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DuqursnrCïniuirrsitvi
Gift of
lîev. John R. Boslet
HISTOIRE
1 1 1
PHILOSO PHIQUE
DELA
RELIGION.
TOME PREMIER.
A L I E G E, '
Oez Clément Plomteux, Imprimeur de
Mefleigneurs les Etats.
M. D C C. L X X I X.
-f^^'^
MA
'7
■ i , ^
TABLE
DES ÉPOQUES.
Première Époque.JL A Loi 'Naturelle , oa
la Religion Patriarchale. 4.
Article i . De la dignité de la Nature Humaine ,
& de limmenje différence quife trouve entre
nous & les animaux, ^
Art. 2. De Vorigine de Vhomme, EJl'ilunepro^
duclion de la nature^ c^efl-à-dire , dans le
fens attache au mot NATURE , qii^on fup^
pofe dénuée de fentiment & d'intelligence ?
a-t'il été formé par les combina ifons de la
matière & du mouvement? i5
Art. 3. Quelle a été la première Religion da
Thcifme ou du Polythéifme ? 4^
Art. 4. Si le Thcifme efl de même date que le
Genre-Humain , comment & par quels degrés
a-t'il été corrompu & fupplanté par le Po-
lythéifme ? ^^
Art. 5. Les Religions Orientales des Chaldéens ^
des Perfes , des Indiens & des Egyptiens ,
relatives au climat , aux loix , aux maximes
du Gouvernement ^ aux mœurs & aux opi"
nions philofôphiques. So
34^nc)
:. T A B L E. :..-„„.. ^
Seconde Époque. La Religion Mofdique^ la
même que la Patriarchale, aux cérémonies
légales près , qui furent pour lors incorpo^
^ rées chei^ le Peuple de Dieu avec la Religion
primitive, I02
Troisième Époque. Les Religions Grecque
& Romaine , oà Von examine principale^
ment la Pkilofophie mife aux prifes avec la
Religion, 249
Quatrième Époque. La Religion Mofàique y
depuis Venlevement des Hébreux en capti^
vite , jufqu'à leur entier rétahlijfement dans
la terre promife , & jufqu^au temps du Mejfie
qui en étoit la fin, 342
Cinquième Époque. Jefus-Chrijl ^ fondateur
du ChriJIianifme, 354
Fin de la Tahle,
HISTOIRB
HISTOIRE
PHILOSOPHIQUE
t> E
LA RELIGION.
PREMIERE PARTIE.
'HISTOIRE Sacrée nous ap-
prend que le Théïf'me efl né
avec le monde , non ce ThéiTme
ahfîrait & métaphyrique qui eft
comme la première ébauche de la Religion
Naturelle, & qui dans cet état 'de généralité
ne fauroir erre la Religion d'un Peuple ;
mais un ThéiTme révélé foit immédiatenieuc
par Dieu, foit par nos lumières naturelles, le-
quel s'incorpore à un culte, extérieur prefcric
Partie L A
2 Hïjloirc Pkilûfophiquc
par les loix pofîtives d'une fociété rcligieufe.
Le Théïfme efl: un or qui a befoin d'alliage
pour prendre de la conliiUnce & pour fe dé-
fendre contre toute corruption.
Mais Cl l'on a recours à l'Hiftoire Profane,
elle nous montre l'homme d'autant plus en-
foncé dans le PolythéiTme , que nous perçons
davantage dans les fombres profondeurs de
l'antiquité. A mefure que nous nous rappro-
chons des temps poflérieurs , nous le voyons
s'épurer, & dépofer, dans le cours des fiecles,
ce qu'il a de groflîer, tendre fans cefTe & s'a-
vancer vers le Théïfme. Il efl: aifé de remar-
quer ce progrès depuis Homère jufqu'à Vir-
gile , & peut-être , en fuivant la génération
des idées, feroit-il pofîible d'afïigner aux Na-
tions leur origine primitive.
S'il y a un Dieu, il doit être tel que fe le
repréfente une raifon cultivée, c'efl-à-dire,
tel que le conçoivent les Théifles. Mais com-
ment concilier l'idée de ce Dieu avec l'opi-
nion que nous avons végété durant un temps
infini, dans un état où nous avons été dégra-
dés au-defTous des bêtes , puifqu'elles n'eurent
pas plutôt déployé le jeu de leurs organes,
qu'elles trouvèrent dans l'ufage de leur inftinâ
officieux leur perfeâion & leur bonheur?
Il eft fouverainement abfurde , dans l'hy-
de la ReUgioîié ^
^othefe d'un Etre infiniment fage^ de ne pas
fe repréfenter l'homme , au fortir des mains
de Dieu , exerçant fes facultés , mettant en
jeu fon imagination & fa mémoire , rendant
fa raifon aâive & conduifant par des degrés
plus ou moins rapides fon efprit au terme de
perfedion dont il eft fufceptible. Dirons-nous
de cet homme , que le premier ufage qu'il fit
de fa raifon , fut de fe précipiter dans l'ido-
lâtrie , parce que la première notion qu'il fe
forma d'un pouvoir fupérieur , le conduifit au
Polythéïfme? Qui ne voit qu'une pareille af-
fertion conduit indiredement à l'Athéifme?
S'il exifte un Dieu , la première Religion n'a
pu être que le Théïfme, On peut le regarder
comme le fruit d'une révélation immédiate.
Quoique la révélation aufli ancienne que le
monde ait parlé à différentes reprifes , elle ne
l'a pas toujours fait d'une manière aufli diftinde
& développée qu'à la naiffance du Chriflianifme
qui eft fon dernier complément. Ce n'eft que
peu-à-peu qu'elle a levé le voile myftérieux
que Dieu a voit fufpendu fur plufieurs vérités
dont la manifeflation étoit réfervée au Meflîe.
Cette économie divine dans la difpenfation
des vérités , doit fervir de bouffole à un Hif-
torien judicieux ; il troubleroit l'harmonie de
fa narration , en anticipant fur ce qu'il doit
A 2.
'if Hijloirc Philofophlquô
reculer dans l'enfoncement des fiecles. Pour
faciliter la connoifTance des temps & des faits,
avec cet agrément que produifent , même aux
yeux , la difpofition induftrieufe 6i la mutuelle
dépendance des parties d'un corps organifé, il
doit préfenter fcn hiftoire fous différentes Epo-
ques , qui feront autant d'indices d'une grande
révolution arrivée dans ce long tiffu d'événe-
mens qui la compofent. Nous réduirons à cinq
Epoques PHifLoire Sacrée. Elles formeront au-
tant de tableaux réunis par une chaîne in-
vifible.
PREMIERE ÉPOQUE.
XA LOI NATURELLE,
o V
LA RELIGION P ATRIARCHALE.
N
Ou S allons former le tableau de cette
première Epoque de cinq articles ; qui font
1°. la nature 6c la dignité de l'homme^ 2°. l'o-
rigine de l'homme \ 3°. la Religion primitive
qui doit avoir été le Théïfme \ 4°. le paffage
de cette Religion au Pcly théïfme , ou l'ori-
gine de l'idolâtrie; 5^ les Religions des plus
anciens & des plus illuftres Peuples de la terre.
de la Religion. 5
PREMIER ARTICLE.
De la Dignité de la iSatare Humaine , &
de rimmcnfe différence qui fc trouve entre
nous & les animaux,
V^Uelques Philofophes , croyant pouvoir
féparer leur intérêt perfonnel de celui de l'hu-
manité , & médire du genre - humain fans fe
compromettre , ont rempli leurs livres d'in-
vedives contre ce qu'ils appellent l'orgueil
de l'homme , parce qu'il fe prétend fupérieur
aux animaux. Ils ont fait de notre aviliffement
une de ces vérités précieufes, qui, félon eux,
doivent beaucoup nous réjouir , en nous appre-
nant que nous ferons après la mort ce que
nous avons été avant notre naifTance. Détrui-
fons cette chimère.
Organifés comme nous , les animaux reçoi-
vent & donnent la vie comme nous. Ils com-
mencent avec nous le mouvement & le com-
muniquent. Ils ont des fens & des fenfatîons ,
&, félon plufieurs naturalises, des idées & de
la mémoire. En eft-ce afTez pour nous porter
à croire qu'ils nous reffemblent à quelques
différences prés, qui ne font peut-être dues
qu'à une organifation plus fine & plus déli-
cate de notre part? Ce qu'il y a de certaîu,
A 3
i$ HiJIoire Philofophiquc
c'eft qu'en ne dilîimulant rien fur les facultés
dont ils font doués, il refte toujours entr'eux
& nous un intervalle qu'il ne leur efl pas
donné de franchir ; ce qui , malgré leur ap^
proximation de nous dans quelques-unes de nos
fondions , les conftitue néceifairement d'une
erpece différente de la nôtre. En obfervant les
adions produites par la fenfibilité qui leur eft
commune avec nous , on peur acquérir des
lumières fur les opérations de notre ame , re-
lativement aux mêmes fenfations ; de même
que, par l'anatomie comparée de la fîruâurc
intérieure de leur corps , nous appercevons des
rapports d'organes qui fervent fouvent à nous
éclairer fur la flrudure & l'ufage de -notre
propre corps. C'efi: ce qui a fait dire à Mr,
de Bufron , que , s'il n'y avoit point d'animaux ,
la nature de l'homme feroit encore plus in-
compréhenfîbîe.
Les bêtes font douées de fentimenr. Pour-
quoi le leur contefter, tandis qu'il fe mani-
fefte avec tant d'énergie dans les accens de
leur douleur, & dans les marques vifibles de
leur joie ? S'il faut réclamer contre les impref-
fions de notre fentiment intime fur des faits
auffi (impies , il ne nous refle plus aucun
moyen d'acquérir des connoifTances. Defcartes
viendroit aujourd'hui trop tard pour expliquer
de la Religion, 7
par un méchanifme incomprëhenfîble les ac-
tions des bêtes. S'il en fut autrefois cm fur
fa parole , c'eft qu'alors on penfa que fa belle
Théorie de l'ame foufïriroit du fentiment con-
traire. On confulta bien moins la vérité prou-
vée par l'expérience , que la crainte qu'on
eut de remuer les limites qu'il avoit fi ^^g^-
ment pofées entre refprit & le corps. Mais
que fert de difïimuler la vérité , comme fi ,
après avoir été comprimée quelque temps y
elle ne reprenoit pas plus vivement fes droits.
Je confeille aux Partifins de l'Automatifme
de difTerter dans leur cabinet fur les animaux,
de prouver dodement que ce ne font pas des
êtres fentans , mais fous ia condition de ne
\qs pTcint voir. Pour peu qu'ils s'avifent de
s'enfoncer dans les bois pour fuivre leurs al-
lures , ils verront alors , témoins de leurs opé-
rations , comment les fentimens , les befoins,
les obftacles , les impreffions de toute efpece
dont les animaux carnafTiers font affaillis , mul-
tiplient leurs mouvemens , modifient leurs
aâions , étendent leurs connoiffances.
Le fentiment de Defcartes ne pouvant être
adopté fur le pur méchanifme auquel il a
voulu borner jufqu'à des Êtres animés, après
avoir tenté d'expliquer la formation de l'U-
nivers par les feuls loix du mouvement , on
A 4
8 Hijioirc Philofophiqut
s'eft partagé depuis en deux autres fentimens;
Selon les uns, les bêtes font feulement capa-
bles de fenfations, & félon les autres, elles
font en outre fufceptibles de penfées. Mais en-
tre les premiers, il y a une différence remar-
quable qui fe tient du côté du principe feu-
lant. Quelques-uns d'enrr'eux ne voyant au-
cune analogie entre la faculté de fentir &
celle de combiner des idées , ont cru pouvoir
admettre en nous deux principes , dont l'un
iious fait raifonner , & l'autre nous fait fen-
ti-. Le premier efl fpirituel , & nous efl pro-
pre ; le fécond efl matériel , & nous eft com-
mun avec les bêtes.
Le troifieme fentiment dont l'invention eft
due à Mr. de BufFon , eft un fentiment mixte
qui tient un peu du Cartéfianifme , de l'idée
dominante que les bêtes fentent, & du Syf-
tême des fchoîaniqnes qui ne veulent pas
qu'elles penfent. En voulant concilier des cho-
fes aufti inconciliables , ce grand Ecrivain a
mis beaucoup de confufion dans fes idées fur
ce fuiet important. Il s'eft vu forcé de diftin-
guer des fenfations corporelles & des fenfa-
tions fpirituelles , d'accorder les unes & les
autres à l'homme , d3 borner les bêtes aux
premières, de faire l'homme intérieur double,
tn le compofant de deux principes différens
de la Religion. 9
par leur nature & contraires par leurs actions,
de divifer notre moi en deux perfonnes, dont
la première, qui repréfenre la faculté raifon-
nable, blâme ce que fait la féconde; & la
féconde , qui efl formée de toutes les illufions
de nos fens & de notre imagination , contraint ,
enchaîne , & foiivent accable la première. Ces
deux perfonnes n'ayant rien de commun dans
la manière de fentir , ne fauroient avoir au-
cune forte de commerce enfemble , & par
conféquent chacune ignoreroit abîolument ce
qui fe paffe dans l'autre. C'eft une contradic-
tion manifefte de former un feu) moi de deux
principes fentans , l'un fmiple , Tautre éten-
du : ce ne feroit qu'une feule perfonne dans
la fuppofition , c'en feroit deux dans le
vrai.
Les anciens Philofophes qui, comme Mr.
de Buffon , ont eu recours à deux principes,
& qui ont admis dans l'homme , outre l'ame
raifonnable , une ame matérielle , femblable
à celle qu'ils accordoient aux bétes , dont ΀
propre étoit de fentir, fe font trompés en
élevant jufque-L\ la matière ; mais au moins
ils étoient conféquens dans leur manière de
raifonner. Ils ne croyoient pas que ces deux
principes fuffent d'une nature tout-à-fait op-
"çoÇéQ, Dans leur fyftême , l'ame raifonnable
lO Hijloîic Philofophiqiic
ne difFéroit de la matérielle que du plus au
moins : c'étoit feulement une matière plus
fpiritualifëe. Celle-ci étoic l'entendement pur,
le fiege de la raifon : celle-là purement ma-
térielle étoit le fiege du fentiment. Perfuadés
une fois que la matière plus ou moins déliée,
étoit fufceptible de toutes les opérations , qui ,
dans la lumière progrefîive à^s fiecles , ont
fait accorder à l'homme une ame purement
fpirituelle , ils ont pu, en admettant plufieurs
parties dans l'ame , fe croire parvenus à ex-
pliquer d'une manière lumineufe les phéno-
mènes de l'animalité & de l'intelligence. Mais
ce qui , en l'enfance de la railbn , pouvoir
être toléré dans les Anciens , de quel œil peut-
il être envifagé dans un Philofophe de la
^trempe de Mr. de Buffon , qui d'ailleurs a fi
bien tiré lui-même une ligne de démarcation
entre l'efprit & la matière ?
Il eil bien déterminé que les bétes compa-
rent , jugent & font un choix ; elles ont par
conféquent une forte d'intelligence, fufcepti-
ble même d'accroiflement jufqu'à un certain
point. Mais, dira-t-on dès ce moment mê-
me , l'on ne voit pas pourquoi elles ne pour-
roient pas s'inftruire de nos fciences , de nos
arts & de nos jeux. Quoi ! parce que nous^
fommes forcés à reco'nnoître que l'expérience
de la Religion. ii
inftruit les bêtes, que leurs a61:ions fe modi-
fient en raifon des difTérentes épreuves qu'el-
les ont été dans le cas de fubir, comme les
nôtres fe modifieroient , que relativement à
tous leurs befoins , aux circonftances qui les
environnent , aux dangers qu'elles ont à évi-
ter, elles agifTent comme les êtres les plus
intelligens doivent agir ; faudra-t-il donc que
nous foyons humiliés de cette refTembîance avec
elles t Prendrons-nous , pour conferver la di-
gnité de notre être , le parti de fermer les yeux
à la plus vive lumière , pour ne pas voir ce
qui eft, de nous aveugler volontairement, d'é-
teindre le flambeau de Tévidence , de devenir
imbécilles par la crainte de trop rapprocher
les bêtes de nous ?
Qui nous oblige à croire qu'elles peuvent
s'élever jufqu'à notre fphere , & que de nuan-
ces en nuances elles arriveront au point de
perfeftion où elles nous égaleront, & où nous
pourrons les inftruire de tout ce que nous vou-
drons leur apprendre ? Leur intelligence tou-
jours reflerrée dans les bornes des objets fen-
fibles , avec lefquels feuls elle a à^s rapports,
ne s'élancera jamais d'un vol hardi jufqu'à ce-
lui même qui produit les intelligences de tous
les ordres , & qui a fixé à chacune la mefure
qu'elle ne paffera jamais.
iz Hïjloire Philofbphiqiie
Dans le fyflême général qui enveloppe tous
les êtres animés , il eft un point d'où ils par-
tent tous. Ce point eft la fenfation qu'on peut
regarder comme le tronc d'où forcent les di-
verfes facultés dont ils font ornés , & qui lé
ramifient plus ou moins en raifon des befoins.
Chacun de ces befoins fuppofe dans Tame une
certaine liaifon d'idées, auxquelles correfpon-
dent certains mouvemens du corps. 11 eft cu-
rieux de voir comment le premier germe de
fenfation qui nous eft commun avec les bêtes,
met entr'elles & nous, par fon feul dévelop-
pement , une différence fi prodigieufe. Les
mouvemens qui ne paroiffent chez elles ,
que l'effet d'un inflinâ aveugle , fe transfor-
ment chez nous en vices ou en vertus , &
nos connoiffances femblent s'étendre avec l'u-
nivers.
Ceux qui ont dégradé les animaux , afin d'é-
iever l'homme, lui ont certainement fait une
injure, puifqu'ils ont cru que fa dignité n'étoit
pas perfonnelle ni indépendante des qualités
que l'expérience &: le fentiment nous forcent
de reconnoître dans ces êtres fentans. S'agit-il
donc , pour pouvoir lui donner la préférence
fiir eux , de mentir en fa faveur ? Manqueroit-
iî d'avantages réels & affez brillans par lefquels
on pue établir fa fupériorité , pour qu'on fîit;
de la Religion. 13
obligé de recourir à des relTources qui ne le
rendroient pas en effet plus grand? Loin de
nous ces moyens honteux que la vérité défa-
voue. Sans rien ôter aux bêtes de ce que la
nature leur a difpenfé , nous trouverons fuffi-
faniment dans l'homiiie ce qu'il faut pour l'en
diftinguer d'une manière glorieufe , & pour re-
connoitre la place émineme qui lui eft aflignée
par l'Auteur de la nature.
Tant que la comparaifon fera des hommes
aux animaux , & qu'elle ne roulera qu'entr'eux ;
elle ne fauroit erre qu'avantageufe aux pre-
miers. D'un côté nous voyons en nous des
êtres qui étendent leurs recherches dans les ré-
gions les plus éloignées de ce globe , & au-
delà de ce globe jufqu'aux planètes & aux
corps célefîes , qui jettant un regard en arriè-
re , pour confidérer la première origine des hu-
mains , le ramènent dans Tavenir, pour y voir
l'influence que leurs adions auront fur la pof-
térité , & le jugement qu'elle en portera ; qui
remontent des effets aux caufes les plus éloi-
gnées & les plus compliquées ; qui des phé-
nomènes particuliers tirent des principes gé-
néraux ; qui s'inftruifent par leurs fautes , cor-
rigent leurs méprifes , & font fervir leurs er-
reurs à leur propre avantage. De l'autre côté
nous voyons dans les animaux des êtres que
14 HiJIoire Phitofophïquc
leur inftinâl: entraîne toujours au dehors ^ &
dans qui nous ne découvrons rien qui puifTô
les faire réfléchir fur eux pour obferver ce qu'ils
font ; des êtres uniquement fenfibles au pré-
fent , fans prévoyance pour l'avenir qui n'exifte
point pour eux \ des êtres bornés à un petit
nombre de befoins , qui , exerçant peu leurs
facultés , les font arriver en peu de temps au
degré de perfedion dont ils font fufceptibles ,
& au-delk defquels ils ne fauroient jamais s'a-
vancer d'un feul pas. Quelle immenfe diffé-
rence n'y a-t-il pas entre ces deux différentes
efpeces d'êtres, & comment ne concevrions-
nous pas la plus haute idée des uns en les com-
parant aux autres?
Mais (i l'orgueil de l'homme eft bien jufîi^
fié dans fon parallèle avec les animaux, il n'en
eft pas de même lorfqu'il en forme un nouveau
entre lui & des êtres plus parfaits. A mefure
qu'il étend fes idées de fageffe & de vertu qu'il
leur tranfporte , il fent en quelque manière
évanouir la différence qui refle entre lui & les
animaux. L'homme efl certainement beaucoup
plus éloigné d'une entière perfedion , & mê-
me de fes propres idées de perfection , que
les animaux ne le font de l'homme. II n'eiî
donc point étonnant qu'en comparant le degré
où il poffede fes perfe6lions , à cehn où il les
de la Religion, l ^
croît poiïibles dans des êtres plus élevés que
lui , il ne fe regarde comme vil & méprifable.
Mais cela feul qu'il eft fort éloigné de fes pro-
pres idées de perfedion , met entre lui & les
animaux une différence fi réellement confidé-
rable , qu'il n'y a qu'une comparaifon avec ce
qu'il y a de plus grand , qui puifTe la faire
paroître de peu d'importance.
Soit qu'on ait égard à la formation de lan-
gage, dont l'étendue donne à l'homme tant
d'avantage fur la bête : foit qu'on s'arrête fur
le privilège de l'Ecriture qui fixe & perpétue
fes connoifTances : foit qu'on fafTe valoir l'in-
vention & le progrés de its différents Arts^
foit qu'on étudie fes pallions qui font le réfuK
tat de fes befoins & qui exercent fi fort foa
efprit; foit qu'on le confidere en qualité d'êtrç
moral , acquérant la connoilFance des principes
de la morale & formant des fociétés civiles ;
foit enfin que toute fa dignité paroiffe dans la
connoifTance qu'il acquiert de Dieu , & dans
fa difpofition naturelle à l'adoration & au culte
de la Divinité : qui ofera nier que tous ces
traits , qui concourent à nous donner une jufle
idée de l'homme , l'élevent infiniment au-def-
fus des bêtes , & laiffent entr'elles & lui un
intervalle que rien ne pourra jamais remplir >
i6 TTiJloirc Phïlofophiquc
SECOND ARTICLE.
De Voriglne de l'homme. Ejl-il une produclïoii
de la nature , c ejî-à-dïre , dans le fens at-
tache au mot Nature quon fuppoje dénuée
de fentiment & d'Intelligence ? a-t-il été formé
par les comhlnalfons de la matière Ù du
mouvementé
JL-^Ans la foule d'objets que nous préfente
ce vafte globe que nous habitons , ceux qui
tiennent le premier rang font les animaux ,
parmi lefqueîs nous devons nous ranger, n'ayant
au-defTus d'eux, à ne confidérer que la partie
matérielle de notre être , que quelques rapports
de plus avec les chofes qui nous envi onnenr,
tels que ceux que nous donnent la lan rue &
la main. vSi à force de voir des merveilles nous
n'avions pas pris l'habitude de n'y point réflé-
chir , pourrions-nous être infenflbles à la forme
admirable des animaux , à l'infinie variété de
leurs efpeces , à cette multitude de refîbrts ,
de forces , de machines & de mouvemens qui
compofent leurs co'ps?
Mais fi nous portons notre vue fur l'homme,.
eiVil un être dans la nature qui ait reçu des
membres fi fermes & pourtant fi Ibuples , fi
déliés & pourtcmt {\ vigou eux, compofés d'un
fi grand nombre d'articulations , de fibres , de
mufcles ,
de la Religion. tj
aiiufcîes , de cartilages , & pourtant d'une for-
me fi adoucie , H arrondie , fi régulière ; des
membres enfin qui agifient, fe plient, fe com-
binent en tant de fens divers, & qui, Ç\ bien
proportionnés à leurs ufages propres , fiippléent
encore fi bien à leurs befoins mutuels î Si l'a-
nimal eft , félon notre façon d'appercevoir ,
l'ouvrage le plus complet de la nature, l'hom-
me en eft le chef-d'œuvre.
Depuis que l'efprit philofophique a pris l'ef-
for parmi nous , nous fommes inondés d'une
foule de livres qui ont pour objet l'homme &
les moyens de le perfeâionner. Nous avons été
jufqu'ici , fi l'on en croit ceux qui fe veulent
donner pour maîtres, dans les ténèbres fur
cette queftion intéreffante. L'homme nous a
échappé dans la partie la plus importante qui
regarde fa morale , fes devoirs , fa politique &
tous les moyens qui peuvent le conduire au
bonheur. Pour peu que nous foyons dociles à
leurs leçons , ils ne nous promettent pas moins
que de remplir notre efprit d'idées faines, &
nos cœurs de fentimens nobles & vertueux.
Ils doivent établir la meilleure adminifiration ,
en la rappellant à fes principes aufii fimples
qu'infaillibles ; & comme , félon ces fages , tout
ce qui fe trouve dans la région des poffibles,
doit fe réalifer im jour^ ils ne doutent poiQC
Partu L B
:^8 Hijloïre Philofophiqut ♦
de l'exiftence future de la République qu'iî«J
ont imaginée, où les intérêts des Souverains
feront confondus avec ceux de leurs Sujets , &
Jes ijitéréts de chacun des Sujets avec ceux de
leurs AfTociés.
Il feroit inutile de leur demander s'ils croient
un Dieu y & ce qu'ils entendent fous ce nom ;
s'il y a une Providence , fi nous avons une
ame, quelle eft fa nature & fa deftinée, fi on
doit attendre une vie à venir. Ils font profef-
fion d'ignorer toutes cts chofes comme autant
de queftions fuperfiues , fur lefquelles même il
eft dangereux de prendre parti : nous n'avons
pas befoin de ces dogmes pour être vertueux.
Les Loix civiles , notre intérêt temporel , les
peines & les récompenfes de cette vie^ voilà ^
félon eux y l'unique reffort capable de rendre
l'homme fage & heureux.
Le faux Mirabaud , dans fes fyjlémes de la.
nature i dit que l'homme eft une produâion
de la nature. Mais quelle eft la nature > Voilà
fur quoi il auroit dû nous inftruire. A-t-il été
produit de toute éternité ? Mais comment prou-
ver cette aftertion 1
Quelque effort que l'on fafte , il faut tou-
jours en venir à une première caufe , à la- ,
quelle on puifte attacher cette chaîne immenfc
de caufes & d'effets , qui fans cefte découlent
île la Religion, 15
les uns des autres. S'il elle n'eft furpendue
nulle part , il faur néceffairement qu'elle tom-»
be, malgré l'enchaînement de fes parties. Tout
ce qui eft fufceptible d'augmentation jufqu'à
l'infini , ne fauroit être infini , parce que ce
qui ne fe fait que fous l'hypothefe de l'infini
ne fe fait jamais. Une férié infinie d'effets forme
dans l'efprit une vraie contradiction. Comment "
peut-elle être infinie , fi la poifibilité d'y ajou-
ter de nouveaux termes ne peut jamais cefTer?
D'ailleurs qu'efi:-ce que des effets à la tête àtÇ-
quels on ne rencontre point de caufe? Quand
les Géomètres parlent d'infinités , ce font des
approximations à l'infini , & jamais des infi-
nités aduelles & , pour ainfi dire , achevées.
Le nombre des hommes qui ont jufqu'ici paru
fur la terre, n'eft donc pas infini, puifqu'ii
va toujours en augmentant. Ôr fi l'homme exif-
toit de toute éternité, il y en auroit eu une
infinité ; & comme l'infini ne s'épuife jamais ,
il eût été impoflible d'arriver jufqu'à nous qui
fermons la grande chaîne des hommes. Il eft
donc abfarde de fe figurer les hommes éter-
nellement exiftans. Rien n'eft éternel que ce
qui exifte par foi-même. Les hommes font bien
loin d'être dans ce cas , & par conféquent de
l'éternité. Tout ce qui fuppofe une fuccefiion
& qui eft relatif à des nombres , à- des quan-
B %
2,0 HiJÎQire Phîlq/bpkîçuâ
tités , ne fauroit être infini. Quand donc an
ne pourroit concevoir que la caufe qui agit
continuellement & vifibîement fur elle, pou-
vant agir dans tous les temps , n^ait pas tou-
jours agi ; on ne pourroit néanmoins , fans bief-
fer la raifon , être porté à croire que le monde
a toujours émané de cette caufe primitive &
néceiïaire , comme la lumière émane du foleil ,
ni croire éternelles les œuvres du Créateur.
La conféquence s'en fait fentir en ce que ce
font des effets & des effets fuccefTifs. S'il nous
eût fallu attendre qu'une race infinie d'hom-
mes nous eût précédés, notre tour ne venant
jamais , jamais nous ne fufiions arrivés à la lu-
mière, d'autant que cette race d'hommes au-
roit été inépuifable. Il faut donc fuppofer un
point dans l'éternité ou l'homme n'étoit pas en-
core.
Mais l'homme eft-il une produdion inftanta-
née d'une nature aveugle & brute?
L'homme , dans le fyflême des Athées , efl
une produdion de la nature , qui a produit .
tous les animaux à l'aide des combinaifons de
la matière , qu'ils fuppofent dans une adion
continuelle. Mais ce qui rend le prodige im-
poflible , c'eft qu'ils en font honneur à une na-
ture dénuée de fentiment & d'intelligence. Com-
ment cette ouvrière de l'homme, dont elle ,
de la Religion. 21
n'a pas la moindre idée , a-t-elle exécuté Ton
ouvrage? Quand on fait attention que tout y
eft moyen & fins , que tout y eft refTort , poulie ^
force mouvante , machine hydraulique , équili-
bre de liqueurs , laboratoire de chymie , on
ne peut fe défendre d'un étonnement qui ren-
verfe toutes nos idées , & qui ne fauroit allier
la raifon avec un fentiment qu'elle combat de
toutes ks forces.
La nature , dit-on , eft l'ouvrier & l'ouvra-
ge , c'eft dans fon fein que tout fe fait ; elle
eft un attelier immenfe pourvu de matériaux ,
& qui fait les inftrumens dont elle fe fert pour
agir. Tous fes ouvrages font des effets de fon
•énergie & des agens ou caufes qu'elle fait t
qu'elle renferme & qu'elle met en aftion. Des
élémens éternels, incréés, indeftruftibles , tou-
jours en mouvement , en fe combinant diver-
fement , font éclore tous les êtres. Ils n'ont
befoin pour cela que de leurs propriétés foit
particulières foit réunies , & du mouvement
qui leur eft effentiel , fans qu'il foit néceffaire
de recourir à un ouvrier inconnu pour les ar-
ranger, les façonner, les combiner, les con-
ferver & les dilToudre.
De quelque manière qu'on envifage les cho-
fes , les mêmes effets ne peuvent être produits
par un agent , , qu'il n'agiffe uniformément ^
B3
22 Uijîoirc Philofophique
en fe conformant à des îoix fixes & invaria-
bles. Or fi l'agent eft aveugle , comment s'y
conformera-t-il , & comment fon a6livité ne
s'écartera-t-eîle jamais des routes qu'il faut te-
nir pour ne pas les violer? La néoeffité , dit-on,
lui tient lieu d'un guide sûr & infaillible, comme
il elle-même , qui n'eft qu'un mouvement aveu-
gle & impétueux, pouvoit diriger la marche
de l'agent fur des Ioix qu'elle ne connoît pas
f>îus que lui. Des Ioix qui mettent par-tout l'or-
dre & la régularité , fans que cet ordre & cette
régularité aient été prévus , m'épouvantent.
Comment peuvent-elles être exécutées par une
caufe' qui ne les çonnoit point , & qui ne fait
pas même qu'elle foit au monde ? Voilà , mé-
taphyfiquement parlant, l'endroit foible de l'A*
théifme , & l'écueil où viennent fe brifer tous
fes défenfeurs. Car enfin, fi c'eft à une nature
aveugle que l'homme doit fa formation, il
s'enfuit qu'elle a fait l'homme, comme le Bour-
geois gentilhomme fait de la profe fans le
favoir.
La nature, diront ceux qui en ont fait la
rivale de la divinité , n'a-t-elle pas à fon com--
mandement les élémenç particuliers de l'home
me , épars & confondus dans la maffe de la
matière ? Soit : mais Ç\ la nature qui les a éla-
borés ne fait où l^s prendre , puifqu'elle ne
de la Religion» '^23
les connoît pas , il faudra qu'elle attende que
le hafard les ralTemble , pour qu'elle puifTe îe's
ranger toui; jufle dans le bel-ordre oii nous les
voyons; ordre qui furpafTe tout ce que l'art
a pu produire , & tout ce que Tefprit peut con-
cevoir. Ce n eft pas là le plus étonnant. Il faut
encore animer la flatue, &: , comme un nou-
veau Prométhée , lui donner la vie , le fenti-
ment & la faculté de raifonner. La nature n^ayant
pour matériaux que des atomes , êtres bruts &
morts , fera obligée de tirer la vie du fein de
la mort , & l'intelligence du fond d'une matière
inanimée. C'eft déjà beaucoup de faire naître ^
dans un corps organifé , du mouvement, de la
fenfation , des idées , des fentimens , des paf-
fîons, fur-tout quand on manque de toutes ces
chofes-là. Mais cette même nature , pour s'é-
pargner la peine de former à fi grands frais
chaque individu, combinera , & toujours fans
le favoir, les élémens dont elle s'étoit fervie
pour faire l'homme, de manière à les arran-
ger en mâle & en femelle , & à étendre leur
efpece par la voie de la génération. Que fe-
roit-elle de plus, fi elle étoit intelligente? Les
organes de la génération deftinés à perpétuer
hs efpeces , font , fans doute , un méchanifme
admirable , mais la fenfation que la nature a
jointe à ce méchanifme, eft encore plus admi-
B 4
Z4 Hijloirc Philofophiquô
rable. Epicure devoit avouer que le plaifir efl
divin , & que ce plaifir eft une caufe finale ,
par laquelle font produits ces êtres fenfibles qui
n'ont pu fe donner la fenfation.
La loi de continuité, fuivant laquelle la
nature defcend par degrés & par nuances im-
perceptibles, d'un animal qui nous paroît le
plus parfait a celui qui l'eft le moins , & de
.celui-ci au végétal, ainfi que du végétal le
plus parfait à celui qui l'eft le moins , & de
celui-ci au minéral pour defcendre encore plus
bas, fait depuis quelque temps beaucoup de
bruit dans le monde philofophique. Cette loi,
nous dit-on , eft la clef du fyftême univerfef
& la bafe de toute la vraie philofophie. Il eft
feulement étonnant qu'après avoir été recon-
nue par les naturaliftes , & en avoir obtenu les
hommages, ils foient épouvantés de la marche
hardie qu'elle exige d'eux , pour la fuivre
par-tout où elle les conduit naturellement.
Si j'ai bien compris la penfée des partifans
de la Loi de continuité , cette progreflion des-
cendant comme infinie à^s animaux les plus
parfaits au minéral le plus brut , a pour but
de nous perfuader que toutes ces diverfes pré-
parations de la nature peuvent avoir pour der-
nier terme une machine intelligente & libre.
Depuis le minéral le plus brut jufqu'à Thom-
de la Religion. ^^
me , tous les êtres intermédiaires font fenfi-
bles : depuis l'homme jufqu'à Tatôme , le fen-
timent s'affoiblit par une gradation finement
nuancée. Ceft ainîi que la nature, embralTant
tout le fyftême des êtres , depuis ces globes
enflammés qui roulent dans le vague de l'ef-
pace , jufqu'à cette vile poufîiere que nous fou-
lons aux pieds, les a tous formés fur le mê-
me plan , & leur a dit à tous : foyei fcnfi-
Mes afin de jouir de votre exijience.
Nous reconnoilTons volontiers l'homme pour
le chef-d'œuvre de la nature dans notre monde
fenfible : mais qu'il ne diffère des autres êtres
que du plus ou du moins , qu'ils aient tous la
même efTence que lui , qu'il paroiffe feulement
à la tête de tous , & qu'ils partagent, quant
au fond & à la fubftance , quoique dans un
moindre degré de perfeâion , toutes les facul-
tés & toutes les propriétés de l'homme leur
chef, comme étant le premier & le plus par-
fait de leur efpece ; c'eft une fuppofition pu-
rement gratuite & démentie par les opérations
de la nature même , qui en a fait un être
d'une clafTe à part.
C'eft une alTez plaifante idée que ces effais
de la nature qui apprend à faire l'homme. En
nous y conformant un moment , la confé-
quence que nous en tirons , c'eft que l'hom-
hS Hiftoîre philofophiquc
hie , avant d'arriver au monde , y a été pré*
céàé par tous les êtres qui ont fervi à la na-
ture de moyens pour procéder à fa formation»
îî eft le dernier terme qu'a dû avoir leur pro-
grelîion graduelle dans l'échelle naturelle des
êtres. D'après cette façon d'envifager les cho-
fts, , ce qui s'apperçoit , dans la fuite prodi-
"gîeufément variée des animaux inférieurs à
l'homme , e'éft l'homme même vers lequel la
nature en travail s'avance lentement en tâton-
nant & en s'efTayant par différentes ébauches.
Dans tous ces procédés de la nature qui
aime à fe traveftir , & dont les difFérens dé-
guifèmens , laiffant échapper tantôt une partie,
tantôt l'autre , donnent quelque efpérance à
ceux qui la fuivent avec afiiduité , de la con-
'fioitre toujours de plus en plus , je ne vois au-
tre chofe finon qu'il règne une unité de def-
Tein dans tous fes ouvrages qu'elle a combinée
"avec la plus grande variété poiïible , & que le
"plus parfait de Çts ouvrages efl l'homme. En
•prenant fon corps pour le module phyfique de
tous les êtres vivans , & les ayant mefiirés ,
fondés, comparés dans toutes leurs parties, il
«a vu que la forme de tout ce qui refpire eft
à-peu-près la même ; que fon anatomie com-
parée à celle de l'animal n'en diffère point ;
qu'on trouve toujours le même fond d'organi-
■de la Religion, 27
fation, les mêmes fens , les mêmes vifceres,
les mêmes os, la même chair, le même mou-
„vement dans les fluides , le même jeu, I2
même adion dans les folides ^ qu'il y a dans
..tous un cœur , des veines & des artères ; dans
tous les mêmes organes de circulation , de ref-
. piration , de digeftion , de nutrition , d'excré-
tion ; dans tous une charpente folide , com-
pofëe des mêmes pièces afTemblëes à-peu-près
de la même manière. Ce plan bien faifi par
refprit humain , eft un exemplaire fidèle de la
aiature vivante. Il indique manifeftement qu'en
créant les animaux, l'Etre Tuprême n'a voulu
-employer qu'une idée , & la varier en même
: temps de toutes les manières poflîbles , afin
^que l'homme pût admirer également & la
magnificence de l'exécution , & la fimplicicé
du deffein.
Si la nature , en variant fes ouvrages , a
;conftamment fixé fes regards fur l'homme pour
le faire fervir de modèle à tous les êtres, elle
en avoit donc conçu l'idée.' Eil-ce qu'il lui en
auroit coûté davantage pour travailler l'hom-
me que pour faire tout autre animal ? Pour**
quoi falloit'il qu'elle ébauchât tant d'êtres ,
qu'elle fît tant d'effais , quelle s'y prit de tant
de manières différentes, pour amener une or-
.^anifation ^ufîi fa vante & auiïï merveiilçufe
aS Hijiolrc Fhilofophiqaer
que celle de l'homme? Une telle nature ref-
. fembleroit beaucoup à celle d'Epicure , & ce
ne feroit que par hazard qu'elle auroit rencon-
tré l'homme fur fon chemin , qu'elle auroit
- produit un être capable de la connoître , ré-
duite elle-même à ignorer éternellement l'exif-
tence de fon chef-d'œuvre. Mais fi vous la fup-
. pofez intelligente , vous devez dès ce moment
, ne la plus voir que comme un habile ouvrier
• qui fe joue de routes les organifations les
plus fines & les plus compliquées. Il ne lui a
point fallu de temps pour apprendre à faire
l^homme. Ce feroit en quelque forte nous éga-
ler à elle , que de la repréfenter comme de-
venant plus induftrieufe à mefure qu'elle s'exerce
davantage. Ce n'eft point fous ces traits que
nous la peint fon fublime Interprète.
» Que font nos Phidias , dit-il , lorfqu'ils
y* donnent une forme à la matière brute? A
» force d'art & de temps ils parviennent à
» faire une furface qui repréfente exaélement
;» les dehors de l'objet qu'ils fe font propofé :
3» Chaque point de cette furface qu'ils ont
-« créée / leur a coûté mille combinaifons : leur
^* génie a marché droit fur autant de lignes
'•» qu'il y a de traits dans leur figure , le moin-
» dre écart l'auroit déformée ; ce marbre fî
» parfait qu'il fembîe refpirer , n'efl donc
de la Religion. z^
D qu'une multitude de points auxquels l'artifte
7) n'eft arrivé qu'avec peine & fuccefïivement ;
» parce que Pefprit humain ne faififTant à la
x> fois qu'une feule dimenfîon, & nos fens ne
» s'appliquant qu'aux furfaces , nous ne pou-
» vons pénétrer la matière , nous ne favons
» que Tefrleurer : la nature au contraire fait la
» braffer & la remuer à fond : elle produit fes
» formes par des aâes prefqu'inftantanés ; elle
» les développe en les étendant à la fois dans
» les trois dimenfions ^ en même temps que
» fon mouvement atteint à la furface , les for-
» ces pénétrantes dont elle eft animée , ope-
» rent à l'intérieur ; chaque molécule eft pé-
yi nétrée ; le plus petit atome , dès qu'elle veut
» l'employer, eft forcé d'obéir^ elle agit donc
» en tout fens , elle travaille en avant , en
» arrière, en bas, en haut, à droite, à gau-
» che , de tous côtés à la fois , & par confé-
» quent elle embrafTe non-feulement la fur-
y> face , mais le volume , la maffe & le folide
» entier dans toutes ^Q^ parties : aufti quelle
T> différence dans le produit , quelle compa-
5) raifon de la ftatue au corps organifé ! mais
» aufli quelle inégalité dans la puiffance î
» quelle difproportion dans les inftrumens !
n l'homme ne peut employer que la force qu'il
> a : borné à une petite quantité de mouve-
3P HiJIoire Fhilofopliique
5î ment qo'il ne peut communiquer que par'
» la voie de l'impulfion , il ne peut agir que
» fur les furfaces ; & lorfque, pour tâcher de
» les mieux connoître, il les ouvre, il les di-
» vife , il les iepare , il ne voit & ne touche
» encore que des furfaces : pour pénétrer l'in-
» térieur , il lui faudroit une partie de cette
» force qui agit fur la niaffe , qui fait la pe-
» fanteur & qui eft le principal inftrument de
» la nature ; fi l'homme pouvoir difpofer de
» .; cette force pénétrante , comme il difpofe de
» cette impulfion , (i feulement il avoit un
» fens qui y fût relatif, il verroit le fond de
» la matière ; il pourroit l'arranger en petit ,
j> comme la nature la travaille en grand :
» c'eft donc faute d'inflrumens , que l'art de
»; l'homme ne peut approcher de celui de la-:
» nature ; Çts figures , ï^qs reliefs , ïts tableaux ,
3) fes deffeins ne font que des furfaces ou des
« imitations de furfaces, parce que les images
y> qu'il reçoit par fes fens font toutes fuper-
» ficielles , & qu'il n'a nul moyen de leur
3) donner du corps. « (Tom. XIV, in-4^^ de
» l'Hiftoire naturelle.)
Tout ce qui fort des mains de la nature ,
s'exécute donc toUt-k-lâ fois & non par parties.
C'eft par un feul jet , fi l'on peut ainfi parler, -
qu'elle travaille en dehors & en dedans , que .:
' de la Religion. ft
î^extenfioh de fon ouvrage fe fait enfemble dans
les trois dimenfions , que les parties augmen-
tent proportionellement au tout , & le tout
proportionellement aux parties , que la forme fe
conferve & demeure toujours la même jufqu'à:
ce développement entier. Les loix de la force
attra6live, fous l'imprefîion de laquelle s'exé^'
cutent tant d'ouvrages fi bien ordonnés , & où
l'efprit fe perd, tant il eft inférieur à l'art di-
vin au coin duquel ils font marqués , décèlent,
làns doute, une intelligence infinie.
Si les ouvrages de la nature comparés à ceux
des hommes, l'emportent fur eux tant par la
puiffance &: par les inflrumens , que par la beauté
du deffein & le réfultat des accords , croira-t-on
que, fi la nature eft plus puifTante que nous,
elle eft en revanche moins éclairée, ou plutôt
qu'elle n'eft qu'une puiflance brute ^ néceffai-
re , impérieufe , laquelle agit néanmoins lente-
ment & par degrés?
Qu'on rabaifTe, tant qu'on voudra, l'hom-
me , il fe diftinguera toujours entre tous le^;
animaux, tant par l'attitude que la nature lui[
a donnée en tournant fes regards vers le ciel,
que par la raifon fublime dont elle l'a doué.
Si par la forme extérieure de fon corps ,. il ne
diffère pas extrêmement de l'Orang-Outang, par.
quel intervalle immenfe n'en eft-il pas féparéj,
32 ITiJîoirc Phîlofophiqut
puifqu'à l'intérieur il eft rempli pai* la penféé
& au dehors par la parole > L'animal , le plus
organifé en apparence , s'il eut été vivifié Ç2X
i'efprit, auroit primé fur tous les autres, & fe-
roit devenu le rival de l'homme. Dans toute?
les clafTes d'animaux , il n'y en a pas une feule
qui ait revendiqué la fupériorité que la nature
lui paroît avoir accordée. L'homme feul a fentî
qu'il étoit fait pour commander à tous les ani-
maux , non parce qu'il efl le plus parfait , le
plus fort & le plus adroit : s'il n'étoit que le
premier du même ordre , les fecours fe réuni-
roient pour lui difputer l'empire; mais c'eft
par la fupériorité de nature qu'il règne & com-
mande ; il 'a la raifon en partage , & dés lors
il eft le maître des êtres qui ne l'ont pas. Le
rayon divin dont il eft animé , l'anoblit & l'é-
levé au-deifus du refte des animaux. Qu'il s'exa-
mine , s'analyfe & s'approfondiffe , il reconnoî-
tra bientôt la Nobleffe de fon être ; il fentira
l'exiftence de fon ame ; il ceflera de s'avilir &
verra d'un coup d'œil la diftance infinie que
l'Etre fuprême a mife entre les bêtes & lui.
Quoique nous ne puifîions affigner la der-
nière limite qui fépare l'homme de l'animal,
il n'eft pas moins conftant par des expérien-
ces aufli anciennes que le monde, qu'ils mar-
chent l'un & l'autre fur deux lignes bien diffé-
rentes.
de la Religion^ ^3
l'cntes. Tout a changé autour de l'homme
depuis rétabli (Tement des Sociétés civiles, tan-
dis que tout eft de même autour des bêtes.
Les fiecles s'écoulent fans que leurs diverfes
efpeces fe perfedionnent. L'individu eft le feul
qui Toit fufceprible de quelque perfedibilité 5
mais comme elle n'eft pas celle de refpece,
elle a très-peu d'influence. La perfedibiliré de
l'individu eft commune à l'homme & aux ani-
maux ; elle eft le produit de leur éducation
individuelle : fon principal effet dans l'homme
eft moins d'inftruire l'ame ou de perfe6î:ionner
fes opérations fpirituelles , que de modifier les
organes matériels , & de leur procurer l'état le
plus favorable à l'exercice du principe penfanr.
Mais outre cette éducation individuelle, il y
en a une de l'efpece qui n'appartient qu'à l'hom-
me; on peut la regarder comme le grand ca-
radere qui met entre nous & les animaux une
différence extrême. Elle n'a pas échappé à la
fagacité de l'éloquent Auteur de l'Hiftoire na-
turelle.
L'avantage que quelques Philofophes , fiers
cenfeurs de l'humanité , ont paru vouloir tirer
en faveur des animaux , pour les égaler à nous,
en infiftant beaucoup fur ce que nous fommes
plus lents à nous perfedionner qu'ils ne le font,
ûifparoît abfolument , & ne fert qu'à nous mon-
• Tome L C
34 Hijîoirc Philofophïque
trer l'infinie diftance qui nous fépare d'eux,
en ce que la perfeftion de leur efpece eft au-
tant inférieure à la nôtre, qu'elle parvient plus
rapidement au point de fa maturité. La per-
fection de la nôtre nous occupe toute notre vie ,
fans que nous puifîions en remplir la mefure;
& fans l'attente d'une autre vie où il nous fera
donné de la compléter , la nature nous auroit
traités en vraie marâtre, en nous bornant à un
efpace de temps , auquel nous n'aurions pu don-
ner à notre être une extenfion que nous fen-
tons bien qui lui manque. Je ne fais où Mr.
RoufTeau a pris que tous les progrès ultérieurs ,
depuis l'établiffement des Sociétés civiles, ont
été en apparence autant de pas vers la per-
fection de l'individu, & en effet vers la décré-
pitude de l'efpece. C'eft au contraire à la per-
fection de l'efpece que l'individu efl: redevable
de celle qu'il acquiert; & cette qualité, pro-
pre à l'homme , efl une ligne de féparation que
nous pouvons tirer hardiment entre lui & les
animaux. Tandis que ceux-ci font bornés à une
éducation purement individuelle par leur nature
même , celui-là reçoit encore celle de l'efpece ,
dont il eft fufceptibîe par la longue habitude
de vivre avec fes parens, dont la nature a fait
une néceflîté pour lui.
A-t-on pu donc affez méconnoître l'homme
de la Reîigloné ^^
pour penfér qu'on mériteroit très-bien de luî^
fi, en exagérant les malheurs de la Société^
on pouvoic lui en infpirer du dégoût, l'enga-
ger à rebroufTer chemin , à retourner en arrière
pour fe rapprocher davantage de l'animal ^ fi
décriant fes Arts & fes Sciences, on parvenoit
à lui faire une forte de honte de les avoir cul-
tivés ^ fi on lui montroit par-tout fon intelli^
gence comme le préfent le plus fatal qu'il ait
reçu de la nature, la comparant à la boéte de
Pandore , d'où fortirent tous les maux qui ont
défolé notre globe ? Dans l'état de nature qu'on
fe plaît à feindre, on auroit empêché qu'il n'y
eût du bien moral par la crainte d'y voir du
mal moral. » Qu'importe , fait dire Mr. de
» BufTon a un de ces Philofophes mifantropes ^
3> qu'importe, qu'il y eût des vertus dans l'é-
» tat de nature, s'il y avoit du bonheur, fî
» l'homme dans cet état étoit feulement moins
» malheureux qu'il ne l'eft 1 la liberté , la fanté^
T> la force , ne font-elles pas préférables à la
» mollefle , à la fenfualité , à la volupté mê-
» me, accompagnées de l'efclavage? La pri-
» vation des peines vaut bien Tufage des plai^
T> firs ; & pour être heureux que faut-il (inon
» de ne rien défirer > " ( Hift. Nat. Tolï.a VU
in 4°. art. des Animaux carnaiTiers. ) » Si cek
'» eft , difon's , en même-temps , avec PHiflo,-
C %
3^ HiJIoire Philofophiquc
3> rien de la Nature , qu'il eft plus doux de vé-
» géter que de vivre, de ne rien appéter que
» de fatisfaire fon appétit , de dormir d'un fom-
» meil apathique , que d'ouvrir les yeux pour
» voir & pour fentir \ confentons à laifler no^
» tre ame dans l'engourdifTement , notre efpric
» dans les ténèbres, à ne nous jamais fervir
» ni de l'une ni de l'autre , à nous mettre au-
» defTous des animaux , à n'être enfin que des
3) mafTes de matière brute , attachées à la terre. «
Le réfultat de tout ce que nous venons de
dire , eft que l'homme, dans la nature, eft une
efpece fortement prononcée, que le Sceau di-
vin y a tellement appuyé, que jamais aucune
efpece d'animal ne pourra s'y confondre, que
les principaux traits qui le cara6i:érifent , font
ineffaçables & permanens à jamais. /
L'organifation des animaux annoncc-t-elle
un Dieu > Aux yeux de Newton , l'uniformité
obfervée dans la conftruâion des animaux
leur organifation merveilîeufe & remplie d'uti-
lités , étoient des preuves convaincantes de
l'exifîence d'un Créateur tout fage & tout puif-
fant. Mr. de Maupertuis rejetta cette preuve
comme foibîe & de nul poids , pour lui en
fubilituer une de fa façon , dont Tobjet eft de
prouver l'exiftence de Dieu, par des phéno-
mènes dont la fimplicité & l'univerfalité ne
de la Religion. yj
fouffrent aucune exception & ne laifTent au-
cune équivoque. Les Savans n'ont pas balancé
entre Newton & Maupertuis. Il leur a paru que
ce dernier avoit tort de refTufcîter les pitoyables
argumens des Epicuriens. S'il s'eft formé d'abord
des eftomacs fans bouche , des pieds fans tête »
des mains fans bras, des organes imparfaits de
toute efpece , qui font péris faute de pouvoir
fe conferver ; pourquoi nul de ces effais infor-
mes ne frappe-t-il plus nos regards? Après la
defcription qu'il a faite du ferpent, dont il nous
montre le nombre prodigieux de vertèbres qui
donnent à fon corps tant de flexibilité , fa for-
me longue & pointue qui le rend propre à
s'enfoncer dans la terre, la peau lubrique &
écailleufe dont il eft couvert &: fans laquelle il
fe feroit bleffé en rampant continuellement,
ou dçchiré en pafTant par les trous ou il fe ca-
che ; comment un fi grand appareil dans cet
animal ne lui a-t-il pas fait toucher au doigt
l'art tout divin qu'il a fallu pour le conflruire?
Et parce que la dent de cet animal tue l'hom-
me, en a-t-il été moins fait par celui qui a
ordonné les exigences > dois-je blafphémer où
je dois adorer? Incapable d'atteindre à tout
l'art qu'ont exigé les corps des animaux qui
font des machines compliquées , en dérobe-
rai-je la gloire à une caufe intelligente , pour
C3
38 HiJIoire Pkilofophhjuc
la tranfportcr à une méchanique aveugle ?
Mais quand refprit pourroit balancer entre
ce que peut une force aveugle & ce qui doit
être attribué à une caufe intelligente, la fen-
fation des animaux & Tintelligence de l'homme
lie devroient-elles pas faire taire ici le fcepticif-
nie t Des combinaifons produites par le hazard
pourroient-elles produire à leur tour cette fenfa-
tion & cette intelligence ? D'ailleurs le fenti-
ment qui fait la vie, les appétits & les orga-
nes qui la confervent , le plaifir répandu fur
tous nos fens , ont fait dire agréablement à
Mr. de Voltaire, qu'il y avoit là de quoi faire
bénir Dieu dans un pays d'Athées. La fenfa-
tion & l'intelligence auront toujours de quoi
confondre tous ceux qui traitent avec mépris
les caufes finales fi habilement employées par
Cicéron &c par Newton.
Le célèbre Fonrenelle , non moins frappé
que ces deux hommes ilîuftres , de la preuve
qui réfuîte en faveur de l'exiftence de Dieu,
de l'organifation des animaux, dit que l'Aftro-
nomie & l'Anatomie font les deux fciences
qui nous offrent le plus fenfiblement deux
grands caractères du Créateur; l'une, fon im-
nienfité , par les diflances , la grandeur & le
nombre des Corps céleftes ; l'autre , fon intel-
ligence infinie, par la méchanique d^s ani-
de la Religion. 39
maux ; que la véritable Phyfique s'élève juf-
qu'à devenir une efpece de Théologie.
Cet argument avoir fait une fi forte im-
prelïion fur l'efprit de cet ingénieux Ecrivain,
qu'il ne put réfifler à la tentation de l'efquif-
fer dans un Fragment fur l'exilîence de Dieu,
qu'il termine par cette réflexion très-philofo-
phique. » Les Cieux & les Aflres font des ob-
3^ jets plus écîatans pour les yeux ; mais ils
» n'ont peut-être pas pour la raifon des mar-«
» ques plus fûres de Paétion de leur Auteur.
» Les plus grands ouvrages ne font pas tou-
3> jours ceux qui parlent le plus de leur Ou-
» vrier. Que je voie une montagne applanie ,
» je ne fais fi cela s'efl: fait par Tordre d'un
3) Prince , ou par un tremblement de terre ;
» mais je fuis affuré que c'QÏi par l'ordre d'un
» Prince , fi je vois fur une petite colonne
» une infcription de deux lignes. 11 paroit que
» ce font les animaux qui portent, pour ain(î
» dire , l'infcription la plus nette , & qui nous
» apprennent le mieux qu'il y a un Dieu Au-
» teur de l'Univers. «
Le myfîere le plus incompréhenfible de la
nature, la formation des animaux, a toujours
été un écueil pour ceux qui en ont voulu ap-
profondir les phénomènes. Le faux Mirabaud ^
à qui le titre de fon livre paroit avoir per-
C4
40 ' HiJIûire Philofopktqut
ftiadé qu^elle Tavoit choifi pour être Ion fidèle
interprète & pour être le confident de tous
fes fecrets , n'efl nullement étonné des effets
étendus , variés & compliqués , que nous trou-
vons dans ceux de fes ouvrages que nous pre-
nons la peine de méditer. Qu'elle produife
une pierre ou une tête organifée comme celle
de Newton , l'un & l'autre efFet efl également
intelligible pour lui. On diroit qu'il a reçu
d'eile en partage un fens relatifs la force pé-
nétrante qui agit fur la maffe de la matière ^
& qn'il en voit le fond. II n eft étonné de
rien. Elle lui a appris , fans doute , qu'elle
peut tout , & qu'elle n'a pas befoin , comme
nous , d'intelligence. 11 eft vrai que c'eft à
Taide de notre intelligence que nous produi-
fons des ouvrages où nous montrons notre in-
duflrie. Mais la nature n'eft point induftrieufe.
Sans rien voir , elle eft toujours fûre de trou-
ver fa route. Nous la jugeons fort induftrieufe
& fort intelligente , parce que nous propor-
tionnons fon intelligence & fon induftrie à
l'étonnement que fes œuvres produifent en
Ho>Ts , c'eft-à-dire, à none foiblefîe & à notre
propre ignorance. Mais fi nous fommes fi ig-
norans , comment ofons nous affirmer que tout
fe fait fans Dieu? Et l'Auteur, qui partage
noiçe jgnoiance ^ comment efi-il aflez hardi
de la Religion. 4^
pour mettre fur le compte de la nature beau-
coup d'effets qui exigent peut-être plus d'éner-
gie qu'elle n'en a? Eft-ce raifonner de di^-e que,
dés qu'une chofe exifte , c'eft une preuve qu'elle
a pu la faire ? il faudroit favoir qui elle eft , & fî
tel effet peut en conféquence lui être attribué.
Mr. de Maupertuis ayant jugé à propos ,
dans fon EJfai de. Cofmologle ^ de rayer du
nombre des preuves convaincantes, l'argument
tiré de Torganifation des animaux , & ayant
même marqué du mépris pour ceux qui le
pouffent jufque dans les plus petits détails de
la nature , a , conféquemment à fon principe ,
laiffé Dieu de côté , lorfqu'il a entrepris d'ex-
pliquer le fyfl:éme de la nature dans la for-
mation & la réprodudion des animaux. Qu'en
a-t-il réfulté, c'eft qu'en s'ouvrant un champ
libre , & en donnant l'effor à fes idées , il efl
arrivé à une hypothele qui traîne à fa fuite
les plus terribles conféquences , puifqu'elles
vont jufqu'à ébranler Texiftence de Dieu ,
comme Mr. Diderot le lui a prouvé dans fon
interprétation de la nature.
L'embarras efî vifible dans la réponfe de Mr.
de Maupertuis aux objeâions foudroyantes de
Mr. Diderot. Il a eu beau , comme Prorée ,
prendre mille formes pour s'échapper , le di-
lemme dont on le frappe eft une arme à deux
42 HiJIoirc Philofjphïquc
tranchans dont il n^a pu parer le coup. Avant
d^admettre de la penfëe dans la matière , il
auroit du prévoir où une telle entreprife pour-
roit le mener. C'eft fe défendre mal que de
dire , pour ju"ftifier une pareille tentative ,
qu'on ne fauroit expliquer fans cette propriété
les phénomènes de la nature. Eh ! qui vous a
chargé , célèbre Philofophe , d'être l'interprète
de la nature t Que ne vous rélolvez-vous à
être ignorant comme nous? Ne tient-il donc
qu'à charger la matière de propriétés , à me-
fure qu'on en a befoin pour expliquer les phé-
nomènes , pour qu'on foit reçu à le faire ?
Ceft imiter ces anciens Philofophes , qui n'a-
voient pas plutôt connoiffance d'un nouveau
mouvement, dans les Cieux, qu'ils fabriquoienc
de nouveaux cercles , & alloient furchargeant
d'épicycles la charpente des Cieux.
Par le tour qu'ont pris les chofes , on doit
être plus réfervé que jamais à accréditer l'o-
pinion qui donne du fentiment à toutes les mo-
lécules de la matière. Avec une pareille hypo-^
thefe l'on va loin ; & , fous prétexte que ce
feroit faire un outrage à la Religion, fi l'on
penfoit que les vérités d'un autre ordre qu'elle
propofe, reçuffent une atteinte A^s conjedures
phiîofophiques , on s'y livre avec un excès
qui mené à i'Athéifme.
de la ReUglon, 4j
Compofer un être penfant de parties defîî-
tuées de fentiment & d'intelligence , c'eft une
des plus grandes abfurdirés qu'aient eu à dé-
vorer les matérialises. Ils ont médité long--
temps fur cette difficulté , fans pouvoir la ré-
foudre. Enfin , après y avoir Ion g- temps penfé,
ils ont cru l'avoir levée , en nous compofant
d'atomes doués de quelque degré d'intelligence.
Ils ont infulté au fyilême d'Epicure , qui n'ad-
mettoit pour principes dans l'Univers que des
atomes , fans fentiment & fans intelligence,
capables toutefois de produire, par des rencon-
tres fortuites , une intelligence qui fe détrui-
foit avec l'organifation , lorfque celle-ci venoit
à ce (Ter.
Du fyfléme qui compofoit mon corps d'une
infinité de parties douées de la faculté de pen-
fer , il réfultoit que j'étois une infinité de per-
fonnes , au-îieu que le fentiment me dit que
je n'en fuis qu'une. Il eft évident que le fen-
timent du moi ne fauroit être réparti fur plu-
fieurs êtres penfans, comme la gravitation l'eft
fur les molécules d'une maffe. Cette nouvelle
difficulté fut un coup de foudre pour les Ma-
térialifies. Comme c'eft le même être qui en-
tend , qui veut , qui retient & en qui fe réu-
niffent toutes les perceptions, toutes les fonc-^
lions de Tintelligence, ils fuppoferent un MaU
44 HiJIoîre Philofophtque
tre Atome , dans lequel toutes les autres mo-
lécules d'une matière penfante tranfmettoient
leurs perceptions particulières, & qui, en qua-
lité de Réda6leur, réuniiToient leurs opérations,
& les donnoit enfuite pour les fciences pro-
pres. Mais ce Maître atome eft-il matériel?
Sans doute. Or toute matière étant étendue,
& par-là même compofée, les mêmes quef-
tions revenoient, & avec elles la même diffi-
culté. Quelques-uns la tranchèrent , en faifant
un être fîmple du Maître Atome. Mais en
vertu de quelle loi y auroit-il eu des Atomes
fimples , tandis que les autres auroient été
compofés ? La fimplicité du fyftême deman-
doit qu'ils fufTent tous de même nature. Les
Matérialiftes ont eu beau eflayer de tous les
fyftêmes, ils n'ont fait que varier leur embarras.
TROISIEME ARTICLE.
QiLcllc a été la première Religion du Tké'ifme
ou du Folytkeijme ?
A Our décider cette queflion , il faut exam.î-
tier quelles ont été les premières idées de l'hom-
me par rapport à la Divinité? Mr. Hume, dans
fon Hiftoirc 'Naturelle de la Religion , s'eft dé-
claré pour le Polythéïfme , qu'il prétend être
la plus ancienne des Religions, comme l'ido-
de la Religion. 4 «5
latrie a été, par une conféquence nécefTaire,
le premier culte Religieux.
Cette queftion entraîne après elle les con-
féquences les plus facheufes. Si l'homme tire
ion origine de Dieu , comment a-t-il pu naî-
tre différent de l'Adam qui nous eft peint dans
la Genefe , paroiffant tout d'un coup dans le
Paradis avec l'ufage parfait de toutes fes facul-
tés ? Pouvons-nous le concevoir réduit à la con-
dition animale , au fortir des mains du Créa-
teur, errant fans police, fans loix, & imagi-
ner une infinité de fiecles écoulés dans cet état
de dégradation t Les ténèbres infidieufement
jettées fur l'origine de l'homme, qu'il eft tou-
tefois befoin d'éclaircir, femblent annoncer
qu'on le regarde plutôt comme une produc-
tion téméraire , échappée à l'aveugle nature^
que comme le fils de Dieu. Telle eft la dif-
ficulté qui fe pré fente à la fuite de l'hypothefe
de l'Auteur Angîois. Il eft furprenant qu'elle
ne l'ait pas arrêté, & qu'il ait gliffé fur elle,
pour aller fe perdre dans le labyrinthe du
Pyrrhonifme.
On eft d'abord étonné que ce Philofophe ,
pour l'exécution de fon entreprife , ait laiffé
de côté à deffein l'Hiftoire Sacrée , pour fe
jetter tout entier fur l'Hiftoire Profane. Eft-ce
donc que les livres de Moïfe , à ne les confi-
4^ Hijioîre PhilofophiqUô
dérer que comme une produdion humaine , 116
font pas une Hiftoire plus digne de foi que les
Romans d'Hérodote & de Diodore de Sicile, qui,
faute de pouvoir remonter dans l'Antiquité , fe
font perdus dans des temps fabuleux ; vuide
immenfe qu'ils ont rempli de toutes les rêve-
ries de la mythologie ? A la place des hom^
mes qui leur ont manqué , ils ont mis des
Dieux , des Déeflès , des Demi-Dieux , Auteurs
de la race de leurs Rois. C'eft ain(i que les
Grecs ont écrit l'Hiftoire; & dès lors on ne
peut plus les placer à côté de l'Hiftorien des
Hébreux. LaifTant donc à part l'infpiration qui
donne à fon Hiftoire le caradere d'Hiftoire Sa-
crée , nous pouvons au moins afTurer qu'aucune
ne peut lui être comparée pour l'authenticité.
Par un privilège particulier , elle perce feule
à travers les épaiiïes ténèbres des temps fabu-
leux, & remonte jufqu'à la nailTance du genre-
humain donc elle fixe la date. Elle a pofé dans
îa durée du monde , une barrière infurmonta-
ble , qui, en reiïerrant le temps dans des bor-
nes beaucoup plus étroites que ne le veulent
les Nations entêtées de leur antiquité, eft de-
venue un monument éclatant de vérité , de-
vant lequel font tombés tous les calculs chro-
nologiques àts Chaîdéens , des Chinois , des
Indiens, des Egyptiens.
de la Religion^ 47
Or cette Hiftoire fi propre à donner une bafe
folide aux faits, comment a-t-elle pu paroi-
tre afTez indifférente à Mr. Hume, pour n'y
pas puifer les connoiffances dont il avoit be-
foin , s'il voulait découvrir les idées originelles
que les hommes fe font faites de la Divinité,
& voir le ThéiTme dans le berceau du mon-
de? Plus il eft éloquent à peindre l'imbécillité
de l'efprit humain dans fes efforts pour fe for-
mer une notion de l'Etre Suprême , plus il a
dû fentir le befoin qu'avoient les hommes,
de n'être point abandonnés à eux-mêmes en
miatiere de Religion.
Mr. Hume nous dit qu'en remontant au-delà
de 17 lîecles , on trouve tout le genre-humain
plongé dans l'idolâtrie. Soit : qu'en peut-il con-
clure en faveur de fon opinion! Eh quoi? Dans
ce cercle rapide d'événemens qui précipitent
ici les Nations civilifées dans la barbarie , &
qui tout prés delà en retirent les Nations bar-
bares pour les inftruire &i les polir, peut- on
appercevoir quelque ftabilité pour les chofes
humaines? Le goût, la politeffe, les Arts, les
Sciences, les mœurs, les idées, tout efl fujec
au changement : les connoiffances humaines
fubifîent le fort des Empires; & la Religion,
dans la façon de penfer de l'Ecrivain Anglois,
appartient à cette claffe : elle peut donc, dans
4? Hijlom Fhïlofopkiquc
la durée des fiecîes , difparoître & reparoître ,
fe détruire & fortir de fes cendres. Comment
a r-il donc pu , fans avoir fixé l'époque de l'ori-
gine du genre-humain , déterminer quelle a été
la première Religion , du Théïfnie ou du Poly-
théïfme? L'Hifloire Profane qui va bientôt fe
perdre dans les temps fabuleux , ne liîi fournit
pas même de quoi conjeâurer quelle étoit
cette Religion. L'ignorance de l'Antiquité a
favorifé fon fyftême : mieux connue, elle lui
eût fait établir tout le contraire de ce qu'il
a écrit.
On fe fiâtteroit en vain de parvenir à fa vraie
connoiffance fans celle de fon génie allégori-
que & fymbolique. Cette dernière manquant,
le langage de l'Antiquité , fa Religion , fes
ufages , fes monumens , fes inftitutions devien-
nent pour nous une énigme indéchiffrable. Le
génie allégorique mis à l'écart, on eft parve-
nu, en donnant un fens hiftorique aux fables
qui compofent la mythologie , à méconnoitre
abfolument l'Antiquité, à infulter àfesfages,
en les prenant pour des perfonnes qui, contre
leur propre confcience , érigeoient le vice en
Dieu, le crime en vertu, n'avoient ni arts nî
loix , broutoient l'herbe des champs , & ne pu-
rent fortir de cet état que par des hafards in-
concevables. En aviliffant ainfi l'humanité dans
fon
de la Religion, 49
Von origine, je ne fuis plus furpris qu'il fe foit
trouvé des Ecrivains qui partant de ce point ,
ont établi que la Religion Payenne naquit dans
des temps de barbarie atroce , où des Peuples
à-peu-prés pareils aux brutes, Te forgèrent, par
llupidité & par crainte , des Divinités terref-
tres , regardant comme un Etre Divin j excel-
lent & redoutable , le premier être matériel
qui leur venoit dans l'idée; un os ^ une pierre^
un fleuve, un chat^ un ratj &c, que telles fu-
rent les Religions anciennes, & que ce qu'ori
appelle allégories^ fut une extravagance de
plus pour plâtrer des opinions dont on rougif-
foit & qu'on ne pouvoir détruire. C'efl: ce que
Mr. le Préfident Des BrofTes a tenté de prou-
ver dans le livre intitulé , du culte des Dieux
Fétiches , ou parallèle de l'ancienne Religion de
VEgyptc avec la Religion acluelle de la Wigritie.
Il eft à remarquer que l'on ne réulïit à ïù.
perfuader que les hommes ont commencé par
un Polythéifme grofner , qu'en fuppofant qu'ils
ont formé d'abord des hordes de Sauvages^
plus femblables à des bêtes qu'à des êtres in-
|.elligens; qu'ils ont végété pendant long-temps,
abandonnés à eux-mêmes, fans reffource, fans
génie , fans efprit inventif, manquant de tout
& confondus avec la foule des animaux, à la
plupart defquels ils fe trouvoient: par-là prodi.,
Tome, L ^
5 O Ht flaire Thilojophîque
gieufement inférieurs. Le même Etre qui îe^
rendit fufceptibles de perfeftibilité , nVt-il pas
dû leur en donner le goût dès les premiers
înflans de leur création > A-t-il pu , durant une
fuite immenfe de fiecles pafTés dans Tob/curité ,
dans l'inaâion , dans l'ignorance ^ dans la pri-
vation de toute aifance & de toute commo-
dité , laifTer inutile dans eux cette perfectibilité
qui les caraclérife ? N'eft-il pas plus naturel &
plus aifé de comprendre , que, s'ils reconnoif-
fent un Créateur , ils ont dû faire dès les pre-
miers inftans , les pas les plus rapides vers leur
perfe6Hon phyfique & morale^
La vie fauvage qu'on attribue aux premiers
hommes , jette un voile impénétrable fur l'an-
tiquité, ou plutôt la défigure entièrement. A
la vue d'un fi trifte tableau , l'on fent s'éva-
nouir les grandes & importantes vérités qui ren-
dirent la mythologie fi recommandabîe dès les
premiers temps ; & au lieu d'un édifice en-
chanteur, rayonnant de lumière & de vérité ^
dont toutes îes parties liées entr'ellss s'éclairent
mutuellement , & nous préfentent fans cefTe
des perfpe6Hves toujours nouvelles & toujours
furprenantes , elle ne nous offre plus qu'un af-
femblage bizarre de matériaux confus & ré-
voltans.
L'unité d'un Dieu fuprême ^ connue de tous
de la Religion. ^ t
ïes peuples anciens, eft une preuve bien con-
vaincante qu'il faut chercher la Religion pri-
mitive dans le Théïfme. Car , je vous prie ,
d'où l'unité d'un premier principe, fi diftinc-
tement , fi fortement prononcée chez tous les
peuples , leur feroic-elle venue , fi ce n'efl
d'une tradition antique qu'il n^ avoit qu'un
Dieu auteur de toutes chofes ? G'eft de-là que
vint le Jupiter univerfel d'Orphée ; que Fytha-
gore tira fa monade thëologique , qu'il fait
Auteur du monde. C'eft de-là que Virgile a
tiré cette ame qu'il répand dans toutes les
parties de l'Univers. Horace femble avoir co-
pié l'invocation de l'Hiérophante des myfteres ,
dans cette Ode fublime qui commence fon
troifieme Livre , où , après avoir écarté le vul-
gaire profane , il peint Jupiter régnant fur les
Rois , donnant l'ordre & la forme à l'Univers
par la défaite des Géans , & le mouvement à
tout par le figne de fa penfée. C'eft par ces
paroles qui annonçoient l'infpiration & l'en-
thoufiafme , que ce Miniflre principal des rites
{acres ouvroit la fcene myflique des myfteres,
» Que l'entrée de ces lieux foit fermée aux
» profanes , & que les initiés entendent les' vé-
» rites fublimes. O toi , fils de la brillante
» Selem , Mufée , prête à mes accens une
» oreille attentive. Que les préjugés vains, &
D 2
^•% HiJIoire Philofop'hique
» les afFeclions de ton cœur ne te détournerïf
^ point de la vie heureufe. Ouvre ton ame à la
» lumière ; & marchant dans la voie droite ,
>> contemple le Roi du monde. Il eft Un ; il
>■) eft né de lui-même ; de lui tous les être?
