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Full text of "Histoire politique et sociale des principautés danubiennes"

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HISTOIRE 


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HISTOIRE 

POLITIODE  ET  SOCULE 


/^ 


^ 


IPAli  m.  éUAS  BECIVAIJ&I'. 


PARIS, 

PAULIN  ET  IKCHEVAUER.  ÉDITEURS, 


«OE   aiCHEUED.   fiO. 

1855. 


INTRODUCTION. 


Depuis  trente  ans  la  question  d'Orient  est  le  constant 
souci  des  cabinets  européens,  et  depuis  trente  ans,  la 
diplomatie  cherche  en  vain  la  solution  de  ce  formidable 
problême.  Pour  ne  parler  que  de  la  France,  que  de 
contradictions,  de  méprises,  d'aveugles  expédients!  A 
Navarin ,  elle  se  fait  complice  des  Russes  ;  en  1840 ,  elle 
se  fait  complice  du  pacha  d'Egypte.  Rappellerons-nous 
les  confusions  de  cette  dernière  époque ,  les  malenten- 
dus, les  bravades  et  les  terreurs!  Chacun  menace  et 
chacun  a  tellement  peur  de  trop  oser ,  que  tous  cher- 
chent un  correctif  à  leur  propre  audace  ;  enfin ,  par  le 
traité  du  15  juillet  1841 ,  on  imagine  pour  formule  l'in- 
tégrité de  l'empire  ottoman  ,  dont,  à  l'exception  de  la 
Prusse,  tous  les  contractants  détiennent  un  lambeau. 

Mais  sur  ce  qui  en  reste,  sur  ce  débris  d'emj)ire  dont 

a 


426484 


—  li- 
on garantit  Tintégrité  ;  il  y  a  encore  la  race  conquérante 
et  les  races  conquises,  la  minorité  ottomane  qui  corn* 
mande  et  les  majorités  chrétiennes  qui  obéissent  (1).  Hy  a 
donc  là  un  double  problême,  le  problème  musulman,  qui 
est  celui  de  la  domination,  et  le  problême  chrétien,  qui  est 
celui  des  nationalités.  Les  grands  arbitres  de  la  diplomatie 
ne  se  sont  occupés  que  dii  premier,  et  ils  ont  garanti  ce 
que  la  Providence  avait  condamné  :  la  domination.  La 
domination  n'est  qu'un  fait  né  de  la  force ,  et,  lorsque 
la  force  est  absente,  la  domination  doit  disparaître  ;  toute 
garantie  qui  a  pour  objet  de  la  conserver  est  immorale. 
Que  Ton  garantisse  une  nationalité  faible  contre  l'op- 
pression d'un  vainqueur  puissant,  rien  de  mieux;  mais 
garantir  le  conquérant  déchu  contre  l'affranchissement 
des  nationalités  devenues  plus  fortes  que  lui ,  c'est  insul- 
ter aux  lois  de  la  logique  et  de  la  justice. 

C'est  ainsi  qu'en  ne  voyant  dans  la  question  d'Orient 
que  le  problême  musulman,  on  n'a  fait  de  cette  question 
qu'une  formule  vide,  sans  intérêt,  sans  vérité,  sans 
avenir.  Tandis  qu'en  tenant  compte  du  problême  chré- 
tien des  nationalités ,  on  en  faisait  la  question  fondamen- 
tale de  la  politique  moderne ,  d'oîi  seraient  sorties,  avec 
une  géographie  nouvelle ,  les  nouvelles  destinées  de  TEu- 
rope.  Et  elles  en  sortiront ,  quoiqu'on  fasse ,  avec  ou  sans 

(1)  Nous  ne  parlons  pas  de  la  Turquie  d'Asie ,  parce  qu'elle  est 
«n  dehors  de  la  question  politique  qui  s'agite  aujourd'hui. 


—  ra- 
ie concours  des  diplomaties.  La  guerre  est  à  peine  e<Mn- 
mencée  et  déjà  elle  dépasse  les  proportions  qu'on  aTsit 
prévues  et  les  fins  qu'on  s'était  proposées;  déjà  les  em* 
pereurs  et  les  rois  obéissent  aux  événements  qu'ils 
croyaient  diriger,  et  ne  voient  plus  les  limites  où  s'arrè* 
teront  les  pas  de  leurs  armées. 

Que  Ton  examine  la  question  qui  a  servi  d'occasion  à 
la  guerre  :  l'intégrité  de  l'empire  ottoman.  Eh  bien!  il 
est  facile  de  le  voir  aujourd'hui  »  l'acceptation  des  jm)- 
positions  outi*ageantes  de  Menschikoff  aurait  été  moins 
nu>rteUe  à  la  Turquie  que  l'intervention  amicale  des  ar- 
mées européennes  et  des  réformes  européennes.  Selon 
nous ,  la  Turquie  n'avait  à  choisir  qu'entre  deux  genres 
de  mort;  elle  a  choisi  la  mort  la  plus  honorable»  mais 
aussi  la  plus  prompte.  Aussi,  ne  s'agit-il  plus  d'elle  au 
fond  du  débat.  Et,  de  fait ,  il  importe  peu  à  la  civili* 
sation  que  l'empire  ottoman  reste  debout.  Ce  qui  im- 
porte, c'est  qu'un  autre  représentant  de  la  barbarie 
ne  prenne  pas  sa  place;  ce  qui  importe,  c'est  que  le  czar, 
en  qui  se  personnifie  l'absolutisme,  ne  vienne  pas,  avec 
un  surcroit  de  puissance,  menacer  les  espérances  de 
la  liberté  européenne;  ce  qui  importe,  c'est  que  dans 
la  lutte  engagée,  les  armées  fi*ançaises,  envoyées  à  mille 
lieues  de  leurs  foyers ,  trouvent  autour  d'elles  un  appui 
qui  leur  assure  la  victoire.  Et  cet  appui,  elles  ne  le  trou* 
veront  que  dans  le  réveil  des  nationalités. 

La  Russie  elle-même  a  si  bien  conscience  de  la  force 


—    IV    — 

des  nationalités,  qu'elle  s'en  est  fait  un  instrument  pour 
saper  par  la  base  cet  empire  ottoman  dont  elle  a,  comme 
les  autres,  garanti  Tintégrité. 

Le  panslavisme ,  ce  mot  nouveau  dans  la  diplomatie  , 
qu^est-il  autre  chose  qu'un  appel  aux  nationalités?  Et 
métairie  ne  s'est-elle  pas  nommée  philhellénisme?  Sans 
doute,  le  czar,  en  conviant  les  Grecs  et  les  Slaves  à  s'af- 
franchir du  joug  ottoman,  n'a  d'antre  but  que  de  les 
courber  sous  le  joug  moscovite.  En  cela,  il  pourrait  bien 
se  tromper ,  et  c'est  aux  puissances  occidentales  à  le  lui 
prouver.  Mais,  au  moins,  a-t-il  eu  l'habileté  de  séparer 
l'élément  chrétien  de  l'élément  musulman ,  et  son  œuvre 
sera  plus  féconde  qu'il  ne  l'aura  voulu.  La  liberté  ne 
se  prend  pas  à  demi ,  et  les  nationalités  une  fois  réveil- 
lées, voudront  autre  chose  qu'un  changement  de  maître. 
Toujours  est- il  que  dans  cette  voie,  même  en  ne  s'y 
avançant  que  par  le  mensonge ,  les  czars  ont  fait  de  si 
rapides  progrès ,  que  ce  doit  être  pour  tous  un  solennel 
avertissement. 

Le  panslavisme  y  qui  naguère  ressemblait  à  un  mys- 
tère religieux,  a  dépouillé  ses  formes  symboliques,  etap- 
parait  dans  sa  réalité  menaçante  ;  il  descend  dans  le  monde 
des  faits,  les  dirige  et  les  accommode  à  ses  desseins  : 
ou  bien ,  s'il  conserve  encore  le  caractère  idéal  et  mysti- 
que, il  offre  pour  souverain  pontife  le  czar  armé  du  dou- 
ble glaive;  pour  adeptes,  toutes  les  races  slaves  qui  s'é- 
tendent du  nord  de  la  Sibérie  à  la  pointe  de  l'Adriatique, 


depuis  le  paysan  d'Astrakan  jusqu'au  Dalmate  du  quai 
des  Esclavons à  Venise;  et  pour  temples,  les  chaines 
des  Karpathes»  qui,  après  avoir  lancé  en  Macédoine  et 
en  Bulgarie  leurs  plus  hautes  cimes ,  franchissent  le  Da- 
nube, vont  répandre  sur  la  Volhynie,  la  Gallicie,  la 
Podolie  et  l'Ukraine  leurs  dernières  ramifications  sep- 
tentrionales correspondant  aux  défilés  des  Thermopyles , 
de  l'Âttique  et  de  la  Morée,  et  enveloppent  ainsi  dans 
une  vaste  circonférence  les  campements  des  Cosaques  au 
nord  et  les  murs  de  Lacédémone  au  midi. 

Les  peuples  de  ces  régions,  malgré  les  espaces  qui 
les  séparent,  sont  étroitement  unis  dans  un  même  culte, 
dans  une  même  espérance,  et  appellent  Constantinople 
Tzarigrade  (la  ville  des  Tzars  ou  des  Césars),  comme 
la  future  métropole  où  doit  les  conduire  la  puissance 
moscovite. 

Cependant  au  milieu  de  toutes  ces  races  slaves,  slova« 
ques,  Slovènes,  se  trouve  au  confluent  de  l'Occident  et 
de  l'Orient,  un  peuple  d'origine  latine,  parlant  une 
langue  aussi  voisine  du  latin  que  l'italien  et  l'espagnol , 
s'appelant  lui-même  du  nom  de  Roumain,  et  portant  str 
ses  bannières  la  légende  de  Tancienne  Rome  (S.  P.  Q.  R.) 
Ce  peuple  est  celui  qu'en  Occident  nous  appelons  impro- 
prement le  peuple  moldo-valaque. 

La  race  roumaine  s'étend  au  de  là  des  deux  princi- 
pautés et  occupe  tous  le  pays  compris  entre  la  Theiss, 
le  Dniester  et  le  Danube.  Mais  les  Moldo-Valaques  ayant 


—   VI    — 

seuls  conserré  leur  autonomie ,  ont  seuls  conservé  leur 
nom  de  Roumains,  et  ils  appellent  leur  pays  Tzarct-^ 
Roumaiienca  (  Terra  Roraana.  ) 

Si  Ton  veut  faire  le  dénombrement  exact  de  la  popu* 
lation  roumaine^  on  arrive  au  chiffre  de  10  millions 
d'habitants»  divisés  ainsi  qu'il  suit  : 

Roumains  de  la  Valaquie 8,500,000 

—  de  la  Moldavie 1,500,000 

—  de  la  Transylvanie.  .  .  .  1,486,000 

—  du  Banat  de  Temeswar.  .  1,085,000 

—  delaBukovine 300,000 

—  de  la  Bessarabie 896,000 


7,767,000 

Il  faut  y  ajouter  environ  2,000,000  de  Roumains  dis- 
séminés par  groupes  de  50  à  60  mille  en  Bulgarie  ,  en 
Serbie ,  en  Podolie ,  en  Hongrie  et  en  Macédoine ,  con- 
servant fidèlement  leur  nationalité ,  leur  langue  et  leurs 
coutumes. 

Or ,  dans  cette  grande  lutte  qui  se  prépare  entre 
l'Occident  et  le  Nord ,  et  qui ,  si  elle  s'arrête  aujour- 
d'hui, se  renouvellera  demain,  n'est-ce  pas  une  bonne 
fortune  que  de  rencontrer  à  l'embouchure  du  Danube , 
10  millions  de  Latins ,  formant  la  seule  barrière  possible 
entre  les  Slaves  du  Nord  et  ceux  du  Midi ,  empêchant 
seuls  dans  cette  région  karpathienne  l'unité  greco-slave 


—  ni  — 
qui  menace  le  monde,  et  devenant,  si  notre  politique 
est  intelligente,  nos  premiers  auxiliaires? Leur  histoire 
passée  peut  donner  la  mesure  de  leur  énergie.  Car,  si  les 
Roumains ,  placés  depuis  trois  siècles  entre  les  convoi- 
tises des  Turcs  et  des  Russes,  ont  su  résister  aux  attaques 
de  ce  double  courant,  il  faut  qu'il  y  ait  en  eux  une 
vitalité  qui  ne  s'est  rencontrée  chez  aucune  des  popula- 
tions voisines.  Ni  le  Dniester,  en  effet,  ni  le  Pruth,  ni  le 
Danube  ne  sont  des  frontières  selon  la  géologie  et*  la 
géographie.  Mais  si  depuis  si  longtemps  le  Pruth  d'un 
côté,  le  Danube  de  l'autre  »  ont  servi  de  barrières ,  c'est 
que,  du  Pruth  au  Danube,  il  y  a  une  nationalité  opiniâtre 
qui  résiste  aux  entreprises  des  envahisseurs ,  et  survit 
même  aux  invasions  accomplies. 

Le  moment  est  venu  de  fortifier  cette  nationalité  et 
d'en  assurer  l'avenir  par  le  concours  énergique  des  puis- 
sances occidentales. 

Tant  que  les  populations  latines  du  Danube  resteront 
debout ,  le  panslavisme  morcelé  au  Nord  et  à  l'Orient , 
manquera  de  l'unité  qui  doit  le  faire  redoutable.  La 
Russie  le  sait  trop  bien;  tout  en  appelant  les  Roumains 
à  elle  par  de  fausses  promesses ,.  elle  n'a  rien  négligé 
pour  arriver  à  l'effacement  de  la  nationalité  roumaine , 
et  ses  constants  efforts  montrent  assez  sa  pensée. 

Depuis  qu'en  1711  elle  a  mis  le  pied  dans  la  Moldo- 
Valaquie,  elle  a  employé  tous  les  moyens  pour  en  faire  sa 
proie  :  l'or,  Tintrigue,  la  guerre,  la  religion  et  par  des- 


—    VIII    — 

sus  tout  les  fausses  sympathies.  Ses  traités  sont  plus 
perfides  que  ses  guerres  ne  sont  cruelles  ;  chaque  stipu- 
lation de  garantie  est  un  piège,  chaque  faveur  est  un 
mensonge.  Par  les  Phanariotes,  ses  complices,  elle  avilit 
la  nation;  par  les  consuls ,  ses  missionnaires,  elle  en- 
vahit l'administration  ;  ses  agents  se  glissent  dans  les 
emplois,  occupent  tous  les  postes,  rédigent  toutes  les 
lois,  disposent  de  toutes  les  ressources,  de  façon  qu'au 
moment  où  ses  armées,  franchissant  une  limite  imagi- 
naire, pénètrent  au  cœur  du  pays,  elle  se  trouve  comme 
chez  elle. 

Depuis  cent  cinquante  ans  la  Russie  s'est  avancée 
d'étape  en  étape  des  bords  de  la  Newa  aux  rives  du 
Pruth.  La  dernière  étape  est  en  Moldo-Valaquie,  et 
de  là,  le  czar  s'est  cru  assez  fort  pour  jeter  un  défi  à 
l'Europe.  Mais  puisque  son  audace  a  enfin  dissipé 
l'incroyable  aveuglement  des  cabinets  de  l'Occident, 
puisque  les  armées  de  la  France  et  de  l'Angleterre  ont 
été  appelées  sur  ce  terrain ,  Toccasion  se  présente  de 
donner  à  la  question  d'Orient  sa  véritable  solution.  Que 
de  la  Moldo-Valaquie  parte  le  premier  signal  de  l'affran- 
chissement des  nationalités.  Que  l'on  commence  par 
les  populations  latines  du  Danube  pour  finir  sur  les 
bords  du  Niémen  et  de  l'Àdige.  Que  le  cri  d'indépen- 
dance retentisse  des  Karpathes  à  l'Olympe,  et  des  Alpes 
au  Monténégro.  Tout  se  tient  dans  la  question  de  liberté. 
Le  partage  accompli  de  la  Pologne  n'a  été  que  le  pré- 


—    ÎX    — 

lude  du  partage  prémédité  de  la  Turquie.  Que  les  déri^n- 
seurs  actuels  de  la  Turquie  deviennent  donc  les  régéné- 
rateurs de  la  Pologne! 

Loin  de  nous  la  pensée  de  nous  jeter  dans  des  voies 
hasardeuses ,  d'invoquer  des  théories  d'une  application 
incertaine.  Le  réveil  des  nationalités  est  le  fait  le  plus  réa- 
lisable dans  la  guerre  d'aujourd'hui  ;  c'est  un  fait  obligé 
qui  sortira  des  circonstances ,  s'il  ne  sort  pas  des  combi- 
naisons politiques;  qui  sortira  des  chancelleries  russes , 
s'il  ne  sort  pas  des  chancelleries  occidentales.  Déjà ,  en 
effet,  l'action  de  la  Russie  se  reconnaît  dans  les  insur- 
rections de  l'Albanie  et  de  la  Thessalie ,  dans  les  mouve- 
ments du  Monténégro  etdel'Herzégowincetdans  la  fière 
attitude  des  Serbes.  Déjà  le  czar  compte  sur  l'appui  du 
Croate  Jellachich  ,  et  de  ces  Illyriens  dont  un  jour  Na« 
poléon  médita  l'affranchissement.  Les  Bohèmes  n'atten- 
dent qu'un  signal  de  Saint-Pétersbourg ,  les  Hongrois 
eux-mêmes  oublieront  les  ressentiments  de  1849 ,  aus- 
sitôt qu'il  leur  sera  donné  un  espoir  d'indépendance,  et 
Venise,  avec  ses  lagunes  peuplées  de  Slaves^  ne  refuse-- 
rait  peut-être  pas  de  répondre  à  l'appel  de  l'autocrate.  Les 
nationalités,  en  effet ,  sont  prêtes  ;  elles  sentent  que  leur 
jour  est  arrivé,  et  elles  vont  devenir  autant  d'auxiliaires 
pour  qui  leur  tendra  la  main.  Àh!  sans  doute,  elles  aime- 
raient mieux  entendre  sonner  la  liberté  dans  des  fanfares 
françaises  ;  elles  r'\imeraient  mieux  marcher  à  la  guerre  de 
délivrance  sous  lo  drapeau  français.  Que  la  France  donc 


—  X  — 

comprenne  sa  mission  !  Elle,  du  moins ,  n*oppfrime  au- 
cune nationalité ,  et  c'est  ce  qui  lui  donne  le  droit  de 
prendre  le  premier  rôle  dans  cette  sainte  croisade , 
comme  elle  l'occupait  dans  les  croisades  d'autrefois. 

Dans  les  événements  qui  se  préparent»  l'imprévoyance 
des  gouvernements  s'est  si  hautement  révélée»  que  c'est 
l'esprit  de  paix  qui  a  présidé  aux  préparatifs  de  guerre^ 
et  que  les  champs  de  bataille  ont  été  ouverts  avant  que 
les  protocoles  fussent  clos.  Ahl  c'est  que  dans  ces  con- 
férences de  Vienne ,  dans  ces  rencontres  d'empereurs , 
il  y  a  le  pressentiment  de  ce  qui  doit  venir.  Us  voudraient 
circonscrire  le  terrain  des  combats»  afin  que  les  nationa* 
lités  n'y  pussent  pénétrer.  Insensés!  qui  après  avoir 
soulevé  les  tempêtes»  se  croient  assez  forts  pour  pronon- 
cer le  quo8  ego!  Non  »  le  mouvement  est  donné  »  il  s'ac- 
complira jusqu'au  bout.  La  guerre  actuelle  ne  peut  avoir 
d'autre  issue  que  l'affranchissement  des  nationalités  oppri- 
mées. On  aura  beau  essayer  d'une  paix  mal  cimentée  »  un 
nouvel  essor  n'en  sera  que  plus  violent.  C'est  la  justice 
qui  le  veut  »  c'est  la  paix  du  monde  qui  le  commande. 
En  un  mot»  la  question  d'Orient  n'a  pas  d'autre  solution 
qu'une  géographie  nouvelle ,  un  nouveau  droit  européen» 
et  l'anéantissement  des  traités  de  1815. 

C'est  en  vain  que  les  gouvernements,  pris  au  dépourvu» 
veulent  enrayer  les  événements  qui  les  entraînent;  leur 
antique  char  est  attelé  à  une  locomotive  qui  les  précipite 
au  souflSe  de  ses  poumons  enflammés*  Us  ne  peuvent 


—  XI   — 

plus  mesurer  ni  les  heures  ni  les  distances,  et  les  vieilles 
dominations  iront  se  briser  contre  les  murs  d'airain  de 
la  destinée,  et  se  perdre  dans  les  abîmes  de  la  Provi- 
dence. 


La  mort  de  l'empereur  Nicolas  ne  modifie  aucune  de 
nos  appréciations  ;  la  politique  de  la  Russie  ne  tient  ni 
aux  hasards  d'un  jour ,  ni  aux  projets  personnels  d'un 
prince. 

Les  périls  de  l'Occident  restent  les  mêmes;  les  mêmes 
précautions  sont  à  prendre  après  comme  avant  Tévène- 
ment  du  2  mars. 


HISTOIRE 

POLITIQUE  ET  SOCIALE 


vu 


PiORCIPilITËS  DAHDBIEHIES. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Moldavie  et  Yalaqnie.  —  Aperçus  géographiques.  —  RiTièrcs.  — 
Origine  du  mot  Valaque.  ^Bucharest,  Corté  d'Argis  etTirgovistt. 
—  Strophes  de  Jean  Héliade.  — Giurge?o,  Ibrall,  Galau.  --« 
Navigation  du  Danube, — Avenir  des  deux  principautés. 

Les  deux  principautés  danubiennes  »  la  Moldavie  et  la 
Yalaquie,  premier  théâtre  de  la  guerre  actuelle,  ne  sont 
qu*un  démembrement  de  Tancienne  Dacie  trajane ,  peu- 
plée par  des  paysans  venus  de  Rome  et  de  l'Italie.  Outre 
ces  deux  provinces,  la  Dacie  romaine  comprenait  les 
contrées  que  nous  appelons  Transylvanie ,  banat  de  Te- 
meswar,  Bucovine  et  Bessarabie.  La  guerre  et  les  traités 
ont  livré  les  trois  premières  à  T Autriche,  la  dernière  à  la 
Russie;  et  les  principautés  danubiennes  d^aujourd'hui  se 
trouvent  resserrées  entre  le  Danube ,  le  Pruth  et  les 
monts  Karpathes  ou  Krapacks.Le  cours  du  Milkov,  qui  des- 
cend  de  ces  montagnes  pour  se  jeter  dans  le  Séreth,  puis 
le  cours  du  Séreth  jusqu'à  son  embouchure  dans  le  Danube 
çntre  Ibraîl  et  Galalz»  firent  les  limites  qui  séparent  la 

I 


-  2~ 

Moldavie  de  la  Valaquie.  Fockshani,  ville  intermédiaire,  à 
cheval  sur  le  Milkov,  appartient  à  Tune  et  à  l'autre  pro- 
vince ,  valaque  sur  la  rive  droite ,  moldave  sur  la  rive 
gauche.  Elle  fut,  en  1684,  bâtie  conjointement  par  Basile 
le  Loup,  hospodar  de  Moldavie,  et  Mathieu  Bessaraba  de 
Yalaquie,  afin  de  mettre  un  terme  à  de  longues  querelles 
sur  le  district  de  Putna ,  lequel  s'étend  du  Séreth  au 
Milkov.  Ce  district  fut  partagé  en  deux ,  et  Fockshani 
élevée  sur  la  ligne  de  séparation  ;  de  là  lui  vint  son  nom 
qui  signifie  limitrophe. 

La  capitale  de  la  Dacie  romaine ,  Sarmisœgethusa  , 
était  située  sur  la  frontière  méridionale  de  la  Transyl- 
vanie, dans  la  vallée  de  Haczcg,  arrosée  par  le  Sztrigy  , 
non  loin  du  défilé  appelé  aujourd'hui  Porte  de  Fer.  Cette 
ville  avait  été  fondée  par  le  roi  Sarmis,  qui  fut  battu  par 
Alexandre  le  Grand.  Des  colons  venus  de  la  Grèce  rap- 
pelèrent iEgethusa.  Trajan  trouva  les  deux  noms  réu- 
nis, et  les  effaça  tous  deux;  la  capitale  de  sa  conquête 
fut  nommée  Ulpia-Trajana.  Mais  peu  à  peu  le  vieux  nom 
Dace  reparut,  et  il  figure  même  dans  les  inscriptions  ro- 
maines (1).  Résidence  du  propréteur  et  de  l'une  des 
garnisons  des  légions  impériales,  Uipia-Trajana  conserve 
encore  dans  ses  ruines  des  souvenirs  de  grandeur.  Sur 
un  espace  de  douze  cents  pas  le  sol  est  couvert  de  murs  à 
fleur  de  terre ,  de  débris  de  colonnes ,  de  pierres  sculp- 
tées, derniers  restes  des  bains,  des  aqueducs,  des  tem- 
ples qui  l'ornaient.  Le  village  qui  couvre  aujourd'hui 
cet  emplacement  s'appelle  Varhely  (lieu  du  fort) ,  et  à  la 
porte  d'une  étable  ou  dans  la  cour  d'un  paysan ,  on  peut 

(I)  De  Cérando ,  la  Transylvanie  et  ses  habitants ,  t.  h  P*  S73* 


—  s  — 

retrouver  un  chapiteau  de  colonne,  des  statues  mutiUes 
et  des  pierres  tumulaires  (1).  Une  route  romaine,  dont 
on  croit  reconnaître  les  restes,  conduisait  d'un  côté  à  la 
porte  de  Fer,  de  l'autre  vers  le  nord  de  la  Dacie.  Les  Va- 
laques  l'appellent  Dramu  Trajan  (chemin  de  Trajan). 

Depuis  le  traité  de  Bucharest,  la  Moldavie  démembrée 
ne  présente  plus  qu'une  langue  de  terre  de  quatre-vingt- 
dix  lieues  de  longueur,  resserrée  entre  lePruth  et  le 
Séreth. 

La  Valaquie  offre  à  peu  près  la  forme  d'un  demi-cer- 
cle,  dont  l'arc  est  le  Danube  et  la  corde  les  monts  Karpa- 
thés.  Sa  plus  grande  longueur  est  d'environ  cent  vingt 
lieues  sur  soixante  de  largeur.  Des  rives  du  Danube  au 
centre  s'étendent  de  vastes  plaines;  vers  le  milieu,  des 
vallées  onduleuses ,  puis  des  collines  ornées  d'une  riche 
végétation,  qui  s'élèvent  insensiblement  en  monta- 
gnes. 

Le  terrain  de  la  Moldavie ,  inégal  et  d'un  aspect  riche 
par  ses  diversités ,  s'étend  en  belles  plaines  du  côté  de 
la  Bessarabie,  se  relève  en  collines  et  en  hautes  montagnes 
vers  l'extrémité  qui  touche  à  la  Transylvanie. 

Parmi  les  rivières  de  la  Moldavie ,  le  Pruth  et  le  Sé- 
reth sont  également  navigables  ;  celles  de  la  Valaquie  ne 
portent  que  des  bateaux  plats.  Les  plus  considérables 
sont  : 

Le  Buseo,  bruyant  et  fougueux,  qui  menace  toujours 
de  ses  crues  subites  les  pays  d'alentour.  Dans  sa  marche 
précipitée  ,  il  entraine  d'énormes  quartiers  de  granit  ;  le 
cheval  le  plus  vigoureux  ne  pourrait  le  traverser  à  gué  ; 

(4)  De  Gérando,  la  Transylvanie  et  ses  babiunis,  U  I,  r«  t71 


—  4  — 

Là  Jalomiiza  ,  souriante  et  capricieuse,  diversifiée 
par  mille  jeux  de  la  nature  y  cascades  écumantes,  ilôts , 
récifs»  masses  de  verdure,  bouquets  de  fleurs  :  tout  cela 
disposé  avec  les  harmonies  et  les  contrastes  d'une  œuvre 
d'art; 

La  Dambovitza  qui  embellit  Bucharest  et  se  fait  re- 
marquer par  la  salubrité  de  ses  eaux  et  Texcellence  de 
ses  poissons  :  avec  elle  rivalise  sur  ce  dernier  point  le 
Rimnik  dont  les  eaux  sont  salées; 

LeMilkov,  encaissé  entre  deux  rives  escarpées,  cou* 
Vertes  de  sapins ,  de  grands  chênes  et  de  mélèzes,  et  cir* 
culant  avec  effort  à  travers  une  nature  sauvage  et  pitto* 
resque  ; 

L'AI  tau  ou  01  to^  qui  forme  la  lisière  entre  la  Yalaquie 
proprement  dite  et  la  petite  Yalaquie  ou  Banat  de 
Craîova  ; 

Enfin  la  Pracova,  qui,  venant  du  sein  des  Karpalhes, 
se  trouve  tant  de  fois  contrariée  dans  son  cours  par  les 
ravins ,  les  éboulements  ,  les  rochers  et  les  sources  , 
qu'elle  se  replie  continuellement  sur  elle-même  de  droite 
à  gauche ,  d'avant  en  arrière ,  fuyant  les  obstacles  par 
ses  ondulations  multipliées  et  les  enveloppant  de  con- 
tours si  nombreux,  que,  pour  pénétrer  dans  la  Yalaquie 
par  le  chemin  de  Cronstadt,  il  faut  en  traverser  soixante- 
dix  fois  les  eaux  bruyantes  et  tortueuses. 

Outre  les  cours  d'eaux  ,  on  rencontre  dans  les  deux 
principautés  beaucoup  de  lacs ,  et  de  nombreux  ruis* 
seaux  sillonnent  les  plaines.  Tous  les  voyageurs  célèbrent 
les  beautés  du  paysage  et  la  fécondité  du  soi. 

«  J'ai  traversé,  dit  Thornton,  les  deux  principautés 
dans  f Qutes  les  directions,  et  c'c  st  avec  un  plaisir  bien 


—  5  — 

Vif  que  je  retrace  ici  les  impressions  que  m'ont  laissëcs 
leurs  sites  grands  et  romantiques  :  les  torrents  se  pré- 
cipitant dans  des  gouffres  et  serpentant  ensuite  dans  les 
vallées ,  le  parfum  délicieux  du  tilleul  fleuri ,  les  herbes 
aromatiques  foulées  parles  troupeaux  paissants,  la  ca- 
bane solitaire  du  berger  sur  le  sommet  du  coteau ,  les 
montagnes  s'élevant  au-dessus  des  nuages,  couvertes 
dans  toute  la  surface  inférieure  aux  neiges,  d'un  lit  pro- 
fond de  terre  végétale,  et  ornées  de  toutes  parts  par  Té- 
clat  d'une  riche  verdure  ou  par  la  majesté  des  forêts  an^ 
tiques  et  sombres;  cet  assemblage  de  beautés,  qui  s'est 
présenté  tant  de  fois  à  mes  yeux ,  a  gravé  dans  ma  mé- 
moire un  tableau  qui  ne  cessera  jamais  de  m'intéres- 
ser  (1).  )» 

Carra  n'est  pas  moins  enthousiaste  : 

«  J'ai  vu  presque  toutes  les  contrées  de  l'Europe  ;  je 
n'en  connais  aucune  où  la  distribution  des  plaines ,  des 
collines  et  des  montagnes  soit  aussi  admirable  pour  l'a* 
griculture  et  la  perspective  qu'en  Moldavie  et  en  Vala- 
quie  (2).  » 

Nous  avons  dû ,  conformément  aux  habitudes  occiden- 
tales, donner  aux  deux  principautés  les  noms  de  Yalaquie 
et  de  Moldavie.  Mais  les  habitants  n'acceptent  pas  les 
dénominations  de  la  géographie  officielle.  Ils  s'appellent 
Roumains  et  leur  pays  Roumanie.  Quant  au  nom  de  Ya- 
laquie^ de  Valaque,  il  n'existe  pas  dans  leur  langue.  C'est 
un  mot  slave  servant  à  désigner  les  populations  latines 
ou  italiennes  :  Wlah  (Italien),  Wlasko  (Italie),  Wlaky 

(1)  État  actoelde  la  Turquie,  t  II,  p.  b6S. 

(2)  Histoire  de  la  Holdayie  et  de  la  Ys^achie,  p.  ISA.  Paris, 

1718. 


—  6  — 

(Romain).  C'est  ainsi  qu'après  les  invasions  germaines 
en  Italie,  en  Gaule  et  en  Espagne,  les  Deutches  donnaient 
le  nom  commun  de  Welches  à  toutes  les  anciennes  po- 
pulations romaines  i  gauloises  ou  espagnoles. 

AI.  Vaillant  donne  une  autre  origine  au  mot  Valaquie. 

c  Si  l'on  fait  attention ,  dit-il,  que  la  Yalaquie  est  cou- 
verte de  petits  lacs,  d'étangs»  de  marécages  et  arrosée 
par  plus  de  cent  quarante  courants;  si  l'on  remarque, 
en  outre,  que  ces  courants  se  rendent  tous  du  nord  au 
aud  dans  le  Danube;  que  les  Romains,  qui  s'avançaient 
transversalement  de  l'ouest  à  l'est,  étaient  obligés  de  les 
franchir  à  chaque  pas ,  on  sentira  qu'ils  n'avaient  pas 
d'autre  nom  à  lui  donner  que  celui  de  Val  deà  eaux^  Val- 
lis  aquse  ou  aquarum  (1).  » 

Quelques  historiens  prétendent  que  le  motValaque 
vient  de  Flaccus,  propréteur  romain,  que  Trajan  envoya 
dans  cette  contrée  avec  80,000  hommes  destinés  à  la 
défricher» 

D'autres  enfin ,  veulent  que  le  mot  Vlaque  ou Valaque 
tire  son  origine  du  grec  /Sx^Çou  txaxoç  (mou,  pares- 
seux). 

Nous  laissons  au  lecteur  le  choix  entre  toutes  ces  éty«- 
mologies. 

Les  Turcs  appellent  la  Valaquie  Ijlak ,  et  la  Moldavie 
Cara-lflak  (Valaquie  noire).  Ils  donnent  aussi  à  cette  der- 
nière province  le  nom  de  foyc/mto,  probablement  en 
souvenir  de  Bogdan ,  premier  prince  moldave  qui  ait 
traité  avec  eux. 

Certains  auteurs  prélendent  que  la  Moldavie  tire  son 

(i)  La  Remanie,  t.  r^,  p.  76. 


—  7  — 

nom  de  la  pelite  rivière  MoldoYa.  M«  Vaillant  veut  que 
ce  nom  vienne  du  latin ,  soit  parce  que  la  masse  des 
Daces  ou  Daves  (moleê  Dava)  vint  a'y  retrancher  après 
ses  revers,  soit  parce  que,  après  avoir  été  le  rempart  des 
Daves  {moles Davcrum)  contre  les  Romains,  elle  servit  de 
digue  à  ces  derniers  contre  les  Daves  {moles  Davis)  (i). 

If.  Vaillant  tient  surtout  à  prouver  qu'aucun  mélange 
de  population  slave  n'a  altéré  la  pureté  de  la  nationalité 
roumaine.  Cette  préoccupation  du  savant  auteur  s'ei«- 
plique  par  la  prétention  contraire  des  Russes ,  qui  vou- 
draient justiôer  leurs  occupations  par  des  droits  de  pa- 
renté. Un  si  dangereux  honneur  ne  repose  sur  aucun 
titre. 

L'introduction  des  mots  slaves  dans  la  langue  usuelle 
des  Roumains  ne  vint  pas  à  la  suite  de  conquêtes ,  et  ne 
tient  pas  à  la  présence  de  familles  slaves.  Mais  lorsque 
dans  la  religion  s'accomplit  le  schisme  grec ,  le  slavon , 
adopté  comme  langue  de  TËglise,  pénétra  naturellement 
dans  le  pays  avec  le  rite  religieux.  De  là  vint  aussi  le  titre 
slave  de  Voïvode ,  donné  souvent  au  chef  du  gouverne- 
ment. Hospodar,  ou  Gospodar»  est  encore  un  nom  slave 
correspondant  &  celui  de  seigneur.  Mais  les  indigènes  con<- 
servent  leur  vieil  idiome  romain  à  peine  transformé  y  et 
appellent  leur  prince  Domnu  (dominus)  et  la  principauté 
Ihmnie.  De  là  vient  le  mot  domnul  (monsieur)* 

Cette  fidélité  à  l'antique  langage  et  à  l'origine  de  la 
race  est  un  signe  caractéristique  d'une  grande  impor- 
tance dans  l'histoire  des  Principautés;  car  elle  donne 
l'explication  de  bien  des  luttes  ;  et  ce  n'est  pas  sans  rai- 

(1)  LaRomanie,  p.  75. 


—  8  — 

son  que  les  Roumains  repoussent  les  théories  russes  qui 
voudraient  leur  attribuer  des  ancêtres  parmi  les  Slaves. 

S'il  est  un  fait  digne  de  remarque ,  c'est  que  la  Rou- 
manie, placée  sur  la  grande  route  des  invasions,  traversée 
en  lous  sens  par  des  flots  d'émigrants  armés ,  conserve 
une  population  presque  sans  mélange,  et  reste  toujours 
semblable  à  elle-même,  quand  le  monde  entier  se  trans- 
forme et  se  renouvelle.  L'empire  romain  disparait,  et  la 
colonie  romaine  reste  debout.  L'empire  gi*ec  s'écroule,  et 
l'envahisseur  ottoman  s'arrête  aux  frontières  de  la  Rou- 
manie ,  comme  s'étaient  arrêtés,  sur  le  Danube,  les  des- 
cendants d'Attila,  et  aux  bords  du  Dniester  les  Slaves  de 
la  Pologne.  C'est  ainsi  qu'au  milieu  du  cataclysme  uni- 
versel y  lorsque  toute  nation  était  en  proie,  les  colonies 
de  Trajan  maintenaient  le  type  de  l'antique  nationalité  et 
nous  transmettaient  les  derniers  vestiges  de  l'idiome  po- 
pulaire romain ,  l'ancien  dorique ,  qu'on  ne  parlait  déjà 
plus  à  Rome  du  temps  de  Cicéron  et  de  Virgile  (1). 

Le  siège  du  gouvernement  en  Valaquie  est  Bucharest  ; 
en  Moldavie,  Jassy. 

Située  dans  une  plaine  basse  et  marécageuse ,  à  70 
lieues  de  la  mer  Noire,  18  du  Danube  et  100  de  Jassy,  la 
ville  de  Bucharest  était  autrefois  la  station  principale , 
le  point  de  repos,  pour  ainsi  dire,  officiel  des  diplomates 
qui  se  dirigeaient  vers  Constantinople.  Dernière  limite 
de  rOccident,  première  porte  de  l'Orient,  elle  était  pour 
les  ambassadeurs  le  vestibule  du  nouveau  monde  où  ils 
s'engageaient ,  et  comme  l'école  primaire  où  ils  s'ini- 

(i)  Brnmu  (^fo^xoç) ,  chemin;  frïca  Hfty^n) ,  terreur;  p indure 
(<îoCpa),  forêt.  Voyeï  le  Protectorat  du  Czar,  par  J,  U.  Paris  , 
1850. 


liaient  dux  mystères  des  intrigues  levantines.  L'aspect 
des  habitants  révélait  tout  d* abord  le  caractère  multiple 
d'une  ville  frontière  de  deux  mondes.  Parmi  les  riches» 
les  uns  portent  des  calpacs  et  des  pelisses,  les  autres  des 
chapeaux  et  des  fracs;  parmi  les  pauvres  »  les  uns  ont  le 
vieux  costume  des  Daces,  les  autres  un  costume  sans 
nom,  approprié  aux  fantaisies  ou  aux  dénùments  de  la 
misère.  Au  milieu  de  ces  indigènes  disparates,  des  hom- 
mes de  toute  race ,  Hongrois  avec  leurs  invariables  atti- 
las,  Albanais  avec  leurs  blanches  tuniques,  Arméniens 
et  Turcs  aux  robes  flottantes  ;  puis  des  Russes»  des  If  a* 
liens»  des  Allemands»  des  Bulgares»  des  Serbes»  des  Juifs» 
des  Dalmates  »  des  Galliciens  et  des  Tziganes  (  Bobé« 
miens)»  chacun  s'exprimant  dans  son  dialecte  »  et  renou* 
vêlant  le  prodige  de  la  confusion  des  langues. 

Mais  aujourd'hui  que  la  navigation  du  Danube  a 
changé  Titinéraire  des  interprètes  de  la  diplomatie» 
aujourd'hui  que  les  longues  plaines  de  la  Yalaquie  n*as* 
sistent  plus  au  passage  des  arbitres  des  nations»  Bûcha- 
rest,  déchue  de  son  ancienne  importance»  n'est  plus  que 
le  cheMieu  d'une  province  ignorée»  et  ne  doit  le  peu 
d'éclat  qui  lui  reste  qu'au  séjour  d'éphémères  hospodars 
et  de  boyars  vaniteux. 

11  s'y  est  fait  cependant  une  révolution  dans  les  cos* 
tûmes.  Parmi  les  classes  riches  et  marchandes  »  hou- 
mcs  et  femmes  portent  Thabit  européen  ;  le  calpac  et 
la  pelisse  n'appartiennent  plus  qu'à  quelque  vieillard 
obstiné  »  qui  proteste  à  sa  manière  en  faveur  de  la  na- 
tionalité. Ce  changement  tient  aux  nombreux  séjours 
des  garnisons  russes»  et  surtout  à  l'introduction  des 
modes  françaises  qui  dominent  en  souveraines   aux 


—  10  — 

bords  de  la  Dambovitza.  Les  dernières  noureautés  de 
Paris  y  péDètrent  avec  une  merveilleuse  rapidité,  et  on 
y  a  plus  lot  adopté  les  changements  du  jour  que  dans  une 
province  française  limitrophe  de  la  capitale. 

La  langue  française  règne  également  dans  les  salons 
de  Bucharest,  et  les  élégantes  ne  veulent  pas  d'autre 
idiome  pour  leurs  réceptions  et  leurs  galanteries.  Il  ne 
faut  peut-être  pas  leur  en  faire  ^compliment,  car  elles 
n'en  ont  pris  le  goût  qu'avec  les  officiers  russes ,  et  c'é- 
tait un  hommage  de' plus  à  l'aimable  envahisseur.  Si 
les  russes  ont  mérité  à  plus  d'un  titre  la  haine  du  peu- 
ple valaque ,  ils  ont  trop  souvent  rencontré  parmi  les 
boyaresses  de  charmantes  compensations. 

Le  nombre  des  habitants  de  Bucharest  s'élève  à 
120,000  âmes  et  ne  correspond  pas  au  vaste  emplace- 
cement  de  la  ville,  qui  a  quatre  lieues  de  circonférence. 
Cela  tient  à  de  nombreux  jardins,  et  même  à  de  vastes 
terrains  incultes  qui  environnent  les  maisons.  Beaucoup 
d'habitations  sont  isolées,  cachées  derrière  de  grands 
arbres  ou  perdues  au  milieu  d'immenses  mëldans  (1). 
Les  rues  irrégulières,  presque  toutes  sans  nom.  Ion* 
gués,  étroites,  tortueuses,  sont,  dans  les  mahalas  ou 
faubourgs,  bordées  de  haies  ou  de  planches  brutes,  der- 
rière lesquelles  s'entreyoient  de  chétives  maisonnettes  et 
plus  souvent  de  sales  chaumières.  En  somme,  Bucharest 
a  moins  l'aspect  d'une  ville  que  d'un  grand  village,  ou 
plutôt  d'une  réunion  de  villages,  ayant  chacun  son 
église.  On  n'en  compte  pas  moins  de  cent  trente,  cons- 
truites en  briques  et  aJOTectant  le  style  byzantin.  Chacune 

(l)  Places  piibliquet. 


-   H  — 

de  ces  églises  est  surmontée  de  deux  ou  trois  clo«- 
chers,  lesquels»  vus  de  loiny  au  nombre  total  de  trois 
cent  soixante-dix,  semblent  annoncer  une  capitale  de 
premier  ordre. 

Bien  peu  de  ces  églises  peuvent  passer  pour  des  mo- 
numents»  et  il  n'y  a  guère  d'éditices  à  Bucharest  qui 
méritent  ce  nom»  si  ce  n'est  Thospice  Brancovano,  Thô*- 
pital  de  Gollsa  et  sa  tour  en  ruine ,  bâtie  en  1715  par 
des  soldats  de  Charles  XIL 

Quelques  rares  maisons  de  grands  b  yars  aff^clcnt 
des  allures  de  palais.  Ornées  de  colonnes  qui  soutien- 
nent des  frontons  couverts  de  bas-reliefs»  elles  semblent 
révéler  l'élégance  et  la  grandeur.  Mais  pour  conserver 
l'illusion»  il  ne  faut  pas  en  approcher.  Ces  orgueilleuses 
colonnes  ne  sont  que  des  troncs  d'arbre  couverts  d'une 
argile  blanchie  au  lait  de  chaux»  et  les  bas-reliefs  que  de 
mesquins  moulages  en  plâtre.  Triste  et  fidèle  image  du 
boyarisme  avec  ses  vanités  prétentieuses  et  ses  fausses 
majestés  ! 

L'édilité  de  Bucharest  ne  se  fait  remarquer  ni  par  ses 
soins  ni  par  sa  vigilance.  Pour  l'éclairage  de  la  ville  on 
compte  sept  cent  vingt-deux  lanternes»  garnies  de  chan- 
delles; mais  la  plupart  du  temps  il  n'y  brille  aucune  lu* 
mière»  les  vitres  cassées  donnant  accès  au  vent»  qui  par 
un  souffle  économique  permet  souvent  à  la  chandelle  de 
durer  toute  une  année« 

Il  y  a  quelques  années»  les  rues»  sans  pavé,  étaient 
garnies  de  madriers  à  peine  équarris  jetés  transversa- 
lement d'un  côté  à  l'autre.  Mais  la  nature  primitive 
du  sol  marécageux  ne  pouvait  être  facilement  changée» 
et  les  eaux  ménagères  de  la  ville»  les  immondices»  les 


—  12  — 

pluies,  s'amoncelant  sous  le  plancher  des  rues^  y  for'- 
maient  des  lacs  félidés.  Aussi  les  habitants  donnaient- 
ils  aux  rues  le  nom  de  ponii ,  car  elles  n'étaient  réelle- 
ment que  des  ponts  flottants  sur  des  rivières  de  fange. 
En  hiver»  la  boue  rejaillissait  continuellement  à  travers 
les  interstices  des  planches  mal  jointes,  et  en  été,  elle  se 
transformait  en  nuées  de  poussière  noire  et  pestilentielle. 
Ce  n'est  qu'en  1826  que  le  prince  Grégoire  Ghika  fit 
paver  les  rues.  Mais  l'amélioration  est  encore  bien  in- 
complète. Les  pavés,  placés  sans  règle,  dépourvus  de 
soubassement,  s'enfoncent  sous  le  poids  des  charriots  , 
et  forment  de  profonds  récipients ,  envahis  à  l'époque 
des  neiges ,  par  une  vase  dont  la  surface  fangeuse  ré- 
siste aux  rayons  du  soleil.  Il  faut  que  les  habitants,  pour 
circuler  librement,  comblent  ces  fondrières  avec  des 
fascines  ou  de  la  paille,  d'où  s'échappent  bientôt  de 
nouvelles  exhalaisons.  Aussi  est- il  fort  heureux  que 
les  tremblements  de  terre  empêchent  d'élever  les  mai- 
sons au  delà  d'un  étage.  La  libre  circulation  de  l'air 
peut  au  moins  combattre  tant  de  causes  réunies  d'insa- 
lubrité. 

Bucharest  est  une  ville  tout  orientale  par  les  con- 
trastes incessants  de  l'opulence  et  de  la  misère,  du  luxe  et 
de  la  malpropreté.  De  hideuses  cahutes  à  côté  de  maisons 
seigneuriales,  des  tziganes  presque  nus  en  face  de  boyars 
chamarrés  ;  de  lourds  arroubas  traînés  par  des  buffles 
heurtant  de  splendides  équipages  ;  des  troupeauxde  porcs 
se  vautrant  dans  la  fange  des  rues,  au  milieu  des  hennis^ 
sements  de  coursiers  magnifiques;  les  cris  des  Albanais 
qui  escortent  un  haut  dignitaire,  se  mêlant  aux  pleurs 
des  mendiants  ou  aux  chants  des  tziganes ,  tous  les  de-* 


—  1;^  — 

grés  (le  la  douleur  et  de  la  joie ,  do  rabaissement  et  de 
l'iusolenee ,  de  Tordure  et  do  la  splendeur ,  et  Timage 
de  la  faim  en  présence  des  plus  monstrueuses  prodigali* 
tés  f  telle  est  la  physionomie  de  Bucharest. 

Pour  compléter  le  tableau ,  nous  ne  pouvons  mieux 
faire  que  de  reproduire  la  description  pittoresque  que 
fait  de  cette  ville  un  homme  qui»  pendant  plusieurs  an- 
nées, en  a  vu  toutes  les  magnificences  et  toutes  les  pous- 
sières. 

«On  y  voit,  dit  M.  Vaillant,  des  marais  où  coassent 
la  grenouille  et  le  crapaud,  des  meïdans  où  le  scin« 
drôme  (  bohémien  )  vient  poser  sa  tente ,  des  quar- 
tiers bas  submergés  à  chaque  printemps  ;  un  pavé  dé- 
foncé et  recouvert  d'un  pied  de  boue,  des  chemins  in- 
térieurs où  l'on  marche  mollement  sur  le  fumier  jus- 
qu'à ce  qu'on  se  trouve  arrêté  par  un  abime  ;  quelques 
beaux  hôtels ,  des  métairies  plutôt  que  des  demeures 
seigneuriales  ;  et  au  milieu  de  tout  cela  des  équipages 
magnifiques,  traînés  par  des  chevaux  superbes  ;  dedans, 
des  femmes  élégantes,  des  dandys,  des  lions;  derrière, 
des  unguréni  en  jaquette ,  des  Albanais  drapés  de  la 
toge  romaine;  partout  des  chariots  de  bois  et  de  foin, 
des  bœufs  amaigris  de  besoin  et  de  travail;  partout 
des  paysans  vêtus  de  toisons  de  brebis,  des  scindrômes 
demi-nus  ou  couverts  de  haillons  ;  des  bouges  près  des 
palais  ;  les  riches  en  carrosse ,  les  pauvres  dans  la  boue  ; 
mais  tous  dans  la  poussière  qui ,  durant  l'été ,  enve- 
loppe la  ville  comme  un  symbole  de  vanité  (1).  » 

La  ville  de  Jassy  a  sur  Bucharest  l'avantage  d'une 

(l;  La  RomaniCj  t.  lîî,  p.  10J. 


—  14  — 

position  salubre  et  pittoresque.  Assise  sur  la  pente  d'une 
charmante  colline,  d'où  elle  semble  glisser  dans  les  eaux 
du  Bakiui,  comme  pour  s'y  baigner  les  pieds ,  elle  voit 
se  dérouler  en  face  d'elle  le  versant  oriental  du  mont 
Bordeiu,  dont  les  teintes  forment  un  vaste  tableau  de 
beautés  changeantes,  de  constantes  richesses.  Elle  offre 
aussi  un  aspect  moins  obstinément  oriental  que  Bucha- 
rest  ;  le  centre  est  plus  européen  ;  les  rues  sont  mieux 
coupées.  Il  est  vrai  que  ces  perfectionnements  sont  dus 
à  trois  incendies  ;  dont  le  dernier,  en  1827^  détruisit  en 
grande  partie  les  vieilles  habitations,  et  contraignit  le 
paresseux  boyar  à  se  loger  plus  à  l'aise.  Mais  on  voit 
que  c'est  une  révolution  forcée;  tout  ce  qu'a  épargné  le 
feu  est  resté  fidèle  à  l'antique  sans-façon ,  et  la  ville  a 
pris  une  double  physionomie  ,  avec  des  vestiges  de 
rOrient  et  des  promesses  de  l'Occident.  Ce  n'est  plus 
l'un,  ce  n'est  pas  encore  l'autre.  «  Jassy,  dit  M.  Vaillant, 
me  fait  l'effet  d'un  jeune  officier  qui,  lors  de  la  forma- 
tion de  la  milice  moldo-valaque^  se  tenait  fièrement  en 
avant  des  lignes ,  la  casquette  sur  la  tête ,  une  pelisse 
sur  son  uniforme  et  des  babouches  par  dessus  ses  bottes 
à  éperons  (1).  » 

L'éclairage  de  la  ville  n'est  pas  comme  à  Bucbarest» 
une  mystification  ;  cinq  cent  cinquante  réverbères  garnis 
d'huile  fournissent  une  lumière  véritable.  Les  églises, 
moins  nombreuses ,  soixante  environ ,  y  sont  plus  élé- 
gamment construites  et  plus  somptueusement  décorées, 
La  plus  remarquable ,  celle  des  Trois  Saints ,  fondée  en 
1622,  par  Basile  le  Loup,  est  placée  sous  l'invocation  de 

(1)  La  Romanic,  t,  III,  p.  &37. 


