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Full text of "Histoire philosophique de la religion"

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DuqursnrCïniuirrsitvi 


Gift  of 
lîev.   John  R.   Boslet 


HISTOIRE 

1 1 1 

PHILOSO  PHIQUE 

DELA 

RELIGION. 

TOME    PREMIER. 


A    L  I  E  G  E,      ' 

Oez   Clément    Plomteux,   Imprimeur   de 
Mefleigneurs  les  Etats. 


M.     D  C  C.     L  X  X  I  X. 


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MA 


'7 

■   i    ,  ^ 

TABLE 

DES       ÉPOQUES. 

Première  Époque.JL  A  Loi  'Naturelle ,  oa 
la  Religion  Patriarchale.  4. 

Article  i .  De  la  dignité  de  la  Nature  Humaine , 
&  de  limmenje  différence  quife  trouve  entre 
nous  &  les  animaux,  ^ 

Art.  2.  De  Vorigine  de  Vhomme,  EJl'ilunepro^ 
duclion  de  la  nature^  c^efl-à-dire  ,  dans  le 
fens  attache  au  mot  NATURE ,  qii^on  fup^ 
pofe  dénuée  de  fentiment  &  d'intelligence  ? 
a-t'il  été  formé  par  les  combina ifons  de  la 
matière  &  du  mouvement?  i5 

Art.  3.  Quelle  a  été  la  première  Religion  da 
Thcifme  ou   du  Polythéifme  ?  4^ 

Art.  4.  Si  le  Thcifme  efl  de  même  date  que  le 
Genre-Humain  ,  comment  &  par  quels  degrés 
a-t'il  été  corrompu  &  fupplanté  par  le  Po- 
lythéifme ?  ^^ 

Art.  5.  Les  Religions  Orientales  des  Chaldéens  ^ 
des  Perfes ,  des  Indiens  &  des  Egyptiens , 
relatives  au  climat ,  aux  loix ,  aux  maximes 
du  Gouvernement  ^  aux  mœurs  &  aux  opi" 
nions  philofôphiques.  So 


34^nc) 


:.  T    A    B    L    E.        :..-„„..     ^ 

Seconde  Époque.  La  Religion  Mofdique^  la 

même  que  la   Patriarchale,  aux  cérémonies 

légales  près ,  qui  furent  pour  lors    incorpo^ 

^  rées  chei^  le  Peuple  de  Dieu  avec  la  Religion 

primitive,  I02 

Troisième  Époque.  Les  Religions  Grecque 
&  Romaine  ,  oà  Von  examine  principale^ 
ment  la  Pkilofophie  mife  aux  prifes  avec  la 
Religion,  249 

Quatrième  Époque.  La  Religion  Mofàique  y 
depuis  Venlevement  des  Hébreux  en  capti^ 
vite ,  jufqu'à  leur  entier  rétahlijfement  dans 
la  terre  promife ,  &  jufqu^au  temps  du  Mejfie 
qui  en  étoit  la  fin,  342 

Cinquième  Époque.  Jefus-Chrijl  ^  fondateur 
du  ChriJIianifme,  354 


Fin  de  la  Tahle, 


HISTOIRB 


HISTOIRE 

PHILOSOPHIQUE 

t>     E 

LA     RELIGION. 


PREMIERE     PARTIE. 


'HISTOIRE  Sacrée  nous  ap- 
prend que  le  Théïf'me  efl  né 
avec  le  monde ,  non  ce  ThéiTme 
ahfîrait  &  métaphyrique  qui  eft 
comme  la  première  ébauche  de  la  Religion 
Naturelle,  &  qui  dans  cet  état 'de  généralité 
ne  fauroir  erre  la  Religion  d'un  Peuple  ; 
mais  un  ThéiTme  révélé  foit  immédiatenieuc 
par  Dieu,  foit  par  nos  lumières  naturelles,  le- 
quel s'incorpore  à  un  culte,  extérieur  prefcric 
Partie  L  A 


2  Hïjloirc  Pkilûfophiquc 

par  les  loix  pofîtives  d'une  fociété  rcligieufe. 
Le  Théïfme  efl:  un  or  qui  a  befoin  d'alliage 
pour  prendre  de  la  conliiUnce  &  pour  fe  dé- 
fendre contre  toute  corruption. 

Mais  Cl  l'on  a  recours  à  l'Hiftoire  Profane, 
elle  nous  montre  l'homme  d'autant  plus  en- 
foncé dans  le  PolythéiTme ,  que  nous  perçons 
davantage  dans  les  fombres  profondeurs  de 
l'antiquité.  A  mefure  que  nous  nous  rappro- 
chons des  temps  poflérieurs ,  nous  le  voyons 
s'épurer,  &  dépofer,  dans  le  cours  des  fiecles, 
ce  qu'il  a  de  groflîer,  tendre  fans  cefTe  &  s'a- 
vancer vers  le  Théïfme.  Il  efl:  aifé  de  remar- 
quer ce  progrès  depuis  Homère  jufqu'à  Vir- 
gile ,  &  peut-être  ,  en  fuivant  la  génération 
des  idées,  feroit-il  pofîible  d'afïigner  aux  Na- 
tions leur  origine  primitive. 

S'il  y  a  un  Dieu,  il  doit  être  tel  que  fe  le 
repréfente  une  raifon  cultivée,  c'efl-à-dire, 
tel  que  le  conçoivent  les  Théifles.  Mais  com- 
ment concilier  l'idée  de  ce  Dieu  avec  l'opi- 
nion que  nous  avons  végété  durant  un  temps 
infini,  dans  un  état  où  nous  avons  été  dégra- 
dés au-defTous  des  bêtes ,  puifqu'elles  n'eurent 
pas  plutôt  déployé  le  jeu  de  leurs  organes, 
qu'elles  trouvèrent  dans  l'ufage  de  leur  inftinâ 
officieux  leur  perfeâion  &  leur  bonheur? 

Il  eft  fouverainement  abfurde  ,  dans   l'hy- 


de  la  ReUgioîié  ^ 

^othefe  d'un  Etre  infiniment  fage^  de  ne  pas 
fe  repréfenter  l'homme  ,  au  fortir  des  mains 
de  Dieu  ,  exerçant  fes  facultés  ,  mettant  en 
jeu  fon  imagination  &  fa  mémoire ,  rendant 
fa  raifon  aâive  &  conduifant  par  des  degrés 
plus  ou  moins  rapides  fon  efprit  au  terme  de 
perfedion  dont  il  eft  fufceptible.  Dirons-nous 
de  cet  homme ,  que  le  premier  ufage  qu'il  fit 
de  fa  raifon  ,  fut  de  fe  précipiter  dans  l'ido- 
lâtrie ,  parce  que  la  première  notion  qu'il  fe 
forma  d'un  pouvoir  fupérieur ,  le  conduifit  au 
Polythéïfme?  Qui  ne  voit  qu'une  pareille  af- 
fertion  conduit  indiredement  à  l'Athéifme? 
S'il  exifte  un  Dieu ,  la  première  Religion  n'a 
pu  être  que  le  Théïfme,  On  peut  le  regarder 
comme  le  fruit  d'une  révélation  immédiate. 

Quoique  la  révélation  aufli  ancienne  que  le 
monde  ait  parlé  à  différentes  reprifes ,  elle  ne 
l'a  pas  toujours  fait  d'une  manière  aufli  diftinde 
&  développée  qu'à  la  naiffance  du  Chriflianifme 
qui  eft  fon  dernier  complément.  Ce  n'eft  que 
peu-à-peu  qu'elle  a  levé  le  voile  myftérieux 
que  Dieu  a  voit  fufpendu  fur  plufieurs  vérités 
dont  la  manifeflation  étoit  réfervée  au  Meflîe. 
Cette  économie  divine  dans  la  difpenfation 
des  vérités  ,  doit  fervir  de  bouffole  à  un  Hif- 
torien  judicieux  ;  il  troubleroit  l'harmonie  de 
fa   narration  ,  en    anticipant  fur  ce  qu'il  doit 

A   2. 


'if  Hijloirc  Philofophlquô 

reculer  dans  l'enfoncement  des  fiecles.  Pour 
faciliter  la  connoifTance  des  temps  &  des  faits, 
avec  cet  agrément  que  produifent ,  même  aux 
yeux ,  la  difpofition  induftrieufe  6i  la  mutuelle 
dépendance  des  parties  d'un  corps  organifé,  il 
doit  préfenter  fcn  hiftoire  fous  différentes  Epo- 
ques ,  qui  feront  autant  d'indices  d'une  grande 
révolution  arrivée  dans  ce  long  tiffu  d'événe- 
mens  qui  la  compofent.  Nous  réduirons  à  cinq 
Epoques  PHifLoire  Sacrée.  Elles  formeront  au- 
tant de  tableaux  réunis  par  une  chaîne  in- 
vifible. 


PREMIERE     ÉPOQUE. 
XA    LOI    NATURELLE, 

o     V 
LA  RELIGION  P ATRIARCHALE. 


N 


Ou  S  allons  former  le  tableau  de  cette 
première  Epoque  de  cinq  articles  ;  qui  font 
1°.  la  nature  6c  la  dignité  de  l'homme^  2°.  l'o- 
rigine de  l'homme  \  3°.  la  Religion  primitive 
qui  doit  avoir  été  le  Théïfme  \  4°.  le  paffage 
de  cette  Religion  au  Pcly théïfme ,  ou  l'ori- 
gine de  l'idolâtrie;  5^  les  Religions  des  plus 
anciens  &  des  plus  illuftres  Peuples  de  la  terre. 


de  la  Religion.  5 

PREMIER    ARTICLE. 

De  la  Dignité  de  la  iSatare  Humaine ,  & 
de  rimmcnfe  différence  qui  fc  trouve  entre 
nous   &  les  animaux, 

V^Uelques  Philofophes  ,  croyant  pouvoir 
féparer  leur  intérêt  perfonnel  de  celui  de  l'hu- 
manité ,  &  médire  du  genre  -  humain  fans  fe 
compromettre  ,  ont  rempli  leurs  livres  d'in- 
vedives  contre  ce  qu'ils  appellent  l'orgueil 
de  l'homme ,  parce  qu'il  fe  prétend  fupérieur 
aux  animaux.  Ils  ont  fait  de  notre  aviliffement 
une  de  ces  vérités  précieufes,  qui,  félon  eux, 
doivent  beaucoup  nous  réjouir ,  en  nous  appre- 
nant que  nous  ferons  après  la  mort  ce  que 
nous  avons  été  avant  notre  naifTance.  Détrui- 
fons  cette  chimère. 

Organifés  comme  nous ,  les  animaux  reçoi- 
vent &  donnent  la  vie  comme  nous.  Ils  com- 
mencent avec  nous  le  mouvement  &  le  com- 
muniquent. Ils  ont  des  fens  &  des  fenfatîons , 
&,  félon  plufieurs  naturalises,  des  idées  &  de 
la  mémoire.  En  eft-ce  afTez  pour  nous  porter 
à  croire  qu'ils  nous  reffemblent  à  quelques 
différences  prés,  qui  ne  font  peut-être  dues 
qu'à  une  organifation  plus  fine  &  plus  déli- 
cate de  notre  part?  Ce  qu'il  y  a  de  certaîu, 

A  3 


i$  HiJIoire  Philofophiquc 

c'eft  qu'en  ne  dilîimulant  rien  fur  les  facultés 
dont  ils  font  doués,  il  refte  toujours  entr'eux 
&  nous  un  intervalle  qu'il  ne  leur  efl  pas 
donné  de  franchir  ;  ce  qui ,  malgré  leur  ap^ 
proximation  de  nous  dans  quelques-unes  de  nos 
fondions  ,  les  conftitue  néceifairement  d'une 
erpece  différente  de  la  nôtre.  En  obfervant  les 
adions  produites  par  la  fenfibilité  qui  leur  eft 
commune  avec  nous  ,  on  peur  acquérir  des 
lumières  fur  les  opérations  de  notre  ame  ,  re- 
lativement aux  mêmes  fenfations  ;  de  même 
que,  par  l'anatomie  comparée  de  la  fîruâurc 
intérieure  de  leur  corps ,  nous  appercevons  des 
rapports  d'organes  qui  fervent  fouvent  à  nous 
éclairer  fur  la  flrudure  &  l'ufage  de  -notre 
propre  corps.  C'efi:  ce  qui  a  fait  dire  à  Mr, 
de  Bufron  ,  que  ,  s'il  n'y  avoit  point  d'animaux , 
la  nature  de  l'homme  feroit  encore  plus  in- 
compréhenfîbîe. 

Les  bêtes  font  douées  de  fentimenr.  Pour- 
quoi le  leur  contefter,  tandis  qu'il  fe  mani- 
fefte  avec  tant  d'énergie  dans  les  accens  de 
leur  douleur,  &  dans  les  marques  vifibles  de 
leur  joie  ?  S'il  faut  réclamer  contre  les  impref- 
fions  de  notre  fentiment  intime  fur  des  faits 
auffi  (impies  ,  il  ne  nous  refle  plus  aucun 
moyen  d'acquérir  des  connoifTances.  Defcartes 
viendroit  aujourd'hui  trop  tard  pour  expliquer 


de  la  Religion,  7 

par  un  méchanifme  incomprëhenfîble  les  ac- 
tions des  bêtes.  S'il  en  fut  autrefois  cm  fur 
fa  parole ,  c'eft  qu'alors  on  penfa  que  fa  belle 
Théorie  de  l'ame  foufïriroit  du  fentiment  con- 
traire. On  confulta  bien  moins  la  vérité  prou- 
vée par  l'expérience ,  que  la  crainte  qu'on 
eut  de  remuer  les  limites  qu'il  avoit  fi  ^^g^- 
ment  pofées  entre  refprit  &  le  corps.  Mais 
que  fert  de  difïimuler  la  vérité ,  comme  fi , 
après  avoir  été  comprimée  quelque  temps  y 
elle  ne  reprenoit  pas  plus  vivement  fes  droits. 
Je  confeille  aux  Partifins  de  l'Automatifme 
de  difTerter  dans  leur  cabinet  fur  les  animaux, 
de  prouver  dodement  que  ce  ne  font  pas  des 
êtres  fentans  ,  mais  fous  ia  condition  de  ne 
\qs  pTcint  voir.  Pour  peu  qu'ils  s'avifent  de 
s'enfoncer  dans  les  bois  pour  fuivre  leurs  al- 
lures ,  ils  verront  alors ,  témoins  de  leurs  opé- 
rations ,  comment  les  fentimens ,  les  befoins, 
les  obftacles ,  les  impreffions  de  toute  efpece 
dont  les  animaux  carnafTiers  font  affaillis ,  mul- 
tiplient leurs  mouvemens  ,  modifient  leurs 
aâions ,  étendent  leurs   connoiffances. 

Le  fentiment  de  Defcartes  ne  pouvant  être 
adopté  fur  le  pur  méchanifme  auquel  il  a 
voulu  borner  jufqu'à  des  Êtres  animés,  après 
avoir  tenté  d'expliquer  la  formation  de  l'U- 
nivers par  les  feuls  loix   du  mouvement ,  on 

A  4 


8  Hijioirc  Philofophiqut 

s'eft  partagé  depuis  en  deux  autres  fentimens; 
Selon  les  uns,  les  bêtes  font  feulement  capa- 
bles de  fenfations,  &  félon  les  autres,  elles 
font  en  outre  fufceptibles  de  penfées.  Mais  en- 
tre les  premiers,  il  y  a  une  différence  remar- 
quable qui  fe  tient  du  côté  du  principe  feu- 
lant. Quelques-uns  d'enrr'eux  ne  voyant  au- 
cune analogie  entre  la  faculté  de  fentir  & 
celle  de  combiner  des  idées ,  ont  cru  pouvoir 
admettre  en  nous  deux  principes  ,  dont  l'un 
iious  fait  raifonner  ,  &  l'autre  nous  fait  fen- 
ti-.  Le  premier  efl  fpirituel  ,  &  nous  efl  pro- 
pre ;  le  fécond  efl  matériel ,  &  nous  eft  com- 
mun avec  les  bêtes. 

Le  troifieme  fentiment  dont  l'invention  eft 
due  à  Mr.  de  BufFon  ,  eft  un  fentiment  mixte 
qui  tient  un  peu  du  Cartéfianifme ,  de  l'idée 
dominante  que  les  bêtes  fentent,  &  du  Syf- 
tême  des  fchoîaniqnes  qui  ne  veulent  pas 
qu'elles  penfent.  En  voulant  concilier  des  cho- 
fes  aufti  inconciliables ,  ce  grand  Ecrivain  a 
mis  beaucoup  de  confufion  dans  fes  idées  fur 
ce  fuiet  important.  Il  s'eft  vu  forcé  de  diftin- 
guer  des  fenfations  corporelles  &  des  fenfa- 
tions fpirituelles ,  d'accorder  les  unes  &  les 
autres  à  l'homme ,  d3  borner  les  bêtes  aux 
premières,  de  faire  l'homme  intérieur  double, 
tn  le  compofant   de   deux   principes  différens 


de  la  Religion.  9 

par  leur  nature  &  contraires  par  leurs  actions, 
de  divifer  notre  moi  en  deux  perfonnes,  dont 
la  première,  qui  repréfenre  la  faculté  raifon- 
nable,  blâme  ce  que  fait  la  féconde;  &  la 
féconde ,  qui  efl  formée  de  toutes  les  illufions 
de  nos  fens  &  de  notre  imagination  ,  contraint , 
enchaîne  ,  &  foiivent  accable  la  première.  Ces 
deux  perfonnes  n'ayant  rien  de  commun  dans 
la  manière  de  fentir  ,  ne  fauroient  avoir  au- 
cune forte  de  commerce  enfemble ,  &  par 
conféquent  chacune  ignoreroit  abîolument  ce 
qui  fe  paffe  dans  l'autre.  C'eft  une  contradic- 
tion manifefte  de  former  un  feu)  moi  de  deux 
principes  fentans ,  l'un  fmiple ,  Tautre  éten- 
du :  ce  ne  feroit  qu'une  feule  perfonne  dans 
la  fuppofition  ,  c'en  feroit  deux  dans  le 
vrai. 

Les  anciens  Philofophes  qui,  comme  Mr. 
de  Buffon  ,  ont  eu  recours  à  deux  principes, 
&  qui  ont  admis  dans  l'homme ,  outre  l'ame 
raifonnable ,  une  ame  matérielle  ,  femblable 
à  celle  qu'ils  accordoient  aux  bétes ,  dont  ΀ 
propre  étoit  de  fentir,  fe  font  trompés  en 
élevant  jufque-L\  la  matière  ;  mais  au  moins 
ils  étoient  conféquens  dans  leur  manière  de 
raifonner.  Ils  ne  croyoient  pas  que  ces  deux 
principes  fuffent  d'une  nature  tout-à-fait  op- 
"çoÇéQ,   Dans  leur  fyftême  ,  l'ame  raifonnable 


lO  Hijloîic  Philofophiqiic 

ne  difFéroit  de  la  matérielle  que  du  plus  au 
moins  :  c'étoit  feulement  une  matière  plus 
fpiritualifëe.  Celle-ci  étoic  l'entendement  pur, 
le  fiege  de  la  raifon  :  celle-là  purement  ma- 
térielle étoit  le  fiege  du  fentiment.  Perfuadés 
une  fois  que  la  matière  plus  ou  moins  déliée, 
étoit  fufceptible  de  toutes  les  opérations ,  qui , 
dans  la  lumière  progrefîive  à^s  fiecles ,  ont 
fait  accorder  à  l'homme  une  ame  purement 
fpirituelle ,  ils  ont  pu,  en  admettant  plufieurs 
parties  dans  l'ame ,  fe  croire  parvenus  à  ex- 
pliquer d'une  manière  lumineufe  les  phéno- 
mènes de  l'animalité  &  de  l'intelligence.  Mais 
ce  qui ,  en  l'enfance  de  la  railbn  ,  pouvoir 
être  toléré  dans  les  Anciens  ,  de  quel  œil  peut- 
il  être  envifagé  dans  un  Philofophe  de  la 
^trempe  de  Mr.  de  Buffon  ,  qui  d'ailleurs  a  fi 
bien  tiré  lui-même  une  ligne  de  démarcation 
entre  l'efprit  &  la  matière  ? 

Il  eil  bien  déterminé  que  les  bétes  compa- 
rent ,  jugent  &  font  un  choix  ;  elles  ont  par 
conféquent  une  forte  d'intelligence,  fufcepti- 
ble même  d'accroiflement  jufqu'à  un  certain 
point.  Mais,  dira-t-on  dès  ce  moment  mê- 
me ,  l'on  ne  voit  pas  pourquoi  elles  ne  pour- 
roient  pas  s'inftruire  de  nos  fciences ,  de  nos 
arts  &  de  nos  jeux.  Quoi  !  parce  que  nous^ 
fommes  forcés  à  reco'nnoître  que  l'expérience 


de  la  Religion.  ii 

inftruit  les  bêtes,  que  leurs  a61:ions  fe  modi- 
fient en  raifon  des  difTérentes  épreuves  qu'el- 
les ont  été  dans  le  cas  de  fubir,  comme  les 
nôtres  fe  modifieroient ,  que  relativement  à 
tous  leurs  befoins  ,  aux  circonftances  qui  les 
environnent ,  aux  dangers  qu'elles  ont  à  évi- 
ter, elles  agifTent  comme  les  êtres  les  plus 
intelligens  doivent  agir  ;  faudra-t-il  donc  que 
nous  foyons  humiliés  de  cette  refTembîance  avec 
elles  t  Prendrons-nous ,  pour  conferver  la  di- 
gnité de  notre  être ,  le  parti  de  fermer  les  yeux 
à  la  plus  vive  lumière ,  pour  ne  pas  voir  ce 
qui  eft,  de  nous  aveugler  volontairement,  d'é- 
teindre le  flambeau  de  Tévidence  ,  de  devenir 
imbécilles  par  la  crainte  de  trop  rapprocher 
les  bêtes  de  nous  ? 

Qui  nous  oblige  à  croire  qu'elles  peuvent 
s'élever  jufqu'à  notre  fphere  ,  &  que  de  nuan- 
ces en  nuances  elles  arriveront  au  point  de 
perfeftion  où  elles  nous  égaleront,  &  où  nous 
pourrons  les  inftruire  de  tout  ce  que  nous  vou- 
drons leur  apprendre  ?  Leur  intelligence  tou- 
jours reflerrée  dans  les  bornes  des  objets  fen- 
fibles ,  avec  lefquels  feuls  elle  a  à^s  rapports, 
ne  s'élancera  jamais  d'un  vol  hardi  jufqu'à  ce- 
lui même  qui  produit  les  intelligences  de  tous 
les  ordres ,  &  qui  a  fixé  à  chacune  la  mefure 
qu'elle  ne  paffera  jamais. 


iz  Hïjloire   Philofbphiqiie 

Dans  le  fyflême  général  qui  enveloppe  tous 
les  êtres  animés ,  il  eft  un  point  d'où  ils  par- 
tent tous.  Ce  point  eft  la  fenfation  qu'on  peut 
regarder  comme  le  tronc  d'où  forcent  les  di- 
verfes  facultés  dont  ils  font  ornés ,  &  qui  lé 
ramifient  plus  ou  moins  en  raifon  des  befoins. 
Chacun  de  ces  befoins  fuppofe  dans  Tame  une 
certaine  liaifon  d'idées,  auxquelles  correfpon- 
dent  certains  mouvemens  du  corps.  11  eft  cu- 
rieux de  voir  comment  le  premier  germe  de 
fenfation  qui  nous  eft  commun  avec  les  bêtes, 
met  entr'elles  &  nous,  par  fon  feul  dévelop- 
pement ,  une  différence  fi  prodigieufe.  Les 
mouvemens  qui  ne  paroiffent  chez  elles , 
que  l'effet  d'un  inflinâ  aveugle ,  fe  transfor- 
ment chez  nous  en  vices  ou  en  vertus  ,  & 
nos  connoiffances  femblent  s'étendre  avec  l'u- 
nivers. 

Ceux  qui  ont  dégradé  les  animaux ,  afin  d'é- 
iever  l'homme,  lui  ont  certainement  fait  une 
injure,  puifqu'ils  ont  cru  que  fa  dignité  n'étoit 
pas  perfonnelle  ni  indépendante  des  qualités 
que  l'expérience  &:  le  fentiment  nous  forcent 
de  reconnoître  dans  ces  êtres  fentans.  S'agit-il 
donc  ,  pour  pouvoir  lui  donner  la  préférence 
fiir  eux ,  de  mentir  en  fa  faveur  ?  Manqueroit- 
iî  d'avantages  réels  &  affez  brillans  par  lefquels 
on  pue  établir  fa  fupériorité ,  pour  qu'on  fîit; 


de  la  Religion.  13 

obligé  de  recourir  à  des  relTources  qui  ne  le 
rendroient  pas  en  effet  plus  grand?  Loin  de 
nous  ces  moyens  honteux  que  la  vérité  défa- 
voue.  Sans  rien  ôter  aux  bêtes  de  ce  que  la 
nature  leur  a  difpenfé ,  nous  trouverons  fuffi- 
faniment  dans  l'homiiie  ce  qu'il  faut  pour  l'en 
diftinguer  d'une  manière  glorieufe ,  &  pour  re- 
connoitre  la  place  émineme  qui  lui  eft  aflignée 
par  l'Auteur  de  la  nature. 

Tant  que  la  comparaifon  fera  des  hommes 
aux  animaux ,  &  qu'elle  ne  roulera  qu'entr'eux  ; 
elle  ne  fauroit  erre  qu'avantageufe  aux  pre- 
miers. D'un  côté  nous  voyons  en  nous  des 
êtres  qui  étendent  leurs  recherches  dans  les  ré- 
gions les  plus  éloignées  de  ce  globe  ,  &  au- 
delà  de  ce  globe  jufqu'aux  planètes  &  aux 
corps  célefîes  ,  qui  jettant  un  regard  en  arriè- 
re ,  pour  confidérer  la  première  origine  des  hu- 
mains ,  le  ramènent  dans  Tavenir,  pour  y  voir 
l'influence  que  leurs  adions  auront  fur  la  pof- 
térité  ,  &  le  jugement  qu'elle  en  portera  ;  qui 
remontent  des  effets  aux  caufes  les  plus  éloi- 
gnées &  les  plus  compliquées  ;  qui  des  phé- 
nomènes particuliers  tirent  des  principes  gé- 
néraux ;  qui  s'inftruifent  par  leurs  fautes ,  cor- 
rigent leurs  méprifes  ,  &  font  fervir  leurs  er- 
reurs à  leur  propre  avantage.  De  l'autre  côté 
nous  voyons   dans  les  animaux  des  êtres  que 


14  HiJIoire  Phitofophïquc 

leur  inftinâl:  entraîne  toujours  au  dehors  ^  & 
dans  qui  nous  ne  découvrons  rien  qui  puifTô 
les  faire  réfléchir  fur  eux  pour  obferver  ce  qu'ils 
font  ;  des  êtres  uniquement  fenfibles  au  pré- 
fent ,  fans  prévoyance  pour  l'avenir  qui  n'exifte 
point  pour  eux  \  des  êtres  bornés  à  un  petit 
nombre  de  befoins  ,  qui ,  exerçant  peu  leurs 
facultés ,  les  font  arriver  en  peu  de  temps  au 
degré  de  perfedion  dont  ils  font  fufceptibles , 
&  au-delk  defquels  ils  ne  fauroient  jamais  s'a- 
vancer d'un  feul  pas.  Quelle  immenfe  diffé- 
rence n'y  a-t-il  pas  entre  ces  deux  différentes 
efpeces  d'êtres,  &  comment  ne  concevrions- 
nous  pas  la  plus  haute  idée  des  uns  en  les  com- 
parant aux  autres? 

Mais  (i  l'orgueil  de  l'homme  eft  bien  jufîi^ 
fié  dans  fon  parallèle  avec  les  animaux,  il  n'en 
eft  pas  de  même  lorfqu'il  en  forme  un  nouveau 
entre  lui  &  des  êtres  plus  parfaits.  A  mefure 
qu'il  étend  fes  idées  de  fageffe  &  de  vertu  qu'il 
leur  tranfporte ,  il  fent  en  quelque  manière 
évanouir  la  différence  qui  refle  entre  lui  &  les 
animaux.  L'homme  efl  certainement  beaucoup 
plus  éloigné  d'une  entière  perfedion  ,  &  mê- 
me de  fes  propres  idées  de  perfection  ,  que 
les  animaux  ne  le  font  de  l'homme.  II  n'eiî 
donc  point  étonnant  qu'en  comparant  le  degré 
où  il  poffede  fes  perfe6lions ,  à  cehn  où  il  les 


de  la  Religion,  l  ^ 

croît  poiïibles  dans  des  êtres  plus  élevés  que 
lui ,  il  ne  fe  regarde  comme  vil  &  méprifable. 
Mais  cela  feul  qu'il  eft  fort  éloigné  de  fes  pro- 
pres idées  de  perfedion  ,  met  entre  lui  &  les 
animaux  une  différence  fi  réellement  confidé- 
rable ,  qu'il  n'y  a  qu'une  comparaifon  avec  ce 
qu'il  y  a  de  plus  grand ,  qui  puifTe  la  faire 
paroître  de  peu  d'importance. 

Soit  qu'on  ait   égard  à  la  formation  de  lan- 
gage, dont   l'étendue  donne   à  l'homme   tant 
d'avantage  fur  la  bête  :  foit  qu'on  s'arrête  fur 
le  privilège  de  l'Ecriture  qui  fixe  &  perpétue 
fes  connoifTances  :  foit  qu'on  fafTe  valoir  l'in- 
vention &  le  progrés  de  its  différents  Arts^ 
foit  qu'on  étudie  fes  pallions  qui  font  le  réfuK 
tat  de  fes  befoins  &  qui  exercent  fi  fort  foa 
efprit;  foit  qu'on  le  confidere  en  qualité  d'êtrç 
moral ,  acquérant  la  connoilFance  des  principes 
de  la  morale  &  formant  des  fociétés  civiles  ; 
foit  enfin  que  toute  fa  dignité  paroiffe  dans  la 
connoifTance  qu'il  acquiert  de  Dieu  ,  &  dans 
fa  difpofition  naturelle  à  l'adoration  &  au  culte 
de  la   Divinité  :  qui  ofera  nier  que   tous  ces 
traits ,  qui  concourent  à  nous  donner  une  jufle 
idée  de  l'homme  ,  l'élevent  infiniment  au-def- 
fus  des  bêtes ,    &  laiffent  entr'elles  &  lui    un 
intervalle  que  rien  ne  pourra  jamais  remplir  > 


i6  TTiJloirc  Phïlofophiquc 

SECOND     ARTICLE. 

De  Voriglne  de  l'homme.  Ejl-il  une  produclïoii 
de  la  nature ,  c  ejî-à-dïre  ,  dans  le  fens  at- 
tache au  mot  Nature  quon  fuppoje  dénuée 
de  fentiment  &  d'Intelligence  ?  a-t-il  été  formé 
par  les  comhlnalfons  de  la  matière  Ù  du 
mouvementé 

JL-^Ans  la  foule  d'objets  que  nous  préfente 
ce  vafte  globe  que  nous  habitons ,  ceux  qui 
tiennent  le  premier  rang  font  les  animaux , 
parmi  lefqueîs  nous  devons  nous  ranger,  n'ayant 
au-defTus  d'eux,  à  ne  confidérer  que  la  partie 
matérielle  de  notre  être ,  que  quelques  rapports 
de  plus  avec  les  chofes  qui  nous  envi  onnenr, 
tels  que  ceux  que  nous  donnent  la  lan  rue  & 
la  main.  vSi  à  force  de  voir  des  merveilles  nous 
n'avions  pas  pris  l'habitude  de  n'y  point  réflé- 
chir ,  pourrions-nous  être  infenflbles  à  la  forme 
admirable  des  animaux ,  à  l'infinie  variété  de 
leurs  efpeces ,  à  cette  multitude  de  refîbrts  , 
de  forces ,  de  machines  &  de  mouvemens  qui 
compofent  leurs  co'ps? 

Mais  fi  nous  portons  notre  vue  fur  l'homme,. 
eiVil  un  être  dans  la  nature  qui  ait  reçu  des 
membres  fi  fermes  &  pourtant  fi  Ibuples  ,  fi 
déliés  &  pourtcmt  {\  vigou  eux,  compofés  d'un 
fi  grand  nombre  d'articulations ,  de  fibres ,  de 

mufcles , 


de  la  Religion.  tj 

aiiufcîes  ,  de  cartilages ,  &  pourtant  d'une  for- 
me fi  adoucie  ,  H  arrondie ,  fi  régulière  ;  des 
membres  enfin  qui  agifient,  fe  plient,  fe  com- 
binent en  tant  de  fens  divers,  &  qui,  Ç\  bien 
proportionnés  à  leurs  ufages  propres  ,  fiippléent 
encore  fi  bien  à  leurs  befoins  mutuels  î  Si  l'a- 
nimal eft ,  félon  notre  façon  d'appercevoir , 
l'ouvrage  le  plus  complet  de  la  nature,  l'hom- 
me en  eft  le  chef-d'œuvre. 

Depuis  que  l'efprit  philofophique  a  pris  l'ef- 
for  parmi  nous  ,  nous  fommes  inondés  d'une 
foule  de  livres  qui  ont  pour  objet  l'homme  & 
les  moyens  de  le  perfeâionner.  Nous  avons  été 
jufqu'ici ,  fi  l'on  en  croit  ceux  qui  fe  veulent 
donner  pour  maîtres,  dans  les  ténèbres  fur 
cette  queftion  intéreffante.  L'homme  nous  a 
échappé  dans  la  partie  la  plus  importante  qui 
regarde  fa  morale ,  fes  devoirs ,  fa  politique  & 
tous  les  moyens  qui  peuvent  le  conduire  au 
bonheur.  Pour  peu  que  nous  foyons  dociles  à 
leurs  leçons ,  ils  ne  nous  promettent  pas  moins 
que  de  remplir  notre  efprit  d'idées  faines,  & 
nos  cœurs  de  fentimens  nobles  &  vertueux. 
Ils  doivent  établir  la  meilleure  adminifiration , 
en  la  rappellant  à  fes  principes  aufii  fimples 
qu'infaillibles  ;  &  comme  ,  félon  ces  fages ,  tout 
ce  qui  fe  trouve  dans  la  région  des  poffibles, 
doit  fe  réalifer  im  jour^  ils  ne  doutent  poiQC 

Partu  L  B 


:^8  Hijloïre  Philofophiqut  ♦ 

de  l'exiftence  future  de  la  République  qu'iî«J 
ont  imaginée,  où  les  intérêts  des  Souverains 
feront  confondus  avec  ceux  de  leurs  Sujets ,  & 
Jes  ijitéréts  de  chacun  des  Sujets  avec  ceux  de 
leurs  AfTociés. 

Il  feroit  inutile  de  leur  demander  s'ils  croient 
un  Dieu  y  &  ce  qu'ils  entendent  fous  ce  nom  ; 
s'il  y  a  une  Providence  ,  fi  nous  avons  une 
ame,  quelle  eft  fa  nature  &  fa  deftinée,  fi  on 
doit  attendre  une  vie  à  venir.  Ils  font  profef- 
fion  d'ignorer  toutes  cts  chofes  comme  autant 
de  queftions  fuperfiues ,  fur  lefquelles  même  il 
eft  dangereux  de  prendre  parti  :  nous  n'avons 
pas  befoin  de  ces  dogmes  pour  être  vertueux. 
Les  Loix  civiles ,  notre  intérêt  temporel ,  les 
peines  &  les  récompenfes  de  cette  vie^  voilà  ^ 
félon  eux  y  l'unique  reffort  capable  de  rendre 
l'homme  fage  &  heureux. 

Le  faux  Mirabaud  ,  dans  fes  fyjlémes  de  la. 
nature  i  dit  que  l'homme  eft  une  produâion 
de  la  nature.  Mais  quelle  eft  la  nature  >  Voilà 
fur  quoi  il  auroit  dû  nous  inftruire.  A-t-il  été 
produit  de  toute  éternité  ?  Mais  comment  prou- 
ver cette  aftertion  1 

Quelque  effort  que  l'on  fafte  ,  il  faut  tou- 
jours  en  venir  à  une  première  caufe  ,    à  la-  , 
quelle  on  puifte  attacher  cette  chaîne  immenfc 
de  caufes  &  d'effets ,  qui  fans  cefte  découlent 


île  la  Religion,  15 

les  uns  des  autres.  S'il  elle  n'eft  furpendue 
nulle  part ,  il  faur  néceffairement  qu'elle  tom-» 
be,  malgré  l'enchaînement  de  fes  parties.  Tout 
ce  qui  eft  fufceptible  d'augmentation  jufqu'à 
l'infini  ,  ne  fauroit  être  infini ,  parce  que  ce 
qui  ne  fe  fait  que  fous  l'hypothefe  de  l'infini 
ne  fe  fait  jamais.  Une  férié  infinie  d'effets  forme 
dans  l'efprit  une  vraie  contradiction.  Comment  " 
peut-elle  être  infinie ,  fi  la  poifibilité  d'y  ajou- 
ter de  nouveaux  termes  ne  peut  jamais  cefTer? 
D'ailleurs  qu'efi:-ce  que  des  effets  à  la  tête  àtÇ- 
quels  on  ne  rencontre  point  de  caufe?  Quand 
les  Géomètres  parlent  d'infinités  ,  ce  font  des 
approximations  à  l'infini  ,  &  jamais  des  infi- 
nités aduelles  &  ,  pour  ainfi  dire  ,  achevées. 
Le  nombre  des  hommes  qui  ont  jufqu'ici  paru 
fur  la  terre,  n'eft  donc  pas  infini,  puifqu'ii 
va  toujours  en  augmentant.  Ôr  fi  l'homme  exif- 
toit  de  toute  éternité,  il  y  en  auroit  eu  une 
infinité  ;  &  comme  l'infini  ne  s'épuife  jamais , 
il  eût  été  impoflible  d'arriver  jufqu'à  nous  qui 
fermons  la  grande  chaîne  des  hommes.  Il  eft 
donc  abfarde  de  fe  figurer  les  hommes  éter- 
nellement exiftans.  Rien  n'eft  éternel  que  ce 
qui  exifte  par  foi-même.  Les  hommes  font  bien 
loin  d'être  dans  ce  cas ,  &  par  conféquent  de 
l'éternité.  Tout  ce  qui  fuppofe  une  fuccefiion 
&  qui  eft  relatif  à  des  nombres ,  à-  des  quan- 

B  % 


2,0  HiJÎQire  Phîlq/bpkîçuâ 

tités ,  ne  fauroit  être  infini.  Quand  donc  an 
ne  pourroit  concevoir  que  la  caufe  qui  agit 
continuellement  &  vifibîement  fur  elle,  pou- 
vant agir  dans  tous  les  temps ,  n^ait  pas  tou- 
jours agi  ;  on  ne  pourroit  néanmoins ,  fans  bief- 
fer  la  raifon ,  être  porté  à  croire  que  le  monde 
a  toujours  émané  de  cette  caufe  primitive  & 
néceiïaire  ,  comme  la  lumière  émane  du  foleil , 
ni  croire  éternelles  les  œuvres  du  Créateur. 
La  conféquence  s'en  fait  fentir  en  ce  que  ce 
font  des  effets  &  des  effets  fuccefTifs.  S'il  nous 
eût  fallu  attendre  qu'une  race  infinie  d'hom- 
mes nous  eût  précédés,  notre  tour  ne  venant 
jamais ,  jamais  nous  ne  fufiions  arrivés  à  la  lu- 
mière, d'autant  que  cette  race  d'hommes  au- 
roit  été  inépuifable.  Il  faut  donc  fuppofer  un 
point  dans  l'éternité  ou  l'homme  n'étoit  pas  en- 
core. 

Mais  l'homme  eft-il  une  produdion  inftanta- 
née  d'une  nature  aveugle  &  brute? 

L'homme ,  dans  le  fyflême  des  Athées ,  efl 
une  produdion  de  la  nature  ,  qui  a  produit  . 
tous  les  animaux  à  l'aide  des  combinaifons  de 
la  matière ,  qu'ils  fuppofent  dans  une  adion 
continuelle.  Mais  ce  qui  rend  le  prodige  im- 
poflible  ,  c'eft  qu'ils  en  font  honneur  à  une  na- 
ture dénuée  de  fentiment  &  d'intelligence.  Com- 
ment cette  ouvrière  de  l'homme,   dont  elle  , 


de  la  Religion.  21 

n'a  pas  la  moindre  idée  ,  a-t-elle  exécuté  Ton 
ouvrage?  Quand  on  fait  attention  que  tout  y 
eft  moyen  &  fins ,  que  tout  y  eft  refTort ,  poulie  ^ 
force  mouvante  ,  machine  hydraulique ,  équili- 
bre de  liqueurs  ,  laboratoire  de  chymie  ,  on 
ne  peut  fe  défendre  d'un  étonnement  qui  ren- 
verfe  toutes  nos  idées ,  &  qui  ne  fauroit  allier 
la  raifon  avec  un  fentiment  qu'elle  combat  de 
toutes  ks  forces. 

La  nature ,  dit-on ,  eft  l'ouvrier  &  l'ouvra- 
ge ,  c'eft  dans  fon  fein  que  tout  fe  fait  ;  elle 
eft  un  attelier  immenfe  pourvu  de  matériaux , 
&  qui  fait  les  inftrumens  dont  elle  fe  fert  pour 
agir.  Tous  fes  ouvrages  font  des  effets  de  fon 
•énergie  &  des  agens  ou  caufes  qu'elle  fait  t 
qu'elle  renferme  &  qu'elle  met  en  aftion.  Des 
élémens  éternels,  incréés,  indeftruftibles ,  tou- 
jours en  mouvement ,  en  fe  combinant  diver- 
fement ,  font  éclore  tous  les  êtres.  Ils  n'ont 
befoin  pour  cela  que  de  leurs  propriétés  foit 
particulières  foit  réunies ,  &  du  mouvement 
qui  leur  eft  effentiel ,  fans  qu'il  foit  néceffaire 
de  recourir  à  un  ouvrier  inconnu  pour  les  ar- 
ranger,  les  façonner,  les  combiner,  les  con- 
ferver  &  les  dilToudre. 

De  quelque  manière  qu'on  envifage  les  cho- 
fes ,  les  mêmes  effets  ne  peuvent  être  produits 
par  un  agent , ,  qu'il   n'agiffe  uniformément  ^ 

B3 


22  Uijîoirc  Philofophique 

en  fe  conformant  à  des  îoix  fixes  &  invaria- 
bles. Or  fi  l'agent  eft  aveugle  ,  comment  s'y 
conformera-t-il  ,  &  comment  fon  a6livité  ne 
s'écartera-t-eîle  jamais  des  routes  qu'il  faut  te- 
nir pour  ne  pas  les  violer?  La  néoeffité  ,  dit-on, 
lui  tient  lieu  d'un  guide  sûr  &  infaillible,  comme 
il  elle-même ,  qui  n'eft  qu'un  mouvement  aveu- 
gle &  impétueux,  pouvoit  diriger  la  marche 
de  l'agent  fur  des  Ioix  qu'elle  ne  connoît  pas 
f>îus  que  lui.  Des  Ioix  qui  mettent  par-tout  l'or- 
dre &  la  régularité  ,  fans  que  cet  ordre  &  cette 
régularité  aient  été  prévus  ,  m'épouvantent. 
Comment  peuvent-elles  être  exécutées  par  une 
caufe'  qui  ne  les  çonnoit  point ,  &  qui  ne  fait 
pas  même  qu'elle  foit  au  monde  ?  Voilà ,  mé- 
taphyfiquement  parlant,  l'endroit  foible  de  l'A* 
théifme ,  &  l'écueil  où  viennent  fe  brifer  tous 
fes  défenfeurs.  Car  enfin,  fi  c'eft  à  une  nature 
aveugle  que  l'homme  doit  fa  formation,  il 
s'enfuit  qu'elle  a  fait  l'homme,  comme  le  Bour- 
geois gentilhomme  fait  de  la  profe  fans  le 
favoir. 

La  nature,  diront  ceux  qui  en  ont  fait  la 
rivale  de  la  divinité ,  n'a-t-elle  pas  à  fon  com-- 
mandement  les  élémenç  particuliers  de  l'home 
me ,  épars  &  confondus  dans  la  maffe  de  la 
matière  ?  Soit  :  mais  Ç\  la  nature  qui  les  a  éla- 
borés ne  fait  où  l^s  prendre ,  puifqu'elle   ne 


de  la  Religion»  '^23 

les  connoît  pas ,  il  faudra  qu'elle  attende  que 
le  hafard  les  ralTemble  ,  pour  qu'elle  puifTe  îe's 
ranger  toui;  jufle  dans  le  bel-ordre  oii  nous  les 
voyons;  ordre  qui  furpafTe  tout  ce  que  l'art 
a  pu  produire  ,  &  tout  ce  que  Tefprit  peut  con- 
cevoir. Ce  n  eft  pas  là  le  plus  étonnant.  Il  faut 
encore  animer  la  flatue,  &: ,  comme  un  nou- 
veau Prométhée  ,  lui  donner  la  vie ,  le  fenti- 
ment  &  la  faculté  de  raifonner.  La  nature  n^ayant 
pour  matériaux  que  des  atomes ,  êtres  bruts  & 
morts ,  fera  obligée  de  tirer  la  vie  du  fein  de 
la  mort ,  &  l'intelligence  du  fond  d'une  matière 
inanimée.  C'eft  déjà  beaucoup  de  faire  naître  ^ 
dans  un  corps  organifé  ,  du  mouvement,  de  la 
fenfation ,  des  idées ,  des  fentimens ,  des  paf- 
fîons,  fur-tout  quand  on  manque  de  toutes  ces 
chofes-là.  Mais  cette  même  nature  ,  pour  s'é- 
pargner la  peine  de  former  à  fi  grands  frais 
chaque  individu,  combinera  ,  &  toujours  fans 
le  favoir,  les  élémens  dont  elle  s'étoit  fervie 
pour  faire  l'homme,  de  manière  à  les  arran- 
ger en  mâle  &  en  femelle ,  &  à  étendre  leur 
efpece  par  la  voie  de  la  génération.  Que  fe- 
roit-elle  de  plus,  fi  elle  étoit  intelligente?  Les 
organes  de  la  génération  deftinés  à  perpétuer 
hs  efpeces ,  font ,  fans  doute ,  un  méchanifme 
admirable  ,  mais  la  fenfation  que  la  nature  a 
jointe  à  ce  méchanifme,  eft  encore  plus  admi- 

B  4 


Z4  Hijloirc  Philofophiquô 

rable.  Epicure  devoit  avouer  que  le  plaifir  efl 
divin ,  &  que  ce  plaifir  eft  une  caufe  finale , 
par  laquelle  font  produits  ces  êtres  fenfibles  qui 
n'ont  pu  fe  donner  la  fenfation. 

La  loi    de   continuité,    fuivant  laquelle   la 
nature  defcend  par  degrés  &  par  nuances  im- 
perceptibles,   d'un  animal  qui  nous  paroît   le 
plus  parfait  a  celui  qui  l'eft  le  moins ,  &  de 
.celui-ci    au  végétal,    ainfi  que  du   végétal  le 
plus  parfait  à  celui  qui  l'eft  le  moins  ,  &  de 
celui-ci  au  minéral  pour  defcendre  encore  plus 
bas,    fait  depuis  quelque  temps  beaucoup  de 
bruit  dans  le  monde  philofophique.  Cette  loi, 
nous  dit-on  ,  eft  la  clef  du  fyftême  univerfef 
&  la  bafe  de  toute  la  vraie  philofophie.  Il  eft 
feulement  étonnant  qu'après  avoir  été  recon- 
nue par  les  naturaliftes ,  &  en  avoir  obtenu  les 
hommages,  ils  foient  épouvantés  de  la  marche 
hardie    qu'elle    exige   d'eux  ,    pour  la    fuivre 
par-tout  où  elle  les  conduit  naturellement. 

Si  j'ai  bien  compris  la  penfée  des  partifans 
de  la  Loi  de  continuité  ,  cette  progreflion  des- 
cendant comme  infinie  à^s  animaux  les  plus 
parfaits  au  minéral  le  plus  brut  ,  a  pour  but 
de  nous  perfuader  que  toutes  ces  diverfes  pré- 
parations de  la  nature  peuvent  avoir  pour  der- 
nier terme  une  machine  intelligente  &  libre. 
Depuis  le  minéral  le  plus  brut  jufqu'à  Thom- 


de  la  Religion.  ^^ 

me  ,  tous  les  êtres  intermédiaires  font  fenfi- 
bles  :  depuis  l'homme  jufqu'à  Tatôme ,  le  fen- 
timent  s'affoiblit  par  une  gradation  finement 
nuancée.  Ceft  ainîi  que  la  nature,  embralTant 
tout  le  fyftême  des  êtres  ,  depuis  ces  globes 
enflammés  qui  roulent  dans  le  vague  de  l'ef- 
pace ,  jufqu'à  cette  vile  poufîiere  que  nous  fou- 
lons aux  pieds,  les  a  tous  formés  fur  le  mê- 
me plan  ,  &  leur  a  dit  à  tous  :  foyei  fcnfi- 
Mes  afin  de  jouir  de  votre  exijience. 

Nous  reconnoilTons  volontiers  l'homme  pour 
le  chef-d'œuvre  de  la  nature  dans  notre  monde 
fenfible  :  mais  qu'il  ne  diffère  des  autres  êtres 
que  du  plus  ou  du  moins ,  qu'ils  aient  tous  la 
même  efTence  que  lui ,  qu'il  paroiffe  feulement 
à  la  tête  de  tous  ,  &  qu'ils  partagent,  quant 
au  fond  &  à  la  fubftance  ,  quoique  dans  un 
moindre  degré  de  perfeâion  ,  toutes  les  facul- 
tés &  toutes  les  propriétés  de  l'homme  leur 
chef,  comme  étant  le  premier  &  le  plus  par- 
fait de  leur  efpece  ;  c'eft  une  fuppofition  pu- 
rement gratuite  &  démentie  par  les  opérations 
de  la  nature  même  ,  qui  en  a  fait  un  être 
d'une  clafTe  à  part. 

C'eft  une  alTez  plaifante  idée  que  ces  effais 
de  la  nature  qui  apprend  à  faire  l'homme.  En 
nous  y  conformant  un  moment  ,  la  confé- 
quence  que  nous  en  tirons ,  c'eft  que  l'hom- 


hS  Hiftoîre  philofophiquc 

hie ,  avant  d'arriver  au  monde  ,  y  a  été  pré* 
céàé  par  tous  les  êtres  qui  ont  fervi  à  la  na- 
ture de  moyens  pour  procéder  à  fa  formation» 
îî  eft  le  dernier  terme  qu'a  dû  avoir  leur  pro- 
grelîion  graduelle  dans  l'échelle  naturelle  des 
êtres.  D'après  cette  façon  d'envifager  les  cho- 
fts,  ,  ce  qui  s'apperçoit ,  dans  la  fuite  prodi- 
"gîeufément  variée  des  animaux  inférieurs  à 
l'homme ,  e'éft  l'homme  même  vers  lequel  la 
nature  en  travail  s'avance  lentement  en  tâton- 
nant &  en  s'efTayant  par  différentes  ébauches. 
Dans  tous  ces  procédés  de  la  nature  qui 
aime  à  fe  traveftir  ,  &  dont  les  difFérens  dé- 
guifèmens  ,  laiffant  échapper  tantôt  une  partie, 
tantôt  l'autre  ,  donnent  quelque  efpérance  à 
ceux  qui  la  fuivent  avec  afiiduité ,  de  la  con- 
'fioitre  toujours  de  plus  en  plus ,  je  ne  vois  au- 
tre chofe  finon  qu'il  règne  une  unité  de  def- 
Tein  dans  tous  fes  ouvrages  qu'elle  a  combinée 
"avec  la  plus  grande  variété  poiïible ,  &  que  le 
"plus  parfait  de  Çts  ouvrages  efl  l'homme.  En 
•prenant  fon  corps  pour  le  module  phyfique  de 
tous  les  êtres  vivans  ,  &  les  ayant  mefiirés  , 
fondés,  comparés  dans  toutes  leurs  parties,  il 
«a  vu  que  la  forme  de  tout  ce  qui  refpire  eft 
à-peu-près  la  même  ;  que  fon  anatomie  com- 
parée à  celle  de  l'animal  n'en  diffère  point  ; 
qu'on  trouve  toujours  le  même  fond  d'organi- 


■de  la  Religion,  27 

fation,  les  mêmes  fens  ,   les  mêmes  vifceres, 
les  mêmes  os,  la  même  chair,  le  même  mou- 

„vement  dans  les  fluides  ,  le  même  jeu,  I2 
même  adion  dans  les  folides  ^  qu'il  y  a  dans 

..tous  un  cœur ,  des  veines  &  des  artères  ;  dans 
tous  les  mêmes  organes  de  circulation ,  de  ref- 

.  piration  ,  de  digeftion  ,  de  nutrition  ,  d'excré- 
tion ;  dans  tous  une  charpente  folide  ,  com- 
pofëe  des  mêmes  pièces  afTemblëes  à-peu-près 
de  la  même  manière.  Ce  plan  bien  faifi  par 
refprit  humain ,  eft  un  exemplaire  fidèle  de  la 
aiature  vivante.  Il  indique  manifeftement  qu'en 
créant  les   animaux,  l'Etre  Tuprême  n'a  voulu 

-employer  qu'une  idée ,  &  la  varier  en  même 

:  temps  de    toutes    les  manières  poflîbles  ,   afin 

^que  l'homme  pût  admirer  également  &  la 
magnificence  de  l'exécution  ,  &  la  fimplicicé 
du  deffein. 

Si   la  nature  ,    en  variant  fes   ouvrages  ,  a 

;conftamment  fixé  fes  regards  fur  l'homme  pour 
le  faire  fervir  de  modèle  à  tous  les  êtres,  elle 
en  avoit  donc  conçu  l'idée.' Eil-ce  qu'il  lui  en 
auroit  coûté  davantage  pour  travailler  l'hom- 
me que  pour  faire  tout  autre  animal  ?  Pour** 
quoi  falloit'il  qu'elle  ébauchât  tant  d'êtres  , 
qu'elle  fît  tant  d'effais ,  quelle  s'y  prit  de  tant 
de  manières  différentes,  pour  amener  une  or- 

.^anifation    ^ufîi    fa  vante  &  auiïï  merveiilçufe 


aS  Hijiolrc  Fhilofophiqaer 

que  celle  de  l'homme?  Une  telle  nature  ref- 
.  fembleroit  beaucoup  à  celle  d'Epicure ,  &  ce 
ne  feroit  que  par  hazard  qu'elle  auroit  rencon- 
tré l'homme  fur  fon  chemin  ,    qu'elle  auroit 
-  produit   un  être  capable  de  la  connoître  ,  ré- 
duite elle-même  à  ignorer  éternellement  l'exif- 
tence  de  fon  chef-d'œuvre.  Mais  fi  vous  la  fup- 
.  pofez  intelligente  ,  vous  devez  dès  ce  moment 
,  ne  la  plus  voir  que  comme  un  habile  ouvrier 
•  qui    fe   joue    de   routes   les    organifations    les 
plus  fines  &  les  plus  compliquées.   Il  ne  lui  a 
point   fallu   de   temps  pour  apprendre  à  faire 
l^homme.  Ce  feroit  en  quelque  forte  nous  éga- 
ler à  elle  ,    que  de  la  repréfenter  comme  de- 
venant plus  induftrieufe  à  mefure  qu'elle  s'exerce 
davantage.   Ce  n'eft  point  fous  ces  traits  que 
nous  la  peint  fon  fublime  Interprète. 

»  Que  font    nos  Phidias ,    dit-il ,    lorfqu'ils 

y*  donnent   une  forme  à  la  matière  brute?  A 

»  force   d'art  &   de   temps    ils  parviennent  à 

»  faire  une  furface  qui  repréfente   exaélement 

;»  les  dehors  de  l'objet  qu'ils  fe  font  propofé  : 

3»  Chaque    point    de   cette    furface    qu'ils    ont 

-«  créée  /  leur  a  coûté  mille  combinaifons  :  leur 

^*  génie  a  marché   droit   fur    autant    de  lignes 

'•»  qu'il  y  a  de  traits  dans  leur  figure  ,  le  moin- 

»  dre   écart  l'auroit  déformée  ;    ce  marbre  fî 

»  parfait    qu'il   fembîe  refpirer  ,    n'efl  donc 


de  la  Religion.  z^ 

D  qu'une  multitude  de  points  auxquels  l'artifte 
7)  n'eft  arrivé  qu'avec  peine  &  fuccefïivement  ; 
»  parce    que  Pefprit  humain  ne  faififTant  à  la 
x>  fois  qu'une  feule  dimenfîon,  &  nos  fens  ne 
»  s'appliquant  qu'aux  furfaces  ,    nous  ne  pou- 
»  vons  pénétrer  la  matière  ,    nous  ne  favons 
»  que  Tefrleurer  :  la  nature  au  contraire  fait  la 
»  braffer  &  la  remuer  à  fond  :  elle  produit  fes 
»  formes  par  des  aâes  prefqu'inftantanés  ;  elle 
»  les  développe  en  les  étendant  à  la  fois  dans 
»  les  trois  dimenfions  ^    en  même  temps  que 
»  fon  mouvement  atteint  à  la  furface ,  les  for- 
»  ces  pénétrantes  dont  elle  eft  animée ,  ope- 
»  rent  à  l'intérieur  ;   chaque  molécule  eft  pé- 
yi  nétrée  ;  le  plus  petit  atome ,  dès  qu'elle  veut 
»  l'employer,  eft  forcé  d'obéir^  elle  agit  donc 
»  en  tout  fens  ,    elle   travaille  en  avant  ,  en 
»  arrière,   en  bas,  en  haut,  à  droite,  à  gau- 
»  che ,   de  tous  côtés  à  la  fois ,    &  par  confé- 
»  quent    elle  embrafTe    non-feulement  la  fur- 
y>  face ,  mais  le  volume ,  la  maffe  &  le  folide 
»  entier   dans  toutes  ^Q^  parties  :  aufti  quelle 
T>  différence  dans    le  produit ,   quelle  compa- 
5)  raifon  de  la  ftatue   au  corps  organifé  !  mais 
»  aufli    quelle    inégalité    dans    la    puiffance  î 
»  quelle    difproportion   dans    les    inftrumens  ! 
n  l'homme  ne  peut  employer  que  la  force  qu'il 
>  a  :  borné  à  une  petite  quantité  de  mouve- 


3P  HiJIoire   Fhilofopliique 

5î  ment  qo'il  ne  peut  communiquer  que  par' 
»  la  voie  de  l'impulfion  ,  il  ne  peut  agir  que 
»  fur  les  furfaces  ;  &  lorfque,  pour  tâcher  de 
»  les  mieux  connoître,  il  les  ouvre,  il  les  di- 
»  vife  ,  il  les  iepare ,  il  ne  voit  &  ne  touche 
»  encore  que  des  furfaces  :  pour  pénétrer  l'in- 
»  térieur  ,  il  lui  faudroit  une  partie  de  cette 
»  force  qui  agit  fur  la  niaffe ,  qui  fait  la  pe- 
»  fanteur  &  qui  eft  le  principal  inftrument  de 
»  la  nature  ;  fi  l'homme  pouvoir  difpofer  de 
» .;  cette  force  pénétrante  ,  comme  il  difpofe  de 
»  cette  impulfion  ,  (i  feulement  il  avoit  un 
»  fens  qui  y  fût  relatif,  il  verroit  le  fond  de 
»  la  matière  ;  il  pourroit  l'arranger  en  petit , 
j>  comme  la  nature  la  travaille  en  grand  : 
»  c'eft  donc  faute  d'inflrumens  ,  que  l'art  de 
»; l'homme  ne  peut  approcher  de  celui  de  la-: 
»  nature  ;  Çts  figures ,  ï^qs  reliefs ,  ïts  tableaux , 
3)  fes  deffeins  ne  font  que  des  furfaces  ou  des 
«  imitations  de  furfaces,  parce  que  les  images 
y>  qu'il  reçoit  par  fes  fens  font  toutes  fuper- 
»  ficielles  ,  &  qu'il  n'a  nul  moyen  de  leur 
3)  donner  du  corps.  «  (Tom.  XIV,  in-4^^  de 
»  l'Hiftoire  naturelle.) 

Tout  ce   qui  fort  des   mains   de  la  nature  , 
s'exécute  donc  toUt-k-lâ  fois  &  non  par  parties. 
C'eft  par  un  feul  jet ,  fi  l'on  peut  ainfi  parler,  - 
qu'elle  travaille  en  dehors  &  en  dedans ,  que .: 


'     de  la  Religion.  ft 

î^extenfioh  de  fon  ouvrage  fe  fait  enfemble  dans 
les  trois  dimenfions  ,  que  les  parties  augmen- 
tent proportionellement  au  tout  ,  &  le  tout 
proportionellement  aux  parties ,  que  la  forme  fe 
conferve  &  demeure  toujours  la  même  jufqu'à: 
ce  développement  entier.  Les  loix  de  la  force 
attra6live,  fous  l'imprefîion  de  laquelle  s'exé^' 
cutent  tant  d'ouvrages  fi  bien  ordonnés ,  &  où 
l'efprit  fe  perd,  tant  il  eft  inférieur  à  l'art  di- 
vin au  coin  duquel  ils  font  marqués ,  décèlent, 
làns  doute,  une  intelligence  infinie. 

Si  les  ouvrages  de  la  nature  comparés  à  ceux 
des  hommes,  l'emportent  fur  eux  tant  par  la 
puiffance  &:  par  les  inflrumens ,  que  par  la  beauté 
du  deffein  &  le  réfultat  des  accords ,  croira-t-on 
que,  fi  la  nature  eft  plus  puifTante  que  nous, 
elle  eft  en  revanche  moins  éclairée,  ou  plutôt 
qu'elle  n'eft  qu'une  puiflance  brute  ^  néceffai- 
re  ,  impérieufe ,  laquelle  agit  néanmoins  lente- 
ment &  par  degrés? 

Qu'on  rabaifTe,  tant  qu'on  voudra,  l'hom- 
me ,  il  fe  diftinguera   toujours    entre  tous  le^; 
animaux,  tant  par  l'attitude  que  la  nature  lui[ 
a  donnée  en  tournant  fes  regards  vers  le  ciel, 
que  par   la  raifon  fublime  dont  elle  l'a  doué. 
Si  par  la  forme  extérieure  de  fon  corps  ,.  il  ne 
diffère  pas  extrêmement  de  l'Orang-Outang,  par. 
quel  intervalle  immenfe  n'en  eft-il  pas  féparéj, 


32  ITiJîoirc  Phîlofophiqut 

puifqu'à  l'intérieur  il  eft  rempli  pai*  la  penféé 
&  au  dehors  par  la  parole  >  L'animal  ,  le  plus 
organifé  en  apparence ,  s'il  eut  été  vivifié  Ç2X 
i'efprit,  auroit  primé  fur  tous  les  autres,  &  fe- 
roit  devenu  le  rival  de  l'homme.  Dans  toute? 
les  clafTes  d'animaux ,  il  n'y  en  a  pas  une  feule 
qui  ait  revendiqué  la  fupériorité  que  la  nature 
lui  paroît  avoir  accordée.  L'homme  feul  a  fentî 
qu'il  étoit  fait  pour  commander  à  tous  les  ani- 
maux ,  non  parce  qu'il  efl  le  plus  parfait ,  le 
plus  fort  &  le  plus  adroit  :  s'il  n'étoit  que  le 
premier  du  même  ordre ,  les  fecours  fe  réuni- 
roient  pour  lui  difputer  l'empire;  mais  c'eft 
par  la  fupériorité  de  nature  qu'il  règne  &  com- 
mande ;  il  'a  la  raifon  en  partage ,  &  dés  lors 
il  eft  le  maître  des  êtres  qui  ne  l'ont  pas.  Le 
rayon  divin  dont  il  eft  animé ,  l'anoblit  &  l'é- 
levé au-deifus  du  refte  des  animaux.  Qu'il  s'exa- 
mine ,  s'analyfe  &  s'approfondiffe ,  il  reconnoî- 
tra  bientôt  la  Nobleffe  de  fon  être  ;  il  fentira 
l'exiftence  de  fon  ame  ;  il  ceflera  de  s'avilir  & 
verra  d'un  coup  d'œil  la  diftance  infinie  que 
l'Etre  fuprême  a  mife  entre  les  bêtes  &  lui. 

Quoique  nous  ne  puifîions  affigner  la  der- 
nière limite  qui  fépare  l'homme  de  l'animal, 
il  n'eft  pas  moins  conftant  par  des  expérien- 
ces aufli  anciennes  que  le  monde,  qu'ils  mar- 
chent l'un  &  l'autre  fur  deux  lignes  bien  diffé- 
rentes. 


de  la  Religion^  ^3 

l'cntes.  Tout  a  changé  autour  de  l'homme 
depuis  rétabli (Tement  des  Sociétés  civiles,  tan- 
dis que  tout  eft  de  même  autour  des  bêtes. 
Les  fiecles  s'écoulent  fans  que  leurs  diverfes 
efpeces  fe  perfedionnent.  L'individu  eft  le  feul 
qui  Toit  fufceprible  de  quelque  perfedibilité  5 
mais  comme  elle  n'eft  pas  celle  de  refpece, 
elle  a  très-peu  d'influence.  La  perfedibiliré  de 
l'individu  eft  commune  à  l'homme  &  aux  ani- 
maux ;  elle  eft  le  produit  de  leur  éducation 
individuelle  :  fon  principal  effet  dans  l'homme 
eft  moins  d'inftruire  l'ame  ou  de  perfe6î:ionner 
fes  opérations  fpirituelles ,  que  de  modifier  les 
organes  matériels ,  &  de  leur  procurer  l'état  le 
plus  favorable  à  l'exercice  du  principe  penfanr. 
Mais  outre  cette  éducation  individuelle,  il  y 
en  a  une  de  l'efpece  qui  n'appartient  qu'à  l'hom- 
me; on  peut  la  regarder  comme  le  grand  ca- 
radere  qui  met  entre  nous  &  les  animaux  une 
différence  extrême.  Elle  n'a  pas  échappé  à  la 
fagacité  de  l'éloquent  Auteur  de  l'Hiftoire  na- 
turelle. 

L'avantage  que  quelques  Philofophes ,  fiers 
cenfeurs  de  l'humanité ,  ont  paru  vouloir  tirer 
en  faveur  des  animaux  ,  pour  les  égaler  à  nous, 
en  infiftant  beaucoup  fur  ce  que  nous  fommes 
plus  lents  à  nous  perfedionner  qu'ils  ne  le  font, 
ûifparoît  abfolument ,  &  ne  fert  qu'à  nous  mon- 
•  Tome  L  C 


34  Hijîoirc  Philofophïque 

trer  l'infinie  diftance  qui  nous  fépare  d'eux, 
en  ce  que  la  perfeftion  de  leur  efpece  eft  au- 
tant inférieure  à  la  nôtre,  qu'elle  parvient  plus 
rapidement  au  point  de  fa  maturité.  La  per- 
fection de  la  nôtre  nous  occupe  toute  notre  vie  , 
fans  que  nous  puifîions  en  remplir  la  mefure; 
&  fans  l'attente  d'une  autre  vie  où  il  nous  fera 
donné  de  la  compléter ,  la  nature  nous  auroit 
traités  en  vraie  marâtre,  en  nous  bornant  à  un 
efpace  de  temps ,  auquel  nous  n'aurions  pu  don- 
ner à  notre  être  une  extenfion  que  nous  fen- 
tons  bien  qui  lui  manque.  Je  ne  fais  où  Mr. 
RoufTeau  a  pris  que  tous  les  progrès  ultérieurs , 
depuis  l'établiffement  des  Sociétés  civiles,  ont 
été  en  apparence  autant  de  pas  vers  la  per- 
fection de  l'individu,  &  en  effet  vers  la  décré- 
pitude de  l'efpece.  C'eft  au  contraire  à  la  per- 
fection de  l'efpece  que  l'individu  efl:  redevable 
de  celle  qu'il  acquiert;  &  cette  qualité,  pro- 
pre à  l'homme ,  efl  une  ligne  de  féparation  que 
nous  pouvons  tirer  hardiment  entre  lui  &  les 
animaux.  Tandis  que  ceux-ci  font  bornés  à  une 
éducation  purement  individuelle  par  leur  nature 
même ,  celui-là  reçoit  encore  celle  de  l'efpece , 
dont  il  eft  fufceptibîe  par  la  longue  habitude 
de  vivre  avec  fes  parens,  dont  la  nature  a  fait 
une  néceflîté  pour  lui. 

A-t-on  pu  donc  affez  méconnoître  l'homme 


de  la  Reîigloné  ^^ 

pour  penfér  qu'on  mériteroit  très-bien  de  luî^ 
fi,  en    exagérant   les   malheurs   de  la  Société^ 
on  pouvoic  lui  en  infpirer  du  dégoût,  l'enga- 
ger à  rebroufTer  chemin  ,  à  retourner  en  arrière 
pour  fe  rapprocher   davantage  de  l'animal  ^  fi 
décriant  fes  Arts  &  fes  Sciences,  on  parvenoit 
à  lui  faire  une  forte  de  honte  de  les  avoir  cul- 
tivés ^  fi  on  lui  montroit  par-tout  fon  intelli^ 
gence  comme  le  préfent  le  plus  fatal  qu'il  ait 
reçu  de  la  nature,  la  comparant  à  la  boéte  de 
Pandore  ,  d'où  fortirent  tous  les  maux  qui  ont 
défolé  notre  globe  ?  Dans  l'état  de  nature  qu'on 
fe  plaît  à  feindre,  on  auroit  empêché  qu'il  n'y 
eût  du  bien  moral  par  la  crainte  d'y  voir  du 
mal    moral.  »    Qu'importe ,  fait    dire   Mr.    de 
»  BufTon  a  un  de  ces  Philofophes  mifantropes  ^ 
3>  qu'importe,  qu'il  y  eût  des  vertus  dans  l'é- 
»  tat  de    nature,  s'il  y   avoit  du  bonheur,  fî 
»  l'homme  dans  cet  état  étoit  feulement  moins 
»  malheureux  qu'il  ne  l'eft  1  la  liberté ,  la  fanté^ 
T>  la  force  ,  ne   font-elles  pas  préférables  à  la 
»  mollefle ,  à  la  fenfualité  ,  à  la  volupté  mê- 
»  me,  accompagnées  de   l'efclavage?  La  pri- 
»  vation  des  peines  vaut  bien  Tufage  des  plai^ 
T>  firs  ;  &  pour  être  heureux  que  faut-il     (inon 
»  de  ne  rien  défirer  >  "  (  Hift.  Nat.  Tolï.a  VU 
in  4°.  art.  des  Animaux  carnaiTiers.  )  »  Si  cek 
'»  eft ,  difon's ,  en  même-temps ,  avec  PHiflo,- 

C  % 


3^  HiJIoire  Philofophiquc 

3>  rien  de  la  Nature ,  qu'il  eft  plus  doux  de  vé- 
»  géter  que  de  vivre,  de  ne  rien  appéter  que 
»  de  fatisfaire  fon  appétit ,  de  dormir  d'un  fom- 
»  meil  apathique ,  que  d'ouvrir  les  yeux  pour 
»  voir  &  pour  fentir  \  confentons  à  laifler  no^ 
»  tre  ame  dans  l'engourdifTement ,  notre  efpric 
»  dans  les  ténèbres,  à  ne  nous  jamais  fervir 
»  ni  de  l'une  ni  de  l'autre ,  à  nous  mettre  au- 
»  defTous  des  animaux ,  à  n'être  enfin  que  des 
3)  mafTes  de  matière  brute ,  attachées  à  la  terre.  « 

Le  réfultat  de  tout  ce  que  nous  venons  de 
dire  ,  eft  que  l'homme,  dans  la  nature,  eft  une 
efpece  fortement  prononcée,  que  le  Sceau  di- 
vin y  a  tellement  appuyé,  que  jamais  aucune 
efpece  d'animal  ne  pourra  s'y  confondre,  que 
les  principaux  traits  qui  le  cara6i:érifent ,  font 
ineffaçables  &  permanens  à  jamais.  / 

L'organifation  des  animaux  annoncc-t-elle 
un  Dieu  >  Aux  yeux  de  Newton  ,  l'uniformité 
obfervée  dans  la  conftruâion  des  animaux 
leur  organifation  merveilîeufe  &  remplie  d'uti- 
lités ,  étoient  des  preuves  convaincantes  de 
l'exifîence  d'un  Créateur  tout  fage  &  tout  puif- 
fant.  Mr.  de  Maupertuis  rejetta  cette  preuve 
comme  foibîe  &  de  nul  poids ,  pour  lui  en 
fubilituer  une  de  fa  façon ,  dont  Tobjet  eft  de 
prouver  l'exiftence  de  Dieu,  par  des  phéno- 
mènes dont  la  fimplicité  &  l'univerfalité  ne 


de  la  Religion.  yj 

fouffrent  aucune  exception  &  ne  laifTent  au- 
cune équivoque.  Les  Savans  n'ont  pas  balancé 
entre  Newton  &  Maupertuis.  Il  leur  a  paru  que 
ce  dernier  avoit  tort  de  refTufcîter  les  pitoyables 
argumens  des  Epicuriens.  S'il  s'eft  formé  d'abord 
des  eftomacs  fans  bouche  ,  des  pieds  fans  tête  » 
des  mains  fans  bras,  des  organes  imparfaits  de 
toute  efpece ,  qui  font  péris  faute  de  pouvoir 
fe  conferver  ;  pourquoi  nul  de  ces  effais  infor- 
mes ne  frappe-t-il  plus  nos  regards?  Après  la 
defcription  qu'il  a  faite  du  ferpent,  dont  il  nous 
montre  le  nombre  prodigieux  de  vertèbres  qui 
donnent  à  fon  corps  tant  de  flexibilité ,  fa  for- 
me longue  &  pointue  qui  le  rend  propre  à 
s'enfoncer  dans  la  terre,  la  peau  lubrique  & 
écailleufe  dont  il  eft  couvert  &:  fans  laquelle  il 
fe  feroit  bleffé  en  rampant  continuellement, 
ou  dçchiré  en  pafTant  par  les  trous  ou  il  fe  ca- 
che ;  comment  un  fi  grand  appareil  dans  cet 
animal  ne  lui  a-t-il  pas  fait  toucher  au  doigt 
l'art  tout  divin  qu'il  a  fallu  pour  le  conflruire? 
Et  parce  que  la  dent  de  cet  animal  tue  l'hom- 
me, en  a-t-il  été  moins  fait  par  celui  qui  a 
ordonné  les  exigences  >  dois-je  blafphémer  où 
je  dois  adorer?  Incapable  d'atteindre  à  tout 
l'art  qu'ont  exigé  les  corps  des  animaux  qui 
font  des  machines  compliquées  ,  en  dérobe- 
rai-je  la  gloire  à  une  caufe  intelligente ,  pour 

C3 


38  HiJIoire  Pkilofophhjuc 

la    tranfportcr    à    une    méchanique    aveugle  ? 

Mais  quand  refprit  pourroit  balancer  entre 
ce  que  peut  une  force  aveugle  &  ce  qui  doit 
être  attribué  à  une  caufe  intelligente,  la  fen- 
fation  des  animaux  &  Tintelligence  de  l'homme 
lie  devroient-elles  pas  faire  taire  ici  le  fcepticif- 
nie  t  Des  combinaifons  produites  par  le  hazard 
pourroient-elles  produire  à  leur  tour  cette  fenfa- 
tion  &  cette  intelligence  ?  D'ailleurs  le  fenti- 
ment  qui  fait  la  vie,  les  appétits  &  les  orga- 
nes qui  la  confervent ,  le  plaifir  répandu  fur 
tous  nos  fens ,  ont  fait  dire  agréablement  à 
Mr.  de  Voltaire,  qu'il  y  avoit  là  de  quoi  faire 
bénir  Dieu  dans  un  pays  d'Athées.  La  fenfa- 
tion  &  l'intelligence  auront  toujours  de  quoi 
confondre  tous  ceux  qui  traitent  avec  mépris 
les  caufes  finales  fi  habilement  employées  par 
Cicéron  &c  par  Newton. 

Le  célèbre  Fonrenelle  ,  non  moins  frappé 
que  ces  deux  hommes  ilîuftres ,  de  la  preuve 
qui  réfuîte  en  faveur  de  l'exiftence  de  Dieu, 
de  l'organifation  des  animaux,  dit  que  l'Aftro- 
nomie  &  l'Anatomie  font  les  deux  fciences 
qui  nous  offrent  le  plus  fenfiblement  deux 
grands  caractères  du  Créateur;  l'une,  fon  im- 
nienfité  ,  par  les  diflances ,  la  grandeur  &  le 
nombre  des  Corps  céleftes  ;  l'autre ,  fon  intel- 
ligence infinie,  par   la  méchanique  d^s  ani- 


de  la  Religion.  39 

maux  ;  que  la  véritable  Phyfique  s'élève  juf- 
qu'à  devenir  une  efpece  de  Théologie. 

Cet  argument  avoir  fait  une  fi  forte  im- 
prelïion  fur  l'efprit  de  cet  ingénieux  Ecrivain, 
qu'il  ne  put  réfifler  à  la  tentation  de  l'efquif- 
fer  dans  un  Fragment  fur  l'exilîence  de  Dieu, 
qu'il  termine  par  cette  réflexion  très-philofo- 
phique.  »  Les  Cieux  &  les  Aflres  font  des  ob- 
3^  jets  plus  écîatans  pour  les  yeux  ;  mais  ils 
»  n'ont  peut-être  pas  pour  la  raifon  des  mar-« 
»  ques  plus  fûres  de  Paétion  de  leur  Auteur. 
»  Les  plus  grands  ouvrages  ne  font  pas  tou- 
3>  jours  ceux  qui  parlent  le  plus  de  leur  Ou- 
»  vrier.  Que  je  voie  une  montagne  applanie  , 
»  je  ne  fais  fi  cela  s'efl:  fait  par  Tordre  d'un 
3)  Prince ,  ou  par  un  tremblement  de  terre  ; 
»  mais  je  fuis  affuré  que  c'QÏi  par  l'ordre  d'un 
»  Prince  ,  fi  je  vois  fur  une  petite  colonne 
»  une  infcription  de  deux  lignes.  11  paroit  que 
»  ce  font  les  animaux  qui  portent,  pour  ain(î 
»  dire ,  l'infcription  la  plus  nette ,  &  qui  nous 
»  apprennent  le  mieux  qu'il  y  a  un  Dieu  Au- 
»  teur  de  l'Univers.  « 

Le  myfîere  le  plus  incompréhenfible  de  la 
nature,  la  formation  des  animaux,  a  toujours 
été  un  écueil  pour  ceux  qui  en  ont  voulu  ap- 
profondir les  phénomènes.  Le  faux  Mirabaud  ^ 
à  qui  le  titre  de   fon  livre  paroit  avoir  per- 

C4 


40  '  HiJIûire  Philofopktqut 

ftiadé  qu^elle  Tavoit  choifi  pour  être  Ion  fidèle 
interprète   &    pour  être  le  confident   de    tous 
fes  fecrets ,    n'efl  nullement  étonné   des  effets 
étendus ,  variés  &  compliqués ,  que  nous  trou- 
vons dans  ceux  de  fes  ouvrages  que  nous  pre- 
nons   la    peine    de  méditer.    Qu'elle    produife 
une  pierre  ou  une  tête  organifée  comme  celle 
de  Newton ,  l'un  &  l'autre  efFet  efl  également 
intelligible    pour    lui.    On    diroit   qu'il   a   reçu 
d'eile  en  partage  un  fens  relatifs  la  force  pé- 
nétrante qui  agit  fur  la  maffe  de  la  matière  ^ 
&   qn'il  en  voit  le   fond.    II    n  eft    étonné   de 
rien.    Elle   lui  a  appris ,    fans    doute  ,    qu'elle 
peut  tout ,  &  qu'elle  n'a  pas  befoin ,  comme 
nous ,  d'intelligence.     11    eft   vrai   que  c'eft  à 
Taide  de  notre  intelligence  que   nous  produi- 
fons  des  ouvrages  où  nous  montrons  notre  in- 
duflrie.  Mais  la  nature  n'eft  point  induftrieufe. 
Sans  rien  voir ,  elle  eft  toujours  fûre  de  trou- 
ver fa  route.  Nous  la  jugeons  fort  induftrieufe 
&   fort  intelligente ,   parce  que    nous   propor- 
tionnons  fon    intelligence   &    fon    induftrie    à 
l'étonnement    que    fes    œuvres    produifent  en 
Ho>Ts  ,  c'eft-à-dire,  à  none  foiblefîe  &  à  notre 
propre  ignorance.  Mais  fi  nous  fommes  fi  ig- 
norans ,  comment  ofons  nous  affirmer  que  tout 
fe  fait    fans    Dieu?   Et  l'Auteur,  qui   partage 
noiçe   jgnoiance  ^  comment  efi-il  aflez   hardi 


de  la  Religion.  4^ 

pour  mettre  fur  le  compte  de  la  nature  beau- 
coup d'effets  qui  exigent  peut-être  plus  d'éner- 
gie qu'elle  n'en  a?  Eft-ce  raifonner  de  di^-e  que, 
dés  qu'une  chofe  exifte ,  c'eft  une  preuve  qu'elle 
a  pu  la  faire  ?  il  faudroit  favoir  qui  elle  eft ,  &  fî 
tel  effet  peut  en  conféquence  lui  être  attribué. 

Mr.  de  Maupertuis  ayant  jugé  à  propos  , 
dans  fon  EJfai  de.  Cofmologle  ^  de  rayer  du 
nombre  des  preuves  convaincantes,  l'argument 
tiré  de  Torganifation  des  animaux ,  &  ayant 
même  marqué  du  mépris  pour  ceux  qui  le 
pouffent  jufque  dans  les  plus  petits  détails  de 
la  nature ,  a ,  conféquemment  à  fon  principe , 
laiffé  Dieu  de  côté  ,  lorfqu'il  a  entrepris  d'ex- 
pliquer le  fyfl:éme  de  la  nature  dans  la  for- 
mation &  la  réprodudion  des  animaux.  Qu'en 
a-t-il  réfulté,  c'eft  qu'en  s'ouvrant  un  champ 
libre ,  &  en  donnant  l'effor  à  fes  idées ,  il  efl 
arrivé  à  une  hypothele  qui  traîne  à  fa  fuite 
les  plus  terribles  conféquences  ,  puifqu'elles 
vont  jufqu'à  ébranler  Texiftence  de  Dieu  , 
comme  Mr.  Diderot  le  lui  a  prouvé  dans  fon 
interprétation  de  la  nature. 

L'embarras  efî  vifible  dans  la  réponfe  de  Mr. 
de  Maupertuis  aux  objeâions  foudroyantes  de 
Mr.  Diderot.  Il  a  eu  beau ,  comme  Prorée  , 
prendre  mille  formes  pour  s'échapper ,  le  di- 
lemme dont  on  le  frappe  eft  une  arme  à  deux 


42  HiJIoirc  Philofjphïquc 

tranchans  dont  il  n^a  pu  parer  le  coup.  Avant 
d^admettre  de  la  penfëe  dans  la  matière  ,  il 
auroit  du  prévoir  où  une  telle  entreprife  pour- 
roit  le  mener.  C'eft  fe  défendre  mal  que  de 
dire  ,  pour  ju"ftifier  une  pareille  tentative  , 
qu'on  ne  fauroit  expliquer  fans  cette  propriété 
les  phénomènes  de  la  nature.  Eh  !  qui  vous  a 
chargé ,  célèbre  Philofophe  ,  d'être  l'interprète 
de  la  nature  t  Que  ne  vous  rélolvez-vous  à 
être  ignorant  comme  nous?  Ne  tient-il  donc 
qu'à  charger  la  matière  de  propriétés  ,  à  me- 
fure  qu'on  en  a  befoin  pour  expliquer  les  phé- 
nomènes ,  pour  qu'on  foit  reçu  à  le  faire  ? 
Ceft  imiter  ces  anciens  Philofophes ,  qui  n'a- 
voient  pas  plutôt  connoiffance  d'un  nouveau 
mouvement,  dans  les  Cieux,  qu'ils  fabriquoienc 
de  nouveaux  cercles ,  &  alloient  furchargeant 
d'épicycles  la  charpente  des  Cieux. 

Par  le  tour  qu'ont  pris  les  chofes ,  on  doit 
être  plus  réfervé  que  jamais  à  accréditer  l'o- 
pinion qui  donne  du  fentiment  à  toutes  les  mo- 
lécules de  la  matière.  Avec  une  pareille  hypo-^ 
thefe  l'on  va  loin  ;  & ,  fous  prétexte  que  ce 
feroit  faire  un  outrage  à  la  Religion,  fi  l'on 
penfoit  que  les  vérités  d'un  autre  ordre  qu'elle 
propofe,  reçuffent  une  atteinte  A^s  conjedures 
phiîofophiques  ,  on  s'y  livre  avec  un  excès 
qui  mené  à  i'Athéifme. 


de  la  ReUglon,  4j 

Compofer  un  être  penfant  de  parties  defîî- 
tuées  de  fentiment  &  d'intelligence  ,  c'eft  une 
des  plus  grandes  abfurdirés  qu'aient  eu  à  dé- 
vorer les  matérialises.  Ils  ont  médité  long-- 
temps  fur  cette  difficulté  ,  fans  pouvoir  la  ré- 
foudre. Enfin ,  après  y  avoir  Ion  g- temps  penfé, 
ils  ont  cru  l'avoir  levée ,  en  nous  compofant 
d'atomes  doués  de  quelque  degré  d'intelligence. 
Ils  ont  infulté  au  fyilême  d'Epicure ,  qui  n'ad- 
mettoit  pour  principes  dans  l'Univers  que  des 
atomes  ,  fans  fentiment  &  fans  intelligence, 
capables  toutefois  de  produire,  par  des  rencon- 
tres fortuites ,  une  intelligence  qui  fe  détrui- 
foit  avec  l'organifation ,  lorfque  celle-ci  venoit 
à  ce  (Ter. 

Du  fyfléme  qui  compofoit  mon  corps  d'une 
infinité  de  parties  douées  de  la  faculté  de  pen- 
fer ,  il  réfultoit  que  j'étois  une  infinité  de  per- 
fonnes  ,  au-îieu  que  le  fentiment  me  dit  que 
je  n'en  fuis  qu'une.  Il  eft  évident  que  le  fen- 
timent du  moi  ne  fauroit  être  réparti  fur  plu- 
fieurs  êtres  penfans,  comme  la  gravitation  l'eft 
fur  les  molécules  d'une  maffe.  Cette  nouvelle 
difficulté  fut  un  coup  de  foudre  pour  les  Ma- 
térialifies.  Comme  c'eft  le  même  être  qui  en- 
tend ,  qui  veut ,  qui  retient  &  en  qui  fe  réu- 
niffent  toutes  les  perceptions,  toutes  les  fonc-^ 
lions  de  Tintelligence,  ils  fuppoferent  un  MaU 


44  HiJIoîre  Philofophtque 

tre  Atome ,  dans  lequel  toutes  les  autres  mo- 
lécules d'une  matière  penfante  tranfmettoient 
leurs  perceptions  particulières,  &  qui,  en  qua- 
lité de  Réda6leur,  réuniiToient  leurs  opérations, 
&  les  donnoit  enfuite  pour  les  fciences  pro- 
pres. Mais  ce  Maître  atome  eft-il  matériel? 
Sans  doute.  Or  toute  matière  étant  étendue, 
&  par-là  même  compofée,  les  mêmes  quef- 
tions  revenoient,  &  avec  elles  la  même  diffi- 
culté. Quelques-uns  la  tranchèrent ,  en  faifant 
un  être  fîmple  du  Maître  Atome.  Mais  en 
vertu  de  quelle  loi  y  auroit-il  eu  des  Atomes 
fimples  ,  tandis  que  les  autres  auroient  été 
compofés  ?  La  fimplicité  du  fyftême  deman- 
doit  qu'ils  fufTent  tous  de  même  nature.  Les 
Matérialiftes  ont  eu  beau  eflayer  de  tous  les 
fyftêmes,  ils  n'ont  fait  que  varier  leur  embarras. 

TROISIEME    ARTICLE. 

QiLcllc  a  été  la  première  Religion   du   Tké'ifme 
ou  du  Folytkeijme  ? 

A  Our  décider  cette  queflion ,  il  faut  exam.î- 
tier  quelles  ont  été  les  premières  idées  de  l'hom- 
me par  rapport  à  la  Divinité?  Mr.  Hume,  dans 
fon  Hiftoirc  'Naturelle  de  la  Religion ,  s'eft  dé- 
claré pour  le  Polythéïfme ,  qu'il  prétend  être 
la  plus  ancienne  des  Religions,  comme  l'ido- 


de  la  Religion.  4  «5 

latrie  a  été,  par  une  conféquence  nécefTaire, 
le  premier  culte  Religieux. 

Cette  queftion  entraîne  après  elle  les  con- 
féquences  les  plus  facheufes.  Si  l'homme  tire 
ion  origine  de  Dieu ,  comment  a-t-il  pu  naî- 
tre différent  de  l'Adam  qui  nous  eft  peint  dans 
la  Genefe  ,  paroiffant  tout  d'un  coup  dans  le 
Paradis  avec  l'ufage  parfait  de  toutes  fes  facul- 
tés ?  Pouvons-nous  le  concevoir  réduit  à  la  con- 
dition animale ,  au  fortir  des  mains  du  Créa- 
teur, errant  fans  police,  fans  loix,  &  imagi- 
ner une  infinité  de  fiecles  écoulés  dans  cet  état 
de  dégradation  t  Les  ténèbres  infidieufement 
jettées  fur  l'origine  de  l'homme,  qu'il  eft  tou- 
tefois befoin  d'éclaircir,  femblent  annoncer 
qu'on  le  regarde  plutôt  comme  une  produc- 
tion téméraire  ,  échappée  à  l'aveugle  nature^ 
que  comme  le  fils  de  Dieu.  Telle  eft  la  dif- 
ficulté qui  fe  pré  fente  à  la  fuite  de  l'hypothefe 
de  l'Auteur  Angîois.  Il  eft  furprenant  qu'elle 
ne  l'ait  pas  arrêté,  &  qu'il  ait  gliffé  fur  elle, 
pour  aller  fe  perdre  dans  le  labyrinthe  du 
Pyrrhonifme. 

On  eft  d'abord  étonné  que  ce  Philofophe  , 
pour  l'exécution  de  fon  entreprife  ,  ait  laiffé 
de  côté  à  deffein  l'Hiftoire  Sacrée  ,  pour  fe 
jetter  tout  entier  fur  l'Hiftoire  Profane.  Eft-ce 
donc  que  les  livres  de  Moïfe ,  à  ne  les  confi- 


4^  Hijioîre  PhilofophiqUô 

dérer  que  comme  une  produdion  humaine ,  116 
font  pas  une  Hiftoire  plus  digne  de  foi  que  les 
Romans  d'Hérodote  &  de  Diodore  de  Sicile, qui, 
faute  de  pouvoir  remonter  dans  l'Antiquité ,  fe 
font  perdus  dans  des  temps  fabuleux  ;  vuide 
immenfe  qu'ils  ont  rempli  de  toutes  les  rêve- 
ries de  la  mythologie  ?  A  la  place  des  hom^ 
mes  qui  leur  ont  manqué ,  ils  ont  mis  des 
Dieux  ,  des  Déeflès ,  des  Demi-Dieux ,  Auteurs 
de  la  race  de  leurs  Rois.  C'eft  ain(i  que  les 
Grecs  ont  écrit  l'Hiftoire;  &  dès  lors  on  ne 
peut  plus  les  placer  à  côté  de  l'Hiftorien  des 
Hébreux.  LaifTant  donc  à  part  l'infpiration  qui 
donne  à  fon  Hiftoire  le  caradere  d'Hiftoire  Sa- 
crée ,  nous  pouvons  au  moins  afTurer  qu'aucune 
ne  peut  lui  être  comparée  pour  l'authenticité. 
Par  un  privilège  particulier ,  elle  perce  feule 
à  travers  les  épaiiïes  ténèbres  des  temps  fabu- 
leux, &  remonte  jufqu'à  la  nailTance  du  genre- 
humain  donc  elle  fixe  la  date.  Elle  a  pofé  dans 
îa  durée  du  monde ,  une  barrière  infurmonta- 
ble ,  qui,  en  reiïerrant  le  temps  dans  des  bor- 
nes beaucoup  plus  étroites  que  ne  le  veulent 
les  Nations  entêtées  de  leur  antiquité,  eft  de- 
venue un  monument  éclatant  de  vérité ,  de- 
vant lequel  font  tombés  tous  les  calculs  chro- 
nologiques àts  Chaîdéens  ,  des  Chinois ,  des 
Indiens,  des  Egyptiens. 


de  la  Religion^  47 

Or  cette  Hiftoire  fi  propre  à  donner  une  bafe 
folide  aux  faits,  comment  a-t-elle  pu  paroi- 
tre  afTez  indifférente  à  Mr.  Hume,  pour  n'y 
pas  puifer  les  connoiffances  dont  il  avoit  be- 
foin ,  s'il  voulait  découvrir  les  idées  originelles 
que  les  hommes  fe  font  faites  de  la  Divinité, 
&  voir  le  ThéiTme  dans  le  berceau  du  mon- 
de? Plus  il  eft  éloquent  à  peindre  l'imbécillité 
de  l'efprit  humain  dans  fes  efforts  pour  fe  for- 
mer une  notion  de  l'Etre  Suprême  ,  plus  il  a 
dû  fentir  le  befoin  qu'avoient  les  hommes, 
de  n'être  point  abandonnés  à  eux-mêmes  en 
miatiere  de  Religion. 

Mr.  Hume  nous  dit  qu'en  remontant  au-delà 
de  17  lîecles ,  on  trouve  tout  le  genre-humain 
plongé  dans  l'idolâtrie.  Soit  :  qu'en  peut-il  con- 
clure en  faveur  de  fon  opinion!  Eh  quoi?  Dans 
ce  cercle  rapide  d'événemens  qui  précipitent 
ici  les  Nations  civilifées  dans  la  barbarie ,  & 
qui  tout  prés  delà  en  retirent  les  Nations  bar- 
bares pour  les  inftruire  &i  les  polir,  peut- on 
appercevoir  quelque  ftabilité  pour  les  chofes 
humaines?  Le  goût,  la  politeffe,  les  Arts,  les 
Sciences,  les  mœurs,  les  idées,  tout  efl  fujec 
au  changement  :  les  connoiffances  humaines 
fubifîent  le  fort  des  Empires;  &  la  Religion, 
dans  la  façon  de  penfer  de  l'Ecrivain  Anglois, 
appartient  à  cette  claffe  :  elle  peut  donc,  dans 


4?  Hijlom  Fhïlofopkiquc 

la  durée  des  fiecîes ,  difparoître  &  reparoître , 
fe  détruire  &  fortir  de  fes  cendres.  Comment 
a  r-il  donc  pu  ,  fans  avoir  fixé  l'époque  de  l'ori- 
gine du  genre-humain  ,  déterminer  quelle  a  été 
la  première  Religion ,  du  Théïfnie  ou  du  Poly- 
théïfme?  L'Hifloire  Profane  qui  va  bientôt  fe 
perdre  dans  les  temps  fabuleux  ,  ne  liîi  fournit 
pas  même  de  quoi  conjeâurer  quelle  étoit 
cette  Religion.  L'ignorance  de  l'Antiquité  a 
favorifé  fon  fyftême  :  mieux  connue,  elle  lui 
eût  fait  établir  tout  le  contraire  de  ce  qu'il 
a  écrit. 

On  fe  fiâtteroit  en  vain  de  parvenir  à  fa  vraie 
connoiffance  fans  celle  de  fon  génie  allégori- 
que &  fymbolique.  Cette  dernière  manquant, 
le  langage  de  l'Antiquité  ,  fa  Religion  ,  fes 
ufages ,  fes  monumens ,  fes  inftitutions  devien- 
nent pour  nous  une  énigme  indéchiffrable.  Le 
génie  allégorique  mis  à  l'écart,  on  eft  parve- 
nu, en  donnant  un  fens  hiftorique  aux  fables 
qui  compofent  la  mythologie  ,  à  méconnoitre 
abfolument  l'Antiquité,  à  infulter  àfesfages, 
en  les  prenant  pour  des  perfonnes  qui,  contre 
leur  propre  confcience ,  érigeoient  le  vice  en 
Dieu,  le  crime  en  vertu,  n'avoient  ni  arts  nî 
loix ,  broutoient  l'herbe  des  champs  ,  &  ne  pu- 
rent fortir  de  cet  état  que  par  des  hafards  in- 
concevables. En  aviliffant  ainfi  l'humanité  dans 

fon 


de  la  Religion,  49 

Von  origine,  je  ne  fuis  plus  furpris  qu'il  fe  foit 
trouvé  des  Ecrivains  qui  partant  de  ce  point , 
ont  établi  que  la  Religion  Payenne  naquit  dans 
des  temps  de  barbarie  atroce ,  où  des  Peuples 
à-peu-prés  pareils  aux  brutes,  Te  forgèrent,  par 
llupidité   &  par  crainte ,   des  Divinités  terref- 
tres ,  regardant  comme  un  Etre  Divin  j  excel- 
lent &   redoutable  ,    le  premier  être  matériel 
qui  leur  venoit  dans  l'idée;  un  os  ^  une  pierre^ 
un  fleuve,  un  chat^  un  ratj  &c,  que  telles  fu- 
rent les  Religions  anciennes,  &  que  ce  qu'ori 
appelle    allégories^   fut    une    extravagance    de 
plus  pour  plâtrer  des  opinions  dont  on  rougif- 
foit  &  qu'on  ne  pouvoir  détruire.  C'efl:  ce  que 
Mr.  le  Préfident  Des  BrofTes  a  tenté  de  prou- 
ver dans  le  livre  intitulé  ,  du  culte  des  Dieux 
Fétiches ,  ou  parallèle  de  l'ancienne  Religion  de 
VEgyptc  avec  la  Religion  acluelle  de  la  Wigritie. 
Il  eft  à  remarquer  que  l'on  ne  réulïit  à  ïù. 
perfuader  que  les  hommes  ont  commencé  par 
un  Polythéifme  grofner ,  qu'en  fuppofant  qu'ils 
ont  formé  d'abord    des   hordes  de   Sauvages^ 
plus  femblables  à  des  bêtes  qu'à  des  êtres  in- 
|.elligens;  qu'ils  ont  végété  pendant  long-temps, 
abandonnés  à  eux-mêmes,  fans  reffource,  fans 
génie ,  fans  efprit  inventif,  manquant  de  tout 
&  confondus  avec  la  foule  des  animaux,  à  la 
plupart  defquels  ils  fe  trouvoient:  par-là  prodi., 
Tome,  L  ^ 


5  O  Ht  flaire  Thilojophîque 

gieufement  inférieurs.  Le  même  Etre  qui  îe^ 
rendit  fufceptibles  de  perfeftibilité ,  nVt-il  pas 
dû  leur  en  donner  le  goût  dès  les  premiers 
înflans  de  leur  création  >  A-t-il  pu  ,  durant  une 
fuite  immenfe  de  fiecles  pafTés  dans  Tob/curité  , 
dans  l'inaâion ,  dans  l'ignorance  ^  dans  la  pri- 
vation de  toute  aifance  &  de  toute  commo- 
dité ,  laifTer  inutile  dans  eux  cette  perfectibilité 
qui  les  caraclérife  ?  N'eft-il  pas  plus  naturel  & 
plus  aifé  de  comprendre ,  que,  s'ils  reconnoif- 
fent  un  Créateur ,  ils  ont  dû  faire  dès  les  pre- 
miers inftans ,  les  pas  les  plus  rapides  vers  leur 
perfe6Hon  phyfique  &  morale^ 

La  vie  fauvage  qu'on  attribue  aux  premiers 
hommes ,  jette  un  voile  impénétrable  fur  l'an- 
tiquité, ou  plutôt  la  défigure  entièrement.  A 
la  vue  d'un  fi  trifte  tableau  ,  l'on  fent  s'éva- 
nouir les  grandes  &  importantes  vérités  qui  ren- 
dirent la  mythologie  fi  recommandabîe  dès  les 
premiers  temps  ;  &  au  lieu  d'un  édifice  en- 
chanteur, rayonnant  de  lumière  &  de  vérité  ^ 
dont  toutes  îes  parties  liées  entr'ellss  s'éclairent 
mutuellement ,  &  nous  préfentent  fans  cefTe 
des  perfpe6Hves  toujours  nouvelles  &  toujours 
furprenantes  ,  elle  ne  nous  offre  plus  qu'un  af- 
femblage  bizarre  de  matériaux  confus  &  ré- 
voltans. 