>) fant nés. Il eft en eux , autour d'eux ; il
3> a les yeux ouverts fur tous les mortels , &
j> nul œil mortel ne le voit. « (St. Clément
d'Alexandrie. )
Or à ces myfteres établis chez toutes les Na-
tions , avec des traits fi refTemblans , qu'on ne
peut douter qu'ils n'aient eu une origine com-
mune ; à ces myfteres , dis-je , étoient initiés
tous les Rois, tous les Princes, tous les Prê-
tres, tous les Sages, tous les hommes célèbres,
ians compter ceux que la faveur , la brigue ,
-la curiofité pouvoient y admettre. Il y avoit donc
différentes perfonnes éclairées dans les diffé-
rentes parties du monde. Quels faifceaux de
rayons ne s'échappoient pas à chaque moment
de ces foyers difperfés de toutes parts ? 11 étoit
inipoifible que la Daârine d'un Dieu fuprême
ne tranfpirât dans le public. Ce qu'il pouvoit
y avoir de différence à cet égard entre les fa-
vans initiés aux myfleres , & ceux qui ne le-
toient pas, c'eft que ceux-ci, croyant une
Divinité fuprême , rrembloient en même-temps
fous une multitude de Dieux fubalternes, que
de la Religion. ^3
h fiiperflition avoit adoptés, & , peut-être , la
politique , pour mieux afTervir TobéiiTance des
peuples ; au lieu que ceux-là reconnoiffoient
une Divinité, & n'en reconnoifToient qu'une.
Cette diverfité de croyance produiiit deux cul-
tes , l'un extérieur & public , pour le vulgaire
& le corps des Nations ; l'autre intérieur &
myfHque, où l'on préfentoit des idées plus
faines & plus juftes : c'eft ce qui fit donner
à ce culte le nom de myftere.
Dans l'Afie , dans l'Egypte , dans tout l'O-
rient , on ne connoifToit d'autre gouvernement
que la royauté , qui depuis dégénéra en def--
potifme. Or les peuples aimant à modeler le
gouvernement de la Terre fur celui du Ciel ,
il efl naturel de penfer que l'idée de Monar-
chie à laquelle ils étoicnt attachés , leur étoit
venue de celle qu'ils avoient d'un gouverne-
ment à-peu-près fembîable dans toute la na-
ture. Ils furent donc portés à croire que , s'il
y avoit plufieurs Dieux occupés de ce gou-
vernement , ils l'étoient fous l'Empire d'un
feul , dont ils n'étoient que des Miniftres.
' En prenant le récit de Moyfe pour bafe de
PHiftoiie des peuples , il eil: évident que la
vérité a été avant l'erreur , la fcience avant
l'ignorance , les loix & les mœurs avant la
barbarie ; qu'il y a eu dés le commencemenç -
D 3
54 HiJIolre Philofophique
un culte; que ce culte a été pur, qu'il a été
uniforme , jufqu'à ce que l'unité des nations
fe rompant , il arriva qu'il y eut autant de
Dieux que de peuples. On ne voit nulle tracs
de l'état fauvage dans tous les fiecles de THif-
toire. On nomme des Rois qui régnoient à Ar-
gos , à Sicyone & ailleurs , dans l'enfance de
la Grèce. Des autels , des facrifices , des ora-
cles , des Rois , des tribunaux s'offrent par-
tout dans les lieux où les Philofophes ne veu-
lent voir que des Sauvages , des hommes
agreftes , paifTant le gland &: le difputant aux
animaux. Tout incrédules qu'ils font par fyf-
tême, ils font crédules à l'excès pour le roman
des origines du genre humain , imaginé par
Diodore d'après les idées de Leucippe , d'Epi-*
cure & de Strabon. C'eft là qu'ils fe complai-
fent; & fi tenant à l'opinion qui n'établit
qu'un premier homme , vous rejettez celle
qui les multipliant comme les animaux, les
fait écîore comme des champignons fur toute
la furface de fa terre , ils verfent alors fur vous
le mépris à pleines mains.
Loin d'ici le Roman de Diodore de Sicile.
Pour moi , je vois le plus heureux accord entre
la philofophie & l'hiftoire facrée. Ce que l'une
me dit devoir être , l'autre m'apprend qu'il l'eft
effedivement. La première fait des hypothefes
àç la Religion» «J^
que îa féconde réalife. La philofophie part de
l'idée qu'elle s'eft formée de Dieu , pour nous
apprendre quelles doivent être les deftinées de
l'homme. L'hiftoire remonte de ce qu'elle voit
exécuter par rapport à l'homme , pour nous
dévoiler la conduite myflérieufe de Dieu dans
le gouvernement du monde. Ce que celle-là me
fait entrevoir dans une longue fuite de raifon-
îiemens , celle - ci me le fait voir & toucher
au doigt , je veux dire , le Théïfme didé aux
premiers hommes par Dieu même. De-là par
une fuite de générations bien liées , elle me
fait paffer aux fondateurs d'une Nation Théïfle,
qui a tranfmis cette doârine pure qu'elle reçut
de fes ancêtres , jufqu'à la poftérité la plus re-
culée. Ses annales ont été dans tous les temps
les dépofitaires des principes du ThéïTme.
Si le Théïfme a été la première Religion ,
il doit être la vraie ^ laquelle fe divife en natu-
relle & en révélée. L'erreur étant une copie
défigurée de la vérité , doit en avoir été pré-
cédée. Le Polythéïfme n'eût pu être le premier
en date, que le Théïfme n'eût été regardé comme
faux ; d'oii il réfulteroit que la Religion en elle-
même ne feroit qu'une erreur née de la foi-
bleffe de l'efprit humain.
Comme la vraie Religion fe divife en natu-
relle & en révélée , le Théïfme eft de fef-
D 4
0 HiJIaire Fhllofophîquè
fence des deux. Ce qu'on entend par la Ec^
ligion naturelle , c^eft tout fyftême de Reli-
gion que l'homme peut fe former par le fe-
cours & par le bon ufage de les propres lu-
mières. Quant à la Religion révélée^ elle dif-
fère de la première , en ce qu'elle l'annoblit
& la perfeiiionne par des promeffes furnatu-
rçlles, qui fondent de nouvelles relations en-
tre l'homme ^ Dieu, & par conféquent de
nouveaux devoirs ; par de nouvelles vérités ,
non déduites de celles que la Religion natu-
jrelle nous enfeignoit, mais fondées unique-
nient fur l'autorité de Dieu, & qui fe tient
aux naturelles par le commun rapport des unes
& des autres à un même but, favoir la gloire
^e Dieu & le falut de l'homme.
Il fuit de-là que ce qu'on entend par Reli^
gion , efl: ce qui nous conduit à ce but. Or ce
moyen comprerîd un aifemblage de devoirs &
4e connoilfances qui dirigent l'homme fur la
terre vers cet heureux terme. Si cet aflemblage
de devoirs & de connoiffances fe boriie à ce
que nous découvre la raifon , on le nomme
Religion naturelle ; mais s'il comprend tout ce
que l'autorité d'une révélation nous enfeigne,
on l'appelle Religion révélée, Ainfi quand on
parle de la fupériorité de la dernière , cela veut
dire qu'elle efl un moyen plus complet, pluç
de la Religion. ^7
excellent & mieux proportionné à la fin com-;^
mune.
Il femble que Dieu ait agi avec notre ef-
prit comme avec notre cœur. Jaloux de notre
liberté , nous la voudrions illimitée. Mais la
fage nature , qui nous a donné des forces , a
cru devoir les limiter, pour la confervation même
de notre être. L'ordre public les a bornées en-
core pour notre propre avantage , en leur op-
pofant la force de tous dont le Souverain efl
le dépofitaire. Il a fallu nous garotter \ts mains,
le cœur & l'efprit , pour nous empêcher de nous-
perdre. De même , pour arrêter la fougue de
notre raifon , & la préferver des égaremens où
elle eft toujours prête à fe précipiter , Dieu nous
a donné la révélation comme un- frein propre
à nous contenir vis-à-vis des erreurs qui nous
afîiégent de toutes parts. Le Naturalirme ne nous
eût pas bien défendu contre la légèreté natu-
relle de notre efprir. Ecoutons à ce fcjet l'Au->
teur du Syjïéme de la nature , à qui cette vé-
rité n'a pas échappé. « Le Théïfme , dit-il ,
» ou la prétendue Religion naturelle ne peuc
» avoir des principes sûrs,^ ceux qui la profef-
5) fent font nécelTairement fujets à varier dans •
5> leurs opinions fur la divinité & fur la con*
y) duite qui . en découle. Leur fylîéme fbndi
^ dans lorigine fur un PÎQu fage, intelligent»
^S HiJIoire Phîlofophiquc
» dant la bonté jamais ne peut fe démentir ,
» dès que les circonftances viennent à chan-
» ger, doit bientôt fe convertir en fanatifme
» & en fuperftition. Ce fyftême, médité fuc-
» cefîîvement par des enthoufiaftes de difFérens
» caractères doit éprouver des variations con-
3? tinueiles , & fe départir très-promptemenc
» de fa {implicite primitive. La plupart des
» Philofophes ont voulu fubftituer le ThéiTme
» à la fuperflition ; mais ils n'ont pas fenti que
» le Théïfme étoit fait pour fe corrompre , &
» pour dégénérer , en efFet des exemples frap-
» pans nous prouvent cette funefte vérité ; le
» Théïfme s'eft par-tout corrompu ; il a formé
» peu-à-peu les fuperftitions , les fedes extra-
» vagantes & nuifibles dont le genre humain
» s'efi: infeâé. « ( fyjî, de la nat, II part.
Chap, VIL)
Gravée de la main de Dieu dans tous les
cœurs , la Religion naturelle fe reffent , fans
doute , de fon origine divine. Nous lui fom-
mes redevables de tous ces beaux traités de fa-
geffe , de tous ces magnifiques préceptes dé-
veloppés avec tant d'éloquence par les grands
hommes de l'antiquité profane. Par elle s'eft
maintenu Tordre de la fociété , dans le foin de
la corruption générale ; & le vice s'eft quel-
quefois arrêté devant les barrières qu'elle lui
de la Religton^ ^9»
a oppofées. Il ne nous appartient pas de dé-
cider jufqu'oii cette Religion a pu conduire
ceux qui ont fait le meilleur ufage poflibîe de
fes lumières , ni à quel point leurs efîbrts fîn-
ceres à cet égard les ont pu rendre agréables
à Dieu. Mais , ce qu'on peut afTurer relative-
ment au gros des hommes , c'efl que fes lu-
mières ont toujours été trop courtes , & même
jnfuffifantes pour les plus éclairés d'entr'eux qui
n'ont fait que tâtonner pitoyablement fur ce qu'il
leur importoit le plus de connoître. L'hiftoire
de leurs opinions eft le meilleur argument qu'on
puifTe produire ici contre ceux qui veulent nous
perfuader , que la révélation n'a rien ajouté
aux lumières naturelles. S'il n'y eût point eu
de révélation , combien d'hommes, que la moin-
dre méditation fatigue, & que l'engourdifle-
ment de leur efprit rend nuifibles à l'ordre de
l'union , tout admirable qu'il eft , n'euffent ja-
mais connu Dieu ! Combien qui n'ayant ja-
mais appris à voir des yeux de l'efprit ainfi
que des yeux du corps , & à réfléchir fur ce
qu'ils apperçoivent , n'auroient jamais trouvé
d'eux mêmes les preuves de l'exiftence de Dieu,
fi l'on eût négligé de les leur développer î I!
femble donc que la révélation étoit une chofe
nécefTaire , tant aux ignorans & aux idiots,-
pour fe former une jufte idée de la divinité,;
tfo» Hijïoïre Philofophîqiie
qu'aux' favans & aux Philofophes, qui n'ayant
que de fombres lueurs, manquent d'une ef-
pérance ferme pour l'avenir , & d'une direc-
tion claire pour la pratique des devoirs préfens.
Ceux qui oppofent les deux Religions & les
font combattre enfemble , oublient; fans dou-
^ , que ce ne font point deux chofes diftinâes-
& indépendantes que l'on compare entr'eîles.
Ce qu'une ébauche eft au tableau fini de la
main du Peintre^ la Religion naturelle l'eft à
la révélée. La première attend de la feConde
le fupplément de ce qui lui manque pour fe
proportionner exacflement aux befoins de l'hom^
me. Elle n'y égale la fubîimité , ni par le genre
de félicité qu'elle propofe pour but , ni par la
nature des moyens qu'elle fournit pour nous y
conduire.
. Le Théïfme eft la bafé de la Religion révé-
lée. L'Jbomme que la création ne faifoit qu'ef-
cl ave , pouvoit , par une faveur gratuite , être
élevé jufqu'au rang & à la dignité de fils adop^
tif. Nos lumières naturelles ne peuvent nous
donner aucune idée de cet ordre furnaturel &
fupérieur à ce qu'exige notre création. Nous la
devons uniquement à la révélation. Elle feule
a pu nous apprendre que le premier homme ,
porté beaucoup au-defTus de fa condition, par.
une. prodigalité digne de la magnificence de
de la Rd'igtoiù ■ £x
jDieu , avoit été deftiné à être en quelque forte
divinifé par les rayons de gloire que la bonté
fuprême dévoie répandre fur lui , en l'afTocianc
aux Intelligences céleftes. Il fut en quelque mar
niere préparé à cette gloire par les prérogarti-
ves dont il plut à fon Créateur de l'orner en le
formant. Naturellement foible , caduc & mor-
tel , Adam, norre premier père, fut affranchi
de tant de douloureufes fervitudes. Il fut four-
ftràit à la néceffité de mourir , il eut un empire
abfolu fur le monde ; fon efprit fut éclairé Aqs
plus pures lumières ; les inquiétudes de la coh-
voitife furent modérées en fa faveur ; fa liberté
naturelle fut annoblie du précieux privilège de
commander à fes paflions, de fufpendre à fon
gré leurs mouvemens, & d'impofer filenccà
leurs importunes clameurs.
S'abftenir d'un fruit pernicieux qui lui eût
donné la mort , fut un précepte arbitraire', à
l'obéifTance duquel Dieu avoit attaché la pof-
fedion de cet état heureux pour lui & après
lui pour fa poftérité, fans qu'elle courût rifque
d'en être jamais dépouillée. Mais Adam ie laiîTa
vaincre , & pour plaire à fon époufe , il défo-
béit à Dieu. Sa prévarication lui ravit , avec le
caradere d'adoption , tous les dons précieux
dont elle étoit la fource. Dés lors, fuivant les
conditions du traité , tout commerce de Reli-
6i Mîjîoirc Thîlofophïquc
glon fut interrompu encre la créature coupable
& le Créateur ofFenfé.
Mais par un de ces niyfteres que l'efprit hu-
main ne pouvoic concevoir, l'homme ne fut
pas plutôt tombé, que la main fecourable de
fon Créateur le releva. Un nouvel arrangement
de décrets fit fortir d'un grand mal la fource
de tous les biens. Une Religion plus divine en-
core, fi l'on peut ainfi parler, que celle dont
le cours yenoic d'être rompu , fut réfolue dans
les confeils de la fagefTe de Dieu. Cette Reli-
gion eft la Chrétienne. A la confidérer dans
toute fon étendue , elle eft beaucoup plus an-
cienne qu'on ne penfe. Son origine remonte
Jufqu'à la Religion Patriarchale , qui , après
avoir duré plufieurs fiecles , prend une nouvelle
forme dans l'œconomie Mofaïque. Celle-ci fe
prolonge jufqu'à la naiffance de Jefus-Chrift,
qui donne fa dernière perfedion à la Religion
fur la terre , jufqu'au temps où la Foi & rEfpé-
rance qui lui fervent aujourd'hui de cortège ,
difparoîtront, pour ne laifTer d'elle que la Cha-
rité qui en eft l'ame, & qui fait l'efTence du
culte divin.
de la Religion, 6^
QUATRIEME ARTICLE.
Si le Thé'ifme cfl de mime date que le Genre-Hu-
main , comment & par quels degrés a-t-il
été corrompu & fupplanté par le Toly^
théifme ?
JI^^E dénouement de cette queftion a fait
naître plufieurs fyftêmes fur l'origine de l'ido-
lâtrie , qui ouvrent un vafte champ à l'érudi-
tion, en l'exerçant fur la Mythologie : corps
aufîi ténébreux dans l'Hiftoire, que celui d'oi
le monde phyfique a été tiré. La première idée
qui fe pré fente à l'efprit , c'eft que , dans !e
fein même du Poîythéïfme , l'on doit rencon-
trer par-tout des débris du Théïfme , à peu prés
Comme Tœil du Phyficien qui a fouillé la ter-
re , trouve par-tout des débris accumulés & dé-
placés , des amas immenfes de coquilles & de
refîe de poifTons , monument authentique des
anciennes révolutions caufées par le déluge
dans toute l'étendue du globe.
La raifon humaine fe perd & fe confond dans
cette multitude de Dieux, que la fuperftition
donna pour affociés à l'Etre fuprême, & que
les Mythologues, félon leurs divers fyftêmes,
nous repréfentent tantôt comme des génies im-
mortels , tantôt comme des hommes déifiés
$^ Hijlotre Phïlçfophiquc
par îa fiatrerie , & tantôt comme des emblè-
mes de la nature perXonnitiée.
-L'homme, du monde qui paroit avoir le mieux
Connu l'Antiquité, Mr. Court de Gebelin , dans
fon monde primitrf ànalyfc & comparé avec le
monde moderhe ^ a. déchiré d'une main hardie
le voile qui la couvroit , par la découverte d\i
génie allégorique, qui, félon lui, w. donna le
>) ton à l'Antiquité entière , créa fes fables ,
» préfida à fes fymboles, anima la. mythoîo-
i> gie , s'incorpera avec les vérités les plus ref-
» pedables , forma la maffe des cérémonies
» les plus augulies : tout porta fon empreinte ,-
>3 ce fut en quelque forte le langage unique
» des temps primitifs. C'eft celui de tous les
j> anciens Peuples dgnt il nous refte quelques
» monumens , celui des Scythes , des Celtes ,
» des Ecrufques , des Phéniciens , des Indiens ,
» des Egyptiens , des Chinois , des Chal-
» déens , ôic.
Rebuté par ce qu'il y a de faux , de froid ,
de fec & d'infipide dans l'explication hiftorique
des- Fables anciennes , ce fa van t Mythologifie
devina qu'il devoit y avoir quelque chofe de
niieux dans ces Fables qui lui paroifîbient désho-
norer l'Antiquité , pour laquelle il ne pouvoit fe
défendre d'une certaine vénération. L'explica-;
tien allégorique qu'il lui fubilitua, lui parut
animée ,
' àc la Rdigïoft. 6^
animée , ingénieufe, amufante. Il fe tourna en-
tièrement de ce côté-là. Plus il Papprofondif-
foit, plus elle lui préfentoit de nouveaux fujets
de furprife. Un grand avantage qu'il y trou-
voit , c'eft que , tandis que les Mythologues Hi*
ftoriens fe retranchent fans cefTe fur la cor-
ruption & l'altération de PHiftoire & des Lan-
gues, ou fur la folie à^s cerveaux qui ont eu
tant de refpeâ pour ces contes abfurdes , elle
ne laifTe point de vuide, rend raifon de tout
(& que les hommes y paroilTent aufïî raifon-
nables qu'ils le font peu par les explications
hifloriques. En falloit-il davantage pour adop-
ter le fyftéme à.Qs Mythologues allégorifles >
Il obferve d'abord que les objets, fur lef-
qucls fe porta le génie allégorique , furent ceux
de la Religion & de notre origine, la con-
flrudion de l'Univers, les principaux phéno-
mènes , les loix générales qui font l'ame de ce
grand tout , les avantages inelîimables des tra-
vaux des hommes, les cataftrophes les plijs
terribles arrivées à notre globe, comme étant
les plus intéreffans pour nous.
La Mythologie remontant à la naiffance des
fociétés, a-t-elle pu fe charger de faits hif-
toriques avant qu'elles euffent fait des chofes
dignes de l'Hiftoire , avant que celle-ci exif-
tât ? Pour exécuter de grandes chofes & dignes
Tome I, Ç
66 Hijloïrc Pkilofophlque
d'être tranfmifes a la poftérité , il faut fuppo-
fer qu'elles y ont été préparées par des inf-
truftions & par des connoiflances , fans lef-
quelles elles n'auroient été que des hordes de
fauvages à peine au-deflus des animaux, aux-
quels elles auroient difputé les fruits de la
terre. Or ces inftitutions , ces connoilTances ,
pour entrer facilement dans refprit des fo-
ciérés dans l'enfance , qui n'avoient rien vu ,
qui ne connoifToient rien, dont la faculté in-
telleduelle n'étoit pas encore exercée au rai-
fonnement 5 ont dû née eflaire ment paffer par
Tallégorie & par la fable ; feul moyen que
leurs guides & leurs légiflateurs euffent entre
jes mains d'afFedte vivement leurs femblables ,
d'embrafer leur imagination , de leur commu-
niquer l'enthoufiafme du travail , de la vertu
& de la gloire ^ de les élever au-defTus de leur
flupide & indolente liberté , d'en faire vérita-
blement des hommes. Indépendamment de ces
railbns , comment n'a-t-on pas été rebuté de
toutes les abfurdités que doivent dévorer ceux
qui n'en trouvent point à expliquer comment
., des faits purement hiftoriques ont pu fe chan-
ger en contes aufîi extravagans , fe charger
d'un merveilleux fi abfurde, fe lier avec tant
d'êtres qui n'exiflerent jamais , qui ne purent
cxifter , comme on doit le fuppofer dans les
âc la Reîigîoné 6y
explications purement hiftoriques de la my-
thologie ? Tant d'elTais , tant de recherches^
tant de fyftêmes , tant de travaux qui eurent
uniquement pour but d'expliquer la mytholo7
gie par l'Hiftoire , n'ayant rien ajouté au nontr
bre des vérités utiles , n'ayant répandu aucun
jour fur Fantiquité , ayant été en pure perte
pour leurs Auteurs, font un avertifTement pour
ceux qui fe vouent à éclaircir la mythologie,
à tourner leur attention vers ce génie allégo-
rique & fymbolique, dont on ne peut fe dif-
fimuler l'exiftence , & qui fe mêlant aux
grands événemens de THiftoire du genre hu-
main, préfida aux inftrudions anciennes.
L'efprit philofophique, qui fait tous les jours
des progrés, a porté un coup mortel à la my-
thologie hiftorique , & a rétabli dans tous ies
droits la mythologie allégorique. Ce qui avoic
nui longtemps à celle-ci , c'eft l'abfurdité des
allégories , dont on faifoit des fyftêmes bâtis
fur des étymologies , fondement le plus fra-
gile & le plus arbitraire qui fut jamais. On
s'eft donc appliqué à en trouver de plus rai-
fonnables & de mieux proportionnées au gé-
nie de l'antiquité. Il n'étoit plus poflible de
s'en tenir à l'hiftorique , qui portant à faux
s'écrouloit de toutes parts. Les Dieux qui trou*-
verent autrefois des Apologiftes fi zélés , même
E %
68 JJïJîoira Philofoph'iquc
parmi les favans , pour juftifier leur culte ,
manquent aujourd'hui de défenfeurs pour re-
vendiquer leur état. Tous ces Dieux dont on
avoit fait des Monarques , qui avoient fondé
des Empires & enfeigné les arts les plus né-
cefTaires , ont entièrement difparu , & n'ont
laifTé à leur place que des ombres fur qui le
génie allégorique a plus ou moins heilreufe-
rnent travaillé. On s'eft demandé comment les
hommes étoient parvenus au point d'aveugle-
ment, d'adorer des hommes pour toute Divi-
nité ; & l'on a vu , dans la progreflîon des
fauffes idées, l'impoflibilité d'une telle erreur.
On a fenti le ridicule de fuppofer un Empire
de Titans dans un fiecle où il n'y avoit point
de villes bâties ^ où les arts n'étoient pas plu-
tôt éclos qu'ils fe précipitoient dans l'oubli;
des événemens ifolés & qui ne tiennent à
rien ; des Rois , des Conquérans , d'hommes
qu'ils avoient été , devenus tout-à-coup des
êtres phyfiques ^ l'apothéofe des perfonnages
qui ne font célèbres que par leurs crimes.
Quand on y a mieux penfé , on a laifTé là tout
cet hiftorique qui forme l'afTemblage le plus
ridicule qu'on puiffe jamais imaginer , de per-
fonnages hiftoriques & de perfonnages allégo-
riques figurant enfemble dans l'Hiftoire des
premiers temps. On a compris enfin qu'il ne
dt la Religion^ 69
pouvoît être queftion que d'êtres allégoriques
fous le nom des Dieux d'Héfiode, En partant
de ce point commun à tous les Allégoriftes^
on a fait paroitre fuccefTivement plufieurs {yG-
têmes pour fervir de clef à l'intelligence de
l'ancienne mythologie. Le moyen de fe perfuaf
der qu'il y ait eu des hommes afTez ftupides,
affez infenfés pour changer un homme appelle
Uranus en ciel y une femme appellée Gé ea
terre , un autre appelle Saturne en Dieu du
temps, pour déifier ces perfonnages & les met^
tre à la place du Souverain de TUnivers ! Les
Ecrivains les plus fenfés ont eu recours à lal-
légorie pour ramener à un fens raifonnable tant
de fables , qui prifes à la lettre , dégradent les
Auteurs de la mythologie. Car enfin , fi l'on
s'en tient au fyftême des mythologues hifto^
riens , il en réfulte que ces fages de l'antî*
quité furent des imbécilles qui qe fentoient pas
la force des traits hiftoriques qu'ils défigu-
roient , ou des fripons qui en impoferent aux
hommes , en altérant l'Hiftoire de leurs Ancé-^
très, pour les entraîner dans l'idolâtrie & dans
les erreurs les plus groflieres.
Si l'antiquité eft aufii belle que les Altégo^
riftes s'efforcent de la montrer ; fi la poéfioi
lui a prêté fes difcours , la peinture fes cou*
tewrs , pour perfe6tionner fon langage allégo**
, E 3
70 Hijioirc Philofophiqut
rique , dont elle n'a cti^é de fe fervîr pour
tranfmetrre aux hommes les connoifTances les
plus utiles ; fi elle s'eft élancée dans les cieux ^
pour y admirer la marche des Aftres ; ù elle
s'efl enfoncée dans les abymes , pour y exa-
miner les fecrets de la nature \ fi elle a pé-
nétré jufijues chez les morts, pour y voir les
récompenfes des juftes & les fijpplices des im-
pies : par quelle étrange fatalité l'intelligence
de (qs allégories , fi vives & H animées , qui
changeoienr en images & en tableaux , les pro-
pofitions les plus feches , les plus difficiles à
faifir , a-t-elle pu échapper aux hommes? Com-
ment le fil de la tradition mythologique s'eft-
il rompu de telle forte , qu'il n'a pas été mê-
me foupçonné par les favans modernes qui
x)nt répandu tant de lumières fur l'antiquité !
Les caufes qui anéantirent la connoifTance
des allégories, peuvent fe réduire à ces qua-
tre principales : i^. Le penchant qu'ont les
hommes pour le merveilleux. 2°. L'altération
àes langues & l'infuffifance des traductions.
3**. Le rcfpe6t pour les chofes facrées. 4^ Les
révolutions terribles qui boule verferent les con-
noifTances primitives , avec les Empires qui les
avoient vu naître.
Des Divinités de toutes les efpeces répan-
dues par-tout , qui rendent tout vivant & ani-
'de la Religion. ji
mé , qui s'intérefTent à tout , & ce qui eft plus
important, des Divinités qui agifTent fouvenc
d'une manière furprenante : voilà ce que pré-
fente la lettre de la mythologie. Ce n'eft plus
Pair , le feu, la terre', l'eau , le bled, le vin ,
!e foleil, U lune qu'on voit & dont on par-
le : c'eft plus que tout cela , ce font des Di-
vinités : c'eft Junon, Vefta , Cybele, Neptu-
ne , Gérés , Bacchus , Apollon & Diane ,
frère & fœur. De telles Divinités ne peuvent
manquer de faire un effet agréable , foit dans
des poèmes, foit dans des tableaux, ou il ne
s'agit que de féduire l'imagination en lui pré-
fentant des objets qu'elle faififfe facilement,
& qui en même temps la frappent. Par fa na-
ture elle eft plus portée aux idées fenfibles
qu'aux idées îpirituelles. C'eft à nous , en
joignant ici notre amour pour le merveilleux ^
à expliquer comment , après s'être lafTé.é de
l'idée abftraite & déliée d'un être fpirituel ,
notre imagination l'a partagé en une infinité
de génies ; & comment un PolythéiTme grof--
fier , né de la Divinité mutilée , s'eil emparé
de nos efprits.
Dès qu'il fut décidé que la nature étoit gou^
vernée par des Génies , on en plaça dans le
Soleil , dans la Lune & dans les Aftres qui
font des routes immenfes , & ne s'égarent ja^
E4
72 Htjloîrc Phïlofophiquz
mais dans Pefpace. Les forêts fombres & filen*
cieufes furent habitées par des Dieux. La mer
fut pleine de Néréides & de Tritons foumis à
Neptune. Les fleuves, les ruifleaux, les plus
petites fontaines eurent des Naïades qui dor-
moient à leur fource dans des grottes profon-
des , & préfidoient au cours de leurs eaux.
L'air eut aufîi fes Dieux pour régner fur les
Météores. La terre eut également les f.ens pour
veiller fur les fruits, les moiffons & les ven-
danges. Chaque partie habitée du Globe, cha-
que nation , chaque ville , chaque foyer , cha-
que homme , félon fon âge , fon fexe , fes
goûts, fon état, eut fes Génies, fes Dieux
tutélaires , fes Patrons. La Divinité fut divi-
fée à l'infini dans toutes les parties de la na-
ture. Ce fut alors le beau temps de la Poéfie ,
qui ne vit que de fidion. Elle embellit la
Mythologie de tous les traits que lui prêtèrent
!a nature & toutes fes parties. Elle frappa
l'efprit des peuples par fes images , par fes
fierions, par fes nombres , fon harmonie &
fon rythme. La nature ainfi perfonnifiée & di-
vinifée dans toutes fes parties, n'offiit plus que
le vafte tableau du PoîythéiTme. Si c'eft une
erreur de Pefprit, qui a déchiré & difperfé
la Divinité de tous côtés , au moins ea réful-
te-t-il une réclamation unanime de toutes les
de la Religion. 75
nations contre le Matérialifme. Si dans les
êtres qui furent les objets de leur culte , el-
les n'a voient vu que de la matière , leur au-
roient-elles adrefîë leurs vœux & leurs hom-
mages ? Les hommes n'avoient pas alors alïë/
d'efprit pour en donner à la matière.
Le trop grand appareil du culte extérieur
qui groflifToit par l'avarice des Prêtres , fit
infenfiblement négliger les inftruftions. Le
culte & la police, de fimples qu'ils étoient,
devinrent .compofés & allégoriques ; & par-là
îe Prêtre vit accroître la nécefïité de fon étac.
Dès-lors il fe forma une fcience nouvelle &
particulière au Sacerdoce , qui en éloigna le
peuple, pour fe mettre en plus grande con-
fidération. Plus il devoit être ouvert & fincere,
plus il devint caché & réfervé. Il éteignit la
Religion , à force de la rendre myftérieufe
pour la faire refpefter. Emblèmes , allégories ,
iifages fymboliques, tous prirent la place de
Dieu dans l'efprit des peuples, & cette méta-
morphofe les rendit idolâtres. Tel eft le ta-
bleau que nous offre l'Egypte , fidèlement co-
piée par les autres Nations Payennes, chez
lefquelles on a toujours vu les Prêtres atten-
tifs à cacher aux peuples leurs futiles myfteres.
Le Genre - Humain fut donc amené à pas
îent^ & infenfibles , au point de ne plus con^
74 HiJIoîrc PHilofophtque
noître fon Dieu ; & les Prêtres , fe corrom-
pant de plus en plus, vinrent à regarder com-
me leur Domaine le dépôt de la Religion qui
leur avoir été confié pour un meilleur ufage.
En effet ils plongèrent les peuples dans l'ido-
lâtrie, par le peu de foin qu'ils eurent d'ex^
pliquer les emblèmes de la Divinité ; & com-
me ces emblèmes fe multiplièrent, fuivant les
différentes nations , il en réfulta un affreux
Poîythéïfme, qui rompant l'unité à^s nations,
les arma fouvent les unes contre les autres.
Le génie de l'antiquité l'avoit portée à ani-
mer la nature entière , à perfonnifier tous les
êtres inanimés & moraux , à préfenter comme
des récits d'événemens paffés , les infîrudions
que l'on vouloit donner aux hommes. C'eft
ce qu'on apperçoit fur-tout dans les Cofmo-
gonies , auxquelles on n'entend rien , fitôt
qu'on perd la clé dont elle fé fervoit.
Clair & intelligible dans le temps qu'on
s'en fervoit , & qu'il étoit populaire , le lan-
gage allégorique & fymbolique efl: devenu une
fource intariffable d'énigmes , à mefure qu'il a
vieilli , & qu'un langage plus fimple lui a fuc-
cédé. Les monumens qui ont échappé aux ra-
vages du tenips , dénués du véritable efprit
allégorique , n'ont plus préfenté à fa place que
des fables abfurdes , des faits incroyables , des
de la Religion, ^«j
hiftoîres ridicules. Delà notre mépris injufte
pour l'Antiquité. Delà cette méprife cruelle
qui a transformé une multitude d'emblèmes
ingénieux en des Etres Sacrés dans l'opinion
des hommes , & qui leur a infpiré pour eux
une vénération religieufe.
Nos premiers pères qui avoient puifé dans
!a révélation, par le fecours de la tradition,
les vérités les plus importantes fur Dieu, qui
admettoient une création & unrfeul Maître de
î'Univers fous le nom de celui qui cjî ^ ofe-
rent le peindre comme un feu étincellant de
lumière & de pureté , qui ranimoit & foute-
noit le monde entier , & dont les fymboles
les plus parfaits étoient le Soleil & la Lune.
Le cours de |^ ces deux Aftres fervoit à régler
leurs années , & , ce qui étoit plus elTentiel ^
les travaux de la campagne ; à célébrer à cha-
que faifon des Fêtes folemnelles , pour de-
mander à la Divinité d'heureufes récoltes, ou
pour la remercier de ^es bienfaits.
Le laps de temps fît perdre infenfiblement
à la poftérité le fens de toutes leurs belles al-
légories. Peu-à-peu ils mêlèrent le culte du
Soleil & de la Lune avec celui de la Divi-
nité ; ils vinrent jufqu'à y joindre celui à^s
Planètes & des XII Conftellations directrices
4es douze mois. Delà l'Armée célefte, l'Af"
7^ TJîJIoîre Phllofophtque
femblée des douze grands Dieux, qui fut le
dernier degré de l'idolâtrie chez les Grecs &
les Romains. Elle avoit commencé pai' le Sa-
béifme Oriental.
A cette époque fatale, on voit s'élever
entre nous & l'Antiquité primitive comme un
voile qui nous la dérobe : elle pa;-oît rentrer
dans un cahos horrible & confus : la langue
ancienne oubliée n'eft plus que de myftérieux
Hiéroglyphes , qu'on tourmente vainement
-pour deviner le fens qui s'en eft éclipfé :
les Formules facrées & tous les objets de la
Fable fe refTentent de l'efprit de fyftême : les
noms auguftes de la Divinité font regardés
comme des noms d'hommes, mis ancienne^
ment au rang des Dieux : tous les livres an-
ciens font inintelligibles pour quiconque veut y
lire & chercher la clé qui en ouvre le véri-
table fens.
Le Sabéifme Oriental a été le père de l'Af-^
troîogie \ fcience vaine qui s'eft occupée dans
tous les temps à chercher les pronoftics du
-banheur & du malheur, dans les phafes, dans
les afpeâs réciproques , dans les levers , les
couchers & les rencontres des Corps célefles,
& à faire de tout le Ciel le livre de l'avenir.
Dcs-lors la fuperîiition échauffée par l'intérêt,
étendit cette fcience fur prefque tous lç§ évé^
de h Religion, ^
ncmens delà vie : ce ne fut plus qu'en tremblant
qu'on vint , l'or en main , acheter des Prêtres ,
dépofitaires de cette icience , les arrêts du fort
dont on leur croyoit l'intelligence & la clé.
S'il ell vrai que le Soleil ait été adoré fous
tant de noms ( car il en avoic autant qu'il y
avoit de nations qui l'adoroient ) ; comment
a-t-on pu s'imaginer qu'ils aient dé(igné des
hommes , déifiés après leur mort pour les bien-
faits envers leur Patrie & le Genre-humain >
Il fembleroit au contraire qu'on dût en infé-
rer, que tous les Dieux encenfés par le Pa-
ganifme , n'étoient rien moins que des perfon-
nages réels, & que toute la mythologie doit
fe convertir en pure allégorie. Ce fyftême a
été long-temps expofé aux plus vives attaques
de la part des Mythologues Hiftoriens. Mais
aujourd'hui ils font obligés de reculer devant
leurs adverfaires , qui depuis quelque temps
ont gagné beaucoup de terrein, témoin les der-
niers mémoires de l'Académie des Infcriptions
& Belles-Lettres. Le fens hiftorique àt^ fables
n'eft plus l'opinion dominante de cette favante
Compagnie. Quoique développé & prouvé, au-
tant qu'il pouvoit l'être , dans le grand ouvrage
de l'Abbé Banier , il ne laiffe plus voir au-
jourd'hui que l'outrage du temps , joint à ce-
lui qu'il ^ reçu d'une raifon plus éclairée.
y$ Hijhirc Philofophiqiie
Eiihemere fut le premier Auteur de cette
opinion , qui attribuoit l'origine de l'Idolâtrie
à l'apothéofe ou au culte des morts. Dans un
Roman compofé fur l'Hiftoire fabuleufe, il
fuppofa que toutes les divinités n'étoient que
de fimples hommes , femblables à nous , éle-
vés à ce rang fublime après leur mort, par la
reconnoiffance , par l'admiration , & fouvent
même par la terreur. Les Peuples fuperftitieux
avoient changé ces hommes en des êtres fu-
périeurs à notre nature; ils croyoient que de-
venus immortels , impalfibles & tout-puilTans ,
ils étoient les difpenfateurs des biens & des
maux qui nous arrivent.
Ce Syftême, félon la remarque de Cicéron,
fuppofoit l'immortalité de l'ame , parce que ,
» dit-il, l'on n'auroit pu déifier les grands hom-
j> mes morts, fi l'on n'avoit déjà cru que les
» âmes fubfiftant après la mort , étoient par
3> leur nature des êtres éternels, parfaits &
3> bienfàifans : ce qui ne s'éloigne pas de l'idée
î> que nous avons des Dieux. » ( De nat. deor.
fih,i.)m.2iis des hommes affez éclairés pour
croire les intelligences humaines capables
d'exifter hors des corps, pouvoient-ils l'être
affez peu , pour ne point reconnoître des êtres
d'une trempe bien différente de la leur ? Com-
ment l'ignorance de la Divinité pouvoit-elle
de la Religion* 79
s'allier dans leur efprit avec l'immortalité de
leur ame > Comment des hommes , qui venoient
d'être vifiblement tels pour eux, pou voient- ils.
fe transformer tout-à-coup en àes Dieux, dont
ils n'avoient jamais eu la moindre idée ?
Le fyftême dé l'affociation des âmes humai-
nes aux Dieux immortels , eft le feul par qui
l'on puilTe concevoir l'origine du culte des
hommes. Mais cette affociation n'en fera ja-
mais que des Dieux fecondaires & fubalternes ^
qui ne feront jamais égalés aux Dieux éternels,
ni admis à partager leur pouvoir & l'adminif-
tratiôn générale de cet Un i ver sV" Cette dîftinc-
tion ne fe perdit jamais dans l'apothéofe que
les Qrecs firent de quelques-uns de leurs grands
hommes , qu'ils nommèrent toujours des Hé-
ros & des demi-Dieux. Les honneurs qu'on
leur rendoit étoient appelles des honneurs hé-
roïques , & l'on défignoit par le nom d^Héroa ,
les Autels , les Statues & les Chapelles qu'on
leur confacroit. Si Hercule , fils d'Alcmene , &
Bacchus , fils de Sémélé , furent enfin invo-
qués comme des Dieux, c'eft parce que l'on
vint à confondre le premier avec l'Hercule
Phénicien, & l'autre avec le Bacchus Egyp-
tien , ou avec Ofiris. L'Hercule Phénicien &
le Bacchus Egyptien étoient des Dieux du pre»
mier ordre, des Dieux par leur n^ure, à^s
8o HiJIoirc Philofophiquè
Dieux enfin qui n'avoient pas eu befoin d'af-
fociation. L'un & l'autre ëtoient des Divinités
Théologiques , e'eft-à-dire , l'ame du monde ,
ou des attributs de l'intelligence Dcmiourgiquc :
attributs qu'on avoit perfonnifiés , en réalifant
des abftraftions métaphyfiques. C'eft par là
que le Polythéïfme s'étoit établi dans l'anti-
quité , & qu'il avoit amené fur fes pas l'ido-
lâtrie. Elle n'avoit point commencé par le culte
^es hommes , & jamais on ne fe feroit avifé
de leur apothéofe , s'il n'y eût eu des Dieux
du premier ordre auxquels on pût les afTocier.
CINQUIEME ARTICLE.
Les Religions Orientales des Chaldéens , des
. Perfes , des Indiens & des Egyptiens^ rela-
ixtives au climat, aux loix , aux maximes
du Gouvernement , aux mœurs & aux opi-
nions philofophiques,
j E S Chaldéens nés dans le plus beau cli-
mat de la terre, qui ne voyoient fe lever fur
leurs têtes que des Soleils purs & fereins, pour
qui la nuit étoit toujours éclairée par la lu-
mière brillante des Etoiles, ne voyant rien
de fi beau que cette lumière qui les pénétroit
de toutes parts , & s'enflammant pour elle d'un
faint enthoufiafme , fe perfuaderent qu'elle étoit
non-
de la Religion, %i
fion - feulement l'image du très-haut ^ mais
qu'elle étoic encore l'inftrument fécond avec
lequel il produifoic & animoit tout dans l'U-*
jiivers. Les aftres oii elle brilloit éminemment,
leur parurent être le Temple où il avoit éta^
bli de préférence fon féjoun Ils l'adorèrent
donc dans le Soleil & dans les afîres.
Il n'eft pas facile de donner une jufte idée
de leur Philofophie. Les monumens qui pour-*
roient nous fervir ici de mémoires pour cette
hifîoire , ne remontent pas ^ à beaucoup prés ,
auflî haut que cette feâe : encore ces mémoi-
res nous viennent-ils des Grecs ; ce qui fuiîit
pour leur faire perdre toute l'autorité qu'ils
pourroient avoir. Oh fait que les Grecs avoieni
un tour d'efprit très-différent de celui des
Orientaux , qu'ils défiguroient tout ce qu'ils tou-
choient & qui leur venoit des nations barba-»
res. Les dogmes étrangers, en paffant par leur
imagination , y prenoient une teinture de leur
manière de penfer , & n'entroient jamais dans
leurs écrits , fans avoir éprouvé une grande al-
tération. Encore une raifon qui doit nous ren-
dre foupçonneux fur les véritables fentimens
des Chaldéens, c'eft que, félon l'ufage reçu
dans tout l'Orient , ils renfermoient dans l'en-
ceinte de leurs écoles, où même ils n'admet^
toient que des difciples privilégiés, les dog^
Tonic L f
82 Hîjloire Phïlofophiqut
mes de leur feâe, & qu'ils ne les produi-
foient dans le public que fous le voile àQ%
fymboles & des allégories.
,- Plufîeurs favans tant anciens que modernes ,
fe font exercés à découvrir quel pouvoit être
ce Zoroaflre fi vanté dans tout l'Orient \ mais
après bien des veilles confumées dans ce tra-
vail ingrat , ils ont été forcés d'avouer l'inu-
tilité de leurs efforts.
D'autres Philofophes , non moins ignorans
des Myfleres Sacrés des Chaldéens , voulurent
partager avec les premiers l'honneur de corn-
pofer une Sede à part. Ils prirent donc le parti
de faire naître Zoroaftre en Egypte ^ & ils ne
furent pas moins hardis à lui fuppofer des ou-^
vrages , dont ils fe fervirent pour combattre
plus commodément leurs adverfaires. Comme
Pythagore & Platon étoient allés en Egypte
pour s'inftruire dans les fciences , que cette
Nation pafïbit pour avoir extrêmement perfec-
tionnées , ils imaginèrent que les fyftêmes de
ces deux Philofophes Grecs étoient un fidèle
extrait de la doârine de Zoroaftre. Cet hom-
me a-t-il exifté , ou n'a-t-il été qu'un fym-
bole , ainfi qu'on l'a prouvé de pîufieurs per-
fonnages de l'Antiquité, c'eft fur quoi on ne
peut faire que des conjeâures. Voici un pré-
cis de la doûrine des Chaldéens fur la Divinité,-
de la Religion. 83
îls reconnoifToient un Dieu Souverain , Au-
teur de toutes chofes , lequel avoir établi cette
belle harmonie qui lie toutes les parties de
l'univers. Leur Cofmogonie repréfente notre
terre comme ayant été un calios ténébreux ,
oii tous les élémens étoient confondus, avant
qu'elle eût reçu qqi ordre & cet arrangement qui
la rendent habitable. Ils fuppofoient que des
animaux monflrueux & de diverfes figures
avoient pris nailTance dans le fein informe du
cahos, & qu'ils avoient été foumis à une fem-
me nommée Omerca ; que le Dieu Beîus avoit
coupé cette femme en deux parties , de l'une
defquelles il avoit formé le Ciel, & de l'au-
tre la Terre ; que la mort de cette femme
avoit caufé celle de tous les animaux ; que Be-
îus s'étoit fait enfuite couper la tête; que les
hommes & les animaux étoient nés de la terre
détrempée dans le fang qui couloir de la bief-
fure de ce Dieu ^ que c'éroit la raifon pour la-
quelle les hommes étoient doués d'intelligence
& avoient reçu une parcelle de la divinité.
Quand Bérofe , qui rapporte ceci dans {&s frag-
mens confervés par Syncelle, ne le diroit pas,
il efl aifé de voir que toute cette cofmogonie
n'eft qu'une allégorie myftérieufe , par laquelle
les Chaldéens expliquoient de quelle manière
le Dieu Créateur avoit débrouillé le cahos &
F z
84 Hîjloïrc Phllofophîquô
introduit l'ordre parmi la confufion des ëîé-
mens. Ce que l'on voit au moins , à travers
les voiles de cette furprenante allégorie , c'efi
que l'homme doit fa naifTance à Dieu , & que
le Dieu Suprême s'étoit fervi d'un autre Dieu
pour former ce monde.
C'étoit même une opinion univerfellement
reçue dans tout l'Orient , qu'il y avoit des gé-
nies , Dieux fubalternes & dépendans de l'Etrô
Suprême , qui les avoit diilribués dans toutes
les parties de ce vaf^e univers. On croyoit qu'il
n'étoic pas digne de la majefté du Dieu Sou-
verain de préiider immédiatement au fort des
Nations. Renfermé dans lui-même , il laifToit
aux divinités locales & tutélaires le foin d'é-
clairer les pcnfées & les aÔions des mortels. Ce
lî'étoit aufli qu'en leur honneur que fumoir
î'encens dans les temples, & que couloit fui?
les Autels le fang des victimes.
Les Chaldéens admetroient deux fortes de
génies , les uns bons & les autres mauvais.
Ceux-là étoient formés d'une maîiere plus grof-
fiere que les bons. Il paroît que la do£i:rine des
deux principes avoit pris naifîance en Chaldée,
d'où elle pafTa chez les Perfes , les Indiens &
les Egyptiens.
• Nous avons dit ci-defTus que, fous le beau
climat àQs Chaldéens, la luipiere avoit para
de la Religion. S^J
4UX Prêtres , devenus Philofophes par l'étude
du Ciel , rélément primitif, par le moyen duquel
Famé univerfelle avoir produit le monde. La fub-
tilicé &l'aâ:ivitéde la lumière leur femblant avoir
de Panaîogie avec les opérations de leur ame ,
prit infenfiblement dans leur efprit la place de
cette ame univerfelle. Comme cette lumière
étoit plus pure & plus aâive dans fbn foyer
que dans les efpaces infinis où elle s'élançoir,
c'eft-là auffi que fon intelligence étoit plus vive
& plus parfaite. Suivant que Péternelle & in-
tarifTable lumière s'éloignoit de fa fource dans
fes émanations diverfes , elle s'afFoibliffoit par
degrés, & perdoit en proportion de fon intel-
ligence, jufqu'à ce qu'enfin, après être defcen-
due d'êtres en êtres toujours moins parfaits,
elle fe condenfa & devint matérielle. Il y
avoit donc entre l'Être Suprême <Sc la terre
une chaîne d'êtres intermédiaires , dont les
perfe(5lions décroifToient à mefure que ces êtres
s'éloignoient du centre de la lumière. Dans
cet efpace imm.enfe ils formèrent à^s ordres
d'efprits élevés les uns fur les autres. Ainfi le
fyfîême des Chaldéens reffufcita tous les. gé-
nies que la raifon avoit fait difparoure.
L'erreur des deux principes, l'un bon, l'au-
tre mauvais , avoit commencé par la dif-
tiniftion fi naturelle de la lumière & des lé^
F3
85 Hijloire Phïlofophicjue
nébres. La fuperftition & l'intérêt firent le
refte.
Les favans conviennent afTez nnanimemenf,
qu'il y avoit , félon les Chaldéens, au-defTus
de QtttQ lumière oppofée aux ténèbres, une
autre lumière, principe unique, feul Dieu Su-
prême, qu'ils appelloient lumière incréée, lu-
mière par excellence , pour la diftinguer de cette
autre fubftance fecondaire, qui figuroit avec
les ténèbres. Quoiqu'il en foit de cette doc-
trine réfervée aux initiés, telle étoit celle qu'on
enfeignoit en public , que le foleil , la lune
& les aftres étoient des divinités qu'il falloir
adorer. Les étoiles que forment le Zodiaque ,
étoient en grande vénération parmi eux , fans
préjudice du foleil & de la lune, qu'ils ont
toujours regardés comme les premières divini-
tés. Ils appelloient le foleil Bchis ^ 6i la lune
Naho , & quelquefois NergaL Le peuple atta-
choit la divinité aux aftres mêmes. Pour les
fages & les philofophes du pays, ils fe con-
tentoient d'y placer des efprits, pour en diri-
ger les mouvemens.
Ce principe une fois établi que les Aflres
étoient des divinités , il n'en fallut pas davan-
tage aux Chaldéens pour perfuader au peuple,
qu'ils avoient une grande influence fur le bon-
heur ou le malheur des humains. Pela eft née
de la Religion. 87
PAftrologîe judiciaire ^ dans laquelle les Chal-
déens avoient la réputation d'exceller fi fort
«ntre les autres Nations , que tous ceux qui s'y
diftinguoient, étoient appelles Chaldéens, quelle
que fût leur patrie. Ces Charlatans s'étoient fait
un art de prédire l'avenir par l'infpeftion du
cours des Aftres , où ils feignoient de lire les
deftinées des mortels. La crédulité des peuples
faifoit toute leur fcience : car quelle liaifoh
pouvoient-ils appercevoir entre les mouvemens
réglés des Aftres & les événemens libres de la
volonté? L'avide curiofité de percer dans l'a-
venir & de prévoir ce qui doit arriver, eft
une maladie aufîî ancienne que le monde mê-
me. Mais elle a principalement exercé fon
Empire fur les peuples de l'Orient , dont oa
fait que l'imagination s'allume aifément.
Quelque crédule que fuffent les peuples^
i'impofture des Charlatans de Chaldée trahif-
foit très-fouvent la vanité de l'Aftrologie ju-
diciaire. 5ous le confulat de Mr. Popillius &
de C. Calpurnius , il fut ordonné aux Chal-
déens , par un édit du Préteur Cor. Hifpallus,
de fortir de Rome & de toute l'Italie dans
l'efpace de dix jours ; & la raifon qu'on en
donnoit, c'eft qu'ils abufoient de la prétendue
connoiffance qu'ils fe vantoient d'avoir , pour
tromper des efprits foibles & crédules, en leur
F4
s 8 Hijloirc Phîlofophiquc
faifant accroire que tous les événemens de ïà
vie ëtoient tcrics dans le Ciel.
V" Ge que les Chaîdéens furent chez les Baby-^
ioniens , les Mages Pont été chez les Perfes ,
c'efL-à-dire , des Philofophes , des Théolûgiens,
àcs Sacrificateurs. Ceux-ci paroifTent avoir calr-
<jué leurs idées fur celles des .premiers. Ce que
les uns difoient de la lumière, les autres le di-
foient du feu. Et de même que les Chaîdéens
admettoient deux principes fecondaires , l'un
bon, l'autre mauvais, & un Conciliateur fur
'préniQ^ maître: des deux autres; les Mages,
indépendamment d^Oromaze & d'Arimane , ont
reconnu un troifîeme principe nommé Mithras ,
qu'on traduit ordinairement par celui de Mé-
diateur. \\ paroit que ce Mithras, nommé Iç
Dieu Monicible , le Dieu tout-puiffant , étoiç
phez les ancieqs Perfes , ce que U lumière in-
créée étoit chez les Chaîdéens, & Dieu chez
les Hébreux. Ce qu'on peut inférer de cette
Doârine ^ c'eft que l'idée fi naturelle dç l'unité
de Dieu s'çfl: confervée dans l'Orient quelque
temps, quoiqu'elle s'y foit défigurée ^?ins la
fuite par ce penchant naturel de l'efprit hu-
main à mettrp les figuras à la place de l'ob-?
jet figuré, comme il eft arrivé chez les Baby-?
Ioniens & les Perfes, qui ont confondu , les uns
fg lumière avec Dieu , & les autres le feu. Jç
' 'de la Religion: 8^
veux que îçs hommes favans & éclairés aient
eu , dans cette partie idu monde, comme pai>
tout ailleurs, des idées pl^às julles que celles
du peuple ; s'enfuit-il que le gros de la Nation,
n'ait pas arrêté fon hommage lau Soleil, à la
Lune, & à toute l'Armée des Cieiix? Les Ba-^
byloniens & les Perfes valoient-ils donc mieux
que les Grecs & les Romains, qui, pour le
moins aufïi éclairés qu'eux , ont divinifé le bois ,
la pierre & le métal? Sans doute que le So-
leil & les Aftres étoient des repréfentans plus
nobles de la Divinité^ rhais auffi par cette rai-
.fon , pouvoient-ils mieux être confondus avec
elle. Si quelque chofe pouvoit excufer l'idolâ-
trie, c'étoient les Afrres^ ces. Symboles fi bril-
lans , fi a<5lifs, {i durables , fi bienfaifans. Il eft
naturel de conclure contre Mr. Hyde , que les
Babyloniens & les Perfes ont été les adorateurs
de la lumière & du feu , & que le Soleil où ils
avoient leur plus grande force, a été la pre-
mière Divinité de ces Peuples.
Le premier regard que les .Mages avoient
porté fur. la nature, leur en avoit fait attribuer
^ous les phénomènes à une foule de génies
qu'ils avoient imaginés dans les divers élé-
piens : mais lorfque par . yn coup d'œil plus
ferme & plus rÈfiéchi , ils eurent découvert qu'ils
étpienp tous liés par une chaîne iovifible aux
(^ Hljiom Philofophtque
fens , tous les Génies rentrèrent dans le néaiît
•d'où Fimagination les avoit d'abord tirés. Ils
rétrogradèrent fur leurs pas ainfi que les Chal-
-déens, & fe retrouvèrent au point du cercle
d'où ils étoient partis. Mais comme dans leurs
-courfes ils étoient devenus Philofophes , ils ne
virent plus la première caufe des mêmes yeux
purs qu'ils l'avoîent vue , lorfqu'elle leur étoit
^parvenue de leurs Ancêtres par la voie de la
tradition. Ils confondirent le feu avec la caufe
iuprême & univerfelle ; il leur parut être l'a-
me qui agite toute la matière, qui donne la
Lvie & le mouvement à tout. Son àfFoiblifTe-
-ment gradué, félon qu'il s'éloigne du Soleil
-qui en eft la fource, leur rendit raifon de la
formation des élémens différens , & de l'ori-
gine de la matière brute & infenfible. Cette
matière fut le dernier anneau de cette chaîne
d'êtres qui s'élevoit jufqu'à l'Ame univerfelle.
-Ainfi furent reproduits les Génies pour remplir
ce vafte intervalle ; ils furent plus ou moins
doués de fagacité & d'intelligence, fuivant
•qa'iîs furent plus ou moins éloignés. Les plus
-parfaits étoient des intelligences pures qui n'o-
béiiïbient qu'à la raifon : ceux qui venoient
après , entant qu'êtres fenfibles & intelligens ,
obéifToient au fcntiment & à la raifon. Ces
derniers Génies étoient féparés , par une nuance
ât la Religion^ gt
imperceptible , des animaux , qui purement
fenfibles ëtoient efclaves de leurs défirs & de
leurs befoins. Ceux-ci tenoient le milieu entre
les hommes & les êtres, qui n'étant ni intel-
ligens ni fendbles, étoient doués d'une force
motrice qui ne tendoit qu'à produire du mou-
vement. A l'extrémité de la chaîne étoir la
matière fans force & fans mouvement, fe rc-
fufant par fon inertie aux imprefïions du feu
élémentaire.
Il efl bien fingulier que le fyftême des deux
principes, qui a été principalement en vogue
chez les Perfes , n'ait été dans fon origine que
la lumière produifant l'ombre par rinrerpofi-
tion d'un corps interceptant fes rayons , & qu'un
phénomène auflî fimple ait été l'étoffe que l'i-
magination a brodée de tant de manières dif-
férentes. Elle y a repréfenté , Ci l'on peut ainfi
parler , la guerre des Titans , l'Oiiris 6c le Ty-
phon des Egyptiens , la Pandore des Grecs , &c-
Si l'opinion vulgaire égaloit chez les Perfes
les deux principes en force & en puifïàncc,
les Savans au contraire la regardoient comme
une erreur formellement oppofée au fentiment
de Zoroaftre , qui ne reconnoiffoit qu'un feul
principe fupérîeur , auquel il donnoit le nom
de Mithras , qui veut dire, amour, union,
juftice ^ termes qui fignifient qu'il le concevoir
9^ Uîjhlre Fhllofophîquc
comme un être de nature bienfaifante , com-
me la caufe de toutes les produâions , de ror-
dre&de l'arrangement de l'Univers, comme
k lion qui unifîbit toutes les parties &enem-
péchoitla dilTolution. Le folcil étoit la vivante
image de Mithras. L'être le plus pur après le
Soleil , étoit le feu^, il prétendoit en conféquence
^gue cet élément , après le Soleil, étoit le fym-
bole le plus naturel de la Divinité.
Le fyftême des premiers Mages étoit fort
fimple ; celui de Zôroaftre fe compliqua. Plus
on remonte dans l'Antiquité, plus on y ap-
perçoit ce carad^ere fpécial d'une Philofophie
&appée d'enthoufiafme & de religion.
; Comme c'efl: de la matière que naifTent nos
befoins & nos douleurs, les Mages ne virent
en elle qu'un principe mauvais , eflentiellement
Qppofé au principe bienfaifant qui étoit la lu-
mière : mais pourquoi en faire un Dieu fous
le nom d'Arimane, & ajouter à cette opinion
abfurde la coutume atroce d'immoler des hom-
mes choifis parjni, les malheureux ? Quant au
bon principe , on ne regardoit pas de ii près
avec lui. Four lui plaire on faifoit un peu de
bien; mais on faifoit beaucoup de mal pour
ne pas Bcher le mauvais principe , c'eft-à-dire ^
wne matière ténébreufe , morte & pafîive. C'eft
«ii^fi que la Religion, faite pour honorent l'hu^
àt la B^eligton, 'ç^
tiiahité & porter les hommes à la vertu , avoît
été dénaturée par les Philofophes Perfans. Ce
îî'eft pas là le feiil inconvénient qu'on y re^
marque. Elle étoit encore infeâ:ée du fata-
lifme.
Tout étant forti par voie d'émanation de
l'Etre nécefTaire, éternel, infini, les hommes^
leurs penfées, leurs aâ:ions étoient enchaînées
par la même nécefTité qui préfidoit aux éma-^
nations. La force expanlive de ce feu intelie-
duel, pur & parfait, faifoit fans cefTe fortir
de fon fein un torrent de lumière , qui lauroit
enfin lui-même épuifé , fi une fatalité aveugle
n'avoit ménagé un retour continuel de toutes
les parties ténébreufes vers l'Être fuprême ,
où elles reprenoient leur première aâivité. Ari^
mane périfToit donc après un certain période de
temps, pour renaître par voie d'émanation.
L'homme entraîné par le torrent de la fatalité
qui prenoit fon cours au fein de l'Être fuprê^
me , n'étoit ni vertueux ni vicieux. Pour le Mage
attaché à fes Principes phiîofophiques , il ne
pouvoir y avoir qu'un vain fumulacre de Re-
ligion.
L'Inde , ainfi que l'Egypte , doit fa fécondité
aux inondations des fleuves qui Farrofent. Les
peuples avoient attribué ces inondations à des
génies qu'ils regardoient i;omme l'ame de h
94 Hijioîrc Pkllojophîqiit
nature. Mais ces inondations, alTuJetties à la
bifarrerie des faifons, n'étoient pas toujours fa-
vorables. Des hommes furent chargés de pré-
.voir & de prévenir les phénomènes dangereux ,
ainfi que Tinconfîance des génies. Ces hom-
mes devinrent Philofophes par l'étude conf-
iante qu'ils firent de la nature & de l'homme.
Ils firent des progrès rapides dans l'une & l'au-
tre fcience. On vint de toutes parts les conful-
ter comme des gens profonds dans la con»
noiffance de la nature , & dans l'étude de la
morale & de la légiflation.
Ils plaçoient le Dieu fuprême dans une fphere
fi éloignée de nous , qu'ils avoient recours à
l'entremife des génies & des intelligences pour
nous gouverner immédiatement. Cette doftrine
leur étoit commune avec les Chaldéens & les
Mages. Les plus puifTans de ces génies habi-
toient le foleil , la lune & les autres aflres ,
tandis que les inférieurs étoient attachés aux
êtres inanimés de la nature. Les premiers agif-
fbient fur nous ^ fur toute la nature par le
moyen de la lumière & les influences de^
aftres.
Sur cette opinion étoit fondée leur afîroîo-
gie & l'art de prédire les événemens que doi-
vent produire les afpe£ts & le concours de ces
mêmes aftres i & cela , en conféquence des
de. la Kdmon. ^\
-£?■
règles établies par les ob fer varions dites de
temps immémoriel , & du rapport qui s'efl
trouvé entre la difpolition de ces aftres & les
ëvénemens arrivés parmi les hommes.
Or cette doélrine fuppofoit que, comme le
cours & le mouvement des aftres n'eft point
arbitraire , puifque le calcul nous met en état
de prédire aifément la rencontre de ces aftres,
les événemens futurs étoient nécefTaires. La
volonté des intelligences ne pouvant les chan-
ger, la fuperftition ne trouvoitpas là fon comp-
te. Les hommes ne fe contentent pas d'efpérer
les biens & de prévoir les maux; ils veulent
encore obtenir les premiers & éviter les féconds 3
& comme cela ne fe pouvoit pas dans la fa-
talité des événemens , on fe perfuada que les
Dieux étoient les fouverains arbitres des évé-
nemens , qu'ils pouvoienc changer les règles
qu'ils s'étoient impofées , qu'il ne s'agilfoit que
de fe les rendre favorables , & de forcer les
génies ennemis de fe rendre en leur en oppo-
fant de plus puifTans. Le plus puifTant de tous
étoit placé dans le ciel d'oii il agiffoit toujours
avec fageffe & avec régularité, tandis qu'il
dirigeoit la force qui agitoit les parties du
monde terreflre par des génies foumis à fes
ordres.
D'après une idée réfléchie de foi-même^ le^
9^ tlijloîre Phtlofophiqm
Phiîofopîies Indiens jugèrent que l'homme^
quoiqu'ami de l'ordre, étoic fouvent entraîné
dans le défordfé , malgré la voix de la raifoné^
Une portion de Pefprit eélefte mêlé dans l'hom-
me à une force motrice aveugle , leur rendit
raifon de ce phénomène. C'èfl: donc à régler
cette force motrice qu'ils apportèrent leurs
foins. Ils domptèrent le corps dans lequel elle
réfidoit pour la mieux fubjuguer. Ils firent fer-
vir la médecine à la morale , en travaillant à
calmer l'efFervefcence du fang , & en amortif-
fant la fenfibilité des organes d'où naiiïbit la
force des paflibns.
Cette opinion , qu'ils étoient une partie de
la divinité , élevoit leur ame au-defTus d'elle-
liiême , & leur infpiroit de grandes vertus. C'eft
par une femblable idée que; les Philofophes
les plus refpeéîables de la Grèce, les Stoï-
ciens, s'étoient impofé la loi de ne rien faire
qui ne fût digne de Dieu même. Les uns &
les autres ne voyoient dans leur ame qu'une
portion de l'être divin , & dans fon union avec
le corps , qu'une obligation d'autant plus grande
d'entretenir l'ordre & de concourir au bien
général. Delà ces maximes fi fondamentales
dans leurs fedes , que l'homme eft obligé de'
faire tout le bien qu'il peut, & que nous n'a-
vons aucun droit aux bienfaits du ciel , qu'au-
tant
de la Rd'igion» iC)j
tant qiîe nous remplilTons cette obligation fa-
cré^. Mais comme fi c'étoit un défaut attaché
à la condition humaine., c^xW Toit pkis aifé de
faire le bien que de le bien faire , ces mêmes
Bracmanes , qui firent quelque temps l'orne-
ment du monde par leurs vertus bienfaifantes ,
en devinrent la honte par l'excès de leurs prin-
cipes. En effet, les uns croyant avoir fait af-
fez de bien dans le monde , ne craignoient
point d'interrompre par un fuicide volontaire
le cours de leur vie : d'autres , pour fe garan-
tir des paflions , fe féparoient du commerce
des hommes au fervice defquels ils s'étoient
dévoués, &, pour être plus que àQs hommes
ils vivoient en bêtes dans des. montagnes inac-
ceffibîes, ou dans des cavernes profondes : quel-
ques autres enfin prétendirent honorer l'Être
fuprême par des auflérités ridicules , où la pu-
deur étoit violée, & où la noblefTe de la na-
ture humaine fut méconnue au point, qu'ils
fe crurent d'autant plus parfaits, qu'ils la rap-
prochèrent davantage de l'animalité. Ainfi ces
hommes , dont les principes religieux avoient
tourné toute l'aâivité vers le bonheur de leurs
femblables , la crainte des paffions & le défir
infenfé d'une perfeftion chimérique , les ren-
dirent non-feulement inutiles à la fociété , mais
les dépouillant encore , pour ainfi dire , dç la
Tome L G
çS Hijioïrc Philofophiquc
nature humaine , ils leur en firent oublier les
devoirs , le décent & l'honnête , pour les ré-
duire à la condition des brutes. Ces coutumes
infenfées qui font un outrage fait à notre na-
ture, affermies par le temps & confacrées par
la fuperftition , fubfiftent encore dans l'Inde ^
malgré les révolutions auxquelles elle a été fu-
jette , & font aujourd'hui la Religion d'une
grande partie de l'Afie. Si ces Bracmanes , qui
le voient comme une émanation de cette ame
immenfe qui règle l'univers , mais féparée de
fon origine pour être attachée à une mafTe de
matière organifée , pouvoit réfléchir un mo-
ment fur eux-mêmes , quel devroit être leur
ctonnement de contempler l'avilifTement où leur
vertu monflrueuîe les a conduits.
L'Egypte devoit trop aux inondations fécon-
des du Nil , pour ne pas regarder ce fleuve
comme un temple où la divinité fembîoit in-
viter les hommes h lui rendre hommage. Par
la même fuite d'idées , qui avoit conduit les
Chaldéens , les Perfes & les Indiens au Po-
îythéifme , les Egyptiens , oubliant le Créateur ,
vinrent à concentrer leur culte dans l'eau ,
dans le foleil & dans les aftres , comme con-
tenant des portions de cette ame qui produi-
foit les plantes, les légumes, les fruits dont
l'Egypte abondoit. Telle fut la Religion que
dt la Religion. 09
les Prêtres Egyptiens élevèrent fur les refies
de la Religion primitive.
Le dogme de l'ame univerfeîle devint une
efpece de mylîere renfermé dans les collèges
des Prêtres , depuis que les peuples trouvèrent
plus commode d'attribuer à des efprits parti-
culiers la produftion des phénomènes. Comme
l'efprit humain ne s'élève à des principes gé-
néraux que par l'effort qu'il fait pour agrandir
fes idées , & qi:ie c'eft les agrandir que de lier
les phénomènes par le moyen du raifonne-
ment & de l'obfervation ^ pour les rapporter à
une même caufe ; il n'eft point étonnant que
des peuples gro(fiers foient tombés du Théïf-
me dans le Poîythéïfme , Çi l'on confidere
que les Prêtres négligèrent de tenir leur efprit
dans cette haute élévation d'idées , foit qu'eux-
mêmes ils n'en fuffent pas plus que le vul-
gaire , foit que les plus éclairés d'entr'eux
fuffent charmés d'avoir à^s connoiffances myf-
térieufes fur la Religion pour fe rendre plus
recommandabîes. Quoiqu'il en foit, le dogme
de l'ame univerfeîle s'éteignit dans l'efprit du
peuple , qui ne vit plus dans la nature que
des Dieux , des génies , à^s efprits , auxquels
il adreffa fes vœux , offrit des facrifices , parce
qu'il attendoit d'eux feuls fon bonheur. Il efl
même vraifemblable qull y eut des colonies
G 2
îoo HiJIùirc Philofophique
détachées des grandes nations , qui n'empor-
tèrent avec elles que la Religion pratique, les
facrifices , les cérémonies religieufes. Telles
furent , par exemple , celles que le hazard con-
duiiit dans des déferts arides , dans des ma-
rais , ou dans des retraites inacceflîbles. Com-
me elles n'étoient compofées que de petites
bandes particulières , que la crainte des ani-
maux féroces retint dans ces retraites fauvages ,
elles s'^occuperent uniquement du foin de fe
nourrir : toutes les idées acquifes dans la fo-
ciété s'efFacerent de l'efprit de ces hommes fo-
litaires , & leurs enfans tombèrent dans l'abru-
îifTement & dans l'ignorance abfolue de l'Etre
fuprêmc. Eil-il bien étonnant que des hom-
mes difperfés, errans , vivants au hazard, tou-
jours en guerre , ôc continuellement entre le
péril & le befoin , n'ayant jamais ni le temps
ni l'occafion de réfléchir fur la nature , aient
été trouvés fans Religion?
Tels étoient les Hylogones , les Troglody-
tes , les Garamanrs , & autres fauvages bruts ,
dont Hérodote , Diodore de Sicile , Strabon &
les anciens voyageurs font mention. Ce n'eit
& ce ne peut être que dans la fociété que le
penchant naturel vers la Religion fe déve-
loppe dans l'homme , parce qu'il n'eft hom-
me & ne fait ufage de fa raifon que dans la
de la RcUéon. lor
^t?
fociëté. Aufîl voyons-nous que la Religion na-
quit d'elle- même au milieu des Américains ,
réunis en fociété fous les Caciques du Pérou
& du Mexique. La culture de la raifon a tou-
jours été fuivie de la Religion , qui de con-
cert avec elle a policé les nations fauvages. Je
ne fais comment l'entendent ceux de nos
Philofophes qui veulent extirper toute Reli-
gion. Leur deffein feroit-il de nous faire ren-
trer dans l'état de fauvages d'où la Religion
nous a retirés ? ou bien croient-ils qu'il y a une
fupériorité de raifon , à laquelle on n'efl pas
plutôt parvenu par le puilfant fecours de la
philofophie , qu'on peut alors impunément ren-
verfer les Religions qui avoient fervi d'échaf-
fauds pour élever l'édifice des fociétés >
■G, 3
I02 Hijloirc Philojbphlque
SECONDE ÉPOQUE.
LA RELIGION MOSAÏQUE,
La même que la F atriarchale y aux cérémonies
légales près , qui furent pour lors incorpo-
rées cfiei^ le Peuple de Dieu avec la Religion
primitive,
JLjE Polytheifme ayant corrompu & dévoré
par degrés ce qu'il y avoit de bon , de pur
& de fain dans la Religion Patriarchale , il
convenoic que Dieu lui donnât une forme
plus augufte , en imprimant fur elle d'une
manière plus marquée le fceau de fon efprit.
Moyfe fut choifi pour exercer ce Miniflere fa-
cré. Chargé du dépôt de la révélation, il la
configna par l'ordre de Dieu même dans les
Livres qu'il écrivit fous l'impreiîion divine.
Par rapport à cet homme extraordinaire , il
s'ejfl élevé plufieurs queftions qu'il faut agiter
avec la Philofophie moderne.
Ce Légiflateur n'auroit-il été, ainfi qu'on l'a
dit d'Orphée , qu'un titre de Légiilation , qui
s'eft par la fuite métamorphofé en un fameux
perfonnage , lequel a donné des îoix aux Hé-
breux ? Il efî peut-être affez étonnant ^uç
de la Religion 103
Moyfe, qui s'eft vu déifié à la fin du fiecîe
dernier par un Ecrivain d'un favoir profond,
changé en idole & adoré par toutes les Nations
de la terre fous différens noms , foit aujour-
d'hui relégué parmi les perfonnages chiméri-f
ques. Quoique je n'adopte pas l'opinion du
favant Huet , je crois pourtant qu on peut ti-
rer quelque parti des fables des Payens , en
faveur de Moyfe & de fes écrits. Il n'efl pas
poffible qu'il n'y ait un germe de vérité caché
fous lecorce des fables \ ^ à.Q cq que Bacchus
eft réputé chez toutes les Nations un être fa-
buleux , il ne s'enfuit nullement que Moyfe
doive l'être. Si la refiemblance parfaite entre
plufieurs faits de l'Hiftoire facrée & de l'Hif-
toire profane ne fauroit être conteftée , il ne
fera pas difficile de prouver que le plagiat a
été du côté des Payens.