—  15  — 

sailli  Basile,  saint  Jean-Chrysoslomc  cl  sainl  Grégoire. 

De  même  que  la  eapilale  de  la  Valaquie,  Jassy  est  en- 
trecoupée de  nombreux  jardins  qui  flattent  agréablement 
k  vue,  surtout  dans  une  ville  construite  en  amplii* 
théâtre. 

Comme  séjour  du  prince  et  du  gouvernement,  la  po« 
silion  de  Jassy  est  des  plus  désavantageuses.  Située  à 
quatre  lieues  de  la  frontière,  elle  est  toujours  la  première 
ville  occupée  par  Tenvahisseur  russe ,  la  dernière  éva- 
cuée. 

L'importance  de  Bucharest  comme  eapilale  de  la  Va* 
laquie,  est  de  date  assez  récente.  Trois  autres  villes 
avaient,  auparavant,  servi  successivement  de  métropoles  : 
Kimpolongo,  Corté  d'Argis  et  Tirgovist. 

Kimpolongo  ou  Campulungu  (Campus-longus)  fut 
pour  ainsi  dire,  le  berceau  de  la  principauté  de  Valaquai. 
C'est  là  qu'en  1241,  Radu  Negru  (Rodolphe  le  Noir)  des- 
cendant  des  Karpathes ,  s'arrêta  avec  ses  compagnons 
au  pied  des  montagnes ,  pour  y  établir  sa  première  ré- 
sidence. Kimpolongo  n'est  plus  aujourd'hui  qu'un  mé- 
diocre village  ;  mais  de  vieux  débris  de  murailles  attes- 
tent son  ancienne  étendue,  et  la  beauté  du  paysage  en- 
vironnant justifie  le  choix  du  chef  des  bandes  qui  allait 
devenir  le  chef  d'un  nouvel  empire. 

Radu,  en  effet,  s'avança  rapidement  dans  le  pays  et 
y  fonda  de  nouveaux  établissements.  A  neuf  lieues 
sud-ouest  de  Kimpolongo ,  sur  les  bords  de  la  rivière 
d'Argis,  au  milieu  de  coteaux  riants  et  fertiles,  le  terrain 
offrait  un  emplacement  favorable  pour  une  ville  de  dé- 
fense et  d'agrément.  Là  les  Karpathes  forment  deux 
chaînes  qui,  courant  en  sens  contraire,  laissent  entre 


—  10  — 

elles  un  vaste  torriloire  qui  compose  la  contrée  pitlorcîs- 
que  (le  la  Haute  Yalaquie.  A  l'angle  où  les  montagnes  se 
divisent ,  Radu  éleva  une  ville  qu'il  appela  Corté  d'Ar- 
gis ,  et  qui  devint  après  lui  la  résidence  du  chef  de  TEtat. 
Réduite  aujourd'hui  aux  proportions  d'une  petite  ville  , 
Corté  d'Argis  ne  conserve  de  sa  première  splendeur,  que 
la  beauté  de  son  site  et  son  église.  Cet  édifice,  placé  au 
centre  d'un  monastère  bâti  sur  une  éminence  »  ferait 
honneur  aux;  pays  les  plus  avancés  dans  les  arts.  Tout 
l'extérieur  est  en  marbre  ciselé  avec  une  remarquable 
perfection;  depuis  le  socle  jusqu'à  la  corniche,  pas  une 
pierre  qui  ne  soit  sculptée  avec  toute  la  richesse,  toute  la 
finesse,  toute  la  délicatesse  de  l'art.  Cette  église  est  con- 
struite en  carré,  sur  le  modèle  de  toutes  les  églises  grec-* 
ques,  avec  un  dôme  au  centre^  surmonté  d'une  flèche  en 
forme  d'obélisque.  Aux  angles  du  monument,  sont  quatre 
petites  tourelles  élégantes  et  légères,  deux  à  facettes  octo* 
gones,  deux  autres  à  col  tors.  Ces  dernières  semblent 
toujours  prêtes  à  tomber  l'une  sur  Tautre.  Cette  singu- 
lière illusion  est  produite  par  des  bandes  en  spirale  qui, 
les  entourant  de  bas  en  haut,  les  font  paraître  inclinées^ 
quoiqu'elles  soient  parfaitement  perpendiculaires.  A 
l'intérieur,  les  murs  sont  décorés  de  peintures  à  fresque 
et  de  sculptures  dorées  comme  on  en  rencontre  dans 
toutes  les  églises  grecques.  Le  nom  de  l'architecte  Ma« 
noii  a  été  conservé  dans  des  légendes  populaires,  oîi  le 
diable  joue  nécessairement  un  grand  rôle. 

L'histoire  ne  nous  a  transmis  ni  le  nom  du  premier 
fondateur  de  Tirgovist ,  ni  celui  du  premier  domnu 
qui  y  fixa  sa  résidence.  Nous  savons  seulement  que  cette 
nouvelle  capitale  fut  le  séjour  des  plus  illustres  parmi 


les  princes  nationaux  ,  Mircea ,  Vlad  et  Mlclicl  le  Bravo. 
Située  dans  une  contrée  délicieuse,  ayant  d'un  côté 
pour  limites  une  chaîne  de  charmantes  collines ,  et  de 
Tautre  une  belle  et  vaste  plaine  au  milieu  de  laquelle 
serpente  la  Dambovitza ,    Tirgovist  n'est  plus  qu'un 
amas  de  sombres  et  vastes  ruines.  Pour  retrouver  le 
vieux  palais  des  souverains ,  il  faut  pénétrer  dans  une 
grande  cour  de  cent  toises  carrées ,  environnée  de  murs 
délabres,  à  travers  lesquels  on  aperçoit  des  souterrains  à 
demi  comblés,  des  voûtes  aflaissées,  des  corridors  ob- 
strués par  l'éboulement  des  pierres.  Une  tour  seule  est 
restée  debout;  mais  l'escalier  qui  conduit  aux  créneaux 
en  a  été  enlevé.  Elle  a  soixante  pieds  de  haut,  trente  pieds 
carrés  à  la  base  et  s'élève  en  talus  jusqu'à  une  hauteur 
égale,  d'où  elle  monte  arrondie  sur  un  diamètre  de  quinze 
pieds.Un  de  nos  compatriotes  qui  visitait  le  monument, 
s'indigna  de  voir  adossé  au  pied  de  la  tour  un  étal  do 
boucher   tout  souillé  des  dépouilles  de  bœufs  et  d'a- 
gneaux. •  C'est  ainsi,  s'écrie-t-il ,    que  les   Roumains 
respectent  la  plus  belle  relique  de  leur  passé  (i)!  » 

Tous  les  Roumains  n'ont  pas  cependant  cette  coupable 
indifférence.  Un  poète,  enfant  du  pays,  a  rappelé  en  stro- 
phes mélancoliques  les  anciens  souvenirs  de  Tirgovist. 
Nous  en  citerons  quelques  passages,  non  pas  seulement 
en  raison  du  mérite  poétique,  qu'il  est  difficile  d'apprécier 
dans  une  traduction ,  mais  à  cause  du  nom  de  l'auteur, 
Jean  Héliade  ,  que  nous  aurons  occasion  de  rencontrer 
souvent  dans  l'histoire  moderne  des  Italiens  du  Danube. 
Les  passages  suivants  sont  extraits  d'une  invocation 
intitulée  :  Une  mit  mr  les  ruines  de  TirgovxsU 

(i)  M.  Vaillant,  Hbtoîrc  de  la  Romanir,  t.  lîl,  p.  318. 


—  i8  — 

1  Ombres  de  nos  aïeux ,  je  ne  viens  pas  troubler  vos 

>  cendres  ;  mes  mains  ne  sont  point  armées  du  glaive 
f  qui ,  tant  de  fois  vengeur  de  la  Yaiaquie ,  fut  déposé 
»  sur  votre  cercueil.  Je  viens ,  dans  le  calme  des  nuits, 
f  tresser  des  guirlandes  de  lauriers  pour  orner  vos  tom« 

>  beaux,  et  je  raconte  à  vos  fils  épris  de  votre  gloire ,  les 
9  exploits  qui  ont  fait  votre  renommée,  i 

«  Ces  plaines  m'ont  rappelé  vos  succès  ;  ces  monts 

>  parlent  encore  de  vos  victoires,  et  le  ruisseau  ne  cesse 

>  de  me  dire  que  ses  ondes  furent  teintes  du  sang  de 
»  nos  ennemis.  Je  les  vois  là,  devant  moi,  ces  héros  de 
»  Kimpolongo,  de  Corté  d' Argis,  de  Bucharest,  de  Jassy , 
»  depuis  Trajan  jusqu'à  ces  jours  terribles  où  les  ves- 
»  tiges  de  notre  grandeur  se  sont  efiacés.  (  .  .  . 
»•••• » 

a  Édifices  pompeux  qu'avaient  élevés  nos  ancêtres , 
»  ô  tour  d'où  l'œil  a  vu  tant  de  fois  la  victoire  couron- 
»  ner  leurs  exploits,  quelle  éloquence  ont  pour  moi  vos 
»  antiques  débris!  La  mousse  verdoyante,  le  granit 
»  écroulé ,  Tarbusle  qui  gémit  au  souffle  du  vent  qui  le 
»  balance,  me  parlent  gloire  et  liberté.  Ces  souvenirs 
D  confus  d'une  antique  nature,  le  sourd  gémissement 
»  des  vents,  béros,  ce  sont  vos  noms  que  le  fleuve  du 
»  temps  répète  dans  ces  vieux  monuments.  (1)  » 

Ce  fut  sans  doute  une  singulière  inspiration,  qui  porta 
le  hospodar  Constantin  Brancovano  à  préférer  la  plaine 
marécageuse  de  Bucharest  aux  belles  collines  de  Tirgo« 

(1)  Ceue  tridaction  est  empmntée  an  livre  de  M.  Stanislas 
Bellangcr,  intitulé  le  Keroutza. 


— .  10  — 

TÎst.  Au  mois  de  mars  1690,  il  transporta  dans  la  pre- 
mière  ville  le  siège  du  gouvernement  ;  les  boyars  le 
suivirent,  et  depuis  ce  temps,  Tirgovist  déchue  et  soli-f 
taire,  n'a  plus  quela  beauté  ravissante  de  ses  environs 
pour  protester  contre  le  caprice  des  souverains.  C'est  de 
Tirgovist  que  Charles  XII  partit  pour  regagner  la 
Suède,  après  ses  singuliers  loisirs  en  Turquie.  On  peut 
voir  à  Bucharest,  en  la  possession  de  H.  Michel  Ghika , 
une  grande  et  forte  épée  trouvée  à  Tirgovist  et  sur  la« 
quelle  est  gravée  l'inscription  suivante  :  garolus  xii, 

SUECORUM   REX. 

La  première  ville  valaque  où  l'on  aborde  en  arrivant 
par  le  Danube,  est  Giurgevo.  Elle  a  pris  son  nom  d'un 
fort  autrefois  bâti  par  les  navigateurs  génois  sous  le  pa- 
tronage de  saint  George,  sanio  Giorgio^  Ainsi  se  retrou- 
vent les  vestiges  de  ces  hardis  matelots  dans  toutes  les 
mers  du  Levant  et  jusqu'aux  centres  des  plus  grands 
fleuves,  presque  ignorés  alors  par  l'Europe  continen- 
tale. Aux  douzième  et  treizième  siècles,  c'étaient  les 
républiques  commerçantes  qui  révélaient  aux  rois  les 
trésors  de  l'Orient.  Avant  le  traité  d'Andrinople ,  Giur- 
gevo était  une  forteresse  turque.  Contraints  de  l'aban- 
donner en  1829,  les  Musulmans,  en  se  retirant,  renver- 
sèrent les  remparts  ;  ce  qui  fait  encore  aujourd'hui  de 
cette  ville  un  mélange  de  ruines  et  de  constructions  nou- 
velles. Des  rues  inachevées  et  des  terrains  obstrués  de 
décombres  contrastent  avec  quelques  tentatives  de  sy-f 
métrie  moderne.  Le  quartier  voisin  du  Danube  com- 
mence néanmoins  à  prendre  une  physionomie  euro- 
ropéenne  ;  on  y  rencontre  quelques  jolies  maisons  ré- 


—  20   — 

comment  bâties  et  une  église  dédiée  à  saint  Pierre. 

Une  autre  ville,  qui  était  naguère  une  forteresse  turque, 
Ibraïla,  Brahila  ou  Brahilof,  est  destinée  à  un  grand  dé- 
veloppement commercial  dès  que  la  navigation  du  Da* 
nube  sera  dégagée  de  ses  entraves  matérielles  et  politi- 
ques. Ibraïla,  située  sur  le  Danube ,  est  le  port  commer- 
cial de  la  Yalaquie.  Sous  la  domination  turque,  on  n'y 
comptait  que  quatre  ou  cinq  cents  habitants.  Depuis 
1829  f  leur  nombre  dépasse  six  mille.  Il  s'y  rencontre 
toute  l'activité  d'une  ville  qui  commence  et  qui  a  le  pres- 
sentiment d'un  heureux  avenir. 

Non  loin  d'Ibraïla,  sur  le  promontoire  d'une  presqu'île 
formée  par  le  Pruth  et  le  Séreth,  qui  ont  leurs  emhou'» 
chures  à  peu  de  distance  Tune  de  l'autre ,  s'élève  Galatz, 
le  port  de  la  Moldavie.  La  ville  nouvelle  est  située  sur 
une  colline  qui  domine  le  Danube,  et  d'où  l'on  découvre 
dans  une  magnifique  perspective  la  dernière  branche 
des  Balkans ,  séparant  le  Danube  de  la  mer  Noire ,  et 
rejetant  le  fleuve  au  Nord  ;  à  gauche  s'étehdent  le  Pruth 
et  le  lac  Bratesh;  à  droite,  la  ligne  du  Danube  et  les  plai* 
nés  de  la  Yalaquie;  aux  pieds  de  la  colline,  le  port  qui 
n'attend  que  la  solution  des  questions  politiques  pour 
devenir  le  centre  d'une  grande  activité  commerciale* 

Que  le  haut  Danube  soit  dégagé  de  ses  brisants ,  ap- 
pelés cataractes  par  l'imagination  des  riverains^  et  Ga* 
latz,  ainsi  qu'Ibraïla,  acquerront  l'importance  des  entre- 
pôts les  plus  renommés.  Le  Danube,  en  effet,  dans 
son  cours  supérieur ,  lie  les  principautés  avec  l'Europe 
centrale  ;  dans  son  cours  inférieur,  avec  la  mer  Noire  et 
la  Méditerranée  ;  et  les  deux  ports  recevant  les  riches 


—  21  — 
productions  de  la  Seirbie,  de  la  Hongrie,  du  Banat  et  de 
FAutriche,  renvoyant  en  échange  les  brillantes  créations 
de  l'industrie  française,  anglaise,  italienne  ou  espagnoloi 
participeront  bientôt  aux  richesses  et  à  la  civilisation  de 
nos  contrées. 

Cette  heureuse  révolution ,  il  est  vrai ,  ne  ferait  pas  le 
compte  de  la  Russie ,  et  pourrait  compromettre  la  for- 
tune d'Odessa;  car  le  commerce  d'Odessa  et  des  princi- 
pautés comprend  à  peu  près  les  mêmes  objets  ,  le  blé , 
la  laine  et  les  cuirs.  Déjà  ces  objets  sont  moins  chers  à 
Ibraïla  qu'à  Odessa.  Lorsque  le  blé  d'Odessa  vaut  22  rou- 
bles sur  la  place  de  Marseille,  celui  d'Ibraîla  est  ofTert  à  18. 
La  Hongrie  et  le  Banat  pourraient  en  livrer  encore  à  meil- 
leur compte^  si  le  débouché  était  ouvert.  Dans  leur  Tétat 
actuel ,  ces  deux  contrées  ne  savent  où  verser  le  trop- 
plein  de  leurs  récoltes  (1). 

Ajoutez  encore  que  la  Podolie  et  la  Volhynie,  épui- 
sées par  une  longue  culture,  soutiendraient  difficilement 
la  concurrence  des  terres  jeunes  et  vigoureuses  des  prin- 
cipautés. De  plus,  le  transport  des  grains  au  Dniester  est 
plus  cher  que  le  transport  au  Danube  ;  car  le  Danube  , 
coulant  autour  de  la  Valaquie,  et  lui  faisant,  selon  l'heu- 
reuse expression  de  M.  Saint-Marc  Girardin(2),  comme 
un  chemin  de  ronde ,  se  trouve,  pour  ainsi  dire ,  au  bout 
de  chaque  champ. 

Nous  parlerons  plus  tard  des  immenses  ressources 
que  peuvent  offrir  les  deux  principautés ,  et  il  sera  fa- 

(i)   M.  Saint -Marc  Girardîa,  Souvenirs  de  voyages  ^  t.  V' , 
p.  242. 
(2)  Ibidem. 


—  M  ~ 

cile  d'expliquer  les  opiniâtres  convoitises  de  la  Russie. 
Si  les  principautés  sont  par  leuir  position  les  portes  de 
Constaùtinoplé ,  elles  sont  par  leur  fleuTe  les  grandes 
routes  du  commerce ,  et  par  leur  sol  les  fécondes  nour- 
rices de  l'industrie. 


CHAPITRE  II. 

Dacie.  •—  Expédition  de  Trajan.  —  Établissement  des  colonies  ro- 
maines.— Invasion  des  Barbares.— Dacie  aurélienne.  —  Empire 
bulgare.--^  Retour  des  colons  italiens. — Premiers  établissements. 
Rada-Negm  et  Bogdan ,  Valaqnie  et  Moldavie.  ~  Premier  eut 
social.  —  Capitulations  consenties  avec  les  Ottomans. 

Au  siècle  d'Auguste,  la  domination  des  Daces  s'éten- 
dait de  la  mer  Noire  aux  frontières  de  la  Germanie. 
Lorsqu' après  de  longues  années ,  les  enfants  d'Arminius 
durent  enfin  renoncer  à  lutter  avec  Rome,  l'Empire  ren- 
contra aux  limites  de  sa  conquête  un  nouveau  monde  de 
barbares ,  devant  lesquels  s'arrêta  l'essor  des  aigles  vic- 
torieuses. Assis  sur  le  Danube  et  adossés  au  Dniester, 
les  Daces  bravèrent  longtemps  tous  les  efforts  des  Césars; 
les  expéditions  dirigées  contre  eux  venaient  se  briser 
sur  les  rives  du  grand  fleuve,  et,  sous  Domilien,  Rome 
affaiblie  ressentit  l'épouvante  qu'elle  avait  inspirée,  et 
ne  put  arrêter  les  barbares  du  Danube  qu'en  achetant  la 
paix  à  prix  d'or.  La  résurrection  passagère  de  l'Empire 
sous  la  main  d'un  grand  prince  effaça  les  hontes  de  ce 
marché,  et  fit  cruellement  expier  aux  Daces  les  triomphes 
d'un  jour.  Trajan,  pour  assurer  en  même  temps  la  fron- 
tière la  plus  menacée  et  tirer  vengeance  d'une  humilia- 
tion dont  l'exemple  était  mortel,  conduisit  lui-même  vers 
la  Dacie  ses  plus  vaillantes  légions.  Un  large  pont  de 
pierre  joignit  par  ses  ordres  les  deux  rives  du  Danube , 
le  premier  rempart  des  barbares  se  trouvait  franchi 
sans  combat  ;  un  travail  intelligent  accomplissait  ce  que 


—  24  — 

n'avait  pu  faire  le  glaive;  la  Dacie  devenait  terre  ro« 
maine  à  l'achëvemeot  de  la  dernière  arche  du  pont ,  qui 
reste  encore  aujourd'hui  debout»  comme  un  vieux  débris 
du  berceau  des  Roumains  actuels. 

Les  Daces  prouvèrent  du  reste  que  cette  guerre  n'était 
pas  indigne  de  la  renommée  de  Trajan.  Pendant  cinq 
ans,  sous  la  conduite  de  leur  roi  Décébale,  ils  fatiguèrent 
les  assaillants  par  une  résistance  héroïque  ;  il  fallut 
leur  disputer  le  terrain  pied  à  pied,  les  mener  combat- 
tant jusqu'au  Dniester  d'un  côté ,  jusqu'aux  Karpathes 
de  l'autre,  pousser  leurs  derniers  bataillons  au-delà  du 
fleuve ,  au-delà  des  montagnes  y  et  prendre  possession 
d'une  terre  dépeuplée. 

L'importance  et  les  gloires  de  celte  guerre  sont  té- 
moignées par  Trajan  lui-même  sur  cette  colonne  qui 
fait  encore  de  nos  jours  la  plus  éclatante  parure  du  Fo- 
rum Romain,  et  les  détails  de  la  lutte  sculptés  sur  le 
monument  semblent  un  hommage  rendu  à  Ténergie  des 
vaincus  non  moins  qu'aux  efforts  des  vainqueurs. 

Cependant  ces  riches  centrées  si  chèrement  achetées 
ne  pouvaient  demeurer  vides.  La  sûreté  même  de  l'em- 
pire ne  voulait  pas  que  des  provinces  frontières  fussent 
abandonnées  au  premier  occupant.  Pour  que  la  victoire 
ne  fût  pas  stérile,  il  fallait  remplacer  une  population 
hostile  par  une  race  amie,  reculer  ainsi  les  limites  de 
l'empire  et  placer  une  vaste  garnison  romaine  en  face  du 
monde  barbare.  C'est  ce  que  fit  Trajan,  achevant  ainsi 
sa  conquête  par  la  civilisation,  et  fécondant  par  l'agri- 
culture et  l'industrie  les  ruines  qu'il  avait  faites.  Avec 
les  facilités  que  lui  donnait  le  pouvoir  absolu,  il  trans- 
porta sur  les  bords  du  Danube  de  nombreuses  populations 


—  25  — 

détachées  de  Tltalie  et  qu'une  terre  opulente  devait  con« 
soler  du  déplacement.  Le  désert  se  peupla  bientôt  de  villes 
embellies  par  les  arts  de  Tltalie  ;  toutes  les  connaissances 
du  monde  romain  se  retrouvèrent  au  bord  de  la  mer 
Noire,  et  dans  cette  antique  Tauride  où  Ovide,  pleurant 
les  amertumes  de  l'exil ,  se  plaignait  de  n'être  compris 
par  personne,  on  pouvait  dteormais  entendre  le  dernier 
des  pâtres  parler  la  langue  du  Capilole.  Des  voies  consu* 
laires  traversant  les  déûlés  des  Karpathes  se  prolongeaient 
jusqu'au  territoire  occupé  aujourd'hui  par  Bender;  les 
métaux  précieux  renfermés  dans  le  sein  des  montagnes 
étaient  exploités  par  d'habiles  mineurs  ;  une  Italie  nou- 
velle se  fondait  aux  extrémités  du  monde  occidental , 
alors  que  l'antique  Italie  s'affaissait  sous  le  poids  de  ses 
vices. 

La  grande  pensée  de  Trajan  porta  ses  fruits.  L'Italie 
virile  et  guerrière  du  Danube  arrêta  durant  plus  d'un 
siècle  les  envahisseurs  qui  cherchaient  le  chemin  de  la 
vieille  Italie.  Mais  trop  de  peuplades  barbares  se  déchaî- 
naient à  la  fois  contre  le  monde  romain  ;  les  plus  éloi- 
gnées poussaient  en  avant  les  plus  rapprochées,  et  celles- 
ci  se  voyaient  contraintes  d'envahir  pour  échapper  à  l'in- 
vasion. C'est  ainsi  que,  sous  Aurélien,  les  Goths  fuyant 
devant  les  Huns  vinrent  s'établir  dans  la  Dacie  italienne. 
Aurélien  les  accepta  comme  un  nouveau  rempart,  leur 
abandonna  la  souveraineté  des  provinces  au-delà  du  Da- 
nube, et  en  retira  les  troupes  et  les  colonies  romaines  pour 
les  placer  dans  la  Moesie  (Bulgarie),  qui  fut  nommée  de- 
puis Dacie  aurélienne.  Le  pays  d'au-delà  du  Danube 
prit  le  nom  de  Dacie  trajane  ;  car  beaucoup  de  colons  y 
étaient  restés  se  mélaut  avec  les  Goths,  sans  cei)endant 


—  26  — 

perdre  leur  nationalité  ;  la  langue  italienne  resta  domi- 
nante dans  le  pays,  malgré  la  présence  des  étrangers. 
Retrempés  toutefois  par  Tadjonction  de  ces  fortes  races^ 
les  Italiens  opposèrent  longtemps  encore  une  barrière 
aux  incursions. 

Mais  les  Huns  s'avançaient  toujours  ;  les  Goths,  acculés 
entre  le  Pruth  et  le  Danube,  prirent  Tépouvante,  sollici- 
tèrent de  l'empereur  Valons  et  obtinrent  la  permission 
de  passer  le  fleuve  ;  les  colons  italiens  se  réfugièrent 
dans  les  bois  et  les  montagnes. 

Alors  se  levèrent  pour  la  Dacie  les  jours  de  ruine  et  de 
désolation.  Toutes  les  invasions  des  barbares  se  faisant  de 
l'est  à  Touest,  chacun  vint  successivement  fouler  les  pro- 
vinces du  Danube,  dévastant  à  tour  derôle,  Huns,  Gépides, 
Avares ,  Lombards ,  Koumans  et  Khazars ,  semant  aussi 
sur  leur  route  les  cadavres  de  leurs  compagnons  dont  on 
peut  suivre  les  traces  dans  tous  les  movilas  (tumuli),  qui 
arrondissent  les  gazons ,  comme  autant  de  jalons  de  la 
marche  des  barbares  de  l'Orient  à  l'Occident,  depuis  la 
grande  muraille  de  la  Chine  jusqu'aux  Karpathes.  Les 
plaines  du  Danube  formaient  la  dernière  station  avant 
l'entrée  dans  l'empire  romain. 

Les  colons  de  la  Dacie  aurélienne  furent  prompte- 
ment  délivrés  des  Goths  qui ,  s'étant  portés  en  avant 
pour  attaquer  Yalens  lui-même ,  l'avaient  battu  et  tué  à 
Andrinople,  et  s'étaient  ouvert  une  route  au  cœur  de  l'em- 
pire. Mais  d'autres  barbares  franchirent  le  Danube,  et  la 
Dacie  aurélienne,  traversée  en  toussons,  n'eut  aucun 
repos  jusqu'à  ce  que  les  colons  se  fussent  alliés  aux  Bul- 
gares ,  avec  lesquels  ils  fondèrent  Tempire  vlacho-bul- 
gare.  Cet  empire ^  plus  tard  détruit  par  les  Grecs,  fut 


—  27  — 

rétabli  un  instant ,  puis  renversé  par  les  Turcs  pour  ne 
plus  se  relever.  Les  débris  de  la  colonie  aurélienne  se 
réfugièrent  dans  la  Thrace  et  la  Macédoine ,  oh  ils  ont 
continué  de  vivre  en  tribus  séparées,  au  milieu  des  Gréco* 
Slaves ,  sous  le  nom  de  Ylaques,  Kutzovlaques  et  Mor- 
laques. 

Les  colons  de  la  Dacie  trajanCi  quoique  soumis  aux 
mêmes  souffrances»  surent  mieux  résister  au  malheur. 
Pendant  trois  ou  quatre  siècles,  tantôt  retranchés  dans 
les  montagnes  et  les  bois,  ils  vivaient  des  produits  de 
leurs  troupeaux,  tantôt  armés  en  guerre  et  organisés  en 
I)ande8  de  pillards  |  ils  harcelaient  les  hordes  envahis- 
santes ;  et,  détachés  désormais  de  l'empire  »  ils  dévas- 
taient ses  terres  à  la  suite  des  barbares*  Passant  le  Da- 
nube dans  leurs  canots  faits  de  troncs  d'arbre ,  ils  mar- 
quaient par  le  sang  et  le  ravage  le  chemin  de  leurs  incur- 
sions, que  souvent  ils  poussaient  jusqu'aux  faubourgs  de 
Constantinople.  La  vie  qui  s'en  allait  de  l'empire,  se  r^ 
veillait  au  cœur  des  Italiens  de  la  Dacie  trajane ,  devenus 
forts  en  devenant  barbares;  et  c^est  sras  doute  à  ces  rudes 
épreuves  de  trois  siècles  de  misère  qu'il  faut  attribuer 
cette  opiniâtre  puissance  de  nationalité  qui  a  maintenu 
les  Roumains  toujours  semblables  à  eux-mêmes,  au  milieu 
des  nouveaux  désastres  qui  devaient  les  assaillir  plus  tard. 
Car  jamais  cette  terre  ne  connut  le  repos  ;  c'était  le  ren- 
dez-vous de  toutes  les  grandes  invasions.  Après  Attila 
viennent  Djengiz-Khan^Tamerlan,  Bajazet, Mahomet II,  et 
denos  joura  Souwaroff,  puis  la  campagne  russe  de  1806, 
puis  l'occupation  russe  de  1828  à  1834;  puis  la  ren- 
trée en  1848,  et  enfin  l'invasion  de  1855.  Toujoui*s  les 
plaines  du  Danube  ont  été  la  première  proie  des  barbares. 


—  s»  — 

Mais  reprenons. 

Après  le  passage  des  Avares  en  Pannonie,  au  septième 
àiëcle,  les  plaines,  tant  de  fois  labourées  par  les  pieds  des 
hommes  et  des  chevaux ,  restèrent  silencieuses  et  désertes  ; 
le  grand  flot  des  migrations  avait  passé.  Gomme  le  corbeau 
de  l'arche  après  le  déluge,  quelques  Roumains  s'avancè- 
rent hors  des  bois;  d'autres,  les  sachant  en  sécurité,  les 
suivirent;  l'asile  de  la  montagne  fut  abandonné;  les  som- 
bres forêts  se  repeuplèrent;  les  familles  roumaines  repri- 
rent possession  des  belles  plaines  qui  avaient  été  le  pa- 
trimoine de  leurs  aïeux  ;  la  colonie  italienne  renaissait 
avec  les  traditions  de  Trajan,  avec  la  langue  du  forum, 
déjà  altérée  cependant  par  les  dialectes  de  tant  de  popu- 
lations qui  avaient  foulé  le  sol. 

Les  premiers  temps  du  retour  furent  sans  doute  des 
jours  de  désordre;  des  réfugiés^  condamnés  si  longtemps 
à  une  vie  d'aventures  et  de  pillage,  pouvaient  bien  avoir 
oublié  les  délicatesses  de  la  vie  sociale.  Cependant  le 
péril  et  le  malheur  servaient  de  lien  à  ces  familles  qui 
retrouvaient  une  patrie.  Les  envahisseurs,d*ailleurs,  occu- 
paient toutes  les  contrées  voisines ,  et  une  perpétuelle 
menace  avertissait  les  Roumains  que  leur  sûreté,  aussi 
bien  que  leur  devoir,  demandaient  une  communauté  d'ef- 
forts. Ces  bandes  guerrières  se  rapprochèrent,et  formèrent 
plusieurs  petits  États  indépendants  dans  différentes  par- 
ties de  la  Dacie.  Le  plus  considérable  de  ces  établisse- 
ments primitifs  était  situé  entre  TOlto  et  le  Danube , 
sous  un  chef  nommé  Bessaraba,  qui  avait  le  titre  de  ban 
ou  régent.  Le  pays,  sous  sa  juridiction,  fut  appelé  Banat 
et  porte  encore  aujourd'hui  le  nom  de  banat  de  Craïova 
ou  de  petite  Valaquie.  Mais  vers  le  milieu  du  onzième 


^  29  — 

siècle ,  les  Oygours  on  Madgyars ,  débris  do  la  grande 
nalion  des  Huns,  partis  du  fond  de  l'Asie  septentrionale, 
étaient  venus  s'établir  sous  le  nom  de  Hongrois,  au 
nord-ouest  de  la  Dacie,  entre  la  Theiss  et  le  Danube  :  ils 
s'avancèrent  sur  tous  les  pays  environnants,  et  bientôt  le 
Banat  devint  leur  tributaire.  Ils  en  confièrent  le  gouver- 
nement aux  cbevaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem ,  à  la 
charge  par  eux  de  protéger  les  pèlerins  qui  passaient 
d'Allemagne  en  Terre-Sainte.  On  trouve  en  effet,  encore 
aujourd'hui,  dans  la  petite  Valaquie,  beaucoup  de  pierres 
où  se  voit  sculptée  la  croix  de  cet  ordre  religieux  et 
militaire. 

Ceux  des  Roumains  placés  entre  les  Karpathes  et  h 
Theiss ,  dans  le  pays-  appelé  Transylvanie ,  durent  aussi 
reconnaître  la  supériorité  des  Hongrois,  à  Texception  de 
quelques  chefs  guerriers  qui  avaient  établi  des  colonies 
dans  les  retraites  des  Karpathes.  Les  plus  importantes 
de  ces  colonies  étaient  Fagarash  et  Maramosh,  situées 
dans  les  chaînes  qui  séparent  la  Yalaquie  de  la  Transyl-- 
vanie. 

En  l'année  1241,  Battou-Khan,  petit-fils  de  Djengyz- 
Khan ,  suivi  de  cinq  cent  mille  Tartares^  traversa  la  Rus- 
sie et  la  Pologne ,  et  vint  s'abattre  en  Hongrie ,  où  il 
s'arrêta  trois  années^  mettant  tout  à  feu  et  à  sang.  La  pré- 
sence de  ce  redoutable  envahisseur  contraignit  les  Rou- 
mains de  Fagarash  à  quitter  leurs  demeures.  Ils  traver- 
sèrent les  montagnes,  sousla  conduite  de  leur  chef  Radu* 
Negru ,  et  prirent  possession  de  cette  partie  du  pays 
qui  est  appelée  haute  Valaquie.  Ils  y  rencontrèrent  des 
frères  qui  se  mirent  avec  empressement  sous  la  protec- 
tion d'un  fameux  chef  de  guerriers.  Radu  se  montra  di- 


—  30  — 

gne  de  leur  confiance,  et  bientôt  un  gouvernement  ré- 
gulier constitua  les  Roumains  de  la  Yalaquie  en  corps 
de  nation. 

À  la  même  époque  et  par  les  mêmes  causes,  Bogdan, 
chef  de  la  colonie  de  Maramosh»  émigra  avec  tous  les 
siens  en  Moldavie,  qui  fut,  comme  la  Yalaquie,  érigée  en 
domnie;  chacun  des  chefs  prit  le  titre  de  domnu. 

Après  l'édification  de  plusieurs  villes  importantes, 
Radu  partagea  la  principauté  en  douze  districts,  à 
l'exemple  des  douze  tribus  d'IsraëL  Quelques  années 
plus  tard ,  il  arracha  le  banat  de  Graïova  aux  Hongrois 
et  à  leurs  représentants  les  chevaliers  de  Saint-Jean  de 
Jérusalem  ;  ce  pays  forma  cinq  autres  districts ,  et  de- 
puis ce  temps ,  la  division  territoriale  de  Radu-Negru  a 
toujours  été  conservée.  • 

La  Moldavie  ,  qui  s'étendait  alors  jusqu'au  Dniester, 
se  divisait  en  vingt  districts  ;  mais  depuis  que  la  Buco- 
vine  en  a  été  séparée  au  profit  de  TAutriche,  depuis  que 
les  empiétements  de  la  Russie  en  ont  marqué  les  hmites 
au  Pruth,  on  n'en  compte  plus  que  dix-sept. 

Enfin  ,  après  dix  siècles  d'efforts ,  les  Roumains  re- 
prenaient rang  parmi  les  nations.  La  patrie,  qui  avait  été 
si  longtemps  peureux  un  asile  dans  les  bois  ou  un  cam- 
pement dans  la  plaine,  se  relevait  avec  tous  les  caractères 
d'une  grande  communauté;  les  deux  provinces  obéis-* 
saient  aux  mêmes  lois,  au  même  culte,  aux  mêmes  ins- 
titutions, et  quoiqu' ayant  chacune  un  chef  et  un  gouver- 
nement à  part,  elles  étaient  deux  sœurs  d'une  même 
origine,  ayant  deux  tuteurs  différents.  Elles  sont  res- 
tées confondues  dans  l'unité  de  leur  race  ,  de  leur 
langage  t  de  leurs  destinées  et  de  leurs  souffrances ,  et 


—  81  - 

rbistoiro  ne  peut  invoquer  les  droits  de  Tune  sans  con« 
sacrer  ceux  de  l'autre  ;  de  même  que ,  dans  la  pensée 
ambitieuse  qui  les  convoite ,  en  occuper  une  souIe  y 
c'est  les  posséder  toutes  deux. 

En  ces  temps  de  renaissance,  tout  homme  est  guer- 
rier, tout  homme  est  laboureur  ;  et ,  à  la  première  appa- 
rition de  l'ennemi  »  chacun  accourt  à  la  voix  des  hommes 
forts  choisis  pour  commander  la  mêlée.  Car,  chez  ces 
populations  à  peine  sorties  des  forêts ,  il  n'y  a  ni  no- 
blesse, ni  prérogative;  le  malheur  a  fait  régalilé,  et 
les  institutions  sociales  sont  conformes  aux  leçons  du 
malheur.  Tout  est  soumis  à  réleclion ,  même  le  suprême 
commandement,  et  le  chef  de  la  nation  (domnu)  est  pris 
indifféremment  parmi  les  hommes  de  toutes  professions^ 
boyars,  prêtres  ou  paysans. 

Le  boyar,  du  mot  boïu  (bellum),  ne  signifiait  d'abord 
que  belligérant ,  militaire.  Plus  tard  on  réserva  ce  titre 
au  militaire  ayant  un  grade;  mais  le  fils  du  boyar,  s'il 
n'acquérait  aucun  grade,  n'était  pas  boyar  pas  plus  que 
chez  nous  n'est  officier  le  fils  de  l'officier. 

Toute  carrière  était  ouverte  à  tous,  et,  chacun  se  clas- 
sant selon  son  mérite;  on  voyait  des  paysans  s'élever 
aux  plus  hauts  commandements,  et  des  enfants  d'illustres 
boyars  descendre  au  rang  des  paysans. 

A  la  reprise  de  possession ,  la  propriété  territoriale, 
commune  à  tous,  fut  partagée  entre  les  villages,  cha- 
que villageois  recevant  sa  parcelle  du  sol  communal.  Les 
villageois  propriétaires  s'appelaient  moscbneni  (  vieil- 
lards), d'où  le  verbe  roumain  mos'renire  (hériter,  tenir 
de  ses  pères),  et  mostcni  ou  mosneni,  propriétaires  com- 
munaux. 


~  32  - 

Souvent  «issi  des  gucmci*s^  en  récompense  de  leurs 
services,  recevaient  une  terre,  soit  de  la  munificence 
populaire ,  soit  de  la  main  des  chefs.  De  ià  des  propriétés 
particulières  gradislea^  et  les  propriétaires  gradisieni  (1). 

Pour  les  propriétés,  soit  particulières,  soit  comrau— 
nales,  l'hérédité  est  admise;  mais  elle  n'existe  pour  au- 
cune fonction.  Aussi,  dans  les  temps  où  partout  régnait 
la  féodalité ,  on  n'en  trouve  aucune  trace  chez  les  Rou- 
mains ;  ils  ont  un  gouvernement  électif,  le  suffrage  uni- 
versel, une  armée  nationale,  et  forment  un  peuple  d'hom- 
mes libres,  tous  soldats  et  tous  propriétaires. 

On  comprend  dès  lors  comment,  au  milieu  du  déchaî- 
nement des  hordes  de  toute  race,  les  Roumains  trou- 
vèrent en  eux-mêmes  des  forces  suffisantes  pour  résister 
tour  à  tour  aux  Hongrois ,  aux  Polonais ,  aux  Tartares. 
Les  Hongrois  surtout ,  prétendant  toujours  faire  valoir 
d(3sdroits  de  suzeraineté,  ne  cessaient  d'attaquer  les  Rou- 
mains comme  des  sujets  rebelles  qu'il  fallait  ramener  au 
devoir.  Les  Polonais,  à  leur  tour,  invoquant  un  droit  fondé 
sur  les  conquêtes  qui  les  avaient  mis  en  possession  mo- 
mentanée de  quelques  districts,  avaient  la  prétention  de 
réduire  les  Roumains  en  vasselage^  L'ancien  nom  de  la 
Bucovine  est  un  témoignage  de  sanglantes  luttes.  On 
l'appelait  Dumbrava-Roschine  (rouges  bocages),  parce 
que  le  sang  des  Polonais  avait  souvent  rougi  ses  forêts. 
N'oublions  pas,  d'ailleurs,  qu'aujourd'hui  encore,  les  em- 
pereurs d'Autriche  prétendent  à  un  droit  de  suzeraineté 
sur  la  Moldo-Valaquie,  au  double  titre  de  rois  de  Hongrie 
et  d'héritiers  des  droits  de  la  Pologne. 

(1)  Protectorat  dn  Csar,  par  J.  B,,  p.  6. 


--  33  - 

La  forte  organisation  sociale  des  Roumains,  appuyée 
sur  la  liberté  individuelle  et  la  propriété  territoriale,  leur 
assurait  dans  les  guerres  une  puissance  d'action  que  ne 
pouvaient  avoir  les  autres  populations  chrétiennes  affai- 
blies par  le  servage.  Dans  les  pays  de  féodalité*  les  nobles 
seuls  étant  exercés  aux  armes,  la  centrée  se  trouvait  sans 
défense  partout  où  ne  flottaient  pas  les  bannières  des 
chevaliers.  En  Roumanie,  tout  homme  étant  soldat,  des 
légions  de  défenseurs  se  levaient  au  premier  signal  d'in- 
yasion,  marchant  sous  des  chefs  choisis  ,  et  choisis  non 
moins  souvent  dans  la  chaumière  que  dans  le  château. 
Il  se  formait  ainsi  des  armées  animées  d'un  même  esprit, 
d'une  même  ardeur,  bien  supérieures  aux  armées  féoda- 
les ,  faites  de  toutes  pièces ,  à  l'appel  d'un  suzerain ,  que 
l'on  ne  connaissait  souvent  que  par  ses  actes  d'oppres- 
sion. 

Aussi,  dans  ces  temps  où  les  châteaux,  les  principau- 
tés ,  les  royaumes  tombaient  sous  le  glaive  des  Turcs- 
Seidjoukides,  les  Roumains  des  principautés  de  Yalaquie 
et  de  Moldavie  opposaient  une  invincible  barrière  à  la 
conquête  musulmane.  Quoique  détachés  de  l'Église  la- 
tine par  le  schisme  oriental ,  ils  figurèrent  parmi  les  plus 
fameux  champions  de  la  chrétienté,  et  les  noms  de  Mircéa, 
d'Élienne  le  Grand  et  de  Michel  le  Brave  sont  restés 
parmi  les  plus  brillants  souvenirs  des  guerres  religieuses 
du  moyen  âge. 

Les  Roumains,  cependant,  avaient  non  moins  à  souf- 
frir des  continuelles  attaques  des  slaves  Polonais  et  Hon- 
grois ;  il  leur  fallait  se  défendre  d'un  côté  contre  les  mu- 
sulmans, de  l'autre  contre  des  barons  chrétiens,  sonven  t 
plus  féroces  que  les  sectateurs  de  l'islam, 

3 


—  34  — 

Ce  furent  les  dai^ers  de  cette  double  lutte  qui  portè- 
rent les  Roumains  de  la  Yalaquie  à  traiter  avec  Tennemi 
le  plus  à  craindre,  pour  se  maintenir  en  sûreté  contre  les 
autres. 

Bajazet  I^  avait ,  par  ses  victoires  »  agrandi  et  fortifié 
Tempire  ottoman»  enlevant  aux  Grecs  la  Thessalie^  la 
Macédoine  et  la  Bulgarie ,  et  gagnant  sur  les  Hongrois, 
mêlés  aux  croisés  français  et  polonais,  la  grande  bataille 
de  Nicopolis.  Lutter  avec  ce  redoutable  voisin  eût  été 
difficile  pour  les  Roumains»  harcelés  sur  leurs  flancs  par 
les  Hongrois  et  les  Polonais.  Ils  préférèrent  assurer  leur 
indépendance  par  un  traité  volontaire.  En  1392,  le  prince 
de  Yalaquie  reconnut  la  suzeraineté  de  la  Porte  »  et  le 
Sultan  s'engagea  de  son  côté  à  respecter  les  droits,  la  re- 
ligion et  la  nationalité  des  ValaqueSy  sans  s'immiscer  en 
rien  dans  leur  gouvernement  intérieur.  Il  n'avait  d'autre 
droit  que  la  perception  d'un  tribut  annuel. 

En  1460,  la  capitulation  fut  renouvelée  sous  Maho- 
met II  en  des  termes  qui  garantissent  encore  mieux  tous 
les  droits  nationaux. 

L'article  premier  porte  :  «Le  Sultan  consent  et  s'en- 
gage, pour  lui-même  et  pour  ses  successeurs,  à  protéger 
la  Yalaquie ,  et  à  la  défendre  contre  tout  ennemi ,  sans 
exiger  autre  chose  que  la  suprématie  sur  la  souveraineté 
de  cette  principauté ,  dont  les  Yoîvodes  seront  tenus  de 
payer  à  la  Sublime-Porte  un  tribut  de  dix  mille  piastres. 

Art.  2.  c  La  Sublime-Porte  n'aura  aucune  ingérance 
dans  l'administration  locale  de  la  dite  principauté,  et  il  ne 
sera  permis  à  aucun  Turc  d'aller  en  Yalaquie  sans  un 
motif  ostensible*  o 


—  36  —  ' 

Par  l'article  4 ,  releclion  du  prince  est  laissée  à  la 
nation,  la  Porte  se  réservant  seulement  le  droit  d'investi* 
ture. 

La  nation  valaque  continuera  de  jouir  du  libre  exercice 
de  ses  propres  lois  (art.  5). 

Aucune  mosquée  musulmane  n'existera  jamais  dans 
aucune  partie  du  territoire  valaque  (art.  10). 

Enfin,  pour  bien  marquer  la  différence  qui  existe 
entre  les  Yalaques  signataires  d'un  traité  et  les  sujets  de 
la  Porte  soumis  par  les  armes,  l'art,  il  offre  les  garan- 
ties suivantes  : 

i  La  Sublime-Porte  promet  de  ne  jamais  délivrer  un 
firman  à  la  requête  d'un  sujet  valaque ,  pour  ses  affaires 
en  Yalaquie,  de  quelque  nature  qu'elles  puissent  être,  et 
de  ne  jamais  s'arroger  le  droit  d'appeler  à  Constantinople 
ou  dans  aucune  autre  partie  des  possessions  ottomanes, 
un  sujet  valaque ,  sous  quelque  prétexte  que  ce  puisse 
être.» 

Ainsi  c'est  au  moment  du  plus  grand  éclat  de  la  puis- 
sance ottomane  que  les  droits  des  Roumains  sont  recon- 
nus et  consacrés.  C'est  le  vainqueur  de  Constantinople, 
le  destructeur  de  l'empire  de  Trébizonde ,  le  conquérant 
de  la  Grèce  centrale,  de  la  Bosnie,  de  la  Serbie  et  du  Né- 
grepont ,  qui  promet  le  respect  à  leurs  lois,  à  leur  reli- 
gion^ à  leur  territoire. 

Nous  appelons  toute  l'attention  du  lecteur  sur  ces  ca- 
pitulations; car  elles  sont  pour  ces  contrées  le  point  de 
départ  de  l'histoire  moderne;  elles  forment  aujourd'hui 
les  vraies  bases  du  droit  public  des  principautés. 

La  Moldavie  n'avait  encore  pris  aucune  pari  à  ces 
transactions.  Quelques  années  encore,   elle  osa  lut- 


—  3C  — 

ter  contre  les  Ottomans ,  et  son  énergie  semblait  s'ac- 
croître  avec  son  isolement.  Sous  la  conduite  de  leur  plus 
illustre  chef,  Etienne  le  Grand ,  les  Roumains  de  la  Mol- 
davie livrèrent  de  nombreux  combats  à  Bajazet  II,  fils 
et  successeur  de  Mabomet  IL  On  raconte  qu'après  une 
bataille  perdue,  Etienne  venant  chercher  un  refuge  dans 
la  forteresse  de  Niamzo,  en  fut  repoussé  par  sa  mère, 
qui ,  suivie  de  ses  femmes ,  lui  en  fit  fermer  les  portes. 
•  Je  prends  le  ciel  à  témoin ,  dit^elle ,  que  ces  portes  ne 
se  rouvriront  devant  mon  fils  que  lorsqu'il  reviendra 
vainqueur  des  Turcs.  •  Cette  rude  leçon  valut  aux  Rou- 
mains la  victoire  de  Niamzo,  dans  laquelle  10,000  sol- 
dats chrétiens  battirent  70,000  infidèles. 

Mais  quelques  années  plus  tard ,  Etienne  le  Grand , 
près  de  mourir,  soit  qu'il  reconnût  l'inutilité  de  plus  longs 
efforts,  soit  qu'il  se  défiât  de  l'énergie  de  son  fils  Bogdan, 
lui  conseilla  de  suivre  l'exemple  de  la  Valaquie,  et  d'of- 
frir un  tribut  à  Conslantinople  en  conservant  les  droits 
nationaux.  Un  traité  portant  les  mêmes  garanties  que 
ceux  de  la  Valaquie,  fut  consenti,  en  i5i3,  entre  Bog- 
dan  et  Bajazet  II ,  et  dès  lors  les  deux  provinces ,  repre- 
nant leur  unité  d'existence,  continuèrent  à  marcher  de 
concert  avec  les  mêmes  droits  et  les  mêmes  destinées. 

Répétons-le  :  il  n'y  a  là  rien  qui  ressemble  à  l'adjonc- 
tion des  autres  provinces  turques;  la  Moldavie  et  la  Va- 
laquie  ne  sont  pas  devenues  terres  musulmanes;  car  il 
n'y  a  ni  pachalicks  ni  mosquées  :  un  Turc  même,  selon 
les  traités ,  n'y  peut  entrer  sans  permission ,  tant  on  y 
maintient  avec  un  respect  jaloux  la  liberté  du  territoire; 
un  Turc  ayant  un  procès  dans  les  principautés  avec  un 
sujet  du  pays,  est  jugé  par  les  magistrats  cbrétiens,  con- 


—  37  ~ 

formément  aux  lois  locales^  chose  contraire  à  toutes  les 
habitudes  de  l'empire  ottoman.  Partout  ailleurs^  en  (  flet, 
les  Sultans  étaient  entrés  le  glaive  à  la  main ,  ici  ils  se 
présentent  avec  un  traité;  partout  ailleurs  leur  souve- 
raineté reposait  sur  la  conquête  t  ici  elle  ne  vit  que  par 
un  contrat. 