L'unité  d'un  Dieu  fuprême  ^  connue  de  tous 


de  la  Religion.  ^  t 

ïes  peuples  anciens,  eft  une  preuve  bien  con- 
vaincante qu'il  faut  chercher  la  Religion  pri- 
mitive dans  le  Théïfme.  Car ,  je  vous  prie , 
d'où  l'unité  d'un  premier  principe,  fi  diftinc- 
tement ,  fi  fortement  prononcée  chez  tous  les 
peuples ,  leur  feroic-elle  venue ,  fi  ce  n'efl 
d'une  tradition  antique  qu'il  n^  avoit  qu'un 
Dieu  auteur  de  toutes  chofes  ?  G'eft  de-là  que 
vint  le  Jupiter  univerfel  d'Orphée  ;  que  Fytha- 
gore  tira  fa  monade  thëologique  ,  qu'il  fait 
Auteur  du  monde.  C'eft  de-là  que  Virgile  a 
tiré  cette  ame  qu'il  répand  dans  toutes  les 
parties  de  l'Univers.  Horace  femble  avoir  co- 
pié l'invocation  de  l'Hiérophante  des  myfteres , 
dans  cette  Ode  fublime  qui  commence  fon 
troifieme  Livre ,  où ,  après  avoir  écarté  le  vul- 
gaire profane ,  il  peint  Jupiter  régnant  fur  les 
Rois ,  donnant  l'ordre  &  la  forme  à  l'Univers 
par  la  défaite  des  Géans  ,  &  le  mouvement  à 
tout  par  le  figne  de  fa  penfée.  C'eft  par  ces 
paroles  qui  annonçoient  l'infpiration  &  l'en- 
thoufiafme ,  que  ce  Miniflre  principal  des  rites 
{acres  ouvroit  la  fcene  myflique  des  myfteres, 
»  Que  l'entrée  de  ces  lieux  foit  fermée  aux 
»  profanes ,  &  que  les  initiés  entendent  les'  vé- 
»  rites  fublimes.  O  toi  ,  fils  de  la  brillante 
»  Selem ,  Mufée  ,  prête  à  mes  accens  une 
»  oreille  attentive.  Que  les  préjugés  vains,  & 

D  2 


^•%  HiJIoire  Philofop'hique 

»  les  afFeclions  de  ton  cœur  ne  te  détournerïf 
^  point  de  la  vie  heureufe.  Ouvre  ton  ame  à  la 
»  lumière  ;  &  marchant  dans  la  voie  droite  , 
>>  contemple  le  Roi  du  monde.  Il  eft  Un  ;  il 
>■)  eft  né  de  lui-même  ;  de  lui  tous  les  être? 
>)  fant  nés.  Il  eft  en  eux ,  autour  d'eux  ;  il 
3>  a  les  yeux  ouverts  fur  tous  les  mortels  ,  & 
j>  nul  œil  mortel  ne  le  voit.  «  (St.  Clément 
d'Alexandrie.     ) 

Or  à  ces  myfteres  établis  chez  toutes  les  Na- 
tions ,  avec  des  traits  fi  refTemblans ,  qu'on  ne 
peut  douter  qu'ils  n'aient  eu  une  origine  com- 
mune ;  à  ces  myfteres  ,  dis-je  ,  étoient  initiés 
tous  les  Rois,  tous  les  Princes,  tous  les  Prê- 
tres, tous  les  Sages,  tous  les  hommes  célèbres, 
ians  compter  ceux  que  la  faveur ,  la  brigue , 
-la  curiofité  pouvoient  y  admettre.  Il  y  avoit  donc 
différentes  perfonnes  éclairées  dans  les  diffé- 
rentes parties  du  monde.  Quels  faifceaux  de 
rayons  ne  s'échappoient  pas  à  chaque  moment 
de  ces  foyers  difperfés  de  toutes  parts  ?  11  étoit 
inipoifible  que  la  Daârine  d'un  Dieu  fuprême 
ne  tranfpirât  dans  le  public.  Ce  qu'il  pouvoit 
y  avoir  de  différence  à  cet  égard  entre  les  fa- 
vans  initiés  aux  myfleres ,  &  ceux  qui  ne  le- 
toient  pas,  c'eft  que  ceux-ci,  croyant  une 
Divinité  fuprême  ,  rrembloient  en  même-temps 
fous  une  multitude  de  Dieux  fubalternes,  que 


de  la  Religion.  ^3 

h  fiiperflition  avoit  adoptés,  &  ,  peut-être  ,  la 
politique ,  pour  mieux  afTervir  TobéiiTance  des 
peuples  ;  au  lieu  que  ceux-là  reconnoiffoient 
une  Divinité,  &  n'en  reconnoifToient  qu'une. 
Cette  diverfité  de  croyance  produiiit  deux  cul- 
tes ,  l'un  extérieur  &  public  ,  pour  le  vulgaire 
&  le  corps  des  Nations  ;  l'autre  intérieur  & 
myfHque,  où  l'on  préfentoit  des  idées  plus 
faines  &  plus  juftes  :  c'eft  ce  qui  fit  donner 
à  ce  culte  le  nom  de  myftere. 

Dans  l'Afie ,  dans  l'Egypte  ,  dans  tout  l'O- 
rient ,  on  ne  connoifToit  d'autre  gouvernement 
que  la  royauté  ,  qui  depuis  dégénéra  en  def-- 
potifme.  Or  les  peuples  aimant  à  modeler  le 
gouvernement  de  la  Terre  fur  celui  du  Ciel , 
il  efl  naturel  de  penfer  que  l'idée  de  Monar- 
chie à  laquelle  ils  étoicnt  attachés ,  leur  étoit 
venue  de  celle  qu'ils  avoient  d'un  gouverne- 
ment à-peu-près  fembîable  dans  toute  la  na- 
ture. Ils  furent  donc  portés  à  croire  que ,  s'il 
y  avoit  plufieurs  Dieux  occupés  de  ce  gou- 
vernement ,  ils  l'étoient  fous  l'Empire  d'un 
feul ,  dont  ils  n'étoient  que  des  Miniftres. 
'  En  prenant  le  récit  de  Moyfe  pour  bafe  de 
PHiftoiie  des  peuples  ,  il  eil:  évident  que  la 
vérité  a  été  avant  l'erreur ,  la  fcience  avant 
l'ignorance ,  les  loix  &  les  mœurs  avant  la 
barbarie  ;  qu'il  y  a  eu  dés  le  commencemenç  - 

D  3 


54  HiJIolre  Philofophique 

un  culte;  que  ce  culte  a  été  pur,  qu'il  a  été 
uniforme  ,  jufqu'à  ce  que  l'unité  des  nations 
fe  rompant ,  il  arriva  qu'il  y  eut  autant  de 
Dieux  que  de  peuples.  On  ne  voit  nulle  tracs 
de  l'état  fauvage  dans  tous  les  fiecles  de  THif- 
toire.  On  nomme  des  Rois  qui  régnoient  à  Ar- 
gos ,  à  Sicyone  &  ailleurs ,  dans  l'enfance  de 
la  Grèce.  Des  autels ,  des  facrifices ,  des  ora- 
cles ,  des  Rois ,  des  tribunaux  s'offrent  par- 
tout dans  les  lieux  où  les  Philofophes  ne  veu- 
lent voir  que  des  Sauvages ,  des  hommes 
agreftes ,  paifTant  le  gland  &:  le  difputant  aux 
animaux.  Tout  incrédules  qu'ils  font  par  fyf- 
tême,  ils  font  crédules  à  l'excès  pour  le  roman 
des  origines  du  genre  humain  ,  imaginé  par 
Diodore  d'après  les  idées  de  Leucippe ,  d'Epi-* 
cure  &  de  Strabon.  C'eft  là  qu'ils  fe  complai- 
fent;  &  fi  tenant  à  l'opinion  qui  n'établit 
qu'un  premier  homme  ,  vous  rejettez  celle 
qui  les  multipliant  comme  les  animaux,  les 
fait  écîore  comme  des  champignons  fur  toute 
la  furface  de  fa  terre  ,  ils  verfent  alors  fur  vous 
le  mépris  à  pleines  mains. 

Loin  d'ici  le  Roman  de  Diodore  de  Sicile. 
Pour  moi ,  je  vois  le  plus  heureux  accord  entre 
la  philofophie  &  l'hiftoire  facrée.  Ce  que  l'une 
me  dit  devoir  être  ,  l'autre  m'apprend  qu'il  l'eft 
effedivement.  La  première  fait  des  hypothefes 


àç  la  Religion»  «J^ 

que  îa  féconde  réalife.  La  philofophie  part  de 
l'idée  qu'elle  s'eft  formée  de  Dieu  ,  pour  nous 
apprendre  quelles  doivent  être  les  deftinées  de 
l'homme.  L'hiftoire  remonte  de  ce  qu'elle  voit 
exécuter  par  rapport  à  l'homme ,  pour  nous 
dévoiler  la  conduite  myflérieufe  de  Dieu  dans 
le  gouvernement  du  monde.  Ce  que  celle-là  me 
fait  entrevoir  dans  une  longue  fuite  de  raifon- 
îiemens ,  celle  -  ci  me  le  fait  voir  &  toucher 
au  doigt ,  je  veux  dire ,  le  Théïfme  didé  aux 
premiers  hommes  par  Dieu  même.  De-là  par 
une  fuite  de  générations  bien  liées ,  elle  me 
fait  paffer  aux  fondateurs  d'une  Nation  Théïfle, 
qui  a  tranfmis  cette  doârine  pure  qu'elle  reçut 
de  fes  ancêtres ,  jufqu'à  la  poftérité  la  plus  re- 
culée. Ses  annales  ont  été  dans  tous  les  temps 
les  dépofitaires  des  principes  du  ThéïTme. 

Si  le  Théïfme  a  été  la  première  Religion  , 
il  doit  être  la  vraie  ^  laquelle  fe  divife  en  natu- 
relle &  en  révélée.  L'erreur  étant  une  copie 
défigurée  de  la  vérité  ,  doit  en  avoir  été  pré- 
cédée. Le  Polythéïfme  n'eût  pu  être  le  premier 
en  date,  que  le  Théïfme  n'eût  été  regardé  comme 
faux  ;  d'oii  il  réfulteroit  que  la  Religion  en  elle- 
même  ne  feroit  qu'une  erreur  née  de  la  foi- 
bleffe  de  l'efprit  humain. 

Comme  la  vraie  Religion  fe  divife  en  natu- 
relle &  en  révélée  ,    le   Théïfme  eft  de  fef- 

D  4 


0  HiJIaire  Fhllofophîquè 

fence  des  deux.  Ce  qu'on  entend  par  la  Ec^ 
ligion  naturelle  ,  c^eft  tout  fyftême  de  Reli- 
gion que  l'homme  peut  fe  former  par  le  fe- 
cours  &  par  le  bon  ufage  de  les  propres  lu- 
mières. Quant  à  la  Religion  révélée^  elle  dif- 
fère de  la  première ,  en  ce  qu'elle  l'annoblit 
&  la  perfeiiionne  par  des  promeffes  furnatu- 
rçlles,  qui  fondent  de  nouvelles  relations  en- 
tre l'homme  ^  Dieu,  &  par  conféquent  de 
nouveaux  devoirs  ;  par  de  nouvelles  vérités  , 
non  déduites  de  celles  que  la  Religion  natu- 
jrelle  nous  enfeignoit,  mais  fondées  unique- 
nient  fur  l'autorité  de  Dieu,  &  qui  fe  tient 
aux  naturelles  par  le  commun  rapport  des  unes 
&  des  autres  à  un  même  but,  favoir  la  gloire 
^e  Dieu  &  le  falut  de  l'homme. 

Il  fuit  de-là  que  ce  qu'on  entend  par  Reli^ 
gion ,  efl:  ce  qui  nous  conduit  à  ce  but.  Or  ce 
moyen  comprerîd  un  aifemblage  de  devoirs  & 
4e  connoilfances  qui  dirigent  l'homme  fur  la 
terre  vers  cet  heureux  terme.  Si  cet  aflemblage 
de  devoirs  &  de  connoiffances  fe  boriie  à  ce 
que  nous  découvre  la  raifon ,  on  le  nomme 
Religion  naturelle  ;  mais  s'il  comprend  tout  ce 
que  l'autorité  d'une  révélation  nous  enfeigne, 
on  l'appelle  Religion  révélée,  Ainfi  quand  on 
parle  de  la  fupériorité  de  la  dernière ,  cela  veut 
dire  qu'elle  efl  un  moyen  plus  complet,  pluç 


de  la  Religion.  ^7 

excellent  &  mieux  proportionné  à  la  fin  com-;^ 
mune. 

Il  femble  que  Dieu  ait  agi  avec  notre  ef- 
prit  comme  avec  notre  cœur.  Jaloux  de  notre 
liberté  ,  nous  la  voudrions  illimitée.  Mais  la 
fage  nature  ,  qui  nous  a  donné  des  forces ,  a 
cru  devoir  les  limiter,  pour  la  confervation  même 
de  notre  être.  L'ordre  public  les  a  bornées  en- 
core pour  notre  propre  avantage ,  en  leur  op- 
pofant  la  force  de  tous  dont  le  Souverain  efl 
le  dépofitaire.  Il  a  fallu  nous  garotter  \ts  mains, 
le  cœur  &  l'efprit ,  pour  nous  empêcher  de  nous- 
perdre.  De  même ,  pour  arrêter  la  fougue  de 
notre  raifon ,  &  la  préferver  des  égaremens  où 
elle  eft  toujours  prête  à  fe  précipiter ,  Dieu  nous 
a  donné  la  révélation  comme  un- frein  propre 
à  nous  contenir  vis-à-vis  des  erreurs  qui  nous 
afîiégent  de  toutes  parts.  Le  Naturalirme  ne  nous 
eût  pas  bien  défendu  contre  la  légèreté  natu- 
relle de  notre  efprir.  Ecoutons  à  ce  fcjet  l'Au-> 
teur  du  Syjïéme  de  la  nature ,  à  qui  cette  vé- 
rité n'a  pas  échappé.  «  Le  Théïfme ,  dit-il , 
»  ou  la  prétendue  Religion  naturelle  ne  peuc 
»  avoir  des  principes  sûrs,^  ceux  qui  la  profef- 
5)  fent  font  nécelTairement  fujets  à  varier  dans  • 
5>  leurs  opinions  fur  la  divinité  &  fur  la  con* 
y)  duite  qui .  en  découle.  Leur  fylîéme  fbndi 
^  dans  lorigine  fur  un  PÎQu  fage,  intelligent» 


^S  HiJIoire  Phîlofophiquc 

»  dant  la  bonté  jamais  ne  peut  fe  démentir , 
»  dès  que  les  circonftances  viennent  à  chan- 
»  ger,  doit  bientôt  fe  convertir  en  fanatifme 
»  &  en  fuperftition.  Ce  fyftême,  médité  fuc- 
»  cefîîvement  par  des  enthoufiaftes  de  difFérens 
»  caractères  doit  éprouver  des  variations  con- 
3?  tinueiles ,  &  fe  départir  très-promptemenc 
»  de  fa  {implicite  primitive.  La  plupart  des 
»  Philofophes  ont  voulu  fubftituer  le  ThéiTme 
»  à  la  fuperflition  ;  mais  ils  n'ont  pas  fenti  que 
»  le  Théïfme  étoit  fait  pour  fe  corrompre ,  & 
»  pour  dégénérer ,  en  efFet  des  exemples  frap- 
»  pans  nous  prouvent  cette  funefte  vérité  ;  le 
»  Théïfme  s'eft  par-tout  corrompu  ;  il  a  formé 
»  peu-à-peu  les  fuperftitions ,  les  fedes  extra- 
»  vagantes  &  nuifibles  dont  le  genre  humain 
»  s'efi:  infeâé.  «  (  fyjî,  de  la  nat,  II  part. 
Chap,   VIL) 

Gravée  de  la  main  de  Dieu  dans  tous  les 
cœurs ,  la  Religion  naturelle  fe  reffent ,  fans 
doute ,  de  fon  origine  divine.  Nous  lui  fom- 
mes  redevables  de  tous  ces  beaux  traités  de  fa- 
geffe  ,  de  tous  ces  magnifiques  préceptes  dé- 
veloppés avec  tant  d'éloquence  par  les  grands 
hommes  de  l'antiquité  profane.  Par  elle  s'eft 
maintenu  Tordre  de  la  fociété ,  dans  le  foin  de 
la  corruption  générale  ;  &  le  vice  s'eft  quel- 
quefois arrêté  devant  les  barrières  qu'elle  lui 


de  la  Religton^  ^9» 

a  oppofées.  Il  ne  nous  appartient  pas  de  dé- 
cider jufqu'oii  cette  Religion  a  pu  conduire 
ceux  qui  ont  fait  le  meilleur  ufage  poflibîe  de 
fes  lumières ,  ni  à  quel  point  leurs  efîbrts  fîn- 
ceres  à  cet  égard  les  ont  pu  rendre  agréables 
à  Dieu.  Mais  ,  ce  qu'on  peut  afTurer  relative- 
ment au  gros  des  hommes ,  c'efl  que  fes  lu- 
mières ont  toujours  été  trop  courtes ,  &  même 
jnfuffifantes  pour  les  plus  éclairés  d'entr'eux  qui 
n'ont  fait  que  tâtonner  pitoyablement  fur  ce  qu'il 
leur  importoit  le  plus  de  connoître.  L'hiftoire 
de  leurs  opinions  eft  le  meilleur  argument  qu'on 
puifTe  produire  ici  contre  ceux  qui  veulent  nous 
perfuader  ,  que  la  révélation  n'a  rien  ajouté 
aux  lumières  naturelles.  S'il  n'y  eût  point  eu 
de  révélation ,  combien  d'hommes,  que  la  moin- 
dre méditation  fatigue,  &  que  l'engourdifle- 
ment  de  leur  efprit  rend  nuifibles  à  l'ordre  de 
l'union  ,  tout  admirable  qu'il  eft ,  n'euffent  ja- 
mais connu  Dieu  !  Combien  qui  n'ayant  ja- 
mais appris  à  voir  des  yeux  de  l'efprit  ainfi 
que  des  yeux  du  corps  ,  &  à  réfléchir  fur  ce 
qu'ils  apperçoivent ,  n'auroient  jamais  trouvé 
d'eux  mêmes  les  preuves  de  l'exiftence  de  Dieu, 
fi  l'on  eût  négligé  de  les  leur  développer  î  I! 
femble  donc  que  la  révélation  étoit  une  chofe 
nécefTaire  ,  tant  aux  ignorans  &  aux  idiots,- 
pour  fe  former  une  jufte  idée  de  la  divinité,; 


tfo»  Hijïoïre  Philofophîqiie 

qu'aux' favans  &  aux  Philofophes,  qui  n'ayant 
que  de  fombres  lueurs,  manquent  d'une  ef- 
pérance  ferme  pour  l'avenir  ,  &  d'une  direc- 
tion claire  pour  la  pratique  des  devoirs  préfens. 
Ceux  qui  oppofent  les  deux  Religions  &  les 
font  combattre  enfemble ,  oublient;  fans  dou- 
^ ,  que  ce  ne  font  point  deux  chofes  diftinâes- 
&  indépendantes  que  l'on  compare  entr'eîles. 
Ce  qu'une  ébauche  eft  au  tableau  fini  de  la 
main  du  Peintre^  la  Religion  naturelle  l'eft  à 
la  révélée.  La  première  attend  de  la  feConde 
le  fupplément  de  ce  qui  lui  manque  pour  fe 
proportionner  exacflement  aux  befoins  de  l'hom^ 
me.  Elle  n'y  égale  la  fubîimité  ,  ni  par  le  genre 
de  félicité  qu'elle  propofe  pour  but ,  ni  par  la 
nature  des  moyens  qu'elle  fournit  pour  nous  y 
conduire. 

.  Le  Théïfme  eft  la  bafé  de  la  Religion  révé- 
lée. L'Jbomme  que  la  création  ne  faifoit  qu'ef- 
cl  ave  ,  pouvoit ,  par  une  faveur  gratuite  ,  être 
élevé  jufqu'au  rang  &  à  la  dignité  de  fils  adop^ 
tif.  Nos  lumières  naturelles  ne  peuvent  nous 
donner  aucune  idée  de  cet  ordre  furnaturel  & 
fupérieur  à  ce  qu'exige  notre  création.  Nous  la 
devons  uniquement  à  la  révélation.  Elle  feule 
a  pu  nous  apprendre  que  le  premier  homme  , 
porté  beaucoup  au-defTus  de  fa  condition,  par. 
une.  prodigalité   digne   de  la  magnificence  de 


de  la  Rd'igtoiù     ■  £x 

jDieu ,  avoit  été  deftiné  à  être  en  quelque  forte 
divinifé  par  les  rayons  de  gloire  que  la  bonté 
fuprême  dévoie  répandre  fur  lui ,  en  l'afTocianc 
aux  Intelligences  céleftes.  Il  fut  en  quelque  mar 
niere  préparé  à  cette  gloire  par  les  prérogarti- 
ves  dont  il  plut  à  fon  Créateur  de  l'orner  en  le 
formant.  Naturellement  foible ,  caduc  &  mor- 
tel ,  Adam,  norre  premier  père,  fut  affranchi 
de  tant  de  douloureufes  fervitudes.  Il  fut  four- 
ftràit  à  la  néceffité  de  mourir ,  il  eut  un  empire 
abfolu  fur  le  monde  ;  fon  efprit  fut  éclairé  Aqs 
plus  pures  lumières  ;  les  inquiétudes  de  la  coh- 
voitife  furent  modérées  en  fa  faveur  ;  fa  liberté 
naturelle  fut  annoblie  du  précieux  privilège  de 
commander  à  fes  paflions,  de  fufpendre  à  fon 
gré  leurs  mouvemens,  &  d'impofer  filenccà 
leurs  importunes  clameurs. 

S'abftenir  d'un  fruit  pernicieux  qui  lui  eût 
donné  la  mort ,  fut  un  précepte  arbitraire',  à 
l'obéifTance  duquel  Dieu  avoit  attaché  la  pof- 
fedion  de  cet  état  heureux  pour  lui  &  après 
lui  pour  fa  poftérité,  fans  qu'elle  courût  rifque 
d'en  être  jamais  dépouillée.  Mais  Adam  ie  laiîTa 
vaincre ,  &  pour  plaire  à  fon  époufe ,  il  défo- 
béit  à  Dieu.  Sa  prévarication  lui  ravit ,  avec  le 
caradere  d'adoption  ,  tous  les  dons  précieux 
dont  elle  étoit  la  fource.  Dés  lors,  fuivant  les 
conditions  du  traité  ,  tout  commerce  de  Reli- 


6i  Mîjîoirc  Thîlofophïquc 

glon  fut  interrompu  encre  la  créature  coupable 
&  le  Créateur  ofFenfé. 

Mais  par  un  de  ces  niyfteres  que  l'efprit  hu- 
main ne  pouvoic  concevoir,  l'homme  ne  fut 
pas  plutôt  tombé,  que  la  main  fecourable  de 
fon  Créateur  le  releva.  Un  nouvel  arrangement 
de  décrets  fit  fortir  d'un  grand  mal  la  fource 
de  tous  les  biens.  Une  Religion  plus  divine  en- 
core, fi  l'on  peut  ainfi  parler,  que  celle  dont 
le  cours  yenoic  d'être  rompu ,  fut  réfolue  dans 
les  confeils  de  la  fagefTe  de  Dieu.  Cette  Reli- 
gion eft  la  Chrétienne.  A  la  confidérer  dans 
toute  fon  étendue ,  elle  eft  beaucoup  plus  an- 
cienne qu'on  ne  penfe.  Son  origine  remonte 
Jufqu'à  la  Religion  Patriarchale ,  qui ,  après 
avoir  duré  plufieurs  fiecles ,  prend  une  nouvelle 
forme  dans  l'œconomie  Mofaïque.  Celle-ci  fe 
prolonge  jufqu'à  la  naiffance  de  Jefus-Chrift, 
qui  donne  fa  dernière  perfedion  à  la  Religion 
fur  la  terre ,  jufqu'au  temps  où  la  Foi  &  rEfpé- 
rance  qui  lui  fervent  aujourd'hui  de  cortège , 
difparoîtront,  pour  ne  laifTer  d'elle  que  la  Cha- 
rité qui  en  eft  l'ame,  &  qui  fait  l'efTence  du 
culte  divin. 


de  la  Religion,  6^ 

QUATRIEME    ARTICLE. 

Si  le  Thé'ifme  cfl  de  mime  date  que  le  Genre-Hu- 
main ,  comment  &  par  quels  degrés  a-t-il 
été  corrompu  &  fupplanté  par  le  Toly^ 
théifme  ? 

JI^^E  dénouement  de  cette  queftion  a  fait 
naître  plufieurs  fyftêmes  fur  l'origine  de  l'ido- 
lâtrie ,  qui  ouvrent  un  vafte  champ  à  l'érudi- 
tion, en  l'exerçant  fur  la  Mythologie  :  corps 
aufîi  ténébreux  dans  l'Hiftoire,  que  celui  d'oi 
le  monde  phyfique  a  été  tiré.  La  première  idée 
qui  fe  pré  fente  à  l'efprit ,  c'eft  que ,  dans  !e 
fein  même  du  Poîythéïfme ,  l'on  doit  rencon- 
trer par-tout  des  débris  du  Théïfme  ,  à  peu  prés 
Comme  Tœil  du  Phyficien  qui  a  fouillé  la  ter- 
re ,  trouve  par-tout  des  débris  accumulés  &  dé- 
placés ,  des  amas  immenfes  de  coquilles  &  de 
refîe  de  poifTons ,  monument  authentique  des 
anciennes  révolutions  caufées  par  le  déluge 
dans  toute  l'étendue  du  globe. 

La  raifon  humaine  fe  perd  &  fe  confond  dans 
cette  multitude  de  Dieux,  que  la  fuperftition 
donna  pour  affociés  à  l'Etre  fuprême,  &  que 
les  Mythologues,  félon  leurs  divers  fyftêmes, 
nous  repréfentent  tantôt  comme  des  génies  im- 
mortels ,  tantôt  comme  des  hommes  déifiés 


$^  Hijlotre  Phïlçfophiquc 

par  îa  fiatrerie ,  &  tantôt  comme  des  emblè- 
mes de  la  nature  perXonnitiée. 

-L'homme, du  monde  qui  paroit  avoir  le  mieux 
Connu  l'Antiquité,  Mr.  Court  de  Gebelin ,  dans 
fon  monde  primitrf  ànalyfc  &  comparé  avec  le 
monde  moderhe  ^  a.  déchiré  d'une  main  hardie 
le  voile  qui  la  couvroit ,  par  la  découverte  d\i 
génie  allégorique,  qui,  félon  lui,  w. donna  le 
>)  ton  à  l'Antiquité  entière ,  créa  fes  fables , 
»  préfida  à  fes  fymboles,  anima  la.  mythoîo- 
i>  gie  ,  s'incorpera  avec  les  vérités  les  plus  ref- 
»  pedables  ,  forma  la  maffe  des  cérémonies 
»  les  plus  augulies  :  tout  porta  fon  empreinte  ,- 
>3  ce  fut  en  quelque  forte  le  langage  unique 
»  des  temps  primitifs.  C'eft  celui  de  tous  les 
j>  anciens  Peuples  dgnt  il  nous  refte  quelques 
»  monumens ,  celui  des  Scythes  ,  des  Celtes , 
»  des  Ecrufques  ,  des  Phéniciens  ,  des  Indiens  , 
»  des  Egyptiens ,  des  Chinois  ,  des  Chal- 
»  déens ,   ôic. 

Rebuté  par  ce  qu'il  y  a  de  faux ,  de  froid , 
de  fec  &  d'infipide  dans  l'explication  hiftorique 
des-  Fables  anciennes ,  ce  fa  van  t  Mythologifie 
devina  qu'il  devoit  y  avoir  quelque  chofe  de 
niieux  dans  ces  Fables  qui  lui  paroifîbient  désho- 
norer l'Antiquité  ,  pour  laquelle  il  ne  pouvoit  fe 
défendre  d'une  certaine  vénération.  L'explica-; 
tien  allégorique  qu'il  lui   fubilitua,  lui  parut 

animée , 


'      àc  la  Rdigïoft.  6^ 

animée  ,  ingénieufe,  amufante.  Il  fe  tourna  en- 
tièrement de  ce  côté-là.  Plus  il  Papprofondif- 
foit,  plus  elle  lui  préfentoit  de  nouveaux  fujets 
de  furprife.  Un  grand  avantage  qu'il  y  trou- 
voit ,  c'eft  que ,  tandis  que  les  Mythologues  Hi* 
ftoriens  fe  retranchent  fans  cefTe  fur  la  cor- 
ruption &  l'altération  de  PHiftoire  &  des  Lan- 
gues, ou  fur  la  folie  à^s  cerveaux  qui  ont  eu 
tant  de  refpeâ  pour  ces  contes  abfurdes ,  elle 
ne  laifTe  point  de  vuide,  rend  raifon  de  tout 
(&  que  les  hommes  y  paroilTent  aufïî  raifon- 
nables  qu'ils  le  font  peu  par  les  explications 
hifloriques.  En  falloit-il  davantage  pour  adop- 
ter le  fyftéme  à.Qs  Mythologues  allégorifles  > 

Il  obferve  d'abord  que  les  objets,  fur  lef- 
qucls  fe  porta  le  génie  allégorique ,  furent  ceux 
de  la  Religion  &  de  notre  origine,  la  con- 
flrudion  de  l'Univers,  les  principaux  phéno- 
mènes ,  les  loix  générales  qui  font  l'ame  de  ce 
grand  tout ,  les  avantages  inelîimables  des  tra- 
vaux des  hommes,  les  cataftrophes  les  plijs 
terribles  arrivées  à  notre  globe,  comme  étant 
les  plus  intéreffans  pour  nous. 

La  Mythologie  remontant  à  la  naiffance  des 
fociétés,  a-t-elle  pu  fe  charger  de  faits  hif- 
toriques  avant  qu'elles  euffent  fait  des  chofes 
dignes  de  l'Hiftoire  ,  avant  que  celle-ci  exif- 
tât  ?  Pour  exécuter  de  grandes  chofes  &  dignes 

Tome  I,  Ç 


66  Hijloïrc  Pkilofophlque 

d'être  tranfmifes  a  la  poftérité  ,  il  faut  fuppo- 
fer  qu'elles  y  ont  été  préparées  par    des   inf- 
truftions  &   par   des  connoiflances  ,    fans  lef- 
quelles  elles   n'auroient  été  que  des  hordes  de 
fauvages  à  peine  au-deflus  des  animaux,  aux- 
quels   elles    auroient    difputé   les    fruits  de  la 
terre.    Or  ces  inftitutions  ,   ces  connoilTances  , 
pour    entrer   facilement    dans    refprit  des  fo- 
ciérés  dans  l'enfance  ,   qui  n'avoient  rien  vu  , 
qui  ne  connoifToient  rien,   dont  la  faculté  in- 
telleduelle  n'étoit  pas    encore  exercée   au  rai- 
fonnement  5    ont  dû  née eflaire ment  paffer  par 
Tallégorie  &  par  la    fable  ;  feul  moyen  que 
leurs  guides  &  leurs  légiflateurs  euffent  entre 
jes  mains  d'afFedte  vivement  leurs  femblables , 
d'embrafer  leur  imagination  ,   de  leur  commu- 
niquer l'enthoufiafme  du   travail ,  de  la  vertu 
&  de  la  gloire  ^  de  les  élever  au-defTus  de  leur 
flupide  &  indolente  liberté  ,    d'en  faire  vérita- 
blement des  hommes.  Indépendamment  de  ces 
railbns  ,  comment   n'a-t-on  pas  été  rebuté  de 
toutes  les  abfurdités  que  doivent  dévorer  ceux 
qui   n'en  trouvent  point  à  expliquer  comment 
.,  des  faits  purement  hiftoriques  ont  pu  fe  chan- 
ger en   contes  aufîi   extravagans  ,    fe   charger 
d'un  merveilleux  fi  abfurde,  fe  lier  avec  tant 
d'êtres  qui  n'exiflerent  jamais ,  qui  ne  purent 
cxifter ,  comme  on  doit  le  fuppofer  dans  les 


âc  la  Reîigîoné  6y 

explications  purement  hiftoriques  de  la  my- 
thologie ?  Tant  d'elTais ,  tant  de  recherches^ 
tant  de  fyftêmes ,  tant  de  travaux  qui  eurent 
uniquement  pour  but  d'expliquer  la  mytholo7 
gie  par  l'Hiftoire ,  n'ayant  rien  ajouté  au  nontr 
bre  des  vérités  utiles ,  n'ayant  répandu  aucun 
jour  fur  Fantiquité  ,  ayant  été  en  pure  perte 
pour  leurs  Auteurs,  font  un  avertifTement  pour 
ceux  qui  fe  vouent  à  éclaircir  la  mythologie, 
à  tourner  leur  attention  vers  ce  génie  allégo- 
rique &  fymbolique,  dont  on  ne  peut  fe  dif- 
fimuler  l'exiftence  ,  &  qui  fe  mêlant  aux 
grands  événemens  de  THiftoire  du  genre  hu- 
main, préfida  aux  inftrudions  anciennes. 

L'efprit  philofophique,  qui  fait  tous  les  jours 
des  progrés,  a  porté  un  coup  mortel  à  la  my- 
thologie hiftorique ,  &  a  rétabli  dans  tous  ies 
droits  la  mythologie  allégorique.  Ce  qui  avoic 
nui  longtemps  à  celle-ci  ,  c'eft  l'abfurdité  des 
allégories  ,  dont  on  faifoit  des  fyftêmes  bâtis 
fur  des  étymologies  ,  fondement  le  plus  fra- 
gile &  le  plus  arbitraire  qui  fut  jamais.  On 
s'eft  donc  appliqué  à  en  trouver  de  plus  rai- 
fonnables  &  de  mieux  proportionnées  au  gé- 
nie de  l'antiquité.  Il  n'étoit  plus  poflible  de 
s'en  tenir  à  l'hiftorique ,  qui  portant  à  faux 
s'écrouloit  de  toutes  parts.  Les  Dieux  qui  trou*- 
verent  autrefois  des  Apologiftes  fi  zélés ,  même 

E  % 


68  JJïJîoira  Philofoph'iquc 

parmi  les  favans  ,  pour  juftifier  leur  culte  , 
manquent  aujourd'hui  de  défenfeurs  pour  re- 
vendiquer leur  état.  Tous  ces  Dieux  dont  on 
avoit  fait  des  Monarques  ,  qui  avoient  fondé 
des  Empires  &  enfeigné  les  arts  les  plus  né- 
cefTaires  ,  ont  entièrement  difparu  ,  &  n'ont 
laifTé  à  leur  place  que  des  ombres  fur  qui  le 
génie  allégorique  a  plus  ou  moins  heilreufe- 
rnent  travaillé.  On  s'eft  demandé  comment  les 
hommes  étoient  parvenus  au  point  d'aveugle- 
ment, d'adorer  des  hommes  pour  toute  Divi- 
nité ;  &  l'on  a  vu  ,  dans  la  progreflîon  des 
fauffes  idées,  l'impoflibilité  d'une  telle  erreur. 
On  a  fenti  le  ridicule  de  fuppofer  un  Empire 
de  Titans  dans  un  fiecle  où  il  n'y  avoit  point 
de  villes  bâties  ^  où  les  arts  n'étoient  pas  plu- 
tôt éclos  qu'ils  fe  précipitoient  dans  l'oubli; 
des  événemens  ifolés  &  qui  ne  tiennent  à 
rien  ;  des  Rois ,  des  Conquérans  ,  d'hommes 
qu'ils  avoient  été  ,  devenus  tout-à-coup  des 
êtres  phyfiques  ^  l'apothéofe  des  perfonnages 
qui  ne  font  célèbres  que  par  leurs  crimes. 
Quand  on  y  a  mieux  penfé ,  on  a  laifTé  là  tout 
cet  hiftorique  qui  forme  l'afTemblage  le  plus 
ridicule  qu'on  puiffe  jamais  imaginer  ,  de  per- 
fonnages hiftoriques  &  de  perfonnages  allégo- 
riques figurant  enfemble  dans  l'Hiftoire  des 
premiers  temps.  On  a  compris  enfin  qu'il  ne 


dt  la  Religion^  69 

pouvoît  être  queftion  que  d'êtres  allégoriques 
fous  le  nom  des  Dieux  d'Héfiode,  En  partant 
de  ce  point  commun  à  tous  les  Allégoriftes^ 
on  a  fait  paroitre  fuccefTivement  plufieurs  {yG- 
têmes  pour  fervir  de  clef  à  l'intelligence  de 
l'ancienne  mythologie.  Le  moyen  de  fe  perfuaf 
der  qu'il  y  ait  eu  des  hommes  afTez  ftupides, 
affez  infenfés  pour  changer  un  homme  appelle 
Uranus  en  ciel  y  une  femme  appellée  Gé  ea 
terre  ,  un  autre  appelle  Saturne  en  Dieu  du 
temps,  pour  déifier  ces  perfonnages  &  les  met^ 
tre  à  la  place  du  Souverain  de  TUnivers  !  Les 
Ecrivains  les  plus  fenfés  ont  eu  recours  à  lal- 
légorie  pour  ramener  à  un  fens  raifonnable  tant 
de  fables  ,  qui  prifes  à  la  lettre ,  dégradent  les 
Auteurs  de  la  mythologie.  Car  enfin  ,  fi  l'on 
s'en  tient  au  fyftême  des  mythologues  hifto^ 
riens  ,  il  en  réfulte  que  ces  fages  de  l'antî* 
quité  furent  des  imbécilles  qui  qe  fentoient  pas 
la  force  des  traits  hiftoriques  qu'ils  défigu- 
roient ,  ou  des  fripons  qui  en  impoferent  aux 
hommes ,  en  altérant  l'Hiftoire  de  leurs  Ancé-^ 
très,  pour  les  entraîner  dans  l'idolâtrie  &  dans 
les  erreurs  les  plus  groflieres. 

Si  l'antiquité  eft  aufii  belle  que  les  Altégo^ 
riftes  s'efforcent  de  la  montrer  ;  fi  la  poéfioi 
lui  a  prêté  fes  difcours ,  la  peinture  fes  cou* 
tewrs ,  pour  perfe6tionner  fon  langage  allégo** 
,  E  3 


70  Hijioirc  Philofophiqut 

rique  ,  dont  elle  n'a  cti^é  de  fe  fervîr  pour 
tranfmetrre  aux  hommes  les  connoifTances  les 
plus  utiles  ;  fi  elle  s'eft  élancée  dans  les  cieux  ^ 
pour  y  admirer  la  marche  des  Aftres  ;  ù  elle 
s'efl  enfoncée  dans  les  abymes ,  pour  y  exa- 
miner les  fecrets  de  la  nature  \  fi  elle  a  pé- 
nétré jufijues  chez  les  morts,  pour  y  voir  les 
récompenfes  des  juftes  &  les  fijpplices  des  im- 
pies :  par  quelle  étrange  fatalité  l'intelligence 
de  (qs  allégories  ,  fi  vives  &  H  animées  ,  qui 
changeoienr  en  images  &  en  tableaux ,  les  pro- 
pofitions  les  plus  feches  ,  les  plus  difficiles  à 
faifir ,  a-t-elle  pu  échapper  aux  hommes?  Com- 
ment le  fil  de  la  tradition  mythologique  s'eft- 
il  rompu  de  telle  forte ,  qu'il  n'a  pas  été  mê- 
me foupçonné  par  les  favans  modernes  qui 
x)nt  répandu  tant  de  lumières  fur  l'antiquité  ! 

Les  caufes  qui  anéantirent  la  connoifTance 
des  allégories,  peuvent  fe  réduire  à  ces  qua- 
tre principales  :  i^.  Le  penchant  qu'ont  les 
hommes  pour  le  merveilleux.  2°.  L'altération 
àes  langues  &  l'infuffifance  des  traductions. 
3**.  Le  rcfpe6t  pour  les  chofes  facrées.  4^  Les 
révolutions  terribles  qui  boule verferent  les  con- 
noifTances primitives ,  avec  les  Empires  qui  les 
avoient  vu  naître. 

Des  Divinités  de  toutes  les  efpeces  répan- 
dues par-tout ,  qui  rendent  tout  vivant  &  ani- 


'de  la  Religion.  ji 

mé  ,  qui  s'intérefTent  à  tout ,  &  ce  qui  eft  plus 
important,  des  Divinités  qui  agifTent  fouvenc 
d'une  manière  furprenante  :  voilà  ce  que  pré- 
fente la  lettre  de  la  mythologie.  Ce  n'eft  plus 
Pair  ,  le  feu,  la  terre',  l'eau  ,  le  bled,  le  vin  , 
!e  foleil,  U  lune  qu'on  voit  &  dont  on  par- 
le :  c'eft  plus  que  tout  cela ,  ce  font  des  Di- 
vinités :  c'eft  Junon,  Vefta ,  Cybele,  Neptu- 
ne ,  Gérés  ,  Bacchus  ,  Apollon  &  Diane  , 
frère  &  fœur.  De  telles  Divinités  ne  peuvent 
manquer  de  faire  un  effet  agréable ,  foit  dans 
des  poèmes,  foit  dans  des  tableaux,  ou  il  ne 
s'agit  que  de  féduire  l'imagination  en  lui  pré- 
fentant  des  objets  qu'elle  faififfe  facilement, 
&  qui  en  même  temps  la  frappent.  Par  fa  na- 
ture elle  eft  plus  portée  aux  idées  fenfibles 
qu'aux  idées  îpirituelles.  C'eft  à  nous  ,  en 
joignant  ici  notre  amour  pour  le  merveilleux  ^ 
à  expliquer  comment  ,  après  s'être  lafTé.é  de 
l'idée  abftraite  &  déliée  d'un  être  fpirituel , 
notre  imagination  l'a  partagé  en  une  infinité 
de  génies  ;  &  comment  un  PolythéiTme  grof-- 
fier ,  né  de  la  Divinité  mutilée ,  s'eil  emparé 
de  nos  efprits. 

Dès  qu'il  fut  décidé  que  la  nature  étoit  gou^ 
vernée  par  des  Génies ,  on  en  plaça  dans  le 
Soleil ,  dans  la  Lune  &  dans  les  Aftres  qui 
font  des  routes  immenfes ,  &  ne  s'égarent  ja^ 

E4 


72  Htjloîrc  Phïlofophiquz 

mais  dans  Pefpace.  Les  forêts  fombres  &  filen* 
cieufes  furent  habitées  par  des  Dieux.  La  mer 
fut  pleine  de  Néréides  &  de  Tritons  foumis  à 
Neptune.  Les  fleuves,  les  ruifleaux,  les  plus 
petites  fontaines  eurent  des  Naïades  qui  dor- 
moient  à  leur  fource  dans  des  grottes  profon- 
des ,  &  préfidoient  au  cours  de  leurs  eaux. 
L'air  eut  aufîi  fes  Dieux  pour  régner  fur  les 
Météores.  La  terre  eut  également  les  f.ens  pour 
veiller  fur  les  fruits,  les  moiffons  &  les  ven- 
danges. Chaque  partie  habitée  du  Globe,  cha- 
que nation  ,  chaque  ville  ,  chaque  foyer ,  cha- 
que homme ,  félon  fon  âge ,  fon  fexe ,  fes 
goûts,  fon  état,  eut  fes  Génies,  fes  Dieux 
tutélaires ,  fes  Patrons.  La  Divinité  fut  divi- 
fée  à  l'infini  dans  toutes  les  parties  de  la  na- 
ture. Ce  fut  alors  le  beau  temps  de  la  Poéfie , 
qui  ne  vit  que  de  fidion.  Elle  embellit  la 
Mythologie  de  tous  les  traits  que  lui  prêtèrent 
!a  nature  &  toutes  fes  parties.  Elle  frappa 
l'efprit  des  peuples  par  fes  images ,  par  fes 
fierions,  par  fes  nombres  ,  fon  harmonie  & 
fon  rythme.  La  nature  ainfi  perfonnifiée  &  di- 
vinifée  dans  toutes  fes  parties,  n'offiit  plus  que 
le  vafte  tableau  du  PoîythéiTme.  Si  c'eft  une 
erreur  de  Pefprit,  qui  a  déchiré  &  difperfé 
la  Divinité  de  tous  côtés ,  au  moins  ea  réful- 
te-t-il  une  réclamation  unanime  de  toutes  les 


de  la  Religion.  75 

nations  contre  le  Matérialifme.  Si  dans  les 
êtres  qui  furent  les  objets  de  leur  culte  ,  el- 
les n'a  voient  vu  que  de  la  matière ,  leur  au- 
roient-elles  adrefîë  leurs  vœux  &  leurs  hom- 
mages ?  Les  hommes  n'avoient  pas  alors  alïë/ 
d'efprit  pour  en  donner  à  la  matière. 

Le  trop  grand  appareil  du  culte  extérieur 
qui  groflifToit  par  l'avarice  des  Prêtres  ,  fit 
infenfiblement  négliger  les  inftruftions.  Le 
culte  &  la  police,  de  fimples  qu'ils  étoient, 
devinrent  .compofés  &  allégoriques  ;  &  par-là 
îe  Prêtre  vit  accroître  la  nécefïité  de  fon  étac. 
Dès-lors  il  fe  forma  une  fcience  nouvelle  & 
particulière  au  Sacerdoce ,  qui  en  éloigna  le 
peuple,  pour  fe  mettre  en  plus  grande  con- 
fidération.  Plus  il  devoit  être  ouvert  &  fincere, 
plus  il  devint  caché  &  réfervé.  Il  éteignit  la 
Religion ,  à  force  de  la  rendre  myftérieufe 
pour  la  faire  refpefter.  Emblèmes ,  allégories , 
iifages  fymboliques,  tous  prirent  la  place  de 
Dieu  dans  l'efprit  des  peuples,  &  cette  méta- 
morphofe  les  rendit  idolâtres.  Tel  eft  le  ta- 
bleau que  nous  offre  l'Egypte ,  fidèlement  co- 
piée par  les  autres  Nations  Payennes,  chez 
lefquelles  on  a  toujours  vu  les  Prêtres  atten- 
tifs à  cacher  aux  peuples  leurs  futiles  myfteres. 

Le  Genre  -  Humain  fut  donc  amené  à  pas 
îent^  &  infenfibles ,  au  point  de  ne  plus  con^ 


74  HiJIoîrc  PHilofophtque 

noître  fon  Dieu  ;  &  les  Prêtres  ,  fe  corrom- 
pant de  plus  en  plus,  vinrent  à  regarder  com- 
me leur  Domaine  le  dépôt  de  la  Religion  qui 
leur  avoir  été  confié  pour  un  meilleur  ufage. 
En  effet  ils  plongèrent  les  peuples  dans  l'ido- 
lâtrie, par  le  peu  de  foin  qu'ils  eurent  d'ex^ 
pliquer  les  emblèmes  de  la  Divinité  ;  &  com- 
me ces  emblèmes  fe  multiplièrent,  fuivant  les 
différentes  nations ,  il  en  réfulta  un  affreux 
Poîythéïfme,  qui  rompant  l'unité  à^s  nations, 
les  arma  fouvent  les  unes  contre  les  autres. 

Le  génie  de  l'antiquité  l'avoit  portée  à  ani- 
mer la  nature  entière  ,  à  perfonnifier  tous  les 
êtres  inanimés  &  moraux ,  à  préfenter  comme 
des  récits  d'événemens  paffés  ,  les  infîrudions 
que  l'on  vouloit  donner  aux  hommes.  C'eft 
ce  qu'on  apperçoit  fur-tout  dans  les  Cofmo- 
gonies ,  auxquelles  on  n'entend  rien  ,  fitôt 
qu'on  perd  la  clé   dont  elle  fé  fervoit. 

Clair  &  intelligible  dans  le  temps  qu'on 
s'en  fervoit ,  &  qu'il  étoit  populaire ,  le  lan- 
gage allégorique  &  fymbolique  efl:  devenu  une 
fource  intariffable  d'énigmes ,  à  mefure  qu'il  a 
vieilli ,  &  qu'un  langage  plus  fimple  lui  a  fuc- 
cédé.  Les  monumens  qui  ont  échappé  aux  ra- 
vages du  tenips ,  dénués  du  véritable  efprit 
allégorique ,  n'ont  plus  préfenté  à  fa  place  que 
des  fables  abfurdes ,  des  faits  incroyables ,  des 


de  la  Religion,  ^«j 

hiftoîres  ridicules.  Delà  notre  mépris  injufte 
pour  l'Antiquité.  Delà  cette  méprife  cruelle 
qui  a  transformé  une  multitude  d'emblèmes 
ingénieux  en  des  Etres  Sacrés  dans  l'opinion 
des  hommes  ,  &  qui  leur  a  infpiré  pour  eux 
une  vénération  religieufe. 

Nos  premiers  pères  qui  avoient  puifé  dans 
!a  révélation,  par  le  fecours  de  la  tradition, 
les  vérités  les  plus  importantes  fur  Dieu,  qui 
admettoient  une  création  &  unrfeul  Maître  de 
î'Univers  fous  le  nom  de  celui  qui  cjî  ^  ofe- 
rent  le  peindre  comme  un  feu  étincellant  de 
lumière  &  de  pureté ,  qui  ranimoit  &  foute- 
noit  le  monde  entier ,  &  dont  les  fymboles 
les  plus  parfaits  étoient  le  Soleil  &  la  Lune. 
Le  cours  de  |^ ces  deux  Aftres  fervoit  à  régler 
leurs  années  ,  & ,  ce  qui  étoit  plus  elTentiel  ^ 
les  travaux  de  la  campagne  ;  à  célébrer  à  cha- 
que faifon  des  Fêtes  folemnelles ,  pour  de- 
mander à  la  Divinité  d'heureufes  récoltes,  ou 
pour  la  remercier  de  ^es  bienfaits. 

Le  laps  de  temps  fît  perdre  infenfiblement 
à  la  poftérité  le  fens  de  toutes  leurs  belles  al- 
légories. Peu-à-peu  ils  mêlèrent  le  culte  du 
Soleil  &  de  la  Lune  avec  celui  de  la  Divi- 
nité ;  ils  vinrent  jufqu'à  y  joindre  celui  à^s 
Planètes  &  des  XII  Conftellations  directrices 
4es  douze  mois.   Delà  l'Armée  célefte,  l'Af" 


7^  TJîJIoîre  Phllofophtque 

femblée  des  douze  grands  Dieux,  qui  fut  le 
dernier  degré  de  l'idolâtrie  chez  les  Grecs  & 
les  Romains.  Elle  avoit  commencé  pai'  le  Sa- 
béifme  Oriental. 

A  cette  époque  fatale,  on  voit  s'élever 
entre  nous  &  l'Antiquité  primitive  comme  un 
voile  qui  nous  la  dérobe  :  elle  pa;-oît  rentrer 
dans  un  cahos  horrible  &  confus  :  la  langue 
ancienne  oubliée  n'eft  plus  que  de  myftérieux 
Hiéroglyphes  ,  qu'on  tourmente  vainement 
-pour  deviner  le  fens  qui  s'en  eft  éclipfé  : 
les  Formules  facrées  &  tous  les  objets  de  la 
Fable  fe  refTentent  de  l'efprit  de  fyftême  :  les 
noms  auguftes  de  la  Divinité  font  regardés 
comme  des  noms  d'hommes,  mis  ancienne^ 
ment  au  rang  des  Dieux  :  tous  les  livres  an- 
ciens font  inintelligibles  pour  quiconque  veut  y 
lire  &  chercher  la  clé  qui  en  ouvre  le  véri- 
table fens. 

Le  Sabéifme  Oriental  a  été  le  père  de  l'Af-^ 
troîogie  \  fcience  vaine  qui  s'eft  occupée  dans 
tous  les  temps  à  chercher  les  pronoftics  du 
-banheur  &  du  malheur,  dans  les  phafes,  dans 
les  afpeâs  réciproques  ,  dans  les  levers  ,  les 
couchers  &  les  rencontres  des  Corps  célefles, 
&  à  faire  de  tout  le  Ciel  le  livre  de  l'avenir. 
Dcs-lors  la  fuperîiition  échauffée  par  l'intérêt, 
étendit  cette  fcience  fur  prefque  tous  lç§  évé^ 


de  h  Religion,  ^ 

ncmens  delà  vie  :  ce  ne  fut  plus  qu'en  tremblant 
qu'on  vint ,  l'or  en  main ,  acheter  des  Prêtres , 
dépofitaires  de  cette  icience ,  les  arrêts  du  fort 
dont  on  leur  croyoit  l'intelligence  &  la  clé. 

S'il  ell  vrai  que  le  Soleil  ait  été  adoré  fous 
tant  de  noms  (  car  il  en  avoic  autant  qu'il  y 
avoit  de  nations  qui  l'adoroient  )  ;  comment 
a-t-on  pu  s'imaginer  qu'ils  aient  dé(igné  des 
hommes ,  déifiés  après  leur  mort  pour  les  bien- 
faits envers  leur  Patrie  &  le  Genre-humain  > 
Il  fembleroit  au  contraire  qu'on  dût  en  infé- 
rer, que  tous  les  Dieux  encenfés  par  le  Pa- 
ganifme ,  n'étoient  rien  moins  que  des  perfon- 
nages  réels,  &  que  toute  la  mythologie  doit 
fe  convertir  en  pure  allégorie.  Ce  fyftême  a 
été  long-temps  expofé  aux  plus  vives  attaques 
de  la  part  des  Mythologues  Hiftoriens.  Mais 
aujourd'hui  ils  font  obligés  de  reculer  devant 
leurs  adverfaires  ,  qui  depuis  quelque  temps 
ont  gagné  beaucoup  de  terrein,  témoin  les  der- 
niers mémoires  de  l'Académie  des  Infcriptions 
&  Belles-Lettres.  Le  fens  hiftorique  àt^  fables 
n'eft  plus  l'opinion  dominante  de  cette  favante 
Compagnie.  Quoique  développé  &  prouvé,  au- 
tant qu'il  pouvoit  l'être  ,  dans  le  grand  ouvrage 
de  l'Abbé  Banier ,  il  ne  laiffe  plus  voir  au- 
jourd'hui que  l'outrage  du  temps ,  joint  à  ce- 
lui qu'il  ^  reçu  d'une  raifon  plus  éclairée. 


y$  Hijhirc  Philofophiqiie 

Eiihemere  fut  le  premier  Auteur  de  cette 
opinion ,  qui  attribuoit  l'origine  de  l'Idolâtrie 
à  l'apothéofe  ou  au  culte  des  morts.  Dans  un 
Roman  compofé  fur  l'Hiftoire  fabuleufe,  il 
fuppofa  que  toutes  les  divinités  n'étoient  que 
de  fimples  hommes  ,  femblables  à  nous ,  éle- 
vés à  ce  rang  fublime  après  leur  mort,  par  la 
reconnoiffance ,  par  l'admiration ,  &  fouvent 
même  par  la  terreur.  Les  Peuples  fuperftitieux 
avoient  changé  ces  hommes  en  des  êtres  fu- 
périeurs  à  notre  nature;  ils  croyoient  que  de- 
venus immortels  ,  impalfibles  &  tout-puilTans , 
ils  étoient  les  difpenfateurs  des  biens  &  des 
maux  qui  nous  arrivent. 

Ce  Syftême,  félon  la  remarque  de  Cicéron, 
fuppofoit  l'immortalité  de  l'ame ,  parce  que , 
»  dit-il,  l'on  n'auroit  pu  déifier  les  grands  hom- 
j>  mes  morts,  fi  l'on  n'avoit  déjà  cru  que  les 
»  âmes  fubfiftant  après  la  mort ,  étoient  par 
3>  leur  nature  des  êtres  éternels,  parfaits  & 
3>  bienfàifans  :  ce  qui  ne  s'éloigne  pas  de  l'idée 
î>  que  nous  avons  des  Dieux.  »  (  De  nat.  deor. 
fih,i.)m.2iis  des  hommes  affez  éclairés  pour 
croire  les  intelligences  humaines  capables 
d'exifter  hors  des  corps,  pouvoient-ils  l'être 
affez  peu ,  pour  ne  point  reconnoître  des  êtres 
d'une  trempe  bien  différente  de  la  leur  ?  Com- 
ment l'ignorance   de  la  Divinité  pouvoit-elle 


de  la  Religion*  79 

s'allier  dans  leur  efprit  avec  l'immortalité  de 
leur  ame  >  Comment  des  hommes  ,  qui  venoient 
d'être  vifiblement  tels  pour  eux,  pou  voient- ils. 
fe  transformer  tout-à-coup  en  àes  Dieux,  dont 
ils  n'avoient  jamais  eu  la  moindre  idée  ? 

Le  fyftême  dé  l'affociation  des  âmes  humai- 
nes aux  Dieux  immortels  ,  eft  le  feul  par  qui 
l'on  puilTe  concevoir  l'origine  du  culte  des 
hommes.  Mais  cette  affociation  n'en  fera  ja- 
mais que  des  Dieux  fecondaires  &  fubalternes  ^ 
qui  ne  feront  jamais  égalés  aux  Dieux  éternels, 
ni  admis  à  partager  leur  pouvoir  &  l'adminif- 
tratiôn  générale  de  cet  Un i ver sV" Cette  dîftinc- 
tion  ne  fe  perdit  jamais  dans  l'apothéofe  que 
les  Qrecs  firent  de  quelques-uns  de  leurs  grands 
hommes ,  qu'ils  nommèrent  toujours  des  Hé- 
ros &  des  demi-Dieux.  Les  honneurs  qu'on 
leur  rendoit  étoient  appelles  des  honneurs  hé- 
roïques ,  &  l'on  défignoit  par  le  nom  d^Héroa , 
les  Autels ,  les  Statues  &  les  Chapelles  qu'on 
leur  confacroit.  Si  Hercule ,  fils  d'Alcmene ,  & 
Bacchus ,  fils  de  Sémélé ,  furent  enfin  invo- 
qués comme  des  Dieux,  c'eft  parce  que  l'on 
vint  à  confondre  le  premier  avec  l'Hercule 
Phénicien,  &  l'autre  avec  le  Bacchus  Egyp- 
tien ,  ou  avec  Ofiris.  L'Hercule  Phénicien  & 
le  Bacchus  Egyptien  étoient  des  Dieux  du  pre» 
mier  ordre,  des  Dieux  par  leur  n^ure,  à^s 


8o  HiJIoirc  Philofophiquè 

Dieux  enfin  qui  n'avoient  pas  eu  befoin  d'af- 
fociation.  L'un  &  l'autre  ëtoient  des  Divinités 
Théologiques ,  e'eft-à-dire  ,  l'ame  du  monde , 
ou  des  attributs  de  l'intelligence  Dcmiourgiquc  : 
attributs  qu'on  avoit  perfonnifiés  ,  en  réalifant 
des  abftraftions  métaphyfiques.  C'eft  par  là 
que  le  Polythéïfme  s'étoit  établi  dans  l'anti- 
quité ,  &  qu'il  avoit  amené  fur  fes  pas  l'ido- 
lâtrie. Elle  n'avoit  point  commencé  par  le  culte 
^es  hommes ,  &  jamais  on  ne  fe  feroit  avifé 
de  leur  apothéofe ,  s'il  n'y  eût  eu  des  Dieux 
du  premier  ordre  auxquels  on  pût  les  afTocier. 

CINQUIEME    ARTICLE. 

Les  Religions    Orientales    des    Chaldéens ,  des 
.    Perfes ,  des  Indiens   &  des  Egyptiens^  rela- 
ixtives  au    climat,    aux    loix  ,  aux  maximes 
du  Gouvernement ,  aux  mœurs  &   aux  opi- 
nions philofophiques, 

j  E  S  Chaldéens  nés  dans  le  plus  beau  cli- 
mat de  la  terre,  qui  ne  voyoient  fe  lever  fur 
leurs  têtes  que  des  Soleils  purs  &  fereins,  pour 
qui  la  nuit  étoit  toujours  éclairée  par  la  lu- 
mière brillante  des  Etoiles,  ne  voyant  rien 
de  fi  beau  que  cette  lumière  qui  les  pénétroit 
de  toutes  parts ,  &  s'enflammant  pour  elle  d'un 
faint  enthoufiafme ,  fe  perfuaderent  qu'elle  étoit 

non- 


de  la  Religion,  %i 

fion  -  feulement  l'image  du  très-haut  ^  mais 
qu'elle  étoic  encore  l'inftrument  fécond  avec 
lequel  il  produifoic  &  animoit  tout  dans  l'U-* 
jiivers.  Les  aftres  oii  elle  brilloit  éminemment, 
leur  parurent  être  le  Temple  où  il  avoit  éta^ 
bli  de  préférence  fon  féjoun  Ils  l'adorèrent 
donc  dans  le  Soleil  &  dans  les  afîres. 

Il  n'eft  pas  facile  de  donner  une  jufte  idée 
de  leur  Philofophie.    Les  monumens  qui  pour-* 
roient  nous  fervir  ici  de  mémoires  pour  cette 
hifîoire ,  ne  remontent  pas  ^  à  beaucoup  prés , 
auflî  haut  que  cette  feâe  :  encore  ces  mémoi- 
res nous  viennent-ils  des  Grecs  ;  ce  qui  fuiîit 
pour    leur  faire    perdre    toute    l'autorité  qu'ils 
pourroient  avoir.  Oh  fait  que  les  Grecs  avoieni 
un    tour    d'efprit    très-différent    de    celui    des 
Orientaux  ,  qu'ils  défiguroient  tout  ce  qu'ils  tou- 
choient  &  qui  leur  venoit  des  nations  barba-» 
res.  Les  dogmes  étrangers,  en  paffant  par  leur 
imagination ,  y  prenoient  une  teinture  de  leur 
manière  de  penfer ,  &  n'entroient  jamais  dans 
leurs  écrits ,  fans  avoir  éprouvé  une  grande  al- 
tération. Encore  une  raifon  qui  doit  nous  ren- 
dre foupçonneux    fur   les  véritables  fentimens 
des  Chaldéens,   c'eft   que,  félon  l'ufage  reçu 
dans  tout  l'Orient ,  ils  renfermoient  dans  l'en- 
ceinte de  leurs  écoles,  où  même  ils  n'admet^ 
toient  que  des   difciples  privilégiés,   les  dog^ 
Tonic  L  f 


82  Hîjloire  Phïlofophiqut 

mes  de  leur  feâe,  &  qu'ils  ne  les  produi- 
foient  dans  le  public  que  fous  le  voile  àQ% 
fymboles  &  des  allégories. 
,-  Plufîeurs  favans  tant  anciens  que  modernes , 
fe  font  exercés  à  découvrir  quel  pouvoit  être 
ce  Zoroaflre  fi  vanté  dans  tout  l'Orient  \  mais 
après  bien  des  veilles  confumées  dans  ce  tra- 
vail ingrat ,  ils  ont  été  forcés  d'avouer  l'inu- 
tilité de  leurs  efforts. 

D'autres  Philofophes ,  non  moins  ignorans 
des  Myfleres  Sacrés  des  Chaldéens ,  voulurent 
partager  avec  les  premiers  l'honneur  de  corn- 
pofer  une  Sede  à  part.  Ils  prirent  donc  le  parti 
de  faire  naître  Zoroaftre  en  Egypte  ^  &  ils  ne 
furent  pas  moins  hardis  à  lui  fuppofer  des  ou-^ 
vrages  ,  dont  ils  fe  fervirent  pour  combattre 
plus  commodément  leurs  adverfaires.  Comme 
Pythagore  &  Platon  étoient  allés  en  Egypte 
pour  s'inftruire  dans  les  fciences ,  que  cette 
Nation  pafïbit  pour  avoir  extrêmement  perfec- 
tionnées ,  ils  imaginèrent  que  les  fyftêmes  de 
ces  deux  Philofophes  Grecs  étoient  un  fidèle 
extrait  de  la  doârine  de  Zoroaftre.  Cet  hom- 
me a-t-il  exifté ,  ou  n'a-t-il  été  qu'un  fym- 
bole ,  ainfi  qu'on  l'a  prouvé  de  pîufieurs  per- 
fonnages  de  l'Antiquité,  c'eft  fur  quoi  on  ne 
peut  faire  que  des  conjeâures.  Voici  un  pré- 
cis de  la  doûrine  des  Chaldéens  fur  la  Divinité,- 


de  la  Religion.  83 

îls  reconnoifToient  un  Dieu  Souverain  ,  Au- 
teur de  toutes  chofes ,  lequel  avoir  établi  cette 
belle  harmonie  qui  lie  toutes  les  parties  de 
l'univers.  Leur  Cofmogonie  repréfente  notre 
terre  comme  ayant  été  un  calios  ténébreux , 
oii  tous  les  élémens  étoient  confondus,  avant 
qu'elle  eût  reçu  qqi  ordre  &  cet  arrangement  qui 
la  rendent  habitable.  Ils  fuppofoient  que  des 
animaux  monflrueux  &  de  diverfes  figures 
avoient  pris  nailTance  dans  le  fein  informe  du 
cahos,  &  qu'ils  avoient  été  foumis  à  une  fem- 
me nommée  Omerca  ;  que  le  Dieu  Beîus  avoit 
coupé  cette  femme  en  deux  parties ,  de  l'une 
defquelles  il  avoit  formé  le  Ciel,  &  de  l'au- 
tre la  Terre  ;  que  la  mort  de  cette  femme 
avoit  caufé  celle  de  tous  les  animaux  ;  que  Be- 
îus s'étoit  fait  enfuite  couper  la  tête;  que  les 
hommes  &  les  animaux  étoient  nés  de  la  terre 
détrempée  dans  le  fang  qui  couloir  de  la  bief- 
fure  de  ce  Dieu  ^  que  c'éroit  la  raifon  pour  la- 
quelle les  hommes  étoient  doués  d'intelligence 
&  avoient  reçu  une  parcelle  de  la  divinité. 
Quand  Bérofe  ,  qui  rapporte  ceci  dans  {&s  frag- 
mens  confervés  par  Syncelle,  ne  le  diroit  pas, 
il  efl  aifé  de  voir  que  toute  cette  cofmogonie 
n'eft  qu'une  allégorie  myftérieufe ,  par  laquelle 
les  Chaldéens  expliquoient  de  quelle  manière 
le  Dieu  Créateur  avoit  débrouillé  le  cahos  & 

F  z 


84  Hîjloïrc  Phllofophîquô 

introduit  l'ordre  parmi  la  confufion  des  ëîé- 
mens.  Ce  que  l'on  voit  au  moins  ,  à  travers 
les  voiles  de  cette  furprenante  allégorie ,  c'efi 
que  l'homme  doit  fa  naifTance  à  Dieu ,  &  que 
le  Dieu  Suprême  s'étoit  fervi  d'un  autre  Dieu 
pour  former  ce  monde. 

C'étoit  même  une  opinion  univerfellement 
reçue  dans  tout  l'Orient  ,  qu'il  y  avoit  des  gé- 
nies ,  Dieux  fubalternes  &  dépendans  de  l'Etrô 
Suprême  ,  qui  les  avoit  diilribués  dans  toutes 
les  parties  de  ce  vaf^e  univers.  On  croyoit  qu'il 
n'étoic  pas  digne  de  la  majefté  du  Dieu  Sou- 
verain de  préiider  immédiatement  au  fort  des 
Nations.  Renfermé  dans  lui-même  ,  il  laifToit 
aux  divinités  locales  &  tutélaires  le  foin  d'é- 
clairer les  pcnfées  &  les  aÔions  des  mortels.  Ce 
lî'étoit  aufli  qu'en  leur  honneur  que  fumoir 
î'encens  dans  les  temples,  &  que  couloit  fui? 
les  Autels  le  fang  des  victimes. 

Les  Chaldéens  admetroient  deux  fortes  de 
génies  ,  les  uns  bons  &  les  autres  mauvais. 
Ceux-là  étoient  formés  d'une  maîiere  plus  grof- 
fiere  que  les  bons.  Il  paroît  que  la  do£i:rine  des 
deux  principes  avoit  pris  naifîance  en  Chaldée, 
d'où  elle  pafTa  chez  les  Perfes ,  les  Indiens  & 
les  Egyptiens. 

•    Nous  avons  dit  ci-defTus  que,  fous  le  beau 
climat  àQs  Chaldéens,   la  luipiere  avoit  para 


de  la  Religion.  S^J 

4UX  Prêtres  ,  devenus  Philofophes  par  l'étude 
du  Ciel ,  rélément  primitif,  par  le  moyen  duquel 
Famé  univerfelle  avoir  produit  le  monde.  La  fub- 
tilicé  &l'aâ:ivitéde  la  lumière  leur  femblant  avoir 
de  Panaîogie  avec  les  opérations  de  leur  ame , 
prit  infenfiblement  dans  leur  efprit  la  place  de 
cette  ame  univerfelle.  Comme  cette  lumière 
étoit  plus  pure  &  plus  aâive  dans  fbn  foyer 
que  dans  les  efpaces  infinis  où  elle  s'élançoir, 
c'eft-là  auffi  que  fon  intelligence  étoit  plus  vive 
&  plus  parfaite.  Suivant  que  Péternelle  &  in- 
tarifTable  lumière  s'éloignoit  de  fa  fource  dans 
fes  émanations  diverfes ,  elle  s'afFoibliffoit  par 
degrés,  &  perdoit  en  proportion  de  fon  intel- 
ligence, jufqu'à  ce  qu'enfin,  après  être  defcen- 
due  d'êtres  en  êtres  toujours  moins  parfaits, 
elle  fe  condenfa  &  devint  matérielle.  Il  y 
avoit  donc  entre  l'Être  Suprême  <Sc  la  terre 
une  chaîne  d'êtres  intermédiaires  ,  dont  les 
perfe(5lions  décroifToient  à  mefure  que  ces  êtres 
s'éloignoient  du  centre  de  la  lumière.  Dans 
cet  efpace  imm.enfe  ils  formèrent  à^s  ordres 
d'efprits  élevés  les  uns  fur  les  autres.  Ainfi  le 
fyfîême  des  Chaldéens  reffufcita  tous  les.  gé- 
nies que  la  raifon  avoit  fait  difparoure. 

L'erreur  des  deux  principes,  l'un  bon,  l'au- 
tre mauvais ,  avoit  commencé  par  la  dif- 
tiniftion  fi  naturelle  de   la  lumière   &  des  lé^ 

F3 


85  Hijloire  Phïlofophicjue 

nébres.  La  fuperftition  &  l'intérêt  firent  le 
refte. 

Les  favans  conviennent  afTez  nnanimemenf, 
qu'il  y  avoit ,  félon  les  Chaldéens,  au-defTus 
de  QtttQ  lumière  oppofée  aux  ténèbres,  une 
autre  lumière,  principe  unique,  feul  Dieu  Su- 
prême, qu'ils  appelloient  lumière  incréée,  lu- 
mière par  excellence ,  pour  la  diftinguer  de  cette 
autre  fubftance  fecondaire,  qui  figuroit  avec 
les  ténèbres.  Quoiqu'il  en  foit  de  cette  doc- 
trine réfervée  aux  initiés,  telle  étoit  celle  qu'on 
enfeignoit  en  public  ,  que  le  foleil ,  la  lune 
&  les  aftres  étoient  des  divinités  qu'il  falloir 
adorer.  Les  étoiles  que  forment  le  Zodiaque , 
étoient  en  grande  vénération  parmi  eux  ,  fans 
préjudice  du  foleil  &  de  la  lune,  qu'ils  ont 
toujours  regardés  comme  les  premières  divini- 
tés. Ils  appelloient  le  foleil  Bchis  ^  6i  la  lune 
Naho  ,  &  quelquefois  NergaL  Le  peuple  atta- 
choit  la  divinité  aux  aftres  mêmes.  Pour  les 
fages  &  les  philofophes  du  pays,  ils  fe  con- 
tentoient  d'y  placer  des  efprits,  pour  en  diri- 
ger les  mouvemens. 

Ce  principe  une  fois  établi  que  les  Aflres 
étoient  des  divinités ,  il  n'en  fallut  pas  davan- 
tage aux  Chaldéens  pour  perfuader  au  peuple, 
qu'ils  avoient  une  grande  influence  fur  le  bon- 
heur ou  le  malheur  des  humains.  Pela  eft  née 


de  la  Religion.  87 

PAftrologîe  judiciaire  ^  dans  laquelle  les  Chal- 
déens  avoient  la  réputation  d'exceller  fi  fort 
«ntre  les  autres  Nations  ,  que  tous  ceux  qui  s'y 
diftinguoient,  étoient  appelles  Chaldéens,  quelle 
que  fût  leur  patrie.  Ces  Charlatans  s'étoient  fait 
un  art  de  prédire  l'avenir  par  l'infpeftion  du 
cours  des  Aftres  ,  où  ils  feignoient  de  lire  les 
deftinées  des  mortels.  La  crédulité  des  peuples 
faifoit  toute  leur  fcience  :  car  quelle  liaifoh 
pouvoient-ils  appercevoir  entre  les  mouvemens 
réglés  des  Aftres  &  les  événemens  libres  de  la 
volonté?  L'avide  curiofité  de  percer  dans  l'a- 
venir &  de  prévoir  ce  qui  doit  arriver,  eft 
une  maladie  aufîî  ancienne  que  le  monde  mê- 
me. Mais  elle  a  principalement  exercé  fon 
Empire  fur  les  peuples  de  l'Orient  ,  dont  oa 
fait  que  l'imagination  s'allume  aifément. 

Quelque  crédule  que  fuffent  les  peuples^ 
i'impofture  des  Charlatans  de  Chaldée  trahif- 
foit  très-fouvent  la  vanité  de  l'Aftrologie  ju- 
diciaire. 5ous  le  confulat  de  Mr.  Popillius  & 
de  C.  Calpurnius  ,  il  fut  ordonné  aux  Chal- 
déens ,  par  un  édit  du  Préteur  Cor.  Hifpallus, 
de  fortir  de  Rome  &  de  toute  l'Italie  dans 
l'efpace  de  dix  jours  ;  &  la  raifon  qu'on  en 
donnoit,  c'eft  qu'ils  abufoient  de  la  prétendue 
connoiffance  qu'ils  fe  vantoient  d'avoir ,  pour 
tromper  des  efprits  foibles  &  crédules,  en  leur 

F4 


s 8  Hijloirc  Phîlofophiquc 

faifant  accroire  que  tous  les  événemens  de  ïà 
vie  ëtoient  tcrics  dans  le  Ciel. 
V"  Ge  que  les  Chaîdéens  furent  chez  les  Baby-^ 
ioniens ,  les  Mages  Pont  été  chez  les  Perfes , 
c'efL-à-dire  ,  des  Philofophes  ,  des  Théolûgiens, 
àcs  Sacrificateurs.  Ceux-ci  paroifTent  avoir  calr- 
<jué  leurs  idées  fur  celles  des  .premiers.  Ce  que 
les  uns  difoient  de  la  lumière,  les  autres  le  di- 
foient  du  feu.  Et  de  même  que  les  Chaîdéens 
admettoient    deux  principes   fecondaires ,  l'un 
bon,  l'autre   mauvais,  &  un   Conciliateur  fur 
'préniQ^  maître:  des  deux    autres;   les   Mages, 
indépendamment  d^Oromaze  &  d'Arimane ,  ont 
reconnu  un  troifîeme  principe  nommé  Mithras , 
qu'on  traduit  ordinairement  par  celui  de  Mé- 
diateur.   \\  paroit  que  ce  Mithras,  nommé  Iç 
Dieu  Monicible ,  le    Dieu  tout-puiffant ,  étoiç 
phez  les  ancieqs  Perfes ,  ce  que  U  lumière  in- 
créée étoit  chez   les  Chaîdéens,  &  Dieu  chez 
les   Hébreux.    Ce  qu'on  peut  inférer  de  cette 
Doârine  ^  c'eft  que  l'idée  fi  naturelle  dç  l'unité 
de  Dieu  s'çfl:  confervée  dans  l'Orient  quelque 
temps,    quoiqu'elle    s'y  foit   défigurée  ^?ins  la 
fuite   par  ce   penchant  naturel   de  l'efprit  hu- 
main à  mettrp  les  figuras  à  la  place  de   l'ob-? 
jet  figuré,  comme  il  eft  arrivé  chez  les  Baby-? 
Ioniens  &  les  Perfes,  qui  ont  confondu  ,  les  uns 
fg  lumière  avec  Dieu ,  &  les  autres  le  feu.  Jç 


'  'de  la  Religion:  8^ 

veux  que  îçs  hommes  favans  &  éclairés  aient 
eu  ,  dans  cette  partie  idu  monde,  comme  pai> 
tout  ailleurs,  des  idées  pl^às  julles  que  celles 
du  peuple  ;  s'enfuit-il  que  le  gros  de  la  Nation, 
n'ait  pas  arrêté  fon  hommage  lau  Soleil,  à  la 
Lune,  &  à  toute  l'Armée  des  Cieiix?  Les  Ba-^ 
byloniens  &  les  Perfes  valoient-ils  donc  mieux 
que  les  Grecs  &  les  Romains,  qui,  pour  le 
moins  aufïi  éclairés  qu'eux  ,  ont  divinifé  le  bois , 
la  pierre  &  le  métal?  Sans  doute  que  le  So- 
leil &  les  Aftres  étoient  des  repréfentans  plus 
nobles  de  la  Divinité^  rhais  auffi  par  cette  rai- 
.fon  ,  pouvoient-ils  mieux  être  confondus  avec 
elle.  Si  quelque  chofe  pouvoit  excufer  l'idolâ- 
trie, c'étoient  les  Afrres^  ces.  Symboles  fi  bril- 
lans  ,  fi  a<5lifs,  {i  durables ,  fi  bienfaifans.  Il  eft 
naturel  de  conclure  contre  Mr.  Hyde ,  que  les 
Babyloniens  &  les  Perfes  ont  été  les  adorateurs 
de  la  lumière  &  du  feu ,  &  que  le  Soleil  où  ils 
avoient  leur  plus  grande  force,  a  été  la  pre- 
mière Divinité  de  ces  Peuples. 

Le  premier  regard  que  les  .Mages  avoient 
porté  fur. la  nature,  leur  en  avoit  fait  attribuer 
^ous  les  phénomènes  à  une  foule  de  génies 
qu'ils  avoient  imaginés  dans  les  divers  élé- 
piens  :  mais  lorfque  par .  yn  coup  d'œil  plus 
ferme  &  plus  rÈfiéchi ,  ils  eurent  découvert  qu'ils 
étpienp  tous  liés  par  une  chaîne  iovifible  aux 


(^  Hljiom  Philofophtque 

fens ,  tous  les  Génies  rentrèrent  dans  le  néaiît 
•d'où  Fimagination  les  avoit  d'abord  tirés.  Ils 
rétrogradèrent  fur  leurs  pas  ainfi  que  les  Chal- 
-déens,  &  fe  retrouvèrent  au  point  du  cercle 
d'où  ils  étoient  partis.  Mais  comme  dans  leurs 
-courfes  ils  étoient  devenus  Philofophes ,  ils  ne 
virent  plus  la  première  caufe  des  mêmes  yeux 
purs  qu'ils  l'avoîent  vue  ,  lorfqu'elle  leur  étoit 
^parvenue  de  leurs  Ancêtres  par  la  voie  de  la 
tradition.  Ils  confondirent  le  feu  avec  la  caufe 
iuprême  &  univerfelle  ;  il  leur  parut  être  l'a- 
me  qui  agite  toute  la  matière,  qui  donne  la 
Lvie  &  le  mouvement  à  tout.  Son  àfFoiblifTe- 
-ment  gradué,  félon  qu'il  s'éloigne  du  Soleil 
-qui  en  eft  la  fource,  leur  rendit  raifon  de  la 
formation  des  élémens  différens ,  &  de  l'ori- 
gine de  la  matière  brute  &  infenfible.  Cette 
matière  fut  le  dernier  anneau  de  cette  chaîne 
d'êtres  qui  s'élevoit  jufqu'à  l'Ame  univerfelle. 
-Ainfi  furent  reproduits  les  Génies  pour  remplir 
ce  vafte  intervalle  ;  ils  furent  plus  ou  moins 
doués  de  fagacité  &  d'intelligence,  fuivant 
•qa'iîs  furent  plus  ou  moins  éloignés.  Les  plus 
-parfaits  étoient  des  intelligences  pures  qui  n'o- 
béiiïbient  qu'à  la  raifon  :  ceux  qui  venoient 
après ,  entant  qu'êtres  fenfibles  &  intelligens , 
obéifToient  au  fcntiment  &  à  la  raifon.  Ces 
derniers  Génies  étoient  féparés ,  par  une  nuance 


ât  la  Religion^  gt 

imperceptible  ,  des  animaux ,  qui  purement 
fenfibles  ëtoient  efclaves  de  leurs  défirs  &  de 
leurs  befoins.  Ceux-ci  tenoient  le  milieu  entre 
les  hommes  &  les  êtres,  qui  n'étant  ni  intel- 
ligens  ni  fendbles,  étoient  doués  d'une  force 
motrice  qui  ne  tendoit  qu'à  produire  du  mou- 
vement. A  l'extrémité  de  la  chaîne  étoir  la 
matière  fans  force  &  fans  mouvement,  fe  rc- 
fufant  par  fon  inertie  aux  imprefïions  du  feu 
élémentaire. 

Il  efl  bien  fingulier  que  le  fyftême  des  deux 
principes,  qui  a  été  principalement  en  vogue 
chez  les  Perfes ,  n'ait  été  dans  fon  origine  que 
la  lumière  produifant  l'ombre  par  rinrerpofi- 
tion  d'un  corps  interceptant  fes  rayons  ,  &  qu'un 
phénomène  auflî  fimple  ait  été  l'étoffe  que  l'i- 
magination a  brodée  de  tant  de  manières  dif- 
férentes. Elle  y  a  repréfenté  ,  Ci  l'on  peut  ainfi 
parler ,  la  guerre  des  Titans ,  l'Oiiris  6c  le  Ty- 
phon des  Egyptiens  ,  la  Pandore  des  Grecs ,  &c- 

Si  l'opinion  vulgaire  égaloit  chez  les  Perfes 
les  deux  principes  en  force  &  en  puifïàncc, 
les  Savans  au  contraire  la  regardoient  comme 
une  erreur  formellement  oppofée  au  fentiment 
de  Zoroaftre  ,  qui  ne  reconnoiffoit  qu'un  feul 
principe  fupérîeur  ,  auquel  il  donnoit  le  nom 
de  Mithras  ,  qui  veut  dire,  amour,  union, 
juftice  ^  termes  qui  fignifient  qu'il  le  concevoir 


9^  Uîjhlre  Fhllofophîquc 

comme  un  être  de  nature  bienfaifante ,  com- 
me la  caufe  de  toutes  les  produâions ,  de  ror- 
dre&de  l'arrangement  de  l'Univers,  comme 
k  lion  qui  unifîbit  toutes  les  parties  &enem- 
péchoitla  dilTolution.  Le  folcil  étoit  la  vivante 
image  de  Mithras.  L'être  le  plus  pur  après  le 
Soleil ,  étoit  le  feu^,  il  prétendoit  en  conféquence 
^gue  cet  élément ,  après  le  Soleil,  étoit  le  fym- 
bole  le  plus  naturel  de  la  Divinité. 

Le  fyftême  des  premiers  Mages  étoit  fort 
fimple  ;  celui  de  Zôroaftre  fe  compliqua.  Plus 
on  remonte  dans  l'Antiquité,  plus  on  y  ap- 
perçoit  ce  carad^ere  fpécial  d'une  Philofophie 
&appée  d'enthoufiafme  &  de  religion. 
;  Comme  c'efl:  de  la  matière  que  naifTent  nos 
befoins  &  nos  douleurs,  les  Mages  ne  virent 
en  elle  qu'un  principe  mauvais ,  eflentiellement 
Qppofé  au  principe  bienfaifant  qui  étoit  la  lu- 
mière :  mais  pourquoi  en  faire  un  Dieu  fous 
le  nom  d'Arimane,  &  ajouter  à  cette  opinion 
abfurde  la  coutume  atroce  d'immoler  des  hom- 
mes choifis  parjni, les  malheureux  ?  Quant  au 
bon  principe ,  on  ne  regardoit  pas  de  ii  près 
avec  lui.  Four  lui  plaire  on  faifoit  un  peu  de 
bien;  mais  on  faifoit  beaucoup  de  mal  pour 
ne  pas  Bcher  le  mauvais  principe ,  c'eft-à-dire  ^ 
wne  matière  ténébreufe  ,  morte  &  pafîive.  C'eft 
«ii^fi  que  la  Religion,  faite  pour  honorent  l'hu^ 


àt  la  B^eligton,  'ç^ 

tiiahité  &  porter  les  hommes  à  la  vertu ,  avoît 
été  dénaturée  par  les  Philofophes  Perfans.  Ce 
îî'eft  pas  là  le  feiil  inconvénient  qu'on  y  re^ 
marque.  Elle  étoit  encore  infeâ:ée  du  fata- 
lifme. 

Tout  étant  forti  par  voie  d'émanation  de 
l'Etre  nécefTaire,  éternel,  infini,  les  hommes^ 
leurs  penfées,  leurs  aâ:ions  étoient  enchaînées 
par  la  même  nécefTité  qui  préfidoit  aux  éma-^ 
nations.  La  force  expanlive  de  ce  feu  intelie- 
duel,  pur  &  parfait,  faifoit  fans  cefTe  fortir 
de  fon  fein  un  torrent  de  lumière ,  qui  lauroit 
enfin  lui-même  épuifé ,  fi  une  fatalité  aveugle 
n'avoit  ménagé  un  retour  continuel  de  toutes 
les  parties  ténébreufes  vers  l'Être  fuprême , 
où  elles  reprenoient  leur  première  aâivité.  Ari^ 
mane  périfToit  donc  après  un  certain  période  de 
temps,  pour  renaître  par  voie  d'émanation. 
L'homme  entraîné  par  le  torrent  de  la  fatalité 
qui  prenoit  fon  cours  au  fein  de  l'Être  fuprê^ 
me ,  n'étoit  ni  vertueux  ni  vicieux.  Pour  le  Mage 
attaché  à  fes  Principes  phiîofophiques ,  il  ne 
pouvoir  y  avoir  qu'un  vain  fumulacre  de  Re- 
ligion. 

L'Inde  ,  ainfi  que  l'Egypte ,  doit  fa  fécondité 
aux  inondations  des  fleuves  qui  Farrofent.  Les 
peuples  avoient  attribué  ces  inondations  à  des 
génies  qu'ils  regardoient  i;omme  l'ame  de  h 


94  Hijioîrc  Pkllojophîqiit 

nature.  Mais  ces  inondations,  alTuJetties  à  la 
bifarrerie  des  faifons,  n'étoient  pas  toujours  fa- 
vorables. Des  hommes  furent  chargés  de  pré- 
.voir  &  de  prévenir  les  phénomènes  dangereux , 
ainfi  que  Tinconfîance  des  génies.  Ces  hom- 
mes devinrent  Philofophes  par  l'étude  conf- 
iante qu'ils  firent  de  la  nature  &  de  l'homme. 
Ils  firent  des  progrès  rapides  dans  l'une  &  l'au- 
tre fcience.  On  vint  de  toutes  parts  les  conful- 
ter  comme  des  gens  profonds  dans  la  con» 
noiffance  de  la  nature  ,  &  dans  l'étude  de  la 
morale  &  de  la  légiflation. 

Ils  plaçoient  le  Dieu  fuprême  dans  une  fphere 
fi  éloignée  de  nous ,  qu'ils  avoient  recours  à 
l'entremife  des  génies  &  des  intelligences  pour 
nous  gouverner  immédiatement.  Cette  doftrine 
leur  étoit  commune  avec  les  Chaldéens  &  les 
Mages.  Les  plus  puifTans  de  ces  génies  habi- 
toient  le  foleil ,  la  lune  &  les  autres  aflres , 
tandis  que  les  inférieurs  étoient  attachés  aux 
êtres  inanimés  de  la  nature.  Les  premiers  agif- 
fbient  fur  nous  ^  fur  toute  la  nature  par  le 
moyen  de  la  lumière  &  les  influences  de^ 
aftres. 

Sur  cette  opinion  étoit  fondée  leur  afîroîo- 
gie  &  l'art  de  prédire  les  événemens  que  doi- 
vent produire  les  afpe£ts  &  le  concours  de  ces 
mêmes  aftres  i   &  cela ,  en  conféquence  des 


de.  la  Kdmon.  ^\ 


-£?■ 


règles  établies  par  les  ob  fer  varions  dites  de 
temps  immémoriel  ,  &  du  rapport  qui  s'efl 
trouvé  entre  la  difpolition  de  ces  aftres  &  les 
ëvénemens  arrivés  parmi  les  hommes. 

Or  cette  doélrine  fuppofoit  que,  comme  le 
cours  &  le  mouvement  des  aftres  n'eft  point 
arbitraire  ,  puifque  le  calcul  nous  met  en  état 
de  prédire  aifément  la  rencontre  de  ces  aftres, 
les  événemens  futurs  étoient  nécefTaires.  La 
volonté  des  intelligences  ne  pouvant  les  chan- 
ger,  la  fuperftition  ne  trouvoitpas  là  fon  comp- 
te. Les  hommes  ne  fe  contentent  pas  d'efpérer 
les  biens  &  de  prévoir  les  maux;  ils  veulent 
encore  obtenir  les  premiers  &  éviter  les  féconds  3 
&  comme  cela  ne  fe  pouvoit  pas  dans  la  fa- 
talité des  événemens  ,  on  fe  perfuada  que  les 
Dieux  étoient  les  fouverains  arbitres  des  évé- 
nemens ,  qu'ils  pouvoienc  changer  les  règles 
qu'ils  s'étoient  impofées ,  qu'il  ne  s'agilfoit  que 
de  fe  les  rendre  favorables ,  &  de  forcer  les 
génies  ennemis  de  fe  rendre  en  leur  en  oppo- 
fant  de  plus  puifTans.  Le  plus  puifTant  de  tous 
étoit  placé  dans  le  ciel  d'oii  il  agiffoit  toujours 
avec  fageffe  &  avec  régularité,  tandis  qu'il 
dirigeoit  la  force  qui  agitoit  les  parties  du 
monde  terreflre  par  des  génies  foumis  à  fes 
ordres. 

D'après  une  idée  réfléchie  de  foi-même^  le^ 


9^  tlijloîre  Phtlofophiqm 

Phiîofopîies  Indiens  jugèrent  que  l'homme^ 
quoiqu'ami  de  l'ordre,  étoic  fouvent  entraîné 
dans  le  défordfé  ,  malgré  la  voix  de  la  raifoné^ 
Une  portion  de  Pefprit  eélefte  mêlé  dans  l'hom- 
me à  une  force  motrice  aveugle ,  leur  rendit 
raifon  de  ce  phénomène.  C'èfl:  donc  à  régler 
cette  force  motrice  qu'ils  apportèrent  leurs 
foins.  Ils  domptèrent  le  corps  dans  lequel  elle 
réfidoit  pour  la  mieux  fubjuguer.  Ils  firent  fer- 
vir  la  médecine  à  la  morale  ,  en  travaillant  à 
calmer  l'efFervefcence  du  fang ,  &  en  amortif- 
fant  la  fenfibilité  des  organes  d'où  naiiïbit  la 
force  des  paflibns. 

Cette  opinion  ,  qu'ils  étoient  une  partie  de 
la  divinité ,  élevoit  leur  ame  au-defTus  d'elle- 
liiême  ,  &  leur  infpiroit  de  grandes  vertus.  C'eft 
par  une  femblable  idée  que;  les  Philofophes 
les  plus  refpeéîables  de  la  Grèce,  les  Stoï- 
ciens, s'étoient  impofé  la  loi  de  ne  rien  faire 
qui  ne  fût  digne  de  Dieu  même.  Les  uns  & 
les  autres  ne  voyoient  dans  leur  ame  qu'une 
portion  de  l'être  divin ,  &  dans  fon  union  avec 
le  corps ,  qu'une  obligation  d'autant  plus  grande 
d'entretenir  l'ordre  &  de  concourir  au  bien 
général.  Delà  ces  maximes  fi  fondamentales 
dans  leurs  fedes ,  que  l'homme  eft  obligé  de' 
faire  tout  le  bien  qu'il  peut,  &  que  nous  n'a- 
vons aucun  droit  aux  bienfaits  du  ciel ,  qu'au- 
tant 


de  la  Rd'igion»  iC)j 

tant  qiîe  nous  remplilTons  cette  obligation  fa- 
cré^.  Mais  comme  fi  c'étoit  un  défaut  attaché 
à  la  condition  humaine.,  c^xW  Toit  pkis  aifé  de 
faire  le  bien  que  de  le  bien  faire ,  ces  mêmes 
Bracmanes ,  qui  firent  quelque  temps  l'orne- 
ment  du  monde  par  leurs  vertus  bienfaifantes , 
en  devinrent  la  honte  par  l'excès  de  leurs  prin- 
cipes. En  effet,  les  uns  croyant  avoir  fait  af- 
fez  de  bien  dans  le  monde  ,  ne  craignoient 
point  d'interrompre  par  un  fuicide  volontaire 
le  cours  de  leur  vie  :  d'autres ,  pour  fe  garan- 
tir des  paflions  ,  fe  féparoient  du  commerce 
des  hommes  au  fervice  defquels  ils  s'étoient 
dévoués,  &,  pour  être  plus  que  àQs  hommes 
ils  vivoient  en  bêtes  dans  des.  montagnes  inac- 
ceffibîes,  ou  dans  des  cavernes  profondes  :  quel- 
ques autres  enfin  prétendirent  honorer  l'Être 
fuprême  par  des  auflérités  ridicules  ,  où  la  pu- 
deur étoit  violée,  &  où  la  noblefTe  de  la  na- 
ture humaine  fut  méconnue  au  point,  qu'ils 
fe  crurent  d'autant  plus  parfaits,  qu'ils  la  rap- 
prochèrent davantage  de  l'animalité.  Ainfi  ces 
hommes ,  dont  les  principes  religieux  avoient 
tourné  toute  l'aâivité  vers  le  bonheur  de  leurs 
femblables ,  la  crainte  des  paffions  &  le  défir 
infenfé  d'une  perfeftion  chimérique  ,  les  ren- 
dirent non-feulement  inutiles  à  la  fociété ,  mais 
les  dépouillant  encore ,  pour  ainfi  dire ,  dç  la 
Tome  L  G 


çS  Hijioïrc  Philofophiquc 

nature  humaine ,  ils  leur  en  firent  oublier  les 
devoirs  ,  le  décent  &  l'honnête  ,  pour  les  ré- 
duire à  la  condition  des  brutes.  Ces  coutumes 
infenfées  qui  font  un  outrage  fait  à  notre  na- 
ture, affermies  par  le  temps  &  confacrées  par 
la  fuperftition ,  fubfiftent  encore  dans  l'Inde  ^ 
malgré  les  révolutions  auxquelles  elle  a  été  fu- 
jette  ,  &  font  aujourd'hui  la  Religion  d'une 
grande  partie  de  l'Afie.  Si  ces  Bracmanes ,  qui 
le  voient  comme  une  émanation  de  cette  ame 
immenfe  qui  règle  l'univers  ,  mais  féparée  de 
fon  origine  pour  être  attachée  à  une  mafTe  de 
matière  organifée  ,  pouvoit  réfléchir  un  mo- 
ment fur  eux-mêmes ,  quel  devroit  être  leur 
ctonnement  de  contempler  l'avilifTement  où  leur 
vertu  monflrueuîe  les  a  conduits. 

L'Egypte  devoit  trop  aux  inondations  fécon- 
des du  Nil ,  pour  ne  pas  regarder  ce  fleuve 
comme  un  temple  où  la  divinité  fembîoit  in- 
viter les  hommes  h  lui  rendre  hommage.  Par 
la  même  fuite  d'idées ,  qui  avoit  conduit  les 
Chaldéens ,  les  Perfes  &  les  Indiens  au  Po- 
îythéifme ,  les  Egyptiens ,  oubliant  le  Créateur , 
vinrent  à  concentrer  leur  culte  dans  l'eau , 
dans  le  foleil  &  dans  les  aftres ,  comme  con- 
tenant des  portions  de  cette  ame  qui  produi- 
foit  les  plantes,  les  légumes,  les  fruits  dont 
l'Egypte  abondoit.  Telle  fut  la  Religion  que 


dt  la  Religion.  09 

les  Prêtres   Egyptiens  élevèrent  fur  les    refies 
de  la  Religion  primitive. 

Le  dogme  de  l'ame  univerfeîle  devint  une 
efpece  de  mylîere  renfermé  dans  les  collèges 
des  Prêtres ,  depuis  que  les  peuples  trouvèrent 
plus  commode  d'attribuer  à  des  efprits  parti- 
culiers la  produftion  des  phénomènes.  Comme 
l'efprit  humain  ne  s'élève  à  des  principes  gé- 
néraux que  par  l'effort  qu'il  fait  pour  agrandir 
fes  idées  ,  &  qi:ie  c'eft  les  agrandir  que  de  lier 
les  phénomènes  par  le  moyen  du  raifonne- 
ment  &  de  l'obfervation  ^  pour  les  rapporter  à 
une  même  caufe  ;  il  n'eft  point  étonnant  que 
des  peuples  gro(fiers  foient  tombés  du  Théïf- 
me  dans  le  Poîythéïfme  ,  Çi  l'on  confidere 
que  les  Prêtres  négligèrent  de  tenir  leur  efprit 
dans  cette  haute  élévation  d'idées ,  foit  qu'eux- 
mêmes  ils  n'en  fuffent  pas  plus  que  le  vul- 
gaire ,  foit  que  les  plus  éclairés  d'entr'eux 
fuffent  charmés  d'avoir  à^s  connoiffances  myf- 
térieufes  fur  la  Religion  pour  fe  rendre  plus 
recommandabîes.  Quoiqu'il  en  foit,  le  dogme 
de  l'ame  univerfeîle  s'éteignit  dans  l'efprit  du 
peuple  ,  qui  ne  vit  plus  dans  la  nature  que 
des  Dieux ,  des  génies ,  à^s  efprits ,  auxquels 
il  adreffa  fes  vœux  ,  offrit  des  facrifices ,  parce 
qu'il  attendoit  d'eux  feuls  fon  bonheur.  Il  efl 
même  vraifemblable  qull  y  eut  des  colonies 

G  2 


îoo  HiJIùirc  Philofophique 

détachées  des  grandes  nations ,  qui  n'empor- 
tèrent avec  elles  que  la  Religion  pratique,  les 
facrifices  ,  les  cérémonies  religieufes.  Telles 
furent ,  par  exemple ,  celles  que  le  hazard  con- 
duiiit  dans  des  déferts  arides  ,  dans  des  ma- 
rais ,  ou  dans  des  retraites  inacceflîbles.  Com- 
me elles  n'étoient  compofées  que  de  petites 
bandes  particulières  ,  que  la  crainte  des  ani- 
maux féroces  retint  dans  ces  retraites  fauvages , 
elles  s'^occuperent  uniquement  du  foin  de  fe 
nourrir  :  toutes  les  idées  acquifes  dans  la  fo- 
ciété  s'efFacerent  de  l'efprit  de  ces  hommes  fo- 
litaires ,  &  leurs  enfans  tombèrent  dans  l'abru- 
îifTement  &  dans  l'ignorance  abfolue  de  l'Etre 
fuprêmc.  Eil-il  bien  étonnant  que  des  hom- 
mes difperfés,  errans ,  vivants  au  hazard,  tou- 
jours en  guerre  ,  ôc  continuellement  entre  le 
péril  &  le  befoin  ,  n'ayant  jamais  ni  le  temps 
ni  l'occafion  de  réfléchir  fur  la  nature  ,  aient 
été  trouvés  fans  Religion? 

Tels  étoient  les  Hylogones  ,  les  Troglody- 
tes ,  les  Garamanrs ,  &  autres  fauvages  bruts , 
dont  Hérodote  ,  Diodore  de  Sicile  ,  Strabon  & 
les  anciens  voyageurs  font  mention.  Ce  n'eit 
&  ce  ne  peut  être  que  dans  la  fociété  que  le 
penchant  naturel  vers  la  Religion  fe  déve- 
loppe dans  l'homme ,  parce  qu'il  n'eft  hom- 
me &  ne  fait  ufage  de  fa  raifon  que  dans  la 


de  la  RcUéon.  lor 


^t? 


fociëté.  Aufîl  voyons-nous  que  la  Religion  na- 
quit d'elle-  même  au  milieu  des  Américains , 
réunis  en  fociété  fous  les  Caciques  du  Pérou 
&  du  Mexique.  La  culture  de  la  raifon  a  tou- 
jours été  fuivie  de  la  Religion  ,  qui  de  con- 
cert avec  elle  a  policé  les  nations  fauvages.  Je 
ne  fais  comment  l'entendent  ceux  de  nos 
Philofophes  qui  veulent  extirper  toute  Reli- 
gion. Leur  deffein  feroit-il  de  nous  faire  ren- 
trer dans  l'état  de  fauvages  d'où  la  Religion 
nous  a  retirés  ?  ou  bien  croient-ils  qu'il  y  a  une 
fupériorité  de  raifon  ,  à  laquelle  on  n'efl  pas 
plutôt  parvenu  par  le  puilfant  fecours  de  la 
philofophie ,  qu'on  peut  alors  impunément  ren- 
verfer  les  Religions  qui  avoient  fervi  d'échaf- 
fauds  pour  élever  l'édifice  des  fociétés  > 


■G, 3 


I02  Hijloirc  Philojbphlque 

SECONDE    ÉPOQUE. 
LA  RELIGION  MOSAÏQUE, 

La  même  que  la  F atriarchale  y  aux  cérémonies 
légales  près  ,  qui  furent  pour  lors  incorpo- 
rées cfiei^  le  Peuple  de  Dieu  avec  la  Religion 
primitive, 

JLjE  Polytheifme  ayant  corrompu  &  dévoré 
par  degrés  ce  qu'il  y  avoit  de  bon  ,  de  pur 
&  de  fain  dans  la  Religion  Patriarchale ,  il 
convenoic  que  Dieu  lui  donnât  une  forme 
plus  augufte ,  en  imprimant  fur  elle  d'une 
manière  plus  marquée  le  fceau  de  fon  efprit. 
Moyfe  fut  choifi  pour  exercer  ce  Miniflere  fa- 
cré.  Chargé  du  dépôt  de  la  révélation,  il  la 
configna  par  l'ordre  de  Dieu  même  dans  les 
Livres  qu'il  écrivit  fous  l'impreiîion  divine. 
Par  rapport  à  cet  homme  extraordinaire  ,  il 
s'ejfl  élevé  plufieurs  queftions  qu'il  faut  agiter 
avec  la  Philofophie  moderne. 

Ce  Légiflateur  n'auroit-il  été,  ainfi  qu'on  l'a 
dit  d'Orphée ,  qu'un  titre  de  Légiilation  ,  qui 
s'eft  par  la  fuite  métamorphofé  en  un  fameux 
perfonnage  ,  lequel  a  donné  des  îoix  aux  Hé- 
breux ?   Il  efî  peut-être  affez   étonnant  ^uç 


de  la  Religion  103 

Moyfe,  qui  s'eft  vu  déifié  à  la  fin  du  fiecîe 
dernier  par  un  Ecrivain  d'un  favoir  profond, 
changé  en  idole  &  adoré  par  toutes  les  Nations 
de  la  terre  fous  différens  noms  ,  foit  aujour- 
d'hui relégué  parmi  les  perfonnages  chiméri-f 
ques.  Quoique  je  n'adopte  pas  l'opinion  du 
favant  Huet ,  je  crois  pourtant  qu  on  peut  ti- 
rer quelque  parti  des  fables  des  Payens  ,  en 
faveur  de  Moyfe  &  de  fes  écrits.  Il  n'efl  pas 
poffible  qu'il  n'y  ait  un  germe  de  vérité  caché 
fous  lecorce  des  fables  \  ^  à.Q  cq  que  Bacchus 
eft  réputé  chez  toutes  les  Nations  un  être  fa- 
buleux ,  il  ne  s'enfuit  nullement  que  Moyfe 
doive  l'être.  Si  la  refiemblance  parfaite  entre 
plufieurs  faits  de  l'Hiftoire  facrée  &  de  l'Hif- 
toire  profane  ne  fauroit  être  conteftée ,  il  ne 
fera  pas  difficile  de  prouver  que  le  plagiat  a 
été  du  côté  des  Payens. 