En effet , fi Bacchus a écrit ks Loix fur
deux tables de pierre ^ fi d'un nom qui ref-
femble fi fort à celui de Moyfe , il a été ap-
pelle Mifem , c'eft-à-dire , fauve des eaux ^ s'il
avoit une baguette avec laquelle il opéroit des
miracles ; fi ce même Mifem pafia la mer
rouge à pied fec à la tête de fon armée ; s'il
divifa les eaux de l'Oronte & de THidafpe , &
les divifa à droite & à gauche ; fi une colonne
de feu éçlairoit fon armée pendant la nuit ; fi
I04 Hijloirc Philofophiqut
les anciens vers orphiques qu'on chantoit dans
les orgies, célébroient tous ces faits prodigieux :
en quoi ce Bacchus , regarde aujourd'hui com-
me un être fabuleux chez toutes les Nations ,
peut-il faire partager à Moyfe la fauffe exif-
tence qu'il a reçue de la Mythologie ? Com-
ment ne voit-on pas que la difFcrmce qu'il y
a à cet égard entre Moyfe & Bacchus , vient
uniquement de ce que la vérité a détruit le
menfonge ; & qu'il eft impolîibîe qu'un peu-
ple entier eût confenti d'être gouverné durant
tant de (îecles par une loi févere & rigoureu-
fe , s'il n'y eût eu un Moyfe pour la fceller
par tous les prodiges rapportés dans le Penta-
teuque ? Nos Philofophes qui ont copié le fa-
vant Huet mot pour mot, ont été jettes fi loin
de leur route ordinaire , que , par la méprifc
la plus cruelle pour eux , on les a vu nous
prodiguer eux-mêmes les preuves les plus con-
vaincantes de la vérité des faits infcrits dans
les Livres divins.
La reffemblance des faits leur a fait foup-r
çonner du plagiat de la part des Juifs. Mais
pourquoi ? c'eft qu'ils n'étoient pas inventeurs ;
e'eft que jamais plus petite nation ne fut plus
grodiere ; c'eft que tous leurs menfonges étoient
des plagiats , comme toutes leurs cérémonies
étoient vifiblement une imitation des Phéni^-
de la Religion. lo«J
ciens , des Syriens & des Egyptiens. Non,
fans doute , les Hébreux n'étoient pas des in-
venteurs ^ mais ils n etoient pas non plus des
plagiaires. Connoit - on bien ce peuple , pour
ofer dire qu'il a emprunté quelque chofe de
ceux qu'il regardoit comme impurs , & qui
traitoic d'abominable toutes les Religions étran-
gères ? Aujourd'hui même tâchez de lui faire
adopter quelque chofe de contraire à fa Loi ,
& vous verrez Çi vous pouvez gagner quelque
chofe avec lui.
Que les livres facrés foient parvenus ou non
à la connoiffance des Gentils, il n'eft pas dou-
teux qu'ils en ont connu plufieurs faits, alté-
rés, il efî vrai, par des traditions qui les avoienc
défigurés. Ce qu'il y a de bien extraordinai-
re , c'efl que ces livres , les plus anciens de
tous ceux que nous poffédons, foient demeu-
rés entiers dans leur langue originale, tandi?
qu'on ne voit que des fragmens chez les Na-
tions les plus illuftres. D'où peut venir cela ,
finon de ce que la vérité fumage fur les temps
au les fables s'enfeveîilTent ? Que ne donne-
roient point ceux qui fe qualifient d'efprits-
fbrts, pour qu'il n'y eût Jamais eu de Moyfe>
Cet homme les défoie avec les prodiges dont
il a rempli fon Hifloire. Lqs miracles épou-
^/antables , félon eux , dont il a été l'Auteur
lo6 Hijhire Philojbphïquc
& PHiftorien , pourquoi les Egyptiens n'en ont-
ils pas die un feul mot ? Mais , avant de leur
répondre , qu'ils me permettent de leur de-
mander où exiftent les livres des Egyptiens
contemporains à ces miracles.
La Loi Judaïque toujours fubfiilante, maigre
la difperfion d'ifraël, annonce encore aujour-
d'hui le grand homme qui l'a donnée. L'or-
gueilleufe Philofophie qui ne veut voir en lui
qu'un heureux impofteur , peut-elle rendre rai-
fon d'un établiffement fi durable? Qu'on fe
repréfente tout un peuple adoptant un livre
qui contient fon Hiftoire , fes Loix avec cer-
taines prophéties ; jufqu'ici tout eft naturel ,
& n'a rien qui furpalTe l'art des impofteurs :
mais oii commence le merveilleux ? c'efl que
le tifTa de cette Hiftoire foit un enchaînement
de prodiges dont on prend à témoins le peu-
ple ; qu'on perfuade à ce peuple qu'il a vu
les prodiges qu'il n'a point vus ; qu'on exige
en conféquence qu'il leur donne cette adhé-
(ion ferme que réclament pour eux les faits
qui ont frappé nos fens ; que cette croyance
pafTe des pères aux fils, avec une telle infail-
libilité de fuccès, qu'elle fervit même à la
Nation , dans fes membres difperfés fur toute
la terre ; que non content d'exercer leur foi
par des prodiges, on y ait encore ajouté des
de la Religion. loj
prophéties où il ell prédit que leur Nation
fera dans les ténèbres de l'aveuglement , & que
le livre qui les contient fera fermé pour eux ;
que ce livre déshonorant pour eux , au lieu
de l'anéantir, ils l'aient confervé en entier,
fans y rien changer, fans en rien ôter^ qu'ils
le portent aujourd'hui dans toutes les contrées
de l'Univers , pour adminiftrer aux Chrétiens
qui leur font odieux , les preuves dont ceux-ci
les accablent : » cette (incérité des Juifs, qui
Î-) gardent avec amour & fidélité , aux dépens
w de leur vie , un livre qui les déshonore à
» tant d'égards , eft fans exemple dans le
>î monde , & n'a point fa racine dans la natu-
» re. « ( Pafcal. )
Nous avons ici à confidérer Moïfe comme
Hiflorien & comme Légiflateur. Or fous la-
quelle de ces deux faces que nous l'envifagions,
il nous paroîtra un homme divinement inf-
piré , & fupérieur à tous les Légiilateurs dont
l'antiquité profane fe glorifie.
Ce qui d'abord élevé Moïfe au-delTus de tous
les Hifloriens, c'eft qu'il eft le feul qui nous
a dépeint, par des expreffions dignes de l'ad-
miration même des Ecrivains profanes , l'ade
fublime & incompréhenfible de la création.
Sa Cofmogonie comparée à celles des différens
peuples , çfl auffi Jublime dans fon récit que
io8 Hijlolrc Phllofophï(]uc
la leur eft chargée de fables. An moins, de-
puis que l'Antiquité eil devenue une énigme
pour nous , nous ne voyons aujourd'hui dans
toutes ces Cofmogonies que des rêveries , que
des extravagances puériles fi juflemenc appel-
lées par Mr. Hume les fonges d'un malade.
Elles paroifTent comme l'égout d'une fource
pure qu'elles ont infedée dans Tes ruiiïeaux.
Tandis que l'Hiftorien Sacré nous ramené à
Dieu qui a tout fait , les Hiftoriens profanes
ainfi que les Poètes ne nous entretiennent que
des combats divers de la lumière contre les
ténèbres, du bon principe contre le mauvais,
des géans contre les Dieux, de Typhon con-
tre Ofiris. C'eft par de telles fables qu'ils ont
fouillé les opérations d'un Dieu Créateur &
ArchiteSe de l'Univers.
Encore un avantage qu'il a fur eux, c'eft
d'avoir repréfenté Dieu tirant la matière du
néant , opérant fur cette matière qui n'a point
du être fon égale , la façonnant à fon gré &
avec une fouveraine liberté , animant quelques
portions de cette matière par des efprits éga-
lement créés comme elle, ces efprits n'ayant
pu être détachés de la fubftance divine , qu'elle
n'^eût été elle-même matérielle. Ce qu'il y a
^e certain , c'eft qu'entre tous les Philofophes
de l'Antiquité il n'y en a pas un feul qui aie
de la Religion. 109
connu la création de la matière. Tous font
venus fe brifer contre fon éternité ; & même
iî en efl peu parmi eux qui aient pu fe dé-
fendre de mêler du fatalifme aux opérations
de la divinité dans la produélion de cet Uni-
vers. Cefl: en vain que le favant Cudworth ,
qui a fort étudié la Philofophie Payenne, a
voulu les juftifier fur cet article. Eft-ce par
un effort de raifon que Moïfe fut plus éclairé
que tous les beaux génies de l'Antiquité , ou
bien eft-ce à la révélation qu'il doit fa fupé-
riorité fur eux dans la Théologie naturelle?
Problême affez embarraffant pour les Philofo-
phes de nos jours qui , dans le deflein de
déprimer le Légiflateur des Hébreux , remet-
tent en conteftation ce que la révélation
avoit décidé, entreprennent de redonner à la
matière l'éternité dont il l'avoir dépouillée ,
èi ofent la faire en quelque forte la rivale de
!a divinité.
Moïfe , dira t-on , n'a rien infinué de précis
fur Pexclufion d'une matière préexiftente. Mais
fon filence fur une queftion qui a fi fort tour-
menté les Philofophes , ne femble-t-il pas
dire, qu'il n'a point affocié une matière éter-
nelle à r Architeôe du monde ? Tertuîiien écri-
vant là-deffus contre Hermogene , fe fert de
ce filence même allégué par fon adverfaire
lia Hijhirc Pliâofophiquc
comme d'une arme ofFenfive. w II faut, dit-il^,
» que Dieu ait fait le monde de rien, puif-
n que TEcriture ne dit point de quoi il Ta
» fait. «
Si Moïfe n'a point été infti uit de la création
de la matière , d'où vient qu'en parlant de
celle du monde , il ne lui ell: rien échappé
qui décelé fon ignorance fur cette grande vé-
rité? D'où vient que maniant des matières où
la raifon humaine n'apperçoit aucunes routes
fûres , il n'a rien avancé fur quoi on puifTe le
convaincre de menfonge ? D'où vient qu'il n'a
laiffé fur lui aucune prife à tous ceux que le
raifonnement a convaincus ; que , fi la matière
eil d'elle-même, elle n'a pas dû attendre fa
perfeftion d'une main étrangère ; & que, fi
Dieu eft infini , il n'a eu befoin pour faire
tout ce qu'il vouloit , que de lui-même & de
fa volonté toute-puifiante ?
Les plus beaux génies avec toute leur ca-
pacité & tous leurs talens, dès qu'ils ont voulu ^
fans le fecours de la révélation , faire des dé*
couvertes dans les caufes premières , n'ont
réuili qu'à montrer leur ignorance ainfi que les
bornes de leur efprit en donnant dans les plus
extravagantes erreurs. Qu'eft-ce donc que ce
Philofophe extraordinaire, qui traitant de Fo-
j-igine du monde, afu tenir ferme contre toutes
de la Retmon. îiî
"tD
les difcuflions niétaphyfiques , fans être ébranlé
par la tentation de faire parade de fon efprit , à
la manière des autres, qui fur un tel fujetdifent
toujours ce qu'ils favent & ce qu'ils ne favent
pas ? Si les Poètes , qui furent les premiers Théo-
logiens , ont célébré dans leurs vers la naif-
fance du monde, ils en ont corrompu la tradi-
tion par leurs fidions, fous prétexte de l'em-
bellir, ou plutôt pour l'accommoder à la Re-
ligion des peuples , qui regardoient comme
autant de Dieux les principales parties du mon-
de. Si quelques Philofophes ont reconnu le
Démiourgos, l'Architeâe du monde, d'autres
éblouis par les fauffes lueurs de leurs raifonne-
mens, ont abandonné cette doctrine, pour lui
fubftituer l'opinion impie de l'éternité du monde
quant à fa matière & quant à fa forme.
La queftion de l'origine du monde a été de
tout temps agitée par les Philofophes. Tous
les raifonnemens qu'ils hazardoient fur ce fu-
jet , alloient à donner au monde une origine
fî ancienne, qu'il fut impoflible d'en marquer
le commencement : les Platoniciens ne pou-
vant fe débarralfer des objedions d'Ariftote qui
maintenoit l'éternité du monde , & voulant
néanmoins conferver au Souverain Etre la pré-
rogative néceffaire d'être la première caufe de
tout , tâchèrent d'accoiXimQder le fyftême de
112 Hijloïrc Ph'ilofophiga
leur maître avec celui dMriftote , en lui faî-
fant dire , que le monde , proprement éternel
quant à fa fubftance , avoit été fait quant à
fa forme , mais fait de toute éternité , parce
que la première caufe agit , aufli-côt qu'elle
exifte. L'éternelle inadion où Ton pîongeroic
Pieu , eft-elle aifée à concevoir ? fi la réfoîu-
tion de créer le monde eft éternelle dans lui,
pourquoi feroit-elle demeurée fans effet ? Pour-
quoi auroit-il fufpendu pendant une éternité
l'exécution d'un deffein qu'il n'avoit formé que
pour exercer fa fageffe , fa puilTance & fa bon-
té t ces attributs n'ont point d'époque. Pour-
quoi les effets en auroienr-ils une ?
Ces difficultés qui ont embarraffé les Phi-
lofophes Payens , ont paru très-réelles aux Pè-
res qui entrèrent en lice avec eux , pour fou-
tenir la nouveauté du monde telle que Moïfe
l'a enfeignée. Origene , après avoir établi que
ce monde matériel a été véritablement créé ,
dans le temps mentionné par Moïfe , ne craint
point de dire qu'il a été précédé par une in-
finité d'autres mondes , & que tous cQs mon-
des ont été vraifemblablement difFérens les uns
des autres , parce que la fageffe & la puiflance
divine font infinies. C'étoit la doélrine de Clé-
ment d'Alexandrie , qui l'avoît héritée du fa-
meux Pantanus. Si. Auguftin n'ofant aller aùfll
loin ,
de la Religion: 113
loîîl, a néanmoins été trop modéré pour Con-
damner le fentiment d'Origene ; il flotte , il
héiite fur cette queftion, qu'il avoue furpafler
fes forces.
Comment , en effet , ne pas fe perfuader que
Dieu ayant toujours été Dieu , doit avoir tou-
jours été Créateur & Seigneur ; qu'il ne doit
avoir laifTé dans la durée infinie aucun mo-
ment fans agir , comme il n'a lailTé dans l'U-
nivers aucun efpace vuide , qu'autant que la
fymmétrie du monde l'a voulu, & qu'il a été
néceffaire pour le mouvement des globes cé-
leiîes ; que l'excellence de l'Être infini demande
qu'il agiffe toujours, & qu'il ne lui convient
^point de laifïer fes perfedions oifives ; que fl
volonté étant l'inflrument dont il fe fert pour
agir , il ne doit y avoir qu'un inilant indivifi-
ble entre la volonté & l'opération , entre la
caufe & l'effet ; qu'il ne peut y avoir eu dans
\m aucune raifon d'attacher à un point de l'é-
ternité plutôt qu'à un autre l'exécution d'un dé-
cret qui émane de fa bonté , de cette bonté
qui efl éternelle , & dont la fécondité efl im-
menfe ?
Cette objeftion envifagée dans toute fa force ,
a d'abord de quoi étonner & confondre la rai-
fon. Audi des Phiîofophes Chrétiens ont cru
ne pouvoir y répondre, qu'en diflinguant deux
Tome L H
•114 Hiflotrc Fhilofophiquc
mondes , l'un matériel & vifible , qui eft nou-
veau , l'autre fpirituel & intelligible , donc
l'origine eft cachée dans réloignemenc infini
des fiecles paflTés.
. L'idée d'un monde intelligible , créé en nom-
bre infini de fiecles avant notre monde vifî-
ble , qui fut adoptée par pîufieurs Pères , leur
létoit venue des Grecs par le canal de Platc«i
jqui la tenoit vraifemblablement de Pyrhago-
re , comme celui-ci la devoit aux Chaldéens
ou aux Egyptiens. Les Platoniciens enchantés
l'adoptèrent.
Pour reprendre donc la -difficulté , tirée de
notre im.puifTance à comprendre que Dieu aie
différé , pendant toute l'éternité, fes ouvrages,
& n'ait ufé que d'hier de fa puiffance créa-
trice , elle vient uniquement de notre fauffe
manière de concevoir l'éternité. En la com-
pofant de parties & de momens , nous nous
en formons dans l'efprit une efpece de phan-
tônie que l'imagination & l'habitude ont con-
facré. Un être n'efl pas éternel , parce qu'il a
été pendant une infinité de momens , mais
parce qu'il n'*a point commencé à exifîer : car
il l'éternité étoit compoîee d'inflants , com-
ment celui où nous agitons cette queflion au-
roit-il pu arriver? Efl-ce donc que l'infini sM-
puife , ou qu'il eft fufceptible de plus & de
àc la Religion, ii$
moins > D'ailleurs quels font ces êtres qui for-
tant à chaque inftant du néant , & qui s'y
replongent aulfi-tôt? Une durée éternelle
compofée d'inftants infinis eft donc une chi-
mère.
Cet antre être métaphyfique qu'on appelle
le temps , cette ligne idéale que la foiblefTe
de notre imagination fuppofe parallèle aux évé-
rtemens , n'eft-il pas également un être fans
confilhnce , fans réalité , où s'abyme l'efprit
humain avide de tout ce qu'il ne conçoit pas >
Comment ce phantôme qui n'eft rien par lui-
même, & qui fut la première Divinité de la
Théologie payenne , peut-il faire naître des
difficultés qui ne foient pas chimériques ? La
durée où le temps n'eft point un être diftin-
gué de l'exiilence des chofes , non plus que
l'éternité , n'eil: point diftinguée de l'être né-
ceffaire.
Pourquoi diftingue-t-on dans les chofes créées
des parties de durée , qui font les élémens du
temps ? ces élémens que font-ils , finon les:
rapports que nous appercevons entre les chan-
gemens que les êtres éprouvent ? or ces rap-
ports ne font que des perceptions de l'efprit.
Si tout étoit immuable, comment concevroit-
on des inftants de durée , quelles feroient leurs
bornes , quelle feroit la durée de chaque indant?
H %
Ii6 Hijioirc Philofophiqiic
Dieu même pourroit-il les diftinguer les uns
des autres ?
Le temps ne fauroit donc être que l'appa-
tiage des créatures , comme l'éternité eft celui
de la Divinité feule. J^urnitas cenfus Divini"
tatis , dit énergiquement Tertullien. C'eft donc
une queftion ridicule de demander, pourquoi
Dieu s'eft fervi ji tard de fa puiffance créa-
trice. Ces expreiïions font néceffairement rela-
tives au temps , & par conféquent très-peu con-
venables à Dieu , qui , par l'immobilité de fon
être , ne fauroit s'y trouver. En créant , il pro-
duit le temps qui n'eft point diftingué de Texi-
ftence des créatures. Le temps lui eft donc
étranger, & conféquemment fbn adion n'eft
■point dans le temps.
Puifque l'éternité ne peut s'allier qu'avec
l'immutabilité, comment pourroit-elle devenir
un attribut propre à la matière & au mouve-
ment qui ne font rien moins qu'immuables ?
<^uand donc on parle de l'éternité du monde ,
on ignore ce qu'emporte avec foi une telle idée.
Les Philofophes s'embarrafToient de favoir
fi les oifeaux avoient été avant les œufs , ou
les œufs avant les oifeaux *, & ne pouvant dé-
-cider cette queftion , ils fe fauvoient dans l'é-
ternité du monde, & foutenoient qu'il de voit
y avoir une efpece de cercle dans les femen-
de la Religion» nj
ces , & que les œufs & les oifeaux avoient.
toujours été engendrés & produits alternative-
ment l'un par l'autre , fans que leur efpece
eut jamais eu ni origine ni commencement..
Ils difputoient aufli beaucoup entr'eux, lequel
du jour ou de la nuit avoit précédé l'autre»
Si la nuit a précédé le jour , il s'enfuit dé-
monflrativement que le jour n'eft pas éternel »^
puifque la nuit aura exifté auparavant; il en
efl: de même du jour. Par- tout ou il y a fuc-
ceiîion , il ne fauroit y avoir d'éternité. S'il
y a eu un premier homme , comment a-t-il
pu être éternel ? Et s'il n'y en a point eu , com-
% ment exiflons-nous aujourd'hui ? Une fuccefïion
infinie d'êtres dépendans & fujets au change-
ment ne fauroit être mieux réduite en poudre
qu'elle l'a été dans ce morceau d'un ouvrage
Anglois intitulé : Religion of I^ature ddlncatcd^
y> Suppofez, dit l'Auteur, une chaîne pendant
yy du ciel en bas , d'une hauteur inconnue. Sup-
3) pofez enfuite que cette chaîne , au lieu de
5-) defcendre, fe tienne dans une fituation fixe ^
:» bien que chacun de fes chaînons pefe vers
» la terre , & que ce à quoi elle efl fufpen-
» due ne foit pas vifible. Là-defTus, on de-
» mande : qui eft-ce qui foutient cette chai-
» ne> à quoi eft-elle ainfi fufpendue ? Croit-on
» qu'il fuffife de répondre ; que le premier
H 3
Ii8 Hïjloire Philofophigue
» chaînon d'en bas tient au fécond , ou à ce-
5> lui qui eft immédiatement au-deflus, le fe-
5> cond , ou plutôt le premier & le fécond pris
» enfemble , au troifieme , & ainfi de fuite à
» l'infini? Car qui eft-ce qui foutient le tout?
» Une chaîne de dix chaînons tombera , à moins
» qu'une PuifTance capable de la foutenir ne
yj l'en empêche. Une de vingt tombera aulTî>
» à moins qu'elle ne foit arrêtée par une force
» encore plus grande , & cela à proportion de
5) raccroiffemenL de la pefanteur. Donc celle
» qui eft compofée d'une infinité de chaînons
» tombera certainement, à moins qu'elle ne
5) foit foutenue par une force infinie , capable
3) de porter un poids infini. Il en efl: de même
3) dans une chaîne de caufes & d'effets qui
T> tendent vers quelque fin , ou qui gravitent ,
»:> pour ainfi parler , vers elle. Le dernier de
3) ces effets , ou le plus bas , dépend de la caufe
r> la plus prochaine , il y eft en quelque ma-
3) niere fufpendu. Cette caufe , à fon tour , fi
yi ce n'eft pas la première , eft fufpendue de
» même à quelque chofe au-deffus d'elle, 6cc.
» Et fi cette chaîne de caufes & d'effets eft in-
» finie , il y aura un effet infini fans caufe efii-
» ciente, à moins qu'il n'y ait une caufe de
» laquellç tout dépend. Or affirmer une chofe
» de cette nature eft une abfurdité au(li gran-
de la Religion. Î19
» de , que fi l'on difoit qu'un poids fini ou un
T> petit poids a befoin d'une force qui le fou-^
» tienne ^ & qu'un poids infini n'en a pas befoin. «•
Une force infinie , direz-vous , foutient cette
chaîne d'un poids infini , dès là qu'on la met
entre les mains de Dieu, Oui , fans doute 5
mais y a-t-il un ordre dans la fucceffion des
chaînons ? S'il y en a un , chaque chaînon doit
avoir fa place marquée dans la chaîne, de ma-.
niere que l'un doive néceffairement précéder
l'autre. Or , prenez tel chaînon qu'il vous plai-
ra, il en fuppofe néceffairement un premier
par lequel il aura fallu commencer pour arri-
ver à lui. Une chaîne de caufes & d'effets ne
fauroit donc être infinie, & il n'y a pas moyert
de la prolonger dans l'éternité. Il faut un com-
mencement à tout ce qui efi créé *, & le temps
où on le place efl: une chofe abfolument in-
différente , puifqu'il doit toujours être précédé
par une éternité.
Puifque le monde ne fauroit avoir été créé
qu'il n'ait commencé , il s'agit de fixer ce com-
mencement. Or, félon Moyfe , la matière &
les chofes créées n'ont que fix mille ans. Il
nous parle d'un premier père : il nous fait voir
la nature humaine naiifante dans Adam. Mais
ne feroit-il point naturel de penfer qu'Adam
fut fauve d'un malheur commun , comme Noé
H4
I20 HlJIolre F hilofophiquc
le fut du déluge : & que ces grands évene-
jnens ont été fréquens fur la terre , depuis la
création du monde l
Tous les Ecrivains de TAntiquité font fi mo-
dernes vis-à-vis de Moyfe , qu'il efl: impofîi-
ble d'en citer un feul qui ait le trifte pou-
voir de le contredire fur ce qu'il a écrit de
l'origine du monde. L'Auteur des Recherches
fur le Defpoùfme Oriental l'a fi bien fenti ,
qu'il a été forcé de convenir , que les Prêtres
Hébreux ont tâché d'abforber dans leurs An-
nales toute l'Antiquité , & de ramener à eux
feuls l'origine de toutes les nations. Il eft vrai
que , pour fe dédommager d'un aveu qui a
dû lui coûter, il dit qu'ils ont reconftruit ces
Annales avec plus de fuperftition que de génie ,
qu'ils ont déplacé & déguifé les matériaux
primitifs qu'ils y ont employés; de forte que,
félon lui, ce font des Archite61es mal-adroits
& trompeurs , qui en fe fervant des matériaux
d'un bâtiment plus ancien qu'ils ont démoli ,
n'en ont point effacé les reliefs primitifs. L'Hif-
toire de la création & du déluge ne lui pré-
fente dans la Genefe qu'un double emploi
d'un feul & même fait confidéré fous deux
points de wMts différens , l'un naturel qu'elle
a placé en fécond , & l'autre aftrologique ,
fyftématique ou myftique, comme on le vou-
de la Religion* \\^ I2I-
dra nommer , qu'elle a placé en premier. » Les
» folies de l'Aftrologie , dit- il, ont été inven-
>> tées avant le fyllême de la création des
» Hébreux ; cela efl vifible par les rapports
» qu'on peut remarquer entre les diverfes
» opérations des fept jours , & les prétendues
» vertus & propriétés aflronomiques àts fept
5> Planètes. i°. Le jour auquel le Soleil pré-
» fide , la lumière fut faite. 2°. Le jour de la.
3> Lune fut celui où le Firmament , PAtmof-
» phere furent faits ; & où la divifion des
» eaux fupérieures & des eaux inférieures fut
» marquée , parce que la Lune préiide à l'At-
» mofphere, & qu'halle efl regardée comme
33 une Planète humide & aquatique. 3^ Le
y> jour de Mars , comme c'eft une Planète ré-
» putée charnelle , brutale & grolîiere , IW-
yy ride parut , & fut appelle Terre. 4^ EU: le
y) jour de Mercure. Mercure a toujours été re-
5) gardé comme le Miniftre des Dieux , com-
3> me le MeîTager du Ciel aux Enfers , & des
» Enfers au Ciel : ces attributs lui provien-
» nent de ce qu'anciennement il avoit été
5> l'annonce fymbolique des Fêtes , & l'emblê-
3> me du commerce des Mortels avec les Dieux
» par leur culte & par leurs prières. C'eft là^
» fans doute , la raifon pour laquelle il eft dit
» que les (Ignaux des fêtes & des alTemblées
J
122 Hi/îôirc Philo fophiqiic
» ( le Soleil & la Lune ) furent placés ce'
» jour-Ia dans le Ciel. ^°. Le jour de Jupiter.
» Comme c'eft la Planere de l'air & Pabon-
» dance multipliée , félon TAftrologie , il a
» bien fallu que les oifeaux aient été créés
» dans Pair & les poifTons dans la mer, lors
» du cinquième jour. 6"", L'homme & la fem-
» me créés le jour de Vénus , ne demandent
» point d'explication. 7^ Enfin Dieu s'eft re-
» pofé le jour de Saturne, Planète fombre &
yy taciturne , qui tranche tout & ne produit
» rien , félon l'Aftrologie. ^
Quelque ingénieux que puifTe être ce rap-^
port des Planètes avec les jours de la création^
dans l'ordre que Moyfe leur a marqué , lï
n'eft pas moins vrai qu'on ne fauroit le regar-
der que comme le jour d'un efprit qui ajufîe
après-coup des explications plus ou moins vrai-
femblables à un événement quelconque. II y
a plus de fimplicité & de dignité dans le dif-
ciours que l'Hiflorien des Hébreux met dans
la bouche de Dieu. » Vous travaillerez , &
» vous ferez toute votre œuvre durant fîx jours.
>^ Mais le feptieme jour efl le repos de l'Eter-
» nel votre Dieu. Vous ne ferez aucune œuvre
» en ce jour-là. Car en fix jours le Seigneur
» a fait les Cieux , la terre , la mer , & tout
» ce qui y éft contenu, &; a cefTé le feptie-
de la Religion. izj
» me jour de produire de nouveaux êtres ;
î> c'eft pourquoi l'Eternel a béni le jour du
» repos & l'a fandifié ou fe l'efl: réfervé. «
Cette manière de compter les jours par le
nombre fept ^ & de fanâifier le feptieme,
étoit chez les Hébreux une profeffion folem-
nelle de la création du Ciel , de la Terre ,
du Soleil , en un mot de la Nature entière ;
& en même-temps la condamnation la plus
éclatante du polythéiTme des nations. Chez les
Payens , c'étoit un aéte d'idolâtrie par lequel
ils rendoient un culte aux fept Planètes.
Si l'ordre de la femaine & le repos d'un
jour par chaque femaine établis par Moyfe ,
font une imitation de la diflribution des jours
faits par les Payens en l'honneur des fept Pla-
nètes , il s'enfuit que les premiers hommes
auroient eu d'abord une Religion monftrueufe ,
& horriblement chargée d'opinions bizarres ; &
que Moyfe auroit mis de côté ce prodigieux
amas de fuperftitions , pour former un corps
de Religion plus fimple. Mais qui ne voit
que cette profeffion n'eft point dans le vrai,
& que la Religion fimple , telle que Moyfe
1 a renouvellée , a dû précéder celle que nous
voyons altérée & défigurée chez les Payens?
C'efI: en tout & par-tout qu'on commence par
le fimple , qui fe charge & grollîr par des ad-
124 Hïjïotrc Vhilofopîiîqut
dirions , par des broderies , par des commen-'
taires.
Je fuis fort incliné à croire que les Egyp-.
tiens dans la plus haute Antiquité , comptoient
les jours par fept ; & quoique les Grecs , du;
temps d'Homère & d'Héfiode , ne connufTent
pas encore l'ordre ni les noms des Planètes ,
& qu'ils diilribuafTent leurs mois en trois dé-
cades de jours, il n'eft pas moins confiant par
Eufebe , qui cite plufieurs vers de ces deux
Poètes , que les Grecs même avoient quelque
refped: pour le feptieme jour. Les Egyptiens
ayant mieux confervé les traditions & les ufa-
%Qs de la plus haute Antiquité que les autres^
nations , il en arriva , & fans deflein de leur
part , qu'ils réglèrent leur agronomie & l'or-
dre de leurs jours , en comptant par fept ^
comme on faifoit du temps de Noé & du
temps d'Adam. L'efprit de cet ufage s'étant
perdu avec le temps , ils crurent le retrouver
y dans le nombre des Planètes , qui leur parut
avoir rapport à cet ordre de la femaine, quoi-
que ces chofes ne tinffent l'une à l'autre que
par un fil imaginaire. La chofe eft fi vraie
que le fyftême planétaire des Egyptiens , des
Grecs & des Romains , a été inconnue aux
Chinois , aux Indiens , aux peuples du Nord ,
bien qu'ils connuffent la divifion du temps ea
de la Religion. 12*5
femaines. Il faut donc remonter au-delà du
fyflême planétaire , pour trouver la vraie rai-
fon de cet ufage antique où l'on étoit de
compter la fuite des jours par le nombre fept
perpétuellement réitéré. Si l'on obferve cet
ordre , qui effc de redefcendre du compofé au
(impie, il paroîtra évident, que le fyftême de
la création des Hébreux eiî indépendant des
folies de PAftrologie,
Il y auroit , fans doute , de la Cupidité à
'imaginer que Dieu a voulu mettre dans ïes
ouvrages un rapport aftroîogique. Moyfe avoit
écrit long-temps fa Cofmogonie , avant que la
mythologie Grecque & Latine eût pris figure,
& qu'on fe fût avifé de régler les départe-
mens des Divinités de nouvelle création , en
leur afîignant les Planètes pour demeure. Sa-
turne, Jupiter, Mars, Mercure & Venus, Dieux
inventés à l'occafion & à l'im.itation de ceux
d'Egypte , font certainement moins anciens
que Moyfe. Les Egyptiens , même de foh
temps , n'avoient pas encore commencé à faire
des obfervations aftrologiques fur les Planètes.
Car (i dès lors ils l'euffent fait , & qu'ils euf-
fent placé des Dieux dans les aflres ; comment
les Athéniens , originaires de Sais , & te-
nant àts Egyptiens leurs ancêtres, la coutu-
jne de compter leur premier mois en fixant
jz6 Hijloire Philofophique
le commencement de l'année au Solftice d'été ,
auroient-ils manqué d'être fidèles à la divilion
de la femaine, & à la pratique importante
.d'honorer chaque jour une Planète ? Tout con-
court donc à nous montrer combien le culte
.des Planètes eft nouveau , & qu'il a été pré-
cédé par la femaine Sabbatique des Hé-
.breux.
On ne fauroit difconvenir que le Soleil qui
préfide au jour, où la lumière fut faite, & la
Lune qui préfide à Taîmofphere, où la divi-
fion des eaux fupérieures & des eaux ordinai-
res fut ordonnée , ont des rapports heureux
avec les deux premiers jours de la création de
3îoyfe : mais l'Ailire de Mars, réputé féroce,
cruel & fanguinaire , parce qu'il eft regardé
..comme le Dieu de la guerre, quelle analogie
peut-il avoir avec la Terre élevant de toutes
parts fa large furface , couverte des germes de
toute efpece, que le Créateur y avoit femées
par fa parole féconde , & n'attendant que
l'adion d'un r effort univerfel pour devenir
un jardin délicieux , émaillé de fleurs & rem-
.pli de fruits ? Ce ne fut que le quatrième jour
que le monde nouveau-né fut dégagé des lan-
.ges qui l'enveloppoient. Car, malgré la divi-
fion des eaux fupérieures & des eaux inférieu-
res, qui fut l'ouvrage du fécond jour, l'air fe
de la Rdîgîon. 127
.trouva le troifieme prodigieufemsnt rempli de
' vapeurs qui rendirent à la terre une partie des
eaux célefles. Le Soleil , la Lune & les Etoi-
les fixes étoient demeurés invifibles jufqu'au
quatrième jour , oii toutes les vapeurs , qui
s'étoient afFaiffées , lailTerent dans l'air une pu-
reté & une clarté extraordinaires. Ce fut alors
qu'ils parurent dans le Firmament. Le Soleil
& la Lune étant par leur nature les fignaux
des fêtes & des afTemblées , fe trouvent avoir
^quelque liaifon avec la Planète de Mercure,
qui avoit été anciennement l'annonce fymbo-
lique des fêtes. Mais pourquoi le nom de Ju-
piter a.-t-il été donné au cinquième jour, qui
.fut celui où les animaux s'élancèrent du fein
de la terre , où l'air fut peuplé d'oifeaux , &
la mer remplie de poiiïbns ? La chaleur du Soleil
étant nécefTaire à la génération de cqs créatures ,
peut-être eût-il mieux convenu de donner le
nom de cet Aflre au cinquième jour qui lui
doit fa fécondité , fi le premier ne lui avoic
pas été confacré ? L'homme & la femme créés
Je jour de Vénus , font i'allufion la plus heu-
reufe pour le fixieme jour. Si l'on a réfervé
.pour le feptieme la Planète fombre & taci-
turne de Saturne , qui tranche tout & ne pro-
duit rien , c'eft que les fix temps de la Créa-
tion avoient cours parmi les traditions natio-
128 HiJIotre Philofophiqiit
naîes , ainfi que Patteftent dans leurs Cofmo-
logies les Perfans & les Etruriens.
Je croirois afTez volontiers que les fix jours
de la Création de la Genefe avoient pafTé en
tradition chez les peuples anciens ; que , con-
formément aux opérations de chaque journée,
on chercha dans le nombre des fept Planètes
fi bien afTorti aux Cix jours de travail , & au
•feptieme qui fut celui du repos de l'Eternel,
quelques vertus ou propriétés qui pufTent s^
v'ïier par une analogie naturelle ; que la fuperf-
tition les croyant propx-es à y loger des Dieux ^
on choifit parmi eux les Dieux dont les attri--
buts pouvoient mieux qua^drer avec le genre
de travail qui cara£lérife chaque jour. Sup-
primez tout cela ; & vous vous verrez réduit
à ne pouvoir rendre raifon pourquoi la fliperf-
tition a placé dans les Planètes les Dieux dont
elles portent les noms.
On a cru faire honneur à la Religion, en
difant que le Livre de Moyfe eft la fource oli
toutes les nations ont puifé l'idée de la Créa-
tion du monde. Mais ne lui en feroit-on pas
davantage , en difant que l'Kiftorien facré n'a
fait que raconter ce qui étoit confacré , pour
ainfi dire, dans la mémoire & dans toutes les
archives des nations ?
Mais une chofe qui mérite ici toute notre
attention ,
' de la Religion, 129
attention , c'eft la tradition d'un cahos anté-
rieur à la formation du monde , répandue chez
prefque tous les peuples. Leurs théogonies ou
plutôt leurs Gofmogonies en font foi. Parmi
ces peuples fi difFérens par leurs goûts, par
leurs mœurs , par leurs idées , comment n^
s'en eft-il point trouvé , qui aient penfé que
tout a toujours été tel qu'il eft , d'autant plxis
que c'efl la première idée qui s'empare des
efprits, & que plufieurs Philofophes ont été
de ce fentiment ? Cette uniformité de croyance
dans l'efprit de tant de nations , ne peut avoir été
puifée que dans le dépôt des traditions antiques.
Quoique l'efprit humain ne puifle arriver à
la croyance d'un cahos, fans reconnoître l'in-
telligence productrice de ce monde , cependant
cette connoifTance ne fufEfoit pas pour conce-
voir qu'elle l'eût tiré d'un cahos affreux & in-
forme. Rien , en effet , dans la nature ne con-
duit à le croire ; & la raifon qui voit la né-
cefîité d'une intelligence toute-puilTante pour
la produ6tion de ce monde , voit auflî qu'il
n'étoit point néceffaire qu'il eût fon berceau
dans un cahos préexîftant. C'efl: donc l'intelli-
gence créatrice qui s'efl elle-même manifeftée
aux hommes, & qui leur a fait connoitre, par
une voie différente du raifonnement , que I©
cahos a été le premier état du monde.
Tome /. l
îjo Hijîoire Philojophîque
Mais fi le cahos a exifté réellement , & Û
àe la tradition qui s'en eft défigurée, font for-*
ties ces hifîoires frivoles & ridicules de tous
ces combats divers, antérieurs à l'origine de
toutes chofes , la création de Moyfe ne doit
donc point être confondue avec fon déluge.
Car, de la manière que toutes les Cofmogo-
nies nous peignent le cahos , elles nous mon-
trent l'impoffibilité d'y placer la race humai-
ne. Dans la confufion des éîémens , les parties
terreftres étoient au centre , comme le fédi-
ment de la matière; les parties aqueufes cou-
vroient ce fédiment, & un efpace ténébreux
étoit répandu fur les eaux. En un mot, juf-
qu'au moment ou l'efprit de Dieu , c'eft-à-dire ^
un principe d'aâivité & de mouvement tra-
vailla fur les élémens , ils fe trouvèrent fans
ordre & fans forme réglée. Etoit-ce bien là
un féjour propre à recevoir des hommes ?
Ce cahos qui fut le berceau du monde naif-
fant , a fait croire à plufieurs Philofophes^
que les couleurs que Moyfe avoit employées
pour peindre fa création , avoient été fouillées-
par les idées que lui fourniffoit un fouvenir
ténébreux & corrompu des grands défordres
arrivés au globe, avant qu'il fût habité par
Adam & par fes defcendans. H n'en a pas
fallu davantage à l'imagination adive & Se-
de la Religion. 131
conde pour enfanter une foule de fyftémes fur
les anciennes révolutions du globe terreftre.
En 17^4 on en comptoir déjà quarante-neuf
différens. On peut toujours en inférer que la
terre a éprouvé d'anciennes révolutions. Ou-
tre fon mouvement journalier & fon mouve*
ment annuel, qui vont l'un & Pautre d'Occi-
dent en Orient, on a commencé de nos jours
à en imaginer un infenfible, qui, aufli lent que
les fiecles , la fait tourner du Nord au Midi.
» Far cette pente , foit apparente , (i ce font
« les Cieux qui par un mouvement dont la
» lenteur eft proportionnée à l'immenlité de
» leurs orbes, penchent & entraînent avec eux
» le foleil vers le pôle; foit réelle, fi notre
» globe par fa conftitution pbyfique tombe
» pour ainfi dire infenfiblement vers un
» point oppofé à la direâion de ce mouve-
» ment caché des cieux : par une fuite nou-
» velle de cette pente , l'axe de la terre
» déclinant toujours , il pourroit arriver que
» ce que nous appelions la fphere obli-
» que devînt droite, & que la fphere droite
» fût oblique à fon tour, que les lieux fitués
ï» aujourd'hui fous l'équateur euiïent été fous
r> les Foies, & les Zones glaciales de nos jours
» devinflent la Zone Torride. « ( Hijî. PoL des
EtahUJfcmcns des Européens dans les deux Indes,)
I 2
r^l Hijîoire Phllofophlqut
11 faut avouer que cette fuppofition , quô
l'on a tant de fois fait fervir de fondement à
la Théorie de la terre , rend compte de plu-
fieurs phénomènes. Cette grande révolution de
toute la mafTe du Globe , en doit certainement
entraîner une foule de particulières fur fa fur-
face. La Mer, comme l'inftrument de toutes
ces petites révolutions , en fuivant la pente de
Pinclinaifon de l'axe qui quitte un pays pour
couvrir l'autre , amènera néceffairement des
inondations, des déluges. Mais fuivant un mé-
moire fur la variation des étoiles fixes , pré-
fenté à l'Académie de Paris par Mr. Euler, il
paroît que les fupputations aftronomiques les
plus récentes & les plus exades, s'oppofent à
celte circonvolution générale & à ce tranfporî
fuccefïif d'un même point terreftre.par difFé'-
rens climats. y> La variation de l'Eeliptique ,
5> dit ce favant Académicien , en fe redreffant
» vers l'Equateur , ou en déclinant vers les
» Poks , ne peut jamais atteindre à neuf de-
:»•. grés. « D'autres Agronomes qui ont fournis
Thypothefe de Mr. Euler à de nouveaux cal-
culs, prétendent quelle n'excède pas même
l'efpace de deux degrés & demi. Enfin d'au-
tres foutiennent que l'obliquité de ce cercle
eft abfolument fixe & invariable ; & que fi
les obfervations des anciens ne s'accordent pas
de la Religion, 133
â cet égard avec celles des modernes , c'eft
que les Aftronomes de l'Antiquité n'ont pas
fait attention à la réfradlion, & qu'ils ont pris
fouvent la pénombre pour Tombre vraie, ce
qui a dû allonger la projeâ:ion du Gnomon,
Voyei^ les Recherches Philofophlqiies fur les
Américains à Varticle des Patagons.
La variation de l'obliquité de l'Ecliptique
poufTée jufqu'au point de fuppofer un tranfporc
fucceffif d'un même point terreflre par difTérens
climats, que fix cents trente mille ans ne pour-
roient achever , étant un fait très - incertain ,
pour ne rien de plus ; les Phyiiciens ne font
pas en droit de lui attribuer ces vicifîitudes
qu'ils fuppofent que notre malheur eu fe Planète
a éprouvées par elle-même. L'on ne peut non
plus argumenter en fa faveur , en montrant
dans le Canada de grands oiTemens d'animaux
qui devroient , dit-on, être nés fous la Zone
Torride; parce que , pour que le Canada fe
fût trouvé entre les Tropiques , il faudroit
qu'il fe fût écoulé une énorme fuite de fiecles
jufqu'au temps préfent & qu'il n'eft point
probable que des fquelettes d'animaux, ex-
pofés prefqu'à fleur de terre, pufTent fe con-
ferver pendant un tel laps de temps, qui fuf-
fifoit pour décompofer & dégrader des mon-
tagnes.
13
134 Htjloire Philofophiqm
Il nous conviendroit très - peu d'inquîeter
les Philofophes fur la pofTedion où ils font de
tout temps , de former des conjedures tirées
de la nature des êtres phyfiques, des loix du
mouvement , fur la manière dont le monde
a pu être formé , fur les différens états par
où il a pu pafTer & fur les changemens qu'il
a pu fubir. 11 leur eft encore permis de s'abf-
tenir , autant que le demande la phyfique , d'a-
voir recours aux caufes qui font hors de la
nature. Leibnitz a pu fans doute imaginer que
la plus grande partie de la matière terreftre
a été embrafée par un feu violent dans le temps
que Moyfe dit , que la lumière fut féparée des
ténèbres ; que les planètes , aufli-bien que la
terre, étoient autrefois des étoiles fixes & lu-
mineufes par elles-mêmes , & qu'après avoir
brûlé long-temps , elles fe font éteintes faute
de matière combuflible , & qu'elles font de-
venues des corps opaques ; que la bafe de toute
la matière qui compofe le globe terreftre
eft du verre, dont les fables ne font que à^s
fragmens ; que de la croûte refroidie font for-
ties les parties humides qui s'élevèrent en
formes de vapeurs, retombèrent, & formè-
rent les mers. Whifton a pu également afTu-
rer que la terre a été autrefois une comète.
On peut même lui pardonner d'avoir écrit que
de la Religion. 135'
p defcription de Moife n'ed pas une narration
€xa6î:e & philofophique de la création de l'u-
nivers entier & de l'origine de toutes chofes,
mais une repréfentation hiftorique de la for-
mation du feul globe terreflre. Que la terre
cnfevelie auparavant dans le cahos , reçut, dans
le temps mentionné par Moïfe , la forme, la
firuation & la confiftance nécefTaires pour pou-
voir être habitée par le genre humain. Que
les premières paroles de l'Hiftorien facré indi-
quent clairement que la produélion du monde
de rien , que nous nommons création , a pré-
cédé l'ouvrage de fix jours, & qu'elles peu-
vent être regardées comme une préface ou intro-
duction au récit qui fuit , pour prévenir toute
mauvaife interprétation. Que l'idée que les an»
ciens Philofophes ont eu du cahos , qui leur
a paru comme le magafin , d'où a été tiré tout
ce que notre globe contient , efl: afTez celîe
de Moyfe , aux fables près dont il n'a point
fouillé fa narration. Que le peu que ctt Hif-
torien dit des corps immenfes qui roulent fur
nos têtes, comparé aux détails où il entre par
rapport à ce petit grain de fable que nous ha-
bitons , prouve bien qu'il n'a eu en vue que
fa formation ; d'autant plus que s''il eût été
queftion de la première origine des chofes,
il y auroit dans fa narration quelque chofe de
14
13 5 Hijîoirt Phiîqfophlqut
louche, en ce que la lumière y paroît avant
le foleil , l'effet devant fa caufe. J'en dis au-
tant des fyftêmes de Woodvart, de Burnet &
de Scheuchzer; attendu que tous ces natura-
lises paroifFent s'être occupés à chercher les
moyens de concilier l'Ecriture-Sainte avec leurs
opinions. Il eil vrai que Mr. de BufFon les ré-
fute tous trés-folidement, & qu'il prouve très-
bien qu'en mêlant leurs idées à celle de Dieu ,
ils ont dérogé à la dignité de la Religion , &
n'ont laifTé appercevoir aux incrédules qu'un
mélange ridicule d'idées humaines & de faits
divins. Il lui a été également permis de hafar-
der fes conjectures fur le même fujet, & de
fuppofer qu'une comète tombant obliquement
fur la furface du foîeil , aura déplacé cet af-^
tre, & qu'elle en aura féparé quelques écla-^
bouffures auxquelles elle aura communiqué un
mouvement d'impuluon dans le même fens,
& par un même choc ; enforte que les pla-^
netes auroienc autrefois appartenu au corps du
foleil , & qu'elles en auroient été détachées
par une force impulfive commune à toutes »
laquelle elles confervent encore aujourd'hui.
Pour lui rendre la pareille , il faudroit un fe^
cond BufFon , c'efr-à-dire , un Ecrivain de la
même force , capable de donner un air fpé^
cieux à tout ce qu'il préfente , & de prendre ,
dt la Religion. 137
quand il le faut, un ton d'enthoufjafme qui
fait refpeder tout ce qu'il propofe quelque in-
croyable qu'il foit ; tant eft forte Tempreints
de fon génie fur ceux qu'il captive d'abord par
les charmes inexprimables de fon éloquente
diftion.
Qu'il nous foit permis d'obferver à notre
tour , que les limites de la fcience fur les cau-
fes premières font encore aujourd'hui où elles
ëtoient du temps des Fhilofophes Grecs ; que
quatre fiecles d'efforts inutiles dans la Grèce
ne les ont pas reculées d'un feul degrés que
Defcartes & les autres qui font venus après
lui , ont été arrêtés par la même barrière in-*
furmontable , oppofée de tout temps par la
nature à la Philofophie ; que la Philofophie
devroit enfin être laffe , & même honteufe
de tant de courfes qui n'ont abouti à rien ; que
la plus grande preuve qu'on puiffe donner de
la foibleffe & de l'inconflance de l'efprit hu-
main , c'eft cette pente naturelle à revenir tou-
jours à fes premiers erremens , même après
les avoir abjurés; que notre Europe en eft un
exemple mémorable par l'ardeur avec laquelle
nous la voyons fe replonger dans les quef-
tions interminables où la Grèce s'étoit égarée
pendant quatre cens ans.
En abandonnant aux Fhilofophes & aux Hif-
138 Hijlohz Philofophiquc
toriens les difculîions fur la nature de la ma-
tière , de Tefprit , de la fubftance , fur les
caufes fecrertes du mouvement, Moy^e a ref-
pedlé la Majefté de Ton fujet , en même-temps
qu'il a montré la profondeur de fes vues. 11 a
vu que toutes les excurfions de Pefprit humain
au-delà des bornes que Dieu a pofées fur la
route qui conduit aux caufes premières , étoient
autant de pas inutiles. Son filence fur tout ce
qui depuis a fi vivement piqué notre curiofité,
efl une preuve de la connoifTance qu'il avoir
des forces de l'efprit humain.
Adam eft-il la tige du genre humain ? Voilà
le fait que Moyfe pofe avec une noble con-
fiance. Si quelque Hiftoire , quelque monu-
ment attefte qu'Adam n'eft pas le premier
homme , fon Hiftoire eft fauffe , comme elle
eft véritable & divine, file contraire n'eft pas
prouvé. Il feroit, en effet, bien extraordinaire
que le monde étant beaucoup plus ancien
que ne le fait Moyfe , il n'en eût rien tranf-
piré dans les écrits qui nous font parvenus ;
que le hazard n'eût jamais fait rencontrer ni
déterrer nulle part le moindre événement qui
le convainquît de menfonge ; que cet Hifto-
rien né , dit-on , chez une Nation des plus
modernes , fût néanmoins le plus ancien des
Ecrivains connus, & qu'il eût pofé dans la
de la Religion. 139
durée des temps une barrière , que ne fauroient
franchir toutes les Antiquités Chinoifes , Chai-
déennes & Egyptiennes , qu'elles n'aillent fe
perdre dans des temps fabuleux. Eft-ce donc
qu'on n'auroit pas plus de connoifTance de cette
Antiquité , que du néant qui a précédé la
création ? Mais d'ailleurs ne feroit-ce pas une
grande merveille que Moyfe eût prévu cette
ignorance univerfelle du temps , pour y jetter
à coup fur les fondemens de fon Hiftoire ? Ce
qu'il y a d'étonnant , c'eft que les limites oii
Moyfe a relTerré l'âge du monde , étant Çi peu
reculées , on ne voie rien au-delà qui foit cer-
tain chez les Nations les plus jaloufes de leur
Antiquité ; & que , pour les étendre , on foit
obligé de recourir à des incendies ou à des
inondations qui ont rompu le fil des événe-
rnens.
Les ténèbres , qui femblent redoubler leur
obfcurité , à mefure que l'on s'avance dans le
champ des Antiquités hifloriques vers les li-
mites que Moyfe a marquées, doivent le ren-
dre d'autant plus refpeâable aux Philofophes,
que lui feul a femé dans ce ckanip des points
fixes & lumineux , & que le jour luit déjà
pour lui , quand les autres Hiftoriens n'ont que
des fables à nous raconter.
Un autre événement non moins confidéra-
ÎJ[6 Hijioirc Phiiofophiqiie
bîe dans l'Hifioire facrée , c'eft le déluge »
dogme hiftorique , rejette autrefois par nos
Philolbphes , & maintenant adopté par eux ;
non produit par des caufes furnaturelles , mats
par un mouvement périodique qui fait rouler
alternativement les eaux de la mer d'un pôle
à l'autre ; non caufé par des cvénemens bruf-
ques , mais par des effets néceffaires de la
conftitution de notre monde. Tel étoit le ^tn-
riment des anciens Philofophes de l'Egypte,
qu'on fuppofe avoir été les dépofitaires d'un
grand nombre de mémoires & de monumens
hiftoriques fur les deflins de notre Planète.
Ces Philofophes Egyptiens dirent au Grec So-
lon : Certis tcmporiim curricidls illuvies im^
mijfa cœlitàs omnia populatur : multaquc &
varia hominum fuere exitia ; ideo qui fucctdant ^
& Utteris & mufis orbatifiint (Plato in Tymœo. )
yoiià donc les déluges devenus des événemens
périodiques , & les fiecles d'ignorance , ainfi
que la ruine des arts , des fuites néceffaires
des déluges.
Cette doârine fur les inondations ou délu-'
ges univerfels, a été vivement embraffée par
l'Auteur de V Antiquité dévoilée par f es ufages,'
Uimpiété s'efl elle-même trahie, en y rafTem-;
blant mille traits en faveur du déluge de Noé.
Mais combien l'Auteur ne les a-t-il pas en>
'de la Religion. 141
poifonùés par Tarr avec lequel il a fu , à l'aide
d'une imagination forte qui lui indiquoit des
liaifons fines & des points d'analogie entre
les objets les plus éloignés , faire fervir fes
çonnoifTancês diverfes & étendues à décruiref
la vérité par la vérité même î Avec quelle
dextérité il jette à droite & à gauche une in-
finité de fils dont il ourdit la trame de Ton.
ouvrage, & dans lefquels il finit par embar-;
rafTer fes Ledeurs peu précautionnés contre, les
pièges artificieux qu'il leur prépare î i-.^,^
■ ^\ l'Auteur ne conçoit pas comment une ca^
taftrophe aulîi remarquable que le déluge , ne
paroit fous la plume des anciens Ecrivains ,
qu'un fait ifole aufïî-tôt oublié que raconté \
çroit-il donc qu'on conçoive mieux comment;
le genre humain a pu fe fauver d'une inon-
dation univerfelle , à laquelle le hazard feul
aura préfidé ? Une révolution auiIi terrible que
celle où il fe peint tous les élémens en guerre
les uns contre les autres , la malTe à^s eaux
agitée dans toute fa profondeur , le globe tour«
nienté par à^^ convulfions violentes , devoir
naturellement ramener pour jamais Thorreur:
de l'ancien cahos dans la demeure de l'hom-
me. Si ce grand événement n'eût été produit
par une caufe furnaturelle , le genre humain
auroic été totalement dilfous dans cette dépu-
24T Hijlôtre Philojbphîque
ration générale de PUnivers, & depuis bien
des fiecles il feroit refté pour toujours au
nombre à^^s poflibles.
• Si l'homme échappé aux malheurs du monde
ne fauroit être trop approfondi , la caufe de
Tes malheurs a-t-elle donc dû paroître afTez in-
différente à l'Auteur, pour qu'il ait glifîé fur
un objet qui le devoit fixer autant que Çqs
triftes effets ? On le voit occupé à chercher
dans l'Antiquité un premier fait dont il puifTe
partir, pour trouver l'Hiftoire du genre hu-
main dans l'efprit de fes établiffemens. Cette
révolution phyfique qui a changé la face dé
notre globe, & qui a donné lieu à un renou-
vellement total de la fociété , lui paroît être
ce fait , il lui tient lieu du péché originel, qui
eft la première pierre de l'édifice de la Reli-
gion Chrétienne. Sa fombre imagination lui
peint l'homme, qui a furvécu au déluge, trif-
te , mélancolique & religieux à l'excès. Sur ctt
état où il le voit plongé, il imagine quelles
ont été fes premières démarches , & comment
elles ont été réglées par les différentes pallions
de fon ame. Le temps avoir depuis bien des
(îecles réparé les défordres phyfiques produits
par le déluge fur la terre , qu'il n'avoir pas
encore réparé les défordres moraux caufés dans
l'efprit humain par cet événement terrible. De-
de la Religion^ 143
îa ces inftitutions religieufes & politiques qui
ont duré bien au-delà des imprefîions de ter-
reur <jui leur avoient donné nailTanee. Inde
prima mali labes.
Mais plus il s'attache à mofitrer que le dé-
luge eft la véritable Epoque de THiftoire de
toutes les Nations , que toutes leurs inftitutions
tiennent à ce grand événement; plus on doit
trouver étrange que le déluge foit amené dans
{gs Ecrits , fans avoir été préparé, ou plu-
tôt qu'il n'y paroifTe que comme un eftet de
l'enchaînement fatal des caufes, & non comme
celui d'une main toute-puifïànte. Que peut-il
alors efpérer d'un fyftême qu'il ne fauroit éta-
blir , qu'en détruifant la première de toutes les
vérités, l'exiftence de Dieu?
Le déluge , qu'il paroît nous préfenter dans
îe cercle des changemens réglés & des révolu-
tions périodiques qui détruifent le monde pour
le renouveller, fuppofe une fatalité qui prend
fa fource dans l'athéifme. Qui croiroit qu'un
Philofophe moderne, en refTufcitant les vieil-
les rêveries de Platon & de Séneque , qui nous
annoncent d'un ton romanefque les différent
états ou degrés, par où tous les êtres phyfi-
ques & moraux font forcés de paffer , & cela ,
d'après un fyftéme qui nous montre le pur
athéïfme caché fous les noms pompeux du grand
144 BiJIoire Fhilojbphlque
Jupiter, de la caufe des caufes : Qui crokôît'^
dis- je, qu'un homme ivre d'atheiTme , fe fûc
imaginé de pénétrer mieux dans refpric de l'An-*
tiquité, connoître mieux l'origine des Nations^
que tous les Hiûoriens fi ftériles à Ton gré fur
le grand événement du déluge > Lui-même, em
nous rapportant d'après les deux Philofophes
cités, que chaque période a fon enfance, fou
adolefcence , fa jeuneffe , fa virilité , fa vieil-
leffe \ que la vertu & la félicité commencent
chaque période; que le vice & toutes fortes
de maux le terminent ^ que la chaîne facrée
qui lie les Dieux & les hommes , les retire du
fond de l'abyme ou ils étoient plongés ^ pour
recommencer un monde nouveau où fe renou-
velleront les mêmes fcenes que dans les précé-
dens ; que cette chaîne fatale amènera à l'infini
des mondes qui s'anéantiront en nous racontant
de pareilles rêveries, empruntées delà Théologie
Payenne , ne mérite-t-il pas une place parmi
ces conteurs puérils dont il dit que la fcience'
n'eft qu'un délire pompeux & perpétuel?
Comme le déluge a été produit par une caufe
furnaturelle , c'efl au(îî à elle qu'il faut attri-
buer la prompte réparation des maux phyfiquCs
qu'il avoit produits fur la terre. Car il eft ridi-
cule de s'imaginer que les montagnes aient pu
fervir de retraite aux hommes échappés au nau-
frage
' 'Vrf^ la Rdigîorii 14-^
frage du monde enfeveli fous les eaux , parce
que les fommets de ces montagnes , d'autant
plus ftériles, d'autant plus arides qu'elles font
plus élevées , ne fauroient produire affez de
plantes alimentaires pour fuftenter les familles
réfugiées avec leurs troupeaux. Platon a pu fe
plaire , dans fes rêves philofophiques, à mon4
ler fur les montagnes , à y confidérer le bercéaii
& l'afyle du Genre-Humain ; à fe le repréfen-^
ter, au fortir du déluge, fur le fommet "des
plus hautes montagnes ; enfuite au pied de ce^
mêmes montagnes ; enfin dans les plaines. Ces
trois pofitions différentes & fuccellives où il
fuit le Genre- Humain , d'après les idées qu'il
s'étoit formées des défaftrés du déluge, lefquels
avoiént donné naiffance à des traditions infor-
més & corrompues , ne peuvent être regardées
que comme un tableau idéal comparé avec ce-
lui que préfentent ces traditions : car fi le
Genre-Humain eût du paffer par toutes les mi*
feres dont il fait la trifte peinture , elles n'au-
roient pas tardé à le détruire entièrement.
L'Hiilorien facré plus inftruit que Platon,
qui cachoit fon ignorance fous des fables & des
énigmes, nous appfend que la multiplication
des hommes dans les plaines de l'Orient, le
berceau du Genre-Humain réparé , s'accrut avec
rapidité. Tout concouroit à la favorifer , la bonré
Tome L K
3^6 Hijloirc Philofophi^uc
du, climat, la fécondité de la terre, l'aflivité,
Tinnocence, la frugalité. Lorfqu'elle fut parve-
nue à un certain excès , elle les obligea à s'é-
loigner de leurs premières habitations &i \ {c
partager en différens corps.
. Ces Colonies déterminées dans leur marche
par le cours des Fieuves , par les chaînes des mon-
tagnes , par les lacs , par les marais , fe répan-
dirent de tous cotés au hazard, & rencontre-
rer4t fucceflivement des contrées fertiles & des
déferts ftériles. Les animaux s'étoient encore
plus multipliés que les hommes. Ceux-ci de-
vinrent nécefTairement chaffeurs , pour conqué-
rir, en quelque forte fur les animaux, les cam-
pagnes fertiles qui leur fervoient de repaire , &
pour les empêcher de dévafter leurs moiffons,
de ravager leurs troupeaux. C'eft dans ces temps
héroïques que l'Antiquité fabuîeufe a placé les
Hercules, les Théfées , les Philotectes.
L'habitude de la chalTe fît contrader à ceux
qui l'exerçoient je. ne fais quoi de rude & de
féroce. L'éloîgnement relâcha les liens de con-
fanguinité, qui de toutes les Sociétés n'en avoient
fait au commencement qu'une feule. Dés ce
moment elles devinrent étrangères les unes aux
autres. Delà les guerres qu'elles fe firent avec
un acharnement réciproque, lorfque le même
befoin qui les avoit éloignés les uns des au-
dt la Religion. tAj
très , les rapprocha pour fe difputer la terre ,
comme elles l'avoient difpurée aux animaux*
La force du corps fut alors réputée la première
des qualités, & fut la mefure du mérite des
hommes , eftimés à proportion de la valeur &
de l'intrépidité avec lefquelles ils favoient at-
taquer ou repoulTer l'ennemi. Leurs exploits
étoient dans la bouche de tous ceux qui en
étoient défendus ; & les chants qui les gravoienc
dans la mémoire , étoient très-propres à échauf-
fer les imaginations.
Dans cet enthoufiafme guerrier , & dans l'en-
fance de la raifon, les Héros abforberent tel-
lement l'attention des Peuples, qu'ils n'en eu-
rent prefque plus pour les dogmes de la Reli-
gion Patriarchale , tels que la création, la pro-
\adence, la connoifTance des attributs de Dieu.
Ce qu'une faufTe Philofophie fait aujourd'hui
parmi nous, la néceffité de fe àéknàvef[i alors
infenfiblement négliger le culte de la Divinité,
rendit les efprits indifFérens fur les vérité$ les
plus effentielles, qui dés lors n'imprimèrent plus
dans la mémoire que à^$ idées fuperficielles^
bientôt effacées par le temps , l'agitation , le
défordre & la pafTion de la guerre. Les Pa-
triarches qui touchoient à la grande Epoque de
la renaiffance du Genre-Humain , avoient laifTé
en mourant un grand vuide. Leur autorité n'é-
K 2
14S Hijlohe Phïlofophïque
toit point remplacée. La perfuafion s'affoiblît
dans les efprits. On vit par degrés s'enfoncer
dans l'oubli, chez des Peuples où la mémoire
étoit la feule dépofitaire des vérités , toutes cel-
les qui ne pouvoient être apperçues que par
un efprit recueilli en lui-même , toutes celles
enfin qui tenoient à une métaphyfique fubtile
& déliée & exigeoient des difcuflions profon-
des. Parmi les ruines des vérités tranfmifes par
les Patriarches , il ne fubfifta que le fouvenir
du cahos d'où le monde étoit forti , l'idée de
l'intelligence qui l'en a voit tiré , & l'imprefïîon
du déluge qui avoir noyé la terre. Ces objets
ofFroient à l'imagination une forte prife fur eux-
mêmes , par le fpeâacîe frappaat d'une Puif-
fance redoutable.
Il faut toutefois excepter le peuple de Dieu»
peuple par conféquent privilégié, & qui fut
en quelque forte ébauché dans les familles des
Patriarches fidèles , où malgré la corruption
générale, fe conferva jufqu'à Noé le facré dé-
pôt dé la tradition. Le monde noyé dans les
eaux d'un déluge univerfel, fut à peine repeu-
plé par les enfans de Noé , que le même dif-
cernement fe fit entre ceux qu'on nommoit
les Enfans des Hommes , rebelles & incrédu-
les , & ceux à qui l'on donna le nom d^£/2-
fans de Dieu , fidèles à leur Religion. Le
de la Religion. 145
peuple de Dieu n'étoit encore que dans. Tes
pères , lorfque les autres peuples fe formoîent
avec éclat , & comptoient déjà plufieurs Rois.
Mais félon qu'il arrive dans toutes les œuvres
où il plaît au Seigneur de fignaler fa provi-
dence , il eut de t^-ès-foibîes commencemens.
Prédefliné dans les Confeils de la fagefTe éter-
nelle à perpétuer le culte de Dieu , & à don-
ner au monde un Sauveur , il fut fans doute
la plus noble & la plus illuftre de toutes les
nations de k terre. Il eut le privilège de àtÇ-
cendre de Noé, non par ceux de Çqs enfans
qui s'écartèrent d'abord de la foi & de la juf-
tice ; mais par ces fidèles imitateurs de leur
Saint Père, qui malgré la contagion, fe dé-
clarèrent toujours les adorateurs du vrai Dieu.
Tirant fon origine d'Adam d'aînés en aînés par
Seth, Enos , Cainan , Malaleel , Jared , He-
noch , Mathufalem , Lamech ; recueilli enfuite
dans Noé , & defcendant de lui par Sem ,
l'aîné des fils de ce Patriarche , par Ar-
phaxad , Cainan , Salé , Keber , Phaleg , Reu ,
Sarug, Nachor, & Tharé père d'Abraham ;
illuftré dans ce père des Croyans, auquel Ifaac,
Jacob , & les douze Patriarches {qs fils rap-
portent leur origine , il peut s'attribuer une
ancienneté prefque égale à celle de la durée
du monde. Dieu fe propofa de veiller fur lui
K3
I^o Hijlotrc Phllofophlqiic
avec une attention (înguliere, de le gouverner
par des loix toutes particulières , de lui con-
fier le dépôt de fes révélations & de fes pro-
meffes, de perpétuer par lui l'attente du Mef-
fie , jufqu'au jour où ce déliré des nations , fi
magnifiquement annoncé , prendroit naiflance
du plus pur fang de fes Rois.
Moyfe, le premier Hîftorien du peuple de
Dieu , comme il fut Ton premier Légiflateur ,
fait remonter fon origine jufqu'à celle même
des hommes. Une fi grande Antiquité n'efi pas
particulière aux Hébreux , & il paroît étrange
que pour leur en faire honneur, on reprenne
les chofes de fi haut. Mais Çi l'on fait atten-
tion au choix des événemens qu'il décrit , on
reconnoitra qu'il ne retrace l'Hiftoire du mon-
de^ qu'autant qu'elle a de rapport à l'Hifioire
de fa nation.
\^Qs cinq Livres où elle eft contenue ne
font pas compofés dans le goût d'Athènes &
de Rome. On les trouve, il efl vrai, trés-or-
nés , félon le génie de fa langue , qu'il efl né-
cefTâire d'entendre pour en appercevoir toutes
les fineifes. Le deffein en efl beau & magni-
fique. L'Hifloire , les Prophéties , les Précep-
tes , y font entrelacés avec tant d'art , que
de tous les trois il fe forme une agréable va-
nété ^ui charme & défennuie. Le difcours de
de la Religion, t^x
Dieu & àQ Moyfe y répand je ne fais quoi
de dramatique qui orne & embellit la narra-
tion. Avec combien de choix & d'ordre cec
Ecrivain parcourt une foule d'événemens qui
fe prefTent les uns les autres ! Le Chapitre X ,
où il traite de lorigine & de la divifion des
peuples eft d'un prix infini. Quel plus beau fion-
tifpice pouvoit-il mettre à la tête de fes loix
que l'hifloire d'un monde créé de rien , &
enfuite dépeuplé par un déluge univerfel que
celle de l'élévation de l'homme à un état fur-
niïturel , de fa chute , de fa gradation , de fon
rétabliflement , des fuites & des remèdes de
fa défobéifïance > Le ton de cette hifloire eft
certainement bien différent de celui des autres
hifîoires anciennes , qui , en apprenant aux
nations leur origine , leur montrent des hom-
mes ou àQs démons , au lieu d'un Dieu Créa-
teur qu'elles devroient trouver à la tête de tout.
Mais admirons avec quel art cette hifloire
eft tiffue. On y voit le contrafle d'un peuple
barbare & grofîîer avec un fyfîême de Reli-
gion tiujflî raifonnabie que fublime, & bien
fupérieur fans doute à tout ce qui a été com-
pofé fur ce fujet dans les iiecles les plus éclai*
rés, par les nations \zs plus polies & les plus
favantes. Si le Polythéïfme & Fidolâtrie , fe-
Ipn Mr. Hume , font & doivent être la Reîi-
j.<^Z Hijloîrc Philofophlque
glon des fiecles barbares ^ S>i Çï les principes
du ThéiTme ne fauroient être découverts que
par un entendement fort exercé dans la Phi-
lofophie & dans les Sciences; que doit -on
penfer d'une hiftoire qui écrite pour des bar-
bares & des ignorans ( ainfi font qualifiés les
Hébreux par nos fuperbes Philofophes , ) a
pourtant un avantage (i marqué fur les hiftoi-
yes les plus vantées dans l'Antiquité? Que dî^
rons-nous aufli des loix qu'elle contient, &
qui font la production la plus pure d'une rai-
fon inflruite par tout ce qu'on a jamais penfé
de plus fain dans le cours des fiecles ? C'eft
une chofe vraiment inexplicable que des peu-
ples , qui raifonnent comme des hommes fur
tout ce qui touche à l'érudition humaine &
nux produdions du génie, balbutient comme
des enfans fur Dieu & fur la Religion ; tan-
dis qu'un feul peuple , vrai enfant pour les
Sciences & les Beaux-Arts , a la maturité d'un
homme de bon fens , quand il s'agit de rai-
fonner fur ces deux objets refpeélables. Telle
eft la différence des Juifs aux Grecs & aux Ro-
mains ; & c'efl de ce peuple extraordinaire
que Moyfe a écrit l'hiftoire. Le cercle étroit
qu'il a tracé dans l'air des temps hiftoriques,
& dans lequel il a compris toutes les nations»
^Qmme nous l'allpns voir d^ns le X Chap. de
de la Religion, i«{3
îa Genefc , dépofe avec d'autant plus de certi-
tude de la vérité des événemens , que tous les
autres Hifloriens ne peuvent atteindre aux bor-
nes mêmes que fa main favante a plantées dans
^'Antiquité,
Toute l'efpérance du genre humain ayant
été renfermée dans l'unique famille de Noé ,
on doit regarder les trois Patriarches qui la
^çompofoient , comme les trois tiges fur lef-
quelles fe font élevés tous les hommes ac-
tuellement exiflan?, C'eft par Sem , Cham &
Japhet , que toute la terre s'efl repeuplée.
Les progrès de la multiplication parurent après
^e Déluge fe faire bien plus yire qu'après k
première création. En un peu plus de cent
ans , fans y comprendre Sem fils de Noé , on
compte dans la branche de cet aîné jufqu'à
cinq générarions. Cham , fécond fils de Noé ,
eut aufîi un grand nombre de fils & de petits-
fils , dans le même efpace de temps. Ceux
qu'il importe d'abord de connoître pour la fuite
de l'Hidoire , font Nemrod & AfTur. Nemrod ,
fils de Chus , petit fils de Cham , fut un des
premiers qui fournit d'autres hommes à fes
Loix. Infatigable dans les exercices de la chaf*
fe y il avoit acquis cette force qui foumet le
loible il l'homme courageux. Il fonda le pre-
?î)ieir Empire de Babylone fur FEuphrate. De
1^4 Hijloirc F hîlofQphlquc
la terre de Sennaar où commandoit Nenirod ,
forticAfTur, fîls de Sem, rebuté apparemment
à^^ hauteurs & de la tyrannie du fondateur
de Babylone. 11 s'éloigna vers l'Orient, où il
conduifk une colonie des defcendans de Sem;
& s'étant arrêté fur les bords du Tygre , il y
bàtic avec fes compagnons la ville de Nini-
ve ; & ce font ces deux Empires qui , après
plusieurs rév^oUuions , eurent tant de part à
celles du peuple de Diej. Enfin Japhet , troi-
sième fils de Noé , eut , comme fes frères ,
une nombreufe pollériré. Le nom de ce Pa-
triarche a é\é célèbre chez les Grecs & le^
latins ; Héfiode & Horace l'ont cité. Quatorze
peuples fortis de lui fe répandirent dans l'Eu-
rope , d'où ils partirent fucceiîivement pour
s'étendre dans l'Afie Septentrionale , dans les
pays fitués entre le pont Euxin & la merCaf-
pienne , dans îa Médie , la Grande Tartarie ,
l'Inde & la Chine.
Quelques-uns prétendent que Noé eft le
Fohi des Chinois , mais quand on lie dans fon
Hiftoire que fa mère en devint enceinte par
Tarc-en-ciel , & une infinité de contes de cette
force ; quel efl l'Européen fenfé qui pourra
trouver Noé dans ce perfonnage fabuleux, &
regarder le règne de cet homme-ci comme
une époque certaine , malgré le témoignage
de la Religion» î^^
unanime d'une nation? Si quelque Chinois avoii:
droit d'être confondu avec Noé , ce feroit Jao
fous le règne duquel les Annales Chinoifes
rapportent qu'il y eut une fi grande quantité
d'eaux à la Chine , que cet Jao fut obligé d'or-
donner à^s tranchées, des foffés, àts digues,
pour les faire écouler & rendre le pays habi-
table. Ces eaux étoient-elles une inondation
arrivée fous le règne de cet Empereur , ou
bien des reftes de l'Etat primitif dans la terre >
Quoiqu'il en foit , cet événement eft marqué
dans les Annales Chinoifes à l'an 1660 depuis
Puou-Ku , regardé par les uns comme le Ca-
hos , & par d'autres comme le premier hom-
me. Cette conformité de Chronologie entre
les Hébreux & les Chinois , a quelque chofe
de bien merveilleux , & pourroit donner lieu
de foupçonner , que cet événement infcrit dans
l'Hiftoire Chinoifc , n eft autre que le Déloge
de Noé défiguré & porté par la tradition ,
dont étoit dépofitaire la colonie , qui formée
àts enfans de Japhet fe tranfplanta dans la
Chine.