Sans  doute ,  le  contrat  ne  fut  pas  toujours  respecté 
par  le  suzerain  ;  il  y  eut  des  violations,  des  empiétements, 
d'épouvantables  abus  ;  mais  le  droit  existe ,  même  lors- 
qu'il est  violé ,  et  en  établissant  le  droit ,  nous  pourrons 
rencontrer  la  solution  des  questions  qui  s'agitent  aujour- 
d'hui; car  les  principautés  vont  entrer  dans  une  phase 
de  luttes  nouvelles ,  et  notre  histoire  nous  conduit  en 
face  d'un  nouvel  oppresseur. 


CHAPITRE  m. 

Premiers  effets  de  la  suzeraineté  turque. — Ravages  et  dépeuplement 
—  Physionomie  du  pays.  —  Les  steppes.  —  Introduction  de 
l'esclavage  et  du  servage.  —  Adoption  du  schisme  grec.  —  Pre- 
mière apparition  des  Russes.  —  Pierre  le  Grand  et  Cantimir. 

Pour  bien  apprécier  la  situation  que  faisaient  aux 
Roumains  les  capitulations  des  sultans,  il  faut  avant 
tout ,  connaître  le  caractère  général  de  la  conquête  mu- 
sulmane. La  loi  du  Coran  divise  la  terre  en  deux  par- 
lies,  le  dar-ul-islam,  la  maison  ou  le  pays  de  Tislamisme, 
et  le  dar-ul-harby  la  maison  de  la  guerre,  le  pays  des  in- 
fidèles. De  là  le  djihacl^  ou  état  de  guerre  permanent  du 
vrai  croyant  contrôle  dar'ul-harb^  état  qui  peut  être  sus- 
pendu par  des  traités,  mais  jamais  anéanti  (1). 
•  Ainsi,  dans  les  pays  conquis,  les  raïas  chrétiens  étaient 
protégés  dans  leurs  personnes  et  leurs  propriétés ,  dans 
le  libre  exercice  de  leur  religion  et  de  leurs  lois,  puis- 
qu'ils habitaient  la  maison  de  l'islamisme  dar-nl-islam. 
Mais  entre  les  raîas  et  lesAarfrt,  c'est-à-dire  les  habitants 
de  la  maison  de  guerre ,  auxquels  on  n'accorde  aucune 
merci,  les  tributaires,  zimeniy  formaient  une  classe  in- 
termédiaire. Les  traités  avec  eux  ne  donnaient  pas  la 
paix,  mais  suspendaient  la  guerre;  c'était  un  état  de 
trêve.  Telle  était  à  l'égard  de  la  Turquie  la  position  des 

(1)  RI.  Ubicini,  Des  races  dans  V empire  ottoman ,  Revue  de 
rOrient,  avril  1853. 


—  39  - 

Roumains.  On  peut  s'en  convaincre  parle  passage  suivant 
du  Siéri-'kébir  (Gode  de  droit  international).  «Si  les  ha- 
bitants d'un  pays  /uirfrt  nous  demandent  de  leur  accorder 
la  paix,  s'engageant  à  nous  payer,  chaque  année,  un  tri- 
but déterminé ,  mais  à  la  condition  qu'ils  ne  seront  pas 
soumis  aux  lois  musulmanes ,  ce  pays  ne  fait  pas  partie 
du  dar-ulAslam  ;  il  continue  d'être,  comme  auparavant , 
dar-ul'harb ,  parce  que  ce  qui  rend  un  pays  dar-ul'islamf 
c'est  uniquement  qu'il  soit  soumis  aux  lois  de  l'isla- 
misme (l).  » 

Or,  les  Roumains,  indépendants  du  pouvoir  politique^ 
des  lois  civiles  et  pénales  de  l'islamisme,  gouvernés  par 
leurs  princes,  conservant  leur  autonomie,  n'étaient  pas 
précisément  Aar6t\  puisqu'il  y  avait  trêve;  mais  leur  pays 
était  toujours  dar^ul-harb,  maison  de  la  guerre. 

Aussi  la  suzeraineté  des  Turcs  ne  fut-elle  pas  pour  les 
principautés  danubiennes  une  pacification;  elle  fut  à 
peine  un  soulagement.  Les  longues  et  sanglantes  guerres 
des  Hongrois  contre  T Autriche,  de  l'Autriche  contre  les 
Turcs,  des  Turcs  contre  tous  les  princes  de  la  chrétienté, 
jetaient  sur  les  bords  du  Danube  des  masses  de  combat- 
tants qui  dévastaient  tour  à  tour  une  terre  de  passage. 
Les  Roumains,  toujours  en  armes,  repoussaient  souvent 
ces  incommodes  visiteurs  ;  maïs  la  victoire  elle-même 
avait  ses  souffrances,  et  si  le  glaive  en  des  mains  vigou- 
reuses remplaçait  avec  gloire  la  charrue,  il  n'en  compen- 
sait pas  r  abandon. 

La  Porte,  d'ailleurs,  en  guerre  àe  tous  côtés ,  oubliait 
facilement  ses  promesses  de  protection ,  et,  satisfaite  de 

(1)  M.  Ubicini.  Revue  de  TOrient,  mai  1853. 


—  40  -- 

percevoir  un  tribut  annuel^  traitait  avec  indifférence  un 
pays  dar^l'-harb.  CeUe  apathie  du  pouvoir  central  fut 
mise  à  profit  par  les  chefs  turbulents  qui ,  en  deçà  du 
Danube,  tenaient  les  avant-postes  de  la  Bulgarie.  Loin  de 
l'action  de  Constantinople ,  sûrs  d'une  impunité  qu'ils 
achetaient  avec  l'or  du  pillage,  les  pachas  de  Widdin»  de 
Roustchouk,  de  Silistrie  traversaient  le  fleuve,  se  répan- 
daient dans  les  campagnes  de  la  Roumanie ,  enlevaient 
les  troupeaux  et  les  habitants ,  et  accusaient  par  le  sang 
et  l'incendie  les  déceptions  du  protectorat.  C'était  une 
terre  chrétienne,  et,  en  dépit  des  traités,  c'était  toujours 
une  proie.  Quelquefois  les  sultans  avertis  gourmandaient 
leurs  trop  fcirouches lieutenants;  d'autres  fois,  ils  étaient 
contraints  d'envoyer  des  troupes  pour  arrêter  leurs  dé- 
bordements. Mais  dès  que  les  soldats  impériaux  étaient 
éloignés ,  les  couises  recommençaient.  Les  profits  étaient 
certains  et  rapprochés,  les  risques  éventuels  et  loin- 
tains. Les  Roumains  eussent  moins  souffert  d'une  guerre 
régulière  à  laquelle  ils  se  seraient  préparés,  que  de  ces 
brigandages  qui  les  surprenaient  dans  leurs  demeures, 
malgré  les  stipulations  d'une  paix  achetée. 

Bientôt  même  la  Porte  viole  officiellement  le  traité.  En 
dépit  des  clauses  qui  interdisaient  à  tout  Ottoman  le  sé- 
jour dans  les  principautés ,  il  s'y  élève  des  forteresses 
turques,  Giurgevo  et  Ibraïla  sur  le  Danube,  Bender  et 
Choczim  sur  le  Dniester.  Ce  sont  autant  de  repaires  d'oîi 
s'élancent  les  janissaires  à  la  recherche  d'une  proie. 

Longtemps  la  physionomie  du  pays  a  raconté  les  in- 
fortunes  de  cette  époque  de  désastres.  Les  bords  du  Da- 
nube, dans  un  vaste  rayon  autour  des  forteresses,  demeu- 
rèrent sans  culture,  sans  habitants.  Le  vide  s'était  fait 


-.  41  — 

en  faco  du  rivage  turc,  et  le  voisinnge  du  protecteur  avait 
créé  le  désert. 

Dans  nos  campagnes  de  l'Occident,  la  grande  route 
appelle  les  populations  ;  le  s  habitations  s'élèvent  là  où 
doivent  se  rencontrer  les  hommes.  En  Yalaquie»  la  grande 
route  a  chassé  les  habitants;  aucune  demeure  humaine 
ne  se  voit  à  ses  abords.  C'est  par  là  qu'arrivait  le  Turc: 
on  s'en  est  écarté  avec  terreur;  et  les  maisons  et  les  vil- 
lages se  sont  placés  bien  loin ,  dans  le  creux  d'un  val- 
lon ou  sur  le  flanc  d'une  montagne. 

Quand  les  dévastateurs»  poursuivant  leurs  recher- 
ches, atteignaient  un  village  détourné»  les  habitants  qui 
survivaient  à  Tinvasion  se  hâtaient  d'enlever  leur  pauvre 
mobilier  et  allaient  refaire  leurs  tanières  dans  un  endroit 
plus  écarté.  Par  des  migrations  continuelles ,  les  villa- 
ges changeaient  de  place  ;.  les  courses  des  barbares 
créaient  sur  la  surface  du  pays  une  géographie  mobile. 

Si  par  hasard  on  aperçoit  au  bord  des  routes  non  une 
habitation»  mais  un  abri  humain,  c'est  un  petit  toit  de 
paille  et  de  boue  qui  recouvre  un  trou  creusé  en  terre,  où 
s'entasse  une  famille  de  Tziganes  ou  de  misérables  pay- 
sans. Mais  ce  toit»  à  peine  au-dessus  du  sol,  se  fond  dans 
la  teinte  générale  pour  ajouter  à  ta  tristesse  du  tableau. 

Du  reste,  la  plaine  »  surtout  au  delà  de  la  capitale  va- 
laque,  dans  la  direction  du  nord-ouest,  se  présente  avec 
un  caractère  de  sombre  monotonie,  fait  pour  exciter  un 
étonnement  mêlé  d'épouvante.  Car  la  plaine  n'est  que 
le  prolongement  de  ces  steppes  immenses  qui  s'étendent 
du  Danube  au  Caucase»  et  de  là  jusqu'aux  frontières  de 
la  Chine  ;  gigantesque  trouée»  porte  toujours  ouverte  aux 
invasions  de  l'Asie  en  Europe. 


—  42  — 

Les  steppes  des  principautés  qui  dépendent  des  step- 
pes de  la  Russie  méridionale ,  étendent  leurs  grandes 
lignes  de  Bucharest  à  Galatz. 

La  terre  sans  limites,  hérissée  de  petits  monticules, 
ressemble  à  une  mer  houleuse  ;  pas  un  arbre  ne  s'y 
rencontre  pour  arrêter  la  vue,  et  ce  dépouillement 
absolu  de  la  nature  donne  à  l'horizon  de  mystérieuses 
profondeurs. 

De  loin  en  loin  des  puits  isolés  témoignent  qu'il  y  a 
encore  des  hommes  sur  cette  terre,  et  leurs  grands  bras, 
semblables  à  des  potences,  servent  de  perchoirs  aux  ci- 
cognes. 

Citons  quelques  lignes  d'une  femme  qui  a  vu  les  step- 
pes avec  l'enthousiasme  d'un  artiste ,  et  a  exprimé  cet 
enthousiasme  dans  le  langage  d'un  poète. 

«  Le  steppe  est ,  comme  Rome  et  Palmyre,  à  l'état  de 
ces  beautés  poétiques  que  nul  ne  peut  définir,  parce  que 
chaque  imagination  les  voit  à  sa  manière ,  et  que  là  où 
tout  relève  de  l'impression  de  l'individu ,  la  vérité  abso- 
lue ne  saurait  être  formulée. 

»  Au  grand  jour,  c'est  le  désert  avec  son  infini.  La  lu- 
mière tombe  avec  tout  son  éclat;  le  ciel,  au  chaud  colo- 
ris, s'unit  h  la  terre  dans  cette  ligne  ombreuse,  qui  par* 
tout  ailleurs  les  sépare.  Au  coucher  du  soleil ,  l'espace 
prend  une  teinte  azurée  qui  lui  fait  comme  un  cadre  de 
montagnes.  Le  crépuscule  est  rapide;  et  quand  la  lune 
se  lève  sur  ce  silence ,  sur  cette  immobilité ,  on  dirait  le 
lieu  de  repos  de  dix  générations  (i).  t 


(l)  La  Valachie  moderne  ^  par  madame  la  princesse  Auréiie 
Ghika  ,  Paris ,  1850. 


-  43  — 

Le  même  auteur  ajoute  quelques  réflexions  auxquelles 
les  événements  d'aujourd'hui  donnent  un  accent  de  pro- 
phétie. 

«Il  est  impossible  que  ces  plaines  immenses  que  Tin- 
curie  de  l'homme  laisse  au  hasard  ,  ne  soient  pas  le 
théâtre  d'un  de  ces  jeux  de  la  providence  qui  changent 
la  destinée  des  nations. 

»  L'interminable  question  d'Orient  se  dénouera  peut- 
être  sur  ce  grand  champ  de  bataille ,  qui  n'attend  pour 
produire  que  d'être  vivifié  par  le  sang  humain,  engrais 
du  sol  et  de  la  pensée  !  » 

Les  mêmes  pressentiments  s'étaient  rencontrés  chez 
un  habile  diplomate ,  qui  n'a  cessé  d'appeler  Tatlenlion 
du  gouvernement  français  sur  les  dangers  du  protectorat 
russe,  et  qui,  grâce  aux  intrigues  de  la  Russie,  a  été 
récompensé  par  un  rappel. 

«  Le  steppe,  dit-il,  sera,  au  jour  d'un  conflit  euro- 
péen, infailliblement  le  lieu  où  se  livrera  la  bataille. 

»  Là,  en  effet,  est  un  océan  de  terre  où  fagriculture 
n'entravera  jamais  la  marche  rapide  des  canons  et  encore 
moins  la  droite  portée  des  boulets. 

»  On  dirait  que,  déjà  préparées  par  Dieu,  et  à  un  jour 
qui  n'est  pas  loin ,  au  duel  qui  devra  enfin  se  livrer  en- 
tre les  armées  de  la  pensée  libre  et  celles  du  despotisme, 
ces  vastes  arènes  se  savent  prédestinées  aux  combattants 
de  ces  litiges,  qu*elles  ne  veulent  alors  d'antre  soc  que 
le  sabre,  d'autre  engrais  que  le  sang  humain. 

B  C'est  là  que  scTéglera  le  sort  du  monde  (1)!  > 


(1)  Atbum  moldO'Valaque^  par  M.  Billecocq,  ancien  agent  poli- 
tique  et  consul  général  à  Bucbarcst.  Paris ,  Paulin  et  Le  Ciicvalier. 


—  44  — 

Il  serait  providentiel,  en  effeU  que  les  Russes  rencon- 
trassent un  vainqueur  dans  ces  solitudes  faites  par  les 
Turcs;  mais  cette  justice  tardive  n'absoudrait  pas  Tira- 
prévoyante  cruauté  des  Turcs,  dévastateurs  de  provinces 
qui  leur  servaient  de  remparts. 

Les  infortunes  de  ces  temps  sont  écrites  dans  des 
contrats  qui  révèlent  de  profondes  modifications  dans 
les  conditions  sociales.  Des  paysans  mosneni  dont  les 
terres  avaient  été  ravagées  et  les  moissons  incendiées, 
vendent  leurs  propriétés ,  et  le  pays  se  couvre  de  nom- 
breux prolétaires,  détachés  du  sol  et  perdant  leur  dignité 
en  perdant  leur  avoir. 

Puis, la  détresse  augmentant,  le  prolétaire,  qui  avait 
vendu  ses  services,  se  vend  bientôt  lui  même.  Quelques 
mesures  de  froment  ou  de  maïs  deviennent  le  prix  d'une 
tète  humaine,  tant  est  profonde  la  misère ,  tant  est  ra- 
pide la  dégradation.  Yoici  la  teneur  de  ces  contrats  : 

a  N'ayant  plus  de  quoi  nourrir  moi  et  ma  famille , 
»  dans  ce  temps  de  calamité  et  d'expiation,  et  trouvant 
V  le  sieur  N.,  qui  a  bien  voulu  avoir  la  charité  de  me 
»  fournir  en  échange X  mesures  en...,  jeme  suis  donné 
»  à  lui  et  à  ses  descendants,  moi,  ma  femme  et  mes  en- 
»  fants ,  et  les  enfants  de  mes  enfants  à  perpétuité,  es- 
»  claves,  etc.  ■ 

^  Enfin,  les  découragements  et  la  faiblesse  d'esprit  se 
manifestent  par  une  dévotion  outrée  qui  tente  d'apai- 
ser le  ciel  par  des  sacrifices.  Des  propriétaires ,  grands 
et  petits,  font  donation  de  leurs  terres  à  des  couvents; 
l'inféodation  cléricale  s'étend  sur  le  pays  jusqu'à  ce  que 
les  monastères  possèdent  près  d'un  tiers  du  territoire. 
Nouvelle  cause  d'affaiblissement,  permanente  aujour- 


-  45  — 

(rinii,  et  aujourd'hui  encore  féconde  en  désastres.  Quel 
contraste  entre  ces  Roumains  et  ceux  qui  traitèrent  avec 
Bajazet  II  et  Mahomet  II  !  Au  lieu  d'un  peuple  de  sol- 
dats propriétaires,  un  peuple  de  prolétaires  ou  d'es- 
claves ,  avec  des  boyars  énervés  et  des  moines  pour  sei- 
gneurs. 

Quelques  chefs  cependant  tentèrent  de  relever  le  pays 
et  de  contraindre  les  Turcs  au  respect  des  traités.  L'his- 
toire cite  parmi  eux  Radu-Tsepes ,  Radu-d'AflTumati  et 
Michel  le  Brave.  Ce  dernier  surtout  fit  revivre  les  beaux 
jours  de  gloire  et  d'indépendance.  Allié  à  l'empereur  d'Al- 
lemagne Rodolphe  II  »  il  livra  plus  de  vingt  batailles 
contre  les  Turcs,  les  Tartares ,  les  Hongrois  de  Transyl- 
vanie, et,  toujours  vainqueur,  réunit  sous  sa  domination 
la  Yalaquie,  la  Transylvanie  et  la  Moldavie.  La  patrie  rou- 
maine se  réveillait  forte ,  unie  et  compacte.  L'Autriche 
s'en  alarma.  Michel  fut  assassiné  dans  sa  tente  par  un 
des  capitaines  de  l'empereur  Rodolphe. 

Sa  mort  fut  le  signal  de  nouveaux  démembrements. 
La  Transylvanie  se  sépara  des  principautés,  occupée 
tantôt  par  les  Turcs ,  tantôt  par  les  Autrichiens  ;  deux 
chefs  différents  se  partagèrent  encore  la  Moldavie  et  la 
Yalaquie.  Serban  I^',  qui  occupa  cette  dernière  province, 
en  acheva  la  ruine  ,  en  y  introduisant  le  régime  féodal. 
Des  magnats,  comme  ceux  de  la  Hongrie  et  delà  Pologne, 
furent  créés  avec  des  droits  seigneuriaux.  Les  paysans, 
non  mosneni,  furent  attachés  à  la  terre  sur  laquelle  ils  se 
trouvaient.  Le  servage  de  la  glèbe  se  créait  à  côté  de 
l'esclavage. 

La  funeste  constitution  de  Serban ,  promulguée  en 
4o94,  éteignit  chez  les  villageois  les  dernières  étincelles 


—  40  — 

de  l'esprit  guerrier.  L'immense  majorité  du  peuple  n'a- 
vait plus  à  défendre  ni  liberté  ni  foyer.  Les  boyars, 
marchant  au  combat ,  n'ayaient  plus  à  leurs  côtés  des 
frères  d'armes,  dévoués  aux  mêmes  intérêts.  Les  princes 
cherchèrent  vainement  autour  d'eux  une  nation;  leurs 
soldats  étaient  des  serfs  ou  des  étrangers  mercenaires. 

Et  comme  s'il  n'y  avait  pas  assez  de  causes  d'affai- 
blissement» les  deux  chefs  de  Yalaquie  et  de  Moldavie, 
se  livrèrent  entre  eux  de  cruelles  guerres ,  et  ajoutèrent 
à  tous  les  autres  maux  les  déchirements  des  haines 
civiles. 

Dans  ces  temps  encore  barbares,  les  droits  du  pouvoir 
suprême ,  comme  ceux  de  la  guerre  ,  s'exerçaient  avec 
une  férocité  qui  était  dans  los  mœurs  de  tous,  et  les 
princes  chrétiens,  sous  ce  rapport,  n'avaient  rien  à  re- 
procher aux  musulmans.  Le  hospodar  de  Yalaquie , 
Vlad  Y,  le  même  qui  signa  la  capitulation  avec  Maho- 
met II,  avait  fait  massacrer  en  un  jour  cinq  cents  boyars 
que  mécontentait  sa  tyrannie.  Une  autre  fois,  il  fit 
jeter  au  feu  quatre  cents  missionnaires  de  la  Transylva- 
nie, et  ordonna  d'empaler  cinq  cents  tziganes ,  dont  il 
convoitait  les  richesses.  Profitant  de  son  absence ,  les  ha- 
bitants de  Tirgovist  implorent  l'intervention  du  sultan. 
Ylad  en  est  informé,  accourt  à  Tirgovist,  surprend  les 
habitants  au  miUeu  des  fêtes  de  Pâques^  en  fait  empaler 
trois  cents  autour  dos  murailles,  et  envoie  leurs  femmes 
et  leurs  enfants  servir  de  manœuvres  à  la  construction 
d'une  forteresse.  Des  ambassaJcurs  turcs  viennent  lui 
apporter  les  remontrances  du  sultan;  mais,  comme*  ils 
refusent  d'ôter  leur  turban  pour  le  saluer,  il  le  leur  Aiît 
clouersurla  tête.  Enfin,  pourmicux  braver  le  puissant  Ma- 


-  47  - 

homet ,  il  passe  le  Danube»  dévasle  la  Bulgarie ,  ramené 
Yingt-cinq  mille  prisonniers ,  hommes ,  femmes  et  en- 
fants, et  les  empale  tous  dans  une  vaste  plaine  ,  appelée 
Prœlatu.  Lorsque  Mahomet,  accourant  pour  le  punir, 
rencontra  cet  horrible  spectacle,  et  vit  s'élever  devant  lui 
celte  forêt  de  pieux,  chargés  de  chair  humaine,  il  fut 
épouvanté  de  cette  audace  dans  le  crime.  «Comment,  s'é- 
cria-t-il,  dépouiller  de  ses  États  un  homme  qui  ne  ré- 
9  pugne  pas  à  de  tels  actes  pour  les  sauver  ?  » 

  la  même  époque,  Etienne  le  Grand  ,  hospodar  de 
Moldavie ,  prend  dans  une  bataille  Carsick,  fils  du  khan 
des  Tartares.  Des  envoyés  de  celui-ci  viennent  réclamer 
le  prisonnier.  Pour  toute  réponse,  il  fait,  en  leur  présence, 
trancher  la  tête  de  Carsick  ;  puis,  saisissant  les  envoyés 
eux-mêmes,  les  fait  tous  empaler,  à  l'exception  d'un 
seul,  qu'il  renvoie  après  lui  avoir  fait  couper  le  nez  et 
les  oreilles.  II  est  vrai  qu'en  même  temps ,  il  bâtit  à 
Putna  un  monastère ,  qu'il  dédia  à  Jésus  et  à  la  Vierge 
Marie. 

Telles  étaient  les  mœurs  générales.  Par  les  traitements 
réservés  aux  grands ,  on  peut  juger  du  sort  fait  aux 
humbles. 

Les  querelles  religieuses  apportent  aux  souffrances  de 
nouveaux  aliments.  Longtemps  les  deux  provinces  se 
partagent  entre  le  rite  grec  et  Torthodoxie  latine,  le  peu- 
ple tenant  pour  le  premier ,  les  princes  et  les  boyars 
restant  attachés  à  Rome.  En  1440,  Tarchevêque  métro- 
politain de  Moldavie,  Grégoire  Zamblic,  décide  la  ques- 
tion en  faveur  du  schisme,  fait  brûler  tous  les  livres  la- 
tins ,  et  traduire  la  Bible  ainsi  que  les  livres  liturgiques 
en  lettres  cyrilliennes;  la  messe  est  dite  en  languç  sla- 


■-  48  — 

vonno,  que  ni  le  peuple  ni  les  prêtres  eux-mêmes  ne 
{  comprennent.  Funeste  révolution  qui  prépare  la  venue 

«w  des  Grecs  fanariotes,  et  offre  un  prétexte  religieux  à  l'in- 

tervention de  la  Russie  ! 

J  Les  Turcs  profitent  de  ces  divisions  pour  usurper  de 

nouveaux  droits  ;  le  tribut  consenti  est  successivement 
augmenté.  Bajazet  le  porte  à  10,000  ducats  pour  la 
Valaquie,  et  se  fait  livrer  cinq  cents  enfants  par  an.  Son 
fils  Mohamed  l'augmente  de  3,000  ducats ,  et  s'empare, 
en  outre ,  du  revenu  des  salines  et  des  douanes.  Bien- 
tôt les  chefs  moldo-valaques  deviennent  les  premiers  in- 
struments de  ruine  ;  tout  ambitieux  veut  être  hospodar, 

»  et  l'élection  étant  une  gène,  on  s'adresse  à  Constanti- 

nople.  La  Porte  profite  de  toutes  ces  hontes,  et  met  le 
trône  à  l'enchère.  Quelquefois  elle  vend  à  plusieurs  à  la 
fois,  recevant  de  toutes  mains  et  laissant  les  acheteurs 
vider  leurs  querelles  aux  dépens  des  malheureux  Rou- 
mains. Par  suite  de  ces  honteux  marchés,  le  tribut  an- 
nuel de  la  Valaquie  avait  été  porté,  en  1S77,  par  le  hos- 
podar  Pierre  II ,  à  260,000  ducats.  Les  compétiteurs  qui 
se  présentent  dans  la  suite  imitent  ce  triste  exemple.  La 
misère  du  peuple  s'accroît  avec  le  luxe  des  princes. 

Si  la  Turquie  ne  s'empara  pas  définitivement  des  deux 
provinces  pour  en  faire  des  pachalicks,  c'est  qu'elle  était 
trop  occupée  ailleurs ,  et  que  son  ancienne  puissance 
commençait  à  décroître.  L'Autriche  lui  portait  alors  de 
rudes  coups,  avec  l'appui  de  la  Hongrie,  de  la  Pologne  et 
de  la  puissante  république  de  Venise. 

Un  nouvel  ennemi  venait  d'apparaître  aux  extrêmes 
frontières  de  l'empire  ottoman.  Cet  ennemi  comptait  à 
peiue  alors,  et  nul  n'aurait  pu  présager  qu'un  jour  Cons-> 


^i 


> 


—  Ai)  — 

lântinople  aurait  à  trembler  devant  ce  dernier  venu.  Les 
Cosaques  de  rUkrainc  et  de  la  Podolie,  harcelés  par  les 
Moscovites,  affaiblis  par  les  Polonais»  envoyèrent  en  1672 
à  Gonstantinople  solliciter  la  protection  de  la  Porte.  Ma- 
homet  IV  prit  les  armes  en  leur  faveur,  remporta  de 
brillantes  victoires,  prit  possession  de  Kamaniecz,  et  ac- 
quit, par  un  traité,  la  souveraineté  de  la  Podolie  et  de 
rUkraiue. 

Cantimir  fait  remarquer  (1  )  que  c'est  la  dernière  victoire 
dont  les  suites  aient  procuré  quelque  accroissement  à  la 
Turquie.  Singulier  rapprochement,  qui  fait  dater  de  la 
première  rencontre  avec  la  Russie  les  premiers  signes  de 
la  décadence  ottomane  ! 

En  effet,  les  succès  des  Turcs  dans  ces  régions  du  Nord 
ne  furent  pas  de  longue  durée.  Les  Cosaques,  bientôt 
las  d'un  nouveau  joug ,  retournèrent  à  la  protection  des 
Russes,  et  chassèrent  avec  leur  aide  les  armées  du 
Sultan. 

Déjà  les  Etats  chrétiens,  jusque-là  réduits  à  une  pé- 
nible défensive,  intervenaient  par  des  négociations  et  se 
prêtaient  un  mutuel  appui.  En  1689,  le  Czar  envoyait  au 
sultan  Soliman  II  un  ambassadeur  porteur  d'une  lettre, 
dans  laquelle  il  l'invitait  à  s'abstenir  de  déclarer  la  guerre 
à  la  Pologne,  lui  faisant  connaître  que  les  Moscovites  et 
les  Cosaques  étaient  décidés  à  la  protéger  et  à  faire  al- 
liance avec  les  autres  puissances  chrétiennes.  Ce  fut  le 
grand-vizir ,  Mustapha-Kioprogli ,  qui  fit  réponse  :  t  Ce 
•  sont  là,  dit-il,  de  vilaines  parole?  ;  ce  langage  incon- 
j»  venant  pourra  coûter  cher  au  Czar.  La  résolution  de  la 

(1)  Histoire  ottomane,  p.  265,         « 


—  50  - 

f  Porte  est  prise  au  sujet  de  la  Polognei  et  le  Czar  aurait 
y  dû  s'y  prendre  plus  tôt  et  en  termes  conciliants.  Au 
»  reste,  a}outa-t-il,  si  le  Czar  et  les  autres  princes  chré- 
»  tiens  ne  sont  pas  contents  de  la  Sublime-Porte  ,  elle 
»  s'en  soucie  fort  peu.  » 

Le  vizir  oubliait  qu'une  aussi  insolente  attitude  n'était 
plus  permise  à  la  Porte  affaiblie.  Une  ligue  se  forma 
entre  la  Pologne,  la  Russie,  Venise  et  l'empereur  d'Alle- 
magne. L'empire  ottoman ,  attaqué  de  tous  côtés  y  dé- 
ploya encore  une  incomparable  énergie;  les  Turcs  cou- 
vrirent de  massacres  l'Autriche  et  la  Hongrie  ,  secondés 
d'ailleurs  par  la  puissante  diversion  des  armées  françaises 
qui  avaient  envahi  le  Palatinat. 

Mais  déjà  la  discipline  européenne  assurait  aux  chré- 
tiens des  avantages  que  ne  pouvait  balancer  la  fougue  des 
bandes  orientales.  Après  plusieurs  années  de  sanglantes 
rencontres ,  le  sultan  Mustapha  II  fut  témoin  de  la  défaite 
et  du  massacre  de  sa  plus  puissante  armée  à  Zeuta,  en 
Hongrie.  Cette  grande  victoire  de  la  chrétienté  amena  un 
congrès  général  à  Carlowilz,  en  1899.  C'était  la  pre- 
mière fois  que  la  Turquie  reconnaissait,  comme  principe 
de  droit  international,  la  médiation  de  négociations  dans 
un  intérêt  général.  Au  surplus,  elle  paya  cher  la  leçon. 
La  Hongrie,  TEsclavonie  et  la  Transylvanie  furent  cédées 
à  l'Empereur ,  le  Péloponèse  et  la  Dalmatie  à  Venise , 
Kaminiecz  et  la  Podolie  à  la  Pologne.  La  Russie  était  alors 
trop  peu  de  chose  pour  être  admise  à  prendre  sa  part 
des  dépouilles.  Cependant,  un  an  plus  tard,  elle  obtint 
la  paix  de  la  Turquie  et  la  cession  de  la  forteresse  d'Azoff. 

A  cette  occasion  on  vit  à  Constantinople  le  [premier 
bâtiment  de  guerre  russe  venu  par  la  mer  Noire*  La 


-  51  ^ 

surprise  Ait  extrême  ;  Talarme  eût  été  plus  de  saison. 
Le  traité  de  Carlowitz  est  une  p»ge  funeste  dans  This- 
toire  des  Roumains.  L'occupation  de  la  Transylvanie  par 
r Autriche  est  le  premier  démembrement  des  colonies 
latines  du  Danube ,  et  ce  triste  précédent  ne  sera  pas 
oublié. 

Mais  voici  que,  dans  les  régions  du  Nord^  se  révèle  un 
homme  de  génie.  Pierre  Alexiowitz  combattant  une  édu- 
cation sauvage,  était  allé  demander  à  TOccident  les 
secrets  de  la  civilisation,  plus  curieux  cependant  de  la 
mécanique  que  des  arts,  de  Futile  que  du  beau.  Pèlerin 
de  rindustrie,  quittant  le  manteau  impérial  pour  la 
veste  de  l'ouvrier ,  il  s'était  senti  plus  digne  de  la  cou- 
ronne au  sortir  d'un  chantier.  Pour  la  première  fois,  sous 
sa  main,  les  bandes  moscovites  s'étaient  mesurées  avec 
les  troupes  les  mieux  disciplinées  du  Nord  ;  et  pour  son 
coup  d'essai  dans  les  affaires  européennes,  la  Russie 
avait  triomphé  d'un  héros.  La  Pologne,  naguère  pleine 
de  mépris  pour  les  Moscovites,  avait  reçu  un  roi  de  leurs 
mains  ;  les  cosaques  de  l'Ukraine  s'étaient  soumis  ;  l'in- 
fluence du  Czar  s'étendait  jusqu'au  Dniester  ;  rien  ne  le 
séparait  plus  de  la  Turquie,  que  les  provinces  roumaines 
du  Danube.  Celles-ci,  de  leur  côté,  pour  qui  la  protection 
turque  n'était  plus  qu'une  cruelle  tyrannie ,  renfer- 
maient assez  de  mécontentements  pour  encourager  un 
puissant  voisin.  Les  princes  de  Valaquie  et  de  Moldavie 
n'étaient  plus  les  gardiens  jaloux  des  droits  de  la  nation. 
Vassaux  obéissants  de  Gonstantinople ,  ils  vivaient  à  la 
manière  des  pachas  fastueux  et  endormis,  et  faisaient  con- 
traste par  un  luxe  effréné,  avec  la  misère  des  populations 
asservies.  L'éclat  des  pompes  orientales  brillait  dans  leurs 


—  &2  — 

palais  ;  mais  U  paysan  n'avait  pas  même  une  cabane  ; 
car  on  ne  pouvait  donner  ce  nom  à  des  tanières  creusées 
sous  le  sol  et  recouvertes  de  fumier.  G^était  la  civilisation 
des  barbares,  toute  d'or  à  la  surface,  toute  de  boue  à 
Tintérieur. 

Les  richesses  des  hospodars  peuvent  se  mesurer  par 
l'inventaire  des  trésors  de  Constantin  Brancovano  qui 
gouvernait  la  Yalaquie  à  la  venue  de  Pierre  le  Grand. 
Voici  le  procès-verbal  de  saisie  fait  par  ordre  du  Sultan  : 
Un  service  en  or  ;  l'ancienne  couronne  des  voïvodes^  esti- 
mée trois  cent  mille  écus;  une  ceinture  d'or  enrichie  de 
pierreries^  valant  deux  cent  mille  écus  ;  un  collier  de 
cent  mille  écus  ;  deux  mille  pièces  d'or  du  prix  chacune 
de  dix  ducats,  à  l'effigie  du  hospodar;  quatre-vingt 
mille  ducats  de  Gremnitz;  soixante  mille  sequins  de 
Venise;  cent  mille  écus  de  Hollande;  trente  mille  pièces 
de  monnaie  de  diderents  États;  quatre-vingt-douze  livres 
de  perles;  quatre  cent  cinquante  livres  d'argenterie; 
douze  harnais  brodés  d'or  et  cloués  de  pierreries;  trente- 
six  autres  harnais  brodes  d'argent.  Enfin  difierents  pla- 
cements dans  les  banques  de  Vienne  et  de  Venise  por- 
taient sa  fortune  à  plus  de  trente  millions  d'écus. 

Et  cependant  Brancovano  avait  prodigué  les  cadeaux 
à  Constantinople.  Le  tribut  qu'il  payait  était  de  deux 
cent  cinquante  mille  piastres.  Il  en  obiint  en  1705  la  ré- 
duction à  cent  soixante-huit  mille  ;  mais,  pour  prix  de 
cette  faveur,  le  vizir  Kioprogli  lui  en  denianda  cent  huit 
mille  en  don  personnel.  Âhmet  Kalaîli  devient  grand 
visir  ;  il  lui  en  faut  cent  mille.  Trois  mois  après»  il  est 
remplacé  par  Mohamed  Balladji  ;  ce  dernier  en  reçoit 
encore  cent  mille. 


—  53  — 

Cependant  les  tyranniques  contribu fions,  *e3  mennces 
perpétuelles  de  la  Porte,  Tincertitude  d*unc  existei^ce 
qu'il  fallait  toujours  acheter  par  des  paiements  renouve- 
lés, donnaient  aux  hospodars  la  conscience  de  leur  abais- 
sement, ns  cherchaient  un  appui  qui  pût  les  relever,  et 
tournaient  les  yeux  vers  le  Nord,  attendant  avec  impa- 
tience que  la  victoire  vînt  leur  montrer  le  protecteur 
qu'ils  devaient  appeler,  Charles  XII  ou  le  Czar. 

La  journée  de  Pultawa  décida  leur  choix.  Brancovano 
de  Yalaquie  et  Demetrius  Cantimir  de  Moldavie,  quoi- 
qu'ennemis  jurés  et  dissimulant  avec  soin  leurs  démar- 
ches, eurent  tous  deux  la  même  pensée;  tous  deux  négo- 
cièrent avec  le  vainqueur.  Pierre  était  trop  habile  pour 
ne  pas  profiter  de  mécontentements  qui  lui  ouvraient 
avec  ces  riches  provinces  la  navigation  du  Danube.  Il 
promit  d'assurer  Findépendance  des  pays  roumains,  et 
les  Russes  se  mirent  en  campagne. 

A  leur  entrée  dans  les  belles  plaines  de  la  Moldavie , 
ces  hommes  arrivant  des  déserts  du  Nord ,  furent  saisis 
de  joie  et  d'admiration.  Ces  champs  si  fertiles,  malgré 
une  mauvaise  administration,  cette  végétation  luxuriante, 
ce  beau  ciel ,  si  différent  de  leur  brumeuse  athmosphère, 
offraient  à  la  conquête  de  brillantes  récompenses ,  et 
devaient  laisser  de  ces  souvenirs  qui  ne  s'effacent  pas. 
Ce  sera  désormais  pour  les  Russes  une  terre  promise. 
Les  officiers  moscovites  reçus  dans  le  palais  de  Cantimir 
à  Jassi,  contemplaient  avec  ébabissement  les  somptuosités 
qui  les  environnaient,  et  comparaient  d'un  œil  d'envie 
leur  modeste  accoutrement  avec  le  luxe  des  boyars  rou- 
mains. 

A  lable,  rétonncnient  redoubla,  et  les  pompes  du  fes- 


—  54  — 

tin  les  enirrërcnt  même  avant  les  excès.  Mais  oeux-cî  ne 
firent  pas  défaut.  On  sait  que  la  sobriété  n'était  pas  une 
des  vertus  de  Pierre  le  Grand.  Après  plusieurs  heures  de 
débauche,  leCzar,  le  hospodar,  les  officiers  russes  et 
roumains  gisaient  à  tous  les  coins  de  la  salle ,  ensevelis 
dans  le  sommeil  et  le  vin.  Quelques  officiers  russes  se  ré- 
veillèrent les  premiers,  et  leurs  yeux  furent  tout  d'abord 
frappés  par  un  objet  qui  déjà  la  veille  avait  excité  leur 
admiration  ;  c'étaient  les  bottes  des  boyars,  bordées  d'un 
large  galon  d'or.  L'occasion  était  heureuse  pour  de  vives 
convoitises.  S'approchant  doucement  des  dormeurs,  ils 
les  déchaussèrent  avec  adresse ,  et  coururent  à  leurs 
tentes  orner  leurs  jambes  de  ces  bottes  merveilleuses. 

On  connaît  le  résultat  de  la  campagne  do  Pierre  le 
Grand  sur  le  Pruth.  Cantimir  ne  peut  lui  amener  les  se« 
cours  promis  ;  les  boyars  moldaves  soulèvent  le  peuple 
en  lui  disant  qu'on  veut  le  vendre  à  une  puissance  étran- 
gère, et  l'entrainent  au  camp  des  Osmanlis  avec  les  armes 
et  les  provisions  destinéesau  Czar.  Brancovano  tremblant, 
dénonce  Cantimir  à  la  Porte,  et,  doublement  traître,  con« 
tinue  de  négocier  avec  le  Russe ,  mais  sans  lui  envoyer 
aucun  aide.  Le  Czar,  acculé  au  Pruth,  manquant  de  vi- 
vres, enveloppé  de  toutes  parts,  est  trop  heureux  d'ob* 
tenir  la  paix  par  l'adresse  de  Catherine.  Le  traité  lui  en- 
lève Âzoff  et  ses  dépendances;  mais  la  Turquie  perd  une 
occasion  qu'elle  ne  devait  jamais  retrouver. 

Cependant  la  défaite  devint  pour  le  Czar  une  source 
nouvelle  d'enseignements  politiques.  Canlimir,  réfugié 
en  Russie ,  comblé  des  faveurs  de  Pierre  »  qui  trouvait 
avec  lui  beaucoup  h  apprendre,  exerça  bientôt  sur  l'es- 
prit de  son  hôte  une  influence  qui  devait  rejaillir  sur  tout 


—  55  — 

Tavenir  de  la  Rudsie.  Faisant  entendre  pour  la  première 
fois  à  Toreille  du  barbare  étonné  les  leçons  de  la  haute 
diplomatie  levantine,  il  lui  révèle  Taction  puissante  qu'il 
peut  exercer,  par  le  dogme,  sur  les  nombreuses  popu* 
lations  de  religion  grecque  soumises  à  Constantinople. 
Connaissant  d'ailleurs  le  fort  elle  faible  de  la  Porte»  que 
protège  encore  un  grand  prestige,  il  avertit  le  Czar  que 
ce  prestige  est  trompeur,  que  Teropire  ottoman  n*est  pas 
une  nation  y  mais  un  amalgame  de  peuplades  attelées  au 
char  d'une  race  conquérante,  et  n'attendant  qu'un  libé- 
rateur pour  briser  le  joug;  que,  parmi  ces  peuplades ,  les 
chrétiens  du  rite  grec  sont  les  alliés  naturels  d'un  sou-- 
verain  de  même  religion,  et  doivent  bénir  sa  venue.  En- 
fin ,  il  présente  Sainte-Sophie  comme  un  autre  tombeau 
i  délivrer  des  mains  des  infidèles,  et  ouvre  la  voie  à  cette 
croisade  que,  depuis  ce  temps,  les  czars  n'ont  cessé  de 
diriger  vers  Constantinople  (1). 

Ce  fut  pour  le  génie  de  Pierre  le  Grand  une  nouvelle 
initiation.  Comprenant  tout  aussitôt  l'importance  de  cette 
astucieuse  politique,  il  en  fit  désormais  le  sujet  de  ses  mé- 
ditations, et  la  transmit,  par  son  testament,  à  ses  succes- 
seurs, qui  y  sont  restés  fidèles.  Car  le  principal  caractère 
de  l'ambition  moscovite  est  la  patience  et  la  ténacité.  Ja- 
mais chez  les  Czars  d'empressement  qui  puisse  les  com- 
promettre, mais  jamais  d'occasion  qu'ils  laissent  échap- 
per; leur  orgueil  sait  attendre,  ne  sait  pas  oublier;  et  s'ils 
s'arrêtent  quelquefois,  ils  ne  se  détournent  jamais. 
Toutes  leurs  actions ,  même ,  en  apparence ,  les  plus  in- 
difi*érentes ,  toutes  leurs  guerres  ,  toutes  leurs  négocia- 
tions, ont  en  vue  Constantinople. 

(1)  Album  moldo-valaque,  par  M.  A.  Billccocq,  p.  7. 


—  56  — 

Autre  cnraclëre  de  leur  diplomatie ,  rinvariabililé. 
Depuis  Pierre  le  Grande  ils  n'ont  rien  imaginé  ;  toute  la 
pensée  des.  règnes  suivants  est  dans  le  testament  du 
fondateur.  Pierre  a  tout  dit,  et  la  parole  de  Pierre  est 
l'évangile  politique  (1). 

Avec  les  perfides  leçons  de  Cantimir,  le  Czar  comprit 
sans  peine  que,  pour  arriver  à  Constantinople ,  la  pre- 
mière station  se  trouvait  aux  provinces  danubiennes. 
Dans  ces  contrées  fertiles  ,  chargées  de  blé  et  de  maïs, 
couvertes  de  nombreux  troupeaux,  on  campait  au  centre 
d'un  magasin  d'approvisionnements;  comme  position 
stratégique,  on  avait  par  les  Karpathes  une  ligne  de  dé- 
fense contre  rAutriche;  par  le  Danube ,  une  ligne  d'at- 
taque contre  la  Turquie  ;  enfin,  par  le  Dniester,  une  ligne 
de  communication  avec  la  Russie.  Désormais  la  pensée 
de  Saint-Pétersbourg  ne  se  détournera  plus  de  cette 
proie,  que  lui  ont  révélée  les  rancunes  du  réfugié  mol- 
dave. Hàtons-nous  de  dire  que  Cantimir  n'était  pas  de 
race  roumaine;  il  descendait  d'une  famille  tartare  qui, 
fuyant  les  persécutions  des  Turcs,  en  1627,  avait  trouve 
en  Moldavie,  un  asile  et  des  honneurs. 


(1)  Il  importe  peu  qne  ce  manuel  politique ,  appelé  testameni  de 
de  Pierre  le  Grand,  ait  été  écrit  par  lui  ou  par  un  habile  héritier 
de  sa  pensée.  Toujours  est-il  que  la  diplomatie  moscovite  u*a  pas 
d*au(recatccliisme. 


CHAPITRE  IV. 

fiépossesnon  des  princes  indigènes.  —  Venne  des  Phanariotes.  -^ 
Première  introdacUon  des  Grecs  dans  .les  principautés;  leur  ex- 
pulsion ;  leur  retour.  —  Panayotaki  Nicosias.  —  Les  drogmans  de 
la  Porte.  —  Alexandre  et  Nicolas  Maurocordato.  —  Tyrannie  des 
Phanariotes.  —  Abaissement  des  boyars.  —  Souffrance  des 
paysans.  —  Réforme  de  Constantin  Maurocordato.  —  Scutelnic?. 
—  Dépopulation  du  pays.  —  Dilapidation  des  princes  phana- 
riotes. —  Intérieur  du  palais. 

Ld  première  alliance  des  Moldo-Valaques  avec  la  Rus- 
sie devait  être  expiée  par  un  siècle  de  hontes.  La  Porte 
jusqu'alors,  tout  en  violant  les  droits  d'élection,  avait  au 
moins  respecté  la  nationalité  roumaine ,  en  choisissant 
toujours  les  princes  parmi  les  indigènes.  La  trahison  de 
Brancovano  lui  offrit  un  prétexte  à  de  nouvelles  usurpa- 
pations;et  quoique  les  populations  roumaines  fussent 
demeurées  fidèles,  elles  se  virent  enlever  le  plus  sacré 
de  leurs  droits ,  celui  d'être  commandées  par  des  chefs 
de  leur  race.  Désormais  leurs  dépouilles  vont  enrichir 
l'étranger,  l'étranger  sans  patrie,  le  Grec  bâtard,  que  re- 
nie la  Grèce ,  que  méprise  le  Turc  ;  le  Grec  parasite , 
Grœculvs  esurienSy  qui ,  pour  avoir  un  nom ,  l'emprunte 
à  un  quartier  de  Constanlinople  (l),le  lâche  et  arrogant, 
le  rapace  et  vil  phanariote.  Les  principautés  danubien- 
nes n'auront  plus  de  princes ,  mais  des  fermiers  gêné- 
paux,  des  exacteurs  en  robes  de  soie,  des  gabebus  cou- 
ronnés. Pour  comble  d'avilissement,  les  seigneurs  val a- 
ques  et  moldaves  se  font  les  flatteurs  de  ces  tyrans,  les 
esclaves  de  ces  valets.  Fiers  du  titre  de  boyars,  qui  n'est 

(i)  Le  rhanar  nu  Plianal. 


—  58  — 

plus  qu'un  titre  de  servitude  »  ils  font  du  nom  de  Roumain 
un  terme  de  mépris,  qu'ils  jettent  à  la  face  du  paysan. 
Mais  le  paysan  s'en  venge  en  créant  pour  ces  hommes 
rampants  la  flétrissure  d'un  mot ,  ciocoï  (chien  couchant). 
Depuis  ce  temps,  le  mot  cioeoîsme  est  passé  dans  la 
langue  politique  des  Roumains ,  pour  désigner  le  parti 
vendu  à  l'étranger. 

Avant  la  venue  des  Phanariotes^  les  Grecs  avaient 
déjà  pénétré  dans  les  deux  provinces ,  pour  y  laisser 
d'implacables  haines.  Il  faut  raconter  sommairement 
l'histoire  de  leurs  premières  apparitions. 

Les  Grecs  de  Gonstantinople,  méprisés  par  les  Turcs, 
étaient  descendus  à  l'état  de  dégradation  civile  et  mo- 
rale de  nos  Juifs  au  moyen-âge.  Mais  comme  eux,  rusés 
et  patients  y  ils  trouvaient  dans  des  gains  licites  ou 
illicites  une  compensation  à  leur  abaissement.  Com- 
merçants, escompteurs,  artisans  ou  entremetteurs, 
ils  arrivaient,  par  l'argent  gagné,  à  un  certain  équilibre 
d'influence  qui  les  vengeait  des  mépris  de  l'osmanli. 
Ou  verra  des  pâtissiers  et  des  marchands  de  limonade 
devenir  hospodars  ;  et  ce  fait  se  reproduit  assez  sou- 
vent pour  qu'à  la  naissance  d'un  enfant  grec,  les  ac- 
coucheuses de  Constantinople  lui  souhaitent,  en  forme 
de  présage ,  de  devenir  un  jour  pâtissier ^  marchand  de 
limonade  et  prince  de  Valaquie  (1). 

Esprits  souples  et  déliés ,  les  Grecs  avaient  d'ailleurs 
sur  le  Turc  ignorant  et  fier  de  son  ignorance,  les  avan- 
tages que  donne  le  savoir,  même  incomplet.  Les  uns , 


(i)  M.jDesprez,  la  Moldo-Valaehie  et  le  mouvemeni  roumain^ 
Revue  des  Deux  Mondes ,  !•'  janvier  1848. 


-  59  - 

médecins,  s'ialroduisent  dans  les  familles;  les  autres, 
grammaticoi f  lagothètes  (secrétaires),  sont  maîtres  des 
correspondances»  et  portent  à  leur  ceinture  \%calemare 
(écritoire),  signe  de  leur  importance. 

Rebutés  cependant  à  Constantinople,  où  il  ne  leur  est 
permis  d'autre  monture  que  râne,  ils  se  répandent  dans 
les  provinces,  se  font  accueillir  de  leurs  coreligionnaires, 
s'insinuent  dans  la  faveur  des  princes ,  se  glissent  dans 
les  emplois;  et  bientôt,  dans  les  pays  roumains^  il  n'est 
bruit  que  de  leurs  exactions.  Michel  le  Brave  les  exclut, 
par  une  loi  expresse»  de  toute  fonction  publique.  Mais  les 
Grecs  savent  attendre  et  retrouver  les  occasions;  ils  met- 
tent en  pratique  le  plus  fameux  axiome  du  Phanar  :  c  Lèche 
la  main  que  tu  ne  peux  mordre;»  et  ils  lèchent  si  bien, 
qu'on  les  retrouve ,  quelques  années  après ,  en  Yalaquie 
sousRadu  XII,  en  Moldavie  sous  Tomsall,  possesseurs  de 
tous  les  emplois  de  finance  et  maîtres  de  la  fortune  pu- 
blique. Les  peuples  ne  tardèrent  pas  à  s'en  apercevoir  : 
les  Turcs  usaient  de  violence  et  pillaient  à  découvert  ;  les 
Grecs  employaient  la  ruse  et  s'engraissaient  de  rapines 
secrètes.  C'était  une  extorsion  savante  à  côté  d'un  bri- 
gandage déréglé  ;  et  il  est  bien  reconnu  que  la  méthode 
dans  le  vol  est  plus  oppressive  que  le  désordre. 