En  effet ,  fi  Bacchus  a  écrit  ks  Loix  fur 
deux  tables  de  pierre  ^  fi  d'un  nom  qui  ref- 
femble  fi  fort  à  celui  de  Moyfe ,  il  a  été  ap- 
pelle Mifem  ,  c'eft-à-dire ,  fauve  des  eaux  ^  s'il 
avoit  une  baguette  avec  laquelle  il  opéroit  des 
miracles  ;  fi  ce  même  Mifem  pafia  la  mer 
rouge  à  pied  fec  à  la  tête  de  fon  armée  ;  s'il 
divifa  les  eaux  de  l'Oronte  &  de  THidafpe ,  & 
les  divifa  à  droite  &  à  gauche  ;  fi  une  colonne 
de  feu  éçlairoit  fon  armée  pendant  la  nuit  ;  fi 


I04  Hijloirc  Philofophiqut 

les  anciens  vers  orphiques  qu'on  chantoit  dans 
les  orgies,  célébroient  tous  ces  faits  prodigieux  : 
en  quoi  ce  Bacchus  ,  regarde  aujourd'hui  com- 
me un  être  fabuleux  chez  toutes  les  Nations , 
peut-il  faire  partager  à  Moyfe  la  fauffe  exif- 
tence  qu'il  a  reçue  de  la  Mythologie  ?  Com- 
ment ne  voit-on  pas  que  la  difFcrmce  qu'il  y 
a  à  cet  égard  entre  Moyfe  &  Bacchus ,  vient 
uniquement  de  ce  que  la  vérité  a  détruit  le 
menfonge  ;  &  qu'il  eft  impolîibîe  qu'un  peu- 
ple entier  eût  confenti  d'être  gouverné  durant 
tant  de  (îecles  par  une  loi  févere  &  rigoureu- 
fe ,  s'il  n'y  eût  eu  un  Moyfe  pour  la  fceller 
par  tous  les  prodiges  rapportés  dans  le  Penta- 
teuque  ?  Nos  Philofophes  qui  ont  copié  le  fa- 
vant  Huet  mot  pour  mot,  ont  été  jettes  fi  loin 
de  leur  route  ordinaire  ,  que ,  par  la  méprifc 
la  plus  cruelle  pour  eux  ,  on  les  a  vu  nous 
prodiguer  eux-mêmes  les  preuves  les  plus  con- 
vaincantes de  la  vérité  des  faits  infcrits  dans 
les  Livres  divins. 

La  reffemblance  des  faits  leur  a  fait  foup-r 
çonner  du  plagiat  de  la  part  des  Juifs.  Mais 
pourquoi  ?  c'eft  qu'ils  n'étoient  pas  inventeurs  ; 
e'eft  que  jamais  plus  petite  nation  ne  fut  plus 
grodiere  ;  c'eft  que  tous  leurs  menfonges  étoient 
des  plagiats  ,  comme  toutes  leurs  cérémonies 
étoient  vifiblement  une  imitation  des  Phéni^- 


de  la  Religion.  lo«J 

ciens  ,  des  Syriens  &  des  Egyptiens.  Non, 
fans  doute ,  les  Hébreux  n'étoient  pas  des  in- 
venteurs ^  mais  ils  n  etoient  pas  non  plus  des 
plagiaires.  Connoit  -  on  bien  ce  peuple  ,  pour 
ofer  dire  qu'il  a  emprunté  quelque  chofe  de 
ceux  qu'il  regardoit  comme  impurs  ,  &  qui 
traitoic  d'abominable  toutes  les  Religions  étran- 
gères ?  Aujourd'hui  même  tâchez  de  lui  faire 
adopter  quelque  chofe  de  contraire  à  fa  Loi , 
&  vous  verrez  Çi  vous  pouvez  gagner  quelque 
chofe  avec  lui. 

Que  les  livres  facrés  foient  parvenus  ou  non 
à  la  connoiffance  des  Gentils,  il  n'eft  pas  dou- 
teux qu'ils  en  ont  connu  plufieurs  faits,  alté- 
rés, il  efî  vrai,  par  des  traditions  qui  les  avoienc 
défigurés.  Ce  qu'il  y  a  de  bien  extraordinai- 
re ,  c'efl  que  ces  livres ,  les  plus  anciens  de 
tous  ceux  que  nous  poffédons,  foient  demeu- 
rés entiers  dans  leur  langue  originale,  tandi? 
qu'on  ne  voit  que  des  fragmens  chez  les  Na- 
tions les  plus  illuftres.  D'où  peut  venir  cela  , 
finon  de  ce  que  la  vérité  fumage  fur  les  temps 
au  les  fables  s'enfeveîilTent  ?  Que  ne  donne- 
roient  point  ceux  qui  fe  qualifient  d'efprits- 
fbrts,  pour  qu'il  n'y  eût  Jamais  eu  de  Moyfe> 
Cet  homme  les  défoie  avec  les  prodiges  dont 
il  a  rempli  fon  Hifloire.  Lqs  miracles  épou- 
^/antables ,  félon  eux ,  dont  il  a  été  l'Auteur 


lo6  Hijhire  Philojbphïquc 

&  PHiftorien ,  pourquoi  les  Egyptiens  n'en  ont- 
ils  pas  die  un  feul  mot  ?  Mais ,  avant  de  leur 
répondre  ,  qu'ils  me  permettent  de  leur  de- 
mander où  exiftent  les  livres  des  Egyptiens 
contemporains  à  ces  miracles. 

La  Loi  Judaïque  toujours  fubfiilante,  maigre 
la  difperfion  d'ifraël,  annonce  encore  aujour- 
d'hui le  grand  homme  qui  l'a  donnée.  L'or- 
gueilleufe  Philofophie  qui  ne  veut  voir  en  lui 
qu'un  heureux  impofteur ,  peut-elle  rendre  rai- 
fon  d'un  établiffement  fi  durable?  Qu'on  fe 
repréfente  tout  un  peuple  adoptant  un  livre 
qui  contient  fon  Hiftoire  ,  fes  Loix  avec  cer- 
taines prophéties  ;  jufqu'ici  tout  eft  naturel , 
&  n'a  rien  qui  furpalTe  l'art  des  impofteurs  : 
mais  oii  commence  le  merveilleux  ?  c'efl  que 
le  tifTa  de  cette  Hiftoire  foit  un  enchaînement 
de  prodiges  dont  on  prend  à  témoins  le  peu- 
ple ;  qu'on  perfuade  à  ce  peuple  qu'il  a  vu 
les  prodiges  qu'il  n'a  point  vus  ;  qu'on  exige 
en  conféquence  qu'il  leur  donne  cette  adhé- 
(ion  ferme  que  réclament  pour  eux  les  faits 
qui  ont  frappé  nos  fens  ;  que  cette  croyance 
pafTe  des  pères  aux  fils,  avec  une  telle  infail- 
libilité de  fuccès,  qu'elle  fervit  même  à  la 
Nation  ,  dans  fes  membres  difperfés  fur  toute 
la  terre  ;  que  non  content  d'exercer  leur  foi 
par  des  prodiges,  on  y  ait  encore  ajouté  des 


de  la  Religion.  loj 

prophéties  où  il  ell  prédit  que  leur  Nation 
fera  dans  les  ténèbres  de  l'aveuglement ,  &  que 
le  livre  qui  les  contient  fera  fermé  pour  eux  ; 
que  ce  livre  déshonorant  pour  eux  ,  au  lieu 
de  l'anéantir,  ils  l'aient  confervé  en  entier, 
fans  y  rien  changer,  fans  en  rien  ôter^  qu'ils 
le  portent  aujourd'hui  dans  toutes  les  contrées 
de  l'Univers ,  pour  adminiftrer  aux  Chrétiens 
qui  leur  font  odieux ,  les  preuves  dont  ceux-ci 
les  accablent  :  »  cette  (incérité  des  Juifs,  qui 
Î-)  gardent  avec  amour  &  fidélité ,  aux  dépens 
w  de  leur  vie  ,  un  livre  qui  les  déshonore  à 
»  tant  d'égards  ,  eft  fans  exemple  dans  le 
>î  monde ,  &  n'a  point  fa  racine  dans  la  natu- 
»  re.  «  (  Pafcal.  ) 

Nous  avons  ici  à  confidérer  Moïfe  comme 
Hiflorien  &  comme  Légiflateur.  Or  fous  la- 
quelle de  ces  deux  faces  que  nous  l'envifagions, 
il  nous  paroîtra  un  homme  divinement  inf- 
piré ,  &  fupérieur  à  tous  les  Légiilateurs  dont 
l'antiquité  profane  fe  glorifie. 

Ce  qui  d'abord  élevé  Moïfe  au-delTus  de  tous 
les  Hifloriens,  c'eft  qu'il  eft  le  feul  qui  nous 
a  dépeint,  par  des  expreffions  dignes  de  l'ad- 
miration même  des  Ecrivains  profanes ,  l'ade 
fublime  &  incompréhenfible  de  la  création. 
Sa  Cofmogonie  comparée  à  celles  des  différens 
peuples ,   çfl  auffi  Jublime  dans  fon  récit  que 


io8  Hijlolrc  Phllofophï(]uc 

la  leur  eft  chargée  de  fables.  An  moins,  de- 
puis que  l'Antiquité  eil  devenue  une  énigme 
pour  nous  ,  nous  ne  voyons  aujourd'hui  dans 
toutes  ces  Cofmogonies  que  des  rêveries ,  que 
des  extravagances  puériles  fi  juflemenc  appel- 
lées  par  Mr.  Hume  les  fonges  d'un  malade. 
Elles  paroifTent  comme  l'égout  d'une  fource 
pure  qu'elles  ont  infedée  dans  Tes  ruiiïeaux. 
Tandis  que  l'Hiftorien  Sacré  nous  ramené  à 
Dieu  qui  a  tout  fait ,  les  Hiftoriens  profanes 
ainfi  que  les  Poètes  ne  nous  entretiennent  que 
des  combats  divers  de  la  lumière  contre  les 
ténèbres,  du  bon  principe  contre  le  mauvais, 
des  géans  contre  les  Dieux,  de  Typhon  con- 
tre Ofiris.  C'eft  par  de  telles  fables  qu'ils  ont 
fouillé  les  opérations  d'un  Dieu  Créateur  & 
ArchiteSe  de  l'Univers. 

Encore  un  avantage  qu'il  a  fur  eux,  c'eft 
d'avoir  repréfenté  Dieu  tirant  la  matière  du 
néant ,  opérant  fur  cette  matière  qui  n'a  point 
du  être  fon  égale ,  la  façonnant  à  fon  gré  & 
avec  une  fouveraine  liberté  ,  animant  quelques 
portions  de  cette  matière  par  des  efprits  éga- 
lement créés  comme  elle,  ces  efprits  n'ayant 
pu  être  détachés  de  la  fubftance  divine ,  qu'elle 
n'^eût  été  elle-même  matérielle.  Ce  qu'il  y  a 
^e  certain ,  c'eft  qu'entre  tous  les  Philofophes 
de  l'Antiquité  il  n'y  en  a  pas  un  feul  qui  aie 


de  la  Religion.  109 

connu  la  création  de  la  matière.  Tous  font 
venus  fe  brifer  contre  fon  éternité  ;  &  même 
iî  en  efl  peu  parmi  eux  qui  aient  pu  fe  dé- 
fendre de  mêler  du  fatalifme  aux  opérations 
de  la  divinité  dans  la  produélion  de  cet  Uni- 
vers. Cefl:  en  vain  que  le  favant  Cudworth , 
qui  a  fort  étudié  la  Philofophie  Payenne,  a 
voulu  les  juftifier  fur  cet  article.  Eft-ce  par 
un  effort  de  raifon  que  Moïfe  fut  plus  éclairé 
que  tous  les  beaux  génies  de  l'Antiquité  ,  ou 
bien  eft-ce  à  la  révélation  qu'il  doit  fa  fupé- 
riorité  fur  eux  dans  la  Théologie  naturelle? 
Problême  affez  embarraffant  pour  les  Philofo- 
phes  de  nos  jours  qui ,  dans  le  deflein  de 
déprimer  le  Légiflateur  des  Hébreux  ,  remet- 
tent en  conteftation  ce  que  la  révélation 
avoit  décidé,  entreprennent  de  redonner  à  la 
matière  l'éternité  dont  il  l'avoir  dépouillée , 
èi  ofent  la  faire  en  quelque  forte  la  rivale  de 
!a  divinité. 

Moïfe ,  dira  t-on ,  n'a  rien  infinué  de  précis 
fur  Pexclufion  d'une  matière  préexiftente.  Mais 
fon  filence  fur  une  queftion  qui  a  fi  fort  tour- 
menté les  Philofophes  ,  ne  femble-t-il  pas 
dire,  qu'il  n'a  point  affocié  une  matière  éter- 
nelle à  r  Architeôe  du  monde  ?  Tertuîiien  écri- 
vant là-deffus  contre  Hermogene ,  fe  fert  de 
ce  filence   même  allégué  par  fon  adverfaire 


lia  Hijhirc  Pliâofophiquc 

comme  d'une  arme  ofFenfive.  w  II  faut,  dit-il^, 
»  que  Dieu  ait  fait  le  monde  de  rien,  puif- 
n  que  TEcriture  ne  dit  point  de  quoi  il  Ta 
»  fait.  « 

Si  Moïfe  n'a  point  été  infti  uit  de  la  création 
de  la  matière  ,  d'où  vient  qu'en  parlant  de 
celle  du  monde  ,  il  ne  lui  ell:  rien  échappé 
qui  décelé  fon  ignorance  fur  cette  grande  vé- 
rité? D'où  vient  que  maniant  des  matières  où 
la  raifon  humaine  n'apperçoit  aucunes  routes 
fûres ,  il  n'a  rien  avancé  fur  quoi  on  puifTe  le 
convaincre  de  menfonge  ?  D'où  vient  qu'il  n'a 
laiffé  fur  lui  aucune  prife  à  tous  ceux  que  le 
raifonnement  a  convaincus  ;  que  ,  fi  la  matière 
eil  d'elle-même,  elle  n'a  pas  dû  attendre  fa 
perfeftion  d'une  main  étrangère  ;  &  que,  fi 
Dieu  eft  infini  ,  il  n'a  eu  befoin  pour  faire 
tout  ce  qu'il  vouloit ,  que  de  lui-même  &  de 
fa  volonté  toute-puifiante  ? 

Les  plus  beaux  génies  avec  toute  leur  ca- 
pacité &  tous  leurs  talens,  dès  qu'ils  ont  voulu  ^ 
fans  le  fecours  de  la  révélation ,  faire  des  dé* 
couvertes  dans  les  caufes  premières  ,  n'ont 
réuili  qu'à  montrer  leur  ignorance  ainfi  que  les 
bornes  de  leur  efprit  en  donnant  dans  les  plus 
extravagantes  erreurs.  Qu'eft-ce  donc  que  ce 
Philofophe  extraordinaire,  qui  traitant  de  Fo- 
j-igine  du  monde,  afu  tenir  ferme  contre  toutes 


de  la  Retmon.  îiî 


"tD 


les  difcuflions  niétaphyfiques ,  fans  être  ébranlé 
par  la  tentation  de  faire  parade  de  fon  efprit ,  à 
la  manière  des  autres,  qui  fur  un  tel  fujetdifent 
toujours  ce  qu'ils  favent  &  ce  qu'ils  ne  favent 
pas  ?  Si  les  Poètes ,  qui  furent  les  premiers  Théo- 
logiens ,  ont  célébré  dans  leurs  vers  la  naif- 
fance  du  monde,  ils  en  ont  corrompu  la  tradi- 
tion par  leurs  fidions,  fous  prétexte  de  l'em- 
bellir, ou  plutôt  pour  l'accommoder  à  la  Re- 
ligion des  peuples  ,  qui  regardoient  comme 
autant  de  Dieux  les  principales  parties  du  mon- 
de. Si  quelques  Philofophes  ont  reconnu  le 
Démiourgos,  l'Architeâe  du  monde,  d'autres 
éblouis  par  les  fauffes  lueurs  de  leurs  raifonne- 
mens,  ont  abandonné  cette  doctrine,  pour  lui 
fubftituer  l'opinion  impie  de  l'éternité  du  monde 
quant  à  fa  matière  &  quant  à  fa  forme. 

La  queftion  de  l'origine  du  monde  a  été  de 
tout  temps  agitée  par  les  Philofophes.  Tous 
les  raifonnemens  qu'ils  hazardoient  fur  ce  fu- 
jet  ,  alloient  à  donner  au  monde  une  origine 
fî  ancienne,  qu'il  fut  impoflible  d'en  marquer 
le  commencement  :  les  Platoniciens  ne  pou- 
vant fe  débarralfer  des  objedions  d'Ariftote  qui 
maintenoit  l'éternité  du  monde  ,  &  voulant 
néanmoins  conferver  au  Souverain  Etre  la  pré- 
rogative néceffaire  d'être  la  première  caufe  de 
tout  ,  tâchèrent  d'accoiXimQder  le  fyftême  de 


112  Hijloïrc  Ph'ilofophiga 

leur  maître  avec  celui  dMriftote  ,  en  lui  faî- 
fant  dire ,  que  le  monde ,  proprement  éternel 
quant  à  fa  fubftance  ,  avoit  été  fait  quant  à 
fa  forme  ,  mais  fait  de  toute  éternité  ,  parce 
que  la  première  caufe  agit  ,  aufli-côt  qu'elle 
exifte.  L'éternelle  inadion  où  Ton  pîongeroic 
Pieu  ,  eft-elle  aifée  à  concevoir  ?  fi  la  réfoîu- 
tion  de  créer  le  monde  eft  éternelle  dans  lui, 
pourquoi  feroit-elle  demeurée  fans  effet  ?  Pour- 
quoi auroit-il  fufpendu  pendant  une  éternité 
l'exécution  d'un  deffein  qu'il  n'avoit  formé  que 
pour  exercer  fa  fageffe ,  fa  puilTance  &  fa  bon- 
té t  ces  attributs  n'ont  point  d'époque.  Pour- 
quoi les  effets  en  auroienr-ils  une  ? 

Ces  difficultés  qui  ont  embarraffé  les  Phi- 
lofophes  Payens ,  ont  paru  très-réelles  aux  Pè- 
res qui  entrèrent  en  lice  avec  eux ,  pour  fou- 
tenir  la  nouveauté  du  monde  telle  que  Moïfe 
l'a  enfeignée.  Origene  ,  après  avoir  établi  que 
ce  monde  matériel  a  été  véritablement  créé , 
dans  le  temps  mentionné  par  Moïfe ,  ne  craint 
point  de  dire  qu'il  a  été  précédé  par  une  in- 
finité d'autres  mondes ,  &  que  tous  cQs  mon- 
des ont  été  vraifemblablement  difFérens  les  uns 
des  autres ,  parce  que  la  fageffe  &  la  puiflance 
divine  font  infinies.  C'étoit  la  doélrine  de  Clé- 
ment d'Alexandrie ,  qui  l'avoît  héritée  du  fa- 
meux Pantanus.  Si.  Auguftin  n'ofant  aller  aùfll 

loin , 


de  la  Religion:  113 

loîîl,  a  néanmoins  été  trop  modéré  pour  Con- 
damner le  fentiment  d'Origene  ;  il  flotte  ,  il 
héiite  fur  cette  queftion,  qu'il  avoue  furpafler 
fes  forces. 

Comment ,  en  effet ,  ne  pas  fe  perfuader  que 
Dieu  ayant  toujours  été  Dieu  ,  doit  avoir  tou- 
jours été  Créateur  &  Seigneur  ;  qu'il  ne  doit 
avoir  laifTé  dans  la  durée  infinie  aucun  mo- 
ment fans  agir ,  comme  il  n'a  lailTé  dans  l'U- 
nivers aucun  efpace  vuide  ,  qu'autant  que  la 
fymmétrie  du  monde  l'a  voulu,  &  qu'il  a  été 
néceffaire  pour  le  mouvement  des  globes  cé- 
leiîes  ;  que  l'excellence  de  l'Être  infini  demande 
qu'il  agiffe  toujours,  &  qu'il  ne  lui  convient 
^point  de  laifïer  fes  perfedions  oifives  ;  que  fl 
volonté  étant  l'inflrument  dont  il  fe  fert  pour 
agir  ,  il  ne  doit  y  avoir  qu'un  inilant  indivifi- 
ble  entre  la  volonté  &  l'opération  ,  entre  la 
caufe  &  l'effet  ;  qu'il  ne  peut  y  avoir  eu  dans 
\m  aucune  raifon  d'attacher  à  un  point  de  l'é- 
ternité plutôt  qu'à  un  autre  l'exécution  d'un  dé- 
cret qui  émane  de  fa  bonté ,  de  cette  bonté 
qui  efl  éternelle  ,  &  dont  la  fécondité  efl  im- 
menfe  ? 

Cette  objeftion  envifagée  dans  toute  fa  force , 
a  d'abord  de  quoi  étonner  &  confondre  la  rai- 
fon. Audi  des  Phiîofophes  Chrétiens  ont  cru 
ne  pouvoir  y  répondre,  qu'en  diflinguant  deux 

Tome  L  H 


•114  Hiflotrc  Fhilofophiquc 

mondes ,  l'un  matériel  &  vifible ,  qui  eft  nou- 
veau ,  l'autre  fpirituel  &  intelligible  ,  donc 
l'origine  eft  cachée  dans  réloignemenc  infini 
des  fiecles  paflTés. 

.  L'idée  d'un  monde  intelligible ,  créé  en  nom- 
bre infini  de  fiecles  avant  notre  monde  vifî- 
ble ,  qui  fut  adoptée  par  pîufieurs  Pères ,  leur 
létoit  venue  des  Grecs  par  le  canal  de  Platc«i 
jqui  la  tenoit  vraifemblablement  de  Pyrhago- 
re  ,  comme  celui-ci  la  devoit  aux  Chaldéens 
ou  aux  Egyptiens.  Les  Platoniciens  enchantés 
l'adoptèrent. 

Pour  reprendre  donc  la  -difficulté  ,  tirée  de 
notre  im.puifTance  à  comprendre  que  Dieu  aie 
différé ,  pendant  toute  l'éternité,  fes  ouvrages, 
&  n'ait  ufé  que  d'hier  de  fa  puiffance  créa- 
trice ,  elle  vient  uniquement  de  notre  fauffe 
manière  de  concevoir  l'éternité.  En  la  com- 
pofant  de  parties  &  de  momens  ,  nous  nous 
en  formons  dans  l'efprit  une  efpece  de  phan- 
tônie  que  l'imagination  &  l'habitude  ont  con- 
facré.  Un  être  n'efl  pas  éternel ,  parce  qu'il  a 
été  pendant  une  infinité  de  momens  ,  mais 
parce  qu'il  n'*a  point  commencé  à  exifîer  :  car 
il  l'éternité  étoit  compoîee  d'inflants  ,  com- 
ment celui  où  nous  agitons  cette  queflion  au- 
roit-il  pu  arriver?  Efl-ce  donc  que  l'infini  sM- 
puife ,   ou  qu'il  eft  fufceptible  de  plus  &  de 


àc  la  Religion,  ii$ 

moins  >  D'ailleurs  quels  font  ces  êtres  qui  for- 
tant  à  chaque  inftant  du  néant  ,  &  qui  s'y 
replongent  aulfi-tôt?  Une  durée  éternelle 
compofée  d'inftants  infinis  eft  donc  une  chi- 
mère. 

Cet  antre  être  métaphyfique  qu'on  appelle 
le  temps  ,  cette  ligne  idéale  que  la  foiblefTe 
de  notre  imagination  fuppofe  parallèle  aux  évé- 
rtemens  ,  n'eft-il  pas  également  un  être  fans 
confilhnce ,  fans  réalité  ,  où  s'abyme  l'efprit 
humain  avide  de  tout  ce  qu'il  ne  conçoit  pas  > 
Comment  ce  phantôme  qui  n'eft  rien  par  lui- 
même,  &  qui  fut  la  première  Divinité  de  la 
Théologie  payenne  ,  peut-il  faire  naître  des 
difficultés  qui  ne  foient  pas  chimériques  ?  La 
durée  où  le  temps  n'eft  point  un  être  diftin- 
gué  de  l'exiilence  des  chofes  ,  non  plus  que 
l'éternité ,  n'eil:  point  diftinguée  de  l'être  né- 
ceffaire. 

Pourquoi  diftingue-t-on  dans  les  chofes  créées 
des  parties  de  durée ,  qui  font  les  élémens  du 
temps  ?  ces  élémens  que  font-ils  ,  finon  les: 
rapports  que  nous  appercevons  entre  les  chan- 
gemens  que  les  êtres  éprouvent  ?  or  ces  rap- 
ports ne  font  que  des  perceptions  de  l'efprit. 
Si  tout  étoit  immuable,  comment  concevroit- 
on  des  inftants  de  durée  ,  quelles  feroient  leurs 
bornes ,  quelle  feroit  la  durée  de  chaque  indant? 

H  % 


Ii6  Hijioirc  Philofophiqiic 

Dieu  même  pourroit-il  les  diftinguer  les  uns 
des  autres  ? 

Le  temps  ne  fauroit  donc  être  que  l'appa- 
tiage  des  créatures ,  comme  l'éternité  eft  celui 
de  la  Divinité  feule.  J^urnitas  cenfus  Divini" 
tatis  ,  dit  énergiquement  Tertullien.  C'eft  donc 
une  queftion  ridicule  de  demander,  pourquoi 
Dieu  s'eft  fervi  ji  tard  de  fa  puiffance  créa- 
trice. Ces  expreiïions  font  néceffairement  rela- 
tives au  temps ,  &  par  conféquent  très-peu  con- 
venables à  Dieu ,  qui ,  par  l'immobilité  de  fon 
être ,  ne  fauroit  s'y  trouver.  En  créant ,  il  pro- 
duit le  temps  qui  n'eft  point  diftingué  de  Texi- 
ftence  des  créatures.  Le  temps  lui  eft  donc 
étranger,  &  conféquemment  fbn  adion  n'eft 
■point  dans  le  temps. 

Puifque  l'éternité  ne  peut  s'allier  qu'avec 
l'immutabilité,  comment  pourroit-elle  devenir 
un  attribut  propre  à  la  matière  &  au  mouve- 
ment qui  ne  font  rien  moins  qu'immuables  ? 
<^uand  donc  on  parle  de  l'éternité  du  monde , 
on  ignore  ce  qu'emporte  avec  foi  une  telle  idée. 

Les  Philofophes  s'embarrafToient  de  favoir 
fi  les  oifeaux  avoient  été  avant  les  œufs ,  ou 
les  œufs  avant  les  oifeaux  *,  &  ne  pouvant  dé- 
-cider  cette  queftion ,  ils  fe  fauvoient  dans  l'é- 
ternité du  monde,  &  foutenoient  qu'il  de  voit 
y  avoir  une  efpece  de  cercle  dans  les  femen- 


de  la  Religion»  nj 

ces ,  &  que  les  œufs  &  les  oifeaux  avoient. 
toujours  été  engendrés  &  produits  alternative- 
ment l'un  par  l'autre  ,  fans  que  leur  efpece 
eut  jamais  eu  ni  origine  ni  commencement.. 
Ils  difputoient  aufli  beaucoup  entr'eux,  lequel 
du  jour  ou  de  la  nuit  avoit  précédé  l'autre» 
Si  la  nuit  a  précédé  le  jour ,  il  s'enfuit  dé- 
monflrativement  que  le  jour  n'eft  pas  éternel  »^ 
puifque  la  nuit  aura  exifté  auparavant;  il  en 
efl:  de  même  du  jour.  Par- tout  ou  il  y  a  fuc- 
ceiîion  ,  il  ne  fauroit  y  avoir  d'éternité.  S'il 
y  a  eu  un  premier  homme ,  comment  a-t-il 
pu  être  éternel  ?  Et  s'il  n'y  en  a  point  eu  ,  com- 
%  ment  exiflons-nous  aujourd'hui  ?  Une  fuccefïion 
infinie  d'êtres  dépendans  &  fujets  au  change- 
ment ne  fauroit  être  mieux  réduite  en  poudre 
qu'elle  l'a  été  dans  ce  morceau  d'un  ouvrage 
Anglois  intitulé  :  Religion  of  I^ature  ddlncatcd^ 
y>  Suppofez,  dit  l'Auteur,  une  chaîne  pendant 
yy  du  ciel  en  bas ,  d'une  hauteur  inconnue.  Sup- 
3)  pofez  enfuite  que  cette  chaîne ,  au  lieu  de 
5-)  defcendre,  fe  tienne  dans  une  fituation  fixe ^ 
:»  bien  que  chacun  de  fes  chaînons  pefe  vers 
»  la  terre  ,  &  que  ce  à  quoi  elle  efl  fufpen- 
»  due  ne  foit  pas  vifible.  Là-defTus,  on  de- 
»  mande  :  qui  eft-ce  qui  foutient  cette  chai- 
»  ne>  à  quoi  eft-elle  ainfi  fufpendue  ?  Croit-on 
»  qu'il    fuffife  de   répondre  ;  que   le  premier 

H  3 


Ii8  Hïjloire  Philofophigue 

»  chaînon  d'en  bas  tient  au  fécond ,  ou  à  ce- 
5>  lui  qui  eft  immédiatement  au-deflus,  le  fe- 
5>  cond ,  ou  plutôt  le  premier  &  le  fécond  pris 
»  enfemble  ,  au  troifieme ,  &  ainfi  de  fuite  à 
»  l'infini?  Car  qui  eft-ce  qui  foutient  le  tout? 
»  Une  chaîne  de  dix  chaînons  tombera ,  à  moins 
»  qu'une  PuifTance  capable  de  la  foutenir  ne 
yj  l'en  empêche.  Une  de  vingt  tombera  aulTî> 
»  à  moins  qu'elle  ne  foit  arrêtée  par  une  force 
»  encore  plus  grande ,  &  cela  à  proportion  de 
5)  raccroiffemenL  de  la  pefanteur.  Donc  celle 
»  qui  eft  compofée  d'une  infinité  de  chaînons 
»  tombera  certainement,  à  moins  qu'elle  ne 
5)  foit  foutenue  par  une  force  infinie ,  capable 
3)  de  porter  un  poids  infini.  Il  en  efl:  de  même 
3)  dans  une  chaîne  de  caufes  &  d'effets  qui 
T>  tendent  vers  quelque  fin  ,  ou  qui  gravitent , 
»:>  pour  ainfi  parler ,  vers  elle.  Le  dernier  de 
3)  ces  effets ,  ou  le  plus  bas ,  dépend  de  la  caufe 
r>  la  plus  prochaine ,  il  y  eft  en  quelque  ma- 
3)  niere  fufpendu.  Cette  caufe ,  à  fon  tour  ,  fi 
yi  ce  n'eft  pas  la  première  ,  eft  fufpendue  de 
»  même  à  quelque  chofe  au-deffus  d'elle,  6cc. 
»  Et  fi  cette  chaîne  de  caufes  &  d'effets  eft  in- 
»  finie ,  il  y  aura  un  effet  infini  fans  caufe  efii- 
»  ciente,  à  moins  qu'il  n'y  ait  une  caufe  de 
»  laquellç  tout  dépend.  Or  affirmer  une  chofe 
»  de  cette  nature  eft  une  abfurdité  au(li  gran- 


de  la  Religion.  Î19 

»  de  ,  que  fi  l'on  difoit  qu'un  poids  fini  ou  un 
T>  petit  poids  a  befoin  d'une  force  qui  le  fou-^ 
»  tienne  ^  &  qu'un  poids  infini  n'en  a  pas  befoin. «• 

Une  force  infinie ,  direz-vous ,  foutient  cette 
chaîne  d'un  poids  infini ,  dès  là  qu'on  la  met 
entre  les  mains  de  Dieu,  Oui ,  fans  doute  5 
mais  y  a-t-il  un  ordre  dans  la  fucceffion  des 
chaînons  ?  S'il  y  en  a  un  ,  chaque  chaînon  doit 
avoir  fa  place  marquée  dans  la  chaîne,  de  ma-. 
niere  que  l'un  doive  néceffairement  précéder 
l'autre.  Or ,  prenez  tel  chaînon  qu'il  vous  plai- 
ra, il  en  fuppofe  néceffairement  un  premier 
par  lequel  il  aura  fallu  commencer  pour  arri- 
ver à  lui.  Une  chaîne  de  caufes  &  d'effets  ne 
fauroit  donc  être  infinie,  &  il  n'y  a  pas  moyert 
de  la  prolonger  dans  l'éternité.  Il  faut  un  com- 
mencement à  tout  ce  qui  efi  créé  *,  &  le  temps 
où  on  le  place  efl:  une  chofe  abfolument  in- 
différente ,  puifqu'il  doit  toujours  être  précédé 
par  une  éternité. 

Puifque  le  monde  ne  fauroit  avoir  été  créé 
qu'il  n'ait  commencé  ,  il  s'agit  de  fixer  ce  com- 
mencement. Or,  félon  Moyfe  ,  la  matière  & 
les  chofes  créées  n'ont  que  fix  mille  ans.  Il 
nous  parle  d'un  premier  père  :  il  nous  fait  voir 
la  nature  humaine  naiifante  dans  Adam.  Mais 
ne  feroit-il  point  naturel  de  penfer  qu'Adam 
fut  fauve  d'un  malheur  commun  ,  comme  Noé 

H4 


I20  HlJIolre  F hilofophiquc 

le  fut  du  déluge  :  &  que  ces  grands  évene- 
jnens  ont  été  fréquens  fur  la  terre ,  depuis  la 
création  du  monde  l 

Tous  les  Ecrivains  de  TAntiquité  font  fi  mo- 
dernes vis-à-vis  de  Moyfe ,  qu'il  efl:  impofîi- 
ble  d'en  citer  un  feul  qui  ait  le  trifte  pou- 
voir de  le  contredire  fur  ce  qu'il  a  écrit  de 
l'origine  du  monde.  L'Auteur  des  Recherches 
fur  le  Defpoùfme  Oriental  l'a  fi  bien  fenti , 
qu'il  a  été  forcé  de  convenir ,  que  les  Prêtres 
Hébreux  ont  tâché  d'abforber  dans  leurs  An- 
nales toute  l'Antiquité ,  &  de  ramener  à  eux 
feuls  l'origine  de  toutes  les  nations.  Il  eft  vrai 
que ,  pour  fe  dédommager  d'un  aveu  qui  a 
dû  lui  coûter,  il  dit  qu'ils  ont  reconftruit  ces 
Annales  avec  plus  de  fuperftition  que  de  génie  , 
qu'ils  ont  déplacé  &  déguifé  les  matériaux 
primitifs  qu'ils  y  ont  employés;  de  forte  que, 
félon  lui,  ce  font  des  Archite61es  mal-adroits 
&  trompeurs ,  qui  en  fe  fervant  des  matériaux 
d'un  bâtiment  plus  ancien  qu'ils  ont  démoli , 
n'en  ont  point  effacé  les  reliefs  primitifs.  L'Hif- 
toire  de  la  création  &  du  déluge  ne  lui  pré- 
fente dans  la  Genefe  qu'un  double  emploi 
d'un  feul  &  même  fait  confidéré  fous  deux 
points  de  wMts  différens ,  l'un  naturel  qu'elle 
a  placé  en  fécond  ,  &  l'autre  aftrologique  , 
fyftématique  ou  myftique,  comme  on  le  vou- 


de  la  Religion*     \\^  I2I- 

dra  nommer ,  qu'elle  a  placé  en  premier.  »  Les 
»  folies  de  l'Aftrologie ,  dit- il,  ont  été  inven- 
>>  tées  avant  le  fyllême  de  la  création  des 
»  Hébreux  ;  cela  efl  vifible  par  les  rapports 
»  qu'on  peut  remarquer  entre  les  diverfes 
»  opérations  des  fept  jours ,  &  les  prétendues 
»  vertus  &  propriétés  aflronomiques  àts  fept 
5>  Planètes.  i°.  Le  jour  auquel  le  Soleil  pré- 
»  fide ,  la  lumière  fut  faite.  2°.  Le  jour  de  la. 
3>  Lune  fut  celui  où  le  Firmament ,  PAtmof- 
»  phere  furent  faits  ;  &  où  la  divifion  des 
»  eaux  fupérieures  &  des  eaux  inférieures  fut 
»  marquée ,  parce  que  la  Lune  préiide  à  l'At- 
»  mofphere,  &  qu'halle  efl  regardée  comme 
33  une  Planète  humide  &  aquatique.  3^  Le 
y>  jour  de  Mars ,  comme  c'eft  une  Planète  ré- 
»  putée  charnelle ,  brutale  &  grolîiere  ,  IW- 
yy  ride  parut ,  &  fut  appelle  Terre.  4^  EU:  le 
y)  jour  de  Mercure.  Mercure  a  toujours  été  re- 
5)  gardé  comme  le  Miniftre  des  Dieux ,  com- 
3>  me  le  MeîTager  du  Ciel  aux  Enfers ,  &  des 
»  Enfers  au  Ciel  :  ces  attributs  lui  provien- 
»  nent  de  ce  qu'anciennement  il  avoit  été 
5>  l'annonce  fymbolique  des  Fêtes ,  &  l'emblê- 
3>  me  du  commerce  des  Mortels  avec  les  Dieux 
»  par  leur  culte  &  par  leurs  prières.  C'eft  là^ 
»  fans  doute  ,  la  raifon  pour  laquelle  il  eft  dit 
»  que  les  (Ignaux  des  fêtes  &  des  alTemblées 


J 


122  Hi/îôirc  Philo fophiqiic 

»  (  le  Soleil  &  la  Lune  )  furent  placés  ce' 
»  jour-Ia  dans  le  Ciel.  ^°.  Le  jour  de  Jupiter. 
»  Comme  c'eft  la  Planere  de  l'air  &  Pabon- 
»  dance  multipliée  ,  félon  TAftrologie  ,  il  a 
»  bien  fallu  que  les  oifeaux  aient  été  créés 
»  dans  Pair  &  les  poifTons  dans  la  mer,  lors 
»  du  cinquième  jour.  6"",  L'homme  &  la  fem- 
»  me  créés  le  jour  de  Vénus  ,  ne  demandent 
»  point  d'explication.  7^  Enfin  Dieu  s'eft  re- 
»  pofé  le  jour  de  Saturne,  Planète  fombre  & 
yy  taciturne ,  qui  tranche  tout  &  ne  produit 
»  rien ,  félon  l'Aftrologie.  ^ 

Quelque  ingénieux  que  puifTe  être  ce  rap-^ 
port  des  Planètes  avec  les  jours  de  la  création^ 
dans  l'ordre  que  Moyfe  leur  a  marqué  ,  lï 
n'eft  pas  moins  vrai  qu'on  ne  fauroit  le  regar- 
der que  comme  le  jour  d'un  efprit  qui  ajufîe 
après-coup  des  explications  plus  ou  moins  vrai- 
femblables  à  un  événement  quelconque.  II  y 
a  plus  de  fimplicité  &  de  dignité  dans  le  dif- 
ciours  que  l'Hiflorien  des  Hébreux  met  dans 
la  bouche  de  Dieu.  »  Vous  travaillerez  ,  & 
»  vous  ferez  toute  votre  œuvre  durant  fîx  jours. 
>^  Mais  le  feptieme  jour  efl  le  repos  de  l'Eter- 
»  nel  votre  Dieu.  Vous  ne  ferez  aucune  œuvre 
»  en  ce  jour-là.  Car  en  fix  jours  le  Seigneur 
»  a  fait  les  Cieux  ,  la  terre ,  la  mer ,  &  tout 
»  ce  qui  y  éft  contenu,  &;  a  cefTé  le  feptie- 


de  la  Religion.  izj 

»  me  jour  de  produire  de  nouveaux  êtres  ; 
î>  c'eft  pourquoi  l'Eternel  a  béni  le  jour  du 
»  repos  &  l'a  fandifié  ou  fe  l'efl:  réfervé.  « 

Cette  manière  de  compter  les  jours  par  le 
nombre  fept  ^  &  de  fanâifier  le  feptieme, 
étoit  chez  les  Hébreux  une  profeffion  folem- 
nelle  de  la  création  du  Ciel ,  de  la  Terre  , 
du  Soleil ,  en  un  mot  de  la  Nature  entière  ; 
&  en  même-temps  la  condamnation  la  plus 
éclatante  du  polythéiTme  des  nations.  Chez  les 
Payens ,  c'étoit  un  aéte  d'idolâtrie  par  lequel 
ils  rendoient  un  culte  aux  fept  Planètes. 

Si  l'ordre  de  la  femaine  &  le  repos  d'un 
jour  par  chaque  femaine  établis  par  Moyfe , 
font  une  imitation  de  la  diflribution  des  jours 
faits  par  les  Payens  en  l'honneur  des  fept  Pla- 
nètes ,  il  s'enfuit  que  les  premiers  hommes 
auroient  eu  d'abord  une  Religion  monftrueufe , 
&  horriblement  chargée  d'opinions  bizarres  ;  & 
que  Moyfe  auroit  mis  de  côté  ce  prodigieux 
amas  de  fuperftitions ,  pour  former  un  corps 
de  Religion  plus  fimple.  Mais  qui  ne  voit 
que  cette  profeffion  n'eft  point  dans  le  vrai, 
&  que  la  Religion  fimple  ,  telle  que  Moyfe 
1  a  renouvellée ,  a  dû  précéder  celle  que  nous 
voyons  altérée  &  défigurée  chez  les  Payens? 
C'efI:  en  tout  &  par-tout  qu'on  commence  par 
le  fimple ,  qui  fe  charge  &  grollîr  par  des  ad- 


124  Hïjïotrc  Vhilofopîiîqut 

dirions ,  par  des  broderies ,  par  des  commen-' 
taires. 

Je  fuis  fort  incliné  à  croire  que  les  Egyp-. 
tiens  dans  la  plus  haute  Antiquité ,  comptoient 
les  jours  par  fept  ;  &  quoique  les  Grecs ,  du; 
temps  d'Homère  &  d'Héfiode ,  ne  connufTent 
pas  encore  l'ordre  ni  les  noms  des  Planètes , 
&  qu'ils  diilribuafTent  leurs  mois  en  trois  dé- 
cades de  jours,  il  n'eft  pas  moins  confiant  par 
Eufebe  ,  qui  cite  plufieurs  vers  de  ces  deux 
Poètes ,  que  les  Grecs  même  avoient  quelque 
refped:  pour  le  feptieme  jour.  Les  Egyptiens 
ayant  mieux  confervé  les  traditions  &  les  ufa- 
%Qs  de  la  plus  haute  Antiquité  que  les  autres^ 
nations  ,  il  en  arriva ,  &  fans  deflein  de  leur 
part ,  qu'ils  réglèrent  leur  agronomie  &  l'or- 
dre de  leurs  jours ,  en  comptant  par  fept  ^ 
comme  on  faifoit  du  temps  de  Noé  &  du 
temps  d'Adam.  L'efprit  de  cet  ufage  s'étant 
perdu  avec  le  temps  ,  ils  crurent  le  retrouver 
y  dans  le  nombre  des  Planètes ,  qui  leur  parut 
avoir  rapport  à  cet  ordre  de  la  femaine,  quoi- 
que ces  chofes  ne  tinffent  l'une  à  l'autre  que 
par  un  fil  imaginaire.  La  chofe  eft  fi  vraie 
que  le  fyftême  planétaire  des  Egyptiens ,  des 
Grecs  &  des  Romains  ,  a  été  inconnue  aux 
Chinois ,  aux  Indiens ,  aux  peuples  du  Nord  , 
bien  qu'ils  connuffent  la  divifion  du  temps  ea 


de  la  Religion.  12*5 

femaines.  Il  faut  donc  remonter  au-delà  du 
fyflême  planétaire ,  pour  trouver  la  vraie  rai- 
fon  de  cet  ufage  antique  où  l'on  étoit  de 
compter  la  fuite  des  jours  par  le  nombre  fept 
perpétuellement  réitéré.  Si  l'on  obferve  cet 
ordre  ,  qui  effc  de  redefcendre  du  compofé  au 
(impie,  il  paroîtra  évident,  que  le  fyftême  de 
la  création  des  Hébreux  eiî  indépendant  des 
folies  de  PAftrologie, 

Il  y  auroit ,  fans  doute  ,  de  la  Cupidité  à 
'imaginer  que  Dieu  a  voulu  mettre  dans  ïes 
ouvrages  un  rapport  aftroîogique.  Moyfe  avoit 
écrit  long-temps  fa  Cofmogonie ,  avant  que  la 
mythologie  Grecque  &  Latine  eût  pris  figure, 
&  qu'on  fe  fût  avifé  de  régler  les  départe- 
mens  des  Divinités  de  nouvelle  création  ,  en 
leur  afîignant  les  Planètes  pour  demeure.  Sa- 
turne, Jupiter,  Mars,  Mercure  &  Venus,  Dieux 
inventés  à  l'occafion  &  à  l'im.itation  de  ceux 
d'Egypte  ,  font  certainement  moins  anciens 
que  Moyfe.  Les  Egyptiens ,  même  de  foh 
temps ,  n'avoient  pas  encore  commencé  à  faire 
des  obfervations  aftrologiques  fur  les  Planètes. 
Car  (i  dès  lors  ils  l'euffent  fait ,  &  qu'ils  euf- 
fent  placé  des  Dieux  dans  les  aflres  ;  comment 
les  Athéniens ,  originaires  de  Sais ,  &  te- 
nant àts  Egyptiens  leurs  ancêtres,  la  coutu- 
jne  de  compter  leur  premier  mois  en  fixant 


jz6  Hijloire  Philofophique 

le  commencement  de  l'année  au  Solftice  d'été , 
auroient-ils  manqué  d'être  fidèles  à  la  divilion 
de  la  femaine,  &  à  la  pratique  importante 
.d'honorer  chaque  jour  une  Planète  ?  Tout  con- 
court donc  à  nous  montrer  combien  le  culte 
.des  Planètes  eft  nouveau ,  &  qu'il  a  été  pré- 
cédé par  la  femaine  Sabbatique  des  Hé- 
.breux. 

On  ne  fauroit  difconvenir  que  le  Soleil  qui 
préfide  au  jour,  où  la  lumière  fut  faite,  &  la 
Lune   qui  préfide  à  Taîmofphere,  où  la  divi- 
fion  des  eaux  fupérieures  &  des  eaux  ordinai- 
res  fut    ordonnée ,  ont   des   rapports  heureux 
avec  les  deux  premiers  jours  de  la  création  de 
3îoyfe  :  mais  l'Ailire  de  Mars,  réputé  féroce, 
cruel  &  fanguinaire  ,    parce  qu'il   eft  regardé 
..comme  le  Dieu  de  la  guerre,  quelle  analogie 
peut-il  avoir  avec  la  Terre  élevant  de  toutes 
parts  fa  large  furface ,  couverte  des  germes  de 
toute  efpece,   que  le  Créateur  y  avoit  femées 
par  fa    parole    féconde ,    &    n'attendant    que 
l'adion   d'un    r effort    univerfel    pour    devenir 
un  jardin  délicieux ,  émaillé  de  fleurs  &  rem- 
.pli  de  fruits  ?  Ce  ne  fut  que  le  quatrième  jour 
que  le  monde  nouveau-né  fut  dégagé  des  lan- 
.ges  qui  l'enveloppoient.  Car,  malgré  la  divi- 
fion  des  eaux  fupérieures  &  des  eaux  inférieu- 
res, qui  fut  l'ouvrage  du  fécond  jour,  l'air  fe 


de  la  Rdîgîon.  127 

.trouva  le  troifieme  prodigieufemsnt  rempli  de 

'  vapeurs  qui  rendirent  à  la  terre  une  partie  des 
eaux  célefles.  Le  Soleil ,  la  Lune  &  les  Etoi- 
les fixes  étoient  demeurés  invifibles  jufqu'au 
quatrième  jour ,  oii  toutes  les  vapeurs ,  qui 
s'étoient  afFaiffées ,  lailTerent  dans  l'air  une  pu- 
reté &  une  clarté  extraordinaires.  Ce  fut  alors 
qu'ils  parurent  dans  le  Firmament.  Le  Soleil 
&  la  Lune  étant  par  leur  nature  les  fignaux 
des  fêtes  &  des  afTemblées ,  fe  trouvent  avoir 

^quelque  liaifon  avec  la  Planète  de  Mercure, 
qui  avoit  été  anciennement  l'annonce  fymbo- 
lique  des  fêtes.  Mais  pourquoi  le  nom  de  Ju- 
piter a.-t-il  été  donné  au  cinquième  jour,  qui 

.fut  celui  où  les  animaux  s'élancèrent  du  fein 
de  la  terre  ,  où  l'air  fut  peuplé  d'oifeaux ,  & 
la  mer  remplie  de  poiiïbns  ?  La  chaleur  du  Soleil 
étant  nécefTaire  à  la  génération  de  cqs  créatures , 
peut-être  eût-il  mieux  convenu  de  donner  le 
nom  de  cet  Aflre  au  cinquième  jour  qui  lui 
doit  fa  fécondité  ,  fi  le  premier  ne  lui  avoic 
pas  été  confacré  ?  L'homme  &  la  femme  créés 
Je  jour  de  Vénus ,  font  i'allufion  la  plus  heu- 
reufe  pour  le  fixieme  jour.  Si  l'on  a  réfervé 
.pour  le  feptieme  la  Planète  fombre  &  taci- 
turne de  Saturne ,  qui  tranche  tout  &  ne  pro- 
duit rien ,  c'eft  que  les  fix  temps  de  la  Créa- 
tion avoient  cours  parmi  les  traditions  natio- 


128  HiJIotre  Philofophiqiit 

naîes ,  ainfi  que  Patteftent  dans  leurs  Cofmo- 
logies  les  Perfans  &  les  Etruriens. 

Je  croirois  afTez  volontiers  que  les  fix  jours 
de  la  Création  de  la  Genefe  avoient  pafTé  en 
tradition  chez  les  peuples  anciens  ;  que ,  con- 
formément aux  opérations  de  chaque  journée, 
on  chercha  dans  le  nombre  des  fept  Planètes 
fi  bien  afTorti  aux  Cix  jours  de  travail ,  &  au 
•feptieme  qui  fut  celui  du  repos  de  l'Eternel, 
quelques  vertus  ou  propriétés  qui  pufTent  s^ 
v'ïier  par  une  analogie  naturelle  ;  que  la  fuperf- 
tition  les  croyant  propx-es  à  y  loger  des  Dieux  ^ 
on  choifit  parmi  eux  les  Dieux  dont  les  attri-- 
buts  pouvoient  mieux  qua^drer  avec  le  genre 
de  travail  qui  cara£lérife  chaque  jour.  Sup- 
primez tout  cela  ;  &  vous  vous  verrez  réduit 
à  ne  pouvoir  rendre  raifon  pourquoi  la  fliperf- 
tition  a  placé  dans  les  Planètes  les  Dieux  dont 
elles  portent  les  noms. 

On  a  cru  faire  honneur  à  la  Religion,  en 
difant  que  le  Livre  de  Moyfe  eft  la  fource  oli 
toutes  les  nations  ont  puifé  l'idée  de  la  Créa- 
tion du  monde.  Mais  ne  lui  en  feroit-on  pas 
davantage ,  en  difant  que  l'Kiftorien  facré  n'a 
fait  que  raconter  ce  qui  étoit  confacré  ,  pour 
ainfi  dire,  dans  la  mémoire  &  dans  toutes  les 
archives   des  nations  ? 

Mais  une  chofe  qui  mérite   ici  toute  notre 

attention , 


'    de  la  Religion,  129 

attention ,  c'eft  la  tradition  d'un  cahos  anté- 
rieur à  la  formation  du  monde ,  répandue  chez 
prefque  tous  les  peuples.  Leurs  théogonies  ou 
plutôt  leurs  Gofmogonies  en  font  foi.  Parmi 
ces  peuples  fi  difFérens  par  leurs  goûts,  par 
leurs  mœurs  ,  par  leurs  idées  ,  comment  n^ 
s'en  eft-il  point  trouvé ,  qui  aient  penfé  que 
tout  a  toujours  été  tel  qu'il  eft  ,  d'autant  plxis 
que  c'efl  la  première  idée  qui  s'empare  des 
efprits,  &  que  plufieurs  Philofophes  ont  été 
de  ce  fentiment  ?  Cette  uniformité  de  croyance 
dans  l'efprit  de  tant  de  nations  ,  ne  peut  avoir  été 
puifée  que  dans  le  dépôt  des  traditions  antiques. 
Quoique  l'efprit  humain  ne  puifle  arriver  à 
la  croyance  d'un  cahos,  fans  reconnoître  l'in- 
telligence productrice  de  ce  monde ,  cependant 
cette  connoifTance  ne  fufEfoit  pas  pour  conce- 
voir qu'elle  l'eût  tiré  d'un  cahos  affreux  &  in- 
forme. Rien ,  en  effet ,  dans  la  nature  ne  con- 
duit à  le  croire  ;  &  la  raifon  qui  voit  la  né- 
cefîité  d'une  intelligence  toute-puilTante  pour 
la  produ6tion  de  ce  monde  ,  voit  auflî  qu'il 
n'étoit  point  néceffaire  qu'il  eût  fon  berceau 
dans  un  cahos  préexîftant.  C'efl:  donc  l'intelli- 
gence créatrice  qui  s'efl  elle-même  manifeftée 
aux  hommes,  &  qui  leur  a  fait  connoitre,  par 
une  voie  différente  du  raifonnement ,  que  I© 
cahos  a  été  le  premier  état  du  monde. 
Tome  /.  l 


îjo  Hijîoire  Philojophîque 

Mais  fi  le  cahos  a  exifté  réellement ,  &  Û 
àe  la  tradition  qui  s'en  eft  défigurée,  font  for-* 
ties  ces  hifîoires  frivoles  &  ridicules  de  tous 
ces  combats  divers,  antérieurs  à  l'origine  de 
toutes  chofes  ,  la  création  de  Moyfe  ne  doit 
donc  point  être  confondue  avec  fon  déluge. 
Car,  de  la  manière  que  toutes  les  Cofmogo- 
nies  nous  peignent  le  cahos ,  elles  nous  mon- 
trent l'impoffibilité  d'y  placer  la  race  humai- 
ne. Dans  la  confufion  des  éîémens ,  les  parties 
terreftres  étoient  au  centre  ,  comme  le  fédi- 
ment  de  la  matière;  les  parties  aqueufes  cou- 
vroient  ce  fédiment,  &  un  efpace  ténébreux 
étoit  répandu  fur  les  eaux.  En  un  mot,  juf- 
qu'au  moment  ou  l'efprit  de  Dieu ,  c'eft-à-dire  ^ 
un  principe  d'aâivité  &  de  mouvement  tra- 
vailla fur  les  élémens  ,  ils  fe  trouvèrent  fans 
ordre  &  fans  forme  réglée.  Etoit-ce  bien  là 
un  féjour  propre  à  recevoir  des  hommes  ? 

Ce  cahos  qui  fut  le  berceau  du  monde  naif- 
fant  ,  a  fait  croire  à  plufieurs  Philofophes^ 
que  les  couleurs  que  Moyfe  avoit  employées 
pour  peindre  fa  création ,  avoient  été  fouillées- 
par  les  idées  que  lui  fourniffoit  un  fouvenir 
ténébreux  &  corrompu  des  grands  défordres 
arrivés  au  globe,  avant  qu'il  fût  habité  par 
Adam  &  par  fes  defcendans.  H  n'en  a  pas 
fallu  davantage  à  l'imagination    adive  &  Se- 


de  la  Religion.  131 

conde  pour  enfanter  une  foule  de  fyftémes  fur 
les  anciennes  révolutions  du  globe  terreftre. 
En  17^4  on  en  comptoir  déjà  quarante-neuf 
différens.  On  peut  toujours  en  inférer  que  la 
terre  a  éprouvé  d'anciennes  révolutions.  Ou- 
tre fon  mouvement  journalier  &  fon  mouve* 
ment  annuel,  qui  vont  l'un  &  Pautre  d'Occi- 
dent en  Orient,  on  a  commencé  de  nos  jours 
à  en  imaginer  un  infenfible,  qui,  aufli  lent  que 
les  fiecles ,  la  fait  tourner  du  Nord  au  Midi. 
»  Far  cette  pente ,  foit  apparente  ,  (i  ce  font 
«  les  Cieux  qui  par  un  mouvement  dont  la 
»  lenteur  eft  proportionnée  à  l'immenlité  de 
»  leurs  orbes,  penchent  &  entraînent  avec  eux 
»  le  foleil  vers  le  pôle;  foit  réelle,  fi  notre 
»  globe  par  fa  conftitution  pbyfique  tombe 
»  pour  ainfi  dire  infenfiblement  vers  un 
»  point  oppofé  à  la  direâion  de  ce  mouve- 
»  ment  caché  des  cieux  :  par  une  fuite  nou- 
»  velle  de  cette  pente  ,  l'axe  de  la  terre 
»  déclinant  toujours ,  il  pourroit  arriver  que 
»  ce  que  nous  appelions  la  fphere  obli- 
»  que  devînt  droite,  &  que  la  fphere  droite 
»  fût  oblique  à  fon  tour,  que  les  lieux  fitués 
ï»  aujourd'hui  fous  l'équateur  euiïent  été  fous 
r>  les  Foies,  &  les  Zones  glaciales  de  nos  jours 
»  devinflent  la  Zone  Torride.  «  (  Hijî.  PoL  des 
EtahUJfcmcns  des  Européens  dans  les  deux  Indes,) 

I  2 


r^l  Hijîoire  Phllofophlqut 

11  faut  avouer  que  cette  fuppofition ,  quô 
l'on  a  tant  de  fois  fait  fervir  de  fondement  à 
la  Théorie  de  la  terre ,  rend  compte  de  plu- 
fieurs  phénomènes.  Cette  grande  révolution  de 
toute  la  mafTe  du  Globe ,  en  doit  certainement 
entraîner  une  foule  de  particulières  fur  fa  fur- 
face.  La  Mer,  comme  l'inftrument  de  toutes 
ces  petites  révolutions ,  en  fuivant  la  pente  de 
Pinclinaifon  de  l'axe  qui  quitte  un  pays  pour 
couvrir  l'autre  ,  amènera  néceffairement  des 
inondations,  des  déluges.  Mais  fuivant  un  mé- 
moire fur  la  variation  des  étoiles  fixes ,  pré- 
fenté  à  l'Académie  de  Paris  par  Mr.  Euler,  il 
paroît  que  les  fupputations  aftronomiques  les 
plus  récentes  &  les  plus  exades,  s'oppofent  à 
celte  circonvolution  générale  &  à  ce  tranfporî 
fuccefïif  d'un  même  point  terreftre.par  difFé'- 
rens  climats.  y>  La  variation  de  l'Eeliptique , 
5>  dit  ce  favant  Académicien ,  en  fe  redreffant 
»  vers  l'Equateur  ,  ou  en  déclinant  vers  les 
»  Poks ,  ne  peut  jamais  atteindre  à  neuf  de- 
:»•.  grés.  «  D'autres  Agronomes  qui  ont  fournis 
Thypothefe  de  Mr.  Euler  à  de  nouveaux  cal- 
culs,  prétendent  quelle  n'excède  pas  même 
l'efpace  de  deux  degrés  &  demi.  Enfin  d'au- 
tres foutiennent  que  l'obliquité  de  ce  cercle 
eft  abfolument  fixe  &  invariable  ;  &  que  fi 
les  obfervations  des  anciens  ne  s'accordent  pas 


de  la  Religion,  133 

â  cet  égard  avec  celles  des  modernes  ,  c'eft 
que  les  Aftronomes  de  l'Antiquité  n'ont  pas 
fait  attention  à  la  réfradlion,  &  qu'ils  ont  pris 
fouvent  la  pénombre  pour  Tombre  vraie,  ce 
qui  a  dû  allonger  la  projeâ:ion  du  Gnomon, 
Voyei^  les  Recherches  Philofophlqiies  fur  les 
Américains  à  Varticle  des  Patagons. 

La  variation  de  l'obliquité  de  l'Ecliptique 
poufTée  jufqu'au  point  de  fuppofer  un  tranfporc 
fucceffif  d'un  même  point  terreflre  par  difTérens 
climats,  que  fix  cents  trente  mille  ans  ne  pour- 
roient  achever ,  étant  un  fait  très  -  incertain  , 
pour  ne  rien  de  plus  ;  les  Phyiiciens  ne  font 
pas  en  droit  de  lui  attribuer  ces  vicifîitudes 
qu'ils  fuppofent  que  notre  malheur  eu  fe  Planète 
a  éprouvées  par  elle-même.  L'on  ne  peut  non 
plus  argumenter  en  fa  faveur  ,  en  montrant 
dans  le  Canada  de  grands  oiTemens  d'animaux 
qui  devroient  ,  dit-on,  être  nés  fous  la  Zone 
Torride;  parce  que  ,  pour  que  le  Canada  fe 
fût  trouvé  entre  les  Tropiques  ,  il  faudroit 
qu'il  fe  fût  écoulé  une  énorme  fuite  de  fiecles 
jufqu'au  temps  préfent  &  qu'il  n'eft  point 
probable  que  des  fquelettes  d'animaux,  ex- 
pofés  prefqu'à  fleur  de  terre,  pufTent  fe  con- 
ferver  pendant  un  tel  laps  de  temps,  qui  fuf- 
fifoit  pour  décompofer  &  dégrader  des  mon- 


tagnes. 


13 


134  Htjloire  Philofophiqm 

Il  nous  conviendroit  très  -  peu  d'inquîeter 
les  Philofophes  fur  la  pofTedion  où  ils  font  de 
tout  temps ,  de  former  des  conjedures  tirées 
de  la  nature  des  êtres  phyfiques,  des  loix  du 
mouvement ,  fur  la  manière  dont  le  monde 
a  pu  être  formé  ,  fur  les  différens  états  par 
où  il  a  pu  pafTer  &  fur  les  changemens  qu'il 
a  pu  fubir.  11  leur  eft  encore  permis  de  s'abf- 
tenir ,  autant  que  le  demande  la  phyfique ,  d'a- 
voir recours  aux  caufes  qui  font  hors  de  la 
nature.  Leibnitz  a  pu  fans  doute  imaginer  que 
la  plus  grande  partie  de  la  matière  terreftre 
a  été  embrafée  par  un  feu  violent  dans  le  temps 
que  Moyfe  dit ,  que  la  lumière  fut  féparée  des 
ténèbres  ;  que  les  planètes ,  aufli-bien  que  la 
terre,  étoient  autrefois  des  étoiles  fixes  &  lu- 
mineufes  par  elles-mêmes ,  &  qu'après  avoir 
brûlé  long-temps ,  elles  fe  font  éteintes  faute 
de  matière  combuflible ,  &  qu'elles  font  de- 
venues des  corps  opaques  ;  que  la  bafe  de  toute 
la  matière  qui  compofe  le  globe  terreftre 
eft  du  verre,  dont  les  fables  ne  font  que  à^s 
fragmens  ;  que  de  la  croûte  refroidie  font  for- 
ties  les  parties  humides  qui  s'élevèrent  en 
formes  de  vapeurs,  retombèrent,  &  formè- 
rent les  mers.  Whifton  a  pu  également  afTu- 
rer  que  la  terre  a  été  autrefois  une  comète. 
On  peut  même  lui  pardonner  d'avoir  écrit  que 


de  la  Religion.  135' 

p  defcription  de  Moife  n'ed  pas  une  narration 
€xa6î:e  &  philofophique  de  la  création  de  l'u- 
nivers entier  &  de  l'origine  de  toutes  chofes, 
mais  une  repréfentation   hiftorique   de  la  for- 
mation du  feul  globe   terreflre.  Que   la  terre 
cnfevelie  auparavant  dans  le  cahos ,  reçut,  dans 
le  temps  mentionné  par  Moïfe ,   la  forme,  la 
firuation  &  la  confiftance  nécefTaires  pour  pou- 
voir être  habitée  par   le   genre  humain.  Que 
les  premières  paroles  de  l'Hiftorien  facré  indi- 
quent clairement  que  la  produélion  du  monde 
de  rien ,  que  nous  nommons  création ,  a  pré- 
cédé l'ouvrage  de  fix   jours,  &  qu'elles  peu- 
vent être  regardées  comme  une  préface  ou  intro- 
duction au  récit  qui  fuit ,  pour  prévenir  toute 
mauvaife  interprétation.  Que  l'idée  que  les  an» 
ciens  Philofophes  ont  eu  du  cahos ,  qui  leur 
a  paru  comme  le  magafin  ,  d'où  a  été  tiré  tout 
ce  que   notre  globe  contient ,    efl:  afTez  celîe 
de  Moyfe  ,    aux  fables  près  dont  il    n'a  point 
fouillé  fa  narration.  Que  le  peu  que  ctt  Hif- 
torien  dit  des  corps  immenfes  qui  roulent  fur 
nos  têtes,  comparé  aux  détails  où  il  entre  par 
rapport  à  ce  petit  grain  de  fable  que  nous  ha- 
bitons ,   prouve  bien  qu'il  n'a  eu  en  vue  que 
fa  formation  ;   d'autant  plus   que   s''il  eût    été 
queftion  de  la  première   origine  des   chofes, 
il  y  auroit  dans  fa  narration  quelque  chofe  de 

14 


13  5  Hijîoirt  Phiîqfophlqut 

louche,  en  ce  que  la  lumière  y  paroît  avant 
le  foleil ,  l'effet  devant  fa  caufe.  J'en  dis  au- 
tant des  fyftêmes  de  Woodvart,  de  Burnet  & 
de  Scheuchzer;  attendu  que  tous  ces  natura- 
lises paroifFent  s'être  occupés  à  chercher  les 
moyens  de  concilier  l'Ecriture-Sainte  avec  leurs 
opinions.  Il  eil  vrai  que  Mr.  de  BufFon  les  ré- 
fute tous  trés-folidement,  &  qu'il  prouve  très- 
bien  qu'en  mêlant  leurs  idées  à  celle  de  Dieu , 
ils  ont  dérogé  à  la  dignité  de  la  Religion  ,  & 
n'ont  laifTé  appercevoir  aux  incrédules  qu'un 
mélange  ridicule  d'idées  humaines  &  de  faits 
divins.  Il  lui  a  été  également  permis  de  hafar- 
der  fes  conjectures  fur  le  même  fujet,  &  de 
fuppofer  qu'une  comète  tombant  obliquement 
fur  la  furface  du  foîeil  ,  aura  déplacé  cet  af-^ 
tre,  &  qu'elle  en  aura  féparé  quelques  écla-^ 
bouffures  auxquelles  elle  aura  communiqué  un 
mouvement  d'impuluon  dans  le  même  fens, 
&  par  un  même  choc  ;  enforte  que  les  pla-^ 
netes  auroienc  autrefois  appartenu  au  corps  du 
foleil ,  &  qu'elles  en  auroient  été  détachées 
par  une  force  impulfive  commune  à  toutes  » 
laquelle  elles  confervent  encore  aujourd'hui. 
Pour  lui  rendre  la  pareille ,  il  faudroit  un  fe^ 
cond  BufFon  ,  c'efr-à-dire  ,  un  Ecrivain  de  la 
même  force ,  capable  de  donner  un  air  fpé^ 
cieux  à  tout  ce  qu'il  préfente  ,  &  de  prendre , 


dt  la  Religion.  137 

quand  il  le  faut,  un  ton  d'enthoufjafme  qui 
fait  refpeder  tout  ce  qu'il  propofe  quelque  in- 
croyable qu'il  foit  ;  tant  eft  forte  Tempreints 
de  fon  génie  fur  ceux  qu'il  captive  d'abord  par 
les  charmes  inexprimables  de  fon  éloquente 
diftion. 

Qu'il  nous  foit  permis  d'obferver  à  notre 
tour ,  que  les  limites  de  la  fcience  fur  les  cau- 
fes  premières  font  encore  aujourd'hui  où  elles 
ëtoient  du  temps  des  Fhilofophes  Grecs  ;  que 
quatre  fiecles  d'efforts  inutiles  dans  la  Grèce 
ne  les  ont  pas  reculées  d'un  feul  degrés  que 
Defcartes  &  les  autres  qui  font  venus  après 
lui ,  ont  été  arrêtés  par  la  même  barrière  in-* 
furmontable  ,  oppofée  de  tout  temps  par  la 
nature  à  la  Philofophie  ;  que  la  Philofophie 
devroit  enfin  être  laffe  ,  &  même  honteufe 
de  tant  de  courfes  qui  n'ont  abouti  à  rien  ;  que 
la  plus  grande  preuve  qu'on  puiffe  donner  de 
la  foibleffe  &  de  l'inconflance  de  l'efprit  hu- 
main ,  c'eft  cette  pente  naturelle  à  revenir  tou- 
jours à  fes  premiers  erremens ,  même  après 
les  avoir  abjurés;  que  notre  Europe  en  eft  un 
exemple  mémorable  par  l'ardeur  avec  laquelle 
nous  la  voyons  fe  replonger  dans  les  quef- 
tions  interminables  où  la  Grèce  s'étoit  égarée 
pendant  quatre  cens  ans. 

En  abandonnant  aux  Fhilofophes  &  aux  Hif- 


138  Hijlohz  Philofophiquc 

toriens  les  difculîions  fur  la  nature  de  la  ma- 
tière ,  de  Tefprit ,  de  la  fubftance ,  fur  les 
caufes  fecrertes  du  mouvement,  Moy^e  a  ref- 
pedlé  la  Majefté  de  Ton  fujet ,  en  même-temps 
qu'il  a  montré  la  profondeur  de  fes  vues.  11  a 
vu  que  toutes  les  excurfions  de  Pefprit  humain 
au-delà  des  bornes  que  Dieu  a  pofées  fur  la 
route  qui  conduit  aux  caufes  premières ,  étoient 
autant  de  pas  inutiles.  Son  filence  fur  tout  ce 
qui  depuis  a  fi  vivement  piqué  notre  curiofité, 
efl  une  preuve  de  la  connoifTance  qu'il  avoir 
des  forces  de  l'efprit  humain. 

Adam  eft-il  la  tige  du  genre  humain  ?  Voilà 
le  fait  que  Moyfe  pofe  avec  une  noble  con- 
fiance. Si  quelque  Hiftoire  ,  quelque  monu- 
ment attefte  qu'Adam  n'eft  pas  le  premier 
homme  ,  fon  Hiftoire  eft  fauffe ,  comme  elle 
eft  véritable  &  divine,  file  contraire  n'eft  pas 
prouvé.  Il  feroit,  en  effet,  bien  extraordinaire 
que  le  monde  étant  beaucoup  plus  ancien 
que  ne  le  fait  Moyfe  ,  il  n'en  eût  rien  tranf- 
piré  dans  les  écrits  qui  nous  font  parvenus  ; 
que  le  hazard  n'eût  jamais  fait  rencontrer  ni 
déterrer  nulle  part  le  moindre  événement  qui 
le  convainquît  de  menfonge  ;  que  cet  Hifto- 
rien  né ,  dit-on ,  chez  une  Nation  des  plus 
modernes ,  fût  néanmoins  le  plus  ancien  des 
Ecrivains  connus,  &   qu'il  eût  pofé  dans   la 


de  la  Religion.  139 

durée  des  temps  une  barrière  ,  que  ne  fauroient 
franchir  toutes  les  Antiquités  Chinoifes ,  Chai- 
déennes  &  Egyptiennes  ,  qu'elles  n'aillent  fe 
perdre  dans  des  temps  fabuleux.  Eft-ce  donc 
qu'on  n'auroit  pas  plus  de  connoifTance  de  cette 
Antiquité  ,  que  du  néant  qui  a  précédé  la 
création  ?  Mais  d'ailleurs  ne  feroit-ce  pas  une 
grande  merveille  que  Moyfe  eût  prévu  cette 
ignorance  univerfelle  du  temps ,  pour  y  jetter 
à  coup  fur  les  fondemens  de  fon  Hiftoire  ?  Ce 
qu'il  y  a  d'étonnant ,  c'eft  que  les  limites  oii 
Moyfe  a  relTerré  l'âge  du  monde  ,  étant  Çi  peu 
reculées ,  on  ne  voie  rien  au-delà  qui  foit  cer- 
tain chez  les  Nations  les  plus  jaloufes  de  leur 
Antiquité  ;  &  que  ,  pour  les  étendre  ,  on  foit 
obligé  de  recourir  à  des  incendies  ou  à  des 
inondations  qui  ont  rompu  le  fil  des  événe- 
rnens. 

Les  ténèbres ,  qui  femblent  redoubler  leur 
obfcurité ,  à  mefure  que  l'on  s'avance  dans  le 
champ  des  Antiquités  hifloriques  vers  les  li- 
mites que  Moyfe  a  marquées,  doivent  le  ren- 
dre d'autant  plus  refpeâable  aux  Philofophes, 
que  lui  feul  a  femé  dans  ce  ckanip  des  points 
fixes  &  lumineux ,  &  que  le  jour  luit  déjà 
pour  lui ,  quand  les  autres  Hiftoriens  n'ont  que 
des  fables  à  nous  raconter. 

Un  autre  événement  non  moins  confidéra- 


ÎJ[6  Hijioirc  Phiiofophiqiie 

bîe  dans  l'Hifioire  facrée  ,  c'eft  le  déluge  » 
dogme  hiftorique ,  rejette  autrefois  par  nos 
Philolbphes  ,  &  maintenant  adopté  par  eux  ; 
non  produit  par  des  caufes  furnaturelles ,  mats 
par  un  mouvement  périodique  qui  fait  rouler 
alternativement  les  eaux  de  la  mer  d'un  pôle 
à  l'autre  ;  non  caufé  par  des  cvénemens  bruf- 
ques ,  mais  par  des  effets  néceffaires  de  la 
conftitution  de  notre  monde.  Tel  étoit  le  ^tn- 
riment  des  anciens  Philofophes  de  l'Egypte, 
qu'on  fuppofe  avoir  été  les  dépofitaires  d'un 
grand  nombre  de  mémoires  &  de  monumens 
hiftoriques  fur  les  deflins  de  notre  Planète. 
Ces  Philofophes  Egyptiens  dirent  au  Grec  So- 
lon  :  Certis  tcmporiim  curricidls  illuvies  im^ 
mijfa  cœlitàs  omnia  populatur  :  multaquc  & 
varia  hominum  fuere  exitia  ;  ideo  qui  fucctdant ^ 
&  Utteris  &  mufis  orbatifiint  (Plato  in  Tymœo.  ) 
yoiià  donc  les  déluges  devenus  des  événemens 
périodiques  ,  &  les  fiecles  d'ignorance  ,  ainfi 
que  la  ruine  des  arts ,  des  fuites  néceffaires 
des  déluges. 

Cette  doârine  fur  les  inondations  ou  délu-' 
ges  univerfels,  a  été  vivement  embraffée  par 
l'Auteur  de  V Antiquité  dévoilée  par  f es  ufages,' 
Uimpiété  s'efl  elle-même  trahie,  en  y  rafTem-; 
blant  mille  traits  en  faveur  du  déluge  de  Noé. 
Mais  combien  l'Auteur  ne    les  a-t-il  pas  en> 


'de  la  Religion.  141 

poifonùés  par  Tarr  avec  lequel  il  a  fu ,  à  l'aide 
d'une  imagination  forte  qui  lui  indiquoit  des 
liaifons  fines  &  des  points  d'analogie  entre 
les  objets  les  plus  éloignés ,  faire  fervir  fes 
çonnoifTancês  diverfes  &  étendues  à  décruiref 
la  vérité  par  la  vérité  même  î  Avec  quelle 
dextérité  il  jette  à  droite  &  à  gauche  une  in- 
finité de  fils  dont  il  ourdit  la  trame  de  Ton. 
ouvrage,  &  dans  lefquels  il  finit  par  embar-; 
rafTer  fes  Ledeurs  peu  précautionnés  contre,  les 
pièges  artificieux  qu'il  leur  prépare  î  i-.^,^ 

■  ^\  l'Auteur  ne  conçoit  pas  comment  une  ca^ 
taftrophe  aulîi  remarquable  que  le  déluge ,  ne 
paroit  fous  la  plume  des  anciens  Ecrivains , 
qu'un  fait  ifole  aufïî-tôt  oublié  que  raconté  \ 
çroit-il  donc  qu'on  conçoive  mieux  comment; 
le  genre  humain  a  pu  fe  fauver  d'une  inon- 
dation univerfelle ,  à  laquelle  le  hazard  feul 
aura  préfidé  ?  Une  révolution  auiIi  terrible  que 
celle  où  il  fe  peint  tous  les  élémens  en  guerre 
les  uns  contre  les  autres  ,  la  malTe  à^s  eaux 
agitée  dans  toute  fa  profondeur ,  le  globe  tour« 
nienté  par  à^^  convulfions  violentes  ,  devoir 
naturellement  ramener  pour  jamais  Thorreur: 
de  l'ancien  cahos  dans  la  demeure  de  l'hom- 
me. Si  ce  grand  événement  n'eût  été  produit 
par  une  caufe  furnaturelle ,  le  genre  humain 
auroic  été  totalement  dilfous  dans  cette  dépu- 


24T  Hijlôtre  Philojbphîque 

ration  générale  de  PUnivers,  &  depuis  bien 
des  fiecles  il  feroit  refté  pour  toujours  au 
nombre  à^^s  poflibles. 

•  Si  l'homme  échappé  aux  malheurs  du  monde 
ne  fauroit  être  trop  approfondi  ,  la  caufe  de 
Tes  malheurs  a-t-elle  donc  dû  paroître  afTez  in- 
différente à  l'Auteur,  pour  qu'il  ait  glifîé  fur 
un  objet  qui  le  devoit  fixer  autant  que  Çqs 
triftes  effets  ?  On  le  voit  occupé  à  chercher 
dans  l'Antiquité  un  premier  fait  dont  il  puifTe 
partir,  pour  trouver  l'Hiftoire  du  genre  hu- 
main dans  l'efprit  de  fes  établiffemens.  Cette 
révolution  phyfique  qui  a  changé  la  face  dé 
notre  globe,  &  qui  a  donné  lieu  à  un  renou- 
vellement total  de  la  fociété ,  lui  paroît  être 
ce  fait ,  il  lui  tient  lieu  du  péché  originel,  qui 
eft  la  première  pierre  de  l'édifice  de  la  Reli- 
gion Chrétienne.  Sa  fombre  imagination  lui 
peint  l'homme,  qui  a  furvécu  au  déluge,  trif- 
te  ,  mélancolique  &  religieux  à  l'excès.  Sur  ctt 
état  où  il  le  voit  plongé,  il  imagine  quelles 
ont  été  fes  premières  démarches ,  &  comment 
elles  ont  été  réglées  par  les  différentes  pallions 
de  fon  ame.  Le  temps  avoir  depuis  bien  des 
(îecles  réparé  les  défordres  phyfiques  produits 
par  le  déluge  fur  la  terre  ,  qu'il  n'avoir  pas 
encore  réparé  les  défordres  moraux  caufés  dans 
l'efprit  humain  par  cet  événement  terrible.  De- 


de  la  Religion^  143 

îa  ces  inftitutions  religieufes  &  politiques  qui 
ont  duré  bien  au-delà  des  imprefîions  de  ter- 
reur <jui  leur  avoient  donné  nailTanee.  Inde 
prima  mali  labes. 

Mais  plus  il  s'attache  à  mofitrer  que  le  dé- 
luge eft  la  véritable  Epoque  de  THiftoire  de 
toutes  les  Nations ,  que  toutes  leurs  inftitutions 
tiennent  à  ce  grand  événement;  plus  on  doit 
trouver  étrange  que  le  déluge  foit  amené  dans 
{gs  Ecrits  ,  fans  avoir  été  préparé,  ou  plu- 
tôt qu'il  n'y  paroifTe  que  comme  un  eftet  de 
l'enchaînement  fatal  des  caufes,  &  non  comme 
celui  d'une  main  toute-puifïànte.  Que  peut-il 
alors  efpérer  d'un  fyftême  qu'il  ne  fauroit  éta- 
blir ,  qu'en  détruifant  la  première  de  toutes  les 
vérités,  l'exiftence  de  Dieu? 

Le  déluge ,  qu'il  paroît  nous  préfenter  dans 
îe  cercle  des  changemens  réglés  &  des  révolu- 
tions périodiques  qui  détruifent  le  monde  pour 
le  renouveller,  fuppofe  une  fatalité  qui  prend 
fa  fource  dans  l'athéifme.  Qui  croiroit  qu'un 
Philofophe  moderne,  en  refTufcitant  les  vieil- 
les rêveries  de  Platon  &  de  Séneque ,  qui  nous 
annoncent  d'un  ton  romanefque  les  différent 
états  ou  degrés,  par  où  tous  les  êtres  phyfi- 
ques  &  moraux  font  forcés  de  paffer ,  &  cela , 
d'après  un  fyftéme  qui  nous  montre  le  pur 
athéïfme  caché  fous  les  noms  pompeux  du  grand 


144  BiJIoire  Fhilojbphlque 

Jupiter,  de  la  caufe  des  caufes  :  Qui  crokôît'^ 
dis- je,  qu'un  homme  ivre  d'atheiTme  ,  fe  fûc 
imaginé  de  pénétrer  mieux  dans  refpric  de  l'An-* 
tiquité,  connoître  mieux  l'origine  des  Nations^ 
que  tous  les  Hiûoriens  fi  ftériles  à  Ton  gré  fur 
le  grand  événement  du  déluge >  Lui-même,  em 
nous  rapportant  d'après  les  deux  Philofophes 
cités,  que  chaque  période  a  fon  enfance,  fou 
adolefcence  ,  fa  jeuneffe ,  fa  virilité  ,  fa  vieil- 
leffe  \  que  la  vertu  &  la  félicité  commencent 
chaque  période;  que  le  vice  &  toutes  fortes 
de  maux  le  terminent  ^  que  la  chaîne  facrée 
qui  lie  les  Dieux  &  les  hommes ,  les  retire  du 
fond  de  l'abyme  ou  ils  étoient  plongés  ^  pour 
recommencer  un  monde  nouveau  où  fe  renou- 
velleront les  mêmes  fcenes  que  dans  les  précé- 
dens  ;  que  cette  chaîne  fatale  amènera  à  l'infini 
des  mondes  qui  s'anéantiront  en  nous  racontant 
de  pareilles  rêveries,  empruntées  delà  Théologie 
Payenne ,  ne  mérite-t-il  pas  une  place  parmi 
ces  conteurs  puérils  dont  il  dit  que  la  fcience' 
n'eft  qu'un  délire  pompeux  &  perpétuel? 

Comme  le  déluge  a  été  produit  par  une  caufe 
furnaturelle  ,  c'efl  au(îî  à  elle  qu'il  faut  attri- 
buer la  prompte  réparation  des  maux  phyfiquCs 
qu'il  avoit  produits  fur  la  terre.  Car  il  eft  ridi- 
cule de  s'imaginer  que  les  montagnes  aient  pu 
fervir  de  retraite  aux  hommes  échappés  au  nau- 
frage 


'  'Vrf^  la  Rdigîorii  14-^ 

frage  du  monde  enfeveli  fous  les  eaux  ,  parce 
que  les  fommets  de  ces  montagnes ,  d'autant 
plus  ftériles,  d'autant  plus  arides  qu'elles  font 
plus    élevées ,    ne  fauroient  produire  affez   de 
plantes  alimentaires  pour  fuftenter  les  familles 
réfugiées  avec  leurs  troupeaux.  Platon  a  pu  fe 
plaire  ,  dans  fes  rêves  philofophiques,  à  mon4 
ler  fur  les  montagnes ,  à  y  confidérer  le  bercéaii 
&  l'afyle  du  Genre-Humain  ;  à  fe  le  repréfen-^ 
ter,   au  fortir  du  déluge,  fur  le  fommet  "des 
plus  hautes  montagnes  ;  enfuite  au  pied  de  ce^ 
mêmes  montagnes  ;  enfin  dans  les  plaines.  Ces 
trois  pofitions    différentes  &   fuccellives  où  il 
fuit  le   Genre- Humain ,  d'après  les  idées  qu'il 
s'étoit  formées  des  défaftrés  du  déluge,  lefquels 
avoiént   donné  naiffance  à  des  traditions  infor- 
més &  corrompues ,  ne  peuvent  être  regardées 
que  comme  un  tableau  idéal  comparé  avec  ce- 
lui que   préfentent    ces   traditions  :   car   fi  le 
Genre-Humain  eût  du  paffer  par  toutes  les  mi* 
feres  dont  il  fait  la  trifte  peinture ,  elles  n'au- 
roient  pas  tardé  à  le  détruire  entièrement. 

L'Hiilorien  facré  plus  inftruit  que  Platon, 
qui  cachoit  fon  ignorance  fous  des  fables  &  des 
énigmes,  nous  appfend  que  la  multiplication 
des  hommes  dans  les  plaines  de  l'Orient,  le 
berceau  du  Genre-Humain  réparé ,  s'accrut  avec 
rapidité.  Tout  concouroit  à  la  favorifer ,  la  bonré 

Tome  L  K 


3^6  Hijloirc  Philofophi^uc 

du,  climat,  la  fécondité  de  la  terre,  l'aflivité, 
Tinnocence,  la  frugalité.  Lorfqu'elle  fut  parve- 
nue à  un  certain  excès ,  elle  les  obligea  à  s'é- 
loigner de  leurs  premières  habitations  &i  \  {c 
partager  en  différens  corps. 
.  Ces  Colonies  déterminées  dans  leur  marche 
par  le  cours  des  Fieuves ,  par  les  chaînes  des  mon- 
tagnes ,  par  les  lacs ,  par  les  marais ,  fe  répan- 
dirent de  tous  cotés  au  hazard,  &  rencontre- 
rer4t  fucceflivement  des  contrées  fertiles  &  des 
déferts  ftériles.  Les  animaux  s'étoient  encore 
plus  multipliés  que  les  hommes.  Ceux-ci  de- 
vinrent nécefTairement  chaffeurs ,  pour  conqué- 
rir, en  quelque  forte  fur  les  animaux,  les  cam- 
pagnes fertiles  qui  leur  fervoient  de  repaire ,  & 
pour  les  empêcher  de  dévafter  leurs  moiffons, 
de  ravager  leurs  troupeaux.  C'eft  dans  ces  temps 
héroïques  que  l'Antiquité  fabuîeufe  a  placé  les 
Hercules,  les  Théfées ,  les  Philotectes. 

L'habitude  de  la  chalTe  fît  contrader  à  ceux 
qui  l'exerçoient  je. ne  fais  quoi  de  rude  &  de 
féroce.  L'éloîgnement  relâcha  les  liens  de  con- 
fanguinité,  qui  de  toutes  les  Sociétés  n'en  avoient 
fait  au  commencement  qu'une  feule.  Dés  ce 
moment  elles  devinrent  étrangères  les  unes  aux 
autres.  Delà  les  guerres  qu'elles  fe  firent  avec 
un  acharnement  réciproque,  lorfque  le  même 
befoin  qui  les  avoit  éloignés  les  uns   des  au- 


dt  la  Religion.  tAj 

très  ,  les  rapprocha  pour  fe  difputer  la  terre , 
comme  elles  l'avoient  difpurée  aux  animaux* 
La  force  du  corps  fut  alors  réputée  la  première 
des  qualités,  &  fut  la  mefure  du  mérite  des 
hommes ,  eftimés  à  proportion  de  la  valeur  & 
de  l'intrépidité  avec  lefquelles  ils  favoient  at- 
taquer ou  repoulTer  l'ennemi.  Leurs  exploits 
étoient  dans  la  bouche  de  tous  ceux  qui  en 
étoient  défendus  ;  &  les  chants  qui  les  gravoienc 
dans  la  mémoire ,  étoient  très-propres  à  échauf- 
fer les  imaginations. 

Dans  cet  enthoufiafme  guerrier  ,  &  dans  l'en- 
fance de  la  raifon,  les  Héros  abforberent  tel- 
lement l'attention  des  Peuples,  qu'ils  n'en  eu- 
rent prefque  plus  pour  les  dogmes  de  la  Reli- 
gion Patriarchale ,  tels  que  la  création,  la  pro- 
\adence,  la  connoifTance  des  attributs  de  Dieu. 
Ce  qu'une  faufTe  Philofophie  fait  aujourd'hui 
parmi  nous,  la  néceffité  de  fe  àéknàvef[i  alors 
infenfiblement  négliger  le  culte  de  la  Divinité, 
rendit  les  efprits  indifFérens  fur  les  vérité$  les 
plus  effentielles,  qui  dés  lors  n'imprimèrent  plus 
dans  la  mémoire  que  à^$  idées  fuperficielles^ 
bientôt  effacées  par  le  temps ,  l'agitation ,  le 
défordre  &  la  pafTion  de  la  guerre.  Les  Pa- 
triarches qui  touchoient  à  la  grande  Epoque  de 
la  renaiffance  du  Genre-Humain ,  avoient  laifTé 
en  mourant  un  grand  vuide.   Leur  autorité  n'é- 

K   2 


14S  Hijlohe  Phïlofophïque 

toit  point  remplacée.  La  perfuafion  s'affoiblît 
dans  les  efprits.  On  vit  par  degrés  s'enfoncer 
dans  l'oubli,  chez  des  Peuples  où  la  mémoire 
étoit  la  feule  dépofitaire  des  vérités  ,  toutes  cel- 
les qui  ne  pouvoient  être  apperçues  que  par 
un  efprit  recueilli  en  lui-même ,  toutes  celles 
enfin  qui  tenoient  à  une  métaphyfique  fubtile 
&  déliée  &  exigeoient  des  difcuflions  profon- 
des. Parmi  les  ruines  des  vérités  tranfmifes  par 
les  Patriarches ,  il  ne  fubfifta  que  le  fouvenir 
du  cahos  d'où  le  monde  étoit  forti ,  l'idée  de 
l'intelligence  qui  l'en  a  voit  tiré  ,  &  l'imprefïîon 
du  déluge  qui  avoir  noyé  la  terre.  Ces  objets 
ofFroient  à  l'imagination  une  forte  prife  fur  eux- 
mêmes  ,  par  le  fpeâacîe  frappaat  d'une  Puif- 
fance  redoutable. 

Il  faut  toutefois  excepter  le  peuple  de  Dieu» 
peuple  par  conféquent  privilégié,  &  qui  fut 
en  quelque  forte  ébauché  dans  les  familles  des 
Patriarches  fidèles ,  où  malgré  la  corruption 
générale,  fe  conferva  jufqu'à  Noé  le  facré  dé- 
pôt dé  la  tradition.  Le  monde  noyé  dans  les 
eaux  d'un  déluge  univerfel,  fut  à  peine  repeu- 
plé par  les  enfans  de  Noé ,  que  le  même  dif- 
cernement  fe  fit  entre  ceux  qu'on  nommoit 
les  Enfans  des  Hommes ,  rebelles  &  incrédu- 
les ,  &  ceux  à  qui  l'on  donna  le  nom  d^£/2- 
fans    de   Dieu  ,   fidèles  à  leur  Religion.   Le 


de  la  Religion.  145 

peuple  de  Dieu  n'étoit  encore  que  dans.  Tes 
pères ,  lorfque  les  autres  peuples  fe  formoîent 
avec  éclat ,  &  comptoient  déjà  plufieurs  Rois. 
Mais  félon  qu'il  arrive  dans  toutes  les  œuvres 
où  il  plaît  au  Seigneur  de  fignaler  fa  provi- 
dence ,  il  eut  de  t^-ès-foibîes  commencemens. 
Prédefliné  dans  les  Confeils  de  la  fagefTe  éter- 
nelle à  perpétuer  le  culte  de  Dieu ,  &  à  don- 
ner au  monde  un  Sauveur ,  il  fut  fans  doute 
la  plus  noble  &  la  plus  illuftre  de  toutes  les 
nations  de  k  terre.  Il  eut  le  privilège  de  àtÇ- 
cendre  de  Noé,  non  par  ceux  de  Çqs  enfans 
qui  s'écartèrent  d'abord  de  la  foi  &  de  la  juf- 
tice  ;  mais  par  ces  fidèles  imitateurs  de  leur 
Saint  Père,  qui  malgré  la  contagion,  fe  dé- 
clarèrent toujours  les  adorateurs  du  vrai  Dieu. 
Tirant  fon  origine  d'Adam  d'aînés  en  aînés  par 
Seth,  Enos ,  Cainan  ,  Malaleel  ,  Jared  ,  He- 
noch ,  Mathufalem  ,  Lamech  ;  recueilli  enfuite 
dans  Noé ,  &  defcendant  de  lui  par  Sem , 
l'aîné  des  fils  de  ce  Patriarche  ,  par  Ar- 
phaxad  ,  Cainan  ,  Salé  ,  Keber ,  Phaleg ,  Reu , 
Sarug,  Nachor,  &  Tharé  père  d'Abraham  ; 
illuftré  dans  ce  père  des  Croyans,  auquel  Ifaac, 
Jacob  ,  &  les  douze  Patriarches  {qs  fils  rap- 
portent leur  origine  ,  il  peut  s'attribuer  une 
ancienneté  prefque  égale  à  celle  de  la  durée 
du  monde.  Dieu  fe  propofa  de  veiller  fur  lui 

K3 


I^o  Hijlotrc  Phllofophlqiic 

avec  une  attention  (înguliere,  de  le  gouverner 
par  des  loix  toutes  particulières ,  de  lui  con- 
fier le  dépôt  de  fes  révélations  &  de  fes  pro- 
meffes,  de  perpétuer  par  lui  l'attente  du  Mef- 
fie ,  jufqu'au  jour  où  ce  déliré  des  nations ,  fi 
magnifiquement  annoncé  ,  prendroit  naiflance 
du  plus  pur  fang  de  fes  Rois. 

Moyfe,  le  premier  Hîftorien  du  peuple  de 
Dieu  ,  comme  il  fut  Ton  premier  Légiflateur  , 
fait  remonter  fon  origine  jufqu'à  celle  même 
des  hommes.  Une  fi  grande  Antiquité  n'efi  pas 
particulière  aux  Hébreux ,  &  il  paroît  étrange 
que  pour  leur  en  faire  honneur,  on  reprenne 
les  chofes  de  fi  haut.  Mais  Çi  l'on  fait  atten- 
tion au  choix  des  événemens  qu'il  décrit ,  on 
reconnoitra  qu'il  ne  retrace  l'Hiftoire  du  mon- 
de^ qu'autant  qu'elle  a  de  rapport  à  l'Hifioire 
de  fa  nation. 

\^Qs  cinq  Livres  où  elle  eft  contenue  ne 
font  pas  compofés  dans  le  goût  d'Athènes  & 
de  Rome.  On  les  trouve,  il  efl  vrai,  trés-or- 
nés ,  félon  le  génie  de  fa  langue ,  qu'il  efl  né- 
cefTâire  d'entendre  pour  en  appercevoir  toutes 
les  fineifes.  Le  deffein  en  efl  beau  &  magni- 
fique. L'Hifloire ,  les  Prophéties ,  les  Précep- 
tes ,  y  font  entrelacés  avec  tant  d'art ,  que 
de  tous  les  trois  il  fe  forme  une  agréable  va- 
nété  ^ui  charme  &  défennuie.  Le  difcours  de 


de  la  Religion,  t^x 

Dieu  &  àQ  Moyfe  y  répand  je  ne  fais  quoi 
de  dramatique  qui  orne  &  embellit  la  narra- 
tion. Avec  combien  de  choix  &  d'ordre  cec 
Ecrivain  parcourt  une  foule  d'événemens  qui 
fe  prefTent  les  uns  les  autres  !  Le  Chapitre  X  , 
où  il  traite  de  lorigine  &  de  la  divifion  des 
peuples  eft  d'un  prix  infini.  Quel  plus  beau  fion- 
tifpice  pouvoit-il  mettre  à  la  tête  de  fes  loix 
que  l'hifloire  d'un  monde  créé  de  rien ,  & 
enfuite  dépeuplé  par  un  déluge  univerfel  que 
celle  de  l'élévation  de  l'homme  à  un  état  fur- 
niïturel ,  de  fa  chute ,  de  fa  gradation ,  de  fon 
rétabliflement ,  des  fuites  &  des  remèdes  de 
fa  défobéifïance  >  Le  ton  de  cette  hifloire  eft 
certainement  bien  différent  de  celui  des  autres 
hifîoires  anciennes  ,  qui ,  en  apprenant  aux 
nations  leur  origine  ,  leur  montrent  des  hom- 
mes ou  àQs  démons ,  au  lieu  d'un  Dieu  Créa- 
teur qu'elles  devroient  trouver  à  la  tête  de  tout. 
Mais  admirons  avec  quel  art  cette  hifloire 
eft  tiffue.  On  y  voit  le  contrafle  d'un  peuple 
barbare  &  grofîîer  avec  un  fyfîême  de  Reli- 
gion tiujflî  raifonnabie  que  fublime,  &  bien 
fupérieur  fans  doute  à  tout  ce  qui  a  été  com- 
pofé  fur  ce  fujet  dans  les  iiecles  les  plus  éclai* 
rés,  par  les  nations  \zs  plus  polies  &  les  plus 
favantes.  Si  le  Polythéïfme  &  Fidolâtrie ,  fe- 
Ipn  Mr.  Hume ,  font  &  doivent  être  la  Reîi- 


j.<^Z  Hijloîrc  Philofophlque 

glon  des  fiecles  barbares  ^  S>i  Çï   les  principes 
du  ThéiTme  ne  fauroient  être  découverts  que 
par  un  entendement  fort  exercé  dans  la  Phi- 
lofophie  &  dans    les    Sciences;  que  doit -on 
penfer  d'une  hiftoire  qui  écrite  pour  des  bar- 
bares &  des  ignorans  (  ainfi  font  qualifiés  les 
Hébreux  par    nos    fuperbes  Philofophes ,  )    a 
pourtant  un  avantage  (i  marqué  fur  les  hiftoi- 
yes  les  plus  vantées  dans  l'Antiquité?  Que  dî^ 
rons-nous    aufli   des   loix  qu'elle  contient,    & 
qui  font  la  production  la  plus  pure  d'une  rai- 
fon  inflruite  par  tout  ce  qu'on  a  jamais  penfé 
de  plus  fain  dans  le  cours  des   fiecles  ?    C'eft 
une  chofe  vraiment  inexplicable  que  des  peu- 
ples ,  qui  raifonnent  comme  des  hommes  fur 
tout  ce  qui   touche  à  l'érudition    humaine  & 
nux  produdions   du  génie,  balbutient   comme 
des  enfans   fur  Dieu  &  fur  la  Religion  ;  tan- 
dis qu'un  feul  peuple ,   vrai   enfant   pour    les 
Sciences  &  les  Beaux-Arts ,  a  la  maturité  d'un 
homme  de  bon  fens ,  quand  il    s'agit  de  rai- 
fonner  fur  ces  deux  objets  refpeélables.    Telle 
eft  la  différence  des  Juifs  aux  Grecs  &  aux  Ro- 
mains ;    &    c'efl  de  ce  peuple  extraordinaire 
que  Moyfe  a  écrit  l'hiftoire.    Le  cercle   étroit 
qu'il  a  tracé  dans  l'air  des  temps  hiftoriques, 
&  dans  lequel  il  a  compris  toutes  les  nations» 
^Qmme  nous  l'allpns  voir  d^ns  le  X  Chap.  de 


de  la  Religion,  i«{3 

îa  Genefc ,  dépofe  avec  d'autant  plus  de  certi- 
tude de  la  vérité  des  événemens ,  que  tous  les 
autres  Hifloriens  ne  peuvent  atteindre  aux  bor- 
nes mêmes  que  fa  main  favante  a  plantées  dans 
^'Antiquité, 

Toute  l'efpérance  du  genre  humain  ayant 
été  renfermée  dans  l'unique  famille  de  Noé , 
on  doit  regarder  les  trois  Patriarches  qui  la 
^çompofoient  ,  comme  les  trois  tiges  fur  lef- 
quelles  fe  font  élevés  tous  les  hommes  ac- 
tuellement exiflan?,  C'eft  par  Sem  ,  Cham  & 
Japhet  ,  que  toute  la  terre  s'efl  repeuplée. 
Les  progrès  de  la  multiplication  parurent  après 
^e  Déluge  fe  faire  bien  plus  yire  qu'après  k 
première  création.  En  un  peu  plus  de  cent 
ans ,  fans  y  comprendre  Sem  fils  de  Noé  ,  on 
compte  dans  la  branche  de  cet  aîné  jufqu'à 
cinq  générarions.  Cham ,  fécond  fils  de  Noé , 
eut  aufîi  un  grand  nombre  de  fils  &  de  petits- 
fils  ,  dans  le  même  efpace  de  temps.  Ceux 
qu'il  importe  d'abord  de  connoître  pour  la  fuite 
de  l'Hidoire ,  font  Nemrod  &  AfTur.  Nemrod , 
fils  de  Chus  ,  petit  fils  de  Cham  ,  fut  un  des 
premiers  qui  fournit  d'autres  hommes  à  fes 
Loix.  Infatigable  dans  les  exercices  de  la  chaf* 
fe  y  il  avoit  acquis  cette  force  qui  foumet  le 
loible  il  l'homme  courageux.  Il  fonda  le  pre- 
?î)ieir  Empire  de  Babylone  fur  FEuphrate.  De 


1^4  Hijloirc  F hîlofQphlquc 

la  terre  de  Sennaar  où  commandoit  Nenirod  , 
forticAfTur,  fîls  de  Sem,  rebuté  apparemment 
à^^  hauteurs  &  de  la  tyrannie  du  fondateur 
de  Babylone.  11  s'éloigna  vers  l'Orient,  où  il 
conduifk  une  colonie  des  defcendans  de  Sem; 
&  s'étant  arrêté  fur  les  bords  du  Tygre  ,  il  y 
bàtic  avec  fes  compagnons  la  ville  de  Nini- 
ve  ;  &  ce  font  ces  deux  Empires  qui  ,  après 
plusieurs  rév^oUuions  ,  eurent  tant  de  part  à 
celles  du  peuple  de  Diej.  Enfin  Japhet ,  troi- 
sième fils  de  Noé  ,  eut ,  comme  fes  frères , 
une  nombreufe  pollériré.  Le  nom  de  ce  Pa- 
triarche a  é\é  célèbre  chez  les  Grecs  &  le^ 
latins  ;  Héfiode  &  Horace  l'ont  cité.  Quatorze 
peuples  fortis  de  lui  fe  répandirent  dans  l'Eu- 
rope ,  d'où  ils  partirent  fucceiîivement  pour 
s'étendre  dans  l'Afie  Septentrionale  ,  dans  les 
pays  fitués  entre  le  pont  Euxin  &  la  merCaf- 
pienne ,  dans  îa  Médie  ,  la  Grande  Tartarie  , 
l'Inde  &  la  Chine. 