Les enfâns de Japhet furent Gomer , Ma-
gog, Madaï, Javan , Tubal , Mofoch & Thy-
ras. Gomer peupla la Phrygie & le pays de?.
Galates. Cette opinion efl fondée fur le mot
fyriaque Qamar qui fîgnifie brûlé, Magog s*c-'
1^6 HiJIoire Philofoplûqut
tendit vers l'Orient & le Septentrion. Les Scy-
thes , conquérans de la Syrie , donnèrent le
nom de Magog à la ville d'Hyérapoîis , pour
être un ^monument de leur refpe6l envers le
fondateur de leur nation. Madaï peupla le pays
de l'Alie , connu fous le nom de Médie. L'E-
criture fe fert toujours de ce mot pour dé-
figner les Medes. C'eft de cette région que font
fortis les Huns , les Turques & cet eflaim de bar-
bares qui ont défoîé l'Europe & PAfie. Javan
eft regardé comme le père de tous les Grecs,
qui ne furent en effet connus des Hébreux ,
des Arabes & des Chaldéens que fous la dé-
nomination générale d'Ioniens , qu'ils pronon-
çoient yovan ou youvon. Alexandre-le-Grand
eft défigné dans l'Ecriture fous le nom de Roi
de Javan. Tubal & Mofoch furent les Chefs
de deux peuples qu'on croit être les Mofco-
vites & les Tybarréniens. Thyras peupla la
Thrace , où l'on croit qu'il fut adoré fous le
nom de Mars. Le mot grec Thoiiras eft l'épi-
thete qu'Homère donne au Dieu de la guerre.
Javan eut pour fiîs Elifa , Tharfis , Cethini
& Dodanim. Le premier donna fon nom à
l'Elide ; & ç'eft du mot Elifa que paroifTent
dérivés les noms , Aulide , Eolie , Hellènes ,
noms que portèrent les Grecs avant Hellen ,
fils de Deucalion. Selon Eufebe , Strabon &
de la Religion. i^y
Bochart , Tharfis peupla rEfpagne , où Ton
trouve dans le voifinage de Cadix une ville
nommée TartefTus ^ félon d'autres , la Tharle
de la Genefe eft la Cilicie , célèbre par fon
commerce avec les Syriens , les Cypriots &
les Phéniciens , par le fleuve Cidnus fur lequel
elle étoit fituée, Cerhim , troilieme fils de Ja-
van , peupla la Macédoine. L'Ecriture dit qu'A-
lexandre à la tête des Grecs, étoit forti de la
terre de Cethim pour faire la conquête de l'A-
iie. La Thelfalie & l'Epire furent le partage
de Dodanim , quatrième fils de Javan ; c'eft-
là qu'on trouva la ville & la forêt de Dodone ;
c'efl-là que prit naiffance le culte de Jupiter
Dodonien,
Les enfans de Cham tournèrent vers k mi-
di, où Mefraïm fonda le royaume d'Efï^ypte*
Ce fut des Egyptiens que fortirent les Philif-
tins 5 qui étant remontés vers le nord , con-
quirent les pays voifins de la grande mer fur
quelques-ufts des defcendans de Chanaan. Ce
Patriarche fe multiplia confidérablement dans
!a Syrie , où les hommes , au fortir de l'Arche
s'étoient d'abord établis. Chanaan en paiticu-
lier eut onze enfans, dont fortirent enfuiic de
tiombreufes familles. Cette branche devenue
formidable par fon étendue & par fes entre-
prifes , & odieufe par la corruption de fes
î$8 Hijloirc PhUofophïqiie
mœurs, qui bientôt Tentraînerent dans l'idotâ^
trie , s'éloigna de toutes les autres familles qui
s'opiniâtrerent à ne fe point féparer , & elle
alla chercher un établifTement avantageux fous
la conduite de Chanaan fon Chef. Le pays oli
il s'arrêta , s'étend de l'Orient à TOccident
depuis le fleuve du Jourdain , à fes deux ri-
vages jufqu'à la grande mer ou la méditerra^
née ; & du nord au midi , depuis le mont Li-
ban , jufqu'au torrent de Sehor , ou le fleuve
d'Egypte. Malgré les ravages du Déluge , cç.
pays nommé depuis la terre de promiflion ou
îa Paleftine, étoit demeuré le pays de la terre
le plus fain , le plus agréable , & le plus fer-
tile. Chanaan le partagea à fes onze enfans ,
qui donnèrent leur nom , chacun à la portion
qui fut afïignce à fa famille. C'eft cette divi*
fîon de la terre , & non celle qui arriva en-
fuite à la confufion des langues, qui fit don-
ner le nom de Phaleg au fils d'Héber. Cha-
naan & fes defcendans , livrés à toutes fortes
d'abominations , fuites funefles de l'oubli de
Dieu , & du crime de l'idolâtrie , femblent
n'avoir eu en partage la terre de leur nom ,
que pour en être chafTés par les Ifraëlites, def-
cendants de Sem , à qui Noé laifTa , à l'ex-
clufion de Cham & de Japhet ks cadets , les
droits qu'il avoit lui-même hérités d'Adam
de la Religion. C^9
fur la portion de terre que ce premier àt^ hom-
mes avoit cultivée , & Seth après lui , comme
ie domaine ^ l'héritage des aînés.
Les autres fils de Cham étoient Chus , Mef-
raïm & Phut. Chus qui étoit l'aîné, peupla
les deux Arables. Ce font ceux de tous les
peuples du monde qui ont le mieux confervé
la {implicite groffiere des mœurs antiques. Ley
dcfcendans de Chus, après avoir peuplé J'A-
rabie , s'étendirent fur les bords du Golphe
Perfique , où ils compoferent une Nation aufïï
unie par le cœur que par le fang. Ils faifoient
un grand commerce de pierreries & de parfums,
richefTes naturelles du pays qu'ils habitoient^
Mefraïm, pofTefTeur de l'Egypte, lui donna
fon nom , fous lequel elle efl: fouvent défignée
dans nos annales facrées ; on lui donne aufïi
quelquefois le nom de Cham : & comme c'eft
Je feul pays particulier qu'elles déiignent par
le nom d'un des trois fils de Noé, on en doit
conclure que les Egyptiens font de tous les
peuples dont elles parlent , ceux qui étoienc
les plus anciens. Phut s'établît dans la Mauri-
tanie Tingitane , fituée au couchant de l'E-
gypte, & qui s'étend jufqu'à l'Océan. Jofephe.,
St. Jérôme & plufieurs anciens Hiftoriens font
mention d'une ville & d'une rivière de la Mau-
ritanie Tingitane, que l'oa np^îime Phut.
j6o Hijlùîn Philojbphïqtie
Nemrod, fils de Chus, fut le premiei^ dé%
Conquérans. Son ambition farouche fut foute^
nue par Ton courage & fa force, qui lui affi?-
f erent l'autorité fouveraine , qui jufqu'aloî s
avoit été une émanation de la puifTance pa-
ternelle. Né pour commander, comme le vul-
gaire des hommes eft fait pour obéir , il alTo-
Tcia à cette guerre qu'il faifoit aux bêtes féro-
ces, dont il vouloit purger la terre, plufieurs
jeunes gens capables de tout entreprendre &
de tout exécuter. Cette milice aguerrie à la
chafTe , devint invincible à la guerre , & nour-
rie dans la difcipliné de robéiffance , elle fut
bientôt l'inflrument de la grandeur de fon
chef II eft vraifemblable que k plupart des
Empires ont dû leur origine à ces fortes de
Héros , qui , en fd rendant utiles aux hom-
mes , par la fécurité qu'ils leur afîliroient con-
tre les monftres qui les dévoroient , trouve-*
rent le moyen de les affervir. Ce fut là com-
me l'ébauche des fociétés civiles, dans le fein
defquelles on vit bientôt naître les arts utiles
& agréables. Les Cultivateurs pacifiques payè-
rent d'une partie de leur liberté , le droit qu'ils
acquirent d'avoir des Domaines & des propriétés.
Les Royaumes étoient petits dans ces pre-
miers temps, puifque , bientôt après Mefraïm,
on trouve dans la feuîe Egypte quatre Dynaf-
ties
de la Reîigîoîié î6t
tïes ou Priftcipaiités , eelle deThebes, celle de
Thin, celle de Memphis & celle de Tanis.
Ce fut Ludim -y aîné des enfans de ce Prin-
ce^ qui s'établit dans l'Ethiopie, qui eft fou-^
Vent appcllée de fon nom dans l'Ecriture ; à
mefure que fa poflérité fe multiplia, elle s'é-
tendit vers le Midi & le Septentrion. Anonim^
fon fécond fils , eft le père des Amiiioniens ^
ainfi appelles de fon nom ou du culte religieux
qu'ails rendoient à Jupiter Ammon^ ils habi*
toient entre l'Egypte & l'Ethiopie. Laabim
donna fon nom aux Lybiens (itués au Nord &
à l'Occident de l'Ethiopie. C'eft d'eux que
font defcendus les Nomades, qui errans eom*
me leurs ancêtres, habitoient fous des tentes |
fâifant paître leurs troupeaux dans de vaftes
déferts , coupés de plaines & dominés de mon-
tagnes & de rochers. Nephthuim s'établit dans
la baffe Egypte entre les différens canaux
du Nil
Sem, père de tous les peuples d'au-delà de
l'Euphrate , efl principalement déîlgné par
Moyfe fous le nom de père des Hébreux. De-
pofitaire des promeffes divines , il les tranfmit
par ceux de fes enfans qui formèrent la ligne
dont eft ilfu Abraham ^ le Héros du Peuple de
Dieu , & qui furent les Obfervateurs Religieat
du vrai culte. C'eft d'Elam , l'aîné de fes fils ^
Tome L ^
iSi Hïjloirc Philofophique
que font fortis les Elamites , fituës entre la
tSufianne & la Médie. Ils furent les Fondateurs
de l'Empire des Perfes, célèbre par fa puif-
fance & par fa chute. Le nom de Perfes, qui
en Hébreux fignifie Cavalier^ leiir fut donné
à caufe de l'excellence de leurs Chevaux qui
contribuèrent à leurs vidoires & à leurs conquê-
tes. Affur , fécond fils de Sem, s'établit dans
une partie des plaines de Sennaar , où {qs
defcendans , appelles de fon nom AfTyriehs , fon-
dèrent un vafte Empire dont Ninive fut la capi-
tale -, Empire obicur dans fa naiffance , & ren-
fermé dans des plaines fertiles & délicieufes ,
dont il fortit dans la fuire , fous des chefs
ambitieux & conquérans, pour s'étendre vers
la Médie & vers le Couchant de l'Afie. Arpha-
xad, troifieme fils de Sem, s'établit aux envi-
rons de la Mer Cafpienne & de l'Arménie^
où l'on trouve une ville nommée Artaxata.
Quelques-uns le difent père des Chaldéens ,
parce qu'Abraham qui en étoit defcendu,
avoit fa famille établie dans la Chaldée. Lud
£c fes defcendans , fi l'on en croit Jofephe
au défaut de l'Ecriture qui ne défigne point
le lieu où ils s'établirent, paiTerent dans l'Afie
mineure , où ils fixèrent leur féjour près le
fleuve Méandre, qui fe jette dans cette partie
de la Méditerranée , appellée aujourd'hui Ar-
de la Religion. 163
chîpel , & autrefois Egée. Ils donnèrent leur
nom à la Lydie , renommée par les mœurs
efféminées de fes voluptueux habicans, Aram
donna fon nom aux peuples qui habitèrent la
petite Méfopotamie; fes enfans connus fous le
nom d'Aramens pafferent l'Euphrate^ & s'é-
tendirent jufqu'au défert de Sur , aujourd'hui
rifthme de Suez , qui fépare les deux mers.
Ce défert fie donner à leurs defcendans le nom
de Syriens , diftingués entr'eux par différens
noms.
La première difficulté qui fe préfente ici ,
c'ed de pouvoir expliquer, comment des re-
jetions fortis de la même tige, peuvent être
fi différens les uns des autres. Un premier re-
gard jette fur les différences prodigieufes qui
réparent les hommes les uns des autres, femble
indiquer d'abord différentes efpeces d'hommes^
à-peu-prés comme il y a différentes efpeces
d'animaux. Ce qui fembîe augmenter encore
la difficulté , c'efl cette différence encore plus
marquée entre les Blancs & les Nègres. Le
phyfique du climat, qui varie fi prodigieufe-
ment en raifon des Zones & des degrés qu'on
y diftingue ^ peut rendre raifon de cette diver-
fité quon remarque dans l'efpece humaine.
Si quelques Théologiens ^ connoiffant peu Icdrs
forces^ fe font appropriés des queflions ê'À
164 HiJIo'ire Phïlofophiqat
rertbrt de la phyfique , & fi fortant de leur
fpkere, ils ont prononcé fur des matières qu'on
leur pardonne d'ignorer, d'une manière à faire
méprifer leurs décifions , comme quand ils ont
attribué l'origine des Nègres à des Héros de
THiftoire Juive -, quel avantage peut-on en ti-
rer contre l'Hiftoire Sacrée ? Qu'ont de com-
mun avec elle les fyftêmes téméraires qu'ils
hafardent quelquefois ? Un Philofophe , dans
fa Vénus Phyfiquc , a eu le droit de dire , que
la première femelle du genre humain avoir
des ovaires , & qu'elle renfermoit dans ces
ovaires des œufs blancs & des œufs noirs , d'où
naquirent les Allemands , les Suédois , & tous
les Peuples blancs d'une part , & tous les peu-
ples Nègres de l'autre. Pourquoi feroit-il in-
terdit à des Théologiens de déraifonner plutôt
qu'à des Philofophes > Si la Philofophie n'en
eft pas moins refpedable , pour avoir des
Sedlateurs qui lui prêtent leurs extravagances ;
pourquoi n'en feroit-il pas de même de la
Théologie , qui n'eft nullement refponfable des
inepties qu'on reproche à quelques-uns de ceux
qui la cultivent.
Un Savant moderne , Mr. Court de Gébe-
lin, vient de donner au Public un plan géné-
ral & raifonné du monde primitif analyfé &
comparé avec le monde moderne. Dans cet
de la Religion^ 165
ouvrage deftiné à rafTembler des recherches
précieufes fur les Antiquités du monde , entre
pluiieurs objets importans qui doivent y entrer,
comme le génie fymbolique & allégorique de
l'Antiquité, la mythologie & les Fables fa-
crées , les cofmogonies & les théogonies , les
Peintures fymboliques , le Diftionnaire des
hiéroglyphes & des emblèmes avec leurs fi-
gures, &c. II a entrepris de prouver qu'il y
a eu une langue primitive acl:uellement encore
fubfiftante dans toutes les langues que les hom-
mes parlent aujourd'hui. Selon lui , les racines
des langues Greque , Latine , Chinoife , Celti-
que , Hébraïque , &c. ne font que les débris
de la langue primitive confervés chez ces peu-
ples, & fource de tous leurs mots. Ce n'eft
pas que dans ces belles Lifles de mots radi-
caux qu'on nous a donnés fur diverfes langues ,
il ne s'en foit gliffé une foule d'intrus qui les
déparent , & qui font autant d'obftacles pour
arriver à leur comparaifon. On doit les regar-
der comme les entraves les plus terribles qu'une
mauvaife méthode a mifes au génie , dont
elle a rendu les efForts abfoîument inutiles dans
l'étude des langues. Pour y remédier, l'Auteur
s'^eft propofé de creufer jufqu'aux racines des
racines mêmes, & de les faire fervir de bafe
à toutes les langues : fou Dictionnaire primitif
L3
i66 Hîjloïrc Fhïlofophiquc
fera tel que l'analyfe des langues y fera por-
tée, jufques à Tes élémens les plus fimples. Il
aura ce double avantage , qu'on y verra com-
nient un mot, défignant au fens propre &
étroit un objet phyfique , a pafTé du fens phy-
fique au fens moral. Ainfi les idées phyfiques
s'enchaînant avec les idées morales , elles s'ex-
pliqueront les unes par les autres. Principe
de la plus grande fécondité pour la comparaî-
fon des langues , où ces objets ne marchent
plus de front,
Aucune des langues qui font aujourd'hui en
vogue , ne peut s'arroger la prééminence de
langue primitive. Celle-ci ne peut être long-
temps la même , & l'accord entre les Peuples
dût bientôt à cet égard éprouver diverfes alté-
rations : ces altérations l'anéantirent infenfi-
blement , & fur ïes ruines s'élevèrent cette mul-
titude de langues qui divifent les hommes ; &
qui, lorfqu'on ne les confidere que dans leur
état aduel , femblent n'avoir jamais eu de
fource commune. Cependant , dés que l'on vient
à les comparer , & qu'on pénètre à travers les
voiles de la prononciation & de l'ortographe ,
on efl étonné de les trouver femblables. On
doit maintenant concevoir quel avantage il va
réfulter de ce grand Ouvrage , qui gémit acluel-
îemçnt fgus la prefTe , pour porter au plus haut
de la Religion. i6j
degré de certitude la fraternité de tous les hom-^
mes iflus d'un même père.
Une difficulté plus prefTante peut-être que-
celle qui fe tire des différences prodigieufes qui
réparent les hommes les uns à^s autres , c'eft
de les faire naître tous des trois enfansdeNoé,'
& de les répandre aulTî-tôt après la conftrudion
de la tour de Babel fur la face de la terre , pour
en compofer toutes les Nations qui la rem^
plifTcnt aujourd'hui.
Pour foulever cette terrible difficulté , on a-
vu des Philofophes Chrétiens, qui en étoient
comme accablés , accorder aux incrédules , que.
dans différens climats il s'eft échappé de l'inon-
dation univerfelle un petit refle d'hommes qui
ont repeuplé la terre & font les auteurs des
Nations qui fe font arrogé \q ûiïq à^Autoctho"
nés , à^Aberigenes , à! Indigènes,
Comme l'unité d'un feul Noé & d'une feule
famille ne forme pas un dogme auffi capital.
pour le Chriftianifme que l'unité d'un Adam,
la fource du péché originel , qui eft la pre-
mière pierre de l'édifice de la Religion aâuel-
le ; peut-être font-ils excu fables d'avoir fuc-
combé fous cette grande difficulté , qui leur
montroit les évenemens fe prelfant trop dans
le petit efpace qu'on aîugne ordinairement aux
Nations pour fe former & croître. Il eft telj
L 4
i58 Hijloïrc Phllofophique
çn effet, dans la Chronologie du texte Hébreu,
que les Nations y deviennent , par une efpec©
d'enchantement, de puifTans Empires au fortir
prefque de leur berceau.
D'autres Philofophes encore plus hardis , n'ont
point craint de dire que Moyfe , après avoir mis
en fureté les deux grandes vérités, l'une de la
création de rien, & l'autre d'une Intelligence
fupjême , qui a préfidé non-feulement à la créa-
tion , mais encore à l'arrangement des parties
de la matière , en vertu duquel ce monde a
été formé, s'étoit arrêté au cahos 4ont il fait
éclore notre globe par une main toute-puif-
fante, fans rien infinuer de précis fur ce qu'il
peut avoir été , avant qu'il eût été réduit à un
monde en défordre. Ils fe font crus autorifés à
embraffer cette opinion par la facilité qu'elle
leur donne de réfoudre les difficultés qui naif-
fent de la théorie de la terre de Mr. de BufFon ,
çn laiffant une libre carrière aux conjedureç
Philofophiques , & de rendre raifon de ces tra-
ditions anté^diluviennes , que nous trouvons
eonfignées dans les Antiquités Phéniciennes,
Babyloniennes, Egyptiennes & Chinoifes.
Je fuppoTe donc que prefTés par les difficul-
tés des. Incrédules, nous fuffions réduits à n'ad-»
mettre l'univerfalité du déluge de Moyfe qua--
yçç cette reftriâion, qu'il s'eft échappé unpç-*
de la Religion^ 169
tit refte d'hommes qui defcendent tous d'Adam ,•
& non pas du feul Noé; que nous ne puflions'
expliquer l'érat fauvage des différentes hordes , -
autrement qu'en leur donnant le temps d'ou-
blier fur le fommet des montagnes les arts qui
ëtoient connus avant le déluge; que nous fuf-
fions enfin hors d'état de concilier avec le- fen-
timent ordinaire des Interprètes de l'Ecriture,
les Annales des Nations qui aiment à fe per-
dre dans l'obfcurité des temps : Qu'eil-ce que
les Incrédules gagneroient dans le grand pro-
cès qu'ils ont aujourd'hui avec les Chrétiens?
Tous les hommes en feront- ils moins coupa-
bles & malheureux par la faute d'un feul? Dès
là qu'on reconnoît dans Adam le Père com-
mun de tous les humains , l'œconomie de là
Religion Chrétienne ne fubfiftQ-t-elle pas com-
me un monument augufle que le temps ne
fait qu'affermir ? Adam , le feul Adam , au-delà
duquel il efl: impoffible à toutes les Hifloires
de m.ontrer un feul homme , eil pour les Phi-
lofophes mo4ernes un objet qui déconcerte tous
leurs fyftêmes ; & Moyfe , en le plaçant dans
un temps, où ils ne peuvent arriver fans le fe-
cours de l'Hiftoire Sacrée , leur a mis à la bou-
che un frein qu'ils blanchiffent d'écume.
Mais à Dieu ne pîaife que nous foyons for-
€é$ par lei Incrédules , de kur faire toutes ces
JjO HiJIoire Phïlofophlquô
concevions qui ne font après tout que gratuites
de notre part. On peut , en s'en tenant au ré-
cit de Moyfe , qui paroît faire defcendre tous
les hommes de Noé, fans fuppofer qu'aucuns
aient échappé à fon déluge univerfel , fatisfaire
à toutes leurs difficultés fur l'Antiquité des Na-
tions. Il ne faut pour cela qu'adopter la Chro-
nologie des Septante , fuivie d'ailleurs par de
très-favans hommes dans tous les fiecles de
l'Egîiie , & foiidement défendue vers la fin du-
fiecle pafTé par le P. Pezron. Tous les adora-
teurs du texte Hébreu portent leurs préten-
tions trop loin fur le peu d'égards qu'ils croient
devoir aux Chronologies des anciens Peuples,
Ils feroient prefque revivre la prétention de
l'un d'entr'eux ( Béroalde ) , Profeffeur en lan^
gue Hébraïque , qui ne vouloit point d'autre
autoricé, ni d'autre guide dans la dodrine des
temps , que les écrits infpirés de Dieu , & qui,
en conféquence de cette maxime , effaçoit du
catalogue des Rois de Perfe , Cambyfe , &
Darius fils d'Hiftape, parce que, difoit-il, ces
noms ne fe trouvoient nulle part dans l'Ecri-
ture Sainte. J'ai connu un Doâeur de Sorbon-
ne, qui trouvoit très-mauvais & même un
peu profane , qu'en défendant la Chronologie
de Moyfe, on fe donnât la peine de répondre
au-\ objeitions des Chinois. Rien ji^embarraife
de la Religion. ijt
ces fortes de gens; les miracles ne leur coû-
tent rien. Avant même la confufion des lan-
gues , ils envoient Scm dans la Syrie ou dans
la Chaldée , Cham en Egypte, & Japhet je
ne fais oii. Là ils leur font jetter les fon-
démens de je ne fais combien de royaumes.
Ils font régner Cham en Egypte fous le nom
de Menez , & lui donnent , après foixante-neuf
ans au plus écoulés , trois fucceffeurs dans trois
Royaumes difFérens. Mais qui les a peuplés de
fujets ? Hé , ce font les femmes qui ne man-
quoient jam.ais d'accoucher régulièrement tous
les mois d'un garçon &c d'une fille à la fois,
lefquels ne mouroient point , qu'ils n'euffent
îaifTé une nombreufe poftérité. Ces contes-là
valent-ils mieux que la Fable de Deucalion &
de Pirrha, qui changeoient en hommes les pier-
res qu'ils jettoient derrière eux?
Si l'on n'étoit bien perfuadé que c'efl un ex-
cès de crédulité qui multiplie les miracles de
l'Ecriture fainte , pour lever les difficultés qu'on
propofe fur certains événemens; & que c'eil
petiteffe d'efprit ou défaut de lefture qui fait
traiter de fabuleufes des Chronologies , qui re-
montent dans le temps bien au-delà de l'é-
Poque du déluge , félon le calcul du texte Hé-
breu ( telles font celles qui font fondées fur les
Pynafties d'Egypte , fur les Rois de la Chine } ;
iji Hijloïrc Philofophtque
on feroit tenté de croire que ces gens {\ zélés
en apparence pour le Texte facré , font de vé-
ritables impies. Rien ne fait tant de tort à la
Religion, qu'un zèle imprudent, qui lie fou-
vent le fort des vérités révélées à celui de cer-
taines vérités Phyfiques , Agronomiques ou
Chronologiques, en condamnant ces dernières,
comme capables d'infirmer les premières. En
effet, fî ces vérités purement humaines vien-
nent à être démontrées fans réplique , comme
cela ell: tout prêt d'arriver à l'égard de quel-
ques-unes, qui font agitées entre les Savans,
que deviendra l'autorité de l'Ecriture qu'on a
la témérité de compromettre avec elles ? Veut-
on armer la Philofophie contre la Théologie,
& lui faire reprocher par fa rivale, qu'elle a
tout dénaturé , Géographie , Aftronomie , Phy-
fique , Hiftoire ; que tout a changé de face &
de forme en fes mains ; que les merveilles de
la nature ont été des prodiges furnaturels , &
fes variétés des miracles faits exprès >
Nous avons trois Exemplaires difFérens de
l'Hiftoire Sacrée , & chacun de ces Exemplai-
res comporte une Chronologie différente fiir
les premiers âges du monde. Le texte Hébreti
de la Maffore abrège le temps : il ne compte
qu'environ 4000 ans depuis Adam jufqu'à J. C.
Le texte Samaritain donne plus d'étendue à
de la RcUglon. 173
rîntervalle de ces époques ; maïs on îe pré-
tend moins corre6l : les Septante font remon-
ter la création du monde jufqu'à 6000 ans
avant J. C. Il y a , félon le texte Hébreu ,
16 «5 6 ans depuis Adam jufqu'au déluge ; 1304,
félon le Samaritain ; 2242 , félon Eufebe &
les Septante; ou 22^5, félon Jofephe & les
Septante ; ou 2262 , félon Jule Africain , le P.
Pérau & les Septante.
Si les Chronologiftes font divifés, & fur le
choix des textes , & fur les temps écoulés ,
pour l'intervalle de la création au déluge , ils
ne le font pas moins pour les temps pofté-
rieurs au déluge, & fur les intervalles des
époques de ces temps. Cette diverfité de Chro-
nologies produite fur un même fonds auroit
fans doute de quoi étonner les efprits, fi l'on
ne favoit que par leur nature les faits font
moins expofés aux erreurs que des calculs
chronologiques. Rien n'empêche donc qu'on
n'admette les trois textes , & qu'on ne cher-
che à les concilier, d'autant plus qu'on trouve
dans tous les trois colledivement pris de quoi
fatisfaire à beaucoup de difficultés. On peut les
regarder comme trois témoins également di-
gnes de foi. S'il y en a deux qui conviennent
entr'eux , leur témoignage doit prévaloir fur
celui du troifieme. C'eft le parti qu'a pris l'Au-
174 Jiijîolrc PJàlofophiqiie
teur de l'article Chronologie Sacrée , auquel
nous renvoyons dans le Didionnaire Encyclo-
pédique. C'eft en comparant les trois textes
avec celui de Jofephe , qu'il a trouvé qu'il
falloit placer la naifTance de Tharé, père d*A-
braham , à la 129 année de l'âge de Nacor ,
grand-pere d'Abraham. Ainfi par cette fage
conciliation des trois textes toujours comparés
cnfemble , & chez tous lefquels la grande di-
verfité qu'on y remarque, fait foupçonner qu'il
y a faute ; on peut à coup fur s'approcher le
plus prés qu'il eft pollibîe de la véritable
Chronologie de l'Hiftorien Sacré. Par exemple,
le texte Samaritain & les Septante méritent
la préférence fur le texte Hébreu , en accor-
dant aux Patriarches cent ans de plus qu'il ne
ne leur en accorde ; foit parce que des trois
textes il y en a deux qui conviennent fur ce
point , foit parce qu'il eft plus facile à un Co-
piée d'omettre un mot ou un chiffre de fon
original , que d'en ajouter un qui n'en eft pas.
Nous favons par expérience que les additions
rares qui font de la négligence des Copiftes ,
confiftent en répétitions , & les autres fautes
en omiiîions , corruptions , tranfpofitions , &c.
Mais ce n'eft pas de ces inexaditudes qu'il
s'agit ici. Mais une raifon qui ne permet pas
de balancer entre les deux textes , le Grec &
àc la Religion, 17^
!e vSamarîtain, & le texte Hcbreu qni leur eft
oppofé , ce font les guerres , le nombre des
Peuples , les Arts , les Religions , les Lan-
gues, &c. dont ce dernier texte fait un récit
fîdele ; il eft impoflible que tout cela foit l'ou-
vrage de trois ou quatre fiecles que le texte
Hébreu compte depuis le déluge jufqu'à Abra-
ham. Hé, laifTons au moins mourir les pères,
avant de faire régner les enfans ; & donnons
aux enfans le temps d'oublier leur origine &
leur Religion ^ &c de Ce méconnoître avant
que de les armer les uns contre les autres.
Cette différence prodigieufe entre le texte
Grec & le texte Hébreu a fait imaginer aux
incrédules, que la verfîon des Septante ayant
été faite par les ordres ou du moins fous le
règne de Ptolomée Philadelphe , on avoir été
obligé de reculer confîdérablement le déluge ,
pour ne point fe trouver en oppofition avec
Manéthon qui écrivit en même temps fon
Hiftoiie fi bien reçue des Grecs & des Egyp-
tiens , & qui remontoit bien plus haut que le
temps auquel le déluge étoit fixé dans l'Hé-
breu. Il fallut donc en concilier la chronolo-
gie, autant qu'on pouvoit, avec celle de l'Hif-
torien Egyptien. uSans cette fraude nécefiaire,»
la Religion Juive étoit à deux doigts de fa
perte.
17^ Hrjloire Fhilofophlqiit
Qu'on fe repréfente l'embarras où fe tfou*
verent les Juifs Helléniftes au moment, oh
ils entreprirent de faire paroître leur traduc-
tion des livres facrés aux yeux d'une nation
éclairée , à qui Manéthon venoit de faire lire
fon Hiftoire , dans laquelle il donne une fi grande
antiquité à fa nation , & qu'il prétendoit avoir
puifé dans les livres facrés des Egyptiens ; en
fe conformant au texte Hébreu dans les faits ^
ils eurent la penfée qui eft venue depuis au
P. Tournemine , de fuppofer aux Patriarches
cent ans de plus qui font omis dans l'Hébreu :
& comme ceci ne fulîifoit pas , ils portèrent
la main fur le calcul antédiluvien , & par-là
ils approchèrent du- calcul de Manéthon. Ainfi
Menez , le premier Roi , dont les Egyptiens par--
îoient avec quelque certitude , fe plaçoit fort
aifément , & même quelques-uns de leurs de-
mi-Dieux, dans le calcul poftdiluvien des
Septante. Pour ce qui regarde en grande par-
tie ceux-ci , & les Dieux qu'ils ont fait régner
en Egypte , leur hiftoire étant enveloppée dans
î'obfcurité , on pouvoit les renvoyer aux temps
antédiluviens. Les Juifs , au moyen de ces
tempéramens , pouvoient donc toujours con-
céder la prééminence d'antiquité aux Egyp-
tiens. La pluralité à^s fufFrages fut alors pour
le texte des Septante. D'autres temps, d'au-
tres
de la Rziigioriô ïjj
Xtts idées. Depuis ce temps le texte Hébreu
a prévalu. Mais le fort des deux textes a encore
changé , depuis qu'on a pris eonnoiffance de
THiftoire Chinoife, 6i qu'on a vu qu'elle ne s'ac-
cordoit pas avec le texte Hébreu. On prit d'abord
le parti de la traiter de fabuleufe, apparem-
ment pour s'épargner la peine d'y répondre.
Mais comme fi l'on eût été honteux d'une pa-
reille démarche , & qu'un fuperbe dédain , qui
marquoit plus de foiblefle que de courage ,
ne tranquillisât pas l'efprit ; on réfolut d'ap-
profondir l'Hiftoire Chinoife , mais toujours dans
la vue de pouvoir en prouver le faux. Plus on
s'y appliquoit , plus on y trouvoit un carac-
tère de vérité. Il fallut donc revenir à la maxime
des anciens Helléniftes , pour pouvoir tout ar-
ranger de manière à faire quadrer cette Hiiîoire
avec le fyftême de l'univerfalité du déluge ;
& le P. Tournemine a cru l'avoir rencontré ,
en donnant une explication ingénieufe qui pût
allonger les tems , fans contredire la déciiion
du Concile de Trente en faveur de la vul-
gate.
Cette difficulté des incrédules porte fur une
politique , qui dément bien le caradere farou-
che & intolérant qu ils prêtent aux Juifs. Par-
tout ils nous les repréfentent comme le peu-
ple le plus infociable de tous les peuples , 5^
Tome L M
lyS ITiJloïrc Phïlofophîqiie
ennemi par Religion de toutes les antres na-
tions , pour qui ils étoient devenus des objets
odieux, & qui en toute occafion cherchèrent
à leur faire tout le mal poffible. Quant aux
Prêtres & aux Prophètes Hébreux , nous font-
ils dépeints autrement que comme des fanati-
ques atroces & cruels , dont l'efprit intolérant
& perfécuteur mettoit à chaque inftant la na-
tion dans une fermentation afFreufe , qui, après
avoir duré pendant plus de deux fiecles, fe
termina par la deftruâion & la captivité du
Royaume d'Ifraël , & fut enfuite caufe de la
perte du Royaume de Juda> Leur zèle pour
la loi fe renouvella avec d'autant plus d'ar-
deur, après la captivité de Babylone , qu'ils
attribuèrent à fon infradion tous les malheurs
auxquels ils avoient été en proie. Depuis cette
époque ils n'adorèrent plus de divinités étrangè-
res. C'eft dans ce tems même , où ils furent
le plus inviolablement attachés à leur loi, qu'on
leur fait de gaieté de cœur altérer un texte ,
facré & divin dans leur efprit , pour complaire
à des peuples dont ils avoient en horreur &
en abomination les Religions. C'eft fans doute
prendre bien mal fon tems. Mais que diront
les incrédules du texte Samaritain , qui ne s'ac-
corde pas plus avec le texte Hébreu fur la chro-
nologie, que celui des Septante? Sts adora*
âz la Relîgmu 179^
tenrs avoient - ils aiifîi à redouter l'œil curieux
& critique des Grecs & des Egyptiens? Les
trois textes étant trois copies d'un même ori->
ginaï , il faut tâcher de les concilier en les
refpedant également , & ne préférer l'un à
l'autre dans les endroits où ils fe contredifent ,
que fur de bonnes raifons tirées de leur pro-
pre fonds. S'il ne faut pas décider que le texte
Hébreu eft infaillible, par la raifon feule que
c'efl celui dont les Juifs fe font fervis &i fe
fervent encore ^ il ne faut pas non plus don-
ner l'avantage aux Septante , & accufer les Juifs
d'une malice qu'ils n'ont jamais eue , celle d'a-
voir corrompu leurs écritures de propos déli-
béré , comme quelques-uns font avancé , foir
par un excès de zèle contre ce peuple , foit
par une ignorance groiîiere fjr ce qui le re-
garde.
Si l'on fait attention que les Prêtres Egyp-
tiens, dans leurs fupputations faftueufes , comp»
toient des événemens & des guerres arrivées
dans le monde, depuis plus de neuf mille ans,
au temps où Solon voyagea en Egypte, &
qu'ils lui dirent qu'ils en confervoient le dérail
dans leurs annales ; que dans ces annales ils
lifoient que Sais n'avoit que mille ans d'anti-
quité , & que plus de mille ans avant la fon-
dation de cette Ville les Athéniens & les peu-
M 2
l8o HiJIoirc PhilofopJliquc
pies de l'Attiqiie étoient extrêmement confi-
dérables*, que leur pays écoit alors beaucoup
plus fertile qn'il ne l'a été depuis , lorfqiie la
grande inondation d'Ogygés , fuivie de celle
de Deucâlion , eût , pour ainii dire , lavé &
déî^rempé ce terrein , & qu'elle eût entramé
dans la mer la terre grafle & fertile qui cou-
vroit fes rochers. Si les Juifs Helléniftes étoient
bien convaincus de cet orgueil Egyptien, qui
traitoit les Grecs d'enfans , à caufe qu'ils n'a-
voient aucunes anciennes traditions; de quoi
leur auroit ^ervi , falfifiant le texte Hébreu dans
leur verfion Grecque , d'allonger les tcms
îorfqu'ils étoient furpaifés par un grand nom-
bre de fïecles , dans l'Hiftoire des Prêtres Egyp-
tiens? c'eût donc été en pure perte qu'ils au-
roient altéré la chronologie de leur original ^
& par ce feul fait, il efl prouvé qu'ils ne l'ont
pas fait.
Je ne fais point m'aveugler volontairement
fur des faits clairs , qui dépofent hautement
en faveur d'une grande antiquité , & je ne me
^ens point de répugnance à reculer l'enfance
du monde au delà du temps marqué dan^ la
Chronologie Hébraïque , (i je m'y vois forcé
par àcs raifonnemens folides; non que je fois
indifférent fur l'âge du monde , qu'on pour-
roit étendre plus ou moins impunément, félon
de la Religion. i8i
quelques Philofophes qui penferît , que le
monde, fût-il quatre fois plus vieux qu'il n'efl,
fut-il éternel à la manière dont St. Thomas
croyoit qu'il auroit pu l'être , cela n'importe-
roit en rien , pourvu que l'on ne méconnût
pas fa véritable origine , & fa dépendance ac-
tuelle de la main qui l'a formé. Quoiqu'il
foit vrai en général que les Ecrivains facrés
n'ont prétendu jamais faire de nous ni des
Chronologiil:es , ni des Géomètres, ni des As-
tronomes, & qu'ils étoient infpirés par quel-
que chofe de plus grand , & de plus intime
au bonheur de l'homme : cependant, C\ Dieu
a voulu fixer l'antiquité de notre monde ,
comme cela paroît vifiblement dans le récit
de Moyfe, dès lors il nous eft défendu d'exer-
cer nos calculs & nos conjedures fur l'anti-
quité des temps & l'époque du monde , au-
trement qu'à l'appui de la Chronologie Sacrée,
dont les variations caufées par le temps , ren-
ferment néanmoins , quelque grandes qu'elles
foient , fa durée dans dés bornes aflez étroites.
Il nous eft ordonné de les refpeder. Quoi-
que le commandement de Jofué au Soleil,
n'en foit pas un pour nous de croire à l'im-
mobilité de la terre , fommes-nous moins dif-
penfés, fi nous fommes Chrétiens, de croire
m miracle qui fut réel, la Terre ne pou-
M 3
. îSi Hijloirc Philofophiquc
vânt s'arrêter que le Soleil ne parût immo*
bile?
Les trois Nations qui Tont les plus célèbres
pour leur antiquité , font les Egyptiens , les
Babyloniens & les Chinois. Toutes trois elles
font, de temps immémorial , recommandables
par les Arts & les Sciences qu'elles ont cul-
tivés ; & (i Ton fait bien attention au temps
prodigieux qui a dû s'écouler avant que les
hommes aient pu les perfeftionner jufqu'à un
certain point, FAftronomie , par exemple, l'Art
du fer , ou même avant que d'y penfer , on
conçoit combien cela décide pour l'antiquité
de CQs nations.
Il eft parlé dans Cicéron, dans Vitrube, &
fur-tout dans Macrobe , d'un ancien Syftême
Egyptien , qui faifoit tourner les Planètes de
Vénus & de Mercure autour du Soleil, quoi-
qu'on y confervât à la Terre fa prétendue
immobilité , & qu'on en fit toujours le centre
du moux'-enient du Soleil & des autres Planè-
tes. Cette circcnftance, qui met, pour ainfi-
dîre, le fyfléme en contradiction avec lui mê-
me > dcpofe pour l'antiquité de la découverte,
& fuppofe une prodigieufe fuite d'obfervations.»
>^ Les fy{!êmes de Fythagore & de Philolaiis>
55 dit h ce fujet Mr. de Mairan dans fa II L
a Lettre au F, Parcnnin contenant diverfcs quef-
de la Religion. 183
» dons fur la Chine ^ quoique plus conformes
» à la nature, &, comme on croit, les mê-
y> mes que celui de Copernic, ne prouvent
» pourtant rien en comparaifon de celui des
» Egyptiens , par rapport à notre objet ; parce
» qu'ils ont pu naître d'une idée fortuite de
5) convenance & d'uniformité , à la fuite de
» ce que les anciens Egyptiens , accablés là
» defTus d'obfervations , avoient été obligés
» d'admettre, & avoient appris à Pythagore
» & à Philoîaiis, AufTî les Aftronomes qui
» font venus pludeurs fiecles , & peut-être
)> quelques milliers d'années après ces Egyp-
» tiens , & pour qui fans doute toutes ces ob-
» fervations étoient perdues , même ceux qui ,
» comme Ptolomée , vivoient en Egypte , &
» au milieu d'Alexandrie , ont-ils rejette le
» mouvement de Vénus & de Mercure au-
» tour du Soleil , aujourd'hui inconteftable &
>-) démontré. Combien les Grecs ont-ils mé-
» rite le reproche des Prêtres d'Egypte qui
p s'entretenoient avec Solon , & combien, en
» effet, étoient-ils enfans , lorfque les Egyp-
» tiens voyoient tourner Vénus & Mercures
3> autour du Soleil ; ces Grecs , n os premiers
3> maîtres qui voyoient encore deux Venus
» différentes dans Vénus du foir, & Vénus du
» matin ! Rien auffi , pour le dire en pafTant,
M 4.
184 Hîjîoire P hilofophiqiie
» ne me paroit faire plus d'honneur à Tari-
» cienne Egypte , ni lui accorder une ami-
» quiré plus reculée que cette découverte, &
» je doute qu'il fe trouve quelque chofe de
» fi brillant & de fi fort chez les Anciens
» Chinois. »
Le P. Parennin répondit au favant Acadé*
micien , que cette même connoifTance des
révolutions de Vénus & de Mercure autour
du Soleil , étoit aufîi ancienne pour le moins
à la Chine qu'en Egypte , avec cette diffé-
rence que les Egyptiens la perdirent? & que
Ptolomée lui-même au milieu d'Alexandrie ,
rejettoit ce mouvement de Vénus & de Mer-
cure , au lieu que les Chinois l'ont confervée
jufqu'à nos jours. Si elle s'efi: mieux confer-
vée chez les Chinois , que chez les Egyptiens
qui en furent les Inventeurs , & qui vraifem-
blablement la portèrent à la Chine , dans le
temps que le grand Séfoftris y établit fa Co-
lonie d'Egyptiens, environ kjoo ans avant
J. C. ; cela vient de l'immobiiiré de l'efprit
de ce Peuple, qui femble avoir feu autrefois
tout ce qu'il fait aujourd'hui , ôc ne favoir
aujourd'hui que ce qu'il a toujours fçu.
Le Chinois fi favant dans l'art du Gouver-
nement , & fi enfant dans les fciences exac-
tes s dans les çonnoifTances fondées fur des
de la Religion, 1S5
tîiëories un peu compliquées , préfente d'abord
à l'efprit une énigme qui paroît inexplicable.
Depuis environ quatre mille ans, il tient le
fil àes fciences qu'il aime & qu'il cultive,
fans y faire aucun progrés apparent. Loin que
fes premières idées facilitent en lui la géné-
ration de celles qui en découlent , elles ftm-
blent épuifer fes efforts, & le rendre impuif-
fant à reculer la barrière qui s'oppofe à cha-
que pas qu'il fait. Les Élémcns cPEucUde , qui
ne font aujourd'hui que l'étude des commen-
cans , avec quelle admiration il les vit la pre-
mière fois qu'on les lui préfenta traduits dans
fa langue ! Le même tour d'efprit qui le rend
il propre au Gouvernement, fi jaloux de la
gloire & du bonheur de l'Etat , l'éloigné d'au-
tant plus de cette fagacité , de cette ardeur ,
de cette inquiétude qu'on nomme curiofité, &
qui fait avancer à fi grands pas dans les fcien-
ces. Ajoutez à cela les rites , les cérémonies ,
CQs éternelles entraves oii il eft jette , & qui
donnent plus d'exercice à la mémoire qu'au
fentiment^ les manières auxquelles on le plie,
& qui arrêtent fans ceffe le mouvement de fon
ame, & en afFoiblilfent les refforts; un refpeâ
outré pour l'antiquité , qui l'afferviffant à ce
<jui eft établi , ne lui permet pas de s'élancer
jd^ns la carrière de l'imagination ; & vous au-
lS6 HiJIoirc Philofophiquc
rez dans toutes ces caufes réunies, îa vraie
raifbn de fon peu d'aptitude à l'invention. Tan-
dis que les Européens courent d'une fcience
à l'autre , & font des pas de géant , il ne
marche , lui , que comme une tortue. Son
Agronomie fe refTent encore aujourd'hui de
fa lenteur à concevoir ; & toute imparfaite
qu'elle eft, elle .efl: néanmoins un monument
de l'étonnante durée de l'Empire de la Chine.
Quelque peu de progrès que les Arts & les
fciences aient fait chez les Chinois, comparé
âu temps qu'ils les cultivent , on a lieu de
douter qu'ils y fuffent arrivés d'eux-mêmes,
s'ils n'avoient eu des fecours étrangers. On
ne fauroit concevoir , du moment qu'on les
fuppofe Créateurs des Arts & à^s Sciences qu'ils
pofTedent depuis trois ou quatre mille ans,
quand , comment & pourquoi ils s'arrêtèrent
en fi beau chemin. Craignoient-ils , en s'y
avançant de plus en plus , que leur innovation
dans les Arts & dans les Sciences , en entraî-
neroit une dans leur Gouvernement & dans
leurs ufages ? Y auroit-il donc une loi qui leur
défendît de pouffer plus loin leurs connoiffan-
ces, qu'au point où nous les voyons parve-
nues? Mais pourquoi ne fe font-ils pas arrêtés
plutôt? Car, à les prendre bien au-deffous de
l'état florilTant où ils font depuis plufieurs fie-
de la Religion. 187
des , ils feroient demeurés encore l'un des
peuples du monde les plus inftruits 6c les
mieux policés, fur-tout dans ces anciens temps,
& à l'extrémité du continent qu'ils habitent.
Plus on étudie l'Antiquité , plus on découvre
une identité d'origine dans les Nations les plus
éloignées. Il eft , par exemple , des traits de
refTemblance fi frappans entre les Chinois &
les Egyptiens , qu'il eft impoffible de les mé-
connoître. Chez les uns & les autres on voit
une écriture purement hiéroglyphique, en ce
qu'elle efi defiinée à rappeller l'idée des cho-
fes , & nullement celle des fons & du figne
verbal dont on fe fert dans l'ufage ordinaire. Il
y avoit en Egypte une fête très - folemnelle
nommée des lampes ou des lumières , qui fe
célébroit à Sais, au rapport d'Hérodote. On la
retrouve à la Chine fous le nom de la fête
des lanternes. Même entêtement chez les deux
peuples , pour s'arroger fur tous les autres la
prééminence de l'Antiquité ; même mépris
pour tout ce qui n'étoit pas de leur Nation ;
même amour - propre mal entendu , pour fe
préférer aux autres Nations, pour ne vouloir
rien en recevoir , ou du moins pour avouer
qu'ils en eufTent reçu quelque chofe. Le même
attachement inviolable aux anciennes coutumes
& aux loix du pays; le mem.e refpeft extré-
ï88 Uijïoîrc T^hilofophïquè
me pour les Pere^ ôf pour les Rois; le mêm<?
amour des fcience«? 6c fur- tout de l'Aftrono-
mie , fans en excepter l'Aftrologie , carad^éri-
fent également les Egyptiens & les Chinois v
& peut-être , fi l'on vouîoit fuivre plus loin
le parallèle, trouveroit-on dans quelques figu-
res antiques d'*Egypte , les phyfionomies Chi-
noifes , ces yeux fendus , & un peu conver-
geas de haut en bas vers le nez. Mais pour
en venir à un trait de refiemblance , qui for-
tifie de plus en plus le parallèle, c'eft celui
du Dragon qui {c trouve être également Ten-
feigne des Rois & des armées de la Chine, &
de l'ancienne Egypte. Quant à l'Egypte , elle
eft défignée dans plufieurs endroits de l'Ecri^
ture par le Dragon , comme par fon Sym-
bole , Draco magne ^ qui cuhas in mcdio flu^
minum tUGritm. On voit affez, fans avoir re-
cours aux Bochards , que ce Dragon n'a pu
èzr^ autre chofe que le Crocodile , le feul
peut-être entre tous les grands animaux con-
nus , qui puiffe faire naître l'idée d'un Dragon
à quatre pieds. Mais n'a-t-on pas prétendu
aufîi que le Dragon de la Chine n'étoit qu'un
animal à quatre pieds? Celui que la tradition
fabuleufe die que l'Empereur Fohg vit fortir
d'une rivière avec une carte ou avec fes tables
linéaires fur le dos , fe nommoit Dragon Chc*
de la Religion, 1S9
vaï^ parce qu'il avoit quatre pkds comme îe
cheval , & des écaiîles comme le Dragon. Ce
Dragon ne peut être que le Crocodile ; &
quoiqu'il n'y en ait point à la Chine, c'eft
fous Tenveloppe de cette liâion que le Sym-
bole national du Dragon a été adopté par la
Chine, après y être venu de l'Egypte. Il efl:
vrai que le Dragon de Fohi a été bien défi-
guré depuis dans celui que l'Empereur & les
Mandarins portent aujourd'hui fur la poitrine*
Ne faut-il pas , félon les Chinois , que tout
fbit primitivement forti de chez eux , & ajuflé
à leur manière? Les anciens Grecs n'en firent-
ils pas autant des Divinités, des coutumes, des
Hiftoires mêmes qu'ils empruntèrent de l'E-
gypte , premier théâtre de prefque toutes leurs
fables , ainfi que de leurs fciences & de leiirs
arts ? Enfin , pour qu'il ne manque rien au
parallèle, les Chinois n'ont-ils pas aufïi leur
Phénix, moins fabuleux peut-être que celui
que les Egyptiens faifoient renaître de fes cen-
dres , & qu'ils confacroient au foleil, fous le nom
de Fojn-Hoam , qui n'annonce pas moins par
fon apparition la profpérité de l'Empereur &
le bonheur de leur Emplie?
Il eft permis, après tant de traits de reflem-
blance entre les deux Nations, de conjedurer
que , malgré l'efpace immenfe des terres qui les
J^o Bijîoïrc PlLilofophique
fépare , elles fe font rapprochées pour fe com-
muniquer tant de chofes ; & la conjecture prife
Aqs conquêtes de SéfoRris , qui fournit les Peu-
ples qui ëtoient au-delà du Gange, & qui péné-
tra jufqu'à rOcéan Oriental, n'eft pas fans force ,
pour établir une communication entre elles ,
à l'aide d'une Colonie Egyptienne tranfpîantée
par ce conquérant dans la Chine même.
Mais pourquoi , direz vous , faut-il que ce
foit l'Egyptien qui ait porté chez le Chinois
Ion écriture , fes loix 6^ fes ufages? c'eft, vous
répondrai~je , parce que l'Hiftoire facrée & pro-
fane femble dépofer unanimement en faveur
des Egyptiens , qui étant infiniment plus pro-
ches du berceau de la race humaine que les
Chinois, ont été par conféquent, leurs aines, &
qui étant plus inftruits qu'eux , ont dû par cette
raifon être leurs précepteurs ; c'eft aufTî parce
que nous ne voyons aucun des premiers Rois de
la Chine , qui foit forti de fon pays avec une
puiflante armée, qui foit venu vers nous & juf-
qu'à nos mers pour nous fubjuguer : tandis que
nous trouvons en Egypte un Séfoftris qui a pouffé
fes conquêtes jufqu'à l'Océan oriental.
Les commencemens de l'Empire Chinois font
couverts , comme par-tout ailleurs , de ténèbres ,
& défigurés par des fables. Au-delà des tems
dont la certitude eft fondée fur la chronologie
de la Religion. îçi
( & Ton fait qu'il ne faut pas remonter au-dela
du règne d'Yao, de l'aveu même des Chinojs
éclairés, c'eft-à-dire , environ 2300 ans avant
J. C. , fi Ton veut marcher au flambeau de la
vérité ) la plupart des Hiftoriens Chinois ont
placé d'immenfes périodes qui renferment un
intervalle de tems de plus de cent millions
d'années ; ces périodes appellées Ki , font au
nombre de dix , & comprennent chacun les
règnes de plufieurs Rois pu Dynafties : on les
trouve remplis de fables, de merveilles, d'in-
ventions , de contradidions & de répétitions.
( Voyez l'Extrait des Hiftoriens Chinois fait
par Mr. des Hauterayes , & inféré à la fin du
III. vol. du liv. de l'Origine des Loix ; des Arts
& des Sciences de Mr. Goguet. )
Ce n'efl certainement point , fa plume &
l'aftrolabe à la main , que de pareilles Hil^
toires ont été écrites ^ & toutes les Fables donc
elles fourmillent, prouvent bien qu'elles font
hors des tems hiftoriques. Ces Fohi , ces Hoam-
Ty, font des hommes tombés du Ciel avec des
lumières & une fagelTe qui ne paroifTenf guère
moins fabuleufes que leur Paradis terreftre &
leur fiecle d'or. Comment, en effet, des Lé-
giflateurs aufîî éclairés ont-ils pu prendre naif-
fance parmi des Sauvages , tels qu'éroient alors
les Chinois? Comment, au fein de l'ignorance
Jt^z Hijloïrt Philofophique
& de îa barbarie , ont-ils acquis tout-à-côup ï©
favoir & la politefTe qui caraâérifent les Na^
tions les mieux policées ? A moins que l'inf-
piration divine , ou la communication d'un Peu-
ple plus éclairé ne s'en mêle , ce point dé
l'Hiftoire Chinoife eft une difficulté terraiïante
pour quiconque entreprendra de la lever. Je ne
vois que l'ar-rivée de Séfoflris à la Chine avec
cent mille Egyptiens , qui puifTe bien la réfoudre.
On conçoit dés lors ^ pourvu qu'on ne perde
point de la vanité d'un Peuple qui s'eft cru
long-temps feul fur la terre , qu'il a dû cou-
vrir cet événement de tout le merveilleux qu'on
lit dans l'HiPtoire de fes premiers Empereurs.
Si l'on vous dit que les Chinois ont toujours
joint l'Hiftoire du Ciel à celle de la Terre , &
qu'ils ont conftamment marqué leurs époques
parles Eclipfes, par les conjondions des Pla-
nètes , enforte que leurs annales portent un
caradere de certitude , n'en croyez rien. Des
gens qui croyaient bien , à la vérité , que h
Ciel étoit rond , mais quifaifoient la terre quar^
rée , au milieu de laquelle ils Je perfuadoient
pour certain que leur Empire étoit fitué ; des
gens aufTi étrangers dans les premiers élémens
de la Géographie & de la Cofmographie , fcien*
ces prefque inféparables de l'Aftronomie , quelle
bafe pouvoient - ils donner à leur Chronologie
par
de la Kelïglafii i^^
par la Théorie & le calcul de leurs ëcîipfes ?
Mais fuppofons-les inftruits , qui nous garantira
la vérité de leurs déterminations Aftronomi-
ques , quand nous voyons l'illuftre Ca(îîni nous
alTurer qu'elles ont été quelquefois corrompues
ou fuppofées. Ne fait-on pas d'ailleurs que ja-
mais Peuple n'a été plus porté à la fupexfti-
tion que les Chinois ; que les Princes , les Man-
darins & les Bonzes ont nourri conflamment en
lui cet efprit ; qu'ils ont fait fouvent fervir
l'Aftrologie à Taveugler fur fes propres intérêts ?
Comme tout eft réglé par l'Aftrologie dans l'Em-
pire de là Chine , les Mandarins qui font com"
mis , dît le P. le Comte , à Vohfervation des
E clip f es , y mettent bon ordre ; & quelque chôfc
qui arrive, tout y efî de la defniere txaclitude ,
& on fe trouve toujours d'*accord avec h CleL
Les Mandarins , pour faire leur cour aux
Empereurs , dont ils ont foin de flatter les ca-
prices , & auxquels leur dextérité fait dérober
les triftes vérités que leur fuperbe oreille crain-
droit d'entendre , imaginent de fauffes conjonc-
tions de Planètes , à chaque changement de
règne , & font parler en fa faveur le Ciel qui
ti'a point parlé. Qui fait même (\ cet efprit de
conciliation , fi docile à fe prêter aux foiblef-
fes des Monarques, ne gagna pas jufqua ceux^
qui, après l'incendie àQs livres de la Chine ^
Tome /, N
194 Hijloïrc Phïlofopkique
rétablirent & rédigèrent les annales des anciefiS
temps.
L'envie de contredire Moyfe fur la durée
qu'il donne au monde , a fait faire , fur-tout
dans notre iieele , bien des efforts pour allon-
•ger des temps que CQi Hiflorien a fî fort abré-
gés". Les Chinois ont profité de la mauvaife
humeur de nos Philofophes modernes contre
Moyfe, pour fe voir élever par eux à une an-
tiquité qui les rend fi vains & fi orgueilleux.
Xes Européens travaillent à l'envi pour les raf-
furer fur les points de leur Hiftoire où ils dou-
tent eux-mêmes. Il n'y a pas jufqu'à leur Con-
fucius , qui n'ait beaucoup gagné dans le pro-
cès que des Chrétiens intentent aujourd'hui à
des Chrétiens. Le voilà déclaré le plus fage de
tous les hommes ^ l'homme enfin qui fait le
plus d'honneur à l'humanité. Sa Religion, ou
plutôt celle de la Chine efl: fimple , augufie ^
libre de toute fu perdition & de toute barba-
rie *, & c^^^ > d'autant plus qu'elle ne recom-
mande que la vertu , ne prêche aucun myfte-
re , & fur-tout qu'elle ne parle point de pei-
nes & de récompenfes après la mort,
C'eft dommage que les anciens Egyptiens
& Chaldéens ne fubfiflent plus que dans nos
-Annales. Avec quel plaifir ils verroient les ti-
•fres de leur antiquité , difcutés , développés &
de la Religion. rg^
mis dans un beau jour par des hommes d'hier!
Ils ne pourroient qu'être furpris de cette cha-
leur d'intérêt qu'on met à les faire valoir. Les
Chaldéens , par exemple , comptoient quatre
cent foixante & dix mille années. Ceji heau"
coup pour nous autres qu'ifommes tPhicr; mais
c*ejl bien peu de chofe, nous dit-on, pour PU-'
nivers entier. Les Prêtres Egyptiens, de leur
côté , trouvoient dans leurs Chroniques fa-
crées , que le cours ordinaire du loleil avoit
changé quatre fois, cet aftre s'écant levé deux
fois au4ieu de l'horifon dans lequel il fe cou-
che, & s'étant couché deux fois au lieu dans
lequel il fe levé.
» Pour expliquer cette tradition , dit très-fa-
î> gement l'Auteur de Vantiquité dévoilée par
» fes ufages , Liv. VL Chap. IL , il fufïit de
» fonger que les Egyptiens , du temps d'Hé-
» rodote, originaires, fans doute, des hautes
» Contrées de l'Afrique , lorfqu'ils demeuroient
» par de-là la ligne équinoxiale , & qu'ils re-
» gardoient le lieu du midi du foleil , de-
» voient voir fon levant à leur droite & fon
» coucher à leur gauche ; parvenus infenfible-
7* ment dans le lieu qu'ils occupent aujour-
I» d'huî , ils n'ont pu regarder le lieu du midi
j) du foleil fans mettre à leur gauche ce même le-
9 vant , que leurs ancêtres avoient à leur droite, a
N z
I9<5 Hijloirt Philofophiqm
. Pareillement, pour rendre raifon des 4;^^occ^
d'obfervations des Chaldéens , il fuffit de ré-
duire avec Mr. Gibert leurs années à des an-
nées d'un jour folaire ; le jour folaire étoic
leur année aftronomique : d'où il s'enfuit , fé-
lon cette fuppofition, que les 473 mille an-
nées des Chaldéens fe réduifent à 473 mille de
nos jours ^ ou à 1297 & environ neuf mois
de nos années folaires. Or c'eft-là précifément
le nombre d'années qu'Eu febe compte depuis
les premières découvertes d'Atlas en Aftrono-
mie , jufqu'au paffage d'Alexandre en Afie ; &
il place ces découvertes à l'an 384 d'Abraham:
mais le paffage d'Alexandre eft de l'an i«;82;
l'intervaJle de l'une à l'autre eft donc précifé-
Tiient de 129S ans, comme nous l'avons trou-
vé. ( Voye^ une lettre que Mr. Gibert a publiés,
en 1743 , Amfl, fur les Annales Babylonien^
nés , Egyptiennes , ou Chaldéennes , réduites à
notre Chronologie,}
Mais nous n''avons garde, comme le remar-
que fort bien l'Auteur de VHiJIoire des Ora-
cles , de permettre que la déciiion des chofes
Ibit fi facile \ & les difficultés qui ne vien-
nent que de notre part , font celles dont nous
avons nous-mêmes le plus de peine à nous
démêler. Qu'eft-il donc arrivé ? l'imagination
:s'eft allumée. On eft venu à accorder aux
^dc la Religion. 197
Egyptiens & aux Chaldéens , d^avoîf eu con-
noiffance de la diminution d'obliquité de l'£-
clipticjue , quoique peut-être ils n'y aient ja-
mais penfé. Mr. le Chevalier de Louville s'eft
cru appuyé d'un alTez grand nombre d'obfer-
vations tant anciennes que modernes , pour
avancer , dans un mém.oire inféré dans l'Kif-
toire de l'Académie 171^, que l'Ecliptique fe
rapproche de plus en plus de l'Equateur, mais
(1 lentement , que ce n'eft que d'une minute
en cent ans. Depuis les anciens jufqu'à nous,
cette obliquité a tellement diminué , que fi les
chofes continuent , l'Ecliptique fe trouvera uil
jour faire un même cercle avec l'Equateur ;
après quoi elle s'en écartera de nouveau , mais
dans un fens contraire ; & comme ce fera
toujours de plus en plus, il viendra un temps
dans lequel l'Ecliptique coupant l'Equateur à
angles droits , fe joindra avec les Méridiens ;
enforte que dans le cours de l'année le foleil
fe trouvera fuccelTivement au Zénith de tous
les climats de notre globe, & qu'il fe lèvera
fuccefîîvement dans tous les points de l'hori-
fon. Par une fuite de la même révolution
l'Efpagne deviendra un jour orientale à notre
égard , de même que TAiie deviendra occi-
dentale.
. Or fi, par l'hypothefe de Mr. le Chevalier
N 3
Ï98 UiJIoirc ThïlofopUque
de Louville , on interprète la tradition àei
Prêtres Egyptiens qui diloient que le foleiî
s'étoit levé deux fois pour eux à notre occi-
dent , il faut fuppofer qu'ils croyoient être au
moins dans la troifieme période du mouve-
ment propre de l'Ecliptique ; & comme , en
raifon d'une minute de degré que l'Ecliptique
parcourt en cent ans , une révolution entière
doit être de deux millions 160 mille ans; on
conçoit que , félon eux , le monde fubfiftoic
depuis plufieurs millions d'années.
Quoiqu'il en foit de la poflibilité de cette
hypothefe du mouvement de l'Ecliptique , &
de ce que les Prêtres Egyptiens entendoient
par le changement dans le lever & le coucher
du foleil (deux articles fur lefquels je ne crois
pas devoir infifîer ici davantage ) -, tout ee
qu'on en peut conclure, c'eft que les Chal-
déens, & avec eux les Egyptiens, avoient eu
con'noifTance de la diminution d'obliquité dé
l'Ecliptique , d'où ils auront tiré l'indu 6lion ,
que les deux cercles avoient commencé par fe
couper à angles droits , & qu'ils en auront fait
honneur à leur antiquité. Tout homme fenfé
n'aura garde de penfer que ces deux peuples aient
pu obferver le Ciel depuis une pareille époque.
Ce qu'il leur accordera , d'après un grand nom-
bre d'obfervations , & d'obfervations trés-déli-
tJâ^ïa Religion. , açg
cates par où ils ont dû pafTer ^ avant de s'ap.-j
percevoir d'un ijiouve^i^^nt afTez difficile à dér
mêler par fa jaatute, ,& qui ne fait qu'une
minute de degré en cent^ns , c'eft qu'ils fonç
très-anciens. Mais ce n'eft^ pas-lù le ton d'ur)
fiecle Philofophe. Le notre qui l'eft pair exr
cellence , ne fe contente pas. feulement qu'on
pafTe aux Chaldéens & aux Egyptiens , leur^
centaines de milliers d'années ^ur lefquelles il^
ont fait des obfervation? , û l'on n'y fait pas
encore remonter leur origine. L'Auteur . dii
Panthéifticon n'a-t-il pas plé rapporter le paf-
fage d'Hérodote comme une preuve de la- grande
antiquité du monde? Il eft.bien^ Singulier qu'ua
homme qui ne veut pas croire à Moyfe , re-
çoive des faits tels que ceux-là., fur le témoi:-
gnage d'Hérodote &. de Dio^ore de Sicile,
4ans le temps qu'ils nous ave^fifTent qu'ils n'a^
•joutent aucune foi à ces mêmes, faits qu'ils
citent comme fiiiiples Hiftoriens.
Je ne veux pas qu'on ait à. me reprocher
d'avoir incidente fur la grande ^apnée Spthiquc
ou Caniculaire des , Egyptiens ,• qui étoit dç
144.0 ans , & dont l'époque remontoir à plus
de 1300 ans avant Jefus-Chrift , non plus que
les 19 fîecles d'obfer varions célçfles que les
Chaldéens produifirent à: CuUifthene , félon
Porphyre, lors .qu'Alexandre fe> rendit maître
N 4
iOO Uïjloirc PhilofopIvLque
de Babylone. Je fuis ici plus coulant qi:« nç?
font les Adorateurs du texte Hébreu, qui ont
pris à tâche d'abréger l'âge du monde, ainû
qu'on l'a reproché au grand Newton, (i foli-'
dément réfute par Mr. Freret & par le P. Sou^
ciet Jéfuite, Je dirois bien les mêmes chofe?
qu'eux; mais je fens que je ferois ici la dupe
de mon efprit, & que la perfuafion ne péné^
treroit point jufqu'à moi.
Mais, dira-t-on, l'époque des obfervations
Chaldéennes tombe prefque fiir le déluge , &
les Egyptiennes vont même au-delà. 11 y à
plus ; rie blefre-t-bn point la vraifemblance \
en fe repréfentaht des hommes ignorans, uni'i-
quement occupés àfé procurer les plus pref-?
fans befoins de la vie , à fe garantir des injur
Tes de l'air , -& à fe munir contre les atta-
quée de- leurs^femblables , & desr' fêtes féroces^
•tels à-peu-prés qu'étoient ceux qmi parmi nous
ont jette les premiers fondemens de l'Aftrono^
'mîe, tout occupés à inventer & à tracer mille
cercles invidbles dans le Ciel, mille points fixes
^ mobiles? Qui ne voit que le monde de-^
voit être déjà bien avancé, quapd on y a
trouvé des périodes luni-folaires , des calculs
d'Eclipfes, & àcs conjondions des Planètes >
Je conçois que le faut de l'état fauvage à
f^^ronQmie eft prodigieux, & (pil qA nàht
'de la RcImonJ loi
cule de placer (i prés de cet état, le véritable
fyftême de l'Univers; notion étonnante, à la-
quelle les Chaldéens feroient enfin parvenus
dans leur enfance , fi efFedivement ils n'a-
voienc exifté fur la terre , que depuis dix-neuf
cent années avant notre Ere Chrétienne. Quand
on confidere que les progrès de l'efprit font
fi lents , l'illulion des yeux fi puilfante , l'afTer^
vilTement aux idées reçues fi tyrannique v on
n^magine pas qu'il foit polfible, qu'un peuple
■fevré à peine , fi l'on peut ainfi parler , de
l'état fauvage , puifTe s'élever, dans un aufiî
court efpace qu'on le fuppofe , à ce haut de-
gré de philofophie qui contredit les yeux, &
qui demande la théorie la plus approfondie.
Mais auffi, vous demanderai-je , à mon tour,
quelle néceffité de faire pafTer par l'état fau-
vage, les Chaldéens & les anciens Egyptiens,
•qu'on fuppofe defcendre , les premiers de
Sem, & les féconds de Cham., les deux aines
de Noé!
Ce n'eft point aux lieux où les Arts ont pris
iiaifTance, & d'oii enfuite ils fe font répandus
dans diverfes contrées, qu'il faut fixer la bar^
barie , compagne inféparable de l'état fauvage.
Eloignons-nous du berceau du monde, fi nous
voulons trouver cet état. Peut-être s'oftrira-t-il
à nous en Europe. Soit que les enfans de Jar
202 jjijîolrc Philofophiquc
phet y aient pénétré par PAfie mineure, ou
que les Colonies de l'Orient y aient abordé
par les côtes maritimes, il n'eft point vraifem-
blable que les nouveaux colons , quittant des
peuples inftruits , qui avoient des loix , des
mœurs, un culte, auront tout oublié au mo-
ment de leur émigration ; qu'ils auront laifTé
dans les pays où la fociété étoit formée avec
tous ks détails , ce qu'il y avoit d'idées & de
connoifTances , pour n'emporter avec foi que
l'ignorance ; qu'ils auront échangé volontiers
une vie civilifée par les loix , ^ embellie par
4es charmes de la fociété, contre une vie fau-
-vage & inculte. Comment d'ailleurs concilier
avec l'état agrefle ces autels , ces facrifices ,
,ces oracles, ces Rois, ces Pontifes, ces Tri-
-bunaux, dont on voit par-tout des monumens
.exiftans dans . l'antiquité la plus reculée ? Je
?veux donc pour un moment que les Arts fe
foient perdus, à mefure qu'on s'éloigna des
contrées où fe fit le premier établiffement du
genre-humain ; au moins eft-il certain qu'ils
y furent toujours en vigueur : .& comme ç'eft
de ces heureufes contrées qu'ils fortirent avec
-les perfonnes qui s'expatrièrent , c'efl: auffi dans
-ce foyer commun qu'on eft venu rallumer Ta
lumière, qui s'étoit éteinte dans l'exil des Arts
•&^ des Sciences. ■^-.-y.iP ■
'de la Religion. lô;J-
Jofephe fait mention d'une période de 6oo
ars, dont fe fervoient les anciens Patriarches
avant le déluge , & il cite comme Tes garants ,•
Manethon , Bérofe , & plufieiirs autres anciens
Auteurs, dont les écrits font perdus il y a long-
temps ; & il n'héfite point à dire , que c'eft prin-
cipalement pour favorifer les progrès de l'Af-
tronomie , que Dieu avoir prolongé la vie des
premiers Patriarches, laquelle avoit dû être,
félon lui, tout au moins de 600 ans. Voici ce
que Jean-Dominique CaiTini en dit dans fon
excellent morceau , de Vorigine & du progrés
de VAJÎronomie, » Il eft confiant que dès lepre-
» mier âge du monde, les hommes avoient
» déjà fait de grands progrès dans la fcience^
» du mouvement des Aftres. On pourroit même
» avancer qu'ils en avoient beaucoup plus de
» connoiffance que l'on n'en a eu long-temps
» depuis le déluge , s'il eft bien vrai que l'an-
» née dont les anciens Patriarches fe fervoient,
» fut de la grandeur de celles qui compofent
» la grande période de 600 ans , dont il efl fait
» mention dans les Antiquités des Juifs écrites
yi par Jofephe. Nous ne trouvons dans les mo-
» numens qui nous reftcnt de toutes les autres
3> Nations , aucun vertige de cette période de
y^ 600 ans, qui eft une des plus belles que
»- Ton ait encore inventées. Car fuppofan: le
104 HiJIoire Phiîofophique
» mois lunaire de 29 jours , 12 heures , 44.
» minutes & 3 fécondes , on trouve que 21 9 146
yy jours & demi donnent 600 années folaires ,
» chacune de 365 jours , 4 heures 5 1 minutes, &
» 36 fécondes. Si cette année eft celle qui étoit
» en ufage avant le déluge , comme il y a beau-
» coup d'apparence , il faut avouer que les
» anciens Patriarches connoifToient déjà avec
» beaucoup de précifion le mouvement des
» Aftres : car ce mois lunaire s'accorde, aune
» féconde près , avec celui qui a été déterminé
» par les Aftronomes modernes ; & l'année
» folaire eft plus jufte que celle d'Hipparque
» & de Ptolomée, qui donnent à l'année 36^
» jours , 4 heures, 55 minutes, & 12 fecon-»
» des."
Or cette période , quels que foient les autres
à qui l'on doive en faire honneur , dépofe par
le fait même de fon authenticité. Il n'eft pas
moins certain qu elle a été oubliée pendant plu—
fleurs fiecles.Les conféquences qui enréfultent,
félon Mr. deMairan, font 1°. » qu'il aura dona
» exifté des fiecles d'obfervation , & en grand;
» nombre, qui l'ont précédée , & une antiquité
» de temps bien antérieure aux périodes moins;
» parfaites qu'on y a fubilituécs : 2°. que l'ou-
» bli dont elle fut fuivie dès le temps que nous
u confondons aujourd'hui avec ceux de l'enfance
de la Religion 105
» de l'Aflronomie , aura dû erre bien ancîeii
3^ puifqu'il régnoit pîufieurs fiecles avant J. C
» en Egypte, chez les Chaldëens & dans la Grèce
» Car , continue le même favant Académicien
-i> je traite de temps d'oubli fur cette période
35 tout celui où Ton a dédaigné d'en approfon-
.» dir les élemens & de s'en fervir pour rec-
3) tifier la théorie des mouvements céleftes,&
yy oii l'on s'eft avxfé d'y en fubflitiier de moins
"» exaâes. Les Hiftoriens en avoient fait men-
•» tion , il eft vrai ; mais les Hifloriens en fa-
•)> voient-ils plus là-defTus que les Aftronomes t
,3> & comment fixer la durée du paffage à l'ou-
5> bli > Pour oublier des découvertes utiles à tout
» le genre humain , & déjà connues de plu-
» fieurs Nations , il ne faut rien de moins qu'un
.5> déluge univerfel, ou quelque chofe de fem-
» blable à Vcngloutljfcmcnt vrai ou faux de l'Ifle
a> Atlantide."