L'excès  des  dilapidations  réveilla  les  anciennes  co- 
lères ;  on  se  souvint  des  lois  de  Michel  le  Brave.  Neuf 
boyars  de  la  Yalaquie  complotèrent  le  renvereement  de 
Radu  et  de  ses  in4jgnes  acolytes  ;  mais,  soit  imprudence, 
soit  trahison ,  la  conspiration  fut  découverte  y  et  Radu 
livra  les  tètes  des  neuf  boyars  à  la  vengeance  des  Grecs. 
Les  ressentiments  populaires  s* en  accrurent;  les  plaintes 


—  60  — 

relenlii-ent  jusqu'à  la  Porte  ;  Radu,  déposé,  fut  remplacé 
par  Elias  V\ 

Celui-ci  ne  sut  pas  profiter  de  la  leçon  ;  le  privilège  du 
pillage  resta  aux  mains  des  Grecs  :  les'^complots  recom- 
mencèrent. Après  un  premier  échec  qui  contraint  une 
foule  de  Roumains  de  se  retirer  en  Transylvanie,  ils  re- 
viennent en  armes  sous  la  conduite  du  pacarnic  Lupu  , 
chassent  Elias  du  pays,  entrent  à  Tirgovist,  et  massa- 
crent tous  les  Grecs  qui  s*y  rencontrent  ;  puis  un  ordre 
d'extermination  générale  est  transmis  dans  tous  les  dis- 
tricts de  la  Valaquie,  et  le  peuple  joyeux  s'empresse  d'o- 
béir. Les  Grecs  sont  égorgés  jusqu'au  dernier.  Ces  nou- 
velles Vêpres-Siciliennes  s'accomplirent  en  1617, 

De  tels  enseignements  ne  s'oublient  pas  vite,  et  ce- 
pendant ,  en  1650  ,  nous  retrouvons  un  grec  de  la  Rou- 
mélie  ,  Guina ,  grand-vistiar  (  trésorier  )  du  hospodar 
Mathieu  Rassaraba.  Cet  homme,  qui  avait  été  potier, 
était  venu  chercher  fortune  en  Valaquie ,  et  s'était  élevé 
par  un  riche  mariage.  Suffisant  et  plein  de  faconde, 
il  avait  séduit  Mathieu  par  ses  projets  financiers.  Le  tré- 
sor était  épuisé  par  de  longues  guerres;  Mathieu  livra 
son  peuple  à  exploiter.  Guina  fut  fidèle  à  ses  engage- 
ments; les  caisses  de  Mathieu  se  remplirent,  mais  toute 
la  population  fut  dépouillée.  «  A  peine  installé ,  dit  le 
>  chroniqueur  Greceano,  Guina  se  mil  à  tourner  la  roue 
»  du  gouvernement  comme  il  avait  tourné  celle  du  po- 
»  tier,  si  vite  qu'elle  cassa.  »  Son  infernale  habileté 
trouva  partout  matière  à  extorsion,  c  U  n'était  dans  le 
pays  coin  de  terre,  place  ou  plage ,  village  ou  hameau , 
champ  ou  prairie,  plaine  ou  montagne,  étang  ou  forèt> 


—  fil  — 

dont  il  ne  connût  Téiendue,  la  culture,  les  produits»  les 
bénéfices,  et  qu'il  ne  sût  imposer  de  toute  sa  valeur, 
souvent  au  delà  (1).  » 

Un  autre  parvenu ,  Radu  y  ancien  jardinier ,  parta- 
geait avec  Guina  les  faveurs  du  prince.  Celui-là  maltraite 
les  grands^  pendant  que  le  Grec  pressure  le  peuple.  Un 
boyar  a-t-il  de  grands  biens ,  Radu  Taccuse  de  quelque 
crime,  le  fait  condamner  et  s'empare  de  son  patrimoine. 
11  se  plait  à  humilier  tgut  homme  de  qualité,  veut  que 
Ton  s*incline  quand  il  tousse,  et  que  Ton  se  cache  la  tète 
dans  les  mains  quand  il  lève  sa  hache  d'armes.  Les  rues, 
les  places  publiques  sont  pleines  de  gens  auxquels  il  a 
fait  couper  le  nez  et  les  oreilles. 

L'excès  de  ces  tyrannies  en  amena  enfin  le  terme.  Au 
commencement  de  1654,  Guina  avait  diminué  des  deux 
tiers  la  solde  des  dorobantz  valaques.Celto  mesure  devient 
le  signal  d'une  insurrection  à  laquelle  tout  le  monde  devait 
prendre  part.  Les  dorobantz  se  soulèvent,  courent  au 
palais  du  prince ,  en  enfoncent  les  portes,  se  répandent 
dans  les  appartements,  en  criant:  <  Mort  au  potier! 
Mort  au  planteur  de  choux!  »  —  «  A  bas  Mathieu  !  Il 
n'est  bon  qu'à  faire  un  moine!  d  pénètrent  dans  la  cham- 
bre du  prince  où  le  retenait  une  blessure,  l'accablent  de 
leurs  insultes ,  et  le  somment  de  livrer  ses  indignes  fa- 
voris. Furieux  de  ne  pas  les  rencontrer,  ils  brisent  les 
portes  de  la  salle  du  trône,  et  n'y  trouvant  encore  ni 
Radu,  ni  Guina,  rentrent  dans  la  chambre  de  Mathieu,  la 
fouillent  en  tous  sens,  et  découvrent  enfin  les  deux  cou- 
pables sous  le  lit  même  où  était  couché  le  prince.  Arra- 

(i)  M.  Vailianl,  Ithtoire  de  a  Romanie. 


-ca- 
chés aussitôt  de  cette  retraite,  ils  soDt  dépouillés  de  leurs 
habits  et  fouettés  eu  présence  de  Mathieu;  puis,  entrai- 
nés  hors  de  la  ville,  où  attend  le  reste  de  l'armée,  ils  sont» 
aux  applaudissements  de  tous ,  hachés  en  morceaux. 
Le  peuple ,  de  'son  côté ,  court  à  la  maison  d'un  autre 
exacteur  nommé  Cornucéano ,  le  surpend  au  lit  et  Té- 
gorge. 
Une  fois  encore  la  Yalaquie  est  délivrée  des  Grecs. 
Mais  les  voici  qui  vont  revenir ,  non  plus  humbles  et 
suppliants ,  mais  impérieux  et  dominateurs ,  non  plus 
serviteurs  des  princes ,  mais  princes  eux-mêmes ,  impi- 
toyables persécuteur^ ,  spoliateurs  sans  vergogne ,  souil- 
lant ceux  qu'ils  épargnent,  et  couvrant  toute  une  nation 
de  la  fange  de  Constantinople. 

Rappelons  en  quelques  mots  l'origine  des  Phanarioles. 
Vers  le  temps  même  où  les  Yalaques  donnaient  à  Mi- 
chel Bassaraba  une  si  cruelle  leçon,  le  grand  vizir  Kiopro- 
gli  avait  pour  médecin  un  Grec  nommé  Panayotaki  Ni- 
cosias,  homme  adroitet  insinuant,  empressé  à  se  faire  bien 
venir  non-seulement  par  les  soins  de  sa  profession  ,  mais 
aussi  par  des  services  diplomatiques.  Ayant  accompagné 
Kioprogli  au  siège  de  Candie ,  il  avait ,  par  ses  négocia- 
tions, plus  contribué  à  la  reddition  que  le  vizir  par  ses 
armes ,  et  cet  important  service  lui  avait  valu  à  la  cour 
de  Constantinople  un  crédit  sans  exemple  pour  un  chré- 
tien. Il  sut  habilement  en  profiter.  Jusque-là  les  fonctions 
de  grand  drogmande  la  Porte  avaient  été  remplies  par  des 
renégats  polonais  ou  italiens.  Panayotaki  signala  au  divan 
le  danger  de  se  confier  à  des  réfugiés  dont  ni  la  probité 
ni  le  savoir  n'étaient  certains  ;  les  secrets  de  l'État  pou- 
vaient être  compromis  »  les  notes  diplomatiques  inexac- 


—  03  — 

tement  reproduites  ;  le  poste  de  grand  dogman,  ajoutait- 
ii.voulaitunefidélité  à  toute  épreuve  et  une  science  égale 
à  la  fidélité.  Le  divan,  déjà  dominé  par  l'influence  de  Pa- 
nayotaki»  rendit  hommage  à  la  prudence  de  ses  conseils, 
en  le  nommant  lui-même  à  cet  important  emploi.  Dès 
lors  ,  sa  puissance  fut  égale  à  celle  des  plus  grands  pa* 
chas.  Il  eut  un  appartement  dans  le  palais,  put  laisser 
croître  sa  barbe  »  se  couvrit  la  tête  d'un  calpac  d'her- 
mine, fut  décoré  d'un  cafetan  et  put  sortir  à  cheval.  On 
lui  adjoignit  des  grammaiicoi  »  et  ses  compatriotes,  fiers 
et  envieux  de  tant  d'honneur,  se  promirent  de  pro« 
fiter  de  l'exemple.  Désormais,  tout  grec  ambitieux  ap- 
plique ses  enfants  à  l'étude  des  langues  turque,  italienne, 
française.  Quelques-uns  sont  envoyés  à  l'étranger  pour 
se  perfectionner,  et,  à  leur  retour,  ces  jeunes  gens  se 
mettent  sur  les  rangs  pour  le  drogmanat.  Mais,  contem- 
pteurs à  leur  tour  de  leurs  plus  humbles  compatriotes, 
ils  se  font  une  existence  séparée,  se  groupent  dans  le 
quartier  du  Phanar,  oii  ils  se  donnent  des  airs  d'une  in- 
solente aristocratie.  De  là  leur  nom  de  pbanariotes: 
bientôt  ils  se  lancent  dans  l'intrigue  et  les  grandeurs. 

Après  Pauayotaki  vint  Alexandre  Maurocordato,  fils 
de  Panteli  y  colporteur  à  Constantinople  :  il  était  allé  a 
Padoue,  en  était  revenu  docteur,  avait  épousé  la  fille  de 
Scarlatos,  boucher  de  la  Porte,  et  autant  par  son  habi- 
leté que  par  la  protection  de  son  beau-père ,  avait  été 
jugé  digne  de  remplacer  Nicosias,  et  comme  médecin  de 
Sa  Hautesse,  et  comme  grand  drogman. 

Envoyé  bientôt  après  à  Garlowitz  avec  le  reis-eflendi 
pour  Ja  rédaction  du  traité,  il  s'y  conduisit  avec  tant 
d'adresse  qu'il  se  concilia  la  faveur  des  deux  parties 


—  64  — 

contractantes.  Après  la  signature  du  trailé,  l'empereur 
d'Allemagne  lui  donna  vingt-cinq  mille  écus,  et  lui  fit 
présent  du  corps  complet  de  l'histoire  byzantine;  le  Sul- 
tan le  créa  muharemi  esrar  (garde-des- sceaux)  et  l'au- 
torisa à  prendre  le  titre  d'Illustrissime,  iy^otfjtTrfcrotTce. 
De  ce  moment,  le  fils  de  Panteli  le  colporteur,  le  gendre 
du  boucher  Scarlatos  domina  dans  Gonstantinople. 

La  fuite  de  Cantimir,  la  mort  de  Brancovano,  déca- 
pité à  Gonstantinople,  offrirent  aux  Phanariotes  une 
nouvelle  occasion  de  fortune.  Nicolas  Maurocordato,  fils 
d'Alexandre,  fut  nommé  hospodar  de  Valaquie;  Michel 
Racoviça,  créature  des  Phanariotes,  reçut  en  partage  la 
Moldavie.  Tous  deux  entrèrent  dans  les  principautés  en 
traînant  à  leur  suite  une  foule  de  Grecs  de  bas  étage, 
parasites  éhontés,  accourant  à  la  curée  des  places.  Pour 
satisfaire  tous  ces  appétits,  et  en  même  temps  pour  en- 
vironner sa  dignité  de  cet  éclat  superficiel  qui  plaît  à  la 
vanité  des  Grecs,  Nicolas  Maurocordato  transforma  les 
fonctions  domestiques  en  grandes  charges  d'honneur, 
et  Ton  vit  se  former  la  hiérarchie  ridicule  d'une  noblesse 
d'antichambre.  Parmi  les  histrions,  les  marchands  de  li- 
mons ou  de  nougat  qu'il  a  ramassés  dans  les  rues  de  Gons- 
tantinople, les  uns  deviennent  devlclar  (garde-écritoire), 
caftandji  (chef  de  la  garde-robe),  thsohodar  baschi 
(grand  valet  chargé  de  présenter  les  babouches),  rahti- 
var  baschi  (grand  distributeur  de  chaises)  ;  les  autres 
cafedji  baschi  (grand  cafetier),  scherbedji  baschi  (grand 
donneur  de  sorbets),  tschubukdji  baschi  (grand  allumeur 
de  pipes),  peschkirdji  baschi  (grand  porte-essuie-main). 
C'est  un  gouvernement  de  mascarades  et  de  frivoles  ac* 
côulrcments. 


—  «5  — 

n  est  de  règle  que  la  vanité  dans  les  petites  choses  ait 
pour  compagne  la  tyrannie  :  la  faiblesse  d'esprit  est  tou- 
jours cruelle.  Aussi  les  boyars  indigènes  furent-ils  indi- 
gnement sacrifié»  aux  allumeurs  de  pipes  et  aux  porte- 
essuie-mains.  Il  est  vrai  qu'on  les  a  d'abord  séduits  en 
allongeant  leurs  titres  avec  de  pompeuses  épithètes.  Ils 
sont  divisés  en  trois  classes  ;  la  troisième  ne  donne  que 
le  simple  titre  de  boyar;  dans  la  seconde  ils  s'appellent 
boyars-archondas ,  dans  la  première  boyars-archondas- 
protipendadas.  Mais  à  la  grandeur  du  titre  correspond 
bientôt  la  rigueur  des  persécutions  ;  car  le  protipendada 
offre  de  plus  riches  dépouilles  que  Tarchonda ,  l'archonda 
que  le  simple  boyar. 

Parmi  les  grands,  ceux  en  qui  espérait  le  parti  natio- 
nal forent  les  premiers  frappés.  Radu  Dudesco  et  Michel 
Cantacuzène,  saisis  chez  eux,  furent  envoyés  àConstan- 
iinople  et  décapités.  Ils  avaient  de  grands  biens  ;  Mauro- 
cordato  s'en  empara.  Il  comptait  sur  des  mécontentements 
pour  sévir  et  piller  encore.  Mais  les  boyars  se  taisent,  et 
leur  silence  est  pris  pour  une  menace.  Tous  ceux  qui  ne 
flattent  pas,  passent  pour  conspirateurs.  Les  victimes  ne 
s'oflrent  pas  d'elles-mêmes  :  le  prince  dresse  des  listes  de 
proscription  ;  proscription  de  ceux  qui  regrettent,  de  ceux 
qui  espèrent,  de  ceux  qui  cachent  leurs  pensées,  et  sur- 
tout de  ceux  qui  possèdent.  Les  plus  riches  boyars  sont 
jetés  en  prison,  et  bâtonnés  sous  la  plante  des  pieds,  jus- 
qu'à ce  qu'ils  livrent  les  titres  de  leurs  domaines.  Puis  ils 
sont  chassés  du  pays^  nus  et  dépouillés.  Déjà  plusieurs 
d'entr'eux,  exilés  volontaires,  s'étaient  réfugiés  en  Tran- 
sylvanie. Là|  du  moins,  ils  n'avaient  à  redouter  que  la 
misère. 


—  «6  — 

Racoviça  en  Moldavie  use  des  mêmes  persécutions  en- 
vers les  partisans  de  Cantimir.  Dans  les  deux  provinces* 
tout  ce  qu'il  y  a  d'énergique  chez  les  boyars ,  aban- 
donne une  terre  souillée.  Parmi  ceux  qui  restent,  les  plus 
honnêtes  cherchent  à  s'effacer;  les  autres  font  concur- 
rence aux  misérables  valets  de  Constantinople ,  copient 
les  Grecs  dans  leurs  costumes  comme  dans  leurs  basses- 
ses ,  se  drapent  en  longues  robes  orientales ,  chaussent 
les  babouches,  se  coiffent  de  l'ischlik  ,  et  passent  leurs 
journées  étendus  sur  des  sofas,  éventés  par  des  escla- 
ves ,  et  s'enivrant  des  vapeurs  parfumées  du  narguilé. 
Lebopr  n'est  plus  qu'un  oisif  voluptueux»  déguisé  en 
Grec.  Seulement  il  gémit  de  ne  pouvoir  garnir  de  drap 
rouge  l'intérieur  de  ses  babouches  ;  c'est  une  distinction 
réservée  au  seul  hospodar. 

Mais  il  se  console  dans  l'énormité  de  son  calpac ,  bon- 
net composé  de  sept  à  huit  fourrures  d'agneaux  noirs , 
écorchés  avant  la  naissance  (i).  Ce  bonnet  en  forme 
de  ballon»  est  débordé  à  la  sommité  par  une  bande - 
rolle  i^ouge,  qui  indique  la  classe  à  laquelle  appartient  le 
boyar. 

La  circonférence  ordinaire  de  ces  calpacs  est^le  cinq 
pieds.  Mais  comme  le  rang  et  le  mérite  d'un  boyar  se 
jugent  à  l'ampleur  des  bonnets ,  c'est  à  qui  leur  don- 
nera les  plus  vastes  proportions.  On  voit  des  boyars  ne 
pouvoir  admettre  à  côté  d'eux  un  ami  dans  leur  voiture, 
tant  leur  coiffure  ridicule  occupe  d'espace  (2). 

Les  descendants  de  Michel  le  Brave  et  d'Etienne  le 


(1)  On  éTcntre  les  brebis  pour  avoir  ces  peaux  précieuses. 

(2)  Zallony,  Essai  sur  les  Phanariotes. 


-  67  — 

Grand,  n'ont  plus  de  pensées  que  pour  les  raffinements 
de  luxe.  Le  prix  de  leur  garde-robe  représente  un  capi- 
tal qui  ferait  vivre  plusieurs  familles;  les  équipages ,  les 
bijoux ,  la  vaisselle^  le  mobilier  équivalent  à  de  grands 
patrimoines.  De  son  côté,  le  Grec  de  la  suite  du  prince , 
bitte  avec  eux  d'éclat  et  de  vanité ,  se  fait  donner  le  titre 
de  boyar»  et  prend  souvent  jusqu'au  nom  de  l'bomme 
qu'il  a  volé. 

Mais  les  paysans  roumains  qui  ne  reçoivent  aucun 
rayon  du  soleil  grec,  ne  sont  pas  flétris  dans  la  serre 
diaode  de  la  corruption.  Us  maudissent  les  boyars ,  ils 
maudissent  les  Phanariotes,  et,  appelant  de  leurs  vœux  le 
secours  de  l'étranger ,  de  quelque  côté  qu'il  vienne ,  ils 
saluent  avec  enthousiasme  les  victoires  du  prince  Eugène. 
Après  b  journée  de  Péterwaradin ,  les  impériaux  se 
inrésentent  à  la  frontière  valaque  ;  les  paysans  les  accueil- 
lent comme  des  libérateurs,  et  la  nouvelle  s'en  étant  ré- 
pandue dans  Bucharest,  un  cri  de  joie  retentit  dans  toute 
la  ville  :  c  Les  Allemands  !  les  Allemands!  »  Malheureux 
pays ,  pour  qui ,  durant  près  d'un  siècle,  l'invasion  doit 
être  une  espérance!  Après  les  Allemands ,  il  invoquera 
les  Russes,  pour  ne  rencontrer  encore  que  de  plus  cruel- 
les déceptions.  Le  dernier  protecteur  fera  regretter  le 
premier;  et  les  dernières  haines  ne  seront  que  trop  jus- 
tifiées. 

Cependant  le  colonel  autrichien  Dettin  pénètre  dans  le 
pays  à  la  tète  de  douze  cents  hommes.  Les  paysans  va- 
laques  le  rejoignent  en  foule  ;  les  boyars  réfugiés  les  sui- 
vent, rt  leur  exemple  entraine  quelques-^ns  de  ceux  qui 
servaient  Maurocordato.  Le  boyar  (îolesco,  commandant 
de  la  cavalerie,  passe  avec  ses  troupes  du  coté  des  réfu- 


-  68  - 

giés,  et  tous  ensemble ,  Allemands,  paysans  et  bôyars, 
pénètrent  dans  Bucharest,  massacrent  les  Turcs,  et  sur-^ 
prennent  le  fermier-général  Maurocordato  en  robe  de 
chambre.  L'officier  autrichien  Tarrache  à  la  vengeance 
des  Roumains  «  et  le  fait  transférer  à  Hermanstadt],  avec 
ses  quatre  enfants.  Mais  tous  les  dilapidateurs  grecs  que 
l'on  rencontre  sont  sacrifiés  sans  pitié.  Jean  et  Dimitri 
Chrysesco ,  Tun  médecin  de  Nicolas ,  l'autre  son  grand 
postèlnic  (maréchal),  et  tous  deux  ses  cousins  germains, 
se  sauvaient,  cachés  sous  des  habits  d'artisans;  les  pay- 
sans valaques  les  reconnaissent  à  leursi^llures  effémi- 
nées ,  et  les  mettent  en  pièces. 

Les  boyars  moldaves^  encouragés  par  le  succès  de 
leurs  frères ,  appellent  aussi  les  Allemands  ;  et  il  leur  suf- 
fit de  l'appui  de  trois  cents  hussards  pour  mettre  en  fuite 
Racoviça,  qui  va  chercher  un  asile  chez  le  khan  des  Tar- 
tares. 

Les  Moldo-Yalaqaes  sortaient  de  leur  léthargie,  lors* 
que  malheureusement  les  Turcs  obtinrent  la  paix  de 
TAutriche.  Ce  fut  encore  la  population  roumaine  qui  fut 
offerte  en  sacrifice.  Par  le  traité  de  Passarowitz,  en  171 8, 
rAutriche  prit  possession  du  banat  de  Temeswar,  qui 
renfermait  douze  cent  mille  Latins.  La  Dacie  trajane 
s'en  allait  par  lambeaux,  et  les  Moldo-Valaques  purent 
encore  une  fois  reconnaître  ce  que  vaut  un  protecteur. 

La  paix  rendit  la  liberté  à  Nicolas  Maurocordato  ;  il  re- 
vint en  Yalaquie  avec  le  souvenir  des  affronts  qu'on  lui 
avait  faits,  et  la  persécution  s'accrut  parle  ressentiment.  D 
a  vu  se  réveiller  la  nationalité  roumaine  :  il  faut  que  cette 
nationalité  disparaisse,  et  qu'il  n'en  reste  plus  de  traces 
ni  dans  les  lois,  ni  dans  tes  écoles.  Guerre  à  la  grammaire 


—  69  — 

nationale  !  Les  boyars  doivent  renoncer  à  la  langue  de 
leurs  pères.  Avec  les  raffinements  de  rhellénisme^  les 
archondas  et  les  protipendadas  oublieront  mieux  leur 
origine.  Rien  ne  rappellera  plus  les  soldats  de  Trajan. 
lies  écoles  nationales  sont  fermées;  la  langue  roumaine 
est  bannie  de  la  cour  comme  un  honteux  jargon  ;  la  pros- 
cription se  poursuit  dans  les  salons ,  gagne  jusque  dans 
les  boutiques;  Tatticismedu  phanar  si  bien  de  mise  dans 
le  beau  monde ,  offre  aussi  plus  de  ressources  aux  fri- 
ponneries du  commerce»  Le  paysan  seul  reste  fidèle 
aux  souvenirs  de  l'Italie ,  et  son  opiniâtreté  »  que  Ton 
traite  d'abrutissement ,  conserve  la  parole  des  aïeux  ;  la 
langue  roumaine  a  pour  asile  le  dur  sillon  trempé  de 
larmes  et  de  sueurs,  d'où  elle  devra  un  jour  ressortir 
comme  un  signe  de  rédemption. 

Mais  l'œuvre  serait  iucomplète»  s'il  restait  encore  des 
milices  nationales  :  elles  sont  licenciées ,  et  le  tyran 
prend  pour  gardes  des  Turcs  et  des  Albanais. 

Grégoire  Gbika,  autre  drogman  de  la  Porte»  est  ins- 
tallé en  Moldavie.  Racoviga  revenu  des  bords  du  Dnies- 
ter à  Gonstantinople ,  demande  en  compensation  le  fer- 
mage de  la  Valaquie;  car  Nicolas  vient  de  mourir,  et 
c'est  son  neveu  Constantin  Maurocordato  qui  occupe  sa 
place.  Mais  à  Gonstantinople  tout  est  question  d'argent; 
Racoviça  offre  de  doubler  le  tribut  et  compte  d'avance 
cent  cinquante  mille  piastres  ;  il  obtient  sa  nomination. 
Maurocordato  accourt  à  Gonstantinople ,  fait  une  riche 
surenchère ,  regagne  sa  dignité  et  rentre  à  Bucharest 
quatre  mois  après  en  être  sorti.  Ainsi  se  faisait  le  trafic 
des  principautés ,  et  c'était  le  peuple  valaque  qui  payait 
les  frais  du  marché.  I^  Porte  trouvait  son  compte  aux 


—  70  — 

changements,  et  comme  le  terme  du  bail  n'était  point 
fixé,  on  Tannulait  volontiers  pour  le  céder  de  nouveau. 
C'est  ainsi  que  Constantin  Maurocordato  fut  dépossédé 
six  fois,  et  six  fob  replacé ,  payant  chaque  fois  sa  bien- 
venue aux  dépens  du  pays.  Enfin ,  le  changement  était 
si  productif  pour  la  Porte,  qu'il  devint  une  rfegle.  Aucun 
règne  hospodaral  ne  dura  plus  de  trois  ans  ;  beaucoup 
finirent  plus  tôt. 

Cependant  les  phanariotes  rencontraient  racore  des 
résistances  chez  quelques  boyars  indigènes,  qui,  dé- 
daignant de  se  mêler  aux  courtisans  de  Bucharest ,  vi- 
vaient retirés  dans  leurs  domaines,  et  luttaient  par  leurs 
richesses  contre  Tinfluence  étrangle.  Ces  richesses  con- 
sistaient surtout  dans  le  nombre  des  paysans  en  servage 
qui  cultivaient  leurs  vastes  propriétés.  Constantin  Mauro- 
cordato voulut  affaiblir  les  boyars  en  les  appauvrissant, 
et,  pour  mieux  réussir,  il  se  donna  des  apparences  de  ré- 
formateur. Par  une  loi  du  5  août  1746,  il  décréta  l'aboli- 
tion du  servage ,  et  annonça  aux  paysans  qu'ils  étaient 
délivrés  de  leurs  tyrans.  Mais  les  paysans  virent  bientôt 
ce  qu'étaient  les  bienfaits  d'un  Grec. 

D'abord  ceux  qui  restèrent  cultivateurs  furent  soumb 
aux  obligations  suivantes  : 

Travailler  vingt-quatre  jours  pour  le  propriétaire  du  sol; 

Lui  donner  la  dime  des  semailles,  foins,  fruits  et  ru- 
ches; 

Lui  payer  certains  droits  de  pâturage  ;  demander  la 
permission  de  l'autorité  pour  changer  de  domicile. 

Constantin,  en  même  temps  qu'il  enlevaitaux  boyars 
indigènes  la  propriété  de  leurs  serfs,  faisait  de  ces  pré- 
tendus affranchis  la  propriété  de  TÉtat,  c'est-à-dire  du  hos- 


-  71  — 

podar •  Soixante  mÊk  paysans  furent  classés  à  part  sous  le 
nom  de  scMiebud.  Les  scutelnici  sent  des  hommes  attachés 
à  tel  ou  à  tel  boyar,  auquel  ils  sont  tenus  de  donner  tout  le 
produit  de  leur  travail,  chacun  jusqu'à  concurrence  de 
quatre-vingts  piastres  par  an ,  oii  environ  trois  cent  vingt 
francs.  C'est  ainsi  que  se  réalise  l'affranchissement  de  !a 
glèbe.  Mais  le  but  politique  est  atteint,  et  la  comédie  a  son 
véritable  dénouement.  Lesboyars  indigènes  sont  dépouil- 
lés et  les  boyars  phanariotes  s'enrichissent  de  leurs  dé- 
pouiUes.  Car  c^est  le  prince  qui  en  dispose ,  et  le  servage 
renaît  sous  une  autre  forme  au  profit  de  ses  favoris. 

Les  scutelnici  ne  sont  pas  des  esclaves,  mais  des  machi- 
nes à  récoltes.  Leur  corps  est  libre ,  mais  leurs  bras 
appartiennent  à  un  autre.  Ils  sèment  et  ne  recueillent  pas  ; 
ils  produisent  et  ne  consomment  pas.  Partout  ailleurs,  l'es- 
clave est  nourri  par  son  maître;  ici  c'est  le  maître  qui 
reçoit  sa  nourriture  ;  les  scutelnici  paient  chaque  jour  le 
prix  de  leur  servitude ,  ainsi  que  Tacite  le  disait  de  la 
Bretagne  :  servUuiem  suam  quotidie  emii^  qtÊOiidie  pascii. 

Monstrueuse  invention  du  génie  phanariote!  H  livre 
un  homme  comme  une  quotité  de  rentes ,  et  appelle  cela 
le  rétablissement  de  la  liberté. 

Chaque  boyar,  selon  sa  classe,  perçoit  un  certain 
nombre  de  tètes;  dix  pour  le  simple  boyar,  cinquante 
pour  le  protipendada.  Cest  le  minimum  légal,  com- 
pensation pour  l'abolition  du  servage.  Mais  le  maximum 
est  illimité  ;  de  sorte  que  les  phanariotisés  en  reçoivent 
par  troupeaux,  selon  le  degré  de  leur  dévouement  à  l'é- 
tranger. Jamais  on  n'imagina  ressource  plus  infâme 
pour  récompenser  ou  corrompre. 

Toute  fonction  publique  donne  aussi  droit  à  des  scu- 


—  72  — 

teintci;  et  comme,  pour  multiplier  leurs  créatures ,  les 
phanariotes  ont  multiplié  les  fonctions,  on  augmente  en 
proportion  le  nombre  des  hommes-machines.  Le  banat  de 
Craïova  a  cent  cinquante  scutelnici;  le  grand  vornic 
(juge),  cent  yingt  ;  le  grand  logothëte(chancelier)»quatr^ 
vingts;  le  spathar  (général  en  chef  ,  quatre-vingts;  le 
vistiar,  quatre-vingts,  etc.  Tout  cela  indépendamment 
du  traitement  fixe,  qui  varie  de  trois  à  soixante  mille 
piastres.  Or,  les  fonctionnaires  étant  en  Yalaquie  au 
nombre  de  onze  cent  soixante ,  qui  reçoivent ,  terme 
moyen,  chacun  cinquante  seutelnid ,  il  s'en  trouve  cin- 
quante huit  mille  répartis  parmi  eux ,  produisant,  à  rai- 
son de  quatre-vingts  piastres  par  tète,  la  somme  de  dix- 
huit  millions  cinq  cent  soixante  mille  francs.  Mons- 
trueuse taxe  des  pauvres,  perçue  par  le  riche  ! 

Autre  résultat  de  Tiniquité  :  les  scutelnici  étant 
exempts  de  toute  contribution  envers  FËtat,  puisque 
leurs  contributions  appartiennent  aux  particuliers,  on 
augmente,  pour  faire  équilibre  dans  les  coffres  du  trésor 
public,  la  capitation  des  paysans  colons  ou  fermiers. 
Ceux-ci»  ne  pouvant  satisfaire  aux  exigences  du  fisc,  émi- 
grent  par  milliers.  Beaucoup  cherchent  un  refuge  dans 
le  brigandage,  et  redemandent  à  la  violence  ce  que  la  vio« 
lence  leur  a  ravi.  Un  recensement,  fait  peu  de  temps  après 
cette  prétendue  réforme,  est  le  plus  sanglant  acted'accusa- 
tion  contre  le  gouvernement  des  phanariotes.  Au  lieu  de 
147,000  familles  contribuables  en  Yalaquie  et  de  1 12,000 
en  Moldavie ,  il  ne  s'en  trouve  plus  dans  le  premier  pays 
que  70,000,  et  50,000  dans  le  second  (1).  Quelques 
années  ont  suffi  pour  cet  immense  dépeuplement. 

(1)  M.  Vaillant ,  La  Romanie. 


—  78  — 

Aaprës  de  tout  autre  que  le  phanariote>  cette  leçon 
eût  été  assez  significative  pour  amener  un  soulagement. 
Mais  le  phanariote  n'entend  pas  diminuer  ses  revenus  : 
le  déficit  de  la  population  est  de  moitié  ;  il  double  la  ca« 
pitation,  et  la  balance  se  fait.  Il  imagine,  en  outre»  un 
nouveau  moyen  de  contrainte  par  l'établissement  du 
ludé;  c'est  la  division  des  contribuables  par  corps  de 
dix  familles,  toutes  solidaires  les  unes  des  autres. 

Cette  intolérable  tyrannie  met  le  comble  aux  mécon- 
tentements ;  le  peuple,  à  bout  de  patience,  menace  de 
se  soulever.  Pour  le  calmer,  les  pbanariotes  semblent 
lui  offrir  des  garanties^  en  nommant  auprès  de  l'agent 
fiscal  de  chaque  cercle  un  autre  agent  chargé  de  le  con- 
trôler ;  l'un  des  deux  est  Grec,  l'autre  est  Roumain.  Le 
peuple  place  son  espoir  dans  l'intervention  de  son  compa- 
triote. Mais  bientôt  les  deux  collègues,  las  d'une  surveil- 
lance réciproque,  d'une  hostilité  qui  les  tient  en  éveil^  se 
rapprochent,  s'entendent,  se  serrent  la  main,  font  la  paix, 
et  la  ratifient  dans  une  malversation  commune.  Chaque 
cercle  y  gagne  d'avoir  deux  exacteurs  au  lieu  d'un. 

Le  peuple  valaque  croyait  avoir  depuis  quarante-huit 
ans  épuisé  toutes  les  souffrances  humaines.  Etienne  Ra- 
coviça,  fils  de  Michel,  lui  fait  voir  que  la  tyrannie  pha- 
nariote est  féconde  en  ressources.  Comme  le  Satan  de 
Milton,  elle  creuse  dans  l'enfer  un  enfer  plus  profond  : 

•  Âod  in  the  deepest  hell  a  deeper  hell.  » 

Avec  Satan  encore  elle  aurait  pu  répéter  :  «  Je  suis 
moi-même  l'enfer.  * 

«  Mysdfam  hell.  » 

Mais  la  patience,  la  léthargie  même  a  ses  limites.  Le 


—  74  — 

peuple  de  Bucharest  sort  de  son  opi^robre^  abandonne 
ses  tanières»  s'arme  de  pioches,  d'épieux,  de  haches  et 
de  pierres,  court  aux  églises,  sonne  le  tocsin,  enfonce 
les  prisons,  délivre  les  victimes  du  fisc  et  inonde  de  ses 
masses  furieuses  toutes  les  rues  de  la  ville  ;  ses  cris 
énergiques  ébranlent  les  fenêtres  du  palais  :  «  Â  bas  les 
«  phanariotes  I  paix  au  peuple!  grâce  aux  boyars  1 1  Ra- 
coviça  tremblant  veut  composer  avec  la  foule.  Les  pha- 
nariotes réfugiés  au  palais  Ten  dissuadent;  ils  savent  que 
toute  concession  serait  pour  eux  un  signal  de  mort,  et 
l'exhortent  à  faire  chaîner  le  peuple  par  ses  Albanais. 
Les  ordres  d'exécution  sont  aussitôt  transmis  à  ces  féro- 
ces satellites.  Ils  se  précipitent  sur  les  masses  compactes, 
y  font  par  leurs  nombreuses  décharges  de  sanglantes 
trouées,  et  la  foule,  sans  armes,  quoique  luttant  avec 
désespoir,  se  disperse  meurtrie  et  décimée,  laissant  aux 
portes  du  palais  des  milliers  de  cadavres.  L'insurrection 
est  comprimée  ;  mais  le  bruit  en  retentit  jusqu'au  Bos- 
phore ;  Racoviça  est  rappelé,  et  bientôt  après  il  reçoit  le 
cordon  fatal  (1765).  Les  Yalaques  sont  vengés,  mais  sans 
aucun  soulagement. 

D'ailleurs  les  Grecs  qui  les  gouvernaient  n'étaient  pas 
seuls  à  s'engraisser  de  leurs  dépouilles  ;  ceux  de  Constan- 
tiQople  venaient  encore  périodiquement  les  dévorer.  Par 
suite  de  ses  usurpations  successives,  la  Porte  s'était  at- 
tribué le  monopole  de  toutes  les  productions  du  pays. 
Les  paysans  étaient  en  conséquence  obligés  d'envoyer  tous 
leurs  grains  à  époque  fixe  sur  les  marchés  de  Galatz  et 
d'ibraîla.  Il  en  résultait  un  ruineux  déplacement  qui  n'était 
que  le  moindre  de  leurs  maux  ;  car  ils  étaient  à  la  discré- 
tion des  capentéis ,  marchands  grecs  formant  une  corpo- 


~  75  — 

ration  privilégiée^  qui  avait  le  commerce  exclusif  des  den- 
rées et  comestibles.  Ceux-ci  se  présentaient  munis  de 
firmans  du  grand  seigneur^  qui  fixaient  arbitrairement  le 
prix  de  cbaque  denrée.  Ce  prix  ne  s'élevait  jamais  au- 
dessus  du  tiers  de  la  valeur  réelle  de  Tobjet  acheté. 

Ce  premier  vol  n'était  pas  suflBsant.  Le  marchand  grec 
trompait  encore  sur  le  poids^  sur  la  mesure,  et  sur  la  qua- 
lité de  la  monnaie,  faisant  souvent  ses  paiements  en  es- 
pèces altérées.  Si  le  paysan  réclamait,  il  recevait  des  coups 
de  bâton,  trop  heureux  de  regagner  sa  chaumière  sans 
mutilation  et  avec  un  peu  d'argent. 

Les  ruses  commerciales  du  prince  phanariote  ne  sont 
pas  moins  éhontées  que  celles  des  capenléis.  Les  décrets 
du  sultan  ont  désigné  la  Valaquie  et  la  Moldavie  parmi 
les  provinces  qui  doivent  fournir  aux  approvisionnements 
de  Constantinople.  Suivant  l'habitude ,  le  hospodar  re- 
çoit un  firman  qui  fixe  la  quantité  des  objets  à  fournir, 
avec  le  maximum  du  prix;  or,  chaque  firman  est  pour 
lui  Toccasion  d'une  profitable  spéculation.  Si ,  en  effet, 
Tordre  du  grand  seigneur  contient  une  demande  de  cent 
mille  charges  de  blé  et  de  quarante  mille  moutons,  le 
prince  impose  une  fourniture  de  cinq  cent  mille  charges  et 
de  deux  cent  mille  moutons;  il  expédie  à  Constantinople 
la  quantité  demandée  ;  pour  le  surplus  qu'il  a  payé  selon 
le  tarif  du  firman,  c'est-à-dire  au  tiers  de  la  valeur,  il  le 
revend  dans  le  pays  au  prix  courant,  et  réalise  ainsi  des 
bénéfices  considérables. 

De  même,  si  la  Porte  veut  construire  dans  le  pays,  ou 
réparer  une  forteresse ,  elle  demande  par  un  firman  dix 
mille  ouvriers.  Le  prince  phanariote  s'arrange  avec  l'en- 
trepreneur nommé  par  la  Porte  :  quinze  cents  ouvriers 


—  76  ~ 

seulement  sont  employés,  et  Iles  habitants  paient  le  sa- 
laire de  dix  mille. 

La  monnaie  turque  est  rare  dans  les  principautés ,  et 
presque  toutes  les  transactions  se  font  en  monnaies 
étrangères.  Le  phanariote,  par  un  décret»  diminue  la  va- 
leur représentative  de  ces  dernières  au  moment  où  il  va 
percevoir  les  impôts ,  et  la  rétablit  par  un  autre  décret  à 
Tépoque  de  ses  paiements  (i). 

Faut-il  s'étonner  qu'avec  de  pareils  moyens  d'action, 
la  fortune  des  hospodars  fût  assurée ,  malgré  la  courte 
durée  de  leur  puissance?  Aussi  voyait-on  à  chaque  nou- 
velle nomination ,  accourir  autour  de  l'heureux  élu,  dans  la 
maison  duphanar,  tout  ce  que  Constantinople  renfermait 
d'usuriers,  deregrattiers,  de  marchands  des  rues.  Grecs, 
Turcs,  Arméniens  et  Juifs.  M.  Vaillant  a  résumé  en 
quelques  lignes  le  langage  de  ces  vendeurs  de  services. 

c  Son  illustre  Grandeur  a-t-elle  besoin  des  économies 
»  de  son  esclave ,  dit  le  juif;  elles  sont  à  elle ,  et  son  es- 
»  dave  ne  lui  demande  que  le  fermage  du  tabac  et  du 
•ramonage.  —  Notre  très  haut  Seigneur ,  dit  le  regrat- 

•  tier,  voudra  bien  accepter  de  son  humble  compatriote, 

•  son  indigne  serviteur,  ces  limons  etces  olives  de  Smyme, 

>  ce  caviar  de  Thessalie,  ces  savons  onctueux  de  Stam- 
»boul,  et  l'autoriser  à  le  suivre  dans  ses  États.  —  J'ai 

>  des  châles  magnifiques  qui  ceindraient  à  merveille  la 

•  taille  et  la  tête  de  mon  gracieux  maître,  des  tsaqhirs  et 
ides  anteris  qui  lui  donneraient  un  air  de  padischah,  dit 

•  un  jeune  Arménien  beau  et  pudique  comme  une  vierge, 
«  et  si  sa  Grandeur  n'est  pas  satisfaite  de  son  zaraf ,  je 

(i)  Zallony.  Essai  sur  les  Phaaariotes. 


—  77   — 

•  lui  jure  qu'elle  n'aurait  pas  à  se  plaindre  de  moi.— Ef- 
»  fendim,  dit  un  Turc  en  fronçant  le  sourcil  de  honte  de 
i  courtiser  un  Giaour,  f  ai  du  tabac  d'Ândrinople  comme 

>  tu  n'en  as  jamais  bu  »  des  jasmins  de  Perse  à  t'en  faire 
B  un  turban  ,  des  noix  de  No  comme  tu  n'en  as  jamais 

>  goûté,  des  imamès  (embouts  d'ambre)  ^  tels  que  tu  potH 

•  vais  les  rêver  à  dix-huit  ans  ;  je  veux  être  ton  fournis- 
»  seur,  et  je  te  traiterai  en  frère  (1).  t 

Le  phanariote  accepte  tout,  et  emmène  tous  ces  fripons 
qui  se  paient  avec  usure  en  pillant  le  Roumain. 

Chose  triste  à  confesser!  Les  boyars  surveillent  avec 
une  sollicitude  non  moindre  les  changements  des  hos- 
podars ,  et  s'empressent  avec  non  moins  de  soumission 
auprès  du  favori  du  jour.  Tâchant  de  se  devancer  mutuel- 
lement pour  gagner  ses  bonnes  grâces ,  ils  lui  transmet- 
tent à  son  avènement  des  présents  magnifiques.  Quel- 
ques-uns lui  envoient  à  Constantinople  les  splendides 
équipages  qui  doivent  servir  à  son  entrée  dans  les  prin- 
cipautés. D'autres  lui  offrent  des  sommes  considéra- 
bles. Les  plus  adroits  ou  les  plus  vils  ont  pour  l'ordi- 
naire en  dépôt,  chez  les  banquiers  de  Constantinople,  de 
for  qui  doit  être  remis  le  jour  même  de  la  nomination , 
quel  que  soit  le  pbanariote  élu  ;  courtisans  par  avance,  et 
saluant  le  succès  sans  tenir  compte  de  Thomme. 

Quant  aux  boyars  grecs ,  qui  forment  la  suite  ordi- 
naire du  prince,  et  président  au  service  intérieur  du  pa- 
lais, ils  franchissent  les  dernières  limites  de  la  servilité. 
Ds  n'approchent  de  sa  personne  que  dans  des  postures 
d'adoration.  S'il  se  lève  pour  traverser  ses  appartements, 

(1)  La  Romanie  •  t.  U,  p.  2ft6. 


—  78  — 

deux  ou  trois  d'entre  eux  le  saisissent  à  chaque  bras ,  et 
le  soulèvent  de  telle  façon  ^  qu'à  peine  il  a^ie  à  terre 
la  pointe  de  ses  pieds  »  tandis  que  d'autres  portent  avec 
révérence  la  queue  de  sa  robe;  et  il  s'avance  ainûsans 
faire  agir  un  seul  muscle.  On  le  prendrait  volontiers  pour 
un  paralytique,  s'il  ne  roulait  paresseusement  entre  ses 
doigts  les  grains  d'un  chapelet  de  haut  prix. 

A  table,  même  inertie  dans  l'exercice  de  ses  muscles; 
tous  les  mets  lui  sont  servis  découpés  par  mwceaux;  le 
pain  même  est  fractionné  'en  bouchées.  Le  coupary  (of-* 
ficier^chanson)  est  debout  derrière  lui,  tenant  toujours 
à  la  main  un  verre  à  demi  rempli ,  qu'au  moindre  signe 
il  approche  des  lèvres  du  prince  automate. 

n  est  une  heure,  le  repas  est  terminé.  Â  l'instant 
même  un  grand  cri  se  fait  entendre  dans  la  salle  où  est 
le  prince.  Ce  cri,  poussé  par  un  tchaouche  (1)  d'une 
voix  de  Stentor,  appelle  le  café  et  le  cafedji  baschi  (grand 
donneur  de  café)  ;  celui-ci  à  demi  prosterné ,  présente 
la  brune  liqueur,  dans  une  petite  tasse  enrichie  de  dia- 
mants. En  même  temps  le  tchaouche,  se  penchant  à  la. 
fenêtre  pousse  un  autre  cri  retentissant,  qui  informe  la 
cité  que  son  Altesse  prend  le  café ,  et  que  l'instant  qui 
va  suivre  est  consacré  au  sommeil.  Dès  lors  tout  doit  faire 
silence  ;  Bucharest  retient  son  haleine ,  afin  qu'aucun 
bruit  du  dehors  n'interrompe  un  auguste  repos;  et  toute 
affaire  est  suspendue  dans  l'intérieur  du  palais.  Trois 
heures  se  passent  ainsi  dans  une  torpeur  générale;  trois 
heures  d'intermittence  dans  la  tyrannie. 

À  quatre  heures,  le  bruit  des  innombrables  cloches  de 
Bucharest  annonce  au  peuple  et  aux  grands,  la  solennité 

(1)  Maître  de  cérémonie  eo  soof^ordre. 


~  79  — 

du  réveil  hospodaral  et  le  droit  pour  tous  de  suivre  ce 
grand  exemple. 

Il  est  difficile  qu'un  pays  tant  abaissé,  ne  se  ressente 
pas  longtemps  de  son  abaissement.  Ce  ne  sont  pas  les 
tortures  matérielles,  les  vols ,  les  dilapidations  qui  font 
périr  un  peuple.  Ces  plaies-là  se  guérissent  :  mais  les 
plaies  faites  à  l'honneur,  à  la  dignité  humaine,  à  Tes- 
time  de  soi-même,  déposent  au  fond  de  l'organisme  des 
germes  corrupteurs;  la  vitalité  est  atteinte  dans  ses 
meilleures  parties,  et  le  cœur,  flétri  par  une  longue  ato- 
nie,  n'a  plus  assez  d'élasticité  pour  donner  l'impulsion  à 
un  sang  libre  et  généreux.  Le  règne  des'  phanariotes  a 
été  pour  la  Moldo-Yalaquie  quelque  chose  de  plus  triste 
que  la  ruine,  le  deshonneur. 


CHAPITRE  V. 

NouTelle  guerre  entre  la  Porte  et  la  Russie*  —Intrigues  des  Russes 
arec  les  phanariotes.  —  Paix  de  Belgrade.  —  Propagande  russe. 
Papax-Oglou,  Picoolo  Stéphano  et  Germano.  —  Reprise  de  la 
guerre.  —  Traité  de  Ràbar^ji*  —  Première  apparition  du  pro- 
tectorat russe,  —  La  Bucoyine  incorporée  à  l'Autriche.  ~  Prise 
de  la  Grimée  par  Catherine.  — Nouvelle  guerre.  — Énergie  de 
Haurojeni ,  hospodar  de  Yalaquie.  —  Les  chevaux  faits  boyan. 
—  Mort  de  UanrojenL 

A  défaut  du  sentiment  moral ,  les  souffrances  mat^ 
rielles  ont  leur  côté  efficace  ;  elles  réveillent  les  colères 
par  la  douleur,  et  la  douleur  qui  veut  un  soulagement 
excite  à  la  révolte.  Accablé,  épuisé,  affamé,  le  peuple 
roumain  cherche  à  qui  s'adresser.  Le  moscovite  se  présente 
avec  des  promesses  trompeuses,  le  roumain  tend  la  main 
au  moscovite.  Bientôt  encore  le  peuple  roumain  sera 
cruellement  puni  de  n'avoir  pu  se  suffire  à  lui-même. 

Au  commencement  de  1736,  la  guerre  recommence 
entre  la  Porte  d'un  côté,  la  Russie  et  l'Empire  de  l'autre. 
Les  provinces  i*oumaines  du  Danube  vont  être  le  théâtre 
des  combats  ;  elles  sont  pour  les  deux  puissances  chré- 
tiennes le  véritable  objet  de  la  guerre.  Leur  pensée  se 
trahit  aux  premières  négociations  qui  se  font  à  Niemirow 
au  mois  d'août  1737.  L'empereur  consent  à  la  paix 


~  81   — 

moyennant  la  cession  des  principautés;  la  Russie  plus 
adroite  demande  c  que  les  principautés  soient  déclarées 
indépendantes  sous  sa  protection,  v  Première  expression 
officielle  de  la  politique  du  protectorat  dont  elle  doit  user 
avec  une  si  constante  perfidie  ! 

La  Porte  rejette  avec  dédain  Tune  et  l'autre  proposi- 
tion. 

(Test  alors  que  la  Russie  commença  ses  intrigues  avec 
les  phanariotesy  qui  seront  presque  toujours  désormais 
ses  auxiliaires  secrets.  Le  colonel  Repnin  fut  envoyé  à 
Constantinople  auprès  de  Grégoire  Ghika  cousin  et  délé- 
gué du  hospodar  de  Moldavie.  Dans  de  secrètes  confé- 
rences, il  demeura  convenu  entre  eux  qu'au  printemps 
de  Tannée  suivante»  Grégoire  ferait  ouvrir  la  Moldavie 
aux  Russes,  et  faciliterait  l'entrée  des  Impériaux  dans  la 
Valaquie.  Ils  avaient  pour  complice  le  chef  des  fourreurs 
de  Constantinople,  Janaké  Ypsilanti.  Mais  desphanariotes 
rivaux  veillaient  sur  les  conspirateurs;  ils  furent  dénoncés 
au  divan,  qui  fit  étrangler  Ypsilanti  et  décapiter  Grégoire 
Ghika. 

La  Russie  cependant  n'avait  pas  besoin  de  conspirer. 
Le  meilleur  appui  pour  elle  était  le  malheur  du  pays.  A 
son  entrée  dans  la  Moldavie,  au  printemps  de  1739,  le 
feld-maréchal  Munich  vit  accourir  au-devant  de  lui  les  pay- 
sans et  lesboyars;  l'archevêque  métropolitain  Antoine 
marchait  à  leur  tête.  Tous  le  saluaient  de  leurs  félicita- 
tions, l'accompagnaient  de  leurs  vœux,  l'aidaient  de  leurs 
services.  Son  armée  reçut  des  vivres  en  abondance,  se^ 
soldats  furent  accueillis  en  frères  dans  toutes  les  mai- 
sons, et  des  bataillons  de  volontaires  roumains  vinrent 
grossir  ses  rangs. 