Quelques-uns  prétendent  que  Noé  eft  le 
Fohi  des  Chinois ,  mais  quand  on  lie  dans  fon 
Hiftoire  que  fa  mère  en  devint  enceinte  par 
Tarc-en-ciel ,  &  une  infinité  de  contes  de  cette 
force  ;  quel  efl  l'Européen  fenfé  qui  pourra 
trouver  Noé  dans  ce  perfonnage  fabuleux,  & 
regarder  le  règne  de  cet  homme-ci  comme 
une  époque  certaine  ,   malgré  le  témoignage 


de  la  Religion»  î^^ 

unanime  d'une  nation?  Si  quelque  Chinois  avoii: 
droit  d'être  confondu  avec  Noé ,  ce  feroit  Jao 
fous  le  règne  duquel  les  Annales  Chinoifes 
rapportent  qu'il  y  eut  une  fi  grande  quantité 
d'eaux  à  la  Chine ,  que  cet  Jao  fut  obligé  d'or- 
donner à^s  tranchées,  des  foffés,  àts  digues, 
pour  les  faire  écouler  &  rendre  le  pays  habi- 
table. Ces  eaux  étoient-elles  une  inondation 
arrivée  fous  le  règne  de  cet  Empereur ,  ou 
bien  des  reftes  de  l'Etat  primitif  dans  la  terre  > 
Quoiqu'il  en  foit ,  cet  événement  eft  marqué 
dans  les  Annales  Chinoifes  à  l'an  1660  depuis 
Puou-Ku  ,  regardé  par  les  uns  comme  le  Ca- 
hos ,  &  par  d'autres  comme  le  premier  hom- 
me. Cette  conformité  de  Chronologie  entre 
les  Hébreux  &  les  Chinois  ,  a  quelque  chofe 
de  bien  merveilleux  ,  &  pourroit  donner  lieu 
de  foupçonner ,  que  cet  événement  infcrit  dans 
l'Hiftoire  Chinoifc  ,  n  eft  autre  que  le  Déloge 
de  Noé  défiguré  &  porté  par  la  tradition  , 
dont  étoit  dépofitaire  la  colonie  ,  qui  formée 
àts  enfans  de  Japhet  fe  tranfplanta  dans  la 
Chine. 

Les  enfâns  de  Japhet  furent  Gomer  ,  Ma- 
gog,  Madaï,  Javan  ,  Tubal ,  Mofoch  &  Thy- 
ras.  Gomer  peupla  la  Phrygie  &  le  pays  de?. 
Galates.  Cette  opinion  efl  fondée  fur  le  mot 
fyriaque  Qamar  qui  fîgnifie  brûlé,  Magog  s*c-' 


1^6  HiJIoire  Philofoplûqut 

tendit  vers  l'Orient  &  le  Septentrion.  Les  Scy- 
thes ,  conquérans  de  la  Syrie  ,  donnèrent  le 
nom  de  Magog  à  la  ville  d'Hyérapoîis  ,  pour 
être  un  ^monument  de  leur  refpe6l  envers  le 
fondateur  de  leur  nation.  Madaï  peupla  le  pays 
de  l'Alie ,  connu  fous  le  nom  de  Médie.  L'E- 
criture fe  fert  toujours  de  ce  mot  pour  dé- 
figner  les  Medes.  C'eft  de  cette  région  que  font 
fortis  les  Huns  ,  les  Turques  &  cet  eflaim  de  bar- 
bares qui  ont  défoîé  l'Europe  &  PAfie.  Javan 
eft  regardé  comme  le  père  de  tous  les  Grecs, 
qui  ne  furent  en  effet  connus  des  Hébreux  , 
des  Arabes  &  des  Chaldéens  que  fous  la  dé- 
nomination générale  d'Ioniens ,  qu'ils  pronon- 
çoient  yovan  ou  youvon.  Alexandre-le-Grand 
eft  défigné  dans  l'Ecriture  fous  le  nom  de  Roi 
de  Javan.  Tubal  &  Mofoch  furent  les  Chefs 
de  deux  peuples  qu'on  croit  être  les  Mofco- 
vites  &  les  Tybarréniens.  Thyras  peupla  la 
Thrace  ,  où  l'on  croit  qu'il  fut  adoré  fous  le 
nom  de  Mars.  Le  mot  grec  Thoiiras  eft  l'épi- 
thete  qu'Homère  donne  au  Dieu  de  la  guerre. 
Javan  eut  pour  fiîs  Elifa  ,  Tharfis ,  Cethini 
&  Dodanim.  Le  premier  donna  fon  nom  à 
l'Elide  ;  &  ç'eft  du  mot  Elifa  que  paroifTent 
dérivés  les  noms ,  Aulide  ,  Eolie  ,  Hellènes , 
noms  que  portèrent  les  Grecs  avant  Hellen  , 
fils  de  Deucalion.   Selon  Eufebe  ,   Strabon  & 


de  la  Religion.  i^y 

Bochart  ,  Tharfis  peupla  rEfpagne  ,  où  Ton 
trouve  dans  le  voifinage  de  Cadix  une  ville 
nommée  TartefTus  ^  félon  d'autres ,  la  Tharle 
de  la  Genefe  eft  la  Cilicie  ,  célèbre  par  fon 
commerce  avec  les  Syriens  ,  les  Cypriots  & 
les  Phéniciens ,  par  le  fleuve  Cidnus  fur  lequel 
elle  étoit  fituée,  Cerhim ,  troilieme  fils  de  Ja- 
van ,  peupla  la  Macédoine.  L'Ecriture  dit  qu'A- 
lexandre  à  la  tête  des  Grecs,  étoit  forti  de  la 
terre  de  Cethim  pour  faire  la  conquête  de  l'A- 
iie.  La  Thelfalie  &  l'Epire  furent  le  partage 
de  Dodanim ,  quatrième  fils  de  Javan  ;  c'eft- 
là  qu'on  trouva  la  ville  &  la  forêt  de  Dodone  ; 
c'efl-là  que  prit  naiffance  le  culte  de  Jupiter 
Dodonien, 

Les  enfans  de  Cham  tournèrent  vers  k  mi- 
di,  où  Mefraïm  fonda  le  royaume  d'Efï^ypte* 
Ce  fut  des  Egyptiens  que  fortirent  les  Philif- 
tins  5  qui  étant  remontés  vers  le  nord  ,  con- 
quirent les  pays  voifins  de  la  grande  mer  fur 
quelques-ufts  des  defcendans  de  Chanaan.  Ce 
Patriarche  fe  multiplia  confidérablement  dans 
!a  Syrie ,  où  les  hommes  ,  au  fortir  de  l'Arche 
s'étoient  d'abord  établis.  Chanaan  en  paiticu- 
lier  eut  onze  enfans,  dont  fortirent  enfuiic  de 
tiombreufes  familles.  Cette  branche  devenue 
formidable  par  fon  étendue  &  par  fes  entre- 
prifes  ,    &  odieufe   par  la    corruption  de  fes 


î$8  Hijloirc  PhUofophïqiie 

mœurs,  qui  bientôt  Tentraînerent  dans  l'idotâ^ 
trie ,  s'éloigna  de  toutes  les  autres  familles  qui 
s'opiniâtrerent  à  ne  fe  point  féparer ,  &  elle 
alla  chercher  un  établifTement  avantageux  fous 
la  conduite  de  Chanaan  fon  Chef.  Le  pays  oli 
il  s'arrêta  ,  s'étend  de  l'Orient  à  TOccident 
depuis  le  fleuve  du  Jourdain  ,  à  fes  deux  ri- 
vages jufqu'à  la  grande  mer  ou  la  méditerra^ 
née  ;  &  du  nord  au  midi ,  depuis  le  mont  Li- 
ban ,  jufqu'au  torrent  de  Sehor ,  ou  le  fleuve 
d'Egypte.  Malgré  les  ravages  du  Déluge  ,  cç. 
pays  nommé  depuis  la  terre  de  promiflion  ou 
îa  Paleftine,  étoit  demeuré  le  pays  de  la  terre 
le  plus  fain ,  le  plus  agréable ,  &  le  plus  fer- 
tile. Chanaan  le  partagea  à  fes  onze  enfans , 
qui  donnèrent  leur  nom ,  chacun  à  la  portion 
qui  fut  afïignce  à  fa  famille.  C'eft  cette  divi* 
fîon  de  la  terre  ,  &  non  celle  qui  arriva  en- 
fuite  à  la  confufion  des  langues,  qui  fit  don- 
ner le  nom  de  Phaleg  au  fils  d'Héber.  Cha- 
naan &  fes  defcendans  ,  livrés  à  toutes  fortes 
d'abominations  ,  fuites  funefles  de  l'oubli  de 
Dieu  ,  &  du  crime  de  l'idolâtrie  ,  femblent 
n'avoir  eu  en  partage  la  terre  de  leur  nom , 
que  pour  en  être chafTés  par  les  Ifraëlites,  def- 
cendants  de  Sem  ,  à  qui  Noé  laifTa  ,  à  l'ex- 
clufion  de  Cham  &  de  Japhet  ks  cadets ,  les 
droits  qu'il  avoit    lui-même  hérités    d'Adam 


de  la  Religion.  C^9 

fur  la  portion  de  terre  que  ce  premier  àt^  hom- 
mes avoit  cultivée ,  &  Seth  après  lui ,  comme 
ie  domaine  ^  l'héritage  des  aînés. 

Les  autres  fils  de  Cham  étoient  Chus ,  Mef- 
raïm  &  Phut.  Chus  qui  étoit  l'aîné,  peupla 
les  deux  Arables.  Ce  font  ceux  de  tous  les 
peuples  du  monde  qui  ont  le  mieux  confervé 
la  {implicite  groffiere  des  mœurs  antiques.  Ley 
dcfcendans  de  Chus,  après  avoir  peuplé J'A- 
rabie  ,  s'étendirent  fur  les  bords  du  Golphe 
Perfique ,  où  ils  compoferent  une  Nation  aufïï 
unie  par  le  cœur  que  par  le  fang.  Ils  faifoient 
un  grand  commerce  de  pierreries  &  de  parfums, 
richefTes    naturelles    du    pays  qu'ils   habitoient^ 

Mefraïm,  pofTefTeur  de  l'Egypte,  lui  donna 
fon  nom  ,  fous  lequel  elle  efl:  fouvent  défignée 
dans  nos  annales  facrées  ;  on  lui  donne  aufïi 
quelquefois  le  nom  de  Cham  :  &  comme  c'eft 
Je  feul  pays  particulier  qu'elles  déiignent  par 
le  nom  d'un  des  trois  fils  de  Noé,  on  en  doit 
conclure  que  les  Egyptiens  font  de  tous  les 
peuples  dont  elles  parlent ,  ceux  qui  étoienc 
les  plus  anciens.  Phut  s'établît  dans  la  Mauri- 
tanie Tingitane  ,  fituée  au  couchant  de  l'E- 
gypte, &  qui  s'étend  jufqu'à  l'Océan.  Jofephe., 
St.  Jérôme  &  plufieurs  anciens  Hiftoriens  font 
mention  d'une  ville  &  d'une  rivière  de  la  Mau- 
ritanie Tingitane,  que  l'oa  np^îime  Phut. 


j6o  Hijlùîn  Philojbphïqtie 

Nemrod,  fils  de  Chus,  fut  le  premiei^  dé% 
Conquérans.  Son  ambition  farouche  fut  foute^ 
nue  par  Ton  courage  &  fa  force,  qui  lui  affi?- 
f  erent    l'autorité    fouveraine  ,    qui    jufqu'aloî  s 
avoit  été   une   émanation  de  la  puifTance  pa- 
ternelle. Né  pour  commander,  comme  le  vul- 
gaire des  hommes  eft  fait  pour  obéir ,  il  alTo- 
Tcia  à  cette   guerre  qu'il  faifoit  aux  bêtes  féro- 
ces, dont  il  vouloit  purger  la  terre,  plufieurs 
jeunes  gens  capables  de  tout  entreprendre  & 
de  tout  exécuter.    Cette  milice   aguerrie  à  la 
chafTe ,  devint  invincible  à  la  guerre ,  &  nour- 
rie dans  la  difcipliné  de  robéiffance  ,  elle  fut 
bientôt    l'inflrument   de    la    grandeur    de    fon 
chef    II  eft  vraifemblable  que  k  plupart  des 
Empires    ont  dû  leur  origine  à  ces  fortes  de 
Héros  ,   qui ,  en  fd    rendant  utiles   aux  hom- 
mes ,  par  la  fécurité  qu'ils  leur  afîliroient  con- 
tre   les   monftres  qui  les  dévoroient ,   trouve-* 
rent  le  moyen  de  les  affervir.  Ce  fut  là  com- 
me l'ébauche  des  fociétés  civiles,  dans  le  fein 
defquelles   on  vit  bientôt  naître  les  arts  utiles 
&  agréables.  Les  Cultivateurs  pacifiques  payè- 
rent d'une  partie  de  leur  liberté ,  le  droit  qu'ils 
acquirent  d'avoir  des  Domaines  &  des  propriétés. 

Les  Royaumes  étoient  petits  dans  ces  pre- 
miers temps,  puifque  ,  bientôt  après  Mefraïm, 
on  trouve  dans  la  feuîe  Egypte  quatre  Dynaf- 

ties 


de  la  Reîigîoîié  î6t 

tïes  ou  Priftcipaiités  ,  eelle  deThebes,  celle  de 
Thin,  celle  de  Memphis  &  celle  de  Tanis. 

Ce  fut  Ludim  -y  aîné  des  enfans  de  ce  Prin- 
ce^ qui  s'établit  dans  l'Ethiopie,  qui  eft  fou-^ 
Vent  appcllée  de  fon  nom  dans  l'Ecriture  ;  à 
mefure  que  fa  poflérité  fe  multiplia,  elle  s'é- 
tendit vers  le  Midi  &  le  Septentrion.  Anonim^ 
fon  fécond  fils ,  eft  le  père  des  Amiiioniens  ^ 
ainfi  appelles  de  fon  nom  ou  du  culte  religieux 
qu'ails  rendoient  à  Jupiter  Ammon^  ils  habi* 
toient  entre  l'Egypte  &  l'Ethiopie.  Laabim 
donna  fon  nom  aux  Lybiens  (itués  au  Nord  & 
à  l'Occident  de  l'Ethiopie.  C'eft  d'eux  que 
font  defcendus  les  Nomades,  qui  errans  eom* 
me  leurs  ancêtres,  habitoient  fous  des  tentes | 
fâifant  paître  leurs  troupeaux  dans  de  vaftes 
déferts  ,  coupés  de  plaines  &  dominés  de  mon- 
tagnes &  de  rochers.  Nephthuim  s'établit  dans 
la  baffe  Egypte  entre  les  différens  canaux 
du  Nil 

Sem,  père  de  tous  les  peuples  d'au-delà  de 
l'Euphrate  ,  efl  principalement  déîlgné  par 
Moyfe  fous  le  nom  de  père  des  Hébreux.  De- 
pofitaire  des  promeffes  divines ,  il  les  tranfmit 
par  ceux  de  fes  enfans  qui  formèrent  la  ligne 
dont  eft  ilfu  Abraham  ^  le  Héros  du  Peuple  de 
Dieu ,  &  qui  furent  les  Obfervateurs  Religieat 
du  vrai  culte.  C'eft  d'Elam ,  l'aîné  de  fes  fils  ^ 

Tome  L  ^ 


iSi  Hïjloirc  Philofophique 

que  font  fortis  les  Elamites ,  fituës  entre  la 
tSufianne  &  la  Médie.  Ils  furent  les  Fondateurs 
de  l'Empire  des  Perfes,  célèbre  par  fa  puif- 
fance  &  par  fa  chute.  Le  nom  de  Perfes,  qui 
en  Hébreux  fignifie  Cavalier^  leiir  fut  donné 
à  caufe  de  l'excellence  de  leurs  Chevaux  qui 
contribuèrent  à  leurs  vidoires  &  à  leurs  conquê- 
tes. Affur ,  fécond  fils  de  Sem,  s'établit  dans 
une  partie  des  plaines  de  Sennaar ,  où  {qs 
defcendans ,  appelles  de  fon  nom  AfTyriehs ,  fon- 
dèrent un  vafte  Empire  dont  Ninive  fut  la  capi- 
tale -,  Empire  obicur  dans  fa  naiffance ,  &  ren- 
fermé dans  des  plaines  fertiles  &  délicieufes  , 
dont  il  fortit  dans  la  fuire ,  fous  des  chefs 
ambitieux  &  conquérans,  pour  s'étendre  vers 
la  Médie  &  vers  le  Couchant  de  l'Afie.  Arpha- 
xad,  troifieme  fils  de  Sem,  s'établit  aux  envi- 
rons de  la  Mer  Cafpienne  &  de  l'Arménie^ 
où  l'on  trouve  une  ville  nommée  Artaxata. 
Quelques-uns  le  difent  père  des  Chaldéens , 
parce  qu'Abraham  qui  en  étoit  defcendu, 
avoit  fa  famille  établie  dans  la  Chaldée.  Lud 
£c  fes  defcendans ,  fi  l'on  en  croit  Jofephe 
au  défaut  de  l'Ecriture  qui  ne  défigne  point 
le  lieu  où  ils  s'établirent,  paiTerent  dans  l'Afie 
mineure  ,  où  ils  fixèrent  leur  féjour  près  le 
fleuve  Méandre,  qui  fe  jette  dans  cette  partie 
de  la  Méditerranée ,  appellée  aujourd'hui  Ar- 


de  la  Religion.  163 

chîpel  ,  &  autrefois  Egée.  Ils  donnèrent  leur 
nom  à  la  Lydie  ,  renommée  par  les  mœurs 
efféminées  de  fes  voluptueux  habicans,  Aram 
donna  fon  nom  aux  peuples  qui  habitèrent  la 
petite  Méfopotamie;  fes  enfans  connus  fous  le 
nom  d'Aramens  pafferent  l'Euphrate^  &  s'é- 
tendirent jufqu'au  défert  de  Sur ,  aujourd'hui 
rifthme  de  Suez ,  qui  fépare  les  deux  mers. 
Ce  défert  fie  donner  à  leurs  defcendans  le  nom 
de  Syriens  ,  diftingués  entr'eux  par  différens 
noms. 

La  première  difficulté  qui  fe  préfente  ici , 
c'ed  de  pouvoir  expliquer,  comment  des  re- 
jetions fortis  de  la  même  tige,  peuvent  être 
fi  différens  les  uns  des  autres.  Un  premier  re- 
gard jette  fur  les  différences  prodigieufes  qui 
réparent  les  hommes  les  uns  des  autres,  femble 
indiquer  d'abord  différentes  efpeces  d'hommes^ 
à-peu-prés  comme  il  y  a  différentes  efpeces 
d'animaux.  Ce  qui  fembîe  augmenter  encore 
la  difficulté ,  c'efl  cette  différence  encore  plus 
marquée  entre  les  Blancs  &  les  Nègres.  Le 
phyfique  du  climat,  qui  varie  fi  prodigieufe- 
ment  en  raifon  des  Zones  &  des  degrés  qu'on 
y  diftingue  ^  peut  rendre  raifon  de  cette  diver- 
fité  quon  remarque  dans  l'efpece  humaine. 
Si  quelques  Théologiens  ^  connoiffant  peu  Icdrs 
forces^    fe   font  appropriés   des  queflions   ê'À 


164  HiJIo'ire  Phïlofophiqat 

rertbrt  de  la  phyfique ,  &  fi  fortant  de  leur 
fpkere,  ils  ont  prononcé  fur  des  matières  qu'on 
leur  pardonne  d'ignorer,  d'une  manière  à  faire 
méprifer  leurs  décifions ,  comme  quand  ils  ont 
attribué  l'origine  des  Nègres  à  des  Héros  de 
THiftoire  Juive  -,  quel  avantage  peut-on  en  ti- 
rer contre  l'Hiftoire  Sacrée  ?  Qu'ont  de  com- 
mun avec  elle  les  fyftêmes  téméraires  qu'ils 
hafardent  quelquefois  ?  Un  Philofophe  ,  dans 
fa  Vénus  Phyfiquc ,  a  eu  le  droit  de  dire ,  que 
la  première  femelle  du  genre  humain  avoir 
des  ovaires  ,  &  qu'elle  renfermoit  dans  ces 
ovaires  des  œufs  blancs  &  des  œufs  noirs ,  d'où 
naquirent  les  Allemands ,  les  Suédois ,  &  tous 
les  Peuples  blancs  d'une  part ,  &  tous  les  peu- 
ples Nègres  de  l'autre.  Pourquoi  feroit-il  in- 
terdit à  des  Théologiens  de  déraifonner  plutôt 
qu'à  des  Philofophes  >  Si  la  Philofophie  n'en 
eft  pas  moins  refpedable  ,  pour  avoir  des 
Sedlateurs  qui  lui  prêtent  leurs  extravagances  ; 
pourquoi  n'en  feroit-il  pas  de  même  de  la 
Théologie ,  qui  n'eft  nullement  refponfable  des 
inepties  qu'on  reproche  à  quelques-uns  de  ceux 
qui  la  cultivent. 

Un  Savant  moderne ,  Mr.  Court  de  Gébe- 
lin,  vient  de  donner  au  Public  un  plan  géné- 
ral &  raifonné  du  monde  primitif  analyfé  & 
comparé   avec  le   monde  moderne.  Dans  cet 


de  la  Religion^  165 

ouvrage  deftiné  à  rafTembler  des  recherches 
précieufes  fur  les  Antiquités  du  monde ,  entre 
pluiieurs  objets  importans  qui  doivent  y  entrer, 
comme  le  génie  fymbolique  &  allégorique  de 
l'Antiquité,  la  mythologie  &  les  Fables  fa- 
crées  ,  les  cofmogonies  &  les  théogonies ,  les 
Peintures  fymboliques  ,  le  Diftionnaire  des 
hiéroglyphes  &  des  emblèmes  avec  leurs  fi- 
gures, &c.  II  a  entrepris  de  prouver  qu'il  y 
a  eu  une  langue  primitive  acl:uellement  encore 
fubfiftante  dans  toutes  les  langues  que  les  hom- 
mes parlent  aujourd'hui.  Selon  lui ,  les  racines 
des  langues  Greque ,  Latine ,  Chinoife  ,  Celti- 
que ,  Hébraïque ,  &c.  ne  font  que  les  débris 
de  la  langue  primitive  confervés  chez  ces  peu- 
ples, &  fource  de  tous  leurs  mots.  Ce  n'eft 
pas  que  dans  ces  belles  Lifles  de  mots  radi- 
caux qu'on  nous  a  donnés  fur  diverfes  langues , 
il  ne  s'en  foit  gliffé  une  foule  d'intrus  qui  les 
déparent ,  &  qui  font  autant  d'obftacles  pour 
arriver  à  leur  comparaifon.  On  doit  les  regar- 
der comme  les  entraves  les  plus  terribles  qu'une 
mauvaife  méthode  a  mifes  au  génie  ,  dont 
elle  a  rendu  les  efForts  abfoîument  inutiles  dans 
l'étude  des  langues.  Pour  y  remédier,  l'Auteur 
s'^eft  propofé  de  creufer  jufqu'aux  racines  des 
racines  mêmes,  &  de  les  faire  fervir  de  bafe 
à  toutes  les  langues  :  fou  Dictionnaire  primitif 

L3 


i66  Hîjloïrc  Fhïlofophiquc 

fera  tel  que  l'analyfe  des  langues  y  fera  por- 
tée, jufques  à  Tes  élémens  les  plus  fimples.  Il 
aura  ce  double  avantage ,  qu'on  y  verra  com- 
nient  un  mot,  défignant  au  fens  propre  & 
étroit  un  objet  phyfique ,  a  pafTé  du  fens  phy- 
fique  au  fens  moral.  Ainfi  les  idées  phyfiques 
s'enchaînant  avec  les  idées  morales ,  elles  s'ex- 
pliqueront les  unes  par  les  autres.  Principe 
de  la  plus  grande  fécondité  pour  la  comparaî- 
fon  des  langues  ,  où  ces  objets  ne  marchent 
plus  de  front, 

Aucune  des  langues  qui  font  aujourd'hui  en 
vogue ,  ne  peut  s'arroger  la  prééminence  de 
langue  primitive.  Celle-ci  ne  peut  être  long- 
temps la  même  ,  &  l'accord  entre  les  Peuples 
dût  bientôt  à  cet  égard  éprouver  diverfes  alté- 
rations :  ces  altérations  l'anéantirent  infenfi- 
blement ,  &  fur  ïes  ruines  s'élevèrent  cette  mul- 
titude de  langues  qui  divifent  les  hommes  ;  & 
qui,  lorfqu'on  ne  les  confidere  que  dans  leur 
état  aduel ,  femblent  n'avoir  jamais  eu  de 
fource  commune.  Cependant ,  dés  que  l'on  vient 
à  les  comparer ,  &  qu'on  pénètre  à  travers  les 
voiles  de  la  prononciation  &  de  l'ortographe , 
on  efl  étonné  de  les  trouver  femblables.  On 
doit  maintenant  concevoir  quel  avantage  il  va 
réfulter  de  ce  grand  Ouvrage  ,  qui  gémit  acluel- 
îemçnt  fgus  la  prefTe  ,  pour  porter  au  plus  haut 


de  la  Religion.  i6j 

degré  de  certitude  la  fraternité  de  tous  les  hom-^ 
mes  iflus  d'un  même  père. 

Une  difficulté  plus  prefTante  peut-être  que- 
celle  qui  fe  tire  des  différences  prodigieufes  qui 
réparent  les  hommes  les  uns  à^s  autres ,  c'eft 
de  les  faire  naître  tous  des  trois  enfansdeNoé,' 
&  de  les  répandre  aulTî-tôt  après  la  conftrudion 
de  la  tour  de  Babel  fur  la  face  de  la  terre ,  pour 
en  compofer  toutes  les  Nations  qui  la  rem^ 
plifTcnt  aujourd'hui. 

Pour  foulever  cette  terrible  difficulté ,  on  a- 
vu  des  Philofophes  Chrétiens,  qui  en  étoient 
comme  accablés ,  accorder  aux  incrédules ,  que. 
dans  différens  climats  il  s'eft  échappé  de  l'inon- 
dation univerfelle  un  petit  refle  d'hommes  qui 
ont  repeuplé  la  terre  &  font  les  auteurs  des 
Nations  qui  fe  font  arrogé  \q  ûiïq  à^Autoctho" 
nés ,  à^Aberigenes ,  à! Indigènes, 

Comme  l'unité  d'un  feul  Noé  &  d'une  feule 
famille  ne  forme  pas  un  dogme  auffi  capital. 
pour  le  Chriftianifme  que  l'unité  d'un  Adam, 
la  fource  du  péché  originel  ,  qui  eft  la  pre- 
mière pierre  de  l'édifice  de  la  Religion  aâuel- 
le  ;  peut-être  font-ils  excu fables  d'avoir  fuc- 
combé  fous  cette  grande  difficulté  ,  qui  leur 
montroit  les  évenemens  fe  prelfant  trop  dans 
le  petit  efpace  qu'on  aîugne  ordinairement  aux 
Nations  pour  fe  former  &  croître.  Il  eft  telj 

L  4 


i58  Hijloïrc  Phllofophique 

çn  effet,  dans  la  Chronologie  du  texte  Hébreu, 
que  les  Nations  y  deviennent ,  par  une  efpec© 
d'enchantement,  de  puifTans  Empires  au  fortir 
prefque  de  leur  berceau. 

D'autres  Philofophes  encore  plus  hardis ,  n'ont 
point  craint  de  dire  que  Moyfe  ,  après  avoir  mis 
en  fureté  les  deux  grandes  vérités,  l'une  de  la 
création  de  rien,  &  l'autre  d'une  Intelligence 
fupjême ,  qui  a  préfidé  non-feulement  à  la  créa- 
tion ,  mais  encore  à  l'arrangement  des  parties 
de  la  matière ,  en  vertu  duquel  ce  monde  a 
été  formé,  s'étoit  arrêté  au  cahos  4ont  il  fait 
éclore  notre  globe  par  une  main  toute-puif- 
fante,  fans  rien  infinuer  de  précis  fur  ce  qu'il 
peut  avoir  été ,  avant  qu'il  eût  été  réduit  à  un 
monde  en  défordre.  Ils  fe  font  crus  autorifés  à 
embraffer  cette  opinion  par  la  facilité  qu'elle 
leur  donne  de  réfoudre  les  difficultés  qui  naif- 
fent  de  la  théorie  de  la  terre  de  Mr.  de  BufFon  , 
çn  laiffant  une  libre  carrière  aux  conjedureç 
Philofophiques ,  &  de  rendre  raifon  de  ces  tra- 
ditions anté^diluviennes ,  que  nous  trouvons 
eonfignées  dans  les  Antiquités  Phéniciennes, 
Babyloniennes,  Egyptiennes  &  Chinoifes. 

Je  fuppoTe  donc  que  prefTés  par  les  difficul- 
tés des.  Incrédules,  nous  fuffions  réduits  à  n'ad-» 
mettre  l'univerfalité  du  déluge  de  Moyfe  qua-- 
yçç  cette  reftriâion,  qu'il  s'eft  échappé  unpç-* 


de  la  Religion^  169 

tit  refte  d'hommes  qui  defcendent  tous  d'Adam  ,• 
&  non  pas  du  feul  Noé;  que  nous  ne  puflions' 
expliquer  l'érat  fauvage  des  différentes  hordes , - 
autrement  qu'en  leur  donnant  le  temps  d'ou- 
blier fur  le  fommet  des  montagnes  les  arts  qui 
ëtoient  connus  avant  le  déluge;  que  nous  fuf- 
fions  enfin  hors  d'état  de  concilier  avec  le- fen- 
timent  ordinaire  des  Interprètes  de  l'Ecriture, 
les  Annales  des  Nations  qui  aiment  à  fe  per- 
dre dans  l'obfcurité  des  temps  :  Qu'eil-ce  que 
les  Incrédules  gagneroient  dans  le  grand  pro- 
cès qu'ils  ont  aujourd'hui  avec  les  Chrétiens? 
Tous  les  hommes  en  feront- ils  moins  coupa- 
bles &  malheureux  par  la  faute  d'un  feul?  Dès 
là  qu'on  reconnoît  dans  Adam  le  Père  com- 
mun de  tous  les  humains ,  l'œconomie  de  là 
Religion  Chrétienne  ne  fubfiftQ-t-elle  pas  com- 
me un  monument  augufle  que  le  temps  ne 
fait  qu'affermir  ?  Adam ,  le  feul  Adam  ,  au-delà 
duquel  il  efl:  impoffible  à  toutes  les  Hifloires 
de  m.ontrer  un  feul  homme  ,  eil  pour  les  Phi- 
lofophes  mo4ernes  un  objet  qui  déconcerte  tous 
leurs  fyftêmes  ;  &  Moyfe ,  en  le  plaçant  dans 
un  temps,  où  ils  ne  peuvent  arriver  fans  le  fe- 
cours  de  l'Hiftoire  Sacrée ,  leur  a  mis  à  la  bou- 
che un  frein  qu'ils  blanchiffent  d'écume. 

Mais  à  Dieu  ne  pîaife  que  nous  foyons  for- 
€é$  par  lei  Incrédules ,  de  kur  faire  toutes  ces 


JjO  HiJIoire  Phïlofophlquô 

concevions  qui  ne  font  après  tout  que  gratuites 
de  notre  part.  On  peut ,  en  s'en  tenant  au  ré- 
cit de  Moyfe ,  qui  paroît  faire  defcendre  tous 
les  hommes  de  Noé,  fans  fuppofer  qu'aucuns 
aient  échappé  à  fon  déluge  univerfel ,  fatisfaire 
à  toutes  leurs  difficultés  fur  l'Antiquité  des  Na- 
tions. Il  ne  faut  pour  cela  qu'adopter  la  Chro- 
nologie des  Septante  ,  fuivie  d'ailleurs  par  de 
très-favans  hommes  dans  tous  les  fiecles  de 
l'Egîiie  ,  &  foiidement  défendue  vers  la  fin  du- 
fiecle  pafTé  par  le  P.  Pezron.  Tous  les  adora- 
teurs du  texte  Hébreu  portent  leurs  préten- 
tions trop  loin  fur  le  peu  d'égards  qu'ils  croient 
devoir  aux  Chronologies  des  anciens  Peuples, 
Ils  feroient  prefque  revivre  la  prétention  de 
l'un  d'entr'eux  (  Béroalde  ) ,  Profeffeur  en  lan^ 
gue  Hébraïque  ,  qui  ne  vouloit  point  d'autre 
autoricé,  ni  d'autre  guide  dans  la  dodrine  des 
temps  ,  que  les  écrits  infpirés  de  Dieu  ,  &  qui, 
en  conféquence  de  cette  maxime  ,  effaçoit  du 
catalogue  des  Rois  de  Perfe  ,  Cambyfe  ,  & 
Darius  fils  d'Hiftape,  parce  que,  difoit-il,  ces 
noms  ne  fe  trouvoient  nulle  part  dans  l'Ecri- 
ture Sainte.  J'ai  connu  un  Doâeur  de  Sorbon- 
ne,  qui  trouvoit  très-mauvais  &  même  un 
peu  profane ,  qu'en  défendant  la  Chronologie 
de  Moyfe,  on  fe  donnât  la  peine  de  répondre 
au-\  objeitions  des  Chinois.  Rien  ji^embarraife 


de  la  Religion.  ijt 

ces  fortes  de  gens;  les  miracles  ne  leur  coû- 
tent rien.  Avant  même  la  confufion  des  lan- 
gues ,  ils  envoient  Scm  dans  la  Syrie  ou  dans 
la  Chaldée  ,  Cham  en  Egypte,  &  Japhet  je 
ne  fais  oii.  Là  ils  leur  font  jetter  les  fon- 
démens  de  je  ne  fais  combien  de  royaumes. 
Ils  font  régner  Cham  en  Egypte  fous  le  nom 
de  Menez  ,  &  lui  donnent ,  après  foixante-neuf 
ans  au  plus  écoulés ,  trois  fucceffeurs  dans  trois 
Royaumes  difFérens.  Mais  qui  les  a  peuplés  de 
fujets  ?  Hé  ,  ce  font  les  femmes  qui  ne  man- 
quoient  jam.ais  d'accoucher  régulièrement  tous 
les  mois  d'un  garçon  &c  d'une  fille  à  la  fois, 
lefquels  ne  mouroient  point ,  qu'ils  n'euffent 
îaifTé  une  nombreufe  poftérité.  Ces  contes-là 
valent-ils  mieux  que  la  Fable  de  Deucalion  & 
de  Pirrha,  qui  changeoient  en  hommes  les  pier- 
res qu'ils  jettoient  derrière  eux? 

Si  l'on  n'étoit  bien  perfuadé  que  c'efl  un  ex- 
cès de  crédulité  qui  multiplie  les  miracles  de 
l'Ecriture  fainte  ,  pour  lever  les  difficultés  qu'on 
propofe  fur  certains  événemens;  &  que  c'eil 
petiteffe  d'efprit  ou  défaut  de  lefture  qui  fait 
traiter  de  fabuleufes  des  Chronologies ,  qui  re- 
montent dans  le  temps  bien  au-delà  de  l'é- 
Poque  du  déluge  ,  félon  le  calcul  du  texte  Hé- 
breu (  telles  font  celles  qui  font  fondées  fur  les 
Pynafties  d'Egypte  ,  fur  les  Rois  de  la  Chine  }  ; 


iji  Hijloïrc  Philofophtque 

on  feroit  tenté  de  croire  que  ces  gens  {\  zélés 
en  apparence  pour  le  Texte  facré ,  font  de  vé- 
ritables impies.  Rien  ne  fait  tant  de  tort  à  la 
Religion,  qu'un  zèle  imprudent,  qui  lie  fou- 
vent  le  fort  des  vérités  révélées  à  celui  de  cer- 
taines vérités  Phyfiques  ,  Agronomiques  ou 
Chronologiques,  en  condamnant  ces  dernières, 
comme  capables  d'infirmer  les  premières.  En 
effet,  fî  ces  vérités  purement  humaines  vien- 
nent à  être  démontrées  fans  réplique ,  comme 
cela  ell:  tout  prêt  d'arriver  à  l'égard  de  quel- 
ques-unes,  qui  font  agitées  entre  les  Savans, 
que  deviendra  l'autorité  de  l'Ecriture  qu'on  a 
la  témérité  de  compromettre  avec  elles  ?  Veut- 
on  armer  la  Philofophie  contre  la  Théologie, 
&  lui  faire  reprocher  par  fa  rivale,  qu'elle  a 
tout  dénaturé  ,  Géographie  ,  Aftronomie  ,  Phy- 
fique ,  Hiftoire  ;  que  tout  a  changé  de  face  & 
de  forme  en  fes  mains  ;  que  les  merveilles  de 
la  nature  ont  été  des  prodiges  furnaturels ,  & 
fes  variétés  des  miracles  faits   exprès  > 

Nous  avons  trois  Exemplaires  difFérens  de 
l'Hiftoire  Sacrée ,  &  chacun  de  ces  Exemplai- 
res comporte  une  Chronologie  différente  fiir 
les  premiers  âges  du  monde.  Le  texte  Hébreti 
de  la  Maffore  abrège  le  temps  :  il  ne  compte 
qu'environ  4000  ans  depuis  Adam  jufqu'à  J.  C. 
Le  texte   Samaritain  donne  plus  d'étendue  à 


de  la  RcUglon.  173 

rîntervalle  de  ces  époques  ;  maïs  on  îe  pré- 
tend moins  corre6l  :  les  Septante  font  remon- 
ter la  création  du  monde  jufqu'à  6000  ans 
avant  J.  C.  Il  y  a ,  félon  le  texte  Hébreu , 
16 «5 6  ans  depuis  Adam  jufqu'au  déluge  ;  1304, 
félon  le  Samaritain  ;  2242  ,  félon  Eufebe  & 
les  Septante;  ou  22^5,  félon  Jofephe  &  les 
Septante  ;  ou  2262  ,  félon  Jule  Africain ,  le  P. 
Pérau  &  les  Septante. 

Si  les  Chronologiftes  font  divifés,  &  fur  le 
choix  des  textes  ,  &  fur  les  temps  écoulés  , 
pour  l'intervalle  de  la  création  au  déluge  ,  ils 
ne  le  font  pas  moins  pour  les  temps  pofté- 
rieurs  au  déluge,  &  fur  les  intervalles  des 
époques  de  ces  temps.  Cette  diverfité  de  Chro- 
nologies produite  fur  un  même  fonds  auroit 
fans  doute  de  quoi  étonner  les  efprits,  fi  l'on 
ne  favoit  que  par  leur  nature  les  faits  font 
moins  expofés  aux  erreurs  que  des  calculs 
chronologiques.  Rien  n'empêche  donc  qu'on 
n'admette  les  trois  textes ,  &  qu'on  ne  cher- 
che à  les  concilier,  d'autant  plus  qu'on  trouve 
dans  tous  les  trois  colledivement  pris  de  quoi 
fatisfaire  à  beaucoup  de  difficultés.  On  peut  les 
regarder  comme  trois  témoins  également  di- 
gnes de  foi.  S'il  y  en  a  deux  qui  conviennent 
entr'eux  ,  leur  témoignage  doit  prévaloir  fur 
celui  du  troifieme.  C'eft  le  parti  qu'a  pris  l'Au- 


174  Jiijîolrc  PJàlofophiqiie 

teur  de  l'article  Chronologie  Sacrée ,  auquel 
nous  renvoyons  dans  le  Didionnaire  Encyclo- 
pédique. C'eft  en  comparant  les  trois  textes 
avec  celui  de  Jofephe ,  qu'il  a  trouvé  qu'il 
falloit  placer  la  naifTance  de  Tharé,  père  d*A- 
braham  ,  à  la  129  année  de  l'âge  de  Nacor , 
grand-pere  d'Abraham.  Ainfi  par  cette  fage 
conciliation  des  trois  textes  toujours  comparés 
cnfemble ,  &  chez  tous  lefquels  la  grande  di- 
verfité  qu'on  y  remarque,  fait  foupçonner  qu'il 
y  a  faute  ;  on  peut  à  coup  fur  s'approcher  le 
plus  prés  qu'il  eft  pollibîe  de  la  véritable 
Chronologie  de  l'Hiftorien  Sacré.  Par  exemple, 
le  texte  Samaritain  &  les  Septante  méritent 
la  préférence  fur  le  texte  Hébreu  ,  en  accor- 
dant aux  Patriarches  cent  ans  de  plus  qu'il  ne 
ne  leur  en  accorde  ;  foit  parce  que  des  trois 
textes  il  y  en  a  deux  qui  conviennent  fur  ce 
point ,  foit  parce  qu'il  eft  plus  facile  à  un  Co- 
piée d'omettre  un  mot  ou  un  chiffre  de  fon 
original ,  que  d'en  ajouter  un  qui  n'en  eft  pas. 
Nous  favons  par  expérience  que  les  additions 
rares  qui  font  de  la  négligence  des  Copiftes  , 
confiftent  en  répétitions ,  &  les  autres  fautes 
en  omiiîions  ,  corruptions ,  tranfpofitions ,  &c. 
Mais  ce  n'eft  pas  de  ces  inexaditudes  qu'il 
s'agit  ici.  Mais  une  raifon  qui  ne  permet  pas 
de  balancer  entre  les  deux  textes ,  le  Grec  & 


àc    la  Religion,  17^ 

!e  vSamarîtain,  &  le  texte  Hcbreu  qni  leur  eft 
oppofé  ,  ce  font  les  guerres ,  le  nombre  des 
Peuples ,  les  Arts  ,  les  Religions  ,  les  Lan- 
gues, &c.  dont  ce  dernier  texte  fait  un  récit 
fîdele  ;  il  eft  impoflible  que  tout  cela  foit  l'ou- 
vrage de  trois  ou  quatre  fiecles  que  le  texte 
Hébreu  compte  depuis  le  déluge  jufqu'à  Abra- 
ham. Hé,  laifTons  au  moins  mourir  les  pères, 
avant  de  faire  régner  les  enfans  ;  &  donnons 
aux  enfans  le  temps  d'oublier  leur  origine  & 
leur  Religion  ^  &c  de  Ce  méconnoître  avant 
que  de  les  armer  les  uns  contre  les  autres. 

Cette  différence  prodigieufe  entre  le  texte 
Grec  &  le  texte  Hébreu  a  fait  imaginer  aux 
incrédules,  que  la  verfîon  des  Septante  ayant 
été  faite  par  les  ordres  ou  du  moins  fous  le 
règne  de  Ptolomée  Philadelphe  ,  on  avoir  été 
obligé  de  reculer  confîdérablement  le  déluge , 
pour  ne  point  fe  trouver  en  oppofition  avec 
Manéthon  qui  écrivit  en  même  temps  fon 
Hiftoiie  fi  bien  reçue  des  Grecs  &  des  Egyp- 
tiens ,  &  qui  remontoit  bien  plus  haut  que  le 
temps  auquel  le  déluge  étoit  fixé  dans  l'Hé- 
breu. Il  fallut  donc  en  concilier  la  chronolo- 
gie, autant  qu'on  pouvoit,  avec  celle  de  l'Hif- 
torien  Egyptien.  uSans  cette  fraude  nécefiaire,» 
la  Religion  Juive  étoit  à  deux  doigts  de  fa 
perte. 


17^  Hrjloire  Fhilofophlqiit 

Qu'on  fe  repréfente  l'embarras  où  fe  tfou* 
verent  les   Juifs   Helléniftes   au  moment,   oh 
ils  entreprirent   de   faire  paroître  leur  traduc- 
tion des  livres   facrés  aux  yeux  d'une  nation 
éclairée ,   à  qui  Manéthon  venoit  de  faire  lire 
fon  Hiftoire ,  dans  laquelle  il  donne  une  fi  grande 
antiquité  à  fa  nation ,  &  qu'il  prétendoit  avoir 
puifé  dans  les  livres  facrés  des  Egyptiens  ;   en 
fe  conformant  au  texte  Hébreu  dans  les  faits  ^ 
ils  eurent  la  penfée   qui  eft  venue  depuis   au 
P.  Tournemine  ,    de  fuppofer  aux  Patriarches 
cent  ans  de  plus  qui  font  omis  dans  l'Hébreu  : 
&  comme  ceci  ne  fulîifoit  pas  ,  ils  portèrent 
la  main  fur  le    calcul  antédiluvien  ,  &  par-là 
ils  approchèrent  du-  calcul  de  Manéthon.  Ainfi 
Menez ,  le  premier  Roi ,  dont  les  Egyptiens  par-- 
îoient  avec  quelque  certitude ,  fe  plaçoit  fort 
aifément ,  &  même  quelques-uns  de  leurs  de- 
mi-Dieux,   dans    le    calcul    poftdiluvien  des 
Septante.  Pour  ce  qui  regarde  en  grande  par- 
tie ceux-ci ,  &  les  Dieux  qu'ils  ont  fait  régner 
en  Egypte  ,  leur  hiftoire  étant  enveloppée  dans 
î'obfcurité ,   on  pouvoit  les  renvoyer  aux  temps 
antédiluviens.    Les   Juifs  ,    au    moyen   de   ces 
tempéramens ,    pouvoient  donc  toujours  con- 
céder la   prééminence   d'antiquité  aux    Egyp- 
tiens. La  pluralité  à^s  fufFrages  fut  alors  pour 
le  texte  des  Septante.  D'autres  temps,  d'au- 
tres 


de  la  Rziigioriô  ïjj 

Xtts   idées.  Depuis  ce  temps  le  texte  Hébreu 
a  prévalu.  Mais  le  fort  des  deux  textes  a  encore 
changé ,    depuis  qu'on  a   pris  eonnoiffance  de 
THiftoire  Chinoife,  6i  qu'on  a  vu  qu'elle  ne  s'ac- 
cordoit  pas  avec  le  texte  Hébreu.  On  prit  d'abord 
le  parti  de  la  traiter  de  fabuleufe,  apparem- 
ment pour  s'épargner  la  peine   d'y    répondre. 
Mais  comme  fi  l'on  eût  été  honteux  d'une  pa- 
reille démarche  ,  &  qu'un  fuperbe  dédain  ,  qui 
marquoit  plus  de    foiblefle  que   de   courage , 
ne  tranquillisât  pas   l'efprit  ;    on  réfolut  d'ap- 
profondir l'Hiftoire  Chinoife ,  mais  toujours  dans 
la  vue  de  pouvoir  en  prouver  le  faux.  Plus  on 
s'y  appliquoit ,    plus   on  y  trouvoit  un  carac- 
tère de  vérité.  Il  fallut  donc  revenir  à  la  maxime 
des  anciens  Helléniftes ,  pour  pouvoir  tout  ar- 
ranger de  manière  à  faire  quadrer  cette  Hiiîoire 
avec   le  fyftême   de   l'univerfalité   du  déluge  ; 
&  le  P.  Tournemine  a  cru  l'avoir  rencontré  , 
en  donnant  une  explication  ingénieufe  qui  pût 
allonger  les  tems  ,   fans  contredire  la  déciiion 
du    Concile  de  Trente  en  faveur  de    la  vul- 
gate. 

Cette  difficulté  des  incrédules  porte  fur  une 
politique  ,  qui  dément  bien  le  caradere  farou- 
che &  intolérant  qu  ils  prêtent  aux  Juifs.  Par- 
tout ils  nous  les  repréfentent  comme  le  peu- 
ple le  plus  infociable  de  tous  les  peuples ,  5^ 

Tome  L  M 


lyS  ITiJloïrc  Phïlofophîqiie 

ennemi  par  Religion  de  toutes  les  antres  na- 
tions ,  pour  qui  ils  étoient  devenus  des  objets 
odieux,    &  qui  en  toute  occafion  cherchèrent 
à  leur  faire  tout  le  mal   poffible.    Quant  aux 
Prêtres  &  aux  Prophètes  Hébreux ,  nous  font- 
ils  dépeints  autrement  que  comme  des  fanati- 
ques atroces  &  cruels ,  dont  l'efprit  intolérant 
&  perfécuteur  mettoit  à  chaque  inftant  la  na- 
tion dans  une  fermentation  afFreufe ,  qui,  après 
avoir  duré   pendant  plus  de  deux  fiecles,   fe 
termina  par   la    deftruâion  &  la  captivité  du 
Royaume  d'Ifraël  ,  &  fut  enfuite  caufe  de  la 
perte   du  Royaume  de  Juda>   Leur  zèle  pour 
la  loi  fe  renouvella   avec    d'autant  plus  d'ar- 
deur,   après  la  captivité   de  Babylone ,    qu'ils 
attribuèrent  à  fon  infradion  tous  les  malheurs 
auxquels  ils  avoient  été  en  proie.  Depuis  cette 
époque  ils  n'adorèrent  plus  de  divinités  étrangè- 
res. C'eft  dans  ce  tems  même ,  où  ils  furent 
le  plus  inviolablement  attachés  à  leur  loi,  qu'on 
leur  fait  de  gaieté  de  cœur   altérer  un  texte  , 
facré  &  divin  dans  leur  efprit ,  pour  complaire 
à  des  peuples  dont  ils  avoient  en  horreur  & 
en  abomination  les  Religions.  C'eft  fans  doute 
prendre  bien  mal  fon  tems.  Mais  que  diront 
les  incrédules  du  texte  Samaritain ,  qui  ne  s'ac- 
corde pas  plus  avec  le  texte  Hébreu  fur  la  chro- 
nologie, que  celui  des  Septante?  Sts  adora* 


âz  la  Relîgmu  179^ 

tenrs  avoient  -  ils  aiifîi  à  redouter  l'œil  curieux 
&  critique  des  Grecs  &  des  Egyptiens?  Les 
trois  textes  étant  trois  copies  d'un  même  ori-> 
ginaï ,  il  faut  tâcher  de  les  concilier  en  les 
refpedant  également ,  &  ne  préférer  l'un  à 
l'autre  dans  les  endroits  où  ils  fe  contredifent , 
que  fur  de  bonnes  raifons  tirées  de  leur  pro- 
pre fonds.  S'il  ne  faut  pas  décider  que  le  texte 
Hébreu  eft  infaillible,  par  la  raifon  feule  que 
c'efl  celui  dont  les  Juifs  fe  font  fervis  &i  fe 
fervent  encore  ^  il  ne  faut  pas  non  plus  don- 
ner l'avantage  aux  Septante  ,  &  accufer  les  Juifs 
d'une  malice  qu'ils  n'ont  jamais  eue ,  celle  d'a- 
voir corrompu  leurs  écritures  de  propos  déli- 
béré ,  comme  quelques-uns  font  avancé ,  foir 
par  un  excès  de  zèle  contre  ce  peuple  ,  foit 
par  une  ignorance  groiîiere  fjr  ce  qui  le  re- 
garde. 

Si  l'on  fait  attention  que  les  Prêtres  Egyp- 
tiens,  dans  leurs  fupputations  faftueufes ,  comp» 
toient  des  événemens  &  des  guerres  arrivées 
dans  le  monde,  depuis  plus  de  neuf  mille  ans, 
au  temps  où  Solon  voyagea  en  Egypte,  & 
qu'ils  lui  dirent  qu'ils  en  confervoient  le  dérail 
dans  leurs  annales  ;  que  dans  ces  annales  ils 
lifoient  que  Sais  n'avoit  que  mille  ans  d'anti- 
quité ,  &  que  plus  de  mille  ans  avant  la  fon- 
dation de  cette  Ville  les  Athéniens  &  les  peu- 

M  2 


l8o  HiJIoirc  PhilofopJliquc 

pies  de  l'Attiqiie  étoient  extrêmement  confi- 
dérables*,  que  leur  pays  écoit  alors  beaucoup 
plus  fertile  qn'il  ne  l'a  été  depuis  ,  lorfqiie  la 
grande  inondation  d'Ogygés ,  fuivie  de  celle 
de  Deucâlion ,  eût ,  pour  ainii  dire ,  lavé  & 
déî^rempé  ce  terrein ,  &  qu'elle  eût  entramé 
dans  la  mer  la  terre  grafle  &  fertile  qui  cou- 
vroit  fes  rochers.  Si  les  Juifs  Helléniftes  étoient 
bien  convaincus  de  cet  orgueil  Egyptien,  qui 
traitoit  les  Grecs  d'enfans ,  à  caufe  qu'ils  n'a- 
voient  aucunes  anciennes  traditions;  de  quoi 
leur  auroit  ^ervi ,  falfifiant  le  texte  Hébreu  dans 
leur  verfion  Grecque ,  d'allonger  les  tcms 
îorfqu'ils  étoient  furpaifés  par  un  grand  nom- 
bre de  fïecles ,  dans  l'Hiftoire  des  Prêtres  Egyp- 
tiens? c'eût  donc  été  en  pure  perte  qu'ils  au- 
roient  altéré  la  chronologie  de  leur  original  ^ 
&  par  ce  feul  fait,  il  efl  prouvé  qu'ils  ne  l'ont 
pas  fait. 

Je  ne  fais  point  m'aveugler  volontairement 
fur  des  faits  clairs  ,  qui  dépofent  hautement 
en  faveur  d'une  grande  antiquité ,  &  je  ne  me 
^ens  point  de  répugnance  à  reculer  l'enfance 
du  monde  au  delà  du  temps  marqué  dan^  la 
Chronologie  Hébraïque ,  (i  je  m'y  vois  forcé 
par  àcs  raifonnemens  folides;  non  que  je  fois 
indifférent  fur  l'âge  du  monde  ,  qu'on  pour- 
roit  étendre  plus  ou  moins  impunément,  félon 


de  la  Religion.  i8i 

quelques  Philofophes  qui  penferît  ,  que  le 
monde,  fût-il  quatre  fois  plus  vieux  qu'il  n'efl, 
fut-il  éternel  à  la  manière  dont  St.  Thomas 
croyoit  qu'il  auroit  pu  l'être ,  cela  n'importe- 
roit  en  rien ,  pourvu  que  l'on  ne  méconnût 
pas  fa  véritable  origine ,  &  fa  dépendance  ac- 
tuelle de  la  main  qui  l'a  formé.  Quoiqu'il 
foit  vrai  en  général  que  les  Ecrivains  facrés 
n'ont  prétendu  jamais  faire  de  nous  ni  des 
Chronologiil:es ,  ni  des  Géomètres,  ni  des  As- 
tronomes, &  qu'ils  étoient  infpirés  par  quel- 
que chofe  de  plus  grand ,  &  de  plus  intime 
au  bonheur  de  l'homme  :  cependant,  C\  Dieu 
a  voulu  fixer  l'antiquité  de  notre  monde , 
comme  cela  paroît  vifiblement  dans  le  récit 
de  Moyfe,  dès  lors  il  nous  eft  défendu  d'exer- 
cer nos  calculs  &  nos  conjedures  fur  l'anti- 
quité des  temps  &  l'époque  du  monde  ,  au- 
trement qu'à  l'appui  de  la  Chronologie  Sacrée, 
dont  les  variations  caufées  par  le  temps ,  ren- 
ferment néanmoins  ,  quelque  grandes  qu'elles 
foient ,  fa  durée  dans  dés  bornes  aflez  étroites. 
Il  nous  eft  ordonné  de  les  refpeder.  Quoi- 
que le  commandement  de  Jofué  au  Soleil, 
n'en  foit  pas  un  pour  nous  de  croire  à  l'im- 
mobilité de  la  terre ,  fommes-nous  moins  dif- 
penfés,  fi  nous  fommes  Chrétiens,  de  croire 
m  miracle   qui   fut  réel,  la  Terre   ne  pou- 

M  3 


.  îSi  Hijloirc  Philofophiquc 

vânt  s'arrêter   que  le   Soleil  ne  parût  immo* 
bile? 

Les  trois  Nations  qui  Tont  les  plus  célèbres 
pour  leur  antiquité ,  font  les  Egyptiens  ,  les 
Babyloniens  &  les  Chinois.  Toutes  trois  elles 
font,  de  temps  immémorial ,  recommandables 
par  les  Arts  &  les  Sciences  qu'elles  ont  cul- 
tivés ;  &  (i  Ton  fait  bien  attention  au  temps 
prodigieux  qui  a  dû  s'écouler  avant  que  les 
hommes  aient  pu  les  perfeftionner  jufqu'à  un 
certain  point,  FAftronomie  ,  par  exemple,  l'Art 
du  fer ,  ou  même  avant  que  d'y  penfer ,  on 
conçoit  combien  cela  décide  pour  l'antiquité 
de  CQs  nations. 

Il  eft  parlé  dans  Cicéron,  dans  Vitrube,  & 
fur-tout  dans  Macrobe  ,  d'un  ancien  Syftême 
Egyptien  ,  qui  faifoit  tourner  les  Planètes  de 
Vénus  &  de  Mercure  autour  du  Soleil,  quoi- 
qu'on y  confervât  à  la  Terre  fa  prétendue 
immobilité ,  &  qu'on  en  fit  toujours  le  centre 
du  moux'-enient  du  Soleil  &  des  autres  Planè- 
tes. Cette  circcnftance,  qui  met,  pour  ainfi- 
dîre,  le  fyfléme  en  contradiction  avec  lui  mê- 
me >  dcpofe  pour  l'antiquité  de  la  découverte, 
&  fuppofe  une  prodigieufe  fuite  d'obfervations.» 
>^  Les  fy{!êmes  de  Fythagore  &  de  Philolaiis> 
55  dit  h  ce  fujet  Mr.  de  Mairan  dans  fa  II L 
a  Lettre  au  F,  Parcnnin  contenant  diverfcs  quef- 


de  la  Religion.  183 

»  dons  fur  la  Chine  ^  quoique  plus  conformes 

»  à   la  nature,  &,  comme  on  croit,  les  mê- 

y>  mes  que   celui   de    Copernic,    ne  prouvent 

»  pourtant  rien   en   comparaifon   de  celui  des 

»  Egyptiens ,  par  rapport  à  notre  objet  ;  parce 

»  qu'ils   ont  pu   naître  d'une   idée  fortuite  de 

5)   convenance  &   d'uniformité  ,  à  la  fuite   de 

»  ce   que    les  anciens  Egyptiens  ,   accablés  là 

»  defTus    d'obfervations  ,    avoient  été   obligés 

»  d'admettre,  &   avoient  appris   à   Pythagore 

»  &    à    Philoîaiis,    AufTî   les    Aftronomes    qui 

»  font    venus    pludeurs    fiecles  ,    &    peut-être 

)>  quelques  milliers  d'années  après  ces  Egyp- 

»  tiens ,  &  pour  qui  fans  doute  toutes  ces  ob- 

»  fervations  étoient  perdues  ,  même  ceux  qui , 

»  comme  Ptolomée ,  vivoient  en  Egypte ,  & 

»  au    milieu    d'Alexandrie  ,   ont-ils   rejette  le 

»  mouvement  de    Vénus   &    de  Mercure  au- 

»   tour  du  Soleil  ,  aujourd'hui  inconteftable  & 

>-)  démontré.    Combien   les    Grecs  ont-ils  mé- 

»   rite   le  reproche   des  Prêtres   d'Egypte  qui 

p  s'entretenoient  avec  Solon  ,   &  combien,  en 

»  effet,  étoient-ils  enfans ,  lorfque  les   Egyp- 

»  tiens  voyoient    tourner    Vénus   &    Mercures 

3>   autour  du  Soleil  ;   ces  Grecs ,  n  os  premiers 

3>  maîtres    qui   voyoient   encore    deux   Venus 

»    différentes  dans  Vénus  du  foir,    &  Vénus  du 

»   matin  !  Rien  auffi ,  pour  le  dire  en  pafTant, 

M  4. 


184  Hîjîoire  P hilofophiqiie 

»  ne  me  paroit  faire  plus  d'honneur  à  Tari- 
»  cienne  Egypte ,  ni  lui  accorder  une  ami- 
»  quiré  plus  reculée  que  cette  découverte,  & 
»  je  doute  qu'il  fe  trouve  quelque  chofe  de 
»  fi  brillant  &  de  fi  fort  chez  les  Anciens 
»  Chinois.  » 

Le  P.  Parennin  répondit  au  favant  Acadé* 
micien ,  que  cette  même  connoifTance  des 
révolutions  de  Vénus  &  de  Mercure  autour 
du  Soleil ,  étoit  aufîi  ancienne  pour  le  moins 
à  la  Chine  qu'en  Egypte  ,  avec  cette  diffé- 
rence que  les  Egyptiens  la  perdirent?  &  que 
Ptolomée  lui-même  au  milieu  d'Alexandrie , 
rejettoit  ce  mouvement  de  Vénus  &  de  Mer- 
cure ,  au  lieu  que  les  Chinois  l'ont  confervée 
jufqu'à  nos  jours.  Si  elle  s'efi:  mieux  confer- 
vée chez  les  Chinois ,  que  chez  les  Egyptiens 
qui  en  furent  les  Inventeurs ,  &  qui  vraifem- 
blablement  la  portèrent  à  la  Chine ,  dans  le 
temps  que  le  grand  Séfoftris  y  établit  fa  Co- 
lonie d'Egyptiens,  environ  kjoo  ans  avant 
J.  C.  ;  cela  vient  de  l'immobiiiré  de  l'efprit 
de  ce  Peuple,  qui  femble  avoir  feu  autrefois 
tout  ce  qu'il  fait  aujourd'hui ,  ôc  ne  favoir 
aujourd'hui  que  ce  qu'il  a  toujours  fçu. 

Le  Chinois  fi  favant  dans  l'art  du  Gouver- 
nement ,  &  fi  enfant  dans  les  fciences  exac- 
tes s  dans    les   çonnoifTances  fondées  fur  des 


de  la  Religion,  1S5 

tîiëories  un  peu  compliquées ,  préfente  d'abord 
à  l'efprit  une  énigme  qui  paroît  inexplicable. 
Depuis  environ  quatre  mille  ans,  il  tient  le 
fil  àes  fciences  qu'il  aime  &  qu'il  cultive, 
fans  y  faire  aucun  progrés  apparent.  Loin  que 
fes  premières  idées  facilitent  en  lui  la  géné- 
ration de  celles  qui  en  découlent ,  elles  ftm- 
blent  épuifer  fes  efforts,  &  le  rendre  impuif- 
fant  à  reculer  la  barrière  qui  s'oppofe  à  cha- 
que pas  qu'il  fait.  Les  Élémcns  cPEucUde ,  qui 
ne  font  aujourd'hui  que  l'étude  des  commen- 
cans ,  avec  quelle  admiration  il  les  vit  la  pre- 
mière fois  qu'on  les  lui  préfenta  traduits  dans 
fa  langue  !  Le  même  tour  d'efprit  qui  le  rend 
il  propre  au  Gouvernement,  fi  jaloux  de  la 
gloire  &  du  bonheur  de  l'Etat ,  l'éloigné  d'au- 
tant plus  de  cette  fagacité  ,  de  cette  ardeur , 
de  cette  inquiétude  qu'on  nomme  curiofité,  & 
qui  fait  avancer  à  fi  grands  pas  dans  les  fcien- 
ces. Ajoutez  à  cela  les  rites ,  les  cérémonies  , 
CQs  éternelles  entraves  oii  il  eft  jette  ,  &  qui 
donnent  plus  d'exercice  à  la  mémoire  qu'au 
fentiment^  les  manières  auxquelles  on  le  plie, 
&  qui  arrêtent  fans  ceffe  le  mouvement  de  fon 
ame,  &  en  afFoiblilfent  les  refforts;  un  refpeâ 
outré  pour  l'antiquité  ,  qui  l'afferviffant  à  ce 
<jui  eft  établi ,  ne  lui  permet  pas  de  s'élancer 
jd^ns  la  carrière  de  l'imagination  ;  &  vous  au- 


lS6  HiJIoirc   Philofophiquc 

rez  dans  toutes  ces  caufes  réunies,  îa  vraie 
raifbn  de  fon  peu  d'aptitude  à  l'invention.  Tan- 
dis que  les  Européens  courent  d'une  fcience 
à  l'autre  ,  &  font  des  pas  de  géant ,  il  ne 
marche ,  lui  ,  que  comme  une  tortue.  Son 
Agronomie  fe  refTent  encore  aujourd'hui  de 
fa  lenteur  à  concevoir  ;  &  toute  imparfaite 
qu'elle  eft,  elle  .efl:  néanmoins  un  monument 
de  l'étonnante  durée  de  l'Empire  de  la  Chine. 
Quelque  peu  de  progrès  que  les  Arts  &  les 
fciences  aient  fait  chez  les  Chinois,  comparé 
âu  temps  qu'ils  les  cultivent  ,  on  a  lieu  de 
douter  qu'ils  y  fuffent  arrivés  d'eux-mêmes, 
s'ils  n'avoient  eu  des  fecours  étrangers.  On 
ne  fauroit  concevoir ,  du  moment  qu'on  les 
fuppofe  Créateurs  des  Arts  &  à^s  Sciences  qu'ils 
pofTedent  depuis  trois  ou  quatre  mille  ans, 
quand ,  comment  &  pourquoi  ils  s'arrêtèrent 
en  fi  beau  chemin.  Craignoient-ils  ,  en  s'y 
avançant  de  plus  en  plus ,  que  leur  innovation 
dans  les  Arts  &  dans  les  Sciences  ,  en  entraî- 
neroit  une  dans  leur  Gouvernement  &  dans 
leurs  ufages  ?  Y  auroit-il  donc  une  loi  qui  leur 
défendît  de  pouffer  plus  loin  leurs  connoiffan- 
ces,  qu'au  point  où  nous  les  voyons  parve- 
nues? Mais  pourquoi  ne  fe  font-ils  pas  arrêtés 
plutôt?  Car,  à  les  prendre  bien  au-deffous  de 
l'état  florilTant  où  ils  font  depuis  plufieurs  fie- 


de  la  Religion.  187 

des ,  ils  feroient  demeurés  encore  l'un  des 
peuples  du  monde  les  plus  inftruits  6c  les 
mieux  policés,  fur-tout  dans  ces  anciens  temps, 
&  à  l'extrémité  du  continent  qu'ils  habitent. 

Plus  on  étudie  l'Antiquité ,  plus  on  découvre 
une  identité  d'origine  dans  les  Nations  les  plus 
éloignées.  Il  eft ,  par  exemple ,  des  traits  de 
refTemblance  fi  frappans  entre  les  Chinois  & 
les  Egyptiens ,  qu'il  eft  impoffible  de  les  mé- 
connoître.  Chez  les  uns  &  les  autres  on  voit 
une  écriture  purement  hiéroglyphique,  en  ce 
qu'elle  efi  defiinée  à  rappeller  l'idée  des  cho- 
fes  ,  &  nullement  celle  des  fons  &  du  figne 
verbal  dont  on  fe  fert  dans  l'ufage  ordinaire.  Il 
y  avoit  en  Egypte  une  fête  très  -  folemnelle 
nommée  des  lampes  ou  des  lumières ,  qui  fe 
célébroit  à  Sais,  au  rapport  d'Hérodote.  On  la 
retrouve  à  la  Chine  fous  le  nom  de  la  fête 
des  lanternes.  Même  entêtement  chez  les  deux 
peuples ,  pour  s'arroger  fur  tous  les  autres  la 
prééminence  de  l'Antiquité  ;  même  mépris 
pour  tout  ce  qui  n'étoit  pas  de  leur  Nation  ; 
même  amour  -  propre  mal  entendu  ,  pour  fe 
préférer  aux  autres  Nations,  pour  ne  vouloir 
rien  en  recevoir  ,  ou  du  moins  pour  avouer 
qu'ils  en  eufTent  reçu  quelque  chofe.  Le  même 
attachement  inviolable  aux  anciennes  coutumes 
&  aux  loix  du  pays;  le  mem.e  refpeft  extré- 


ï88  Uijïoîrc  T^hilofophïquè 

me  pour  les  Pere^  ôf  pour  les  Rois;  le  mêm<? 
amour  des  fcience«?  6c  fur- tout  de  l'Aftrono- 
mie  ,  fans  en  excepter  l'Aftrologie ,  carad^éri- 
fent  également  les  Egyptiens  &  les  Chinois  v 
&  peut-être  ,  fi  l'on  vouîoit  fuivre  plus  loin 
le  parallèle,  trouveroit-on  dans  quelques  figu- 
res antiques  d'*Egypte ,  les  phyfionomies  Chi- 
noifes ,  ces  yeux  fendus ,  &  un  peu  conver- 
geas de  haut  en  bas  vers  le  nez.  Mais  pour 
en  venir  à  un  trait  de  refiemblance ,  qui  for- 
tifie de  plus  en  plus  le  parallèle,  c'eft  celui 
du  Dragon  qui  {c  trouve  être  également  Ten- 
feigne  des  Rois  &  des  armées  de  la  Chine,  & 
de  l'ancienne  Egypte.  Quant  à  l'Egypte ,  elle 
eft  défignée  dans  plufieurs  endroits  de  l'Ecri^ 
ture  par  le  Dragon  ,  comme  par  fon  Sym- 
bole ,  Draco  magne  ^  qui  cuhas  in  mcdio flu^ 
minum  tUGritm.  On  voit  affez,  fans  avoir  re- 
cours aux  Bochards  ,  que  ce  Dragon  n'a  pu 
èzr^  autre  chofe  que  le  Crocodile  ,  le  feul 
peut-être  entre  tous  les  grands  animaux  con- 
nus ,  qui  puiffe  faire  naître  l'idée  d'un  Dragon 
à  quatre  pieds.  Mais  n'a-t-on  pas  prétendu 
aufîi  que  le  Dragon  de  la  Chine  n'étoit  qu'un 
animal  à  quatre  pieds?  Celui  que  la  tradition 
fabuleufe  die  que  l'Empereur  Fohg  vit  fortir 
d'une  rivière  avec  une  carte  ou  avec  fes  tables 
linéaires  fur  le  dos ,  fe  nommoit  Dragon  Chc* 


de  la  Religion,  1S9 

vaï^  parce  qu'il  avoit  quatre  pkds  comme  îe 
cheval ,  &  des  écaiîles  comme  le  Dragon.  Ce 
Dragon  ne  peut  être  que  le  Crocodile  ;  & 
quoiqu'il  n'y  en  ait  point  à  la  Chine,  c'eft 
fous  Tenveloppe  de  cette  liâion  que  le  Sym- 
bole national  du  Dragon  a  été  adopté  par  la 
Chine,  après  y  être  venu  de  l'Egypte.  Il  efl: 
vrai  que  le  Dragon  de  Fohi  a  été  bien  défi- 
guré depuis  dans  celui  que  l'Empereur  &  les 
Mandarins  portent  aujourd'hui  fur  la  poitrine* 
Ne  faut-il  pas  ,  félon  les  Chinois ,  que  tout 
fbit  primitivement  forti  de  chez  eux ,  &  ajuflé 
à  leur  manière?  Les  anciens  Grecs  n'en  firent- 
ils  pas  autant  des  Divinités,  des  coutumes,  des 
Hiftoires  mêmes  qu'ils  empruntèrent  de  l'E- 
gypte ,  premier  théâtre  de  prefque  toutes  leurs 
fables  ,  ainfi  que  de  leurs  fciences  &  de  leiirs 
arts  ?  Enfin ,  pour  qu'il  ne  manque  rien  au 
parallèle,  les  Chinois  n'ont-ils  pas  aufïi  leur 
Phénix,  moins  fabuleux  peut-être  que  celui 
que  les  Egyptiens  faifoient  renaître  de  fes  cen- 
dres ,  &  qu'ils  confacroient  au  foleil,  fous  le  nom 
de  Fojn-Hoam ,  qui  n'annonce  pas  moins  par 
fon  apparition  la  profpérité  de  l'Empereur  & 
le  bonheur  de  leur  Emplie? 

Il  eft  permis,  après  tant  de  traits  de  reflem- 
blance  entre  les  deux  Nations,  de  conjedurer 
que  ,  malgré  l'efpace  immenfe  des  terres  qui  les 


J^o  Bijîoïrc  PlLilofophique 

fépare  ,  elles  fe  font  rapprochées  pour  fe  com- 
muniquer tant  de  chofes  ;  &  la  conjecture  prife 
Aqs  conquêtes  de  SéfoRris ,  qui  fournit  les  Peu- 
ples qui  ëtoient  au-delà  du  Gange,  &  qui  péné- 
tra jufqu'à  rOcéan  Oriental,  n'eft  pas  fans  force , 
pour  établir  une  communication  entre  elles , 
à  l'aide  d'une  Colonie  Egyptienne  tranfpîantée 
par  ce  conquérant  dans  la  Chine  même. 

Mais  pourquoi ,  direz  vous  ,  faut-il  que  ce 
foit  l'Egyptien  qui  ait  porté  chez  le  Chinois 
Ion  écriture ,  fes  loix  6^  fes  ufages?  c'eft,  vous 
répondrai~je  ,  parce  que  l'Hiftoire  facrée  &  pro- 
fane femble  dépofer  unanimement  en  faveur 
des  Egyptiens  ,  qui  étant  infiniment  plus  pro- 
ches du  berceau  de  la  race  humaine  que  les 
Chinois,  ont  été  par  conféquent,  leurs  aines,  & 
qui  étant  plus  inftruits  qu'eux ,  ont  dû  par  cette 
raifon  être  leurs  précepteurs  ;  c'eft  aufTî  parce 
que  nous  ne  voyons  aucun  des  premiers  Rois  de 
la  Chine ,  qui  foit  forti  de  fon  pays  avec  une 
puiflante  armée,  qui  foit  venu  vers  nous  &  juf- 
qu'à nos  mers  pour  nous  fubjuguer  :  tandis  que 
nous  trouvons  en  Egypte  un  Séfoftris  qui  a  pouffé 
fes  conquêtes  jufqu'à  l'Océan  oriental. 

Les  commencemens  de  l'Empire  Chinois  font 
couverts ,  comme  par-tout  ailleurs ,  de  ténèbres , 
&  défigurés  par  des  fables.  Au-delà  des  tems 
dont  la  certitude  eft  fondée  fur  la  chronologie 


de  la  Religion.  îçi 

(  &  Ton  fait  qu'il  ne  faut  pas  remonter  au-dela 
du  règne  d'Yao,  de  l'aveu  même  des  Chinojs 
éclairés,  c'eft-à-dire  ,  environ  2300  ans  avant 
J.  C. ,  fi  Ton  veut  marcher  au  flambeau  de  la 
vérité  )  la  plupart  des  Hiftoriens  Chinois  ont 
placé  d'immenfes  périodes  qui  renferment  un 
intervalle  de  tems  de  plus  de  cent  millions 
d'années  ;  ces  périodes  appellées  Ki ,  font  au 
nombre  de  dix ,  &  comprennent  chacun  les 
règnes  de  plufieurs  Rois  pu  Dynafties  :  on  les 
trouve  remplis  de  fables,  de  merveilles,  d'in- 
ventions ,  de  contradidions  &  de  répétitions. 
(  Voyez  l'Extrait  des  Hiftoriens  Chinois  fait 
par  Mr.  des  Hauterayes  ,  &  inféré  à  la  fin  du 
III.  vol.  du  liv.  de  l'Origine  des  Loix  ;  des  Arts 
&  des  Sciences  de  Mr.  Goguet.  ) 

Ce  n'efl  certainement  point ,  fa  plume  & 
l'aftrolabe  à  la  main  ,  que  de  pareilles  Hil^ 
toires  ont  été  écrites  ^  &  toutes  les  Fables  donc 
elles  fourmillent,  prouvent  bien  qu'elles  font 
hors  des  tems  hiftoriques.  Ces  Fohi ,  ces  Hoam- 
Ty,  font  des  hommes  tombés  du  Ciel  avec  des 
lumières  &  une  fagelTe  qui  ne  paroifTenf  guère 
moins  fabuleufes  que  leur  Paradis  terreftre  & 
leur  fiecle  d'or.  Comment,  en  effet,  des  Lé- 
giflateurs  aufîî  éclairés  ont-ils  pu  prendre  naif- 
fance  parmi  des  Sauvages ,  tels  qu'éroient  alors 
les  Chinois?  Comment,  au  fein  de  l'ignorance 


Jt^z  Hijloïrt   Philofophique 

&  de  îa  barbarie  ,  ont-ils  acquis  tout-à-côup  ï© 
favoir  &  la  politefTe  qui  caraâérifent  les  Na^ 
tions  les  mieux   policées  ?  A  moins  que  l'inf- 
piration  divine  ,  ou  la  communication  d'un  Peu- 
ple   plus    éclairé    ne    s'en   mêle ,  ce  point  dé 
l'Hiftoire  Chinoife  eft  une  difficulté  terraiïante 
pour  quiconque  entreprendra  de  la  lever.  Je  ne 
vois   que  l'ar-rivée  de  Séfoflris  à  la  Chine  avec 
cent  mille  Egyptiens ,  qui  puifTe  bien  la  réfoudre. 
On  conçoit  dés   lors  ^  pourvu    qu'on    ne  perde 
point  de  la  vanité   d'un  Peuple  qui   s'eft  cru 
long-temps  feul   fur  la  terre  ,  qu'il  a  dû  cou- 
vrir cet  événement  de  tout  le  merveilleux  qu'on 
lit  dans  l'HiPtoire  de  fes  premiers  Empereurs. 
Si  l'on  vous  dit  que  les  Chinois  ont  toujours 
joint  l'Hiftoire  du  Ciel  à  celle  de  la  Terre ,  & 
qu'ils   ont  conftamment  marqué  leurs  époques 
parles  Eclipfes,  par  les  conjondions  des  Pla- 
nètes ,    enforte  que    leurs  annales  portent  un 
caradere  de  certitude  ,    n'en  croyez  rien.  Des 
gens  qui  croyaient   bien ,  à    la   vérité ,   que    h 
Ciel  étoit  rond ,  mais  quifaifoient  la  terre  quar^ 
rée ,  au  milieu  de    laquelle   ils  Je   perfuadoient 
pour  certain  que   leur  Empire  étoit  fitué  ;  des 
gens  aufTi  étrangers  dans  les  premiers  élémens 
de  la  Géographie  &  de  la  Cofmographie  ,  fcien* 
ces  prefque  inféparables  de  l'Aftronomie  ,  quelle 
bafe  pouvoient  -  ils  donner  à  leur  Chronologie 

par 


de  la  Kelïglafii  i^^ 

par  la  Théorie  &  le  calcul  de  leurs  ëcîipfes  ? 
Mais  fuppofons-les  inftruits ,  qui  nous  garantira 
la  vérité  de  leurs  déterminations  Aftronomi- 
ques  ,  quand  nous  voyons  l'illuftre  Ca(îîni  nous 
alTurer  qu'elles  ont  été  quelquefois  corrompues 
ou  fuppofées.  Ne  fait-on  pas  d'ailleurs  que  ja- 
mais Peuple  n'a  été  plus  porté  à  la  fupexfti- 
tion  que  les  Chinois  ;  que  les  Princes  ,  les  Man- 
darins &  les  Bonzes  ont  nourri  conflamment  en 
lui  cet  efprit  ;  qu'ils  ont  fait  fouvent  fervir 
l'Aftrologie  à  Taveugler  fur  fes  propres  intérêts  ? 
Comme  tout  eft  réglé  par  l'Aftrologie  dans  l'Em- 
pire de  là  Chine  ,  les  Mandarins  qui  font  com" 
mis ,  dît  le  P.  le  Comte ,  à  Vohfervation  des 
E clip f es ,  y  mettent  bon  ordre  ;  &  quelque  chôfc 
qui  arrive,  tout  y  efî  de  la  defniere  txaclitude  , 
&  on  fe  trouve  toujours  d'*accord  avec  h  CleL 

Les  Mandarins  ,  pour  faire  leur  cour  aux 
Empereurs ,  dont  ils  ont  foin  de  flatter  les  ca- 
prices ,  &  auxquels  leur  dextérité  fait  dérober 
les  triftes  vérités  que  leur  fuperbe  oreille  crain- 
droit  d'entendre ,  imaginent  de  fauffes  conjonc- 
tions de  Planètes  ,  à  chaque  changement  de 
règne  ,  &  font  parler  en  fa  faveur  le  Ciel  qui 
ti'a  point  parlé.  Qui  fait  même  (\  cet  efprit  de 
conciliation ,  fi  docile  à  fe  prêter  aux  foiblef- 
fes  des  Monarques,  ne  gagna  pas  jufqua  ceux^ 
qui,  après  l'incendie  àQs  livres  de  la  Chine ^ 

Tome  /,  N 


194  Hijloïrc  Phïlofopkique 

rétablirent  &  rédigèrent  les  annales  des  anciefiS 
temps. 

L'envie  de  contredire  Moyfe  fur  la  durée 
qu'il  donne  au  monde ,  a  fait  faire  ,  fur-tout 
dans  notre  iieele ,  bien  des  efforts  pour  allon- 
•ger  des  temps  que  CQi  Hiflorien  a  fî  fort  abré- 
gés". Les  Chinois  ont  profité  de  la  mauvaife 
humeur  de  nos  Philofophes  modernes  contre 
Moyfe,  pour  fe  voir  élever  par  eux  à  une  an- 
tiquité qui  les  rend  fi  vains  &  fi  orgueilleux. 
Xes  Européens  travaillent  à  l'envi  pour  les  raf- 
furer  fur  les  points  de  leur  Hiftoire  où  ils  dou- 
tent eux-mêmes.  Il  n'y  a  pas  jufqu'à  leur  Con- 
fucius  ,  qui  n'ait  beaucoup  gagné  dans  le  pro- 
cès que  des  Chrétiens  intentent  aujourd'hui  à 
des  Chrétiens.  Le  voilà  déclaré  le  plus  fage  de 
tous  les  hommes  ^  l'homme  enfin  qui  fait  le 
plus  d'honneur  à  l'humanité.  Sa  Religion,  ou 
plutôt  celle  de  la  Chine  efl:  fimple  ,  augufie  ^ 
libre  de  toute  fu perdition  &  de  toute  barba- 
rie *,  &  c^^^  >  d'autant  plus  qu'elle  ne  recom- 
mande que  la  vertu  ,  ne  prêche  aucun  myfte- 
re ,  &  fur-tout  qu'elle  ne  parle  point  de  pei- 
nes &  de  récompenfes  après  la  mort, 

C'eft    dommage  que  les  anciens  Egyptiens 

&  Chaldéens  ne  fubfiflent  plus  que  dans  nos 

-Annales.  Avec  quel  plaifir  ils  verroient  les  ti- 

•fres  de  leur  antiquité  ,  difcutés  ,  développés  & 


de  la  Religion.  rg^ 

mis  dans  un  beau  jour  par  des  hommes  d'hier! 
Ils  ne  pourroient  qu'être  furpris  de  cette  cha- 
leur d'intérêt  qu'on  met  à  les  faire  valoir.  Les 
Chaldéens  ,  par  exemple  ,  comptoient  quatre 
cent  foixante  &  dix  mille  années.  Ceji  heau" 
coup  pour  nous  autres  qu'ifommes  tPhicr;  mais 
c*ejl  bien  peu  de  chofe,  nous  dit-on,  pour  PU-' 
nivers  entier.  Les  Prêtres  Egyptiens,  de  leur 
côté  ,  trouvoient  dans  leurs  Chroniques  fa- 
crées  ,  que  le  cours  ordinaire  du  loleil  avoit 
changé  quatre  fois,  cet  aftre  s'écant  levé  deux 
fois  au4ieu  de  l'horifon  dans  lequel  il  fe  cou- 
che, &  s'étant  couché  deux  fois  au  lieu  dans 
lequel  il  fe  levé. 

»  Pour  expliquer  cette  tradition ,  dit  très-fa- 
î>  gement  l'Auteur  de  Vantiquité  dévoilée  par 
»  fes  ufages  ,  Liv.  VL  Chap.  IL  ,  il  fufïit  de 
»  fonger  que  les  Egyptiens  ,  du  temps  d'Hé- 
»  rodote,  originaires,  fans  doute,  des  hautes 
»  Contrées  de  l'Afrique ,  lorfqu'ils  demeuroient 
»  par  de-là  la  ligne  équinoxiale ,  &  qu'ils  re- 
»  gardoient  le  lieu  du  midi  du  foleil  ,  de- 
»  voient  voir  fon  levant  à  leur  droite  &  fon 
»  coucher  à  leur  gauche  ;  parvenus  infenfible- 
7*  ment  dans  le  lieu  qu'ils  occupent  aujour- 
I»  d'huî ,  ils  n'ont  pu  regarder  le  lieu  du  midi 
j)  du  foleil  fans  mettre  à  leur  gauche  ce  même  le- 
9  vant ,  que  leurs  ancêtres  avoient  à  leur  droite,  a 

N  z 


I9<5  Hijloirt  Philofophiqm 

.  Pareillement,  pour  rendre  raifon  des  4;^^occ^ 
d'obfervations  des  Chaldéens ,  il  fuffit  de  ré- 
duire avec  Mr.  Gibert  leurs  années  à  des  an- 
nées d'un  jour  folaire  ;  le  jour  folaire  étoic 
leur  année  aftronomique  :  d'où  il  s'enfuit ,  fé- 
lon cette  fuppofition,  que  les  473  mille  an- 
nées des  Chaldéens  fe  réduifent  à  473  mille  de 
nos  jours  ^  ou  à  1297  &  environ  neuf  mois 
de  nos  années  folaires.  Or  c'eft-là  précifément 
le  nombre  d'années  qu'Eu febe  compte  depuis 
les  premières  découvertes  d'Atlas  en  Aftrono- 
mie ,  jufqu'au  paffage  d'Alexandre  en  Afie  ;  & 
il  place  ces  découvertes  à  l'an  384  d'Abraham: 
mais  le  paffage  d'Alexandre  eft  de  l'an  i«;82; 
l'intervaJle  de  l'une  à  l'autre  eft  donc  précifé- 
Tiient  de  129S  ans,  comme  nous  l'avons  trou- 
vé. (  Voye^  une  lettre  que  Mr.  Gibert  a  publiés, 
en  1743  ,  Amfl,  fur  les  Annales  Babylonien^ 
nés ,  Egyptiennes  ,  ou  Chaldéennes  ,  réduites  à 
notre  Chronologie,} 

Mais  nous  n''avons  garde,  comme  le  remar- 
que fort  bien  l'Auteur  de  VHiJIoire  des  Ora- 
cles ,  de  permettre  que  la  déciiion  des  chofes 
Ibit  fi  facile  \  &  les  difficultés  qui  ne  vien- 
nent que  de  notre  part ,  font  celles  dont  nous 
avons  nous-mêmes  le  plus  de  peine  à  nous 
démêler.  Qu'eft-il  donc  arrivé  ?  l'imagination 
:s'eft  allumée.   On   eft    venu  à   accorder  aux 


^dc  la  Religion.  197 

Egyptiens  &  aux  Chaldéens  ,  d^avoîf  eu  con- 
noiffance  de  la  diminution  d'obliquité  de  l'£- 
clipticjue  ,  quoique  peut-être  ils  n'y  aient  ja- 
mais penfé.  Mr.  le  Chevalier  de  Louville  s'eft 
cru  appuyé  d'un  alTez  grand  nombre  d'obfer- 
vations  tant  anciennes  que  modernes  ,  pour 
avancer  ,  dans  un  mém.oire  inféré  dans  l'Kif- 
toire  de  l'Académie  171^,  que  l'Ecliptique  fe 
rapproche  de  plus  en  plus  de  l'Equateur,  mais 
(1  lentement  ,  que  ce  n'eft  que  d'une  minute 
en  cent  ans.  Depuis  les  anciens  jufqu'à  nous, 
cette  obliquité  a  tellement  diminué ,  que  fi  les 
chofes  continuent ,  l'Ecliptique  fe  trouvera  uil 
jour  faire  un  même  cercle  avec  l'Equateur  ; 
après  quoi  elle  s'en  écartera  de  nouveau ,  mais 
dans  un  fens  contraire  ;  &  comme  ce  fera 
toujours  de  plus  en  plus,  il  viendra  un  temps 
dans  lequel  l'Ecliptique  coupant  l'Equateur  à 
angles  droits  ,  fe  joindra  avec  les  Méridiens  ; 
enforte  que  dans  le  cours  de  l'année  le  foleil 
fe  trouvera  fuccelTivement  au  Zénith  de  tous 
les  climats  de  notre  globe,  &  qu'il  fe  lèvera 
fuccefîîvement  dans  tous  les  points  de  l'hori- 
fon.  Par  une  fuite  de  la  même  révolution 
l'Efpagne  deviendra  un  jour  orientale  à  notre 
égard  ,  de  même  que  TAiie  deviendra  occi- 
dentale. 

.    Or  fi,  par  l'hypothefe  de  Mr.  le  Chevalier 

N  3 


Ï98  UiJIoirc  ThïlofopUque 

de  Louville  ,  on  interprète  la  tradition  àei 
Prêtres  Egyptiens  qui  diloient  que  le  foleiî 
s'étoit  levé  deux  fois  pour  eux  à  notre  occi- 
dent ,  il  faut  fuppofer  qu'ils  croyoient  être  au 
moins  dans  la  troifieme  période  du  mouve- 
ment propre  de  l'Ecliptique  ;  &  comme ,  en 
raifon  d'une  minute  de  degré  que  l'Ecliptique 
parcourt  en  cent  ans  ,  une  révolution  entière 
doit  être  de  deux  millions  160  mille  ans;  on 
conçoit  que  ,  félon  eux  ,  le  monde  fubfiftoic 
depuis  plufieurs  millions  d'années. 

Quoiqu'il  en  foit  de  la  poflibilité  de  cette 
hypothefe  du  mouvement  de  l'Ecliptique ,  & 
de  ce  que  les  Prêtres  Egyptiens  entendoient 
par  le  changement  dans  le  lever  &  le  coucher 
du  foleil  (deux  articles  fur  lefquels  je  ne  crois 
pas  devoir  infifîer  ici  davantage  )  -,  tout  ee 
qu'on  en  peut  conclure,  c'eft  que  les  Chal- 
déens,  &  avec  eux  les  Egyptiens,  avoient  eu 
con'noifTance  de  la  diminution  d'obliquité  dé 
l'Ecliptique ,  d'où  ils  auront  tiré  l'indu 6lion  , 
que  les  deux  cercles  avoient  commencé  par  fe 
couper  à  angles  droits ,  &  qu'ils  en  auront  fait 
honneur  à  leur  antiquité.  Tout  homme  fenfé 
n'aura  garde  de  penfer  que  ces  deux  peuples  aient 
pu  obferver  le  Ciel  depuis  une  pareille  époque. 
Ce  qu'il  leur  accordera ,  d'après  un  grand  nom- 
bre d'obfervations ,  &  d'obfervations  trés-déli- 


tJâ^ïa  Religion.  ,  açg 

cates  par  où  ils  ont  dû  pafTer  ^  avant  de  s'ap.-j 
percevoir  d'un  ijiouve^i^^nt  afTez  difficile  à  dér 
mêler  par  fa  jaatute,  ,&  qui  ne  fait  qu'une 
minute  de  degré  en  cent^ns ,  c'eft  qu'ils  fonç 
très-anciens.  Mais  ce  n'eft^  pas-lù  le  ton  d'ur) 
fiecle  Philofophe.  Le  notre  qui  l'eft  pair  exr 
cellence ,  ne  fe  contente  pas.  feulement  qu'on 
pafTe  aux  Chaldéens  &  aux  Egyptiens ,  leur^ 
centaines  de  milliers  d'années  ^ur  lefquelles  il^ 
ont  fait  des  obfervation? ,  û  l'on  n'y  fait  pas 
encore  remonter  leur  origine.  L'Auteur .  dii 
Panthéifticon  n'a-t-il  pas  plé  rapporter  le  paf- 
fage  d'Hérodote  comme  une  preuve  de  la- grande 
antiquité  du  monde?  Il  eft.bien^ Singulier  qu'ua 
homme  qui  ne  veut  pas  croire  à  Moyfe  ,  re- 
çoive des  faits  tels  que  ceux-là.,  fur  le  témoi:- 
gnage  d'Hérodote  &.  de  Dio^ore  de  Sicile, 
4ans  le  temps  qu'ils  nous  ave^fifTent  qu'ils  n'a^ 
•joutent  aucune  foi  à  ces  mêmes,  faits  qu'ils 
citent  comme  fiiiiples  Hiftoriens. 

Je  ne  veux  pas  qu'on  ait  à. me  reprocher 
d'avoir  incidente  fur  la  grande  ^apnée  Spthiquc 
ou  Caniculaire  des ,  Egyptiens  ,•  qui  étoit  dç 
144.0  ans  ,  &  dont  l'époque  remontoir  à  plus 
de  1300  ans  avant  Jefus-Chrift ,  non  plus  que 
les  19  fîecles  d'obfer varions  célçfles  que  les 
Chaldéens  produifirent  à:  CuUifthene  ,  félon 
Porphyre,   lors  .qu'Alexandre  fe>  rendit  maître 

N  4 


iOO  Uïjloirc  PhilofopIvLque 

de  Babylone.  Je  fuis  ici  plus  coulant  qi:«  nç? 
font  les  Adorateurs  du  texte  Hébreu,  qui  ont 
pris  à  tâche  d'abréger  l'âge  du  monde,  ainû 
qu'on  l'a  reproché  au  grand  Newton,  (i  foli-' 
dément  réfute  par  Mr.  Freret  &  par  le  P.  Sou^ 
ciet  Jéfuite,  Je  dirois  bien  les  mêmes  chofe? 
qu'eux;  mais  je  fens  que  je  ferois  ici  la  dupe 
de  mon  efprit,  &  que  la  perfuafion  ne  péné^ 
treroit  point  jufqu'à  moi. 

Mais,  dira-t-on,  l'époque  des  obfervations 
Chaldéennes  tombe  prefque  fiir  le  déluge ,  & 
les  Egyptiennes  vont  même  au-delà.  11  y  à 
plus  ;  rie  blefre-t-bn  point  la  vraifemblance  \ 
en  fe  repréfentaht  des  hommes  ignorans,  uni'i- 
quement  occupés  àfé  procurer  les  plus  pref-? 
fans  befoins  de  la  vie ,  à  fe  garantir  des  injur 
Tes  de  l'air , -&  à  fe  munir  contre  les  atta- 
quée de- leurs^femblables ,  &  desr' fêtes  féroces^ 
•tels  à-peu-prés  qu'étoient  ceux  qmi  parmi  nous 
ont  jette  les  premiers  fondemens  de  l'Aftrono^ 
'mîe,  tout  occupés  à  inventer  &  à  tracer  mille 
cercles  invidbles  dans  le  Ciel,  mille  points  fixes 
^  mobiles?  Qui  ne  voit  que  le  monde  de-^ 
voit  être  déjà  bien  avancé,  quapd  on  y  a 
trouvé  des  périodes  luni-folaires ,  des  calculs 
d'Eclipfes,  &  àcs  conjondions   des  Planètes  > 

Je  conçois  que  le  faut  de  l'état  fauvage  à 
f^^ronQmie   eft  prodigieux,  &  (pil  qA  nàht 


'de  la  RcImonJ  loi 

cule  de  placer  (i  prés  de  cet  état,  le  véritable 
fyftême  de  l'Univers;  notion  étonnante,  à  la- 
quelle les  Chaldéens  feroient  enfin  parvenus 
dans  leur  enfance  ,  fi  efFedivement  ils  n'a- 
voienc  exifté  fur  la  terre ,  que  depuis  dix-neuf 
cent  années  avant  notre  Ere  Chrétienne.  Quand 
on  confidere  que  les  progrès  de  l'efprit  font 
fi  lents ,  l'illulion  des  yeux  fi  puilfante ,  l'afTer^ 
vilTement  aux  idées  reçues  fi  tyrannique  v  on 
n^magine  pas  qu'il  foit  polfible,  qu'un  peuple 
■fevré  à  peine ,  fi  l'on  peut  ainfi  parler ,  de 
l'état  fauvage  ,  puifTe  s'élever,  dans  un  aufiî 
court  efpace  qu'on  le  fuppofe ,  à  ce  haut  de- 
gré de  philofophie  qui  contredit  les  yeux,  & 
qui  demande  la  théorie  la  plus  approfondie. 
Mais  auffi,  vous  demanderai-je ,  à  mon  tour, 
quelle  néceffité  de  faire  pafTer  par  l'état  fau- 
vage, les  Chaldéens  &  les  anciens  Egyptiens, 
•qu'on  fuppofe  defcendre  ,  les  premiers  de 
Sem,  &  les  féconds  de  Cham.,  les  deux  aines 
de  Noé! 

Ce  n'eft  point  aux  lieux  où  les  Arts  ont  pris 
iiaifTance,  &  d'oii  enfuite  ils  fe  font  répandus 
dans  diverfes  contrées,  qu'il  faut  fixer  la  bar^ 
barie ,  compagne  inféparable  de  l'état  fauvage. 
Eloignons-nous  du  berceau  du  monde,  fi  nous 
voulons  trouver  cet  état.  Peut-être  s'oftrira-t-il 
à  nous  en  Europe.  Soit  que  les  enfans  de  Jar 


202  jjijîolrc  Philofophiquc 

phet   y  aient  pénétré  par  PAfie  mineure,  ou 
que   les  Colonies    de   l'Orient  y   aient  abordé 
par  les  côtes  maritimes,  il  n'eft  point  vraifem- 
blable  que  les  nouveaux  colons ,  quittant  des 
peuples   inftruits ,   qui    avoient  des  loix ,  des 
mœurs,   un   culte,  auront  tout  oublié  au  mo- 
ment  de  leur  émigration  ;  qu'ils  auront  laifTé 
dans  les  pays  où  la  fociété  étoit  formée  avec 
tous  ks  détails ,  ce  qu'il  y  avoit  d'idées  &  de 
connoifTances ,  pour  n'emporter  avec  foi   que 
l'ignorance  ;    qu'ils  auront  échangé  volontiers 
une  vie  civilifée  par  les  loix ,  ^  embellie  par 
4es  charmes  de  la  fociété,  contre  une  vie  fau- 
-vage  &   inculte.  Comment  d'ailleurs  concilier 
avec   l'état  agrefle  ces   autels ,  ces  facrifices , 
,ces  oracles,    ces  Rois,  ces  Pontifes,  ces  Tri- 
-bunaux,  dont  on  voit  par-tout  des  monumens 
.exiftans   dans .  l'antiquité   la    plus    reculée  ?  Je 
?veux    donc  pour  un   moment  que   les  Arts  fe 
foient    perdus,   à    mefure  qu'on  s'éloigna  des 
contrées  où  fe  fit  le  premier  établiffement  du 
genre-humain  ;    au   moins  eft-il  certain  qu'ils 
y  furent  toujours  en  vigueur  :  .&  comme  ç'eft 
de  ces  heureufes  contrées  qu'ils  fortirent  avec 
-les  perfonnes  qui  s'expatrièrent ,  c'efl:  auffi  dans 
-ce  foyer  commun  qu'on  eft  venu  rallumer  Ta 
lumière,  qui  s'étoit  éteinte  dans  l'exil  des  Arts 
•&^ des  Sciences.  ■^-.-y.iP  ■ 


'de  la  Religion.  lô;J- 

Jofephe  fait  mention  d'une  période  de  6oo 
ars,  dont  fe  fervoient  les  anciens  Patriarches 
avant  le  déluge  ,  &  il  cite  comme  Tes  garants  ,• 
Manethon  ,  Bérofe  ,  &  plufieiirs  autres  anciens 
Auteurs,  dont  les  écrits  font  perdus  il  y  a  long- 
temps ;  &  il  n'héfite  point  à  dire  ,  que  c'eft  prin- 
cipalement pour  favorifer  les  progrès  de  l'Af- 
tronomie ,  que  Dieu  avoir  prolongé  la  vie  des 
premiers  Patriarches,  laquelle  avoit  dû  être, 
félon  lui,  tout  au  moins  de  600  ans.  Voici  ce 
que  Jean-Dominique  CaiTini  en  dit  dans  fon 
excellent  morceau  ,  de  Vorigine  &  du  progrés 
de  VAJÎronomie,  »  Il  eft  confiant  que  dès  lepre- 
»  mier  âge  du  monde,  les  hommes  avoient 
»  déjà  fait  de  grands  progrès  dans  la  fcience^ 
»  du  mouvement  des  Aftres.  On  pourroit  même 
»  avancer  qu'ils  en  avoient  beaucoup  plus  de 
»  connoiffance  que  l'on  n'en  a  eu  long-temps 
»  depuis  le  déluge  ,  s'il  eft  bien  vrai  que  l'an- 
»  née  dont  les  anciens  Patriarches  fe  fervoient, 
»  fut  de  la  grandeur  de  celles  qui  compofent 
»  la  grande  période  de  600  ans  ,  dont  il  efl  fait 
»  mention  dans  les  Antiquités  des  Juifs  écrites 
yi  par  Jofephe.  Nous  ne  trouvons  dans  les  mo- 
»  numens  qui  nous  reftcnt  de  toutes  les  autres 
3>  Nations ,  aucun  vertige  de  cette  période  de 
y^  600  ans,  qui  eft  une  des  plus  belles  que 
»- Ton  ait  encore  inventées.   Car   fuppofan:  le 


104  HiJIoire  Phiîofophique 

»  mois  lunaire  de  29  jours  ,  12  heures  ,  44. 
»  minutes  &  3  fécondes ,  on  trouve  que  21 9 146 
yy  jours  &  demi  donnent  600  années  folaires , 
»  chacune  de  365  jours  ,  4  heures  5 1  minutes,  & 
»  36  fécondes.  Si  cette  année  eft  celle  qui  étoit 
»  en  ufage  avant  le  déluge ,  comme  il  y  a  beau- 
»  coup  d'apparence  ,  il  faut  avouer  que  les 
»  anciens  Patriarches  connoifToient  déjà  avec 
»  beaucoup  de  précifion  le  mouvement  des 
»  Aftres  :  car  ce  mois  lunaire  s'accorde,  aune 
»  féconde  près ,  avec  celui  qui  a  été  déterminé 
»  par  les  Aftronomes  modernes  ;  &  l'année 
»  folaire  eft  plus  jufte  que  celle  d'Hipparque 
»  &  de  Ptolomée,  qui  donnent  à  l'année  36^ 
»  jours  ,  4  heures,  55  minutes,  &  12  fecon-» 
»  des." 

Or  cette  période ,  quels  que  foient  les  autres 
à  qui  l'on  doive  en  faire  honneur ,  dépofe  par 
le  fait  même  de  fon  authenticité.  Il  n'eft  pas 
moins  certain  qu  elle  a  été  oubliée  pendant  plu— 
fleurs  fiecles.Les  conféquences  qui  enréfultent, 
félon  Mr.  deMairan,  font  1°.  »  qu'il  aura  dona 
»  exifté  des  fiecles  d'obfervation  ,  &  en  grand; 
»  nombre,  qui  l'ont  précédée  ,  &  une  antiquité 
»  de  temps  bien  antérieure  aux  périodes  moins; 
»  parfaites  qu'on  y  a  fubilituécs  :  2°.  que  l'ou- 
»  bli  dont  elle  fut  fuivie  dès  le  temps  que  nous 
u  confondons  aujourd'hui  avec  ceux  de  l'enfance 


de  la  Religion  105 

»  de  l'Aflronomie ,  aura  dû  erre  bien  ancîeii 
3^  puifqu'il  régnoit  pîufieurs  fiecles  avant  J.  C 
»  en  Egypte,  chez  les  Chaldëens  &  dans  la  Grèce 
»  Car  ,  continue  le  même  favant  Académicien 
-i>  je  traite  de  temps  d'oubli  fur  cette  période 
35  tout  celui  où  Ton  a  dédaigné  d'en  approfon- 
.»  dir  les  élemens  &  de  s'en  fervir  pour  rec- 
3)  tifier  la  théorie  des  mouvements  céleftes,& 
yy  oii  l'on  s'eft  avxfé  d'y  en  fubflitiier  de  moins 
"»  exaâes.  Les  Hiftoriens  en  avoient  fait  men- 
•»  tion  ,  il  eft  vrai  ;   mais  les  Hifloriens  en  fa- 
•)>  voient-ils  plus  là-defTus  que  les  Aftronomes  t 
,3>  &  comment  fixer  la  durée  du  paffage  à  l'ou- 
5>  bli  >  Pour  oublier  des  découvertes  utiles  à  tout 
»  le  genre  humain  ,    &  déjà  connues  de  plu- 
»  fieurs  Nations ,  il  ne  faut  rien  de  moins  qu'un 
.5>  déluge  univerfel,  ou  quelque  chofe  de  fem- 
»  blable  à  Vcngloutljfcmcnt  vrai  ou  faux  de  l'Ifle 
a>  Atlantide." 