» Donc fi Hipparque , Methon , Pithagore -
î> Thaïes, & tous les anciens Agronomes delà
3) Grèce, ont ignoré la période de 600 ans,
» ou , ce qui revient au même , ils n'en ont
'» pas connu les avantages , nous ferons fondés
i> à dire que cette période , en ce qu'elle avoir
» de juftefTe , & qui en faifoit le fondement ,
» étoit oubliée de leur temps non-feulement dans
4) la Grèce , mais aulîi dans l'Egypte , dans la
^o6 Hijîoîrc Philofophîque
Y> Phénicle & dans la Chaldëe , où les Grecs
;> avoient tous été puifer leur plus grand favoir
» en Aftronomie. Ce qui nous renvoie déjà à
» bien des fiecles avant J. C. , puifque Pytha-
» gore vivoit dans le fixieme avant cette épo-
.ï> que, & que Thaïes, qui calculoit & pré-
-» difoit les Ecliples , vivoit dans le feptieme.
» Comment ces anciens Aftronomes , aufîî
,» pleins de génie & de favoir que de zèle pour
» l'avancement de leur fcience favorite, corn-
j> ment concevoir qu'ils aient pu lire dans leur
» Hiftoire , que de plus anciens qu'eux avoient
j) imaginé une période luni-folaire de 600 ans,
» dont on s'étoit ièrvi avec fuccès , fans être
>i tentés d'en calculer, d'en approfondir la va-
jy leur , pour la rejetter ou pour s'en fervir eux^
» mêmes à l'avantage de l'Aftronomie dans fa
7> partie la plus intéreflante ?
» Ils l'auront , fans doute , fait, & d'après le
» même principe & le même calcul qui nous
» la font trouver aujourd'hui d'une fi grande
)5 juftefTe , ils l'auront trouvée défedueufe , erro-
ïi née en excès ou en défaut ; parce qu'ils au-
» rontraifonné comme Mr. Cafîini , mais avec
n deux ou trois mille ans & les lunettes d'ap-
is proche de moins. La période oubliée avec le
2> nombre immenfe d'obfervations qui l'avoient
)> fait naître , & l'Aftronomie renouvellée quel-
àc la Religion 207
n ques fiecles après cet oubli , ils auront dit ^
î> nous avons nos obfervations modernes , elles
» font plus exaâes que les anciennes , & nos
V obfervations modernes nous donnent la granr
» deur de l'année folaire & celle du mois lu-
yy naire , très-fenfiblement différente de celles
j> qu'on déduit de la période de 600 ans ; donc
» la période de 600 efl: imparfaite. Et voilà
3> précifénient la conclufion de Mr. Cadini en
3? fens contraire. Car fi la détermination de ces
» quantités au temps de Mr. Caffmi ou de nos
j9 Modernes , réfulte l'extrême jufreffe de la
j> période , tout le contraire a dû arriver d'après
^ les déterminations de ces autres modernes qui
sy vivoient il y a deux ou trois mille ans.
» Or cela pofé, il en réfulte deux parar
Y> doxes affez finguliers. L'un ^ qu'il nous a
» fallu deux ou trois mille ans de plus, pour
» être en état de fentir toute l'excellence de
j» l'antique période de 600 ans. L'autre ; quç
» les Aftronomes les plus anciens , c'elî-à-dire^
» les plus proches du renouvellement de l'Af-
n tronomie, après l'oubli de cette période^
5> ont été les moins à portée d'en vérifier &
3» d'en fentir la juflefre. «
Il s'agit maintenant de nous affurer à qui
des anciens Egyptiens & des Chaldéens , ou àts
Patriarches Anté-diluviens , nous ferons ho^^
loU Hïjïoirc Philofoplûque
ïieiir de cette belle découverte connue fouà la
nom de période de 600 ans. Que Manéthon ^
Bérofe , & les autres , cités par Jofephe , aient
été des fourbes, des faufTaires, ou des igno-*
rans ; que Jofephe lui-même foit juftement on
injuflement foupçonné d'avoir voulu arroger à
fa nation & à {t^ Patriarches des découvertes
qui appartenoient originairement aux Chaldéens
ou aux Egyptiens ; l'incompétence des Juges
ou des témoins ne fauroit avoir ici lieu , &
n^importe nullement à ta réalité , à la juftefFé
& à l'antiquité de la; période. Le fait dépofe
par lui-même de fon authenticité. Il faut donc
néceîTairement opter entre les Patriarches An-
té-diluviens d'un côté, & les Egyptiens on
Chaldéens de l'autre. Mais fi l'on fe déclare
poirr ces derniers , quelle cataftrophe leur aura
*fdît perdre le fil des connoifTances les plus
'dignen d'être confervées à la poftérité? Si, ati
contraire , on fe rejette fur les premiers , le
<iéluge qui fe trouve efltr'eux & nous , peut
nous aider à expliquer, comment le fouvenir
^e la période de 600 ans eft arrivé à nous ,
mais dépouillé de cette langue fuite d'obfer-
vations fines & délicates , qui ont été des de-
grés néceffaires pour y parvenir.
Une découverte qui dépend d'une grande
'fubtilité d'obfervâtion & d^une précifion extrê-
me y
' de la Religion. 209.
mt\ demande nëceflairement un temps pro=*
digieux , de l'aveu même de ceux qui ftou§
allèguent la période comme une preuve de la
grande Antiquité du monde. Indépendamment
du temps confidérable qu'il a fallu pour qu'une
nation fût rafTemblée en corps de peuple ,
qu'elle fût puifTante , aguerrie ; il en faut peut-
être encore davantage pour qu'elle devienne
favante dans les fciences exades ; & l'on verra
chez elle des Poètes, des Orateurs, des Hif-
toriens , long-temps avant qu'on y voie des
Philofophes , des Géomètres, des Aflronomes,
témoins les Romains , qui n'avoient pas, à
beaucoup prés , fait autant de pas dans la car*
riere des Sciences que dans les Belles-Lettres.
Ainfi les Chaldéens & les Egyptiens ont du
favoir écrire leur Hifloire , long-temps avant
qu'ils fe doutalTent de tout l'appareil nécefTaire
q^e demandent les connoifTances aftronomi-*
ques. S'ils font les Auteurs de la période de
600 ans, s'ils ont connu la variation de l'E-
cliptique ( car quelles connoifTances ne leur
prête-t-on pas, pour avoir droit de les fup-^
pofer audi anciens qu'on voudra ? ) ; oÛ font
les Hifîoires, pour remplir d'événemens toute
cette immenfe durée qui a dû s'écouler, pen«
dant qu'ils faifoient dans le Ciel des décou-
vertes fi admirables! Pourquoi ne pas joindre
Tome /> Q
2îO Hijîoirc Philofophiqut
ici rHiftoire de la Terre à celle du Ciel ?
Qu'eft - ce qu'une Chronologie fans faits , &
que prouve-t-elle en faveur de l'Antiquité d'une
nation ? Ce filence de tous les peuples devant
Moyfe , eft un argument qui fait évanouir
tous ces temps antiques où s'égarent les In-
crédules, y cherchant vainement des hommes.
Il fut plus aifé aux nations d'y placer des Dieux.
Interrogeons les Egyptiens fi jaloux de l'an-
cienneté de leur origine. Ils nous diront que
les Dieux ont été leurs premiers Rois. Ils en
comptent fept dans leurs Annales : Vulcain *
le Soleil, Agathodemon , Saturne, Ofiris, Ifis,
& Typhon, Ofiris & Ifis ont eu pour fils Ho-
rus , le premier des demi-Dieux. Les fuivans
font Mars, Anubis , Hercule, Apollon, Am-
mon , Tithoës , Sofus , & Jupiter ou Menez.
Mais qui ne voit que tous cqs perfonnages^
Menez excepté , font des êtres purement allé-
goriques , fur l'exifience defquels les Prêtres
Egyptiens favoient bien entr'eux à quoi s'en
tenir?
Mais que vouloient donc dire toutes les fa-
bles que les Egyptiens débitoient au fujet d'O-
firis, d'Ifis & de Typhon? Quel pouvoit être
ce cadavre d'Ofiris mis en pièces par Typhon ;
& que fignifioient les foins d'Ifis pour en raf.
fembler les parties éparfes? Qu'étoit-ce que
de la RcligloîU 2 ï ï
cet Horiis mis à mort par la trahifon des Ti-
tans , puis rc(ïïircité , fes combats contre Ty-
phon , & la vi61:oire qu'il remporta fur lui par
le fecours d'Ofiris rendu à la lumière?
Toute cette Hiiloire n'étoit autre chofe , dans
l'efprit des Prêtres Egyptiens , qu'une exprefîîon
poétique & myftagogique des plus anciens
Fhilofophes fur la Cofmogonie ou génération
de l'Univers. Si l'on fait attention au caraéleré
des Orientaux, dont l'imagination enflammée
fevêroit les objets les plus fimples d'allégories
& de fixions poétiques ; fi l'on a égard à leur
écriture fymbolique, compofée d'images de cho-
fes corporelles & particulières aux Egyptiens^
fi en conféquence de cette écriture leurs liVfê?
ëtoient une véritable Poéfie & un tiflu contï-*
nuel d'images & de tableaux : qui ne voit
dès lors que la Cofmogonie & la Théogonie^
exprimées dans le ftyle le plus (impie & le plus
naturel , du moment qu'elles étoîent écrites dati^
le caraftere facré des Egyptiens , étoient la Poé--'
fie la plus outrée? Cette Poéfie rempIifToit là
tête de fiâions que le Peuple prenoit au fens
littéral , malgré l'abfurdité qui fe préfentoic ^ '
& donnoit des armes contre lui. Ces û8:ïon$[
étoient confacrées par la fteligion àcint eîfëf^
faifoient partie , & infpiroi'ent, en faveur du fen§
iiiyftérieux quelles enveloppoienr , un refpêi^
O z
1T2 HiJIolrc Fhïlofophïque
qui ne permettoit pas aux efprirs de former le
moindre doute. Les plus crédules & -les moins
éclairés des Prêtres vinrent à les regarder du
même œil. Il y a dans le fanatifme une forte
d'aâion & de réadion , par qui les efprits agif-
fant mutuellement les uns fur les autres, ren-
dent la perfuafion contagieufe. Toute l'Egypte
étoit comme un Pays d'enchantement où l'on
ne voyoit rien de ce qui étoit en effet , parce
qu'on n'y voyoit rien que fous des allégories.
Puifque ni les Egyptiens ni les Chaldéens ne
peuvent être fuppofés avoir laifTé échapper du
nombre de leurs connoiffances , la période de
600 ans dont ils auroient été les inventeurs 5
cette admirable découverte doit néceffairement
être mife fur le compte des Patriarches anté-di-
luviens. Car pourquoi refuferoit-on à ces Hé-
ros millénaires, d'avoir voulu prendre connoif-
fance de leur domaine , en cultivant la Géo-
métrie & l'Aftronomie? Pourquoi auroient-ils
eu moins d'efprit , moins de curiofité que nous?
Nés avec une force de corps fupérieure à la
nôtre , par conféquent avec une tête plus forte
& une ame fans doute plus vîgoureufe , pour-
quoi vivant autant que nos empires, & capa-
bles de réunir en eux, dans un fi long inter-
valle, une plus grande maffe de lumières; en-
richis d'ailleurs de leur expérience perfonnelle
de la Religion. 213
& des obfervations de leurs contemporains^-
lî'auroient-ils pas été plus loin que nous , qui
n'avons , pour ainfi dire , auprès d'eux qu'une
exigence éphémère ? Chaque individu repréfen-
tant en quelque forte une nation entière , c'efl
à-peu-près comme fi plufieurs nations contem-
poraines cultivoient la Philofophie, & qu'elles
établifTent entre elles un commerce de con-
noiflances. Un feul âge d'homme de ces temps
ànté-diluviens équivaudroit pour le moins à«ous
les fiecles , oii ce que nous appelions aujour-
d'hui Philofophie , a fubfifté , fi nous les cou-
fions bout à bout les uns des autres. En effet,
comptez les trois ou quatre cens ans qu'elle a
été cultivée en Grèce , les deux cens qu'elle a
été en honneur chez les Romains, les cent
cinquante ans qu'on s'en occupe en Europe ,
à peine trouverez-vous de quoi compofer avec
ces trois fommes la vie de ces Patriarches dont
parle l'Ecriture. Ajoutez qu'étant nés avec un
fens droit & libre des préjugés d'une éducation
fadice, & portant dans un corps robufte une
ame également forte , ils étoient bien éloignés
de confondre la fcience avec les vaines fubtili-
tés de refprit , & les connoiffances folides avec
des recueils de rêveries métaphyfiques. Si par
Philofophie on entend celle qu'on dit être la
inaîtreffe de la vie, la mère des loix, le flam-
03
2-14 Hijîoïrc Phïlofophîqii^
beau & la règle du Genre-Humain , fans doute
qu'on doit faire honneur de cette Philofophie
aux Patriarches que Moyfe a célébrés.
» Imaginez tous vos Philofophes anciens &
y> modernes , ayant d'abord épuifé leurs bizar-
y> res fyftêmes de forces , de chances, de fata-
» lité, de nëcefîité , d'atomes , de monde ani-
yy nié , de matière vivante , de matérialifme de
3) toute efpece ; & après eux tous Tillufire
» Clarke, éclairant le monde, annonçant enfin
» l'Etre des êtres & le difpenfateur des cho-
» ks. Avec quelle univerfelle admiration , avec
» quel applaudifTement unanime n^^eût point
» été reçu ce nouveau fyftême (\ grand , fi con-
» folant, fi fublime , i\ propre à élever l'ame,
» à donner une bafe à la vertu , & en même-
Ȕ temps fi frappant, fi lumineux, fi fimple, &,
» ce me femble , offrant moins de chofes in-
» compréhenfibles à l'efprit humain , qu'il n'en
» trouve d'abfurdes dans tout autre fyftéme !
» je me difois ^ les objeâions infolubles font
3) communes à tous , parce que l'efprit de l'hom-
» me efl trop borné pour les réfoudre , elles
>5 ne prouvent donc contre aucun par préféren-
» ce ; mais quelle différence entre les preuves
» directes ! Celui-là feul qui explique tout ne
» doit-il pas être préféré , quand il n'a pas plus
X) de difficulté que les autres t «
de la Religion. 2 1 $
Ce que Mr. Roufleau dit ici aux Efprits- forts,
dans le morceau fublime de fa Théologie na-
turelle, je le leur répète, & avec encore plus
de raifon. Certes, fi de nos jours où l'on dif-
pute plus que jamais fur l'antiquité des Na-
tions, un feul exemplaire de la Genefe, de ce
livre divin dont on n'auroit jamais entendu par-
ler, eût échappé à l'incendie de la Bibliothè-
que d'Alexandrie ; avec quelle univerfelle ad-
miration, avec quel applaudiffement unanime,
bien plus encore que le fyftême de l'iUuftre
Clarke , ce manufcrit précieux feroit-il reçu
des Savans ! Quel jour il jetteroit fur les ténè-
bres qui couvrent l'origine des Nations î Avec
quelles délices il fatisferoit l'avide curiofité !
Comme le monde rétrogradant fur lui-même
empêcheroit les efprits de faire des excurlions
dans des fiecles imaginaires ! Comme les diffi-
cultés s'applaniroient fur l'origine de l'hom-
me ! Comme toutes les Cofmogonies , défigu-
rées par des Fables, viendroient rendre hom-
mage à celle de Moyfe , la feule qui dans fa
noble fimplicité porte l'empreinte de Taugufie
vérité ! Combien enfin Moyfe paroîtroit fupé-
rieur aux autres Philofophes ! Mais il efi le
fondateur d'une Religion , fur qui porte le Chri-
ftianifme , qu'on hait d'autant plus, que les
paflions ne fauroient s'accommoder avec le.
O4
ai 6 Hijîolre Philofophique
4oug dtroit de l'Evangile. Voilà , n'en doutons
point, lafonrce manifede du malheur de Moyfe.
Son crime, & le feul qu'on peut lui repro-
cher , c'efl d'être Moyfe , c'eft-à-dire , l'Envoyé
de Dieu. Dès lors on ne lui pardonne pas^ &
le grand homme , traité ignominieufement , eft
confondu avec les impofteurs, & calomnié par
tous ceux qui ont pris leur parti contre Dieu
même.
Nous en voyons un exemple bien fenfible
dans la Fable de Manéthon , que la proximité
des temps de la révolte d'Ofarfyph , & de
l'Exode des Hébreux fous la conduite de Moy-
fe , porta , il eft vrai , à confondre ce Prêtre
Egyptien Chef des Impurs avec le Légiflateur
des Hébreux & le Fondateur de leur religion.
Cette proximité , quoique grande , n'eft cepen-
dant pas telle, que la propre Chronologie de
Manéthon , rapprochée des dates conftantes de
l'Hiftoire des Ifraëlites, ne fufïife pour démon-
trer l'anachronifme dans lequel il eft tombé.
En effet , fuivant le même Manéthon , la dé-
faite des Pafteurs & leur expulfion hors d'E-
gypte, doit être rapportée à l'an 1571 avant
PEre Chrétienne , parce que ce grand événe-
ment arriva dix-neuf ans & demi après qu'A-
ménophis, père de Séfoftris, étoit monté fur
le Trône, c'eft-à-dire, l'an 1590. Or Moyfe
de la Religion. 217
en 1^71 n'avoit que 18 ans, puifqu'en 1509,
lors de l'Exode , il en avoir 80. Dés la pre-
mière année de fon règne , cet Aménophis ,
par des vues fuperftitieufes & à l'inftigatioH
d'un Prêtre Egyptien , excita une violente per-
fécution contre ceux que les Egyptiens nom-
moient Impurs , tant parce qu'ils ne fe fou-
mettoient pas aux pratiques de la Religion
Egyptienne , que parce qu'ils menoient une
vie paflorale. Il voulut, en les exterminant^
en purger le pays qu'ils avoient envahi depuis
cinq fiecîes. Sous ce nom àUlmpurs étoient
compris , par la même raifon , les Hébreux. La
perfécution ranima le courage des rebelles, &
grofTilTant de jour en jour leur parti fous
Orarfyph leur Chef, ils contraignirent Améno-
phis de fe retirer dans la Thébaïde , fur les
confins de l'Ethiopie , avec fon fils Séfoflris ,
âgé feulement de cinq ans. Devenus maîtres
de l'Egypte inférieure, ils y exercèrent, du-
rant le cours de treize ans , toutes les cruautés
qui accompagnent les guerres civiles , lorfque
le zèle aveugle de la fuperflition enflamme
des efprits déjà échauffés. AfFoiblis enfin par
leurs divifions & par la licence de la guerre,
ils fatisfirent , en tombant fous les armes du
jeune Séfoflris , à l'Egypte qu'ils avoient long-
temps bravée. Quelques-uns s'embarquèrent ^
'21 8 Hî/Ioirc PkîlGfjphiguc
& allèrent chercher une retraite dans les IflcjB
de la Grèce ^ d'autres en plus grand nombre
fe retirèrent dans la Paleftine avec le prêtre
pfarfyph ; & le refle réduit en efclavage , fut
difperfé dans les Provinces d^Egypte. Ces étran-
gers , au rapport de Manéthon , étoient venus
de l'Orient ; fuivant l'opinion des Egyptiens
eux-mêmes , ils étoient des Arabes. Moyfe ,
adopté par la PrincefTe d'Egypte , & élevé
dans toute la C^gefCQ des Egyptiens^ Moyfe,
fi l'on en croit les traditions Juives , revêtu
d'emplois importans par Séfoftris , & mis à la
tête d'une armée envoyée contre les Ethio-
piens ; Moyfe , égal en âge à ce Prince , &
dans la fleur de fa jeunefle, comment peut-il
avoir été l'Ofarfyph de Manéthon > Loin d'ar
voir été le chef des révoltés , il porta les armes
contre eux , étant du nombre des Jeunes gens
qui avoient été élevés avec Séfoflris & com-
me lui.
Dans les temps fabuleux qui ont précédé
les temps hifîoriques en Egypte, il a éré per-
mis à Manéthon de déshonorer fon Hiftoire
par ces milliers d'années, que les Egyptiens
égarés comptoient dans la partie Mythologi-
que de leurs annales. Mais eft-il arrivé aux
temps vraiment hiftoriques , il rentre alors dans
la Chronologie de l'Ecriture : & comme s'il eût
■de la Religion. 219
.eu Moyfe devant les yeux, il nous parle de
rjEgypte comme d'un royaume puifTant avant
Séfoflris, cultivant les Arts, connoifTant les
fciences , pofîëdant une religion, une police
favante , des loix fages , un commerce fiorif-
fant; non toutefois fans avoir effuyé de gran-
des révolutions. Car dés l'an 2082 avant l'Ere
Chrétienne , les Arabes avoient envahi cette
fertile Contrée. Ce font eux que l'Hiftoire
Orientale connoît fous le nom de PaJIeurs. Ils
régnoient en Egypte lorfque la providence y
conduifit Jofeph , Minière d'un de ces Rois
Pafteurs , qui ne furent entièrement chafTés
qu'au bout de <;ii ans. La fortune fignala à
leur égard toutes fes viciilitudes. D'abord ils
donnèrent la Loi & finirent par la recevoir.
Un premier échec leur enleva Memphis , & les
.contraignit de- fe renfermer dans les marais
de l'Egypte. C'efl: l'époque de la Colonie con-
duite par Inachus dans le Péloponefe. Qua-
rante huit ans après , affoiblis par de nouveaux
nialheurs , ils fe réfugièrent pour la plupart
dans les pays voifms, en Paledine, en Phéni-
cie , dans la Grèce. Ceux qui relièrent en
Egypte, fe maintinrent aux environs de Pélufe»
où trop foibles pour donner de l'ombrage aux
jiaturels du pays , mais affez forts pour fe dé-
fendre, ils conferverent leur indépendance juf-
220 Hijîoh'c Phïlofophîqiit
qu'au règne d'Aménophis, qui les força, par
la guerre facrée qu'il leur fit, de venger fur
l'Egypte leurs maux par les derniers efforts
de leur liberté. Ces Rois Payeurs, qui dans
des temps plus profperes avoient donné une
retraite aux Ifraélites , les enveloppèrent dans
leur propre difgrace. Cet efclavage commun
a fait confondre depuis ces derniers avec les
Pafteurs & Moyfe avec Ofarfyph. Ce fut dans
les horreurs de cette guerre civile & religieu-
fe , qu'une foule d'Egyptiens , fous la conduite
de difîerens chefs , allèrent loin de leur pa-
trie chercher des afyles & fonder des Etats. Ce
fut alors que Danaiis pafTa dans la Grèce,
connue depuis long-temps des Egyptiens, par
les Colonies de Cadnaus , de Cécrops & d'I-
nachus.
Tous les Hidoriens Grecs, de concert avec
Manéthon , s'accordent à dire Séfoftris Auteur
de tous les ouvrages publics , conftruits dans
l'Egypte inférieure , pour l'embellifTement &
la commodité de ce pays. Les canaux creufés
pour y égarer les eaux du Nil , & de-là les
faire couler dans l'Egypte inférieure pour la
rendre fertile; les quais, les digues, les ponts,
les chauffées; tout ce qui a concouru enfin à
faire de l'Egypte un pays aulfi beau que fer-
tile, à faciliter la communication entre les
de la Relmon, 221
^tj
villes , à les défendre des ravages de l'inonda-
tion , & à faire du Nil un fleuve bienfaifant ,
mis à plus jufte titre au nombre de fes Dieux
que la plupart de ceux qu'elle adoroit , a tou-
jours été regardé comme Touvrage de ce
Prince. Ainfi le publioient les infcriptions donc
on avoit décoré tous ces beaux monumens. 11
s'y glorifioit d'être venu à bout de toutes fes
cntreprifes , fans y avoir employé le travail
d'aucun Egyptien naturel. Tout cela ^ difoit-il,
êtoit Vouvragc des efclaves & des étrangers.
Rapprochons cet énoncé de l'Hilîoire pro-
fane, de ce que l'Hiftoire facrée nous apprend
des Hébreux , qui , pendant les 80 ans qui-
précédèrent l'Exode , furent employés comme
de vils efclaves à des travaux publics de ce
genre , c'eft-à-dire , à préparer & à cuire à^s
briques, pour élever des chauffées & des rem-
parts pour fortifier les villes. Où peut-on
mieux placer le règne de Séfoflris que dans
cet intervalle, où Ifraël paya fi cher, par les
travaux publics auxquels il fut condamné ,
l'afyle que l'Egypte lui avoit accordé?
Le fynchronifme de ce Prince avec Moyfe
d'une part, & de l'autre avec Danaiis , éclair-
cit à la fois l'Hiftoire àts nations de l'Afie,
celle des habitans de la Paleftine , celle des
Phéniciens & celle des Grecs. II eft comme
222 Hijloïrc Vhilojopht^ue
le lion qui "unir les deux âges , les précédent
& les poilérieurs. De ce centre commun il fc'
répand une lumière , qui éclaire tous les ob-
jets autour de foi & fe réfléchit fur les diver*^
fes branches de PHiftoire univerfelle de la
haute antiquité. Autour de cette époque , oii
l'on voit Séfoflris occuper le milieu du ta^
bleau hiftorique, fe rangent les événemens fans
trop fe prefler, ni fans trop fe faire attendre»
Il eft donc important de rie pas fe tromper
fur l'époque de ce Prince. L'erreur influeroic
fur tout le relîe , & l'Hiftoire fe compliqueroit
tellement , que dans fa confufion , elle fe per-
droit elle-même en fe cherchant. Séfoftris avoit
rempli l'Univers de fa gloire , par l'éclat de
fes conquêtes, & l'Egypte d'admiration & de
reçonnoilTance , par les grands ouvrages qui
fervoient à fon utilité & à fon enlbelliffement.
11 fe fit comme un flux & reflux de différen-
tes peuplades , lequel occafionna le mélange
des peuples déjà policés avec ceux qui étoient
encore barbares ou fauvages, & cette révolu-
tion , principe des révolutions fuivantes , fie
changer de place à la moitié de notre hémif-
phere. Tel fut le mouvement que fes conquê-
tes imprimèrent aux nations. Mais des événe-
mens furnaturels dévoient bientôt donner un
autre fpedacle à l'Egypte. La délivrance d'If-
de la Religion. 2,23-
raëî , gémîflTant fous une dure fervitude , de-
voit fe manifefîer par eux. Ils furent comme
Pavant-coureur de tous les prodiges qui ac-
compagnèrent le peuple de Dieu dans le dé-
fert ; prodiges tantôt heureux tantôt finiftres,
fuivant les diverfes oc/:urrences , mais éo-ale-
ment propres à fervir de hérauts à la provi-
dence , qui fe déploya fur eux d'une manière
fi fenfible & fi éclatante.
Séfoftris régna, félon Manéthon , 59 ans;-
& ayant commencé l'an 1 5 1 1 , il mourut l'an
1 570 , c'efl- à-dire , deux ans entiers avant
l'Exode. Son fils , auquel Hérodote donne le
nom de Phéron , fut un Prince foible & de
peu de mérite. Il eft le Pharaon dont il eft
dit que le Seigneur confiitua Moyfe fon Dieu
par les prodiges dont il difpofa à fon gré pour
les oppofer à la réfiftance opiniâtre de ce Roi
qui fous la verge même dont il étoit châtié ,
vouloit encore lutter contre le Tout-PuifTanr.
Ces prodiges écrits par une main divine dans
i'Hiftoire facrée, n'ont pu fe dérober entière-
ment à la connoiffance des Hifioriens profa-
nes. Hérodote & Diodore de Sicile rapportent,'
d'après les traditions Egyptiennes , que l'Hif-
loire de ce Prince étoit remplie de merveilles
& de prodiges ; que fous fon règne , le Niî
carfa beaucoup de ravages^ que l'Egypte fut
224 Hijlolrc Philofophiqiie
affligée de plufieurs playes ; que ce Prince ,
enivré de fon pouvoir & de fa grandeur, porta
l'extravagance & l'impiété jufqu'à s'en prendre
aux Dieux mêmes , que le ciel le punit &
qu'il fut frappé d'aveuglement. (Hérod. 11. §.
Diod. I. 37.) Dans ce récit énigmatique de
l'Exode, il eft aifé de reconnoître l'adrcfTe des
Prêtres Egyptiens à envelopper de beaucoup
de fables cet événement , qui couvroit l'E-
gypte de confu(ion , expofoit à la lumière è.Qs
temps l'impuifTance de fes Dieux, & leur dex-
térité merveilleufe à faire fervir à leur Reli-
gion les prodiges que Dieu avoir opérés pour
fauver les Hébreux. Ainfi dans les Annales fa-
crées de l'Egypte , on trouvoit le fond de
l'Hiftoire du Pharaon perfécuteur.
Il ne falloit rien moins que toutes les mer-
veilles dont Moyfe rendit fpeâateurs les Ifraë-
lites, (merveilles qui n'étoient rien moins que
la nature changée tout-à-coup en différentes
occafions pour les délivrer , & pour punir leurs
ennemis ) , pour fonder fur elles le plan d'un
Gouvernement Théocratique , & pour y pro-
portionner les loix auxquelles elle devoit être
afTujettie.
La gloire de faire parler la Divinité, & de
la repré Tenter en quelque forte , a été un pri-
vilège excluiîf accordé à ce grand homme ,
comme
de la Rdmon, 22^
't>'
comme il n'a été donné qu'à lui de fonder
une Théocratie , c'eft-à-dire , un Gouverne-
ment dans lequel la Société non - feulement
adore l'Être Suprême comme fon Dieu , mais
fuppofe encore qu'il eft fon Roi immédiat &
particulier \ enforte que toutes les loix déri-
vent de lui & s'exécutent en conféquence de
cette fuppofition.
Si la Théocratie confîfte à fe choifir un
Dieu tutelaire , à donner à ce Dieu àQs Prê-
tres Minières de fon culte , qui le faiffent par-
ler , & qui rendent en fon nom des Oracles ,
en vertu defquels on fait la guerre ou la paix ;
on ne fauroit difconvenir que la plupart des
anciennes nations n'aient été gouvernées par une
efpece de Théocratie. Et comme les Grecs &
les Romains fe font conformés plus ou moins
à ces fortes de pratiques , il faudra croire
qu'ils ont vécu fous un Gouvernement Théo-
cratique. D'un autre côté , comme tout Gou-
vernement Théocratique eft defpotique p^r fa
^nature, parce que la volonté d'un Dieu Mo^
narque eft abfolue , & qu'on n'a point de
droits à réclamer contre lui , il s'enfuivra que
ces fiers Républicains , lors même qu'ils prof-
crivoient les tyrans, ftéchilfoient néanmoins-
fous un pouvoir defpotique exercé par les Prê-
tres. Qui reconnoitra les Grecs & les Romains
Tomz L p
Ii6 Hijîoh'c F hilofophiquc
à ces titres avilifTans , eux , qu'on a toujours
diftingués des Afiatiques nés , ce femble , pour
l'eîclavage, au fentiment généreux de liberté
qu'ils portoient gravés dans leur cœur ? Leur
première Divinité , dans les temps où ils ont
illuftré leur patrie par ces vertus héroïques qui
étonnent nos petites âmes , n'étoit-elle pas la
liberté à laquelle ils ont tant de fois facrifié^
Et fous prétexte qu'ils confultoient les Dieux ,
dont ils reconnoiflbient la providence, pour
fe les rendre favorables dans leurs entreprifes,
fe laiiToient-ils donc conduire tyranniquement
par des repréfentans d'un Monarque invifible,
dont ils étoient les Vifirs >
Cette Théocratie Payenne , dont on parle 6
fort aujourd'hui , me paraît avoir été inventée
pour avilir la Théocratie Judaïque , avec qui
elle n'a rien de commun. Ce qu'il y a de
certain , c'eft que , de l'aveu même de l'Au-
teur des Recherches fur h Defpotlfme Orien-
tal^ on n'en voit dans la Mythologie tout au
plus que de foibles vefliges abforbés par la
fcble, & confondus avec une multitude d'al-
légories obfcures & de traditions ridicules. Lui-
même , pour nous donner quelque idée des
Théocraties Payennes, ne s'efî-il pas vu obligé
de marcher fur les veftiges de la Théocratie
Judaïque ? Le Dalaï Lama du Thibet , ainfi
de ta Religion^ ±if
c]ue te Souverain Eccléfiaftique du Japon ,
que nos relations nomment tantôt Fo , ëé
tantôt Dari y qui efl une corruption de Daïdi^
font cenfés exercer un pouvoir divin , l'un
dans le Thibet , & l'autre dans le Japon ; mais
ce pouvoir ed: purement idéal , & ne fauroic
être comparé avec celui que les Ifraèlites ont
fenti fur leur tête, que comme la fable com-
parée avec la vérité y & les faufles révélations
avec la véritable.
Si Mr. BouUanger avoit pu fe dépouiller uri
moment de cet efprit fyflématique , qui lui
momroit par-tout la Théocratie, il auroit fenti
que le filence à^s Auteurs profanes fur les
Théocraties Payennes , procédoit uniquement
de ce qu'il n'y a jamais exiflé. La tradition
établie chez plufieurs nations d'un temps oii
leurs pays avoient été honorés de la réfidence
des Dieux , defcendus autrefois fur la terre
pour y faire le bonheur des hommes , n'eft
point une preuve que les hommes aient ja-
mais vécu fous ce règne myftique & furnatu-*
tel, mais uniquement de la vanité qu'ont eue
les nations, de reculer leur origine dans une
Antiquité fabuleufe.
11 n'eft pas aifé d'imaginer comment les
hommes fe feront frappés de cette idée, qu'ils
ont eu des Dieux pour Rois. Le plan d'un tel
P %
228 HiJIoire Philofophtquô
Gouvernement n'a jamais pu être qu'une fic-
tion ; & il a fallu , pour la fontenir , T exté-
rieur & la forme d'une convention qu'on ne
fauroit fe repréfenter comme pofïible, à moins
que ce Gouvernement n'ait exifté comme chez
les Hébreux. Ils fe font approprié , nous
dit-on , toutes les anciennes Théocraties , pour
en orner leurs Annales , & la leur n'en eft
qu'une copie tardive & très-infidele. Mais d'où
le fait-on , s'il eft vrai que ce n'eft que par
la Théocratie Judaïque qu'on a pu foupçonner
Pexiflence des Théocraties Payennes? Par quelle
fatalité , d'ailleurs , les Payens fe font-ils laiffé
dérober par les JuiFs toutes les connoifTances
de l'Antiquité avec leurs propres Théocraties ,
fans qu'ils s'en foient apperçus? N'eft-ce pas
là rendre , malgré foi , hommage à la vérité
& à l'Antiquité de PHiftoire de Moyfe ?
La nature du Gouvernement Théocratique ,
établi par ce Grand Homme , exigeoit qu'il fit
venir à l'appui de fes loix, des récompenfes
& des châtimens temporels \ & comme la
profpérité & Padverfité , qui ont fait alterna-
tivement le fort d'Ifraël, lui font arrivées con-
formément aux termes exprès de l'alliance trai-
tée avec Jehovah , le favant Evêque de Glo-
cefter a fçu tirer de ce miracle frappant de la
providence , un puifTant argument en faveur
de la Rcfigion» 229
ée la 'divine légation de Moyfe. Il eft éton-
nant que le fens en ait échappé à un. Ecrivain
célèbre , qui s'eft montré afïez itijufle pour
ranger parmi les Incrédules un des plus ardens
Apoîogifies de cette Religion , à laquelle il ne
cefïh lui-même de livrer des combats témérai-
res. Ce qu'il y a de certain , c'efl que , du
filence de Moyre fur le dogme d'une autre
vie , l'illufîre Warburton a tiré plufieurs argu-
mens contre nos Philofophes , qui ont tou-
jours regardé cet étrange filencc comme une
imperfedion attachée à l'ancienne économie
peu digne de Dieu ; contre les Juifs , auxquels
il démontre que cette imperfeâion eft une rai-
fon pour eux de chercher une autre révélation
plus parfaite de la volonté de Dieu ; contre
certains Théologiens , qui ont prétendu que la
vérité du Chriftianifme eft indépendante de celle
du Judaïfme.
Mais enfin , direz- vous, pourquoi ce Légifla-
teur fi élevé au-deffus des autres par fa fagefle ,
ne s'efc-il pas fervi dans fa Religion , du moyen
le plus efficace ôc le plus utile pour mettre
un frein à la cupidité & au crime ? Pourquoi
n'a-t-il pas expreffément annoncé l'immorta-
lité de l'ame, les peines & les récompe.nfes
après la mort , Dogmes reçus dès long-temps
en Egypte, en Phéniciè , eu Perfe & dans l'Inde.
^30 HiJIoirc Philojophiquc
Mais vous , qui me faites la queftion , igno-^
rez-vous que ce Moyfe parle dans Ton Deut.
çh, XVIIÏ. V. II. de l'évocation des morts ; ce
qui prouve invinciblement contre les Saducéens
modernes , que du temps de ce Légiflateur ,
les Hcbreux croyoient les âmes immortels ? Il
efl: vrai que, par une lingularité étonnante,
tandis que l'on voit à chaque page des Ecri-
vains facrés , & fur-tout des Prophètes , le dogme
de Fimmortaliié des âmes 6c celui des peines
& des récompenfes futures , la Loi fe tait ab-
folument fur le fort à venir des hommes , leur
faifant envifager uniquement des peines & des
récompenfes temporelles. Quel myflere peut
être caché fous cette referve ? Le voici.
La Loi de Moyfe n'étant que le type d'une Loi
plus parfaite qui devoit lui fuccéder; Ces ré-
compenfes & fes peines n'étoient non plus que
îa figure de cel'es qui formoient la fandion de
cette Loi, qui devoit être portée parle Meflîe.
Ainfi la promefTe du pays de Chanaan figuroit
îa promefTe de la vie future , fruit précieux de
la grâce du puiffant médiateur. L'obfervation
extérieure de la Loi Mofaïque étoit récom-
penfée par des biens temporels *, & les biens
éternels étoient Te partage de ceux , qui péné-
trant au-delà de la lettre alloient jufqu'à l'ef-
prit, & s'approprioient d'avance les grâces.
de la Religion. 231
qnî couloient en vertu des mérites futurs du
Rédempteur promis aux hommes à Pinftant même
de la prévarication de leur chef.
Telle eft la clef du filence de Moyfe. Le Lé-
giflateur , en expofant dans fes écrits , le tableau
de la providence rendue fenfible, de Ton temps
& fous fes SuccefTeurs , fur les Ifraêlites , &
en leur comparant les autres Peuples affervis à
des Rois , qui fe croyant plus que des hom-
mes , fe portoient à cet excès d'extravagance
d'imaginer qu'ils pouvoient fe faire obéir des
élémens , imprima fur la légation le fceau
divin d'une manière fi profonde , qu'on ne
fauroit lire les Livres facrés fans le recon-
noître.
L'impoflibilité où étoient ces fuperbes Poten-
tats de l'Afie , de procurer les biens furnaturels
qu'on leur demandoit , ne leur ayant laiffé d'au-
tre moyen de manifefter leur Puiffancc, qus
de faire des extravagances , & des maux extrê-
mes à leurs fujets ; la puifTance du Roi tem-*
porel des Juifs , mife en oppofition avec la leur,
fignaloit d'autant mieux ,à la vue des Nations,
la divine légation de Moyfe , fon Minière dans
l'alliance qu'il fit avec Ifraël. Il falloit, fans
doute , il falloit être avoué de Dieu , pour com-
mander au Ciel & à la Terre , & pour être le
garant de toutes les profpérités & calamités fur^
P4
'J
1 ITiJïoirc Philofophiquc
îiatureîîes, qui marchoient à la fuite de la fi-
délité & de la prévarication du Peuple de
JJieu.
Tel étoit le paâe que Dieu avoit fait avec
lui, que, tant qu'il feroit fidèle, les pluies
tomberoientà propos fiir la terre, que les fleu-
ves 6c les rivières ne feroient point de ravages
dans les campagnes par kurs inondations , que
les biens de la terre feroient en abondance ,.
que le monde ne feroit point affigé de fl:érilité,
& que les hommes ne recevroient , ni du Ciel
ni du Soleil aucunes malignes influences. La
fervitude devoir être la jufte peine de leur in-
gratitude, de même que leur obéifTance fixeroic
îe cours de leurs defiins profperes. C'eft à THif^
toire à nous dire , û Dieu n'a pas toujours été
fidèle dans fes promeffes & dans fes menaces»
Il avoit dit à Ifraël : ne crains point de mourir
de faim cette fcptieme année , car je répandrai
ma hénédiction fur la fixieme , pour quelle tt
produife autant de' fruits que trois autres, La
peur de la famine l'emportant fur ces belles
promefies, on vit fouvent le volage Ifraêl la-
l)ourer fès champs & vouloir faire fa vendange ;
Tnais -ce ne fut jamais impunément. Par la fuite,
les grandes calamités dont il fe fentit frapper »
lui rappellerent cette infigne défobéifiance , &
^.a JTît'fiance de fes pères , & il ne manqua
de la Religion. 2^^
pas d'attribuer tous Tes malheurs au défaut de
îa célébration de ces jubilés.
Sous Moyfe , fous Jofué , fous les Juges &
fous les Rois , le Peuple de Dieu eue le temps
de fe convaincre , qu'il étoit fous les yeux d'une
providence particulière , qui , félon qu'il étoit
fidèle à la Loi ou qu'il fe fouilloit par l'idolâ-
trie , lui donnoit ou lui ôtoit la viéloire , fîx
ans de viifîoircs miracuîeufcs n'avoient pas fulH
à Jofué pour détruire tous les Chananéens ; &
|)our épuifer la fource de l'idolâtrie. En ména-
geant les fuccès de ce premier Général de fes
.troupes , le Seigneur avoir eu fes deffeins qu'il
ne lui laiffa pas ignorer. Outre que la terre
n'auroit pas eu afiez d'habitans pour la culti-
ver , fi les anciens ufi-n-pateurs de Chanaan en
avoient été entièrement exterminés , au temps
que le Peuple de Dieu en prit pofîèflion , il
convenoit que ceux des Ifraëlites qui avoient
été trop jeunes pour fe trouver avec Jofué aux
premières guerres contre les Chananéens , euf-
ient de quoi s'aguerrir & exercer leur valeur
xlont l'activité trop long-temps oiûve eût pu fe
tourner contre eux-mêmes , ou qui laiffée fans
aélion fe fût tout-à-fait amortie & éteinte fans
j-elTource. Enfin les avantages de l'Alliance jurée
^vec leurs pères , méritoient bien qu'ils les ache-
îElfent par une vertu mife à l'épreuve» il efl
234 HiJIoirc Phlïofophïquô
vrai que l'épreuve fut funefte au plus grand
nombre d'entr'eux : mais elle étoit fage & né-
cefTaire, d'autant qu'elle étoit proportionnée à
leurs forces. La prévoyance de Dieu ne devoit
pas déconcerter les difpofitions de fa fagefTe ^
& c*eût été prodiguer fes faveurs que de ne pas
les faire acheter.
Le voiflnage àts Chananéens fut une pierre
de fcandale pour les Ifraëlites, durant tout le
temps que fubfifla la Théocratie ; & cette
pierre de fcandale jettée par Jéroboam fe re-
trouva pour Juda dans le Royaume d'Ifraël ,
lors de la fcifïion des dix tribus qui fecoue-
rent le joug de la Maifon de David. Quoique
les Hébreux n'aient jamais abandonné le Dieu
de leurs Pères , ils méritèrent néanmoins à
jufle titre d'être regardés comme des Idolâtres ;
foit parce qu^ils oferent dans le défert repré-
fenter Jéhovah fous la figure du bœuf Apis ,
contre fon cxprelTe défenfe \ foit parce que
environnés de toutes parts de Nations idolâ-
tres , ils afTocierent à fon culte , par un adul-
tère fpirituel, celui des Génies ou Dieux tuté-
laires , auxquelles elles adreffoient leur encens
& leurs prières.
Ces fuccés & ces revers inefpérés , ces vic-^
toires & ces défaites toujours marquées au coin
d'un événement qui n'entre point dans Iç
de la Religion» 23^-
cours des chofes naturelles ; Ifraël tour-à-tour
plein de force & de vigueur, lâche & abattu;
domptant avec éclat fes ennemis , dont n'a
guère il avoit porté les fers ; triomphant &
vidorïeux , quand il eft fidèle à fa loi ; hu-
milié & devenu le jouet des Nations voifines ,
quand il lui eil infidèle; aujourd'hui docile au
joug que fes maîtres lui impofent , & demain,
honteux du joug auquel il avoit plié fa tête,
imiter un courfier indompté qui hériffe fes
crins , frappe la terre du pied , & fe débat
impétueufement à la feule approche du mords;
languiifant & énervé durant plufieurs années
dans une cruelle fervitude , & puis tout-à-coup
rappellant fon antique audace , faire payer
avec ufure à fes ennemis les maux qu'il en a
reçus : telle efl: en peu de mots l'Hifloire des
Hébreux durant plus de trois fiecles? A ce
portrait fidèle du Peuple de Dieu , tel qu'il efl
tracé dans les livres divins , il efl: impofTible
de méconnoître la Théocratie , dont on ne
voit aucuns vefliges chez les autres Peuples.
L'Hifioire d'un Peuple, dont Dieu même
cft le Roi, ne doit pas avoir la marche des
autres Hilloires. Les événemens y doivent être
entremêlés avec les prodiges , le naturel avec
le furnacurel , les vues de la fagefle humaine
|:oinbattues par des vues tout oppofées , & àt$
Z;}6 HiJIotre Philofophique
fuccés amenés, contre les règles ordinaires,
plus infailiiblement que par des négociations
où ron a fait jouer les relTorts de la politique.
Et comme cette hifloire fe lie avec les révo-
lutions des anciens Empires , que les miracles
& les prédirions qui la font pafTer pour une
Hiftoire facrée , y font tellement répandus ,
tellement inculqués & répétés, avec tant de
tons divers & une fi grande variété de fortes
figures , qu'ils en font tout le corps, il faut
n'avoir jamais feulement ouvert cette Hiftoire
fi finguliere , pour fe perfuader qu'on puifTe
détacher le miraculeux & le divin qui en eft
le fonds , & néanmoins donner créance aux
faits qui s'incorporent d'eux-mêmes aux hiftoi-
res profanes. Figurant dans le cours des fiecles
avec ces hiftoires , il y auroit de la témérité
à la traveflir en Roman. Comment, en effet,
des livres pleins de tant de faits miraculeux
qu'on y voit revêtus de leurs circonftances les
plus particulières, & avancés non -feulement
comme publics, mais encore comme préfens,
s'ils eufTent pu être démentis , s'ils euffent
porté avec eux leur condamnation , au -lieu de
tomber par eux-mêmes , fe font-ils ibutenus
de leur propre poids contre le torrent des
iâecles ?
Moïfe & les autres Hiftoriens Sacrés qui lui
de la B^diglon, 237
ont fuccédé, rapportent fimpîement les faits',
fans y rien mêler du leur, fans réflexion, fans
raifonnement. C'eft ainfi que dévoient écrire
des Auteurs infpirés, pour ne rien donner aux
conjeâures dans une hiftoire travaillée fous la
dire£lion divine. 11 n'en doit pas être de mê-
me des autres hiftoires ofi PEcrivain, pour un
peu de vrai qu'il rencontre, ne voit de tous
côtés que des obfcurités. Obligé de marcher
dans le dédale tortueux du cœur humain , il
faut qu'il s'applique à raifonner fur les aâîons
des hommes, à en pénétrer les motifs, à con-
noître leurs cara6leres. C'eft ainfi qu'ont écrit
chez les Grecs un Thucydide , un Xenophon,
un Polybe , & chez les Romains un Sallufle , un
Tite-Live, un Tacite, laifTant aux autres Na-
tions des modèles admirables dans le genre
hiiJorique. On admire , fans doute , Polybe
parlant de la République Romaine , quand on
le voit chercher dans les événemens pafles la
caufe des événemens dont il étoit le témoin,
& fe fervir du même moyen, pour percer
avec autant de fagacité que de fageffe dans la
nature des événemens à venir. Tacite nous ra-
vit également par l'art avec lequel il a peint,
avec tant d'énergie , de finelTe Ôc de vérité ,
les hommes, ainfi que par la variété de fes ca-
raSeres & par les gradations & les nuances
238 Hïjloin Phltofophlqtiê
qu'il a fu mettre dans leurs vertus & dahs
leurs vices. Nos beaux efprits , qui fe piquen:
d'une extrême délicatefle de goût , quoiqu'il
ne fût peut-être pas fort difficile de prouver
que chez la plupart d'entr'eux il eft fort gâté,
attaquent les Ecrivains facrés du côté du ftyle
& de leur manière dans leurs compofition i.
Pour décider en maîtres fur le genre de per-
feftion qui doit caradérifer l'infpiration de
Dieu, dans un ouvrage qu'il a dicté, favent-
ils & pourroient-ils définir au jufle jufqa'où
fon efprit eft intervenu dans la compofition
des livres divins? Prétendroient-ils que la qua-
lité d'Auteur Sacré exige qu'il foit un inftru-»
ment purement paflif dans la main de Dieu,
& que Dieu fe ferve de la plume de celui
qu'il infpire , fans lui lailTer aucune liberté de
faire ufage de fes facultés & de {qs connoif-
fances ? Si l'efprit divin a dû laifTer agir celui
à^s Ecrivains infpirés , comment veut-on que
tout ce qu'il y a d'humain dans leur ouvrage,
difparoiffe entièrement fous l'opération divine?
Tout n'eft pas également infpiré dans l'écri-
ture fainte. L'infpiration s'y modifie , félon la
nature des diverfes matières qu'on y traite.
Par-tout où domine l'Hiftorique, il n'étoit pas
nécefîàire que la révélation intervînt pour ai-
der l'Ecrivain. Pourquoi Dieu, qui agit tou-
de la Religion, 2%c
purs par les voies les plus fimples , lui révé-
leroit-il ce qu'il favoit déjà ? N'étoit-ce pas af-
fez d'une infpiration de diredion , pour qu'il
n'écrivît que certaines chofes : & pour Tem-
pêcher de tomber par précipitation dans l'er-
reur, fâ!loit-il autre chofe que fortifier fa mé-
moire & le rendre attentif?
Quand les Auteurs facrés compoferent des
poéfies , Dieu leur permit de fuivre , fclon
leur génie , les règles de l'art , & de choifir
la nature de leurs vers ; car ce que l'homme
peut faire par lui-même, Dieu ne le fait pas :
tout au plus fon efprit anima-t-il leur verve,
& donna-t-il du feu à leur imagination. Mais
toutes les fois qu'ils furent obligés de s'élever
au-defTus de la fphere humaine , foit en pré-,
difant quelque événement caché fous les lois
de l'avenir , foit en expofant quelque vérité
divine jufqu'alors inconnue ; ils eurent befoin
d'une infpiration immédiate. Puifque ni leur
mémoire , ni leur entendement ne pouvoienc
fufîire à leur déco ^vrir des vérités, qui s'échan-
poient du cercle des connoiflances humaines ,
il falloir bien que l'efprit divin les fuppléâs
en eux.
Convaincus une fois que la mefure de l'info
piration a été proportionnée aux matières qu'il
felloit rédiger par écrit : fi nous lil^jns attea-
240 Hijîoïrc Philofophiquci
tivement les écritures , nous pourrons en quel-
que forte fuixTe le fouffle de l'Efprit faint, &
marquer , pour ain(i dire , les endroits où tan-
tôt il fortifia la mémoire à^s Ecrivains facrés ,
tantôt il éclaira leur entendement , tantôt i!
donna de l'élévation à leurs idées. Lors même
qu'ils n'eurent qu'à exprimer les chofes les plus
vulgaires , le refped que nous devons avoir
pour eux , ne nous permet pas de croire que
l'Efprit faint les ait abandonnés à eux-mêmes,
mais plutôt qu'il les a dirigés fi conftamment ,
<|ue jamais ils n'ont rien écrit qui ne fût aiTortî
aux vues de Dieu & à la dignité de leur
fujet.
Mais quel a été le deffein de Dieu, en
confiant fes loix à l'Ecriture ? n'eft-ce pas d e-
clairer notre entendement, de foumettre nos
pallions , d'ordonner nos adions par rapporr
au bien public ? A-t-il donc fallu , pour cet
effet, obferver avec une attention fcrupuleufe
les règles de l'éloquence , & tous les rafine-
mens de fart? Ce qui meflied même dans la.
compofition des loix humaines, a-t-on dû l'exi-
ger dans celle des loix divines \ Il n'y a point
de Majefté dans les loix du Bas-Empire, félon
la remarque de Mr. de Montefquieu , parce
qu'on y fait parler les Princes comme des
Rhéteurs, Le ftyle enflé dans ces loix a tou-
jours
de la ReUgiom s.^t
|oiirs été regardé comme un ouvrage d'often«
ration. Hé quoi , ce que l'Ecriture nous révèle
fur l'efTence de Dieu , fur les opérations de fon
verbe; fur les décrets éternels , les profondeurs
des jugemens divins, furies conditions de no-
tre fort futur, n'abforbe - 1 - il donc pas alTez
l'efprit , fans qu'on l'occupe encore des frivo-
les ornemens qu'on defire dans un livre, quand,
au défaut des matières importantes , il en a
befoin pour fe recommander dans les efprits^
Tout ce qui porte l'empreinte de la divinité j
fort toujours des règles de l'art. lettons les yeux
fur les grandes productions de l'Auteur de la
nature. En paroiffant fe jouer dans l'Univers j
il a répandu je ne fais quoi de fublime dans
tous fes ouvrages que l'art ne fauroit contre-
faire. Les aftres ont-ils des formes régulières >
Les lacs & les fleuves font-ils bornés par des
lignes droites ? Les collines & les montagnes
ont-elles exadement une figure conique & py-
ramidale? La mer efi-elîe renfermée dans un
ballin d'un contour parfaitement rond ? Le glo-
be , à fa première infpeCHon, nous montre-
t-il de l'ordre & de la régularité dans fa fur-
face ? fi , dans les œuvres de la création , Dieu
a dédaigné tout ce que fent l'art comme pe-*
tit & fervile , pourquoi , dans les livres dQÛi-
nés à contenir fes oracles , en auroit-il ufé au-
Tomc /, Q
242 Uïjlotrc Philofophique
trement ? Ce feroit une élégance déplacée* ^
que d'y rechercher les grâces de la diâion^
qu'on ne pardonne pas même aux Monarques.
II y a plus de force, de majefté, dans le ftyle
fimple , inégal , négligé , hardi , métaphorique
de l'Ecriture , que dans les périodes caden-
cées des Ecrivains les plus polis.
L'Ecriture , en fecouant le joug de l'art
manqueroit - elle donc d'éloquence ? Ah ! Si
l'éloquence confifte à être vivement ému , à
animer tout , à faire de tout ce qui fe préfente
un objet de comparaifon rapide & de méta-
phore , & à faire pafTer dans ceux qui nous
écoutent une partie de notre enthoufiafme, où
en trouvera-t-on davantage que dans nos li-
vres facrés ? Les préceptes d'une faine morale
peuvent-ils être inculqués d'une manière plus
preffante & plus perfuafive , que dans le Deu-
teronome ? Les Pfeaumes n'efFacent-ils pas en
beautés & en vrai fublime , tout ce qu'on peut
nous offrir ailleurs en genre de prières, de
confeffions de péchés , d'adions de grâces , de
vœux folemnels , de cantiques de louange ? où
voit-on une plus riche coîleâ:ion de fentences^
que dans l'Eccléfiafte ? Où la fageffe parle-
t-elle avec plus de dignité , que dans les Pro-
verbes > S'agit-il de confondre l'impiété & d'at-
terrer le vice , qui le fit jamais d'un ton plus
àc la Religion. 243
tîiajeftueux & dans des termes plus pathéti-
ques, que les Prophètes? S'agit - il d^énoncer
les oracles du Très-Haut , de faire gronder le
tonnerre fur la tête des Rois coupables, d'en-
tr'ouvrir les abymes fous les pieds des fujets
rebelles? Où prendra- t-on des couleurs au(ïî
vives , que dans leurs écrits ? Ont-ils à dévoi*-
1er , fous un jour plus touchant , les richefTes
de la miféricorde divine , à développer les rou-
tes de la providence , à étaler la magnificence
de fes bienfaits? Tous ces difFérens tableaux,
par les mouvemens qu'ils font naître dans nous,
ne nous élevent-ils pas Tame , ne nous font-ils
pas éprouver un feu qui la pénètre , une fen-
fibilité qui l'attendrit ? Y a*t-il rien qui appro-
che , dans ce genre , de leur ftyle ? Quelle
gravité , quel feu , quelle véhémence î Mais
aufïî quelle douceur , quelle tendreffe , quelle
onftion ! Belle de fes propres attraits , & pi-
quante dans fa naïve {implicite , l'Ecriture re-*
jette au loin ces faux ornemens dont les corn-
pofîtions de l'éloquence humaine font ordinal^
rement parées. Son ftyle a toute la variété
qu'on y peut défirer. Tantôt majeftueux & af*
forti à la grandeur de l'Être fuprême qu'on y
fait parler ; tantôt fimple & fe modelant
fur le caraél:ere de ceux qui , à la vue de
î'nnmenfe étendue qui les fépare de lui, n©
244 U'ijloirc Fhîlofophïquc
croient pouvoir lui rendre hommage qu^eri
s'anéantifTant à leurs propres yeux \ toujours fi
bien approprié à la nature du fujet, qu'il règne
une noble fimpliciré dans les narrations Hifto-
riques, un feu & une fublimité extraordinaire
dans les Prophéties, un air d'autorité & de dig-
nité dans tout ce qui concerne la doÛrine.
Le refpeél dans lequel nous avons été nour-
ris pour Tcloquence des Grecs & des Latins,
nous a précipités dans de faux jugemens fur le
ilyle de l'Ecriture Sainte. Il faut convenir que
l'éloquence des Ecrivains facrés eft d'un genre
bien différent du leur. Les Prophètes font élo-
quens par la force des termes , par l'heureufe
vivacité de rimpreffion, par la grandeur ou
par la naïveté des images. Mais Démofthene
& Cicéron raifonnent éloquemment. Cette dif-
férence feule interdit toute comparai fon du côté
des Orateurs. Où le parallèle peut avoir lieu,,
& même d'une manière favorable ^ c'eft entre
la Poéfie profane des Grecs & des Romains,
&L la Poéiîe facrée des Cantiques de l'Ecriture •
entre les Odes de Findare & d'Horace, & le
Recueil des Pfeaumes.
Ce que .l'on comprend fous le nom de Poé-
fie dans l'Ecriture : ce font les livres de Job,
que la fublimité des penfées & la majefîé dir
flyle ont fait attribuer par quelquss-uns à Moy -
^àz la Religion, 14 ç
fe : les Cantiques de cet Hiflorien où , dans
la Poéfie la plus divine , il fort quelquefois de
lui-même pour faire parler Dieu : ceux de dif-
férentes perfonnes qui ornent les livres hiilo-
riques ; les écrits des Prophètes où l'infpira-
tion ie peint dans la fplendeur & dans la ma-
gnificence des exprefîions : la précieufe col-
leâion des 1^0 Pfeaumes , auxquels toute l'An-
tiquité n'a rien à oppofer : les deux livres de
Salomon , & fon Cantique des Cantiques , où
il règne une Poélie dramatique, confacrée par
l'Auteur plutôt à exprimer les fentimens des
divers perfonnages qu'on y fait parler , qu'à
repréfenter une adion connue dans les Pièces
de théâtre ( ce genre de Poéfie, qui ne con-
fifle qu'en imitation , & ne tend qu'à divertir
en remuant les paflîons, étoit inconnu aux Hé-
breux, 6c Platon l'avcit banni de la Républi-
que ): plufieurs endroits dans les livres hiflo-
riques, dont le flyle tik. poétique, comme les
bénédidîons de Jacob à la fin de la Genefe^
celle de Moyfe à la fin du Deuteronome , &
la Prophétie de Balaam , très-conforme , pour
le tour , au flyîe de Job.
Même injurtice pour la méthode que pour
le flyle, dans les détradeurs des Livres divins.
Celle que nous avons adoptée n'ell: pas certai-
nement celle de Moyfe & des Prophètes. Ls
Q 3
t^S HiJIoire Phllofophiqut
goût des Grecs & à^s Latins a paffé jufqu'i
nous. 11 nous afTujettit , en écrivant , à un
certain ordre, fuivant lequel nous arrangeons
ijos réflexions fous certains chefs. Cette ma-
nière d'écrire contrainte & gênée, n'a jamais
fynipathifé avec le goût des Orientaux. Leur
flyle hardi , figuré , métaphorique ne com-
porte point le flyle compafTé de nos ouvrages 9
où tout efl traité félon les lieux communs de
notre Rhérorique, avecexorde, divifion , &c.
Les entraves ont toujours été bannies de leurs
écrits. Demander pourquoi les Auteurs facrés
n'ont pas fuivi une autre méthode que celle
de leurs Contemporains , c'eft demander pour-
quoi le St. Efprit n'a pas tranfporté aux Afia-
tiques les qualités d'efprit & le tour d'imagi-
nation propres aux Grecs.
Au refle, Pinfpiration des Auteurs facrés une
fois fuppofée, il efl naturel de trouver dans
leurs écrits, des endroits qui fe reffentent du
feu divin qui les animoit, & un fublime qui
ne leur permettoit pas de s'aftreindre aux règles
froides & languifTantes d'une méthode didadi-
que. Les Auteurs profanes n'ont jamais mis un
langage régulier & des difcours compaffés fé-
lon les préceptes de l'art , dans la bouche de
leurs hommes infpirés. Tyréfias , CafTandre ^
les Sybilles ne parlèrent jamais que pour àk^
de la Religion. 247
de grandes chofes dans un défordre fublime ,
& avec un dédain marqué des ornemens arti-
ficiels du difcours. Voie- on rien dans Job &
dans les Pfeaumes de fi emporté & de (1 peu
fuivi en apparence, que dans Pindare & dan^
les Chœurs des Tragédies Grecques? D'où vient
qu'on critique avec fureur dans nos faints li-
vres ce qu'on admire avec palîion dans Sopho-
cle & dans Euripide ? Pourquoi cet enthou-
fîafme divin, qui quelquefois élevé les Pro-
phètes au-delTus des règles ordinaires , ne fe-
roit-il pas une marque de leur infpiration , puiL
que c'efl cet enthoufiafme que les grands Ecri-
vains d'Athènes & de Rome ont tâché de con-
trefaire, & de prêter aux perfonnages qu'ils
ont feint d'être infpirés?
Les figures, les métaphores, les allégories,
dont abondent les livres poétiques de l'Ecritu-»
re , en rendent néceffairement le fiyle obfcur.
Mais fi de ce qu'il eft poétique & figuré , il doit
être obfcur , combien fon obfcurité n'augmen-
te-t-elle pas , lorfque l'Auteur pafTe brufque-
ment d'un fujet à l'autre , ce qui efl: afTez ordi-
naire aux Prophètes ! Tandis qu'ils décrivent
quelque événement qui a rapport à l'état tem-
porel des Juifs , on les voit tout-à-coup , ponfTts
par le St. Efprit, s'élever, prendre un vol plus
haut, & préfager cqs événemens plus illuflrcs
Q 4
5.48 HiJIotre Vhîlofophtqut
que ceux , qui d'abord avoient fixé leur atten?
tion. Fait-on un crime aux Poètes des brillans
Epifodes que, dans le feu de leur verve, ils
jettent dans leurs compofîtions? Ce qui eft un
effet de l'art chez Pindare & Horace , lorf»
qu'ils donnent l'effor à leur Mufe, étoit chez
les Prophètes la fage difpenfation de la Pro-
vidence , attentive à mêler dans leurs oracles
ce qui regardoit le règne du Medie , à ce qui
avoit des rapports avec l'état temporel à^s
Juifs. Dieu vouloit , en peignant l'état fpirituel
de fon Fils fur la terre , fous l'image de l'état
temporel de fon Peuple , couvrir de quelques
voiles tranfparens la grâce & la vérité qui ne
dévoient être parfaitement révélées qu'en J. C.
y> Par ce moyen , dit Pafcal , il a fait enforte
Y) que les Prophéties qui concernent le Meflîei
» ne fuffent pas fans preuves , & que les Pro-
» phéties particulières ne fuffent pas fans fruit, «
àc la Religion, 249
TROISIEME ÉPOQUE.
Les Religions Grecque et Romaine ,
Ou Von examine principalement la Philofo^
pkie îfiife aux' p ri f es avec la Religion.
N
O T R E premier foin , après nous être
aflurés qu'il y a un Dieu , & que l'homme ,
le chef-d'œuvre de fes mains , eft animé d'aune
étincelle divine ; que par cette lumière il
penfe & réfléchit, qu'il voit & lit dans le li-
vre du monde , comme dans un exemplaire
de la Divinité ; nous n'avons eu befoin , lorf-
que nous nous fommes interrogés pour favoir
quelle a été la première Religion , que des
fimples lumières de notre raifon , pour nous
décider en faveur du Théïfme , & pour nous
convaincre que le Polythé'-rnie ne peut en
être que la corruption. En examinant ici
quelle a été la Religion primitive des Grecs
& des Romains, nous allons être témoins du
parfait accord qui fe trouve entre la raifon &
FHiftoire fur ce fujet important.
Les mythologues hiftoriens , tels que Bo-
çhart, le Clerc, l'Abbé Banier , tous habiles
4ans le grec & dans les langues orientales ^
2^0 TTiJloirc Philofophîqut
doués d'ailleurs d'une critique fine & judî-
cieufe , & de plufieurs connoiflances marquées
au coin de l'antiquité; lorfqu'ils font venus à
remuer toute cette mafTe de Dieux, donts'efl
groflîe de plus en plus la mythologie de«
Grecs, ont cru voir dans ces Dieux, les pre-
miers Princes qui ont fondé àes Empires &
enfeigné les arts les plus née effaires , accom-
pagnés àQs principaux perfonnages qui ont
vécu fous leur règne ou immédiatement après.
Ainfi Ouranos ou Cœlus , Chronos ou Satur-
ne , Zeus ou Jupiter , font trois Monarques
qui fe font fuccédés ; & dont l'Hiftoire , vraie
pour le fonds , a été défigurée par des cir-
confîances fabuleufes , provenues en partie des
événemens apportés chez eux par les colonies
Egyptiennes. Car les Grecs curieux de tout
temps de s'approprier tout ce qu'ils emprun-
toient des étrangers , & amoureux fur-tout du
merveilleux , auront coufu des épifodes nou-
veaux à leur ancienne Hiftoire ; & leurs Poè-
tes , travaillant fur ce fond , brouillant tous les
traits, enchériflant fur le merveilleux par quel*
que chofe de plus merveilleux encore , auront
formé cet alTemblage ridicule qu'on nomme la
mythologie grecque : compofé monflrueux de
fixions & de chimères , où l'on trouve quel-
que chofe de fi bas , de fi puérile , de fi ab*
àt la Religion. i^t
fiirde , qu'on feroit tenté de prendre tout cela
plutôt pour des imaginations capricieufes de
linges traveftis , que pour des afTertions férieu-
fes , pofitives & dogmatiques d'hommes qui
s'honorent du beau titre d'êtres raifonnables.
Il n'efl pas d'abord aifé d'imaginer par
quelle progrefîion de faufTes idées , les Grecs
font parvenus à cet étrange renverfement de la
raifon , d'adorer des hommes pour toute Di-
vinité ; & tant que nous ne ferons point ap-
paifés par les mythologues hiftoriens fur cette
difficulté, ils nous permettront de penfer qu'ils
n'ont pas trouvé la vraie clef de la mytho-
logie. Et puis , cet Empire des Titans , de
ces Rois devenus Dieux , qu'on place dans la
Theffalie , à 400 lieues des plaines de Sennaar ,
dans un temps où il n'y avoit point encore
de villes ( car naturellement les premiers Em-
pires ont du commencer dans l'Afie plutôt
que dans l'Europe ) ; cet Empire formé dans
des déferts, qui difparoît tout-à-coup par une
forte d'enchantement , fans laiffer après foi
nulle trace vifible ; cet Empire , dont la chute
n^a pas même retenti dans les Hifloires , com-
ment a-t-il pu fournir aux Grecs , certaine-
ment poftérieurs aux Affyriens & Egyptiens,
dans leurs Rois , des Dieux que ces mêmes
Grecs auront pris pour leurs ancêtres? Eft-ce
2 "5 2 HiJIoirc Philqfophiçae
d'ailleurs à ces Rois Titans que les Grecs doi-
vent leur affranchifTement de la barbarie , la
culture de leurs arts , & leur polireffe ? ne
fait-on pas que ce bienfait leur ciï venu des
Colonies Egyptiennes , qui fe font tranfplan-
tées chez eux ; & ii la reconnoiffance a dû
leur faire adorer leurs bienfaiteurs , ce n'efl ni
Ouranos ou Cœlus , ni Chronos ou Saturne ,
ni Zeus ou Jupiter , qu'Us ont dû prendre
pour leurs Dieux , mais Inachus , Cécrops &
Cadmus. Mais n'imaginons pas que les Grecs
aient afTez mal penfé de la Divinité , pour
croire qu'ils en pouvoient fàvorifer de pur^
liommes. S'ils ont mis au rang des Dieux le"
Gieî , Saturne &c Jupiter, ils les ont crûs d'une^
autre nature que nous ; auiïi les appellent-ils
fouvent 7^2 race divine des Immortels qui exif-'
tent nécejfairement. Homère , le divin Homère ,
les place dans le ciel , les peint comme àts
Dieux qui fe mêlent de tout , qui gouvernent
toute la nature , oubliant parfaitement qu'ils
aient jamais été des hommes fur terre. Et
pourquoi voudroit-on que les Grecs fuffent de
pire condition que les Egyptiens , les Phéni-
ciens, les Lybiens , les Arabes, les Schytes,
les Chaîdéens , les Perfes , les AfTyriens , les
Cariens , les Lydiens , les Phrygiens , les Thra-
çes , les anciens Germains , les Gaulois \ touii
de la Religion» 2^3
Çéupîes qu'on fait n'avoir jamais adoré des
hommes ? Les Dieux d'Egypte font defcendus
chez les Grecs des rives du Nil. Ils ne peu-
vent donc avoir été leurs ancêtres ni leurs
Princes. S'ils eufTent été des hommes , il fau-
<iroit en conféquence avouer les aventures
qu'on met fur leur compte ; 6c croire que
Coclus étouffoit fes enfans , que Saturne avaloic
•les fiens & mutila fon père , que Jupiter a
détrôné fon père & rempli l'Univers des fruits
de fes débauches. De pareils Dieux , à votre
avis , culTent-ils été bien dignes de l'apothéo-
fe ? Si pourtant les Grecs les ont adorés , c''eft
qu'ils les ont trouvés en pofTefîion àts hon-
neurs divins ; & fi le ciel eft devenu le fé-
jour des crimes plutôt que le temple de b.
vertu , il faut s'en prendre aux Allégories^
dont le vrai fens oublié par laps de temps
n'a laifTé voir à fa place que des crimes &
des pallions honteufes , divinifés dans la fuite
par la corruption des hommes.
Selon Hérodote , les Pélafges dont les Grecs
font iflus, adoroient des Divinités dont ils ne
favoient pas les noms , & qu'ils ne diflinguoient
point entr'eux; mais, félon la vérité, tous ces
Dieux fe fondoient en un feul , Créateur &
niaitre de l'Univers , que l'Hiflorien Grec ,
iinbu des idées du Polythéïfme , multiplia?
2 «54 HlJIoire Phîlofophique
pour accommoder ce fait avec fa manière de
penfer.
II y a certainement eu une révolution dans
la religion des Grecs , & la Théogonie d'Hé-
fiode, dont il n'a pas eu lui-même la vraie
intelligence , en eft une preuve pour quicon-
que fait chercher la vérité dans l'erreur. Le
règne du Ciel a précédé celui de Saturne, an-
térieur à celui de Jupiter. Comment prouve-
ra-t-on que l'Idolâtrie ait commencé avant le
règne du dernier ? Héfiode qui nous peint d'un
côté Cœlus & Saturne comme des Dieux, qui
ne vouloient point partager l'empire avec les
Tirans , & qui retenoient dans une obfcurité
profonde ou qui dévoroient leurs propres en-
fans , par la crainte d'en être détrônés, & qui
de l'autre nous repréfente Jupiter, accordant
des honneurs & des prérogatives à tous ceux
qui l'avoient aidé à vaincre & à chaffer les
Titans, paroit nous indiquer affez clairement,
que, fous les deux premiers règnes un feul
Dieu a été reconnu & adoré dans la Grèce ,
& que le Poîythéïfme n'y a été parfaitement
établi que fous celui de Jupiter. Suivant cette
idée , ces trois règnes marquent trois Epoques
ou trois états difFérens de la religion Grec-
que. Le fyftéme de ces trois Epoques de la
religion Grecque, entrevu par Mr. de la Barre
àc la Reiigion, l^tj
de PAcadémîe àes Infcriptions ou Belles-Lettres
a pris un arrangement plus vraifemblable &
plus fatisfaifant pour la raifon, entre les mains
de Mr. l'Abbé Bergier dans Ton origine des
Dieux du Paganifme,
Le premier de ces deux favans prétend que,
fous le règne de Cœlus , les Grecs , encore
grôfTiers , adoroient plufieurs Dieux , par la rai-
fon que le Théïfme fuppofe une intelligence
plus éclairée que n'étoit alors celle de ce peu-
ple ; qu'ils adorèrent enfuite , fous le règne de
Saturne , les différentes parties de la nature
ou les Intelligences qui y préfidoient , & à la
tête defquels ils placèrent Saturne ( ce Saturne
qu'ils ne dévoient pas connoître , n'étant pas
encore Aftronomes ) ^ qu'ils reçurent enfin des
Egyptiens venus dans la Grèce , le culte de
Jupiter & des autres Dieux , dont ils changè-
rent les noms , la* généalogie , les fondions ,
en les ajuflant à leurs vieilles traditions. Ce
fyflême qui paroît vrai pour le fond , donne
prife dans le détail à des objedions d'autant
plus difficiles à réfoudre, qu'elles fe préfentenr
plus naturellement à l'efprit.