G 


—  82  — 

Cependant  la  paix  se  fit  à  Belgrade  en  1740^  et  aucune 
garantie  contre  la  vengeance  des  Turcs  ne  fut  stipulée  en 
faveur  des  Roumains.  Bien  plus,  Munich,  accueilli  en  li- 
bérateur, livra  leurs  campagnes  à  la  déprédation  de  ses 
soldats,  leva  en  se  retirant  une  contribution  de  guerre 
sur  Jassy,  en  la  menaçant  des  flammes,  et  lorsqu'il  fran- 
chit le  Prulh,  envoya  ses  bandes  dans  les  districts  de 
Choczim  et  de  Cernowitz,  pour  enlever  des  milliers  d'ha- 
bitants à  titre  d'esclaves,  lesquels  furent  partagés  et 
vendus,  hommes,  femmes  et  enfants,  au  profit  des  pil- 
lards. 

La  paix  n'empêcha  pas  toutefois  la  Russie  de  pour- 
suivre ses  ténébreuses  menées.  Catherine  profondé- 
ment pénétrée  de  l'esprit  du  testament  de  Pierre  le 
Grand,  mit  en  jeu  la  propagande  religieuse  dont  Cantimir 
avait  révélé  la  puissance.  De  mystérieuses  révélations 
vinrent  à  l'appui  des  intrigues  cléricales.  En  ces  temps 
circulait  à  Constantinople  le  bruit  d'une  prophétie , 
probablement  inventée  par  les  Russes,  qui  annonçait 
que  Stamboul  devait  être  prise  par  les  enfants  de  la  cou* 
leur  jaune.  De  leur  côté  les  popes  de  la  Russie  répandaient 
une  prophétie  analogue  :  t  Les  chrétiens  seront  délivrés 
par  un  peuple  de  race  blonde  :  t  De  secrets  émissaires 
propageaient  cette  formule,  se  répandaient  dans  les  con- 
trées où  domine  le  rite  grec,  exaltaient  les  esprits,  an- 
nonçaient l'heure  prochaine  de  la  délivrance,  et  appe- 
laient tous  les  chrétiens  à  l'espoir  et  à  la  révolte. 

Outre  les  agents  secondaires  qui  agitent  les  campa« 
gnes,  trois  émissaires,  déplus  haute  importance,  appa- 
raissent à  la  fois  sur  trois  points  différents. 

L'un  est  un  Grec  thessalien ,  Papaz-Oglou ,  capitaine 


-  85  - 

d'artillerie  au  service  de  la  Russie  »  qui ,  sous  le  prétexte 
d*un  congé  pour  régler  des  aflairesde  famille,  parcourt 
les  côtes  de  TAdriatique ,  la  Thessalie  et  le  Péloponëse. 
n  est  chargé  de  préparer  l'insurrection  grecque ,  insur- 
rection qui  doit  satisfaire  en  même  temps  l'ambition  de 
Catherine  et  ses  affections  de  cœur.  Un  de  ses  amants, 
Stanislas  Poniatowsky,  vient  d'être  élevé  au  trône  de  Po- 
logne. Orloff,  qui  a  les  mêmes  états  de  service,  voudrait 
le  trône  de  la  Grèce. 

Le  second  émissaire  doit  agir  sur  la  Serbie»  la  Croatie 
et  le  Monténégro.  Celui-là  est  tout  mystère;  on  ne  sait 
d'où  il  vient»  ni  qui  il  est.  Il  a  fait  son  apparition  subite» 
en  habit  de  moine»  dans  les  montagnes  du  Monténégro» 
guérissant  les  malades»  conciliant  les  familles»  prêchant 
Toubli  des  discordes,  au  profit  d'une  plus  sainte  cause.  11 
se  donne  le  nom  dePicoIo  Stéphane;  mais  les  Monténé- 
grins se  persuadent  que  ce  nom  cache  celui  d'un  grand 
personnage ,  et  parmi  les  bruits  qui  circulent  sur  son 
compte»  le  plus  accrédité  le  désigne  comme  Pierre  III  de 
Russie  »  échappé  aux  poignards  des  assassins. 

L'étranger»  dans  ses  discours»  ne  contredisait  pas  cette 
supposition  »  et  semblait  même  vouloir  l'encourager  par 
ses  manières.  Les  traits  de  son  visage  étaient  cachés  sous 
Fampleur  d'un  bonnet  fourré»  comme  s'il  eût  craint  d'ê- 
tre reconnu  ;  et  dès  lors  on  crut  le  reconnaître.  Plusieurs 
officiers  monténégrins»  qui  avaient  servi  en  Russie»  af- 
firmaient l'identité.  Malgré  l'énorme  bonnet»  ils  avaient 
cru  entrevoir  au  milieu  du  front  cette  veine  remarquable 
qui  signalait  le  prince. 

Celte  illusion  favorisait  les  projets  de  Stéphane;  et  il 
s'en  servit  pour  prêcher  ouvertement  en  faveur  de  la 


-  84  — 

Russie.  «  Reconnaissez,  disait-il»  la  race  blonde  qui  doit 
vous  sauver.  En  vérité,  en  vérité,  je  vous  le  dis,  moi  qui 
suisStéphano,  petit  avec  les  petits,  méchant  avec  les  mé- 
chants, bon  avec  les  bons.»  Son  crédit  devint  bientôt  si 
grand ,  qu'il  put,  par  des  édits ,  lever  des  contributions 
qui  lui  étaient  apportées  avecleplus  joyeui  empressement. 
Il  promettait,  en  retour,  de  faire  entrer  ses  partisans  dans 
les  murs  de  Constantinople ,  avant  une  année  révolue. 
«  Là,  disait-il,  on  saura  qui  je  suis.  » 

On  s'étonnait  cependant  dans  le  monde  politique  de 
voir  Catherine  impassible,  elle  qui  avait  montré  de  sé- 
rieuses alarmes  à  la  venue  d'un  autre  faux  Pierre  IIF  » 
Pugatscheff,  qu'avaient  favorisé  les  cosaques  du  Don. 
C'est  que  Catherine  avait  le  secret  du  moine.Le  fantôme» 
cette  fois,  était  son  ouvrage. 

Enfin ,  le  troisième  émissaire  doit  soulever  les  prin- 
cipautés roumaines.  C'est  aussi  un  Grec,  un  soldat  cou- 
vert du  frac.  On  le  croit  colonel  au  service  russe  ;  il  se 
nomme  Germano.  Sous  prétexte  d'un  pèlerinage  reli<- 
gieux  aux  monastères  ,  il  visite  tout  le  pays.  Partout  il 
est  reçu  avec  empressement  par  les  moines  et  les 
boyars ,  et  partout  ses  discours  sont  des  accents  de 
compassion  sur  les  malheurs  des  Roumains,  des  promes- 
ses d'indépendance  prochaine  et  des  paroles  de  confiance 
en  la  puissante  Russie.  «  Frère ,  disait-il  à  l'archiman- 
»  drite  du  monastère  d'Ârgis,  frère,  l'Europe  vous  a  ou- 
»  bliés,  vous  ne  pouvez  lutter  à  la  fois  contre  les  Hon- 

>  grois ,  les  Turcs  et  les  Tartares;  la  Pologne ,  près  de 

>  sa  ruine,  ne  peut  plus  rien  pour  vous.  Pourquoi  ne  pas 
»  vous  jeter  dans  les  bras  de  la  Russie?  Elle  est  chré- 
»  tienne ,  vous  le  savez ,  elle  est  orthodoxe  ;  avec  elle. 


—  85  — 

f  vous  conservez  votre  langue,  votre  nalionalité,  votre 
»  foi.  Croyez-moi»  la  Russie  veut  vous  sauver»  elle  veut 
»  être  votre  mère  et  elle  le  sera  malgré  vous,  i 

En  même  temps ,  Germano  se  lève  »  tire  de  son  sein 
un  médaillon  suspendu  à  un  large  cordon  rouge»  le 
baise ,  et  s'incline  avec  respect.  C'était  le  portrait  de  Ca- 
therine. ■  Permettez-moi  »  dit-il  en  le  passant  au  cou  de 
•  rarchimandrite ,  de  vous  décorer  du  portrait  de  notre 
»  mère  »  et  veuillez  l'accepter  comme  un  témoignage  de 
»  son  estime  et  de  la  confiance  qu'elle  a  daigné  mettre 
»  en  votre  sainteté  (1).  » 

L'archimandrite  ému»  promet  son  concours,  prête 
serment  à  Catherine  »  et  tous  deux  vont  à  Bucharest 
chercher  des  prosélytes.  Ils  ne  pouvaient  manquer  d'en 
trouver.  Les  boyars  indigènes»  éloignés  des  emplois  » 
appauvris  par  les  confiscations  »  appellent  le  peuple  a 
la  révolte.  La  misère  le  rend  prompt  à  saisir  toute  occa- 
sion :  en  un  instant  »  tous  les  paysans  sont  debout»  sac- 
cageant les  domaines  des  phanariotes,  arrachant  les 
vignes  et  les  blés  »  mutilant  les  arbres  et  détruisant  les 
biens  dont  la  jouissance  leur  est  interdite.  Les  phana- 
riotes»  consternés,  fuient  ou  se  cachent,  et  dans  le  pre- 
mier moment  de  surprise»  les  Turcs  n'osent  agir.  Mais  il 
n'y  avait  dans  ce  mouvement  que  le  désordre  de  la  colère. 
Aucun  chef  régulier,  aucune  main  prévoyante  ne  diri- 
geaient les  insurgés  ;  et  les  Russes»  en  qui  l'on  comptait» 
étaient  encore  bien  loin.  Quelques  troupes  turques  apai- 
sèrent une  tentative  mal  engagée ,  mal  conduite»  et  la 


(1)  M.  Yailiaut,  La  Romaiilc ,  t  II,  p.  218. 


—  86  — 

propagande  de  Germano  ne  fit  qu'amener  un  redouble- 
ment de  persécutions. 

Les  résultats  furent  semblables  dans  le  Péloponèse  ; 
au  lieu  d'un  trône,  Orloff  dut  se  contenter  de  la  moitié 
du  lit  impérial  ;  et  encore  partageait-il  avec  une  foule  de 
concurrents ,  car  il  y  avait  chez  Catherine  la  Grande 
beaucoup  d'appelés  et  beaucoup  d'élus. 

Dans  le  Monténégro ,  l'insurrection  fut  mieux  con- 
duite. Picolo  Stéphano  fortifiant  les  passages  des  mon- 
tagnes, élevant  des  redoutes  sur  les  hauteurs^  fit  pendant 
quatre  ans,  aux  Turcs,  une  guerre  opiniâtre,  régnant  en 
souverain,  et  ne  perdant  rien  de  son  prestige.  Mais  l'ex- 
plosion d'une  mine  lui  ayant  fait  perdre  la  vue,  ses 
compagnons  découragés  se  dispersèrent ,  et  il  fut  égorgé 
la  nuit  par  un  de  ses  serviteurs ,  Grec  de  naissance  , 
gagné  par  le  pacha  de  Scutari. 

Cependant  ces  insurrections,  agissant  à  la  fois  par  les 
mêmes  instruments,  sous  la  même  direction,  éveillent 
l'indignation  du  Sultan.  Dans  toutes  ces  menées,  il  a 
reconnu  la  main  des  Russes.  «  Allah  !  s'écrie-t-il  avec 
colère,  je  saurai  bien  punir  ces  infidèles.  »  Il  fait  aussitôt 
enfermer  aux  Sept-Tours  l'ambassadeur  de  la  Czarine,  et 
donne  ordre  à  son  grand-vizir  de  partager  ses  troupes  en 
trois  corps  d'armée,  de  diriger  l'un  sur  la  Pologne, 
l'autre  sur  l'Ukraine,  le  troisième  vers  le  Caucase. 

La  Moldavie  devint  le  théâtre  de  la  première  lutte  ; 
mais  cette  fois  les  Russes  s'étaient  ménagé  la  coopération 
du  hospodar  Constantin  Maurocordato.  Ils  n'avaient  pas 
besoin  d'ailleurs  de  l'appui  de  co  traître  ;  l'abominable 
régime  phanariote  disposait  trop  bien  le  peuple  à  courir 
vers  l'étranger.  Les  Russes  furent  reçus  en  libérateurs  ; 


—  87  — 

dans  un  mémoire,  adresse  à  la  Czariiie,  les  Moldaves  im- 
plorèrent sa  protection  et  lui  firent  oiTre  de  contributions 
en  hommes  et  en  argent.  Le  pays  tout  enlier  se  mit  à  la 
discrétion  des  Russes  ;  leurs  soldats  furent  traités  en  frè- 
res, les  Roumains  s'enrôlèrent  sous  leurs  drapeaux  »  et 
l'énergique  concours  des  habitants  facilita  leurs  triom- 
phes. Les  Turcs  furent  entièrement  chassés  de  la  Mol- 
davie. 

Dans  la  Yalaquie  se  rencontrent  les  mêmes  sympathies. 
En  y  pénétrant ,  l'avantgarde  des  Russes  voit  marcher 
à  côté  de  ses  commandants  Tarchimandrite  du  monas- 
tère d'Argis  et  le  spathar  Parvu  Cantacuzène,  devenu 
général  de  Catherine*  Partout  les  portes  sont  ouvertes 
aux  libérateurs,  et  ils  pénètrent  dans  Bucharest  sans  brû- 
ler une  amorce.  La  garde  albanaise  du  hospodar  Gré- 
goire Ghika  s'est  enfuie,  et  ce  dernier,  après  s'être  tenu 
caché  pendant  trois  jours  au  fond  d'une  boutique ,  est 
découvert  dans  sa  retraite,  et  envoyé  à  Saint-Péters- 
bourg. 

A  la  nouvelle  de  cette  marche  triomphale ,  et  surtout 
de  la  part  joyeuse  qu*y  prenaient  les  Roumains,  le  Sultan 
fut  saisi  d'une  telle  colère,  qu*il  rendit  un  fetva  par  lequel 
il  menaçait  d'esclavage  tous  les  habitants  des  principautés, 
et  livrait  comme  une  double  proie  à  ses  armées  la  Yala- 
quie et  la  Moldavie ,  avec  pleine  liberté  de  dépouiller, 
d'incendier  et  d'égorger.  Ce  fetva  n'eut  d'autre  résultat 
que  de  raffermir  les  Roumains  dans  leurs  dispositions. 

La  petite  Yalaquie  cependant  est  encore  aux  mains  des 
Turcs,  et  le  ban  de  Craïova,  Manuel  Rosetti,  les  seconde 
avec  énergie.  Même  lorsqu'après  plusieurs  défaites ,  ils 
l'abandonnent  à  ses  propres  ressources,  il  se  défend  avec 


—  88  — 

une  opiniâtre  résistance;  il  faut  pour  le  dompter  toutes 
les  forces  réunies  des  Russes.  Il  est  enfin  obligé  de  ga- 
gner les  montagnes,  et  se  retire  à  Hermanstadt. 

À  la  fin  de  1770,  il  ne  restait  plus  un  seul  Turc  dans 
les  deux  principaulésy  et  Tadministration  demeurait  aux 
mains  des  généraux  russes.  Le  feld-maréchal  RomanzofT 
composa  y  avec  quelques  boyars  de  chaque  capitale,  un 
haut  divan  ou  conseil  suprême  chargé  de  la  direction  des 
affaires.  Il  se  réservait  d*indiquer  lui-même  les  réformes  à 
introduire,  les  abus. à  combattre  et  les  hommes  à  em« 
ployer.  Le  divan  était  composé  de  deux  grands-vomi  es 
pour  la  justice,  du  grand-spathar  pour  l'entretien  des 
roules  et  le  service  des  postes ,  du  grand-vistiar  pour  le 
recouvrement  des  fonds  publics,  enfin  du  grand-logo- 
thète  de  l'intérieur  pour  les  différentes  branches  de  Tad- 
ministration  (1).  L'archevêque  métropolitain  et  les  évê- 
ques  furent  aussi ,  suivant  les  usages  du  pays ,  admis  à 
faire  partie  du  divan. 

Les  choses  durèrent  ainsi  jusqu'à  la  paix  de  Kaïnardji; 
ce  fut  quatre  années  d'occupation  militaire ,  et  cepen- 
dant, auprès  de  l'affreux  régime  des  phanariotes,  ce  fut 
pour  le  pays  quatre  années  de  soulagement.  Il  y  avait 
des  contributions  de  guerre,  des  corvées  personnelles, 
mais  il  y  avait  des  limites  à  l'arbitraire;  l'étendue  des 
sacrifices  pouvait  se  mesurer,  et  la  barbare  discipline  des 
Russes  avait  au  moins  une  apparence  d'ordre,  que  faisait 
apprécier  le  souvenir  d'effroyables  dérèglements. 

Catherine,  empressée  de  recueillir  le  fruit  de  ses  suc- 
ces,  faisait  des  offres  de  paix  au  commencement  del772, 

(i)  M.  Vumaiit,  LaRomauie,  t.  II,  p.  229. 


—  89  — 

à  la  coudilion  que  le  trône  de  la  Moldo-Valaquie  serait 
donné  à  Stanislas  Ponyatowski ,  et  qu'à  la  mort  de  celui*» 
ci  les  deux  provinces  seraient  niises  sous  la  protection 
de  la  Russie.  Le  premier  partage  de  la  Pologne  venait 
d'avoir  lieu ,  et  l'infortuné  Sigisbé  avait  besoin  d*une 
compensation. 

La  Porte  ne  voulut  pas  écouter  ces  propositions.  Elle 
était  d'autant  mieux  encouragée  dans  sa  résistance,  que 
Marie-Thérèse  venait  de  lui  faire  déclarer  par  son  mi- 
nistre Kaunitz  qu'elle  ne  souffrirait  jamais  que  la  Russie 
prit  possession  des  principautés.  Elle  ne  disait  pas^  il  est 
vrai  f  les  motifs  de  cette  magnanime  résolution.  Comme 
héritière  du  royaume  de  Pologne,  elle  prétendait  avoir 
des  droits  sur  la  Moldavie  ;  comme  reine  de  Hongrie»  des 
droits  encore  plus  directs  sur  la  Yalaquie. 

Cependant  la  Russie  ne  se  rebuta  pas.  Au  congrès  tenu 
à  Fockshani,  au  mois  d'août  1772,  elle  offrit  de  nouveau 
une  paix  perpétuelle,  à  la  condition  que  les  principautés 
seraient  déclarées  indépendantes  sous  la  garantie  de  plu- 
sieurs puissances  de  l'Europe.  L'exemple  de  la  Pologne 
était  encore  trop  récent  pour  que  la  Turquie  put  ignorer 
ce  que  voulait  dire  une  telle  garantie  :  elle  refusa  en- 
core. 

Mais  les  deux  empires  avaient,  depuis  un  demi-siècle, 
marché  en  sens  inverse,  la  Turquie  vers  la  décadence, 
Je  Russie  vers  le  progrès.  Partout  les  Ottomans  éprouvent 
des  revers ,  et  à  leurs  désastres  extérieurs  se  joignent 
des  déchirements  intérieurs.  Les  janissaires,  en  pleine 
révolte,  déposent  le  sultan  Mustapha  III;  le  palais  est 
le  théâtre  de  sanglants  désordres;  les  finances  sont  épui- 
sées ;  les  pachas  de  la  Roumélie  et  des  provinces  asiali- 


—  00  — 

quessont  en  insurrection;  la  ruine  de  Tempire  ottoman 
semble  imminente;  la  Porte  demande  merci. 

Les  conférences  eurent  lieu  à  Kaînardji.  Ainsi  l'avait 
ordonné,  dans  une  insolente  pensée ,  le  feld-maréchal 
Romanzoffy  parce  que  là  était  tombé ,  sous  les  coups  des 
Ottomans,  un  de  ses  meilleurs  généraux ,  le  brave  Weis- 
zemann. 

Le  traité  de  Kaïnardji,  conclu  en  1774,  doit  faire 
époque  dans  les  annales  de  TOrient.  C'est  de  là  que  date 
la  suprématie  de  Saint-Pétersbourg  sur  Constantinople. 

Les  clauses  générales  sont  significatives  :  la  liberté  de 
la  navigation  dans  la  mer  Noire  et  la  Méditerranée , 
avec  des  avantages  considérables  pour  le  commerce 
russe  ;  le  droit  de  consulat  dans  les  provinces  de  l'em- 
pire ottoman;  la  construction  d'une  église  grecque  à 
Péra;  le  droit  pour  la  Gzarine  de  protéger  la  religion 
et  les  églises  grecques.  C'est  cette  dernière  clause  surtout 
qui  doit  féconder  les  intrigues  et  offrir  de  constants  pré« 
textes  aux  agressions.  La  guerre  actuelle  en  est  une  der- 
nière preuve. 

Le  baron  de  Thugut ,  qui  assistait  à  la  rédaction  du 
traité  comme  représentant  de  rAutriche,  ne  se  dissimu- 
lait pas  les  dangers  que  préparaient  de  si  graves  conces- 
sions. 

c  Ce  traité,  écrivait-il,  est  un  modèle  d'habileté  de 
I  la  part  des  diplomates  russes  et  un  rare  exemple  de 
»  simplicité  de  la  part  des  négociateurs  turcs.  Aux  ter- 
»  mes  de  ce  traité,  la  Russie  sera  toujours  maîtresse, 
•  quand  elle  le  jugera  à  propos,  d'opérer  des  descentes 
>  sur  la  mer  Noire.  De  sa  nouvelle  frontière  de  Kirtch, 
»  elle  pourra  conduire  en  quarante-huit  heures  un  corps 


—  91  - 

»  d'armée  jusque  sous  les  murs  de  Conslantinople.  Une 
»  conjuration  concertée  avec  le  chef  de  la  religion  schis* 
»  matique  éclatera  sans  nu]  doute  dans  ce  cas,  et  lo 
»  Sultan  n'aura  plus  qu'à  fuir  au  fond  deTÂsie,  en  aban« 
9  donnant  le  trône  de  l'empire  ottoman  à  un  possesseur 
»  plus  habile.  La  conquête  de  Gonstanlinople  par  les 
»  Russes  pourra  se  faire  à  l'improviste  »  et  avant  que  la 
9  nouvelle  en  soit  portée  aux  autres  puissances  chré« 
1  tiennes  (i).  » 

Le  traité  de  Kainardji  est  aussi  une  date  funeste  pour 
les  provinces  de  la  Moldo-Yalaquie  ;  car  la  Russie  y  in* 
troduit  un  droit  de  remontrances  qui ,  sous  des  appa-> 
rences  d'amitié ,  doit  être  une  voie  ouverte  à  des  usur- 
pations successives. 

L'art.  10  est  ainsi  rédigé  : 

«  La  Sublime-Porte  consent  encore  que,  suivant  les 
circonstances  où  se  trouveront  les  deux  susdites  princi- 
pautés ,  les  ministres  de  la  Cour  impériale  de  Russie 
puissent  parler  en  leur  faveur;  et  la  Sublime-Porte  pro« 
met  d'écouter  ces  remontrances  avec  l'attention  et  les 
égards  qui  conviennent  à  des  puissances  amies  et  res- 
pectées.  9 

Qui  croirait  que  sous  ces  paroles  de  modeste  bienveil- 
lance se  cachent  les  plus  sinistres  complots  de  la  diplo- 
matie ?  La  Russie  seule  en  comprend  le  sens,  la  Turquie 
n'y  voit  qu'une  banale  formule  ;  les  Roumains  y  lisent 
de  riches  promesses  d'avenir,  et  leur  aveugle  reconnais- 
sance les  tient  en  disponibilité  pour  seconder  toutes  les 
entreprises  des  czars, 

(1)  M.  Francisqae  Benott  :  La  Turquie  et  les  cabinets  de  l'Eu- 
rope. 


—  92.— 

Ils  sont  (l'au(ant  mieux  trompés,  que  tous  les  autres 
articles  sont  faits  en  leur  faveur  :  amnistie  absolue  et 
éternel  oubli  eu  faveur  de  ceux  qui  auraient  nui  aux  in* 
tërêts  de  la  Porte  (art.  1^*)  ;  liberté  religieuse  (art,  2); 
restitution  des  biens  aux  couvents  et  aux  particuliers 
dépouillés  (art.  3);  droit  d'émigration  (art.  5);  quittance 
des  contributions  arritrces  (art.  6)  ;  exemption  de  toute 
contribution  de  guerre  ;  exemption  de  tout  impôt  pen- 
dant deux  ans  (art.  7);  rétablissement  du  droit  d'élection 
(art.  8)  ;  reconnaissance  de  l'autonomie  (art.  9}  ;  telles 
sont  les  bienfaisantes  stipulations  qu'obtient  en  leur  fa« 
veur  la  Russie  victorieuse. 

Mais  tout  cela  n'est  que  trompeur  ;  aucun  article  ne 
sera  exécuté,  excepté  le  10*,  qui  est  pour  la  Russie  le 
premier  mot  de  tout  un  système.  Qu'importe  au  Russe 
que  la  Porte  soit  fidèle  à  ses  promesses?  Il  serait  bien 
empêché,  au  contraire,  si,  à  Tabri  du  traité,  le  calme  et 
la  liberté  étaient  rendus  aux  Roumains  ;  car  il  ne  pour-* 
rait  pas  faire  usage  de  l'article  10.  Il  n'entre  pas  dans  sa 
pensée  de  produire  sérieusement  le  bien  ;  il  veut  seule- 
ment faire  étalage  de  ses  magnanimes  intentions,  afin 
que  les  opprimés  aient  encore  recours  à  lui.  L'article  10 
est  tout  ;  le  reste  est  lettre  morte. 

On  ne  fut  pas  longtemps  à  s'en  convaincre.  En  dé- 
pit de  l'article  8  qui  rétablit  le  droit  d'élection,  deux 
liommes  du  phanar  sont  encore  nommés  par  la  Porte, 
Ypsilanti  en  Yalaquie  ;  Grégoire  Ghika  en  Moldavie.  Les 
Roumains  s'efforcent  au  moins  d'exclure  les  Grecs  qui 
viennent  à  leur  suite  pour  s'emparer  des  placçs  lucra- 
tives. Royars  et  paysans  s'opposent  à  l'entrée  de  ces  fa- 
mciiciues,  et  invoquent  Tassislance  du  colonel  Peterson, 


—  93  — 

ministre  de  la  Russie.  Celui-ci  feint  de  les  seconder; 
mais  les  Grecs  sont  trop  accessibles  aux  intrigues  mos- 
covites t  pour  que  Peterson  ait  la  maladresse  de  réussir. 
Les  oiseaux  de  proie  continuèrent  à  s'abattre  sur  les 
principautés. 

Il  faut  avouer  toutefois  que  les  deux  nouveaux  princes 
comprirent  mieux  que  leurs  prédécesseurs  le  respect  des 
propriétés  et  des  personnes  ;  mieux  aussi  que  leurs  suc- 
cesseurs. Ghika  surtout  cherchait  à  développer  Tindus- 
trie  et  à  introduire  dans  le  pays  des  améliorations  maté* 
rielles  que  n'avait  jamais  rêvées  aucun  phanariote.  Il 
fonda  des  fabriques  de  drap  à  Piperig  et  àNou-Philipesci» 
aux  portes  de  Jassi,  accueillit  une  colonie  d'horlogers  al- 
lemands auxquels  il  permit  de  bâtir  un  temple  luthérien, 
fit  rouvrir  les  collèges  »  construisit  de  nombreuses  Ton- 
taincSy  et  par  un  aqueduc  amena  les  eaux  de  Cilica  au 
monastère  de  Golia  d'où  elles  approvisionnèrent  toute 
la  ville.  Enfin ,  chose  inouïe  pour  un  phnnariote  !  il  se 
sacrifia  à  la  défense  d'une  question  nationale. 

Pendant  la  guerre,  les  Russes  avaient  occupé  la  Buco- 
vine.  Le  traité  de  paix  les  obligeant  à  restituer  toutes 
leurs  conquêtes,  ils  livrèrent  cette  province,  en  se  reti- 
rant, aux  troupes  de  l'Autriche,  sans  droit,  sans  conven- 
tions, sans  rien  qui  pût  autoriser  ce  manque  de  foi.  La 
Porte  réclama  en  vain  :  il  eût  fallu  recommencer  la  guerre, 
et,  après  beaucoup  de  protestations  inutiles,  elle  du t  céder. 
Par  trois  conventions  successives  des  7  mai  1775,  12 
mai  1776  et 25  février  1777,  l'usurpation  fut  confirmée. 
Ce  nouveau  démembrement  des  populations  latines  en- 
levait à  la  Moldavie,  outre  de  nombreux  villages,  les  villes 
de  Czernowitz,  deSérct,  ancien  cvêché  catholique,  et 'Je  Su- 


—  94  - 

ciava,  dontDragos,  fils  deBogdan,  avait  fait  sa  capitale. 

Grégoire  Ghika,  furieux  de  se  voir  dépouillé,  proteste 
avec  bruit,  réclame  par  ses  agents,  sème  l'argent  parmi 
les  impériaux  et  les  osmanlis  ;  des  deux  parts  F  argent  est 
accueilli ,  mais  non  la  réclamation.  Grégoire  s'emporte 
en  menaces  et  en  imprécations,  et  déniant  au  sultan  le 
droit  de  disposer  delà  terre  Roumaine,  il  refuse  sa  signa- 
ture à  l'acte  de  spoliation.  On  rapporte  aussi  que,  pour 
donner  une  leçon  aux  ravisseurs,  il  suborna  l'intendant 
de  l'agent  d'Autriche,  pour  qu'il  lui  vendît  les  chevaux 
et  le  carrosse  de  son  maître.  L'agent,  mis  à  pied,  ne  put 
s'empêcher  de  comprendre  cette  leçon.  «  Vous  avez  rai- 
son, dit-il  à  Grégoire;  mais  prenez-y  garde  »  (1)  ! 

La  menace  ne  resta  pas  vaine.  Peu  de  temps  après, 
un  capidji-baschi  est  envoyé  à  Jassi  avçc  des  ordres  se- 
crets. Il  surprend  Ghika,  le  poignarde,  fait  embaumer  sa 
tète  et  l'envoie  à  Constantinople.  Elle  y  est  clouée  aux 
murs  du  sérail.  La  Porte  voulait  en  faire  un  témoignage 
de  trahison,  et  ce  n'était  pour  elle  qu'un  témoignage  de 
honte.  En  sacrifiant  à  rAutriche  un  fidèle  vassal,  la  Tur- 
quie provoquait  elle-même  la  trahison,  et  prononçait  sa 
propre  déchéance  (1777). 

Grégoire  Ghika  a  laissé  dans  les  souvenirs  des  Rou- 
mains un  nom  exceptionnel  parmi  les  phanarioles  ;  c'est 
la  seule  victime  que  le  phanar  ait  offerte  à  la  cause  na- 
tionale.Quatorze  autres  bospodars  cependant  furent  étran- 
glés ou  décapités  dans  le  cours  d'un  siècle  ;  mais  ce  fut 
à  cause  de  leurs  infidélités  ou  de  leurs  richesses. 

Le  droit  de  consulat  stipulé  par  le  traité  de  Kainardji 

(1)  M.  Yaillant,  La  Romanie,  t.  II,  p.  2hU. 


—  95  ~ 

n'avait  pas  encore  été  mis  en  vigueur.  La  Porte  inquiète 
reculait  Taccomplissement  de  cette  clause.  Ses  alarmes 
n'étaient  que  trop  fondées.  Un  diplomate  russe  est  plus 
à  redouter  qu'une  armée  russe;  c'est  l'ennemi  à  Tinté» 
rieur,  manœuvrant  sous  le  drapeau  de  la  paix.  Mais  Vienne 
joignait  ses  réclamations  à  celles  de  Saint^-Pétershourg; 
chacun  des  deux  rivaux  voulait  s'introduire  à  demeure 
dans  les  provinces  convoitées.  La  Turquie  dut  céder  à 
cette  double  pression.  Les  consuls  de  la  Russie  et  de  l'Âu* 
triobe  s'établissent  à  Bucharest  et  Jassy  dans  le  cours  de 
l'année  1782;  et,  suivant  l'usage  des  Musulmans,  qui 
donnent  à  leurs  hôtes  la  nourriture  et  le  logement  y  ces 
agents  reçus  à  contre^cœur,  obtiennent  cependant  un  (aïn 
(subvention)  proportionné  à  leur  rang.  Ce  taîn  est  payé 
en  scutelnici  ,  hommes  de  divers  états  ,  bouchers  , 
boulangers  ,  porteurs  d'eau ,  tapissiers  ,  carrossiers  , 
maréchaux  ferrants,  etc.,  qui  doivent  fournir  la  viande, 
le  pain,  l'eau,  restaurer  les  meubles,  entretenir  les  équi- 
pages, ferrer  les  chevaux ,  etc.  ;  on  y  ajoute  des  poslus^ 
nid  (1)  chargés  d'approvisionner  la  maison  consulaire  de 
grains,  de  foin,  de  volaille,  de  beurre,  de  fromage,  etc. 

Chaque  consul  a  en  outre  le  droit  de  se  faire  suivre 
de  douze  janissaires  armés  et  de  faire  courir  la  nuit ,  à 
cheval ,  devant  sa  voiture ,  deux  mas$atadji  (porteflam* 
beaux  (2). 

Le  premier  soin  des  deux  consuls  fut  de  rivaliser  d'ef- 

(1)  Les  poslusnici  étaient  des  paysans  étrangers  bulgares,  serbes 
ou  transylvaniens  établis  dans  le  pays.  Les  scutelnici  étaient  tous 
indigènes. 

(2)  M.  Vaillant. 


-  9C  — 

forts  en  faveur  des  principautés;  ils  appcllèrent  des  amé- 
liorations,  sollicitèrent  des  réformes,  et  firent,  chacun  de 
leur  côté,  si  grand  éclat  de  leur  zèle ,  que  la  Porte  les  pria 
de  se  consulter  pour  formuler  leurs  demandes.  De  toutes 
ces  spéculations  sympathiques ,  il  ne  résulta  que  de  fai- 
bles apparences  de  soulagement ,  entre  autres  la  déter- 
mination fixe  des  redevances  annuelles.  La  Valaquie 
paiera  désormais  à  la  Porte  349,500  piastres,  la  Moldavie 
252,944.  Ce  n'était,  à  vrai  dire,  qu'une  entrave  à  l'arbi- 
traire de  la  Porte,  mais  non  à  l'arbitraire  du  prince  pha- 
nariote.  Celui-ci,  en  effet,  ne  diminua  rien  aux  charges 
du  pays;  elles  étaient  en  Valaquie  de  3,350,000  piastres, 
en  Moldavie  de  2,587,006.  Ainsi,  cette  prétendue  ré- 
forme ,  en  laissant  moins  à  la  Turquie ,  donnait  davan- 
tage au  prince  et  enlevait  tout  autant  à  la  bourse  du  con- 
tribuable. 

Aussi,  la  misère  du  paysan  était-elle  intolérable;  on 
considérait  comme  riche,  dit  M.  Vaillant,  celui  qui  n'a- 
vait pas  hypothéqué  ses  bœufs  et  sa  charrue ,  qui  portait 
blaude  de  toile,  obiale  de  camelot,  cuciula  (coiffure)  d'a- 
gneau ,  qui  couchait  sur  une  natte  et  mangeait  avec  un 
couteau  sur  des  assiettes  de  bois.  Les  émigrations  conti- 
nuèrent ,  et  des  milliers  de  paysans  de  la  Valaquie  se  re- 
tirèrent dans  les  montagnes  et  s'y  tinrent  cachés.  Pre- 
mières déceptions  du  protectorat  russe. 

Ailleurs  le  protectorat  se  démasquait  encore  mieux. 

L'indépendance  de  la  Crimée  avait  été  demandée  et 
obtenue  par  la  czarine,  au  traité  de  Kaînardji.  C'était  une 
mystification  politique,  assez  semblable  aux  mystifica- 
tions libérales  dont  elle  amusait  d'Alembert  et  Voltaire. 
Elle  savait  bien  queTindépondance  du  faible  fait  l'isole- 


—  97  — 

ment  ;  et  dans  ce  pays,  devenu  libre  par  elle»  ses  agents 
semèrent  le  trouble,  alimentèrent  les  haines  entre  les 
diverses  branches  de  la  famille  souveraine  des  Khans, 
et  couvrirent  toute  la  Péninsule  de  désordres.  Un  Khan, 
prot^é  par  la  Porte»  fut  déposé  ;  celui  qui  le  remplaça 
était  une  créature  de  la  Russie,  instrument  aveugle,  qui 
ne  monta  sur  le  trône  que  pour  signer  la  cession  de  la 
Grimée  à  l'impératrice  de  toutes  les  Russies.  Catherine 
fit  trêve  à  ses  idées  philosophiques,  et  s'empara  du  pays 
qu'elle  avait  affranchi  (1787). 

L'indignation  éclata  à  Constantinople  ;  le  peuple  en- 
tier demandait  la  guerre  ;  le  divan  ne  put  reculer*  Mais 
Tempire  ottoman  était  tellement  affaibli  que ,  pour  ses 
ambitieux  voisins ,  chaque  prise  d'armes  semblait  une 
occasion  de  partage.  L'empereur  Joseph  II  mit  ses  trou- 
pes en  campagne,  afin  que  la  Russie  ne  tombât  pas  seule 
sur  la  proie. 

En  ce  temps,  les  hospodars  étaient  Ypsilanti  en  Molda- 
vie, Maurojeni  en  Valaquie.  Le  premier,  d'accord  avec 
les  Russes,  leur  ouvre  la  Moldavie;  carie  dévouement 
aux  Russes  devient  une  tradition  chez  les  Ypsilantis. 
Maurojeni  est  tout  autre.  C'est  un  Grec  ,  mais  étranger 
au  phanar.  Drogman  de  Hassan,  capitan-pacha,  c'est 
par  son  appui  qu'il  gagne  le  trône  hospodaral.  Avec 
toute  l'intelligence  du  phanariote,  il  n'en  a  ni  la  cupidité 
ni  la  bassesse;  avec  tout  l'orgueil  du  musulman,  il  en  a 
conservé  la  féroce  énergie.  Pétraki ,  phanariote ,  avait 
été  son  compétiteur  au  trône  de  Yalaquie.  Au  moment 
du  départ,  à  la  tête  de  son  cortège,  Maurojeni  ordonne 
à  son  rival  de  baiser  son  étrier,  et,  après  l'avoir  ainsi  hu* 
milié,  il  lui  fait  trancher  la  tête  en  sa  présence. 

7 


—  98  — 

En  Yalaquie,  sa  venue  est  annoncée  avec  terreur  :  il 
semble  dédaigner  lui-même  d'inspirer  d'autres  senti- 
ments; car  il  méprise  les  boyars,  il  méprise  les  phana- 
riotes  et  ne  dissimule  pas  sa  haine  pour  les  partisans 
des  Russes  et  des  Autrichiens. 

Au  premier  bruit  de  guerre ,  il  se  décide  k  repousser 
vigoureusement  Tinvasion.  Un  firman  vient  de  Tautoriser 
à  prendre  toutes  les  mesures  nécessaires ,  lorsqu'il  ap- 
prend que  les  Autrichiens  s'apprêtent  à  traversa  le 
Séreth.  Il  assemble  aussitôt  les  principaux  boyars ,  leur 
fait  lecture  du  firman,  et  les  invite  à  prendre  les  armes  et 
à  monter  à  cheval.  Ceux-ci,  plus  habitués  aux  cérémo- 
nies des  antichambres  qu'aux  exercices  des  camps,  s'ex- 
cusent, l'un  sur  son  inexpérience ,  l'autre  sur  son  âge , 
un  troisième  sur  sa  dignité.  «  Faites  amener  trente  che- 
vaux t  »  dit  Maurojeni  à  un  homme  de  sa  suite  ;  et  cinq 
minutes  après,  trente  chevaux  piétinent  dans  la  cour. 

Il  descend;  les  boyars  le  suivent  en  silence,  c  A  che- 
val ,  •  leur  dit-il.  Aucun  ne  répond  ;  tous  baissent  les 
yeux  et  s'inclinent.  Maurojeni  leur  tourne  le  dos  avec 
mépris  ;  puis,  s'adressant  à  chacun  des  chevaux  :  «  Toi, 
dit41,  je  te  fais  grand-bano;  toi ,  grand-vornic,  toi, 
grand-logothète ;  toi,  grand-spathar,  t  et  ainsi  de  suite, 
les  titrant  jusqu'au  dernier.  Puis,  se  retournant  vers  les 
boyars  :  t  Allez,  archondas,  allez ,  protipendadas,  il  est 
l'heure  de  diner  I  • 

Cependant,  il  sait  que  ce  n'est  pas  la  crainte  seule 
qui  les  fait  reculer.  Plusieurs  réservent  leur  concours 
aux  Russes;  il  fait  saisir  ceux  qu'il  soupçonne,  et  les 
envoie  à  Constantinople.  Les  chefs  des  plus  grandes  fa- 
milles phanariotes  ou  phanariotisées  sont  relégués  dans 


—  99  — 

les  lies  de  F  Archipel,  dans  les  couvents  de  la  Bulgarie»  de 
TÂlbanie  et  du  mont  Athos. 

Sept  boyars  seulement  marchent  avec  lui  contre  les 
Autrichiens ,  deux  Cantacuzène ,  deux  Campiniano  »  un 
Garlova,  un  Golesco,  un  Brailoiu  (1). 

Les  actes  de  Haurojeni  le  montrëreal  digne  du  com- 
mandement. Dans  plusieurs  rencontres  successives,  i| 
triompha  des  Autrichiens  ;  mais  le  capitan-pacha  qui 
devait  le  seconder ,  battu  à  Fockshani  par  les  Russes, 
à  Martinesci  par  les  Autrichiens ,  repassa  le  Danube  et 
laissa  Maurojeni  et  sa  petite  troupe  seul  aux  prises  avec 
les  deux  puissants  envahisseurs.  Maurojeni  lutta  pendant 
six  mois;  jusqu'à  ce  qu'enfin,  accablé  par  le  nombre,  il 
se  vit  contraint  de  se  retirer  à  Pelinu  dans  la  Bulgarie, 
pour  y  attendre  les  ordres  de  la  Porte.  Un  capidji-bachi 
lui  apporta  un  firman  de  mort.  Le  stupide  gouvernement 
turc  méconnaissait  toujours  ses  plus  fidèles  serviteurs. 

Le  divan,  en  présence  de  tant  de  revers,  traita  d'abord 
avec  r  Autriche,  et  la  paix  de  Sistow,au  mois  d'août  1791, 
rétablit  les  choses  comme  avant  la  guerre. 

A  peine  les  Autrichiens  ont-ils  évacué  la  Valaquici 
que  les  Russes  s'y  présentent  commandés  par  Souwaroff. 
Ce  féroce  partisan  livre  le  pays  à  l'incendie  et  au  pillage  ; 
les  Roumains  jugent  aux  flammes  d'Ibraila  les  douceurs 
du  protectorat  russe.  Déjà  les  plus  clairvoyants  compren* 
nent  qu'ils  sont  dupes  de  menteuses  promesses. 

La  paix  d'Iassy,  conclue  le  29  décembre  1791,  mit 
enfin  un  terme  aux  sanglants  exploits  de  Souwaroff.  Le 
divan  confirma  par  sa  signature  la  prise  de  la  Grimée; 

(1)  M.  VaUlant. 


—  100  - 

cela  suffisait  pour  le  moment  à  l'ambition  de  la  Russie. 
Quelque  temps  avant  la  guerre,  elle  avait  obtenu  de  la 
Porte  le  droit  de  censure  sur  l'emploi  des  deniers  publics 
en  Moldo-Yalaquie.  Elle  pénétrait  ouvertement  dans 
l'administration. 


CHAPITRE  VL 

Envoi  d'an  consul  français  à  fiacharest.  —  Les  Yalaqaes  font  appel 
à  la  république  française,  et  à  Bonaparte  ,  premier  consul.  — 
Leurs  espérances  déçues.  —  Conduite  adroite  de  la  Russie.  ^ 
Nouvelle  invasion  des  Russes. — Traité  de  Biicharest — L*hétairie. 
— Propagande  russe. — Alexandre  Ypsilanti,  chef  du  mouvement 
gréco-russe.  —  Théodore  Vladlmîresco ,  chef  du  mouvement 
national.  —  Enthousiasme  des  paysans.  —  Inintelligence  des 
boyars.  —  Assassinat  de  Yladimiresco.  —  Défaite  et  fuite  d'Yp- 
silanti. 

Au  milieu  des  luttes  de  la  Russie  et  de  T Allemagne, 
pour  arracher  quelque  lambeau  à  la  Turquie,  de  concert 
ou  séparément,  on  a  pu  s'étonner  de  ne  rencontrer  nulle 
part  Tintervention  de  la  France,  la  plus  ancienne  alliée 
de  la  Porte.  C'est  que  les  premiers  développements  de  la 
Russie  ont  commencé  vers  la  mort  de  Louis  XIV  ;  c'est 
que,  depuis  ce  temps,  la  France,  a  perdu  cette  haute  su- 
prématie extérieure  qui  en  faisait  l'arbitre  le  plus  im- 
portant dans  les  querelles  des  rois.  Durant  son  long  et 
funeste  règne,  Louis  XV  ne  songea  guère  à  se  détourner 
de  ses  débauches  pour  jeter  les  yeux  sur  les  provinces 
éloignées  du  Danube,  et  Louis  XYI  était  trop  empêché 
par  les  difficultés  que  lui  avait  léguées  son  prédécesseur. 

Mais  la  république  vient  d'être  proclamée,  et,  malgré 
les  terribles  déchirements  de  l'intérieur,  la  France  veut 
reprendre  le  rang  qu'elle  avait  au  dehors.  En  1792, 
Emile  Gaudin,  consul  de  la  république,  se  présente  à  Bu* 
charest;  il  est  porteur  d'un  bérat,  ou  brevet  impérial, 
qui  enjoint  aux  hospodars  de  lui  assurer,  comme  repré- 


—  102  - 

sentant  de  la  nation  française»  la  prééminence  sur  tout 
autre  consul. 

La  nouveauté  de  cette  grande  intervention,  le  bruit 
qui  se  fait  sur  les  victoires  des  armées  républicaines,  le 
mouvement  général  des  idées,  le  bouleversement  du 
monde  européen^  les  vaines  tentatives  de  la  Prusse  et 
d3  rAutricbe,  bientôt  appuyées  par  TAngleterre,  la  Tur- 
quie et  la  Russie,  ces  combats  A\m  seul  peuple  contre 
tous,  ces  prodiges,  ces  entraînements,  ces  triomphes 
font  naître  chez  les  Roumains  une  immense  espérance. 
Le  dévastateur  de  la  Yalaquie,  Tincendiaire  d'Ibraîla, 
Torgueilleux  Souviraroff,  fuit  devant  les  légions  françaises  ; 
les  Yalaques  sont  vengés  aux  bords  de  la  Trébie.  Tous 
les  regards  des  opprimés  du  Danube  se  tournent  vers  la 
France,  et  le  consulat  de  Bonaparte  les  décide  à  faire  un 
appel  direct  à  ses  sympathies.  Ghika,  ban  de  Craîova, 
Preda    Brancovano  et  Charles   Campiniano,    grands 
boyars  de  la  Yalaquie,  Catadji,  Sturda  et  Beldiman 
de  la  Moldavie  transmettent  au  premier  consul  une 
adresse  collective,  dans  laquelle  ils  lui  demandent  Tas-^ 
sistance  de  la  France,  et  Tautorisation,  pour  les  deux 
provinces,  de  se  constituer  en  républiques.  Mais  la  pensée 
de  Bonaparte  était  distraite  par  d'autres  soins  ;  il  savait  à 
peine  d'ailleurs  ce  qu'étaient  les  MoIdo-Yalaques,^et  leur 
appel  devint  ce  que  deviennent  les  pétitions  des  infortu** 
nés  qui  implorent. 

Hais  la  Russie,  mieux  informée,  profita  de  k  leçon. 
Elle  vit  que ,  malgré  tant  d'années  d'abaissement  et  de 
souffrances,  la  nationalité  roumaine  survivait  encore;  elle 
vit  que  parmi  les  boyars  indigènes»  il  en  était  qui  con- 
servaient les  vieu]^  souvenirs  de  la  patrie,  et,  que  pour  ga- 


—  103  — 

gner  de  Tinfluencet  elle  avait  besoin  d'un  autre  appui  que 
Tâme  vénale  des  phanariotes.  La  Russie  comprit  qu'il  y 
avait  intérêt  à  s'occuper  des  droits  nationaux.  Son  action 
sur  le  Divan  était  irrésistible.  Elle  obtint  en  1802  un 
hatti-schérif  qui  devait  prouver  aux  Roumains  qu'elle  était 
aussi  puissante  pour  le  bien  que  pourlemaKCe  hatti-sché» 
rif  fixait  li  sept  années  le  règne  des  hospodars,  bienfait 
immense  ;  car  les  cbangemcnts  continuels  étaient  une 
source  de  troubles  et  de  dilapidations.  Il  est  vrai  qu'en 
même  temps  la  Russie  faisait  nommer  deux  hospodarsde 
son  choix,  Mourousi  et  Ypsilanti,  assurant  ainsi,  pendant 
sept  ans,  sa  propre  domination. 

Le  même  acte  ordonnait  l'impôt  proportionnel,  au  lien 
de  l'odieuse  capitation ,  concédait  aux  boyars  indigènes  le 
soin  des  écoles,  des  chemins  et  des  hôpitaux,  comme 
aussi  le  droit  d'aviser  conjointement  avec  le  hospodar  à 
l'organisation  et  à  l'entretien  d'un  corps  de  troupes,  et 
les  laissait  maîtres  de  fixer  le  nombre  des  négociants  turcs 
auxquels  était  réservé  le  droit  de  pénétrer  dans  le  pays. 
Mais,  en  distribuant  ces  bienfaits,  la  Russie  n'avait  garde 
de  s'oublier  elle-même  :  un  des  articles  reconnaissait  à  cette 
puissance  le  draU  de  surveillance  sur  Tintégrité  des  privi- 
lèges garantis  aux  principautés.  La  surveillance  rempla- 
çait  la  remontrance  ;  c'était  un  pas  fait  en  avant. 

Elle  ne  borna  pas  là  ses  témoignages  de  sollicitude.  Le 
siège  archiépiscopal  de  Moldavie  étant  vacant,  deux  com- 
pétiteurs se  présentaient  :  l'un  était  Grec,  l'autre  Rou-- 
main.  Ce  fut  ce  dernier  qui  obtint  l'appui  de  la  Russie,  et 
il  fut  élu.  Enfin,  attentive  aux  plaintes  élevées  contre  les 
Phanariotes,  elle  usa  avec  éclat  de  son  droit  de  censure  et 
obligea  les  hospodars  d'établir  un  règlement  financier, 


—  104    - 

Toutes  ces  faveurs  sans  doute  étaient  loin  d'être  désin- 
téressées ;  mais  alors,  il  faut  le  reconnaître,  Tambition 
russe  avait  son  utilité,  et  quelle  que  fût  la  véritable  pen- 
sée des  réformes ,  le  pays  en  profita,  et  obtint  des  sou-» 
lagements. 

Bientôt  cette  facile  domination  va  être  interrompue. 
Napoléon,  élevé  à  l'empire,  reprend  à  Constantinople 
Tancienne  influence  de  la  France.  Son  ambassadeur,  Se- 
bastiani,  tout-puissant  au  Divan,  exige  le  renvoi  des  hos- 
podars  Mourousi  et  Ypsilanti.  Ils  sont  remplacé^  par 
Alexandre  Soulzo  et  Charles  Gallimachi,  tous  deux  dé- 
voués^  à  la  cause  française.  Les  Roumains  malgré  leurs 
sympathies  pour  la  France,  voient  avec  peine  un  chan- 
gement qui  viole  si  tôt  le  hatti-schérif  de  1802  et  fait 
renaître  l'instabilité,  cause  de  tant  de  maux.  Cest  la 
Russie  qui  en  ce  moment  semble  avoir  le  beau  rôle. 