»  Donc  fi  Hipparque  ,  Methon ,  Pithagore - 
î>  Thaïes,  &  tous  les  anciens  Agronomes  delà 

3)  Grèce,  ont  ignoré  la   période    de  600  ans, 
»  ou ,  ce  qui  revient  au  même  ,  ils  n'en  ont 

'»  pas  connu  les  avantages ,  nous  ferons  fondés 
i>  à  dire  que  cette  période ,  en  ce  qu'elle  avoir 
»  de  juftefTe ,  &  qui  en  faifoit  le  fondement  , 
»  étoit  oubliée  de  leur  temps  non-feulement  dans 

4)  la  Grèce ,  mais  aulîi  dans  l'Egypte ,  dans  la 


^o6  Hijîoîrc  Philofophîque 

Y>  Phénicle  &  dans  la  Chaldëe  ,  où  les  Grecs 
;>  avoient  tous  été  puifer  leur  plus  grand  favoir 
»  en  Aftronomie.  Ce  qui  nous  renvoie  déjà  à 
»  bien  des  fiecles  avant  J.  C. ,  puifque  Pytha- 
»  gore  vivoit  dans  le  fixieme  avant  cette  épo- 
.ï>  que,  &  que  Thaïes,  qui  calculoit  &  pré- 
-»  difoit  les   Ecliples ,  vivoit  dans  le  feptieme. 

»  Comment  ces  anciens  Aftronomes ,  aufîî 
,»  pleins  de  génie  &  de  favoir  que  de  zèle  pour 
»  l'avancement  de  leur  fcience  favorite,  corn- 
j>  ment  concevoir  qu'ils  aient  pu  lire  dans  leur 
»  Hiftoire ,  que  de  plus  anciens  qu'eux  avoient 
j)  imaginé  une  période  luni-folaire  de  600  ans, 
»  dont  on  s'étoit  ièrvi  avec  fuccès ,  fans  être 
>i  tentés  d'en  calculer,  d'en  approfondir  la  va- 
jy  leur ,  pour  la  rejetter  ou  pour  s'en  fervir  eux^ 
»  mêmes  à  l'avantage  de  l'Aftronomie  dans  fa 
7>  partie  la  plus  intéreflante  ? 

»  Ils  l'auront ,  fans  doute  ,  fait,  &  d'après  le 
»  même  principe  &  le  même  calcul  qui  nous 
»  la  font  trouver  aujourd'hui  d'une  fi  grande 
)5  juftefTe  ,  ils  l'auront  trouvée  défedueufe  ,  erro- 
ïi  née  en  excès  ou  en  défaut  ;  parce  qu'ils  au- 
»  rontraifonné  comme  Mr.  Cafîini ,  mais  avec 
n  deux  ou  trois  mille  ans  &  les  lunettes  d'ap- 
is proche  de  moins.  La  période  oubliée  avec  le 
2>  nombre  immenfe  d'obfervations  qui  l'avoient 
)>  fait  naître  ,  &  l'Aftronomie  renouvellée  quel- 


àc  la  Religion  207 

n  ques  fiecles  après  cet  oubli ,  ils  auront  dit  ^ 
î>  nous  avons  nos  obfervations  modernes  ,  elles 
»  font  plus  exaâes  que  les  anciennes ,  &  nos 
V  obfervations  modernes  nous  donnent  la  granr 
»  deur  de  l'année  folaire  &  celle  du  mois  lu- 
yy  naire ,  très-fenfiblement  différente  de  celles 
j>  qu'on  déduit  de  la  période  de  600  ans  ;  donc 
»  la  période  de  600  efl:  imparfaite.  Et  voilà 
3>  précifénient  la  conclufion  de  Mr.  Cadini  en 
3?  fens  contraire.  Car  fi  la  détermination  de  ces 
»  quantités  au  temps  de  Mr.  Caffmi  ou  de  nos 
j9  Modernes  ,  réfulte  l'extrême  jufreffe  de  la 
j>  période  ,  tout  le  contraire  a  dû  arriver  d'après 
^  les  déterminations  de  ces  autres  modernes  qui 
sy  vivoient  il  y  a  deux  ou  trois  mille  ans. 

»  Or  cela  pofé,  il  en  réfulte  deux  parar 
Y>  doxes  affez  finguliers.  L'un  ^  qu'il  nous  a 
»  fallu  deux  ou  trois  mille  ans  de  plus,  pour 
»  être  en  état  de  fentir  toute  l'excellence  de 
j»  l'antique  période  de  600  ans.  L'autre  ;  quç 
»  les  Aftronomes  les  plus  anciens ,  c'elî-à-dire^ 
»  les  plus  proches  du  renouvellement  de  l'Af- 
n  tronomie,  après  l'oubli  de  cette  période^ 
5>  ont  été  les  moins  à  portée  d'en  vérifier  & 
3»  d'en  fentir  la  juflefre.  « 

Il  s'agit  maintenant  de  nous  affurer  à  qui 
des  anciens  Egyptiens  &  des  Chaldéens ,  ou  àts 
Patriarches  Anté-diluviens ,  nous  ferons  ho^^ 


loU  Hïjïoirc  Philofoplûque 

ïieiir  de  cette  belle  découverte  connue  fouà  la 
nom  de  période  de  600  ans.  Que  Manéthon  ^ 
Bérofe ,  &  les  autres ,  cités  par  Jofephe ,  aient 
été  des  fourbes,  des  faufTaires,  ou  des  igno-* 
rans  ;  que  Jofephe  lui-même  foit  juftement  on 
injuflement  foupçonné  d'avoir  voulu  arroger  à 
fa  nation  &  à  {t^  Patriarches  des  découvertes 
qui  appartenoient  originairement  aux  Chaldéens 
ou  aux  Egyptiens  ;  l'incompétence  des  Juges 
ou  des  témoins  ne  fauroit  avoir  ici  lieu ,  & 
n^importe  nullement  à  ta  réalité ,  à  la  juftefFé 
&  à  l'antiquité  de  la;  période.  Le  fait  dépofe 
par  lui-même  de  fon  authenticité.  Il  faut  donc 
néceîTairement  opter  entre  les  Patriarches  An- 
té-diluviens  d'un  côté,  &  les  Egyptiens  on 
Chaldéens  de  l'autre.  Mais  fi  l'on  fe  déclare 
poirr  ces  derniers ,  quelle  cataftrophe  leur  aura 
*fdît  perdre  le  fil  des  connoifTances  les  plus 
'dignen  d'être  confervées  à  la  poftérité?  Si,  ati 
contraire  ,  on  fe  rejette  fur  les  premiers ,  le 
<iéluge  qui  fe  trouve  efltr'eux  &  nous  ,  peut 
nous  aider  à  expliquer,  comment  le  fouvenir 
^e  la  période  de  600  ans  eft  arrivé  à  nous  , 
mais  dépouillé  de  cette  langue  fuite  d'obfer- 
vations  fines  &  délicates  ,  qui  ont  été  des  de- 
grés néceffaires  pour  y  parvenir. 

Une    découverte   qui  dépend  d'une  grande 
'fubtilité  d'obfervâtion  &  d^une  précifion  extrê- 
me y 


'    de  la  Religion.  209. 

mt\  demande  nëceflairement  un  temps  pro=* 
digieux  ,  de  l'aveu  même  de  ceux  qui  ftou§ 
allèguent  la  période  comme  une  preuve  de  la 
grande  Antiquité  du  monde.  Indépendamment 
du  temps  confidérable  qu'il  a  fallu  pour  qu'une 
nation  fût  rafTemblée  en  corps  de  peuple  , 
qu'elle  fût  puifTante  ,  aguerrie  ;  il  en  faut  peut- 
être  encore  davantage  pour  qu'elle  devienne 
favante  dans  les  fciences  exades  ;  &  l'on  verra 
chez  elle  des  Poètes,  des  Orateurs,  des  Hif- 
toriens  ,  long-temps  avant  qu'on  y  voie  des 
Philofophes ,  des  Géomètres,  des  Aflronomes, 
témoins  les  Romains  ,  qui  n'avoient  pas,  à 
beaucoup  prés ,  fait  autant  de  pas  dans  la  car* 
riere  des  Sciences  que  dans  les  Belles-Lettres. 
Ainfi  les  Chaldéens  &  les  Egyptiens  ont  du 
favoir  écrire  leur  Hifloire  ,  long-temps  avant 
qu'ils  fe  doutalTent  de  tout  l'appareil  nécefTaire 
q^e  demandent  les  connoifTances  aftronomi-* 
ques.  S'ils  font  les  Auteurs  de  la  période  de 
600  ans,  s'ils  ont  connu  la  variation  de  l'E- 
cliptique  (  car  quelles  connoifTances  ne  leur 
prête-t-on  pas,  pour  avoir  droit  de  les  fup-^ 
pofer  audi  anciens  qu'on  voudra  ?  )  ;  oÛ  font 
les  Hifîoires,  pour  remplir  d'événemens  toute 
cette  immenfe  durée  qui  a  dû  s'écouler,  pen« 
dant  qu'ils  faifoient  dans  le  Ciel  des  décou- 
vertes fi  admirables!  Pourquoi  ne  pas  joindre 
Tome  />  Q 


2îO  Hijîoirc  Philofophiqut 

ici  rHiftoire  de  la  Terre  à  celle  du  Ciel  ? 
Qu'eft  -  ce  qu'une  Chronologie  fans  faits  ,  & 
que  prouve-t-elle  en  faveur  de  l'Antiquité  d'une 
nation  ?  Ce  filence  de  tous  les  peuples  devant 
Moyfe  ,  eft  un  argument  qui  fait  évanouir 
tous  ces  temps  antiques  où  s'égarent  les  In- 
crédules, y  cherchant  vainement  des  hommes. 
Il  fut  plus  aifé  aux  nations  d'y  placer  des  Dieux. 
Interrogeons  les  Egyptiens  fi  jaloux  de  l'an- 
cienneté de  leur  origine.  Ils  nous  diront  que 
les  Dieux  ont  été  leurs  premiers  Rois.  Ils  en 
comptent  fept  dans  leurs  Annales  :  Vulcain  * 
le  Soleil,  Agathodemon ,  Saturne,  Ofiris,  Ifis, 
&  Typhon,  Ofiris  &  Ifis  ont  eu  pour  fils  Ho- 
rus  ,  le  premier  des  demi-Dieux.  Les  fuivans 
font  Mars,  Anubis ,  Hercule,  Apollon,  Am- 
mon ,  Tithoës ,  Sofus ,  &  Jupiter  ou  Menez. 
Mais  qui  ne  voit  que  tous  cqs  perfonnages^ 
Menez  excepté  ,  font  des  êtres  purement  allé- 
goriques ,  fur  l'exifience  defquels  les  Prêtres 
Egyptiens  favoient  bien  entr'eux  à  quoi  s'en 
tenir? 

Mais  que  vouloient  donc  dire  toutes  les  fa- 
bles que  les  Egyptiens  débitoient  au  fujet  d'O- 
firis,  d'Ifis  &  de  Typhon?  Quel  pouvoit  être 
ce  cadavre  d'Ofiris  mis  en  pièces  par  Typhon  ; 
&  que  fignifioient  les  foins  d'Ifis  pour  en  raf. 
fembler  les  parties  éparfes?  Qu'étoit-ce  que 


de   la  RcligloîU  2  ï  ï 

cet  Horiis  mis  à  mort  par  la  trahifon  des  Ti- 
tans ,  puis  rc(ïïircité ,  fes  combats  contre  Ty- 
phon ,  &  la  vi61:oire  qu'il  remporta  fur  lui  par 
le  fecours  d'Ofiris  rendu  à  la  lumière? 

Toute  cette  Hiiloire  n'étoit  autre  chofe ,  dans 
l'efprit  des  Prêtres  Egyptiens ,  qu'une  exprefîîon 
poétique   &    myftagogique    des    plus    anciens 
Fhilofophes   fur  la  Cofmogonie  ou  génération 
de  l'Univers.  Si  l'on  fait  attention  au  caraéleré 
des  Orientaux,  dont   l'imagination   enflammée 
fevêroit  les  objets  les  plus  fimples  d'allégories 
&  de  fixions  poétiques  ;  fi  l'on  a  égard  à  leur 
écriture  fymbolique,  compofée  d'images  de  cho- 
fes  corporelles  &  particulières  aux  Egyptiens^ 
fi  en  conféquence  de  cette  écriture  leurs  liVfê? 
ëtoient  une  véritable  Poéfie  &  un  tiflu  contï-* 
nuel   d'images    &    de    tableaux  :   qui  ne  voit 
dès  lors  que  la    Cofmogonie  &  la  Théogonie^ 
exprimées  dans  le  ftyle  le  plus  (impie  &  le  plus 
naturel ,  du  moment  qu'elles  étoîent  écrites  dati^ 
le  caraftere  facré  des  Egyptiens ,  étoient  la  Poé--' 
fie  la  plus  outrée?  Cette  Poéfie  rempIifToit  là 
tête  de  fiâions  que  le  Peuple  prenoit  au  fens 
littéral ,  malgré    l'abfurdité  qui  fe    préfentoic  ^  ' 
&  donnoit  des  armes  contre  lui.    Ces  û8:ïon$[ 
étoient   confacrées   par  la  fteligion  àcint  eîfëf^ 
faifoient  partie  ,  &  infpiroi'ent,  en  faveur  du  fen§ 
iiiyftérieux  quelles  enveloppoienr ,  un  refpêi^ 

O  z 


1T2  HiJIolrc  Fhïlofophïque 

qui  ne  permettoit  pas  aux  efprirs  de  former  le 
moindre  doute.  Les  plus  crédules  &  -les  moins 
éclairés  des  Prêtres  vinrent  à  les  regarder  du 
même  œil.  Il  y  a  dans  le  fanatifme  une  forte 
d'aâion  &  de  réadion  ,  par  qui  les  efprits  agif- 
fant  mutuellement  les  uns  fur  les  autres,  ren- 
dent la  perfuafion  contagieufe.  Toute  l'Egypte 
étoit  comme  un  Pays  d'enchantement  où  l'on 
ne  voyoit  rien  de  ce  qui  étoit  en  effet ,  parce 
qu'on  n'y  voyoit  rien  que  fous  des  allégories. 
Puifque  ni  les  Egyptiens  ni  les  Chaldéens  ne 
peuvent  être  fuppofés  avoir  laifTé  échapper  du 
nombre  de  leurs  connoiffances ,  la  période  de 
600  ans  dont  ils  auroient  été  les  inventeurs  5 
cette  admirable  découverte  doit  néceffairement 
être  mife  fur  le  compte  des  Patriarches  anté-di- 
luviens.  Car  pourquoi  refuferoit-on  à  ces  Hé- 
ros millénaires,  d'avoir  voulu  prendre  connoif- 
fance  de  leur  domaine ,  en  cultivant  la  Géo- 
métrie &  l'Aftronomie?  Pourquoi  auroient-ils 
eu  moins  d'efprit ,  moins  de  curiofité  que  nous? 
Nés  avec  une  force  de  corps  fupérieure  à  la 
nôtre ,  par  conféquent  avec  une  tête  plus  forte 
&  une  ame  fans  doute  plus  vîgoureufe ,  pour- 
quoi vivant  autant  que  nos  empires,  &  capa- 
bles de  réunir  en  eux,  dans  un  fi  long  inter- 
valle, une  plus  grande  maffe  de  lumières;  en- 
richis d'ailleurs  de  leur  expérience  perfonnelle 


de  la  Religion.  213 

&  des  obfervations  de  leurs  contemporains^- 
lî'auroient-ils  pas  été  plus  loin  que  nous ,  qui 
n'avons ,  pour  ainfi  dire  ,  auprès  d'eux  qu'une 
exigence  éphémère  ?  Chaque  individu  repréfen- 
tant  en  quelque  forte  une  nation  entière  ,  c'efl 
à-peu-près  comme  fi  plufieurs  nations  contem- 
poraines cultivoient  la  Philofophie,  &  qu'elles 
établifTent  entre  elles  un  commerce  de  con- 
noiflances.  Un  feul  âge  d'homme  de  ces  temps 
ànté-diluviens  équivaudroit  pour  le  moins  à«ous 
les  fiecles ,  oii  ce  que  nous  appelions  aujour- 
d'hui Philofophie  ,  a  fubfifté ,  fi  nous  les  cou- 
fions  bout  à  bout  les  uns  des  autres.  En  effet, 
comptez  les  trois  ou  quatre  cens  ans  qu'elle  a 
été  cultivée  en  Grèce ,  les  deux  cens  qu'elle  a 
été  en  honneur  chez  les  Romains,  les  cent 
cinquante  ans  qu'on  s'en  occupe  en  Europe , 
à  peine  trouverez-vous  de  quoi  compofer  avec 
ces  trois  fommes  la  vie  de  ces  Patriarches  dont 
parle  l'Ecriture.  Ajoutez  qu'étant  nés  avec  un 
fens  droit  &  libre  des  préjugés  d'une  éducation 
fadice,  &  portant  dans  un  corps  robufte  une 
ame  également  forte ,  ils  étoient  bien  éloignés 
de  confondre  la  fcience  avec  les  vaines  fubtili- 
tés  de  refprit ,  &  les  connoiffances  folides  avec 
des  recueils  de  rêveries  métaphyfiques.  Si  par 
Philofophie  on  entend  celle  qu'on  dit  être  la 
inaîtreffe  de  la  vie,  la  mère  des  loix,  le  flam- 

03 


2-14  Hijîoïrc  Phïlofophîqii^ 

beau  &  la  règle  du  Genre-Humain ,  fans  doute 
qu'on  doit  faire  honneur  de  cette  Philofophie 
aux  Patriarches  que  Moyfe   a  célébrés. 

»  Imaginez  tous  vos  Philofophes   anciens  & 
y>  modernes ,  ayant  d'abord  épuifé  leurs  bizar- 
y>  res  fyftêmes  de  forces  ,  de  chances,  de  fata- 
»  lité,  de  nëcefîité ,  d'atomes  ,  de  monde  ani- 
yy  nié ,  de  matière  vivante  ,  de  matérialifme  de 
3)  toute    efpece  ;   &    après   eux    tous   Tillufire 
»  Clarke,  éclairant  le  monde,  annonçant  enfin 
»  l'Etre  des  êtres   &  le  difpenfateur  des  cho- 
»  ks.  Avec  quelle  univerfelle  admiration  ,  avec 
»  quel    applaudifTement  unanime    n^^eût    point 
»   été  reçu  ce  nouveau  fyftême  (\  grand  ,  fi  con- 
»  folant,  fi  fublime ,  i\  propre  à  élever  l'ame, 
»  à  donner  une  bafe  à  la  vertu ,  &  en  même- 
Ȕ  temps  fi  frappant,  fi  lumineux,  fi  fimple,  &, 
»   ce  me  femble  ,  offrant   moins  de  chofes  in- 
»   compréhenfibles  à  l'efprit  humain  ,  qu'il  n'en 
»   trouve  d'abfurdes  dans  tout  autre  fyftéme  ! 
»  je  me  difois  ^  les  objeâions  infolubles  font 
3)  communes  à  tous ,  parce  que  l'efprit  de  l'hom- 
»  me  efl  trop  borné  pour  les  réfoudre ,  elles 
>5  ne  prouvent  donc  contre  aucun  par  préféren- 
»   ce  ;  mais  quelle  différence  entre  les  preuves 
»  directes  !  Celui-là  feul  qui  explique  tout  ne 
»  doit-il  pas  être  préféré ,  quand  il  n'a  pas  plus 
X)  de  difficulté  que  les  autres  t  « 


de  la  Religion.  2 1  $ 

Ce  que  Mr.  Roufleau  dit  ici  aux  Efprits- forts, 
dans  le  morceau  fublime  de  fa  Théologie  na- 
turelle,  je  le  leur  répète,  &  avec  encore  plus 
de  raifon.  Certes,  fi  de  nos  jours  où  l'on  dif- 
pute  plus  que  jamais  fur  l'antiquité  des  Na- 
tions, un  feul  exemplaire  de  la  Genefe,  de  ce 
livre  divin  dont  on  n'auroit  jamais  entendu  par- 
ler, eût  échappé  à  l'incendie  de  la  Bibliothè- 
que d'Alexandrie  ;  avec  quelle  univerfelle  ad- 
miration,  avec  quel  applaudiffement  unanime, 
bien  plus  encore  que  le  fyftême  de  l'iUuftre 
Clarke  ,  ce  manufcrit  précieux  feroit-il  reçu 
des  Savans  !  Quel  jour  il  jetteroit  fur  les  ténè- 
bres qui  couvrent  l'origine  des  Nations  î  Avec 
quelles  délices  il  fatisferoit  l'avide  curiofité  ! 
Comme  le  monde  rétrogradant  fur  lui-même 
empêcheroit  les  efprits  de  faire  des  excurlions 
dans  des  fiecles  imaginaires  !  Comme  les  diffi- 
cultés s'applaniroient  fur  l'origine  de  l'hom- 
me !  Comme  toutes  les  Cofmogonies ,  défigu- 
rées par  des  Fables,  viendroient  rendre  hom- 
mage à  celle  de  Moyfe  ,  la  feule  qui  dans  fa 
noble  fimplicité  porte  l'empreinte  de  Taugufie 
vérité  !  Combien  enfin  Moyfe  paroîtroit  fupé- 
rieur  aux  autres  Philofophes  !  Mais  il  efi  le 
fondateur  d'une  Religion  ,  fur  qui  porte  le  Chri- 
ftianifme  ,  qu'on  hait  d'autant  plus,  que  les 
paflions  ne    fauroient    s'accommoder    avec  le. 

O4 


ai 6  Hijîolre  Philofophique 

4oug  dtroit  de  l'Evangile.  Voilà ,  n'en  doutons 
point,  lafonrce  manifede  du  malheur  de  Moyfe. 
Son  crime,  &  le  feul  qu'on  peut  lui  repro- 
cher ,  c'efl  d'être  Moyfe ,  c'eft-à-dire  ,  l'Envoyé 
de  Dieu.  Dès  lors  on  ne  lui  pardonne  pas^  & 
le  grand  homme ,  traité  ignominieufement ,  eft 
confondu  avec  les  impofteurs,  &  calomnié  par 
tous  ceux  qui  ont  pris  leur  parti  contre  Dieu 
même. 

Nous  en  voyons  un  exemple  bien  fenfible 
dans  la  Fable  de  Manéthon ,  que  la  proximité 
des  temps  de  la  révolte  d'Ofarfyph ,  &  de 
l'Exode  des  Hébreux  fous  la  conduite  de  Moy- 
fe ,  porta ,  il  eft  vrai ,  à  confondre  ce  Prêtre 
Egyptien  Chef  des  Impurs  avec  le  Légiflateur 
des  Hébreux  &  le  Fondateur  de  leur  religion. 
Cette  proximité ,  quoique  grande ,  n'eft  cepen- 
dant pas  telle,  que  la  propre  Chronologie  de 
Manéthon ,  rapprochée  des  dates  conftantes  de 
l'Hiftoire  des  Ifraëlites,  ne  fufïife  pour  démon- 
trer l'anachronifme    dans  lequel  il  eft  tombé. 

En  effet ,  fuivant  le  même  Manéthon ,  la  dé- 
faite des  Pafteurs  &  leur  expulfion  hors  d'E- 
gypte,  doit  être  rapportée  à  l'an  1571  avant 
PEre  Chrétienne  ,  parce  que  ce  grand  événe- 
ment arriva  dix-neuf  ans  &  demi  après  qu'A- 
ménophis,  père  de  Séfoftris,  étoit  monté  fur 
le  Trône,  c'eft-à-dire,  l'an  1590.  Or  Moyfe 


de  la  Religion.  217 

en  1^71  n'avoit  que  18  ans,  puifqu'en  1509, 
lors  de  l'Exode ,  il  en  avoir  80.  Dés  la  pre- 
mière année  de  fon  règne ,  cet  Aménophis , 
par  des  vues  fuperftitieufes  &  à  l'inftigatioH 
d'un  Prêtre  Egyptien  ,  excita  une  violente  per- 
fécution  contre  ceux  que  les  Egyptiens  nom- 
moient  Impurs  ,  tant  parce  qu'ils  ne  fe  fou- 
mettoient  pas  aux  pratiques  de  la  Religion 
Egyptienne ,  que  parce  qu'ils  menoient  une 
vie  paflorale.  Il  voulut,  en  les  exterminant^ 
en  purger  le  pays  qu'ils  avoient  envahi  depuis 
cinq  fiecîes.  Sous  ce  nom  àUlmpurs  étoient 
compris ,  par  la  même  raifon  ,  les  Hébreux.  La 
perfécution  ranima  le  courage  des  rebelles,  & 
grofTilTant  de  jour  en  jour  leur  parti  fous 
Orarfyph  leur  Chef,  ils  contraignirent  Améno- 
phis de  fe  retirer  dans  la  Thébaïde  ,  fur  les 
confins  de  l'Ethiopie ,  avec  fon  fils  Séfoflris , 
âgé  feulement  de  cinq  ans.  Devenus  maîtres 
de  l'Egypte  inférieure,  ils  y  exercèrent,  du- 
rant le  cours  de  treize  ans ,  toutes  les  cruautés 
qui  accompagnent  les  guerres  civiles ,  lorfque 
le  zèle  aveugle  de  la  fuperflition  enflamme 
des  efprits  déjà  échauffés.  AfFoiblis  enfin  par 
leurs  divifions  &  par  la  licence  de  la  guerre, 
ils  fatisfirent  ,  en  tombant  fous  les  armes  du 
jeune  Séfoflris ,  à  l'Egypte  qu'ils  avoient  long- 
temps bravée.  Quelques-uns   s'embarquèrent  ^ 


'21 8  Hî/Ioirc  PkîlGfjphiguc 

&  allèrent  chercher  une  retraite  dans  les  IflcjB 
de  la  Grèce  ^  d'autres  en  plus  grand  nombre 
fe  retirèrent  dans  la  Paleftine  avec  le  prêtre 
pfarfyph  ;  &  le  refle  réduit  en  efclavage ,  fut 
difperfé  dans  les  Provinces  d^Egypte.  Ces  étran- 
gers ,  au  rapport  de  Manéthon ,  étoient  venus 
de  l'Orient  ;  fuivant  l'opinion  des  Egyptiens 
eux-mêmes  ,  ils  étoient  des  Arabes.  Moyfe , 
adopté  par  la  PrincefTe  d'Egypte  ,  &  élevé 
dans  toute  la  C^gefCQ  des  Egyptiens^  Moyfe, 
fi  l'on  en  croit  les  traditions  Juives ,  revêtu 
d'emplois  importans  par  Séfoftris ,  &  mis  à  la 
tête  d'une  armée  envoyée  contre  les  Ethio- 
piens ;  Moyfe ,  égal  en  âge  à  ce  Prince  ,  & 
dans  la  fleur  de  fa  jeunefle,  comment  peut-il 
avoir  été  l'Ofarfyph  de  Manéthon  >  Loin  d'ar 
voir  été  le  chef  des  révoltés  ,  il  porta  les  armes 
contre  eux ,  étant  du  nombre  des  Jeunes  gens 
qui  avoient  été  élevés  avec  Séfoflris  &  com- 
me lui. 

Dans  les  temps  fabuleux  qui  ont  précédé 
les  temps  hifîoriques  en  Egypte,  il  a  éré  per- 
mis à  Manéthon  de  déshonorer  fon  Hiftoire 
par  ces  milliers  d'années,  que  les  Egyptiens 
égarés  comptoient  dans  la  partie  Mythologi- 
que de  leurs  annales.  Mais  eft-il  arrivé  aux 
temps  vraiment  hiftoriques ,  il  rentre  alors  dans 
la  Chronologie  de  l'Ecriture  :  &  comme  s'il  eût 


■de  la  Religion.  219 

.eu  Moyfe  devant  les   yeux,  il  nous  parle  de 
rjEgypte  comme  d'un  royaume  puifTant  avant 
Séfoflris,   cultivant    les   Arts,   connoifTant  les 
fciences  ,   pofîëdant  une   religion,  une  police 
favante ,  des  loix  fages ,  un  commerce  fiorif- 
fant;  non  toutefois  fans  avoir  effuyé  de  gran- 
des révolutions.  Car  dés  l'an  2082  avant  l'Ere 
Chrétienne  ,    les  Arabes  avoient  envahi   cette 
fertile    Contrée.    Ce   font    eux    que   l'Hiftoire 
Orientale  connoît  fous  le  nom  de  PaJIeurs.  Ils 
régnoient  en  Egypte  lorfque  la  providence  y 
conduifit   Jofeph  ,  Minière  d'un    de    ces    Rois 
Pafteurs ,    qui    ne    furent   entièrement   chafTés 
qu'au  bout    de   <;ii  ans.  La   fortune  fignala  à 
leur  égard    toutes   fes  viciilitudes.   D'abord  ils 
donnèrent   la  Loi  &  finirent  par  la  recevoir. 
Un  premier  échec  leur  enleva  Memphis ,  &  les 
.contraignit    de-  fe   renfermer  dans   les  marais 
de  l'Egypte.  C'efl:  l'époque  de  la  Colonie  con- 
duite par  Inachus    dans    le  Péloponefe.   Qua- 
rante huit  ans  après ,  affoiblis  par  de  nouveaux 
nialheurs  ,  ils   fe  réfugièrent  pour   la   plupart 
dans  les  pays  voifms,  en  Paledine,  en  Phéni- 
cie ,   dans    la    Grèce.    Ceux  qui    relièrent   en 
Egypte,  fe  maintinrent  aux  environs  de  Pélufe» 
où  trop  foibles  pour  donner  de  l'ombrage  aux 
jiaturels  du  pays ,  mais  affez  forts  pour  fe  dé- 
fendre,  ils  conferverent  leur  indépendance  juf- 


220  Hijîoh'c  Phïlofophîqiit 

qu'au  règne  d'Aménophis,  qui  les  força,  par 
la  guerre  facrée  qu'il  leur  fit,  de  venger  fur 
l'Egypte  leurs  maux  par  les  derniers  efforts 
de  leur  liberté.  Ces  Rois  Payeurs,  qui  dans 
des  temps  plus  profperes  avoient  donné  une 
retraite  aux  Ifraélites ,  les  enveloppèrent  dans 
leur  propre  difgrace.  Cet  efclavage  commun 
a  fait  confondre  depuis  ces  derniers  avec  les 
Pafteurs  &  Moyfe  avec  Ofarfyph.  Ce  fut  dans 
les  horreurs  de  cette  guerre  civile  &  religieu- 
fe ,  qu'une  foule  d'Egyptiens ,  fous  la  conduite 
de  difîerens  chefs ,  allèrent  loin  de  leur  pa- 
trie chercher  des  afyles  &  fonder  des  Etats.  Ce 
fut  alors  que  Danaiis  pafTa  dans  la  Grèce, 
connue  depuis  long-temps  des  Egyptiens,  par 
les  Colonies  de  Cadnaus ,  de  Cécrops  &  d'I- 
nachus. 

Tous  les  Hidoriens  Grecs,  de  concert  avec 
Manéthon  ,  s'accordent  à  dire  Séfoftris  Auteur 
de  tous  les  ouvrages  publics  ,  conftruits  dans 
l'Egypte  inférieure  ,  pour  l'embellifTement  & 
la  commodité  de  ce  pays.  Les  canaux  creufés 
pour  y  égarer  les  eaux  du  Nil  ,  &  de-là  les 
faire  couler  dans  l'Egypte  inférieure  pour  la 
rendre  fertile;  les  quais,  les  digues,  les  ponts, 
les  chauffées;  tout  ce  qui  a  concouru  enfin  à 
faire  de  l'Egypte  un  pays  aulfi  beau  que  fer- 
tile,   à  faciliter   la  communication   entre  les 


de  la  Relmon,  221 


^tj 


villes ,  à  les  défendre  des  ravages  de  l'inonda- 
tion ,  &  à  faire  du  Nil  un  fleuve  bienfaifant , 
mis  à  plus  jufte  titre  au  nombre  de  fes  Dieux 
que  la  plupart  de  ceux  qu'elle  adoroit ,  a  tou- 
jours été  regardé  comme  Touvrage  de  ce 
Prince.  Ainfi  le  publioient  les  infcriptions  donc 
on  avoit  décoré  tous  ces  beaux  monumens.  11 
s'y  glorifioit  d'être  venu  à  bout  de  toutes  fes 
cntreprifes ,  fans  y  avoir  employé  le  travail 
d'aucun  Egyptien  naturel.  Tout  cela  ^  difoit-il, 
êtoit  Vouvragc  des  efclaves  &  des  étrangers. 

Rapprochons  cet  énoncé  de  l'Hilîoire  pro- 
fane, de  ce  que  l'Hiftoire  facrée  nous  apprend 
des  Hébreux  ,  qui ,  pendant  les  80  ans  qui- 
précédèrent  l'Exode ,  furent  employés  comme 
de  vils  efclaves  à  des  travaux  publics  de  ce 
genre  ,  c'eft-à-dire  ,  à  préparer  &  à  cuire  à^s 
briques,  pour  élever  des  chauffées  &  des  rem- 
parts pour  fortifier  les  villes.  Où  peut-on 
mieux  placer  le  règne  de  Séfoflris  que  dans 
cet  intervalle,  où  Ifraël  paya  fi  cher,  par  les 
travaux  publics  auxquels  il  fut  condamné  , 
l'afyle  que  l'Egypte  lui  avoit  accordé? 

Le  fynchronifme  de  ce  Prince  avec  Moyfe 
d'une  part,  &  de  l'autre  avec  Danaiis  ,  éclair- 
cit  à  la  fois  l'Hiftoire  àts  nations  de  l'Afie, 
celle  des  habitans  de  la  Paleftine  ,  celle  des 
Phéniciens  &  celle    des  Grecs.  II  eft  comme 


222  Hijloïrc  Vhilojopht^ue 

le  lion  qui  "unir  les  deux  âges  ,  les  précédent 
&  les  poilérieurs.  De  ce  centre  commun  il  fc' 
répand  une  lumière  ,  qui  éclaire  tous  les  ob- 
jets autour  de  foi  &  fe  réfléchit  fur  les  diver*^ 
fes  branches  de  PHiftoire  univerfelle  de  la 
haute  antiquité.  Autour  de  cette  époque  ,  oii 
l'on  voit  Séfoflris  occuper  le  milieu  du  ta^ 
bleau  hiftorique,  fe  rangent  les  événemens  fans 
trop  fe  prefler,  ni  fans  trop  fe  faire  attendre» 
Il  eft  donc  important  de  rie  pas  fe  tromper 
fur  l'époque  de  ce  Prince.  L'erreur  influeroic 
fur  tout  le  relîe ,  &  l'Hiftoire  fe  compliqueroit 
tellement ,  que  dans  fa  confufion ,  elle  fe  per- 
droit  elle-même  en  fe  cherchant.  Séfoftris  avoit 
rempli  l'Univers  de  fa  gloire  ,  par  l'éclat  de 
fes  conquêtes,  &  l'Egypte  d'admiration  &  de 
reçonnoilTance  ,  par  les  grands  ouvrages  qui 
fervoient  à  fon  utilité  &  à  fon  enlbelliffement. 
11  fe  fit  comme  un  flux  &  reflux  de  différen- 
tes peuplades  ,  lequel  occafionna  le  mélange 
des  peuples  déjà  policés  avec  ceux  qui  étoient 
encore  barbares  ou  fauvages,  &  cette  révolu- 
tion ,  principe  des  révolutions  fuivantes ,  fie 
changer  de  place  à  la  moitié  de  notre  hémif- 
phere.  Tel  fut  le  mouvement  que  fes  conquê- 
tes imprimèrent  aux  nations.  Mais  des  événe- 
mens  furnaturels  dévoient  bientôt  donner  un 
autre  fpedacle  à  l'Egypte.   La  délivrance  d'If- 


de  la  Religion.  2,23- 

raëî ,  gémîflTant  fous  une  dure  fervitude  ,  de- 
voit  fe  manifefîer  par  eux.  Ils  furent  comme 
Pavant-coureur  de  tous  les  prodiges  qui  ac- 
compagnèrent le  peuple  de  Dieu  dans  le  dé- 
fert  ;  prodiges  tantôt  heureux  tantôt  finiftres, 
fuivant  les  diverfes  oc/:urrences ,  mais  éo-ale- 
ment  propres  à  fervir  de  hérauts  à  la  provi- 
dence ,  qui  fe  déploya  fur  eux  d'une  manière 
fi  fenfible  &  fi  éclatante. 

Séfoftris  régna,  félon  Manéthon  ,    59  ans;- 
&  ayant  commencé  l'an   1 5 1 1  ,  il  mourut  l'an 
1 570  ,    c'efl- à-dire  ,    deux   ans    entiers   avant 
l'Exode.  Son  fils ,    auquel  Hérodote  donne  le 
nom  de  Phéron  ,    fut  un   Prince  foible  &  de 
peu  de   mérite.    Il  eft  le  Pharaon  dont  il  eft 
dit  que  le  Seigneur  confiitua  Moyfe  fon  Dieu 
par  les  prodiges  dont  il  difpofa  à  fon  gré  pour 
les  oppofer  à  la  réfiftance  opiniâtre  de  ce  Roi 
qui  fous  la  verge  même  dont  il  étoit  châtié  , 
vouloit  encore  lutter  contre  le  Tout-PuifTanr. 
Ces  prodiges  écrits  par  une  main  divine  dans 
i'Hiftoire  facrée,   n'ont  pu  fe  dérober  entière- 
ment à  la   connoiffance   des   Hifioriens   profa- 
nes. Hérodote  &  Diodore  de  Sicile  rapportent,' 
d'après  les  traditions  Egyptiennes  ,   que  l'Hif- 
loire  de  ce  Prince  étoit  remplie  de  merveilles 
&  de  prodiges  ;    que  fous  fon  règne  ,   le  Niî 
carfa  beaucoup  de  ravages^   que  l'Egypte  fut 


224  Hijlolrc  Philofophiqiie 

affligée  de  plufieurs  playes  ;  que  ce  Prince  , 
enivré  de  fon  pouvoir  &  de  fa  grandeur,  porta 
l'extravagance  &  l'impiété  jufqu'à  s'en  prendre 
aux  Dieux  mêmes ,  que  le  ciel  le  punit  & 
qu'il  fut  frappé  d'aveuglement.  (Hérod.  11.  §. 
Diod.  I.  37.)  Dans  ce  récit  énigmatique  de 
l'Exode,  il  eft  aifé  de  reconnoître  l'adrcfTe  des 
Prêtres  Egyptiens  à  envelopper  de  beaucoup 
de  fables  cet  événement  ,  qui  couvroit  l'E- 
gypte de  confu(ion ,  expofoit  à  la  lumière  è.Qs 
temps  l'impuifTance  de  fes  Dieux,  &  leur  dex- 
térité merveilleufe  à  faire  fervir  à  leur  Reli- 
gion les  prodiges  que  Dieu  avoir  opérés  pour 
fauver  les  Hébreux.  Ainfi  dans  les  Annales  fa- 
crées  de  l'Egypte  ,  on  trouvoit  le  fond  de 
l'Hiftoire  du  Pharaon  perfécuteur. 

Il  ne  falloit  rien  moins  que  toutes  les  mer- 
veilles dont  Moyfe  rendit  fpeâateurs  les  Ifraë- 
lites,  (merveilles  qui  n'étoient  rien  moins  que 
la  nature  changée  tout-à-coup  en  différentes 
occafions  pour  les  délivrer ,  &  pour  punir  leurs 
ennemis  )  ,  pour  fonder  fur  elles  le  plan  d'un 
Gouvernement  Théocratique ,  &  pour  y  pro- 
portionner les  loix  auxquelles  elle  devoit  être 
afTujettie. 

La  gloire  de  faire  parler  la  Divinité,  &  de 
la  repré Tenter  en  quelque  forte ,  a  été  un  pri- 
vilège   excluiîf  accordé  à  ce  grand  homme , 

comme 


de  la  Rdmon,  22^ 


't>' 


comme  il  n'a  été  donné  qu'à  lui  de  fonder 
une  Théocratie ,  c'eft-à-dire  ,  un  Gouverne- 
ment dans  lequel  la  Société  non  -  feulement 
adore  l'Être  Suprême  comme  fon  Dieu ,  mais 
fuppofe  encore  qu'il  eft  fon  Roi  immédiat  & 
particulier  \  enforte  que  toutes  les  loix  déri- 
vent de  lui  &  s'exécutent  en  conféquence  de 
cette  fuppofition. 

Si  la  Théocratie  confîfte  à  fe  choifir  un 
Dieu  tutelaire  ,  à  donner  à  ce  Dieu  àQs  Prê- 
tres Minières  de  fon  culte  ,  qui  le  faiffent  par- 
ler ,  &  qui  rendent  en  fon  nom  des  Oracles , 
en  vertu  defquels  on  fait  la  guerre  ou  la  paix  ; 
on  ne  fauroit  difconvenir  que  la  plupart  des 
anciennes  nations  n'aient  été  gouvernées  par  une 
efpece  de  Théocratie.  Et  comme  les  Grecs  & 
les  Romains  fe  font  conformés  plus  ou  moins 
à  ces  fortes  de  pratiques  ,  il  faudra  croire 
qu'ils  ont  vécu  fous  un  Gouvernement  Théo- 
cratique.  D'un  autre  côté  ,  comme  tout  Gou- 
vernement Théocratique  eft  defpotique  p^r  fa 
^nature,  parce  que  la  volonté  d'un  Dieu  Mo^ 
narque  eft  abfolue ,  &  qu'on  n'a  point  de 
droits  à  réclamer  contre  lui ,  il  s'enfuivra  que 
ces  fiers  Républicains ,  lors  même  qu'ils  prof- 
crivoient  les  tyrans,  ftéchilfoient  néanmoins- 
fous  un  pouvoir  defpotique  exercé  par  les  Prê- 
tres. Qui  reconnoitra  les  Grecs  &  les  Romains 
Tomz  L  p 


Ii6  Hijîoh'c  F hilofophiquc 

à  ces  titres  avilifTans ,  eux  ,  qu'on  a  toujours 
diftingués  des  Afiatiques  nés ,  ce  femble ,  pour 
l'eîclavage,  au  fentiment  généreux  de  liberté 
qu'ils  portoient  gravés  dans  leur  cœur  ?  Leur 
première  Divinité  ,  dans  les  temps  où  ils  ont 
illuftré  leur  patrie  par  ces  vertus  héroïques  qui 
étonnent  nos  petites  âmes  ,  n'étoit-elle  pas  la 
liberté  à  laquelle  ils  ont  tant  de  fois  facrifié^ 
Et  fous  prétexte  qu'ils  confultoient  les  Dieux , 
dont  ils  reconnoiflbient  la  providence,  pour 
fe  les  rendre  favorables  dans  leurs  entreprifes, 
fe  laiiToient-ils  donc  conduire  tyranniquement 
par  des  repréfentans  d'un  Monarque  invifible, 
dont  ils  étoient   les  Vifirs  > 

Cette  Théocratie  Payenne  ,  dont  on  parle  6 
fort  aujourd'hui  ,  me  paraît  avoir  été  inventée 
pour  avilir  la  Théocratie  Judaïque ,  avec  qui 
elle  n'a  rien  de  commun.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain  ,  c'eft  que  ,  de  l'aveu  même  de  l'Au- 
teur des  Recherches  fur  h  Defpotlfme  Orien- 
tal^ on  n'en  voit  dans  la  Mythologie  tout  au 
plus  que  de  foibles  vefliges  abforbés  par  la 
fcble,  &  confondus  avec  une  multitude  d'al- 
légories obfcures  &  de  traditions  ridicules.  Lui- 
même  ,  pour  nous  donner  quelque  idée  des 
Théocraties  Payennes,  ne  s'efî-il  pas  vu  obligé 
de  marcher  fur  les  veftiges  de  la  Théocratie 
Judaïque  ?  Le  Dalaï  Lama  du   Thibet ,  ainfi 


de  ta  Religion^  ±if 

c]ue  te  Souverain  Eccléfiaftique  du  Japon  , 
que  nos  relations  nomment  tantôt  Fo  ,  ëé 
tantôt  Dari  y  qui  efl  une  corruption  de  Daïdi^ 
font  cenfés  exercer  un  pouvoir  divin  ,  l'un 
dans  le  Thibet ,  &  l'autre  dans  le  Japon  ;  mais 
ce  pouvoir  ed:  purement  idéal  ,  &  ne  fauroic 
être  comparé  avec  celui  que  les  Ifraèlites  ont 
fenti  fur  leur  tête,  que  comme  la  fable  com- 
parée avec  la  vérité  y  &  les  faufles  révélations 
avec  la  véritable. 

Si  Mr.  BouUanger  avoit  pu  fe  dépouiller  uri 
moment  de  cet  efprit  fyflématique  ,  qui  lui 
momroit  par-tout  la  Théocratie,  il  auroit  fenti 
que  le  filence  à^s  Auteurs  profanes  fur  les 
Théocraties  Payennes ,  procédoit  uniquement 
de  ce  qu'il  n'y  a  jamais  exiflé.  La  tradition 
établie  chez  plufieurs  nations  d'un  temps  oii 
leurs  pays  avoient  été  honorés  de  la  réfidence 
des  Dieux ,  defcendus  autrefois  fur  la  terre 
pour  y  faire  le  bonheur  des  hommes ,  n'eft 
point  une  preuve  que  les  hommes  aient  ja- 
mais vécu  fous  ce  règne  myftique  &  furnatu-* 
tel,  mais  uniquement  de  la  vanité  qu'ont  eue 
les  nations,  de  reculer  leur  origine  dans  une 
Antiquité  fabuleufe. 

11  n'eft  pas  aifé  d'imaginer  comment  les 
hommes  fe  feront  frappés  de  cette  idée,  qu'ils 
ont  eu  des  Dieux  pour  Rois.  Le  plan  d'un  tel 

P  % 


228  HiJIoire  Philofophtquô 

Gouvernement  n'a  jamais  pu  être  qu'une  fic- 
tion ;  &  il  a  fallu ,  pour  la  fontenir  ,  T exté- 
rieur &  la  forme  d'une  convention  qu'on  ne 
fauroit  fe  repréfenter  comme  pofïible,  à  moins 
que  ce  Gouvernement  n'ait  exifté  comme  chez 
les  Hébreux.  Ils  fe  font  approprié  ,  nous 
dit-on ,  toutes  les  anciennes  Théocraties ,  pour 
en  orner  leurs  Annales ,  &  la  leur  n'en  eft 
qu'une  copie  tardive  &  très-infidele.  Mais  d'où 
le  fait-on ,  s'il  eft  vrai  que  ce  n'eft  que  par 
la  Théocratie  Judaïque  qu'on  a  pu  foupçonner 
Pexiflence  des  Théocraties  Payennes?  Par  quelle 
fatalité ,  d'ailleurs  ,  les  Payens  fe  font-ils  laiffé 
dérober  par  les  JuiFs  toutes  les  connoifTances 
de  l'Antiquité  avec  leurs  propres  Théocraties  , 
fans  qu'ils  s'en  foient  apperçus?  N'eft-ce  pas 
là  rendre  ,  malgré  foi ,  hommage  à  la  vérité 
&  à  l'Antiquité  de  PHiftoire  de  Moyfe  ? 

La  nature  du  Gouvernement  Théocratique , 
établi  par  ce  Grand  Homme ,  exigeoit  qu'il  fit 
venir  à  l'appui  de  fes  loix,  des  récompenfes 
&  des  châtimens  temporels  \  &  comme  la 
profpérité  &  Padverfité ,  qui  ont  fait  alterna- 
tivement le  fort  d'Ifraël,  lui  font  arrivées  con- 
formément aux  termes  exprès  de  l'alliance  trai- 
tée avec  Jehovah  ,  le  favant  Evêque  de  Glo- 
cefter  a  fçu  tirer  de  ce  miracle  frappant  de  la 
providence  ,  un  puifTant  argument   en   faveur 


de  la  Rcfigion»  229 

ée  la  'divine  légation  de  Moyfe.  Il  eft  éton- 
nant que  le  fens  en  ait  échappé  à  un.  Ecrivain 
célèbre ,  qui  s'eft  montré  afïez  itijufle  pour 
ranger  parmi  les  Incrédules  un  des  plus  ardens 
Apoîogifies  de  cette  Religion ,  à  laquelle  il  ne 
cefïh  lui-même  de  livrer  des  combats  témérai- 
res. Ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'efl  que ,  du 
filence  de  Moyre  fur  le  dogme  d'une  autre 
vie  ,  l'illufîre  Warburton  a  tiré  plufieurs  argu- 
mens  contre  nos  Philofophes ,  qui  ont  tou- 
jours regardé  cet  étrange  filencc  comme  une 
imperfedion  attachée  à  l'ancienne  économie 
peu  digne  de  Dieu  ;  contre  les  Juifs ,  auxquels 
il  démontre  que  cette  imperfeâion  eft  une  rai- 
fon  pour  eux  de  chercher  une  autre  révélation 
plus  parfaite  de  la  volonté  de  Dieu  ;  contre 
certains  Théologiens  ,  qui  ont  prétendu  que  la 
vérité  du  Chriftianifme  eft  indépendante  de  celle 
du  Judaïfme. 

Mais  enfin  ,  direz- vous,  pourquoi  ce  Légifla- 
teur  fi  élevé  au-deffus  des  autres  par  fa  fagefle , 
ne  s'efc-il  pas  fervi  dans  fa  Religion  ,  du  moyen 
le  plus  efficace  ôc  le  plus  utile  pour  mettre 
un  frein  à  la  cupidité  &  au  crime  ?  Pourquoi 
n'a-t-il  pas  expreffément  annoncé  l'immorta- 
lité de  l'ame,  les  peines  &  les  récompe.nfes 
après  la  mort ,  Dogmes  reçus  dès  long-temps 
en  Egypte,  en  Phéniciè ,  eu  Perfe  &  dans  l'Inde. 


^30  HiJIoirc  Philojophiquc 

Mais  vous  ,  qui  me  faites  la  queftion ,  igno-^ 
rez-vous  que  ce  Moyfe  parle  dans  Ton  Deut. 
çh,  XVIIÏ.  V.  II.  de  l'évocation  des  morts  ;  ce 
qui  prouve  invinciblement  contre  les  Saducéens 
modernes ,  que  du  temps  de  ce  Légiflateur  , 
les  Hcbreux  croyoient  les  âmes  immortels  ?  Il 
efl:  vrai  que,  par  une  lingularité  étonnante, 
tandis  que  l'on  voit  à  chaque  page  des  Ecri- 
vains facrés ,  &  fur-tout  des  Prophètes  ,  le  dogme 
de  Fimmortaliié  des  âmes  6c  celui  des  peines 
&  des  récompenfes  futures ,  la  Loi  fe  tait  ab- 
folument  fur  le  fort  à  venir  des  hommes ,  leur 
faifant  envifager  uniquement  des  peines  &  des 
récompenfes  temporelles.  Quel  myflere  peut 
être  caché  fous  cette  referve  ?  Le  voici. 

La  Loi  de  Moyfe  n'étant  que  le  type  d'une  Loi 
plus  parfaite  qui  devoit  lui  fuccéder;  Ces  ré- 
compenfes &  fes  peines  n'étoient  non  plus  que 
îa  figure  de  cel'es  qui  formoient  la  fandion  de 
cette  Loi,  qui  devoit  être  portée  parle  Meflîe. 
Ainfi  la  promefTe  du  pays  de  Chanaan  figuroit 
îa  promefTe  de  la  vie  future ,  fruit  précieux  de 
la  grâce  du  puiffant  médiateur.  L'obfervation 
extérieure  de  la  Loi  Mofaïque  étoit  récom- 
penfée  par  des  biens  temporels  *,  &  les  biens 
éternels  étoient  Te  partage  de  ceux ,  qui  péné- 
trant au-delà  de  la  lettre  alloient  jufqu'à  l'ef- 
prit,  &    s'approprioient    d'avance  les  grâces. 


de  la  Religion.  231 

qnî  couloient  en  vertu  des  mérites  futurs  du 
Rédempteur  promis  aux  hommes  à  Pinftant  même 
de  la  prévarication  de  leur  chef. 

Telle  eft  la  clef  du  filence  de  Moyfe.  Le  Lé- 
giflateur ,  en  expofant  dans  fes  écrits  ,  le  tableau 
de  la  providence  rendue  fenfible,  de  Ton  temps 
&  fous  fes  SuccefTeurs ,  fur  les  Ifraêlites ,  & 
en  leur  comparant  les  autres  Peuples  affervis  à 
des  Rois ,  qui  fe  croyant  plus  que  des  hom- 
mes ,  fe  portoient  à  cet  excès  d'extravagance 
d'imaginer  qu'ils  pouvoient  fe  faire  obéir  des 
élémens ,  imprima  fur  la  légation  le  fceau 
divin  d'une  manière  fi  profonde  ,  qu'on  ne 
fauroit  lire  les  Livres  facrés  fans  le  recon- 
noître. 

L'impoflibilité  où  étoient  ces  fuperbes  Poten- 
tats de  l'Afie ,  de  procurer  les  biens  furnaturels 
qu'on  leur  demandoit ,  ne  leur  ayant  laiffé  d'au- 
tre moyen  de  manifefter  leur  Puiffancc,  qus 
de  faire  des  extravagances ,  &  des  maux  extrê- 
mes à  leurs  fujets  ;  la  puifTance  du  Roi  tem-* 
porel  des  Juifs  ,  mife  en  oppofition  avec  la  leur, 
fignaloit  d'autant  mieux  ,à  la  vue  des  Nations, 
la  divine  légation  de  Moyfe ,  fon  Minière  dans 
l'alliance  qu'il  fit  avec  Ifraël.  Il  falloit,  fans 
doute  ,  il  falloit  être  avoué  de  Dieu  ,  pour  com- 
mander au  Ciel  &  à  la  Terre  ,  &  pour  être  le 
garant  de  toutes  les  profpérités  &  calamités  fur^ 

P4 


'J 


1  ITiJïoirc  Philofophiquc 


îiatureîîes,  qui  marchoient  à  la  fuite  de  la  fi- 
délité &  de  la  prévarication  du  Peuple  de 
JJieu. 

Tel  étoit  le  paâe  que  Dieu  avoit  fait  avec 
lui,  que,  tant   qu'il    feroit  fidèle,   les  pluies 
tomberoientà  propos  fiir  la  terre,  que  les  fleu- 
ves 6c  les  rivières  ne  feroient  point  de  ravages 
dans  les  campagnes  par  kurs  inondations  ,  que 
les  biens   de  la  terre  feroient  en  abondance  ,. 
que  le  monde  ne  feroit  point  affigé  de  fl:érilité, 
&  que  les  hommes  ne  recevroient ,  ni  du  Ciel 
ni  du  Soleil  aucunes  malignes    influences.  La 
fervitude  devoir  être  la  jufte  peine  de  leur  in- 
gratitude,  de  même  que  leur  obéifTance  fixeroic 
îe  cours  de  leurs  defiins  profperes.  C'eft  à  THif^ 
toire  à  nous  dire  ,  û  Dieu  n'a  pas  toujours  été 
fidèle  dans  fes  promeffes  &  dans  fes  menaces» 
Il  avoit  dit  à  Ifraël  :  ne  crains  point  de  mourir 
de  faim  cette  fcptieme  année ,   car  je  répandrai 
ma   hénédiction  fur   la  fixieme  ,  pour  quelle  tt 
produife  autant  de'  fruits  que    trois  autres,   La 
peur  de    la  famine    l'emportant  fur  ces   belles 
promefies,  on  vit  fouvent  le  volage  Ifraêl  la- 
l)ourer  fès  champs  &  vouloir  faire  fa  vendange  ; 
Tnais  -ce  ne  fut  jamais  impunément.  Par  la  fuite, 
les  grandes  calamités  dont  il  fe  fentit  frapper  » 
lui  rappellerent  cette  infigne  défobéifiance  ,  & 
^.a  JTît'fiance  de  fes  pères  ,    &    il  ne   manqua 


de  la  Religion.  2^^ 

pas  d'attribuer  tous  Tes  malheurs  au  défaut  de 
îa  célébration  de  ces  jubilés. 

Sous  Moyfe  ,  fous  Jofué  ,  fous  les  Juges  & 
fous  les  Rois ,  le  Peuple  de  Dieu  eue  le  temps 
de  fe  convaincre ,  qu'il  étoit  fous  les  yeux  d'une 
providence  particulière  ,  qui  ,  félon  qu'il  étoit 
fidèle  à  la  Loi  ou  qu'il  fe  fouilloit  par  l'idolâ- 
trie ,  lui  donnoit  ou  lui  ôtoit  la  viéloire ,  fîx 
ans  de  viifîoircs  miracuîeufcs  n'avoient  pas  fulH 
à  Jofué  pour  détruire  tous  les  Chananéens  ;  & 
|)our  épuifer  la  fource  de  l'idolâtrie.  En  ména- 
geant les  fuccès  de  ce  premier  Général  de  fes 
.troupes ,  le  Seigneur  avoir  eu  fes  deffeins  qu'il 
ne  lui  laiffa  pas  ignorer.  Outre  que  la  terre 
n'auroit  pas  eu  afiez  d'habitans  pour  la  culti- 
ver ,  fi  les  anciens  ufi-n-pateurs  de  Chanaan  en 
avoient  été  entièrement  exterminés ,  au  temps 
que  le  Peuple  de  Dieu  en  prit  pofîèflion ,  il 
convenoit  que  ceux  des  Ifraëlites  qui  avoient 
été  trop  jeunes  pour  fe  trouver  avec  Jofué  aux 
premières  guerres  contre  les  Chananéens ,  euf- 
ient  de  quoi  s'aguerrir  &  exercer  leur  valeur 
xlont  l'activité  trop  long-temps  oiûve  eût  pu  fe 
tourner  contre  eux-mêmes ,  ou  qui  laiffée  fans 
aélion  fe  fût  tout-à-fait  amortie  &  éteinte  fans 
j-elTource.  Enfin  les  avantages  de  l'Alliance  jurée 
^vec  leurs  pères ,  méritoient  bien  qu'ils  les  ache- 
îElfent  par  une  vertu  mife   à  l'épreuve»  il  efl 


234  HiJIoirc  Phlïofophïquô 

vrai  que  l'épreuve  fut  funefte  au  plus  grand 
nombre  d'entr'eux  :  mais  elle  étoit  fage  &  né- 
cefTaire,  d'autant  qu'elle  étoit  proportionnée  à 
leurs  forces.  La  prévoyance  de  Dieu  ne  devoit 
pas  déconcerter  les  difpofitions  de  fa  fagefTe  ^ 
&  c*eût  été  prodiguer  fes  faveurs  que  de  ne  pas 
les  faire  acheter. 

Le  voiflnage  àts  Chananéens  fut  une  pierre 
de  fcandale  pour  les  Ifraëlites,  durant  tout  le 
temps  que  fubfifla  la  Théocratie  ;  &  cette 
pierre  de  fcandale  jettée  par  Jéroboam  fe  re- 
trouva pour  Juda  dans  le  Royaume  d'Ifraël , 
lors  de  la  fcifïion  des  dix  tribus  qui  fecoue- 
rent  le  joug  de  la  Maifon  de  David.  Quoique 
les  Hébreux  n'aient  jamais  abandonné  le  Dieu 
de  leurs  Pères  ,  ils  méritèrent  néanmoins  à 
jufle  titre  d'être  regardés  comme  des  Idolâtres  ; 
foit  parce  qu^ils  oferent  dans  le  défert  repré- 
fenter  Jéhovah  fous  la  figure  du  bœuf  Apis  , 
contre  fon  cxprelTe  défenfe  \  foit  parce  que 
environnés  de  toutes  parts  de  Nations  idolâ- 
tres ,  ils  afTocierent  à  fon  culte ,  par  un  adul- 
tère fpirituel,  celui  des  Génies  ou  Dieux  tuté- 
laires ,  auxquelles  elles  adreffoient  leur  encens 
&  leurs  prières. 

Ces  fuccés  &  ces  revers  inefpérés ,  ces  vic-^ 
toires  &  ces  défaites  toujours  marquées  au  coin 
d'un    événement   qui    n'entre    point   dans    Iç 


de  la  Religion»  23^- 

cours  des  chofes  naturelles  ;  Ifraël  tour-à-tour 
plein  de  force  &  de  vigueur,  lâche  &  abattu; 
domptant  avec   éclat  fes    ennemis  ,  dont  n'a 
guère  il  avoit   porté    les    fers  ;  triomphant  & 
vidorïeux ,   quand  il  eft  fidèle  à    fa  loi  ;  hu- 
milié &  devenu  le  jouet  des  Nations  voifines , 
quand  il  lui  eil  infidèle;  aujourd'hui  docile  au 
joug  que  fes  maîtres  lui  impofent ,  &  demain, 
honteux  du  joug  auquel  il   avoit  plié  fa  tête, 
imiter    un    courfier   indompté    qui   hériffe  fes 
crins  ,   frappe  la    terre  du  pied  ,   &   fe  débat 
impétueufement  à  la  feule  approche  du  mords; 
languiifant  &   énervé    durant  plufieurs  années 
dans  une  cruelle  fervitude ,  &  puis  tout-à-coup 
rappellant    fon    antique    audace  ,    faire  payer 
avec  ufure  à  fes  ennemis  les  maux  qu'il  en  a 
reçus  :  telle  efl:  en  peu  de  mots  l'Hifloire  des 
Hébreux    durant    plus    de   trois   fiecles?   A  ce 
portrait  fidèle  du  Peuple  de  Dieu ,  tel  qu'il  efl 
tracé  dans    les   livres  divins ,  il  efl:  impofTible 
de    méconnoître    la    Théocratie  ,   dont  on  ne 
voit  aucuns  vefliges  chez  les  autres  Peuples. 

L'Hifioire  d'un  Peuple,  dont  Dieu  même 
cft  le  Roi,  ne  doit  pas  avoir  la  marche  des 
autres  Hilloires.  Les  événemens  y  doivent  être 
entremêlés  avec  les  prodiges ,  le  naturel  avec 
le  furnacurel  ,  les  vues  de  la  fagefle  humaine 
|:oinbattues  par  des  vues  tout  oppofées ,  &  àt$ 


Z;}6  HiJIotre  Philofophique 

fuccés  amenés,  contre  les  règles  ordinaires, 
plus  infailiiblement  que  par  des  négociations 
où  ron  a  fait  jouer  les  relTorts  de  la  politique. 
Et  comme  cette  hifloire  fe  lie  avec  les  révo- 
lutions des  anciens  Empires ,  que  les  miracles 
&  les  prédirions  qui  la  font  pafTer  pour  une 
Hiftoire  facrée  ,  y  font  tellement  répandus , 
tellement  inculqués  &  répétés,  avec  tant  de 
tons  divers  &  une  fi  grande  variété  de  fortes 
figures  ,  qu'ils  en  font  tout  le  corps,  il  faut 
n'avoir  jamais  feulement  ouvert  cette  Hiftoire 
fi  finguliere  ,  pour  fe  perfuader  qu'on  puifTe 
détacher  le  miraculeux  &  le  divin  qui  en  eft 
le  fonds  ,  &  néanmoins  donner  créance  aux 
faits  qui  s'incorporent  d'eux-mêmes  aux  hiftoi- 
res  profanes.  Figurant  dans  le  cours  des  fiecles 
avec  ces  hiftoires  ,  il  y  auroit  de  la  témérité 
à  la  traveflir  en  Roman.  Comment,  en  effet, 
des  livres  pleins  de  tant  de  faits  miraculeux 
qu'on  y  voit  revêtus  de  leurs  circonftances  les 
plus  particulières,  &  avancés  non -feulement 
comme  publics,  mais  encore  comme  préfens, 
s'ils  eufTent  pu  être  démentis  ,  s'ils  euffent 
porté  avec  eux  leur  condamnation  ,  au -lieu  de 
tomber  par  eux-mêmes  ,  fe  font-ils  ibutenus 
de  leur  propre  poids  contre  le  torrent  des 
iâecles  ? 

Moïfe  &  les  autres  Hiftoriens  Sacrés  qui  lui 


de  la  B^diglon,  237 

ont  fuccédé,  rapportent  fimpîement  les  faits', 
fans  y  rien  mêler  du  leur,  fans  réflexion,  fans 
raifonnement.  C'eft  ainfi  que  dévoient  écrire 
des  Auteurs  infpirés,  pour  ne  rien  donner  aux 
conjeâures  dans  une  hiftoire  travaillée  fous  la 
dire£lion  divine.  11  n'en  doit  pas  être  de  mê- 
me des  autres  hiftoires  ofi  PEcrivain,  pour  un 
peu  de  vrai  qu'il  rencontre,  ne  voit  de  tous 
côtés  que  des  obfcurités.  Obligé  de  marcher 
dans  le  dédale  tortueux  du  cœur  humain  ,  il 
faut  qu'il  s'applique  à  raifonner  fur  les  aâîons 
des  hommes,  à  en  pénétrer  les  motifs,  à  con- 
noître  leurs  cara6leres.  C'eft  ainfi  qu'ont  écrit 
chez  les  Grecs  un  Thucydide  ,  un  Xenophon, 
un  Polybe ,  &  chez  les  Romains  un  Sallufle  ,  un 
Tite-Live,  un  Tacite,  laifTant  aux  autres  Na- 
tions des  modèles  admirables  dans  le  genre 
hiiJorique.  On  admire  ,  fans  doute  ,  Polybe 
parlant  de  la  République  Romaine ,  quand  on 
le  voit  chercher  dans  les  événemens  pafles  la 
caufe  des  événemens  dont  il  étoit  le  témoin, 
&  fe  fervir  du  même  moyen,  pour  percer 
avec  autant  de  fagacité  que  de  fageffe  dans  la 
nature  des  événemens  à  venir.  Tacite  nous  ra- 
vit également  par  l'art  avec  lequel  il  a  peint, 
avec  tant  d'énergie ,  de  finelTe  Ôc  de  vérité , 
les  hommes,  ainfi  que  par  la  variété  de  fes  ca- 
raSeres   &    par  les  gradations   &  les  nuances 


238  Hïjloin  Phltofophlqtiê 

qu'il  a  fu  mettre  dans  leurs  vertus  &  dahs 
leurs  vices.  Nos  beaux  efprits ,  qui  fe  piquen: 
d'une  extrême  délicatefle  de  goût ,  quoiqu'il 
ne  fût  peut-être  pas  fort  difficile  de  prouver 
que  chez  la  plupart  d'entr'eux  il  eft  fort  gâté, 
attaquent  les  Ecrivains  facrés  du  côté  du  ftyle 
&  de  leur  manière  dans  leurs  compofition  i. 
Pour  décider  en  maîtres  fur  le  genre  de  per- 
feftion  qui  doit  caradérifer  l'infpiration  de 
Dieu,  dans  un  ouvrage  qu'il  a  dicté,  favent- 
ils  &  pourroient-ils  définir  au  jufle  jufqa'où 
fon  efprit  eft  intervenu  dans  la  compofition 
des  livres  divins?  Prétendroient-ils  que  la  qua- 
lité d'Auteur  Sacré  exige  qu'il  foit  un  inftru-» 
ment  purement  paflif  dans  la  main  de  Dieu, 
&  que  Dieu  fe  ferve  de  la  plume  de  celui 
qu'il  infpire ,  fans  lui  lailTer  aucune  liberté  de 
faire  ufage  de  fes  facultés  &  de  {qs  connoif- 
fances  ?  Si  l'efprit  divin  a  dû  laifTer  agir  celui 
à^s  Ecrivains  infpirés ,  comment  veut-on  que 
tout  ce  qu'il  y  a  d'humain  dans  leur  ouvrage, 
difparoiffe  entièrement  fous  l'opération  divine? 
Tout  n'eft  pas  également  infpiré  dans  l'écri- 
ture fainte.  L'infpiration  s'y  modifie  ,  félon  la 
nature  des  diverfes  matières  qu'on  y  traite. 
Par-tout  où  domine  l'Hiftorique,  il  n'étoit  pas 
nécefîàire  que  la  révélation  intervînt  pour  ai- 
der l'Ecrivain.  Pourquoi  Dieu,  qui  agit  tou- 


de  la  Religion,  2%c 

purs  par  les  voies  les  plus  fimples ,  lui  révé- 
leroit-il  ce  qu'il  favoit  déjà  ?  N'étoit-ce  pas  af- 
fez  d'une  infpiration  de  diredion  ,  pour  qu'il 
n'écrivît  que  certaines  chofes  :  &  pour  Tem- 
pêcher  de  tomber  par  précipitation  dans  l'er- 
reur, fâ!loit-il  autre  chofe  que  fortifier  fa  mé- 
moire &  le  rendre  attentif? 

Quand  les  Auteurs  facrés  compoferent  des 
poéfies ,  Dieu  leur  permit  de  fuivre ,  fclon 
leur  génie ,  les  règles  de  l'art  ,  &  de  choifir 
la  nature  de  leurs  vers  ;  car  ce  que  l'homme 
peut  faire  par  lui-même,  Dieu  ne  le  fait  pas  : 
tout  au  plus  fon  efprit  anima-t-il  leur  verve, 
&  donna-t-il  du  feu  à  leur  imagination.  Mais 
toutes  les  fois  qu'ils  furent  obligés  de  s'élever 
au-defTus  de  la  fphere  humaine  ,  foit  en  pré-, 
difant  quelque  événement  caché  fous  les  lois 
de  l'avenir  ,  foit  en  expofant  quelque  vérité 
divine  jufqu'alors  inconnue  ;  ils  eurent  befoin 
d'une  infpiration  immédiate.  Puifque  ni  leur 
mémoire ,  ni  leur  entendement  ne  pouvoienc 
fufîire  à  leur  déco  ^vrir  des  vérités,  qui  s'échan- 
poient  du  cercle  des  connoiflances  humaines , 
il  falloir  bien  que  l'efprit  divin  les  fuppléâs 
en  eux. 

Convaincus  une  fois  que  la  mefure  de  l'info 
piration  a  été  proportionnée  aux  matières  qu'il 
felloit  rédiger  par  écrit  :  fi  nous  lil^jns  attea- 


240  Hijîoïrc  Philofophiquci 

tivement  les  écritures ,  nous  pourrons  en  quel- 
que forte  fuixTe  le  fouffle  de  l'Efprit  faint,  & 
marquer ,  pour  ain(i  dire  ,  les  endroits  où  tan- 
tôt il  fortifia  la  mémoire  à^s  Ecrivains  facrés , 
tantôt  il  éclaira  leur  entendement ,  tantôt  i! 
donna  de  l'élévation  à  leurs  idées.  Lors  même 
qu'ils  n'eurent  qu'à  exprimer  les  chofes  les  plus 
vulgaires  ,  le  refped  que  nous  devons  avoir 
pour  eux  ,  ne  nous  permet  pas  de  croire  que 
l'Efprit  faint  les  ait  abandonnés  à  eux-mêmes, 
mais  plutôt  qu'il  les  a  dirigés  fi  conftamment , 
<|ue  jamais  ils  n'ont  rien  écrit  qui  ne  fût  aiTortî 
aux  vues  de  Dieu  &  à  la  dignité  de  leur 
fujet. 

Mais  quel  a  été  le  deffein  de  Dieu,  en 
confiant  fes  loix  à  l'Ecriture  ?  n'eft-ce  pas  d  e- 
clairer  notre  entendement,  de  foumettre  nos 
pallions ,  d'ordonner  nos  adions  par  rapporr 
au  bien  public  ?  A-t-il  donc  fallu  ,  pour  cet 
effet,  obferver  avec  une  attention  fcrupuleufe 
les  règles  de  l'éloquence ,  &  tous  les  rafine- 
mens  de  fart?  Ce  qui  meflied  même  dans  la. 
compofition  des  loix  humaines,  a-t-on  dû  l'exi- 
ger dans  celle  des  loix  divines  \  Il  n'y  a  point 
de  Majefté  dans  les  loix  du  Bas-Empire,  félon 
la  remarque  de  Mr.  de  Montefquieu  ,  parce 
qu'on  y  fait  parler  les  Princes  comme  des 
Rhéteurs,  Le  ftyle  enflé  dans  ces  loix  a  tou- 
jours 


de  la  ReUgiom  s.^t 

|oiirs  été  regardé  comme  un  ouvrage  d'often« 
ration.  Hé  quoi ,  ce  que  l'Ecriture  nous  révèle 
fur  l'efTence  de  Dieu ,  fur  les  opérations  de  fon 
verbe;  fur  les  décrets  éternels ,  les  profondeurs 
des  jugemens  divins,  furies  conditions  de  no- 
tre fort  futur,  n'abforbe  - 1  -  il  donc  pas  alTez 
l'efprit ,  fans  qu'on  l'occupe  encore  des  frivo- 
les ornemens  qu'on  defire  dans  un  livre,  quand, 
au  défaut  des  matières  importantes ,  il  en  a 
befoin  pour  fe  recommander  dans  les  efprits^ 
Tout  ce  qui  porte  l'empreinte  de  la  divinité  j 
fort  toujours  des  règles  de  l'art.  lettons  les  yeux 
fur  les  grandes  productions  de  l'Auteur  de  la 
nature.  En  paroiffant  fe  jouer  dans  l'Univers  j 
il  a  répandu  je  ne  fais  quoi  de  fublime  dans 
tous  fes  ouvrages  que  l'art  ne  fauroit  contre- 
faire. Les  aftres  ont-ils  des  formes  régulières  > 
Les  lacs  &  les  fleuves  font-ils  bornés  par  des 
lignes  droites  ?  Les  collines  &  les  montagnes 
ont-elles  exadement  une  figure  conique  &  py- 
ramidale? La  mer  efi-elîe  renfermée  dans  un 
ballin  d'un  contour  parfaitement  rond  ?  Le  glo- 
be ,  à  fa  première  infpeCHon,  nous  montre- 
t-il  de  l'ordre  &  de  la  régularité  dans  fa  fur- 
face  ?  fi ,  dans  les  œuvres  de  la  création ,  Dieu 
a  dédaigné  tout  ce  que  fent  l'art  comme  pe-* 
tit  &  fervile  ,  pourquoi ,  dans  les  livres  dQÛi- 
nés  à  contenir  fes  oracles ,  en  auroit-il  ufé  au- 
Tomc  /,  Q 


242  Uïjlotrc  Philofophique 

trement  ?  Ce  feroit  une  élégance  déplacée*  ^ 
que  d'y  rechercher  les  grâces  de  la  diâion^ 
qu'on  ne  pardonne  pas  même  aux  Monarques. 
II  y  a  plus  de  force,  de  majefté,  dans  le  ftyle 
fimple ,  inégal ,  négligé  ,  hardi ,  métaphorique 
de  l'Ecriture  ,  que  dans  les  périodes  caden- 
cées des  Ecrivains  les  plus  polis. 

L'Ecriture  ,  en  fecouant  le  joug  de  l'art 
manqueroit  -  elle  donc  d'éloquence  ?  Ah  !  Si 
l'éloquence  confifte  à  être  vivement  ému  ,  à 
animer  tout ,  à  faire  de  tout  ce  qui  fe  préfente 
un  objet  de  comparaifon  rapide  &  de  méta- 
phore ,  &  à  faire  pafTer  dans  ceux  qui  nous 
écoutent  une  partie  de  notre  enthoufiafme,  où 
en  trouvera-t-on  davantage  que  dans  nos  li- 
vres facrés  ?  Les  préceptes  d'une  faine  morale 
peuvent-ils  être  inculqués  d'une  manière  plus 
preffante  &  plus  perfuafive ,  que  dans  le  Deu- 
teronome  ?  Les  Pfeaumes  n'efFacent-ils  pas  en 
beautés  &  en  vrai  fublime ,  tout  ce  qu'on  peut 
nous  offrir  ailleurs  en  genre  de  prières,  de 
confeffions  de  péchés ,  d'adions  de  grâces ,  de 
vœux  folemnels  ,  de  cantiques  de  louange  ?  où 
voit-on  une  plus  riche  coîleâ:ion  de  fentences^ 
que  dans  l'Eccléfiafte  ?  Où  la  fageffe  parle- 
t-elle  avec  plus  de  dignité ,  que  dans  les  Pro- 
verbes >  S'agit-il  de  confondre  l'impiété  &  d'at- 
terrer le  vice  ,  qui  le  fit  jamais  d'un  ton  plus 


àc  la  Religion.  243 

tîiajeftueux   &   dans  des   termes  plus  pathéti- 
ques,  que  les  Prophètes?  S'agit  -  il  d^énoncer 
les  oracles  du  Très-Haut ,  de  faire  gronder  le 
tonnerre  fur  la  tête  des  Rois  coupables,  d'en- 
tr'ouvrir  les  abymes  fous  les  pieds  des  fujets 
rebelles?  Où  prendra- t-on  des  couleurs  au(ïî 
vives  ,  que  dans  leurs  écrits  ?  Ont-ils  à  dévoi*- 
1er  ,  fous  un  jour  plus  touchant ,  les  richefTes 
de  la  miféricorde  divine  ,  à  développer  les  rou- 
tes de  la  providence ,  à  étaler  la  magnificence 
de  fes  bienfaits?  Tous  ces  difFérens   tableaux, 
par  les  mouvemens  qu'ils  font  naître  dans  nous, 
ne  nous  élevent-ils  pas  Tame ,  ne  nous  font-ils 
pas  éprouver  un  feu  qui  la  pénètre ,  une  fen- 
fibilité  qui  l'attendrit  ?  Y  a*t-il  rien  qui  appro- 
che ,   dans  ce  genre ,   de    leur  ftyle  ?    Quelle 
gravité ,   quel  feu ,    quelle   véhémence  î   Mais 
aufïî  quelle  douceur  ,  quelle  tendreffe  ,  quelle 
onftion  !  Belle  de  fes  propres  attraits ,  &  pi- 
quante dans  fa  naïve  {implicite  ,  l'Ecriture  re-* 
jette  au  loin  ces  faux  ornemens  dont  les  corn- 
pofîtions  de  l'éloquence  humaine  font  ordinal^ 
rement   parées.    Son   ftyle   a  toute  la  variété 
qu'on  y  peut  défirer.  Tantôt  majeftueux  &  af* 
forti  à  la  grandeur  de  l'Être  fuprême  qu'on  y 
fait    parler  ;    tantôt  fimple    &    fe     modelant 
fur    le  caraél:ere  de  ceux  qui  ,    à  la  vue  de 
î'nnmenfe  étendue  qui  les  fépare  de  lui,   n© 


244  U'ijloirc  Fhîlofophïquc 

croient  pouvoir  lui  rendre  hommage  qu^eri 
s'anéantifTant  à  leurs  propres  yeux  \  toujours  fi 
bien  approprié  à  la  nature  du  fujet,  qu'il  règne 
une  noble  fimpliciré  dans  les  narrations  Hifto- 
riques,  un  feu  &  une  fublimité  extraordinaire 
dans  les  Prophéties,  un  air  d'autorité  &  de  dig- 
nité dans  tout  ce  qui  concerne  la  doÛrine. 

Le  refpeél  dans  lequel  nous  avons  été  nour- 
ris pour  Tcloquence  des  Grecs  &  des  Latins, 
nous  a  précipités  dans  de  faux  jugemens  fur  le 
ilyle  de  l'Ecriture  Sainte.  Il  faut  convenir  que 
l'éloquence  des  Ecrivains  facrés  eft  d'un  genre 
bien  différent  du  leur.  Les  Prophètes  font  élo- 
quens  par  la  force  des  termes  ,  par  l'heureufe 
vivacité  de  rimpreffion,  par  la  grandeur  ou 
par  la  naïveté  des  images.  Mais  Démofthene 
&  Cicéron  raifonnent  éloquemment.  Cette  dif- 
férence  feule  interdit  toute  comparai fon  du  côté 
des  Orateurs.  Où  le  parallèle  peut  avoir  lieu,, 
&  même  d'une  manière  favorable  ^  c'eft  entre 
la  Poéfie  profane  des  Grecs  &  des  Romains, 
&L  la  Poéiîe  facrée  des  Cantiques  de  l'Ecriture  • 
entre  les  Odes  de  Findare  &  d'Horace,  &  le 
Recueil  des  Pfeaumes. 

Ce  que  .l'on  comprend  fous  le  nom  de  Poé- 
fie dans  l'Ecriture  :  ce  font  les  livres  de  Job, 
que  la  fublimité  des  penfées  &  la  majefîé  dir 
flyle  ont  fait  attribuer  par  quelquss-uns  à  Moy  - 


^àz  la  Religion,  14  ç 

fe  :  les  Cantiques   de  cet  Hiflorien  où  ,  dans 
la  Poéfie  la  plus  divine ,  il  fort  quelquefois  de 
lui-même  pour  faire  parler  Dieu  :  ceux  de  dif- 
férentes perfonnes  qui  ornent  les  livres  hiilo- 
riques  ;  les    écrits  des  Prophètes  où  l'infpira- 
tion  ie  peint  dans  la  fplendeur  &  dans  la  ma- 
gnificence des   exprefîions  :  la  précieufe   col- 
leâion  des  1^0  Pfeaumes ,  auxquels  toute  l'An- 
tiquité n'a  rien  à  oppofer  :  les  deux  livres  de 
Salomon  ,  &  fon   Cantique  des  Cantiques ,  où 
il  règne  une  Poélie  dramatique,  confacrée  par 
l'Auteur  plutôt   à  exprimer   les  fentimens   des 
divers   perfonnages   qu'on  y   fait  parler ,   qu'à 
repréfenter  une  adion  connue  dans  les  Pièces 
de  théâtre  (  ce  genre  de  Poéfie,  qui  ne  con- 
fifle  qu'en  imitation ,  &  ne  tend  qu'à  divertir 
en  remuant  les  paflîons,  étoit  inconnu  aux  Hé- 
breux, 6c  Platon  l'avcit  banni  de  la  Républi- 
que ):  plufieurs  endroits  dans  les  livres  hiflo- 
riques,  dont  le  flyle  tik.  poétique,  comme  les 
bénédidîons  de  Jacob  à   la  fin  de  la  Genefe^ 
celle  de  Moyfe  à  la  fin  du  Deuteronome  ,  & 
la  Prophétie  de  Balaam  ,  très-conforme ,  pour 
le  tour  ,  au  flyîe  de  Job. 

Même  injurtice  pour  la  méthode  que  pour 
le  flyle,  dans  les  détradeurs  des  Livres  divins. 
Celle  que  nous  avons  adoptée  n'ell:  pas  certai- 
nement celle  de  Moyfe  &  des  Prophètes.   Ls 

Q  3 


t^S  HiJIoire  Phllofophiqut 

goût  des  Grecs  &  à^s  Latins  a  paffé  jufqu'i 
nous.  11  nous  afTujettit  ,  en  écrivant  ,  à  un 
certain  ordre,  fuivant  lequel  nous  arrangeons 
ijos  réflexions  fous  certains  chefs.  Cette  ma- 
nière d'écrire  contrainte  &  gênée,  n'a  jamais 
fynipathifé  avec  le  goût  des  Orientaux.  Leur 
flyle  hardi ,  figuré  ,  métaphorique  ne  com- 
porte point  le  flyle  compafTé  de  nos  ouvrages  9 
où  tout  efl  traité  félon  les  lieux  communs  de 
notre  Rhérorique,  avecexorde,  divifion  ,  &c. 
Les  entraves  ont  toujours  été  bannies  de  leurs 
écrits.  Demander  pourquoi  les  Auteurs  facrés 
n'ont  pas  fuivi  une  autre  méthode  que  celle 
de  leurs  Contemporains ,  c'eft  demander  pour- 
quoi le  St.  Efprit  n'a  pas  tranfporté  aux  Afia- 
tiques  les  qualités  d'efprit  &  le  tour  d'imagi- 
nation propres  aux  Grecs. 

Au  refle,  Pinfpiration  des  Auteurs  facrés  une 
fois  fuppofée,  il  efl  naturel  de  trouver  dans 
leurs  écrits,  des  endroits  qui  fe  reffentent  du 
feu  divin  qui  les  animoit,  &  un  fublime  qui 
ne  leur  permettoit  pas  de  s'aftreindre  aux  règles 
froides  &  languifTantes  d'une  méthode  didadi- 
que.  Les  Auteurs  profanes  n'ont  jamais  mis  un 
langage  régulier  &  des  difcours  compaffés  fé- 
lon les  préceptes  de  l'art ,  dans  la  bouche  de 
leurs  hommes  infpirés.  Tyréfias  ,  CafTandre  ^ 
les  Sybilles  ne  parlèrent  jamais  que  pour  àk^ 


de  la  Religion.  247 

de  grandes  chofes  dans  un  défordre  fublime  , 
&  avec  un  dédain  marqué  des  ornemens  arti- 
ficiels du  difcours.  Voie- on  rien  dans  Job  & 
dans  les  Pfeaumes  de  fi  emporté  &  de  (1  peu 
fuivi  en  apparence,  que  dans  Pindare  &  dan^ 
les  Chœurs  des  Tragédies  Grecques?  D'où  vient 
qu'on  critique  avec  fureur  dans  nos  faints  li- 
vres ce  qu'on  admire  avec  palîion  dans  Sopho- 
cle &  dans  Euripide  ?  Pourquoi  cet  enthou- 
fîafme  divin,  qui  quelquefois  élevé  les  Pro- 
phètes au-delTus  des  règles  ordinaires ,  ne  fe- 
roit-il  pas  une  marque  de  leur  infpiration ,  puiL 
que  c'efl  cet  enthoufiafme  que  les  grands  Ecri- 
vains d'Athènes  &  de  Rome  ont  tâché  de  con- 
trefaire, &  de  prêter  aux  perfonnages  qu'ils 
ont  feint  d'être  infpirés? 

Les  figures,  les  métaphores,  les  allégories, 
dont  abondent  les  livres  poétiques  de  l'Ecritu-» 
re ,  en  rendent  néceffairement  le  fiyle  obfcur. 
Mais  fi  de  ce  qu'il  eft  poétique  &  figuré ,  il  doit 
être  obfcur ,  combien  fon  obfcurité  n'augmen- 
te-t-elle  pas  ,  lorfque  l'Auteur  pafTe  brufque- 
ment  d'un  fujet  à  l'autre  ,  ce  qui  efl:  afTez  ordi- 
naire aux  Prophètes  !  Tandis  qu'ils  décrivent 
quelque  événement  qui  a  rapport  à  l'état  tem- 
porel des  Juifs  ,  on  les  voit  tout-à-coup  ,  ponfTts 
par  le  St.  Efprit,  s'élever,  prendre  un  vol  plus 
haut,  &  préfager  cqs  événemens  plus  illuflrcs 

Q  4 


5.48  HiJIotre  Vhîlofophtqut 

que  ceux ,  qui  d'abord  avoient  fixé  leur  atten? 
tion.  Fait-on  un  crime  aux  Poètes  des  brillans 
Epifodes  que,  dans  le  feu  de  leur  verve,  ils 
jettent  dans  leurs  compofîtions?  Ce  qui  eft  un 
effet  de  l'art  chez  Pindare  &  Horace ,  lorf» 
qu'ils  donnent  l'effor  à  leur  Mufe,  étoit  chez 
les  Prophètes  la  fage  difpenfation  de  la  Pro- 
vidence ,  attentive  à  mêler  dans  leurs  oracles 
ce  qui  regardoit  le  règne  du  Medie ,  à  ce  qui 
avoit  des  rapports  avec  l'état  temporel  à^s 
Juifs.  Dieu  vouloit ,  en  peignant  l'état  fpirituel 
de  fon  Fils  fur  la  terre ,  fous  l'image  de  l'état 
temporel  de  fon  Peuple  ,  couvrir  de  quelques 
voiles  tranfparens  la  grâce  &  la  vérité  qui  ne 
dévoient  être  parfaitement  révélées  qu'en  J.  C. 
y>  Par  ce  moyen  ,  dit  Pafcal  ,  il  a  fait  enforte 
Y)  que  les  Prophéties  qui  concernent  le  Meflîei 
»  ne  fuffent  pas  fans  preuves ,  &  que  les  Pro- 
»  phéties  particulières  ne  fuffent  pas  fans  fruit,  « 


àc  la  Religion,  249 

TROISIEME     ÉPOQUE. 

Les   Religions   Grecque  et  Romaine  , 

Ou    Von   examine  principalement   la   Philofo^ 
pkie    îfiife    aux'  p ri f es   avec  la    Religion. 


N 


O  T  R  E  premier  foin  ,  après  nous  être 
aflurés  qu'il  y  a  un  Dieu  ,  &  que  l'homme , 
le  chef-d'œuvre  de  fes  mains ,  eft  animé  d'aune 
étincelle  divine  ;  que  par  cette  lumière  il 
penfe  &  réfléchit,  qu'il  voit  &  lit  dans  le  li- 
vre du  monde  ,  comme  dans  un  exemplaire 
de  la  Divinité  ;  nous  n'avons  eu  befoin ,  lorf- 
que  nous  nous  fommes  interrogés  pour  favoir 
quelle  a  été  la  première  Religion  ,  que  des 
fimples  lumières  de  notre  raifon  ,  pour  nous 
décider  en  faveur  du  Théïfme  ,  &  pour  nous 
convaincre  que  le  Polythé'-rnie  ne  peut  en 
être  que  la  corruption.  En  examinant  ici 
quelle  a  été  la  Religion  primitive  des  Grecs 
&  des  Romains,  nous  allons  être  témoins  du 
parfait  accord  qui  fe  trouve  entre  la  raifon  & 
FHiftoire  fur  ce  fujet  important. 

Les  mythologues  hiftoriens  ,  tels  que  Bo- 
çhart,  le  Clerc,  l'Abbé  Banier  ,  tous  habiles 
4ans  le    grec  &  dans  les  langues  orientales  ^ 


2^0  TTiJloirc  Philofophîqut 

doués    d'ailleurs   d'une    critique   fine   &  judî- 
cieufe ,  &  de  plufieurs  connoiflances  marquées 
au  coin  de  l'antiquité;  lorfqu'ils  font  venus  à 
remuer  toute  cette  mafTe  de  Dieux,  donts'efl 
groflîe    de   plus    en   plus   la    mythologie    de« 
Grecs,  ont  cru  voir  dans  ces  Dieux,  les  pre- 
miers Princes  qui  ont  fondé  àes  Empires  & 
enfeigné  les  arts  les  plus  née effaires ,  accom- 
pagnés    àQs    principaux   perfonnages   qui    ont 
vécu  fous  leur  règne  ou  immédiatement  après. 
Ainfi  Ouranos  ou  Cœlus  ,  Chronos   ou   Satur- 
ne ,    Zeus  ou  Jupiter ,    font   trois  Monarques 
qui  fe  font  fuccédés  ;  &  dont  l'Hiftoire ,  vraie 
pour    le  fonds  ,    a  été    défigurée  par  des  cir- 
confîances  fabuleufes ,  provenues  en  partie  des 
événemens  apportés  chez  eux  par  les  colonies 
Egyptiennes.   Car    les  Grecs    curieux  de  tout 
temps  de  s'approprier  tout  ce  qu'ils   emprun- 
toient  des  étrangers  ,  &  amoureux  fur-tout  du 
merveilleux  ,    auront  coufu  des  épifodes  nou- 
veaux à  leur  ancienne  Hiftoire  ;  &  leurs  Poè- 
tes ,  travaillant  fur  ce  fond ,  brouillant  tous  les 
traits,  enchériflant  fur  le  merveilleux  par  quel* 
que  chofe  de  plus  merveilleux  encore ,  auront 
formé  cet  alTemblage  ridicule  qu'on  nomme  la 
mythologie  grecque  :  compofé  monflrueux  de 
fixions  &  de  chimères ,   où  l'on  trouve  quel- 
que chofe  de  fi  bas ,   de  fi  puérile ,  de  fi  ab* 


àt  la  Religion.  i^t 

fiirde  ,  qu'on  feroit  tenté  de  prendre  tout  cela 
plutôt  pour  des  imaginations  capricieufes  de 
linges  traveftis ,  que  pour  des  afTertions  férieu- 
fes  ,  pofitives  &  dogmatiques  d'hommes  qui 
s'honorent  du  beau  titre  d'êtres  raifonnables. 

Il  n'efl  pas  d'abord  aifé  d'imaginer  par 
quelle  progrefîion  de  faufTes  idées  ,  les  Grecs 
font  parvenus  à  cet  étrange  renverfement  de  la 
raifon  ,  d'adorer  des  hommes  pour  toute  Di- 
vinité ;  &  tant  que  nous  ne  ferons  point  ap- 
paifés  par  les  mythologues  hiftoriens  fur  cette 
difficulté,  ils  nous  permettront  de  penfer  qu'ils 
n'ont  pas  trouvé  la  vraie  clef  de  la  mytho- 
logie. Et  puis  ,  cet  Empire  des  Titans  ,  de 
ces  Rois  devenus  Dieux  ,  qu'on  place  dans  la 
Theffalie ,  à  400  lieues  des  plaines  de  Sennaar , 
dans  un  temps  où  il  n'y  avoit  point  encore 
de  villes  (  car  naturellement  les  premiers  Em- 
pires ont  du  commencer  dans  l'Afie  plutôt 
que  dans  l'Europe  )  ;  cet  Empire  formé  dans 
des  déferts,  qui  difparoît  tout-à-coup  par  une 
forte  d'enchantement  ,  fans  laiffer  après  foi 
nulle  trace  vifible  ;  cet  Empire ,  dont  la  chute 
n^a  pas  même  retenti  dans  les  Hifloires ,  com- 
ment a-t-il  pu  fournir  aux  Grecs  ,  certaine- 
ment poftérieurs  aux  Affyriens  &  Egyptiens, 
dans  leurs  Rois ,  des  Dieux  que  ces  mêmes 
Grecs  auront  pris  pour  leurs  ancêtres?  Eft-ce 


2  "5  2  HiJIoirc  Philqfophiçae 

d'ailleurs  à  ces  Rois  Titans  que  les  Grecs  doi- 
vent leur  affranchifTement  de  la  barbarie  ,    la 
culture    de  leurs   arts ,   &  leur  polireffe  ?    ne 
fait-on  pas  que  ce  bienfait  leur  ciï  venu  des 
Colonies  Egyptiennes  ,    qui  fe  font   tranfplan- 
tées  chez  eux  ;    &  ii  la  reconnoiffance  a  dû 
leur  faire  adorer  leurs  bienfaiteurs  ,  ce  n'efl  ni 
Ouranos  ou   Cœlus  ,  ni   Chronos   ou  Saturne , 
ni    Zeus   ou  Jupiter ,    qu'Us   ont   dû    prendre 
pour  leurs  Dieux  ,    mais  Inachus ,  Cécrops   & 
Cadmus.   Mais  n'imaginons  pas  que  les   Grecs 
aient    afTez   mal   penfé  de    la  Divinité  ,    pour 
croire    qu'ils   en   pouvoient   fàvorifer   de  pur^ 
liommes.   S'ils  ont  mis   au  rang  des  Dieux  le" 
Gieî ,  Saturne  &c  Jupiter,  ils  les  ont  crûs  d'une^ 
autre   nature   que  nous  ;   auiïi  les  appellent-ils 
fouvent  7^2  race  divine  des  Immortels  qui  exif-' 
tent  nécejfairement.  Homère ,  le  divin  Homère  , 
les  place  dans  le  ciel  ,   les  peint  comme  àts 
Dieux  qui  fe  mêlent  de  tout ,  qui  gouvernent 
toute  la  nature  ,    oubliant  parfaitement   qu'ils 
aient  jamais    été  des    hommes   fur  terre.    Et 
pourquoi  voudroit-on  que  les  Grecs  fuffent  de 
pire  condition  que  les  Egyptiens ,    les  Phéni- 
ciens,  les  Lybiens ,  les  Arabes,  les  Schytes, 
les  Chaîdéens ,  les  Perfes ,  les  AfTyriens  ,  les 
Cariens  ,  les  Lydiens  ,  les  Phrygiens  ,  les  Thra- 
çes ,  les  anciens  Germains  ,   les  Gaulois  \  touii 


de  la  Religion»  2^3 

Çéupîes  qu'on  fait  n'avoir  jamais  adoré  des 
hommes  ?  Les  Dieux  d'Egypte  font  defcendus 
chez  les  Grecs  des  rives  du  Nil.  Ils  ne  peu- 
vent donc  avoir  été  leurs  ancêtres  ni  leurs 
Princes.  S'ils  eufTent  été  des  hommes  ,  il  fau- 
<iroit  en  conféquence  avouer  les  aventures 
qu'on  met  fur  leur  compte  ;  6c  croire  que 
Coclus  étouffoit  fes  enfans ,  que  Saturne  avaloic 
•les  fiens  &  mutila  fon  père  ,  que  Jupiter  a 
détrôné  fon  père  &  rempli  l'Univers  des  fruits 
de  fes  débauches.  De  pareils  Dieux  ,  à  votre 
avis ,  culTent-ils  été  bien  dignes  de  l'apothéo- 
fe  ?  Si  pourtant  les  Grecs  les  ont  adorés ,  c''eft 
qu'ils  les  ont  trouvés  en  pofTefîion  àts  hon- 
neurs divins  ;  &  fi  le  ciel  eft  devenu  le  fé- 
jour  des  crimes  plutôt  que  le  temple  de  b. 
vertu  ,  il  faut  s'en  prendre  aux  Allégories^ 
dont  le  vrai  fens  oublié  par  laps  de  temps 
n'a  laifTé  voir  à  fa  place  que  des  crimes  & 
des  pallions  honteufes ,  divinifés  dans  la  fuite 
par  la  corruption  des  hommes. 

Selon  Hérodote  ,  les  Pélafges  dont  les  Grecs 
font  iflus,  adoroient  des  Divinités  dont  ils  ne 
favoient  pas  les  noms ,  &  qu'ils  ne  diflinguoient 
point  entr'eux;  mais,  félon  la  vérité,  tous  ces 
Dieux  fe  fondoient  en  un  feul ,  Créateur  & 
niaitre  de  l'Univers  ,  que  l'Hiflorien  Grec  , 
iinbu  des    idées  du   Polythéïfme ,  multiplia? 


2  «54  HlJIoire  Phîlofophique 

pour  accommoder  ce  fait  avec  fa  manière  de 
penfer. 

II  y  a  certainement  eu  une  révolution  dans 
la  religion  des  Grecs ,  &  la  Théogonie  d'Hé- 
fiode,  dont  il  n'a  pas  eu  lui-même  la  vraie 
intelligence ,  en  eft  une  preuve  pour  quicon- 
que fait  chercher  la  vérité  dans  l'erreur.  Le 
règne  du  Ciel  a  précédé  celui  de  Saturne,  an- 
térieur à  celui  de  Jupiter.  Comment  prouve- 
ra-t-on  que  l'Idolâtrie  ait  commencé  avant  le 
règne  du  dernier  ?  Héfiode  qui  nous  peint  d'un 
côté  Cœlus  &  Saturne  comme  des  Dieux,  qui 
ne  vouloient  point  partager  l'empire  avec  les 
Tirans ,  &  qui  retenoient  dans  une  obfcurité 
profonde  ou  qui  dévoroient  leurs  propres  en- 
fans ,  par  la  crainte  d'en  être  détrônés,  &  qui 
de  l'autre  nous  repréfente  Jupiter,  accordant 
des  honneurs  &  des  prérogatives  à  tous  ceux 
qui  l'avoient  aidé  à  vaincre  &  à  chaffer  les 
Titans,  paroit  nous  indiquer  affez  clairement, 
que,  fous  les  deux  premiers  règnes  un  feul 
Dieu  a  été  reconnu  &  adoré  dans  la  Grèce , 
&  que  le  Poîythéïfme  n'y  a  été  parfaitement 
établi  que  fous  celui  de  Jupiter.  Suivant  cette 
idée ,  ces  trois  règnes  marquent  trois  Epoques 
ou  trois  états  difFérens  de  la  religion  Grec- 
que. Le  fyftéme  de  ces  trois  Epoques  de  la 
religion  Grecque,  entrevu  par  Mr.  de  la  Barre 


àc  la  Reiigion,  l^tj 

de  PAcadémîe  àes  Infcriptions  ou  Belles-Lettres 
a  pris  un   arrangement  plus   vraifemblable   & 
plus  fatisfaifant  pour  la  raifon,  entre  les  mains 
de   Mr.    l'Abbé  Bergier   dans   Ton  origine  des 
Dieux  du  Paganifme, 

Le  premier  de  ces  deux  favans  prétend  que, 
fous  le  règne  de  Cœlus ,  les  Grecs ,  encore 
grôfTiers  ,  adoroient  plufieurs  Dieux ,  par  la  rai- 
fon que  le  Théïfme  fuppofe  une  intelligence 
plus  éclairée  que  n'étoit  alors  celle  de  ce  peu- 
ple ;  qu'ils  adorèrent  enfuite ,  fous  le  règne  de 
Saturne ,  les  différentes  parties  de  la  nature 
ou  les  Intelligences  qui  y  préfidoient ,  &  à  la 
tête  defquels  ils  placèrent  Saturne  (  ce  Saturne 
qu'ils  ne  dévoient  pas  connoître ,  n'étant  pas 
encore  Aftronomes  )  ^  qu'ils  reçurent  enfin  des 
Egyptiens  venus  dans  la  Grèce ,  le  culte  de 
Jupiter  &  des  autres  Dieux ,  dont  ils  changè- 
rent les  noms ,  la*  généalogie  ,  les  fondions , 
en  les  ajuflant  à  leurs  vieilles  traditions.  Ce 
fyflême  qui  paroît  vrai  pour  le  fond ,  donne 
prife  dans  le  détail  à  des  objedions  d'autant 
plus  difficiles  à  réfoudre,  qu'elles  fe  préfentenr 
plus  naturellement  à  l'efprit. 