L'Auteur de P origine des Dieux du Paganif-
me paroit plus fondé à croire que d'abord on
adora dans la Grèce, fous le nom de Cœlus,
î'Ètre Célefte, l'Être fupérieur, enfin le Dieu
1^6 Hijioirc Philofophïqué
fuprême \ qu'il le fut cxclufivement à tout au-
tre Dieu , ne voulant partager avec aucun der
fes enfans l'empire de l'Univers : ce qui a
fait dire à Héfiode , qu'il les tenoit cachés dans
les entrailles de leur mère, parce qu'on ren-
doit à lui feul les honneurs divins.
Dans la féconde Epoque , qui eft le règne
de Saturne & des Titans, la religion fe char-
gea d'une foule d'Intelligences que l'efprit
imagina, parce que dans l'étude qu'il fit de
la Nature , il fe trouva comme accablé du
méchànifme admirable de tant de parties, qut
lui parurent mériter qu'on en donnât la di-
reèlion à des Génies particuliers , fous la pro-
vidence du grand Être. Toute la nature fut
donc comme animée par ces divers Génies y
que l'imagination répandit avec prodigalité
dans toutes les parties de l'Univers. Delà les
Démons ou Génies , les nymphes bienfaifantes
ou Mélies , qui prirent naifiance fous Saturne*
Gn les appella du nom général de Titans^ ou
Êtres fupérieurs. Ce n'efl point encore là le
Polythéïfme. Chronos éroit toujours l'unique
Divinité. Mais l'idée n'enétoit plus aufli jufïe que
fous le règne précédent^ parce qu'elle étoit plus
reilreinte & plus bornée. On n'étoit pas éloigné
d'humanifer la Divinité , & de la regarder com-
me furchargée du gouvernement de l'Univers.
Avec
de la Religion^ 1-^7
Avec les Arts & lesfciences qui naquirent
au milieu des progrès de refpric humain , on
vit naître de nouvelles Intelligences pour y
'préfider, léfquelles groflirent le cortège de Ju^
piter , qui dans la. troifieme Epoque fut regardé
comme le père des Dieux & des hommes»
Alors on voyoit fe former dans les divers
cantons de la Grèce , qui commençoit à fe
policer, une forte de fubordination qui en
lioit fortement toutes les parties. C'eft diaprés
elle qu^on en imagina une femblable entre leâ
Dieux» Zeus ou Jupiter fut placé à la tête de
cette RépuBlique, ou plutôt de cette Monar-
chie célefte. Saturne, & les Titans, fes an-
ciens Minières, difparùrent, ou furent beau^
coup moins honorés; la nouvelle Cour de Ju-
pitec éclipfa tout. C'efl en ce fens qu'Héfiode
a -dit que Jupiter avoit précipité Saturne &
les Titans dans les ténel^res du Tartàre ; qu'il
avoit donné des privilèges & diflribué des hon^
neurs à tous ceux qui iWoient aidé dans là
guerre qu'il eut à foutenii* contre eux. Placée
au rang 4es Dieux Immortels par Jupiter, \U
partagèrent avec lui les îianneurs divins. Le
Culte public prit alors un éclat qu'il n^âvoit
point encore eu ^ &c c'eft en fe polifTant, &
en s'éclairant de plus en plus dans: les Arts
& les Sciences, que les Grecs augmenterens
2 «5 8 Hïjlom Philofophiqut
là pompe de leurs cérémonies dans un culte
qui fuppofoit les plus grands égaremens de la
raifbn humaine. C'eft alors que commencèrent
à figurer Apollon & les Mufes , le Dieu Mars
& la Déefle Pallas , Mercure le Père de Té-
Ipquence , & le Dieu du commerce , Venus ,
l'Amour & les Grâces.
La divinité ayant été ainfi dégradée & avi-
lie, on la fit defcendre jufqu'aux hommes, ce
qui forme la 4"^^- Époque dont Héfiode fait
mention. Les Héros en Grèce furent honorés
de î'Apothéofe. On leur donna le nom de de-
mi-DieuXf Des demi-Dieux jufqu'aux Dieux,
il n'y avoit d'autre différence que du plus au
moins^ Les Dieux des Grecs n'étoient que des
hommes, auxquels il fut facile de donner des
fens plus parfaits que les nôtres , à^s corps
plus agiles , plus forts & plus grands ; & com-
me ce qui difîinguoit les Dieux d'avec les
hommes , n'étoit qu'une augmentation de
niafle, de force & de vîtefTe du corps, & du
côté de l'efprit ujie intelligence plus éten-
due, un fens pour lire -dans la penfée, un fens
pour prévoir l'avenir , une force & une fé-
condité d'adion à laquelle il étoit aifé de fein-
dre que rien ne réfifte ^ une nature exempte
de la mort; ils n'étoient, dans la vérité ,_ pour
les Grecs, que des hommes plus parfaits que
de la Religion. 2,59,
nous, que des hommes exagérés. Du moment
qu'ils étoient, à cela prés, des hommes com-
me nous , il n'eût pas été raifonnable de leur
ôter la fource de nos pîaifirs les plus vifs. Les
Dieux furent donc expofés aux traits de l'a-
moun Non-feulement ils épouferent des Déef-
fes , defqu^lles ils eurent des enfans qui peu-
plèrent rOlympe , mais il? ne dédaignèrent
pas de brûler pour de (impies mortelles; & les
DéefTes à leur tour abandonnèrent la gloire de
l'Olympe pour venir mendier les faveurs des
hommes» Ne croyant point sWilir par ce
commerce , les plus farouches fuccomberent
à cette foibleffe , témoins les entretiens noc-
turnes de Diane avec Endymion. Ces idées
étant autorifées par la pratique introduite dans
l'Orient pour favorifer la débauche des Prê*
très & des PrêtrefTes , on ne parloir que de
Dieux & de DéefTes , les uns fenfibles aux
charmes de quelques beautés mortelles , & les
autres aux belles qualités des Princes ou des
Héros. Quelques-uns des enfans qui naquirent
de ce commerce myflérieux , s'étant rendus
illudtes, on en fit des hommes d'une efpece
fupérieure, & bientôt après les grands hom--
mes eurent honte de n'avoir qu'une origine
ordinaire; ils voulurent fortir des Dieux, L'im-
pofture eut beau jeu dans ces temps fimples
R 2
i6o Hijloirc P hilofophtquc
& grofliers où la Grèce étoit encore barbare.
Ces temps furent appelles fabuleux ou héroï-
ques^ fabuleux, à caufe des fables donc les
hiftoires de ces temps font enveloppées; hé-
roïques, à caufe de ceux que les Foëtes ont
appelle les enfans des Dieux. Dans ces temps
voifms de la prife de Troye , paroiffent tous
les Héros de la Toifon d'Or, Jafon , Hercule,
Orphée, Caftor & Pollux; & lors du fiege de
cette ville tant célébrée par les deux plus
grands Poëtes de la Grèce & de l'Italie , on
voit les Achille , les Agamemnon , les Mene-
las, les Ulyffe, Hedor, Sarpedon fils de Jur-
piter, Enée fils de Vénus, que les Romains
reconnoiffent pour leur fondateur ; & tant d'au-
tres, dont des familles illuftres & des Nations
entières ont fait gloire de defcendre.
La chofe ne fut plus fi facile dans la fuite.
Pour jouer de pareilles fcenes , il faut que le
théâtre foit chez des peuples barbares. Or les
Grecs ne l'étoient plus du temps d'Alexandre.
Il tenta vainement d'être le fils de Jupiter ; il
eut beau vouloir brouiller fa mère Olympias
avec Junon en la faifant palTer pour rivale de
cette Déeffe , il ne fut jamais regardé que
comme le fils de Philippe. Cependant l'hif-
toire des temps héroïques , hifloire où le vrai
étoit mêlé avec le faux, fe conferva très-re-
ât la Religion, i6i
ligieufement , tant parce que les Grecs étoient
attachés à leurs Héros encore plus étroitement
qu'à leurs Dieux , que parce qu'ils étoient in-
fatués d'une antiquité fabuleufe & de leur
origine qu'ils rapportoient à ces hommes il-
luftres ; fans compter l'intérêt de plufieurs vil-
les , qui avoient établi fur ces fauffes tradi-
tions des privilèges & des honneurs dont elles
étoient jaloufes à l'excès, & celui des princi-
pales familles, qui dévoient à ce même pré-
jugé leur luflre & leur prééminence. Indépen-
damment de la beauté de. la poéde qui ren-
doit Homère fi recommandable aux Grecs, il
leur étoit encore cher par les traditions do-
minantes qu'il avoit recueillies en parcourant
la Grèce, & qui renfermoient ce que l'on ra-
contoit de l'origine de chaque ville en parti-
culier, &c ce que l'on difoit des Dieux & des
Héros. Tout le merveilleux de ces traditions
reçut le fceau de l'authenticité, des traits dont
les embellit la vraifemblance poétique.
C'efl: ainfi que la Religion Grecque , trés-
fimple & très-pure dans fes commencemens^
dégénéra peu-à-peu en fuperftition, & même
en libertinage. En effet, les Grecs excelloient
dans la peinture , la fculpture , la mufique &
la poéfie. Il eft incroyable à quel point de
diifolution les avoit menés la perfection de
R3
2,62 Hljloïrc Phïlofophiquc
tous ces arts nés pour le plaifir àts fens.
Comme toute leur fagefle s'appliquoit à ce qui
peut perfedionner le corps, on comptoit pour
rien la pudeur dans les exercices du gymnaf-
tique. Les jeunes gens y paroifToient nuds en
public, & à Lacédëmone, les filles mêmes
s'extrçoient ainii , n'étant couvertes que de
l'honnêteté publique. On expofoit des ftatues
& des peintures repréfentant toutes fortes de
nudités , même les plus infâmes : les fculpteurs
qui travailloient fur le naturel, en rendoient
le fpeâacle d'autant plus dangereux , qu'ils of-
froient aux fens dépravés des Grecs , ces belles
proportions qu'on voit encore dans leurs fta-
tues , & qui fervent de modèle à l'art.
Sous Numa les Romains n'eurent aucun ob-
jet matériel de culte , point de fmiulacres ,
point de ftatues*, bientôt ils en élevèrent aux
Dieux majorum gcntium , que les Grecs leur
avoient fait connoître. Aux fables qu'ils avoient
reçues des Grecs, ils entremêlèrent celles qu'ils
avoient empruntées des Latins & des Etruf-
ques ; fans compter l'amas énorme des fuperf-
titions Egyptiennes , dont ils chargèrent la
fimplicité de leur culte primitif Non contens
d'avoir étendu avec leur Empire le culte de
leurs Dieux , ils adoptèrent encore par politi-
que ceux des peuples vaincus , en accordons
de la Religion, 26^
aux uns & aux autres le droit de cité. Par-là
le Paganifme ne fut plus dans le monde connu
qu'une feule & même Religion.
Les Dieux d'Athènes & de Rome ont été
les Dieux de nos pères. Bannis des Temples &
des Autels que la fuperflition leur avoir éri-
gés, ils régnent encore fur nos Théâtres : la
Poéfie , la Peinture & la Sculpture les repro-
duifent à l'imagination , à qui elles rendent
ce qu'elle leur avoir prêté. Mais où les Grecs
les avoient-ils pris , pour en donner la con-
noiffance aux Romains ? Par- tout où ces der-
niers portoient leurs armes viélorieufes , ils
rencontroient leurs Divinités. Elles étoientdef-
cendues des rivages du Nil , de cette Egypte
fameufc par fes Hiéroglyphes , & Fancien (iege
de toutes les fuperftitions. Les Phéniciens , ces
hardis navigateurs de l'Antiquité , puiferent
dans cette fource impure le poifon de Pidolâ-
trie , dont ils abreuvèrent les nations chez qui
leurs courfes maritimes les conduifoient.
La Rehgion chez les Grecs tenoit plus à la
fuperftition qu'à la politique *, à la différence
de celle des Romains qui étoit plus politique
que fuperftitieufe. Ceux-ci par conféquent, qui
regardoient principalement la Religion comme
un moyen propre à conduire la popukce ^
s'embarrafToient peu qu'elle fe livrât à la fa-
R4
2.64 HiJIoirc F hilofophiqiie
perftition la plus groffiere, pourvu que l'or-
dre public ne courût aucun rifque dVtre dé-
rangé ni troublé. Ceux-là , plus religieux ,
avoieht plus en vue le culte qu'ils rendoient
à leurs Dieux, que l'avantage public qui en
réfultoit pour le maintien de l'harmonie de
PEtat. Au refte , la preuve que la Religion
chez les Romains ëtoit fubordonnée à la po-
litique , c'eft la liberté que leurs Grands Hom-
mes , revêtus des premières Magiftratures , fe
font donnée impunément de l'attaquer dans
à^s ouvrages publics fous leur nom , & fans
que la confidération & l'eftime où ils étoient
en aient reçu aucune atteinte,
La Religion des Grecs & des Romains ,
une fois infeftée des fables de la Mythologie,
fut dès-lors bien différente de ce qu'elle avoit
été dans la fimplicité de la nature. Plus les
hommes font près de leur état primitif fur la
terre , plus ils font éloignés de la corruption
qui gâte par degrés la Religion. AufTi voyons-'
nous, en remontant dans l'Antiquiré, que les
Celtes , les Gaulois , les Germains , les Chal-
déens , les Indiens , les Perfes , les Egyptiens ,
les Grecs , les Romains étoient de vrais Théïf-
tes. Tandis que les préjugés, fruits de l'igno-
rance , & les pallions , enfans impétueux de
îios fçns, firent tomber les peuples dans l'i-
âc la RcVgîon. %6^
dolâtrîe, le dogme de Texiftence d'un Être
Suprême fe conierva dans le Collège des Prê-
tres qui cultivèrent leur raifon , & chez qui
la lumière ne s'éteignit pas : l'Unité de Dieu
ctoit un Dogme qu'on cachoit au peuple ^ &
que l'on découvroit aux Initiés dans les grands,
Myfteres.
Les feuls Fhilofophes dans les premiers temps
ëtoient les Théologiens & les Prêtres ; ils fu-r
rent les premiers Savans des nations. Aufli tou-
tes les Religions ne font - elles qu'un alliage
plus ou moins heureux de la Philofophie
avec quelques préjugés nationaux. Nous fom-
mes donc obligés , pour en prendre l'efprit ,
d'examiner de près la dodrine des plus célè-
bres Philofophes de l'Antiquité. Pythagore ,
qui le premier chez les Grecs prit le nom de
Philofophc , étoit un Difciple enthoufiafte des
Prêtres de l'Egypte , de la Chaldée & des In-
des, parlant comme eux par Tymboles. Ce fut
dans la même fource que Platon, ce Philofo-
phe plein d'imagination , d'enthoufiafme &
d'éloquence, alla puifer les notions théologi-
ques & myftiques dont fes écrits font remplis.
Ces notions fruôifierent dans l'efprit exalté de
cet homme furnommé h Divin ; elles contri-
buèrent à faire éclore cette Philofophie roma-
cefque & poétique , qui féduifit hs Grecs, &
i66 HiJIolrc Philofophique
qui , dans la perfonne des Eclediques , caufa
tant de ravages dans la Cité Sainte. On y vit
pulluler je ne fais combien d'héréfies , qui
étoient autant de branches de la dodlrine abf-
fraite dont furent infedés les efprits , qui fré-
quentèrent les Ecoles des Platoniciens mo-
dernes, f
Les Philofophes en général , principalement
tes Grecs , avoient des principes métaphyfi-
ques qui les éloignoient de la Religion , de
laquelle ils fe fentoient forcés néanmoins de
fe rapprocher par l'idée dominante d'un prin-
cipe intelligent , l'ame du monde , préfent ^
tout, animant & gouvernant tout félon des
loix immuables. Quelque traverfée qu'elle fût
d'ailleurs par ces principes abflraits qui avoient
cours dans leurs écoles , ils y revenoient fans
ceflTe. Ainfi ils avoient deux Théologies , l'une
éfotérique, & l'autre exotérique. La première
confiftoit à n'admettre d'autre Dieu que l'Uni-
vers , d'autres principes des êtres que la ma-
tière & le mouvement. Elle étoit enfeignée
fecrettement & tranfmife verbalement à un
petit nombre d'Auditeurs difcrets & choifis.
La féconde accommodée aux préjugés popu-
laires , c'eft-à-dire , à la Religion établie , fe
montroit dans les Ecrits & dans les Difcours
publics. Elle étoit, pour ainfi.dire,^ plus péné-
de la Religion, id'j
«rante & plus enracinée dans leur efprit que
la première. '
Il y avoit chez les Philofophes comme un
fiux & reflux d'opinions diverfes qui fe dé~
truifoient tour- à-tour ; avec cette différence
pourtant , qu'ils étoient plus invariablement at-
tachés à la dodrine populaire qui les condui-
foit aux Autels , qu'aux opinions philofophi-
ques où ils ne trouvoient ni fonds ni rive \ de
forte que leur efprit, dans fes ofcillations ,
fe fentoit entraîné par une plus grande force
vers ce qui établiffoit la Religion , que vers ce
qui la détruifoit.
J'ai cru remarquer ce caraâere dans tous
les anciens Philofophes , hormis les Epicuriens
qui difoient hautement que tout périt avec le
corps , & les Pyrrhoniens qui doutoient de tout
impunément. Leur Philofophie étoit moins la
dépofitaire de leurs vrais fentimens, qu'un or-
gueil mafqué par lequel ils fe donnoient à eux-
mêmes le change fur leur manière de penfer,
qu'ils mettoient entr'eux & le Peuple. C'eft
pourtant à ce Peuple fi dédaigné , qu'ils ont
eu l'obligation de conferver, au moins la plu-
part d'entr'eux , des fentimens religieux que
leur Philofophie tendoit à détruire dans eux.
Cette diflinâion des deux Do6lrines , {\ avi-
dement reçue de tous les Philofophes , & par
2.68 Hîjîolrc Phïlofophique
laquelle ils profefToient en fecret <îes fentiniens
contraires à ceux qu'ils enfeignoient publique-
ment , efl une honte éternelle pour la philofophie.
PHiftoire de cette fatale do6lrine, faite par
un homme inftruit & fmcere , feroit , félon la
remarque de Mr. RoufTeau de Genève , un ter-
rible coup porté à la Philofophie ancienne &
moderne. Le favant Bruckes a recueilli , dans
fon Hiftoire critique de la Philofophie , les
matériaux informes qui fervirent autrefois à
conftruire le fragile édifice des connoifTances
humaines. Nos Philofophes qui emploient au-
jourd'hui les mêmes matériaux , fe refTaifif-
fent àts anciennes erreurs , peut-être parce
qu'elles n^ont pas encore été répétées autant
qu'il faut.
Les Grecs font un Peuple nouveau , fi on
les compare aux Nations de PAfie & de l'E-
gypte déjà fi fioriffantes, lorfque ceux-là n'é-
toient encore , pour ainfi dire , que ' fauva-
ges. Les Sages de ces Nations ne virent point
avec indifférence l'humanité dégradée & abru-
tie dans les Grecs. Ils les touchèrent par le
charme de leur éloquence, leur infpirerent des
principes de Société y ou plutôt ils formèrent
en eux les premiers traits de l'humanité ; ils
leur donnèrent des loix, & rendirent ces loix
refpedables par la crainte des Dieux. Tels fu-
de la Religion. 269
rent Prométhée, Linus , Orphée, Mufëe, Eu-
molpe, Mélampe , Zamolxis. Les fyftêmes phi-
lofophiques des Chaldéens , des' Ferfés , des
Egyptiens, leur furent d'abord préfentés fous
le voile des allégories. La Grèce ne manqua
pas d'hommes curieux qui voulurent lever ce
voile, & percer jufqu'a la vérité cachée fous
ces enveloppes myftérieufes. Tels furent Phe-
récide, Thaïes , Pythagore , Platon, Xénophon,
qui voyagèrent en Egypte , en Perfe , en Chal-
dée & dans les Indes, pour en rapporter dés
rieheffes plus précieufes que celles que le com-
merce produifoit. Les fy^lémes fameux qui s'en-
feignoient par tradition dans les Collèges des
Prêtres , fubirent entre ks miains des Grecs ^
des altérations fi grandes , qu'au: bout de quel-^
que temps, leurs premiers. Auteurs n'auroifent
pu les reconnoître. ^
C'eft des Ecoles de Thaïes , de Pythagore
de Xénophane, que font émanés tous les fyftê-
mes des Philofophes Grecs. L'efprit humain ne
s'eft peut-être jamais mieux donné en fpeda-
cle que dans tous ces divers fyftémes , la gloire
& la honte de ces Sages fi renommés. , ; :
L'idéç la plus naturelle qui fe préfente à
l'homme , quand il vient a réfléchir, & à for*
tir des, premiers befoins , le porte à étudier la
nature de l'Univers. Cefl le premier fujec q\Â
270 Uijloirc Philofophiquc
fe foit emparé de tous les efprits , qui fe font
jettes dans les bras de la Philofophie. Au coin-*
mencement les Poètes chantoient des théogo-
nies & des cofmogonies ; & les Philofophes
fâifoient des traités fur la nailTance du monde
& fur les élémens de compofition* Ocellus in-
titula fon ouvrage , de la l^aturc du Tout ;
Démocrite commença le (ien , par ces mots ,
je parle de V Univers ; & Timée donna ce titre
au iien , de PAme du Monde ; parce que cette
Ame étoit le principe de ce que les Grecô
appelloient Nature. Lucrèce enfin ne crut pas
pouvoir donner à fon Poëme un plus beau fron-
tifpice que celui-ci De Natura Rerum ; c'eft-
à-dire , des cauiès par lefquelles font nées
& naifTent toutes chofes , félon leurs efpeces.
J.emot, Nature y Cigniûe chez les Anciens,
tantôt Paftion de la caufe productrice , tantôt
l'efîence de FefFet produit ; tantôt Dieu-même ,
tantôt un principe fubordonné à Dieu, & chargé
par lui de compofer & de gouverner les in-^
dividus , chacun dans fon efpece.
a. Tous les anciens Philofophes, fans excep-
tion, ont cru que l'Univers étoit éternel. Mais
la plupart ont crû audi que le monde, arrangé
comme il eft, avoit été formé dans le temps,
.& qu'il avoit eu un commencement , fondés
fi^r ce qu'il ne falloit pas remonter fi haut pour
de la Religion. 2.7Ï
voir naître les villes, les arts, les loix. De
tous les Philofophes Payens, Hieroclès, Pla-
tonicien du IV fiecle , eft le feul qui ait com-
pris qu'il pouvoir y avoir deux fubftances , dont
l'une fût indépendante de toute autre comme
caufe & /ujet; l'autre indépendante de toute autre
comme fujet , mais dépendant de quelqu'autre
comme caufe. Et comme ce fentiment eft très-
conforme aux plus pures lumières de la raifon ,
ce Philofophe en a voulu faire honneur à Pla-
ton fon maître , quoiqu'il ne fe foit jamais
élevé à cette idée.
Dans le temps oii Rome étoit occupée toute
entière à élever fes murs & à fe défendre au
dedans contre les ennemis de fa liberté, & au
dehors contre les ennemis de fa gloire , la Grèce
étoit floriffante, & fes fept Sages fe rendoient
illuftres. 580 ans ou environ avant J. C. com-
mença dans le monde philofophique , ce fieclq
qui embralfe Thaïes , Solon , Anacharfis , Anaxi-.
mandre, Anacréon , Ocellus , .Timée de Lo-
cres , Alcméon , Parménide y Philolaùs de Mé-
tapont, Heraclite d'Ephefe , DémoQrite d'Abr
dere , & en général tous ceiix. qui -ont fleuri
avant la naiffance de Socrate, laqtièlle tombe
à la quatrième année de la LX XVI P. Olym*
piade , 467 ans avant J. C. La dernière défo*^-
btion de Jérufalem avoit précédé de quelques
%J% HiJIohc PliUofophiqtie
années ce (îecle que la Philofophie devoit il-
lurtrer. Ezechiel 6c Daniel étoienc dans Baby-
îbne contemporains de ces hommes, qui dan?
Crotone , dans Vélie , dans Métapont , dans
Tarente , dans Locres , s'occupoient de problê^
mes de Géométrie & d'Aftronomie, y faifoienc
déè chef-d'œuvres de Méchanique , y creufoienc
les idées les plus profondes de la Théologie na-
turelle , y drelToient des plans de morale &
*de politique , pour le bonheur des humains ;
tandis que les Romains, non loin d'eux, fe
battoient contre les Véiens^ les Fidénates , &
Contre Tarquin le Superbe , ignorant qu'il y
eût à côté d'eux à.Qs Philofophes , & même
ce qlie pouvaient être de pareils gens. La cir-*
culation d'un petit nombre de volumes , dont
chacun avoit paru en fon temps comme un
phénomène ,- facilitoit la communication des
GonnoilTances , qui à leur tour, entretenoient
dans toutes ces villes la correfpôndance des ef-
prits. Gomme cette communication étoit ache-
tée bien cher , par beaucoup de veilles & dç tra-»
vaux , il ne fortoit des mains de ces grand^honi-?
mes rien qui n'eût été médité, écrit , corrigé pen^
dant toute leur vie. G'eft par de tels monumens ^
eoniignés dans les faftes de la Philofophie, qu'oit
îravailloit à" inftruire la poftérité. Telle eft l'i-
dée qu'on doit fe former des ouvrages des An-
ciens ^
âc la Religion. 273
eiens, où Ton voit l'empreinte du Génie qui
a long-temps penfé avec foi-même, avant de
produire dans le Public fes découvertes ou
des explications nouvelles fur les grandes ma-^
tieres. Difons un mot de ces Philofophes.
Thaïes de Milet , le premier qui ait examiné
la queftion de l'origine du monde , dit que l'eau
eft le principe de toutes chofes , & que Dieu
eft cette intelligence, par qui tout efl formq
de l'eau. Cette opinion lui étoit venue des.
Egyptiens ,, qui , croyant voir dans le Nil la
vraie caufe de la fertilité de leurs terres , l'a-
voient eux-mêmes embrafTée. Ce qu'il y a d'ef-
fentiel dans cette queftion, c'efl que Thaïes
ait joint à l'eau une intelligence pour former
tous les corps , & la faire devenir fucceilive-
ment air , feu , terre , plante , fang, &c. Bayle
a prétendu que Ciceron , lorfqu'il a dit que
Thaïes avoit alTocié à cet élément une intel-
ligence pour être l'architede de l'Univers , s'é-'
toit trompé , ou que , fi telle avoit été l'opi-
nion de Thaïes, ce Philofophe Orateur étoit
tombé dans une contradi61:ion vifible , puifque,
fort peu de lignes après , il dit qu'Anaxagorefit
intervenir le premier une intelligence dans Par-
rangement de la matière. Il femble que ce cri-
tique auroit du être arrêté par l'autorité de ce
grand homme , d'autant qu'il n'eft pas le feul
TQm /, §
274 Bijloïrc Philojophîque
des anciens Ecrivains qui ait enfeigné que Tha-
ïes croyoit le monde animé , & qu'il le croyoit
ce qu'il y a de plus beau , parce que c'efl l'ou-
^ag€ de Dieu. » Thaïes , dit dans une note
>î l'élégant Tradufteur de Ciceron , vouloit par-
» 1er d'une intelligence , qui ne faifant qu'un
» avec la matière , dirigeoit fes opérations,
» comme on diroit que l'ame, qui jointe au
» corps ne fait qu'un même homme, dirige
» les avions de Thomme. Mais Anaxagore Ten-
» tendoit d'une intelligence abfolument dif-
» tin6le & féparée de la matière. Ainfi , celui-
» là trouvoit dans un même toute la caufe ma-
» térielle & la caufe efficiente; au Heu que celui-
» ci les divifoit réellement. Ce font deux opi-
>5 nions différentes , dont la première ayant été
» enfeignée par Thaïes, & la féconde par Anaxa-
D gore ; Ciceron a eu raifon de les reconnoi-
i> tre pour Auteurs , celui-ci d'un fyftême , ce-
» lui-là d'un autre. "( De lalSIature des Dieux.)
Dans le fyftême d'Anaximandre, il n'y avoic
d'autres Dieux que les Aftres ; & parce qu'ils
n'étoient que des ouvrages de la nature , il les
faifoit naître & mourir. Il paroît qu*en géné-
ral les anciens Philofophes étoient plus curieux
de trouver le principe matériel des chofes que leur
principe a6lif. îls ne fongeoient à chercher celui-
ci , qu'après avoir fauffement fuppofé l'exiftence
' âc la Rdïgion^ xj^
r-éceffaîre de celui-là. Ce premier pas ërant fair 5^
iî ne leur ëtoit pas difficile d'imaginer une fjrce
motrice , qui fe communiquant aux parties de
la matière, lui donnoit un certain arrangement
quel qu'il fût. C'étoit , comme l'on voir, îa
même fubftance , qui étoit tout à la fois & la
caufe matérielle & la caufc efficiente de toutes
chofes. Ce n'étoient pas les Dieux qui produir
foient le monde, mais ils écoient çux^rmêmes
produits par la nature.
Thaïes avoir enfeigné que l'eau ëtoit le prin^
cipe des chofes. Anaximandre le fît confifler
dans l'infinité delà nature; & comme il fe tranf-
formoit en tous les corps que nous connoifîons ^
il n'étoit îii eau , ni air , ni terre , ni feu , &
l'on ne pouvoir rien concevoir de lui , fmon
qu'il ëtoit infini. Mais foit qu'on reconnoiffe pour
unique principe une matière infinie , à laquelle
on ne donne point encore de nom ; foit qu'on
dife avec Thaïes que c'efl l'eau, ou avec Anaxi-
rnene que c'eft l'air , cela ne produit aucune
diverfité dans la théologie des Philofophes. Quelle
que foit la matière première, dès qu'on lui fup-
pofera la vertu intrinfeque de fe mouvoir elle
ne fera pas moins propre à former quelque ètvQ
que ce foit.
Le Dieu d'Anaximene n'eft autre que Pair ^
& pour miçux avilir fgn Dieu , il dit que \Wf
^ %
276 HiJIoîre Philofophlque.
efl produit, qu'il eft immenfe & infini^ qu'il
eft toujours en mouvement.
Si Ton n'avoit pas la clef qui nous ouvre
la Théologie des anciens Philofophes , on feroic
fort embarraffé à les concilier avec eux-mê-
mes, tant ils paroifTent fe contredire grofTié-
rement. En effet , comment Anaximene a-t-i
pu dire que l'air étant Dieu , ne laifle pas d'être
produit? A-peu-près , vous dirai -je, dans le
même fens qu'Anaximandre le difoit.des .aflres^
& parce qu'il vouloit que l'air fût la première
émanation de la fubftance éternelle , il ne faUç
point perdre de vue le principe de l'éternité
de la matière fi univerfellemcnt reçu chez les
Anciens. Réunis fur cet article , ils étoient di-
vifés fur l'éternité du monde , que les uns ad-
mettoient & que les autres rejettoient. Ceux-ci
faifoient précéder du cahos la formation du monde.
Ces derniers fe partageoient entre deux Çtd.ts.
Les uns croyoient la matière douée d'un mou-
vement éternel & fpontané, par lequel , à force
de fe mouvoir, elle attrapa enfin un arrange-
jlipnt,qui peu-à-peu devint ce que nous voyons.
D'autres la dépouillant de cette faculté motrice ,
lui aîTocioient une intelligence. Quoiqu'il en
foit de ces deux hypothefes , dont chacune prête
le flanc à de grandes difîîculrés , Anaximene
adoptant la première , feperfuada que l'air avoir
de la Religion. 27^
été la première émanation de la matière éter-
nelie , lorfqu'elle pafla du cahos à un monde
bien ordonné. Comme l'air qui comprenoit
?iîors tout ce qu'il y avoit de matière étoit in-
^ni ; & qu'en fe modifiant, il avoit produit la
terre , l'eau & le feu , cqs premiers élémens de
tous les êtres particuliers , il ne craignit point
de lui attribuer l'immenfîté , l'infinité , le mou-
vement perpétuel , qui , dans fa façon de pen-
fer , parurent lui mieux convenir qu'à l'Eau
de Thaïes. C'eil ainfî que l'air étant la réfolu-
tion totale Se immédiate de lafubftance impro-
duite ; au lieu que les autres élémens n'étoient
que fes propres modifications , devint , dans
l'efprit d'Anaximene , un Dieu digne de tout
le mépris de l'Epicurien Velleius.
Depuis Thaïes jufqu'à Anaxagore il s'étoit
écoulé un fiecle , durant lequel les efprits avoient
toujours été enfoncés dans la matière , fans fe
douter aucunement de la néceflité d'une caufe
efficiente , diftinguée fubftantielîement de la
matière. Cette idée vint enfin à éclore dans
îa tête d' Anaxagore. Il fut le premier qui ,
par un effort de génie , s'élevant au-defîus de
ia matière , comprit que, pour lui donner un
ordre convenable , & en faire un monde ré-
.-gulier Se proportionné dans fes parties ; il fal-
loir admettre un efprit infîn-i ^dont la puifiancc
à-j^ ïïtjhirc Ph'ilojophiqnt
agît fui* les corps. Ce progrès de la railôïl
doit être regardé comme un pas de Géantn,
Mais il reftoit une barrière à franchir, devant
laquelle il s'arrêta aiîîli que tous les Philofo-
phes qui font venus après lui , je- veux dire ^
' réternité de la matière , qui n'a enfin difparu
des Cofmogoniés que depuis la naiffanCe du
tDhriftianifme. C'çil: beaucoup , par rapport à
l'aveuglement de fon tems & de fon pays ^
qu'ail foit le premier dont la raifon foit allée
jufqu'à reconnoître un principe réellement difr
tinct de la matière. Mais fon hypothefe laif-
fant fubfifler l'éternité de la matière , le laif^
foit lui-même expofé à une foule d'objeâions ^
qui en firent méconnoître la beauté^ & qui
'empêchèrent que le vrai ne fût victorieux. Af-
focier à l'efprit un principe coéternel & exif-
tant indépendamment de lui , qu'étoit-ce, finoiî
fuppofer un autre lui-même? C'étoit, par con-
féquent, détruire Ton unité; c'étoit lui difpur
ter fon droit abfolu fur les Êtres; cMtoit en- ,
•lever à fa puifTance la création proprement dite.
Si la matière poffede en elle-même une vertu
interne qui la fait exifler par elle-même de
toute éternité; on ne conçoit pas comment
cette même vertu n'aura pas également pré*-
'^dé à l'arrangement de fes parties , ni comment
-k -^^atUFC qui aura fait le plus difficile:^ man^
de la Religion. 279
-pliera de force pour achever fon ouvrage. Si
Anaxagore avoit eu une idée plus digne de la
caufe première , de la caufe adive , il lui au-
roit accordé l'adion qui produit la féconde
fubflance , la fubftance palTive , aufli bien
que celle qui l'arrange. Mais d'un autre côté
il retomboit dans la queftion de l'origine da
mal , qui eft un autre abyme ou la raifon fe
perd quand elle n'efl: pas éclairée par la fol.
Pour arracher jùfqu'aux dernières fibres de l'A-
théïfme , il faut que le dogme de la création
ferve de bafe à l'exiftence de Dieu. Pour peiv
qu'on ébranle cette bafe, Dieu lui-même chan-
celé fur fon trône.
S'il eft vrai , comme l'on n'en fauroit dou-
ter , que le fyftême de Pythagore foit décrit
^ans ces vers admirables du IV^. Liv. des
Géorgiques qui commencent par ces mots :
EJJe apibus partem divinœ mentis * , la queftion
His quidam fignis , atque hac exempta fecutï ,
Ejfe apihus partem divina mentis , & haiijlus
yEtkereos dixere : DeiLm-^namque ire per omnes
Terrafque , traclufque maris , Cœlumque profundum :
Hinc pecudes , armenta, viros y genus omne fer arum ^
Q uamque fibi tenues nafccntum arcejjere vitas.
Frappés de ces grands traits , des favans ont penfé
Bu'un célefte rayon , dans leur fein fut verfé.
ieu remplit j difent-ils , le ciel, la terre ôc l'onde.^
Dieu circule par-tout, & fon ame féconde
-A tous les animaux prête un fouffle Jéger.
Trad. de A/. Deville.
s 4
■itù HiJIoîre Phïlofophïqiit
eft abfolnment décidée par rapport à fon fe'n*
tinient fur la nature de Dieu : il eft évident
qu'il n'a pu entendre par cette anie, dont il
ânimoit tous les êtres de l'Univers , que ce
qu'il y a de plus fubtile & de plus épuré dans
la matière , & qu'il n'a point eu l'idée d'un
efprit pur & diftinâ fubftantiellement de ce
monde fenfible. La nature de l'efprit étant de
-ne pouvoir être divifé , comment le retrouvet
dans un être déchiré , & mis en autant de
pièces qu'il y a d'ames foit dans les hommes^
foit dans les bêtes ?
La principale force du Dieu de Pythagore
réfidoit dans le foleil , dont les rayons , dardés
fur la terre , la pénétroient & portoient dans
fon fein le fentiment & la vie. Si ces rayons
■trou voient des germes propres à les contenir,
ils les développoienr. C'eft ainfi que ce Phi^
lofophe expliquoit comment une intelligence
infinie avoit formé tous les corps & animok
toute la nature. Je dis inteiligencc : car fi l'on
ne peut refufer cette qualité à la portion de
divinité qui conftitue notre ame, à plus forte
raifon doit-on en honorer la fource , dont nos
âmes ne font que de foibles ruiffeaux.
Cette intelligence , félon Pythagore , n'agifTok
pas avec liberté ; mais entraînée par le deflin.^
;^\\xs fort & plus .puifTant qu'elle, elle rouiok
de la ReîîgioJi, -281
!p6rpëtuellement de corps en corps par un mou^
vement irréfillibîe. Telle eft l'origine de la
•Mérempfycore , qui , dans les principes de ce
Philofophe , étoit une révolution naturelle &
fatale , n'ayant par conféquent aucun rapport
avec les mœurs. Ge n'efl: pas que Pythagore ^
lorfqu'il revêtoit le caraftere de légiflateur ,
•n'en fit un dogme religieux & un principe de
morale. A l'entendre parler , fa morale a^oic
pour objet l'harmonie de la fociété : tout au-
roit été bien ^ félon lui, (i dans la morale
xomme dans la phyfique , tout avoit été har-
monique. Cette dodrine populaire étoit bien
différente de celle qu'il enfeignoit aux difci-
ples initiés dans fa phyfique.
Xenophane difoit que Dieu eft un Tout in-
-fîni, auquel il ajoutoit l'intelligence. Un Tout
infini & par-de(fus cela intelligent, dut paroi-
ti-e à Velleius , imbu àes préjugés Epicuriens,
réunir en lui deux idées incompatibles, vu que
ces préjugés l'empêchoient de concevoir, qu'à
une fubftance infinie, occupant un efpace in-
fini , on pût encore ajouter quelque chofe.
Mais fon raifonnement n'étoit pas moins ab-
furde vis-à-vis de Xenophane , qui donnant
une figure à fon Dieu qu'il croyoit rond,
devoir le juger matériel , & ne regarder fon
isntelligence que comme un iimple attribut d«
iSi Hljloirc Philojbphîijuâ
cette fubftance infinie, ainfi que Spinôfa Ta
depuis penfé.
Mais ce qui fait la fingularité de fon hypo*
thefe , c'eft la parfaite immutabilité qu'il don-
ne à fa fubftance. C'eft par la raifon même
qu'il fut conduit à ce comble de déraifon. Voici
donc comment il argumenta en foi- même.
La raifon m'apprend qu'une fubftance cter-*
nelle doit être infinie, indépendante de tour,
qui pourroit la borner ^ Elle ne pourroit l'être
que par fa nature. Or ce qu'elle eft par fa
nature , elle doit l'être à l^infini. Je fais aufli
qu'une fubftance infinie doit être unique,
parce que deux infinis de même efpece s'ex-
cluent mutuellement ; qu'elle doit être im-
muable , parce qu'elle ne pourroit changer que
par les diverfes combinaifons qui réfulteroierït
de fes parties mifes en mouvement ; ce qui
implique contradidion. En effet, fi cette fubf-
tance unique , par les diverfes combinaifons
de fes parties agitées, ne cefte de produire des
êtres particuliers, il s'enfuit qu'en même-temps
elle eft immuable & ne l'eft pas. D'ailleurs
fon infinité met un obftacle au mouvement.
RempîifîaTit tout , elle ne fauroit changer de
lieu. Voilà ce que me dit ma raifon combat-
tue par l'expérience : car fi je m'en rapporte
à celle-ci, je vois des êtres particuliers qui fc
d^ ta Religion. 183
tioîîlpofent à l'infini & varient à chaque ins-
tant. Or, pour ne point heurter ma raifon ,
je fuis obligé à défavouer l'expérience fur tout
ce qu'elle me dit, & à la regarder comme
une maitrefTe d'erreur. Donc je fuis forcé,
'quoiqu'en difent mes fens , de nier que rien
s'engendre , que rien périfTe , que rien foit
en mouvement. Donc tous les changemens
<jui nous paroiffent arriver dans la nature , ne
font qu'une vafle fcene d'illufions.
Xenophane, pour l'honneur de fon fyflême,
■en fit bien peu à fa raifon , en dévorant les
*plus grandes abfurdités. Il avoit parfaitement
compris, qu'une fubftance néceffaire exifte de
toute éternité, & qu'elle eil unique. Que (i
elle exifte feule de toute éternité , il n'exifle
rien qui ne foit éternel; ce qui bannit toute
idée de génération & de corruption. Mais puif-
que toutes ces conféquences fi bien déduites
le conduifoient à l'abfurde, il auroit dû, reve-
■nant fur fes pas , s'appercevoir qu'il éroit parti
-d'un mauvais principe. L'éternité , l'infinité, lu-
^îiité, l'immutabilité font les ingrédiens nécef^
Taires qui entrent dans le compofé de l'être
T.éceffaire , ou , fi vous voulez , qui conftituent
fon efïence. Mais il ne falloit pas tranfporter
•à la matière des attributs qui ne fauroient fe
sconcili^r avec elle, témoins les entraves où
284, HiJIoîrc Philo Cophlquc
Xenophane s^eft mis lui-même. Je dis pîus^
je prérends qu'on forcera dans les mêmes dé*
filés quiconque partira du même principe. Xe-
nophane n'en favoit pas afTez de fon temps^
pour, en évitant Scylla, s'empêcher de tom-
ber en Charybde. Il auroit fallu qu^il fe fût
élevé à Pefprit d'Anaxagore, ou qu'Anaxagore
eût adopté fes raifonnemens. En combinant
les principes des deux Philofophes , on arrive
à l'idée d'un Créateur. De la réunion des deux ;
on pouvoit former un vrai Philofophe ; &
c'eft parce que cette réunion n'a pas lieu dans
la Philofophie moderne , qu'on la voit elle-
même fe débattre , tantôt admettant deux prin-
cipes coéternels , l'un adif & l'autre paflif ^
tantôt facrifiant le premier au fécond, c'eft-à-
dire, le principe intelligent à la matière brute;
plus contente, fi elle n'efl pas plus glorieufe,
de vivre fous le joug d'une aveugle fatalité ,
que d'être foumife aux loix d'une fage Pro-
vidence.
Xenophane donnant une figure ronde à foiî
Dieu , qu'il difoit être infini, détruifoit lui-
même ce qu'il avançoit, l'infini ne pouvant
avoir de figure. Parmenide fon difcipîe leva
cette contradiction , en ôtant l'infinité au feul
Etre éternel & immobile que fon maître re-
connoifToir. Mais il ne fit pas attention qu'a-
de la Religion. 28*5
vec rinfînité dont il dépouilloit cet être , dif-
paroiiïbient fon éternité, fbn unité, fon im-
mutabilité. Rien n'étoit moins lié que les idées
des anciens Philofophes. Méliflë fut obligé de
reftituer à Ferre unique de Xenophane fon
infinité , pour lui pouvoir afTurer fon éternité.
Un des plus illuftres difciples de Pythagore
fut Timée de Locres ^ né environ 500 ans avant
Jefus-Chrift dans cette partie d'Italie qu'on
nommoit alors la Grande Grèce , où étoic
fituée la ville de Locres. 11 étoit parvenu,
ainfi que le dit Socrate dans Platon , au faite
de toutes les connoifTances humaines, embraf^
fant la fphere des fciences , depuis la forma-
tion du monde jufqu'aux dérails qui concer-r
lient la nature ôc les devoirs de Phomme, Il
avoit été fmguliérement frappé de la décou-
verte que fon maître avoit faite des rapports
proportionnels des fons harmoniques. Une idée
fi heureufe s'étant emparée fortement de fon
efprit , il crut avoir trouvé en elle le fens de
l'énigme de la nature. Combien d'autres de-
puis , en nourrilTant leur efprit d'abftradHons ,
& en lui donnant le pli du faux, fe font van-
tés d'avoir dérobé à la nature fon fecret, &
d'applanir avec ce fecret toutes les difficultés
dont les grandes matières font hériffées î L'i-
pcgale diftance des Aiires , leur mouvemeiît
2S5 Hlftoïrc Philofophiquû
uniforme mais varié dans chacun d'eux autour
d'un centre commun , Tordre & rharmoniei-
qui en réfultoient pour le monde, parurent avoir
des rapports avec les fons harmoniques. Dès
lors s^établit l'analogie entre ces fons & les
mouvemens de l'Univers. On crut donc que^
les planètes fc mouvoient harmoniquement ^,
& que l'harmanie était la fin de la nature^
Mais ce concert & ces fans harmoniques ne
pouvoient être attribués au hafard , ni à une
force aveugle & fans intelligence. D'ailleurs.
on voyoit de l'intelligence dans le monde.
Pythagore jugea donc que la force motrice^
répandue dans l'univers, étoit intelligente. Mais
ce qui acheva de tourner les têtes , c'eft l'heu-
reufe conformité des nombres de Pythagore
avec les idées des anciens Théologiens fur le
fyftême du monde. On y retrouvoit la lyre
du monde organifée dans toutes fes parties î
la Lune , Mercure , Venus , le Soleil , Mars ^
Jupiter , Saturne , en étaient les fept cardes ;
le Soleil , ou Apollon , maître des autres Af-
tres, en régloit les accords. On y retrouvoit
Pan, dont le nom fignifie V Univers y avec les
fept pipeaux de fon Chalumeau , depuis le ton
le plus grave jufqu'au plus aigu. On y retrou-
voit les Mufes au nombre de neuf, en y joi-
gnant le Ciel des étoiles , ou Uranie , & peut*
de la Religion. 2S7
-être la Terre. Pour des hommes qui comme
les Anciens n'ëtoient pas difficiles en raifon-
nemens , ces foibles convenances , ces petites
(imilitudes , ces jeux d'efpric peu folides ,
étoient autant de preuves pour ce qu'ils vou-
loient établir. On ne doit donc pas être fur-
pris fi les nombres de Pythagore firent alors
une Cl grande fortune.
L'harmonie fe formant de chofes différen-
tes ou même contraires , entre lefquelles û
k fait un accord qui les réunit , Timée crur
avoir bien rencontré , pour la folution du pro-
blême de rUnivers , lorfqu'il rétablit fur deux
Êtres éternels , aôifs par eux-mêmes , Tun
doué d'intelligence & de fagelTe , c'étoit Dieu \
l'autre brut & aveugle dans fes mouvemens,
c'étoit la matière : deux fubfîances & deux
forces. Mais comment mêler enfemble & con-
cilier deux forces fi difparates ? De toute éter-
nité elles avoient été divifées , l'une occupant
îa région fupérieure du monde ^ dans une par-
faite indépendance de tout être, telle qu'un
Dieu la demandoit ^ & l'autre , afiîfe fur un
vrai cahos où elle exerçoit fur elle-même une
adivité brute , dont il n'étoit éclos que âçs
formes fans forme , c'eft-à-dire , fans defîein
& fans fuite. Enfin le temps arriva où Dieu ,
principe d'ordre & de bonté , détachant une
288 Hlj%lrô Fhllofophïque
portion de fa fubftance & de fa force intelli-
gente , réfoliit dans lui-même , de la mêler
avec la fubftance & la force brute de la ma-
tière. De ce mélange réfulta une fubllance
mixte , douée d'une force compofée de deux
forces différentes , appellée l'ame du monde ^
parce qu'à la manière de l'ame humaine , ell©
anima & vivifia le corps auquel elle fut atta-
chée. A mefure qu'elle s'éloigna du grand Etre,,
k portion de la fubftance divine , mêlée dans
la Itibftance matérielle , fe communiqua tou-
jours avec des dofes moins fortes ; & comme
Timée étoit imbu & pénétré, en vrai Pytha-
goricien , de ridée d'harmonie , il crut apper-
cevoir dans ces dofes les gradations marquées.
dans l'échelle muficale. Une idée auHî heu-
reufe lui parut une vraie démonftration , in*
cxpugnubiUs ratiocln.itio. Elle lui expliquoic
parfaitement la raifon des mouvemens propres
des Planètes , ainfi que celle pourquoi le monde
fublunaire étoit le théâtre de la vie & de la
mort; tandis que le monde fupérieur à la lune
n'étoit ni altérable ni corruptible. Il ne dou-
toit point que le moral aufli-bien que le phy-
fique ne fe ^ut dévoilé à lui ; & que la pof-
térité n'auroit tout au plus à faire après lui
que des développemens , mais bientôt fes in»
ventions furent mifes au nombre des chimè-
res
de la Religion. 289
res. Platon même , qui en fît le (iijet du plus
fameux de fts dialogues , les trouva plus pro-
pres à donner de l'eflbr à l'éloquence & à l'ef-
px-îr, qu'à perfuader de leur vérité, ceux qui
anroient quelque penchant à s'en lailTer éblouir.
C'eft ce qui lui mérita ce reproche , que l'E-
picurien Velleius lui adrefTe dans le livre de
la nature des Dieux. Cicéron le fait ainfi par-
ler. » Pour expofer toutes lés variations de
» Platon , il faudroit un long difcours. Dans
» le Timée il dit que le père de ce monde ne
» fauroit être nommé : & dans le livre des
» Loix , qu'il ne faut pas être curieux propre-
» ment de favoir ce qu'eft Dieu. Quand il
7> prétend que Dieu cil incorporel , c'efl nous
» parler d'un être incompréhenfible , & qui ne
» pourroit avoir ni fentiment, ni fageffe, ni
» plaifir ; attributs effentiels aux Dieux. Il dit
» aufîi , & dans le Timée & dans les Loix ,
» que le monde , le ciel , les aftres , la terre ,
3> les âmes , les Divinités que nous enfeigne
» la Religion , il dit que tout cela efi Dieu.
» Ces opinions prifes en particulier font évi-
7> demment fauffes , & prifes toutes enfemble
» fe contredifent prodigieufement. «
Il faut l'avouer, il règne dans les ouvrages
de ce Philofophe une telle obfcurité , qu'il ell
bien difficile d'affeoir un jugement folide fur
Tome /. T
290 Hijiûire Phïlofophiquc
fa. véritable do£lrine. Deux chofes paroifTent
y avoir contribué ; l'ufage qu'il a fait de la
double doclrine , & l'ambition d'avoir voulu
réunir les idées difcordantes de deux Philofo-
phes aufîi contraires , que Pythagore & So-
crate. Il emprunta du premier la paffion de la
géométrie , le fanatifme des nombres , la
gloire de donner des loix , qu'au défaut de
peuples il établit dans une république imagi-
naire , & enfin le dogme de la métempficofe.
Il fe modela fur le fécond dans fa manière
de raifonner , ëc de traiter la morale. Socrate
avoit eu pour maître un difciple d'Anaxago-
re; & s'il goûta peu fa phyfique , il n'en fut
pas de même de fa métaphyfique : quand il
y lut ces mots par où Anaxagore commence
un de fes livres : Tous les corps étoient con-
fondus , mais un cfprit les fépara & les ar-
rangea , il fut frappé d'admiration , & le cri
de la vérité retentit jufques dans le plus inti-
me de fon ame. il paroïC que Platon brouilla
toutes ces idées , dans fon comm.entaire fur
Timée.
Un monde arrangé avec intelligence , &
formé fur un modèle qui le repréfentoit à
Dieu , le père de toutes chofes , devoit plaire
à un homme accoutumé à prendre fon vol
vers Iqs chofes fublimes. Tel étoit Platon. 11
de la Religion. 291
crut avec les Pythagoriciens que le monde exif-
toit de toute éternité , & qu'il n'étoit qu'une
imitation parfaite de ce bel exemplaire où
exigent fans fuccefïion , fans variation , d'une
manière confiante , les beautés fugitives que
le monde offre à nos yeux. Le partage des
Dieux efl de les contempler dans leur fource :
quant aux foibîes mortels , il ne leur efl donné
de les voir que dans des images fragiles &
dirparoiffantes. Mais qiiel étoic ce modèle con-
templé , d'après lequel Dieu avoit formé ce
monde ? Platon en parle tantôt comme d'un
attribut de l'intelligence Divine; tantôt il pa-
roît le regarder comme une fubftance diftin-
guée de l'Intelligence qui le contemple; d'au-
trefois on croiroit qu'il le confond avec le
Verbe , émané de Dieu & fubfiiîant hors de
lui. Quoiqu'il en foit , il avoit eu recours à
des idées- éternelles , à des Archétypes inçréés,
à un monde purement intelleduel , pour
qu'il ne lui fût pas reproché , d'avoir fait pro-
duire à fon Dieu , fans la moindre idée de
ce qu'il faifoit , Touvrage le plus beau , le plus
parfait & le plus complet qu'on puifTe ima-
giner.
Si Dieu n'a pas eu befoin ni de fon intelligence
ni de fa fagefle , pour ordonner le monde tel
qu'il eft*, qu'a-t-il fait, en le produifant , qui
T 2
l^Z Hîjîoirc Pliilofophiquc
n'eût pas été fait, ou par une force motrice
aveugle, ou par un téméraire concours d'ato-
mes? C'efi ce que les Epicuriens favoient bien
dire, quand ils fe retranchoient fur l'impuif-
fance où les Dieux auroient été de fe figurer
le monde tel qu'il exiile. » D'où les Dieux ,
» dit l'éloquent Interprète d'Epîcure , ont-ils
» tiré le modèle de la création de l'Univers ,
1) & l'idée même de l'homme, fans lefquels
» ils ne pouvoient concevoir clairement le
3> projet qu'ils vouloient exécuter? Qui leur a
» fait connoître lés qualités des arômes , &
» ce que peuvent leurs différentes combinai-
7> fons , finon la marche même de la nature?
j> Car, depuis une infinité de fîecles, les élé-
3) mens innombrables de la matière, frappés
3> par des chocs étrangers , entraînés par leur
» propre poids , fe font mus avec rapidité ,
3> fe font affemblés de mille façons diverfes
3/ ont enfin tenté toutes les combinaifons pro-
' » près à former des êtres , de forte qu'il n'efî
^ 7> pas furprenant qu'à la fiii ils aient rencon-
"^ ji tré l'ordre & les mouvemens , dont notre
">> monde ei! le réfultat , & qui le renou-
» vellent tous , les jours. ( Xiv. V, de Lu-
crece. )
Ainfi donc, dans le fyfîéme d'Epîcure, les
Dieux n'ont pu créer le monde , parce qu'ils
de la Religion. 293
n'ont pu s'en former un modèle , & c'efl à
fon exiftence qu'ils en doivent l'idée qu'ils ont,
comme vraifembîablement ils doivent à cette
exigence la leur propre. Au défaut des Dieux,
ce font les élémens innombrables de la ma-
tière qui font les vrais créateurs de ce mon-
de. De leurs chocs infinis & de leurs combi-
naifons tant de fois effayées, il eft enfin for-
ti , tout formé comme il efl , par un concours
fortuit qui, pour étonner la raifon , n'en eft
pas moins réel. Ainfi Pallas , félon la fable ,
fortit autrefois toute armée du cerveau de Ju-
piter. Qu'y a-t-il en cela de plus prodigieux,
que de le laifTer échapper au hafard des mains
d'une nature , intelligente , fi vous voulez ,
mais aveugle fur ce qu'elle va produire , &
étonnée elle-même de fon propre ouvrage?
Telles étoient les dii^cultés qui fe préfen-
toient à l'efprit de Platon , & qui lui firent
imaginer ces idées éternelles , & ces archéty-
pes incréés , pour diriger dans {qs opérations
le Demiourgos , ou l'Archltede de l'Univers,
Lorfque Virgile, dans la plus belle Verfi-
fication du monde , repréfenta dans fon VI.
Livre de l'Enéide fon Héros defcendant aux
Enfers; qu'il y peignit le noir Tartare & la
douce lumière de l'Elifée : ici les difTérens
fupplices des méchans , & là le bonheur inal-
T 3
2-94 Hijloirc Fhïlofophiquc
térabîe des gens de bien , qu'il chanta les
glorieufes deftinées de la pofléiité d'Enée ;
penfe-î-on que ce Poète eût vu tout ce fpec-"^
tacle peint fi vivement, qu'on croit moins en
lire la defcription que le voir lui même > Non ,
fans doute, nous favons que ces admirables
fixions font l'ouvrage de l'efprit. Les difFérens
traits qui les compofent , font , il efl: vrai ,
répandus dans la nature , mais c'eft l'imagi-
nation qui les réunit , qui les arrange , qui
les annoblit & qui forme le tableau.
Cette aélivité, par qui l'efprit humain ré-
fléchit fur fes fentimens , ou fur fes fenfations ,
les compare & en connoît les rapports , la
refuferions-nous à l'Intelligence fupréme ; &
cette aftivité ne lui fait-elle pas voir en elle-
même tous les êtres pofTibles ? Son effence
étant infinie , elle renferme à coup fur toute
la réalité dont une fubfiance efl capable; les
êtres bornés n'ont donc aucune réalité qui ne
foit en effet dans. l'Être néceffaire ; & cet
Être , doué de l'a6livité qui compare , qui
réunit , qui arrange les idées , la laiffera-t-il
oifive , ou plutôt ne fexercera-t-il pas à con-
noitre dans fon effence toutes les différentes
manière d'exifler, & par conféquent tous les
êtres particuliers , fans excepter même les
corps, qui, quelque fentiment que l'on prenne
de la Religion. 29^
fur la nature de leurs élémens, ne font qu'une'
multitude de forces bornées , que Dieu a pu
voir dans fa propre force , parce qu'elle eft
infinie , & qu'il connoît les différentes maniè-
res dont la force peut agir? Ainli qu'un Géo-
mètre voit fur une table , dont la furface eft
uniforme , toutes les figures poffibles ; qu'un
Peintre apperçoit mille tableaux divers fur la
toile qui doit recevoir fes couleurs ; qu'un
Statuaire démêle dans un bloc de marbre les
Dieux & les Héros , que fon doéle cifeau va
en faire éclore ; Dieu , s'il eft permis de com-
parer les grandes chofes aux petites, de l'im-
menfité de fes regards parcourt plus rapide-
ment que l'éclair fon effence infinie , dans
laquelle fon intelligence peint, pour ainfi di-
re , tous les êtres bornés , & defline tous les
mondes poffibles.
Le Timée de Platon, le plus beau & le
plus riche de fes Dialogues , n'ell: que le dé-
veloppement des idées de ce Philofophe, dont
il a corrompu la fimpliciré par les ornemens
dont il a voulu le parer Se l'embellir. Crainte
de nous égarer dans ce labyrinthe , prenons le
fil que nous offre Plutarque qui a travaillé à
rendre intelligible la penfée de fon Maître.
» Suivons Platon, & difons poétiquement avec
» lui , que le monde efl né de Dieu ; car le
T 4
1^ Hijîoirt Fhilofuphtquc
» monde eft le plus parfait de tous les ouvraf-
» gts^ & Dieu le plus excellent de tous les
» Ouvriers. Ueflence & la matière dont le
» monde a été engendré , n'a pas été engen-
r> drée elle-même ( voilà Véttrnïît de la ma-
» ticrt ) ; mais elle a été foumife à l'Artifte ,
» pour être difpofée & ordonnée par lui , &
» perdre fa reffcmblance , autant qu'il feroic
» pofïibîe ( voilà les idées divines ) : Ainfi le
» monde n'a pas été fait de ce qui n'étoic pas ,
3» mais de ce qui n'étoit pas bien , & aufïî-
y> bien qu'il pouvoit être ; de même qu'on fait
>-> une maifon , un habit , une ftâtue. Avant
» la naifTance du monde , c'étoit le cahos &
5î la confufîon. Ce cahos n'étoit pas fans qucl-
» que efpece de corps , ni fans mouvement ,
» ni fans ame : mais ce corps étoit fans for-
» me & fans confîftance ; ce mouvement étoit
» fans règle & fans raifon ; c'étoit le défor-
» dre d'une ame emportée par une force aveu-
» gîe. Dieu n'a pas fait corps ce qui étoit cor-
» porel , ni ame ce qui n'étoit pas animé •
» comme le Muficien qui compofe les me-
» fures & le chant, ne fait ni les fons, ni
» les mouvemens , & qu'il fc contente de
» mettre l'harmonie dans les fons , & les in-
» terv^aîles fymmétriques dans le mouvement.
p De-méme Dieu n'a pas donné au corps la
dt la Religion. 297.
» tangibilité, ni rimpénétrabilité, ni à Tame,
» rimagiiîative & Padivité ( voilà les deux
» dualités aciives dt la matière , le mouvement
» Ê? les imaginations confufes. ) Mais ayant
» pris ces deux principes, l'un opaque & non
» figure , l'autre aveugle & emporté, tous deux
» imparfaits & indéterminés , il les a fournis
» à l'ordre, à rharmonie; il les a rendus beaux,
» réguliers , uniformes , comme fes idées , &
3> en a formé un animal parfait, qui eft le
» monde. « ( Diog, Laé'r, donne le même ex-
pofé. )
Paflbns à la compofition de l'Ame du mon-
de , que Dieu fait chez lui précifément , com-
me dans Timée , en mêlant une partie de lui-
même , ou de fa raifon éternelle , toujours
pure , toujours fainte , dans une portion de
l'Ame brute du fécond principe. » Les effets
3> de ce mélange , dit Plutarque , font fenfi-
» blés dans toute la nature, & fur-tout dans
» l'homme. On voit dans fa partie brute les
» mouvemens défordonnés ; & dans fa partie
» raifonnable , les mouvemens réguliers ; dans
)> fa partie fenfitive , la nécefîité ; dans fa par^
y> tie intelligente , la liberté. ... On y voit
» les combats du vice contre l'honnêteté, du
3> plailir contre la douleur ; les tranfports des
» amans , leurs frémiffemens \ enfin les con-
298 Hiflom Philqfophïquc
7> trariétës du penchant & de la raifon : tou-
» tes preuves que notre ame eft un mélange
» d'un principe divin , fupérieur aux pafTions ,
» & d'un principe mortel , qui en eft l'ef-
7> clave. ... La nature qui remplit le Ciel ,
3> n'eft pas même exempte de ces contrarié-
» tés. Elle eft emportée aujourd'hui d'un coté ,
j> par la fupériorité a6luelle du principe d'or-
al dre qui gouverne les êtres céleftes ; mais
» il viendra un moment ( qui eft déjà arrivé
» plufîeurs fois ) où le principe intelligent ,
» s'oubliant lui - même , par une forte d'en-
» gourdilTement & de léthargie ; le principe
» lié d'origine & d'habitude avec le corps ,
5> reprendra l'empire & fera tourner le monde
» d'une autre forte , jufqu'à ce que le prin-
» cipe d'ordre, reprenant encore fa fupério-
» rite , & fe ranimant par la vue du modèle
» divin , le rétablifTe dans fa première régu-
D larité. «
Il eft aifé de juger par cet Extrait de k doc-
trine de Platon, qu'il n'avoit pas des idées
bien nettes fur la fpiritualité de l'ame ni mê-
me de Dieu. Dans fa manière de penfer, l'a-
me raifonnable ne différoit de l'ame matérielle
que du plus au moins ; c'étoit feulement une
matière plus fpiritualifée. Au lieu de plufieurs
âmes, il n'en admettoit qu'une, mais corn*
dc^ la Religion. 299
pofée de pîufieurs parties. L'une , qui éroit le
fiege du fentiment , ëtoit purement matérielle;
l'autre , qui étoit le fiege de la raifon , étoit
l'entendement ; la troifîeme , imaginée pour
fervir de lien aux deux autres, étoit un efprit
mêlé de la fubftance divine & de la fuhflance
brute. Ce fyftéme , qui fuppofe que la matière
fent & penfe , efl- , fans doute , fiux ; mais au'
moins il n'efl pas expofé aux difficultés , dont
feroit fufceptible celui qui fuppoferoit dans
l'homme deux principes différens par leur na-
ture, dont chacun auroit à part Tes fenfations;
enforte que dans le même il y auroit deux
moi y deux perfonnes , qui n'ayant rien de
commun dans la manière de fentir , ne fau-
roient avoir aucune forte de commerce , &
dont chacune ignoreroit abfolument ce qui fe
pafTe dans l'autre. Le même principe qui fent,
doit penfer dans l'homme ; & c'efl s'engager
dans un défilé d'où l'on ne peut fortir , que
d'imaginer l'homm.e double, en raifon de deux.,
principes dont on le compoferoit , & qui fe-
roienc autant différens par leur nature que con-
traires par leur aftion. Les pafîjons & les er-
reurs, torrent impétueux qui nous entraîne fi
loin de nous, ont leur fiege dans le lieu même
ou règne une lumière pure qu'accompagnent le
calme & la férénité , & qui efl une fource fa-
joo HiJIoîre Philofophiquc
luraire dont émanent la fcience, la raifon, la
fagefle. C'eft la même ame , qui tantôt gour-
mande le corps , & qui tantôt fe laiffe domi-
ner par lui, en laiflant prendre aux fens trop
d'empire fur fa raifon.
Platon avoit tiré de l'Ame du monde les
Génies, les Démons & nos Ames. En faifant
exécuter par les Génies & les Démons , les
détails de PUnivers, il crut par-là juftifier la
Providence fur les maux qui le remplifTent. Ce
Philofophe étoit fans contredît un grand hom-
me; mais dans la nuit obfcure où il marchoit
avec les anciens Fhilorophes, il eut avec eux
le fort de fe contredire. Leurs ouvrages en
général font pleins de contradidions. Ce devoit
être naturellement îe fort des premiers Méta-
phyficiens. Il faut, ou les fuppofer tous Athées,
ou convenir qu'ils n'avoient pas bien apperçu
toutes les conféquences de leurs principes. De
la Dodrine de Platon fur la Nature de Dieu
& fur celle de l'Ame, il réfukoit évidemment
qu'il n'y avoit ni récompenfes à efpérer , ni
peines à craindre , après la mort. Lifez cepen-
dant fon Phedon , efpece de Roman Philofo-
phique , vous y verrez le dogme des peines
& des récompenfes dans une vie à venir , peint
avec des couleurs fi féduifantes , que ceux
mêmes qui connoiffoient les principes de l'Au-
de la Religion. 301
teur , avoient peine à fe défendre , en le Hfant y
de renchcinrement qui faifiiToit le vulgaire au-
quel il ëroit deftiné. Tel eft le jugement qu'en
porte un des Interlocuteurs des Tufculanes.
)> Je l'ai lu, dit-il, & fouvent; & je ne fais
» comment il arrive que j'en conviens, lorf-
» que je le lis : mais cette perfuafion s'éva-
5> nouit, dès que j'ai fermé le livre, & que
» je commence à réfléchir fur l'immortalité de
» l'ame. *' C^tte pièce, en effet, ef! admira-
ble pour le âyle & pour la cômpofirion, élo-
quente dans le développement des idées. Elle
captive l'efprit par des charmes délicieux; les
refforts du cc^ur humain y font remués avec
tant de dextérité , qu'il falloit être aufîi entêté
que l'étoient les anciens Philofophes du prin-
-cipe, qui faifoit de l'ame une portion de la
'Divinité , & qui la rendoit éternelle aux dé-
pens de fon immortalité, pour avoir aimé mieux
icn croire une ténébreufe Métaphyfique , que
le fentiment du cœur parlant avec tant d'é-
loquence.
L'éternité de la matière efî une erreur, &
même une erreur grofîiere; mais féparée des
"conféquences que l'impiété en tire, elle ne dé-
^truit point la Religion. Si les Anciens ont ad-
■mis un principe adif &un principe pafîif, c'efl
qu'ils n'avoient point conabiné toutes les per-
^OZ Hijlolrt Philofophiqiie
ferions • avec , l'éternité. D'ailleurs ce fécond
principe étoit une pièce qui entroit dans leur
fyftême pour jufîifier la Providence. Ils ne
prétendoient pas donner un égal à Dieu ; parce
que leur métaphyllque étoit différente de
îa nôtre. Ils mettoient une différence infinie
entre lui & la matière. Ils cherchoient feule-
ment un fujet, fur lequel ils pufTent rejetter
la caufe des maux , afin que la Divinité parût
toute parfaite, & toute aimable.
Platon , défenfeur de Téternité de la matiè-
re, n'en croyoit pas moins, en voyant l'ordre
qui règne dans l'Univers , à une caufe éternelle
& très-fage. Il ne fut pas arrêté par cette mé-
taphyfique fubtile , qui pofe en principe , que
Dieu n'ayant aucun droit fur une matière éter-
nelle & néceffaire, n'a pu y établir en confé-
quence cette infinité de rapports où l'efprit fe
confond & fe perd, ni ce fyftême d'être fi
confîamment ordonné. Il ne penfa pas, à la
manière de nos Métaphyficiens, que Dieu au-
roit agi en defpote , & qu'il auroit été plus
avantageux à la matière, d'être foumife à un
mouvement bizarre & irrégulier , pour n'être
qu'un tout informe , que de l'être à un mou-
vement ordonné par un Être intelligent , du-
quel a réfulté l'ordre fenfible de cet univers.
Ainfi donc, à en croire nos Métaphyficiens,
de la Religlotu 303
riiarmonie des êtres, & Tadmirable concours
de chaque pièce pour la confervation des au*
très, auroient été une imperfeélion dans une
matière éternelle , précifément parce que Dieu
les auroit introduits en elle.
Platon avoir commenté le Pythagoricien de
Locres : Ariftote , fon difcipîe , commenta de
même Ocellus Lucanus , duquel il emprunta
réternité du monde , mais dont il fe dit le
premier Auteur , Platon & Pythagore n'étant
pas trop bien décidés fur cet article ; foit que
Pouvrage du Philofophe de Lucanie fût tombé
dans Poubli , foit qu'il eût donné à cette que-
fiion une forme plus féduifante.
La rudeiTe des anciens temps femble refpirer
dans l'ouvrage d'Ocellus, il eft précis & dans
un genre auilere ; & comme c'eft le plus an-
cien de tous ceux qui nous font reftés des Grecs ,
il eft, pour me fervir de l'exprefîion de Mr.
l'Abbé Batteiix fon tradufleur , il eft pour la
Philofophie, ce que fut pour les Romains le
Capitule couvert de chaume , où commença
la gloire de leur Empire.
Ocellus confondant le monde avec l'univers ,
il employa pour ceîui-là les preuves d'éternité ,
que les autres Philofophes employoient pour
celui-ci; & à dire vrai , il paroit mieux fuivre
Panalogie des idées. Tout fembloit combattre
<n
04 Hijioïrc Philo fophlqut
l'éternité du monde ; on touchoit , pour aînfî
dire , au berceau àQs Nations , qui naguère
venoient de fecouer leur barbarie, on voyoit
les premiers commencemens des Arts & des
Sciences. Ce fut un embarras pour les Philo-
fophes , dont ils ne purent fbrtir qu'en cher-
chant un milieu , qui fut de faire l'Univers éter-
nel , & de donner un commencement au mon-
de; Ocellus ^ Tentant les inconvéniens de cette
diflinèHon, crut trancher la difficulté en faifant
le monde éternel aufli-bien que l'univers. L'é-
ternité de l'un fembloit entraîner celle de l'au-
tre ; & fi l'on pouvoir bien digérer la premiè-
re, pourquoi pas la ieconde >
Si l'on objedoit à Ocellus que l'Hiftoire Grec-
-que ne remontoit pas au-delà d'Inachus, Roi
■d'Argos ; il faut , difoit-il, V entendre cTune épo^
^iie prifi de quelque révolution confidèrahle , &
non £un commencement ahfolu, VHellade a été
& fera plus dhine fois barbare , non-feulement
par les irruptions & les établifjemens des étran-
^crers y mais encore par le fait de la nature. Elle
rCen fera ni plus grande , ni plus petite ; elle
•paroîtra nouvelle aux hommes y & ne fera que
'tenouvellée.
Voici un des raifonnemens fur lefquels Ocel-
lus fondoit l'éternité du monde , qui de lui-
-même l'avoit conduit à Dieu , & auroit détruit
cette
irfe la Rdigloru ^o<^
luette éternité qu'il donnoit fi libéralement à ce
ï^ue nous regardons comme fon ouvrage^ s'il
eût bien médité fur les conféquences qui ré-
fultoient de fa manière de raifonner. » Ce qui
» rend parfaites les autres chofes , dit-il , doit
» être parfait lui-même \ ce qui donne aux autres
» chofes l'exiftence & la ftabilité , doit exifter
» & être fiable lui-même ^ ce qui donne l'ordre
» & l'harmonie aux autres chofes, doit être or-
» donné & harmonique par lui-même. Or le
» monde eft la caufe de l'être , de la conferva-
» tion & de la perfeâion des autres êtres ; donc
». il ell: par lui-même éternel , parfait , perma-
3) nent dans tous les temps , & c'effc par cette
» raifon qu'il conferve tous les autres êtres.'*
Vous qui voyez , ô Philofophe , une caufe
à qui il convient d'avoir éminemment tout ce
qu'elle produit, l'être, la habilité , l'ordre , la
perfeâion , donnez à cette caufe la liberté , &
vous trouverez bientôt en elle un Dieu qui vous
épargnera bien des embarras fur l'origine de
l'homme , fur celle de tous les êtres organifés &
vivants ; & vous ne ferez point réduit , quand
on vous demandera lequel a été avant l'autre,
ou l'oiieau ou l'œuf, à les faire tous deux éter-
nels. Tandis que vous placez au-deffus de la
lune l'habitation des Dieux , vous en recon-
ïioiffez donc. Pourquoi les reconnoître en pure
7omc l V
^o6 HiJIoîre Phïlofophiquc
perte ? Et lorfque vous pouvez les employer à
la conitruftion de ce monde , qu'avez-vous be-
foin de recourir , pour ce merveilleux ouvrage ,
à la nature & à la difcorde , deux puifTances
contraires , dont l'une engendre , Tautre détruit
& corrompt ? D'un coté vous vous peignez la
Nature fans celTe occupée à préparer la matière ,
la difpofant à fe foumettre à un plan , à figurer
fymmétriquement avec d'autres parties ^ & de
Fautre ^ vous vous figurez la difcorde , fubju-
guée plutôt que foumife , s'agitant dans fes liens
par fa férocité originaire , & ne manquant ja-
mais l'occafion de les rompre , quand elle fc
trouve la plus forte. C'eft ainfi que vous expli-
quez les générations & les corruptions qui ont
lieu dans le monde fublunaire , en y faifant néan-
moins intervenir le foleil , qui par {qs allées &
fes retours , change continuellement l'air en
raifon du froid & du chaud , d'oii réfultent les
changemens de la terre & de tout ce qui tient
à la terre. Ainfi, dites-vous, de ces deux par-
ties , l'une divine , toujours courante , & l'au-
tre mortelle , toujours changeante , eft compofé
ce qu'on appelle le monde. Mais , tandis que
vous faites lutter enfemble le froid & le chaud ,
le fec & l'humide , pour vous rendre raifon de
ce qui maintient l'harmonie de votre monde
éternel , je vous demande à vous-même, qui
de la Religion ^07
ti^employez pour cet effet que la matière ^ les
qualités, (i vous êtes bien sûr que la nature de
fon côté ne prenne pas des arrangemens avec
elle-même , pour concilier toutes les forces ,
pour les émouffer les unes par les autres
pour leur faire trouver la paix au milieu de
leurs combats. Je vous demande (i avec le temps
il ne doit pas réfulter une extinction générale
de ces forces, détruites par l'extin6lion des con-
tre - forces. Que deviendra alors ce monde éter-
nel , tant célébré par vous ? Pour moi , je le
vois dégénérer en une lourde maffe , fans mou-
vement & fans vie. Employez, comnue Phy-
ficien , j'y confens , les caufes méchaniques ou
phyfiques , mais n'oubliez pas d'y joindre les cau-
fes finales , fi vous voulez que le monde ne le
détruife point.
