de  son  sang  et  jamais  du  sang  des  autres ,  n'a  jamais  formé 
qu'un  vœu  ,  le  vœu  de  la  voir  achevée  par  les  progrès  de  la  rai- 
son, comme  elle  a  été  commencée. 


MEMOIRES  DE  (URAT.  A7't 


NOTES  DE  GARAT. 


Voici  les  détails  que  j'ai  promis  sur  l'exécution  du  décret  contre  les  pillages. 

Le  décret  est  arrivé  dans  les  bureaux  du  département  de  la  justice,  le  1"  mars 
à  sept  heures  du  soir. 

Ce  même  soir  j'en  ai  envoyé  des  expéditions  au  directoire  du  département,  à 
la  municipalité,  au  tribunal  criminel. —Cette  même  nuit  le  décret  fut  imprimé, 
et  le  lendemain  deux  exemplaires  furent  envoyés  au  département,  à  la  munici- 
palité, aux  quarante-huit  sections,  aux  quarante-huit  juges  de  pais,  aux  six  tri- 
bunaux de  district,  à  tous  les  directeurs  de  jurés,  au  tribnnal  d'appel  de  la  police 
corectionnelle,  au  tribunal  de  commerce,  à  Taccusateur  public,  auquel  j'écrivis 
pour  lui  recommander  la  plus  grande  activité.  Le  4  mars,  le  tribunal  criminel 
de  Seine-et-Oise  en  reçut  aussi  des  exemplaires.  —  Le  3  et  le  4  du  même  mois, 
l'accusateur  public  me  présente  des  difficultés  sur  la  manière  d'informer  contre 
un  journal  et  contre  un  député;  je  lui  rappelle  les  lois  et  je  lui  aplanis  les  diffi- 
cultés. Je  n'attends  pas  qu'on  m'instruise  de  la  marche  de  la  procédure  et  de  ses 
progrès;  je  m'en  enquiers;  et  je  m'assure  que  plusieurs  dircteurs  de  jures  ?gis- 
sent  sur  les  faits  de  pillage,  et  que  les  maisons  d'anét  renferment  plusieurs  pré- 
Tenus.  —  Le  17  mars,  l'accusateur  public  me  communique  une  lettre  du  juge  de 
paix  de  la  section  du  Théâtre-Français,  qui  n'avait  reçu  qu'une  s  ule  déclara- 
tion, d'où  il  ne  sortait  aucune  lumière,  et  il  m'interroge  encore  sur  la  marche 
qu'il  doit  suivre.  Je  le  renvoie  aux  lois,  où  il  trouvera  sa  marche  tracée,  et  je  lui 
laisse  voir  l'étonnement  où  il  me  met  en  me  laissant  voir  tant  d'incertitude,  d'hé- 
sitations et  de  tàtonnemens. 

Le  morceau  qu'on  va  lire  est  copié  d«  mémoire  que  j'adressais 
aux  départemens. 