L'Auteur  de  P origine  des  Dieux  du  Paganif- 
me paroit  plus  fondé  à  croire  que  d'abord  on 
adora  dans  la  Grèce,  fous  le  nom  de  Cœlus, 
î'Ètre  Célefte,  l'Être  fupérieur,  enfin  le  Dieu 


1^6  Hijioirc  Philofophïqué 

fuprême  \  qu'il  le  fut  cxclufivement  à  tout  au- 
tre Dieu  ,  ne  voulant  partager  avec  aucun  der 
fes  enfans  l'empire  de  l'Univers  :  ce  qui  a 
fait  dire  à  Héfiode ,  qu'il  les  tenoit  cachés  dans 
les  entrailles  de  leur  mère,  parce  qu'on  ren- 
doit  à  lui  feul  les  honneurs  divins. 

Dans  la  féconde  Epoque  ,  qui  eft  le  règne 
de  Saturne  &  des  Titans,  la  religion  fe  char- 
gea d'une  foule  d'Intelligences  que  l'efprit 
imagina,  parce  que  dans  l'étude  qu'il  fit  de 
la  Nature ,  il  fe  trouva  comme  accablé  du 
méchànifme  admirable  de  tant  de  parties,  qut 
lui  parurent  mériter  qu'on  en  donnât  la  di- 
reèlion  à  des  Génies  particuliers ,  fous  la  pro- 
vidence du  grand  Être.  Toute  la  nature  fut 
donc  comme  animée  par  ces  divers  Génies  y 
que  l'imagination  répandit  avec  prodigalité 
dans  toutes  les  parties  de  l'Univers.  Delà  les 
Démons  ou  Génies ,  les  nymphes  bienfaifantes 
ou  Mélies ,  qui  prirent  naifiance  fous  Saturne* 
Gn  les  appella  du  nom  général  de  Titans^  ou 
Êtres  fupérieurs.  Ce  n'efl  point  encore  là  le 
Polythéïfme.  Chronos  éroit  toujours  l'unique 
Divinité.  Mais  l'idée  n'enétoit  plus  aufli  jufïe  que 
fous  le  règne  précédent^  parce  qu'elle  étoit  plus 
reilreinte  &  plus  bornée.  On  n'étoit  pas  éloigné 
d'humanifer  la  Divinité ,  &  de  la  regarder  com- 
me furchargée  du  gouvernement  de  l'Univers. 

Avec 


de  la  Religion^  1-^7 

Avec  les  Arts  &  lesfciences  qui  naquirent 
au  milieu  des  progrès  de  refpric  humain ,  on 
vit   naître   de    nouvelles  Intelligences  pour  y 
'préfider,  léfquelles  groflirent  le  cortège  de  Ju^ 
piter ,  qui  dans  la.  troifieme  Epoque  fut  regardé 
comme   le   père  des    Dieux    &  des   hommes» 
Alors    on    voyoit    fe   former   dans    les   divers 
cantons   de   la    Grèce ,  qui    commençoit  à  fe 
policer,    une    forte    de    fubordination   qui   en 
lioit  fortement  toutes  les  parties.  C'eft  diaprés 
elle  qu^on  en  imagina  une  femblable  entre  leâ 
Dieux»  Zeus  ou  Jupiter  fut  placé  à  la  tête  de 
cette  RépuBlique,  ou  plutôt  de  cette  Monar- 
chie célefte.  Saturne,    &  les   Titans,  fes  an- 
ciens Minières,  difparùrent,   ou  furent  beau^ 
coup  moins  honorés;  la  nouvelle  Cour  de  Ju- 
pitec  éclipfa  tout.   C'efl  en  ce  fens  qu'Héfiode 
a -dit  que   Jupiter   avoit   précipité   Saturne  & 
les  Titans  dans  les  ténel^res  du  Tartàre  ;  qu'il 
avoit  donné  des  privilèges  &  diflribué  des  hon^ 
neurs  à  tous  ceux   qui  iWoient  aidé  dans  là 
guerre  qu'il  eut  à  foutenii*  contre  eux.   Placée 
au  rang  4es  Dieux  Immortels  par  Jupiter,  \U 
partagèrent  avec  lui  les    îianneurs  divins.    Le 
Culte  public    prit   alors   un   éclat  qu'il  n^âvoit 
point  encore  eu  ^  &c c'eft  en   fe  polifTant,  & 
en  s'éclairant  de  plus  en  plus   dans:    les   Arts 
&  les  Sciences,  que  les  Grecs  augmenterens 


2  «5 8  Hïjlom  Philofophiqut 

là  pompe  de  leurs  cérémonies  dans  un  culte 
qui  fuppofoit  les  plus  grands  égaremens  de  la 
raifbn  humaine.  C'eft  alors  que  commencèrent 
à  figurer  Apollon  &  les  Mufes  ,  le  Dieu  Mars 
&  la  Déefle  Pallas ,  Mercure  le  Père  de  Té- 
Ipquence ,  &  le  Dieu  du  commerce ,  Venus , 
l'Amour  &  les  Grâces. 

La  divinité  ayant  été  ainfi  dégradée  &  avi- 
lie, on  la  fit  defcendre  jufqu'aux  hommes,  ce 
qui  forme  la  4"^^-  Époque  dont  Héfiode  fait 
mention.  Les  Héros  en  Grèce  furent  honorés 
de  î'Apothéofe.  On  leur  donna  le  nom  de  de- 
mi-DieuXf  Des  demi-Dieux  jufqu'aux  Dieux, 
il  n'y  avoit  d'autre  différence  que  du  plus  au 
moins^  Les  Dieux  des  Grecs  n'étoient  que  des 
hommes,  auxquels  il  fut  facile  de  donner  des 
fens  plus  parfaits  que  les  nôtres ,  à^s  corps 
plus  agiles ,  plus  forts  &  plus  grands  ;  &  com- 
me ce  qui  difîinguoit  les  Dieux  d'avec  les 
hommes  ,  n'étoit  qu'une  augmentation  de 
niafle,  de  force  &  de  vîtefTe  du  corps,  &  du 
côté  de  l'efprit  ujie  intelligence  plus  éten- 
due,  un  fens  pour  lire -dans  la  penfée,  un  fens 
pour  prévoir  l'avenir ,  une  force  &  une  fé- 
condité d'adion  à  laquelle  il  étoit  aifé  de  fein- 
dre que  rien  ne  réfifte  ^  une  nature  exempte 
de  la  mort;  ils  n'étoient,  dans  la  vérité ,_  pour 
les  Grecs,  que  des  hommes  plus  parfaits  que 


de  la  Religion.  2,59, 

nous,  que  des  hommes  exagérés.  Du  moment 
qu'ils  étoient,  à  cela  prés,  des  hommes  com- 
me nous ,  il  n'eût  pas  été  raifonnable  de  leur 
ôter  la  fource  de  nos  pîaifirs  les  plus  vifs.  Les 
Dieux  furent  donc  expofés  aux  traits  de  l'a- 
moun  Non-feulement  ils  épouferent  des  Déef- 
fes ,  defqu^lles  ils  eurent  des  enfans  qui  peu- 
plèrent rOlympe  ,  mais  il?  ne  dédaignèrent 
pas  de  brûler  pour  de  (impies  mortelles;  &  les 
DéefTes  à  leur  tour  abandonnèrent  la  gloire  de 
l'Olympe  pour  venir  mendier  les  faveurs  des 
hommes»  Ne  croyant  point  sWilir  par  ce 
commerce  ,  les  plus  farouches  fuccomberent 
à  cette  foibleffe ,  témoins  les  entretiens  noc- 
turnes de  Diane  avec  Endymion.  Ces  idées 
étant  autorifées  par  la  pratique  introduite  dans 
l'Orient  pour  favorifer  la  débauche  des  Prê* 
très  &  des  PrêtrefTes ,  on  ne  parloir  que  de 
Dieux  &  de  DéefTes ,  les  uns  fenfibles  aux 
charmes  de  quelques  beautés  mortelles ,  &  les 
autres  aux  belles  qualités  des  Princes  ou  des 
Héros.  Quelques-uns  des  enfans  qui  naquirent 
de  ce  commerce  myflérieux  ,  s'étant  rendus 
illudtes,  on  en  fit  des  hommes  d'une  efpece 
fupérieure,  &  bientôt  après  les  grands  hom-- 
mes  eurent  honte  de  n'avoir  qu'une  origine 
ordinaire;  ils  voulurent  fortir  des  Dieux,  L'im- 
pofture   eut  beau  jeu  dans   ces  temps  fimples 

R  2 


i6o  Hijloirc  P hilofophtquc 

&  grofliers  où  la  Grèce  étoit  encore  barbare. 
Ces  temps  furent  appelles  fabuleux  ou  héroï- 
ques^ fabuleux,  à  caufe  des  fables  donc  les 
hiftoires  de  ces  temps  font  enveloppées;  hé- 
roïques, à  caufe  de  ceux  que  les  Foëtes  ont 
appelle  les  enfans  des  Dieux.  Dans  ces  temps 
voifms  de  la  prife  de  Troye ,  paroiffent  tous 
les  Héros  de  la  Toifon  d'Or,  Jafon ,  Hercule, 
Orphée,  Caftor  &  Pollux;  &  lors  du  fiege  de 
cette  ville  tant  célébrée  par  les  deux  plus 
grands  Poëtes  de  la  Grèce  &  de  l'Italie ,  on 
voit  les  Achille ,  les  Agamemnon  ,  les  Mene- 
las,  les  Ulyffe,  Hedor,  Sarpedon  fils  de  Jur- 
piter,  Enée  fils  de  Vénus,  que  les  Romains 
reconnoiffent  pour  leur  fondateur  ;  &  tant  d'au- 
tres, dont  des  familles  illuftres  &  des  Nations 
entières  ont  fait  gloire  de  defcendre. 

La  chofe  ne  fut  plus  fi  facile  dans  la  fuite. 
Pour  jouer  de  pareilles  fcenes ,  il  faut  que  le 
théâtre  foit  chez  des  peuples  barbares.  Or  les 
Grecs  ne  l'étoient  plus  du  temps  d'Alexandre. 
Il  tenta  vainement  d'être  le  fils  de  Jupiter  ;  il 
eut  beau  vouloir  brouiller  fa  mère  Olympias 
avec  Junon  en  la  faifant  palTer  pour  rivale  de 
cette  Déeffe  ,  il  ne  fut  jamais  regardé  que 
comme  le  fils  de  Philippe.  Cependant  l'hif- 
toire  des  temps  héroïques ,  hifloire  où  le  vrai 
étoit  mêlé  avec  le  faux,  fe  conferva  très-re- 


ât  la  Religion,  i6i 

ligieufement ,  tant  parce  que  les  Grecs  étoient 
attachés  à  leurs  Héros  encore  plus  étroitement 
qu'à  leurs  Dieux ,  que  parce  qu'ils  étoient  in- 
fatués d'une  antiquité  fabuleufe  &  de  leur 
origine  qu'ils  rapportoient  à  ces  hommes  il- 
luftres  ;  fans  compter  l'intérêt  de  plufieurs  vil- 
les ,  qui  avoient  établi  fur  ces  fauffes  tradi- 
tions des  privilèges  &  des  honneurs  dont  elles 
étoient  jaloufes  à  l'excès,  &  celui  des  princi- 
pales familles,  qui  dévoient  à  ce  même  pré- 
jugé leur  luflre  &  leur  prééminence.  Indépen- 
damment de  la  beauté  de.  la  poéde  qui  ren- 
doit  Homère  fi  recommandable  aux  Grecs,  il 
leur  étoit  encore  cher  par  les  traditions  do- 
minantes qu'il  avoit  recueillies  en  parcourant 
la  Grèce,  &  qui  renfermoient  ce  que  l'on  ra- 
contoit  de  l'origine  de  chaque  ville  en  parti- 
culier, &c  ce  que  l'on  difoit  des  Dieux  &  des 
Héros.  Tout  le  merveilleux  de  ces  traditions 
reçut  le  fceau  de  l'authenticité,  des  traits  dont 
les  embellit  la  vraifemblance   poétique. 

C'efl:  ainfi  que  la  Religion  Grecque ,  trés- 
fimple  &  très-pure  dans  fes  commencemens^ 
dégénéra  peu-à-peu  en  fuperftition,  &  même 
en  libertinage.  En  effet,  les  Grecs  excelloient 
dans  la  peinture  ,  la  fculpture ,  la  mufique  & 
la  poéfie.  Il  eft  incroyable  à  quel  point  de 
diifolution   les    avoit  menés  la   perfection  de 

R3 


2,62  Hljloïrc  Phïlofophiquc 

tous  ces  arts  nés  pour  le  plaifir  àts  fens. 
Comme  toute  leur  fagefle  s'appliquoit  à  ce  qui 
peut  perfedionner  le  corps,  on  comptoit  pour 
rien  la  pudeur  dans  les  exercices  du  gymnaf- 
tique.  Les  jeunes  gens  y  paroifToient  nuds  en 
public,  &  à  Lacédëmone,  les  filles  mêmes 
s'extrçoient  ainii  ,  n'étant  couvertes  que  de 
l'honnêteté  publique.  On  expofoit  des  ftatues 
&  des  peintures  repréfentant  toutes  fortes  de 
nudités ,  même  les  plus  infâmes  :  les  fculpteurs 
qui  travailloient  fur  le  naturel,  en  rendoient 
le  fpeâacle  d'autant  plus  dangereux ,  qu'ils  of- 
froient  aux  fens  dépravés  des  Grecs ,  ces  belles 
proportions  qu'on  voit  encore  dans  leurs  fta- 
tues ,  &  qui  fervent  de  modèle  à  l'art. 

Sous  Numa  les  Romains  n'eurent  aucun  ob- 
jet matériel  de  culte  ,  point  de  fmiulacres , 
point  de  ftatues*,  bientôt  ils  en  élevèrent  aux 
Dieux  majorum  gcntium ,  que  les  Grecs  leur 
avoient  fait  connoître.  Aux  fables  qu'ils  avoient 
reçues  des  Grecs,  ils  entremêlèrent  celles  qu'ils 
avoient  empruntées  des  Latins  &  des  Etruf- 
ques  ;  fans  compter  l'amas  énorme  des  fuperf- 
titions  Egyptiennes ,  dont  ils  chargèrent  la 
fimplicité  de  leur  culte  primitif  Non  contens 
d'avoir  étendu  avec  leur  Empire  le  culte  de 
leurs  Dieux ,  ils  adoptèrent  encore  par  politi- 
que ceux  des  peuples  vaincus ,   en  accordons 


de  la  Religion,  26^ 

aux  uns  &  aux  autres  le  droit  de  cité.  Par-là 
le  Paganifme  ne  fut  plus  dans  le  monde  connu 
qu'une  feule  &  même  Religion. 

Les  Dieux  d'Athènes  &  de  Rome  ont  été 
les  Dieux  de  nos  pères.  Bannis  des  Temples  & 
des  Autels  que  la  fuperflition  leur  avoir  éri- 
gés, ils  régnent  encore  fur  nos  Théâtres  :  la 
Poéfie ,  la  Peinture  &  la  Sculpture  les  repro- 
duifent  à  l'imagination ,  à  qui  elles  rendent 
ce  qu'elle  leur  avoir  prêté.  Mais  où  les  Grecs 
les  avoient-ils  pris ,  pour  en  donner  la  con- 
noiffance  aux  Romains  ?  Par- tout  où  ces  der- 
niers portoient  leurs  armes  viélorieufes  ,  ils 
rencontroient  leurs  Divinités.  Elles  étoientdef- 
cendues  des  rivages  du  Nil ,  de  cette  Egypte 
fameufc  par  fes  Hiéroglyphes ,  &  Fancien  (iege 
de  toutes  les  fuperftitions.  Les  Phéniciens ,  ces 
hardis  navigateurs  de  l'Antiquité  ,  puiferent 
dans  cette  fource  impure  le  poifon  de  Pidolâ- 
trie  ,  dont  ils  abreuvèrent  les  nations  chez  qui 
leurs  courfes  maritimes  les  conduifoient. 

La  Rehgion  chez  les  Grecs  tenoit  plus  à  la 
fuperftition  qu'à  la  politique  *,  à  la  différence 
de  celle  des  Romains  qui  étoit  plus  politique 
que  fuperftitieufe.  Ceux-ci  par  conféquent,  qui 
regardoient  principalement  la  Religion  comme 
un  moyen  propre  à  conduire  la  popukce  ^ 
s'embarrafToient  peu  qu'elle  fe   livrât  à  la  fa- 

R4 


2.64  HiJIoirc  F hilofophiqiie 

perftition  la  plus  groffiere,  pourvu  que  l'or- 
dre public  ne  courût  aucun  rifque  dVtre  dé- 
rangé ni  troublé.  Ceux-là  ,  plus  religieux  , 
avoieht  plus  en  vue  le  culte  qu'ils  rendoient 
à  leurs  Dieux,  que  l'avantage  public  qui  en 
réfultoit  pour  le  maintien  de  l'harmonie  de 
PEtat.  Au  refte  ,  la  preuve  que  la  Religion 
chez  les  Romains  ëtoit  fubordonnée  à  la  po- 
litique ,  c'eft  la  liberté  que  leurs  Grands  Hom- 
mes ,  revêtus  des  premières  Magiftratures ,  fe 
font  donnée  impunément  de  l'attaquer  dans 
à^s  ouvrages  publics  fous  leur  nom  ,  &  fans 
que  la  confidération  &  l'eftime  où  ils  étoient 
en  aient  reçu  aucune  atteinte, 

La  Religion  des  Grecs  &  des  Romains , 
une  fois  infeftée  des  fables  de  la  Mythologie, 
fut  dès-lors  bien  différente  de  ce  qu'elle  avoit 
été  dans  la  fimplicité  de  la  nature.  Plus  les 
hommes  font  près  de  leur  état  primitif  fur  la 
terre  ,  plus  ils  font  éloignés  de  la  corruption 
qui  gâte  par  degrés  la  Religion.  AufTi  voyons-' 
nous,  en  remontant  dans  l'Antiquiré,  que  les 
Celtes ,  les  Gaulois ,  les  Germains ,  les  Chal- 
déens ,  les  Indiens ,  les  Perfes ,  les  Egyptiens  , 
les  Grecs ,  les  Romains  étoient  de  vrais  Théïf- 
tes.  Tandis  que  les  préjugés,  fruits  de  l'igno- 
rance ,  &  les  pallions  ,  enfans  impétueux  de 
îios  fçns,  firent  tomber  les  peuples  dans    l'i- 


âc  la  RcVgîon.  %6^ 

dolâtrîe,  le  dogme  de  Texiftence  d'un  Être 
Suprême  fe  conierva  dans  le  Collège  des  Prê- 
tres qui  cultivèrent  leur  raifon ,  &  chez  qui 
la  lumière  ne  s'éteignit  pas  :  l'Unité  de  Dieu 
ctoit  un  Dogme  qu'on  cachoit  au  peuple  ^  & 
que  l'on  découvroit  aux  Initiés  dans  les  grands, 
Myfteres. 

Les  feuls  Fhilofophes  dans  les  premiers  temps 
ëtoient  les  Théologiens  &  les  Prêtres  ;  ils  fu-r 
rent  les  premiers  Savans  des  nations.  Aufli  tou- 
tes les  Religions  ne  font  -  elles  qu'un  alliage 
plus  ou  moins  heureux  de  la  Philofophie 
avec  quelques  préjugés  nationaux.  Nous  fom- 
mes  donc  obligés  ,  pour  en  prendre  l'efprit , 
d'examiner  de  près  la  dodrine  des  plus  célè- 
bres Philofophes  de  l'Antiquité.  Pythagore  , 
qui  le  premier  chez  les  Grecs  prit  le  nom  de 
Philofophc  ,  étoit  un  Difciple  enthoufiafte  des 
Prêtres  de  l'Egypte  ,  de  la  Chaldée  &  des  In- 
des, parlant  comme  eux  par  Tymboles.  Ce  fut 
dans  la  même  fource  que  Platon,  ce  Philofo- 
phe  plein  d'imagination  ,  d'enthoufiafme  & 
d'éloquence,  alla  puifer  les  notions  théologi- 
ques &  myftiques  dont  fes  écrits  font  remplis. 
Ces  notions  fruôifierent  dans  l'efprit  exalté  de 
cet  homme  furnommé  h  Divin  ;  elles  contri- 
buèrent à  faire  éclore  cette  Philofophie  roma- 
cefque  &  poétique  ,  qui  féduifit  hs  Grecs,  & 


i66  HiJIolrc  Philofophique 

qui ,  dans  la  perfonne  des  Eclediques ,  caufa 
tant  de  ravages  dans  la  Cité  Sainte.  On  y  vit 
pulluler  je  ne  fais  combien  d'héréfies  ,  qui 
étoient  autant  de  branches  de  la  dodlrine  abf- 
fraite  dont  furent  infedés  les  efprits ,  qui  fré- 
quentèrent les  Ecoles  des  Platoniciens  mo- 
dernes, f 

Les  Philofophes  en  général ,  principalement 
tes  Grecs ,  avoient  des  principes  métaphyfi- 
ques  qui  les  éloignoient  de  la  Religion ,  de 
laquelle  ils  fe  fentoient  forcés  néanmoins  de 
fe  rapprocher  par  l'idée  dominante  d'un  prin- 
cipe intelligent ,  l'ame  du  monde ,  préfent  ^ 
tout,  animant  &  gouvernant  tout  félon  des 
loix  immuables.  Quelque  traverfée  qu'elle  fût 
d'ailleurs  par  ces  principes  abflraits  qui  avoient 
cours  dans  leurs  écoles  ,  ils  y  revenoient  fans 
ceflTe.  Ainfi  ils  avoient  deux  Théologies ,  l'une 
éfotérique,  &  l'autre  exotérique.  La  première 
confiftoit  à  n'admettre  d'autre  Dieu  que  l'Uni- 
vers ,  d'autres  principes  des  êtres  que  la  ma- 
tière &  le  mouvement.  Elle  étoit  enfeignée 
fecrettement  &  tranfmife  verbalement  à  un 
petit  nombre  d'Auditeurs  difcrets  &  choifis. 
La  féconde  accommodée  aux  préjugés  popu- 
laires ,  c'eft-à-dire ,  à  la  Religion  établie ,  fe 
montroit  dans  les  Ecrits  &  dans  les  Difcours 
publics.  Elle  étoit,  pour  ainfi.dire,^  plus  péné- 


de  la  Religion,  id'j 

«rante  &  plus   enracinée  dans  leur  efprit  que 
la  première.  ' 

Il  y  avoit  chez  les  Philofophes  comme  un 
fiux  &  reflux  d'opinions  diverfes  qui  fe  dé~ 
truifoient  tour- à-tour  ;  avec  cette  différence 
pourtant ,  qu'ils  étoient  plus  invariablement  at- 
tachés à  la  dodrine  populaire  qui  les  condui- 
foit  aux  Autels  ,  qu'aux  opinions  philofophi- 
ques  où  ils  ne  trouvoient  ni  fonds  ni  rive  \  de 
forte  que  leur  efprit,  dans  fes  ofcillations  , 
fe  fentoit  entraîné  par  une  plus  grande  force 
vers  ce  qui  établiffoit  la  Religion ,  que  vers  ce 
qui  la  détruifoit. 

J'ai  cru  remarquer  ce  caraâere  dans  tous 
les  anciens  Philofophes ,  hormis  les  Epicuriens 
qui  difoient  hautement  que  tout  périt  avec  le 
corps  ,  &  les  Pyrrhoniens  qui  doutoient  de  tout 
impunément.  Leur  Philofophie  étoit  moins  la 
dépofitaire  de  leurs  vrais  fentimens,  qu'un  or- 
gueil mafqué  par  lequel  ils  fe  donnoient  à  eux- 
mêmes  le  change  fur  leur  manière  de  penfer, 
qu'ils  mettoient  entr'eux  &  le  Peuple.  C'eft 
pourtant  à  ce  Peuple  fi  dédaigné  ,  qu'ils  ont 
eu  l'obligation  de  conferver,  au  moins  la  plu- 
part d'entr'eux ,  des  fentimens  religieux  que 
leur  Philofophie  tendoit  à  détruire  dans  eux. 

Cette  diflinâion  des  deux  Do6lrines ,  {\  avi- 
dement reçue  de  tous  les  Philofophes ,  &  par 


2.68  Hîjîolrc  Phïlofophique 

laquelle  ils  profefToient  en  fecret  <îes  fentiniens 
contraires  à  ceux  qu'ils  enfeignoient  publique- 
ment ,  efl  une  honte  éternelle  pour  la  philofophie. 
PHiftoire  de  cette  fatale  do6lrine,  faite  par 
un  homme  inftruit  &  fmcere ,  feroit ,  félon  la 
remarque  de  Mr.  RoufTeau  de  Genève ,  un  ter- 
rible coup  porté  à  la  Philofophie  ancienne  & 
moderne.  Le  favant  Bruckes  a  recueilli ,  dans 
fon  Hiftoire  critique  de  la  Philofophie  ,  les 
matériaux  informes  qui  fervirent  autrefois  à 
conftruire  le  fragile  édifice  des  connoifTances 
humaines.  Nos  Philofophes  qui  emploient  au- 
jourd'hui les  mêmes  matériaux  ,  fe  refTaifif- 
fent  àts  anciennes  erreurs  ,  peut-être  parce 
qu'elles  n^ont  pas  encore  été  répétées  autant 
qu'il  faut. 

Les  Grecs  font  un  Peuple  nouveau ,  fi  on 
les  compare  aux  Nations  de  PAfie  &  de  l'E- 
gypte déjà  fi  fioriffantes,  lorfque  ceux-là  n'é- 
toient  encore  ,  pour  ainfi  dire ,  que  '  fauva- 
ges.  Les  Sages  de  ces  Nations  ne  virent  point 
avec  indifférence  l'humanité  dégradée  &  abru- 
tie dans  les  Grecs.  Ils  les  touchèrent  par  le 
charme  de  leur  éloquence,  leur  infpirerent  des 
principes  de  Société  y  ou  plutôt  ils  formèrent 
en  eux  les  premiers  traits  de  l'humanité  ;  ils 
leur  donnèrent  des  loix,  &  rendirent  ces  loix 
refpedables   par  la  crainte  des  Dieux.  Tels  fu- 


de  la  Religion.  269 

rent  Prométhée,  Linus ,  Orphée,  Mufëe,  Eu- 
molpe,  Mélampe ,  Zamolxis.  Les  fyftêmes  phi- 
lofophiques    des    Chaldéens  ,    des'  Ferfés  ,  des 
Egyptiens,  leur  furent  d'abord   préfentés  fous 
le  voile  des  allégories.   La  Grèce   ne  manqua 
pas  d'hommes   curieux  qui  voulurent  lever  ce 
voile,  &  percer  jufqu'a  la  vérité  cachée  fous 
ces  enveloppes  myftérieufes.  Tels  furent  Phe- 
récide,  Thaïes  ,  Pythagore  ,  Platon,  Xénophon, 
qui  voyagèrent  en  Egypte  ,  en  Perfe ,  en  Chal- 
dée  &  dans  les  Indes,  pour  en  rapporter  dés 
rieheffes  plus  précieufes  que  celles  que  le  com- 
merce produifoit.  Les  fy^lémes  fameux  qui  s'en- 
feignoient   par  tradition  dans  les  Collèges  des 
Prêtres ,  fubirent  entre   ks   miains    des  Grecs  ^ 
des  altérations  fi  grandes ,  qu'au:  bout  de  quel-^ 
que  temps,  leurs  premiers.  Auteurs  n'auroifent 
pu  les  reconnoître.  ^ 

C'eft  des  Ecoles  de  Thaïes ,  de  Pythagore 
de  Xénophane,  que  font  émanés  tous  les  fyftê- 
mes  des  Philofophes  Grecs.  L'efprit  humain  ne 
s'eft  peut-être  jamais  mieux  donné  en  fpeda- 
cle  que  dans  tous  ces  divers  fyftémes  ,  la  gloire 
&  la  honte  de  ces  Sages  fi  renommés.  ,  ;  : 
L'idéç  la  plus  naturelle  qui  fe  préfente  à 
l'homme  ,  quand  il  vient  a  réfléchir,  &  à  for* 
tir  des, premiers  befoins  ,  le  porte  à  étudier  la 
nature  de  l'Univers.  Cefl  le  premier  fujec  q\Â 


270  Uijloirc  Philofophiquc 

fe  foit  emparé  de  tous  les  efprits ,  qui  fe  font 
jettes  dans  les  bras  de  la  Philofophie.  Au  coin-* 
mencement  les  Poètes  chantoient  des  théogo- 
nies &  des  cofmogonies  ;  &  les  Philofophes 
fâifoient  des  traités  fur  la  nailTance  du  monde 
&  fur  les  élémens  de  compofition*  Ocellus  in- 
titula fon  ouvrage ,  de  la  l^aturc  du  Tout  ; 
Démocrite  commença  le  (ien  ,  par  ces  mots , 
je  parle  de  V  Univers  ;  &  Timée  donna  ce  titre 
au  iien ,  de  PAme  du  Monde  ;  parce  que  cette 
Ame  étoit  le  principe  de  ce  que  les  Grecô 
appelloient  Nature.  Lucrèce  enfin  ne  crut  pas 
pouvoir  donner  à  fon  Poëme  un  plus  beau  fron- 
tifpice  que  celui-ci  De  Natura  Rerum  ;  c'eft- 
à-dire  ,  des  cauiès  par  lefquelles  font  nées 
&  naifTent  toutes  chofes ,  félon  leurs  efpeces. 
J.emot,  Nature  y  Cigniûe  chez  les  Anciens, 
tantôt  Paftion  de  la  caufe  productrice  ,  tantôt 
l'efîence  de  FefFet  produit  ;  tantôt  Dieu-même  , 
tantôt  un  principe  fubordonné  à  Dieu,  &  chargé 
par  lui  de  compofer  &  de  gouverner  les  in-^ 
dividus ,  chacun  dans  fon  efpece. 
a. Tous  les  anciens  Philofophes,  fans  excep- 
tion, ont  cru  que  l'Univers  étoit  éternel.  Mais 
la  plupart  ont  crû  audi  que  le  monde,  arrangé 
comme  il  eft,  avoit  été  formé  dans  le  temps, 
.&  qu'il  avoit  eu  un  commencement ,  fondés 
fi^r  ce  qu'il  ne  falloit  pas  remonter  fi  haut  pour 


de  la  Religion.  2.7Ï 

voir  naître  les  villes,  les  arts,  les  loix.  De 
tous  les  Philofophes  Payens,  Hieroclès,  Pla- 
tonicien du  IV  fiecle ,  eft  le  feul  qui  ait  com- 
pris qu'il  pouvoir  y  avoir  deux  fubftances ,  dont 
l'une  fût  indépendante  de  toute  autre  comme 
caufe  &  /ujet;  l'autre  indépendante  de  toute  autre 
comme  fujet ,  mais  dépendant  de  quelqu'autre 
comme  caufe.  Et  comme  ce  fentiment  eft  très- 
conforme  aux  plus  pures  lumières  de  la  raifon , 
ce  Philofophe  en  a  voulu  faire  honneur  à  Pla- 
ton fon  maître  ,  quoiqu'il  ne  fe  foit  jamais 
élevé  à  cette  idée. 

Dans  le  temps  oii  Rome  étoit  occupée  toute 
entière  à  élever  fes  murs  &  à  fe  défendre  au 
dedans  contre  les  ennemis  de  fa  liberté,  &  au 
dehors  contre  les  ennemis  de  fa  gloire ,  la  Grèce 
étoit  floriffante,  &  fes  fept  Sages  fe  rendoient 
illuftres.  580  ans  ou  environ  avant  J.  C.  com- 
mença dans  le  monde  philofophique ,  ce  fieclq 
qui  embralfe  Thaïes ,  Solon  ,  Anacharfis ,  Anaxi-. 
mandre,  Anacréon  ,  Ocellus  ,  .Timée  de  Lo- 
cres ,  Alcméon ,  Parménide  y  Philolaùs  de  Mé- 
tapont,  Heraclite  d'Ephefe ,  DémoQrite  d'Abr 
dere ,  &  en  général  tous  ceiix.  qui -ont  fleuri 
avant  la  naiffance  de  Socrate,  laqtièlle  tombe 
à  la  quatrième  année  de  la  LX XVI P.  Olym* 
piade  ,  467  ans  avant  J.  C.  La  dernière  défo*^- 
btion  de  Jérufalem  avoit  précédé  de  quelques 


%J%  HiJIohc  PliUofophiqtie 

années  ce  (îecle  que  la  Philofophie  devoit  il- 
lurtrer.   Ezechiel  6c  Daniel  étoienc  dans  Baby- 
îbne  contemporains  de  ces  hommes,  qui  dan? 
Crotone ,   dans    Vélie  ,  dans   Métapont ,    dans 
Tarente  ,  dans  Locres ,  s'occupoient  de  problê^ 
mes  de  Géométrie  &  d'Aftronomie,  y  faifoienc 
déè  chef-d'œuvres  de  Méchanique ,  y  creufoienc 
les  idées  les  plus  profondes  de  la  Théologie  na- 
turelle ,    y  drelToient   des  plans  de  morale  & 
*de  politique ,  pour  le   bonheur  des   humains  ; 
tandis  que    les   Romains,  non   loin  d'eux,  fe 
battoient  contre  les  Véiens^  les  Fidénates ,  & 
Contre   Tarquin  le  Superbe  ,   ignorant  qu'il  y 
eût  à  côté  d'eux    à.Qs    Philofophes ,  &  même 
ce  qlie  pouvaient  être  de  pareils  gens.  La  cir-* 
culation  d'un  petit  nombre  de  volumes  ,  dont 
chacun   avoit   paru  en  fon  temps  comme  un 
phénomène  ,-  facilitoit    la   communication  des 
GonnoilTances  ,  qui  à   leur    tour,  entretenoient 
dans  toutes  ces  villes  la  correfpôndance  des  ef- 
prits.  Gomme  cette  communication  étoit  ache- 
tée bien  cher  ,  par  beaucoup  de  veilles  &  dç  tra-» 
vaux ,  il  ne  fortoit  des  mains  de  ces  grand^honi-? 
mes  rien  qui  n'eût  été  médité,  écrit ,  corrigé  pen^ 
dant  toute  leur  vie.  G'eft  par  de  tels  monumens  ^ 
eoniignés  dans  les  faftes  de  la  Philofophie,  qu'oit 
îravailloit  à"  inftruire  la  poftérité.  Telle  eft  l'i- 
dée qu'on  doit  fe  former  des  ouvrages  des  An- 
ciens ^ 


âc  la  Religion.  273 

eiens,  où  Ton  voit  l'empreinte  du  Génie  qui 
a  long-temps  penfé  avec  foi-même,  avant  de 
produire  dans  le  Public  fes  découvertes  ou 
des  explications  nouvelles  fur  les  grandes  ma-^ 
tieres.  Difons  un   mot  de  ces  Philofophes. 

Thaïes  de  Milet ,  le  premier  qui  ait  examiné 
la  queftion  de  l'origine  du  monde  ,  dit  que  l'eau 
eft  le  principe  de  toutes  chofes ,  &  que  Dieu 
eft  cette  intelligence,  par  qui  tout  efl  formq 
de  l'eau.  Cette  opinion  lui  étoit  venue  des. 
Egyptiens  ,,  qui ,  croyant  voir  dans  le  Nil  la 
vraie  caufe  de  la  fertilité  de  leurs  terres ,  l'a- 
voient  eux-mêmes  embrafTée.  Ce  qu'il  y  a  d'ef- 
fentiel  dans  cette  queftion,  c'efl  que  Thaïes 
ait  joint  à  l'eau  une  intelligence  pour  former 
tous  les  corps  ,  &  la  faire  devenir  fucceilive- 
ment  air  ,  feu  ,  terre  ,  plante  ,  fang,  &c.  Bayle 
a  prétendu  que  Ciceron ,  lorfqu'il  a  dit  que 
Thaïes  avoit  alTocié  à  cet  élément  une  intel- 
ligence pour  être  l'architede  de  l'Univers ,  s'é-' 
toit  trompé ,  ou  que ,  fi  telle  avoit  été  l'opi- 
nion de  Thaïes,  ce  Philofophe  Orateur  étoit 
tombé  dans  une  contradi61:ion  vifible  ,  puifque, 
fort  peu  de  lignes  après  ,  il  dit  qu'Anaxagorefit 
intervenir  le  premier  une  intelligence  dans  Par- 
rangement  de  la  matière.  Il  femble  que  ce  cri- 
tique auroit  du  être  arrêté  par  l'autorité  de  ce 
grand  homme ,  d'autant  qu'il  n'eft  pas  le  feul 

TQm  /,  § 


274  Bijloïrc  Philojophîque 

des  anciens  Ecrivains  qui  ait  enfeigné  que  Tha- 
ïes croyoit  le  monde  animé ,  &  qu'il  le  croyoit 
ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  ,  parce  que  c'efl  l'ou- 
^ag€  de  Dieu.  »  Thaïes  ,  dit  dans  une  note 
>î  l'élégant  Tradufteur  de  Ciceron  ,  vouloit  par- 
»  1er  d'une  intelligence  ,  qui  ne  faifant  qu'un 
»  avec  la  matière  ,  dirigeoit  fes  opérations, 
»  comme  on  diroit  que  l'ame,  qui  jointe  au 
»  corps  ne  fait  qu'un  même  homme,  dirige 
»  les  avions  de  Thomme.  Mais  Anaxagore  Ten- 
»  tendoit  d'une  intelligence  abfolument  dif- 
»  tin6le  &  féparée  de  la  matière.  Ainfi ,  celui- 
»  là  trouvoit  dans  un  même  toute  la  caufe  ma- 
»  térielle  &  la  caufe  efficiente;  au  Heu  que  celui- 
»  ci  les  divifoit  réellement.  Ce  font  deux  opi- 
>5  nions  différentes ,  dont  la  première  ayant  été 
»  enfeignée  par  Thaïes,  &  la  féconde  par  Anaxa- 
D  gore  ;  Ciceron  a  eu  raifon  de  les  reconnoi- 
i>  tre  pour  Auteurs ,  celui-ci  d'un  fyftême  ,  ce- 
»  lui-là  d'un  autre.  "(  De  lalSIature  des  Dieux.) 

Dans  le  fyftême  d'Anaximandre,  il  n'y  avoic 
d'autres  Dieux  que  les  Aftres  ;  &  parce  qu'ils 
n'étoient  que  des  ouvrages  de  la  nature ,  il  les 
faifoit  naître  &  mourir.  Il  paroît  qu*en  géné- 
ral les  anciens  Philofophes  étoient  plus  curieux 
de  trouver  le  principe  matériel  des  chofes  que  leur 
principe  a6lif.  îls  ne  fongeoient  à  chercher  celui- 
ci  ,  qu'après  avoir  fauffement  fuppofé  l'exiftence 


'      âc  la  Rdïgion^  xj^ 

r-éceffaîre  de  celui-là.  Ce  premier  pas  ërant  fair  5^ 
iî  ne  leur  ëtoit  pas  difficile  d'imaginer  une  fjrce 
motrice ,  qui  fe  communiquant  aux  parties  de 
la  matière,  lui  donnoit  un  certain  arrangement 
quel  qu'il  fût.  C'étoit ,  comme  l'on  voir,  îa 
même  fubftance  ,  qui  étoit  tout  à  la  fois  &  la 
caufe  matérielle  &  la  caufc  efficiente  de  toutes 
chofes.  Ce  n'étoient  pas  les  Dieux  qui  produir 
foient  le  monde,  mais  ils  écoient  çux^rmêmes 
produits  par  la   nature. 

Thaïes  avoir  enfeigné  que  l'eau  ëtoit  le  prin^ 
cipe  des  chofes.  Anaximandre  le  fît  confifler 
dans  l'infinité  delà  nature;  &  comme  il  fe  tranf- 
formoit  en  tous  les  corps  que  nous  connoifîons  ^ 
il  n'étoit  îii  eau  ,  ni  air  ,  ni  terre  ,  ni  feu  ,  & 
l'on  ne  pouvoir  rien  concevoir  de  lui ,  fmon 
qu'il  ëtoit  infini.  Mais  foit  qu'on  reconnoiffe  pour 
unique  principe  une  matière  infinie ,  à  laquelle 
on  ne  donne  point  encore  de  nom  ;  foit  qu'on 
dife  avec  Thaïes  que  c'efl  l'eau,  ou  avec  Anaxi- 
rnene  que  c'eft  l'air  ,  cela  ne  produit  aucune 
diverfité  dans  la  théologie  des  Philofophes.  Quelle 
que  foit  la  matière  première,  dès  qu'on  lui  fup- 
pofera  la  vertu  intrinfeque  de  fe  mouvoir  elle 
ne  fera  pas  moins  propre  à  former  quelque  ètvQ 
que  ce  foit. 

Le  Dieu  d'Anaximene  n'eft  autre  que  Pair  ^ 
&  pour  miçux  avilir  fgn  Dieu  ,  il  dit  que  \Wf 

^  % 


276  HiJIoîre  Philofophlque. 

efl  produit,  qu'il  eft  immenfe    &  infini^  qu'il 
eft   toujours   en    mouvement. 

Si  Ton  n'avoit   pas   la    clef  qui  nous  ouvre 
la  Théologie  des  anciens  Philofophes ,  on  feroic 
fort  embarraffé  à  les  concilier   avec  eux-mê- 
mes,  tant  ils  paroifTent   fe  contredire   grofTié- 
rement.  En  effet ,   comment  Anaximene  a-t-i 
pu  dire  que  l'air  étant  Dieu  ,  ne  laifle  pas  d'être 
produit?  A-peu-près  ,  vous   dirai -je,   dans   le 
même  fens  qu'Anaximandre  le  difoit.des  .aflres^ 
&  parce  qu'il  vouloit  que  l'air  fût  la   première 
émanation  de  la  fubftance  éternelle ,  il  ne  faUç 
point   perdre  de  vue  le  principe   de   l'éternité 
de  la  matière  fi  univerfellemcnt  reçu  chez  les 
Anciens.  Réunis  fur  cet  article ,  ils  étoient  di- 
vifés  fur  l'éternité  du  monde ,  que  les  uns  ad- 
mettoient  &  que  les  autres  rejettoient.  Ceux-ci 
faifoient  précéder  du  cahos  la  formation  du  monde. 
Ces  derniers  fe  partageoient  entre  deux  Çtd.ts. 
Les  uns  croyoient  la  matière  douée  d'un  mou- 
vement éternel  &  fpontané,  par  lequel ,  à  force 
de  fe  mouvoir,  elle  attrapa  enfin   un  arrange- 
jlipnt,qui  peu-à-peu  devint  ce  que  nous  voyons. 
D'autres  la  dépouillant  de  cette  faculté  motrice , 
lui  aîTocioient  une   intelligence.  Quoiqu'il    en 
foit  de  ces  deux  hypothefes ,  dont  chacune  prête 
le  flanc  à  de  grandes  difîîculrés  ,   Anaximene 
adoptant  la  première  ,  feperfuada  que  l'air  avoir 


de  la  Religion.  27^ 

été  la  première  émanation  de  la  matière  éter- 
nelie  ,  lorfqu'elle  pafla  du  cahos  à  un  monde 
bien  ordonné.  Comme  l'air  qui  comprenoit 
?iîors  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  matière  étoit  in- 
^ni  ;  &  qu'en  fe  modifiant,  il  avoit  produit  la 
terre ,  l'eau  &  le  feu  ,  cqs  premiers  élémens  de 
tous  les  êtres  particuliers  ,  il  ne  craignit  point 
de  lui  attribuer  l'immenfîté  ,  l'infinité  ,  le  mou- 
vement perpétuel ,  qui ,  dans  fa  façon  de  pen- 
fer  ,  parurent  lui  mieux  convenir  qu'à  l'Eau 
de  Thaïes.  C'eil  ainfî  que  l'air  étant  la  réfolu- 
tion  totale  Se  immédiate  de  lafubftance  impro- 
duite ;  au  lieu  que  les  autres  élémens  n'étoient 
que  fes  propres  modifications ,  devint  ,  dans 
l'efprit  d'Anaximene ,  un  Dieu  digne  de  tout 
le  mépris  de  l'Epicurien  Velleius. 

Depuis  Thaïes  jufqu'à  Anaxagore  il  s'étoit 
écoulé  un  fiecle ,  durant  lequel  les  efprits  avoient 
toujours  été  enfoncés  dans  la  matière ,  fans  fe 
douter  aucunement  de  la  néceflité  d'une  caufe 
efficiente ,  diftinguée  fubftantielîement  de  la 
matière.  Cette  idée  vint  enfin  à  éclore  dans 
îa  tête  d' Anaxagore.  Il  fut  le  premier  qui  , 
par  un  effort  de  génie ,  s'élevant  au-defîus  de 
ia  matière  ,  comprit  que,  pour  lui  donner  un 
ordre  convenable  ,  &  en  faire  un  monde  ré- 
.-gulier  Se  proportionné  dans  fes  parties  ;  il  fal- 
loir admettre  un  efprit  infîn-i  ^dont  la  puifiancc 


à-j^  ïïtjhirc  Ph'ilojophiqnt 

agît  fui*  les  corps.  Ce  progrès  de  la  railôïl 
doit  être  regardé  comme  un  pas  de  Géantn, 
Mais  il  reftoit  une  barrière  à  franchir,  devant 
laquelle  il  s'arrêta  aiîîli  que  tous  les  Philofo- 
phes  qui  font  venus  après  lui ,  je-  veux  dire  ^ 
'  réternité  de  la  matière  ,  qui  n'a  enfin  difparu 
des  Cofmogoniés  que  depuis  la  naiffanCe  du 
tDhriftianifme.  C'çil:  beaucoup ,  par  rapport  à 
l'aveuglement  de  fon  tems  &  de  fon  pays  ^ 
qu'ail  foit  le  premier  dont  la  raifon  foit  allée 
jufqu'à  reconnoître  un  principe  réellement  difr 
tinct  de  la  matière.  Mais  fon  hypothefe  laif- 
fant  fubfifler  l'éternité  de  la  matière  ,  le  laif^ 
foit  lui-même  expofé  à  une  foule  d'objeâions  ^ 
qui  en  firent  méconnoître  la  beauté^  &  qui 
'empêchèrent  que  le  vrai  ne  fût  victorieux.  Af- 
focier  à  l'efprit  un  principe  coéternel  &  exif- 
tant  indépendamment  de  lui ,  qu'étoit-ce,  finoiî 
fuppofer  un  autre  lui-même?  C'étoit,  par  con- 
féquent,  détruire  Ton  unité;  c'étoit  lui  difpur 
ter  fon  droit  abfolu  fur  les  Êtres;  cMtoit  en-  , 
•lever  à  fa  puifTance  la  création  proprement  dite. 
Si  la  matière  poffede  en  elle-même  une  vertu 
interne  qui  la  fait  exifler  par  elle-même  de 
toute  éternité;  on  ne  conçoit  pas  comment 
cette  même  vertu  n'aura  pas  également  pré*- 
'^dé  à  l'arrangement  de  fes  parties  ,  ni  comment 
-k  -^^atUFC  qui  aura  fait  le  plus  difficile:^  man^ 


de  la  Religion.  279 

-pliera  de  force  pour  achever  fon  ouvrage.  Si 
Anaxagore  avoit  eu  une  idée  plus  digne  de  la 
caufe  première  ,  de  la  caufe  adive ,  il  lui  au- 
roit  accordé  l'adion  qui  produit  la  féconde 
fubflance  ,  la  fubftance  palTive  ,  aufli  bien 
que  celle  qui  l'arrange.  Mais  d'un  autre  côté 
il  retomboit  dans  la  queftion  de  l'origine  da 
mal ,  qui  eft  un  autre  abyme  ou  la  raifon  fe 
perd  quand  elle  n'efl:  pas  éclairée  par  la  fol. 
Pour  arracher  jùfqu'aux  dernières  fibres  de  l'A- 
théïfme ,  il  faut  que  le  dogme  de  la  création 
ferve  de  bafe  à  l'exiftence  de  Dieu.  Pour  peiv 
qu'on  ébranle  cette  bafe,  Dieu  lui-même  chan- 
celé fur  fon  trône. 

S'il  eft  vrai ,  comme  l'on  n'en  fauroit  dou- 
ter ,  que  le  fyftême  de  Pythagore  foit  décrit 
^ans  ces  vers  admirables  du  IV^.  Liv.  des 
Géorgiques  qui  commencent  par  ces  mots  : 
EJJe  apibus  partem  divinœ  mentis  * ,  la  queftion 


His  quidam  fignis  ,  atque  hac  exempta  fecutï , 
Ejfe  apihus  partem  divina  mentis ,  &  haiijlus 
yEtkereos  dixere  :   DeiLm-^namque  ire  per  omnes 
Terrafque  ,  traclufque  maris  ,  Cœlumque  profundum  : 
Hinc  pecudes  ,  armenta,  viros  y  genus  omne  fer  arum  ^ 
Q  uamque  fibi  tenues  nafccntum  arcejjere  vitas. 

Frappés  de  ces  grands  traits ,  des  favans  ont  penfé 

Bu'un  célefte  rayon ,  dans  leur  fein  fut  verfé. 
ieu  remplit  j  difent-ils ,  le  ciel,  la  terre  ôc  l'onde.^ 
Dieu  circule  par-tout,  &  fon  ame  féconde 
-A  tous  les  animaux  prête  un  fouffle  Jéger. 

Trad.  de  A/.  Deville. 

s  4 


■itù  HiJIoîre  Phïlofophïqiit 

eft  abfolnment  décidée  par  rapport  à  fon  fe'n* 
tinient  fur  la  nature  de  Dieu  :  il  eft  évident 
qu'il  n'a  pu  entendre  par  cette  anie,  dont  il 
ânimoit  tous  les  êtres  de  l'Univers ,  que  ce 
qu'il  y  a  de  plus  fubtile  &  de  plus  épuré  dans 
la  matière  ,  &  qu'il  n'a  point  eu  l'idée  d'un 
efprit  pur  &  diftinâ  fubftantiellement  de  ce 
monde  fenfible.  La  nature  de  l'efprit  étant  de 
-ne  pouvoir  être  divifé ,  comment  le  retrouvet 
dans  un  être  déchiré  ,  &  mis  en  autant  de 
pièces  qu'il  y  a  d'ames  foit  dans  les  hommes^ 
foit  dans  les  bêtes  ? 

La  principale  force  du  Dieu  de  Pythagore 
réfidoit  dans  le  foleil ,  dont  les  rayons ,  dardés 
fur  la  terre  ,  la  pénétroient  &  portoient  dans 
fon  fein  le  fentiment  &  la  vie.  Si  ces  rayons 
■trou voient  des  germes  propres  à  les  contenir, 
ils  les  développoienr.  C'eft  ainfi  que  ce  Phi^ 
lofophe  expliquoit  comment  une  intelligence 
infinie  avoit  formé  tous  les  corps  &  animok 
toute  la  nature.  Je  dis  inteiligencc  :  car  fi  l'on 
ne  peut  refufer  cette  qualité  à  la  portion  de 
divinité  qui  conftitue  notre  ame,  à  plus  forte 
raifon  doit-on  en  honorer  la  fource ,  dont  nos 
âmes  ne  font  que  de  foibles  ruiffeaux. 

Cette  intelligence  ,  félon  Pythagore ,  n'agifTok 
pas  avec  liberté  ;  mais  entraînée  par  le  deflin.^ 
;^\\xs  fort  &  plus  .puifTant  qu'elle,  elle  rouiok 


de  la  ReîîgioJi,  -281 

!p6rpëtuellement  de  corps  en  corps  par  un  mou^ 
vement  irréfillibîe.  Telle  eft  l'origine  de  la 
•Mérempfycore ,  qui  ,  dans  les  principes  de  ce 
Philofophe ,  étoit  une  révolution  naturelle  & 
fatale  ,  n'ayant  par  conféquent  aucun  rapport 
avec  les  mœurs.  Ge  n'efl:  pas  que  Pythagore  ^ 
lorfqu'il  revêtoit  le  caraftere  de  légiflateur  , 
•n'en  fit  un  dogme  religieux  &  un  principe  de 
morale.  A  l'entendre  parler ,  fa  morale  a^oic 
pour  objet  l'harmonie  de  la  fociété  :  tout  au- 
roit  été  bien  ^  félon  lui,  (i  dans  la  morale 
xomme  dans  la  phyfique ,  tout  avoit  été  har- 
monique. Cette  dodrine  populaire  étoit  bien 
différente  de  celle  qu'il  enfeignoit  aux  difci- 
ples  initiés  dans  fa  phyfique. 

Xenophane  difoit  que  Dieu  eft  un  Tout  in- 
-fîni,  auquel  il  ajoutoit  l'intelligence.  Un  Tout 
infini  &  par-de(fus  cela  intelligent,  dut  paroi- 
ti-e  à  Velleius ,  imbu  àes  préjugés  Epicuriens, 
réunir  en  lui  deux  idées  incompatibles,  vu  que 
ces  préjugés  l'empêchoient  de  concevoir,  qu'à 
une  fubftance  infinie,  occupant  un  efpace  in- 
fini ,  on  pût  encore  ajouter  quelque  chofe. 
Mais  fon  raifonnement  n'étoit  pas  moins  ab- 
furde  vis-à-vis  de  Xenophane  ,  qui  donnant 
une  figure  à  fon  Dieu  qu'il  croyoit  rond, 
devoir  le  juger  matériel ,  &  ne  regarder  fon 
isntelligence  que  comme  un  iimple  attribut  d« 


iSi  Hljloirc  Philojbphîijuâ 

cette   fubftance  infinie,  ainfi   que  Spinôfa  Ta 
depuis  penfé. 

Mais  ce  qui  fait  la  fingularité  de  fon  hypo* 
thefe  ,  c'eft  la  parfaite  immutabilité  qu'il  don- 
ne à  fa  fubftance.  C'eft  par  la  raifon  même 
qu'il  fut  conduit  à  ce  comble  de  déraifon.  Voici 
donc  comment  il  argumenta  en  foi- même. 
La  raifon  m'apprend  qu'une  fubftance  cter-* 
nelle  doit  être  infinie,  indépendante  de  tour, 
qui  pourroit  la  borner  ^  Elle  ne  pourroit  l'être 
que  par  fa  nature.  Or  ce  qu'elle  eft  par  fa 
nature  ,  elle  doit  l'être  à  l^infini.  Je  fais  aufli 
qu'une  fubftance  infinie  doit  être  unique, 
parce  que  deux  infinis  de  même  efpece  s'ex- 
cluent mutuellement  ;  qu'elle  doit  être  im- 
muable ,  parce  qu'elle  ne  pourroit  changer  que 
par  les  diverfes  combinaifons  qui  réfulteroierït 
de  fes  parties  mifes  en  mouvement  ;  ce  qui 
implique  contradidion.  En  effet,  fi  cette  fubf- 
tance unique  ,  par  les  diverfes  combinaifons 
de  fes  parties  agitées,  ne  cefte  de  produire  des 
êtres  particuliers,  il  s'enfuit  qu'en  même-temps 
elle  eft  immuable  &  ne  l'eft  pas.  D'ailleurs 
fon  infinité  met  un  obftacle  au  mouvement. 
RempîifîaTit  tout ,  elle  ne  fauroit  changer  de 
lieu.  Voilà  ce  que  me  dit  ma  raifon  combat- 
tue par  l'expérience  :  car  fi  je  m'en  rapporte 
à  celle-ci,  je  vois  des  êtres  particuliers  qui  fc 


d^  ta  Religion.  183 

tioîîlpofent  à  l'infini  &  varient  à  chaque  ins- 
tant. Or,  pour  ne  point  heurter  ma  raifon , 
je  fuis  obligé  à  défavouer  l'expérience  fur  tout 
ce  qu'elle  me  dit,  &  à  la  regarder  comme 
une  maitrefTe  d'erreur.  Donc  je  fuis  forcé, 
'quoiqu'en  difent  mes  fens ,  de  nier  que  rien 
s'engendre  ,  que  rien  périfTe  ,  que  rien  foit 
en  mouvement.  Donc  tous  les  changemens 
<jui  nous  paroiffent  arriver  dans  la  nature ,  ne 
font  qu'une  vafle  fcene  d'illufions. 

Xenophane,  pour  l'honneur  de  fon  fyflême, 
■en  fit  bien  peu  à  fa  raifon ,  en  dévorant  les 
*plus  grandes  abfurdités.  Il  avoit  parfaitement 
compris,  qu'une  fubftance  néceffaire  exifte  de 
toute  éternité,  &  qu'elle  eil  unique.  Que  (i 
elle  exifte  feule  de  toute  éternité ,  il  n'exifle 
rien  qui  ne  foit  éternel;  ce  qui  bannit  toute 
idée  de  génération  &  de  corruption.  Mais  puif- 
que  toutes  ces  conféquences  fi  bien  déduites 
le  conduifoient  à  l'abfurde,  il  auroit  dû,  reve- 
■nant  fur  fes  pas ,  s'appercevoir  qu'il  éroit  parti 
-d'un  mauvais  principe.  L'éternité  ,  l'infinité,  lu- 
^îiité,  l'immutabilité  font  les  ingrédiens  nécef^ 
Taires  qui  entrent  dans  le  compofé  de  l'être 
T.éceffaire  ,  ou  ,  fi  vous  voulez  ,  qui  conftituent 
fon  efïence.  Mais  il  ne  falloit  pas  tranfporter 
•à  la  matière  des  attributs  qui  ne  fauroient  fe 
sconcili^r  avec    elle,    témoins  les  entraves  où 


284,        HiJIoîrc  Philo Cophlquc 

Xenophane  s^eft  mis  lui-même.  Je  dis  pîus^ 
je  prérends  qu'on  forcera  dans  les  mêmes  dé* 
filés  quiconque  partira  du  même  principe.  Xe- 
nophane n'en  favoit  pas  afTez  de  fon  temps^ 
pour,  en  évitant  Scylla,  s'empêcher  de  tom- 
ber en  Charybde.  Il  auroit  fallu  qu^il  fe  fût 
élevé  à  Pefprit  d'Anaxagore,  ou  qu'Anaxagore 
eût  adopté  fes  raifonnemens.  En  combinant 
les  principes  des  deux  Philofophes ,  on  arrive 
à  l'idée  d'un  Créateur.  De  la  réunion  des  deux  ; 
on  pouvoit  former  un  vrai  Philofophe  ;  & 
c'eft  parce  que  cette  réunion  n'a  pas  lieu  dans 
la  Philofophie  moderne  ,  qu'on  la  voit  elle- 
même  fe  débattre ,  tantôt  admettant  deux  prin- 
cipes coéternels  ,  l'un  adif  &  l'autre  paflif  ^ 
tantôt  facrifiant  le  premier  au  fécond,  c'eft-à- 
dire,  le  principe  intelligent  à  la  matière  brute; 
plus  contente,  fi  elle  n'efl  pas  plus  glorieufe, 
de  vivre  fous  le  joug  d'une  aveugle  fatalité  , 
que  d'être  foumife  aux  loix  d'une  fage  Pro- 
vidence. 

Xenophane  donnant  une  figure  ronde  à  foiî 
Dieu  ,  qu'il  difoit  être  infini,  détruifoit  lui- 
même  ce  qu'il  avançoit,  l'infini  ne  pouvant 
avoir  de  figure.  Parmenide  fon  difcipîe  leva 
cette  contradiction  ,  en  ôtant  l'infinité  au  feul 
Etre  éternel  &  immobile  que  fon  maître  re- 
connoifToir.   Mais  il  ne  fit  pas  attention  qu'a- 


de  la  Religion.  28*5 

vec  rinfînité  dont  il  dépouilloit  cet  être ,  dif- 
paroiiïbient  fon  éternité,  fbn  unité,  fon  im- 
mutabilité. Rien  n'étoit  moins  lié  que  les  idées 
des  anciens  Philofophes.  Méliflë  fut  obligé  de 
reftituer  à  Ferre  unique  de  Xenophane  fon 
infinité  ,  pour  lui  pouvoir  afTurer  fon  éternité. 
Un  des  plus  illuftres  difciples  de  Pythagore 
fut  Timée  de  Locres  ^  né  environ  500  ans  avant 
Jefus-Chrift  dans  cette  partie  d'Italie  qu'on 
nommoit  alors  la  Grande  Grèce ,  où  étoic 
fituée  la  ville  de  Locres.  11  étoit  parvenu, 
ainfi  que  le  dit  Socrate  dans  Platon ,  au  faite 
de  toutes  les  connoifTances  humaines,  embraf^ 
fant  la  fphere  des  fciences ,  depuis  la  forma- 
tion du  monde  jufqu'aux  dérails  qui  concer-r 
lient  la  nature  ôc  les  devoirs  de  Phomme,  Il 
avoit  été  fmguliérement  frappé  de  la  décou- 
verte que  fon  maître  avoit  faite  des  rapports 
proportionnels  des  fons  harmoniques.  Une  idée 
fi  heureufe  s'étant  emparée  fortement  de  fon 
efprit ,  il  crut  avoir  trouvé  en  elle  le  fens  de 
l'énigme  de  la  nature.  Combien  d'autres  de- 
puis ,  en  nourrilTant  leur  efprit  d'abftradHons  , 
&  en  lui  donnant  le  pli  du  faux,  fe  font  van- 
tés d'avoir  dérobé  à  la  nature  fon  fecret,  & 
d'applanir  avec  ce  fecret  toutes  les  difficultés 
dont  les  grandes  matières  font  hériffées  î  L'i- 
pcgale   diftance   des    Aiires ,  leur  mouvemeiît 


2S5  Hlftoïrc  Philofophiquû 

uniforme  mais  varié  dans  chacun  d'eux  autour 
d'un  centre  commun  ,  Tordre  &  rharmoniei- 
qui  en  réfultoient  pour  le  monde,  parurent  avoir 
des  rapports  avec  les  fons  harmoniques.  Dès 
lors  s^établit  l'analogie  entre  ces  fons  &  les 
mouvemens  de  l'Univers.  On  crut  donc  que^ 
les  planètes  fc  mouvoient  harmoniquement  ^, 
&  que  l'harmanie  était  la  fin  de  la  nature^ 
Mais  ce  concert  &  ces  fans  harmoniques  ne 
pouvoient  être  attribués  au  hafard  ,  ni  à  une 
force  aveugle  &  fans  intelligence.  D'ailleurs. 
on  voyoit  de  l'intelligence  dans  le  monde. 
Pythagore  jugea  donc  que  la  force  motrice^ 
répandue  dans  l'univers,  étoit  intelligente.  Mais 
ce  qui  acheva  de  tourner  les  têtes ,  c'eft  l'heu- 
reufe  conformité  des  nombres  de  Pythagore 
avec  les  idées  des  anciens  Théologiens  fur  le 
fyftême  du  monde.  On  y  retrouvoit  la  lyre 
du  monde  organifée  dans  toutes  fes  parties  î 
la  Lune ,  Mercure  ,  Venus ,  le  Soleil ,  Mars  ^ 
Jupiter ,  Saturne  ,  en  étaient  les  fept  cardes  ; 
le  Soleil ,  ou  Apollon  ,  maître  des  autres  Af- 
tres,  en  régloit  les  accords.  On  y  retrouvoit 
Pan,  dont  le  nom  fignifie  V  Univers  y  avec  les 
fept  pipeaux  de  fon  Chalumeau ,  depuis  le  ton 
le  plus  grave  jufqu'au  plus  aigu.  On  y  retrou- 
voit les  Mufes  au  nombre  de  neuf,  en  y  joi- 
gnant le  Ciel  des  étoiles ,  ou  Uranie  ,  &  peut* 


de  la  Religion.  2S7 

-être  la  Terre.  Pour  des  hommes  qui  comme 
les  Anciens  n'ëtoient  pas  difficiles  en  raifon- 
nemens ,  ces  foibles  convenances ,  ces  petites 
(imilitudes  ,  ces  jeux  d'efpric  peu  folides  , 
étoient  autant  de  preuves  pour  ce  qu'ils  vou- 
loient  établir.  On  ne  doit  donc  pas  être  fur- 
pris  fi  les  nombres  de  Pythagore  firent  alors 
une  Cl  grande  fortune. 

L'harmonie  fe  formant  de  chofes  différen- 
tes ou  même  contraires  ,  entre  lefquelles  û 
k  fait  un  accord  qui  les  réunit ,  Timée  crur 
avoir  bien  rencontré ,  pour  la  folution  du  pro- 
blême de  rUnivers ,  lorfqu'il  rétablit  fur  deux 
Êtres  éternels  ,  aôifs  par  eux-mêmes  ,  Tun 
doué  d'intelligence  &  de  fagelTe  ,  c'étoit  Dieu  \ 
l'autre  brut  &  aveugle  dans  fes  mouvemens, 
c'étoit  la  matière  :  deux  fubfîances  &  deux 
forces.  Mais  comment  mêler  enfemble  &  con- 
cilier deux  forces  fi  difparates  ?  De  toute  éter- 
nité elles  avoient  été  divifées  ,  l'une  occupant 
îa  région  fupérieure  du  monde  ^  dans  une  par- 
faite indépendance  de  tout  être,  telle  qu'un 
Dieu  la  demandoit  ^  &  l'autre  ,  afiîfe  fur  un 
vrai  cahos  où  elle  exerçoit  fur  elle-même  une 
adivité  brute  ,  dont  il  n'étoit  éclos  que  âçs 
formes  fans  forme ,  c'eft-à-dire  ,  fans  defîein 
&  fans  fuite.  Enfin  le  temps  arriva  où  Dieu  , 
principe   d'ordre  &  de  bonté  ,    détachant  une 


288        Hlj%lrô    Fhllofophïque 

portion  de  fa  fubftance  &  de  fa  force  intelli- 
gente ,    réfoliit  dans  lui-même  ,  de  la    mêler 
avec  la  fubftance  &  la  force  brute  de  la  ma- 
tière.   De    ce   mélange   réfulta   une    fubllance 
mixte  ,    douée  d'une  force  compofée  de  deux 
forces  différentes  ,    appellée  l'ame  du  monde  ^ 
parce  qu'à  la  manière  de  l'ame  humaine  ,  ell© 
anima  &  vivifia  le  corps  auquel  elle  fut  atta- 
chée. A  mefure  qu'elle  s'éloigna  du  grand  Etre,, 
k  portion  de  la  fubftance  divine  ,  mêlée  dans 
la  Itibftance  matérielle ,    fe  communiqua  tou- 
jours avec  des  dofes  moins  fortes  ;   &  comme 
Timée  étoit  imbu  &  pénétré,    en  vrai  Pytha- 
goricien ,  de  ridée  d'harmonie ,  il  crut  apper- 
cevoir  dans  ces  dofes  les  gradations  marquées. 
dans    l'échelle  muficale.    Une  idée  auHî  heu- 
reufe  lui   parut  une  vraie  démonftration  ,   in* 
cxpugnubiUs    ratiocln.itio.    Elle    lui    expliquoic 
parfaitement  la  raifon  des  mouvemens  propres 
des  Planètes ,  ainfi  que  celle  pourquoi  le  monde 
fublunaire  étoit  le  théâtre  de  la  vie  &  de  la 
mort;  tandis  que  le  monde  fupérieur  à  la  lune 
n'étoit  ni  altérable  ni  corruptible.    Il  ne  dou- 
toit  point  que  le  moral  aufli-bien  que  le  phy- 
fique  ne  fe  ^ut  dévoilé  à  lui  ;  &  que  la  pof- 
térité    n'auroit  tout  au  plus  à  faire    après   lui 
que  des  développemens ,    mais  bientôt  fes  in» 
ventions  furent  mifes  au  nombre  des  chimè- 
res 


de  la  Religion.  289 

res.  Platon  même ,  qui  en  fît  le  (iijet  du  plus 
fameux  de  fts  dialogues ,  les  trouva  plus  pro- 
pres à  donner  de  l'eflbr  à  l'éloquence  &  à  l'ef- 
px-îr,  qu'à  perfuader  de  leur  vérité,  ceux  qui 
anroient  quelque  penchant  à  s'en  lailTer  éblouir. 
C'eft  ce  qui  lui  mérita  ce  reproche  ,  que  l'E- 
picurien Velleius  lui  adrefTe  dans  le  livre  de 
la  nature  des  Dieux.  Cicéron  le  fait  ainfi  par- 
ler. »  Pour  expofer  toutes  lés  variations  de 
»  Platon  ,  il  faudroit  un  long  difcours.  Dans 
»  le  Timée  il  dit  que  le  père  de  ce  monde  ne 
»  fauroit  être  nommé  :  &  dans  le  livre  des 
»  Loix  ,  qu'il  ne  faut  pas  être  curieux  propre- 
»  ment  de  favoir  ce  qu'eft  Dieu.  Quand  il 
7>  prétend  que  Dieu  cil  incorporel ,  c'efl  nous 
»  parler  d'un  être  incompréhenfible ,  &  qui  ne 
»  pourroit  avoir  ni  fentiment,  ni  fageffe,  ni 
»  plaifir  ;  attributs  effentiels  aux  Dieux.  Il  dit 
»  aufîi ,  &  dans  le  Timée  &  dans  les  Loix , 
»  que  le  monde ,  le  ciel ,  les  aftres ,  la  terre  , 
3>  les  âmes  ,  les  Divinités  que  nous  enfeigne 
»  la  Religion  ,  il  dit  que  tout  cela  efi  Dieu. 
»  Ces  opinions  prifes  en  particulier  font  évi- 
7>  demment  fauffes ,  &  prifes  toutes  enfemble 
»  fe  contredifent  prodigieufement.  « 

Il  faut  l'avouer,  il  règne  dans  les  ouvrages 
de  ce  Philofophe  une  telle  obfcurité ,  qu'il  ell 
bien  difficile  d'affeoir  un  jugement  folide  fur 

Tome  /.  T 


290  Hijiûire  Phïlofophiquc 

fa.  véritable  do£lrine.  Deux  chofes  paroifTent 
y  avoir  contribué  ;  l'ufage  qu'il  a  fait  de  la 
double  doclrine ,  &  l'ambition  d'avoir  voulu 
réunir  les  idées  difcordantes  de  deux  Philofo- 
phes  aufîi  contraires  ,  que  Pythagore  &  So- 
crate.  Il  emprunta  du  premier  la  paffion  de  la 
géométrie  ,  le  fanatifme  des  nombres  ,  la 
gloire  de  donner  des  loix  ,  qu'au  défaut  de 
peuples  il  établit  dans  une  république  imagi- 
naire ,  &  enfin  le  dogme  de  la  métempficofe. 
Il  fe  modela  fur  le  fécond  dans  fa  manière 
de  raifonner  ,  ëc  de  traiter  la  morale.  Socrate 
avoit  eu  pour  maître  un  difciple  d'Anaxago- 
re;  &  s'il  goûta  peu  fa  phyfique  ,  il  n'en  fut 
pas  de  même  de  fa  métaphyfique  :  quand  il 
y  lut  ces  mots  par  où  Anaxagore  commence 
un  de  fes  livres  :  Tous  les  corps  étoient  con- 
fondus ,  mais  un  cfprit  les  fépara  &  les  ar- 
rangea ,  il  fut  frappé  d'admiration  ,  &  le  cri 
de  la  vérité  retentit  jufques  dans  le  plus  inti- 
me de  fon  ame.  il  paroïC  que  Platon  brouilla 
toutes  ces  idées ,  dans  fon  comm.entaire  fur 
Timée. 

Un  monde  arrangé  avec  intelligence  ,  & 
formé  fur  un  modèle  qui  le  repréfentoit  à 
Dieu ,  le  père  de  toutes  chofes  ,  devoit  plaire 
à  un  homme  accoutumé  à  prendre  fon  vol 
vers  Iqs  chofes  fublimes.  Tel  étoit  Platon.  11 


de  la  Religion.  291 

crut  avec  les  Pythagoriciens  que  le  monde  exif- 
toit  de  toute  éternité  ,  &  qu'il  n'étoit  qu'une 
imitation  parfaite  de  ce  bel  exemplaire  où 
exigent  fans  fuccefïion ,  fans  variation ,  d'une 
manière  confiante  ,  les  beautés  fugitives  que 
le  monde  offre  à  nos  yeux.  Le  partage  des 
Dieux  efl  de  les  contempler  dans  leur  fource  : 
quant  aux  foibîes  mortels ,  il  ne  leur  efl  donné 
de  les  voir  que  dans  des  images  fragiles  & 
dirparoiffantes.  Mais  qiiel  étoic  ce  modèle  con- 
templé ,  d'après  lequel  Dieu  avoit  formé  ce 
monde  ?  Platon  en  parle  tantôt  comme  d'un 
attribut  de  l'intelligence  Divine;  tantôt  il  pa- 
roît  le  regarder  comme  une  fubftance  diftin- 
guée  de  l'Intelligence  qui  le  contemple;  d'au- 
trefois on  croiroit  qu'il  le  confond  avec  le 
Verbe  ,  émané  de  Dieu  &  fubfiiîant  hors  de 
lui.  Quoiqu'il  en  foit ,  il  avoit  eu  recours  à 
des  idées-  éternelles ,  à  des  Archétypes  inçréés, 
à  un  monde  purement  intelleduel  ,  pour 
qu'il  ne  lui  fût  pas  reproché  ,  d'avoir  fait  pro- 
duire à  fon  Dieu ,  fans  la  moindre  idée  de 
ce  qu'il  faifoit ,  Touvrage  le  plus  beau ,  le  plus 
parfait  &  le  plus  complet  qu'on  puifTe  ima- 
giner. 

Si  Dieu  n'a  pas  eu  befoin  ni  de  fon  intelligence 
ni  de  fa  fagefle  ,  pour  ordonner  le  monde  tel 
qu'il  eft*,  qu'a-t-il  fait,  en  le  produifant ,  qui 

T  2 


l^Z  Hîjîoirc  Pliilofophiquc 

n'eût  pas  été   fait,  ou  par  une  force  motrice 
aveugle,  ou  par  un  téméraire  concours  d'ato- 
mes? C'efi  ce  que  les  Epicuriens  favoient  bien 
dire,   quand  ils  fe   retranchoient  fur  l'impuif- 
fance  où  les  Dieux  auroient  été  de  fe  figurer 
le  monde    tel   qu'il  exiile.  »   D'où    les  Dieux , 
»  dit   l'éloquent  Interprète    d'Epîcure ,  ont-ils 
»  tiré  le  modèle  de  la  création  de  l'Univers , 
1)  &  l'idée  même  de   l'homme,  fans  lefquels 
»  ils    ne    pouvoient    concevoir    clairement   le 
3>  projet  qu'ils  vouloient  exécuter?  Qui  leur  a 
»  fait   connoître   lés    qualités   des    arômes ,  & 
»  ce  que  peuvent   leurs  différentes  combinai- 
7>  fons ,  finon  la  marche  même  de  la  nature? 
j>  Car,  depuis  une  infinité  de  fîecles,  les  élé- 
3)  mens  innombrables  de  la  matière,  frappés 
3>  par  des  chocs  étrangers ,  entraînés  par  leur 
»  propre   poids ,  fe   font   mus    avec  rapidité , 
3>  fe  font  affemblés  de  mille  façons  diverfes 
3/ ont  enfin  tenté  toutes  les  combinaifons  pro- 
'  »  près  à  former  des  êtres  ,   de  forte  qu'il  n'efî 
^  7>  pas  furprenant  qu'à  la  fiii  ils  aient  rencon- 
"^  ji  tré   l'ordre    &  les  mouvemens ,  dont  notre 
">>  monde   ei!    le   réfultat ,  &    qui    le    renou- 
»  vellent  tous  ,  les   jours.     (  Xiv.    V,   de  Lu- 

crece.  ) 

Ainfi  donc,  dans  le  fyfîéme  d'Epîcure,  les 
Dieux  n'ont  pu  créer  le  monde ,  parce  qu'ils 


de  la  Religion.  293 

n'ont  pu  s'en  former  un   modèle ,   &  c'efl  à 
fon  exiftence  qu'ils  en  doivent  l'idée  qu'ils  ont, 
comme  vraifembîablement  ils  doivent  à  cette 
exigence  la  leur  propre.  Au  défaut  des  Dieux, 
ce  font  les  élémens  innombrables  de  la  ma- 
tière qui  font  les  vrais   créateurs  de  ce  mon- 
de. De  leurs  chocs  infinis  &  de  leurs  combi- 
naifons  tant  de  fois  effayées,  il  eft  enfin  for- 
ti ,  tout  formé  comme  il  efl ,  par  un  concours 
fortuit  qui,  pour  étonner  la  raifon  ,   n'en  eft 
pas  moins   réel.   Ainfi   Pallas ,  félon  la  fable , 
fortit  autrefois  toute  armée  du  cerveau  de  Ju- 
piter.  Qu'y  a-t-il  en  cela  de  plus  prodigieux, 
que  de  le  laifTer  échapper  au  hafard  des  mains 
d'une   nature ,   intelligente ,    fi    vous    voulez , 
mais  aveugle  fur  ce  qu'elle   va   produire  ,  & 
étonnée  elle-même  de   fon   propre   ouvrage? 
Telles    étoient  les    dii^cultés    qui    fe   préfen- 
toient  à  l'efprit  de    Platon  ,   &  qui  lui  firent 
imaginer  ces  idées  éternelles ,  &  ces  archéty- 
pes incréés ,  pour  diriger  dans    {qs    opérations 
le  Demiourgos ,  ou    l'Archltede    de  l'Univers, 
Lorfque  Virgile,   dans   la   plus  belle  Verfi- 
fication    du   monde  ,   repréfenta  dans  fon  VI. 
Livre   de  l'Enéide  fon   Héros   defcendant  aux 
Enfers;   qu'il   y  peignit  le  noir  Tartare  &  la 
douce    lumière    de    l'Elifée  :  ici   les   difTérens 
fupplices  des  méchans ,  &  là  le  bonheur  inal- 

T  3 


2-94  Hijloirc  Fhïlofophiquc 

térabîe  des  gens  de  bien ,  qu'il  chanta  les 
glorieufes  deftinées  de  la  pofléiité  d'Enée  ; 
penfe-î-on  que  ce  Poète  eût  vu  tout  ce  fpec-"^ 
tacle  peint  fi  vivement,  qu'on  croit  moins  en 
lire  la  defcription  que  le  voir  lui  même  >  Non , 
fans  doute,  nous  favons  que  ces  admirables 
fixions  font  l'ouvrage  de  l'efprit.  Les  difFérens 
traits  qui  les  compofent ,  font ,  il  efl:  vrai , 
répandus  dans  la  nature  ,  mais  c'eft  l'imagi- 
nation qui  les  réunit ,  qui  les  arrange  ,  qui 
les  annoblit  &  qui  forme  le  tableau. 

Cette  aélivité,  par  qui  l'efprit  humain  ré- 
fléchit fur  fes  fentimens ,  ou  fur  fes  fenfations , 
les  compare  &  en  connoît  les  rapports ,  la 
refuferions-nous  à  l'Intelligence  fupréme  ;  & 
cette  aftivité  ne  lui  fait-elle  pas  voir  en  elle- 
même  tous  les  êtres  pofTibles  ?  Son  effence 
étant  infinie  ,  elle  renferme  à  coup  fur  toute 
la  réalité  dont  une  fubfiance  efl  capable;  les 
êtres  bornés  n'ont  donc  aucune  réalité  qui  ne 
foit  en  effet  dans.  l'Être  néceffaire  ;  &  cet 
Être  ,  doué  de  l'a6livité  qui  compare  ,  qui 
réunit  ,  qui  arrange  les  idées  ,  la  laiffera-t-il 
oifive ,  ou  plutôt  ne  fexercera-t-il  pas  à  con- 
noitre  dans  fon  effence  toutes  les  différentes 
manière  d'exifler,  &  par  conféquent  tous  les 
êtres  particuliers  ,  fans  excepter  même  les 
corps,  qui,  quelque  fentiment  que  l'on  prenne 


de  la  Religion.  29^ 

fur  la  nature  de  leurs  élémens,  ne  font  qu'une' 
multitude  de  forces  bornées ,  que  Dieu  a  pu 
voir  dans  fa  propre  force  ,  parce  qu'elle  eft 
infinie ,  &  qu'il  connoît  les  différentes  maniè- 
res dont  la  force  peut  agir?  Ainli  qu'un  Géo- 
mètre voit  fur  une  table  ,  dont  la  furface  eft 
uniforme  ,  toutes  les  figures  poffibles  ;  qu'un 
Peintre  apperçoit  mille  tableaux  divers  fur  la 
toile  qui  doit  recevoir  fes  couleurs  ;  qu'un 
Statuaire  démêle  dans  un  bloc  de  marbre  les 
Dieux  &  les  Héros ,  que  fon  doéle  cifeau  va 
en  faire  éclore  ;  Dieu  ,  s'il  eft  permis  de  com- 
parer les  grandes  chofes  aux  petites,  de  l'im- 
menfité  de  fes  regards  parcourt  plus  rapide- 
ment que  l'éclair  fon  effence  infinie  ,  dans 
laquelle  fon  intelligence  peint,  pour  ainfi  di- 
re ,  tous  les  êtres  bornés ,  &  defline  tous  les 
mondes  poffibles. 

Le  Timée  de  Platon,  le  plus  beau  &  le 
plus  riche  de  fes  Dialogues ,  n'ell:  que  le  dé- 
veloppement des  idées  de  ce  Philofophe,  dont 
il  a  corrompu  la  fimpliciré  par  les  ornemens 
dont  il  a  voulu  le  parer  Se  l'embellir.  Crainte 
de  nous  égarer  dans  ce  labyrinthe ,  prenons  le 
fil  que  nous  offre  Plutarque  qui  a  travaillé  à 
rendre  intelligible  la  penfée  de  fon  Maître. 
»  Suivons  Platon,  &  difons  poétiquement  avec 
»  lui ,  que  le  monde  efl  né  de  Dieu  ;  car  le 

T  4 


1^  Hijîoirt  Fhilofuphtquc 

»  monde  eft  le  plus  parfait  de  tous  les  ouvraf- 

»  gts^  &  Dieu  le  plus  excellent  de  tous  les 

»  Ouvriers.    Ueflence    &  la    matière   dont  le 

»  monde  a  été  engendré  ,  n'a  pas  été  engen- 

r>  drée  elle-même  (  voilà  Véttrnïît  de  la   ma- 

»  ticrt  )  ;  mais  elle  a  été  foumife  à   l'Artifte  , 

»  pour  être  difpofée  &  ordonnée  par  lui ,    & 

»  perdre  fa  reffcmblance ,  autant   qu'il    feroic 

»  pofïibîe  (  voilà  les  idées  divines  )   :  Ainfi  le 

»  monde  n'a  pas  été  fait  de  ce  qui  n'étoic  pas , 

3»  mais    de  ce  qui  n'étoit  pas  bien ,   &   aufïî- 

y>  bien  qu'il  pouvoit  être  ;  de  même  qu'on  fait 

>->  une  maifon  ,  un   habit ,   une   ftâtue.    Avant 

»  la  naifTance  du  monde ,  c'étoit  le  cahos  & 

5î   la  confufîon.  Ce  cahos  n'étoit  pas  fans  qucl- 

»  que  efpece  de  corps  ,  ni  fans   mouvement , 

»  ni  fans  ame  :  mais  ce  corps  étoit  fans  for- 

»  me  &  fans  confîftance  ;  ce  mouvement  étoit 

»  fans  règle  &  fans  raifon  ;    c'étoit  le  défor- 

»  dre  d'une  ame  emportée  par  une  force  aveu- 

»  gîe.  Dieu  n'a  pas  fait  corps  ce  qui  étoit  cor- 

»  porel  ,    ni    ame  ce   qui  n'étoit   pas  animé  • 

»  comme  le    Muficien  qui  compofe   les    me- 

»  fures  &   le  chant,  ne    fait  ni   les  fons,    ni 

»  les    mouvemens  ,  &    qu'il    fc    contente    de 

»  mettre  l'harmonie  dans  les  fons ,  &  les  in- 

»  terv^aîles  fymmétriques  dans  le  mouvement. 

p   De-méme  Dieu  n'a  pas  donné  au  corps   la 


dt  la  Religion.  297. 

»  tangibilité,  ni  rimpénétrabilité,  ni  à  Tame, 
»  rimagiiîative  &  Padivité  (  voilà  les  deux 
»  dualités  aciives  dt  la  matière  ,  le  mouvement 
»  Ê?  les  imaginations  confufes.  )  Mais  ayant 
»  pris  ces  deux  principes,  l'un  opaque  &  non 
»  figure  ,  l'autre  aveugle  &  emporté,  tous  deux 
»  imparfaits  &  indéterminés  ,  il  les  a  fournis 
»  à  l'ordre,  à  rharmonie;  il  les  a  rendus  beaux, 
»  réguliers  ,  uniformes ,  comme  fes  idées ,  & 
3>  en  a  formé  un  animal  parfait,  qui  eft  le 
»  monde.  «  (  Diog,  Laé'r,  donne  le  même  ex- 
pofé.  ) 

Paflbns  à  la  compofition  de  l'Ame  du  mon- 
de ,  que  Dieu  fait  chez  lui  précifément ,  com- 
me dans  Timée  ,  en  mêlant  une  partie  de  lui- 
même  ,  ou  de  fa  raifon  éternelle  ,  toujours 
pure  ,  toujours  fainte  ,  dans  une  portion  de 
l'Ame  brute  du  fécond  principe.  »  Les  effets 
3>  de  ce  mélange  ,  dit  Plutarque ,  font  fenfi- 
»  blés  dans  toute  la  nature,  &  fur-tout  dans 
»  l'homme.  On  voit  dans  fa  partie  brute  les 
»  mouvemens  défordonnés  ;  &  dans  fa  partie 
»  raifonnable  ,  les  mouvemens  réguliers  ;  dans 
)>  fa  partie  fenfitive ,  la  nécefîité  ;  dans  fa  par^ 
y>  tie  intelligente  ,  la  liberté.  ...  On  y  voit 
»  les  combats  du  vice  contre  l'honnêteté,  du 
3>  plailir  contre  la  douleur  ;  les  tranfports  des 
»  amans ,  leurs  frémiffemens  \  enfin  les  con- 


298  Hiflom  Philqfophïquc 

7>  trariétës  du  penchant  &  de  la  raifon  :  tou- 
»  tes  preuves  que  notre  ame  eft  un  mélange 
»  d'un  principe  divin ,  fupérieur  aux  pafTions , 
»  &  d'un  principe  mortel ,  qui  en  eft  l'ef- 
7>  clave.  ...  La  nature  qui  remplit  le  Ciel  , 
3>  n'eft  pas  même  exempte  de  ces  contrarié- 
»  tés.  Elle  eft  emportée  aujourd'hui  d'un  coté , 
j>  par  la  fupériorité  a6luelle  du  principe  d'or- 
al dre  qui  gouverne  les  êtres  céleftes  ;  mais 
»  il  viendra  un  moment  (  qui  eft  déjà  arrivé 
»  plufîeurs  fois  )  où  le  principe  intelligent  , 
»  s'oubliant  lui  -  même  ,  par  une  forte  d'en- 
»  gourdilTement  &  de  léthargie  ;  le  principe 
»  lié  d'origine  &  d'habitude  avec  le  corps  , 
5>  reprendra  l'empire  &  fera  tourner  le  monde 
»  d'une  autre  forte ,  jufqu'à  ce  que  le  prin- 
»  cipe  d'ordre,  reprenant  encore  fa  fupério- 
»  rite  ,  &  fe  ranimant  par  la  vue  du  modèle 
»  divin  ,  le  rétablifTe  dans  fa  première  régu- 
D  larité.  « 

Il  eft  aifé  de  juger  par  cet  Extrait  de  k  doc- 
trine de  Platon,  qu'il  n'avoit  pas  des  idées 
bien  nettes  fur  la  fpiritualité  de  l'ame  ni  mê- 
me de  Dieu.  Dans  fa  manière  de  penfer,  l'a- 
me raifonnable  ne  différoit  de  l'ame  matérielle 
que  du  plus  au  moins  ;  c'étoit  feulement  une 
matière  plus  fpiritualifée.  Au  lieu  de  plufieurs 
âmes,  il  n'en  admettoit  qu'une,  mais  corn* 


dc^  la  Religion.  299 

pofée  de  pîufieurs  parties.  L'une ,  qui  éroit  le 
fiege  du  fentiment ,  ëtoit  purement  matérielle; 
l'autre ,  qui  étoit  le  fiege  de  la  raifon ,  étoit 
l'entendement  ;  la  troifîeme  ,  imaginée  pour 
fervir  de  lien  aux  deux  autres,  étoit  un  efprit 
mêlé  de  la  fubftance  divine  &  de  la  fuhflance 
brute.  Ce  fyftéme ,  qui  fuppofe  que  la  matière 
fent  &  penfe  ,  efl- ,  fans  doute  ,  fiux  ;  mais  au' 
moins  il  n'efl  pas  expofé  aux  difficultés ,  dont 
feroit  fufceptible  celui  qui  fuppoferoit  dans 
l'homme  deux  principes  différens  par  leur  na- 
ture,  dont  chacun  auroit  à  part  Tes  fenfations; 
enforte  que  dans  le  même  il  y  auroit  deux 
moi  y  deux  perfonnes ,  qui  n'ayant  rien  de 
commun  dans  la  manière  de  fentir  ,  ne  fau- 
roient  avoir  aucune  forte  de  commerce  ,  & 
dont  chacune  ignoreroit  abfolument  ce  qui  fe 
pafTe  dans  l'autre.  Le  même  principe  qui  fent, 
doit  penfer  dans  l'homme  ;  &  c'efl  s'engager 
dans  un  défilé  d'où  l'on  ne  peut  fortir ,  que 
d'imaginer  l'homm.e  double,  en  raifon  de  deux., 
principes  dont  on  le  compoferoit ,  &  qui  fe- 
roienc  autant  différens  par  leur  nature  que  con- 
traires par  leur  aftion.  Les  pafîjons  &  les  er- 
reurs,  torrent  impétueux  qui  nous  entraîne  fi 
loin  de  nous,  ont  leur  fiege  dans  le  lieu  même 
ou  règne  une  lumière  pure  qu'accompagnent  le 
calme  &  la  férénité ,  &  qui  efl  une  fource  fa- 


joo  HiJIoîre  Philofophiquc 

luraire  dont  émanent  la  fcience,  la  raifon,  la 
fagefle.  C'eft  la  même  ame ,  qui  tantôt  gour- 
mande le  corps  ,  &  qui  tantôt  fe  laiffe  domi- 
ner par  lui,  en  laiflant  prendre  aux  fens  trop 
d'empire  fur  fa  raifon. 

Platon  avoit  tiré  de  l'Ame  du  monde  les 
Génies,  les  Démons  &  nos  Ames.  En  faifant 
exécuter  par  les  Génies  &  les  Démons  ,  les 
détails  de  PUnivers,  il  crut  par-là  juftifier  la 
Providence  fur  les  maux  qui  le  remplifTent.  Ce 
Philofophe  étoit  fans  contredît  un  grand  hom- 
me; mais  dans  la  nuit  obfcure  où  il  marchoit 
avec  les  anciens  Fhilorophes,  il  eut  avec  eux 
le  fort  de  fe  contredire.  Leurs  ouvrages  en 
général  font  pleins  de  contradidions.  Ce  devoit 
être  naturellement  îe  fort  des  premiers  Méta- 
phyficiens.  Il  faut,  ou  les  fuppofer  tous  Athées, 
ou  convenir  qu'ils  n'avoient  pas  bien  apperçu 
toutes  les  conféquences  de  leurs  principes.  De 
la  Dodrine  de  Platon  fur  la  Nature  de  Dieu 
&  fur  celle  de  l'Ame,  il  réfukoit  évidemment 
qu'il  n'y  avoit  ni  récompenfes  à  efpérer  ,  ni 
peines  à  craindre ,  après  la  mort.  Lifez  cepen- 
dant fon  Phedon ,  efpece  de  Roman  Philofo- 
phique  ,  vous  y  verrez  le  dogme  des  peines 
&  des  récompenfes  dans  une  vie  à  venir ,  peint 
avec  des  couleurs  fi  féduifantes ,  que  ceux 
mêmes  qui  connoiffoient  les  principes  de  l'Au- 


de  la  Religion.  301 

teur ,  avoient  peine  à  fe  défendre ,  en  le  Hfant  y 
de  renchcinrement  qui  faifiiToit  le  vulgaire  au- 
quel il  ëroit  deftiné.  Tel  eft  le  jugement  qu'en 
porte    un    des   Interlocuteurs    des   Tufculanes. 
)>  Je  l'ai  lu,  dit-il,  &  fouvent;  &  je  ne  fais 
»  comment  il  arrive  que  j'en  conviens,  lorf- 
»  que  je  le  lis  :  mais  cette  perfuafion  s'éva- 
5>  nouit,  dès   que  j'ai  fermé   le  livre,   &  que 
»  je  commence  à  réfléchir  fur  l'immortalité  de 
»  l'ame.  *'  C^tte  pièce,  en  effet,  ef!  admira- 
ble pour  le  âyle  &  pour  la  cômpofirion,  élo- 
quente dans  le  développement  des  idées.  Elle 
captive  l'efprit  par  des  charmes  délicieux;  les 
refforts  du   cc^ur  humain   y  font  remués  avec 
tant  de  dextérité ,  qu'il  falloit  être  aufîi  entêté 
que  l'étoient  les  anciens  Philofophes  du  prin- 
-cipe,  qui  faifoit  de  l'ame  une  portion  de  la 
'Divinité  ,  &  qui  la  rendoit  éternelle   aux  dé- 
pens de  fon  immortalité,  pour  avoir  aimé  mieux 
icn  croire  une  ténébreufe  Métaphyfique  ,  que 
le  fentiment   du  cœur  parlant  avec  tant  d'é- 
loquence. 

L'éternité  de  la  matière  efî  une  erreur,  & 
même  une  erreur  grofîiere;  mais  féparée  des 
"conféquences  que  l'impiété  en  tire,  elle  ne  dé- 
^truit  point  la  Religion.  Si  les  Anciens  ont  ad- 
■mis  un  principe  adif  &un  principe  pafîif,  c'efl 
qu'ils  n'avoient  point  conabiné  toutes  les  per- 


^OZ  Hijlolrt  Philofophiqiie 

ferions  •  avec  ,  l'éternité.  D'ailleurs  ce  fécond 
principe  étoit  une  pièce  qui  entroit  dans  leur 
fyftême  pour  jufîifier  la  Providence.  Ils  ne 
prétendoient  pas  donner  un  égal  à  Dieu  ;  parce 
que  leur  métaphyllque  étoit  différente  de 
îa  nôtre.  Ils  mettoient  une  différence  infinie 
entre  lui  &  la  matière.  Ils  cherchoient  feule- 
ment un  fujet,  fur  lequel  ils  pufTent  rejetter 
la  caufe  des  maux ,  afin  que  la  Divinité  parût 
toute   parfaite,  &  toute  aimable. 

Platon ,  défenfeur  de  Téternité  de  la  matiè- 
re, n'en  croyoit  pas  moins,  en  voyant  l'ordre 
qui  règne  dans  l'Univers ,  à  une  caufe  éternelle 
&  très-fage.  Il  ne  fut  pas  arrêté  par  cette  mé- 
taphyfique  fubtile  ,  qui  pofe  en  principe ,  que 
Dieu  n'ayant  aucun  droit  fur  une  matière  éter- 
nelle &  néceffaire,  n'a  pu  y  établir  en  confé- 
quence  cette  infinité  de  rapports  où  l'efprit  fe 
confond  &  fe  perd,  ni  ce  fyftême  d'être  fi 
confîamment  ordonné.  Il  ne  penfa  pas,  à  la 
manière  de  nos  Métaphyficiens,  que  Dieu  au- 
roit  agi  en  defpote  ,  &  qu'il  auroit  été  plus 
avantageux  à  la  matière,  d'être  foumife  à  un 
mouvement  bizarre  &  irrégulier ,  pour  n'être 
qu'un  tout  informe ,  que  de  l'être  à  un  mou- 
vement ordonné  par  un  Être  intelligent ,  du- 
quel a  réfulté  l'ordre  fenfible  de  cet  univers. 
Ainfi  donc,  à  en  croire  nos  Métaphyficiens, 


de  la  Religlotu  303 

riiarmonie  des  êtres,  &  Tadmirable  concours 
de  chaque  pièce  pour  la  confervation  des  au* 
très,  auroient  été  une  imperfeélion  dans  une 
matière  éternelle ,  précifément  parce  que  Dieu 
les  auroit  introduits  en  elle. 

Platon  avoir  commenté  le  Pythagoricien  de 
Locres  :  Ariftote ,  fon  difcipîe ,  commenta  de 
même  Ocellus  Lucanus  ,  duquel  il  emprunta 
réternité  du  monde  ,  mais  dont  il  fe  dit  le 
premier  Auteur ,  Platon  &  Pythagore  n'étant 
pas  trop  bien  décidés  fur  cet  article  ;  foit  que 
Pouvrage  du  Philofophe  de  Lucanie  fût  tombé 
dans  Poubli ,  foit  qu'il  eût  donné  à  cette  que- 
fiion   une  forme  plus  féduifante. 

La  rudeiTe  des  anciens  temps  femble  refpirer 
dans  l'ouvrage  d'Ocellus,  il  eft  précis  &  dans 
un  genre  auilere  ;  &  comme  c'eft  le  plus  an- 
cien de  tous  ceux  qui  nous  font  reftés  des  Grecs , 
il  eft,  pour  me  fervir  de  l'exprefîion  de  Mr. 
l'Abbé  Batteiix  fon  tradufleur  ,  il  eft  pour  la 
Philofophie,  ce  que  fut  pour  les  Romains  le 
Capitule  couvert  de  chaume ,  où  commença 
la  gloire  de  leur  Empire. 

Ocellus  confondant  le  monde  avec  l'univers , 
il  employa  pour  ceîui-là  les  preuves  d'éternité , 
que  les  autres  Philofophes  employoient  pour 
celui-ci;  &  à  dire  vrai ,  il  paroit  mieux  fuivre 
Panalogie  des  idées.   Tout  fembloit  combattre 


<n 


04  Hijioïrc  Philo fophlqut 


l'éternité  du  monde  ;  on  touchoit ,  pour  aînfî 
dire ,  au  berceau  àQs  Nations  ,  qui  naguère 
venoient  de  fecouer  leur  barbarie,  on  voyoit 
les  premiers  commencemens  des  Arts  &  des 
Sciences.  Ce  fut  un  embarras  pour  les  Philo- 
fophes ,  dont  ils  ne  purent  fbrtir  qu'en  cher- 
chant un  milieu ,  qui  fut  de  faire  l'Univers  éter- 
nel ,  &  de  donner  un  commencement  au  mon- 
de; Ocellus  ^  Tentant  les  inconvéniens  de  cette 
diflinèHon,  crut  trancher  la  difficulté  en  faifant 
le  monde  éternel  aufli-bien  que  l'univers.  L'é- 
ternité de  l'un  fembloit  entraîner  celle  de  l'au- 
tre ;  &  fi  l'on  pouvoir  bien  digérer  la  premiè- 
re, pourquoi  pas  la  ieconde  > 

Si  l'on  objedoit  à  Ocellus  que  l'Hiftoire  Grec- 
-que  ne  remontoit  pas  au-delà  d'Inachus,  Roi 
■d'Argos  ;  il  faut ,  difoit-il,  V entendre  cTune  épo^ 
^iie  prifi  de  quelque  révolution  confidèrahle ,  & 
non  £un  commencement  ahfolu,  VHellade  a  été 
&  fera  plus  dhine  fois  barbare  ,  non-feulement 
par  les  irruptions  &  les  établifjemens  des  étran- 
^crers  y  mais  encore  par  le  fait  de  la  nature.  Elle 
rCen  fera  ni  plus  grande  ,  ni  plus  petite  ;  elle 
•paroîtra  nouvelle  aux  hommes  y  &  ne  fera  que 
'tenouvellée. 

Voici  un  des  raifonnemens  fur  lefquels  Ocel- 
lus fondoit  l'éternité  du  monde ,  qui  de  lui- 
-même l'avoit  conduit  à  Dieu ,  &  auroit  détruit 

cette 


irfe  la  Rdigloru  ^o<^ 

luette  éternité  qu'il  donnoit  fi  libéralement  à  ce 
ï^ue  nous  regardons  comme  fon  ouvrage^  s'il 
eût  bien  médité  fur  les  conféquences  qui  ré- 
fultoient  de  fa  manière  de  raifonner.  »  Ce  qui 
»  rend  parfaites  les  autres  chofes ,  dit-il ,  doit 
»  être  parfait  lui-même  \  ce  qui  donne  aux  autres 
»  chofes  l'exiftence  &  la  ftabilité ,  doit  exifter 
»  &  être  fiable  lui-même  ^  ce  qui  donne  l'ordre 
»  &  l'harmonie  aux  autres  chofes,  doit  être  or- 
»  donné  &  harmonique  par  lui-même.  Or  le 
»  monde  eft  la  caufe  de  l'être  ,  de  la  conferva- 
»  tion  &  de  la  perfeâion  des  autres  êtres  ;  donc 
».  il  ell:  par  lui-même  éternel  ,  parfait ,  perma- 
3)  nent  dans  tous  les  temps  ,  &  c'effc  par  cette 
»  raifon  qu'il  conferve  tous  les    autres   êtres.'* 

Vous  qui  voyez  ,  ô  Philofophe ,  une  caufe 
à  qui  il  convient  d'avoir  éminemment  tout  ce 
qu'elle  produit,  l'être,  la  habilité ,  l'ordre ,  la 
perfeâion  ,  donnez  à  cette  caufe  la  liberté ,  & 
vous  trouverez  bientôt  en  elle  un  Dieu  qui  vous 
épargnera  bien  des  embarras  fur  l'origine  de 
l'homme ,  fur  celle  de  tous  les  êtres  organifés  & 
vivants  ;  &  vous  ne  ferez  point  réduit ,  quand 
on  vous  demandera  lequel  a  été  avant  l'autre, 
ou  l'oiieau  ou  l'œuf,  à  les  faire  tous  deux  éter- 
nels. Tandis  que  vous  placez  au-deffus  de  la 
lune  l'habitation  des  Dieux ,  vous  en  recon- 
ïioiffez  donc.  Pourquoi  les  reconnoître  en  pure 

7omc  l  V 


^o6  HiJIoîre  Phïlofophiquc 

perte  ?  Et  lorfque  vous  pouvez  les  employer  à 
la  conitruftion  de  ce  monde ,  qu'avez-vous  be- 
foin  de  recourir ,  pour  ce  merveilleux  ouvrage , 
à  la  nature  &  à  la  difcorde  ,  deux  puifTances 
contraires ,  dont  l'une  engendre  ,  Tautre  détruit 
&  corrompt  ?  D'un  coté  vous  vous  peignez  la 
Nature  fans  celTe  occupée  à  préparer  la  matière , 
la  difpofant  à  fe  foumettre  à  un  plan ,  à  figurer 
fymmétriquement  avec  d'autres  parties  ^  &  de 
Fautre  ^  vous  vous  figurez  la  difcorde ,  fubju- 
guée  plutôt  que  foumife  ,  s'agitant  dans  fes  liens 
par  fa  férocité  originaire ,  &  ne  manquant  ja- 
mais l'occafion  de  les  rompre ,  quand  elle  fc 
trouve  la  plus  forte.  C'eft  ainfi  que  vous  expli- 
quez les  générations  &  les  corruptions  qui  ont 
lieu  dans  le  monde  fublunaire  ,  en  y  faifant  néan- 
moins intervenir  le  foleil ,  qui  par  {qs  allées  & 
fes  retours  ,  change  continuellement  l'air  en 
raifon  du  froid  &  du  chaud  ,  d'oii  réfultent  les 
changemens  de  la  terre  &  de  tout  ce  qui  tient 
à  la  terre.  Ainfi,  dites-vous,  de  ces  deux  par- 
ties ,  l'une  divine ,  toujours  courante ,  &  l'au- 
tre mortelle  ,  toujours  changeante  ,  eft  compofé 
ce  qu'on  appelle  le  monde.  Mais ,  tandis  que 
vous  faites  lutter  enfemble  le  froid  &  le  chaud , 
le  fec  &  l'humide ,  pour  vous  rendre  raifon  de 
ce  qui  maintient  l'harmonie  de  votre  monde 
éternel ,  je  vous  demande  à  vous-même,  qui 


de  la  Religion  ^07 

ti^employez  pour  cet  effet  que  la  matière  ^  les 
qualités,  (i  vous  êtes  bien  sûr  que  la  nature  de 
fon  côté  ne  prenne  pas  des  arrangemens  avec 
elle-même  ,  pour  concilier  toutes  les  forces  , 
pour  les  émouffer  les  unes  par  les  autres 
pour  leur  faire  trouver  la  paix  au  milieu  de 
leurs  combats.  Je  vous  demande  (i  avec  le  temps 
il  ne  doit  pas  réfulter  une  extinction  générale 
de  ces  forces,  détruites  par  l'extin6lion  des  con- 
tre -  forces.  Que  deviendra  alors  ce  monde  éter- 
nel ,  tant  célébré  par  vous  ?  Pour  moi  ,  je  le 
vois  dégénérer  en  une  lourde  maffe  ,  fans  mou- 
vement &  fans  vie.  Employez,  comnue  Phy- 
ficien  ,  j'y  confens ,  les  caufes  méchaniques  ou 
phyfiques  ,  mais  n'oubliez  pas  d'y  joindre  les  cau- 
fes finales ,  fi  vous  voulez  que  le  monde  ne  le 
détruife  point. 