Il eft bien déterminé qu'Ocellus attribuoit
l'organifation du monde à la nécefîité & au mé-
chanirme ; d'un autre côté , il n'eft pas moins
décidé qu'il reconnoiffoit un Dieu, entre les
mains duquel il avoit remis le fceptre du monde
pour gouverner les hommes. Tâchez de con-
cilier deux chofes auffi oppofées d'une manière
qui fade honneur à la raifon humaine. Vous
verrez chez tous les anciens Philofophes cef
étrange conflit d'idées , ce flux & reflux de
contrariétés étonnantes dans lequel ils nageoient f
V 2.
3o8 Hïjiolre Fhilojbphîguâ
manquant , au défaut de la révélation , d'une
boufTole qui pût les conduire fur cet Océan
d'erreurs. Qui avoit une plus haute idée de la
vertu & de la divinité , que les Stoïciens ? Ce-
pendant tout ctoit emporté par un deflin de
fer, hommes & Dieux. Et cetAriflote, fi fu-
blime en parlant de Dieu , ne le confondoit-il
pas avec l'Univers qui , félon toute apparence ,
lî'étoit dans fa manière de penfer qu'un au-
tomate ?
Platon , fon maître , conduifant à fa fuite ^
l'éloquence, l'enthoufiafme , la^ vertu , l'honnê-
teté , la décence & les grâces , s'étoit fait en^
tendre dans l'obfcurité des temples. Ariftote,
prenant une route entièrement oppofée , quoiqu'il
fût très-éloquent par lui-même quand il le vou-
loit , afîe£la dans fes écrits phiîôfophiques un
ftyle auftere qui n'étoit que nerf, une précifion
géométrique , une majeflueufe obfcurité qui re-
poufToit les ignorans. Il avoit introduit dans
l'ombre des écoles le fyllogifme & la méthode.
En fe déclarant le défenfeur de l'éternité du
inonde , qu'il préfentoit comme formé par les
qualités phyfiques de fes principes compofans ,
& non par l'aftion de la Divinité , il eut la
îiial-adrefTe d'inlinuer trop clairement, que la
Providence ne defcendoit pas jufqu'au monde
fublunaire. Par ce feul mot , il avoit renverfé
de la Religion. ^ 309
les temples & les autels, ruiné le patrimoine
des Prêtres , & troublé le Peuple dans la pof*
fe(fion de Tes idées les plus chères. Les chofes
allèrent fi loin, que bientôt après Arifîote fut
obligé de fe réfugier à Chalcis , de peur, di^
foit-il , que la fuperflition ne commit un nou-
vel attentat contre la Philofophie ; il faifoit al-
lufion , dit Elien, à la ciguë de Socrate.
Callifthene , neveu & difcipie d'Ariftote ^
qui l'avoit engagé à fuivre Alexandre en Alîe,
avoit encouru l'indignation de ce Prince , par
cette réponfe magnanime qu'il lui fit, lorfqu'il
fut interrogé fur ce qu'il ne Padoroit pas :
j> Seigneur , vous êtes Chef de deux nations :
» l'une efclave , avant que vous l'eufliez fou-^
» mife , ne l'eft pas moins depuis que vous l'a-
j5 vez vaincue ; l'autre libre , avant qu'elle vous
^ fervît à remporter tant de viâoires , l'efl
» encore depuis que vous les avez rempor-
» tées. Je fuis Grec , Seigneur : & ce nom
» vous Pavez élevé fi haut , que , fans vous
» faire tort , il ne vous eft plus permis de l'a-
» vilir. « Les vices d'Alexandre étoient extrê-
mes y comme fes vertus : dans fa colère , il
fit couper les pieds , le nez & les oreilles à
Callifthene , ordonna qu'on le mît dans une
eage de fçr , & le fit porter ainfi à la fuite d^
l'armée, •
310 HiJIoirc Philofophiquc
Depuis l'aventure de ce Philofoplie , qui
pouvoir influer fur Ton maître , Ariftote n'étoit
pas tranquille du côté de ce Prince , à qui
d'ailleurs les Prêtres pouvoient fuggérer des
defTeins funeftes contre lui. En courtifan délié
qui connoiiïbit très-bien les hommes , & fur-
tout les Princes , quelque ulcéré que fut fon
cœur contre Alexandre , qui avoir fait mourir
ceux qui lui avoient rendu le plus de fervice ,
& qui venoit tout récemment de fignaler fa
cruauté envers Callifthene fon parent & fon
ami , il crut devoir ménager un Prince tout-
puiffant. Alexandre, de fon coté , ne devoir
pas être fâché que les dehors fuffent confer-
vés. Ainfi de la part d'Ariflote continuèrent
avec Alexandre les relations, où il lui rendoit
compte de fes travaux philofophiques. Sur l'ar-
ticle des Dieux il ne convenoit pas d'effarou-
cher la délicateffe du Prince , qui vouloir être
le fils du plus grand des Dieux.
' Tel éroit l'état des chofes , lorfqu'Ariftote
conçut le projet d'écrire au Conquérant de PA-
{îe, une lettre apologétique dans le fond, phi-
lofophique dans la forme , où flattant fon or-
- gueil en lui foumettant fes lumières , il avoir
deflein de montrer à fes ennemis, qu'il avoir
toujours dans Alexandre un protedleur & un
appui , & oii , fans donaer aucune prifc fur liai
de la Religion, ^îl
comme Philofophe , il donnoit aux Prêtres &
au peuple une efpece de fatisfaélion , pour
éteindre ou amortir leur refTentiment. Cette
lettre confidërée fous ce point de vue qu'on
vient de repréfenter , étoit certainement un
chef-d'œuvre de l'art & de l'éloquence. En ef-
fet , il ne falloit pas moins que le génie de cet
homme prodigieux , qui étoit à la tête & au-
deffus de tout ce qu'il y avoit de fav^ans &
de beaux efprits dans fon fiecle , pour faire
d'un monde éternel l'ouvrage de Dieu ; pour
faire defcendre jufques fur la terre les influen-
ces de la Providence , fans fe mettre en con-
tradiâion avec lui-même ; enfin pour donner
à la Divinité d'une main ce qu'il lui avoit ôté
de l'autre. Or tel eft l'efprit de la lettre d'A-
riftote à Alexandre fur le fyftême du m.onde.
Après avoir débuté par Téloge de la Philo-
fophie, on le voit dans la fuite lui prodiguer
les plus grands éloges , jufques-là qu'il dit
qu'elle eft quelque chofe de furnaturel & de
divin , quand notre ame quittant la terre s'é-
lève fur fes ailes jufqu'aux cieux où elle a
droit , en vertu de fon origine célefte , de
monter pour y rechercher les chofes divines,
& pour les révéler aux mortels. Ces chofes
divines font le grand fpe6lacle de l'Univers , h
capable dç ravir notre admiration , & de nous
V4
312 Hijloirc Phïlofophiqm
faire confefTer l'exiftence des Dieux , fans quî
ce fpe£lacle demeure pour nous muet & inin^
telligible. Ariftote nous le montre comme
maintenu par Talion & par le moyen de la
Divinité ; ce qui dans fon fyftême s'explique
très-bien : car ayant fait de TÉther fon Dieu ,
comme cet Éther règne fur la circonférence
du monde , & qu'il le pénètre jnfqu'à un cer-
tain point , le monde fe trouve par cette acr-
tion de l'Éther tournant autour des fpheres ,
prefTé, ferré, contenu de toutes parts : c'eft
le fens d'i Deo. Il eft encore affermi par
l'aétion du même Éther , qui pénètre les fphe-
res au moins jufqu'à la lune, qui elt comme
le nœud intérieur des membres de l'Univers
entr'eux : c'efi le fens de pcr Bcum,
De quelque côté qu'on attaquât Ariftote ,
il tomboit toujours fur fes pieds. S'il avoit af-
faire aux Prêtres , il leur oppofoit fon Éther,
être divin , félon lui , ou plutôt la Divinité
même, contenant & preiTant toutes les natu^
res dont le monde efl compofé , les enchaî-
nant les unes aux autres & les empêchant par
fon action de fe difperfer dans le vague d'un
efpace infini. Le ramenoit-on à l'éternité du
monde qu'il fe faifoit gloire de foutenir? Se^
jon lui 5 les parties célefles , de même que
les fublunaires , s'étoient arrangées & placées
de la ReUgÎQîi. 3T3
en vertu de leurs qualités naturelles, efTéntiel-
les , éternelles , à qui Tadion de Dieu avoit
cédé , comme ne pouvant rien contre la na-
ture des chofes. Lors même qu'Ariftote fonts-
noit le plus hautement l'éternicé du monde ,
il écrivoit , ainfi que Cicéron le rapporte dans
fon de naturâ Deorum IL 34. , que des hom-
mes qui veproient tout-à-coup & pour la pre-
mière fois, le monde & l'ordre admirable qui
règne dans Tes parties, ne pourroient s'empê-
cher de penfer qu'il y a des Dieux , & que
ces merveilles font leur ouvrage : hœc çùm
vidèrent , profeclo & ejfe -Dcos , & hœc tanta.
Optra Deorum ejfe arhitrarentur.
Il eft impofîîble, fuivant notre métaphyfi-^
que moderne , de voir autre choie dans cette
action de Dieu qui cède aux qualités des
fubftances , auxquelles elle ne fauroit réfîfter ,
qu'une a£tion purement méchanique, ou tout
au plus fpontanée. Un Phiîofophe de nos jours
qui s'exprimerait ainfi , feroit violemment
foupçonné d'Athéïfme , parce que nous con-
noiffons mieux les droits de la Divinité. Quant
à l'éternité du monde, Ariilote trouveroit plus
facilement grâce devant quelques-uns de nos
Théologiens, qiii penfent qu'elle peut fe con-
cilier avec l'opinion qui fait Dieu Auteur du
monde.
314 Hijloirc Philo fopliiquô
Le grand article fur lequel Ariflote avoit à
fe juftifier , c'étoit la providence , dont il avoit
borné l'adion à la fphere de la lune. C'eft ce
dogme hardi qui avoit révolté le public &
foulevé contre lui les Prêtres. Il n'étoit pas
aifé de concilier ici l'honneur du Philofophe,
avec l'efpece de rétradation que les circonf-
tances exigeoient , pour appaifer les efprits ir-
rités de l'atteinte portée à une dodrine fur la-
quelle ils prennent aifément feu , d'autant qu'on
ne fauroit la nier, fans laifTer le vice impuni,
& la vertu opprimée fans efpoir de récom-
penfe.
Pour fatisfaire aux plaintes qui étoient par-
ties de tous côtés , Ariftote crut devoir adou-
cir les efprits par cette efpece d'exorde : » Il
» eft plus fenfé, plus décent , plus convenable
x> pour la divinité , de penfer que cette puif-
» fanée fuprême, aiîife dans le ciel, a fmipîe-
» ment une influence de confervation fur les
2> êtres , quelque éloignés qu'ils foient , que
5» de la faire aller & venir fans cq(^q dans des
» lieux indignes de fa gloire , & de l'abaifTer
» jufqu'aux détails du globe terreftre : détails
» qui font au-defîbus même d'un homme un
» peu élevé , d'un Général d'armée , d'un Ma-
» giftrat, d'un Chef de famille. .. . Mais (con-
9 tinue Ariftore , après s'être beaucoup étendu
de la Rcfigton. 31^
y> fur ce lieu commun ) il y a autant de di^
» férence entre le Dieu qui gouverne le monde
» & le grand Roi , qu'il y en a entre le grand
» Roi & le plus vil des infedes. Donc , s^'d
n eft au-defTous de la majefté de Xerxès d'exé-
» cuter tout par lui-même , & d'entrer dans les
» détails de ce qui fe fait, on doit, à plus
» forte raifon, en difpenfer la divinité. «
Le fens de toutes ces belles paroles fe ré^-
duit à ceci : on m'accufe d'avoir dit que la
Providence ne defcendoit pas jurqu'à l'homme.
C'eil par refpeft pour la divinité que je ne l'ai
pas dit. Loin de m'en faire un crime , on de-
vroit m'en favoir gré.
Un pareil raifonnement feroit fîfïïé de nos
jours , où , grâce à la révélation, nous avons
une idée plus faine de la divinité. Si la lu-
mière féconde du foleil qui verfe indiftinde-
ment fes rayons fur tous les objets , ne perd
rien de fa pureté ; pourquoi la divinité feroit-
elle avilie de tous les détails dont s'occupe fa
Providence ; détails qui après coup ne fau-
roient échapper à l'immenfité de fes regards?
Craindroit-on la fatigue pour celui qui n'a qu'à
vouloir pour tout exécuter, & qui par fa puif-
fance répandue par-tout meut le foleil & la
lune , fait circuler tout le ciel & conferve tout
ce qui eft fur la terre > En général les Payens
^j6 Hijloire Phïlofophlquc
àvoient le défaut d^humanifer la divinité, &
de fouiller les portraits qu'ils en faifoient par
des couleurs empruntées de la domination des
Rois. En conféquence de ces idées , ils appli-
quoient au gouvernement célefte ce qui fe pra-»
tiquoit dans les Monarchies de la terre. Et par-
ce que les Rois, invifibles & renfermés dans
leurs. Palais , n'abaiffoient point leurs regards
aux détails du gouvernement, c'çft pour cela
même qu'ils croyoient de bonne foi honorer
la divinité fupréme , en la reléguant dans le
Ciel des cieux. Mais au moins Ariftote devoit-il ,
■à l'exemple de Platon , admettre une Providence
adminifirée ici bas par les génies & les dé-^
nions, & alors il n'eût point révolté les ef-
prits.
Ces génies & ces démons n'étant point du
goût d'Ariflote , par la feule raifon peut-être
que Platon en avoit rempli fa Théologie , force
lui fut de recourir à une autre folution. La
voici : » Oui, Dieu eft véritablement le gé-
^ nérateur & le confervateur de tous les êtres,
5> quels qu'ils foient , dans tous les lieux du
» monde. Mais il ne l'eiî pas à la manière du
j) foible artifan, dont l'effort eft pénible &
» douloureux ; il l'efl par fa puiffance infinie ,
» qui atteint , fans aucune peine , les objets
» les plus éloignés de lui. Aflis dans la première
At la ReUglorti 317
7> &la plus haute région de l'Univers, au fom-^
5) met du monde , comme l'a dit le Poète , il
» fe nomme le Très-Haut. Il agit fur le corps
» le plus voifm de lui , & enfuite fur les au-
» très corps , à proportion de leur proximité ,
» defcendant par degrés jufqu'aux lieux oii nous
5> habitons. C'efl pour cela que la terre & tou-
» tes les chofes terreftres , font (1 foibles &
» a inconftantes , fi remplies de trouble &
» de défordres ; parce qu''elles font à une dif-
» tance qui leur donne la plus petite part pof-
» fible à l'influence de la divinité. Toutefois
» cette influence pénétrant tout l'Univers , la
3> région que nous habitons , participe à fes
» bienfaits, aufli-bien que les régions fupé-
» rieures , qui toutes y participent plus ou moins ,
» félon qu'elles fe trouvent plus ou moins éloi-
» gnées du principe. «
Si les Prêtres fe font contentés d'une pareille
réponfe , ils n'étoient certainement pas diffi-
les en raifonnement ^ & les Initiés aux myfle-
res du Lycée , ayant de leur côté de quoi être
fatisfaits , pouvoient rire en fecret de leur fotte
crédulité. Tout efl: plein des Dieux , leur di-
foit-il, c'eft-à-dire, de l'aélion des Dieux; &
cette action , quoiqu afFoiblie , defcend jufques
à la terre. Que demandez-vous davantage? Hé
quoi ! Pouvoient-ils lui répondre , cette adion
3î8 HiJIoîrc Philofophlque
qui s'afFoiblit par réioignement , eft-elle bien
digne de Dieu ! S'il remplit également toua
les lieux de Ton immenfité, il n'y en a donc
point dont l'ëloignement puifTe afFoiblir fon ac-
tion. Quelle eft d'ailleurs cette aâion , fmon
une impreilion méchanique de contrat , qui
ne fuppofe ni intelligence ni caufes finales >
Quelle forte de providence voulez-vous nous
faire appercevoir dans une impreflîon aveugle
qui agit de proche en proche par la médita-
tion des corps qui reçoivent le mouvement &
le rendent à d'autres, après Pavoir reçu? Vous
qualifiez d'être divin l'Éther , & vous lui prê-
tez un mouvement qui , comme la chaleur
& la lumière, va en s'affoiblifTant comme elles.
Vous prétendez que notre terre , étant fi loin
de l'Éther , ou de la divinité , n'a que la plus
petite part podible à l'influence du premier
moteur ; & c'ell à cet éloignement de la di-
vinité , que vous attribuez ces alternatives con-
tinuelles de produdion & de corruption, qui
qui fe font fentir à notre globe , comme fi
l'Etre Suprême étoit plus Dieu dans un endroit
que dans l'autre. Qu'il y ait un premier mo-
teur qui imprime le mouvement à la matière;
que ce mouvement aille de région en région,
toujours fe communiquant jufqu'aux -extrémi-
tés \ que chacun des corps , atteint du mou-
de la Religion, 319
vement, fuîve une diredion particulière, félon
fa configuration propre ^ dans ce procédé fim-
ple de la nature , nous reconnoiffons les loix
auxquelles elle s'affujettit en refpeâant le pou-
voir de fon maître. Mais notre manière de
penfer feroit injurieufe envers le premier mo-
teur , fi pour imprimer du mouvement , nous
penfions qu'il eût befoin de fe mettre lui-même
en mouvement , & que fon intelligence , ré-
fidant dans le mouvement, allât, ainfi que lui,
^'afFoiblifiTant par degrés. Nous avilirions la di-
vinité, fi la crainte ridicule de la voir dans
la mêlée des élémens , agitée fans ceffe , &
fccouée par les combats éternels de la nature
& de la difcorde , nous la faifoit placer au-
deffus du monde fublunaire , lieux où régnent
la paix, l'union & par conféquent le bonheur;
comme fi fa nature immortelle pouvoir éprou-
ver de l'altéi-ation de ces combats divers de la
matière qu'elle a ordonnés elle-même pour le
maintien & l'harmonie de l'Univers.
Dans le langage àts anciens Philofophes la
matière première eft appelîée invifible, parce
qu'ils la confiderent comme n'ayant ni forme
ni figure. Dd^L eft venu ce mot ingénieux d'A-
rifiote : la matière a trop de pudeur pour fc
laijfer voir toute nue; cefl pourquoi elle ne fe
montre jamais que revêtue de quelque forme.
jio tJiJioite Phïlofopkiqué
Ceux des Anciens qui n'ont point voulu àt
rette matière première , tels que Démocrite^"
Anaxagore , Empedocle , Leucippe , Epicure ,
Thaïes , Heraclite , &c, y ont fubflitué des
atomes réels , ou des fubftances déterminées
dans leur efTence , c'eft-à-dire , revêtues de tou-
tes les qualités qui peuvent déterminer l'être.
.C'étoit le contrepied de la matière première.
Que d'erreurs n'a point occafionné le langage
divers de deux di£]:ionnaires fi différens 1 Les
Corpufculiftes , en appellant non- être la ma-
tière première, ne donnoient le nom à'etîcs^
de natures^ qu'aux élémens déterminés, & di-
foient en conléquence , qu'il ne fe faifoit rien
de rien : niillam rem ex nihilo gigni. Les au-
tres foutenant l'affirmative, difoient que, fé-
lon les loix ordinaires de la nature, il fe fai-
foit quelque chofe de rien , .c'eft-à-dire , de
ce qui n'étoit pas , parce que , s'il eût été ,
il ne fe feroit pas fait : il s'eft fait, donc il
n'étoit pas *, donc il n'étoit pas être ; donc il
n'étoit rien , ou plutôt il étoit rien. Ainfi le
rien eft devenu un être , mais un être négatif,
n'étant rien de tout ce qui eil déterminé dans
fa nature ou fon elTence , mais étant la ma-
tière première. Or cette matière première qui,
félon Ariftote , n'a ni effence , ni qualité , ni
quantité , ni aucune détermination de l'être , &
qui^
de la Religion, 321
qui, félon Platon, doir être regardée comme
lapuifTance, la mère des êtres, la nourrice, la
pâte, le fui et , le récipient, le lieu des êtres,
n'exifte que par abflraâion , c'eft - à - dire ,
n'exifte point : ce feroit le comble de la dé-
raifon , fi de cet être idéal on faifoit éclore
les êtres particuliers , les feuls vraiment exif-
tans dans la nature. L'efprit qui dans fes abf-
jradions avoit dépouillé la matière, pour la
contempler dans un dénuement univerfel, lui
redonna des qualités pafTageres , à favoir la
chaleur & la froideur, la féchereiTe & Thumi-
4ité, deux contre deux , & pour cela appellées
contraires. Comme la matière n'avoit pas im-
muablement ces qualités, & qu'elle en chan-
geoit, c'efl pour cela même que , félon Arif-
tote, les générations avoient lieu dans les élé-
mens , que le feu fe changeoit en air , Tair
. en eau, &c. Si ces élémens perdoient efFec^
tivement leurs qualités & en acquéroient de
contraires , il falloit de nécefîité concevoir un
fiijet , pu une fùbftance qui fût efFedivemenc
fans qualité aucune. Il falloit en outre que les
qualités, comme des formes féparables, puf-
fent fe tranfporter de même d'un fujet à un
autre; & alors la matière devenoit un être à
part, & les quatre qualités des formes fub-
fiflantes , qui alloient & venoient au gré de la
Tome l X
322 Hijloïrc Fhilofophiquc
nature , de certaines parties de la matière â
d'autres. Delà ces formes lubftantielîes , fî cé-
lèbres dans la Philofophie ancienne & chez
\qs Scholafîiques modernes, mais fi répugnan-
tes à la raifon & fi fort combattues par la
faine phyfique.
» Straton , qui eft appelle le Phyficien , ne
» mérite pas qu'on l'écoute , quand il dit qu'il
3> n'y a point d'autre Dieu que la nature : &
» que c'eft le principe de toutes les produc-
» tions & de toutes les mutations : qu'au refte,
» elle n'a point de fentiment ni de forme. « C'eft
ainfi que Velleius raifonne contre Straton dans
le bel ouvrage de la nature des Dieux.
En voyant la mince barrière qui fépare le
fyftême d'Epicure d'avec celui de Straton, &
qui n'eft fondée que fur ce que l'un donnoit
au hazard ce que l'autre abandonnoit à une
nécefîité aveugle ^ le premier attribuant toutes
les combinaifons à un concours fortuit, & le
fécond les dérivant des loix méchaniques de
la pefanteur & du mouvement : on trouve,
fans doute , étrange que l'Epicurien Velleius
ait fait entrer Straton dans la réfutation qu'il
fait des Philofophes oppofés à fon maître; &
que Cicéron, le faifant difcourir, l'amené à
prouver l'exiftence de ces mêmes Dieux ad-
inis par Epicure , mais détruits & difTous par
de la Religion. 323
ks principes. Mais il faut croire que ce grand
maître n'en a ufé ainfî , que parce qu'il a
voulu peindre toute la fourberie de cette fedle
déreflable , qui , dans le fein même de l'A-
théîfme, faifoit femblant de reconnoitre à^s
Dieux. Il y a plus de franehife de la part de
Straton , qui n'ayant point à les employer
dans la formation du monde , qu'il croyoit
être une fuite de mouvemens & de poids,
leur refufoit toute exiflence.
Ariftote , en fuppofant que fes cinq effen-
ces ou fubftances , l'éther, le feu élémentaire^
Pair, l'eau & la terre, ingrédiens néceffaires >
félon lui, dans la compofition du monde, ont
par elles-mêmes de toute éternité , leurs qua-
lités avives , en vertu defquelles elles ont pris
leurs pofitions , avoit raifôn d'en conclure que
le monde s'étoit formé de toute éternité.
Mais comment avec les variations irrégulie-
res des êtres naiflans & mourans fans cefTe,
concilier cette éternité ? Pourquoi cette conf-
iante uniformité dans le Ciel comparée avec
les mouvemens bizarres auxquels tout eft fou-
rnis fur la terre ? La juftefTe du raifonnement
demandoit que l'on rejettât alors cette éter-
nité du monde. C'eft aufîi ce que fi: Straton 5
& plus hardi qu'Ariftote fon maître , après
avoir relégué au loin toute caufe intelligente^
X 2
3^24 Hijhirc Philofophiquc
il ne connut d'autre Dieu que la Nature , prin-
cipe fpontané, & inhérent à chaque parcelle
élémentaire, lequel, fans autre fecours que la
diverfité des poids & des mouvemens, & le
hazard des rencontres , avoit compofé cet Uni-
vers avec toutes les efpeces qu'il comprend.
Mais d'où naifToit ce mouvement ? d'une ef-
pece de vitalité, que Straton nous repréfente
comme un effort, une forte d'amour, de de-
fir vague, d'inquiétude fourde, par laquelle un
corpufcule cherche à s'unir avec un autre cor-
pufcule. Ces termes auxquels l'efprit ne fau-
roit attacher aucun fens , & qui peuvent être
regardés comme les derniers efforts d'une rai-
fon qui fe débat vainement contre l'exiflence
d'une caufe intelligente , ont été accueillis de
nos jours comme un fouîagement pour l'efprit
qui ne defire rien tant que d'être matériel. On a
heureufement trouvé de nos jours , d'après Stra-
ton , qu'il n'y a dans la nature que des êtres
fenfitifs , & que la feule différence qu'il y a
entre un homme & une pierre , c'efî que
l'homme eft un être fenfitif qui a des fenfa-
tions , & la pierre un être fenfitif qui n'en a
pas. Si dms cet arrangement de la Philofophie
Stratonicienne , renouvellée de nos jours , les
pierres ont acquis du fentiment , l'homme ea
revanche a perdu fon ame. Réduit au feul fen-
de la Religion. 32^
tîment, on ne veut plus qu'il penfe, & il
n'eft plus qu'un être purement paiïif.
Straton auroit pu corriger & rendre moins
choquant fon fyflême , en faifant attacher par
Dieu aux difrerentes parcelles de la matière
cette vitalité qui les poufTe à s'unir avec d'au-
tres , & à s'organiier félon \qs plans tracés
dans la nature même des élémens. Cette idée
reviendroit à-peu-près aux natures pîaftiques de
Cudworth. Ces caufes non intelHgentes qui
félon le Phiîofophe Anglois , opèrent de ii bel-
les chofes dans les graines & les femences des
plantes ainfi que dans les germes àts ani-
maux , ont été formées par les mains de Dieu
même , par ces mains qui ont produit les in-
venteurs de machines & d'automates capables
de produire eux-mêmes des efFets qu'on feroit
tenté d'attribuer à une caufe intelligente.
Zenon , le chef des Stoïciens , reconnoifToit
un Dieu , dont Bal bus attefte avec tant d'élo-
quence chez Cicéron l'exilience ; & quoiqu'il
le conçût fous l'idée de feu, il ne le re-^ar-
doit pas moins comme une fubftance intelli-
gente & douée de tous les attributs propres h
refprit. Ce feu , Dieu , félon Zenon , étoit un
feu Artifte, travaillant avec méthode, progrc-
dlcns via , comme dit Cicéron dans les maté-
riaux mêmes , par des caraderes à - peu - prés
X 3
326 Hijloirc Phllofophîqat
femblables à ce que l'on voit dans les femen^
ces àts plantes. Il étoit donc dirigé par des
' raifons féminalcs , qui n'exiftoient dans fon ef-
prit, ni comme modèle idéal de ce qui s'exé-
cutoit au dehors , ni comme qualités mécha-
niques dans la matière, puifque, félon les Stoï-
ciens, tout étoit feu dans la maffe primitive,
avant qu'elle eût pris la forme du monde. Où
ëtoient-elles donc ces raifons féminalcs ? C'eft
fur quoi ils demeuroient court , quand on les
preiïbit.
Du principe que le monde fe conferve par
les mêmes raifons qui ont influé fur fa forma-
tion, il réfulte que les raisons féminaîes ^ quel-
les qu'elles foient, continuent à être les ou-
vrières du monde. La Terre, félon les Stoï-
ciens, ne s'eft placée au centre que par la rai-
fon féminalc de fa gravité relative , de même
que Péther , qui q^l la fubftance de Dieu , ne
s'efl répandue autour du globe qu'yen vertu de
fa fubtilité & de fa finefle relatives.
Ce qui dégrade le Dieu des Stoïciens, c'eft
qu'il n'eft point l'Auteur de la nature, mais
qu'il en fait feulement partie ; il eft lui-mê-
me foumis au deftin , & entraîné dans les ré-
volutions périodiques de cette caufe aveugle.
Ses idées n'ont eu aucune influence de caufa-
lité dans la produâion du monde : tous les
àc la Religion, 527
êtres, fans ^excepter lui-même, font renfer-*
mes dans cette chaîne immenfe , infinie , qui
comprend tous les renouvellemens confécutifs
àQs mondes ; & toutes les Divinités , à com-
mencer par Jupiter même , leur Souverain,
fe fondent dans l'embrâfemenc général de l'U-
nivers. Séneque , en parlant de fon fage , com-
pare fon apathie à celle de Jupiter qu'il peint
dans CQS termes : qualis eji Jovis , cum , rcfo^
luto mundo & diis in unum confujîs^ paulif-
per cejpantc naîurâ , acquicfcit fibi , cogitation
nihiLs fuis traditus. Il deviendra ce que de-
vient Jupiter , quand , le monde étant décom-
pofé, tous les Dieux étant confondus dans la
malTe , la nature refte quelque temps immo-
bile & fans adion : Jupiter alors fe repofe
lui-même , & fe livre à ks penfées.
» Son repos , dans la confufion des éîémens ,
» feroit éternel , fon fommeil feroit la mort ,
)> fi la chaîne fatale ne le retiroit pas du fond
j) de l'abyme où il eft plongé avec tous les
3> autres êtres. Ce moment de délivrance arri-
» ve apparemment en vertu de quelque raifon
3> féminalc , déterminant le deftin , ou déter-
3) minée par lui. Il fe fait un tremouffement
yi univerfel dans la maffe informe , c'ell la na-
» ture qui fait fes apprêts pour commencer un
» monde nouveau : ex integro gcnerabitur, C7eiî
X 4.
328 HtJIoire PhUqfbphigue
» le réveil dç Jupiter. Le mouvement contî-
» nue : les principes les plus déliés s'élèvent
» d'un coté , les parties les plus grofïîeres fe
I» précipitent de l'autre : toutes par la même
» aftion qui a des effets différens , félon les rai-
» {ons féminales qui fe trouvent dans les fujets
2> où elle eÇk reçue. Les parties fubtiles acquie-
» rent par leur réunion & leur difpofition ref-
» peélive la raifbn & Pinteiiigence , & avec
» elles le fceptre & l'empire de ce monde
» < nouveau. C'eft Jupiter formé & revêtu de
» fa gloire, Dieu fuprême. Dieu unique qui
» s'étend par- tout, qui pénètre le corps du mon-
» de , comme l'ame pénètre celui des animaux
» terreflres , fe formant lui-même en formant
D le monde , agiffarit fur le vafe qui le con-
» tient, comme le vafe agit fur lui : Mundum
» habere mcntcm^ quœ &fc & ipfumfahrlcatafit,'^
( Hift. des Gaules premières à l'art. Sroïciens, )
Cet argument (i accablant pour Straton , à
favoir qu'une caufe deflituée de connoifTance
îi'a pu faire ce monde, où il règne un fi bel
ordre , où fe fait fentir un méchanilme fi exact,
où tout s'exécute par des loix de mouvement
fi juRes & fi confiantes : cet argument entre
les mains des Stoïciens s'émoufie de lui-même
par la rétorfion des Stratoniciens. Car sàt lieu
de s'arrêter au monde que ceux-là prétendoient
delà Religion. 325
être l'ouvrage de leur Éther : ceux-ci n'avoient
qu'à aller droit au premier être , tel que leurs
Antagoniftes le concevoient , pour les mettre
en déroute & leur enlever leur Palladium,
En effet, le Dieu de Zenon, confondu par
ce Philofophe avec l'Ether , ne pouvoit être
qu'un afTemblage de corpufcules fort agités; il
falloit en conféquence fuppofer en eux un certain
arrangement & un certain degré de mouvement.
Ce n'eft point à fa propre nature que chacun
d'eux doit fon fite , fa configuration & fes de-
grés de mouvement déterminés. Il faut donc
fuppofer une caufe dont a dépendu cet arran-
gement précis , ce degré particulier de mouve-
ment. Or cette caufe a dû être intelligente ou
aveugle. Quelque parti que prît Zenon , il prê-
toit néceffairement le flanc aux Stratoniciens.
Car s'il leur difoit qu'elle étoit intelligente :
donc , lui auroient-ils répondu , il exifie avant
votre Dieu un être intelligent qui l'a produit
lui-même , & qui bien mieux que lui mérite
ce nom augufte. Si la caufe étoit aveugle , Ze-
non retomboit malgré lui dans la nature aveu-
gle de Straton. Car fi cette nature, de l'aveu
de Zenon , avoit conflitué le plus parfait de tous
les êtres , quel argument lui reftoit-il pour
prouver aux Stratoniciens que le monde moins
accompli n'étoit pas fon ouvrage? Quelque chofc
53 o Htjioîre Phllojdphigue
d'antérieur au Jupiter de Zenon faifoit que ce
Dieu exiftoit. Ce n'étoit point à la nature de
fes élémens qu'il étoit redevable de toutes les
perfe6lions dont il étoit magnifiquement déco-
ré, mais à un certain arrangement de fes élé-
mens mus avec tel ou tel degré de vîtefTe.
Mais quelle caufe avoit préfidé à cet arrange-
ment , à ce mouvement ? C'étoit là où les Stra-
toniciens prenoient de l'afcendant fur les Stoï-
ciens. Si elle étoit intelligente , le Dieu des
Stoïciens étoit un Dieu hors d'œuvre , affez
inutile à mettre entre la câufe qui l'avoit pro-
duit , & le monde qu'on lui faifoit former : fi
elle étoit aveugle , comment avoit-elle fait un
Dieu? Il y a là quelque chofe de bien plus
abfurde que dans le fyftéme de Straton , où
une nature aveugle ne forme tout au plus , par
l'imprefiion de fes loix méchaniques , des âmes
comme les nôtres.
Toutes les chofes étant bien ordonnées dans
!e monde , le moyen de priver d'intelligence
!a caufe de cette belle ordonnance ! mais fera-
t-elle intelligente fans volonté '^. 6c fi elle eft
douée de volonté , manquera-t-elle de la liberté
du choix? Tous ces attributs fe trouvant en-
chaînés les uns aux autres , les Stoïciens les ad-
mirent dans leur Dieu , quoique , dans le fait ,
ils lui fuffent aflez inutiles pour la formation
de la Religion. 33 î
& îa confervation de l'Univers , qui , comme
Jupiter prend fa fource dans le deftin, Divi-
nité brute & aveugle , telle que h nature de
Straton.
Les Stoïciens , après avoir épuré les préjugés
de leur éducation philofophique , les avoient mis
au ton du fyftême vulgaire. Ceft par des incon-
gruités , & par des inconféquences , comme dit
Bayle , qu'ils fe rapprochèrent de Torthodoxie.
S'ils avoient bien fuivi leur pointe , ils auroient
parlé de Dieu moins noblement qu'ils n'ont
fait. Si par cet heureux égarement ils font en-
trés dans la Religion, ce n'eft pas à dire qu'un
efprit qui veut raifonner jufte , ne voie bien
qu'on ne doit pas les fuivre jufques-là.
L'Athéïfme de Straton avoit été enfevcli avec
lui dans fa tombe , moins heureux que celui d'E-
picure; car non-feulement ce dernier eut de
l'éclat dans îa Grèce, mais il eut auffi fes par-
tifans à Rome , fur-tout depuis que Lucrèce eût
forcé la langue Latine à exprimer les idées de
ce Philofophe, &, ce qui attira l'admiration des
Romains , à les exprimer en vers.
Une matière infinie nageant dans un vuide
infini , des atomes doués d'une force intrinfe-
que, différemment figurés dans l'efpace & le
figurant lui-même diverfement , félon qu'il a
plu au hazard de l'ordonner; un mouvement
33 2^ Hijloirc Philofophique
de chute ou de pondération , qui emporte les
atomes , fans le concours d'aucune adion étran-
gère, dans un efpace où il n'y a ni haut ni
bas , ni caufe déterjjiinante \ un mouvement de
pondération , dont la diredion n'eft point pa-
rallèle , mais un peu convergente ; un vuide
infini dans la nature , quoiqu'il n'y ait point
d^efpace fans corps , comme point de temps
fans évenemens fucceflifs; différentes efpeces
d'êtres éclofes d'abord fans femences de la com-
binaifon des atomes, & réduites maintenant à
ne fe perpétuer que par des femences *, deux
atomes , incapables de fentiment chacun en par-
ticulier , en devenir fufceptibles , voir naître
en foi la penfée & le raiibnnement , par l'adion
de leur contrat ; l'ordre , la beauté , l'harmo-
nie , la magnificence de l'Univers , être le ré-
fulrat d'un méchanifme aveugle , l'effet d'un
coup de dez heureux ; notre ame n'être qu'un
réfultat d'atomes, un entrelacement de corps
très-fubtils , répandus dans cette portion orga-
îiifée de matière fenfible que nous appelions
îiotre corps, raffemblés par le hazard & defti-
nés à fe rompre au bout d'un certain temps,
par les loix effentielles de la Nature ; la pen-
fée , la mémoire , le raifonnement , l'amour , la
haine , fortir d'un être qu'on ne fauroit défi-
nir , & dont tout ce que l'on fait de plus cer*
de la Religion, 533
tain, c'eft qu'il eft quelque chofe d'approchant
d'un fouffle de flamme , tenant tout-à-la foiâ
de la nature de l'air & de celle du feu; enfin
notre efprit être un rezeau d'atomes dont le
tiflli fin & délicat fubfifte autant que la bonne
conftitution du corps : tels font les principes de
la Philofophied'Epicure , qui parurent à ce Phi-
lofophe afîez lumineux , pour arracher aux Dieux
le fceptre du monde, & pour ofer fur un pivot
aufïi fragile faire tourner toute la conduite de
fa vie. ,'
Epicure crut devoir faire marcher fa méta-
phyfique avant fa morale. Avant de rien fta-
tuer fur la volupté , & de fubordonner les ver-
tus aux plaifirs , il voulut favoir à quoi s'en
tenir fur la nature de la Divinité & de fes at-
tributs, fur celle de notre ame & de fes pro-
priétés. » Si nous n'avions point , difoit - il ,
» d'inquiétude fur ce qui fe pafTe au-defTus de
3) nos têtes , ni fur la mort & {es fuites , & que
5> nouspullions connoître, fans laphilofophie,
» où doivent s'arrêter nos plaifirs pour ne point
» le changer en douleur , nous n'aurions que
» faire d'étudier la Philofophie/'
Puifque la morale d'Epicure préfuppofoit une
connoifTance des Dieux, pour favoir s'il faut
craindre leur vengeance , & même de l'ame ,
pour être infiruit des fuites de la mort-, ce qu'on
334 Hijloirc Phllofophique
peut afTurer bien hardiment, c'eft que la vertu
n'étoit point fon objet : car pour une ame im-
mortelle , qu'avoit-elle à craindre des Dieux ,
vengeurs du vice , (i l'on étoit jufte , prudent ,
modéré , armé de force & de confiance ; fi l'on
portoit dans le cœur le principe elTentiel de ces
vertus ; fi leur empire s etendoit jufqu'aux pen-
fées les plus fecrettes, jufqu'au germe du defir
défordonné? Epicure recommandoit, il eft vrai ,
la pratique des vertus, la confiance dans l'ad-
verfité , la modération dans les plaifirs , l'in-
difpenfable nëcefîîtc de mettre un frein aux
pafHons , l'amour de la gloire & de l'eflime.
Telles étoient les leçons qui retentifToient dans
les Jardins d'Epicure. Mais croyez-moi : puifque
ce Philofophe employa tout fon efprit à fe dé-
livrer de la crainte des Dieux, &à envelopper
l'ame dans la ruine du corps , il efpéra fe dé-
dommager par des tranfgreffions fecrettes , des
devoirs onéreux qui font impofés à l'homme.
Les vertus n'étoient dans fon fyftême que les
très-humbles fervantes de la volupté qui ré-
gnoit en fouveraine fur les cœurs : prœjlo ejfc
vlrtutes ut anc Ululas quœ nihil aliud agercnt ,
nullum faum officïum ducercnt , nifi ut volup*
tati miniftrarcnt. Elles n'avoient d'autres fonc-
tions que de graduer avec art fes mouvemens
& de les mener jufqu'au point précis oii corn-
de la Rdtgton. 33^
menceroît le dégoûtée preflentiment de la dou-
leur : cam tantum adaurem admonerent^ ut ca-^
ycret ne quid perficent imprudens , quod offèn-^
dcret animos hominum , aut quidquam ex quo
orirctur alïquïs dolor. ( Cic. de fînib. 11. 21.)
Toutes les fois que l'accompliffement de la
Loi coûte à ceux, qui ne voient rien au-delà
de cette vie , plus d'efforts qu'il ne leur rap-
port de fâtisfadion , ils doivent cefTer d^être
vertueux : ils ne pourroient l'être que par des
raifons étrangères à leur fyftême, & parce que
leurs mœurs auroient été faites par l'éducation,
avant que la Philofophie en eût vicié les prin-
cipes : car c'eft agir fans caufe , c'eft être dupe
de fa vertu que de l'exercer , lorfqu'un dou-
ble falaire ne noiis paie point dans cette vie
du facrifîce que nous avons fait de notre in-
térêt particulier , en l'immolant à l'intérêt pu-
blic. Je crois devoir dire ici à l'honneur de l'hu-
manité , qu'il y a un grand nombre d'incrédu-
les, dont les mœurs font meilleures que la phi-
lofophie, & qui, quoiqu'ils aient le malheur
d'être Athées , font encore juftes & bienfaifans.
Tels font les fyftêmes que la Grèce enfanta
au fein de la liberté. L'Orient préfentoit un
fpeâacle bien différent. Le defpotifme y dé-
gradoit l'efpece humaine, dont il mettoit la
raifon aux fers , & il y détruifoit ou élevoit
33^ lîijloîrc Philojbphiqut *
des empires. Pour le bonheur dé là Grèce, il
sétoic élevé un Héros , qui la réunifTant toute
.entière, la vengea de fes ennemis éternels,
par la conquête de l'Afie. Ce Héros eft
Alexandre*
pj On eût dit que cet Illuftre Conquérant avoit
projette de foumettre à fa domination la terre ^
.moins pour fubjuguer les Peuples, que pour
xéunir tous les hommes fous une même loi ^
pour faire difparoître toutes les différences qui
Jes rendent ennemis , & pour les obliger , en
penfant même différemment, de s'aimer. Les
Romains au contraire détruifoient les peuples
pour mieux les afiervir, & ils ne les domp-
toient que pour, les épui[èr par des impôts
exorbitans. Ils faifoient fervir les Rois à l'or-
gueil de leurs, triomphes. La {Hiiflance militai-
re , après avoir anéanti l'aurorité des Loix ,
rendit Rome . efclave des Empereurs , & les
Empereurs efclaves à leuf tour àts Soldats.
Alexandre , par une politique fupérieure , en-
vironna PAutorité des Loix de la puifTance
militaire.
Le vainqueur de PAfie fe faifoit accompa-
gner dans tous fes voyages par des favans ,
des Philofophcs ' & des hommes de lettres.
De quelque pays & de quelque religion qu'ils
fufTeot, il les accueilloit tous avec diftinftion,
les
de, la Religion. 337
les honorant de fon eftime & les comblant
de fes bienfaits. Sa Cour réunit infenfiblement
les Philofophes Grecs, ceux de Perfe, de l'Inde
& de l'Egypte. Ce fut alors que l'Afie fut
enrichie de toute la littérature des Grecs.
Après la mort de ce Conquérant , fon Em-
pire fut partagé entre fes Capitaines qui fc
firent des guerres cruelles, par qui, comme;-
il l'avoit annoncé , ils célébrèrent fes funérail-
les. Tout étoit prêt à retomber dans la bar-
barie , lorfque Ptolomée , confervant pour la
philofophie & pour la littérature la même ad-
miration mêlée d'enthoufiafme qu'Alexandre
avoit eue pour elles , donna dans Alexandrie-
un afyle aux lettres & aux talens perfécutés
& méprifés. Il y fonda une Académie dont
les travaux furent confacrés à l'inveftigation
de la vérité , ainfi que cette Bibliothèque fa-
meufe qu'enrichirent fes fucceffeurs, & que
les Sarrafins détruifirent au milieu du feptie-
me liecle.
- La Philofophie bannie de toute la terre ,
fixa fon féjour dans Alexandrie , qui par là
devint la métropole des Sciences ; les favans
s'y rendirent de toutes les contrées. Les Juifs
difperfés dans l'Orient s'y portèrent en foule.
Les Mages des Perfes s'y arrêtèrent. Les Gym-
nofophiftes des Ethiopiens y parurent. Là fe
Tome l Y
338 Hïjloirc Philofophiquc
rafTemblerent tous les fyftêmes , toutes les
opinions, toutes les vues de refprit humain.
Dans cette lutte des Philofophes on vit fe
réunir les idées qui avoient de l'analogie ; &
de ce mélange impur on en vit fortir de nou-
velles , comme fi c'étoit une loi de la natu-
re, qu'il fallût épuifer toutes les erreurs, avant
d'arriver à la vérité.
La Philofophie Orientale , à l'aide de quel-
ques principes communs , fe rapprocha de
celle des Grecs , qui firent dès-lors fentir aux
Egyptiens , que leur fupériorité dans les ar-
mes tenoit à la fupériorité de leurs lumières.
Les fyftêmes de Pythagore , de Timée , de
Platon , qui , depuis Epicure , n'avoient pref-
que plus de fe£l:ateurs en Grèce , reparurent
avec éclat à Alexandrie , mais unis avec la
croyance des Philofophes Chaldéens , Perfes
& Egyptiens , touchant les génies que Platon
& Pythagore avoient déjà mis en vogue dans
la Grèce. Ils fe répandirent delà dans l'O-
rient , où ils abforberenr les fedes d'Arifîote ,
de Zenon, de Straton & d'Epicure. Mais ils
furent infedés de toutes les pratiques de la
Théurgie Chaldéenne , qui s'allièrent naturel-
lement avec le Pythagorifme & le Platonifme,
L'état violent où étoient l'Orient en Egyp-
te, état qui ne préfentoit que des malheurs
de la Religion* 130
à Pimagination eiTarouchée , tourna principaîe-
ïiienc les efprits vers Tétude. Ils furent d'au-
tant plus difpofés à recevoir une do61:rine re-
ligieufe, qui leur enfeignoit à mëpriferles hon-
neurs & les richefTes , qui les élevoit au defTus
des terreurs du trône , & qui leur montroic
dans la philofophie une fource de bonheur in-
tarifTable à la tyrannie.
Veut-on maintenant juger du plus ou du
moins d'Atheifme qu'on recontre dans les fyf-
têmes des anciens Philofophes ? C'ed par le
plus ou le moins qu'ils donnoient à Dieu &
à la matière. Ceux , p. e. , qui croyoient que
la nature toute feule, privée de fentiment &
de raifon, avoit pu former le monde; foit
que l'un des élémens produisît tous les autres
par divers degrés de rarëfaftion & de conden-
fation , comme il paroît qu'Anaximene l'a
Cru ; foit que la matière étant partagée en
une infinité de corpufcules mobiles , ces cor-
pufcules aient pris des formes régulières , à
force de voltiger témérairement dans le vuide,
comme l'a penfé Epicure ; foit que toutes les
parties de la matière enflent une pefantéur in-
trinfeque & un mouvement naturel qui les
dirigeoient néceflairement , comme Straton fc
Feft figuré : ceux-là certainement étoient Athées
dans toute la force du terme. Après eux visn-
y z
340 Hijloirc Phïlojbphiquc
ncnt les Philofophes , qui voyant dans le monde
un trop bel ordre pour ne pas Tattribuer à
une caufe intelligente , mais qui ne concevant
rien qui ne fût matériel , penferent que l'in-
telligence ëtoit inhérente à la matière. Tel fut
le fentiment des Stoïciens, qui tranfporterent
à PÉther, qu'ils regardoient comme l'Océan
de toutes les âmes , les attributs de la fpiri-
tualité. Ils avançoient un pas de plus que les
premiers vers la connoifTance de la Divinité,
en ce qu'ils fentoient la néceflité d'une intel-
ligence pour former le monde où elle éclate
de toutes parts. Enfin d'autres comprirent que
l'intelligence ne pouvant être matérielle, il
falloit la diftinguer abfolument de tout ce qui
eft corps ; mais en même-temps ils rendirent
l'exiftence des corps indépendants de cette in-
telligence , dont ils bornoient le pouvoir à les
ordonner ou même à les animer. Ce fut le
fentiment d'Anaxagore & de Socrate, fur le-
quel Platon non plus que Fyrhagore ne paroif-
fent pas avoir été bien décidés. Il n'a man-
qué à ce fentiment, pour contenter pleinement
la raifdn, que de donner tout à Dieu dans
la création , & d'ôter tout à la matière ; de
lie mêler aucune fatalité à l'opération de Dieu ,
& aux propriétés de la matière aucune capa-
cité de fentir & de penfer.
de la Religion. 341
Après avoir confidëré cette mafTe énorme
d'erreurs & de préju]gés , enracinés par l'habi-
tude chez les Nations Idolâtres, défendus par
la fuperftition , enfeignés dans les Ecoles des
Philofophes , retournons aux Hébreux ; & après
avoir vu ce qui leur mérita les 70 ans de cap-
tivité qu'ils pafTerent dans les pays foumis à
la domination de Babylone , fuivons les defti-
nées de leur religion depuis cette captivité jus-
qu'à l'origine du Chriftianifme.
Y 3
34^ JJiJïoirc Fhilofophïque
QUATRIEME EPOQUE.
LA RELIGION MOSAÏQUE,
Depuis r enlèvement des Hébreux en captivité,
jufqu'^à leur entier rétahlijfement dans la.
terre promife , & jufqu''au temps du MeJJic
qui en étoit la fin.
1
N
O s Philofophes , ces fages par excel-
lence , qui ofent juger Dieu même , après
avoir renfermé dans leur étroite capacité ce
qu'il peut & ce qu'il doit faire , trouveront,
fans doute , étrange , qu'il ait employé , pour
détruire Ifraël , fon peuple, fon héritage, dans
la terre promife où il l'avoir conduit par tant
de vi6loirés miraculeufes , autant de prodiges
qu'il en avoir autrefois employés pour le ti-
rer avec éclat de la fervitude d'Egypte. Les
prodiges furent d'une nature différente darw
l'époque de fa délivrance & dans celle de fa
captivité. Dans la première le cours des Loix
naturelles fut rompu autant de fois que l'E-
gypte fut affligée par des plaies. La mer fé-
parée en deux pour y laiffer paffer à fec les
Ifraélites , & laiffant retomber de tout fon
poids fur l'armée Egyptienne, la maflè de fus
àc la Religion, 343
eaux qu'une force naturelle avoir fufpcndue,
couronna tous ces prodiges qui épouvantèrent
les Egyptiens. Dans la féconde époque Dieu
voila la marche de fa Providence fous celle
que fuivenc ordinairement la politique & les
pafïions des Souverains : mais afin que ni les
Rois , qui furent les inflrumens de la ven-
geance divine , ni les Juifs qui furent en bute
à leurs coups & qui s'en trouvèrent écrafés,
n'ignoraffent point la part que Dieu avoit dans
tous ces événemens qui paroilTent fuivre le
cours des chofes naturelles , ils avoient tous
été prédits, & leur Hidoire eft confignée dans
les écrits d'Ifaye , de Jérémie & d'Ezéchiel.
11 y a quelque chofe de fi divin dans cette
partie de l'Hidoire du peuple de Dieu , que
les Incrédules y paffent toujours comme fur
des charbons ardens , fentant bien qu'ils n'ont
que de pitoyables défaites à oppofer aux rai-
fonnemens viftorieux , que des oracles fi clairs,
fi précis , fi détaillés fourniffent contre leur ré-
calcitrante philofophie. Ce qui ne leur laiffe
aucune refTource pour diminuer l'éclat de ces
oracles , oii fe trouvent renfermées les defli-
nées du Meflie , tel qu'il s'eft montré aux
Chrétiens , & tel qu'il a été rejette par les
Juifs, c'efl qu'en confidération de ces oracles,
le peuple de Dieu , tout abattu qu'il fut du-
Y4
344 Hl^oire Philofophiquc
rant les 70 années de fa captivité , étoît ref-
pedé dans fes Prophètes , qui prononçoient aux
Rois & aux peuples leurs terribles deftinées-
» Ces oracles étoient fuivis d'une prompte
» exécution ^ & les Juifs fi rudement châtiés,
» virent tomber avant eux , ou avec eux , ou
» un peu après eux , félon les prédirions de
j> leurs Prophètes , non-feulement Samarie ,
yy Idumée , Gaza , Afcalon , Damas , les villes
>y des Ammonites & des Môabites, leurs per-
» pétuels ennemis ^ mais les Capitales des
«grands Empires , mais Tyr la maîtreffe de
» la mer , mais Tanis , mais Memphis , mais
» Thebes à cent portes , avec toutes les ri-
» chefTes de fon Séfoflris , mais Ninive même
» le fiege des Rois d'AlTyrie fes perfécuteurs,
» mais la fuperbe Babylone viâorieufe de tou-
j* tes les autres, & riche de leurs dépouilles. «
{Dif fur PHift. Univ. de Boffuet.)
Le retour du peuple de Dieu dans la terre
de fes pères , après avoir coulé 70 ans dans fa
captivité , par les ordres & fous les aufpices
de Cyrus , nommé deux cens ans avant qu^'il
fût né , par Ifaye , pour être fon libérateur ,
mais ne devant l'être , qu'après avoir été le
fiiperbe vainqueur de Babylone ; les faveurs
dont il fut comblé fous les Monarques Perfes
fuccefTeurs de ce Prince au trône des A/ryriensj
' 'de la Religion. 345
les glorieux combats qu'il eut à foutenir con-
tre la dureté & l'ambition des Rois de Syrie,
vifiblenient défignés parmi les autres fuccefTeurs
d'Alexandre , tous marqués par leurs cara6î:eres
propres par le Prophète Daniel , à qui furent
montrées, fous des figures différentes, les qua-
tre Monarchies fous lefquelles dévoient vivre
I^s Ifraélites : tous ces événemens , que la pré-
diâion annoblit & fait rentrer dans ceux qu'on
regarde avec raifon comme furnaturels , don-
nent aux livres facrés des Juifs un caraâere
de Divinité fi profondément imprimé, qu'il eft
impo(TibIe d'y méconnoîrre le foufRe de l'inf-
piration divine. Les Incrédules n'ont garde d'ap-
procher de trop près de ces arfenaux facrés ,
où repofent les armes avec lefquelles il efl: fi
facile de les combattre.
Les limites de la Judée étant trop étroites
pour contenir un peuple qui fe mukipHoit
prodigieufement , les Juifs , depuis leur capti-
vité , s'étoient répandus en Egypte & en Sy-
rie , où les Grecs voyageoient beaucoup. Ce
fut , fans doute , par une finguliere difpofition
de la Providence , que ce peuple , feul dépo-
fitaire de la vraie Religion , connut plufieurs
nations , afin qu'il y eût des hommes pour
prefcrire contre le polythéïfme, dans les lieux
iaiémes où il étoit dominant, & pour préparer
34^ Hîjiom Philofophiqac
en quelque forte la voie à l'Evangile. Ces
émigrations des Juifs dérruifoient peu-à-peu le
mur de divifion , qui s'ëtoic élevé entr'eux &
les Gentils. La Loi mofaïque, qui dévoie fub-
fifter jufqu'au moment où la Loi de grâce lui
feroit fubftituée , avoit alors fait de trop for-
tes impredions dans les efprits , pour qu'elle
pût être ébranlée dans ces colonies que la Ju-
dée envoyoit de tous côtés. Ce fat alors qu'elle
fît valoir les livres de Moyfe & des Prophè-
tes : elle les étudia profondément : elle eut
une foule de Commentateurs , d Interprètes &
de favans : il fe forma même différentes fedes
de fagss ^ & ce goût général pour les lettres
& la fcience fut une caufe féconde , mais
puifTante , qui retint les Juifs dans l'exercice
conftant de leur Religion.
Quand on réfléchit fur le rapport qu'avoient
avec les Loix de Moyfe , celles que Solon
donna aux Athéniens ; fur tant de belles chofes
que Platon fait dire à Socrate , & qui fem-
blent puifées dans Moyfe; fur certaines tradi-
tions dont il fait une mention honorable dans
fcs livres de la république , & qu'on peut re-
garder comme des parcelles de la vraie doc-
trine , touchant le jugement des hommes après
la mort , & l'état de l'autre vie : il feroit bien
difficile de ne pas croire que les Légiflateurs
ic la Religion. 347
& les Philofophes Grecs n'euffcnt pas appris
des Juifs ce qu'ils avoient de meilleur. Si ce
n'eft pas des Juifs , c'étoit au moins des au-
tres Orientaux , qui étant plus près de là
fource du geiire - humain , avoient confervé
un plus grand nombre de traditions primi-
tives , quoique déjà enveloppées de plufieurs
fables.
La conquête d'Alexandre mît les Juifs en
plus grande liaifon avec les Grecs, dont ils
devinrent tributaires. Ils continuèrent de vivre
félon leurs loix , fous la protedion des Rois
de Syrie , ainfi qu'ils avoient fait fous les
Perfes. Le Héros de la Grèce , en bâtiffant
Alexandrie, les y établit avec les mêmes pri-
vilèges que les autres Citoyens , jufques-là
qu'ils portèrent durant fon règne le nom de
Macédoniens. Sous fes SuccefTeurs , ils furent
bien ou mal traités, félon l'humeur ou l'inté-
rêt des Rois , & le crédit de leurs ennemis.
Après avoir été vexés par le premier des Pto-
lomées, ils trouvèrent grâce devant fes yeux,
ïorfqu'ils en furent mieux connus *, & fon fils
Philadelphe envoya de grands préfens à Jeru-
falem , pour récompenfe de la traduélion des
Septante. Ils furent auiïi favorifés par plufieurs
Rois de Syrie, & notamment par Antiochus
h Grand , qui , en confidératiofi de leurs
34^ Hijioire Philofophique
grands fervices , accorda des immunités à la
ville de Jérufalem. Pour s'afTurer de la Lydie
& de la Piirygie qui n'étoient pas afTez fermes
dans Ton obéifTance , il y établit des colonies
de Juifs , leur donnant des places à bâtir , &
des terres à cultiver. Le premier desPtolomées
en ufa à-peu-prés de même , en les mettant
dans fes garnifons , après avoir éprouvé la
fidélité de leurs fermens. Durant plus de cent
trente années qui fe pafTerent depuis la con-
quête d'Alexandre , & la foumiffion pacifique
de la Judée, jufqu'aux premiers troubles qui
l'agitèrent fous les fils du grand Antiochus , le
Peuple de Dieu fe conferva dans la pof-
feffion où il étoit de fe gouverner félon
fes loix , dans l'obfervation paifible de fa re-
ligion, & dans l'ufage de fes faintes céré-
monies.
Leur Gouvernement, de théocratique qu'il
fut d'abord fous Moyfe & fous les Juges, étoit
devenu monarchique fous Saïil leur premier
Roi jufqu'au temps de leur captivité dans Ba-
bylone. Le Temple & la ville ayant été rebâ-
tis fur leurs anciens fondemens par le courage
invincible d'Efdras & de Nehemie, on vit fur
les débris de la Royauté qui leur avoir été fl
fatale fous plufieurs de leurs Rois, dont l'exem-
ple & l'autorité les avoient entraînés dans le
de la Religion. 349
dëfordre , s'élever un état populaire , où le
Grand Prêtre avoit la principale autorité. Tou-
jours dépendans des Rois de Babylone & de
Perfe , jufqu'au temps où leur Empire fut dé-
truit par les Grecs , & enfuite des Rois de
Syrie , qui étant maîtres de la Eabylonie,
ëtoient entrés par rapport aux Juifs, dans tous
les droits de fouveraineté & dans tous les ti-
tres de ceux-ci , ils n'avoient point recouvré
leur ancienne fouveraineté. Obligés de les re-
connoitre pour leurs maîtres légitimes, il leur
ëtoit enjoint , fous la foi des traités , de ne
prendre point d'alliances contraires à leurs in-
térêts , de leur garder une inviolable fidélité ,
& de prier même pour la profpérité de leur
Empire. A cela près, & à une certaine fom-
me qu'ils payoient au Prince, plutôt comme
une reconnoiiïance & comme un aveu , que
comme un tribut , ils étoient maîtres de la
difpofition de leurs finances , & avoient plein
pouvoir de vie & de mort fur les membres
de leur République ; ils choifiiToient leurs Ma-
giftrats & les Gouverneurs de leurs places,
& de plus ils entretcnoient <^ levoient des
Troupes. Mais où ils étoient pleinement fou-
verains, & cela, par un droit inaliénable, c'é-
toit fur leurs loix religieufes qui étoienr civiles
ea même temps : ils ne pouvoient, fous quel-
350 îîijîoîn Phïlofophï^ue
que prétexte que ce fût, être force's à com-
muniquer avec les Nations dans le culte des
faufTes divinités du Paganifme. Lqs Rois de
Babylone , des Medes & à^s Perfes avoient eu
trop d'occaiions de fentir la fupérioriré du
Dieu des Juifs fur ceux des autres Nations ^
ou plutôt ils avoient été tellement convaincus
par Daniel qu'il étoit le feul vrai Dieu , qu'ils
avoient ratifié volontiers ce que le droit na*
turel & divin accordoit déjà au Peuple de Dieu.
Jamais il n'avoit mieux connu , que depuis
qu'il fut tranfpîanté parmi les idolâtres, la
difiinftion flatteufe dont il jouifToit , d'avoir
une Religion qui tiroit la divinité de l'humilia-
tion où les autres Nations l'avoient mife. Sa
Religion ayant pour objet un être fpirituel ,
il étoit porté à fe regarder comme plus éclairé
que les autres peuples qui étoient enfoncée
dans l'idolâtrie. D'ailleurs un trait éclatant qui
diftinguoit fon hiftoire d'avec celle de toutes
les Nations profanes, c*eft qu'il avoit eu foin
de remarquer que rien n'étoit arrivé dans cts
furprenantes révolutions , qui font paffer les
Empires d'une Nation à une autre , que fes
Prophètes ne l'eufTent prédit long-temps au-
paravant , du moins quant à l'intérêt particu-
lier qu'il avoit droit d'y prendre entant que le
Peuple de Dieu. Doit-on être maintenant fur-
de la Religion, 3^1
pris , fî , îorfqu\\ntiochus Epiphane voulut at-
tenter à leur Religion , il les trouva détermi-
nés , feîon refprit propre de leur loi , non-
feulement à mourir pour la Religion de leurs
Pères , mais encore à prendre les armes , &
à fe défendre par la force fous la protedion
du Dieu des armées? Quelque foibles qu'ils
paruffent, & qu'ils fufTent en effet, ils étoient
affurés de vaincre , pourvu que combattant
pour la gloire du vrai Dieu, ils ne fe fuffent
point attiré fa colère par leurs impiétés & par
leur défertion. Ils avoient pour gage de leur
victoire l'expérience de tous les fiecles , à
commencer depuis le jour oij ils fe formèrent
en corps de Nation. C'eft de ces fentimens
qu'étoient animés les vaillans Machabées, lorf-
qu'à la tête d'une poignée de foldats , ils dé-
truifîrent des armées nombreufes, s'affranchi-
rent du joug de leurs Tyrans, rétablirent le
culte, & devinrent les Souverains & les Prê-
tres du peuple qu'ils avoient délivré. Ne recoft-
noiffant en matière de P.eligion que le Sei-
gneur Dieu , pour feul & véritable Monar-
que , couverts de fa proteâion comme d'un
bouclier impénétrable , ils rangèrent de leur
côté la viâoire dans tous les combats qu'ils
livrèrent aux Généraux de ce farouche & fa-
crilege Tyran, qui vouloir extirper la Reli-
35^ Hi/Ioire P hilofophique
gion Judaïque , forcer les Hébreux à devenir
Idolâtres , fans autre raifon que fa propre
malice.
Ce Roi , que l'Hiftorien Sacré nous dit avoir
été une racine maudite , & une fource féconde
d'iniquité , d'où les plus grands crimes fortoient
en abondance, comme les fruits naturels d'une
tige corrompue , avoit été montré , plufieurs
fiecles avant fa nailTance, au Prophète Daniel,
comme un Prince que fa puiffance rendroit
formidable , mais qui ne devroit fes prodigieux
fuccès qu'à la vengeance de Dieu contre les
péchés de fon peuple. Mais en même temps
l'Ange du Seigneur lui avoit montré un petit
nombre de braves , que Dieu oppoferoit à la-
tyrannie de ce Roi , & à fa fanglante perfé-
cution ; & il lui avoit fait voir auflj cet im-
pie mourant, non par le fer de fes ennemis,
mais fous les coups terribles & redoutables de
la main de Dieu irrité. L'événement a vérifié
dans la perfonne d'Antiochus Epiphanes , ce
que la prophétie avoit annoncé de ce Roi fans-
pudeur & fans honte , capable de tout genre
de fraude, de furprife & d'infidélité.
Au moment où Ton crut voir, dans les tra-;
giques événemens du règne d'Antiochus , s'en-,
fevelir la Religion du vrai Dieu dans la Judée ^
fous la ruine de fes feFviteurs , elle reparut.
plus
âc la RdïgiotU
353
plus pure & plus brilîante que Jamais. Elle dut
cette renaiffance aux illuftres Machabées. La
Nation acquit une nouvelle vigueur contre
fes ennemis , en fe remettant, fous le Gou-
vernement de fes Pontifes , en polTeffion de fa
liberté, jufques vers le temps de la naiffance
du Mefïie»
^'>^^_
■T^NsS^
Tome L
5')4 Hijdoire Philq/bpktque
CINQUIEME ÉPOQUE.
JESUS-CHRIST FONDATEUR
DU CHRISTIANISME,
V^UEL eft ce Prophète Légiflateur , que
Moyfe montroit de loin aux Ifraélites ,
& que Dieu de voit fufciter après lui du mi-
lieu de la Nation Sainte , pour perfe6lionner
€e qui n^avoit été qu'ébauché foi^ la Loi , &
pour régler & fanâifier par fa dodrine tout
rUnivers ? A ces traits il eft aifé de recon-
noitre le Mefîie , le Défiré des nations^ la Lu-
mière d'Ifraël , le Chef deftiné de Dieu , dès la
naifTance du monde, à réunir tous les peuples
dans la pratique d'un même culte. Toutes les
circonflances remarquables du lieu & du temps
de fa nailfance , celles de fa vie & de fa pré-
dication , celles de fes miracles & de fes pro-
phéties , celles de fa mort & de fa réfurrec-
tion, celles enfin de fon Evangile & de l'éta-
blifTement de fa Religion ; le tout prédit en
détail par les Patriarches & les Prophètes , le
tout figuré avec éclat dans les plus beaux
traits de l'Hiftoire des Hébreux^ le tout ébau-
ché ôi préparé dans la perfonne de leurs Saints,
^dc la Rdïgiom 3 5 $
île féroit-il donc qu'une fable dont les Juifs
àuroient nourri leurs efpérances & amufé les
nations ? non , fans doute. Jefus - Chrifl , le
Chef des Chrétiens , a réalifé dans lui le per-
fonnage fingulier , fur lequel l'Ancien Tefta--
ment a raffemblé toutes les qualités, fous lef-
quelles il a peint en mille manières différen-
tes & avec les couleurs les plus vives & les
plus lumineufes , celui qui faifoic l'attente de
toutes les nations;
Par une difpofition admirable de la provi-
dence, le fceptre eft enlevé de la Tribu dé
Juda , fuivant la prophétie de Jacob , vers les
temps où expirent les 70 femainês abrégées fur"
le Peuple de Dieu & fur la Cité Sainte , &
révélées à Daniel par l'Ange Gabriel ; êi c'eft
dans le concours heureux de ces deux Epo-
ques célèbres que Jefus paroit dans la Jiîdéef,
réuniffant en lui tous les caractères appropriés
au MefTie , comme d'être né d'une Vierge ;
d'être annoncé par un précurfeur ; de remplir
la Judée du bruit de fes miracles ; d'être mé«
connu & rejette des Juifs , endurcis à la vuô^
de fes merveilles , ainfi que les Egyptiens l'a-
voient été autrefois à la vue des prodiges de
Moyfe ; de fiibir le fupplice de la croix ; de
fortir triomphant du tombeau ; de ne fauvef
que les prémices d'Ifraél , en abandonnant à
Z a
3 $6 Uijloirc Philafophiqut
fon malheureux fort le refte de la nation ; ^
pour dernier trait , de faire porter au peuple
Déicide l'odieufe empreinte de fon crime , en
l'exilant avec ignominie dans toutes les Con-
trées de l'Univers comme le vil rebut de tous
les peuples, après en avoir été le premier par
le glorieux privilège qu'il eut, de donner au
monde le Meffie,
Au temps même où Dieu promulgua fa
Loi par l'organe de Moyfe , il fit entendre à
fon Minière, qu'un autre Prophète femblable
à, lui-même, devoit s'élever un jour comme
un nouveau Légiflateur , à qui tous les Juifs
feroient obligés de rendre obéifTance. Je leur
fijfciterai (c'eft Dieu qui parle à Moyfe dans
le Deut. Chap. XVIII. ) un Prophète comme
vous d entre leurs frères , & je mettrai mes par
rôles, dans fa bouche , & il leur dira tout ce
que je leur aurai commandé. Et s^il arrive que
quelqu^un n'écoute point les paroles qu*il lui
aura dit en mon nom , je lui en demanderai
compte. Il eft bien évident qu'on ne fauroit
expliquer ces paroles d'une fmiple fuccefîion
de Prophètes dans l'Eglife Juive. Outre que le
texte parle d'un feul Prophète au nombre fin-
gulier , & non de plufieurs , celui qu'on met
ici en oppofition avec Moyfe , doit avoir avec
•lui une reffemblance parfaite, dont aucun Pro-
de la Religion. 3 «5 7
phete n'a jamais joui en Ifrael. S^il y a quel-
que Prophète parmi vous , je me ferai connol"
tre à lui , moi qui fuis V Eternel , par vifion ,
& je lui parlerai par fonge. Il rî^cn ejî pas
ainfi de mon Serviteur Moyfe , qui eJî fidels,
dans toute ma maifon ; je parle avec lui hou^
che à bouche , même clairement , & non par
énigmes ; & il voit la reffemblance de VEter^
nel. Il paroît par ce texte que la grande pré-
rogative de Moyfe , fa prééminence fur les au-
tres Prophètes , a été de voir Dieu face à
face , de s'entretenir familièrement avec lui *
bouche à bouche. C'étoit là le plus haut degré
d'infpiration , puifqu'il en réfulta pour Moyfe
qu'il n'eut ni fonges ni vifions ; qu'il fut éclairé
immédiatement de Dieu , fans le miniflere ou
l'interpofition des Anges ; que fon efprit ne
fut jamais troublé ou épouvanté par l'infpira-
tion prophétique : car Dieu lui parloit comme,
un homme parle à fon ami ; qu'il pouvoit pro-
phétifer en tout temps , quand il vouloit , au
lieu que les autres , pour le faire , étoienc
obligés d'attendre le moment de l'infpiration.