Mais  en  vain  elle  a  menacé  la  Porte  ;  en  vain  Tambas- 
sadeur  anglais,  sir  Charles  Ârbuthnot ,  exige  le  rappel 
de  Mourousi  et  d' Ypsilanti,  le  sultan  Selim  reçoit  les  ins- 
pirations énergiques  de  Sebastiani,  et  accepte  avec 
courage  la  déclaration  de  guerre  des  Russes. 

Bientôt  la  grande  journée  d'Austerlilz  punit  Torgueil 
du  czar  ;  mais  l'armée  russe  du  Danube  remporte  sur  le 
grand-visir,  Hafiz-Ismail-Pacha,  des  avantages  considé- 
rables, qui  ramènent  Mourousi  et  Ypsilanti.  Le  général 
Michelson  occupe  Jassy  et  dépèche  sur  Bucharest,  défen- 
due par  dix  mille  Turcs,  le  général  Miloradovtritch  à  la 
tète  de  six  mille  hommes.  Celui-ci  en  arrivant  trouva  sa 
besogne  faite  par  les  Roumains  :  ils  avaient  pris  sponta- 
nément les  armes,  chassé  les  Turcs,  et  accouraient  au 
devant  des  Russes,  joyeux  et  pleins  d'enthousiasme. 


—  406  - 

La  Russie  put  alors  croire  sa  conquête  définitive^  tant 
elle  rencontrait  de  sympathies,  tant  les  cœurs  étaient 
d'accord  pour  s'élancer  vers  elle.  Les  dames  de  Bucharcst 
donnaient  l'exemple  de  renlrainement,  et  célébraient 
leurs  héros  dans  des  fêtes  où  régnait  plus  de  gaité  que 
de  retenue. 

«  Les  femmes  Valaques^  dit  M.  Vaillant,  raffollent  des 
galons,  des  plumets,  des  épaulettes,  des  écharpes  à  gros- 
ses torsades,  de  tout  ce  qui  reluit,  argent  ou  or.  De  leur 
côté  les  Russes  se  pâment  d'aise  à  la  vue  des  calpacs, 
des  isehliks,  des  djubés,  des  babouches,  de  tout  l'habil* 
lement  féminin  des  hommes,  et,  pour  s'empêcher  de  rire, 
reportent  les  yeux  sur  les  femmes  dont  ils  aiment  le 
visage  ovale ,  les  grands  yeux  noirs ,  les  sourcils  ar- 
qués, les  longs  cheveux  qui  retombent  sur  la  poitrine, 
les  iutpanê  (  turbans  )  de  mille  couleurs  ,  enlacés  de 
pierreries  ou  de  fils  d'or,  et  les  couleurs  tranchantes  de 
leur  ajustement.  Russes  et  Yalaques,  ils  sont  tous  con- 
tents (i).  » 

Cependant»  alors  que  les  Roumains  se  livraient  avec 
tant  d'abandon  à  une  aveugle  reconnaissance,  le  czar  à 
Tiisitt  mendiait  leur  territoire.  Mais  c'était  trop  près  de 
Constantinople,  et  Napoléon  ne  voulait  pas  livrer  la  clef 
des  deux  continents.  Constantinople  cette  fois  sauva  les 
principautés. 

Le  traité  de  Tiisitt  stipulait  donc  l'évacuation  de  la 
Yalaquie  et  de  la  Moldavie  ;  mais  les  Turcs  ne  pouvaient 
les  occuper  qu'à  l'échange  des  ratifications  du  futur  traité 
de  paix  définitive  entre  les  deux  puissances.  Cette  der- 

(1)  LaRomauie^  t.  II,  p.  281. 


—  106  — 

niëre  clause  rendait  ta  première  illusoire;  car  Alexandre, 
se  chargeant  d'empêcher  Toccupation  des  Turcs,  ne 
pouvait  mieux  faire  que  d'occuper  lui-même.  Aussi  ses 
troupes  demeurèrent-elles  dans  les  principautés ,  sans 
que  Napoléon  y  prit  garde. 

L'insouciance  de  celui-ci  alla  bientôt  jusqu'à  i'âban- 
don.  A  la  conférence  d'Erfurth,  il  donna  son  coasente- 
ment  à  l'annexion  des  deux  principautés  à  l'empire  russe, 
bien  qu'en  même  temps  il  refusât  obstinément  de  permet* 
tre  aucune  tentative  sur  Gonslantinople.  Il  eût  été  plus 
sage  de  ne  pas  en  ouvrir  le  chemin.  Entre  les  concessions 
de  Napoléon  et  ses  refus,  il  y  avait  un  vice  essentiel  de 
logique  ;  car  ce  qu'il  donnait  conduisait  à  ce  qu'il  ôtait; 
et  dans  la  politique  du  czar,  ce  qu'il  ôtait  rendait  inutile 
ce  qu'il  donnait. 

Heureusement  pour  la  nationalité  roumaine,  ces  deux 
grands  alliés  devinrent  bientôt  ennemis.  L'invasion 
française  appelait  le  concours  de  toutes  les  forces  russes  ; 
Napoléon  était  à  Dresde,  dirigeant  vers  le  Niémen  ses  in- 
nombrables bataillons;  Alexandre  avait  besoin  de  l'armée 
du  Danube.  Il  offrit  la  paix  aux  Turcs.  Ceux-ci,  battus 
dans  toutes  les  rencontres,  chassés  depuis  dix  ans  de  la 
Yalaquie  et  de  la  Moldavie,  s'estimèrent  heureux  de  re- 
couvrer les  deux  provinces,  même  en  sacrifiant  la  moitié 
de  cette  dernière.  Par  le  traité  du  28  mai  1812,  la  Porte 
Ottomane  renonça,  en  faveur  de  la  Russie,  aux  pays  situés 
sur  la  rive  gauche  du  Pruth,  et  formant  ce  qu'on  appelle 
la  Bessarabie,  entre  le  Pruth  et  le  Dniester.  Les  popula* 
tiens  latines  passèrent  sous  le  joug  du  Scythe.  Nouvel 
exemple  de  la  sincérité  du  protectorat  russe  ! 

Aux  yeux  du  droit  et  de  la  morale,  la  cession  accomplie 


~  107  — 

par  le  traité  de  Bacharest,  demeure  radicalement  nulle. 
La  Turquie  ne  pouvait  céder  ce  qui  ne  lui  appartenait 
pas;  car  jamais  elle  ne  fut  souveraine  des  pays  roumains. 
Toutes  les  capitulations  en  font  foi.  Elle-même  Tavouait 
lorsque,  pressée  par  les  Polonais»  à  Carlovitz,  de  leur 
céder  les  principautés  moldo-valaques,  elle  répondit 
qu'elle  ne  se  reconnaissait  pas  le  droit  de  faire  aucune 
cession  de  territoire,  les  capitulations  ne  lui  donnant 
qu'un  droit  de  suzeraineté. 

L'occasion  est  peut-être  venue  de  déchirer  l'acte  de 
Bucbarest,  nul  dans  son  origine,  et  de  repousser  les  Rus- 
ses au-delà  du  Dniester,  qu'ils  n'ont  franchi  que  par  le 
stellionnat. 

Avec  le  gouvernement  tore  reviennent  les  Phanariotes, 
Charles  Callimachi  en  Moldavie,  Jean  Caradja  en  Vala- 
qine,  et  avec  les  Phanariotes  les  exactions.  Par  ses  trai- 
Ûb  avec  la  Russie,  la  Porte  avait  renoncé  au  droit  de 
fixer  le  prix  des  denrées  destinées  à  l'approvisionnement 
de  Constantinople.  Mais  l'abus  renaît  sous  une  autre 
forme.  Le  contrat  se  passe  entre  le  hospodar  et  le  Divan, 
et  tout  est  livré  au  quart  du  prix  courant.  Or,  le  prix 
courant,  après  le  départ  des  Russes,  est  tombé  si  bas,  qu'il 
est  impossible  au  cultivateur  de  vivre  sur  le  produit  de 
son  travail.  Le  pain  se  vend  trois  centimes  le  kilogramme, 
la  viande  quatre,  la  laine  de  première  qualité  quarante  à 
soixante,  un  dindon  de  six  à  sept  kilogrammes  soixante 
centimes,  un  lièvre  trente-cinq  (1).  Qu'on  juge  de  la  misère 
du  paysan,  lorsque  sur  de  telsprix^  dont  le  prince  vole  les 
trois  quarts,  il  lui  faut,  en  1812,  livrer  à  la  Porte  deux 

(1)  M.  yaiUaat 


—   108  — 

cent  cinquante  noille  moutons,  trois  mille  chevaux,  cent 
cinquante  mille  kiles  de  blé.  (Le  kile  équivaut  à  trois 
cents  kilogrammes.) 

D'un  autre  côté,  les  scutelnici  étaient  devenus  tellement 
nombreux ,  par  la  prodigalité  des  titres  qui  y  donnaient 
droit,  que  les  contribuables,  réduits  à  une  faible  partie  de 
la  population,  ne  pouvaient  suffire  au  paiement  de  Timpôt. 
Garadja  tenta  de  remédier  au  mal  en  promulguant  une 
loi  qui  classait  en  lude  de  TEtat  tous  les  scutelnici  qui 
n'appartenaient  pas  à  la  première  classe  des  boyars.  Alors 
ce  sont  lesboyars  eux-mêmes  qui  luttent  pour  maintenir 
l'abus.  Ceux  de  Graîova  se  soulèvent,  invoquent  l'ap- 
pui du  pacha  de  Widdin,  et  contraignent  Garadja  à  re- 
venir sur  la  seule  bonne  mesure  dont  pût  se  vanter  un 
Phanariote.  De  quel  droit  les  boyars  indigènes  oseront- 
ils  désormais  faire  entendre  des  plaintes,  lorsque  non- 
seulement  ils  se  montrent  complices  du  tyran,  mais  plus 
tyrans  que  lui? 

Les  opprimés  ne  savaient  plus  eu  qui  espérer.  Après 
les  premiers  succès  de  Napoléon  à  Smolensk  et  à  la  Mos- 
kowa,  ils  avaient  compté  sur  la  France  ;  mais  TEurope 
entière  s'est  armée  contre  elle,  et  le  grand  ennemi  de  la 
nationalité  roumaine,  le  czar,  a  dominé  dans  Paris;  c'est 
lui  encore  qui  fait  la  loi  au  congrès  de  Vienne,  et  c'est 
lui  qui  en  fait  écarter  les  représentants  de  la  Porte.  Dans 
cette  assemblée  générale  des  États  de  l'Europe,  qui  doit 
établir  entre  eux  la  solidarité,  l'absence  de  la  Turquie 
la  prive  d'une  protection  collective  qui  garantirait  l'inté- 
grité de  son  territoire.  Alexandre  ne  perd  pas  de  vue 
la  Moldo-Valaquie. 

Mais  le  temps  est  passé  où  les  Roumains  saluaient 


—  109  — 

avec  espérance  le  drapeau  moscovite.  Pendant  leur  der- 
nière occupation,  les  Russes  se  sont  révélés  ;  les  libéra- 
teurs ont  repris  leur  véritable  caractère»  celui  de  spolia- 
teurs, et  Toccupation  de  la  Bessarabie  a  dissipé  toutes  les 
illusions  ;  les  haines  ont  succédé  aux  sympathies,  la  ter- 
reur à  l'espérance.  Le  Russe  n'est-il  pas  d'ailleurs  le 
complice  des  Phanariotes ,  le  protecteur  de  cette  race 
maudite  associée  à  toutes  les  douleurs  du  Roumain? 
<x  Mort  aux  Limondji!  »  (1)  murmure  le  paysan,  au  fond 
de  sa  tanière  ;  <  mort  aux  Limondji  I  >  crie  le  peuple  sur 
la  place  publique  de  Bucharest,  chaque  fois  que  Texcès 
de  la  douleur  lui  rend  le  courage  et  la  voix.  Les  boyars 
eux-mêmes,  quand  ils  sortent  de  leur  torpeur,  devien- 
nent les  échos  des  haines  populaires. 

Une  occasion  se  présenta  de  les  exprimer  ouverte- 
ment. Carad  ja ,  près  de  finir  les  sept  années  du  hospodarat, 
vit  arriver  à  Bucharest  un  capidji-bachi.  Tout  Phana- 
riote  a  fait  assez  de  mal  pour  trembler  à  la  venue  de  cet 
agent  redoutable.  Au  lieu  de  recevoir  le  capidji,  il  donna 
des  ordres  secrets  à  ses  serviteurs  et  intimes,  et  le  len- 
demain on  apprit  que  Garadja  avait  disparu  avec  sa 
famille  et  ses  trésors.  Il  emportait  dix-huit  millions 
de  piastres,  et  put  gagner  Tltalie,  où  il  établit  sa  rési- 
dence. 

  cette  vacance  inattendue  du  trône,  les  boyars  de 
Bucharest  s'assemblèrent  le  12  octobre  1818.  Toutes  les 
plaintes  se  firent  jour  contre  l'exécrable  gouvernement 
des  Phanariotes  ;  le  moment  sembla  favorable  pour  les 
porter  aux  oreilles  du  sultan  ;  une  pétition  fut  rédigée  et 

(1)  Limonadiers. 


~  110  — 

transmise  à  Constanlinople.  Les  Valaqaes  suppliaient  avec 
instance  sa  bautesse  de  les  délivrer  du  joug  insupporta- 
ble du  phanar. 

Hais  la  Russie  dominait  aux  conseils  du  Divan,  et  bi 
Russie  trouvait  son  compte  au  gouvernement  de  ces  Grecs 
qu'elle  dirigeait.  De  concert  avec  la  Porte»  elle  fit  donner 
les  deux  principautés  à  Michel  et  à  Alexandre  Sontzo, 
complices  dont  elle  était  sûre ,  et  qui  ne  tardèrent  pas  à 
justifier  les  faveurs  de  Saint-Pétersbourg. 

Depuis  quelques  années  y  une  mystérieuse  association 
se  développait  en  silence  parmi  les  tètes  exaltées  de  l'I* 
talie  et  de  TAUemagne,  les  rayas  de  la  Turquie,  les 
fanatiques  ou  les  spéculateurs  de  la  Russie.  Les  paroles 
de  liberté  et  d'affrancbissement  circulaient  de  procbe 
en  procbe;  on  échangeait  des  serments,  on  faisait  des 
cotisations,  on  préparait  des  armes.  Il  est  difficile  de  dire 
si  ce  fut  la  Russie  qui  donna  la  première  impulsion  au 
mouvement.  Toujours  est-il  qu'il  se  manifesta  au  moment 
des  malheurs  de  la  France ,  alors  que  le  czar  prenait  sur 
les  affaires  de  l'Europe  une  influence  que  deux  ans  au- 
paravant il  n'aurait  pas  osé  rêver.  Si  toutefois  le  czar  ne 
provoqua  pas  le  mouvement,  il  sut  en  profiter. 

L'association  avait  pris  le  nom  d'fftflatHe.  Le  but  os« 
(ensible  était  l'affranchissement  des  Grecs,  par  l'action 
commune  des  populations  slaves  et  helléniques.  Le  moyen 
était  habilement  trouvé  pour  agir  sur  les  esprits  enthou- 
siastes; les  noms  d'Athènes  et  de  Sparte  renaissaient 
avec  leurs  glorieux  souvenirs  :  les  adeptes  accoururent 
en  grand  nombre,  prêts  à  tous  les  sacrifices,  dévoués  à  la 
défense  d'une  cause  sacrée,  et  impatients  de  se  mettre  à 
l'œuvre.Nais  les  meneurs,  pour  calmer  leur  fougue  et  dis- 


—  m  - 

cipliner  leur  zële»  Teignaient  de  prendre  des  inspirations 
dans  les  hautes  régions  de  la  chrétienté ,  parlaient  avec 
mystère  d'une  puissance  occulte  de  qui  tout  émanait;  de 
mains  invisibles  qui  traçaient  le  plan  etconduisaientrexé- 
cution  de  cette  glorieuse  entreprise.  Pour  ]m  donner  ce- 
pendant un  nom  et  sortir  un  peu  d'un  vague  qui  trou- 
blait les  esprits ,  ils  appelaient  la  puissance  directrice 
arki^  tlfXfy  Tâme  de  Fassociation.  Sans  sortir  de  Tabs- 
traction,  ils  contentaient  les  imaginations  ardentes;  et 
si  des  esprits  plus  calmes  demandaient  des  explications, 
ils  étaient  accusés  de  tiédeur ,  de  défiance ,  presque  de 
trahison. 

Quant  aux  Grecs  »  amis  du  merveilleux  et  se  plaisant 
aux  conjectures,  ils  étaient  séduits  par  les  attraits  mêmes 
de  l'inconnu,  persuadés  que  derrière  ce  nuage  était  le 
soleil  qui  devait  apporter  la  liberté. 

Dans  toute  société  secrète ,  la  foule ,  de  bonne  foi, 
marche  vers  le  but  qui  est  montré  à  tous  ;  les  meneurs 
en  ont  un  autre,  c'est  celui  qui  n'est  révélé  qu'à  de 
rares  confidents.  Ainsi  en  était-il  de  l'association  hé^ 
tairiste.  Les  nombreux  adeptes,  répartis  sur  différents 
territoires,  se  croyaient  destinés  seulement  à  combattre 
le  despotisme  de  Constantinople  ;  ils  n'étaient  réellement 
que  les  i^ents  du  despotisme  de  S$iint*Pétersbourg.  Lpi 
Russie,  en  effet,  sinon  au  commencement,  du  moins  après 
k  développement  de  l'association,  en  tenait  tous  les  fils, 
en  remuait  tous  les  ressorts  ;  placée  au  centre  des  opé- 
rations, derrière  des  agents  discrets ,  assez  cachée  pour 
désavouer  en  cas  de  mauvaise  aventure ,  assez  engagée  . 
pour  faire  son  profit  du  succès.  Dans  ces  conditions  de 
prudence  pour  elle,  de  hasard  pour  les  autres,  elle  pou- 


—  112  — 

vait  laisser  carrière  aux  témérités  qui  lui  servaient  d'é- 
preuves,  et  risquer  quelques  têtes  comme  des  ballons 
d'essai. 

Les  hommes  habiles,  d'ailleurs,  auraient  pu  la  recon- 
naître au  jargon  mystique  qui  accompagnait  la  propa- 
gande révolutionnaire,  et  aux  formules  moitié  barbares, 
moitié  orientales  des  mystères.  Les  émissaires  s'intitu- 
laient apôtresy  mêlaient  le  nom  de  la  Vierge  à  ^celui  de 
Minerve ,  adoptaient  des  pratiques  d'une  rigueur  inqui- 
sitoriale,  et  frappaient  même  dans  l'ombre  ceux  qui  vou- 
laient trop  savoir.  Puis,  pour  agir  sur  les  faibles,  toutes 
les  jongleries  des  sociétés  maçonniques,  l'adoption  de 
certaines  couleurs,  les  statuts ,  les  serments»  les  anneaux, 
les  hiéroglyphes. 

La  propagande  avait  été  active  et  féconde,  se  recru- 
tant chez  les  Grecs  de  toutes  classes,  étendant  ses  ra- 
mifications depuis  les  montagnes  du  Pinde  et  de  l'O- 
lympe jusqu'aux  faubourgs  de  Vienne ,  de  Livourne 
et  de  Trieste  :  les  chances  semblèrent  assez  bonnes  pour 
prononcer  le  nom  de  la  Russie,  et  bientôt,  dans  les  con- 
ciliabules, le  czar  fut  mis  à  la  place  de  Varké.  Pour  quel- 
ques adeptes,  mais  en  très  petit  nombre,  ce  fut  une 
déception;  pour  les  autres,  un  surcroit  d'espérance  : 
les  premiers  voyaient  une  intrigue  en  place  d'un  prin- 
cipe; les  seconds,  au  lieu  d'une  abstraction,  étaient  heu- 
reux de  rencontrer  une  force  matérielle  suffisante  à  ren- 
verser les  obstacles  !  peu  leur  importait  l'instrument  de 
délivrance,  pourvu  que  l'instrument  fut  solide,  et  quand 
on  leur  offrait  la  liberté,  ils  ne  tenaient  à  discuter  ni  les 
agents,  ni  les  moyens. 

En  1819,  la  plupart  des  primats  de  la  Morée  comp- 


taîent  parmi  les  hétairistes  :  cette  même  année,  les  pri- 
mats des  iles  se  joignirent  à  eux ,  firent  rentrer  leurs  na« 
vires»  et  dans  Tattente  d'une  prochaine  commotion ,  sus- 
pendirent leurs  spéculations  commerciales.  Le  comte  Capo 
distria,  résidant  à  Gorfou ,  avait  le  secret  de  la  Russie; 
c'est  vers  cette  puissance  qu'il  dirigeait  les  pensées  et  les 
espérances. 

Cependant  un  mouvement  si  général,  composé  de  tant 
d'éléments  divers ,  ne  pouvait  rester  ignoré  du  gouver- 
nement qu'il  menaçait.  Les  hétairistes  mettaient  peu  de 
mesore  dans  leurs  propos ,  dans  leur  conduite  ;  et  les 
agents  diplomatiques  des  puissances  amies  de  la  Porte  lui 
avaient  donné  l'éveil.  On  vit  tout  à  coup  les  Turcs  réparer 
les  forteresses  du  Danube ,  établir  de  nouvelles  batteries 
et  faire  de  grands  préparatifs  militaires.  Il  était  temps 
pour  l'hétairie  de  frapper  ou  de  se  disperser,  lorsque,  aux 
derniers  jours  de  1820^  parut  à  Kissenief,  en  Bessarabie, 
Alexandre  Ypsilanti ,  major-général  dans  les  armées  de 
la  Russie. 

Ce  jeune  homme,  né  au  Phanar,  en  1795,  était  fils  du 
hospodar  qui ,  en  1806 ,  s'était  réfugié  en  Russie  pour 
échapper  aux  coups  de  ses  rivaux  et, de  la  Porte.  Élevé 
dans  les  connaissances  européennes ,  bien  accueilli  du 
czar,  Ypsilanti  avait  pris  du  service  dans  la  guerre  con- 
tre la  France,  s'était  distingué  dans  la  bataille  de  Gulm, 
où  il  perdit  la  main  droite ,  et  avait  mérité  par  son  dé- 
vouement à  la  cause  russed'être  élevé^  dans  l'armée,  à  un 
grade  supérieur.  Depuis  la  paix,  il  vivait  au  sein  de  sa 
famille ,  établie  à  Odessa.  Le  prétexte  de  son  arrivée  à 
Kissenief  était  une  visite  à  son  beau-përe ,  Constantin 
Gatacasi,  gouverneur  civil  en  Bessarabie. 

8 


—  414  — 

Mais  bientôt  il  se  présenta  ostensiblement  comme  chef 
aux  hétairistes  qui  habitaient  cette  nouvelle  conquête  du 
czar,  envoya  des  ordres  et  des  émissaires  aux  conspira- 
teurs plus  éloignés»  qui  tous  Taccueillirent  comme  celui 
qu'on  attendait.  Les  mêmes  meneurs  qui  avaient  imaginé 
Tarké,  érigèrent  un  simulacre  de  trône  militaire,  sur 
lequel  ils  placèrent  Alexandre  Ypsilanti,  avec  le  titre  de 
commissaire  du  gouvernement  général. 

Si  près  de  la  Moldo-Valaquie ,  Ypsilanti  devait  néces- 
sairement y  pratiquer  des  intrigues.  Le  pays  était  plein 
de  Grecs  et  de  Phanariotes  déjà  gagnés  à  la  Russie.  Quel- 
ques indigènes  même ,  séduits  par  un  espoir  d'affran- 
chissement» correspondaient  avec  lui  :  Constantin  Négri, 
Alexandre  Philipesco ,  et  l'évêque  de  Romnic-Vulcea , 
tous  hommes  honorables ,  amis  de  la  cause  nationale  » 
mais  égarés  dans  une  fausse  route.  D'autres»  au  contraire, 
en  garde  contre  la  Russie,  se  tenaient  sur  la  réserve,  at« 
tendant  une  occasion  d'agir  par  eux-mêmes.  Quant  au 
paysan  roumain,  qui  avait  le  plus  souffert  de  l'occupation, 
il  n'avait  pour  le  Mouscal  (Moscovite)  que  des  paroles 
de  haine. 

Mais  les  assurances  des  Phanariotes,  la  complicité  des 
hospodars ,  persuadent  Ypsilanti  qu'il  n'a  qu'à  se  pré- 
senter pour  devenir  maître  des  deux  principautés.  Le 
6  mars  1821,  il  franchit  lePruth,  escorté  d'une  centaine 
d'Albanais.  Le  même  jour,  il  est  à  Jassy ,  dans  le  palais 
de  Michel  Soutzo.  Celui-ci,  entré  de  bonne  heure  dans  le 
secret  de  la  conjuration,  le  reçoit  comme  un  hôte  attendu. 
Déjà  son  frère  Nicolas  Soutzo ,  et  son  beau-frère  Jean 
Schinas,  avaient  eu  le  temps  de  s'échapper  de  Constan« 
tinople  et  d'arriver  à  Odessa.  Les  Hantzeri  et  le  prince 


~   115  - 

Caradja ,  fils  aine  de  Tancicn  hospodar  de  Valaquie , 
avaient  eu  le  même  bonheur,  à  l^aide  d'un  déguisement 
pris  chez  l'ambassadeur  de  Russie. 

Michel  Soutzo  et  Ypsilanti  rédigèrent  ensemble  un« 
prodamation  aux  habitants,  pour  les  rassurer;  aux  Grecs , 
pour  les  appeler  aux  armes.  Car  le  mot  d'ordre  de  Thé* 
tairie  restait  le  même  :  raffranchissementde  la  Grèce. 

Les  boyars  moldaves  et  le  peuple»  qui  ne  comprenaient 
guère  pourquoi  Ton  choisissait  leur  pays  pour  théâtre 
d'une  insurrection  hellénique  ,  cherchaient  le  véritable 
sens  de  ces  proclamations ,  et  attendaient  les  événements 
avec  une.  curiosité  mêlée  d'inquiétude.  Par  contraste  à 
cette  flegmatique  réserve ,  les  Grecs  et  les  hétairistes 
éclataient  en  transports  d'enthousiasme,  célébrant  par 
avance  le  triomphe  de  la  liberté  et  invoquant  les  souvenirs 
deThémistocle  et  Léonidas.  La  jeunesse  accourait  de  tou- 
tes parts  se  ranger  sous  la  bannière  de  l'hétairie.  Des 
Bulgares»  des  Serbes,  des  Albanais»  grossirent  les  rangs. 
Chacun  s'empressait  autour  du  libérateur  de  la  Grèce»  et 
le  consul  russe  allait  chez  Ypsilanti  chercher  des  ordi*es 
ou  prendre  des  instructions.  Pour  mieux  constater  l'al- 
liance moscovite  »  les  proclamations  du  prince  furent  lues 
publiquement  à  Odessa»  aux  applaudissements  de  tout  le 
peupla. 

Mais  le  moment  était  mal  choisi.  Les  agents  de  la  Rus« 
sie,  plus  empressés  qu'intelligents  »  avaient  agi  sans  at- 
tendre le  mot  d'ordre  du  chef  de  la  conspiration ,  et 
plaçaient  ainsi  le  czar  dans  une  position  analogue  à  celle 
de  Louis  XI,  lors  de  l'insurrection  de  Liège.  En  effet  »  les 
souverains  ou  leurs  représentants  étaient  assemblés  à  Lay- 
bach»  pour  conjurer  les  périls  des  menées  révolutionnai- 


—  il«  — 

res  f  et  Toili  que  des  révolutionnaires ,  inspirés  par 
Alexandre,  compromettent  son  rôle  et  le  mettent  en  sus- 
picion. Ce  n'est  pas  tout.  Le  Grec  Cantacuzène,  dépéché 
par  Ypsilaniii  Tient  à  Laybach,  lui  demander  ses  ordres. 
Furieux  de  cette  visite  inopportune  y  le  e7.ar  signifie  au 
malencontreux  envoyé  Tordre  de  quitter  la  ville  dans  les 
vingt-quatre  heures ,  et  dit  plaisamment  au  congrès  : 
t  C'est  une  bombe  que  les  révolutionnaires  nous  lancent; 
»  mais  elle  n'éclatera  pas.  »  Il  trompait  encore;  car  il 
savait  à  n'en  pas  douter  que  la  bombe  éclaterait. 

11  voulut  néanmoins  se  mettre  en  mesure  avec  la  saintes- 
alliance»  et  ce  fut  en  trahissant  ses  complices. 

En  arrivant  à  Fockhsani  à  la  tète  de  quatre  mille  Alba- 
nais et  de  quelques  centaines  de  soldats  en  uniforme, 
Ypsilanti  fut  informé  que  le  consul  russe  de  Jassy  venait, 
par  ordre  de  son  souverain,  de  proclamer  la  haute  répro- 
bation dont  l'insurrection  était  frappée.  Sa  majesté  faisait 
déclarer  qu'elle  ne  pouvait  considérer  l'entreprise  d'Yp- 
silanti  que  comme  un  effet  de  Texaltation  insensée  qui 
caractérisait  Tépoque,  ainsi  que  de  l'inexpérience  et  de 
la  légèreté  de  ce  jeune  homme.  En  même  temps  Ypsi- 
lanti  était  privé  de  son  grade  de  major  général,  et  rayé 
des  contrôles  de  l'armée.  Cet  hypocrite  manifeste  était 
pour  le  chef  des  insurgés  une  véritable  déchéance,  une 
accusation  de  mensonge.  Voilà  donc  la  valeur  de  ses 
promesses  !  Voilà  les  secours  inattendus  de  Tarké,  de 
la  grande  puissance  !  Un  désaveu  et  une  menace  !  Ypsi«* 
lanti  n'élait  plus  qu'une  dupe  ou  un  imposteur* 

Pour  mieux  couvrir  sa  dissimulation,  la  cour  de  Rus^ 
sic  fit  connailre  à  Constantinople  sa  résolution  de  faire 
garder  leurs  cantonnements  aux  troupes  qui  se  trouvaient 


—  m  — 

sur  le  Pruth,  d'observer  la  plus  stricte  neutralité  dans 
les  principautés,  enfin  de  maintenir  les  traités  existants. 

A  Tappui  de  ces  promesses»  les  hétairistes,  qui  se 
trouvaient  en  Bessarabie,  en  furent  chassés  par  les  auto- 
rités qui  les  avaient  encouragés  à  s'armer. 

Ces  retours  mensongers  n'abusaient  personne.  Chacun 
avait  vu  partir  des  états  du  czar  la  plupart  des  Grecs 
réunis  au  quartier-général  dTpsilanli.  Mais  la  Turquie 
feignit  de  croire  ;  trop  heureuse  de  voir  son  adversaire 
contraint  à  Thypocrisie. 

La  première  victime  du  désaveu  de  la  Russie  fut  son 
complice  Phanariote»  Michel  Soutzo.  Les  boyars  molda- 
ves, conduits  par  le  métropolitain  Benjamin,  se  présen- 
tèrent chez  lui  et  Tinvitèrent  à  partir.  Le  malencontreux 
hospodar  ne  se  fit  pas  prier,  et  quittant  Jassy  dans  la 
nuit  du  11  avril,  il  se  retira  avec  sa  famille  en  Bessarabie. 
La  Russie,  en  effet,  lui  devait  un  asile  (1). 

Les  événements  de  Bucharest  étaient  pour  Thétairie 
plus  compromettants  encore. 

Callimachi,  nommé  à  la  place  d'Alexandre  Soutzo, 
venait  d'annoncer  l'arrivée  prochaine  de  ses  caimacans 
(lieutenants),  et  on  les  attendait  d'un  jour  à  l'autre,  lorsque 
tout  à  coup  on  apprend  la  marche  d'Ypsilanti.  Pris  à  l'im- 
proviste  et  peu  habitués  aux  promptes  résolutions ,  les 
boyars  courent  les  uns  chez  les  autres,  s'interrogent,  se 
consultent,  s'agitent,  se  disputent  et  ne  décident  rien. 
Incertains  sur  le  sens  du  mouvement,  sur  son  origine, 
sur  son  but ,  ils  ignorent  s'il  apporte  des  espérances  ou 

(1)  C'est  ce  même  Michel  Soutzo  qui ,  auprintemps  dernier  (1 85&) , 
était  le  chef  des  hétairistes  à  Athènes,  et  dirigeait  de  Ik  Tinsur* 
rectioD  grecque. 


—  418  - 

des  dangers.  Les  uns  voient  une  occasion  pour  les  Rou- 
mains; les  autres  une  occasion  pour  les  Russes;  dans  le 
doute,  ils  composent  entre  eux  une  régence  provisoire, 

D^autres,  dans  Bucharest,  étaient  mieux  informés. 
Giorgaki,  chef  des  milices  de  la  province,  depuis  long- 
temps d'intelligence  avec  Ypsilanti,  avait  réuni  sous 
main  des  bandes  de  partisans,  Albanais,  Bulgares,  Pan- 
dours,  aventuriers  de  toute  race.  Un  de  ses  principaux 
afiidés  était  le  serdar  ThéodoreVladimiresco,  Valaque  obs- 
cur, âgé  de  35  ans,  qui  avait  autrefois  été  sous-lieutenant 
de  Pandours  au  service  de  la  Russie.  Avant  qu*Ypsilanti 
eût  passé  le  Prutb,  Théodore  était  sorti  de  Bucharest  à 
la  tète  d'une  centaine  d'Albanais,  chargé  secrètement  par 
Giorgaki  de  soulever  la  petite  Yalaquie  et  de  convier 
aussi  les  Serbes  à  l'insurrection.  Il  se  trouvait  donc  à 
Tchernetz,  sur  les  frontières  de  la  Serbie,  attendant  les 
événements. 

Mais  il  y  avait  en  lui  de  secrètes  pensées,  qui  le  por^ 
taient  bien  aunlelà  des  projets  de  son  capitaine.  Yladimi- 
resco  s'était  nourri,  dans  le  silence,  des  vieilles  traditions 
de  la  nationalité  roumaine,  et  son  cœur  énergique  s'était 
maintes  fois  indigné  au  spectacle  des  abaissements  et 
des  malheurs  de  la  patrie.  L'occasion  se  présentait  de  la 
venger,  de  la  relever  peut-être,  et  il  avait  reçu  les  confi- 
dences de  Giorgaki  comme  une  voie  ouverte  à  de  grandes 
entreprises.  Mais  ce  n'était  au  profit  ni  du  Phanariote  Yp- 
silanti,  ni  des  Russes  protecteurs  du  Phanariote,  ni  des 
Grecs  qui  lui  importaient  peu,  qu'il  voulait  armer  son  bras 
ou  donner  son  sang.  Un  autre  intérêt  l'occupait,  la  patrie 
si  longtemps  oubliée ,  le  réveil  de  la  nation  roumaine , 
l'expulsion  de  l'étranger.  Ce  n'élait  pas  non  plus  sur  les 


-   410  — 

boyaro  qu'il  faisait  foi  ;  trop  longtemps  endormis  dans 
les  salons  du  phanar,  ils  ne  pouvaient  apporter  à  l'œuvre 
qu'il  méditait  des  bras  assez  robustes,  des  cœurs  assez 
fermes.  C'était  le  paysan  qui  devait  lui  faire  une  armée, 
le  paysan  endurci  au  travail,  éprouvé  par  la  douleur,  for-* 
tifié  par  de  longues  colères. 

A  peine  Vladimiresco  eut-il  appris  les  premiers  mouve» 
ments  d^Ypsilanti,  qu'il  appela  aux  armes  les  montagnards 
de  la  petite  Yalaquie,  invoquant  dans  ses  proclamations 
les  souvenirs  de  patrie  et  de  liberté ,  et ,  bientôt  suivi  de 
robustes  auxiliaires,  il  descendit  à  Craiova,  rassembla  le 
peuple  et  l'associa  à  ses  projets  de  délivrance.  «  Rou- 
»  mains  !  leur  dit-il,  l'heure  est  venue  de  secouer  le  joug 
f  des  coicoî  et  des  arcbondas  du  phanar  ;  suivez-moi,  et 
f  je  mettrai  fin  à  leurs  spoliations,  et  je  vous  rendrai  vos 
f  droits  et  votre  gouvernement  national,  t  Ces  paroles 
si  nouvelles,  après  tant  d'années  de  servitude ,  réveillè- 
rent tous  les  cœurs;  chacun  promit  appui  au  chef  popu- 
laire. En  peu  de  jours,  Vladimiresco  fut  maître  de  tout 
le  Banat  de  Graiova. 

Son  premier  acte  d'autorité  fut  la  réforme  des  lois  fis- 
cales qui  écrasaient  le  cultivateur.  H  réduisit  la  capitation 
au  taux  des  anciennes  lois  et  supprima  le  vinarit  et  le 
vacaritf  impôts  sur  les  vignes  et  sur  les  troupeaux.  Les 
paysans ,  pleins  d'espoir,  accouraient  en  foule  autour  du 
libérateur  et  ne  le  nommaient  plus  que  Toudour  Yoda^ 
le  prince  Théodore. 

Sa  troupe  s'était  considérablement  accrue,  non-seule- 
ment par  l'adjonction  des  volontaires  paysans,  mais  en- 
core par  celle  de  bandes  armées  venues  des  montagnes^ 
Nous  avons  dit  plus  d'une  fois  que  des  payons,  jpoussés 


~    Ï2    ~ 
,15.1»»  II-  l.iijîaudii;;.  iiu<'  ULTiuw.'  r-rana-i»     1      ^^"'* 

4,.x  ;^M.^v^  plut  <Hi  njuiiit  iMHniwaat,  I^Msef  .j;^ 
-    -    .»  fiorçaieulsuf  leur.s  oponseew  ^  ndfa 

■lî  redouter,  uiit  usuiu--  !»-  ^m  ^^  jL 

}v)ur  cljcfc  £irdi.)i.  iataa.  ^mtéko, 

-     roumaiiL  L aluaum  i:-...  ainil 

k-:* Turcs, et réBarvai  jsr  ia :i«a 

-  ■»squeexdufi'WBnHn-..j-ieBB 
V  .<.,.-»..  ^.  Kjrdjali  knr  laiat  uns 
^  "^-îSSMlsurlesKixaa^etuaBt 
■     V  »  ^«mntieun  oôyiQaa 

•  V  »  ««\  l'fcanarioies,  «^pir 
^      .>v4.i<Art.8titutiools,pjio. 

V    -^   -'•-^•*|«U'S«880Ciésliirath 

"';^Mv<r  plus  d'un  jmai. 
-^v<\|VMUuietde\Tadiœi. 

^  '«•^vvwvloMWemouremeol. 
^'''^'«M»^,,u«nou8|>arta. 


—  121   - 

gaons  les  méroes  dangers  et  les  mêmes  joies.  St  rauê  êtes 
contents  de  voire  frère,  il  est  content  de  vous.  Msis  le 
moment  est  venu  de  prendre  une  résdlution  qui  va  peu^ 
être  nous  séparer  ;  car  Tbeure  de  rindépendanee  vient 
de  sonner  pour  les  chrétiens  de  la  Turquie.  Ypsikali 
s'avance  sur  Fockshani.  Théodore  est  &  Gralova»  et  va 
marcher  sur  Bucharest.  Lequel  voulez*vous  suivre?  Pour 
moi,  je  ne  marcherai  jamais  dans  les  mêmes  rangs  qu*ua 
Turc.  Qui  m'aime  est  avec  moi  !  » 

Deux  cents  hommes  avec  Hikabki,  se  rangèrent  sous 
ses  ordres  et  allèrent  vers  Ypsilanti  ;  les  cent  autres  avee 
Swedko  rejoignirent  Vladimiresco. 

Au  moment  de  la  séparation,  Kirdjali  tendît  basais  â 
Swedko.  «  Adieu,  camarade,  lui  dit-il,  si  le  ton  des 
armes  nous  sépare,  n*oublions  pas  que  ikios  Mmam^ 
frères  !  t 

Yladimiresco  vit  accourir  d'autres  baudes  ^^tsax^iy^ 
mées  aux  combats  désespérés,  et  L>i*t  14  sa  trav}^ 
grossie  se  mit  en  route  vers  Bodiarcst,  ca  Bi^^^at  m^ 
bords  de  TOlto.  A  son  approcbe,  ki  i^^sn  ùi  a  ri^ 
gence  provisoire  prenant  Falamie ,  £r*u  matvi^e  a  es 
rencontre  quelques  ceouônes  d'AIl^iâia  jjL  ,  a&  Lia  ot 
le  combattre,  se  réunirent  a  Isa*  Ltrjï  'Jif^  acâtu^ivofle, 
revint  tout  seul  à  Bucbartst. 

Alors  on  députa  vers  TLbMk^e  fe  i^ir  hdtmnclÊJStm 
qui  était  bien  connu  de  lui.  Maus  k  va^  iskrrjjjt  i^  *i«^ 
lut  entendre  aucune  propc^wVxi.  &  /vi  se  ^^viaiBi-ir 
d'abord  les  réformes  dé'}k  i&tr>sw«is  uob  ^  X-s\sdi  i^ 
Craîova,  la  réduction  de  b  c&f «r.a:^uL  ^  ji  ii;w^*^  ^^a  î-* 
vacarit  et  du  vinahL  Pcul-écrt  *îiC-<4  î*»^.!^!^  v-  ^<./t- 
mes^saufà  les  révoquer  €Sâu6e,it^jàt^^»ir>:iV>  i  -.i.>v^ 


—  120  - 

à  bout  avaient  abandonné  leurs  champs  pour  trouver 
dans  le  brigandage  une  dernière  ressource.  Aussi  y  avait- 
il  toujours  dans  les  retraites  des  forêts  et  des  montagnes 
des  troupes  plus  ou  moins  nombreuses  d'hommes  déses- 
pérés,  qui  exerçaient  sur  leurs  oppresseurs  de  cruelles 
représailles.  En  1821,  on  signalait,  parmi  ceux  qui  s'é- 
taient le  plus  fait  redouter,  une  bande  de  trois  cents  hom- 
mes qui  avaient  pour  chefs  Kirdjali,  albanais,  Swedko, 
serbe,  et  Mikalaki,  roumain.  L'albanais  Kirdjali  n'avait 
de  haine  que  pour  les  Turcs,  et  réservait  pour  eux  toutes 
ses  vengeances.  A  cette  époque  le  commerce  des  deux 
principautés  était  exploité  presque  exclusivement  par  leurs 
marchands ,  appelés  tchorbadjL  Kirdjali  leur  faisait  une 
guerre  à  outrance,  les  détroussant  sur  les  routes,  les  tuant 
après  les  avoir  dépouillés,  et  livrant  leurs  cadavres  aux 
bêtes  fauves.  Mikalaki  et  Swedko,  de  leur  côté,  portaient 
de  rudes  coups  aux  boyars  et  aux  Phanariotes,  attaquant 
hardiment  les  châteaux,  et  forçant  à  restitution  les  oppres- 
seurs du  paysan. 

Pendant  quatre  ans,  ces  énergiques  associés  tinrent  la 
campagne,  secrètement  favorisés  par  plus  d'un  paysan. 
Les  insurrections  simultanées  d'Ypsilanti  et  de  Yladimi- 
resco  leur  ouvrirent  une  nouvelle  carrière.  Mais  ils  se 
rendaient  diiBcilement  compte  de  ce  double  mouvement. 
D'un  côté ,  Ypsilanti  et  ses  Grecs  n'excitaient  guère 
leurs  sympathies  ;  d'un  autre,  Yladimiresco  et  ses  pay- 
sans marchaient  avec  des  Turcs;  et  Kirdjali  ne  pouvait 
se  faire  à  l'idée  de  suivre  le  même  drapeau  que  ses  éter- 
nels ennemis.  Ne  sachant  que  résoudre,  KirdjaU  assem- 
bla ses  hommes. 

f  Frères,  leur  dit-il,  voici  quatre  ans  que  nous  parta- 


—  121  — 

gaons  les  mêmes  dangers  et  les  mêmes  joies.  Si  vous  éles 
contents  de  votre  frère,  il  est  content  de  vous.  Mais  le 
moment  est  venu  de  prendre  une  réscflution  qui  va  peut- 
être  nous  séparer  ;  car  Theure  de  Tindépendance  vient 
de  sonner  pour  les  chrétiens  de  la  Turquie.  Ypsilanli 
s'avance  sur  Focksbani.  Théodore  est  &  Graïova,  et  va 
marcher  sur  Bucharest.  lequel  voulez-vous  suivre?  Pour 
moi,  je  ne  marcherai  jamais  dans  les  mêmes  rangs  qu'un 
Turc.  Qui  m'aime  est  avec  moi  !  » 

Deux  cents  hommes  avec  Mikalaki»  se  rangèrent  sous 
ses  ordres  et  allèrent  vers  Ypsilanli  ;  les  cent  autres  avec 
Swedko  rejoignirent  Yladimiresco. 

Au  moment  de  la  séparation,  Kirdjali  tendit  la  main  à 
Swedko.  «  Adieu,  camarade^  lui  dit-il,  si  le  sort  des 
armes  nous  sépare,  n'oublions  pas  que  nous  sommes 
frères  !  t 

Yladimiresco  vit  accourir  d'autres  bandes  accoutu- 
mées aux  combats  désespérés,  et  bientôt  sa  troupe 
grossie  se  mit  en  route  vers  Bucharest,  en  suivant  les 
bords  de  TOlto.  Â  son  approche ,  les  boyars  de  la  ré- 
gence provisoire  prenant  l'alarme ,  firent  marcher  à  sa 
rencontre  quelques  centaines  d'Albanais  qui ,  au  lieu  de 
le  combattre,  se  réunirent  à  lui.  Leur  chef,  abandonné, 
revint  tout  seul  à  Bucharest. 

Alors  on  députa  vers  Théodore  le  boyar  Samourkassi 
qui  était  bien  connu  de  lui.  Mais  le  chef  patriote  ne  vou- 
lut entendre  aucune  proposition,  si  l'on  ne  consentait 
d'abord  les  réformes  déjà  introduites  dans  le  Banat  de 
Craîova,  la  réduction  de  la  capitation  et  la  suppression  du 
vacarit  et  du  vinarit.  Peut-être  eùt-on  accordé  ce3  réfor- 
mes^ saufà  les  révoquer  ensuite,  si  Yladimiresco  n'eût  de- 


—  1Î2  — 

mandé,  comme  mesure  supplémentaire,  les  tètes  de  dousse 
boyars,  genre  de  concession  qui  n'admet  pas  de  révoca* 
lion  ultérieure. 

Pendant  les  négociations,  Vladimireseo  poursuivait  sa 
marche  et  disposait  ses  troupes  sur  les  chemins  qui  con- 
duisent de  Buoharest  en  Transylvanie.  A  cette  nouvelle, 
les  boyars  tremblant  de  se  voir  enfermés  dans  la  ville  et 
livrés  à  la  discrétion  d'un  homme  qui  n'était  à  leurs  yeux 
qu'un  féroce  aventurier ,  prirent  la  fuite  dans  toutes 
les  directions.  Le  prince  Brancovano  leur  donna  l'exemple, 
et  les  agents  des  puissances  étrangères  quittèrent  éga- 
lement leurs  résidences. 

La  régence ,  eu  partant ,  confia  la  garde  de  la  ville  à 
GaminariSava,  chef  d'Albanais,  qui  commandait  à  deux 
mille  cavaliers. 

Sur  ces  entrefaites,  arrivèrent  Négri  et  Vogoridi, 
caimacans  de  Callimachi,  annonçant  la  prochaine  venue 
d'une  armée  turque,  destinée  à  châtier  les  rebelles.  Hais, 
voyant  les  progrès  de  Théodore,  ils  lui  envoyèrent  porter 
des  propositions  conciliatrices.  «  Dis  aux  caïmacans, 
»  répondit  Théodore  à  l'envoyé,  de  faire  savoir  à  leur 
x>  maître  que  je  ne  lui  permettrai  pas  de  franchir  le  Da- 
>  nube  avant  que  la  principauté  ait  obtenu  une  constitu* 
»  tion  fondée  sur  les  droits  nationaux.  »  Cette  fière  ré- 
ponse effraya  les  caimacans  ;  ils  sortirent  de  Buoharest 
avec  les  derniers  Turcs  qui  s'y  trouvaient,  et  se  hâtèrent  de 
repasser  le  Danube. 

Rien  n'arrête  plus  Théodore  ;  il  s'avance  vers  Bucha- 
rest  accompagné  des  vœux  de  tous  les  paysans  qui,  beau- 
coup mieux  que  les  boyars,  comprennent  sa  mission. 
Sava,  cependant,  qui  commande  dans  la  ville ,  peut  lui 


faire  obstacle*  Théodore  échange  plusieurs  courriers  avec 
lui,  pour  connaiUre  ses  intentions.  Sava,  créature  de  Cal- 
limaohi,  et  fidèle  aux  traditions  du  hospodarat»  dissimule 
néanmoins  sa  pensée ,  évite  de  se  prononcer,  mais  s'en- 
gage à  ne  pas  troubler  la  venue  du  chef  national.  Vladi- 
miresco  n'hésite  plus  à  pénétrer  dans  la  ville. 

Son  entrée  eut  lieu  le  27  mars.  La  veille,  Sava  par- 
courait la  ville  suivi  de  ses  Albanais^  rassurait  le  peuple, 
l'invitait  à  la  tranquillité,  puis  se  retirait  avec  ses  trou- 
pes dans  le  couvent  de  la  cathédrale.  Ce  bâtiment,  en* 
touré  de  fortes  murailles,  est  situé  sur  une  hauteur ,  et 
domine  la  ville  comme  une  citadelle.  Il  y  avait  dans  ces 
précautions  quelque  chose  d'hostile,  qui  semblait  annon- 
cer un  désaccord.  Les  habitants  inquiets  ne  comprenaient 
rien  aux  événements. 

L'entrée  de  Yladimiresco  dissipa  les  alarmes,  k  sa  droite 
marchait  un  prêtre  portant  la  croix  ;  à  sa  gauche ,  son 
lieutenant ,  le  Macédonien  Théodore  ;  derrière  lui ,  un 
corps  de  pandours,  suivis  immédiatement  d'une  troupe 
albanaise  commandée  par  le  capitaine  grec  Formaki, 
renommé  pour  sa  rare  intrépidité.  Deux  mille  hommes 
en  tout  accompagnaient  Théodore  dans  Bucharest.  Le 
reste  de  sa  troupe,  composé  de  montagnards  du  Banat  de 
Graiova  et  de  paysans  de  la  Yalaquie ,  au  nombre  de  cinq 
mille,  avait  été  caserne  dans  des  monastères  en  dehors 
de  la  ville. 

Théodore  s'empare  aussitôt  de  l'administration ,  fait 
connaître  par  des  proclamations  la  pensée  nationale  de 
l'insurrection,  appelle  autour  de  lui  les  boyars  indigènes, 
et  les  invite  à  s'associer  à  ses  efforts  pour  reconquérir 
les  droits  du  pays.  Les  plus  courageux  s'exaltent  à  sa 


—  124  — 

parole»  les  timides  se  rassurenti  et  bientôt  la  population 
entière  se  réveille  à  l'espoir  de  retrouver  une  patrie. 

Il  n'entrait  pas  cependant  dans  les  intentions  de  Vla« 
dimiresco  de  disputer  à  la  Turquie  ses  droits  de  suzerai- 
neté t  et  de  donner  un  prétexte  aux  années  ottomanes. 
Pour  lui  »  l'ennemi  c'étaient  le  Russe  et  ses  créatures  pha- 
nariotes;  pour  lui,  le  but  de  la  guerre  était  le  retour  aux 
capitulations  de  Bajazetet  de  Mahomet,  le  rétablissement 
du  droit  d'élection,  le  gouvernement  des  princes  indi- 
gènes, et  le  soulagement  des  cultivateurs.  Aussi  adressa- 
t-il  à  la  Porte  des  assurances  de  fidélité,  en  même  temps 
que  des  protestations  contre  les  actes  d'Ypsilanti  et  de 
Gantacuzëne,  se  déclarant  résolu  à  les  chasser  du  pays 
et  à  renouveler  l'accord  des  Roumains  avec  les  Turcs , 
aussitôt  que  justice  serait  faite  des  agents  de  la  Russie. 