Il  eft  bien  déterminé  qu'Ocellus  attribuoit 
l'organifation  du  monde  à  la  nécefîité  &  au  mé- 
chanirme  ;  d'un  autre  côté  ,  il  n'eft  pas  moins 
décidé  qu'il  reconnoiffoit  un  Dieu,  entre  les 
mains  duquel  il  avoit  remis  le  fceptre  du  monde 
pour  gouverner  les  hommes.  Tâchez  de  con- 
cilier deux  chofes  auffi  oppofées  d'une  manière 
qui  fade  honneur  à  la  raifon  humaine.  Vous 
verrez  chez  tous  les  anciens  Philofophes  cef 
étrange  conflit  d'idées ,  ce  flux  &  reflux  de 
contrariétés  étonnantes  dans  lequel  ils  nageoient  f 

V  2. 


3o8  Hïjiolre  Fhilojbphîguâ 

manquant ,  au  défaut  de  la  révélation ,  d'une 
boufTole  qui  pût  les  conduire  fur  cet  Océan 
d'erreurs.  Qui  avoit  une  plus  haute  idée  de  la 
vertu  &  de  la  divinité ,  que  les  Stoïciens  ?  Ce- 
pendant tout  ctoit  emporté  par  un  deflin  de 
fer,  hommes  &  Dieux.  Et  cetAriflote,  fi  fu- 
blime  en  parlant  de  Dieu ,  ne  le  confondoit-il 
pas  avec  l'Univers  qui ,  félon  toute  apparence , 
lî'étoit  dans  fa  manière  de  penfer  qu'un  au- 
tomate ? 

Platon ,  fon  maître  ,  conduifant  à  fa  fuite  ^ 
l'éloquence,  l'enthoufiafme  ,  la^  vertu ,  l'honnê- 
teté ,  la  décence  &  les  grâces ,  s'étoit  fait  en^ 
tendre  dans  l'obfcurité  des  temples.  Ariftote, 
prenant  une  route  entièrement  oppofée ,  quoiqu'il 
fût  très-éloquent  par  lui-même  quand  il  le  vou- 
loit ,  afîe£la  dans  fes  écrits  phiîôfophiques  un 
ftyle  auftere  qui  n'étoit  que  nerf,  une  précifion 
géométrique ,  une  majeflueufe  obfcurité  qui  re- 
poufToit  les  ignorans.  Il  avoit  introduit  dans 
l'ombre  des  écoles  le  fyllogifme  &  la  méthode. 
En  fe  déclarant  le  défenfeur  de  l'éternité  du 
inonde ,  qu'il  préfentoit  comme  formé  par  les 
qualités  phyfiques  de  fes  principes  compofans , 
&  non  par  l'aftion  de  la  Divinité  ,  il  eut  la 
îiial-adrefTe  d'inlinuer  trop  clairement,  que  la 
Providence  ne  defcendoit  pas  jufqu'au  monde 
fublunaire.  Par  ce  feul  mot ,  il  avoit  renverfé 


de  la  Religion.       ^  309 

les  temples  &  les  autels,  ruiné  le  patrimoine 
des  Prêtres ,  &  troublé  le  Peuple  dans  la  pof* 
fe(fion  de  Tes  idées  les  plus  chères.  Les  chofes 
allèrent  fi  loin,  que  bientôt  après  Arifîote  fut 
obligé  de  fe  réfugier  à  Chalcis  ,  de  peur,  di^ 
foit-il ,  que  la  fuperflition  ne  commit  un  nou- 
vel attentat  contre  la  Philofophie  ;  il  faifoit  al- 
lufion  ,  dit  Elien,  à  la  ciguë  de  Socrate. 

Callifthene  ,  neveu  &  difcipie  d'Ariftote  ^ 
qui  l'avoit  engagé  à  fuivre  Alexandre  en  Alîe, 
avoit  encouru  l'indignation  de  ce  Prince  ,  par 
cette  réponfe  magnanime  qu'il  lui  fit,  lorfqu'il 
fut  interrogé  fur  ce  qu'il  ne  Padoroit  pas  : 
j>  Seigneur ,  vous  êtes  Chef  de  deux  nations  : 
»  l'une  efclave  ,  avant  que  vous  l'eufliez  fou-^ 
»  mife  ,  ne  l'eft  pas  moins  depuis  que  vous  l'a- 
j5  vez  vaincue  ;  l'autre  libre  ,  avant  qu'elle  vous 
^  fervît  à  remporter  tant  de  viâoires  ,  l'efl 
»  encore  depuis  que  vous  les  avez  rempor- 
»  tées.  Je  fuis  Grec  ,  Seigneur  :  &  ce  nom 
»  vous  Pavez  élevé  fi  haut  ,  que  ,  fans  vous 
»  faire  tort ,  il  ne  vous  eft  plus  permis  de  l'a- 
»  vilir.  «  Les  vices  d'Alexandre  étoient  extrê- 
mes y  comme  fes  vertus  :  dans  fa  colère ,  il 
fit  couper  les  pieds  ,  le  nez  &  les  oreilles  à 
Callifthene  ,  ordonna  qu'on  le  mît  dans  une 
eage  de  fçr ,  &  le  fit  porter  ainfi  à  la  fuite  d^ 
l'armée,     • 


310  HiJIoirc  Philofophiquc 

Depuis    l'aventure    de    ce  Philofoplie  ,    qui 
pouvoir  influer  fur  Ton  maître ,  Ariftote  n'étoit 
pas    tranquille  du  côté  de  ce  Prince  ,    à  qui 
d'ailleurs    les   Prêtres   pouvoient    fuggérer  des 
defTeins  funeftes  contre  lui.  En  courtifan  délié 
qui  connoiiïbit  très-bien  les  hommes  ,  &  fur- 
tout  les  Princes  ,    quelque  ulcéré  que  fut  fon 
cœur  contre  Alexandre ,  qui  avoir  fait  mourir 
ceux  qui  lui  avoient  rendu  le  plus  de  fervice , 
&  qui  venoit  tout   récemment  de  fignaler  fa 
cruauté  envers    Callifthene   fon   parent  &  fon 
ami  ,    il  crut  devoir  ménager  un  Prince  tout- 
puiffant.   Alexandre,    de  fon  coté  ,  ne  devoir 
pas  être  fâché  que  les  dehors  fuffent   confer- 
vés.   Ainfi   de  la   part  d'Ariflote   continuèrent 
avec  Alexandre  les  relations,  où  il  lui  rendoit 
compte  de  fes  travaux  philofophiques.  Sur  l'ar- 
ticle des  Dieux  il  ne  convenoit  pas  d'effarou- 
cher la  délicateffe  du  Prince ,  qui  vouloir  être 
le  fils  du  plus  grand  des  Dieux. 
'    Tel  éroit  l'état    des   chofes ,   lorfqu'Ariftote 
conçut  le  projet  d'écrire  au  Conquérant  de  PA- 
{îe,  une  lettre  apologétique  dans  le  fond,  phi- 
lofophique  dans  la  forme ,  où  flattant  fon  or- 
-  gueil  en  lui  foumettant  fes  lumières ,   il  avoir 
deflein  de  montrer  à  fes   ennemis,   qu'il  avoir 
toujours   dans   Alexandre  un  protedleur  &  un 
appui ,  &  oii ,  fans  donaer  aucune  prifc  fur  liai 


de  la  Religion,  ^îl 

comme  Philofophe  ,  il  donnoit  aux  Prêtres  & 
au  peuple  une  efpece  de  fatisfaélion  ,  pour 
éteindre  ou  amortir  leur  refTentiment.  Cette 
lettre  confidërée  fous  ce  point  de  vue  qu'on 
vient  de  repréfenter  ,  étoit  certainement  un 
chef-d'œuvre  de  l'art  &  de  l'éloquence.  En  ef- 
fet ,  il  ne  falloit  pas  moins  que  le  génie  de  cet 
homme  prodigieux  ,  qui  étoit  à  la  tête  &  au- 
deffus  de  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  fav^ans  & 
de  beaux  efprits  dans  fon  fiecle  ,  pour  faire 
d'un  monde  éternel  l'ouvrage  de  Dieu  ;  pour 
faire  defcendre  jufques  fur  la  terre  les  influen- 
ces de  la  Providence ,  fans  fe  mettre  en  con- 
tradiâion  avec  lui-même  ;  enfin  pour  donner 
à  la  Divinité  d'une  main  ce  qu'il  lui  avoit  ôté 
de  l'autre.  Or  tel  eft  l'efprit  de  la  lettre  d'A- 
riftote  à  Alexandre  fur  le  fyftême  du  m.onde. 

Après  avoir  débuté  par  Téloge  de  la  Philo- 
fophie,  on  le  voit  dans  la  fuite  lui  prodiguer 
les  plus  grands  éloges  ,  jufques-là  qu'il  dit 
qu'elle  eft  quelque  chofe  de  furnaturel  &  de 
divin  ,  quand  notre  ame  quittant  la  terre  s'é- 
lève fur  fes  ailes  jufqu'aux  cieux  où  elle  a 
droit  ,  en  vertu  de  fon  origine  célefte  ,  de 
monter  pour  y  rechercher  les  chofes  divines, 
&  pour  les  révéler  aux  mortels.  Ces  chofes 
divines  font  le  grand  fpe6lacle  de  l'Univers ,  h 
capable  dç  ravir  notre  admiration  ,  &  de  nous 

V4 


312  Hijloirc  Phïlofophiqm 

faire  confefTer  l'exiftence  des  Dieux ,  fans  quî 
ce  fpe£lacle  demeure  pour  nous  muet  &  inin^ 
telligible.  Ariftote  nous  le  montre  comme 
maintenu  par  Talion  &  par  le  moyen  de  la 
Divinité  ;  ce  qui  dans  fon  fyftême  s'explique 
très-bien  :  car  ayant  fait  de  TÉther  fon  Dieu  , 
comme  cet  Éther  règne  fur  la  circonférence 
du  monde ,  &  qu'il  le  pénètre  jnfqu'à  un  cer- 
tain point ,  le  monde  fe  trouve  par  cette  acr- 
tion  de  l'Éther  tournant  autour  des  fpheres , 
prefTé,  ferré,  contenu  de  toutes  parts  :  c'eft 
le  fens  d'i  Deo.  Il  eft  encore  affermi  par 
l'aétion  du  même  Éther ,  qui  pénètre  les  fphe- 
res au  moins  jufqu'à  la  lune,  qui  elt  comme 
le  nœud  intérieur  des  membres  de  l'Univers 
entr'eux  :  c'efi  le  fens  de  pcr  Bcum, 

De  quelque  côté  qu'on  attaquât  Ariftote , 
il  tomboit  toujours  fur  fes  pieds.  S'il  avoit  af- 
faire aux  Prêtres  ,  il  leur  oppofoit  fon  Éther, 
être  divin  ,  félon  lui  ,  ou  plutôt  la  Divinité 
même,  contenant  &  preiTant  toutes  les  natu^ 
res  dont  le  monde  efl  compofé  ,  les  enchaî- 
nant les  unes  aux  autres  &  les  empêchant  par 
fon  action  de  fe  difperfer  dans  le  vague  d'un 
efpace  infini.  Le  ramenoit-on  à  l'éternité  du 
monde  qu'il  fe  faifoit  gloire  de  foutenir?  Se^ 
jon  lui  5  les  parties  célefles  ,  de  même  que 
les  fublunaires ,  s'étoient  arrangées  &  placées 


de  la  ReUgÎQîi.  3T3 

en  vertu  de  leurs  qualités  naturelles,  efTéntiel- 
les  ,  éternelles  ,  à  qui  Tadion  de  Dieu  avoit 
cédé  ,  comme  ne  pouvant  rien  contre  la  na- 
ture des  chofes.  Lors  même  qu'Ariftote  fonts- 
noit  le  plus  hautement  l'éternicé  du  monde  , 
il  écrivoit ,  ainfi  que  Cicéron  le  rapporte  dans 
fon  de  naturâ  Deorum  IL  34. ,  que  des  hom- 
mes qui  veproient  tout-à-coup  &  pour  la  pre- 
mière fois,  le  monde  &  l'ordre  admirable  qui 
règne  dans  Tes  parties,  ne  pourroient  s'empê- 
cher de  penfer  qu'il  y  a  des  Dieux  ,  &  que 
ces  merveilles  font  leur  ouvrage  :  hœc  çùm 
vidèrent ,  profeclo  &  ejfe  -Dcos  ,  &  hœc  tanta. 
Optra   Deorum  ejfe  arhitrarentur. 

Il  eft  impofîîble,  fuivant  notre  métaphyfi-^ 
que  moderne  ,  de  voir  autre  choie  dans  cette 
action  de  Dieu  qui  cède  aux  qualités  des 
fubftances ,  auxquelles  elle  ne  fauroit  réfîfter , 
qu'une  a£tion  purement  méchanique,  ou  tout 
au  plus  fpontanée.  Un  Phiîofophe  de  nos  jours 
qui  s'exprimerait  ainfi  ,  feroit  violemment 
foupçonné  d'Athéïfme ,  parce  que  nous  con- 
noiffons  mieux  les  droits  de  la  Divinité.  Quant 
à  l'éternité  du  monde,  Ariilote  trouveroit  plus 
facilement  grâce  devant  quelques-uns  de  nos 
Théologiens,  qiii  penfent  qu'elle  peut  fe  con- 
cilier avec  l'opinion  qui  fait  Dieu  Auteur  du 
monde. 


314  Hijloirc  Philo fopliiquô 

Le  grand  article  fur  lequel  Ariflote  avoit  à 
fe  juftifier ,  c'étoit  la  providence ,  dont  il  avoit 
borné  l'adion  à  la  fphere  de  la  lune.  C'eft  ce 
dogme  hardi  qui  avoit  révolté  le  public  & 
foulevé  contre  lui  les  Prêtres.  Il  n'étoit  pas 
aifé  de  concilier  ici  l'honneur  du  Philofophe, 
avec  l'efpece  de  rétradation  que  les  circonf- 
tances  exigeoient  ,  pour  appaifer  les  efprits  ir- 
rités de  l'atteinte  portée  à  une  dodrine  fur  la- 
quelle ils  prennent  aifément  feu ,  d'autant  qu'on 
ne  fauroit  la  nier,  fans  laifTer  le  vice  impuni, 
&  la  vertu  opprimée  fans  efpoir  de  récom- 
penfe. 

Pour  fatisfaire  aux  plaintes  qui  étoient  par- 
ties de  tous  côtés  ,  Ariftote  crut  devoir  adou- 
cir les  efprits  par  cette  efpece  d'exorde  :  »  Il 
»  eft  plus  fenfé,  plus  décent ,  plus  convenable 
x>  pour  la  divinité  ,  de  penfer  que  cette  puif- 
»  fanée  fuprême,  aiîife  dans  le  ciel,  a  fmipîe- 
»  ment  une  influence  de  confervation  fur  les 
2>  êtres ,  quelque  éloignés  qu'ils  foient  ,  que 
5»  de  la  faire  aller  &  venir  fans  cq(^q  dans  des 
»  lieux  indignes  de  fa  gloire ,  &  de  l'abaifTer 
»  jufqu'aux  détails  du  globe  terreftre  :  détails 
»  qui  font  au-defîbus  même  d'un  homme  un 
»  peu  élevé ,  d'un  Général  d'armée ,  d'un  Ma- 
»  giftrat,  d'un  Chef  de  famille. .. .  Mais  (con- 
9  tinue  Ariftore ,  après  s'être  beaucoup  étendu 


de  la  Rcfigton.  31^ 

y>  fur  ce  lieu  commun  )  il  y  a  autant  de  di^ 
»  férence  entre  le  Dieu  qui  gouverne  le  monde 
»  &  le  grand  Roi ,  qu'il  y  en  a  entre  le  grand 
»  Roi  &  le  plus  vil  des  infedes.  Donc ,  s^'d 
n  eft  au-defTous  de  la  majefté  de  Xerxès  d'exé- 
»  cuter  tout  par  lui-même ,  &  d'entrer  dans  les 
»  détails  de  ce  qui  fe  fait,  on  doit,  à  plus 
»  forte  raifon,  en  difpenfer  la  divinité.   « 

Le  fens  de  toutes  ces  belles  paroles  fe  ré^- 
duit  à  ceci  :  on  m'accufe  d'avoir  dit  que  la 
Providence  ne  defcendoit  pas  jurqu'à  l'homme. 
C'eil  par  refpeft  pour  la  divinité  que  je  ne  l'ai 
pas  dit.  Loin  de  m'en  faire  un  crime ,  on  de- 
vroit  m'en  favoir  gré. 

Un  pareil  raifonnement  feroit  fîfïïé  de  nos 
jours  ,  où  ,  grâce  à  la  révélation,  nous  avons 
une  idée  plus  faine  de  la  divinité.  Si  la  lu- 
mière féconde  du  foleil  qui  verfe  indiftinde- 
ment  fes  rayons  fur  tous  les  objets  ,  ne  perd 
rien  de  fa  pureté  ;  pourquoi  la  divinité  feroit- 
elle  avilie  de  tous  les  détails  dont  s'occupe  fa 
Providence  ;  détails  qui  après  coup  ne  fau- 
roient  échapper  à  l'immenfité  de  fes  regards? 
Craindroit-on  la  fatigue  pour  celui  qui  n'a  qu'à 
vouloir  pour  tout  exécuter,  &  qui  par  fa  puif- 
fance  répandue  par-tout  meut  le  foleil  &  la 
lune ,  fait  circuler  tout  le  ciel  &  conferve  tout 
ce  qui  eft  fur  la  terre  >  En  général  les  Payens 


^j6         Hijloire  Phïlofophlquc 

àvoient  le  défaut  d^humanifer  la  divinité,  & 
de  fouiller  les  portraits  qu'ils  en  faifoient  par 
des  couleurs  empruntées  de  la  domination  des 
Rois.  En  conféquence  de  ces  idées  ,  ils  appli- 
quoient  au  gouvernement  célefte  ce  qui  fe  pra-» 
tiquoit  dans  les  Monarchies  de  la  terre.  Et  par- 
ce que  les  Rois,  invifibles  &  renfermés  dans 
leurs.  Palais  ,  n'abaiffoient  point  leurs  regards 
aux  détails  du  gouvernement,  c'çft  pour  cela 
même  qu'ils  croyoient  de  bonne  foi  honorer 
la  divinité  fupréme ,  en  la  reléguant  dans  le 
Ciel  des  cieux.  Mais  au  moins  Ariftote  devoit-il , 
■à  l'exemple  de  Platon ,  admettre  une  Providence 
adminifirée  ici  bas  par  les  génies  &  les  dé-^ 
nions,  &  alors  il  n'eût  point  révolté  les  ef- 
prits. 

Ces  génies  &  ces  démons  n'étant  point  du 
goût  d'Ariflote  ,  par  la  feule  raifon  peut-être 
que  Platon  en  avoit  rempli  fa  Théologie  ,  force 
lui  fut  de  recourir  à  une  autre  folution.  La 
voici  :  »  Oui,  Dieu  eft  véritablement  le  gé- 
^  nérateur  &  le  confervateur  de  tous  les  êtres, 
5>  quels  qu'ils  foient ,  dans  tous  les  lieux  du 
»  monde.  Mais  il  ne  l'eiî  pas  à  la  manière  du 
j)  foible  artifan,  dont  l'effort  eft  pénible  & 
»  douloureux  ;  il  l'efl  par  fa  puiffance  infinie , 
»  qui  atteint ,  fans  aucune  peine ,  les  objets 
»  les  plus  éloignés  de  lui.  Aflis  dans  la  première 


At  la  ReUglorti  317 

7>  &la  plus  haute  région  de  l'Univers,  au  fom-^ 
5)  met  du  monde  ,  comme  l'a  dit  le  Poète ,  il 
»  fe  nomme  le  Très-Haut.  Il  agit  fur  le  corps 
»  le  plus  voifm  de  lui ,  &  enfuite  fur  les  au- 
»  très  corps  ,  à  proportion  de  leur  proximité , 
»  defcendant  par  degrés  jufqu'aux  lieux  oii  nous 
5>  habitons.  C'efl  pour  cela  que  la  terre  &  tou- 
»  tes  les  chofes  terreftres ,  font  (1  foibles  & 
»  a  inconftantes  ,  fi  remplies  de  trouble  & 
»  de  défordres  ;  parce  qu''elles  font  à  une  dif- 
»  tance  qui  leur  donne  la  plus  petite  part  pof- 
»  fible  à  l'influence  de  la  divinité.  Toutefois 
»  cette  influence  pénétrant  tout  l'Univers ,  la 
3>  région  que  nous  habitons  ,  participe  à  fes 
»  bienfaits,  aufli-bien  que  les  régions  fupé- 
»  rieures ,  qui  toutes  y  participent  plus  ou  moins , 
»  félon  qu'elles  fe  trouvent  plus  ou  moins  éloi- 
»  gnées  du  principe.  « 

Si  les  Prêtres  fe  font  contentés  d'une  pareille 
réponfe  ,  ils  n'étoient  certainement  pas  diffi- 
les  en  raifonnement  ^  &  les  Initiés  aux  myfle- 
res  du  Lycée ,  ayant  de  leur  côté  de  quoi  être 
fatisfaits ,  pouvoient  rire  en  fecret  de  leur  fotte 
crédulité.  Tout  efl:  plein  des  Dieux  ,  leur  di- 
foit-il,  c'eft-à-dire,  de  l'aélion  des  Dieux;  & 
cette  action  ,  quoiqu  afFoiblie ,  defcend  jufques 
à  la  terre.  Que  demandez-vous  davantage?  Hé 
quoi  !  Pouvoient-ils  lui  répondre ,  cette  adion 


3î8  HiJIoîrc  Philofophlque 

qui  s'afFoiblit  par  réioignement ,  eft-elle  bien 
digne  de  Dieu  !  S'il  remplit  également  toua 
les  lieux  de  Ton  immenfité,  il  n'y  en  a  donc 
point  dont  l'ëloignement  puifTe  afFoiblir  fon  ac- 
tion. Quelle  eft  d'ailleurs  cette  aâion  ,  fmon 
une  impreilion  méchanique  de  contrat ,  qui 
ne  fuppofe  ni  intelligence  ni  caufes  finales  > 
Quelle  forte  de  providence  voulez-vous  nous 
faire  appercevoir  dans  une  impreflîon  aveugle 
qui  agit  de  proche  en  proche  par  la  médita- 
tion des  corps  qui  reçoivent  le  mouvement  & 
le  rendent  à  d'autres,  après  Pavoir  reçu?  Vous 
qualifiez  d'être  divin  l'Éther ,  &  vous  lui  prê- 
tez un  mouvement  qui ,  comme  la  chaleur 
&  la  lumière,  va  en  s'affoiblifTant  comme  elles. 
Vous  prétendez  que  notre  terre  ,  étant  fi  loin 
de  l'Éther ,  ou  de  la  divinité ,  n'a  que  la  plus 
petite  part  podible  à  l'influence  du  premier 
moteur  ;  &  c'ell  à  cet  éloignement  de  la  di- 
vinité ,  que  vous  attribuez  ces  alternatives  con- 
tinuelles de  produdion  &  de  corruption,  qui 
qui  fe  font  fentir  à  notre  globe ,  comme  fi 
l'Etre  Suprême  étoit  plus  Dieu  dans  un  endroit 
que  dans  l'autre.  Qu'il  y  ait  un  premier  mo- 
teur qui  imprime  le  mouvement  à  la  matière; 
que  ce  mouvement  aille  de  région  en  région, 
toujours  fe  communiquant  jufqu'aux  -extrémi- 
tés \  que  chacun  des  corps ,  atteint  du  mou- 


de  la  Religion,  319 

vement,  fuîve  une  diredion  particulière,  félon 
fa  configuration  propre  ^  dans  ce  procédé  fim- 
ple  de  la  nature ,  nous  reconnoiffons  les  loix 
auxquelles  elle  s'affujettit  en  refpeâant  le  pou- 
voir de  fon  maître.  Mais  notre  manière  de 
penfer  feroit  injurieufe  envers  le  premier  mo- 
teur ,  fi  pour  imprimer  du  mouvement ,  nous 
penfions  qu'il  eût  befoin  de  fe  mettre  lui-même 
en  mouvement ,  &  que  fon  intelligence  ,  ré- 
fidant  dans  le  mouvement,  allât,  ainfi  que  lui, 
^'afFoiblifiTant  par  degrés.  Nous  avilirions  la  di- 
vinité, fi  la  crainte  ridicule  de  la  voir  dans 
la  mêlée  des  élémens  ,  agitée  fans  ceffe  ,  & 
fccouée  par  les  combats  éternels  de  la  nature 
&  de  la  difcorde ,  nous  la  faifoit  placer  au- 
deffus  du  monde  fublunaire ,  lieux  où  régnent 
la  paix,  l'union  &  par  conféquent  le  bonheur; 
comme  fi  fa  nature  immortelle  pouvoir  éprou- 
ver de  l'altéi-ation  de  ces  combats  divers  de  la 
matière  qu'elle  a  ordonnés  elle-même  pour  le 
maintien  &  l'harmonie  de  l'Univers. 

Dans  le  langage  àts  anciens  Philofophes  la 
matière  première  eft  appelîée  invifible,  parce 
qu'ils  la  confiderent  comme  n'ayant  ni  forme 
ni  figure.  Dd^L  eft  venu  ce  mot  ingénieux  d'A- 
rifiote  :  la  matière  a  trop  de  pudeur  pour  fc 
laijfer  voir  toute  nue;  cefl  pourquoi  elle  ne  fe 
montre  jamais  que  revêtue  de  quelque  forme. 


jio  tJiJioite  Phïlofopkiqué 

Ceux  des  Anciens  qui  n'ont  point  voulu  àt 
rette  matière  première ,  tels  que  Démocrite^" 
Anaxagore  ,  Empedocle  ,  Leucippe  ,  Epicure  , 
Thaïes ,  Heraclite  ,  &c,  y  ont  fubflitué  des 
atomes  réels ,  ou  des  fubftances  déterminées 
dans  leur  efTence  ,  c'eft-à-dire  ,  revêtues  de  tou- 
tes les  qualités  qui  peuvent  déterminer  l'être. 
.C'étoit  le  contrepied  de  la  matière  première. 
Que  d'erreurs  n'a  point  occafionné  le  langage 
divers  de  deux  di£]:ionnaires  fi  différens  1  Les 
Corpufculiftes ,  en  appellant  non- être  la  ma- 
tière première,  ne  donnoient  le  nom  à'etîcs^ 
de  natures^  qu'aux  élémens  déterminés,  &  di- 
foient  en  conléquence ,  qu'il  ne  fe  faifoit  rien 
de  rien  :  niillam  rem  ex  nihilo  gigni.  Les  au- 
tres foutenant  l'affirmative,  difoient  que,  fé- 
lon les  loix  ordinaires  de  la  nature,  il  fe  fai- 
foit quelque  chofe  de  rien ,  .c'eft-à-dire ,  de 
ce  qui  n'étoit  pas  ,  parce  que ,  s'il  eût  été , 
il  ne  fe  feroit  pas  fait  :  il  s'eft  fait,  donc  il 
n'étoit  pas  *,  donc  il  n'étoit  pas  être  ;  donc  il 
n'étoit  rien ,  ou  plutôt  il  étoit  rien.  Ainfi  le 
rien  eft  devenu  un  être  ,  mais  un  être  négatif, 
n'étant  rien  de  tout  ce  qui  eil  déterminé  dans 
fa  nature  ou  fon  elTence  ,  mais  étant  la  ma- 
tière première.  Or  cette  matière  première  qui, 
félon  Ariftote ,  n'a  ni  effence ,  ni  qualité ,  ni 
quantité ,  ni  aucune  détermination  de  l'être ,  & 

qui^ 


de  la  Religion,  321 

qui,  félon  Platon,  doir  être  regardée  comme 
lapuifTance,  la  mère  des  êtres,  la  nourrice,  la 
pâte,  le  fui  et ,  le  récipient,  le  lieu  des  êtres, 
n'exifte     que    par    abflraâion  ,    c'eft  -  à  -  dire  , 
n'exifte  point  :  ce  feroit  le  comble  de  la  dé- 
raifon  ,    fi  de  cet  être  idéal  on  faifoit  éclore 
les  êtres  particuliers ,  les   feuls  vraiment  exif- 
tans  dans  la  nature.  L'efprit  qui  dans  fes  abf- 
jradions    avoit    dépouillé    la  matière,  pour  la 
contempler  dans  un   dénuement  univerfel,  lui 
redonna  des    qualités    pafTageres ,  à  favoir  la 
chaleur  &  la  froideur,  la  féchereiTe  &  Thumi- 
4ité,  deux  contre  deux  ,  &  pour  cela  appellées 
contraires.  Comme  la  matière  n'avoit  pas  im- 
muablement ces  qualités,  &  qu'elle  en  chan- 
geoit,  c'efl  pour  cela  même  que ,  félon  Arif- 
tote,  les  générations  avoient  lieu  dans  les  élé- 
mens  ,    que  le  feu  fe  changeoit  en  air  ,  Tair 
.   en  eau,  &c.  Si  ces  élémens  perdoient  efFec^ 
tivement  leurs  qualités  &   en   acquéroient  de 
contraires ,  il  falloit  de  nécefîité  concevoir  un 
fiijet ,  pu  une  fùbftance   qui  fût  efFedivemenc 
fans  qualité  aucune.  Il  falloit  en  outre  que  les 
qualités,   comme  des  formes  féparables,  puf- 
fent  fe  tranfporter  de  même  d'un  fujet  à  un 
autre;  &  alors  la  matière  devenoit  un  être  à 
part,  &  les  quatre  qualités   des   formes  fub- 
fiflantes ,  qui  alloient  &  venoient  au  gré  de  la 
Tome  l  X 


322  Hijloïrc  Fhilofophiquc 

nature  ,  de  certaines  parties  de  la  matière  â 
d'autres.  Delà  ces  formes  lubftantielîes ,  fî  cé- 
lèbres dans  la  Philofophie  ancienne  &  chez 
\qs  Scholafîiques  modernes,  mais  fi  répugnan- 
tes à  la  raifon  &  fi  fort  combattues  par  la 
faine  phyfique. 

»  Straton ,  qui  eft  appelle  le  Phyficien ,  ne 
»  mérite  pas  qu'on  l'écoute ,  quand  il  dit  qu'il 
3>  n'y  a  point  d'autre  Dieu  que  la  nature  :  & 
»  que  c'eft  le  principe  de  toutes  les  produc- 
»  tions  &  de  toutes  les  mutations  :  qu'au  refte, 
»  elle  n'a  point  de  fentiment  ni  de  forme.  «  C'eft 
ainfi  que  Velleius  raifonne  contre  Straton  dans 
le  bel  ouvrage  de  la  nature  des  Dieux. 

En  voyant  la  mince  barrière  qui  fépare  le 
fyftême  d'Epicure  d'avec  celui  de  Straton,  & 
qui  n'eft  fondée  que  fur  ce  que  l'un  donnoit 
au  hazard  ce  que  l'autre  abandonnoit  à  une 
nécefîité  aveugle  ^  le  premier  attribuant  toutes 
les  combinaifons  à  un  concours  fortuit,  &  le 
fécond  les  dérivant  des  loix  méchaniques  de 
la  pefanteur  &  du  mouvement  :  on  trouve, 
fans  doute  ,  étrange  que  l'Epicurien  Velleius 
ait  fait  entrer  Straton  dans  la  réfutation  qu'il 
fait  des  Philofophes  oppofés  à  fon  maître;  & 
que  Cicéron,  le  faifant  difcourir,  l'amené  à 
prouver  l'exiftence  de  ces  mêmes  Dieux  ad- 
inis  par  Epicure ,  mais  détruits  &  difTous  par 


de  la  Religion.  323 

ks  principes.  Mais  il  faut  croire  que  ce  grand 
maître  n'en  a  ufé  ainfî ,  que  parce  qu'il  a 
voulu  peindre  toute  la  fourberie  de  cette  fedle 
déreflable ,  qui ,  dans  le  fein  même  de  l'A- 
théîfme,  faifoit  femblant  de  reconnoitre  à^s 
Dieux.  Il  y  a  plus  de  franehife  de  la  part  de 
Straton  ,  qui  n'ayant  point  à  les  employer 
dans  la  formation  du  monde ,  qu'il  croyoit 
être  une  fuite  de  mouvemens  &  de  poids, 
leur  refufoit  toute  exiflence. 

Ariftote  ,  en  fuppofant  que  fes  cinq  effen- 
ces  ou  fubftances ,  l'éther,  le  feu  élémentaire^ 
Pair,  l'eau  &  la  terre,  ingrédiens  néceffaires  > 
félon  lui,  dans  la  compofition  du  monde,  ont 
par  elles-mêmes  de  toute  éternité ,  leurs  qua- 
lités avives ,  en  vertu  defquelles  elles  ont  pris 
leurs  pofitions ,  avoit  raifôn  d'en  conclure  que 
le  monde  s'étoit  formé  de  toute  éternité. 

Mais  comment  avec  les  variations  irrégulie- 
res  des  êtres  naiflans  &  mourans  fans  cefTe, 
concilier  cette  éternité  ?  Pourquoi  cette  conf- 
iante uniformité  dans  le  Ciel  comparée  avec 
les  mouvemens  bizarres  auxquels  tout  eft  fou- 
rnis fur  la  terre  ?  La  juftefTe  du  raifonnement 
demandoit  que  l'on  rejettât  alors  cette  éter- 
nité du  monde.  C'eft  aufîi  ce  que  fi:  Straton  5 
&  plus  hardi  qu'Ariftote  fon  maître  ,  après 
avoir  relégué  au  loin  toute  caufe  intelligente^ 

X  2 


3^24  Hijhirc  Philofophiquc 

il  ne  connut  d'autre  Dieu  que  la  Nature ,  prin- 
cipe fpontané,  &  inhérent  à  chaque  parcelle 
élémentaire,  lequel,  fans  autre  fecours  que  la 
diverfité  des  poids  &  des  mouvemens,  &  le 
hazard  des  rencontres ,  avoit  compofé  cet  Uni- 
vers avec  toutes  les  efpeces  qu'il  comprend. 

Mais  d'où  naifToit  ce  mouvement  ?  d'une  ef- 
pece  de  vitalité,  que  Straton  nous  repréfente 
comme  un  effort,  une  forte  d'amour,  de  de- 
fir  vague,  d'inquiétude  fourde,  par  laquelle  un 
corpufcule  cherche  à  s'unir  avec  un  autre  cor- 
pufcule.  Ces  termes  auxquels  l'efprit  ne  fau- 
roit  attacher  aucun  fens ,  &  qui  peuvent  être 
regardés  comme  les  derniers  efforts  d'une  rai- 
fon  qui  fe  débat  vainement  contre  l'exiflence 
d'une  caufe  intelligente  ,  ont  été  accueillis  de 
nos  jours  comme  un  fouîagement  pour  l'efprit 
qui  ne  defire  rien  tant  que  d'être  matériel.  On  a 
heureufement  trouvé  de  nos  jours ,  d'après  Stra- 
ton ,  qu'il  n'y  a  dans  la  nature  que  des  êtres 
fenfitifs  ,  &  que  la  feule  différence  qu'il  y  a 
entre  un  homme  &  une  pierre ,  c'efî  que 
l'homme  eft  un  être  fenfitif  qui  a  des  fenfa- 
tions ,  &  la  pierre  un  être  fenfitif  qui  n'en  a 
pas.  Si  dms  cet  arrangement  de  la  Philofophie 
Stratonicienne ,  renouvellée  de  nos  jours ,  les 
pierres  ont  acquis  du  fentiment ,  l'homme  ea 
revanche  a  perdu  fon  ame.  Réduit  au  feul  fen- 


de  la  Religion.  32^ 

tîment,  on  ne  veut   plus  qu'il   penfe,  &  il 
n'eft  plus  qu'un  être  purement  paiïif. 

Straton  auroit  pu  corriger  &  rendre  moins 
choquant  fon  fyflême ,  en  faifant  attacher  par 
Dieu  aux  difrerentes  parcelles  de  la  matière 
cette  vitalité  qui  les  poufTe  à  s'unir  avec  d'au- 
tres ,  &  à  s'organiier  félon  \qs  plans  tracés 
dans  la  nature  même  des  élémens.  Cette  idée 
reviendroit  à-peu-près  aux  natures  pîaftiques  de 
Cudworth.  Ces  caufes  non  intelHgentes  qui 
félon  le  Phiîofophe  Anglois ,  opèrent  de  ii  bel- 
les chofes  dans  les  graines  &  les  femences  des 
plantes  ainfi  que  dans  les  germes  àts  ani- 
maux ,  ont  été  formées  par  les  mains  de  Dieu 
même ,  par  ces  mains  qui  ont  produit  les  in- 
venteurs de  machines  &  d'automates  capables 
de  produire  eux-mêmes  des  efFets  qu'on  feroit 
tenté  d'attribuer  à  une  caufe  intelligente. 

Zenon ,  le  chef  des  Stoïciens ,  reconnoifToit 
un  Dieu ,  dont  Bal  bus  attefte  avec  tant  d'élo- 
quence chez  Cicéron  l'exilience  ;  &  quoiqu'il 
le  conçût  fous  l'idée  de  feu,  il  ne  le  re-^ar- 
doit  pas  moins  comme  une  fubftance  intelli- 
gente &  douée  de  tous  les  attributs  propres  h 
refprit.  Ce  feu  ,  Dieu ,  félon  Zenon  ,  étoit  un 
feu  Artifte,  travaillant  avec  méthode,  progrc- 
dlcns  via  ,  comme  dit  Cicéron  dans  les  maté- 
riaux mêmes ,  par  des  caraderes  à  -  peu  -  prés 

X  3 


326  Hijloirc  Phllofophîqat 

femblables  à  ce  que  l'on  voit  dans  les  femen^ 
ces  àts  plantes.  Il  étoit  donc  dirigé  par  des 
'  raifons  féminalcs  ,  qui  n'exiftoient  dans  fon  ef- 
prit,  ni  comme  modèle  idéal  de  ce  qui  s'exé- 
cutoit  au  dehors ,  ni  comme  qualités  mécha- 
niques  dans  la  matière,  puifque,  félon  les  Stoï- 
ciens, tout  étoit  feu  dans  la  maffe  primitive, 
avant  qu'elle  eût  pris  la  forme  du  monde.  Où 
ëtoient-elles  donc  ces  raifons  féminalcs  ?  C'eft 
fur  quoi  ils  demeuroient  court ,  quand  on  les 
preiïbit. 

Du  principe  que  le  monde  fe  conferve  par 
les  mêmes  raifons  qui  ont  influé  fur  fa  forma- 
tion, il  réfulte  que  les  raisons  féminaîes  ^  quel- 
les qu'elles  foient,  continuent  à  être  les  ou- 
vrières du  monde.  La  Terre,  félon  les  Stoï- 
ciens, ne  s'eft  placée  au  centre  que  par  la  rai- 
fon  féminalc  de  fa  gravité  relative ,  de  même 
que  Péther ,  qui  q^l  la  fubftance  de  Dieu ,  ne 
s'efl  répandue  autour  du  globe  qu'yen  vertu  de 
fa  fubtilité  &  de  fa  finefle  relatives. 

Ce  qui  dégrade  le  Dieu  des  Stoïciens,  c'eft 
qu'il  n'eft  point  l'Auteur  de  la  nature,  mais 
qu'il  en  fait  feulement  partie  ;  il  eft  lui-mê- 
me foumis  au  deftin ,  &  entraîné  dans  les  ré- 
volutions périodiques  de  cette  caufe  aveugle. 
Ses  idées  n'ont  eu  aucune  influence  de  caufa- 
lité  dans  la  produâion  du  monde  :  tous  les 


àc  la  Religion,  527 

êtres,  fans  ^excepter  lui-même,  font  renfer-* 
mes  dans  cette  chaîne  immenfe  ,  infinie ,  qui 
comprend  tous  les  renouvellemens  confécutifs 
àQs  mondes  ;  &  toutes  les  Divinités  ,  à  com- 
mencer par  Jupiter  même ,  leur  Souverain, 
fe  fondent  dans  l'embrâfemenc  général  de  l'U- 
nivers. Séneque ,  en  parlant  de  fon  fage ,  com- 
pare fon  apathie  à  celle  de  Jupiter  qu'il  peint 
dans  CQS  termes  :  qualis  eji  Jovis ,  cum  ,  rcfo^ 
luto  mundo  &  diis  in  unum  confujîs^  paulif- 
per  cejpantc  naîurâ ,  acquicfcit  fibi ,  cogitation 
nihiLs  fuis  traditus.  Il  deviendra  ce  que  de- 
vient Jupiter ,  quand ,  le  monde  étant  décom- 
pofé,  tous  les  Dieux  étant  confondus  dans  la 
malTe ,  la  nature  refte  quelque  temps  immo- 
bile &  fans  adion  :  Jupiter  alors  fe  repofe 
lui-même ,  &  fe  livre  à  ks  penfées. 

»  Son  repos  ,  dans  la  confufion  des  éîémens , 
»  feroit  éternel ,  fon  fommeil  feroit  la  mort , 
)>  fi  la  chaîne  fatale  ne  le  retiroit  pas  du  fond 
j)  de  l'abyme  où  il  eft  plongé  avec  tous  les 
3>  autres  êtres.  Ce  moment  de  délivrance  arri- 
»  ve  apparemment  en  vertu  de  quelque  raifon 
3>  féminalc ,  déterminant  le  deftin ,  ou  déter- 
3)  minée  par  lui.  Il  fe  fait  un  tremouffement 
yi  univerfel  dans  la  maffe  informe  ,  c'ell  la  na- 
»  ture  qui  fait  fes  apprêts  pour  commencer  un 
»  monde  nouveau  :  ex  integro  gcnerabitur,  C7eiî 

X  4. 


328  HtJIoire  PhUqfbphigue 

»  le  réveil  dç  Jupiter.  Le  mouvement  contî- 
»  nue  :  les  principes  les  plus  déliés  s'élèvent 
»  d'un  coté ,  les  parties  les  plus  grofïîeres  fe 
I»  précipitent  de  l'autre  :  toutes  par  la  même 
»  aftion  qui  a  des  effets  différens ,  félon  les  rai- 
»  {ons  féminales  qui  fe  trouvent  dans  les  fujets 
2>  où  elle  eÇk  reçue.  Les  parties  fubtiles  acquie- 
»  rent  par  leur  réunion  &  leur  difpofition  ref- 
»  peélive  la  raifbn  &  Pinteiiigence ,  &  avec 
»  elles  le  fceptre  &  l'empire  de  ce  monde 
»  <  nouveau.  C'eft  Jupiter  formé  &  revêtu  de 
»  fa  gloire,  Dieu  fuprême.  Dieu  unique  qui 
»  s'étend  par- tout,  qui  pénètre  le  corps  du  mon- 
»  de ,  comme  l'ame  pénètre  celui  des  animaux 
»  terreflres ,  fe  formant  lui-même  en  formant 
D  le  monde  ,  agiffarit  fur  le  vafe  qui  le  con- 
»  tient,  comme  le  vafe  agit  fur  lui  :  Mundum 
»  habere  mcntcm^  quœ  &fc  &  ipfumfahrlcatafit,'^ 
(  Hift.  des  Gaules  premières  à  l'art.  Sroïciens,  ) 
Cet  argument  (i  accablant  pour  Straton  ,  à 
favoir  qu'une  caufe  deflituée  de  connoifTance 
îi'a  pu  faire  ce  monde,  où  il  règne  un  fi  bel 
ordre  ,  où  fe  fait  fentir  un  méchanilme  fi  exact, 
où  tout  s'exécute  par  des  loix  de  mouvement 
fi  juRes  &  fi  confiantes  :  cet  argument  entre 
les  mains  des  Stoïciens  s'émoufie  de  lui-même 
par  la  rétorfion  des  Stratoniciens.  Car  sàt  lieu 
de  s'arrêter  au  monde  que  ceux-là  prétendoient 


delà  Religion.  325 

être  l'ouvrage  de  leur  Éther  :  ceux-ci  n'avoient 
qu'à  aller  droit  au  premier  être ,  tel  que  leurs 
Antagoniftes  le  concevoient ,  pour  les  mettre 
en  déroute  &  leur  enlever  leur  Palladium, 

En  effet,  le  Dieu  de  Zenon,  confondu  par 
ce  Philofophe  avec  l'Ether ,  ne  pouvoit  être 
qu'un  afTemblage  de  corpufcules  fort  agités;  il 
falloit  en  conféquence  fuppofer  en  eux  un  certain 
arrangement  &  un  certain  degré  de  mouvement. 
Ce  n'eft  point  à  fa  propre  nature  que  chacun 
d'eux  doit  fon  fite  ,  fa  configuration  &  fes  de- 
grés de  mouvement  déterminés.  Il  faut  donc 
fuppofer  une  caufe  dont  a  dépendu  cet  arran- 
gement précis ,  ce  degré  particulier  de  mouve- 
ment. Or  cette  caufe  a  dû  être  intelligente  ou 
aveugle.  Quelque  parti  que  prît  Zenon  ,  il  prê- 
toit  néceffairement  le  flanc  aux  Stratoniciens. 
Car  s'il  leur  difoit  qu'elle  étoit  intelligente  : 
donc ,  lui  auroient-ils  répondu  ,  il  exifie  avant 
votre  Dieu  un  être  intelligent  qui  l'a  produit 
lui-même ,  &  qui  bien  mieux  que  lui  mérite 
ce  nom  augufte.  Si  la  caufe  étoit  aveugle ,  Ze- 
non retomboit  malgré  lui  dans  la  nature  aveu- 
gle de  Straton.  Car  fi  cette  nature,  de  l'aveu 
de  Zenon  ,  avoit  conflitué  le  plus  parfait  de  tous 
les  êtres  ,  quel  argument  lui  reftoit-il  pour 
prouver  aux  Stratoniciens  que  le  monde  moins 
accompli  n'étoit  pas  fon  ouvrage?  Quelque  chofc 


53 o  Htjioîre  Phllojdphigue 

d'antérieur  au  Jupiter  de  Zenon  faifoit  que  ce 
Dieu  exiftoit.  Ce  n'étoit  point  à  la  nature  de 
fes  élémens  qu'il  étoit  redevable  de  toutes  les 
perfe6lions  dont  il  étoit  magnifiquement  déco- 
ré, mais  à  un  certain  arrangement  de  fes  élé- 
mens mus  avec  tel  ou  tel  degré  de  vîtefTe. 
Mais  quelle  caufe  avoit  préfidé  à  cet  arrange- 
ment ,  à  ce  mouvement  ?  C'étoit  là  où  les  Stra- 
toniciens  prenoient  de  l'afcendant  fur  les  Stoï- 
ciens. Si  elle  étoit  intelligente ,  le  Dieu  des 
Stoïciens  étoit  un  Dieu  hors  d'œuvre ,  affez 
inutile  à  mettre  entre  la  câufe  qui  l'avoit  pro- 
duit ,  &  le  monde  qu'on  lui  faifoit  former  :  fi 
elle  étoit  aveugle ,  comment  avoit-elle  fait  un 
Dieu?  Il  y  a  là  quelque  chofe  de  bien  plus 
abfurde  que  dans  le  fyftéme  de  Straton  ,  où 
une  nature  aveugle  ne  forme  tout  au  plus ,  par 
l'imprefiion  de  fes  loix  méchaniques ,  des  âmes 
comme  les  nôtres. 

Toutes  les  chofes  étant  bien  ordonnées  dans 
!e  monde  ,  le  moyen  de  priver  d'intelligence 
!a  caufe  de  cette  belle  ordonnance  !  mais  fera- 
t-elle  intelligente  fans  volonté  '^.  6c  fi  elle  eft 
douée  de  volonté ,  manquera-t-elle  de  la  liberté 
du  choix?  Tous  ces  attributs  fe  trouvant  en- 
chaînés les  uns  aux  autres ,  les  Stoïciens  les  ad- 
mirent dans  leur  Dieu ,  quoique ,  dans  le  fait , 
ils  lui  fuffent  aflez  inutiles  pour  la  formation 


de  la  Religion.  33  î 

&  îa  confervation  de  l'Univers ,  qui ,  comme 
Jupiter  prend  fa  fource  dans  le  deftin,  Divi- 
nité brute  &  aveugle ,  telle  que  h  nature  de 
Straton. 

Les  Stoïciens ,  après  avoir  épuré  les  préjugés 
de  leur  éducation  philofophique ,  les  avoient  mis 
au  ton  du  fyftême  vulgaire.  Ceft  par  des  incon- 
gruités ,  &  par  des  inconféquences ,  comme  dit 
Bayle  ,  qu'ils  fe  rapprochèrent  de  Torthodoxie. 
S'ils  avoient  bien  fuivi  leur  pointe  ,  ils  auroient 
parlé  de  Dieu  moins  noblement  qu'ils  n'ont 
fait.  Si  par  cet  heureux  égarement  ils  font  en- 
trés dans  la  Religion,  ce  n'eft  pas  à  dire  qu'un 
efprit  qui  veut  raifonner  jufte ,  ne  voie  bien 
qu'on  ne  doit  pas  les  fuivre  jufques-là. 

L'Athéïfme  de  Straton  avoit  été  enfevcli  avec 
lui  dans  fa  tombe ,  moins  heureux  que  celui  d'E- 
picure;  car  non-feulement  ce  dernier  eut  de 
l'éclat  dans  îa  Grèce,  mais  il  eut  auffi  fes  par- 
tifans  à  Rome ,  fur-tout  depuis  que  Lucrèce  eût 
forcé  la  langue  Latine  à  exprimer  les  idées  de 
ce  Philofophe,  &,  ce  qui  attira  l'admiration  des 
Romains  ,  à  les  exprimer  en  vers. 

Une  matière  infinie  nageant  dans  un  vuide 
infini ,  des  atomes  doués  d'une  force  intrinfe- 
que,  différemment  figurés  dans  l'efpace  &  le 
figurant  lui-même  diverfement  ,  félon  qu'il  a 
plu  au  hazard   de  l'ordonner;  un  mouvement 


33  2^  Hijloirc  Philofophique 

de  chute  ou  de  pondération  ,  qui  emporte  les 
atomes  ,  fans  le  concours  d'aucune  adion  étran- 
gère,   dans    un  efpace  où  il  n'y  a  ni  haut  ni 
bas ,  ni  caufe  déterjjiinante  \  un  mouvement  de 
pondération  ,  dont  la  diredion  n'eft  point  pa- 
rallèle ,    mais  un  peu  convergente  ;  un    vuide 
infini  dans  la  nature  ,  quoiqu'il    n'y  ait  point 
d^efpace  fans  corps ,    comme  point   de  temps 
fans   évenemens  fucceflifs;   différentes  efpeces 
d'êtres  éclofes  d'abord  fans  femences  de  la  com- 
binaifon   des  atomes,  &  réduites  maintenant  à 
ne  fe  perpétuer  que  par  des  femences  *,  deux 
atomes ,  incapables  de  fentiment  chacun  en  par- 
ticulier ,    en  devenir  fufceptibles  ,  voir  naître 
en  foi  la  penfée  &  le  raiibnnement ,  par  l'adion 
de    leur  contrat  ;  l'ordre ,  la  beauté  ,  l'harmo- 
nie ,  la  magnificence  de  l'Univers  ,  être  le  ré- 
fulrat   d'un   méchanifme  aveugle ,  l'effet  d'un 
coup  de  dez  heureux  ;  notre  ame  n'être  qu'un 
réfultat  d'atomes,  un  entrelacement  de  corps 
très-fubtils ,  répandus  dans  cette  portion  orga- 
îiifée  de  matière   fenfible    que  nous  appelions 
îiotre  corps,  raffemblés  par  le  hazard  &  defti- 
nés  à  fe  rompre  au  bout  d'un  certain  temps, 
par  les  loix  effentielles  de  la  Nature  ;  la  pen- 
fée ,  la  mémoire ,  le  raifonnement ,  l'amour  ,  la 
haine  ,  fortir  d'un  être  qu'on  ne  fauroit  défi- 
nir ,  &  dont  tout  ce  que  l'on  fait  de  plus  cer* 


de  la  Religion,  533 

tain,  c'eft  qu'il  eft  quelque  chofe  d'approchant 
d'un  fouffle  de  flamme ,  tenant  tout-à-la  foiâ 
de  la  nature  de  l'air  &  de  celle  du  feu;  enfin 
notre  efprit  être  un  rezeau  d'atomes  dont  le 
tiflli  fin  &  délicat  fubfifte  autant  que  la  bonne 
conftitution  du  corps  :  tels  font  les  principes  de 
la  Philofophied'Epicure  ,  qui  parurent  à  ce  Phi- 
lofophe  afîez  lumineux  ,  pour  arracher  aux  Dieux 
le  fceptre  du  monde,  &  pour  ofer  fur  un  pivot 
aufïi  fragile  faire  tourner  toute  la  conduite  de 
fa  vie.  ,' 

Epicure  crut  devoir  faire  marcher  fa  méta- 
phyfique  avant  fa  morale.  Avant  de  rien  fta- 
tuer  fur  la  volupté  ,  &  de  fubordonner  les  ver- 
tus aux  plaifirs  ,  il  voulut  favoir  à  quoi  s'en 
tenir  fur  la  nature  de  la  Divinité  &  de  fes  at- 
tributs, fur  celle  de  notre  ame  &  de  fes  pro- 
priétés. »  Si  nous  n'avions  point ,  difoit  -  il , 
»  d'inquiétude  fur  ce  qui  fe  pafTe  au-defTus  de 
3)  nos  têtes ,  ni  fur  la  mort  &  {es  fuites ,  &  que 
5>  nouspullions  connoître,  fans  laphilofophie, 
»  où  doivent  s'arrêter  nos  plaifirs  pour  ne  point 
»  le  changer  en  douleur ,  nous  n'aurions  que 
»  faire  d'étudier  la  Philofophie/' 

Puifque  la  morale  d'Epicure  préfuppofoit  une 
connoifTance  des  Dieux,  pour  favoir  s'il  faut 
craindre  leur  vengeance  ,  &  même  de  l'ame  , 
pour  être  infiruit  des  fuites  de  la  mort-,  ce  qu'on 


334  Hijloirc  Phllofophique 

peut  afTurer  bien  hardiment,  c'eft  que  la  vertu 
n'étoit  point  fon  objet  :  car  pour  une  ame  im- 
mortelle ,  qu'avoit-elle  à  craindre  des  Dieux , 
vengeurs  du  vice  ,  (i  l'on  étoit  jufte  ,  prudent , 
modéré  ,  armé  de  force  &  de  confiance  ;  fi  l'on 
portoit  dans  le  cœur  le  principe  elTentiel  de  ces 
vertus  ;  fi  leur  empire  s  etendoit  jufqu'aux  pen- 
fées  les  plus  fecrettes,  jufqu'au  germe  du  defir 
défordonné?  Epicure  recommandoit,  il  eft  vrai , 
la  pratique  des  vertus,  la  confiance  dans  l'ad- 
verfité ,  la  modération  dans  les  plaifirs ,  l'in- 
difpenfable  nëcefîîtc  de  mettre  un  frein  aux 
pafHons ,  l'amour  de  la  gloire  &  de  l'eflime. 
Telles  étoient  les  leçons  qui  retentifToient  dans 
les  Jardins  d'Epicure.  Mais  croyez-moi  :  puifque 
ce  Philofophe  employa  tout  fon  efprit  à  fe  dé- 
livrer de  la  crainte  des  Dieux,  &à  envelopper 
l'ame  dans  la  ruine  du  corps ,  il  efpéra  fe  dé- 
dommager par  des  tranfgreffions  fecrettes ,  des 
devoirs  onéreux  qui  font  impofés  à  l'homme. 
Les  vertus  n'étoient  dans  fon  fyftême  que  les 
très-humbles  fervantes  de  la  volupté  qui  ré- 
gnoit  en  fouveraine  fur  les  cœurs  :  prœjlo  ejfc 
vlrtutes  ut  anc Ululas  quœ  nihil  aliud  agercnt , 
nullum  faum  officïum  ducercnt ,  nifi  ut  volup* 
tati  miniftrarcnt.  Elles  n'avoient  d'autres  fonc- 
tions que  de  graduer  avec  art  fes  mouvemens 
&  de  les  mener  jufqu'au  point  précis  oii  corn- 


de  la  Rdtgton.  33^ 

menceroît  le  dégoûtée  preflentiment  de  la  dou- 
leur :  cam  tantum  adaurem  admonerent^  ut  ca-^ 
ycret  ne  quid  perficent  imprudens ,  quod  offèn-^ 
dcret  animos  hominum ,  aut  quidquam  ex  quo 
orirctur  alïquïs  dolor.  (  Cic.  de  fînib.  11.  21.) 
Toutes  les  fois  que  l'accompliffement  de  la 
Loi  coûte  à  ceux,  qui  ne  voient  rien  au-delà 
de  cette  vie ,  plus  d'efforts  qu'il  ne  leur  rap- 
port  de  fâtisfadion  ,   ils  doivent  cefTer   d^être 
vertueux  :  ils  ne  pourroient  l'être  que  par  des 
raifons  étrangères  à  leur  fyftême,  &  parce  que 
leurs  mœurs  auroient  été  faites  par  l'éducation, 
avant  que  la  Philofophie  en  eût  vicié  les  prin- 
cipes :  car  c'eft  agir  fans  caufe  ,  c'eft  être  dupe 
de  fa  vertu  que  de  l'exercer ,  lorfqu'un  dou- 
ble falaire  ne  noiis  paie  point  dans  cette  vie 
du  facrifîce  que  nous  avons  fait  de  notre  in- 
térêt particulier ,  en  l'immolant  à  l'intérêt  pu- 
blic. Je  crois  devoir  dire  ici  à  l'honneur  de  l'hu- 
manité ,  qu'il  y  a  un  grand  nombre  d'incrédu- 
les, dont  les  mœurs  font  meilleures  que  la  phi- 
lofophie, &  qui,  quoiqu'ils  aient  le  malheur 
d'être  Athées ,  font  encore  juftes  &  bienfaifans. 
Tels  font  les  fyftêmes  que  la  Grèce  enfanta 
au  fein   de    la  liberté.  L'Orient  préfentoit  un 
fpeâacle   bien  différent.  Le  defpotifme  y  dé- 
gradoit  l'efpece   humaine,  dont  il  mettoit  la 
raifon  aux  fers ,  &  il  y   détruifoit  ou  élevoit 


33^  lîijloîrc  Philojbphiqut  * 

des  empires.  Pour  le  bonheur  dé  là  Grèce,  il 
sétoic  élevé  un  Héros ,  qui  la  réunifTant  toute 
.entière,  la  vengea  de  fes  ennemis  éternels, 
par  la  conquête  de  l'Afie.  Ce  Héros  eft 
Alexandre* 

pj  On  eût  dit  que  cet  Illuftre  Conquérant  avoit 
projette  de  foumettre  à  fa  domination  la  terre  ^ 
.moins  pour  fubjuguer  les  Peuples,  que  pour 
xéunir  tous  les  hommes  fous  une  même  loi  ^ 
pour  faire  difparoître  toutes  les  différences  qui 
Jes  rendent  ennemis ,  &  pour  les  obliger ,  en 
penfant  même  différemment,  de  s'aimer.  Les 
Romains  au  contraire  détruifoient  les  peuples 
pour  mieux  les  afiervir,  &  ils  ne  les  domp- 
toient  que  pour,  les  épui[èr  par  des  impôts 
exorbitans.  Ils  faifoient  fervir  les  Rois  à  l'or- 
gueil de  leurs,  triomphes.  La  {Hiiflance  militai- 
re ,  après  avoir  anéanti  l'aurorité  des  Loix , 
rendit  Rome  .  efclave  des  Empereurs  ,  &  les 
Empereurs  efclaves  à  leuf  tour  àts  Soldats. 
Alexandre ,  par  une  politique  fupérieure ,  en- 
vironna PAutorité  des  Loix  de  la  puifTance 
militaire. 

Le  vainqueur  de  PAfie  fe  faifoit  accompa- 
gner dans  tous  fes  voyages  par  des  favans , 
des  Philofophcs  '  &  des  hommes  de  lettres. 
De  quelque  pays  &  de  quelque  religion  qu'ils 
fufTeot,  il  les  accueilloit  tous  avec  diftinftion, 

les 


de,  la  Religion.  337 

les  honorant  de  fon  eftime  &  les  comblant 
de  fes  bienfaits.  Sa  Cour  réunit  infenfiblement 
les  Philofophes  Grecs,  ceux  de  Perfe,  de  l'Inde 
&  de  l'Egypte.  Ce  fut  alors  que  l'Afie  fut 
enrichie  de  toute  la  littérature  des  Grecs. 

Après  la  mort  de  ce  Conquérant ,  fon  Em- 
pire fut  partagé  entre  fes  Capitaines  qui  fc 
firent  des  guerres  cruelles,  par  qui,  comme;- 
il  l'avoit  annoncé ,  ils  célébrèrent  fes  funérail- 
les. Tout  étoit  prêt  à  retomber  dans  la  bar- 
barie ,  lorfque  Ptolomée  ,  confervant  pour  la 
philofophie  &  pour  la  littérature  la  même  ad- 
miration mêlée  d'enthoufiafme  qu'Alexandre 
avoit  eue  pour  elles  ,  donna  dans  Alexandrie- 
un  afyle  aux  lettres  &  aux  talens  perfécutés 
&  méprifés.  Il  y  fonda  une  Académie  dont 
les  travaux  furent  confacrés  à  l'inveftigation 
de  la  vérité  ,  ainfi  que  cette  Bibliothèque  fa- 
meufe  qu'enrichirent  fes  fucceffeurs,  &  que 
les  Sarrafins  détruifirent  au  milieu  du  feptie- 
me  liecle. 

-  La  Philofophie  bannie  de  toute  la  terre , 
fixa  fon  féjour  dans  Alexandrie ,  qui  par  là 
devint  la  métropole  des  Sciences  ;  les  favans 
s'y  rendirent  de  toutes  les  contrées.  Les  Juifs 
difperfés  dans  l'Orient  s'y  portèrent  en  foule. 
Les  Mages  des  Perfes  s'y  arrêtèrent.  Les  Gym- 
nofophiftes  des  Ethiopiens  y  parurent.    Là  fe 

Tome  l  Y 


338  Hïjloirc  Philofophiquc 

rafTemblerent  tous  les  fyftêmes  ,  toutes  les 
opinions,  toutes  les  vues  de  refprit  humain. 
Dans  cette  lutte  des  Philofophes  on  vit  fe 
réunir  les  idées  qui  avoient  de  l'analogie  ;  & 
de  ce  mélange  impur  on  en  vit  fortir  de  nou- 
velles ,  comme  fi  c'étoit  une  loi  de  la  natu- 
re, qu'il  fallût  épuifer  toutes  les  erreurs,  avant 
d'arriver  à  la  vérité. 

La  Philofophie  Orientale ,  à  l'aide  de  quel- 
ques   principes    communs  ,    fe   rapprocha    de 
celle  des  Grecs ,  qui  firent  dès-lors  fentir  aux 
Egyptiens ,  que   leur   fupériorité    dans  les  ar- 
mes tenoit  à  la  fupériorité  de  leurs  lumières. 
Les   fyftêmes   de   Pythagore ,  de    Timée ,    de 
Platon ,  qui ,    depuis  Epicure ,  n'avoient  pref- 
que  plus   de  fe£l:ateurs  en    Grèce ,  reparurent 
avec  éclat   à   Alexandrie  ,   mais  unis    avec   la 
croyance  des    Philofophes  Chaldéens  ,   Perfes 
&  Egyptiens ,  touchant  les  génies  que  Platon 
&  Pythagore  avoient  déjà  mis  en  vogue  dans 
la  Grèce.    Ils   fe   répandirent    delà   dans    l'O- 
rient ,  où  ils  abforberenr  les  fedes  d'Arifîote , 
de  Zenon,  de  Straton  &  d'Epicure.  Mais  ils 
furent   infedés   de    toutes  les  pratiques  de  la 
Théurgie  Chaldéenne ,  qui  s'allièrent  naturel- 
lement avec  le  Pythagorifme  &  le  Platonifme, 
L'état  violent  où  étoient  l'Orient  en  Egyp- 
te, état  qui  ne  préfentoit  que  des  malheurs 


de  la  Religion*  130 

à  Pimagination  eiTarouchée ,  tourna  principaîe- 
ïiienc  les  efprits  vers  Tétude.  Ils  furent  d'au- 
tant plus  difpofés  à  recevoir  une  do61:rine  re- 
ligieufe,  qui  leur  enfeignoit  à  mëpriferles  hon- 
neurs &  les  richefTes ,  qui  les  élevoit  au  defTus 
des  terreurs  du  trône  ,  &  qui  leur  montroic 
dans  la  philofophie  une  fource  de  bonheur  in- 
tarifTable  à  la  tyrannie. 

Veut-on  maintenant  juger  du  plus  ou  du 
moins  d'Atheifme  qu'on  recontre  dans  les  fyf- 
têmes  des  anciens  Philofophes  ?  C'ed  par  le 
plus  ou  le  moins  qu'ils  donnoient  à  Dieu  & 
à  la  matière.  Ceux ,  p.  e. ,  qui  croyoient  que 
la  nature  toute  feule,  privée  de  fentiment  & 
de  raifon,  avoit  pu  former  le  monde;  foit 
que  l'un  des  élémens  produisît  tous  les  autres 
par  divers  degrés  de  rarëfaftion  &  de  conden- 
fation ,  comme  il  paroît  qu'Anaximene  l'a 
Cru  ;  foit  que  la  matière  étant  partagée  en 
une  infinité  de  corpufcules  mobiles ,  ces  cor- 
pufcules  aient  pris  des  formes  régulières ,  à 
force  de  voltiger  témérairement  dans  le  vuide, 
comme  l'a  penfé  Epicure  ;  foit  que  toutes  les 
parties  de  la  matière  enflent  une  pefantéur  in- 
trinfeque  &  un  mouvement  naturel  qui  les 
dirigeoient  néceflairement ,  comme  Straton  fc 
Feft  figuré  :  ceux-là  certainement  étoient  Athées 
dans  toute  la  force  du  terme.  Après  eux  visn- 

y  z 


340  Hijloirc  Phïlojbphiquc 

ncnt  les  Philofophes ,  qui  voyant  dans  le  monde 
un  trop  bel  ordre  pour  ne  pas  Tattribuer  à 
une  caufe  intelligente ,  mais  qui  ne  concevant 
rien  qui  ne  fût  matériel ,  penferent  que  l'in- 
telligence ëtoit  inhérente  à  la  matière.  Tel  fut 
le  fentiment  des  Stoïciens,  qui  tranfporterent 
à  PÉther,  qu'ils  regardoient  comme  l'Océan 
de  toutes  les  âmes ,  les  attributs  de  la  fpiri- 
tualité.  Ils  avançoient  un  pas  de  plus  que  les 
premiers  vers  la  connoifTance  de  la  Divinité, 
en  ce  qu'ils  fentoient  la  néceflité  d'une  intel- 
ligence pour  former  le  monde  où  elle  éclate 
de  toutes  parts.  Enfin  d'autres  comprirent  que 
l'intelligence  ne  pouvant  être  matérielle,  il 
falloit  la  diftinguer  abfolument  de  tout  ce  qui 
eft  corps  ;  mais  en  même-temps  ils  rendirent 
l'exiftence  des  corps  indépendants  de  cette  in- 
telligence ,  dont  ils  bornoient  le  pouvoir  à  les 
ordonner  ou  même  à  les  animer.  Ce  fut  le 
fentiment  d'Anaxagore  &  de  Socrate,  fur  le- 
quel Platon  non  plus  que  Fyrhagore  ne  paroif- 
fent  pas  avoir  été  bien  décidés.  Il  n'a  man- 
qué à  ce  fentiment,  pour  contenter  pleinement 
la  raifdn,  que  de  donner  tout  à  Dieu  dans 
la  création  ,  &  d'ôter  tout  à  la  matière  ;  de 
lie  mêler  aucune  fatalité  à  l'opération  de  Dieu , 
&  aux  propriétés  de  la  matière  aucune  capa- 
cité de  fentir  &  de  penfer. 


de  la  Religion.  341 

Après  avoir  confidëré  cette  mafTe  énorme 
d'erreurs  &  de  préju]gés ,  enracinés  par  l'habi- 
tude chez  les  Nations  Idolâtres,  défendus  par 
la  fuperftition  ,  enfeignés  dans  les  Ecoles  des 
Philofophes ,  retournons  aux  Hébreux  ;  &  après 
avoir  vu  ce  qui  leur  mérita  les  70  ans  de  cap- 
tivité qu'ils  pafTerent  dans  les  pays  foumis  à 
la  domination  de  Babylone ,  fuivons  les  defti- 
nées  de  leur  religion  depuis  cette  captivité  jus- 
qu'à l'origine  du  Chriftianifme. 


Y  3 


34^  JJiJïoirc  Fhilofophïque 

QUATRIEME     EPOQUE. 
LA   RELIGION     MOSAÏQUE, 

Depuis  r enlèvement  des  Hébreux  en  captivité, 
jufqu'^à  leur  entier  rétahlijfement  dans  la. 
terre  promife  ,  &  jufqu''au  temps  du  MeJJic 
qui  en  étoit  la  fin. 


1 


N 


O  s  Philofophes  ,  ces  fages  par  excel- 
lence ,  qui  ofent  juger  Dieu  même  ,  après 
avoir  renfermé  dans  leur  étroite  capacité  ce 
qu'il  peut  &  ce  qu'il  doit  faire  ,  trouveront, 
fans  doute ,  étrange ,  qu'il  ait  employé  ,  pour 
détruire  Ifraël ,  fon  peuple,  fon  héritage,  dans 
la  terre  promife  où  il  l'avoir  conduit  par  tant 
de  vi6loirés  miraculeufes  ,  autant  de  prodiges 
qu'il  en  avoir  autrefois  employés  pour  le  ti- 
rer avec  éclat  de  la  fervitude  d'Egypte.  Les 
prodiges  furent  d'une  nature  différente  darw 
l'époque  de  fa  délivrance  &  dans  celle  de  fa 
captivité.  Dans  la  première  le  cours  des  Loix 
naturelles  fut  rompu  autant  de  fois  que  l'E- 
gypte fut  affligée  par  des  plaies.  La  mer  fé- 
parée  en  deux  pour  y  laiffer  paffer  à  fec  les 
Ifraélites  ,  &  laiffant  retomber  de  tout  fon 
poids  fur  l'armée  Egyptienne,  la  maflè  de  fus 


àc  la  Religion,  343 

eaux  qu'une  force  naturelle  avoir  fufpcndue, 
couronna  tous  ces  prodiges  qui  épouvantèrent 
les  Egyptiens.  Dans  la  féconde  époque  Dieu 
voila  la  marche  de  fa  Providence  fous  celle 
que  fuivenc  ordinairement  la  politique  &  les 
pafïions  des  Souverains  :  mais  afin  que  ni  les 
Rois ,  qui  furent  les  inflrumens  de  la  ven- 
geance divine ,  ni  les  Juifs  qui  furent  en  bute 
à  leurs  coups  &  qui  s'en  trouvèrent  écrafés, 
n'ignoraffent  point  la  part  que  Dieu  avoit  dans 
tous  ces  événemens  qui  paroilTent  fuivre  le 
cours  des  chofes  naturelles  ,  ils  avoient  tous 
été  prédits,  &  leur  Hidoire  eft  confignée  dans 
les  écrits  d'Ifaye  ,  de  Jérémie  &  d'Ezéchiel. 
11  y  a  quelque  chofe  de  fi  divin  dans  cette 
partie  de  l'Hidoire  du  peuple  de  Dieu  ,  que 
les  Incrédules  y  paffent  toujours  comme  fur 
des  charbons  ardens  ,  fentant  bien  qu'ils  n'ont 
que  de  pitoyables  défaites  à  oppofer  aux  rai- 
fonnemens  viftorieux  ,  que  des  oracles  fi  clairs, 
fi  précis  ,  fi  détaillés  fourniffent  contre  leur  ré- 
calcitrante philofophie.  Ce  qui  ne  leur  laiffe 
aucune  refTource  pour  diminuer  l'éclat  de  ces 
oracles  ,  oii  fe  trouvent  renfermées  les  defli- 
nées  du  Meflie  ,  tel  qu'il  s'eft  montré  aux 
Chrétiens  ,  &  tel  qu'il  a  été  rejette  par  les 
Juifs,  c'efl  qu'en  confidération  de  ces  oracles, 
le  peuple  de  Dieu  ,  tout  abattu  qu'il  fut  du- 

Y4 


344  Hl^oire  Philofophiquc 

rant  les  70  années  de  fa  captivité  ,  étoît  ref- 
pedé  dans  fes  Prophètes ,  qui  prononçoient  aux 
Rois  &  aux  peuples  leurs  terribles  deftinées- 
»  Ces  oracles  étoient  fuivis  d'une  prompte 
»  exécution  ^  &  les  Juifs  fi  rudement  châtiés, 
»  virent  tomber  avant  eux  ,  ou  avec  eux ,  ou 
»  un  peu  après  eux  ,  félon  les  prédirions  de 
j>  leurs  Prophètes  ,  non-feulement  Samarie  , 
yy  Idumée  ,  Gaza  ,  Afcalon  ,  Damas  ,  les  villes 
>y  des  Ammonites  &  des  Môabites,  leurs  per- 
»  pétuels  ennemis  ^  mais  les  Capitales  des 
«grands  Empires  ,  mais  Tyr  la  maîtreffe  de 
»  la  mer ,  mais  Tanis  ,  mais  Memphis ,  mais 
»  Thebes  à  cent  portes  ,  avec  toutes  les  ri- 
»  chefTes  de  fon  Séfoflris ,  mais  Ninive  même 
»  le  fiege  des  Rois  d'AlTyrie  fes  perfécuteurs, 
»  mais  la  fuperbe  Babylone  viâorieufe  de  tou- 
j*  tes  les  autres,  &  riche  de  leurs  dépouilles.  « 
{Dif  fur  PHift.  Univ.  de  Boffuet.) 

Le  retour  du  peuple  de  Dieu  dans  la  terre 
de  fes  pères ,  après  avoir  coulé  70  ans  dans  fa 
captivité  ,  par  les  ordres  &  fous  les  aufpices 
de  Cyrus  ,  nommé  deux  cens  ans  avant  qu^'il 
fût  né  ,  par  Ifaye  ,  pour  être  fon  libérateur , 
mais  ne  devant  l'être  ,  qu'après  avoir  été  le 
fiiperbe  vainqueur  de  Babylone  ;  les  faveurs 
dont  il  fut  comblé  fous  les  Monarques  Perfes 
fuccefTeurs  de  ce  Prince  au  trône  des  A/ryriensj 


'     'de  la  Religion.  345 

les  glorieux  combats  qu'il  eut  à  foutenir  con- 
tre la  dureté  &  l'ambition  des  Rois  de  Syrie, 
vifiblenient  défignés  parmi  les  autres  fuccefTeurs 
d'Alexandre  ,  tous  marqués  par  leurs  cara6î:eres 
propres  par  le  Prophète  Daniel  ,  à  qui  furent 
montrées,  fous  des  figures  différentes,  les  qua- 
tre Monarchies  fous  lefquelles  dévoient  vivre 
I^s  Ifraélites  :  tous  ces  événemens  ,  que  la  pré- 
diâion  annoblit  &  fait  rentrer  dans  ceux  qu'on 
regarde  avec  raifon  comme  furnaturels ,  don- 
nent aux  livres  facrés  des  Juifs  un  caraâere 
de  Divinité  fi  profondément  imprimé,  qu'il  eft 
impo(TibIe  d'y  méconnoîrre  le  foufRe  de  l'inf- 
piration  divine.  Les  Incrédules  n'ont  garde  d'ap- 
procher de  trop  près  de  ces  arfenaux  facrés  , 
où  repofent  les  armes  avec  lefquelles  il  efl:  fi 
facile  de  les  combattre. 

Les  limites  de  la  Judée  étant  trop  étroites 
pour  contenir  un  peuple  qui  fe  mukipHoit 
prodigieufement ,  les  Juifs ,  depuis  leur  capti- 
vité ,  s'étoient  répandus  en  Egypte  &  en  Sy- 
rie ,  où  les  Grecs  voyageoient  beaucoup.  Ce 
fut ,  fans  doute  ,  par  une  finguliere  difpofition 
de  la  Providence  ,  que  ce  peuple ,  feul  dépo- 
fitaire  de  la  vraie  Religion  ,  connut  plufieurs 
nations  ,  afin  qu'il  y  eût  des  hommes  pour 
prefcrire  contre  le  polythéïfme,  dans  les  lieux 
iaiémes  où  il  étoit  dominant,  &  pour  préparer 


34^  Hîjiom  Philofophiqac 

en  quelque  forte  la  voie  à  l'Evangile.  Ces 
émigrations  des  Juifs  dérruifoient  peu-à-peu  le 
mur  de  divifion  ,  qui  s'ëtoic  élevé  entr'eux  & 
les  Gentils.  La  Loi  mofaïque,  qui  dévoie  fub- 
fifter  jufqu'au  moment  où  la  Loi  de  grâce  lui 
feroit  fubftituée ,  avoit  alors  fait  de  trop  for- 
tes impredions  dans  les  efprits  ,  pour  qu'elle 
pût  être  ébranlée  dans  ces  colonies  que  la  Ju- 
dée envoyoit  de  tous  côtés.  Ce  fat  alors  qu'elle 
fît  valoir  les  livres  de  Moyfe  &  des  Prophè- 
tes :  elle  les  étudia  profondément  :  elle  eut 
une  foule  de  Commentateurs ,  d  Interprètes  & 
de  favans  :  il  fe  forma  même  différentes  fedes 
de  fagss  ^  &  ce  goût  général  pour  les  lettres 
&  la  fcience  fut  une  caufe  féconde  ,  mais 
puifTante  ,  qui  retint  les  Juifs  dans  l'exercice 
conftant  de  leur  Religion. 

Quand  on  réfléchit  fur  le  rapport  qu'avoient 
avec  les  Loix  de  Moyfe  ,  celles  que  Solon 
donna  aux  Athéniens  ;  fur  tant  de  belles  chofes 
que  Platon  fait  dire  à  Socrate  ,  &  qui  fem- 
blent  puifées  dans  Moyfe;  fur  certaines  tradi- 
tions dont  il  fait  une  mention  honorable  dans 
fcs  livres  de  la  république ,  &  qu'on  peut  re- 
garder comme  des  parcelles  de  la  vraie  doc- 
trine ,  touchant  le  jugement  des  hommes  après 
la  mort ,  &  l'état  de  l'autre  vie  :  il  feroit  bien 
difficile  de  ne  pas  croire    que  les  Légiflateurs 


ic  la  Religion.  347 

&  les  Philofophes  Grecs  n'euffcnt  pas  appris 
des  Juifs  ce  qu'ils  avoient  de  meilleur.  Si  ce 
n'eft  pas  des  Juifs ,  c'étoit  au  moins  des  au- 
tres Orientaux  ,  qui  étant  plus  près  de  là 
fource  du  geiire  -  humain  ,  avoient  confervé 
un  plus  grand  nombre  de  traditions  primi- 
tives ,  quoique  déjà  enveloppées  de  plufieurs 
fables. 

La    conquête   d'Alexandre   mît  les  Juifs  en 
plus  grande   liaifon    avec   les  Grecs,   dont  ils 
devinrent  tributaires.  Ils  continuèrent  de  vivre 
félon  leurs    loix ,   fous  la  protedion  des  Rois 
de    Syrie  ,    ainfi  qu'ils    avoient  fait    fous   les 
Perfes.  Le   Héros   de   la  Grèce  ,    en    bâtiffant 
Alexandrie,  les  y  établit  avec  les  mêmes  pri- 
vilèges que   les   autres   Citoyens  ,   jufques-là 
qu'ils  portèrent  durant   fon    règne  le  nom  de 
Macédoniens.  Sous   fes  SuccefTeurs ,  ils  furent 
bien  ou  mal  traités,  félon  l'humeur  ou  l'inté- 
rêt   des  Rois ,  &  le  crédit   de  leurs  ennemis. 
Après  avoir  été  vexés  par  le  premier  des  Pto- 
lomées,  ils  trouvèrent  grâce  devant  fes  yeux, 
ïorfqu'ils  en  furent  mieux  connus  *,  &  fon  fils 
Philadelphe  envoya  de  grands  préfens  à  Jeru- 
falem  ,  pour  récompenfe  de  la  traduélion  des 
Septante.  Ils  furent  auiïi  favorifés  par  plufieurs 
Rois  de  Syrie,  &  notamment  par  Antiochus 
h   Grand  ,   qui  ,    en    confidératiofi   de    leurs 


34^  Hijioire  Philofophique 

grands  fervices  ,  accorda  des  immunités  à  la 
ville  de  Jérufalem.  Pour  s'afTurer  de  la  Lydie 
&  de  la  Piirygie  qui  n'étoient  pas  afTez  fermes 
dans  Ton  obéifTance ,  il  y  établit  des  colonies 
de  Juifs ,  leur  donnant  des  places  à  bâtir ,  & 
des  terres  à  cultiver.  Le  premier  desPtolomées 
en  ufa  à-peu-prés  de  même ,  en  les  mettant 
dans  fes  garnifons  ,  après  avoir  éprouvé  la 
fidélité  de  leurs  fermens.  Durant  plus  de  cent 
trente  années  qui  fe  pafTerent  depuis  la  con- 
quête d'Alexandre  ,  &  la  foumiffion  pacifique 
de  la  Judée,  jufqu'aux  premiers  troubles  qui 
l'agitèrent  fous  les  fils  du  grand  Antiochus ,  le 
Peuple  de  Dieu  fe  conferva  dans  la  pof- 
feffion  où  il  étoit  de  fe  gouverner  félon 
fes  loix  ,  dans  l'obfervation  paifible  de  fa  re- 
ligion, &  dans  l'ufage  de  fes  faintes  céré- 
monies. 

Leur  Gouvernement,  de  théocratique  qu'il 
fut  d'abord  fous  Moyfe  &  fous  les  Juges,  étoit 
devenu  monarchique  fous  Saïil  leur  premier 
Roi  jufqu'au  temps  de  leur  captivité  dans  Ba- 
bylone.  Le  Temple  &  la  ville  ayant  été  rebâ- 
tis fur  leurs  anciens  fondemens  par  le  courage 
invincible  d'Efdras  &  de  Nehemie,  on  vit  fur 
les  débris  de  la  Royauté  qui  leur  avoir  été  fl 
fatale  fous  plufieurs  de  leurs  Rois,  dont  l'exem- 
ple &  l'autorité  les   avoient  entraînés  dans  le 


de  la  Religion.  349 

dëfordre  ,  s'élever  un  état  populaire ,  où  le 
Grand  Prêtre  avoit  la  principale  autorité.  Tou- 
jours dépendans  des  Rois  de  Babylone  &  de 
Perfe  ,  jufqu'au  temps  où  leur  Empire  fut  dé- 
truit par  les  Grecs ,  &  enfuite  des  Rois  de 
Syrie  ,  qui  étant  maîtres  de  la  Eabylonie, 
ëtoient  entrés  par  rapport  aux  Juifs,  dans  tous 
les  droits  de  fouveraineté  &  dans  tous  les  ti- 
tres de  ceux-ci  ,  ils  n'avoient  point  recouvré 
leur  ancienne  fouveraineté.  Obligés  de  les  re- 
connoitre  pour  leurs  maîtres  légitimes,  il  leur 
ëtoit  enjoint ,  fous  la  foi  des  traités ,  de  ne 
prendre  point  d'alliances  contraires  à  leurs  in- 
térêts ,  de  leur  garder  une  inviolable  fidélité , 
&  de  prier  même  pour  la  profpérité  de  leur 
Empire.  A  cela  près,  &  à  une  certaine  fom- 
me  qu'ils  payoient  au  Prince,  plutôt  comme 
une  reconnoiiïance  &  comme  un  aveu ,  que 
comme  un  tribut ,  ils  étoient  maîtres  de  la 
difpofition  de  leurs  finances  ,  &  avoient  plein 
pouvoir  de  vie  &  de  mort  fur  les  membres 
de  leur  République  ;  ils  choifiiToient  leurs  Ma- 
giftrats  &  les  Gouverneurs  de  leurs  places, 
&  de  plus  ils  entretcnoient  <^  levoient  des 
Troupes.  Mais  où  ils  étoient  pleinement  fou- 
verains,  &  cela,  par  un  droit  inaliénable,  c'é- 
toit  fur  leurs  loix  religieufes  qui  étoienr  civiles 
ea  même  temps  :  ils  ne  pouvoient,  fous  quel- 


350  îîijîoîn  Phïlofophï^ue 

que  prétexte  que  ce  fût,  être  force's  à  com- 
muniquer avec  les  Nations  dans  le  culte  des 
faufTes  divinités  du  Paganifme.  Lqs  Rois  de 
Babylone ,  des  Medes  &  à^s  Perfes  avoient  eu 
trop  d'occaiions  de  fentir  la  fupérioriré  du 
Dieu  des  Juifs  fur  ceux  des  autres  Nations  ^ 
ou  plutôt  ils  avoient  été  tellement  convaincus 
par  Daniel  qu'il  étoit  le  feul  vrai  Dieu ,  qu'ils 
avoient  ratifié  volontiers  ce  que  le  droit  na* 
turel  &  divin  accordoit  déjà  au  Peuple  de  Dieu. 
Jamais  il  n'avoit  mieux  connu ,  que  depuis 
qu'il  fut  tranfpîanté  parmi  les  idolâtres,  la 
difiinftion  flatteufe  dont  il  jouifToit ,  d'avoir 
une  Religion  qui  tiroit  la  divinité  de  l'humilia- 
tion où  les  autres  Nations  l'avoient  mife.  Sa 
Religion  ayant  pour  objet  un  être  fpirituel  , 
il  étoit  porté  à  fe  regarder  comme  plus  éclairé 
que  les  autres  peuples  qui  étoient  enfoncée 
dans  l'idolâtrie.  D'ailleurs  un  trait  éclatant  qui 
diftinguoit  fon  hiftoire  d'avec  celle  de  toutes 
les  Nations  profanes,  c*eft  qu'il  avoit  eu  foin 
de  remarquer  que  rien  n'étoit  arrivé  dans  cts 
furprenantes  révolutions ,  qui  font  paffer  les 
Empires  d'une  Nation  à  une  autre ,  que  fes 
Prophètes  ne  l'eufTent  prédit  long-temps  au- 
paravant ,  du  moins  quant  à  l'intérêt  particu- 
lier qu'il  avoit  droit  d'y  prendre  entant  que  le 
Peuple  de  Dieu.  Doit-on  être  maintenant  fur- 


de  la  Religion,  3^1 

pris  ,  fî ,  îorfqu\\ntiochus  Epiphane  voulut  at- 
tenter à  leur  Religion  ,  il  les  trouva  détermi- 
nés ,  feîon  refprit  propre  de  leur  loi ,  non- 
feulement  à  mourir  pour  la  Religion  de  leurs 
Pères ,  mais  encore  à  prendre  les  armes  ,  & 
à  fe  défendre  par  la  force  fous  la  protedion 
du  Dieu  des  armées?  Quelque  foibles  qu'ils 
paruffent,  &  qu'ils  fufTent  en  effet,  ils  étoient 
affurés  de  vaincre  ,  pourvu  que  combattant 
pour  la  gloire  du  vrai  Dieu,  ils  ne  fe  fuffent 
point  attiré  fa  colère  par  leurs  impiétés  &  par 
leur  défertion.  Ils  avoient  pour  gage  de  leur 
victoire  l'expérience  de  tous  les  fiecles  ,  à 
commencer  depuis  le  jour  oij  ils  fe  formèrent 
en  corps  de  Nation.  C'eft  de  ces  fentimens 
qu'étoient  animés  les  vaillans  Machabées,  lorf- 
qu'à  la  tête  d'une  poignée  de  foldats ,  ils  dé- 
truifîrent  des  armées  nombreufes,  s'affranchi- 
rent du  joug  de  leurs  Tyrans,  rétablirent  le 
culte,  &  devinrent  les  Souverains  &  les  Prê- 
tres du  peuple  qu'ils  avoient  délivré.  Ne  recoft- 
noiffant  en  matière  de  P.eligion  que  le  Sei- 
gneur Dieu ,  pour  feul  &  véritable  Monar- 
que ,  couverts  de  fa  proteâion  comme  d'un 
bouclier  impénétrable  ,  ils  rangèrent  de  leur 
côté  la  viâoire  dans  tous  les  combats  qu'ils 
livrèrent  aux  Généraux  de  ce  farouche  &  fa- 
crilege  Tyran,  qui  vouloir  extirper   la  Reli- 


35^  Hi/Ioire  P hilofophique 

gion  Judaïque  ,  forcer  les  Hébreux  à  devenir 
Idolâtres  ,  fans  autre  raifon  que  fa  propre 
malice. 

Ce  Roi ,  que  l'Hiftorien  Sacré  nous  dit  avoir 
été  une  racine  maudite ,  &  une  fource  féconde 
d'iniquité ,  d'où  les  plus  grands  crimes  fortoient 
en  abondance,  comme  les  fruits  naturels  d'une 
tige  corrompue ,  avoit  été  montré  ,  plufieurs 
fiecles  avant  fa  nailTance,  au  Prophète  Daniel, 
comme  un  Prince  que  fa  puiffance  rendroit 
formidable ,  mais  qui  ne  devroit  fes  prodigieux 
fuccès  qu'à  la  vengeance  de  Dieu  contre  les 
péchés  de  fon  peuple.  Mais  en  même  temps 
l'Ange  du  Seigneur  lui  avoit  montré  un  petit 
nombre  de  braves ,  que  Dieu  oppoferoit  à  la- 
tyrannie  de  ce  Roi  ,  &  à  fa  fanglante  perfé- 
cution  ;  &  il  lui  avoit  fait  voir  auflj  cet  im- 
pie mourant,  non  par  le  fer  de  fes  ennemis, 
mais  fous  les  coups  terribles  &  redoutables  de 
la  main  de  Dieu  irrité.  L'événement  a  vérifié 
dans  la  perfonne  d'Antiochus  Epiphanes ,  ce 
que  la  prophétie  avoit  annoncé  de  ce  Roi  fans- 
pudeur  &  fans  honte ,  capable  de  tout  genre 
de  fraude,  de  furprife  &  d'infidélité. 

Au  moment  où  Ton  crut  voir,  dans  les  tra-; 
giques  événemens  du  règne  d'Antiochus ,  s'en-, 
fevelir  la  Religion  du  vrai  Dieu  dans  la  Judée  ^ 
fous  la  ruine   de   fes   feFviteurs ,  elle  reparut. 

plus 


âc  la  RdïgiotU 


353 


plus  pure  &  plus  brilîante  que  Jamais.  Elle  dut 
cette  renaiffance  aux  illuftres  Machabées.  La 
Nation  acquit  une  nouvelle  vigueur  contre 
fes  ennemis  ,  en  fe  remettant,  fous  le  Gou- 
vernement de  fes  Pontifes ,  en  polTeffion  de  fa 
liberté,  jufques  vers  le  temps  de  la  naiffance 
du  Mefïie» 


^'>^^_ 


■T^NsS^ 


Tome  L 


5')4  Hijdoire  Philq/bpktque 

CINQUIEME     ÉPOQUE. 

JESUS-CHRIST  FONDATEUR 
DU  CHRISTIANISME, 

V^UEL  eft  ce   Prophète   Légiflateur  ,    que 
Moyfe  montroit    de  loin  aux    Ifraélites  , 
&  que  Dieu  de  voit  fufciter  après  lui  du  mi- 
lieu de  la   Nation  Sainte ,    pour    perfe6lionner 
€e  qui  n^avoit  été  qu'ébauché  foi^  la  Loi ,  & 
pour  régler  &  fanâifier  par  fa    dodrine  tout 
rUnivers  ?  A    ces  traits  il  eft  aifé  de    recon- 
noitre  le  Mefîie ,  le  Défiré  des  nations^ la  Lu- 
mière d'Ifraël ,  le  Chef  deftiné  de  Dieu  ,  dès  la 
naifTance  du  monde,  à  réunir  tous  les  peuples 
dans  la  pratique  d'un  même  culte.  Toutes  les 
circonflances  remarquables  du  lieu  &  du  temps 
de  fa  nailfance  ,  celles  de  fa  vie  &  de  fa  pré- 
dication ,  celles  de  fes  miracles  &  de  fes  pro- 
phéties ,  celles  de  fa  mort  &  de  fa  réfurrec- 
tion,  celles  enfin  de  fon  Evangile  &  de  l'éta- 
blifTement  de  fa  Religion  ;    le  tout  prédit   en 
détail  par  les  Patriarches  &  les  Prophètes ,  le 
tout  figuré   avec    éclat    dans  les    plus    beaux 
traits  de  l'Hiftoire  des  Hébreux^  le  tout  ébau- 
ché ôi  préparé  dans  la  perfonne  de  leurs  Saints, 


^dc  la  Rdïgiom  3  5  $ 

île  féroit-il  donc  qu'une  fable  dont  les  Juifs 
àuroient  nourri  leurs  efpérances  &  amufé  les 
nations  ?  non ,  fans  doute.  Jefus  -  Chrifl ,  le 
Chef  des  Chrétiens ,  a  réalifé  dans  lui  le  per- 
fonnage  fingulier ,  fur  lequel  l'Ancien  Tefta-- 
ment  a  raffemblé  toutes  les  qualités,  fous  lef- 
quelles  il  a  peint  en  mille  manières  différen- 
tes &  avec  les  couleurs  les  plus  vives  &  les 
plus  lumineufes ,  celui  qui  faifoic  l'attente  de 
toutes  les  nations; 

Par  une  difpofition  admirable  de  la  provi- 
dence,  le  fceptre  eft  enlevé  de  la  Tribu  dé 
Juda ,  fuivant  la  prophétie  de  Jacob ,  vers  les 
temps  où  expirent  les  70  femainês  abrégées  fur" 
le  Peuple  de  Dieu  &  fur  la  Cité  Sainte  ,  & 
révélées  à  Daniel  par  l'Ange  Gabriel  ;  êi  c'eft 
dans  le  concours  heureux  de  ces  deux  Epo- 
ques célèbres  que  Jefus  paroit  dans  la  Jiîdéef, 
réuniffant  en  lui  tous  les  caractères  appropriés 
au  MefTie ,  comme  d'être  né  d'une  Vierge  ; 
d'être  annoncé  par  un  précurfeur  ;  de  remplir 
la  Judée  du  bruit  de  fes  miracles  ;  d'être  mé« 
connu  &  rejette  des  Juifs  ,  endurcis  à  la  vuô^ 
de  fes  merveilles ,  ainfi  que  les  Egyptiens  l'a- 
voient  été  autrefois  à  la  vue  des  prodiges  de 
Moyfe  ;  de  fiibir  le  fupplice  de  la  croix  ;  de 
fortir  triomphant  du  tombeau  ;  de  ne  fauvef 
que  les  prémices  d'Ifraél ,  en  abandonnant  à 

Z  a 


3  $6  Uijloirc  Philafophiqut 

fon  malheureux  fort  le  refte  de  la  nation  ;  ^ 
pour  dernier  trait ,  de  faire  porter  au  peuple 
Déicide  l'odieufe  empreinte  de  fon  crime ,  en 
l'exilant  avec  ignominie  dans  toutes  les  Con- 
trées de  l'Univers  comme  le  vil  rebut  de  tous 
les  peuples,  après  en  avoir  été  le  premier  par 
le  glorieux  privilège  qu'il  eut,  de  donner  au 
monde  le  Meffie, 

Au  temps  même  où  Dieu  promulgua  fa 
Loi  par  l'organe  de  Moyfe ,  il  fit  entendre  à 
fon  Minière,  qu'un  autre  Prophète  femblable 
à, lui-même,  devoit  s'élever  un  jour  comme 
un  nouveau  Légiflateur ,  à  qui  tous  les  Juifs 
feroient  obligés  de  rendre  obéifTance.  Je  leur 
fijfciterai  (c'eft  Dieu  qui  parle  à  Moyfe  dans 
le  Deut.  Chap.  XVIII.  )  un  Prophète  comme 
vous  d entre  leurs  frères ,  &  je  mettrai  mes  par 
rôles,  dans  fa  bouche  ,  &  il  leur  dira  tout  ce 
que  je  leur  aurai  commandé.  Et  s^il  arrive  que 
quelqu^un  n'écoute  point  les  paroles  qu*il  lui 
aura  dit  en  mon  nom  ,  je  lui  en  demanderai 
compte.  Il  eft  bien  évident  qu'on  ne  fauroit 
expliquer  ces  paroles  d'une  fmiple  fuccefîion 
de  Prophètes  dans  l'Eglife  Juive.  Outre  que  le 
texte  parle  d'un  feul  Prophète  au  nombre  fin- 
gulier  ,  &  non  de  plufieurs ,  celui  qu'on  met 
ici  en  oppofition  avec  Moyfe ,  doit  avoir  avec 
•lui  une  reffemblance  parfaite,  dont  aucun  Pro- 


de  la  Religion.  3  «5  7 

phete  n'a  jamais  joui  en  Ifrael.  S^il  y  a  quel- 
que Prophète  parmi  vous  ,  je  me  ferai  connol" 
tre  à  lui ,  moi  qui  fuis  V Eternel ,  par  vifion , 
&  je  lui  parlerai  par  fonge.  Il  rî^cn  ejî  pas 
ainfi  de  mon  Serviteur  Moyfe  ,  qui  eJî  fidels, 
dans  toute  ma  maifon  ;  je  parle  avec  lui  hou^ 
che  à  bouche ,  même  clairement  ,  &  non  par 
énigmes  ;  &  il  voit  la  reffemblance  de  VEter^ 
nel.  Il  paroît  par  ce  texte  que  la  grande  pré- 
rogative de  Moyfe ,  fa  prééminence  fur  les  au- 
tres Prophètes ,  a  été  de  voir  Dieu  face  à 
face  ,  de  s'entretenir  familièrement  avec  lui  * 
bouche  à  bouche.  C'étoit  là  le  plus  haut  degré 
d'infpiration ,  puifqu'il  en  réfulta  pour  Moyfe 
qu'il  n'eut  ni  fonges  ni  vifions  ;  qu'il  fut  éclairé 
immédiatement  de  Dieu  ,  fans  le  miniflere  ou 
l'interpofition  des  Anges  ;  que  fon  efprit  ne 
fut  jamais  troublé  ou  épouvanté  par  l'infpira- 
tion  prophétique  :  car  Dieu  lui  parloit  comme, 
un  homme  parle  à  fon  ami  ;  qu'il  pouvoit  pro- 
phétifer  en  tout  temps ,  quand  il  vouloit ,  au 
lieu  que  les  autres  ,  pour  le  faire ,  étoienc 
obligés  d'attendre  le  moment  de  l'infpiration. 
Ajoutez  à  toutes  ces  belles  prérogatives ,  celle 
d'avoir  été  Légifateur ,  &  de  ne  Tavoir  par- 
tagée avec  qui  que  ce  foit  durant  l'ancienne 
économie ,  parce  qu'il  n'y  eut  jamais  en  Ifraël 
de  Prophète  femblable  à  lui.  Elle  étoic  réfer- 

Z3 


3  «5  8  Hijloire  Philofophlque 

yée  à  celui  qui  devoir  lui  refTembler  entière-? 
nient,  ou  plutôt  qui  devoit  le  furpafTer,  puif- 
qu'il  ëtoit  prédit  par  Moyfe  même  qui  ne 
Pavoit  pas  été.  Ce  Prophète  Légiflateur,  an- 
noncé par  Moyfe  ,  devant  lequel  les  Juifs  dé- 
voient fe  profterner ,  &  à  l'obéifTance  duquel 
ce  même  Moyfe  les  préparoit,  en  dépofant  à 
Ton  avènement  toute  fon  autorité ,  que  peut-il 
être,  finon  Jefus-Chrift ,  qui  a  vécu  dans  une 
communication  intime  avec  la  Divinité  ,  qui 
ptoit  dans  le  fein  du  Père ,  qui  étoit  un  avec 
le  Père ,  &  en  qui  la  plénitude  de  la  Divi- 
nité a  habité  ?  Qu'on  faffe  bien  attention  à 
cela  :  Moyfe  &  Jefus-Chrift  font  les  deux  feu- 
les perfonnes  dans  l'Hiftoire-Sainte ,  qui  aient 
eu  une  pareille  communication  avec  Dieu, 
Aufîi  trouvons  -  nous  entre  les  caractères  que 
Jefus-Chrift  s'attribue  conflamment  dans  l'E- 
vangile ,  celui  -  ci ,  qu'il  eft  la  perfonne  dont 
Moyfe  &  les  Prophètes  ont  parlé.  Pour  favoir 
s'il  eft  effectivement  cette  perfonne ,  il  faut 
en  juger  par  les  termes  des  anciens  Oracles  ; 
(&  c'eft  en  ce  fens  qu'on  peut  dire  que  le  Chrif- 
tianifme  eft  fondé  fur  le  Judaïfme.  Ses  mira- 
cles ne  peuvent  être  ici  d'aucun  fecours;  fi 
les  Prophètes  n'ont  point  parlé  de  Jefus-Chrift, 
tous  les  miracles  du  monde  ne  fauroient  prou- 
ver  qu'ils  en  aient  parlé. 


de   la  RcUgion.  359 

Jefus-Chrift ,  en  manifeftanc  fa  puiflance  par 
des  merveilles  qu'aucun  homme  ne  fit  jamais, 
a  donné  la  plus  grande  évidence  d'une  mif- 
fîon  divine  ;  &  cela  feul  lui  donne  des  droits 
fur  notre  croyance  que  nous  ne  pourrions  lui 
refufer  que  par  le  plus  grand  abus  de  notre 
raifon.  Mais  parce  qu'il  a  prétendu  de  plus, 
être  la  perfonne  prédite  dans  la  Loi  &  dans 
les  Prophètes,  l'Evangile  fe  trouve  nécefTaire- 
ment  intérefTé  dans  l'affaire  des  Prophéties  ; 
deforte  que  ,  fi  les  Prophéties  ne  rendoient 
pas  témoignage  à  Jefus-Chrift ,  comme  la  vé- 
rité eft  une  &  ne  peut  jamais  impliquer  con- 
tradiction ,  leur  fauffeté  influeroit  à  fon  tour 
fur  la  faufTeté  des  miracles.  La  pierre  détachée 
de  la  montagne  briferoit  la  ftatue  aux  pieds 
d'argile.  Voici  donc  quel  ef!:  le  point  à  déci- 
der par  les  Prophéties  :  Jefiis-Chrifl  cft-il  cette 
perfonne  décrite  &  prédite  dans  l'ancien  tefla^' 
ment ,  ou  ne  PeJI  -  il  pas  ?  Un  feul  Oracle  de 
clair  fur  ce  point  important,  rend  aux  mira-^ 
des  leur  force  naturelle  ,  qui  par  elle-même 
eft  indépendante  des  Prophéties  ,  &  qui  n'en 
exige  ici  le  fecours ,  que  parce  que  Jefus- 
Chrift  a  fait  remonter  fa  miiïion  a  Moyfe  & 
aux  Prophètes.  Dans  toute  autre  circonftance, 
la  feule  lumière  dont  brille  l'Evangile,  auroit 
fuffi  à  nous  éclairer  fur  fa  miffion  divine.  A 


^6o  Uijloïrc  Phïlofophiquz 

Dieu  ne  plaife  que  je  veuille  par-là  ôter  anx 
Prophéties  ce  qu'elles  ont  de  force  (  &  aflu- 
rément  elle  cft  très-grande)  pour  convaincre 
les  incrédules  de  la  vériré  de  TEvangile  ;  j*t:xa- 
niine  feulement  jufqu'où  la  vérité  de  l'Evangile 
dépend  nccejfairement  de  cette  efpece  de  preu- 
ves :  ce  font  deux  queftions  fort  différentes. 
L'incrédule  n'auroit  rien  à  nous  demander  de 
plus  que  des  miracles  ,  fi  Jefus-Chrift  n'avoic 
rien  infinué  fur  fa  grandeur  d'attente  &  de 
préparation ,  puifque  Moyfe  ,  pour  autorifer  fa 
miflîon  ,  n'a  pas  eu  befoin  d'y  appliquer  le 
fceau  divin  des  Prophéties. 