cr  En  sortant  de  chez  moi ,  le  maire  de  Paris  se  rendit  au  comité  de  salut  pu- 
blic; bieutôlje  l'y  suivis,  et  bientôt  aussi  je  me  rendis  à  la  commission  des  douze 
qui  m'avait  appelé;  je  n'y  trouvai  que  deux  de  ses  membres,  Vigier  et  im  autre 
dont  Vigier  doit  se  rappeler,  et  dont  je  ne  me  rappelle  pas  le  nom.  Tous  les 
membres  de  cette  commission  pouvaient  croire  avoir  à  se  plaindre  de  moi ,  et 
Vigier  n'était  pas  celui  qui  était  le  moins  animé  de  l'esprit  qui  avait  provoqué 
les  actes  que  j'avais  condamnés.  Mais  au  milieu  de  si  grands  intérêts  et  de  si  grands 
événeniens,  les  âmes  qui  ne  sont  pas  étrangères  à  toute  vertu  se  pressentent,  se 
devinent;  quelques  torts  mutuels  qu'elles  croient  avoir  à  se  reprocher,  elles  s'ou- 
vrent, elles  se  confient  les  unes  aux  autres;  quelque  opposition  qu'il  y  ait  dans 
quelques-uns  de  leurs  sentmiens,  elles  s'allient  et  s'embrassent  dans  les  mêmes 
intentions.  Je  n'ai  point  oublié  cet  entretien;  ceux  aven  qui  je  l'eus  ne  peuvent 
pas  non  plus  l'avoir  oublié  :  nous  ne  pouvons  avoir  oublié  avec-  quel  épanchement 
nous  nous  parlâmes ,  nous  qui  ne  nous  étions  pas  rencontres  quatre  fois  en  notre 
vie.  Ils  doivent  se  souvenir  combien  de  fois  je  leur  dis,  en  leur  communiquant 
tout  ce  que  je  savais  et  tout  ce  que  je  conjecturais  ,  que  le  décret  qui  les  avait 
supprimés  avait  été  indispensable  ;  que  le  rapport  de  ce  décret  avait  f;iit  renaître 
les  simlèvemens  que  le  décret  avait  contenus  :  que  la  suppression  très-prompte 
des  douze  me  semblait  encore  l'unique  moyen  d'arracher  aux  agitateurs  les  flam- 
beaux de  discorde  que  le  peuple  allait  recevoir  de  leurs  mains.  Je  me  souviens 
aussi  combien  tous  les  deux  se  montrèrent  à  moi  disposés  à  tous  les  sacrifices 
personnels,  combien  de  fois  ils  me  répétèrent  qu'ayant  agi  toujours  a\ec  les 
motifs  les  plus  purs,  ce  n'était  pas  d'avoir  été  cassés  qu'ils  se  plaignaient,  mais 
de  l'avoir  été  sans  être  entendus.  Eh  bien  !  leur  dis-je,  faites-vous  donc  entendre 
pour  que  vous  soyez  supprimés  promptement.  >otre  rapport ,  me  répondit  l'un 
d'eux,  sera  fait  lundi.  Lundi ,  lui  répliquai-je,  il  ne  sera  peut-être  (lus  temps; 
nous  ne  sommes  pas  siirs  d'aller  jusqu'à  limdi.  Cela  n'était  que  trop  vrai.  » 

FIN   DES  MÉMOIRES  DE  GARAT   ET  DU   DIX-HUITIÈME   VOLUME. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


DU   DIX-HCITIEME   VOLUME. 


PRÉFACE.  —  Vérification  morale  de  la  doctrine  du  progrès. 

SEPTEMBRE  4792.  (Suite.)  —  Assemblée  législative;  séance  du  18  sep- 
tembre au  soir ,  p.  1 .  —  Lettre  de  Roland  à  l'assemblée;  il  expose  les 
circonslances  qui  ont  rendu  facile  le  vol  du  garde-meuble,  et  de- 
mande des  précautions  contre  le  retour  de  pareils  attentats ,  p.  3.  — 
Séance  du  19;  Roland  à  la  barre,  p.  7.  —  Adresse  aux  Français  dé- 
crétée sur  la  proposition  de  la  commission  extraordinaire;  elle  a  pour 
but  de  signaler  les  dangers  dont  quelques  scélérats  menacent  la  vie  des 
députés  ;  les  décrets  sur  l'inviolabdité  des  représentans  seront  impri- 
més à  la  suite ,  p.  9 ,  12.  —  Séance  du  1 9  au  soir  ;  décret  pour  le  main- 
tien et  l'exécution  de  la  lui  du  8  septembre,  relative  à  la  libre  circula- 
tion des  personnes  et  des  choses ,  p.  14.  —  Séance  du  20  au  malin; 
l'assemblée  ordonne  une  information  sur  la  conduite  de  Charles  La- 
melh  arrêté  à  Barenlin  ;  Roland  annonce  que  la  salle  des  Tuileries  est 
prèle  pour  recevoir  la  Convention  nationale.  —  Le  procureur-syndic 
de  la  Haute  Saône  écrit  que  «  Deux  prétendus  commissaires  du  pou- 
voir exécutif  ont  été  arrêtés  à  Champlitte,  p.  i5.  —  Lettre  de  Petion 
sur  l'état  de  Paris  ;  Servan  communique  une  dépêche  de  Dumourier  , 
p.  16.  —  Dernière  séance  de  l'assemblée  législative ,  p.  17. 