Ajoutez à toutes ces belles prérogatives , celle
d'avoir été Légifateur , & de ne Tavoir par-
tagée avec qui que ce foit durant l'ancienne
économie , parce qu'il n'y eut jamais en Ifraël
de Prophète femblable à lui. Elle étoic réfer-
Z3
3 «5 8 Hijloire Philofophlque
yée à celui qui devoir lui refTembler entière-?
nient, ou plutôt qui devoit le furpafTer, puif-
qu'il ëtoit prédit par Moyfe même qui ne
Pavoit pas été. Ce Prophète Légiflateur, an-
noncé par Moyfe , devant lequel les Juifs dé-
voient fe profterner , & à l'obéifTance duquel
ce même Moyfe les préparoit, en dépofant à
Ton avènement toute fon autorité , que peut-il
être, finon Jefus-Chrift , qui a vécu dans une
communication intime avec la Divinité , qui
ptoit dans le fein du Père , qui étoit un avec
le Père , & en qui la plénitude de la Divi-
nité a habité ? Qu'on faffe bien attention à
cela : Moyfe & Jefus-Chrift font les deux feu-
les perfonnes dans l'Hiftoire-Sainte , qui aient
eu une pareille communication avec Dieu,
Aufîi trouvons - nous entre les caractères que
Jefus-Chrift s'attribue conflamment dans l'E-
vangile , celui - ci , qu'il eft la perfonne dont
Moyfe & les Prophètes ont parlé. Pour favoir
s'il eft effectivement cette perfonne , il faut
en juger par les termes des anciens Oracles ;
(& c'eft en ce fens qu'on peut dire que le Chrif-
tianifme eft fondé fur le Judaïfme. Ses mira-
cles ne peuvent être ici d'aucun fecours; fi
les Prophètes n'ont point parlé de Jefus-Chrift,
tous les miracles du monde ne fauroient prou-
ver qu'ils en aient parlé.
de la RcUgion. 359
Jefus-Chrift , en manifeftanc fa puiflance par
des merveilles qu'aucun homme ne fit jamais,
a donné la plus grande évidence d'une mif-
fîon divine ; & cela feul lui donne des droits
fur notre croyance que nous ne pourrions lui
refufer que par le plus grand abus de notre
raifon. Mais parce qu'il a prétendu de plus,
être la perfonne prédite dans la Loi & dans
les Prophètes, l'Evangile fe trouve nécefTaire-
ment intérefTé dans l'affaire des Prophéties ;
deforte que , fi les Prophéties ne rendoient
pas témoignage à Jefus-Chrift , comme la vé-
rité eft une & ne peut jamais impliquer con-
tradiction , leur fauffeté influeroit à fon tour
fur la faufTeté des miracles. La pierre détachée
de la montagne briferoit la ftatue aux pieds
d'argile. Voici donc quel ef!: le point à déci-
der par les Prophéties : Jefiis-Chrifl cft-il cette
perfonne décrite & prédite dans l'ancien tefla^'
ment , ou ne PeJI - il pas ? Un feul Oracle de
clair fur ce point important, rend aux mira-^
des leur force naturelle , qui par elle-même
eft indépendante des Prophéties , & qui n'en
exige ici le fecours , que parce que Jefus-
Chrift a fait remonter fa miiïion a Moyfe &
aux Prophètes. Dans toute autre circonftance,
la feule lumière dont brille l'Evangile, auroit
fuffi à nous éclairer fur fa miffion divine. A
^6o Uijloïrc Phïlofophiquz
Dieu ne plaife que je veuille par-là ôter anx
Prophéties ce qu'elles ont de force ( & aflu-
rément elle cft très-grande) pour convaincre
les incrédules de la vériré de TEvangile ; j*t:xa-
niine feulement jufqu'où la vérité de l'Evangile
dépend nccejfairement de cette efpece de preu-
ves : ce font deux queftions fort différentes.
L'incrédule n'auroit rien à nous demander de
plus que des miracles , fi Jefus-Chrift n'avoic
rien infinué fur fa grandeur d'attente & de
préparation , puifque Moyfe , pour autorifer fa
miflîon , n'a pas eu befoin d'y appliquer le
fceau divin des Prophéties.
Les miracles & les prophéties peuvent être
regardés comme les deux grands caraSeres,
auxquels Dieu a voulu qu'on reconnût fa ré-
vélation. Ils ne peuvent paroître nulle part ,
qu'en les voyant on n'adore aullitôt en eux les
ordres fuprêmes de la divinité. Les myfteres
ont beau être inconcevables , {i vous leur don-
nez l'attache des miracles ou des prophéties ,
ils forcent l'entendement humain à fe profterner
devant eux. Doit- on maintenant être furpris de
l'efpece de ligue que font enfemble tous les incré-
dules, pour enlever aux Chrétiens ces deux
avantages > Déjà , pour anéantir les miracles
dont s'appuie la caufe Chrétienne , on nous
dit qu'il n'y a point eu d'informations chez
de la Religion. 361
les Juifs & les Payens pour en conftater l'au-
thenticité; qu'on ne peut rien conclure en leur
faveur des aveux des Juifs, des Payens & des
Mahométans ; que les miracles du Paganifme ,
fi l'on veut à toute force en admettre quel-
ques-uns, ont un fondement plus réel que ceux
du Chriftianifme , vu que Tite-Live & Valere
Maxime nous racontent cent prodiges opérés à
la vue de tout le monde ; que Tacite rapporte
les guérifons d'un aveugle & d'un boiteux opé-
rées par Vefpafien aux yeux du public dans
Alexandrie ^ qu'Apollonius de Thyane a faïc
en préfence des Romains plus de miracles que
Jefus-Chrift ; qu'il a refTufcité des morts, &,
ce qui eft bien plus difficile , qu'il s'eft lui-
même refTufcité , non en fecret , mais ayant
pour témoin une armée entière ; qu'il s'eft
montré à l'Empereur Aurélien , & l'a forcé à
lever le fiege de Thyane. Et afin que vous ne
doutiez point de ces prodiges , Maxime , Mé-
ragene & Damis , trois de fes difciples , en
ont recueilli les preuves , & Philofirate , par
ordre de l'Empereur , en a écrit l'Hifîoire.
Quant aux Prophéties fur lefquelîes on fonde
le Chriflianifme , elles ont quelque chofe d'é-
clatant au premier abord , & de propre à lui
donner du luftre. Mais fitôt qu'on veut les
prefTer, elles fe transforment entre les mains
^6z Hijîolrc Fhilofophîquô
en Prophéties typiques , myftiques , aîlégorî-'
ques, énigmatiques , dont le fens n'a rien de
naturel , n'a rien de fixe fur quoi l'on puilTe
bâtir. Ainfi les Apôtres, félon la noble idée
qu'en donne CoUins dans fon difcours fur les
fondcmens & les raifons de la. Religion chré^
tienne^ refTemblant en quelque forte à des joueurs
de gobelet , qui nous efcamotent des preuves
que nous croyons folides félon lui, les an-
ciennes Prophéties ne doivent pas être regar-
dées comme des raifonnemens abfolus , mais
fimplement comme des argumens ad kominem ,
qui ne concluoient que pour les Juifs accou-
tumés à cette manière de raifonner, c'eft-à-
dire, d'allégorîfer. Cependant les Apôtres, ainfi
que l'iniinue l'écrivain Anglois , par la plus
infigne mauvaife foi du monde , fe fervoient
toujours avec les gentils comme des preuves
abfblues , des paffages qu'ils citent dans l'an-
cien Teftament ; par-tout ils leur repréfentent
Moyfe & les Prophètes comme venant à l'ap-
pui de la Religion Chrétienne , à laquelle ils
ii'ont jamais penfé. Cette fraude leur réufîit à
merveille vis-à-vis des gentils , fur lefquels leurs
difcours produifoient plus d'effet que fur les
luifs même. Ce qui doit paroître d'autant plus
furprenant, que les gentils ne dévoient rien en-
tendre aux allégories Judaïques. Ils jouèrent
àc la Religion. 3^3
en cette occafîon le rôle des Juifs faits à ce
genre d'argumentation , comme les Juifs jouè-
rent celui des Gentils. Ceux-ci crurent, lors-
qu'ils ne dévoient pas croire ; & ceux - là ne
crurent pas, lorfqu'ils dévoient croire ; je veux
parler de ceux qui, après le retour de la cap-
tivité , commencèrent à expliquer leurs livres
facrés d'une façon allégorique , tels qu'étoient
les Pharifiens qui formoient le gros de la na-
tion Juive , aufTi-bien que les EfTéniens. Il faut
ici noter que plufieurs d'entre les EfTéniens &
les Pharifiens embraflerent le Chriftianifme ;
au-lieu que ceux , qui comme les Saducéens ,
fe piquoient d'entendre l'écriture à la lettre &
de s'en tenir rigoureufement au fens littéral ,
fe déclarèrent toujours fortement contre l'E-
vangile. Mais enfin l'ufage de la méthode al-
légorique devenant fatal au Judaïfme & don-
nant lieu au Chriftianifme de prévaloir contre
lui, il fut arrêté dans la Synagogue qu'on l'aban-
donneroit. Dès-lors on fit un crime aux au-
teurs du nouveau tefi:ament de tourner toute
la loi & les Prophètes en allégorie. Depuis ce
tems tous les ouvrages publiés par les Juifs
contre la Religion Chrétienne , attaquèrent le
nouveau Tefiament , fur-tout pour avoir donné
des interprétations allégoriques de l'ancien, aux-
<^uelles ils oppoferent des explications fimples
3^4 HiJIoîrc Phïlofophîqat
& littérales propres à les détruire en y jettant
le ridicule dont elles méritoient d'être couver-
tes. Ce font donc les interprétations allégori-
ques , données aux Prophéties par les Doreurs
Chrétiens , qui font aSuellement le grand obf-
tacle&Ia pierre d'achopement & de fcandale ,
qui empêchent les Juifs de fe convertir au
Chriftianifme.
Au refle les Chrétiens ( fi pourtant en fait
de Religion il efîpermis ainfi qu'en guerre d'em-
ployer la fraude ) ont bien fait de recourir aux
allégories pour l'avantage de leur caufe. Ils n'ont
fait en cela qu imiter les Philofophes qui s'en
fervoient pour voiler leur do6î:rine cachée , &
les Théologiens du Paganifme , qui fe croyoient
obligés d'y recourir pour expliquer raifonnable-
ment des traits de la Fable ou de l'Hiftoire des
Dieux qui pris à la lettre avoient paru abfurdes
& ridicules.
la Religion fut regardée de tout temps com-
me une chofe myftérieufe. Pour la faire rece-
voir au vulgaire , il falloit la lui montrer voi-
lée fous des allégories , des paraboles , des hié-
roglyphes , fur-tout parmi les Egyptiens , les
Chaldéens & les Peuples Orientaux. Si on la lui
eût montrée à découvert , fes regards en au-
roient été bleffés. On étoit obligé , pour le te-
nir en refpeâ , d'employer avec lui la machine
de la Religion. 3^^
&\i merveilleux^ on ne lui parloit qu'en allé-
gories des Phénomènes de la nature, & fur-
tout des corps célefles, d'où eft venu le pro-
verbe tota cfl fabula cœliim. Ils changeoient
en allégories toutes les Hiftoires anciennes , &
prétendoient y trouver les fecrets de la Phy-
fique , de la Médecine , de la Politique , en un
mot , tous les Arts & les Sciences. Qu'étoit-ce
donc que le Paganifme t Un compofé de no-
tions Théologiques , Hiftoriques & Phyfiques ,
enveloppé fous des expreflîons myftiques & pa-
raboliques. Qu'étoit-ce aufîî que les vers Sy-
billins, les réponfes des Oracles? Des paro-
les échappées dans le trouble des fens , dans
un accès de fureur occafionnée par Ty vreffc ou
par des odeurs fortes qui portoient à la tête.
Ce n'étoient jamais des chofes claires , & ceux
qui étoient verfés dans la divination , leur don-
noient toujours un fens allégorique.
Toute la Philofophie Pythagoricienne étoît
cnfeignée dans un langage myftérieux. Cou-
verte par-là d'un voile épais pour le refte de
l'Univers , le fens profond qu'elle recéloit ne
fe découvroit que par degrés à ceux qui étoient
de la feâe , à mefure qu'ils devenoient d'un
âge plus mûr & paroiffoient plus fufceptibles
d'inftruSion. Les Stoïciens étoient fur-tout fa-
meux par la façon dont ils allégorifoient toute
^66 Hijîoire Pldlofophïqué
là Théologie payenne & routés les Fables (îe^
Poètes. Cicéron ^ dans le fécond de fes Livret
fur la 'Na.turc des Dieux , mec dans la bouche
de B?-Ibus le Stoïcien des exemples curieux dé
la méthode que ces Philofophes fuivoient dans
leurs allégories. Origene , qui avoit beaucoup
de commerce avec les Platoniciens modernes
connus fous, le nom ^Eclectiques^ avoit em-
prunté d'eux le fecret d^allégorifer les livres dei
l'ancien Teftamenr. Ce Dodeur régardoit cette
méthode non-feulement comme légitime & vraie,,
mais encore comme propre à donner aux Payens
des idées plus relevées des faintes Ecritures qui
leur fembloient balTes & abje6les ; enfin comme
capable de convertir à la Religion les habiles
gens de Ton temps. Aufîi eut-elle beaucoup de
«ours chez les Apologiftes de la Religion Chré-
tienne , tels que Clément d'Alexandrie , Mi-^
nutius'lelixy Juftin le Martyr, &c. La plupart!
d'entr'eux accoutumés aux allégories avant d'être
Chrétiens , inftruits par leur propre expérience
de la manière qu ils l'étoient devenus , crurent
qu'ils ne pouvoient mieux faire que d'en ufer
à leur tour vis-à-vis des Payens , qu'ils vou-
loient attirer fur leurs pas. Ainfi, pour donner
des notions plus fublimes du Chriflianifme , o»
vit les Théophile d'Antioche , les Clément d'A-
lexandrie , Difciple du célèbre Pantene , les
' de la Religion. ^Sj
-Ongene , tous les Gnoftiques enfin devenir Aî-
légoriftes , & fe confumer dans ce travail de
l'imagination pour inventer les allégories les
plus heureufes. L'Evangile ainii commenté &
allégorifé , fe trouvant adapté aux idées des
perfonnes d'alors & des fiecles fuivans , & fur-
tout au génie des Philofophes , fit des progrès
merveilleux parmi les Fayens ^ & les prophé-^
ties de l'ancien Teftament rapportées dans le
nouveau furent , malgré leur obfcurité , une lu-
mière propre à éclairer également & les Jui6
& les Idolâtres. Le même goût pour Pallé-»
gorie s^eft tranfmis chez tous les ReUgioniJîes mo-
dernes ; Chrétiens , Juifs , Fayens & Mahomé-
tans , tous auffi curieux d'allégories que leurs
ancêtres. Ainfi la méthode d'allégorifer , fi elle
lî'efî propre à conduire au vrai , l'eft au moins
à faire imprefiion fur l'efprit des hommes. L^s
Caraïbes , qui chez les Juifs la rejettent , enten-
dent mal leurs intérêts & paroifTent inconfé-
quens. En effet , en réprouvant les interpréta-
tions allégoriques, ils fondent fur rien l'attente
où ils font d'un mefîîe qui doit venir , ce qui
eft néanmoins un des articles fondamentaux de
leur religion. Car , comme Tobferve le Rabbin
Albon , » il ne fe trouve aucune prophétie,
v ni dans la Loi ni dans les Prophètes , qui
9 prédife fa venue , ea expliquant le texte d'une
368 Hijioire Fhllofopliîqut
D façon nécefraire & relative à lui, OU que
» d'après les circonflances on ne puifTe très-
D bien expliquer d'une autre façon. " ( Voye:^
Simon Bibliot, critique, vol, IV, )
A entendre les Chrétiens , leur Religion effi
entièrement fondée dans l'ancien Teftament,
& c'eft de ce Livre qu'elle dérive fon auto-
rité divine. On le leur accorde , pourvu néan-
moins qu'ils conviennent à leur tour, qu'elle
n'y eft pas naturellement mais allégoriquement
ou myftiquement révélée ; de forte que le
Chriftianifme n'eft que le fcns allégorique de
l'Ancien Teftament, & que l'on pourroit à
Jufte titre l'appeller un Judaïfme myjîéricux.
Il réfulte delà que , le Chriftianifme étant fondé
fur l'Allégorie , il faut que les Gentils , pour
être convertis , foient convaincus par l'Allégo-
rie , & deviennent des Juifs alUgorifîcs ou
myjiiques, de même que ceux d'entre les Juifs
qui font attachés fervilement à la Loi, doi-
vent s'élever au-delTus , & prendre l'efprit dej
Allégories, s'ils veulent chriftianifer. St. Paul
dit formellement que la lettre tue & que l'ef-
prit vivifie. C'eft comme s'il difoit : » La fa-
3> gQ^Cc que nous prêchons aux parfaits, fa-
» geffe que Dieu avoit cachée au monde , &
» qu'il avoit prédeftinée & préparée avant tous
9 les fiecles , n'eft autre que le Judaïfme di-
» vin y
àc la Religion. ' 369
ô vîn , fpirituel, myftérieux , abfolument me-
-n connu de ceux qui prennent le Judaïfme à
5> la lettre. Cette nourriture grolïiere étoit
» bonne pour des hommes imparfaits. Mais au-
» jourd'iiui que le temps de la perfe6lion eft
» arrivé, il faut d'autres alimens à l'cfprit. Le
» Sage dédaignant de fixer fes regards fur la
» fange , s'élève au haut des Cieux où il ne
» vit plus que de la vérité , en polTédant le
» fecret de découvrir le fens myftique ou fpi-
» rituel des chofes. Tant qu'il l'a ignoré , le
» Ghriflianifme l'a révolté*»
Les Gentils , avant de devenir Chrétiens ,
ont donc été obligés de judaïfer , c'eft-à-dire^
de regarder les Ecritures des Juifs comme fcn<
dées fur l'autorité de Dieu même , de fe péné-
trer de l'efprit allégorique, de dédaigner en
conféquence les raifonnemens humains, & de.
chercher dans le texte un fens toujoui's démenti
par la lettre.
Ce qui prouve que l'ancien Tefîament n'efl
qu'un Type , qu'une Allégorie continuelle , c'efl
que de tous les Interprètes qui ont voulu trou-
ver un fens littéral aux prophéties , il n'y en a
pas un feul qui n'y ait trouvé des faits accom-
plis dans des temps antérieurs au Chrift. Main-
tenant il s'agit de favoir fi l'on peut affeoir
des preuves bien folides fur des Types, des
Tome I, A a
370 Hljloirc PhilofophiqiiC
Figures , des Emblèmes , des Allégories. Si de
telles preuves n'étoient pas valables , il fau-
droit en conclure que le Chriftianifme feroÎE
une impoflure. Car fi, félon St. Pierre même,
les prophéties, tirées de l'ancien Teftament , font
plus fortes & plus convaincantes ( hahcmiis fir^
miorem propheticum fermonem ) que les mira-^
clés de Jefus , dont il avoit été le témoin ainli
que les autres Apôtres ; celles-là n'étant rien
moins que folides pour fervir de bafe au Chrif-
tianifme , de quel air devons-nous donc envi-
fager ceux-ci dans la caufe préfente ? D'un côté
l'argument des prophéties , où les Chrétiens met'-
tent le fort de leur caufe , reifemble à celui des
fedes Payennes qui fondoient leur Religion fur
la Divination , & qui la faifoient en grande
partie confifler à tromper à l'aide de cet art.
De l'autre côté les miracles empruntoient toute
leur autorité des prophéties. Ce n'eft que com-
me prédits qu'ils peuvent prouver. Si donc ils
ne l'ont point été , ils font deftitués de toute
force ; & quelque réalité qu'on leur fuppofe ,
ils ne peuvent faire accomplir une prophétie
qui ne fe feroit point accomplie ; ils ne peu-
vent nous faire reconnoître un MeJJîe ; ils ne
peuvent nous prouver que Jefus eft le MeJJie^
il Jefus & le Mefïie n'ont point été annoncés
dans l'ancien Tellament. Or ils ne l'ont point
de la RcUgion. 371
été; & fi les Juifs ont eu dans les derniers
temps quelque idée d'un Meffie ou d'un Li-
bérateur, cette idée dans fon origine ne ^ fut
qu'une illufion enfantée par les malheurs des
Juifs & par l'impatience du joug qui leur fi-
rent ardemment défirer d'en être délivrés.
D'ailleurs les idées qu'ils s'en formèrent, fui-
rent toujours très- éloignées de celles qu'on
leur préfente de Jefus. Il n'eft donc pas fur-
prenant qu'ils n'aient pu reconnoitre le Sau-^
veur cPIfraèly dans un Juif indigent & dé-
pourvu de puifTance qui finit par mourir d'un
fupplice ignominieux dans la Capitale de leur
pays.
Telle eft en raccourci la doctrine de Col-
lins fur les fondemens 81 les raifons de la Re-
ligion Chrétienne, expofée naïvement & fans
ces tcmpéramens perfides, qui accompagnent
la plupart des Ecrits de nos Philofophes mo-
dernes , & qui femblent ajouter l'outrage à l'in-
jufiice & à la mauvaife foi qui y régnent.
Kul ouvrage n'a plus fait de bruit en Angle-
terre , & n'a plus fortement excité le zèle du
Clergé. Prefqu'aufiîtôt après fa publication ,
l'Auteur fe vit afiailli de tous côtés par un
grand nombre d'écrits ; & comme fon projet
n étoit rien moins que de fapper le Chrifiia-
nifme par fes fondemens, on vit ce qu'il y
A a 2
\
^^2 Hijloirc Philofophique
avoit de plus ilîuftre parmi les DoSeurs &'
les Evéques , tels que les Clarke , les Whif-
ton , les Bulloch , les Sikes , les Sherlock , les
Chandlor, &c. accourir pour le venger, &
comme les mains qui fecourent le corps, s'em-
.prefTent de le relever s'il vient à tomber, en
agir de même pour garantir d'une chute ce
que cet audacieux mortel prétendoit abattre.
Pier de compter parmi fes adverfaires tant de
jioms célèbres, il n'a pas fait attention qu'il
Its devoit moins à l'art & à la fagacité avec
lefquels il a compofé fon livre dangereux ,
qu'à la nature du fujet qu'il a traité & qui
eft un des plus épineux de la Théologie Chré-
îienne. Ce que Wolfton a fait contre les mi-
racles de Jefus-Chrift qu'il réduit à rien en leur
donnant un fens purement allégorique , Col-
lins l'a exécuté à l'égard des prophéties qui
ie fondent entre les mains, du moment qu'on
ne leur donne d'autre confiftance que ce fens
allégorique dans lequel il les interprète. Ainfi,
grâces aux efforts de ces deux Allégoriftes , la
Heligion Chrétienne perdoit fes deux princi-
paux appuis , à favoir , les miracles & les pro-
phéties.
Pour revenir à Collins , on peut lui con-
tefter d'abord cette propofition, que le grand
article , l'article fondamental du Chriftianifme ,
de la Religion, 375
celui qui a frayé le chemin à la réception de
tous les autres , c'efl le droit que Jefus-Chrift
s'attribue au titre de Mefïïe prédit par les Pro-
phètes. Il paroit par la nature des choies, &
par le procédé de Jefus-Chrift même, que
c'eft la divinité de fa Miflion prouvée par k$
Miracles & par fa doârine. Ce point une fois
établi, tout le refle fuit de lui-même. On ne
peut lui refufer ni le titre de Fils de Dieu ni
celui de Meffie promis aux Nations , puifqu'il
s'arroge ces deux titres. Cela étant ainfi, c'eft
aux Incrédules à invalider cette prétention à
la qualité de Mefiie qu'il fe donne, & non
pas à nous à l'établir par des argumens direfts
& particuliers à cet article , comme le vou-
droit l'adverfaire. Pour nous déloger de ce
pofle , il leur en coûtera plus qu'ils ne penfent.
Ils n'ont rien fait en nous prouvant que les
Oracles de l'ancien Teftament peuvent être ap-
pliqués à d'autres qu'à Jefus-Chrift, s'ils ne
nous font voir en même-temps, que dans l'in-
tention de Dieu ils fe rapportent effeélive-
ment à ces perfonnes-là & à nulle autre. Or
voilà ce qu'on leur défie de prouver jamais.
Quoiqu'on pût les arrêter dans ce défilé,
fans leur permettre de faire un pas en avant ,
on peut étendre plus loin l'avantage qu'on a
fur eux, en prouvant qu'il eft des Oracles, &
Aa :^
374 HiJIoirc Philofoplûqut
en grand nombre , qui établifTent dire6ïe-
ment & diftinâlement le droit que Jefus-Chrift
s'eft attribué en conféquence à la qualité de
Mefïie. 11 faudroit être abfolument étranger
dans la ledure des Livres Sacrés, pour ne pas
voir dans les principales prophéties, comme
des chofes annoncées de la manière la plus
claire , un grand changement dans l'état re-
ligieux des Juifs & des Payens ; PétablifTement
d'un nouveau culte , d'une nouvelle alliance ,
dans laquelle tous les peuples de la terre dé-
voient entrer fans diftinélion ^ la manière &
le temps où devoit s'opérer cette étonnante
révolution dont nous fommes les témoins ocu-
laires \ la perfonne à qui elle étoit réfervée ,
fon caraftere particulier , fa Nation , fa Tribu ,
fa famille , le lieu de fa naifTance , &c. Qu'on
compare l'Evangile avec toutes ces prophé-
ties, & Ton trouvera qu'elles font ce même
Evangile anticipé , mais en traits fi éclatans ,
qu'il efl impofïible de méconnoître les prophé-
ties dans l'Evangile ; ainfi que l'Evangile dans
les Prophéties» De ce parallèle il fe réfléchit
une lumière fur Jefus-Chrift , dans lequel elle
montre le Meflie tout refplendiffant des cou-
leurs & des traits magnifiques fous lefquels il
a été peint par les Prophètes. C'efl en vain
que Collins fe couvre par-tout de l'autorité de
de la RcUg'iGîu 37^
Grotîus , & qu'il met fur fes yeux le voile'
officieux que cet interprète des Ecritures lui
prête, par-tout il eft fuivi des rayons vengeurs
de la vérité plus forte que les ténèbres dont
il cherche à l'obfcurcir.
Une prophétie qui l'a cruellement embar-
raffé, & qui ne cefle de faire le tourment
des Incrédules , c'eft celle des LXX femaines
de Daniel , fi célèbre dans l'Ecriture. Il n'a
pu s'en tirer qu'en niant l'authenticité du livre
où elle fe trouve. Ce que l'on voit de claire-
ment énoncé dans cei Oracle, il le rapporte
à ce qui s'eft pafTé fous le règne d'Antiochus
Epiphanès-, & il le donne comme ayant été
écrit hifîoriquement , & non prophétiquement,
par un Auteur de ce temps-là, à-peu-près,
comme on voit dans le fécond livre d'Efdras
plufieurs événemens déjà pafTés , mis en flyle
prophétique. Mais outre que l'Oracle rapporté
aux temps d'Antiochus Epiphanès, préfente
un fens incompatible avec le fens naturel &
la jufte conftrudion des termes, comment
l'Auteur peut-il être contemporain de ce Prince
impie , s'il eft vrai que fon livre fait mention
des glorieufes & des funeftes deftinées de
l'Empire Romain , qui ne dévoient être rem-
plies que quelques fiecles après? Si dans les
événemens qu'il décrit en fîyle- prophétique ,
Aa /^
yjS HiJIoirc Phllofophujuc
il y en a une partie au moins qui regardcit les
temps futurs, pourquoi le tout ne feroit-il
pas prophétique de la même manière, puis-
que l'Auteur a dû être un vrai Prophète? Le
fera-t-on vivre après Jefus-Chriil , pour adap-
ter fa prophétie à un événement déjà pafTé >
Mais il fera plus convenable de la faire qua-
drer au temps de Jefus-Chrift, auquel elle fe
rapporte beaucoup mieux qu'à celui du Roi
de Syrie. Mais alors de quelle adrelTe aura-t-on
pu fe fervir, pour faire recevoir aux Juifs un
livre contenant une prophétie qui les égorge?
les Incrédules en voulant fe dépêtrer d'un
mauvais pas, ne font que s'y embourber da-
vantage.
Accordons -leur qu'il y a des prophéties à
double fens, lefquelles regardent en partie le
temps où elles ont été prononcées, & celui du
Meiîie. Ou elles font exprimées en des termes
qui marquent un double événement , & de-
mandent un double accompliffement ; ou bien
leurs différentes parties, conçues en à^s ter-
mes difFérens, fe rapportent à différens objets.
Dans le premier cas, i\ les expreffions font
trop magnifiques pour ne pas paroître exagé-
rées dans la fuppofition ou l'on fe contente-
roit du premier événement, l'exaflitude du
langage demande qu'alors on le regarde çom-»
de la Rdlgion. ^jj
me riniage & le type d'un événement plus
illuftre. Dans le fécond cas, il efl facile de
découvrir dans les prophéties qui contiennent
deux parties, dont chacune a fon fens propre ,
celui qui regarde le MelTie, comme dans cet
Oracle dlfaye , Voici qu'une Vierge fera erz-
ceinte^ Sic. appliqué par St. Mathieu à Jefus-
Chrift, quoiqu'il ne paroiffe pas que cet Evan-
gélifle le cire comme une prédidion réelle, &
en forme de preuve.
Les prophéties à double fens ont leur ufage
& leurs fins fubordonnés aux vues de la Pro-
vidence , & très-bien expliqués par Pafchal.
7) Jefus-Chrift , dit cet illuftre Auteur, a été
yy également prouvé & par les Juifs jufles qui
» l'ont reçu , & par les injuftes qui l'ont re-
» jette, l'un &L l'autre ayant été prédit. C'efl
X» pour cela que les prophéties ont un fens
» caché , le fpirituel dont ce peuple étoit en--
îi nemi, fous le charnel qu'il aimoir. Si le
» fens fpirituel eut été découvert, ils n'étoient
7) pas capables de l'aimer; <5c ne pouvant le
» porter ils n'euffent pas eu le zèle pour la
» confervation de leurs livres & de leurs ce-
» rémonies. Et s'ils avoient aimé ces promefTes
» fpirituelles , & qu'ils les euffent confervées in-
î> corrompues jufqu'au Meffie , leur témoignage
9 n'eût pas eu de force , puifqu'ils en euflent été
378 HtJIolrc Philofophïqut
» amis. Voilà pourquoi il étoit bon que le fens
» fpirituel fût couvert. Mais d'un autre côté fi ce
» fens eût été tellement caché qu'il n'eût
3> point paru , il n'eût pu fervir de preuve au
» MefTie. Qu'a-t-il donc été fait? Ce fens a
» été couvert fous le temporel dans la foule
» des paflages, & il a été découvert claire-
» ment en quelques-uns; outre que le temps
3> & l'état du monde ont été prédits fi claire-
» ment, que le foleil n'eft pas plus clair. Et
» ce fens fpirituel eft fi clairement expliqué
» en quelques endroits , qu'il falloit un aveu-
» gîement pareil à celui que la chair jette dans
» l'efprit quand il lui efl afTujetti , pour ne
» pas le reconnoître. Voilà donc quelle a été
» la conduite de Dieu. Ce fens fpirituel efl:
î» couvert d'un autre en une infinité d'endroits ,
» & découvert en quelques-uns, rarement à
» la vérité; mais en telle forte néanmoins que
» les lieux où il efi caché font équivoques,
» peuvent convenir aux deux ; au-lieu que les
3) lieux où il eft découvert font univoques , &
» ne peuvent convenir qu'au fens fpirituel.
» De forte que cela ne pouvoit induire en
» erreur , & qu'il n'y avoit qu'un peuple au(H
5) charnel que celui-là qui s'y pût méprendre. «
{Penfées de Pafcal Art. Juifs.)
Mais outre ces oracles qui ont un double
de la Relision,
379
fens , il y en a d'autres qui n'ont jamais eu
leur accompliiTement littéral qu'en Jefus-Chrift.
A commencer par le fameux oracle de la
Genefe où il eft parlé de la chute de nos pre-
miers pères , & du remède fpirituel qui leur
fut annoncé dans le même infiant oii Dieu
fulmina la malédidion attachée à leur péché >
il y en a plufieurs autres jettes de loin en loin
dans le cours des fiecles , qui ne fauroient
convenir qu'au Meffie , & dont l'application
s'alTortit naturellement & d'une manière exclu-
(îve , à la perfonne de notre divin Sauveur.
Les oracles qu'il cite & qu'il s'applique à lui-
même , regardent principalement les grands
événemens de fes fouffrances , de fa mort , de
fa réfurreélion , de fon règne univerfel , &c.
& il eft impoiTibîe de les détourner à un au-
tre qu'à lui-même. Dira-t-on qu'ils foient ty-
piques, myfliques, allégoriques? Les Apôtres,
pleins de l'efprit de leur maître , quand ils
ont eu les gentils en tête , fe font fervis uni-
quement de preuves direâes & abfolues, pri-
fes du fens littéral des Prophéties qui ne pou-
voient convenir qu'à Jefus-ChriH. Et ce qui
maintenant eft un glaive dont on perce les
Juifs, c'eft que du temps de notre Seigneur,
ils entendoient comme nous ces anciens ora-
cles & les appliquoient unanimement au MelTîe ,
380 Hijlotrc Philofophtqac
témoins les paraphrafes chaldaïques. Détermi-
nés à ne point le reconnoître dans l'humble
perfonne de Jefus-Chrift , qui ne remplilToit
pas leur attente charnelle , ils ont cherché »
depuis cette fatale époque , à éluder le fens
des Prophéties qui les incommodoit , par les
plus pitoyables fubtilités. Semblables au pilote
défefpéré , qui au fort de la tempête fe trouve
écarté loin de fa route , abandonne fon calcul
& va ou le mené le hazard , on les voit pro-^
mener leur agitation dans le monde , fans ja-
mais trouver le port où ils afpirent , & qui
femble toujours fuir devant eux.
Le Mefîie que les Juifs attendoient & qu'ils
attendent encore , tantôt comme Conquérant ,
& tantôt comme un perfonnage heureux &
malheureux , devenoit néceffairement pour eux
un être indéfiniffabîe ; & leurs Prophètes ,
chez qui fe trouvent toutes ces contrariétés
étonnantes fur la perfonne de leur MeHTie ,
dévoient leur paroître obfcurs & inintelligi-
bles , ou même manquer abfolument de fens,
La lettre à laquelle ils fe ramenoient, n'étoit
certainement pas le fens propre des Ecrivains
facrés, puifqu'elle les jettoit dans mille con-
tradidions. Ce qu'il y a d'étonnant , c'eft qu'ils
n'aient pas reconnu autrefois & qu'ils ne re*
connoiffent pas encore Jefus-Chrift en quifeul
de la Religion. 381
toutes les contradiâions font accordées. Ils
continuent , par un abus éternel , de transfor-
mer le règne célefte & la vie future en un re-
pos terreftre & dans une félicité charnelle &
grofîiere , faifant du fens littéral & du fens
fpirituel le mélange le plus abfurde & le plus
ridicule. PofTédés autrefois de l'idée d'une Mo-
narchie univerfelle qui les a rendus l'objet de
la haine de l'Univers , par les différentes ré-
voltes qu'ils ont excitées fous les Princes aux-
quels ils étoient fournis , ils ne Pont pas en-
core abandonnée de nos jours, ils perfiftent
toujours dans leur fyftême ambitieux, qui les a
conduits ,il y a dix-huit fiecles , à leur ruine tota-
le , & qui les a depuis expofés à une fuccefïîon
d'impofteurs dont ils ont toujours été les viâimes.
En les voyant expofés , depuis tant de fie-
cles , aux traits de la vengeance divine , qui
femble s'être attachée à eux , quelque part
qu'ils aillent , nous pouvons , en plaignant leur
fort, nous féliciter jufqu'à un certain point de
ce que notre croyance eft affermie par leur
incrédulité prédite dans leurs livres mêmes,
qu'ils colportent dans toutes les contrées. Nous
aurions, ainfi que Pafcal l'a bien remarqué
un bien plus ample prétexte de défiance , s'ils
étoient des nôtres. Il a fallu en quelque forte
qu'ils ne cruflent pas afin que nous cruflions ;
382 HiJIoire Philofophiquc
& c'efl leur falut qui leur doit caufer une
émulation qui \ts fafTe rentrer en eux-mêmes.
Que vers les temps où Jefus-Chrift fe mon-
tra à la Judée, elle ait été dans l'attente d'un
Sauveur ou Libérateur , à qui elle donnoit par
emphafe le nom de MeJJic ou de Chrijl (le
premier de ces noms efl hébreu , & le fécond
efl grec ) ; on en doit juger par la facilité
avec laquelle les Juifs fe laifTerent alors féduire
par les premiers impofteurs qui fc donnoient
pour les libérateurs d'Ifraèl , après que le vrai
Meffie , mal jugé par ces hommes charnels ,
fut devenu une pierre d'achopement & de fcan-
dale pour les deux maifons d'Ifraël. Mais d'oii
leur étoit venue cette idée > Il paroît , dit
l'Auteur des fondémens & des raifons du Chrif-
tianifme , qu'elle tiroit naturellement fon ori-
gine des difpofitions des hommes qui, quand
ils font malheureux , efperent la fin de leurs
peines & font toujours prêts à croire ceux qui
leur font efpérer un fort plus favorable. D'ail-
leurs, obferve-t-il fort judicieufement , l'Hif-
toire des Juifs & tous leurs livres facrés étoient
remplis d'exemples d'hommes merveilleux ,
fufcités en des temps divers par la Divinité
pour délivrer fon peuple des maux qu'il
éprouvoit ; d ou il conclud que rien n'étoit
plus fimple pour les Juifs que d'efpérer que
de la Religion. 383
le Dieu qui les avoit choifis pour être fon
peuple chéri , exerceroit toujours fur eux fa
Providence d'une manière privilégiée , & qu'a-
près les avoir délivrés tant de fois , il les dé-*
livreroit encore par des moyens tout miracu-
leux & furnaturels.
On ne fauroit fe réfuter foi-même avec plus
de naïveté que le fait ici notre adverfaire»
L'attente où les Juifs étoient de leur Meflîe
étoit donc fondée fur les fecours divins qu'ils
avoient épreuves , dans les temps de leurs
détrefïes & de leurs calamités, de la part des
illuftres Libérateurs, que Dieu leur avoit alors
envoyés. Ifraël n'étoit donc point un peuple
ordinaire ; & dans les événemens qui lui étoient
arrivés , il étoit aifé d'y reconnoître quelque
chofe de furnaturel. Le Philofophe Anglois
confentiroit-il à donner aux Juifs cet avantage
fur les autres peuples ? Si en donnant un fens
purement allégorique aux Prophéties de l'an-
cien Teftament qui avoient Jefus-Chrift pour
objet, il a prétendu ôter à fa mifîîon divine
les titres les plus forts fur lefquels elle pût
s'appuyer, fon intention n'a pas été de favori-
fer le Judaïfme, mais de détruire, l'une par
l'autre, les deux Religions. En effet, il a dé-
pouillé le Judaïfme de ce qu'il avoit de di-
vin, en regardant fes Prophètes comme des
384 Nijlolrt Fhilofophiqiic
Hiftoriens qui ont décrit d'un fiyle ënigmati-^
que , allégorique & figuré , fouvent très-con-
fus, les événemens arrivés foit avant eux, foit
de leur temps, auxquels ils ont eu foin de
joindre des fonges , des vifions , des révéla-
tions \ en les comparant aux devins du Paga-
nifme, & en réduifant tout leur office à dé-
couvrir les effets perdus, & à dire la bonne
aventure à ceux qui s'adreflbient à eux. On
ne peut alTurément pouffer plus loin le mépris
pour les Prophètes. La difficulté revient donc
avec force fur TAuteur Anglois qui, dans fon
fyflême, traitant de fables toutes les merveil-
les dont efl rempli l'ancien Tefîament, &
d'hommes imaginaires les illuflres Libérateurs
d'Ifraël , doit être fort embarraffé à rendre rai-
fon de cette attente univerfelle où étoient vers
les temps de Jefus-Chrifl les Juifs qui foupiroient
pour la venue du Meffie. Mais fon embarras dut
bien augmenter , quand il fe vit preffé par
TEvêque de Litchfiel & de Coventry , fur ce
que l'attente du Meffie ou du Libérateur s'é-
toit communiquée des Juifs aux Payens; en-
forte que rUnivers entier étoit dans cette ef-
pérance flatteufe. Or cette attente fi générale,
fi confiante , fî profondément gravée dans
l'efprit des nations , cette attente fi forte de-
puis les derniers Prophètes jufqu'à Jefus-Chrifl,
où
de la Religion. 3 8 s;
ou peut-elle avoir eu fa fource, fî ce n'ef!
dans une révélation exprefTe des promefTes
divines concernant ce grand événement? Vaine-
ment l'Auteur Anglois fe débat ici contre l'au-
torité qui le prefTe , en difant que les idées
des Romains n'a voient îien de commun avec
celles des Juifs fur la venue du Me(Iîe, qu'el-
les étoient très-oppofées à celles des Chrétiens,
vu que les Prophéties des Sybilles, aind que
les Prédirions de Virgile, de Tacite, de
Suétone annonçoient un Héros , un Conqué-
rant , un Monarque temporel , tandis que Jefuj
ou le Meflie des Chrétiens n'avoit aucun de
ces caraâeres , & ne dévoie être qu'un Con-
quérant fpirituel.
Les Juifs y il eR vrai , qui prenoient confeil
de la trifte fouation où les avoit réduits la
domination Romaine , ne voulurent plus qu'un
Meflîe guerrier & conquérant, pour brifer le
joug fous lequel ils gémiffoienr. L'humilité
du Sauveur cacha à ces orgueilleux les véri-
tables grandeurs qu'ils dévoient chercher dan»
leur Meflie. Comme il étoit venu plutôt pour
condamner que pour couronner leur aveugle
ambition , ils s'étourdirent fur les marques
vifibles qu'il portoit en lui , du Chrift qui leur
avôit été tant de fois promis, Nonobftant leurs
ambitieufes idées, forcés par les conjonélures
Tome l B b
386 Hijlo'm Philofophïqiu
& les circonflances du temps, ils fembîoient
quelquefois fortir de leurs préventions, juf-
ques-là qu'ils foupçonnerent que St. Jean Bap-
tise pouvoit bien être le Meflie. Cet homme
extraordinaire, étonnant, qui les avoit frap-
pés par fa manière de vie auflere , &i qu'ils
avoient jugé digne d'être le Chrift, n'en fut
pas cru quand il montra le Chrift véritable ,
parce que l'humilité de Jefus-Chrift effaroucha
leur orgueil. Encore que les Juifs fe trompaf-
fent alors fur le genre de grandeur qui dévoie
Cara6iérirer le règne du Meffie , ils étoient per-
fuadés que le temps en étoit arrivé \ & le
bruit s'étoit répandu aux environs de la pro-
chaine arrivée de ce Roi , dont l'Empire de-
voir fe répandre fur tous les peuples. Tacite
& Suétone qui en font mention, difent expref-
fément que l'Oracle qui lui avoit donné lieu,
fe trouvoit dans les Livres Sacrés du Peuple
Juif, & que c'eft de la Judée qu'on verroic
bientôt fortir ceux qui régneroient fur toute
la terre. Quant à Virgile , dont l'enthoufiafme
annonce dans fa quatrième Eglogue les heu-
reux changemens que devoir amener la naif-
fance du fils de Polîion , ou fi vous l'aimez
mieux, le règne d'Augulie , qui alloit faire
renaître l'âge d'or, & qui d'après la flatterie
étoit repréfenté comme un Héros defcendu
de la Religion, 387
des Dieux ^ je crois bien que ce Poëre n'a
pas eu en vue de décrire le règne du MeiTIe.
Mais où efl: la preuve qu'il n'a pas tiré le fu-
jec de Ton poënie des vers fybillins , & que
ces vers ne foienc pas une preuve de la tra-
dition généralement répandue alors touchant la
naifTance d'un Conquérant univerfel ? je ne
fais; mais il me femble que, fi Ton vouloit
creufer plus avant, on trouveroit que ce qui
porta les Athéniens & les Romains à créer,
les uns un Roi des augures , & les autres un
Roi dQs facrifices , ne peut avoir été que l'ef-
fet d'une tradition fourde & univerfelle du
Meflie promis aux nations. L'Oracle de Del-
phes promettant aux Grecs un Roi futur, &
les Sybilles annonçant aux Romains un Mo-
narque qui les rendroit heureux , & qui éten-*
droit leur domination fur toute la terre , paroîf-
fent confirmer cette ancienne vérité coniîgnée
dans la plupart des Prophéties de l'ancien.
Teftament. Ces deux peuples, pour conferver
les ombres 'de cette attente , conferverent dans
leur Gouvernement l'ombre d'un Roi , loriqu'ils
en anéantiffoient la réalité.
Jefus-Chrift ayant été prédeftiné à réconcilier
Dieu avec le monde , à pacifier le Ciel & la
terre, à vaincre la juftice divine , en payant pour
les hommes coupables un prix infini , il con-
Bb 2
388 Hïjïoîrc Philofophlque
venoit , pour relever les efpérances de l'iiom-»
me prévaricateur, pour lui redonner du cou-
rage contre les terreurs dont il étoit aiïiégé,
& pour lui faire reprendre de Paffurance dans
fa nouvelle religion , de lui montrer au moins
fous des voiles fon Libérateur , au moment même
qu'il fut atterré par fa condamnation. Toute l'ef-
pérance qui lui reftoit au milieu de fa difgrace ,
c'eft que Dieu pouvoir liii pardonner librement ,
& le rétablir en grâce ; mais de favoir s'il le
vouloir, ou s'il ne le vouloit pas, c'eft ce qu'il
ne pouvoir apprendre de la Religion naturelle.
Il fallut donc qu'il intervint une révélation pour
lui afTurer la promefTe de fon pardon ; & voilà
la raifon pourquoi la prophétie doit toujours
faire une partie efïëntielle de la religion des
pécheurs. Dieu qui vouloit pardonner à nos
premiers Pères, fit alors entendre la parole de
prophétie ^^our leur donner de nouvelles efpé-
rances ; les premières ayant été anéanties par
leur chute. Un être malin & invifible paroît ici
fur la fcene , comme le principal acteur de cette
chute, fous la figure d'un vil ferpent, afin que
ceux qui liroient cette hifcoire , n'eulTent au-
cun lieu de foupçonner , que le mauvais prin-
cipe qu'il figuroit , fût un être égal à Dieu.
Peut-être Moyfe l'a-t-il écrite dans le langage
oriental , dont le propre étoit d'envelopper l'Hif-
de la Religion. 3 89
toire fous des paraboles & des fimiîitudes , pour
qu'on ne fut pas tenté d'imaginer deux princi-
pes indépendans , l'un du bien , & l'autre du
mal : idée qui renverfe la fouveraineté de Dieu
que Moyfe a eu principalement en vue de main-
tenir dans cette Hiftoire de la chute. Les diffi-
cultés qu'elle préfente doivent d'autant moins
nous inquiéter, qu'elles n'empêchent pas que
ce qu'il y a d'efTentiel ne Toit très-intelligible.
En effet , ce qui eft compris dans cet effentiel ,
c'eft que l'homme fut follicité à défobéir à
Pieu, & qu'il lui a réellement défobéi; que
par-là il perdit tout droit au bonheur & à la
vie elle-même ; & que Dieu jugea tant lui, que
le fédudeur qui l'avoit tenté fous la forme d'un
ferpent.
La fentence prononcée contre le Tentateur
doit fervir ici de commentaire à l'oracle que
Dieu donna à nos premiers Pères ; le voici : je
mettrai une inimitié entre toi 6* la femme , 6*
entre ta femence & la femence de la femme ,
cette femence te brifera la tête , Ù tu lui bri"
ftras le talon.
Quoique cette prophétie ne foit applicable
qu'à Jefus-Chrift , cependant rien ne l'infinue
dans ce premier abord , & il y auroit de Tin-
juftice de la part des Incrédules d'exiger de
nous ^Qti montrer ici l'application , parce que ^
Bb 3
390 lUjh'ir c Ph ilofophiqu c
pour la découvrir, il faut porter îa vue plus
loin que le 3me. chap. de la Genefe. D'ail-
leurs , le fens littéral de cet oracle n'en eft pas
le fens propre. Prédire que les ferpens feroient
enclins à mordre les hommes au talon , & les
hommes prêts à s'en venger en leur écrafant
la tête , efl: un événement trop commun pour
qu'il ait exigé d'être prédit , & de l'être pom-
peufement. D'ailleurs , quel rapport y avoit-il
entre une minutie de cette nature & la perte du
genre humain. Un grand myftere , fans doute',
étoit compris dans la menace faite au ferpenc
de toir un jour éerafer fa tête par la femence
de la femme. Ce que nos premiers Pères y
purent appercevoir, c'efl: que leur falut étoit
attaché à une grande vidoire qui feroit un jour
remportée fur l'ennemi commun ; mais le myf-
tere n'en "^étoit pas moins voilé pour eux. C'é-
toit une himlcre qui éclairoit dans un lieu téné^
hreux , félon l'exprelTion de St. Pierre , mais
accommodée au temps & aux circonftances-
L'attente que faifpit naître cette ptophétie, a
été pleinement remplie par la rédemption opérée
pour nous par natre divin Sauveur , c'efî ainft
qu'à pojlcrion nous prouvons que Jefus-Chrift
y eft manifeftement défigné , & non à priori^
parce qu'il eft impofîible de prouver que Dieu
fefoit néceffairement aftreint à procurer notrQ
delà Religion. 501
bonheur par la venue de ce même Jefus-Chrift,
& non par aucun autre moyen que ce fût.
Dans la malédi6lion prononcée contre nos
premiers Pères, la terre s'y trouva envelop-
■pée. Frappée de malédiélion & produifant d'elle-
même des ronces & des épines , qu'un travail
opiniâtre avoit peine à arracher , elle ne fut
rendue à fa première fertilité , qu'après avoir
^té toute trempée des eaux du déluge. Dans les
années qui l'avoient précédé , l'ordre des faifons
avoit été altéré \ la famine & la mifere s'étoient
répandues fur la terre par le défaut de temps fa-
vorables pour femer ; l'été & l'hiver ne fe fuccé-
doient pas régulièrement. Le déluge ayant en
quelque forte lavé la terre de fa première malé-
diâion, Dieu promet à Noè que tant qu'elle dure-
ra , la femence & la moiffon , le froid & le chaud^
l'été & l'hiver ne cefTeronc de s'entre-fuivre;
il lui renouvelle la première bénédidlion qu'il
avoit donnée à Adam dans fa première inno-
,cence.
- Par la première prophétie , qu'on peut bien
■nommer la, grande chartrc , la grande décla-
ration de la miféricorde de Dieu depuis la chute
de nos premiers Pères , Dieu leur avoit fait
grâce de la mort éternelle , & la mort tem-
porelle à leur égard avoit été fufpendue.
. L'alliance jurée par Dieu avec Noé ne con-
Bb 4
39- Hijtoirc PhUofophlquc
tient point d'autre prophétie que celle de cette
alliance. La puifTance écl'autoritéfouveraine de
Dieu s'étoient manifeftées avec tant d'éclat dans
le déluge, elles avoienc fait de fî profondes
imprefïions fur les efprits , que la Religion n'a-
voit pas befoin d'autre foutien. Mais quand l'ido-
lâtrie rompant fa digue fe fût répandue dans
le monde , la parole de prophétie fut alors re-
iiouvellée , pour empêcher les hommes de per-
dre tout fenciment de vraie Religion. La bé-
nédidion particulière donnée à Sem , qu'il faut
fe garder de confondre avec la temporelle qu'il
partagea avec fes frères, avoit paffé de deffus
fa tête fur celle d'Abraham qui en étoit iffu.
Sous ce Père des Croyans les Prophéties de-
vinrent plus claires & plus diftinétes , & com-
mencèrent à avoir un rapport plus immédiat
avec la merveilleufe économie de la miféricorde
de Dieu envers le genre humain y manifeftée
par l'Evangile de fon Fils. Ainfi croifToit la lu-
mière qui s'étoit levée fous les Patriarches,
conformément aux circonftances & à la né-
cefîité des temps. L'Idolâtrie fe préparoit à inon-
der tout le genre humain , & achevoit d'y étein-
dre les refies de la lumière naturelle. Elle n'a-
voit pas épargné la famille de Sem , & jufques
dans la branche particulière dont Abraham def^
cendoit , elle avoit jette de profondes racines*
de la Religion. 393
Il étoit temps de lui donner de plus fortes
barrières ; fi Ton vouloic empêcher que la
vraie Religion ne fût entièrement éteinte dans le
monde.
En rappellant Abraham , & en donnant la
Loi de Moyfe, Dieu n'avoit pas arrêté de pro-
pager ou de rétablir la vraie Religion parmi
tous les Peuples d'alors. Et la Circoncifion éta-
blie pour féparer ce Patriarche & fa poftérité
du refte du Genre-Humain , & la Loi de Moyfe
chargée de cérémonies dont plufieurs même
ne pouvoient être pratiquées hors du Pays de
Chanaan, avoient élevé entre les Hébreux &
les Gentils un mur de divifion, qui ne devoir
être abattu que par Jefus-Chrift. C'eft ce que
St. Paul avoit fait entendre aux Athéniens, en
leur difant que Dieu ayant diflîmulé les temps
d'ignorance , commandoit maintenant à tous
les hommes en tous lieux qu'ils euffent à fe
repentir; & aux habitans de Lyflre , en leur
repréfentant avec Barnabas , que Dieu , dans les
fiecles précédens , avoit laiffé marcher toutes les
Nations dans leurs voies.
Il falloir, pour l'in(îru6lion de l'homme,
qu'il apprit à fes propres dépens combien fes
lumières étoient courtes , incertaines , mêlées
de faulTes lueurs, quand il étoit abandonné à
lui-même \ & quel puilTant empire prenoient
394 Hijîôirc Philofophiquc
fur lui fes paillons, quand elles n'avoient d'au-
tre frein que fa raifon. Il falloit cet excès d'a-
veuglement & de dépravation, dans fon efprit
& dans fon cœur , dont l'un lui avoit fait ou-
blier fi profondément fon Dieu , qu'il avoit cru
pouvoir à fon tour faire un Dieu, comme parle
un grand Prélat ; & l'autre l'avoit égaré jufqu'à
lui faire adorer fes vices & ies pallions , en
lui perfuâdant que la force qui l'entraînoit , étoit
une force hors de lui, & qu'elle éroit un Dieu :
il falloit , dis-je, ce double excès de mifere pour
nous convaincre de la néceiïité d'un Rédemp-
teur, polir guérir notre profonde blefïure, &
des rnoyens divins & furnaturels qu'il devoit
employer pour cette grande cure. Mais fi dans
la vocation d'Abraham & dans la Loi de Moyfe
nous n'y voyions qu'une feule famille choifie
uniquement à caufe d'elle-même , pour être
délivrée de la corruption & de la mifere gé-
nérale, fans aucune vue par rapport au bien
commun du Genre-Humain ; fi nous n'y ap-
percevions pas une difpenfation de la Provi-
dence, qui fervoit à la grande fin que Dieu
s'ctoit toujours propofée pour la délivrance gé-
nérale de tous les hommes ; ^i nous ceffions
d'envifager ces deux chofes comme le com-
niencement de cette grande révolution qui de^
voit apporter la bénédiétion à toutes les Nar
de la Religion. 39^
tioHs de la terre : n'en doutons point, unp
idée fi peu jufte & Çi peu digne de Dieu , qu'elle
nous repréfenteroit comme un être partial,
qui ne voudroit être que le Dieu d'un feul
Peuple , auquel il facrifieroit toutes les Nations,
nous feroit entrer dans des foupçons légitimes
contre la vérité d'une Religion qui nous prê-
cheroit un tel Dieu. On fait combien les In-
crédules ont profité de cette idée fi imprudem-
ment répandue dans les ouvrages de quelques
Théologiens rigorifles , pour blafphémer le Dieu
des Juifs & des Chrétiens. Après en avoir fait
un defpote , un tyran cruel , un Dieu aveugle
dans fa colère , & toujours en courroux contre
tous les hommes, excepté un petit nombre d'E-
lus ; comment ces Théologiens prétendoient-ils
le faire aimer & adorer des ennemis qui l'outra-
gent? Eux-mêmes, en le défigurant ainfi, ne
détruifoient-ils pas fon exifïence > Et pour van-
ter fa puiffance fur les hommes , n'oublioient-
ils point un peu trop qu'il étoit leur Père ?
Indépendamment àQs bénédiflions particu-
lières à lui & à fa poflérité, qui regardoient
leur état temporel , Abraham en reçut une gé-
nérale qui devoit pafTer par fon canal à tout
le Genre-Humain. 51 Je te ferai devenir , lui
ï^ dit Dieu , une grande Nation , & je te bé-
» nirai , & je rendrai grand ton nom , & tu
39^ Uijlolrc Philofophîqiit
5> feras bénédiclion. Je bénirai ceux qui te bé-
» niront , & maudirai ceux qui te maudiront, ce
Il ajoute immédiatement : » en toi feront bé-
» nies toutes les nations de la terre. «
Ceft cette bénédidion privilégiée , qui avoit
pour attache les promefTes fpirituelles ^ & qui
étoit le fondement d'une alliance particulière ,
qu'Abraham tranfmit à Ifaac ^ au préjudice
d'Ifmaël ; qu'Ifaac tranfmit à fon tour à Jacob ,
au préjudice d'Efau; que Jacob tranfmit éga-
lement à Juda , 'par préférence à fes frères ; qui
fe repofa fur la tête de David , & qui, après
avoir pafTé par une longue fuite de Rois ifTus
de lui , vint trouver fon terme & fon accom-
pliffement dans Jefus-Chrift , le Fils de tant de
Rois , félon fa nature humaine , & le Fils du
Dieu vivant , félon la nature divine; prédeftiné
de tous les temps pour écrafer la tête de l'an-
cien ferpent, en même-temps qu'il en feroic
mordu au talon , en lui abandonnant fon hu-
manité pour être mife en croix, où il l'attacha
lui-même, après avoir effacé dans fon fang la
malheureufe obligation par laquelle nous étions
livrés aux Anges rebelles.
Qui croiroit que les Juifs , fi on ne les fup-
pofe frappés d'un efprit de vertige , avoient
fondé fur cette éclatante bénédidion les con-
quêtes flatteufes qu'ils fe promectoient , fous
de la Religion. 39^
le commandement & la conduite de Moyfe,
fur toutes les nations de la terre ? Aveugles
qui ne voyoient pas , & qui ne voient pas
encore , que c'eût été pour elles une étrange
bénédidion , que celle qui les auroit fait dé-
choir de leur liberté naturelle , & qui les au-
roit foumifes à l'empire d'un feul peuple ? Il
n^ a qu'un Juif qui puifTe appercevoir le bon-
heur d'un tel état ; pour les nations , elles re-
jetteroient toutes un avantage de cette nature,
fi la chofe étoit à leur choix.
Sous Moyfe & les Prophètes la lumière s'ac-
crut , mais de manière pourtant que les pré-
diélions touchant Jefus-Chrifl & fon royaume,
étoient toujours enveloppées de figures pro-
pres à exciter l'attention & Tefpérance du peu-
ple , fans lui faire paffer les bornes de la con-
noiffance que Dieu avoir marquée pour le
temps de l'alliance judaïque. Cette alliance fut
marquée des traits les plus éclatans d'une Pro-
vidence y qui régloit le cours des chofes tem-
porelles du peuple de Dieu , félon fon obéif-
fance ou fon infidélité , avec une telle infailli-
bilité d'événemens , que fidèle , on le vit tou-
jours vainqueur de fes ennemis , comme il en
fut toujours vaincu , toutes les fois qu'il pré-
variqua contre la Loi. ; De-là cette fuite de
Prophètes , de la bouche defquels ils pouvoient
598 Hijioitç Philofophiijuc
apprendre les ordres de l'Etre fuprêriie : avan-
tage que Moyfe a en vue , quand il dit :
Qjielk tfl la nation ji grande , qui ait jcs
Dieux près de foi , comme nous avons V Eter-
nel notre Dieu dans toutes les chofes pour lef-
quelles nous Vinvoquons,
Une chofe bien digne de remarque , c'eft
que les Prophéties qui fe rapportent à l'al-
îiance fpirituelle , furent données au peuple
de Dieu , lorfque la Religion avoit le plus be-
foin d'appui ; preuve évidente que c'étoit-ld
le grand but de la Providence. Ainfi Abraham
■prêt à abandonner fa Patrie & la Religion de
fes pères , reçoit de Dieu la promeffe de la fe-
mence dans laquelle dévoient être bénies tou-
tes les nations de la terre. Ainfi Ifaac & Ja-
cob , au milieu de l'idolâtrie & de la corrup-
tion qui les inveftifToient de toutes parts, font
foutenus par les mêmes efpérances. Ainfi les
Ifraélites , établis en Egypte , oii ils étoient
expofés en plufieurs manières à la tentation de
fuivre les Dieux du pays , font-ils prémunis
contre elle, par le fameux oracle de la venue
de Scilo marquée au temps où le fceptre for-
tiroit de la tribu de Juda. Lorfque fous les Rois
l'idolâtrie eut menacé de tout engloutir dans
les deux Royaumes , c'eft alors qu'un feu cé-
lefte anima les Ifayes , les Jérémies. Quelles
- Bt la ReUgiotî^ ^nq
fublimes images dans les vidons du premier i
que de pathétique & de touchant dans' les lar-
mes du fécond ! Dans les écrits de Pun & de
l'autre on trouve des beautés & des modèles,
en tout genre. Les penfées y triomphent de,
la ftérilité de la langue ; on diroit qu'ils ont
mis à contribution le ciel , la terre & toute la
nature pour peindre les idées auxquelles le lan-
gage fe refufoit.
Plus Ifraël & Juda s'enfonçoient dans l'ido-
lâtrie y plus Dieu crut qu'il étoit de fa Ma-
jefté, de faire annoncer le règne de la juffice
par des traits toujours nouveaux ajoutés coup
fur coup au tableau qui repréfentoit le MefTie,
C'eft à ce tableau que les Prophètes, à com-
mencer par Ifaye, travaillèrent fous l'impref-
fion divine , en la peignant des couleurs les
plus vives , avec les repréfentations les plus
fortes , avec les images les plus lumineufes. Le
temps & le lieu de la naifTance du Meflîe fu-
rent marqués ; fes œuvres miracuîeufes & fes
fouffrances furent prédites ; fa mort & fa ré-
furreélion furent décrites. Ce fut alors que h^
yeux des Juifs ç'ouvrirent fur cette magnifique
fcene qui leur étoit offerte dans le lointain.
On les vit attentifs à calculer le temps où pa-
roîtroit le Meffie. Après que cet illuftre évé-
nement eût été manifefté & placé dans un fi
;4Co Uijîoirt Fhilojbpkîquc
grand jour , les oracles cefTerent, & le don
même de Prophétie difparut en peu d'années.
La tribu de Juda , qui fut rétablie après la
captivité de Babylone , quoique non moins cor-
rompue que les dix autres qui furent arra-
chées fans retour de la terre de leurs pères,
ne fubfifta qu'autant qu'elle fut la dépofitaire
de la promelTe , qui portoit que le fceptre lui
feroit toujours confervé , jufqu'à ce que vînt
le Défiré des nations. Après avoir fervi aux
fins de la Providence , elle fut elle-même mar-
quée à fon tour du fceau de la colère divine,
lorfque fon aveuglement volontaire acheva ,
pour la convi6lion des Gentils , dans la per-
fonne de Jefus-Chrift , le portrait entier du
Meffie , par les traits fi fouvent prédits de fa
mort , dont elle mérita d'être l'Auteur.
Qui n'admirera cette longue chaîne de Pro-
phéties , difpenfées dans le cours des fiecles,
relatives à l'état de la Religion , brillantes
d'une lumière progreflîve , fervant à une feule
& même difpenfation de la Providence , de-
puis le commencement jufqu'à la fin ? La
croira-t-on l'effet de l'artifice & d'une fraude
pieufe ? mais pour en venir là , il faudra pou-
voir digérer ce fait incroyable , qu'on ait pu ,
pendant un Ci grand nombre de fiecles, trou-
ver des perfonnes propres à ménager cette im-
pofiure ,
de la Religion* 401
pofture, fans qu^ïl s'en foit jamais rencontré
aucune qui ait eu intérêt à la découvrir , ou
afîez d'attachement à la vérité pour le faire.
Comme le Tout-PuifTant n'auroit fait que
des ouvrages peu dignes de lui , (i toute fa
magnificence ne fe fût terminée qu'à des bé-
nédiéllons temporelles , qu'à des grandeurs
expofées à nos fens infirmes ; on efl: fondé à
croire que l'alliance temporelle fut donnée à
caufe de l'alliance éternelle , la feule qui ré-
ponde à la Majefté d'un Dieu Eternel , & aux
cfpérances de l'homme à qui il a fait connoî-
tre fon éternité. Cette idée nous conduit à
penfer qu'Abraham & fa poftérité furent choi-
iîs , afin qu'ils puffent être des inftrumens dans
la main de Dieu pour l'exécution de fes grands
defTeins dans le monde; & que l'œconomie
mofaïque a fervi à frayer le chemin à la
nouvelle dirpenfation , qui devoit être révélée
en temps convenable pour l'accomplilTement
de la promeiTe faite à tous les peuples de la
terre. D'après cette fuppofition il efl naturel
d'expliquer la Loi, non pas fimplement com-
me un précepte littéral par rapport aux Juifs,
mais comme renfermant la figure & l'image
des biens à venir. Il eft difficile de s'imaginer ,
que Dieu ayant réfoîu de fauver le monde
par Jefus-Chrift & par la prédication de fon
Tome I. Ce
402 Hijloirc Phitofophiqut
Evangile, il eût fait intervenir une Loi abfo-
lument étrangère à l'alliance éternelle qu'il
vouloit établir. Pour faire difparoitre cet in-
convénient dans la difpenfation de la Provi-
dence , on n'*a point d'autre parti à prendre
que d'admettre des types & des figures dans
la Loi mofaïque. Alors Jefus-Chrift ei\ effec-
tivement la fia de la Loi ; toutes les déli-
vrances que Dieu a accordées à fon peuple
n'étoient que des ombres & pour ainfi dire
des arrhes de la grande délivrance réfervée au
fang de fon fils ; toutes les cérémonies de la
Loi , des repréfentations de ce que l'Evangile
renferme d'eflentiel ; les facremens , des élé-
mens vuides , à la vérité , mais annoblis com-
me types des facremens de la nouvelle Loi ;
les facrifices & le facerdoce , des figures de
meilleures chofes à venir. C'eft ainfi que tout
l'ancien teftament doit être regardé , félon Sr.
Paul , comme le grand facrement , comme la
Prophétie univerfelle du nouveau. Mais ces
vérités qui font la nourriture des parfaits ,
doivent avoir leur racine dans la dodrine de
Jefus-Chrift établie fur un fondement plus fer-
me & plus folide que des explications typiques
& allégoriques.
Si Jefus-Chrift n^eût été qu'un pur homme,
comme il en eût été le meilleur & le plus
dii la Rcligiofù 405
parfait de tous , quelque riche qu'en fût le
fujet , il n'auroit point paiïe les bornes ordi-
naires de l'efprit humain ; mais il étoit Hom-
me & Dieu tout enfemble, & dés-Iors le fu-
jet devenoit difficile, pour ne pas dire, impof-
fible à traiter. L'enfemble de deux Natures,
entre lefquelles fe trouve un intervalle infini ,
comment le pouvoir arranger, de manière que
l'inférieure foit annoblie par cette union extra-
ordinaire & furnaturelle , fans que la fupé-
rieure y perde rien de fa dignité? Comment
obferver la régie des proportions ? lorfque l'i-
magination qui veut tout fe peindre , fit au-
tant d'agens çompofés comme nous, des Dieux,
des Démons , des Génies, par lefquels elle
remplaça la caufe unique & univerfeîle, agif-
fant par des îoix fimples , idée trop va/le &
trop peu fenfible pour elle ; en faifant des
hommes plus grands & plus forts que nature,
elle manqua le principal , qui étoit de propor-
tionner des âmes à ces corps. C'eft à quoi
Homère & prefque tous ceux qui Pont fuivi
ont échoué. Ils ont bien pu faire agir leurs
Dieux , mais ils ont été incapables de les faire
fentir & penfer. On ne fera pas ce reproché
aux Evangéliftes.
Le caraftere qu'ils nous ont tracé de leur
Héros , nous donne l'idée d'un homme il fin-
Cc z
404 Hi/ùOtrc Fhilofophiqut
gulier & fl extraordinaire ; il fuppofe dans luî
yne trempe d'ame fi différente de toutes les
autres ; la fidion la plus hardie dans ion ef-
for fublime , eft fî incapable de l'atteindre &
de régaler dans les Ecrivains les plus eflimés
parmi les Anciens & les Modernes , qu'on ne
fauroit fuppofer que les Apôtres , ces hommes
fimples & non lettrés, aient travaillé de gé-
nie , en compofant l'Hiftoire de leur Maître ;
& l'Evangile, tel que nous le lifons, doit
être mis au rang des chofes impofTibles du
moment qu'on ofe le traveftir en Roman. » Qui
», leur a appris, dit Pafcal, un de ceux qui
» ont le mieux connu la Divinité de nos Ecri-
3> tures , qui leur a appris les qualités d'une
» ame véritablement héroïque , pour la pein-
» dre Cl parfaitement en Jefus - Chrift > Pour-
» quoi le font-ils foible dans fon agonie ? Ne
» favent-ils pas peindre une mort confiante >
» Oui , fans-doute : car le même St. Luc peint
» celle de St. Etienne plus forte que celle de
» Jefus - Chrill:. Ils le font donc capable de
» crainte avant que la nécefïité de mourir foie
» arrivée , & enfuite tout fort. Mais quand ils
» le font troublé , c'efl quand il fe trouble
y> lui-même : & quand les hommes le trou-
y) bient, il efî tout fort. «
Où trouvera-t-on le modèle d'un fage qui,
de la Religion, 405
fans nos paflîons fadices, a fes padions natu-
relles toujours dominées par la raifon ; d'un
être mixte , qui réunit les deux extrêmes , la
force d'un Dieu & la foiblefle d'un homme,
dans des proportions fi conftamment gardées,
d'un être enfin , que TEgiife s'eft vue obligée
de montrer qu'il étoit homme contre ceux qui
le nioient, & de montrer qu'il étoit Dieu , les
apparences étant aullî grandes contre l'un que
contre l'autre?
Voilà le caradere unique que les Evangélif-
tes ont peint avec fuccés , fans fe permettre
la moindre difîradion fur le fujet qu'ils trai-
toient , enforte que , fous quelque afpeâ: qu'ils
nous montrent Jefus - Chrifl , c'efl toujours
l'Komme-Dieu qu'on voit en lui. Que dirons-
nous auflî de l'aimable naïveté de leur flyle ,
auquel ils favent bien donner, quand il le faut,
un caractère d'énergie dont rien n'apprx)che ;
de leur circonfpedion à ne pas lâcher la moin-
dre invedive contre Judas ou Pilate, ni con-
tre aucun des ennemis ou des bourreaux de
leur maître ; de leur modefîie qui les porte à
s'oublier eux-mêmes , pour tourner toute fon
attention fur lui ? A voir d'un côt^é les Prophè-
tes Cl ardens , fi animés , fi pathétiques , quand
ils écrivent d'avance rHifloire de Jefus-Chrifl,
&. de Tautre les Evangéliftes û tranquilles ^ fi
4o5 Bijloirc Philofophtqae
modérés, & fi Ton ofe le dire, (î indifFërens
fur le fuiet qui les intérefTe fi vivement, on
croiroit lire le§ Evangéliftes en lifant les Pro-
phètes, & lire les Prophètes en Hfant les Evan-
gélifles ; tant ils paroiflent avoir échangé leur
perfonnage les uns contre les autres , ce qui
certainement eft un caradere de divinité qui
brille dans leurs ouvrages.
Jefus-Chrifl nous eft-il représenté enfeignant?
On le voit plein des fecrets de Dieu , mais non
étonné comme les autres mortels à qui Dieu
fe communique , en parler naturellement , com-
me étant né dans le fecret & dans cette gloire ,
propofer les profondeurs incompréhenfibles de
l'Être Divin, & la grandeur ineffable de fon
unité, & les richeffes infinies de cette na-
ture , plus féconde encore au-dedans qu'au de-
hors , capable de fe communiquer fans divi-
fion à trois perfonnes ,égales , tempérer la hau-
teur de fa doârine pvir une aimable condef-
cendance , qui en fait du lait pour les enfans ,
& tout enfemble du pain pour les forts. C'eft
ainfi qu'il appartenoit à PHomme-Dieu à^^n--
feigner.
Jefus-Chrifî nous eft-iî peint fous la qualité
de Légiilateur> lî nous propofe de nouvelles
idées de vertu ; des pratiques plus parfaites &
plus épurées, que tout ce que l'on a jamais
de la Religion 407
là de plus fublime fur la morale dans les ou*
vrages de tous les Philolbphes. On peut lire ,
pour s'en convaincre, le Sermon de la Mon-
tagne , le plus beau difcours de morale qui ja-
mais ait été prononcé.
Jefus-Chrift nous eft-il montré comme un
Sage , comme un Jufte. » Le plus Sage des Phi-
» lofophes , dit le grand Bolîuet , en cherchant
3> l'idée de la vertu , a trouvé que comme de
» tous les méchatîs celui-là feroit le plus mé-
» chant qui fauroit fi bien couvrir fa malice,
« qu'il paflat pour homme de bien , & jouît
» par ce moyen de tout le crédit que peut
» donner la vertu ; ainfi le plus vertueux de-
» voit être fans 'difficulté celui à qui fa vertu
» attire par fa perfedion la jaloufie de tous
» les hommes; enforte qu'il n'ait pour lui que
» fa confcience , & qu'il fe voie expofé à toute
» forte d'injures , jufqu'à être mis fur la croix,
» fans que fa vertu lui puiffe donner ce foi-
» ble fecours de l'exempter d'un tel fupplice.
» Ne femble-t-il pas que Dieu n'ait mis CQtt&
» merveilleufe idée de vertu dans l'efpritd'un
» Philofophe , que pour la rendre effeâive en
» la perfonne de fon Fils, & faire voir que
>5 le Jufte a un autre gloire , un autre repos ,
» enfin un autre bonheur que celui qu'il peut
» avoir fur la terre? Etablir cette vérité, conti-
4o8 HiJIoire Philq/dphîçue, &c.
» nue l'éloquent Prélat, & la montrer accom*
» plie fî vifiblement en foi -même aux dépens
» de fa propre vie , c'étoit le plus grand ou-
» vrage que pût faire un homme ^ & Dieu
» Ta trouvé fi grand, qu'il l'a réfervé à ce
» MelTie tant promis, à cet homme qu'il a
î> fait la même perfonne avec fon Fils unique. «
{Difc. fur VHlftoirc Vniverfdk.)
Que dirons-nous de ceux qui n'ont pas craint
de parodier un auHî beau fujet, & de verfer
fur lui les poifons de l'envie , de la fureur &
de la calomnie > Avec ^qs Mémoires , tels que
ceux de nos Evangélifles , il feroit impoffible
de ne pas inréreffer fes Lecteurs pour le Hé-
ros dont on écriroit la vie , pourvu qu'on eût
l'attention de faire de la combinaifon de tous
les textes le fond de fon Kiftoire ; de conci-
lier les apparentes contradidons àç.s textes au,
des dates -, d'ôter à la lettre ce qu'elle paroîc
avoir d'obfcur ; de démêler les îiaifons, les
rapports & les conféquences àts> deux TeHa-
mens ; de rapprocher les temps paffés des remgs
préfens , & les unilfant enfeaible , de raflem-
bîer fous un point de vue ce qui a été prédit
& accompli.
Fi/2 de la première Partie,
.^-%.
■à4#-