Les  miracles  &  les  prophéties  peuvent  être 
regardés  comme  les  deux  grands  caraSeres, 
auxquels  Dieu  a  voulu  qu'on  reconnût  fa  ré- 
vélation. Ils  ne  peuvent  paroître  nulle  part , 
qu'en  les  voyant  on  n'adore  aullitôt  en  eux  les 
ordres  fuprêmes  de  la  divinité.  Les  myfteres 
ont  beau  être  inconcevables ,  {i  vous  leur  don- 
nez l'attache  des  miracles  ou  des  prophéties , 
ils  forcent  l'entendement  humain  à  fe  profterner 
devant  eux.  Doit- on  maintenant  être  furpris  de 
l'efpece  de  ligue  que  font  enfemble  tous  les  incré- 
dules, pour  enlever  aux  Chrétiens  ces  deux 
avantages  >  Déjà ,  pour  anéantir  les  miracles 
dont  s'appuie  la  caufe  Chrétienne ,  on  nous 
dit   qu'il  n'y  a  point  eu  d'informations  chez 


de  la  Religion.  361 

les  Juifs  &  les  Payens  pour  en  conftater  l'au- 
thenticité; qu'on  ne  peut  rien  conclure  en  leur 
faveur  des  aveux  des  Juifs,  des  Payens  &  des 
Mahométans  ;  que  les  miracles  du  Paganifme , 
fi  l'on  veut  à  toute  force  en  admettre  quel- 
ques-uns, ont  un  fondement  plus  réel  que  ceux 
du  Chriftianifme ,  vu  que  Tite-Live  &  Valere 
Maxime  nous  racontent  cent  prodiges  opérés  à 
la  vue  de  tout  le  monde  ;  que  Tacite  rapporte 
les  guérifons  d'un  aveugle  &  d'un  boiteux  opé- 
rées par  Vefpafien  aux  yeux  du  public  dans 
Alexandrie  ^  qu'Apollonius  de  Thyane  a  faïc 
en  préfence  des  Romains  plus  de  miracles  que 
Jefus-Chrift  ;  qu'il  a  refTufcité  des  morts,  &, 
ce  qui  eft  bien  plus  difficile ,  qu'il  s'eft  lui- 
même  refTufcité  ,  non  en  fecret ,  mais  ayant 
pour  témoin  une  armée  entière  ;  qu'il  s'eft 
montré  à  l'Empereur  Aurélien  ,  &  l'a  forcé  à 
lever  le  fiege  de  Thyane.  Et  afin  que  vous  ne 
doutiez  point  de  ces  prodiges ,  Maxime ,  Mé- 
ragene  &  Damis ,  trois  de  fes  difciples ,  en 
ont  recueilli  les  preuves ,  &  Philofirate  ,  par 
ordre  de  l'Empereur ,  en  a  écrit  l'Hifîoire. 

Quant  aux  Prophéties  fur  lefquelîes  on  fonde 
le  Chriflianifme  ,  elles  ont  quelque  chofe  d'é- 
clatant au  premier  abord  ,  &  de  propre  à  lui 
donner  du  luftre.  Mais  fitôt  qu'on  veut  les 
prefTer,  elles  fe  transforment  entre  les  mains 


^6z  Hijîolrc  Fhilofophîquô 

en  Prophéties  typiques ,  myftiques ,  aîlégorî-' 
ques,  énigmatiques ,  dont  le  fens  n'a  rien  de 
naturel ,  n'a  rien  de  fixe  fur  quoi  l'on  puilTe 
bâtir.  Ainfi  les  Apôtres,  félon  la  noble  idée 
qu'en  donne  CoUins  dans  fon  difcours  fur  les 
fondcmens  &  les  raifons  de  la.  Religion  chré^ 
tienne^  refTemblant  en  quelque  forte  à  des  joueurs 
de  gobelet ,  qui  nous  efcamotent  des  preuves 
que  nous  croyons  folides  félon  lui,  les  an- 
ciennes Prophéties  ne  doivent  pas  être  regar- 
dées comme  des  raifonnemens  abfolus  ,  mais 
fimplement  comme  des  argumens  ad  kominem , 
qui  ne  concluoient  que  pour  les  Juifs  accou- 
tumés à  cette  manière  de  raifonner,  c'eft-à- 
dire,  d'allégorîfer.  Cependant  les  Apôtres,  ainfi 
que  l'iniinue  l'écrivain  Anglois ,  par  la  plus 
infigne  mauvaife  foi  du  monde  ,  fe  fervoient 
toujours  avec  les  gentils  comme  des  preuves 
abfblues ,  des  paffages  qu'ils  citent  dans  l'an- 
cien Teftament  ;  par-tout  ils  leur  repréfentent 
Moyfe  &  les  Prophètes  comme  venant  à  l'ap- 
pui de  la  Religion  Chrétienne  ,  à  laquelle  ils 
ii'ont  jamais  penfé.  Cette  fraude  leur  réufîit  à 
merveille  vis-à-vis  des  gentils ,  fur  lefquels  leurs 
difcours  produifoient  plus  d'effet  que  fur  les 
luifs  même.  Ce  qui  doit  paroître  d'autant  plus 
furprenant,  que  les  gentils  ne  dévoient  rien  en- 
tendre aux   allégories  Judaïques.   Ils  jouèrent 


àc  la  Religion.  3^3 

en  cette  occafîon  le  rôle  des  Juifs  faits  à  ce 
genre  d'argumentation ,  comme  les  Juifs  jouè- 
rent celui  des  Gentils.  Ceux-ci  crurent,  lors- 
qu'ils ne  dévoient  pas  croire  ;  &  ceux  -  là  ne 
crurent  pas,  lorfqu'ils  dévoient  croire  ;  je  veux 
parler  de  ceux  qui,  après  le  retour  de  la  cap- 
tivité ,  commencèrent  à  expliquer  leurs  livres 
facrés  d'une  façon  allégorique  ,  tels  qu'étoient 
les  Pharifiens  qui  formoient  le  gros  de  la  na- 
tion Juive ,  aufTi-bien  que  les  EfTéniens.  Il  faut 
ici  noter  que  plufieurs  d'entre  les  EfTéniens  & 
les  Pharifiens  embraflerent  le  Chriftianifme  ; 
au-lieu  que  ceux ,  qui  comme  les  Saducéens , 
fe  piquoient  d'entendre  l'écriture  à  la  lettre  & 
de  s'en  tenir  rigoureufement  au  fens  littéral , 
fe  déclarèrent  toujours  fortement  contre  l'E- 
vangile. Mais  enfin  l'ufage  de  la  méthode  al- 
légorique devenant  fatal  au  Judaïfme  &  don- 
nant lieu  au  Chriftianifme  de  prévaloir  contre 
lui,  il  fut  arrêté  dans  la  Synagogue  qu'on  l'aban- 
donneroit.  Dès-lors  on  fit  un  crime  aux  au- 
teurs du  nouveau  tefi:ament  de  tourner  toute 
la  loi  &  les  Prophètes  en  allégorie.  Depuis  ce 
tems  tous  les  ouvrages  publiés  par  les  Juifs 
contre  la  Religion  Chrétienne ,  attaquèrent  le 
nouveau  Tefiament ,  fur-tout  pour  avoir  donné 
des  interprétations  allégoriques  de  l'ancien,  aux- 
<^uelles  ils  oppoferent  des  explications  fimples 


3^4  HiJIoîrc  Phïlofophîqat 

&  littérales  propres  à  les  détruire  en  y  jettant 
le  ridicule  dont  elles  méritoient  d'être  couver- 
tes. Ce  font  donc  les  interprétations  allégori- 
ques ,  données  aux  Prophéties  par  les  Doreurs 
Chrétiens ,  qui  font  aSuellement  le  grand  obf- 
tacle&Ia  pierre  d'achopement  &  de  fcandale  , 
qui  empêchent  les  Juifs  de  fe  convertir  au 
Chriftianifme. 

Au  refle  les  Chrétiens  (  fi  pourtant  en  fait 
de  Religion  il  efîpermis  ainfi  qu'en  guerre  d'em- 
ployer la  fraude  )  ont  bien  fait  de  recourir  aux 
allégories  pour  l'avantage  de  leur  caufe.  Ils  n'ont 
fait  en  cela  qu  imiter  les  Philofophes  qui  s'en 
fervoient  pour  voiler  leur  do6î:rine  cachée  ,  & 
les  Théologiens  du  Paganifme ,  qui  fe  croyoient 
obligés  d'y  recourir  pour  expliquer  raifonnable- 
ment  des  traits  de  la  Fable  ou  de  l'Hiftoire  des 
Dieux  qui  pris  à  la  lettre  avoient  paru  abfurdes 
&  ridicules. 

la  Religion  fut  regardée  de  tout  temps  com- 
me une  chofe  myftérieufe.  Pour  la  faire  rece- 
voir au  vulgaire ,  il  falloit  la  lui  montrer  voi- 
lée fous  des  allégories ,  des  paraboles ,  des  hié- 
roglyphes ,  fur-tout  parmi  les  Egyptiens ,  les 
Chaldéens  &  les  Peuples  Orientaux.  Si  on  la  lui 
eût  montrée  à  découvert ,  fes  regards  en  au- 
roient  été  bleffés.  On  étoit  obligé  ,  pour  le  te- 
nir en  refpeâ ,  d'employer  avec  lui  la  machine 


de  la  Religion.  3^^ 

&\i  merveilleux^  on  ne  lui  parloit  qu'en  allé- 
gories des  Phénomènes  de  la  nature,  &  fur- 
tout  des  corps  célefles,  d'où  eft  venu  le  pro- 
verbe tota  cfl  fabula  cœliim.  Ils  changeoient 
en  allégories  toutes  les  Hiftoires  anciennes ,  & 
prétendoient  y  trouver  les  fecrets  de  la  Phy- 
fique ,  de  la  Médecine  ,  de  la  Politique  ,  en  un 
mot ,  tous  les  Arts  &  les  Sciences.  Qu'étoit-ce 
donc  que  le  Paganifme  t  Un  compofé  de  no- 
tions Théologiques ,  Hiftoriques  &  Phyfiques , 
enveloppé  fous  des  expreflîons  myftiques  &  pa- 
raboliques. Qu'étoit-ce  aufîî  que  les  vers  Sy- 
billins,  les  réponfes  des  Oracles?  Des  paro- 
les échappées  dans  le  trouble  des  fens ,  dans 
un  accès  de  fureur  occafionnée  par  Ty vreffc  ou 
par  des  odeurs  fortes  qui  portoient  à  la  tête. 
Ce  n'étoient  jamais  des  chofes  claires ,  &  ceux 
qui  étoient  verfés  dans  la  divination  ,  leur  don- 
noient  toujours   un  fens  allégorique. 

Toute  la  Philofophie  Pythagoricienne  étoît 
cnfeignée  dans  un  langage  myftérieux.  Cou- 
verte par-là  d'un  voile  épais  pour  le  refte  de 
l'Univers ,  le  fens  profond  qu'elle  recéloit  ne 
fe  découvroit  que  par  degrés  à  ceux  qui  étoient 
de  la  feâe  ,  à  mefure  qu'ils  devenoient  d'un 
âge  plus  mûr  &  paroiffoient  plus  fufceptibles 
d'inftruSion.  Les  Stoïciens  étoient  fur-tout  fa- 
meux par  la  façon  dont  ils  allégorifoient  toute 


^66  Hijîoire  Pldlofophïqué 

là  Théologie  payenne  &  routés  les  Fables  (îe^ 
Poètes.  Cicéron  ^  dans  le  fécond  de  fes  Livret 
fur  la  'Na.turc  des  Dieux ,  mec  dans  la  bouche 
de  B?-Ibus  le  Stoïcien  des  exemples  curieux  dé 
la  méthode  que  ces  Philofophes  fuivoient  dans 
leurs  allégories.  Origene  ,  qui  avoit  beaucoup 
de  commerce  avec  les  Platoniciens  modernes 
connus  fous,  le  nom  ^Eclectiques^  avoit  em- 
prunté d'eux  le  fecret  d^allégorifer  les  livres  dei 
l'ancien  Teftamenr.  Ce  Dodeur  régardoit  cette 
méthode  non-feulement  comme  légitime  &  vraie,, 
mais  encore  comme  propre  à  donner  aux  Payens 
des  idées  plus  relevées  des  faintes  Ecritures  qui 
leur  fembloient  balTes  &  abje6les  ;  enfin  comme 
capable  de  convertir  à  la  Religion  les  habiles 
gens  de  Ton  temps.  Aufîi  eut-elle  beaucoup  de 
«ours  chez  les  Apologiftes  de  la  Religion  Chré- 
tienne ,  tels  que  Clément  d'Alexandrie ,  Mi-^ 
nutius'lelixy  Juftin  le  Martyr,  &c.  La  plupart! 
d'entr'eux  accoutumés  aux  allégories  avant  d'être 
Chrétiens ,  inftruits  par  leur  propre  expérience 
de  la  manière  qu  ils  l'étoient  devenus ,  crurent 
qu'ils  ne  pouvoient  mieux  faire  que  d'en  ufer 
à  leur  tour  vis-à-vis  des  Payens  ,  qu'ils  vou- 
loient  attirer  fur  leurs  pas.  Ainfi,  pour  donner 
des  notions  plus  fublimes  du  Chriflianifme ,  o» 
vit  les  Théophile  d'Antioche ,  les  Clément  d'A- 
lexandrie ,   Difciple  du    célèbre  Pantene  ,  les 


'      de  la  Religion.  ^Sj 

-Ongene ,  tous  les  Gnoftiques  enfin  devenir  Aî- 
légoriftes ,  &  fe  confumer  dans  ce  travail  de 
l'imagination  pour  inventer  les  allégories  les 
plus  heureufes.  L'Evangile  ainii  commenté  & 
allégorifé ,  fe  trouvant  adapté  aux  idées  des 
perfonnes  d'alors  &  des  fiecles  fuivans ,  &  fur- 
tout  au  génie  des  Philofophes ,  fit  des  progrès 
merveilleux  parmi  les  Fayens  ^  &  les  prophé-^ 
ties  de  l'ancien  Teftament  rapportées  dans  le 
nouveau  furent ,  malgré  leur  obfcurité ,  une  lu- 
mière propre  à  éclairer  également  &  les  Jui6 
&  les  Idolâtres.  Le  même  goût  pour  Pallé-» 
gorie  s^eft  tranfmis  chez  tous  les  ReUgioniJîes  mo- 
dernes ;  Chrétiens  ,  Juifs  ,  Fayens  &  Mahomé- 
tans ,  tous  auffi  curieux  d'allégories  que  leurs 
ancêtres.  Ainfi  la  méthode  d'allégorifer ,  fi  elle 
lî'efî  propre  à  conduire  au  vrai ,  l'eft  au  moins 
à  faire  imprefiion  fur  l'efprit  des  hommes.  L^s 
Caraïbes ,  qui  chez  les  Juifs  la  rejettent ,  enten- 
dent mal  leurs  intérêts  &  paroifTent  inconfé- 
quens.  En  effet ,  en  réprouvant  les  interpréta- 
tions allégoriques,  ils  fondent  fur  rien  l'attente 
où  ils  font  d'un  mefîîe  qui  doit  venir ,  ce  qui 
eft  néanmoins  un  des  articles  fondamentaux  de 
leur  religion.  Car ,  comme  Tobferve  le  Rabbin 
Albon ,  »  il  ne  fe  trouve  aucune  prophétie, 
v  ni  dans  la  Loi  ni  dans  les  Prophètes  ,  qui 
9  prédife  fa  venue ,  ea  expliquant  le  texte  d'une 


368  Hijioire  Fhllofopliîqut 

D  façon  nécefraire  &  relative  à  lui,  OU  que 
»  d'après  les  circonflances  on  ne  puifTe  très- 
D  bien  expliquer  d'une  autre  façon.  "  (  Voye:^ 
Simon  Bibliot,  critique,   vol,  IV,  ) 

A  entendre  les  Chrétiens ,  leur  Religion  effi 
entièrement  fondée  dans  l'ancien  Teftament, 
&  c'eft  de  ce  Livre  qu'elle  dérive  fon  auto- 
rité divine.  On  le  leur  accorde  ,  pourvu  néan- 
moins qu'ils  conviennent  à  leur  tour,  qu'elle 
n'y  eft  pas  naturellement  mais  allégoriquement 
ou  myftiquement  révélée  ;  de  forte  que  le 
Chriftianifme  n'eft  que  le  fcns  allégorique  de 
l'Ancien  Teftament,  &  que  l'on  pourroit  à 
Jufte  titre  l'appeller  un  Judaïfme  myjîéricux. 
Il  réfulte  delà  que ,  le  Chriftianifme  étant  fondé 
fur  l'Allégorie ,  il  faut  que  les  Gentils  ,  pour 
être  convertis ,  foient  convaincus  par  l'Allégo- 
rie ,  &  deviennent  des  Juifs  alUgorifîcs  ou 
myjiiques,  de  même  que  ceux  d'entre  les  Juifs 
qui  font  attachés  fervilement  à  la  Loi,  doi- 
vent s'élever  au-delTus ,  &  prendre  l'efprit  dej 
Allégories,  s'ils  veulent  chriftianifer.  St.  Paul 
dit  formellement  que  la  lettre  tue  &  que  l'ef- 
prit vivifie.  C'eft  comme  s'il  difoit  :  »  La  fa- 
3>  gQ^Cc  que  nous  prêchons  aux  parfaits,  fa- 
»  geffe  que  Dieu  avoit  cachée  au  monde  ,  & 
»  qu'il  avoit  prédeftinée  &  préparée  avant  tous 
9  les  fiecles ,  n'eft  autre  que  le  Judaïfme  di- 

»  vin  y 


àc  la  Religion.       '  369 

ô  vîn ,  fpirituel,  myftérieux  ,  abfolument  me- 
-n  connu  de  ceux  qui  prennent  le  Judaïfme  à 
5>  la  lettre.  Cette  nourriture  grolïiere  étoit 
»  bonne  pour  des  hommes  imparfaits.  Mais  au- 
»  jourd'iiui  que  le  temps  de  la  perfe6lion  eft 
»  arrivé,  il  faut  d'autres  alimens  à  l'cfprit.  Le 
»  Sage  dédaignant  de  fixer  fes  regards  fur  la 
»  fange ,  s'élève  au  haut  des  Cieux  où  il  ne 
»  vit  plus  que  de  la  vérité ,  en  polTédant  le 
»  fecret  de  découvrir  le  fens  myftique  ou  fpi- 
»  rituel  des  chofes.  Tant  qu'il  l'a  ignoré ,  le 
»  Ghriflianifme  l'a  révolté*» 

Les  Gentils ,  avant  de  devenir  Chrétiens  , 
ont  donc  été  obligés  de  judaïfer ,  c'eft-à-dire^ 
de  regarder  les  Ecritures  des  Juifs  comme  fcn< 
dées  fur  l'autorité  de  Dieu  même ,  de  fe  péné- 
trer de  l'efprit  allégorique,  de  dédaigner  en 
conféquence  les  raifonnemens  humains,  &  de. 
chercher  dans  le  texte  un  fens  toujoui's  démenti 
par  la  lettre. 

Ce  qui  prouve  que  l'ancien  Tefîament  n'efl 
qu'un  Type ,  qu'une  Allégorie  continuelle ,  c'efl 
que  de  tous  les  Interprètes  qui  ont  voulu  trou- 
ver un  fens  littéral  aux  prophéties ,  il  n'y  en  a 
pas  un  feul  qui  n'y  ait  trouvé  des  faits  accom- 
plis dans  des  temps  antérieurs  au  Chrift.  Main- 
tenant il  s'agit  de  favoir  fi  l'on  peut  affeoir 
des    preuves  bien  folides  fur  des  Types,  des 

Tome  I,  A  a 


370  Hljloirc  PhilofophiqiiC 

Figures ,  des  Emblèmes ,  des  Allégories.  Si  de 
telles    preuves   n'étoient  pas  valables ,  il  fau- 
droit  en  conclure  que  le  Chriftianifme   feroÎE 
une  impoflure.  Car  fi,  félon  St.  Pierre  même, 
les  prophéties,  tirées  de  l'ancien  Teftament ,  font 
plus  fortes  &  plus  convaincantes  (  hahcmiis  fir^ 
miorem  propheticum  fermonem  )  que  les  mira-^ 
clés  de  Jefus ,  dont  il  avoit  été  le  témoin  ainli 
que  les  autres  Apôtres  ;  celles-là  n'étant  rien 
moins  que  folides  pour  fervir  de  bafe  au  Chrif- 
tianifme  ,  de  quel  air  devons-nous  donc  envi- 
fager  ceux-ci  dans  la  caufe  préfente  ?  D'un  côté 
l'argument  des  prophéties ,  où  les  Chrétiens  met'- 
tent  le  fort  de  leur  caufe ,  reifemble  à  celui  des 
fedes  Payennes  qui  fondoient  leur  Religion  fur 
la  Divination  ,  &  qui   la  faifoient  en    grande 
partie  confifler  à  tromper  à  l'aide  de  cet  art. 
De  l'autre  côté  les  miracles  empruntoient  toute 
leur  autorité  des  prophéties.  Ce  n'eft  que  com- 
me prédits  qu'ils  peuvent  prouver.  Si  donc  ils 
ne  l'ont  point  été ,   ils  font  deftitués  de  toute 
force  ;  &  quelque  réalité  qu'on  leur  fuppofe , 
ils  ne  peuvent  faire  accomplir  une    prophétie 
qui  ne  fe  feroit  point  accomplie  ;  ils  ne  peu- 
vent nous  faire  reconnoître  un  MeJJîe  ;  ils  ne 
peuvent  nous  prouver  que  Jefus  eft  le  MeJJie^ 
il  Jefus  &  le  Mefïie  n'ont  point  été  annoncés 
dans  l'ancien  Tellament.    Or  ils  ne  l'ont  point 


de  la  RcUgion.  371 

été;  &  fi  les  Juifs  ont  eu  dans  les  derniers 
temps  quelque  idée  d'un  Meffie  ou  d'un  Li- 
bérateur, cette  idée  dans  fon  origine  ne ^  fut 
qu'une  illufion  enfantée  par  les  malheurs  des 
Juifs  &  par  l'impatience  du  joug  qui  leur  fi- 
rent ardemment  défirer  d'en  être  délivrés. 
D'ailleurs  les  idées  qu'ils  s'en  formèrent,  fui- 
rent toujours  très- éloignées  de  celles  qu'on 
leur  préfente  de  Jefus.  Il  n'eft  donc  pas  fur- 
prenant  qu'ils  n'aient  pu  reconnoitre  le  Sau-^ 
veur  cPIfraèly  dans  un  Juif  indigent  &  dé- 
pourvu de  puifTance  qui  finit  par  mourir  d'un 
fupplice  ignominieux  dans  la  Capitale  de  leur 
pays. 

Telle  eft  en  raccourci  la  doctrine  de  Col- 
lins  fur  les  fondemens  81  les  raifons  de  la  Re- 
ligion Chrétienne,  expofée  naïvement  &  fans 
ces  tcmpéramens  perfides,  qui  accompagnent 
la  plupart  des  Ecrits  de  nos  Philofophes  mo- 
dernes ,  &  qui  femblent  ajouter  l'outrage  à  l'in- 
jufiice  &  à  la  mauvaife  foi  qui  y  régnent. 
Kul  ouvrage  n'a  plus  fait  de  bruit  en  Angle- 
terre ,  &  n'a  plus  fortement  excité  le  zèle  du 
Clergé.  Prefqu'aufiîtôt  après  fa  publication  , 
l'Auteur  fe  vit  afiailli  de  tous  côtés  par  un 
grand  nombre  d'écrits  ;  &  comme  fon  projet 
n  étoit  rien  moins  que  de  fapper  le  Chrifiia- 
nifme  par  fes  fondemens,  on  vit  ce   qu'il  y 

A  a  2 


\ 


^^2  Hijloirc  Philofophique 

avoit  de  plus  ilîuftre  parmi  les  DoSeurs  &' 
les  Evéques  ,  tels  que  les  Clarke ,  les  Whif- 
ton  ,  les  Bulloch  ,  les  Sikes ,  les  Sherlock ,  les 
Chandlor,  &c.  accourir  pour  le  venger,  & 
comme  les  mains  qui  fecourent  le  corps,  s'em- 
.prefTent  de  le  relever  s'il  vient  à  tomber,  en 
agir  de  même  pour  garantir  d'une  chute  ce 
que  cet  audacieux  mortel  prétendoit  abattre. 
Pier  de  compter  parmi  fes  adverfaires  tant  de 
jioms  célèbres,  il  n'a  pas  fait  attention  qu'il 
Its  devoit  moins  à  l'art  &  à  la  fagacité  avec 
lefquels  il  a  compofé  fon  livre  dangereux  , 
qu'à  la  nature  du  fujet  qu'il  a  traité  &  qui 
eft  un  des  plus  épineux  de  la  Théologie  Chré- 
îienne.  Ce  que  Wolfton  a  fait  contre  les  mi- 
racles de  Jefus-Chrift  qu'il  réduit  à  rien  en  leur 
donnant  un  fens  purement  allégorique ,  Col- 
lins  l'a  exécuté  à  l'égard  des  prophéties  qui 
ie  fondent  entre  les  mains,  du  moment  qu'on 
ne  leur  donne  d'autre  confiftance  que  ce  fens 
allégorique  dans  lequel  il  les  interprète.  Ainfi, 
grâces  aux  efforts  de  ces  deux  Allégoriftes  ,  la 
Heligion  Chrétienne  perdoit  fes  deux  princi- 
paux appuis ,  à  favoir ,  les  miracles  &  les  pro- 
phéties. 

Pour  revenir  à  Collins  ,  on  peut  lui  con- 
tefter  d'abord  cette  propofition,  que  le  grand 
article ,  l'article  fondamental  du  Chriftianifme , 


de  la  Religion,  375 

celui  qui  a  frayé  le  chemin  à  la  réception  de 
tous  les  autres ,  c'efl  le  droit  que  Jefus-Chrift 
s'attribue  au  titre  de  Mefïïe  prédit  par  les  Pro- 
phètes. Il  paroit  par  la  nature  des  choies,  & 
par  le  procédé  de  Jefus-Chrift  même,  que 
c'eft  la  divinité  de  fa  Miflion  prouvée  par  k$ 
Miracles  &  par  fa  doârine.  Ce  point  une  fois 
établi,  tout  le  refle  fuit  de  lui-même.  On  ne 
peut  lui  refufer  ni  le  titre  de  Fils  de  Dieu  ni 
celui  de  Meffie  promis  aux  Nations ,  puifqu'il 
s'arroge  ces  deux  titres.  Cela  étant  ainfi,  c'eft 
aux  Incrédules  à  invalider  cette  prétention  à 
la  qualité  de  Mefiie  qu'il  fe  donne,  &  non 
pas  à  nous  à  l'établir  par  des  argumens  direfts 
&  particuliers  à  cet  article  ,  comme  le  vou- 
droit  l'adverfaire.  Pour  nous  déloger  de  ce 
pofle ,  il  leur  en  coûtera  plus  qu'ils  ne  penfent. 
Ils  n'ont  rien  fait  en  nous  prouvant  que  les 
Oracles  de  l'ancien  Teftament  peuvent  être  ap- 
pliqués à  d'autres  qu'à  Jefus-Chrift,  s'ils  ne 
nous  font  voir  en  même-temps,  que  dans  l'in- 
tention de  Dieu  ils  fe  rapportent  effeélive- 
ment  à  ces  perfonnes-là  &  à  nulle  autre.  Or 
voilà  ce  qu'on  leur  défie  de  prouver  jamais. 

Quoiqu'on  pût  les  arrêter  dans  ce  défilé, 
fans  leur  permettre  de  faire  un  pas  en  avant , 
on  peut  étendre  plus  loin  l'avantage  qu'on  a 
fur  eux,  en  prouvant  qu'il  eft  des  Oracles,  & 

Aa  :^ 


374  HiJIoirc  Philofoplûqut 

en    grand     nombre ,    qui  établifTent    dire6ïe- 
ment  &  diftinâlement  le  droit  que  Jefus-Chrift 
s'eft  attribué  en  conféquence  à   la  qualité  de 
Mefïie.  11    faudroit    être    abfolument   étranger 
dans  la  ledure  des  Livres  Sacrés,  pour  ne  pas 
voir   dans   les  principales  prophéties,  comme 
des    chofes    annoncées    de  la  manière  la  plus 
claire  ,  un  grand  changement  dans   l'état  re- 
ligieux des  Juifs  &  des  Payens  ;  PétablifTement 
d'un  nouveau  culte  ,  d'une  nouvelle  alliance  , 
dans  laquelle  tous  les  peuples  de  la  terre  dé- 
voient entrer   fans  diftinélion  ^    la  manière  & 
le  temps  où  devoit    s'opérer  cette  étonnante 
révolution  dont  nous  fommes  les  témoins  ocu- 
laires \   la  perfonne  à  qui  elle  étoit  réfervée  , 
fon  caraftere  particulier ,  fa  Nation ,  fa  Tribu , 
fa  famille ,  le  lieu  de  fa  naifTance ,  &c.  Qu'on 
compare    l'Evangile    avec  toutes   ces  prophé- 
ties,  &  Ton  trouvera  qu'elles  font  ce  même 
Evangile  anticipé  ,   mais  en  traits  fi  éclatans  , 
qu'il  efl  impofïible  de  méconnoître  les  prophé- 
ties dans  l'Evangile  ;  ainfi  que  l'Evangile  dans 
les  Prophéties»   De  ce  parallèle  il  fe  réfléchit 
une  lumière  fur  Jefus-Chrift ,  dans  lequel  elle 
montre  le  Meflie  tout  refplendiffant  des  cou- 
leurs &  des  traits  magnifiques  fous  lefquels  il 
a  été  peint   par  les  Prophètes.  C'efl  en   vain 
que  Collins  fe  couvre  par-tout  de  l'autorité  de 


de  la  RcUg'iGîu  37^ 

Grotîus  ,  &  qu'il  met  fur  fes  yeux  le  voile' 
officieux  que  cet  interprète  des  Ecritures  lui 
prête,  par-tout  il  eft  fuivi  des  rayons  vengeurs 
de  la  vérité  plus  forte  que  les  ténèbres  dont 
il  cherche  à  l'obfcurcir. 

Une  prophétie  qui  l'a  cruellement  embar- 
raffé,  &  qui  ne  cefle  de  faire  le  tourment 
des  Incrédules ,  c'eft  celle  des  LXX  femaines 
de  Daniel  ,  fi  célèbre  dans  l'Ecriture.  Il  n'a 
pu  s'en  tirer  qu'en  niant  l'authenticité  du  livre 
où  elle  fe  trouve.  Ce  que  l'on  voit  de  claire- 
ment énoncé  dans  cei  Oracle,  il  le  rapporte 
à  ce  qui  s'eft  pafTé  fous  le  règne  d'Antiochus 
Epiphanès-,  &  il  le  donne  comme  ayant  été 
écrit  hifîoriquement ,  &  non  prophétiquement, 
par  un  Auteur  de  ce  temps-là,  à-peu-près, 
comme  on  voit  dans  le  fécond  livre  d'Efdras 
plufieurs  événemens  déjà  pafTés  ,  mis  en  flyle 
prophétique.  Mais  outre  que  l'Oracle  rapporté 
aux  temps  d'Antiochus  Epiphanès,  préfente 
un  fens  incompatible  avec  le  fens  naturel  & 
la  jufte  conftrudion  des  termes,  comment 
l'Auteur  peut-il  être  contemporain  de  ce  Prince 
impie  ,  s'il  eft  vrai  que  fon  livre  fait  mention 
des  glorieufes  &  des  funeftes  deftinées  de 
l'Empire  Romain  ,  qui  ne  dévoient  être  rem- 
plies que  quelques  fiecles  après?  Si  dans  les 
événemens  qu'il  décrit  en  fîyle-  prophétique , 

Aa  /^ 


yjS  HiJIoirc  Phllofophujuc 

il  y  en  a  une  partie  au  moins  qui  regardcit  les 
temps  futurs,  pourquoi  le  tout  ne  feroit-il 
pas  prophétique  de  la  même  manière,  puis- 
que l'Auteur  a  dû  être  un  vrai  Prophète?  Le 
fera-t-on  vivre  après  Jefus-Chriil ,  pour  adap- 
ter fa  prophétie  à  un  événement  déjà  pafTé  > 
Mais  il  fera  plus  convenable  de  la  faire  qua- 
drer  au  temps  de  Jefus-Chrift,  auquel  elle  fe 
rapporte  beaucoup  mieux  qu'à  celui  du  Roi 
de  Syrie.  Mais  alors  de  quelle  adrelTe  aura-t-on 
pu  fe  fervir,  pour  faire  recevoir  aux  Juifs  un 
livre  contenant  une  prophétie  qui  les  égorge? 
les  Incrédules  en  voulant  fe  dépêtrer  d'un 
mauvais  pas,  ne  font  que  s'y  embourber  da- 
vantage. 

Accordons -leur  qu'il  y  a  des  prophéties  à 
double  fens,  lefquelles  regardent  en  partie  le 
temps  où  elles  ont  été  prononcées,  &  celui  du 
Meiîie.  Ou  elles  font  exprimées  en  des  termes 
qui  marquent  un  double  événement ,  &  de- 
mandent un  double  accompliffement  ;  ou  bien 
leurs  différentes  parties,  conçues  en  à^s  ter- 
mes difFérens,  fe  rapportent  à  différens  objets. 
Dans  le  premier  cas,  i\  les  expreffions  font 
trop  magnifiques  pour  ne  pas  paroître  exagé- 
rées dans  la  fuppofition  ou  l'on  fe  contente- 
roit  du  premier  événement,  l'exaflitude  du 
langage  demande  qu'alors  on  le  regarde  çom-» 


de  la  Rdlgion.  ^jj 

me  riniage  &  le  type  d'un  événement  plus 
illuftre.  Dans  le  fécond  cas,  il  efl  facile  de 
découvrir  dans  les  prophéties  qui  contiennent 
deux  parties,  dont  chacune  a  fon  fens  propre , 
celui  qui  regarde  le  MelTie,  comme  dans  cet 
Oracle  dlfaye ,  Voici  qu'une  Vierge  fera  erz- 
ceinte^  Sic.  appliqué  par  St.  Mathieu  à  Jefus- 
Chrift,  quoiqu'il  ne  paroiffe  pas  que  cet  Evan- 
gélifle  le  cire  comme  une  prédidion  réelle,  & 
en  forme  de  preuve. 

Les  prophéties  à  double  fens  ont  leur  ufage 
&  leurs  fins  fubordonnés  aux  vues  de  la  Pro- 
vidence ,  &  très-bien  expliqués  par  Pafchal. 
7)  Jefus-Chrift ,  dit  cet  illuftre  Auteur,  a  été 
yy  également  prouvé  &  par  les  Juifs  jufles  qui 
»  l'ont  reçu ,  &  par  les  injuftes  qui  l'ont  re- 
»  jette,  l'un  &L  l'autre  ayant  été  prédit.  C'efl 
X»  pour  cela  que  les  prophéties  ont  un  fens 
»  caché ,  le  fpirituel  dont  ce  peuple  étoit  en-- 
îi  nemi,  fous  le  charnel  qu'il  aimoir.  Si  le 
»  fens  fpirituel  eut  été  découvert,  ils  n'étoient 
7)  pas  capables  de  l'aimer;  <5c  ne  pouvant  le 
»  porter  ils  n'euffent  pas  eu  le  zèle  pour  la 
»  confervation  de  leurs  livres  &  de  leurs  ce- 
»  rémonies.  Et  s'ils  avoient  aimé  ces  promefTes 
»  fpirituelles ,  &  qu'ils  les  euffent  confervées  in- 
î>  corrompues  jufqu'au  Meffie  ,  leur  témoignage 
9  n'eût  pas  eu  de  force  ,  puifqu'ils  en  euflent  été 


378  HtJIolrc  Philofophïqut 

»  amis.  Voilà  pourquoi  il  étoit  bon  que  le  fens 
»  fpirituel  fût  couvert.  Mais  d'un  autre  côté  fi  ce 
»  fens  eût  été  tellement  caché  qu'il  n'eût 
3>  point  paru  ,  il  n'eût  pu  fervir  de  preuve  au 
»  MefTie.  Qu'a-t-il  donc  été  fait?  Ce  fens  a 
»  été  couvert  fous  le  temporel  dans  la  foule 
»  des  paflages,  &  il  a  été  découvert  claire- 
»  ment  en  quelques-uns;  outre  que  le  temps 
3>  &  l'état  du  monde  ont  été  prédits  fi  claire- 
»  ment,  que  le  foleil  n'eft  pas  plus  clair.  Et 
»  ce  fens  fpirituel  eft  fi  clairement  expliqué 
»  en  quelques  endroits ,  qu'il  falloit  un  aveu- 
»  gîement  pareil  à  celui  que  la  chair  jette  dans 
»  l'efprit  quand  il  lui  efl  afTujetti ,  pour  ne 
»  pas  le  reconnoître.  Voilà  donc  quelle  a  été 
»  la  conduite  de  Dieu.  Ce  fens  fpirituel  efl: 
î»  couvert  d'un  autre  en  une  infinité  d'endroits , 
»  &  découvert  en  quelques-uns,  rarement  à 
»  la  vérité;  mais  en  telle  forte  néanmoins  que 
»  les  lieux  où  il  efi  caché  font  équivoques, 
»  peuvent  convenir  aux  deux  ;  au-lieu  que  les 
3)  lieux  où  il  eft  découvert  font  univoques ,  & 
»  ne  peuvent  convenir  qu'au  fens  fpirituel. 
»  De  forte  que  cela  ne  pouvoit  induire  en 
»  erreur ,  &  qu'il  n'y  avoit  qu'un  peuple  au(H 
5)  charnel  que  celui-là  qui  s'y  pût  méprendre.  « 
{Penfées  de  Pafcal  Art.  Juifs.) 
Mais  outre  ces  oracles  qui  ont  un  double 


de  la  Relision, 


379 


fens ,  il  y  en  a  d'autres  qui   n'ont  jamais  eu 
leur  accompliiTement  littéral  qu'en  Jefus-Chrift. 
A   commencer    par   le  fameux   oracle    de   la 
Genefe  où  il  eft  parlé  de  la  chute  de  nos  pre- 
miers pères  ,   &  du  remède  fpirituel  qui  leur 
fut  annoncé  dans  le    même  infiant    oii   Dieu 
fulmina  la  malédidion  attachée  à  leur  péché  > 
il  y  en  a  plufieurs  autres  jettes  de  loin  en  loin 
dans    le  cours    des   fiecles  ,   qui    ne   fauroient 
convenir  qu'au  Meffie  ,    &   dont  l'application 
s'alTortit  naturellement  &  d'une  manière  exclu- 
(îve  ,    à  la  perfonne  de  notre  divin   Sauveur. 
Les  oracles  qu'il  cite  &  qu'il  s'applique  à  lui- 
même  ,    regardent   principalement  les  grands 
événemens  de  fes  fouffrances ,  de  fa  mort ,  de 
fa  réfurreélion  ,   de  fon  règne  univerfel  ,   &c. 
&  il  eft  impoiTibîe  de  les  détourner  à  un  au- 
tre qu'à  lui-même.  Dira-t-on  qu'ils  foient  ty- 
piques, myfliques,  allégoriques?  Les  Apôtres, 
pleins  de  l'efprit  de  leur  maître  ,    quand   ils 
ont  eu  les  gentils  en  tête ,  fe  font  fervis  uni- 
quement de  preuves  direâes  &  abfolues,  pri- 
fes  du  fens  littéral  des  Prophéties  qui  ne  pou- 
voient  convenir    qu'à   Jefus-ChriH.   Et  ce  qui 
maintenant    eft   un  glaive    dont  on  perce  les 
Juifs,  c'eft  que  du  temps  de  notre  Seigneur, 
ils  entendoient  comme  nous  ces  anciens  ora- 
cles &  les  appliquoient  unanimement  au  MelTîe  , 


380  Hijlotrc  Philofophtqac 

témoins  les  paraphrafes  chaldaïques.  Détermi- 
nés à  ne  point  le  reconnoître  dans  l'humble 
perfonne  de  Jefus-Chrift  ,  qui  ne  remplilToit 
pas  leur  attente  charnelle ,  ils  ont  cherché  » 
depuis  cette  fatale  époque  ,  à  éluder  le  fens 
des  Prophéties  qui  les  incommodoit  ,  par  les 
plus  pitoyables  fubtilités.  Semblables  au  pilote 
défefpéré  ,  qui  au  fort  de  la  tempête  fe  trouve 
écarté  loin  de  fa  route ,  abandonne  fon  calcul 
&  va  ou  le  mené  le  hazard ,  on  les  voit  pro-^ 
mener  leur  agitation  dans  le  monde  ,  fans  ja- 
mais trouver  le  port  où  ils  afpirent ,  &  qui 
femble  toujours  fuir  devant  eux. 

Le  Mefîie  que  les  Juifs  attendoient  &  qu'ils 
attendent  encore ,  tantôt  comme  Conquérant , 
&  tantôt  comme  un  perfonnage  heureux  & 
malheureux ,  devenoit  néceffairement  pour  eux 
un  être  indéfiniffabîe  ;  &  leurs  Prophètes , 
chez  qui  fe  trouvent  toutes  ces  contrariétés 
étonnantes  fur  la  perfonne  de  leur  MeHTie  , 
dévoient  leur  paroître  obfcurs  &  inintelligi- 
bles ,  ou  même  manquer  abfolument  de  fens, 
La  lettre  à  laquelle  ils  fe  ramenoient,  n'étoit 
certainement  pas  le  fens  propre  des  Ecrivains 
facrés,  puifqu'elle  les  jettoit  dans  mille  con- 
tradidions.  Ce  qu'il  y  a  d'étonnant ,  c'eft  qu'ils 
n'aient  pas  reconnu  autrefois  &  qu'ils  ne  re* 
connoiffent  pas  encore  Jefus-Chrift  en  quifeul 


de  la  Religion.  381 

toutes  les  contradiâions  font  accordées.  Ils 
continuent ,  par  un  abus  éternel ,  de  transfor- 
mer le  règne  célefte  &  la  vie  future  en  un  re- 
pos terreftre  &  dans  une  félicité  charnelle  & 
grofîiere  ,  faifant  du  fens  littéral  &  du  fens 
fpirituel  le  mélange  le  plus  abfurde  &  le  plus 
ridicule.  PofTédés  autrefois  de  l'idée  d'une  Mo- 
narchie univerfelle  qui  les  a  rendus  l'objet  de 
la  haine  de  l'Univers  ,  par  les  différentes  ré- 
voltes qu'ils  ont  excitées  fous  les  Princes  aux- 
quels ils  étoient  fournis  ,  ils  ne  Pont  pas  en- 
core abandonnée  de  nos  jours,  ils  perfiftent 
toujours  dans  leur  fyftême  ambitieux,  qui  les  a 
conduits  ,il  y  a  dix-huit  fiecles ,  à  leur  ruine  tota- 
le ,  &  qui  les  a  depuis  expofés  à  une  fuccefïîon 
d'impofteurs  dont  ils  ont  toujours  été  les  viâimes. 
En  les  voyant  expofés ,  depuis  tant  de  fie- 
cles ,  aux  traits  de  la  vengeance  divine  ,  qui 
femble  s'être  attachée  à  eux  ,  quelque  part 
qu'ils  aillent ,  nous  pouvons ,  en  plaignant  leur 
fort,  nous  féliciter  jufqu'à  un  certain  point  de 
ce  que  notre  croyance  eft  affermie  par  leur 
incrédulité  prédite  dans  leurs  livres  mêmes, 
qu'ils  colportent  dans  toutes  les  contrées.  Nous 
aurions,  ainfi  que  Pafcal  l'a  bien  remarqué 
un  bien  plus  ample  prétexte  de  défiance ,  s'ils 
étoient  des  nôtres.  Il  a  fallu  en  quelque  forte 
qu'ils  ne  cruflent  pas  afin  que  nous  cruflions  ; 


382  HiJIoire  Philofophiquc 

&  c'efl  leur  falut  qui  leur  doit  caufer  une 
émulation  qui  \ts  fafTe  rentrer  en  eux-mêmes. 
Que  vers  les  temps  où  Jefus-Chrift  fe  mon- 
tra à  la  Judée,  elle  ait  été  dans  l'attente  d'un 
Sauveur  ou  Libérateur  ,  à  qui  elle  donnoit  par 
emphafe  le  nom  de  MeJJic  ou  de  Chrijl  (le 
premier  de  ces  noms  efl  hébreu  ,  &  le  fécond 
efl  grec  )  ;  on  en  doit  juger  par  la  facilité 
avec  laquelle  les  Juifs  fe  laifTerent  alors  féduire 
par  les  premiers  impofteurs  qui  fc  donnoient 
pour  les  libérateurs  d'Ifraèl ,  après  que  le  vrai 
Meffie  ,  mal  jugé  par  ces  hommes  charnels  , 
fut  devenu  une  pierre  d'achopement  &  de  fcan- 
dale  pour  les  deux  maifons  d'Ifraël.  Mais  d'oii 
leur  étoit  venue  cette  idée  >  Il  paroît  ,  dit 
l'Auteur  des  fondémens  &  des  raifons  du  Chrif- 
tianifme ,  qu'elle  tiroit  naturellement  fon  ori- 
gine des  difpofitions  des  hommes  qui,  quand 
ils  font  malheureux ,  efperent  la  fin  de  leurs 
peines  &  font  toujours  prêts  à  croire  ceux  qui 
leur  font  efpérer  un  fort  plus  favorable.  D'ail- 
leurs, obferve-t-il  fort  judicieufement ,  l'Hif- 
toire  des  Juifs  &  tous  leurs  livres  facrés  étoient 
remplis  d'exemples  d'hommes  merveilleux  , 
fufcités  en  des  temps  divers  par  la  Divinité 
pour  délivrer  fon  peuple  des  maux  qu'il 
éprouvoit  ;  d  ou  il  conclud  que  rien  n'étoit 
plus  fimple  pour  les  Juifs  que  d'efpérer   que 


de  la  Religion.  383 

le  Dieu  qui  les  avoit  choifis  pour  être  fon 
peuple  chéri  ,  exerceroit  toujours  fur  eux  fa 
Providence  d'une  manière  privilégiée ,  &  qu'a- 
près les  avoir  délivrés  tant  de  fois ,  il  les  dé-* 
livreroit  encore  par  des  moyens  tout  miracu- 
leux &  furnaturels. 

On  ne  fauroit  fe  réfuter  foi-même  avec  plus 
de  naïveté  que  le  fait  ici  notre  adverfaire» 
L'attente  où  les  Juifs  étoient  de  leur  Meflîe 
étoit  donc  fondée  fur  les  fecours  divins  qu'ils 
avoient  épreuves  ,  dans  les  temps  de  leurs 
détrefïes  &  de  leurs  calamités,  de  la  part  des 
illuftres  Libérateurs,  que  Dieu  leur  avoit  alors 
envoyés.  Ifraël  n'étoit  donc  point  un  peuple 
ordinaire  ;  &  dans  les  événemens  qui  lui  étoient 
arrivés ,  il  étoit  aifé  d'y  reconnoître  quelque 
chofe  de  furnaturel.  Le  Philofophe  Anglois 
confentiroit-il  à  donner  aux  Juifs  cet  avantage 
fur  les  autres  peuples  ?  Si  en  donnant  un  fens 
purement  allégorique  aux  Prophéties  de  l'an- 
cien Teftament  qui  avoient  Jefus-Chrift  pour 
objet,  il  a  prétendu  ôter  à  fa  mifîîon  divine 
les  titres  les  plus  forts  fur  lefquels  elle  pût 
s'appuyer,  fon  intention  n'a  pas  été  de  favori- 
fer  le  Judaïfme,  mais  de  détruire,  l'une  par 
l'autre,  les  deux  Religions.  En  effet,  il  a  dé- 
pouillé le  Judaïfme  de  ce  qu'il  avoit  de  di- 
vin, en  regardant  fes  Prophètes  comme  des 


384  Nijlolrt  Fhilofophiqiic 

Hiftoriens  qui  ont  décrit  d'un  fiyle  ënigmati-^ 
que ,  allégorique  &  figuré  ,  fouvent  très-con- 
fus, les  événemens  arrivés  foit  avant  eux,  foit 
de  leur  temps,  auxquels  ils  ont  eu  foin  de 
joindre  des  fonges ,  des  vifions ,  des  révéla- 
tions \  en  les  comparant  aux  devins  du  Paga- 
nifme,  &  en  réduifant  tout  leur  office  à  dé- 
couvrir les  effets  perdus,  &  à  dire  la  bonne 
aventure  à  ceux  qui  s'adreflbient  à  eux.  On 
ne  peut  alTurément  pouffer  plus  loin  le  mépris 
pour  les  Prophètes.  La  difficulté  revient  donc 
avec  force  fur  TAuteur  Anglois  qui,  dans  fon 
fyflême,  traitant  de  fables  toutes  les  merveil- 
les dont  efl  rempli  l'ancien  Tefîament,  & 
d'hommes  imaginaires  les  illuflres  Libérateurs 
d'Ifraël ,  doit  être  fort  embarraffé  à  rendre  rai- 
fon  de  cette  attente  univerfelle  où  étoient  vers 
les  temps  de  Jefus-Chrifl  les  Juifs  qui  foupiroient 
pour  la  venue  du  Meffie.  Mais  fon  embarras  dut 
bien  augmenter  ,  quand  il  fe  vit  preffé  par 
TEvêque  de  Litchfiel  &  de  Coventry ,  fur  ce 
que  l'attente  du  Meffie  ou  du  Libérateur  s'é- 
toit  communiquée  des  Juifs  aux  Payens;  en- 
forte  que  rUnivers  entier  étoit  dans  cette  ef- 
pérance  flatteufe.  Or  cette  attente  fi  générale, 
fi  confiante ,  fî  profondément  gravée  dans 
l'efprit  des  nations ,  cette  attente  fi  forte  de- 
puis les  derniers  Prophètes  jufqu'à  Jefus-Chrifl, 

où 


de  la  Religion.  3  8  s; 

ou  peut-elle  avoir  eu  fa  fource,  fî  ce  n'ef! 
dans  une  révélation  exprefTe  des  promefTes 
divines  concernant  ce  grand  événement?  Vaine- 
ment l'Auteur  Anglois  fe  débat  ici  contre  l'au- 
torité qui  le  prefTe ,  en  difant  que  les  idées 
des  Romains  n'a  voient  îien  de  commun  avec 
celles  des  Juifs  fur  la  venue  du  Me(Iîe,  qu'el- 
les étoient  très-oppofées  à  celles  des  Chrétiens, 
vu  que  les  Prophéties  des  Sybilles,  aind  que 
les  Prédirions  de  Virgile,  de  Tacite,  de 
Suétone  annonçoient  un  Héros ,  un  Conqué- 
rant ,  un  Monarque  temporel ,  tandis  que  Jefuj 
ou  le  Meflie  des  Chrétiens  n'avoit  aucun  de 
ces  caraâeres ,  &  ne  dévoie  être  qu'un  Con- 
quérant fpirituel. 

Les  Juifs  y  il  eR  vrai ,  qui  prenoient  confeil 
de  la  trifte  fouation  où  les  avoit  réduits  la 
domination  Romaine ,  ne  voulurent  plus  qu'un 
Meflîe  guerrier  &  conquérant,  pour  brifer  le 
joug  fous  lequel  ils  gémiffoienr.  L'humilité 
du  Sauveur  cacha  à  ces  orgueilleux  les  véri- 
tables grandeurs  qu'ils  dévoient  chercher  dan» 
leur  Meflie.  Comme  il  étoit  venu  plutôt  pour 
condamner  que  pour  couronner  leur  aveugle 
ambition  ,  ils  s'étourdirent  fur  les  marques 
vifibles  qu'il  portoit  en  lui ,  du  Chrift  qui  leur 
avôit  été  tant  de  fois  promis,  Nonobftant  leurs 
ambitieufes  idées,  forcés  par  les  conjonélures 

Tome  l  B  b 


386  Hijlo'm  Philofophïqiu 

&  les  circonflances  du  temps,  ils  fembîoient 
quelquefois  fortir  de  leurs  préventions,  juf- 
ques-là  qu'ils  foupçonnerent  que  St.  Jean  Bap- 
tise pouvoit  bien  être  le  Meflie.  Cet  homme 
extraordinaire,  étonnant,  qui  les  avoit  frap- 
pés par  fa  manière  de  vie  auflere ,  &i  qu'ils 
avoient  jugé  digne  d'être  le  Chrift,  n'en  fut 
pas  cru  quand  il  montra  le  Chrift  véritable , 
parce  que  l'humilité  de  Jefus-Chrift  effaroucha 
leur  orgueil.  Encore  que  les  Juifs  fe  trompaf- 
fent  alors  fur  le  genre  de  grandeur  qui  dévoie 
Cara6iérirer  le  règne  du  Meffie ,  ils  étoient  per- 
fuadés  que  le  temps  en  étoit  arrivé  \  &  le 
bruit  s'étoit  répandu  aux  environs  de  la  pro- 
chaine arrivée  de  ce  Roi ,  dont  l'Empire  de- 
voir fe  répandre  fur  tous  les  peuples.  Tacite 
&  Suétone  qui  en  font  mention,  difent  expref- 
fément  que  l'Oracle  qui  lui  avoit  donné  lieu, 
fe  trouvoit  dans  les  Livres  Sacrés  du  Peuple 
Juif,  &  que  c'eft  de  la  Judée  qu'on  verroic 
bientôt  fortir  ceux  qui  régneroient  fur  toute 
la  terre.  Quant  à  Virgile  ,  dont  l'enthoufiafme 
annonce  dans  fa  quatrième  Eglogue  les  heu- 
reux changemens  que  devoir  amener  la  naif- 
fance  du  fils  de  Polîion ,  ou  fi  vous  l'aimez 
mieux,  le  règne  d'Augulie ,  qui  alloit  faire 
renaître  l'âge  d'or,  &  qui  d'après  la  flatterie 
étoit   repréfenté    comme    un   Héros  defcendu 


de  la  Religion,  387 

des  Dieux  ^  je  crois  bien  que  ce  Poëre  n'a 
pas  eu  en  vue  de  décrire  le  règne  du  MeiTIe. 
Mais  où  efl:  la  preuve  qu'il  n'a  pas  tiré  le  fu- 
jec  de  Ton  poënie  des  vers  fybillins ,  &  que 
ces  vers  ne  foienc  pas  une  preuve  de  la  tra- 
dition généralement  répandue  alors  touchant  la 
naifTance  d'un  Conquérant  univerfel  ?  je  ne 
fais;  mais  il  me  femble  que,  fi  Ton  vouloit 
creufer  plus  avant,  on  trouveroit  que  ce  qui 
porta  les  Athéniens  &  les  Romains  à  créer, 
les  uns  un  Roi  des  augures ,  &  les  autres  un 
Roi  dQs  facrifices ,  ne  peut  avoir  été  que  l'ef- 
fet d'une  tradition  fourde  &  univerfelle  du 
Meflie  promis  aux  nations.  L'Oracle  de  Del- 
phes promettant  aux  Grecs  un  Roi  futur,  & 
les  Sybilles  annonçant  aux  Romains  un  Mo- 
narque qui  les  rendroit  heureux ,  &  qui  éten-* 
droit  leur  domination  fur  toute  la  terre ,  paroîf- 
fent  confirmer  cette  ancienne  vérité  coniîgnée 
dans  la  plupart  des  Prophéties  de  l'ancien. 
Teftament.  Ces  deux  peuples,  pour  conferver 
les  ombres  'de  cette  attente  ,  conferverent  dans 
leur  Gouvernement  l'ombre  d'un  Roi ,  loriqu'ils 
en  anéantiffoient  la  réalité. 

Jefus-Chrift  ayant  été  prédeftiné  à  réconcilier 
Dieu  avec  le  monde  ,  à  pacifier  le  Ciel  &  la 
terre,  à  vaincre  la  juftice  divine ,  en  payant  pour 
les  hommes  coupables  un  prix  infini ,  il  con- 

Bb  2 


388  Hïjïoîrc  Philofophlque 

venoit ,  pour  relever  les  efpérances  de  l'iiom-» 
me  prévaricateur,  pour  lui  redonner  du  cou- 
rage contre  les  terreurs  dont  il  étoit  aiïiégé, 
&  pour  lui  faire  reprendre  de  Paffurance  dans 
fa  nouvelle  religion  ,  de  lui  montrer  au  moins 
fous  des  voiles  fon  Libérateur  ,  au  moment  même 
qu'il  fut  atterré  par  fa  condamnation.  Toute  l'ef- 
pérance  qui  lui  reftoit  au  milieu  de  fa  difgrace , 
c'eft  que  Dieu  pouvoir  liii  pardonner  librement , 
&  le  rétablir  en  grâce  ;  mais  de  favoir  s'il  le 
vouloir,  ou  s'il  ne  le  vouloit  pas,  c'eft  ce  qu'il 
ne  pouvoir  apprendre  de  la  Religion  naturelle. 
Il  fallut  donc  qu'il  intervint  une  révélation  pour 
lui  afTurer  la  promefTe  de  fon  pardon  ;  &  voilà 
la  raifon  pourquoi  la  prophétie  doit  toujours 
faire  une  partie  efïëntielle  de  la  religion  des 
pécheurs.  Dieu  qui  vouloit  pardonner  à  nos 
premiers  Pères,  fit  alors  entendre  la  parole  de 
prophétie  ^^our  leur  donner  de  nouvelles  efpé- 
rances ;  les  premières  ayant  été  anéanties  par 
leur  chute.  Un  être  malin  &  invifible  paroît  ici 
fur  la  fcene  ,  comme  le  principal  acteur  de  cette 
chute,  fous  la  figure  d'un  vil  ferpent,  afin  que 
ceux  qui  liroient  cette  hifcoire ,  n'eulTent  au- 
cun lieu  de  foupçonner  ,  que  le  mauvais  prin- 
cipe qu'il  figuroit ,  fût  un  être  égal  à  Dieu. 
Peut-être  Moyfe  l'a-t-il  écrite  dans  le  langage 
oriental ,  dont  le  propre  étoit  d'envelopper  l'Hif- 


de  la  Religion.  3  89 

toire  fous  des  paraboles  &  des  fimiîitudes  ,  pour 
qu'on  ne  fut  pas  tenté  d'imaginer  deux  princi- 
pes indépendans  ,  l'un  du  bien ,  &  l'autre  du 
mal  :  idée  qui  renverfe  la  fouveraineté  de  Dieu 
que  Moyfe  a  eu  principalement  en  vue  de  main- 
tenir dans  cette  Hiftoire  de  la  chute.  Les  diffi- 
cultés qu'elle  préfente  doivent  d'autant  moins 
nous  inquiéter,  qu'elles  n'empêchent  pas  que 
ce  qu'il  y  a  d'efTentiel  ne  Toit  très-intelligible. 
En  effet ,  ce  qui  eft  compris  dans  cet  effentiel , 
c'eft  que  l'homme  fut  follicité  à  défobéir  à 
Pieu,  &  qu'il  lui  a  réellement  défobéi;  que 
par-là  il  perdit  tout  droit  au  bonheur  &  à  la 
vie  elle-même  ;  &  que  Dieu  jugea  tant  lui,  que 
le  fédudeur  qui  l'avoit  tenté  fous  la  forme  d'un 
ferpent. 

La  fentence  prononcée  contre  le  Tentateur 
doit  fervir  ici  de  commentaire  à  l'oracle  que 
Dieu  donna  à  nos  premiers  Pères  ;  le  voici  :  je 
mettrai  une  inimitié  entre  toi  6*  la  femme  ,  6* 
entre  ta  femence  &  la  femence  de  la  femme , 
cette  femence  te  brifera  la  tête  ,  Ù  tu  lui  bri" 
ftras  le  talon. 

Quoique  cette  prophétie  ne  foit  applicable 
qu'à  Jefus-Chrift  ,  cependant  rien  ne  l'infinue 
dans  ce  premier  abord  ,  &  il  y  auroit  de  Tin- 
juftice  de  la  part  des  Incrédules  d'exiger  de 
nous  ^Qti  montrer  ici  l'application ,  parce  que  ^ 

Bb  3 


390  lUjh'ir c  Ph ilofophiqu c 

pour  la  découvrir,  il  faut  porter  îa  vue  plus 
loin  que  le  3me.  chap.  de  la  Genefe.  D'ail- 
leurs ,  le  fens  littéral  de  cet  oracle  n'en  eft  pas 
le  fens  propre.  Prédire  que  les  ferpens  feroient 
enclins  à  mordre  les  hommes  au  talon ,  &  les 
hommes  prêts  à  s'en  venger  en  leur  écrafant 
la  tête  ,  efl:  un  événement  trop  commun  pour 
qu'il  ait  exigé  d'être  prédit ,  &  de  l'être  pom- 
peufement.  D'ailleurs ,  quel  rapport  y  avoit-il 
entre  une  minutie  de  cette  nature  &  la  perte  du 
genre  humain.  Un  grand  myftere  ,  fans  doute', 
étoit  compris  dans  la  menace  faite  au  ferpenc 
de  toir  un  jour  éerafer  fa  tête  par  la  femence 
de  la  femme.  Ce  que  nos  premiers  Pères  y 
purent  appercevoir,  c'efl:  que  leur  falut  étoit 
attaché  à  une  grande  vidoire  qui  feroit  un  jour 
remportée  fur  l'ennemi  commun  ;  mais  le  myf- 
tere  n'en  "^étoit  pas  moins  voilé  pour  eux.  C'é- 
toit  une  himlcre  qui  éclairoit  dans  un  lieu  téné^ 
hreux ,  félon  l'exprelTion  de  St.  Pierre ,  mais 
accommodée  au  temps  &  aux  circonftances- 
L'attente  que  faifpit  naître  cette  ptophétie,  a 
été  pleinement  remplie  par  la  rédemption  opérée 
pour  nous  par  natre  divin  Sauveur ,  c'efî  ainft 
qu'à  pojlcrion  nous  prouvons  que  Jefus-Chrift 
y  eft  manifeftement  défigné  ,  &  non  à  priori^ 
parce  qu'il  eft  impofîible  de  prouver  que  Dieu 
fefoit  néceffairement  aftreint  à  procurer  notrQ 


delà  Religion.  501 

bonheur  par  la  venue  de  ce  même  Jefus-Chrift, 
&  non  par  aucun  autre  moyen  que  ce  fût. 

Dans  la   malédi6lion  prononcée  contre   nos 
premiers  Pères,  la  terre  s'y  trouva   envelop- 
■pée.  Frappée  de  malédiélion  &  produifant  d'elle- 
même  des  ronces  &  des  épines ,  qu'un  travail 
opiniâtre  avoit  peine  à  arracher  ,   elle   ne   fut 
rendue  à  fa  première  fertilité ,   qu'après  avoir 
^té  toute  trempée  des  eaux  du  déluge.  Dans  les 
années  qui  l'avoient  précédé  ,  l'ordre  des  faifons 
avoit  été  altéré  \  la  famine  &  la  mifere  s'étoient 
répandues  fur  la  terre  par  le  défaut  de  temps  fa- 
vorables pour  femer  ;  l'été  &  l'hiver  ne  fe  fuccé- 
doient  pas  régulièrement.  Le  déluge  ayant  en 
quelque  forte  lavé  la  terre  de  fa  première  malé- 
diâion,  Dieu  promet  à  Noè  que  tant  qu'elle  dure- 
ra ,  la  femence  &  la  moiffon ,  le  froid  &  le  chaud^ 
l'été   &  l'hiver  ne  cefTeronc  de  s'entre-fuivre; 
il  lui  renouvelle  la  première  bénédidlion  qu'il 
avoit  donnée  à  Adam  dans  fa  première  inno- 
,cence. 

-  Par  la  première  prophétie  ,  qu'on  peut  bien 
■nommer  la,  grande  chartrc  ,  la  grande  décla- 
ration de  la  miféricorde  de  Dieu  depuis  la  chute 
de  nos  premiers  Pères  ,  Dieu  leur  avoit  fait 
grâce  de  la  mort  éternelle  ,  &  la  mort  tem- 
porelle à  leur  égard  avoit  été  fufpendue. 
.    L'alliance  jurée  par  Dieu  avec  Noé  ne  con- 

Bb  4 


39-  Hijtoirc  PhUofophlquc 

tient  point  d'autre  prophétie  que  celle  de  cette 
alliance.  La  puifTance  écl'autoritéfouveraine  de 
Dieu  s'étoient  manifeftées  avec  tant  d'éclat  dans 
le  déluge,  elles  avoienc   fait    de  fî    profondes 
imprefïions  fur  les  efprits  ,  que  la  Religion  n'a- 
voit  pas  befoin  d'autre  foutien.  Mais  quand  l'ido- 
lâtrie rompant  fa    digue  fe  fût  répandue  dans 
le  monde  ,  la  parole  de  prophétie  fut  alors  re- 
iiouvellée  ,  pour  empêcher  les  hommes  de  per- 
dre tout  fenciment  de  vraie  Religion.  La  bé- 
nédidion  particulière  donnée  à  Sem  ,  qu'il  faut 
fe  garder  de  confondre  avec  la  temporelle  qu'il 
partagea  avec  fes  frères,  avoit  paffé  de  deffus 
fa  tête  fur  celle  d'Abraham  qui  en  étoit  iffu. 
Sous  ce  Père  des  Croyans  les  Prophéties  de- 
vinrent plus  claires  &  plus  diftinétes ,  &  com- 
mencèrent à  avoir  un   rapport  plus   immédiat 
avec  la  merveilleufe  économie  de  la  miféricorde 
de  Dieu  envers  le    genre  humain  y  manifeftée 
par  l'Evangile  de  fon  Fils.  Ainfi  croifToit  la  lu- 
mière   qui  s'étoit  levée    fous  les   Patriarches, 
conformément  aux    circonftances  &  à    la  né- 
cefîité  des  temps.  L'Idolâtrie  fe  préparoit  à  inon- 
der tout  le  genre  humain  ,  &  achevoit  d'y  étein- 
dre les  refies  de  la  lumière  naturelle.  Elle  n'a- 
voit  pas  épargné  la  famille  de  Sem  ,  &  jufques 
dans  la  branche  particulière  dont  Abraham  def^ 
cendoit ,  elle  avoit  jette  de  profondes  racines* 


de    la  Religion.  393 

Il  étoit  temps  de  lui  donner  de  plus  fortes 
barrières  ;  fi  Ton  vouloic  empêcher  que  la 
vraie  Religion  ne  fût  entièrement  éteinte  dans  le 
monde. 

En  rappellant  Abraham ,  &  en  donnant  la 
Loi  de  Moyfe,  Dieu  n'avoit  pas  arrêté  de  pro- 
pager ou  de  rétablir  la  vraie  Religion  parmi 
tous  les  Peuples  d'alors.  Et  la  Circoncifion  éta- 
blie pour  féparer  ce  Patriarche  &  fa  poftérité 
du  refte  du  Genre-Humain ,  &  la  Loi  de  Moyfe 
chargée  de  cérémonies  dont  plufieurs  même 
ne  pouvoient  être  pratiquées  hors  du  Pays  de 
Chanaan,  avoient  élevé  entre  les  Hébreux  & 
les  Gentils  un  mur  de  divifion,  qui  ne  devoir 
être  abattu  que  par  Jefus-Chrift.  C'eft  ce  que 
St.  Paul  avoit  fait  entendre  aux  Athéniens,  en 
leur  difant  que  Dieu  ayant  diflîmulé  les  temps 
d'ignorance ,  commandoit  maintenant  à  tous 
les  hommes  en  tous  lieux  qu'ils  euffent  à  fe 
repentir;  &  aux  habitans  de  Lyflre ,  en  leur 
repréfentant  avec  Barnabas  ,  que  Dieu ,  dans  les 
fiecles  précédens  ,  avoit  laiffé  marcher  toutes  les 
Nations  dans  leurs  voies. 

Il  falloir,  pour  l'in(îru6lion  de  l'homme, 
qu'il  apprit  à  fes  propres  dépens  combien  fes 
lumières  étoient  courtes  ,  incertaines  ,  mêlées 
de  faulTes  lueurs,  quand  il  étoit  abandonné  à 
lui-même  \  &  quel  puilTant  empire  prenoient 


394  Hijîôirc  Philofophiquc 

fur  lui  fes  paillons,  quand  elles  n'avoient  d'au- 
tre frein  que  fa  raifon.  Il  falloit  cet  excès  d'a- 
veuglement &  de  dépravation,  dans  fon  efprit 
&  dans  fon  cœur ,  dont  l'un  lui  avoit  fait  ou- 
blier fi  profondément  fon  Dieu ,  qu'il  avoit  cru 
pouvoir  à  fon  tour  faire  un  Dieu,  comme  parle 
un  grand  Prélat  ;  &  l'autre  l'avoit  égaré  jufqu'à 
lui  faire   adorer  fes  vices  &  ies  pallions ,  en 
lui  perfuâdant  que  la  force  qui  l'entraînoit ,  étoit 
une  force  hors  de  lui,  &  qu'elle  éroit  un  Dieu  : 
il  falloit ,  dis-je,  ce  double  excès  de  mifere  pour 
nous  convaincre  de  la  néceiïité  d'un  Rédemp- 
teur, polir  guérir  notre  profonde  blefïure,  & 
des  rnoyens    divins  &  furnaturels  qu'il  devoit 
employer  pour  cette  grande  cure.  Mais  fi  dans 
la  vocation  d'Abraham  &  dans  la  Loi  de  Moyfe 
nous  n'y  voyions  qu'une   feule  famille  choifie 
uniquement    à  caufe    d'elle-même  ,  pour   être 
délivrée  de  la  corruption  &  de  la  mifere  gé- 
nérale, fans  aucune   vue  par  rapport  au  bien 
commun  du  Genre-Humain  ;  fi   nous  n'y  ap- 
percevions  pas    une  difpenfation  de  la  Provi- 
dence, qui  fervoit  à  la  grande  fin  que  Dieu 
s'ctoit  toujours  propofée  pour  la  délivrance  gé- 
nérale  de  tous  les  hommes  ;  ^i  nous  ceffions 
d'envifager  ces  deux  chofes  comme   le  com- 
niencement  de  cette  grande  révolution  qui  de^ 
voit  apporter  la  bénédiétion  à  toutes  les  Nar 


de  la  Religion.  39^ 

tioHs   de  la  terre   :  n'en   doutons  point,   unp 
idée  fi  peu  jufte  &  Çi  peu  digne  de  Dieu  ,  qu'elle 
nous  repréfenteroit    comme    un    être   partial, 
qui  ne   voudroit    être    que  le   Dieu  d'un  feul 
Peuple  ,  auquel  il  facrifieroit  toutes  les  Nations, 
nous  feroit  entrer  dans  des  foupçons  légitimes 
contre  la  vérité  d'une  Religion  qui  nous  prê- 
cheroit  un  tel  Dieu.   On  fait  combien  les  In- 
crédules ont  profité  de  cette  idée  fi  imprudem- 
ment répandue  dans  les  ouvrages  de  quelques 
Théologiens  rigorifles ,  pour  blafphémer  le  Dieu 
des  Juifs  &  des  Chrétiens.  Après  en  avoir  fait 
un  defpote ,  un  tyran  cruel ,  un  Dieu  aveugle 
dans  fa  colère ,  &  toujours  en  courroux  contre 
tous  les  hommes,  excepté  un  petit  nombre  d'E- 
lus ;  comment  ces  Théologiens  prétendoient-ils 
le  faire  aimer  &  adorer  des  ennemis  qui  l'outra- 
gent? Eux-mêmes,  en  le  défigurant  ainfi,  ne 
détruifoient-ils  pas  fon  exifïence  >  Et  pour  van- 
ter fa  puiffance  fur  les  hommes ,  n'oublioient- 
ils  point  un  peu  trop  qu'il  étoit  leur  Père  ? 

Indépendamment  àQs  bénédiflions  particu- 
lières à  lui  &  à  fa  poflérité,  qui  regardoient 
leur  état  temporel ,  Abraham  en  reçut  une  gé- 
nérale qui  devoit  pafTer  par  fon  canal  à  tout 
le  Genre-Humain.  51  Je  te  ferai  devenir ,  lui 
ï^  dit  Dieu ,  une  grande  Nation ,  &  je  te  bé- 
»  nirai ,  &  je  rendrai  grand  ton   nom  ,  &  tu 


39^  Uijlolrc  Philofophîqiit 

5>  feras  bénédiclion.  Je  bénirai  ceux  qui  te  bé- 
»  niront ,  &  maudirai  ceux  qui  te  maudiront,  ce 
Il  ajoute  immédiatement  :  »  en  toi  feront  bé- 
»  nies  toutes  les  nations  de  la  terre.  « 

Ceft  cette  bénédidion  privilégiée ,  qui  avoit 
pour  attache  les  promefTes  fpirituelles  ^  &  qui 
étoit  le  fondement  d'une  alliance  particulière , 
qu'Abraham  tranfmit  à  Ifaac  ^  au  préjudice 
d'Ifmaël  ;  qu'Ifaac  tranfmit  à  fon  tour  à  Jacob , 
au  préjudice  d'Efau;  que  Jacob  tranfmit  éga- 
lement à  Juda ,  'par  préférence  à  fes  frères  ;  qui 
fe  repofa  fur  la  tête  de  David  ,  &  qui,  après 
avoir  pafTé  par  une  longue  fuite  de  Rois  ifTus 
de  lui ,  vint  trouver  fon  terme  &  fon  accom- 
pliffement  dans  Jefus-Chrift ,  le  Fils  de  tant  de 
Rois ,  félon  fa  nature  humaine ,  &  le  Fils  du 
Dieu  vivant ,  félon  la  nature  divine;  prédeftiné 
de  tous  les  temps  pour  écrafer  la  tête  de  l'an- 
cien ferpent,  en  même-temps  qu'il  en  feroic 
mordu  au  talon  ,  en  lui  abandonnant  fon  hu- 
manité pour  être  mife  en  croix,  où  il  l'attacha 
lui-même,  après  avoir  effacé  dans  fon  fang  la 
malheureufe  obligation  par  laquelle  nous  étions 
livrés  aux  Anges  rebelles. 

Qui  croiroit  que  les  Juifs ,  fi  on  ne  les  fup- 
pofe  frappés  d'un  efprit  de  vertige  ,  avoient 
fondé  fur  cette  éclatante  bénédidion  les  con- 
quêtes flatteufes  qu'ils  fe  promectoient  ,   fous 


de  la  Religion.  39^ 

le  commandement  &  la  conduite  de  Moyfe, 
fur  toutes  les  nations  de  la  terre  ?  Aveugles 
qui  ne  voyoient  pas ,  &  qui  ne  voient  pas 
encore  ,  que  c'eût  été  pour  elles  une  étrange 
bénédidion  ,  que  celle  qui  les  auroit  fait  dé- 
choir de  leur  liberté  naturelle ,  &  qui  les  au- 
roit foumifes  à  l'empire  d'un  feul  peuple  ?  Il 
n^  a  qu'un  Juif  qui  puifTe  appercevoir  le  bon- 
heur d'un  tel  état  ;  pour  les  nations ,  elles  re- 
jetteroient  toutes  un  avantage  de  cette  nature, 
fi  la  chofe  étoit  à  leur  choix. 

Sous  Moyfe  &  les  Prophètes  la  lumière  s'ac- 
crut ,  mais  de  manière  pourtant  que  les  pré- 
diélions  touchant  Jefus-Chrifl  &  fon  royaume, 
étoient  toujours  enveloppées  de  figures  pro- 
pres à  exciter  l'attention  &  Tefpérance  du  peu- 
ple ,  fans  lui  faire  paffer  les  bornes  de  la  con- 
noiffance  que  Dieu  avoir  marquée  pour  le 
temps  de  l'alliance  judaïque.  Cette  alliance  fut 
marquée  des  traits  les  plus  éclatans  d'une  Pro- 
vidence y  qui  régloit  le  cours  des  chofes  tem- 
porelles du  peuple  de  Dieu ,  félon  fon  obéif- 
fance  ou  fon  infidélité ,  avec  une  telle  infailli- 
bilité d'événemens ,  que  fidèle ,  on  le  vit  tou- 
jours vainqueur  de  fes  ennemis  ,  comme  il  en 
fut  toujours  vaincu  ,  toutes  les  fois  qu'il  pré- 
variqua  contre  la  Loi.  ;  De-là  cette  fuite  de 
Prophètes ,  de  la  bouche  defquels  ils  pouvoient 


598  Hijioitç  Philofophiijuc 

apprendre  les  ordres  de  l'Etre  fuprêriie  :  avan- 
tage que  Moyfe  a  en  vue  ,  quand  il  dit  : 
Qjielk  tfl  la  nation  ji  grande  ,  qui  ait  jcs 
Dieux  près  de  foi ,  comme  nous  avons  V Eter- 
nel notre  Dieu  dans  toutes  les  chofes  pour  lef- 
quelles   nous  Vinvoquons, 

Une  chofe  bien  digne  de  remarque  ,  c'eft 
que  les  Prophéties  qui  fe  rapportent  à  l'al- 
îiance  fpirituelle  ,  furent  données  au  peuple 
de  Dieu  ,  lorfque  la  Religion  avoit  le  plus  be- 
foin  d'appui  ;  preuve  évidente  que  c'étoit-ld 
le  grand  but  de  la  Providence.  Ainfi  Abraham 
■prêt  à  abandonner  fa  Patrie  &  la  Religion  de 
fes  pères ,  reçoit  de  Dieu  la  promeffe  de  la  fe- 
mence  dans  laquelle  dévoient  être  bénies  tou- 
tes les  nations  de  la  terre.  Ainfi  Ifaac  &  Ja- 
cob ,  au  milieu  de  l'idolâtrie  &  de  la  corrup- 
tion qui  les  inveftifToient  de  toutes  parts,  font 
foutenus  par  les  mêmes  efpérances.  Ainfi  les 
Ifraélites ,  établis  en  Egypte  ,  oii  ils  étoient 
expofés  en  plufieurs  manières  à  la  tentation  de 
fuivre  les  Dieux  du  pays  ,  font-ils  prémunis 
contre  elle,  par  le  fameux  oracle  de  la  venue 
de  Scilo  marquée  au  temps  où  le  fceptre  for- 
tiroit  de  la  tribu  de  Juda.  Lorfque  fous  les  Rois 
l'idolâtrie  eut  menacé  de  tout  engloutir  dans 
les  deux  Royaumes ,  c'eft  alors  qu'un  feu  cé- 
lefte  anima  les  Ifayes ,   les  Jérémies.    Quelles 


-    Bt  la  ReUgiotî^  ^nq 

fublimes  images  dans  les  vidons  du  premier  i 
que  de  pathétique  &  de  touchant  dans' les  lar- 
mes du  fécond  !  Dans  les  écrits  de  Pun  &  de 
l'autre  on  trouve  des  beautés  &  des  modèles, 
en  tout  genre.  Les  penfées  y  triomphent  de, 
la  ftérilité  de  la  langue  ;  on  diroit  qu'ils  ont 
mis  à  contribution  le  ciel ,  la  terre  &  toute  la 
nature  pour  peindre  les  idées  auxquelles  le  lan- 
gage fe  refufoit. 

Plus  Ifraël  &  Juda  s'enfonçoient  dans  l'ido- 
lâtrie y  plus  Dieu  crut  qu'il  étoit  de  fa  Ma- 
jefté,  de  faire  annoncer  le  règne  de  la  juffice 
par  des  traits  toujours  nouveaux  ajoutés  coup 
fur  coup  au  tableau  qui  repréfentoit  le  MefTie, 
C'eft  à  ce  tableau  que  les  Prophètes,  à  com- 
mencer par  Ifaye,  travaillèrent  fous  l'impref- 
fion  divine  ,  en  la  peignant  des  couleurs  les 
plus  vives  ,  avec  les  repréfentations  les  plus 
fortes ,  avec  les  images  les  plus  lumineufes.  Le 
temps  &  le  lieu  de  la  naifTance  du  Meflîe  fu- 
rent marqués  ;  fes  œuvres  miracuîeufes  &  fes 
fouffrances  furent  prédites  ;  fa  mort  &  fa  ré- 
furreélion  furent  décrites.  Ce  fut  alors  que  h^ 
yeux  des  Juifs  ç'ouvrirent  fur  cette  magnifique 
fcene  qui  leur  étoit  offerte  dans  le  lointain. 
On  les  vit  attentifs  à  calculer  le  temps  où  pa- 
roîtroit  le  Meffie.  Après  que  cet  illuftre  évé- 
nement  eût  été  manifefté  &  placé  dans  un  fi 


;4Co  Uijîoirt  Fhilojbpkîquc 

grand  jour  ,  les  oracles  cefTerent,  &  le  don 
même  de  Prophétie  difparut  en  peu  d'années. 
La  tribu  de  Juda  ,  qui  fut  rétablie  après  la 
captivité  de  Babylone ,  quoique  non  moins  cor- 
rompue que  les  dix  autres  qui  furent  arra- 
chées fans  retour  de  la  terre  de  leurs  pères, 
ne  fubfifta  qu'autant  qu'elle  fut  la  dépofitaire 
de  la  promelTe  ,  qui  portoit  que  le  fceptre  lui 
feroit  toujours  confervé ,  jufqu'à  ce  que  vînt 
le  Défiré  des  nations.  Après  avoir  fervi  aux 
fins  de  la  Providence ,  elle  fut  elle-même  mar- 
quée à  fon  tour  du  fceau  de  la  colère  divine, 
lorfque  fon  aveuglement  volontaire  acheva , 
pour  la  convi6lion  des  Gentils ,  dans  la  per- 
fonne  de  Jefus-Chrift  ,  le  portrait  entier  du 
Meffie  ,  par  les  traits  fi  fouvent  prédits  de  fa 
mort ,  dont  elle  mérita  d'être  l'Auteur. 

Qui  n'admirera  cette  longue  chaîne  de  Pro- 
phéties ,  difpenfées  dans  le  cours  des  fiecles, 
relatives  à  l'état  de  la  Religion  ,  brillantes 
d'une  lumière  progreflîve ,  fervant  à  une  feule 
&  même  difpenfation  de  la  Providence  ,  de- 
puis le  commencement  jufqu'à  la  fin  ?  La 
croira-t-on  l'effet  de  l'artifice  &  d'une  fraude 
pieufe  ?  mais  pour  en  venir  là ,  il  faudra  pou- 
voir digérer  ce  fait  incroyable  ,  qu'on  ait  pu , 
pendant  un  Ci  grand  nombre  de  fiecles,  trou- 
ver des  perfonnes  propres  à  ménager  cette  im- 

pofiure , 


de  la  Religion*  401 

pofture,  fans  qu^ïl  s'en  foit  jamais  rencontré 
aucune  qui  ait  eu  intérêt  à  la  découvrir  ,  ou 
afîez  d'attachement  à  la  vérité  pour  le  faire. 

Comme  le  Tout-PuifTant  n'auroit  fait  que 
des  ouvrages  peu  dignes  de  lui  ,  (i  toute  fa 
magnificence  ne  fe  fût  terminée  qu'à  des  bé- 
nédiéllons  temporelles  ,  qu'à  des  grandeurs 
expofées  à  nos  fens  infirmes  ;  on  efl:  fondé  à 
croire  que  l'alliance  temporelle  fut  donnée  à 
caufe  de  l'alliance  éternelle ,  la  feule  qui  ré- 
ponde à  la  Majefté  d'un  Dieu  Eternel ,  &  aux 
cfpérances  de  l'homme  à  qui  il  a  fait  connoî- 
tre  fon  éternité.  Cette  idée  nous  conduit  à 
penfer  qu'Abraham  &  fa  poftérité  furent  choi- 
iîs  ,  afin  qu'ils  puffent  être  des  inftrumens  dans 
la  main  de  Dieu  pour  l'exécution  de  fes  grands 
defTeins  dans  le  monde;  &  que  l'œconomie 
mofaïque  a  fervi  à  frayer  le  chemin  à  la 
nouvelle  dirpenfation ,  qui  devoit  être  révélée 
en  temps  convenable  pour  l'accomplilTement 
de  la  promeiTe  faite  à  tous  les  peuples  de  la 
terre.  D'après  cette  fuppofition  il  efl  naturel 
d'expliquer  la  Loi,  non  pas  fimplement  com- 
me un  précepte  littéral  par  rapport  aux  Juifs, 
mais  comme  renfermant  la  figure  &  l'image 
des  biens  à  venir.  Il  eft  difficile  de  s'imaginer , 
que  Dieu  ayant  réfoîu  de  fauver  le  monde 
par  Jefus-Chrift  &  par  la  prédication  de  fon 

Tome  I.  Ce 


402  Hijloirc   Phitofophiqut 

Evangile,  il  eût  fait  intervenir  une  Loi  abfo- 
lument    étrangère    à   l'alliance   éternelle    qu'il 
vouloit  établir.    Pour  faire  difparoitre    cet  in- 
convénient  dans  la  difpenfation  de  la   Provi- 
dence ,   on    n'*a  point   d'autre  parti  à  prendre 
que  d'admettre  des  types  &  des  figures  dans 
la  Loi  mofaïque.  Alors  Jefus-Chrift    ei\  effec- 
tivement   la  fia    de  la  Loi  ;  toutes    les  déli- 
vrances que  Dieu  a  accordées   à    fon   peuple 
n'étoient   que  des    ombres  &  pour   ainfi   dire 
des  arrhes  de  la  grande  délivrance  réfervée  au 
fang  de  fon  fils  ;  toutes  les  cérémonies  de   la 
Loi ,  des  repréfentations  de  ce  que  l'Evangile 
renferme  d'eflentiel  ;   les  facremens ,   des  élé- 
mens  vuides ,  à  la  vérité ,  mais  annoblis  com- 
me types  des  facremens  de  la  nouvelle  Loi  ; 
les  facrifices  &  le  facerdoce  ,   des  figures  de 
meilleures  chofes  à  venir.   C'eft  ainfi   que  tout 
l'ancien  teftament  doit  être  regardé ,  félon  Sr. 
Paul ,  comme  le  grand  facrement ,  comme  la 
Prophétie   univerfelle    du    nouveau.    Mais  ces 
vérités    qui   font    la    nourriture  des    parfaits , 
doivent  avoir  leur  racine  dans  la  dodrine  de 
Jefus-Chrift  établie  fur  un  fondement  plus  fer- 
me &  plus  folide  que  des  explications  typiques 
&  allégoriques. 

Si  Jefus-Chrift  n^eût  été  qu'un  pur  homme, 
comme  il  en  eût  été  le  meilleur   &   le  plus 


dii  la  Rcligiofù  405 

parfait  de  tous  ,  quelque  riche  qu'en  fût  le 
fujet ,  il  n'auroit  point  paiïe  les  bornes  ordi- 
naires de  l'efprit  humain  ;  mais  il  étoit  Hom- 
me &  Dieu  tout  enfemble,  &  dés-Iors  le  fu- 
jet devenoit  difficile,  pour  ne  pas  dire,  impof- 
fible  à  traiter.  L'enfemble  de  deux  Natures, 
entre  lefquelles  fe  trouve  un  intervalle  infini , 
comment  le  pouvoir  arranger,  de  manière  que 
l'inférieure  foit  annoblie  par  cette  union  extra- 
ordinaire &  furnaturelle ,  fans  que  la  fupé- 
rieure  y  perde  rien  de  fa  dignité?  Comment 
obferver  la  régie  des  proportions  ?  lorfque  l'i- 
magination qui  veut  tout  fe  peindre ,  fit  au- 
tant  d'agens  çompofés  comme  nous,  des  Dieux, 
des  Démons  ,  des  Génies,  par  lefquels  elle 
remplaça  la  caufe  unique  &  univerfeîle,  agif- 
fant  par  des  îoix  fimples ,  idée  trop  va/le  & 
trop  peu  fenfible  pour  elle  ;  en  faifant  des 
hommes  plus  grands  &  plus  forts  que  nature, 
elle  manqua  le  principal ,  qui  étoit  de  propor- 
tionner des  âmes  à  ces  corps.  C'eft  à  quoi 
Homère  &  prefque  tous  ceux  qui  Pont  fuivi 
ont  échoué.  Ils  ont  bien  pu  faire  agir  leurs 
Dieux ,  mais  ils  ont  été  incapables  de  les  faire 
fentir  &  penfer.  On  ne  fera  pas  ce  reproché 
aux  Evangéliftes. 

Le  caraftere  qu'ils  nous  ont  tracé   de  leur 
Héros ,  nous  donne  l'idée  d'un  homme  il  fin- 

Cc  z 


404  Hi/ùOtrc  Fhilofophiqut 

gulier  &  fl  extraordinaire  ;  il  fuppofe  dans  luî 
yne  trempe  d'ame  fi  différente  de  toutes  les 
autres  ;  la  fidion  la  plus  hardie  dans  ion  ef- 
for  fublime  ,  eft  fî  incapable  de  l'atteindre  & 
de  régaler  dans  les  Ecrivains  les  plus  eflimés 
parmi  les  Anciens  &  les  Modernes ,  qu'on  ne 
fauroit  fuppofer  que  les  Apôtres ,  ces  hommes 
fimples  &  non  lettrés,  aient  travaillé  de  gé- 
nie ,  en  compofant  l'Hiftoire  de  leur  Maître  ; 
&  l'Evangile,  tel  que  nous  le  lifons,  doit 
être  mis  au  rang  des  chofes  impofTibles  du 
moment  qu'on  ofe  le  traveftir  en  Roman.  »  Qui 
»,  leur  a  appris,  dit  Pafcal,  un  de  ceux  qui 
»  ont  le  mieux  connu  la  Divinité  de  nos  Ecri- 
3>  tures  ,  qui  leur  a  appris  les  qualités  d'une 
»  ame  véritablement  héroïque  ,  pour  la  pein- 
»  dre  Cl  parfaitement  en  Jefus  -  Chrift  >  Pour- 
»  quoi  le  font-ils  foible  dans  fon  agonie  ?  Ne 
»  favent-ils  pas  peindre  une  mort  confiante  > 
»  Oui ,  fans-doute  :  car  le  même  St.  Luc  peint 
»  celle  de  St.  Etienne  plus  forte  que  celle  de 
»  Jefus  -  Chrill:.  Ils  le  font  donc  capable  de 
»  crainte  avant  que  la  nécefïité  de  mourir  foie 
»  arrivée ,  &  enfuite  tout  fort.  Mais  quand  ils 
»  le  font  troublé ,  c'efl  quand  il  fe  trouble 
y>  lui-même  :  &  quand  les  hommes  le  trou- 
y)  bient,  il  efî  tout  fort.  « 

Où  trouvera-t-on  le  modèle  d'un  fage  qui, 


de  la  Religion,  405 

fans  nos  paflîons  fadices,  a  fes  padions  natu- 
relles toujours  dominées  par  la  raifon  ;  d'un 
être  mixte  ,  qui  réunit  les  deux  extrêmes ,  la 
force  d'un  Dieu  &  la  foiblefle  d'un  homme, 
dans  des  proportions  fi  conftamment  gardées, 
d'un  être  enfin  ,  que  TEgiife  s'eft  vue  obligée 
de  montrer  qu'il  étoit  homme  contre  ceux  qui 
le  nioient,  &  de  montrer  qu'il  étoit  Dieu ,  les 
apparences  étant  aullî  grandes  contre  l'un  que 
contre  l'autre? 

Voilà  le  caradere  unique  que  les  Evangélif- 
tes  ont  peint  avec  fuccés ,  fans  fe  permettre 
la  moindre  difîradion  fur  le  fujet  qu'ils  trai- 
toient  ,  enforte  que ,  fous  quelque  afpeâ:  qu'ils 
nous  montrent  Jefus  -  Chrifl  ,  c'efl  toujours 
l'Komme-Dieu  qu'on  voit  en  lui.  Que  dirons- 
nous  auflî  de  l'aimable  naïveté  de  leur  flyle , 
auquel  ils  favent  bien  donner,  quand  il  le  faut, 
un  caractère  d'énergie  dont  rien  n'apprx)che  ; 
de  leur  circonfpedion  à  ne  pas  lâcher  la  moin- 
dre invedive  contre  Judas  ou  Pilate,  ni  con- 
tre aucun  des  ennemis  ou  des  bourreaux  de 
leur  maître  ;  de  leur  modefîie  qui  les  porte  à 
s'oublier  eux-mêmes  ,  pour  tourner  toute  fon 
attention  fur  lui  ?  A  voir  d'un  côt^é  les  Prophè- 
tes Cl  ardens  ,  fi  animés ,  fi  pathétiques ,  quand 
ils  écrivent  d'avance  rHifloire  de  Jefus-Chrifl, 
&.  de  Tautre  les  Evangéliftes  û  tranquilles  ^  fi 


4o5  Bijloirc  Philofophtqae 

modérés,  &  fi  Ton  ofe  le  dire,  (î  indifFërens 
fur  le  fuiet  qui  les  intérefTe  fi  vivement,  on 
croiroit  lire  le§  Evangéliftes  en  lifant  les  Pro- 
phètes, &  lire  les  Prophètes  en  Hfant  les  Evan- 
gélifles  ;  tant  ils  paroiflent  avoir  échangé  leur 
perfonnage  les  uns  contre  les  autres ,  ce  qui 
certainement  eft  un  caradere  de  divinité  qui 
brille  dans  leurs  ouvrages. 

Jefus-Chrifl  nous  eft-il  représenté  enfeignant? 
On  le  voit  plein  des  fecrets  de  Dieu  ,  mais  non 
étonné  comme  les  autres  mortels  à  qui  Dieu 
fe  communique ,  en  parler  naturellement ,  com- 
me étant  né  dans  le  fecret  &  dans  cette  gloire , 
propofer  les  profondeurs  incompréhenfibles  de 
l'Être  Divin,  &  la  grandeur  ineffable  de  fon 
unité,  &  les  richeffes  infinies  de  cette  na- 
ture ,  plus  féconde  encore  au-dedans  qu'au  de- 
hors ,  capable  de  fe  communiquer  fans  divi- 
fion  à  trois  perfonnes  ,égales ,  tempérer  la  hau- 
teur de  fa  doârine  pvir  une  aimable  condef- 
cendance ,  qui  en  fait  du  lait  pour  les  enfans , 
&  tout  enfemble  du  pain  pour  les  forts.  C'eft 
ainfi  qu'il  appartenoit  à  PHomme-Dieu  à^^n-- 
feigner. 

Jefus-Chrifî  nous  eft-iî  peint  fous  la  qualité 
de  Légiilateur>  lî  nous  propofe  de  nouvelles 
idées  de  vertu  ;  des  pratiques  plus  parfaites  & 
plus  épurées,  que  tout  ce  que  l'on  a  jamais 


de  la  Religion  407 

là  de  plus  fublime  fur  la  morale  dans  les  ou* 
vrages  de  tous  les  Philolbphes.  On  peut  lire , 
pour  s'en  convaincre,  le  Sermon  de  la  Mon- 
tagne ,  le  plus  beau  difcours  de  morale  qui  ja- 
mais ait  été  prononcé. 

Jefus-Chrift  nous  eft-il  montré  comme  un 

Sage ,  comme  un  Jufte.  »  Le  plus  Sage  des  Phi- 

»  lofophes  ,  dit  le  grand  Bolîuet ,  en  cherchant 

3>  l'idée  de  la  vertu  ,  a  trouvé  que  comme  de 

»  tous  les  méchatîs  celui-là  feroit  le  plus  mé- 

»  chant  qui  fauroit  fi  bien  couvrir  fa  malice, 

«  qu'il  paflat  pour  homme  de  bien  ,    &  jouît 

»  par  ce  moyen   de  tout  le    crédit    que    peut 

»  donner  la  vertu  ;  ainfi  le    plus  vertueux  de- 

»  voit  être  fans  'difficulté  celui  à  qui  fa  vertu 

»  attire  par   fa   perfedion  la  jaloufie   de  tous 

»  les  hommes;  enforte  qu'il  n'ait  pour  lui  que 

»  fa  confcience ,  &  qu'il  fe  voie  expofé  à  toute 

»  forte  d'injures  ,  jufqu'à  être  mis  fur  la  croix, 

»  fans  que  fa  vertu  lui  puiffe  donner  ce  foi- 

»  ble  fecours  de  l'exempter  d'un  tel  fupplice. 

»  Ne  femble-t-il  pas  que  Dieu  n'ait  mis  CQtt& 

»  merveilleufe  idée  de  vertu  dans  l'efpritd'un 

»  Philofophe  ,  que  pour  la  rendre  effeâive  en 

»  la  perfonne  de  fon  Fils,  &  faire   voir  que 

>5  le  Jufte  a  un  autre  gloire  ,  un  autre  repos , 

»  enfin  un  autre  bonheur  que  celui  qu'il  peut 

»  avoir  fur  la  terre?  Etablir  cette  vérité,  conti- 


4o8  HiJIoire  Philq/dphîçue,  &c. 

»  nue  l'éloquent  Prélat,  &  la  montrer  accom* 
»  plie  fî  vifiblement  en  foi -même  aux  dépens 
»  de  fa  propre  vie ,  c'étoit  le  plus  grand  ou- 
»  vrage  que  pût  faire  un  homme  ^  &  Dieu 
»  Ta  trouvé  fi  grand,  qu'il  l'a  réfervé  à  ce 
»  MelTie  tant  promis,  à  cet  homme  qu'il  a 
î>  fait  la  même  perfonne  avec  fon  Fils  unique.  « 
{Difc.  fur  VHlftoirc  Vniverfdk.) 

Que  dirons-nous  de  ceux  qui  n'ont  pas  craint 
de  parodier  un  auHî  beau  fujet,  &  de  verfer 
fur  lui  les  poifons  de  l'envie  ,  de  la  fureur  & 
de  la  calomnie  >  Avec  ^qs  Mémoires ,  tels  que 
ceux  de  nos  Evangélifles ,  il  feroit  impoffible 
de  ne  pas  inréreffer  fes  Lecteurs  pour  le  Hé- 
ros dont  on  écriroit  la  vie  ,  pourvu  qu'on  eût 
l'attention  de  faire  de  la  combinaifon  de  tous 
les  textes  le  fond  de  fon  Kiftoire  ;  de  conci- 
lier les  apparentes  contradidons  àç.s  textes  au, 
des  dates  -,  d'ôter  à  la  lettre  ce  qu'elle  paroîc 
avoir  d'obfcur  ;  de  démêler  les  îiaifons,  les 
rapports  &  les  conféquences  àts>  deux  TeHa- 
mens  ;  de  rapprocher  les  temps  paffés  des  remgs 
préfens ,  &  les  unilfant  enfeaible ,  de  raflem- 
bîer  fous  un  point  de  vue  ce  qui  a  été  prédit 
&  accompli. 

Fi/2  de  la  première  Partie, 


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