Pendant  ce  temps  Ypsilauti  s^avançait  avec  lenteur. 
Troublé  de  la  singulière  position  que  lui  a  faite  la  Rus- 
sie, inquiet  de  l'apparition  du  parti  national,  il  voyait 
croître  autour  de  lui  les  incertitudes  et  les  contretemps. 
Il  n'y  avait  pas  en  lui,  d'ailleurs,  la  force  d'âme  qui  prend 
conseil  des  difficultés  mêmes ,  et  qui  sait  puiser  dans 
l'obstacle  de  magnanimes  résolutions.  Faible  et  irrésolu, 
Ypsilanti  avait,  dans  les  armées  russes,  appris  à  obéir,  non 
à  commander  ;  ambitieux  de  second  ordre,  ne  sachant 
plus  décider  lorsque  se  retirait  la  main  qui  donnait  l'im- 
pulsion.  Les  chefs  de  bandes  qui  l'accompagnaient  étaient 
incapables  de  lui  donner  des  conseils  ;  mais  déjà  ils  ap- 
prenaient à  ne  plus  lui  en  demander ,  et  il  n'y  avait  pas 
un  seul  d'entre  eux  qui  n'eût  plus  d'énei^e  dans  l'in* 
discipline  que  lui  dans  le  commandement. 

Cependant  autour  de  lui  l'enthousiasme  ne  faisait  pas 


—  125  — 

défaut»  surtout  parmi  les  jeunes  Grecs  formant  une 
troupe  d'élite»  qu'ils  avaient  nommée  le  bataillon  sacré. 
Ceux-là  étaient  de  bonne  foi^  étrangers  aux  menées  de 
Saint-Pétersbourg,  et  guidés  seulement  par  de  géné- 
reuses pensées.  Accourus  de  tous  les  coins  de  TEurope, 
sortis  des  grandes  écoles  de  Paris  »  de  Vienne  ou  de 
Berlin,  remplis  d'instruction  et  de  courage ,  ils  n'avaient 
embarrassé  leur  rôle  d'aucune  intrigue  politique.  Com- 
battre ou  mourir  pour  l'affranchissement  de  la  Grèce  » 
Yoilà  toute  leur  mission,  grande,  parce  qu'elle  est 
simple. 

Parmi  eux ,  enflammés  des  mêmes  désirs  de  liberté , 
jaloux  peut-être  de  réhabiliter  des  noms  maudits  des  Rou- 
mains, étaient  enrôlés  les  fils  de  quelques  Phanariotes, 
Duca,  Soutzo ,  Maurocordato.  Les  couleurs  du  bataillon 
sacré  sont  rouge,  blanc  et  noir  ;  Temblème  est  le  Phénix 
renaissant  de  ses  cendres;  Tuniforme  est  noir;  la  coif- 
fure, un  bonnet  décoré  sur  le  devant  d'une  tête  de  mort 
avec  des  os  en  sautoir;  appareil  exagéré  peut-être,  mais 
en  accord  avec  les  inspirations  de  la  jeunesse  et  d'une 
révolution  qui  commence. 

Ypsilanti  ayant  autour  de  lui  dix  mille  hommes ,  en 
laisse  quatre  mille  à  Cantacuzène  pour  agir  en  Moldavie, 
et  s'avance  avec  le  reste  sur  Bucharest;  mais,  inquiet  de 
l'attitude  du  parti  national,  il  s'arrête  à  Colentina, 
maison  de  plaisance  située  à  une  lieue  de  la  ville.  Yla- 
dimiresco  s'y  était  établi  lui-même  depuis  une  semaine. 
Ypsilanti  ,  pour  le  sonder  ou  le  gagner,  i'invite  à  une 
conférence.  Mais  c'est  en  vain  que  le  rusé  Phanariote 
veut  l'entraîner  k  faire  cause  commune  avec  lui  :  la  brus- 
que franchise  du  chef  patriote  déjoue  tous  les  artifices  ; 


—  426   - 

il  repousse  Talliance  russe,  et  n'admet  rien  ]de  commua 
entre  la  cause  des  Grecs  et  celle  des  Valaques.  Les  deux 
chefs  se  séparent  mécontents  Tun  de  l'autre ,  Théodore 
pour  se  retrancher  dans  le  monastère  de  Cotrotchéni  » 
d'où  il  domine  tout  le  pays,  Ypsilanti  pour  gagner  Tir- 
govist  dans  l'attente  des  événements. 

Le  pays  se  trouvait  alors  dans  d'étranges  incertitudes. 
D'un  côté  Ypsilanti  et  Cantacuzëne,  Grecs  en  apparencet 
Russes  en  réalité,  avec  eux  Giergaki  ;  de  l'autre  Yladimi- 
resco  avec  les  paysans  et  quelques  boyars  indigènes ,  mais 
accompagné  de  bandes  de  même  race  et  de  même  habit 
que  celles  de  ses  rivaux  ;  enfin  Gaminari  Sava  penchant 
secrètement  pour  les  Turcs ,  mais  prêt  à  se  prononcer 
pour  les  décisions  de  la  fortune. 

Pour  suivre  résolument  la  bonne  voie  au  milieu  de 
ces  éléments  disparates  ,  il  aurait  fallu  plus  d'habitude 
des  aflaires  que  n'en  pouvaient  avoir  les  Roumains. 
Théodore  leur  offrait  des  espérances  ;  mais  les  pandours 
et  les  Albanais  de  sa  suite  inspiraient  l'inquiétude.  Sava 
se  tenait  immobile  dans  Bucharest  ;  mais  qu'allait-il  dé* 
cider?  Les  jeunes  Grecs  faisaient  entendre  des  paroles 
d'affiranchissement  qui  flattaient  bien  les  cœurs;  mais  ils 
étaient  de  cette  race  qui  avait  épuisé  le  sang  et  les  tré-^ 
sors  des  principautés.  Enfin,  on  annonçait  l'arrivée  des 
Turcs,  et  cette  annonce  apportait  d'autres  anxiétés* 

Tant  de  complications  refroidissaient  Télan  des  indi* 
gènes,  et  Yladimiresco  n'était  pas  secondé  ainsi  qu'il  le 
méritait.  Les  cœurs,  attiédis  par  les  méfiances,  perdaient 
le  temps  en  vœux  stériles ,  et  quand  l'occasion  se  pré* 
sentait  à  de  nobles  efforts,  lesYalaques  la  laissaient  passer, 
Dour  en  attendre  une  plus  facile.  Mais  les  occasions  faciles 


-  127  — 

De  vimncnt  pas  aux  opprimés  ;  et  les  reproches  ne  doi- 
vent pas  être  épargnés  aux  Yalaques  pour  n'avoir  ni 
compris  9  ni  dignement  aidé  Vladimiresco.  Quelques 
montagnards  >  quelques  paysans  furent  plus  intelligents 
et  plus  courageux  que  les  boyars.Ce  n'est  qu'après  coup 
que  ceux-ci  l'ont  apprécié;  ce  n'est  qu'après  la  mort  du 
grand  chef  national ,  qu'ils  ont  su  lui  rendre  hommage 
par  de  tardifs  regrets ,  dernière  expression  de  faiblesse  ; 
car  les  regrets  n'appartiennent  qu'aux  faibles. 

Dans  les  premiers  moments  de  l'insurrection  hétairiste, 
la  Porte  s'était  épouvantée.  Elle  aussi  croyait  à  la  com- 
plicité de  la  grande  puissance  annoncée  aux  initiés ,  et  se 
sentait  prise  au  dépourvu  par  les  stratagèmes  de  son  opi- 
niâtre rivale.  Mais  lorsqu'elle  entendit  le  désaveu  ,  lors- 
qu'elle reçut  les  assurances  de  sympathie  de  tous  les  cabi- 
nets chrétiens ,  lorsqu'elle  vit  l'insurrection  de  Valaquie 
sans  avenir,  les  chefs ,  sans  entente,  disposés  à  se  faire  la 
guerre,  et  le  parti  national  prêt  à  lui  tendre  la  main,  elle 
résolut  d'agir. 

Kiaya-Méhémed ,  pacha  de  Silistrie,  reçut  Tordre  de 
franchir  le  Danube  à  la  tète  de  dix  mille  hommes  et  de  se 
porter  sur  Bucharest  ;  Hadji-Âchmet ,  pacha  de  Widdin 
devait  envahir  la  petite  Valaquie  ;  Jussuf,  pacha  d'Ibraîla, 
marchait  sur  la  Moldavie  ;  ces  trois  corps  d'armées  étaient 
forts  d'environ  trente  mille  hommes  ;  leurs  mouvements 
simultanés  s'exécutèrent  dans  les  premiers  jours  de  mai. 

Immobile  à  Tirgovist ,  Ypsilanti  semblait  ne  pas 
soupçonner  les  dangers  qui  le  menaçaient.  Son  temps  se 
passait  en  fêtes»  en  bals»  et  en  festins;  on  eût  dit  le  repos 
après  la  victoire.  Nulle  précaution  contre  les  surprises^ 
mil  soin  de  la  discipline.  Invimble  aux  soldats,  il  se  re- 


-  428  - 

tranchait  dans  une  majestueuse  oisiveté,  et  se  dérobait 
aux  fatigues  du  commandement;  insurgé  sans  conviction 
et  révolutionnaire  par  ordre  supérieur,  il  se  montrait  in- 
digne de  la  liberté  avant  de  Tavoir  conquise. 

Une  armée  de  partisans  ainsi  abandonnée  à  elle- 
même  ,  ne  pouvait  qu'imiter  et  dépasser  de  mauvais 
exemples.  Pendant  que  les  chefs  dansaient ,  les  soldats 
pillaient;  les  campagnes  étaient  ravagées  comme  dans 
une  invasion,  les  habitants  maltraités,  les  maisons  mises  à 
sac.  On  avait  promis  aux  Roumains  le  repos  et  la  liberté  ; 
on  renouvelait  chez  eux  les  plus  cruels  excès  des  Turcs. 

Pendant  que  Fhétairie  faisait  de  si  tristes  débuts  «  les 
Turcs  entraient  à  Bucharest.  Vladimiresco,  à  leur  appro- 
che, s'était  éloigné  avec  sa  troupe ,  se  portant  sur  Kim- 
polongo  ,  d'où  il  débordait  la  droite  de  Tarmée  d'Ypsi- 
lanti.  Celui-ci  s'imagina  que  Théodore  voulait  couper  sa 
ligne  de  retraite  vers  les  montagnes.  Plus  préoccupé  des 
desseins  du  chef  national^que  des  manœuvres  des  Turcs, 
Ypsilanti  tremblait  de  voir  derrière  lui,  sinon  un  adver- 
saire déclaré,  au  moins  un  allié  suspect.  Fidèle  aux  tra- 
ditions phanariotes,  il  cherchait  une  ressource  dans  la 
trahison. 

Par  ses  ordres,  Giorgaki  demanda  une  conférence  à 
Vladimiresco  ;  leur  ancienne  liaison  le  fit  bien  accueillir. 
Il  se  présenta,  suivi  de  trois  cents  soldats ,  et ,  en  pré- 
sence des  officiers  de  Théodore,  il  lui  reprocha  ses  rela- 
tions avec  les  Turcs,  produisant  à  Tappui  de  Taccusatton 
des  lettres  enlevées  à  un  courrier.  Théodore  ne  prétendit 
pas  nier  le  fait  :  il  cherchait,  disait-il,  à  obtenir  par  la 
voie  des  négociations,  mais,  tout  en  gardant  les  armes  » 
une  amélioration  au  sort  de  ses  compatriotes.  «  Il  n'en- 


—  129  — 

»  Ire  pas  dans  ma  pensée,  ajouta-t-il,  de  trahir  les  Grecs. 
»  Mais  leur  cause  n'est  pas  la  nôtre.  Que  les  Grecs  pas- 
9  sent  le  Danube,  comme  ils  doivent  le  faire,  qu'ils  corn- 
9  battent  sur  leur  propre  terrain ,  et,  je  promets,  en  cas 
»  de  revers ,  de  leur  garder  toujours  un  asile  en  Vala- 
»  quie.» 

Afin  de  calmer  cependant  les  méfiances,  Yladimiresco 
consentit  à  se  porter  plus  loin,  et  à  prendre  une  position 
moins  inquiétante  pour  Ypsilanti. 

Il  n'avait  pas  eu,  du  reste,  à  se  louer  de  l'attitude  de  ses 
capitaines  pendant  la  conférence.  Ces  chefs  Albanais  ou 
Bulgares  ne  comprenaient  guère  la  question  roumaine^  et 
la  cause. nationale  les  intéressait  peu.  La  plupart  avaient 
cherché  dans  l'insurrection  une  occasion  de  fortune ,  et 
s'ils  avaient  un  principe,  c'était  la  haine  envers  le  Turc. 
Aussi  avaient-ils  témoigné  leur  mécontentement  à  la  vue 
des  lettres  produites  par  Giorgaki.  Yladimiresco  ju- 
gea qu'il  ne  pouvait  compter  sur  eux  :  obéissant  aux 
nécessités  des  guerres  civiles ,  et ,  il  faut  le  dire  aussi , 
aux  habitudes  du  pays ,  il  en  fit  secrètement  pendre  neuf 
des  plus  suspects. 

Il  n'avait  pas,  d'ailleurs,  tout  dit  à  Giorgaki.  Son  in- 
tention bien  décidée  était  d'expulser  Ypsilanti  et  les  hc- 
tairistes,  et  de  faire  cause  commune  avec  les  Turcs,  plutôt 
que  de  laisser  renaître  le  fëgne  du  Phanar  et  la  supré- 
matie des  Russes. 

De  nouvelles  lettres  écrites  dans  ce  sens  furent  en- 
core surprises  par  les  hétairistes.  Giorgaki,  furieux^  jura 
de  se  venger. 

Mille  cavaliers  qu'il  commandait  furent  chargés  d'oc- 
caper,  dans  le  plus  grand  silence,  les  postes  les  plus  im- 

9 


—  430  - 

*  portants  autour  du  nouveau  campement  de  Théodore  ; 
et)  quand  ces  dispositions  furent  prises ,  il  se  présenta, 
suivi  d'une  nombreuse  escorte,  au  quartier  général  de  ce 
dernier,  demandant  une  seconde  conférence  au  nom 
d'Ypsilanti,  en  présence  des  officiers  de  Théodore ,  afin 
qu'ils  eussent  connaissance  des  communications  impor- 
tantes qu'il  avait  à  faire.  Vladimiresco  manda  ses  capi- 
taines, au  nombre  d'environ  quarante. 

Lorsqu'ils  furent  assemblés,  Giorgaki  entra  suivi  dune 
dizaine  des  siens.  Théodore  était  assis  sur  un  sopha.  <  Le 

»  prince  m'envoie,  dit  Giorgaki —  Peu  m'importe 

»  votre  prince ,  interrompit  fièrement  Vladimiresco.  — 
»  Le  prince  m'envoie,  reprit  Giorgaki,  pour  vous  signaler 
»  à  vos  officiers  comme  un  traître;  et  voici,  ajouta*t-il  en 

>  tirant  les  lettres  de  son  sein,  les  preuves  de  votre  tra- 
D  hison.  j>  Puis,  faisant  lecture  à  haute  voix  de  plusieurs 
extraits  des  lettres,  il  s'adressa  aux  capitaines  assemblés  : 
€  Avez-vous  donc ,  braves  guerriers ,  pris  les  armes  en 

>  faveur  des  Turcs?  —  Non ,  dirent-ils,  non.  —  C'est 
»  pourtant  ce  que  veut  votre  chef.  »  Et,  comme  ils  sem- 
blaient encore  irrésolus.  —  «  Demandez  à  ce  traître, 

>  ajouta-t-il,  ce  qu'il  a  fait  des  neuf  capitaines  qui  furent 
»  présents  à  notre  précédente  entrevue.  »  Et  Giorgaki 
rappela  successivement  leurs  noms.  «  Il  les  a  fait  pendre, 
»  s'écria-t-il,  et  chacun  de  vous  est  réservé  au  même 
D  sort.  9  A  ces  mots ,  l'indignation  éclata  parmi  les  ca- 
pitaines ;  ils  s'agitaient  autour  du  chef,  vomissant  des  re- 
proches et  des  menaces.  Giorgaki  jugea  le  moment  favo- 
rable, et  sur  un  signe  de  lui,  les  hommes  de  son  escorte 
se  jetèrent  sur  Vladimiresco,  lui  lièrent  les  mains,  et  le  con- 
duisirent au  quartier  général  d'Ypsilanti.  Confié  à  la  garde 


—  431   - 

du  chef  de  bandes,  Basile  Caravia ,  Yladimiresco  ne  sa- 
vait ce  qu'on  allait  décider  de  lui ,  lorsque  le  secrétaire 
et  deux  aides  de  camp  d'Ypsilanti  vinrent  le  réclamer  et 
remmenèrent  avec  eux.  —  «  Oii  me  conduisez-vous? 
f  leur  demanda,  chemin  faisant,  Yladimiresco.— Voir 
»  tes  soldats ,  répondirent-ils.  —  Me  croyez-vous  donc 
>  assez  aveugle,  repritril,  pour  penser  que  ce  chemin  con- 
»  duise  à  mon  quartier?  —  Avance  toujours,  t  dirent-ils^ 
en  le  poussant  avec  brutalité.  Â  peu  de  distance  de  là^ 
ils  s'arrêtèrent  :  on  était  en  présence  d'une  fosse  récem- 
ment creusée;  les  ofiQciers  tirèrent  leurs  sabres*  Alors 
Yladimiresco  se  redressa  fièrement,  s'enveloppa  la  tête 
de  son  manteau ,  en  leur  disant  avec  colère  :  t  A  vous 
9  trois ,  n'avez  vous  pas  au  moins  un  pistolet.  >  Sans  lui 
répondre,  les  assassins  le  frappèrent  à  coups  redo\iblés. 
Mais  leurs  mains  tremblantes  ou  malhabiles  prolongèrent 
son  agonie  ;  il  respirait  encore  que  déjà  il  était  en  lam- 
beaux. 

L'exécution  finie,  les  bourreaux  dépouillèrent  le  cada- 
vre ;  ils  craignaient  que  le  chef  patriote  ne  fut  reconnu 
à  ses  vêtements,  et  que  leur  abominable  assassinat  n'ap- 
pelât sur  eux  les  vengeances.  La  veste  de  Théodore  étant 
très  serrée  au  bout  des  manches,  dans  leur  lâche  préci- 
pitation, ils  lui  coupèrent  les  poignets. 

Ainsi  périt,  abandonné  des  siens,  mutilé  par  d'infômes 
sicaires,  le  dernier  Roumain  qui  ait  su  prendre  les  armes 
pour  la  cause  nationale.  Sa  mort  fut  une  tache  non 
moins  pour  les  boyars  qui  l'avaient  méconnu,  que  pour 
les  Phanariotes  qui  l'avaient  immolé.  Ceux-ci  du  moins 
étaient  en  accord  avec  leurs  traditions  de  meurtres  et 


—  i32  - 

de  lâchetés  ;  les  autres  trahissaient  par  leur  faiblesse  les 
droits  du  pays  et  l'espérance  d'une  régénération. 

Par  l'assassinat  de  Vladimiresco»  Ypsilanti  faisait  les 
affaires  des  Russes ,  mais  n'avançait  guère  celles  des 
Grecs.  Il  était  en  grave  dissentiment  avec  Gantacuzène, 
et  les  forces  de  l'insurrection ,  déjà  diminuées  par  la  dis- 
persion des  compagnons  de  Yladimiresco,  étaient  encore 
amoindries  par  la  discorde.  Bientôt  on  apprit  que  Ganta- 
cuzènci  après  avoir  gagné  les  montagnes  de  la  Moldavie 
et  les  bords  du  Pruth,  avait  disséminé  ses  soldats  et 
traversé  la  rivière  avec  quelques  officiers,  pour  aller  se 
jeter  dans  les  bras  des  Russes  qui  l'attendaient  sur  l'au- 
tre rive. 

Il  laissait  derrière  lui  le  capitaine  Àthanase,  palicare 
du  mont  Olympe,  avec  une  troupe  réduite  à  six  cents 
hommes.  Celui-ci  fut  rejoint  par  Kirdjali  et  Mikalaki  aux- 
quels il  restait  cent  cinquante  compagnons,  après  la  ba- 
taille de  Dragachan,  où  dix  Musulmans  étaient  successi- 
vement tombés  sous  la  main  de  Kirdjali.  Le  vaillant 
bandit  (rainait  avec  lui  une  pièce  de  quatre,  enlevée  du 
palais  hospodaral  de  Jassy,  où  elle  ne  servait  qu'à  célébrer 
les  jours  de  fête. 

Les  Turcs,  encouragés  par  la  mort  de  Vladimiresco^ 
par  l'inertie  d'Ypsilanti  et  la  désertion  de  Cantacuzène, 
s'étaient  mis  partout  en  mouvement.  Àthanase  apprit 
qu'un  corps  de  six  mille  hommes^  après  avoir  traversé 
Jassy,  accourait  pour  le  combattre.  Retiré  à  Stinga,  petit 
village  sur  la  rive  gauche  du  Pruth,  il  fit  élever  à  la  hâte 
quelques  retranchements  qu'il  appuya  sur  la  rivière.  En 
face  de  lui,  sur  la  rive  droite,  campaient  trois  régiments 
russes. 


—  433  - 

Lies  retranchements  étaient  à  peine  achevés,  que  les 
Turcs  se  présentèrent  à  L'attaque.  Pendant  toute  la  jour- 
née, à  des  assauts  furieux  répondit  une  résistance  opiniât- 
re. La  bravoure  d'Àtbanase  et  de  Kirdjali  faisait  beaucoup; 
la  perfidie  des  Russes  fit  davantage.  Rangés  en  bataille  sur 
l'autre  bord  du  Pruth,  dans  la  direction  du  feu»  ils  avaient, 
au  commencement  de  l'action^  fait  signifier  aux  Turcs  que 
a  les  balles  qui  arriveraient  jusqu'à  eux  tueraient  la  neu- 
tralité; »  les  assaillants  placés  ainsi  sous  le  feu  sans  oser 
riposter,  et  contraints  d'attaquer  des  retranchements  le 
sabre  à  la  main ,  firent  des  pertes  considérables.  Le  len* 
demain,  la  lutte  reprit  avec  le  même  acharnement,  et  les 
acclamations  des  Russes  encourageaient  la  défense.  Mais 
sur  le  soir,  la  troupe  d'Athanase ,  réduite  de  moitié,  ne 
combattait  plus  que  faiblement.  Kirdjali  se  porte  en 
avant  avec  son  canon  :  la  mèche  à  la  main,  devant  sa 
pièce,  il  attend  l'approche  des  Turcs,  et  chaque  fois  qu'ils 
font  un  mouvement,  il  les  foudroie  et  les  culbute. 

Bientôt,  cependant,  ses  munitions  s'épuisent. 

€  Compagnons,  crie-t  il  à  une  vingtaine  de  blessés 
couchés  autour  de  lui,  à  moi  toutes  vos  armes,  vos  yata^ 
gans,  vos  cimeterres.  > 

Kirdjali  les  brise,  charge  sa  pièce  avec  leurs  débris  et 
continue  le  feu.  Ces  munitions  consommées,  il  arrache  sa 
giberne  d'argent,  prend  dans  ses  poches  tous  les  thataris 
et  les  bescUis  (i)  qui  s*y  trouvent,  et  parvient  encore  par 
un  dernier  coup  à  renverser  quelques  Turcs.  Puis,  blessé 
à  la  tête,  le  bras  gauche  brisé,  n'ayant  plus  que  son  yata- 
gan et  ses  pistolets  :  «  Frères  ,  s'écrie-t-il ,  sauve  qui 

(1)  Pièces  de  monnaie. 


—  i34  - 

peut!  f  El  il  se  précipite  dans  le  Prulh  suivi  de  Mikalaki 
et  du  reste  de  ses  compagnons.  Athanase  et  les  siens 
imitent  son  exemple  :  tous  passent  heureusement  à  la 
nage,  accueillis  par  les  Russes  avec  des  cris  d^enthou- 
rîasme* 

Qu'est-il  besoin  de  raconter  ensuite  la  triste  issue  de 
la  campagne  d'Ypsilanti?  Campé  sur  les  bords  de  l'Olto, 
il  voit  massacrer  presque  sous  ses  yeux  le  bataillon  sacré, 
Télite  de  son  armée,  sans  faire  un  pas  pour  le  défendre, 
et  s'enfuit  après  la  bataille  livrée  sans  lui,  abandonnant 
même  ses  Albanais  et  ses  Cosaques,  qui  vont  reprendre 
leurs  brigandages  et  se  venger  de  leur  honte  sur  le  pay* 
san  roumain. 

Une  pompeuse  proclamation  annonçait  aux  Grecs  qu'il 
avait  compromis,  aux  Roumains  qu'il  avait  trahis,  la  dis 
solution  de  son  armée,  et  contenait  un  essai  de  justification 
qui  ne  trompa  personne. 

Ainsi  se  termina  une  entreprise  que  nous  admirions 
en  France  comme  une  tentative  d'affranchissement,  et 
qui  n'était  qu'une  ténébreuse  inspiration  de  la  diplomatie 
moscovite.  L'Autriche,  mieux  informée,  savait  à  quoi  s'en 
tenir  ;  aussi  s'opposa-t-elle  avec  énergie  aux  desseins  du 
czar,  qui,  sous  prétexte  de  pacifier,  voulait  traverser  le 
Pruth  ;  et,  lorsque  Ypsilanti  fuyard  gagna  son  territoire, 
elle  le  fit  enfermer  dans  la  forteresse  de  Montgatz. 


CHAPITRE  VU. 

Rétablissement  des  princes  indigènes.  --  Insarrection  de  la  Grèce. 
Convention  d*Akerman.  —  Réveil  de  la  nationalité  roumaine  en 
Transylvanie.  —  Littérature  indigène.— Soulèvement  des  paysan 
contre  les  magyars.  —  Hôra  et  Glâsca.  —  Leurs  premiers  succès* 
Leur  défaite  par  les  années  autrichiennes.  —Conséquences  po* 
litiques  de  cette  insurrection.  —  Littérature  roumaine  en  Moldo- 
Valaquie.  —  Georges  Lazar,  Jean  Héliade  et  Constantin  Golcsco. 
—  Collèges  nationaux. — Insurrection  de  la  Grèce ,  Navarrin  , 
campagne  de  Morée.  —  Traité  d'Alexandrie.  —  Nouvelle  guerre 
de  la  Russie  contre  les  Turcs.  —  Occupation  des  principautés.  — 
Souffrances  des  Yalaques.  —  Abaissement  des  boyars.  —  Traité 
d'Andrinople. 

Les  principautés  danubiennes ,  victimes  d'une  guerre 
qu'elles  n'avaient  pas  appelée,  expiaient  cruellement  la 
vaine  tentative  de  rhétairie.  Les  champs  sans  culture, 
les  villages  brûlés,  les  vignes  foulées  aux  pieds  des  che- 
vaux, les  églises  converties  par  les  Turcs  en  écuries, 
les  villes  livrées  aux  excès  des  janissaires,  la  fuite  ou  le 
massacre  des  boyars,  même  de  ceux  qui ,  avec  Vladimi- 
resco,  combattaient  Tinsurrection  hétairiste;  les  déchi- 
rements d'une  guerre  civile  née  d'éléments  confus,  de 
Grecs  patriotes,  d'hétairistes russes,  de  Roumains  indigè- 
nes, enfin  toutes  les  causes  de  désordre  réunies,  faisaient 
de  la  contrée  une  image  de  misère  et  de  désolation. 

Et  cependant,  l'espoir  renaissait  au  cœur  des  Rou- 
mains. La  trahison  des  Phanariotes  avait  éclairé  le  Divan , 
la  fidélité  de  Vladimiresco  avait  été  comprise.  La  Porte 
rendit  aux  Roumains  leurs  princes  indigènes  et  le  droit 


—  136  - 

d'élection.  Ils  furent  invités  à  nommer  dans  chaque  pro- 
vince sept  candidats.  Le  choix  du  sultan  tombe  sur  Jean 
Stourdza  pour  la  Moldavie ,  sur  Grégoire  Ghika  pour  la 
Valaquie.  Le  premier  était  de  pure  race  roumaine ,  des- 
cendant de  Ylad  III  ;  le  second  d'une  famille  grecque  na- 
turalisée depuis  plus  de  cent  cinquante  ans. 

Cependant  les  plus  fanatiques  parmi  les  Musulmans 
avaient  compté  qu'après  la  victoire,  les  deux  principautés 
seraient  converties  en  pachalicks.  Il  en  avait  été  même 
question  au  Divan  ;  soit  respect  des  traités ,  soit  crainte 
des  puissances  chrétiennes,  on  ajourna  l'usurpation. 

Mais  les  janissaires  et  les  hordes  tartares  qui  occupaient 
les  villes  des  principautés,  croyant  y  être  fixés  à  jamais, 
s'indignèrent  de  les  voir  rendre  à  la  domination  des  chré- 
tiens. Éclatant  en  imprécations  contre  le  sultan  et  en  me- 
naces contre  les  Moldo-Valaques,  leurs  colères  se  traduisi- 
rent bientôt  en  actes  de  fureur.  Le  12  août  1822,  les  ha- 
bitants de  Jassy  sont  réveillés  par  des  cris  de  détresse  et  de 
mort.  Les  janissaires  ont  mis  le  feu  à  tous  les  coins  de  la 
ville,  et  se  précipitent  dans  les  habitations  incendiées,  pour, 
piller  et  massacrer.  Plus  de  deux  mille  maisons  sont  con- 
sumées; les  flammes  du  palais  dominent  l'incendie  ;  le 
sang  des  habitants  ruisselle  ;  plusieurs  sont  jetés  vivants 
sur  le  bûcher  ;  ceux  qui  échappent  au  feu  et  au  sabre 
s'enfuient  dans  les  campagnes,  sans  pain  et  sans  abri. 
La  rage  des  janissaires  ne  s'arrête  que  devant  les  ruines 
et  la  solitude.  Cent  soixante-quinze  d'entre  eux  avaient 
péri,  entraînés  dans  les  flammes  par  la  soif  du  sang  et 
du  pillage. 

Les  janissaires  de  Bucharest  s'empressèrent  de  suivre 
cet  affreux  exemple ,  presque  jaloux  de  n'avoir  pas  pris 


—  i87    — 

l'initiative.  Mais  les  maistns,  dans  cette  ville,  sont  moins 
rapprochées,  la  population  est  plus  nombreuse  ;  l'incen- 
die fut  limité  à  un  seul  quartier,  et  le  massacre  s'arrêta 
devant  la  multitude  des  victimes.  Ce  fut  au  milieu  des 
ruines,  des  murs  démantelés,  des  décombres  noircis,  que 
les  nouveaux  hospodars  firent  leur  entrée,  l'un  à  Bucha- 
rest,  l'autre  à  Jassy,  trop  bien  instruits  des  maux  qu'ils 
avaient  à  réparer ,  et  presque  téméraires  en  osant  accep- 
ter une  pareille  tâche. 

Cependant ,  l'hétairie ,  si  honteusement  battue  sur  le 
Danube,  reprenait  dans  la  Grèce  une  initiative  plus  heu- 
reuse. L'apparition d'Ypsilanti avait  éveillé  l'espérance; 
ses  premières  réussites  avaient  commandé  l'exemple,  et 
le  mouvement  une  fois  donné  ne  pouvait  s'arrêter.  Tout 
le  monde  chrétien,  à  l'exception  du  czar,  fut  étonné  d'ap- 
prendre que  la  Grèce  se  réveillait  de  sa  longue  léthargie, 
que  le  Péléponèse  était  en  armes,  que  les  îles  appor- 
taient à  Pinsurrection  le  secours  de  leurs  vaisseaux,  que 
l'Argolide ,  la  Laconie ,  l'Attique  et  la  Messénie  en- 
voyaient des  défenseurs  à  la  cause  de  l'indépendance. 
Un  long  cri  d'enthousiasme  partit  des  bancs  delà  jeunesse 
occidentale  ;  dans  son  naïf  amour  du  bien  et  du  beau, 
elle  croyait  entendre  les  voix  augustes  des  Aristide,  des 
Épaminondas  sortir  de  leurs  tombeaux,  elle  croyait  voir 
refleurir  les  génies  de  Phidias  et  de  Platon.  Comment, 
dans  un  réveil  qu'elle  appelait  sublime,  aurait-elle  pu  recon- 
naître la  main  du  czar?  Il  y  a  tant  de  grandeur  dans  une 
résurrection  nationale,  qu'on  répugne  d'y  chercher  autre 
chose  qu'un  sentiment.  Beaucoup  d'hommes  mûrs  en 
Europe  partagèrent  les  illusions  de  la  jeunesse.  C'est  ainsi 
que  les  souvenirs  classiques  des  arts  et  de  la  liberté  de- 


—  138  — 

vinrent  les  meilleurs  auxiliaires  des  barbares  du  Nord. 

Mais  les  hommes  initiés  aux  mystères  diplomatiques  ne 
se  laissaient  pas  tromper  aux  apparences.  Si  parmi  les 
insurgés  il  y  avait  de  grands  cœurs  et  de  nobles  désinté- 
ressements, il  se  mêlait  avec  eux  des  éléments  impurs. 
Si  beaucoup  obéissaient  à  la  voix  de  la  patrie ,  d'autres 
recevaient  un  mot  d'ordre  venu  de  Saint-Pétersbourg,  et 
puisaient  leurs  inspirations  dans  les  cénacles  de  Thétairie. 

Bientôt,  en  effet,  pour  tout  observateur  attentif,  l'in- 
surrection se  présenta  sous  différentes  physionomies, 
variant  selon  le  principe  moteur.  Démétrius  Ypsilanti  et 
Alexandre  Maurocordato  représentaientl'hétairie,  laVuse, 
la  demi-civilisation,  le  déguisement  moscovite;  Odyssée, 
Botzaris,  Golocotroni  la  passion  de  l'indépendance,  le 
patriotisme  du  montagnard  ;  patriotisme  ardent ,  sin- 
cère, mais  devenu  sauvage  à  force  d'oppression ,  sans  pitié 
à  force  de  douleur.  Enfin ,  le  bataillon  Philhellène,  mé- 
lange de  toutes  les  nations  de  l'Occident,  couvrait  de  son 
drapeau  l'esprit  d'aventure,  le  souvenir  des  grands  siècles 
et  l'enthousiasme  poétique,  ce  dernier  sentiment  figu- 
rant mieux  encore  dans  l'éclatante  apparition  de  lord 
Byron. 

Pendant  ce  temps,  Alexandre,  au  congrès  de  Vérone, 
s'évertuait  à  nier  tout  projet  de  conquête.  Le  révolu- 
tionnaire de  l'Orient ,  le  grand  pontife  de  l'hétairie  se 
faisait ,  dans  les  conseils  de  la  Sainte-Alliance,  modeste 
et  désintéressé.  «  La  Providence ,  disait-il ,  n'a  pas  mis 
»  à  mes  ordres  huit  cent  mille  hommes  pour  satisfaire 
»  mon  ambition,  mais  pour  protéger  la  religion  j  la  mo- 
>  raie  et  la  justice,  pour  faire  régner  les  principes  d'or- 
»  dre  sur  les(}uels  repose  la  société  humaine.  » 


—  139  — 

Pour  mieux  voiler  f  es  hypocrisies,  il  feint  de  compatir 
aux  souffrances  des  Roumains,  et  demande  à  la  Porte  de 
délivrer  les  principautés  des  troupes  qui  les  occupent* 
Le  Divan  répond,  le  25  février  1823,  que  Févacuation  a 
eu  lieu  en  même  temps  que  Tinstallation  des  hospodars. 
Inutile  mensonge  qui  ne  trompait  personne  ;  car  on  ne 
pouvait  dissimuler  la  présence  de  trente-cinq  mille  hom- 
mes, qui  dévoraient  les  deux  provinces.  Mais  Alexandre, 
gêné  par  la  Sainte-Alliance^  ne  voulait  pas  risquer  une 
rupture  ;  d'ailleurs,  la  première  insurrection  de  Thétairie 
le  rendait  suspect ,  et  quoiqu'il  eût  fait  désavouer  par  le 
baron  Strogonoff  r^it^rapri^e  criminelle  d'Ypsilanii^  il  n'a« 
vait  plus  d'ambassadeur  à  Constantinople,  et  son  influence 
surje  Divan  s'était  beaucoup  amoindrie.  11  persista  néan- 
moins, heureux  de  paraître  généreux  à  si  bon  marché  et 
d'avoir  les  bénéfices  d'unetu  telle  sans  en  avoir  les  charges. 
La  Turquie,  toujours  aveugle,  abandonnait  aux  Russes  le 
mérite  des  apparences. 

Au  plus  fort  des  négociations ,  en  décembre  1825  , 
Alexandre  mourut  à  Taganrog ,  assez  subitement  pour 
faire  croire  à  un  crime  de  famille.  Ses  principes  de 
duplicité  furent  religieusement  continués  par  son  suc- 
cesseur Nicolas.  Il  y  avait  cependant  entre  les  deux 
frères  cette  différence,  que  le  premier,  admirateur 
des  formes  polies  de  l'Occident,  cherchait  à  conformer 
ses  habitudes  et  sa  conduite  extérieure  aux  exemples  des 
salons  de  Paris  et  de  Vienne;  sessympathies  à  l'étranger, 
ses  raffinements  de  gentilhomme,  blessaient  même  les 
préjugés  des  vieux  Moscovites,  qui  appelaient  la  rudesse 
énergie  et  l'entêtement  patriotisme.  C'était  à  leurs  yeux 
déroger  que  de  se  faire  imitateur  des  races  efféminées  du 


—  140  — 

Midi.  Mais  Alexandre  tenait  plus  à  l'opinion  de  Paris  qu'à 
celle  de  Moscou,  et  ce  fut  peut-être  ce  qui  hâta  sa  mort. 

Nicolas  j  au  contraire  ,  affecta  un  retour  vers  les  tra- 
ditions antiques,  caressa  le  vieux  patriotisme ,  se  donna 
des  allures  deTartare^et,  pour  complaire  aux  souvenirs 
moscovites,  fit  souvent  prendre  à  Timpératrice,  dans  les 
bals  de  la  cour,  le  costume  des  paysannes  de  Moscou. 
C'est  de  lui  surtout  que  datent  les  mépris  de  Saint-Pé«- 
tersbourg  pour  les  populations  latines,  et  les  orgueil- 
leuses prophéties  annonçant  aux  Slaves  leur  domination 
prochaine.  Son  ambition  ne  dépasse  pas  celle  d'Â* 
lexandre,  mais  elle  se  montre  plus  à  découvert,  avec 
une  brutalité  plus  conforme  à  son  rôle;  si  parfois  il  a 
recours  à  la  ruse,  c'est  pour  lui  un  expédient,  et  non, 
comme  chez  Alexandre,  une  habitude.  L'ui^  est  dissi- 
mulé par  calcul,  l'autre  Tétait  par  caractère. 

Aussi  les  instances  de  Nicolas  pour  l'évacuation  des 
principautés  se  montrèrent-elles  plus  vives  et  plus  mena- 
çantes. Le  conseiller  d'Ëtat  Minziaki ,  envoyé  extraordi- 
naire à  Gonstanlinople ,  pressait  le  Divan  d'exécuter  ses 
promesses.  Enfin  les  conférences  s'ouvrirent  à  Âkerman 
le  l'^'août  1826,  et  la  Porte  put  se  convaincre  que  désor- 
mais il  ne  lui  serait  plus  permis  d'avoir  une  volonté 
autre  que  celle  de  son  dangereux  allié.  Le  traité  d'Â- 
kerman ,  en  effet ,  ne  fut  pas  une  convention  récipro- 
que, mais  un  acte  de  soumission  aux  volontés  de  la 
Russie.  Elle  exigeait  une  réponse  définitive  pour  le  7 
octobre,  menaçant  de  passer  le  Pruth  en  cas  de  refus  ou 
de  délai.  Les  embarras  de  la  guerre  hellénique  contrai- 
gnirent la  Porte  de-céder  à  ces  hautaines  injonctions ,  et 
plusieurs  clauses  du  nouveau  traité  appelèrent  le  czar  au 


—  141   — 

partage  d'une  suzcrciinelé  désormais  illusoire*  Ainsi 
•  dans  le  cas  où,  par  des  raisons  graves^  la  nomination  du 
candidat  élu  (à  Thospodarat)  ne  se  trouve  pas  conforme 
au  désir  de  la  Sublime-Porlei  après  que  ces  raisons  gra- 
ves auraient  été  avérées  fout  tes  deux  comr$,  on  devra  pro« 

céder  à  une  nouvelle  élection Si,  pendant  la  durée  de 

leur  administration,  les  hospodars  commettent  quelques 
délits ,  la  Sublime-Porte  en  informera  te  ministre  de  Rus- 
sie^ etf  lorsque  aprës.vérification  départ  et  d  autre  j  il  sera 
constaté  que  le  hospodar  est  efTectivement  coupable,  la 
destitution  sera  permise»  mais  dans  ce  cas  seulement.. • 
S'il  arrive  qu'un  des  hospodars  abdique  avant  l'accom- 
plissement du  terme  de  sept  années,  la  Sublime-Porte 
en  donnera  connaissance  à  la  cour  de  Russie  ,  et  l'abdica- 
tion pourra  avoir  lieu  d'après  un  accord  préalable  des  deux 
cours Les  hospodars  auront  égard  aux  représenta- 
tions du  ministre  de  S.  M.  L  et  à  celles  que  les  consuls 
de  Russie  leur  adresseront  d'après  ses  ordres 

Chacune  de  ces  dispositions  plaçait  les  principautés 
sous  la  dépendance  de  la  Russie,  et  devenait  pour  le  Sul- 
tan un  acte  d'abdication.  Toute  mesure  qui  appelle  le 
consentement  commun  de  deux  parties  inégales  en  for- 
ces, n'implique  que  le  consentement  du  plus  fort.  En 
politique,  deux  volontés  d'accord  ne  sont  d'ordinaire 
qu'une  volonté  qui  domine. 

La  Russie  au  surplus  ne  laissait  pas  en  oubli  les  hom- 
mes qui  l'avaient  servie.  Beaucoup  de  boyars  moldaves 
affiliés  à  l'hétairie,  avaient  fui  en  même  temps  que  Mi- 
chel Soutzo.  Un  article  les  rappelait  et  leur  rendait  leurs 
droits  et  leurs  propriétés,  encouragement  d'un  bon  effet 
sur  les  partisans  du  czar. 


—  142  — 

Enfin^  par  une  dernière  clause  du  traité,  une  amorce 
était  offerte  à  l'esprit  de  liberté  par  la  promesse  d'une 
constitution  nationale.  «  Les  bospodars  seront  tenus  de 
s'occuper  sans  le  moindre  délai,  avec  les  divans  res- 
pectifsy  des  mesures  nécessaires  pour  améliorer  la  situa^* 
tion  des  principautés  confiées  à  leurs  soins,  et  ces 
mesures  seront  l'objet  d'un  règlement  général  pour  cha- 
que province,  v 

Voilà  certes  une  reconnaissance  authentique  du  droit 
d^autonomie,  qui  ne  saurait  mieux  se  constater  que  par 
Texercice  du  pouvoir  constituant.  Remarquons  néan- 
moins l'étrange  rédaction  de  l'article  :  c  Les  bospodars 
seront  tenus,  i  Cette  forme  impérative  y  cette  contrainte 
en  matière  de  bienfait,  n'accuse-t-elle  pas  ouvertement 
ou  la  négligence  des  princes  ou  l'indifférence  des  boyarsî 
Et  en  effet,  l'histoire  de  la  Moldo-Valaquie  n'est  pas  seule- 
ment le  récit  des  intrigues  moscovites ,  mais  aussi  des 
complicités  intérieures  ;  et  pour  être  juste,  il  faut  peut-être 
moins  accuser  l'ambition  qui  usurpe,  que  la  faiblesse  qui 
vient  en  aide  à  l'usurpation. 

Sans  doute,  la  convention  d' Akerman  cachait  des  piè- 
ges, mais  l'intelligence  et  l'énergie  pouvaient  les  éviter; 
et  si  les  Russes  y  introduisaient  assez  d'éléments  de  bien 
pour  en  déguiser  le  mal,  il  appartenait  aux  Roumains 
de  se  garder  du  mal  en  fécondant  le  bien.  Eh  quoi  !  on 
leur  donnait  le  pouvoir  constituant^  le  gouvernement  in- 
digène, la  souveraineté  électorale,  la  liberté  du  commerce, 
et  tout  cela  est  resté  stérile  !  Â  qui  donc  la  faute?  si  ce 
n'est  aux  hommes  qui  n'ont  su  rien  faire  de  grand  avec 
de  telles  conditions  de  grandeur.  En  vain  ils  s'excusent 
sur  Toppression  extérieure.  Le  secret  de  Toppression  est 


—  143  — 

trop  souTent  dans  le  cœur  de  l'opprimé  autant  que  dans 
la  volonté  de  l'oppresseur. 

Que  firent;  en  effet»  les  boyars  chargés  de  la  rédaction 
du  règlement  organique?  Au  lieu  de  s'accorder  entre  eux 
pour  régénérer  le  pays,  ils  usèrent  leur  temps  et  leurs 
forces  dans  des  luttes  personnelles^  dans  de  puériles  ri- 
valités ;  leurs  stériles  débats  rendirent  vaines  les  promes- 
ses d'un  traité  bienfaisant ,  et  chacun  de  son  côté,  pour 
faire  triompher  son  opinion,  invoqua  l'appui  et  les  ins- 
pirations du  consul  russe  Minziaki.  Ce  n'était  pas  sur  les 
délibérations  de  Bucharest  ou  d'Iassy  que  se  formulait  le 
règlement  organique ,  mais  sur  les  instructions  venues 
de  Saint-Pétersbourg.  Minziaki  étart  l'arbitre  suprême, 
décidant  tout,  revisant  tout,  et  consultant,  comme  de 
raison,  bien  plus  les  intérêts  de  son  gouvernement  que 
les  besoins  du  pays.  Ce  fut  ainsi  que  les  boyars,  les  uns 
par  vanité,  les  autres  par  impuissance,  immolèrent  les 
droits  les  plus  sacrés,  et  livrèrent  d'eux-mêmes  la  nation  à 
l'étranger.  Ils  n'avaient  pas  même  l'excuse  du  poltron ,  la 
contrainte,  la  présence  des  baïonnettes,  les  menaces  de  la 
force.  Non ,  ce  fut  volontairement,  avec  préméditation, 
qu'ils  abdiquèrent  toute  volonté;  et  ils  se  firent  concur- 
rence pour  courir  à  la  servitude. 

De  leur  côté,  les  hospodars  ne  faisaient  pas  preuve 
d'une  plus  grande  indépendance.  Un  article  du  traité 
d'Âkerman  consacrait  le  droit  de  réélection  après  sept  an- 
nées écoulées.  C'est  par  là  que  la  Russie  dominait.  Plus 
soucieux  d'eux-mêmes  que  de  la  nation,  leshospodars  ten- 
daient à  mériter  un  nouveau  bail  par  leurs  complaisances, 
et  se  prosternaient  devant  la  puissance  qui  disposait  des 
trônes.  Leurs  coupables  connivences  sont  assez  haute- 


-  144  — 

ment  attestées  dans  le  passage  suivant  d'une  lettre  écrite  à 
Grégoire  Ghika  par  l'ambassadeur  de  Russie  à  Constan- 
tinople,  M.  de  Ribeaupierre,  en  date  du  9  juillet  1827  : 
c  Je  place  ma  confiance  dans  votre  zèle  à  remplir  fidèle- 
>  ment  les  fonctions  honorables  que  la  Porte  vous  a  con- 
i  fiées  et  que  la  Russie  voudrait  sanctionner  par  ses  suf- 
»  frages.  Plus  l'époque  approche  où  un  changement  du 
»  chef  de  l'administration  pourra  avoir  lieu,  plus  je  vou- 
•  drais  vous  devoir  de  la  reconnaissance  pour  vos  soins 
9  assidus.  » 

On  ne  saurait  trop  admirer  tant  de  cynisme  dans  la 
corruption. 

Les  hospodars  toutefois  profitaient  du  peu  d'initiative 
qui  leur  était  laissé,  pour  introduire  des  améliorations 
dont  on  a  gardé  le  souvenir.  Ce  qui  doit  leur  mériter 
surtout  la  reconnaissance  publique,  c'est  qu'ils  remirent 
en  honneur  la  langue  roumaine,  tant  méprisée  par  les 
beaux  parleurs  du  Phanar. 

Il  restait  encore  au  cœur  de  la  nation  des  ressources 
intellectuelles,  qui,  dans  la  main  d'un  prince  habile,  pou* 
vaient  être  heureusement  mises  à  profit.  Pendant  que  la 
nationalité  roumaine  s'éclipsait  dans  les  luttes  politiques, 
elle  renaissait  dans  la  littérature.  Les  traditions  de  liberté 
se  réveillaient  aux  accents  de  la  langue  indigène  ;  et  plus 
d'un  écrit  fut  publié ,  qui  n'avait  besoin  que  d'un  plus 
vaste  théâtre  pour  conduire  à  la  célébrité. 

Le  mouvement  littéraire  remontait  au  dix-huitième 
siècle^  mais  il  s'était  manifesté  en  dehors  des  deux  prin- 
cipautés. Alors  que  la  langue  roumaine  étouffée  en 
Moldo-Yalaquie  par  les  écoles  grecques  et  les  dédains  des 
Phanariotes,  ne  trouvait  plus  d'asile  que  dans  la  tanière 


-  145  - 

da  paysan,  les  Roumains  de  la  Transylvanie  oanservaient 
avec  fidélité  la  parole  des  ancêtres,  en  dépit  des  Allemands 
qui  les  dominaient,  des  magyars  qui  les  tenaient  en  vas- 
selage.  D*humbles  travaux  de  grammaire  et  d'histoire 
entretenaient  les  souvenirs,  et  perpétuaient  la  patrie; 
lorsqu'une  explosion  plus  vive  du  sentiment  national  vint 
féconder  les  imaginations,  et  donner  à  la  littérature  rou« 
maine  de  plus  larges  développements. 

Les  magyars  étaient  des  maîtres  cruels,  soumettant  le 
paysan  aux  plus  rudes  corvées,  vivant  de  ses  sueurs  et 
.  de  son  sang,  et  l'abrutissant  à  dessein  dans  une  profonde 
misère.  \  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  en  1784,  un  paysan 
énergique  se  rencontra,  qui  osa  méditer  la  délivrance  de 
sa  race.  Il  était  gardien  de  troupeaux,  dans  le  comitat  de 
Zarand,  et  se  nommait  Hôra.  Un  compagnon  de  misère, 
pâtre  comme  lui,  nommé  Clasca,  reçut  ses  premières 
confidences  et  devint  son  lieutenant.  Chacun  d'eux  recruta 
dans  les  champs  et  les  bois  quelques  paysans  roumains 
exaspérés  par  de  longues  oppressions  et  ardents  à  la  ven- 
geance. Les  premières  réunions  se  firent  sous  un  chêne 
séculaire,  qui  est  debout  encore  dans  la  forêt  de  Koros-* 
banya  ;  et  bientôt  on  vit  éclater  des  incendies  nocturnes 
.dans  les  plus  riches  métairies  des  magyars.  Ceux-ci,  du 
reste,  n'eurent  pas  à  chercher  longtemps  les  ennemis 
invisibles  qui  multipliaient  autour  d'eux  la  destruction. 
Les  bandes  de  Hôra  se  grossissant  à  la  voix  d'émissaires 
actifs^  il  ne  craignit  pas  d'attaquer  en  plein  jour  les  châ- 
teaux fortifiés,  en  prit  plusieurs  d'assaut,  égorgeant  sans 
pitié  les  seigneurs  magyars,  n'épargnant  ni  les  femmes, 
ni  les  enfants  de  la  race  oppressive,  et  dépassant  avec  or- 
gueil les  leçons  de  cruauté  qu'il  avait  si  longtemps  reçues 

10 


—  446  — 

Avec  le  succès,  la  sanglante  jacquerie  se  propagea  dans 
les  campagnes  ;  une  armée  de  Roumains  s'organisa  par 
les  soins  de  Hôra,  à  laquelle  il  sut  donner  un  certain 
aspect  de  discipline.  Le  premier  jour  de  Tinsurrection 
cinq  cents  hommes  seulement  le  suivaient.  Cinq  jours 
après,  c'est-à-dire  le  5  novembre  1784,  il  en  réunissait 
cinq  mille. 