HISTOIRE  DE  PARIS  DU  7  AU  21  SEPTEMBRE.  —  Double  fin  de  l'impul- 
sion  donnée  le  2  septembre ,  la  formation  d'une  armée  et  l'anarchie. 
—  Formation  de  l'armée  ,  p.  19.  —  Affiche  de  la  Commune  qui  in- 
vite les  citoyennes  à  se  réunir  pour  faire  les  tentes  nécessaires  au 
camp  Sur  Paris,  p.  20.  —  Réquisition  des  ouvriers;  saisie  des  che- 
vaux, des  fers  et  des  plombs,  ibid.  —  Vols  imputés  au  comité  de 
surveillance  de  la  Commune,  p.  21.  —  Comment  Marat  se  refit  un 
matériel  dimprimei ie ,  p.  23.  —  Article  de  Gorsas  sur  la  réappari- 
tion de  Marat  ;  il  reproduit  un  placard  de  V^mi  du  peuple  par  lequel 
ce  dernier  demande  15,000  francs  à  Roland,  p.  23.  25.  —  Lettre  de 


TABLE   DES   MATIÈRES.  479 

Roland  aux  Parisiens;  apologie  de  sa  conduite;  son  opinion  sur  les 
événemens,  p.  23, 30.  —  Ad  es  du  corps  électoral ,  de  la  Commune  et 
des  sections;  reproche  fait  à  Robespierre  de  ne  plus  reparaître  à  la 
Commtine  depuis  le  2  septembre,  p.  30,  31.  —  Article  du  MoniUur 
sur  le  vol  commis  en  plein  jour  et  en  pleine  rue  le  i  4  septembre ,  p.  32. 
—  La  sectiou  de  l'Abbaye  propose  aux  autres  sections  une  confédéra- 
tion générale  pour  se  garantir  leurs  propriétés  et  leurs  vies ,  p.  33.  — 
Article  de  Marat  sur  ces  désordres,  p,  33.  — Article  de  Prudhomrae 
sur  le  même  objet  ;  il  interpelle  Danton,  Roland,  Robespierre  et  Bris- 
sot,  et  les  somme  de  sacrifier  leurs  différens  amours-propres  à  l'amour 
et  au  salut  de  la  patrie,  p.  34.  —  Réflexions  sur  Marat  ;  divers  extraits 
de  son  journal ,  p.  39 ,  42.  —  Bruit  d'un  nouveau  massacre  comploté 
pour  le  20;  la  Commune  casse  le  comité  de  surveillance,  p.  42. —  Pro- 
clamation de  la  Commune  sur  la  nécessité  du  calme  et  sur  les  moyens  de 
l'obtenir,  p.  43.  —  Décret  de  l'assemblée  légi-ilative  pour  le  rétablisse- 
ment de  l'ordre  et  la  sûreté  individuelle  desciioyens  dans  Paris,  p.44, 49. 
CLDB  DES  JACOBINS.  Cliabot  parle  en  faveur  de  la  candidature  de  Ma- 
rat; il  est  appuyé  par  Taschereau ,  p.  49,  5i.  —  Note  contre  Marat 
par  le  rédacteur  du  journal  des  Jacobins  (  Toulongeon  l'attribue  faus- 
sement à  Voidel.) ,  p.  51 .  —  Discussion  sur  l'abbé  Faucliet,  dénoncé 
par  Desfieux ,  p.  53. 

CODP  d'œIL  sua  LES   ÉVÉXEMEXS   MILITAIRES  PENDANT  LE   MOIS  DE 

SEPTEMBRE.  — Siège  de  Verdim,  p.  54.  —  Mo  t  de  Beauiepaire, 
p.  55.  —  Wimpfen  fait  une  sortie  contre  un  corps  d'émigrés  qui  ve- 
naient sommer  Thion ville  ,  p.  56.  —  Etat  de  l'armée  de  Kellemiann; 
analyse  de  ses  opérations ,  ibid.  —  Mouvemens  du  général  Dumou- 
rier;  description  de  la  forêt  de  l'Argonur;,  p,  57.  —  Opérations  qui 
précé.lèrent  la  bataille  de  Valmy ,  p  58.  —  Mouvement  des  Prussiens, 
p.  6\.  — Dumourier  cliange  brusquement  son  plan  de  défense  et  son 
champ  de  bataille,  p.  63.  —  Position  des  deux  armées,  p.  65.  — 
Bataille  de  Valmy,  p.  67. 

DOCUMENS  COMPLÉMENTAIRES  AU  MOIS  DE  SEPTE3IBRE  1792. —Ré- 
flexions sur  la  nature  de  ces  documens  ,  p.  70.  i 

RELATION  adressée  par  l'abbé  Sicard,  instituteur  des  sourds  et  muets, 
à  un  de  ses  amis ,  sur  les  dangers  qu'il  a  courus  les  2  et  3  septembre 
1  92,  p.  72. — Letiredans  laquelle  on  prie  le  ciloijen  Sicard  de  com- 
pléter son  récit,  p.  97.  —  Réponse  de  l'abbé  Sicard  à  cette  lettre, 
p.  98. 

M0.\  AGONIE  DE  TRENTE-HUIT  HEURES,  OU  récit  de  ce  qui  nCest  ar- 
rivé, de  ce  que  y  ai  vu  et  entendu  pendant  ma  détention  dans  la  pri- 
son de  l'ahhaye  Saiut-Germain  ,  depuis  Je  22  août  jusqu'au  i  sep- 
tembre 1792,  par  M.  Jouruiac  Saint-Méard,  ci-devant  capitaine 
commandant  des  chasseurs  du  régiment  d'infanterie  du  roi,  p.  103. 

MA      RÉSURRECTION  ,   PAR      MATON-DE-LA- VAREN.NE  ,    OUVrage    publié 

en  1795,  p.  135. 


f^-W 


«ï-7:* 


ttC  «'^  * 


MZW..M. 


«>r»:.»-.« 


«■_«^« 


«:  »^w 


t  » 


«r-ii 


480  TABLE  DES  MATIERES. 

LA  VÉRITÉ  TOUT  ENTIÈRE ,  sur  les  vrais  auteurs  de  la  jonrnée  do  2  sep- 
tembre 1792,  et  sur  plusieurs  journées  et  nuits  secrètes  des  anciens 
comités  de  gouvernement ,  par  félémhesi  (  Méiiée  fils  ) ,  p.  156. 

HISTOIRE  DES  HOMMES  DE  PROIE ,  OU  les  Cfimes  du  Comité  de  surveil- 
lance, par  Roch  Marcandier,  p.  181. 

DÉCLARATION  DU  CITOYEN  Autoine-Gabriel-Aimé  Jourdan ,  ancien 
président  du  district  des  Pelits-Augustins  et  de  la  section  des  Quatre- 
Nations,  p.  215. 

ÉTAT  des  sommes  payées  par  la  trésorerie  de  la  Commune  de  Paris,  sur 
le  compte  rendu  du  conseil-général  pour  dépenses  occasionées  par  la 
révolution  du  10  août  1792  ,  p.  226. 

PIÈCES  OFFICIELLES  relatives  au  massacre  des  prisonniers  d'Orléans  à 
Versailles  ,  le  9  septembre  1792 ,  p.  236. 

EXTRAIT  DES  PROCÈS  VERBAUX  DE  LA  COMMUNE  DE  PARIS,  du  4  au 

19  septembre  1792,  p.  249,  272.  —  Arrêté  de  la  Commune  en  date 
du  23  août  1792  ,  sur  le  casuel  des  prêtres  et  sur  le  culte,  p.  272. 
EXTRAIT  des  pièces  recueillies  par  Toulongeon dans  son  Histoire  de  France 
de|)uis  la  révolution  ,  p.  2X2. 

MÉMOIRE  SUR  LA  RÉVOLUTION,  PAR  D.  S.  GARAT,  p.  287 .  —  MassacrCS 

des  2  et  3  septembre,  p.  296.  —  Entretien  avec  Robespierre  et  avec 
Salles,  p.  331 .  —  Visite  de  Collot-d'Herbois  à  l'intérieur,  p.  433.  — 
Tentative  auprès  de  Robespierre  pour  sauver  les  Girondins,  p.  444. 
—  Entretien  avec  Danton,  et  jugement  de  ce  révolutionnaire,  p.  4i6, 


m^  m 


»    »7* 


r 


if 


^m-'^'^^ 


'mp- 


w^ 


-•t-s?^ 


mmu 


m 


'm»^ 


v    V''^      '   S-À,    -»  • 


'I^s^^ 


%yï:^ 


>£ 

>,.= 

>i-,-l\- 

,  ;;C-      V 

_^- 

-  \  • 


;,;>^^.^,-"^/r<A, 


University  of  Toronto 
Library 


DO  NOT 

REMOVE 

THE 

CARD 

FROM 

THIS 

POCKET 


Acme  Library  Gard  Pocket 

Under  Pat.  "Réf.  Index  File" 

Made  by  LIBRARY  BUREAU 


^V't'V^i 


mr/. 


¥>^^ 


■*^*W-«P»' 


^  <.f^».». 


^^vrV: 


:.  ^   '  :^tK 


/^;iV^