Les  pensées  du  gardien  de  troupeaux  n'étaient  pas  seu^ 
lement  des  conceptions  de  vengeance  et  de  désordre  ;  elles 
grandissaient  avec  son  rôle.  Après  avoir  satisfait  ses  pre- 
miers ressentiments  par  de  terribles  exécutions,  il  songea 
au  rétablissement  de  la  patrie  roumaine,  non  de  la  pa- 
trie morcelée  parles  traités,  mais  concentrée  dans  une 
grande  unité^  ainsi  que  Tavait  constituée  Trajan,  ainsi  que 
l'avait  méditée  Michel  le  Brave  ;  et  pour  bien  faire  con- 
naître  sa  pensée,  il  prit  le  titre  d'empereur  de  la  Dacie. 
Vainqueur  des  magyars  de  la  Transylvanie  et  de  la  Hon- 
grie orientale,  il  voulait  compléter  son  œuvre  en  attaquant 
les  Phanariotes  de  la  Moldo-Valaquie. 

Pour  augmenter  le  nombre  de  ses  partisans^  Hôra  se 
prétendit  investi  du  commandement  par  l'empereur  d'Al- 
lemagne, dont  on  connaissait  les  démêlés  avec  les  magyars; 
et  il  montrait  en  preuve  de  sa  mission  une  médaille  à 
Teffigie  de  Joseph  II ,  et  un  parchemin ,  qui  n'était  en 
réalité  que  la  charte  de  F  église  de  son  village.  Les  pay« 
sans  le  crurent  sans  vérifier  les  titres.  Les  succès,  d'ail-» 
leurs,  et  la  haine  contre  le  magyar  étaient  d'assez  forts 
encouragements.  Hôra  se  vit  bientôt  à  la  tète  de  quinze 
mille  insurgés.  Les  armes  leur  manquaient ,  il  est  vrai , 
mais  la  prise  de  quelque  forteresse  pouvait  leur  en  fournir. 

Les  premières  nouvelles  de  cette  insurrection,  avaient 


—   147  — 

été  accueillies  par  Tempereur  Joseph  II  avec  ioclifférence, 
sinon  avec  une  secrète  joie.  La  turbulente  fierté  des  ma- 
gyars avait  plus  d'une  fois  excité  ses  ressentiments,  et 
il  n'était  pas  mécontent  de  les  voir  châtier  par  des  ban- 
des de  paysans.  La  politique  autrichienne  se  montre  en 
tout  temps  la  même.  Les  scènes  de  la  Transylvanie  se  sont 
renouvelées  de  nos  jours  dans  les  massacres  de  la  Gai- 
licie,  encouragés  et  récompensés  par  Vienne.  Metternicb  a 
été  fidèle  aux  leçons  du  vieux  Kaunitz.  Cependant  lorsque 
Joseph  II  vit  que  le  mouvement  roumain  n'était  pas  seu- 
lement un  terrible  holocauste,  mais  une  résurrection  na* 
tionale  ;  non  plus  simplement  une  effusion  de  sang  hon- 
grois dont  on  faisait  bon  marché  à  Vienne ,  mais  une 
menace  pour  sa  propre  couronne  »  il  mit  ses  troupes  en 
campagne.  Les  détails  nous  manquent  sur  les  péripéties 
de  cette  lutte  engagée  dans  un  coin  des  Garpathes»  entre 
des  paysans  armés  pour  la  plupart  de  fourches  et  de 
faux  y  et  les  soldats  équipés  et  disciplinés  de  l'Autriche. 
La  résistance  ne  pouvait  pas  être  longue.  Beaucoup 
même  d'entre  les  paysans  en  furent  détournés  par  les 
prêtres  ,  qui  redoutaient  les  vengeances  de  Joseph.  Les 
plus  énergiques  suivirent  dans  les  montagnes  Hôra  et 
Clasca,  qui  luttèrent  avec  désespoir  contre  les  forces  de 
TËmpire.  Enfin ,  traqués  dans  leurs  dernières  retraites , 
ils  furent  pris  avec  les  débris  de  leur  petite  troupe,  et,  le 
28  février  1785,  tous  deux  expièrent  sur  la  roue  leur 
audacieuse  entreprise. 

Mais  de  si  énergiques  mouvements  ne  s'accomplissent 
pas  sans  laisser  derrière  eux  des  traces.  L'idée  de  relever 
et  de  réunir  toute  la  nation  roumaine  dans  le  territoire 
de  l'ancienne  Dacie ,  demeura  dans  les  esprits  ;  les  sen- 


—   148  — 

timenls  de  fraternité  nationale  se  réveillèrent  sur  les  deux 
versants  des  Carpathes,  et  les  légendes  populaires  con- 
servèrent les  souvenirs  d'une  lutte  mémorable.  Hôra  de- 
vint le  héros  des  récits  du  foyer;  l'empereur  de  la  Daeie 
était  mortt  mais  la  Dacie  pouvait  renaître. 

On  voit  encore  dans  quelques  chaumières  du  comitat 
de  Zarand  le  portrait  de  Hôra  cloué  au  mur.  Il  est  riche* 
ment  vêtu  :  la  figure  est  empourprée ,  et  il  tient  un  vase 
rempli  de  vin.  Au-dessous  on  lit  ces  vers  : 

Horâ  be  si  bodinesCe 
Tiara  plange  si  platesle. 

Hora  bibit  et  quiescit 
Patria  plangil  et  solvit  (1). 

Ces  touchants  regrets  des  chaumières ,  ces  espérances 
naïves  furent  reproduites  par  les  poètes  des  villes ,  et  la 
littérature  roumaine  se  développa  au  milieu  des  émotions 
du  désastre,  comme  une  protestation  nationale  contre  les 
triomphes  des  Allemands.  Parmi  les  noms  les  plus  dis* 
tingués  de  Técole  roumaine  de  la  Transylvanie ,  on  cite 
Giorgoviciy  Chichendela,  Pierre  Malor,  Shincaî  et  Samuel 
Cleiu.  Giorgovici  s'est  occupé  spécialement  de  gram- 
maire 9  Pierre  Maïor  a  traité  des  origines  roumaines , 
Chichendela  a  publié  des  fables  qui  sont  devenues  popu- 
laires (2). 

La  Transylvanie  ouvrait  la  carrière  aux  écrivains  de 
la  Moldo-Valaquie;  les  esprits  se  réveillèrent  dans  les 
deux  principautés  :  ces  accents  des  vieux  âges  avaient 

(1)  De  Gtrando ,  la  TransylvaDie  et  tes  babiunta»  1. 1»  p.  S23. 

(2)  M*  Deaprex,  Revue  des  Deux  Mondes,  ut  supra. 


—  149  — 

tout  le  cbaripe  d'un  refrain  longtemps  oublié»  et  rtme- 
naient  des  souvenirs  de  jeunesse  et  de  gloire.  LHdiome 
roumain  avait  perdu  tout  droit  politique  au  profit  du  grec; 
de  jeunes  écrivains  s'essayèrent  à  le  réhabiliter  dans  la 
monde  intellectuel. 

En  1816»  Geoi^es  Lazar  alla  s'établir  dans  les  ruioei 
du  couvent  de  Saint-Sava  à  Bucharest,  y  ouvrit  des  cours 
de  mathématiques  et  de  philosophie  en  langue  nationale» 
et ,  mêlant  à  l'étude  des  sciences  les  souvenirs  de  Tan-* 
cienne  patrie  »  fit  connaître  à  ses  disciples  l'origine  des 
Roumains  y  et  les  ramena  au  culte  du  vieux  latin  que 
l'on  parlait  aux  jours  de  liberté.  Dans  l'espace  de  cinq 
ans ,  il  avait  formé  une  vingtaine  de  disciples  enthou- 
siastes ,  qui  se  répandirent  en  Yalaquie  et  en  Moldavie  » 
afin  d^  poursuivre»  chacun  dans  sa  profession»  l'œuvre 
patriotique  du  maître. 

Ce  mouvement  littéraire  ne  fut  pas  étranger  à  Pinsur» 
rection  nationale  de  Yladimiresco  »  et  après  la  mort  de 
l'illustre  patriote»  après  le  retour  des  princes  indigènes  » 
la  langue  roumaine  reprit  un  vigoureux  essor  »  comme 
une  plante  vivace  longtemps  recouverte  par  les  inonda* 
lions.  Dans  les  plaintes  de  la  Bonumie ,  Paris  Mumulëno 
accable  les  Phanariotes  d'énergiques  inspirations;  Bel- 
diman»  dans  la  sanglante  tragédie^  fait  un  récit  passionné 
de  l'insurrection  Moldo-Valaque  ;  Assaki  célèbre  la  Mol* 
davie  renaissante;  J.  Vacaresco  chante  l'amour  dont 
l'influence  est  puissante  en  Yalaquie.  La  résurrection  in- 
tellectuelle devient  un  heureux  présage  de  résurrection 
politique  ;  car  les  lettres  ne  sont  pas  chez  un  peuple  de 
vains  jeux  d'esprit»  elles  sont  l'expression  de  sa  vie 
morale  :  l'éclat  ou  la  décadence  des  littératures  coïn- 


—  i50  — 

cident  constamment  avec  la  grandeur  ou  la  chute  des 
empires. 

Parmi  les  disciples  de  Georges  Lazar  s^était  signalé 
Jean  Héliade  Radulesco.  Né  d'une  famille  originaire  de 
Tirgovist,  Héliade  avait»  comme  tous  ses  contemporains, 
été  élevé  dans  la  culture  de  la  langue  hellénique.  A  Tap* 
parition  de  Lazar,  il  quitta  les  classes  de  rhétorique  et 
de  poésie  grecque,  et  alla  étudier  les  sciences  auprès  du 
professeur  national.  Lazar  mourut  en  1822.  Héliade , 
contre  la  volonté  de  ses  parents ,  le  remplaça  dans  les 
ruines  de  Saint-Sava,  où  il  exerça  gratuitement  le  pro- 
fessorat pendant  six  années. 

Se  concentrant  désormais,  pour  ainsi  dire,  dans  les 
vieux  murs  du  monastère,  ce  jeune  homme  convia  ses 
compatriotes  à  se  régénérer  par  l'étude,  à  reconquérir 
la  langue  de  leurs  pères  pour  avoir  droit  à  leurs  libertés. 
Travailleur  infatigable,  il  remplissait  plusieurs  chaires, 
parcourait  tous  les  degrés  de  l'enseignement,  depuis  la 
grammaire,  la  géographie  et  l'histoire,  jusqu'à  la  rhéto- 
rique ,  la  logique  et  les  mathématiques  transcendantes. 
Pour  faciliter  cette  dernière  étude,  il  traduisit  Francœur, 
et  dotait  la  langue  roumaine  de  termes  techniques  appro- 
priés à  ces  nouveautés.  Poète  non  moins  distingué  que 
savant  mathématicien ,  il  reproduisait  en  vers  roumains 
les  œuvres  de  Byron  et  plusieurs  méditations  de  Lamar- 
tine, et  enrichissait  de  poésies  originales  la  littérature 
renaissante. 

En  1826,  Constantin  Golesco  revint  de  l'exil  que  lui 
avait  mérité  une  noble  complicité  avec  Vladimiresco.  Fi- 
dèle à  son  passé,  il  se  joignit  à  Héliade  pour  travailler  à 
la  réorganisation  roumaine,  et  tous  deux,  de  concert,  ré- 


—  151    — 

digèrent  les  statuts  d'une  société  de  progrès  en  Yalaquie. 
Ces  statuts  contenaient  en  projet  : 

!•  L'établissement  de  collèges  nationaux  à  Bucbarest 
et  à  Gralova  ; 

3ir  L'établissement  d'écoles  normales  dans  chaque  chef 
lieu  de  district,  par  les  premiers  élèves  sortis  des  collèges; 

3*  L'établissement  d'écoles  primaires  dans  chaque 
village; 

A^  La  fondation  de  journaux  dans  la  langue  nationale  ; 

5""  L'abolition  du  monopole  typographique  ; 

6*  Les  moyens  d'encourager  la  jeunesse  à  traduire  et 
à  écrire  des  ouvrages  dans  la  langue  nationale  ; 

T  La  formation  d  un  théâtre  national  (i). 

Ce  programme  ne  pouvait  déplaire  au  hospodar  Gré* 
goire  Ghika  ;  mais  il  s'y  révélait  des  tendances  nationales 
trop  prononcées  pour  ne  pas  exciter  les  méfiances  du  consul 
russe  Minziaki.  Ghika  ne  put  donner  aux  novateurs  que 
de  timides  encouragements  ;  tout  ce  qu'il  osa  se  permettre 
fut  de  consacrer  le  premier  établissement  de  Lazar,  en 
élevant  le  collège  national  de  Saint-Sava  sur  les  ruines 
du  couvent.  Quant  aux  autres  articles,  le  moment  n'était 
pas  venu  de  les  mettre  à  exécution.  Mais  le  programme 
circulait  dans  le  public,  objet  de  commentaires  et  d'espé- 
rances,  et  à  défaut  d'un  appui  supérieur,  chacun  voulait 
concourir  à  l'œuvre,  dans  la  mesure  de  ses  forces.  Les 
deux  patriotes  avaient  mieux  fait^que  d'intéresser  un 
prince  ;  ils  mettaient  en  mouvement  les  esprits  de  tous, 
et  ouvraient  carrière  aux  ardeurs  nationales. 

Grâce  à  celte  généreuse  impulsion ,  un  second  collège 

(1)  Héliade  Badulesco.  Mémoires  sur  Thistoire  de  la  régénération 
roumaine. 


_  153  — 

national  put  être  établi  à  Graiova.  Un  des  élèves  d'Héliadei 
Campatineano,  en  fut  le  premier  professeur.  La  voix  des 
aïeux  semblait  se  réveiller  dans  les  chaires  publiques, 
comme  un  premier  signe  d'affranchissement;  les  Rou^ 
mains,  en  Tentendaut,  croyaient  retrouver  une  patrie. 

Entre  Golesco ,  Héliade  et  Gampatineano,  se  forma 
dès-lors  un  triumvirat  politique,  dont  les  projets  devaient 
se  développer  avec  les  événements,  mais  dont  le  premier 
moyen  d'action  était  la  littérature.  Par  un  pacte  secret, 
ils  s'engagèrent  à  organiser  la  propagande  nationale,  et  à 
travailler  à  la  réalisation  de  tous  les  articles  du  pro- 
gramme. Donnant  à  leur  alliance  tout  le  caractère  d'une 
solennité  religieuse,  ils  s'unirent  par  un  serment  en  face 
des  autels,  dans  la  chapelle  du  manoir  de  Goleschti^ 
situé  au  district  de  Monticello. 

Les  hospodars,  de  leur  côté ,  s'occupaient  activement 
de  travaux  d'utilité  générale.  Les  grands  hôpitaux  de  Bu- 
charest  étaient  restaurés,  des  fontaines  publiques  étaient 
établies  à  Jassy  ;  le  peuple  tout  entier  s'associait  au  mou- 
vement de  rénovation.  Le  paysan ,  délivré  des  garnisaires 
étrangers,  avait  reconstruit  sa  cabane;  les  boyars,  re- 
venus de  rémigration ,  relevaient  leurs  palais  ;  le  com- 
merce se  faisait  avec  sécurité,  Tagriculture  reprenait  son 
essor;  un  bien-être  inaccoutumé  s'annonçait  au  pays, 
lorsque  de  nouvelles  calamités  vinrent  détruire  ces  pro- 
messes. ' 

L'insurrection  en  Grèce  avait  fait  de  rapides  progrès. 
Encouragés  par  les  vœux  de  l'Europe  classique ,  aidés 
par  les  souscriptions  publiquement  annoncées,  soutenus 
plus  secrètement  par  l'or  de  la  Russie,  les  Hellènes  lut- 
taient depuis  cinq  ans  contre  toute?  les  forces  de  i'em- 


—  453  — 

pire  ottoman*  Les  sympathies  des  populations  chrétiennes 
les  accompagnaient  dans  leurs  efforts  héroïques  ;  mais 
les  cabinets  de  la  sainte-alliance  ne  voyaient  pas  sans  in- 
quiétude l'exemple  d'une  révolte  triomphante.  Le  gou- 
vernement anglais  lui-même,  quoique  resté  en  dehors  de 
la  ligue  des  rois,  pressentait  les  dangers  qu'offrait  à  l'é- 
quilibre européen  l'affaiblissement  de  la  Turquie.  Peu  che* 
valeresque  d'ailleurs^  et  attaché  invariablement  à  la  poli- 
tique d'intérêt,  le  cabinet  de  Saint-James  n'avait  guère 
souci  de  défendre  une  puissance  grecque  qui  pouvait 
devenir  une  puissance  maritime.  L'Autriche,  reconnais- 
sant^ aux  coups  qui  se  frappaient,  la  main  du  czar,  se 
tenait  dans  une  méfiante  réserve,  et  dissimulait  mal  ses 
vœux  pour  la  Turquie.  L'astuce  de  Saint-Pétersbourg  sut 
triompher  de  toutes  ces  répugnances. 

La  guerre  qui  se  faisait,  avait,  de  part  et  d'autre,  un 
caractère  sauvage  qui  soulevait  en  Europe  l'épouvante  et 
l'indignation.  Tous  les  organes  de  la  publicité  en  France 
et  en  Angleterre  accusaient  l'indifférence  des  gouverne- 
ments; les  orateurs  de  la  tribune  tonnaient  des  deux 
côtés  de  la  Manche,  et  sommaient  les  ministres  de  mettre 
fin  à  ce  spectacle  de  sang.  D'un  autre  côté,  les  dernières 
campagnes  avaient  été  funestes  aux  Grecs;  pressés  entre 
les  armées  turques  et  égyptiennes,  accablés  dans  une 
lutte  désespérée^  il  ne  leur  restait  plus  de  salut  que  dans 
la  soumission  ;  les  longues  intrigues  de  la  Russie  allaient 
échouer.  C'est  alors  qu'elle  fit  appel  aux  sentiments  gé- 
néreux de  la  France  et  de  l'Angleterre.  Les  sympathies 
publiques  lui  venaient  en  aide.  Entraînés  par  des  consi- 
dérations plus  sentimentales  que  politiques,  émus  peut- 
être  par  les  vcpiix  de^  populations,  oubliant  que  les  mots 


—  154  — 

d'humanité  et  de  liberté  dans  la  bouche  du  czar  devaient 
cacher  un  piège ,  les  cabinets  des  Tuileries  et  de  Saint* 
James  reconnurent  en  principe  Tindépendance  de  la 
Grèce  par  un  traité  avec  la  Russie ,  le  6  juillet  1827. 

Dans  cette  première  convention ,  qui  consacrait  par 
avance  le  démembrement  de  la  Turquie,  la  Russie  seule 
restait  fidèle  à  sa  vieille  politique  ;  Paris  et  Londres  étaient 
dupes  de  leurs  généreuses  sympathies,  et  croyaient  rendre 
hommage  aux  principes  de  liberté,  alors  qu'ils  faisaient 
les  affaires  de  l'absolutisme  moscovite. 

Cette  inexplicable  fascination  fut  habilement  mise  à 
profit  par  le  czar  Nicolas  ;  et  Ton  vit  les  deux  nations  les 
plus  civilisées  du  monde  dirigées  par  les  conseils  d'un 
barbare  contempteur  du  droit  des  gens.  En  pleine  paix 
avec  la  Turquie,  les  vaisseaux  réunis  des  trois  puissances 
surprirent  dans  la  baie  de  Navarin  la  flotte  des  Musul- 
mans ;  et  tel  était  l'aveuglement  de  cette  époque ,  que 
toute  l'Europe  applaudit  à  un  odieux  guet-à-pens,  qui 
aurait  dû  faire  rougir  les  hommes  honnêtes  et  trembler 
les  hommes  habiles;  car  la  Russie  gagnait  une  partie 
décisive,  sans  rien  risquer  au  jeu.  La  France  et  TAngle- 
terre  avaient  tenu  pour  elle  les  cartes^  acceptant  pour 
leur  compte  les  hontes  d'une  tricherie,  dont  le  czar  em- 
pochait les  bénéfices. 

La  joie  fut  grande  à  Saint-Pétersbourg.  D'un  seul  coup 
détruire  la  marine  turque  et  duper  les  grandes  puissan- 
ces !  Quelle  bonne  fortune  pour  de  patientes  intrigues  ! 

La  campagne  de  Morée,  conséquence  logique  des 
mêmes  aveuglements  et  des  mêmes  artifices ,  acheva 
d'abattre  la  Turquie.  Seule  contre  tous ,  elle  dut  sous- 


—  156  — 

crire  à  la  cession  d'une  de  ses  plus  belles  conquêtes  ;  par 
le  traité  d'Alexandrie  si^é  le  8  avril  1828,  la  Grtoe 
reprit  son  rang  parmi  les  nations;  mais  la  Grèce  im- 
puissante, resserrée  dans  d'étroites  limites,  séparée 
de  l'Épire  et  de  la  Thessalie,  dépouillée  des  rives 
ioniennes ,  des  îles  commerçantes  qui  auraient  pu  en 
faire  une  puissance  maritime.  C'est  l'Angleterre  qui 
s'oppose  au  développement  des  côtes,  de  peur  que  le 
nouveau  royaume  ait  un  peuple  de  matelots;  c'est  la 
Russie  qui  mutile  les  possessions  continentales ,  parce 
qu'elle  veut  bien  céder  ce  qu'il  faut  pour  affaiblir  la  Tur* 
quie ,  non  ce  qu'il  faut  pour  fortifier  une  nation  régé- 
nérée. D'autres  vues,  d'ailleurs,  la  guidaient.  En  conser- 
vant à  l'empire  ottoman  les  montagnes  de  l'Olympe  et  du 
Pinde,  retraites  des  Palicares  insoum  is,  elle  avait  toujours 
sous  la  main  des  éléments  d'insurrection  qu'elle  pouvait 
faire  agir  au  besoin  ;  en  lui  laissant  les  iles ,  elle  main* 
tenait  des  asiles  de  piraterie,  d'où,  en  toute  occasion,  de 
hardis  forbans  pouvaient  s'élancer  à  la  voix  des  agents 
moscovites.  Ce  qui  se  passe  aujourd'hui  n'est  que  la  réa- 
lisation de  ces  calculs. 

Quant  à  l'Autriche,  malgré  ses  répugnances,  elle  signa 
au  contrat,  parce  qu'on  la  consolait  en  donnant  à  la 
Grèce  un  roi  de  race  allemande.  La  France  seule  fit  acte 
de  désintéressement;  seule,  elle  assista  sans  arrière-pen- 
sée au  baptême  du  peuple  naissant  ;  elle  avança  même 
ses  millions  pour  subvenir  aux  premiers  besoins  de  son 
pupille.  Sa  conduite,  sans  doute,  ne  fut  pas  de  l'habi- 
leté; mais  elle  avait  du  moins  pour  elle  la  sanction  de  la 
morale.  Ce  fut  une  faute  peut-être,  mais  une  de  ces  fautes 


^  150  — 

qui  font  honneur ,  et  F  histoire  aimera  toujours  rendre 
hommage  à  de  nobles  maladresses. 

On  aurait  pu  croire  que  la  Russie,  d'ordinaire  si  pa- 
tiente, ne  s'empresserait  pas  de  dévoiler  à  ses  alliés  la  mys« 
tification  dont  ils  venaient  d*ëtre  dupes,  etqu*au  moins» 
par  ménagement  pour  ses  complices  déçus»  elle  laisserait 
passer  quelque  temps  avant  de  porter  la  main  sur  la 
Turquie  épuisée.  Attendre  est  dans  ses  habitudes ,  et 
quand  elle  se  démasque ,  ce  n'est  qu'après  de  longues 
tromperies.  Mais,  en  1828 ,  le  czar  se  trouva  ,  maigre 
lui,  entraîné  à  une  prompte  décision.  Une  grande  révo- 
lution s'était  accomplie  à  l'intérieur  de  l'empire  ottoman. 
Le  sullan  Mahmoud»  novateur  intrépide»  avait,  au  mois 
de  mai  1826»  dissout  les  janissaires.  Cette  milice  tyran- 
nique,  qui  tant  de  fois  avait  disposé  du  trône,  rencontrait 
à  la  fin  un  maître  plus  terrible  qu'elle.  Deux  jours  de  com- 
bats dans  Constantinople»  deux  jours  de  massacres  et  de 
sang,  l'avaient  anéantie.  Mahmoud  délivré  d'une  barbare 
tutelle,  libre  d'accomplir  les  réformes  qu'il  méditait ^ 
voulut  emprunter  à  la  civilisation  européenne  la  disci- 
pline militaire  qui  la  rendait  si  forte.  Des  officiers  appe- 
lés de  l'Occident,  des  réfugiés  de  tous  pays,  victimes  des 
troubles  civils,  de  hardis  aventuriers,  amis  des  nouveautés, 
présidaient  à  rorganisation  des  troupes  musulmanes.  Tout 
s'agitait,  tout  marchait  au  progrès  dans  la  Turquie  si 
longtemps  immobile.  Encore  quelques  années»  et  les 
soldats  du  croissant  pouvaient  mouvoir  leurs  lignes  avec 
la  froide  régularité  des  soldats  de  la  chrétienté»  et  ma- 
nœuvrer avec  science  le  canon,  ce  grand  arbitre  des  ba- 
tailles. L'Europe  regardait  avec  étonnement;  le  czar 


-  i67  — 

avec  effroi.  Pour  lui,  la  réforme  était  une  menace  ;  Toc* 
casion  allait  lui  échapper. 

Les  appréhensions  du  czar  sont  clairement  révélées 
dans  une  dépêche  du  comte  Pozzo  di  Borgo,  alors  ambas- 
sadeur à  Paris.  Voici  ce  qu'il  écrivait  au  mois  de  novem- 
bre 1828,  alors  que  la  résistance  énergique  des  Turcs 
arrêtait  les  premiers  pas  de  Tagresseur  :  c  Lorsque 
»  le  cabinet  impérial  examina  la  question  si  le  cas  était 
»  arrivé  de  prendre  les  armes  contre  la  Porte,  il  aurait 
»  pu  exister  des  doutes  relativement  i  l'urgence  de  cette 

>  mesure»  aux  yeux  de  ceux  qui  n'avaient  pas  assez 

>  médité  sur  les  effets  des  réformes  sanglantes  que  le 

>  chef  ottoman  venait  d'exécuter  avec  une  force  terrible. . . 

>  Maintenant  l'expérience  que  nous  venons  de  faire  doit 

>  réunir  toutes  les  opinions  en  faveur  du  parti  qui  a  été 

>  adopté.  L'empereur  a  mis  le  système  turc  à  l'épreuve, 
»  et  sa  majesté  l'a  trouvé  dans  un  commencement  d'or- 
»  ganisation  physique  et  morale  qu'il  n'avait  pas  eu 
»  jusqu'à  présent.  Si  le  sultan  a  pu  nous  opposer  une 
»  résistance  plus  vive  et  plus  régulière,  tandis  qu'il  avait 
»  k  peine  réuni  les  éléments  de  son  nouveau  plan  de 
»  réforme  et  d'amélioration,  combien  l'aurions-nous 
»  trouvé  formidable  dans  le  cas  où  il  aurait  eu  le  temps 
B  de  lui  donner  plus  de  solidité  (i)  !  » 

Cette  naïve  confession,  destinée  à  rester  dans  le  cercle 
des  confidences  diplomatiques,  donne  la  mesure  de  la  mo- 
ralité du  czar  Nicolas.  Il  entreprend  la  guerre  non  à  cause 
d'une  offense,  mais  à  cause  d'un  progrès  qui  permettra 
de  repousser  l'offense.  La  Turquie  discipline  son  armée  ; 

(I)  Porto  Foglio. 


—  158  — 

il  faut  récraser  avant  que  ses  conscrits  ne  deviennent 
des  soldats.  Le  malade  va  guérir;  il  faut  le  tuer  de  peur 
qu'il  ne  reprenne  la  force  avec  la  santé.  N'est-ce  pas  le 
même  homme  qui  disait  naguère  à  sir  Hamilton  Seymour  : 
c  JLe  malade  va  mourir  :  partageons  son  héritage.  » 

Tout  prétexte  manquait  à  Tagression  ;  mais  qu'importe 
a  la  Russie  un  prétexte  ?  Une  sorte  de  manifeste  hypo- 
crite tel  qu'on  les  rédige  à  Saint-Pétersbourg  vint  ap- 
prendre à  l'Europe  que  les  Turcs  opprimaient  les  Serbes^ 
les  Valaques,  les  Moldaves,  et  que  le  czar  était  le  défeu« 
seur  des  opprimés. 

Misérable  patelinage ,  qui  fut  relevé  avec  dignité  par 
le  sultan. 

«  Toutes  les  accusations  élevées  par  la  Russie  contre 
>  la  sublime  Porte,  disait-il,  sont  fausses  et  injustes. 
»  Elles  n'ont  d'autre  but  que  de  couvrir  l'amour  insatia- 
»  ble  de  conquêtes  et  d'usurpations  qui  distingue  le  ca- 
•  binet  de  Saint-Pétersbourg.  Si  des  traités  ont  été 
»  violés,  la  Russie  seule  est  coupable!...  » 

Ce  fut  alors  que  les  cabinets  de  l'Occident  comprirent 
la  faute  qu'ils  avaient  faite  au  congrès  de  Vienne,  en  re- 
fusant à  la  Turquie,  sur  les  perfides  conseils  d'Alexandre, 
les  bénéfices  d'une  garantie  mutuelle.  Pendant  qu'ife  se 
livraient  à  de  tardifs  regrets,  les  Russes  passaient  le 
Pruth  sur  trois  points  différents,  et,  le  7  mai  1828,  cent 
cinquante  mille  hommes  inondaient  la  Moldo-Valaquie. 
Jean  Stourdza,  surpris  par  cette  soudaine  invasion,  fut 
obligé  de  se  constituer  pris  onnicr;Grégoire  Ghika  eut 
le  temps  de  se  réfugier  à  Gronstadt  en  Transylvanie. 

Cependant  le  maréchal  Wiltgenstein,  commandant  des 
troupes  russes,  s'annonce  aux  Roumains  comme  un  libé- 


-  469  - 

ratear,  et  ses  proclamations  ne  sont  pas  avares  de  belles 
promesses. 

c  Habitgiits  de  la  Moldavie  et  de  la  Valaquie,  dit-il , 
sa  majesté  l'empereur,  mon  auguste  maître,  m'a  ordonné 
d'occuper  votre  territoire  avec  Tarmée  dont  il  a  daigné 
me  confier  le  commandement.  Les  légions  du  monarque 
protecteur  de  vos  destinées,  en  franchissant  les  limites 
de  votre  terre  natale,  y  apportent  toutes  les  garanties 
du  maintien  de  Tordre  et  d'une  parfaite  sécurité 

»  Une  discipline  sévère  sera  maintenue  dans  tous  les 
corps  de  l'armée.  Il  sera  fait  prompte  justice  des  moindres 
désordres » 

Les  leçons  du  passé  avaient  appris  aux  Roumains  ce 
qu'étaient  l'ordre  et  la  sécurité  dans  la  bouche  d'un  gé- 
néral russe.  Les  nouveaux  enseignements  allaient  être 
plus  terryi>les.  Dans  ses  réclamations,  en  1826,  contre 
l'occupation  turque,  laRussie  s'apitoyait  sur  les  malheurs 
du  pays;  elle  prouva,  en  1828,  la  valeur  de  ses  doléances. 
Ce  n'était  autre  chose  que  le  dépit  de  ne  pas  faire  elle- 
même  le  mal  qu'elle  reprochait  aux  autres.  Il  lui  fallait 
le  privilège  exclusif  de  la  rapine  et  des  égorgements.  Les 
Turcs  au  moins  s'avançaient  en  ennemis,  et  n'avaient  pas 
scrupule  à  persécuter  une  race  d'infidèles  ;  les  Russes  se 
présentent  en  amis,  et  se  font  les  bourreaux  de  frères  en 
religion.  Il  est  impossible  de  raconter  les  horribles  excès 
des  envahisseurs  ;  les  expressions  manquent  et  la  langue 
fait  défaut.  «  Les  souffrances ,  dit  M.  Saint-Marc  Girar- 
dio,  sont  au-dessus  de  toute  description.  Jamais  il  n'y  a 
eu  une  plus  épouvantable  destruction  de  créatures  vivan- 
tes (1)  »  •  Contributions  de  toutes  sortes,  denrées,  fourra- 

(1)  Souvenirs  de  voyages,  t.  V%  pi  255. 


—  1*0  — 

ges,  bestiauXf-corvées,  ce  sont  là  les  maux  ordinaires  de 
la  guerre;  il  faut  y  ajouter  la  barbarie  du  soldat  russe»  et 
surtout  les  traditions  les  plus  effrontées  du  ^ol  parmi  les 
officiers.  Les  uns  vendent  les  rations  du  soldat ,  et  le 
mettent  ensuite  à  la  charge  des  villages;  les  autres  dé- 
signent pour  les  corps  de  cavalerie  les  lieux  de  canton* 
nementy  y  font  transporter  le  fourrage  »  le  vendent  à  leur 
profit  j  et  se  portent  ailleurs.  Puis ,  Timprévoyance ,  le 
gaspillage,  Tinsouciance  des  voleurs,  qui  comptent  tou^ 
Jours  sur  le  vol  du  lendemain.— Combien  vous  reste-t-il 
des  trente-six  mille  bœufs  que  vous  venez  de  tirer  des 
principautés?  demandait»  vers  le  milieu  de  la  campagne , 
le  grand-duc  Michel  au  général  qui  avait  la  direction  de 
ce  service.  —  Pas  même  de  quoi  faire  un  beefsteack  à 
votre  altesse»  répondit  le  général  (1). 

Ailleurs  on  vint  prévenir  le  général  Zeltoucfaine  que 
les  boyars  n'avaient  plus  de  bœufs  pour  faire  les  trans- 
ports. —  «Eh  bien»  répondit-il»  qu'on  attële  les  boyars  !  » 
Le  mot  brutal  est  resté  dans  les  souvenirs  ;  mais  ce  n'est 
qu'un  mot.  Ce  qu'il  faut  ne  pas  oublier»  c'est  que  si  les 
boyars  ne  furent  pas  attelés»  les  paysans  le  furent.  Hom- 
mes et  femmes  furent  accouplés  aux  chariots»  ayant  pour 
conducteurs  des  cosaques»  qui  ne  ménageaient  ni  le  bâ^ 
ton»  ni  la  pointe  de  leurs  lances.  Plus  de  trente  mille 
Roumains  furent  arrachés  à  la  culture,  pour  servir  de  bêtes 
de  somme.  Les  plus  heureux  s'enfuyaient  dans  les  mon- 
tagnes, où  ils  n'avaient  d'autre  nourriture  que  des  écor^ 
ces  d'arbres.  Et  au  milieu  de  tant  d'iniquités,  un  sonAre 
découragement  étouffait  toute  plainte.    L'ardievêque 

(1)  M.  Saint-Marc  GirardiiL 


—  161   - 

métropolitain  de  Valaquie,  Grégoire,  pour  avoir  fait 
appel  à  la  compassion  des  envahisseurs,  fut  aussitôt  exilé 
en  Bessarabie  ;  il  est  vrai  qu'il  s'était  opposé  à  ce  que  le 
cl^gé  fût  enlevé  des  autels  pour  aller  porter  les  munitions 
de  guerre.  Le  gouvernement  russe  répondit  aux  remon- 
trances qui  lui  furent  faites  :  //  nHmporte  pas  de  $<wair 
qui  de$  hommes  ou  des  béies  font  le  tenice^  pourvu  que  le$ 
ordres  soient  exécutés  (1)  • 

Les  désordres  et  les  dilapidations  avaient  amené  la  fa- 
mine ;  la  peste  s'y  joignit,  apportée  par  la  misère,  par 
les  chariots  remplis  de  blessa,  et  par  Teffroyable  mor- 
talité des  bœufs  amoncelés  sans  prévoyance,  eu  tombant 
de  fatigue  sur  les  grandes  routes,  qu'ils  encombraient  de 
leurs  cadavres  décomposés. 

.  Tels  étaient  les  bienfaits  promis  par  Wittgenstein,  au 
nom  de  son  auguste  maître  :  le  brigandage,  la  famine  et 
la  peste^  trinité  moscovite,  offerte  à  Tadoralion  des  Rou- 
mains* 

Les  Russes  ne  pouvaient  pas  repousser  la  responsabi- 
lité de  tous  ces  maux  ;  car  dès  leur  entrée  dans  les  pro- 
vinces, ils  s'étaient  emparés  du  gouvernement.  Le  comte 
Pablen,  délégué  du  Czar,  avait  institué  une  administration 
centrale  provisoire  dont  il  était  le  chef  sous  le  titre  de  pré- 
sident plénipotentiaire  dés  divans  de  Valaquie  et  de 
Moldavie.  Malheureusement,  il  rencontra  de  lâches  com- 
plaisances qui  lui  permirent  de  dégiiiser  ses  usurpations 
sous  une  apparence  d'acquiescement  national.  Lès  parti- 
sans de  Ghika  s'étaient  retirés  ;  mais  il  se  trouvait  assez 
de  bpyars  serviles  pour  composer  un  divan  aux  ordres' 

(i)  M.  Vaillant,!.  II,p.  Sft9.  - 

ii 


~  162  — 

de  Pahleo  »  et,  cinq  jours  après  Teotrée  des  Russes  à  Bu- 
charest,  ce  divan  improvisé  envoyait  au  Czar  une  adresse 
que  Ton  peut  citer  comme  un  modèle  des  plus  basses 
flatteries,  des  plus  dégradants  mensonges. 

c  Sire, 

»  Depuis  cinq  jours  Tavant-garde  de  Tarmée  victo- 
»  rieuse  de  V.  M.  I.  se  trouve  parmi  nous.  Par  la  marche 

•  la  plus  habile  et  la  mieux  combinée,  elle  a  épargné  à 

>  la  population  entière  les  désastres  affreux  dont  elle  était 

•  menacée,  et  a  sauvé  la  capitale  de  Valaquie  d'un  danger 
»  imminent. 

>  Sire,  le  divan  de  Valaquie,  interprète  de$  sentimenti 
i  de  tout  le  peuple,  s'empresse  de  déposer  au  pied  du 
»  trône  de  V.  M.  I.  Thommage  de  sa  profonde  reconnais- 

•  sance  et  de  sa  fidélité  inviolable.  Pénétrés  de  retendue 

•  de  ces  devoirs,  nous  rivaliserons  tous  de  zèle  pour  le 
9  service  des  troupes  impériales,  qui  sont  les  défenseurs 

•  naturels de  notre  patrie*. • 

»  Sire,  tous  les  obstacles  qui  s'opposent  encore  à  notre 
»  prospérité  vont  disparaître  devant  votre  auguste  protec* 
>tion  ;  votre  main  puissante  empêchera  qu'on  ne  trouble 
»plus  nos  destinées.  •• 

•  Ainsi,   votre  majesté,  devenue  la  bienfaitrice  de 

>  rhumanité  souffrante,  gravera  son  auguste  nom  dans 
iThistoire  en  caractères  aussi  brillants  qu'immortels.  > 

Le  même  jour,  13  juin,  une  députation  de  Moldaves 
apportait  i  M.  de  Ncsselrode,  sous  les  murs  d^Isaktscha, 
un  acte  de  soumission  orné  de  la  même  rhétorique. 

De  sanglants  démentis  furent  promptement  donnés  & 
ces  tristes  idylles.  Hais  que  devaient  penser  les  puissan* 


-    103  — 

ces étraDgire^i  en  vayant  les  boyars  si  bien  d'accord 
avec  Toppresseur?  Aux  réclamalîooe  dee  cabinets  on 
pouvait  opposer  l'assentiment  du  divan  national,  et  s'il 
y  avait  des  n)écontent9,  leur  silence  parlait  contre  eux. 
C'est  ainsi  que  la  Ucheté  de  quelques  hommes  avilissait 
la  nation  et  désarmait  Tétranger. 

Nous  n'avmis  pas  à  retracer  les  détails  de  cette  guerre» 
où  les  Turcs  opposèrent  à  raggresseur  une  résistance  inat. 
tendue»  Malgré  leur  supériorité  en  troupes  et  en  maté- 
riel^  les  Russes  ne  franchirent  les  Balkans  qu'après  une 
année  de  luttes.  Mais,  ainsi  que  l'avait  trop  bien  prévu 
le  Czar,  la  régénération  de  la  Turquie  était  encore  incom- 
plètCt  et  ses  armées  n'avaient  pas  eu  le  temps  de  se  for- 
mer aux  grandes  guerres.  L'entrée  des  Moscovites  à 
Andrinople,  au  mois  de  juin  1829,  contraignit  l\  Porte 
à  subir  la  paix.  LiC  succès  couronnait  encore  une  fois 
les  ambitieuses  menées  du  Czar. 

Le  traité  d'Ândrinoi^le  (14  septembre  1829)  fui  rédigé 
avec  une  perfide  habileté  qui  donnait  au  vainqueur  tou- 
tes les  apparences  du  désintéressement.  Ainsi  il  renonce 
à  toutes  SCS  conquêtes  territoriales,  rend  à  l'empire  otto- 
man la  Valaquie  et  la  Moldavie,  du  côté  de  l'Asie  les  pa- 
chaliks  de  Kars»  de  Bayazid,  d'Erzeroum.  Mais  la  Russie 
conserve  la  passe  de  Sulinah  et  les  îles  à  Tembouchure 
du  Danube,  modeste  compensation  qui  la  rend  makresse 
de  la  navigation  du  fleuve. 

Les  stipulations  qui  concernent  les  pays  roumains  sem- 
blent une  série  de  bienfaits  :  les  forteresses  turques  sur 
la  rive  gauche  du  Danube  et  sur  les  bords  du  Pruth  sont 
rasées,  et  le  territoire  dépendant  des  forteresses  restitué 
aux  principautés  ;  les  hgspodars  seront  nofnmés  à  vie;  la 


—  464  — 

Porte  renonce  au  droit  de  contribution  en  nature  et  en 
aident,  au  droit  de  eorvée,  au  droit  de  fixer  le  prix  des 
denrées,  et  consent  à  la  pleine  liberté  de  commerce. 
Une  redevancé  annuelle  fixe  lui  sera  accordée,  comme 
compensation  de  Tabandon  de  tous  ces  droits. 

C'étaient  là ,  sans  doute ,  d'incontestables  améliora- 
.tiens;  mais  né  fâut-il  pas  se  donner  le  mérite  du  bien, 
.pour  mieux  dissimuler  le  mal?  Ainsi ,  par  Tart.  ^ ,  la 
Âussie  se  déclare  garante  des  droits  qu'elle  fait  accorder  * 
consacrant  ainsi  pour  elle  le  droit  d'intervention. 

En  même  temps  qu'elle  fait  nommer  les  hospodars  à 
-vie,  elle  ajoute  :  «  Ils  ne  pourront  être  dépossédés  que 
du  consentement  de  la  Russie.  »  Ce  qui  signifie  qu'ils 
pourront  toujours  être  dépossédés  par  la  Russie. 

Par  un  autre  article,  la  Porte  s'engage  solennellement 
à  confirmer  les  règlements  administratifs  qui  ont  été  faits 
durant  l'occupation  des  deux  provinces  par  les  armées 
de  la  cour  impériale,  comme  devant  servir  de  base  au 
règlement  organique  ;  c'est-à-dire  que  les  volontés  du 
Russe  envahisseur  vont  être  la  loi  du  pays« 
•  Enfin  9  comme  dernier  bienfait ,  les  principautés  doi«* 
vent  rester  sous  le  poids  de  l'occupation  militaire,  et  être 
gardées  à  titre  de  dépôt  par  la  Russie,  jusqu'au  parfait 
paiement  des  firais  de  guerre,  fixés  à  12S  millions  de 
francs.  Dix  ans  sont  accordés  à  la  Turquie  pour  ce  paie* 
ment  ;  c'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  accoutumer  les 
Roumains  à  la  domination  moscovite ,  et  pour  changer 
tout  doucement  le  transitoire  en  définitif. 
'  Au  surplus,  la  Russie  ne  dissimulait  guère  son  ardent 
désir  de  posséder  le  pays  en  toute  souveraineté.  Car,  à 
cette  époque,  le  comte  Orloff  fit  offrir  au  Sultan,  au  nom 


-  166  — 

du  Czar»  d'acheter  les  deux  principautés»  moyennant 
trois  millions  de  ducats  (36,000,000  fr.)  (1).  C'était  un 
moyen  de  faciliter  le  paiement  de  l'indemnité  de  guerre, 
et  la  proposition  soumise  au  divan  y  rencontra  des  ap- 
probateurs ;  elle  ne  fut  rejetée  qu'après  une  orageuse  dis- 
cussion. Assurément ,{ le  traité  eut  été  nul  ;  car  la  Tur-  ' 
qoie  n'avait  pas  le  droit  de  vendre  des  pays  qui  iie  lui 
appartenaient  pas  ;  mais  la  Russie  aurait  validé  le  traité 
par  ses  armées ,  et  les  cabinets  de  l'Europe  auraient  été 
heureux  de  trouver  dans  un  contrat  synallagmatique  un 
prétexte  pour  s'abstenir. 

Parmi  les  clauses  générales  du  traité  d'Andrinople» 
n'oublions  pas  la  reconnaissance  par  la  Porte  de  l'indé- 
pendance grecque,  et  la  consécration  officielle  de  son 
affaiblissement  territorial  aussi  bien  que  de  sa  déchéance 
morale.  Désormais  le  Czar  va  commander  à  Gonstanti-* 
nople;  et  les  puissances  occidentales,  distraites  par  de 
misérables  rivalités,  assistent  en  silence  aux  progrès  du 
colosse,  qui  d'une  main  touche  à  l'Amérique  du  Nord, 
et  de  l'autre  aux  deux  extrémités  de  l'Asie,  la  Chine 
et  le  Bosphore. 

(1)  M.  Golson ,  p.  50. 


CHAPITRE  YIH. 

Doable  physionomie  de  la  famille  impériale  à  Saiat-Pâersboiir^ 
—  H*  de  KisselefL  —  Rédaclion  du  règlement  organique.  *- 
Article  introduit  en  fraude.  —  Vain  semblant  de  représentation 
nationale.  —  Causes  de  désordres  dans  le  règlement.  —  Violation 
du  droit  électoral  —  Michel  Stonrdza  et  Alexandre  Ghika.  —  La 
Russie  se  rapproche  de  k  Tnrquie.  —  Kévolte  et  succès  du  padia 
d'Egypte.  —  Traité  d*Unkiar-Skele^  —  Vaines  proteslatiotts 
de  la  France  et  de  l'Angleterre.  —  GouYention  de  RiMayeb. 
<•>*•  Les  Russes  sortent  des  principautés.  —  Intrigues  du  consul 
russe  Rukmann.  ^  Position  difficile  d'Alexandre  Gbika. 

Il  y  a  dans  la  famille  impériale  de  Saint-Pétersbourg 
une  double  physionomie ,  qui  rappelle  constamment  sa 
double  origine ,  TAllemand  greffé  sur  le  Moscovite.  Tan- 
tôt c'est  la  greffe  qui  domine»  tantôt  c'est  la  plante  sau- 
vage. Quelquefois  les  deux  types  se  réunissent  et  se  com- 
battent dans  une  seule  individualité;  quelquefois  chaque 
type  conserve  son  empreinte  sans  mélange,  et  deux  frères 
d'un  même  lit  sont  de  race  différente.  Les  fils  de  Paul  I"^ 
ont  présenté  toutes  ces  diversités.  Alexandre  était  un  peu 
Allemand,  sévère»  ascétique,  beau  de  visage  et  de  taille, 
affable  et  complimenteur,,  les  yeux  toujours  tournéa 
vers  l'Occident  pour  lui  demander  des  leçons.  CSonstao- 
tin  était  un  Tartare  de  vieille  roche,  brutal,  farouche, 
affreux  à  voir ,  et  plein  de  mépris  pour  les  mollesses 
de  TEurope  centrale.  Nicolas  tient  de  l'un  et  de  l'autre, 
avec  la  figure  d'Alexandre  et  l'âme  de  Constantin,  gra- 
cieux par  occasion ,  sauvage  par  nature»  gentilhomme 


—  167  — 

quand  il  s'obsenre,  mal  appris  quand  il  s'emporte,  per- 
fide surtout  alors  qu'il  prend  des  airs  de  candeur  »  et 
nourrissant  les  vieux  préjugés  nationaux  ^  tout  en  afB« 
chant  des  prétentions  de  réformateur. 

Les  mêmes  oppositions  se  continuent  aujourd'hui 
parmi  les  enfants  de  Nicolas.  L'héritier  présomptif, 
Alexandre,  est  un  Allemand  pacifique;  lepuiné,  Constan* 
tin,  est  un  Tartare  emporté;  Tun  est  ami  des  arts  et  de  la 
ciyilisation  ;  l'autre  ne  rêve  que  combats ,  et  se  croit  ap« 
pelé  par  son  iiom  à  prendre  Gonstanlinople. 

Ces  contrastes,  qui  se  résument  dans  la  famille  impé-- 
riale,  se  rencontrent  à  tous  les  degrés  dans  le  personnel 
diplomatique.  Mais  là,  c'est  un  calcul  du  Czar;  il  y  tient 
en  réserve  des  hommes  pour  toutes  les  circonstances; 
jouant  lui-même  plusieurs  rôles ,  il  lui  faut  plusieurs 
masques,  et  selon  qu'il  a  besoin  de  menacer  ou  de  fein- 
dre, d'opprimer  ou  de  séduire,  il  envoie  au  dehors  un 
Moscovite  ou  un  Allemand,  un  Tartare  ou  un  Russe  ger- 
manisé, un  Henschikoff  ou  un  Nesseirode.  Dans  le  com- 
mencement de  l'occupation  des  principautés  moldo-va- 
laques,  en  1828,  il  fait  agir  l'élément  barbare,  la  force  et 
la  terreur  ;  Zeltouchine  le  représente  dignement.  Mat» 
lorsqu  après  la  paix ,  il  veut  ramener  les  cœurs  par  les 
séductions  d'une  législation  nouvelle  et  d'une  adminis* 
(ration  régulière ,  il  confie  le  rôle  de  protecteur  au  gé- 
néral Kisseleff ,  et  jamais  choix  plus  habile  ne  ftit  hit 
pour  endormir  les  colères  et  masquer  la  tyrannie. 

M.  de  Kisseleff,  avec  toutes  les  formes  extérieures  de 
la  bienveillance  et  du  savoir-vivre,  fit  preuve  des  taletrts 
réels  de  l'administrateur  consommé.  Affiible  à  tous,  mata 
ferme  dans  le  commandement,  n'ôtant  rien  à  la  forée  de 


—  168  — 

l'autorité,  mais  en  dissimulant  les  rigueurs,  il  apportait 
tout  d'abord  par  ses  qualités  extérieures  un  grand  soula-. 
gement  aux  esprits  ;  car  il  était  dans  un  pays  qui  n'avait 
connu  le  pouvoir  que  par  les  côtés  oppressifs ,  jamais 
par  les  côtés  utiles. 

Les  améliorations  ma|érielles  introduites  par  M.  de 
Kisseleff,  furent  de  véritables  bienfaits  :  organisation  des 
tribunaux,  des  écoles,  de  la  milice,  des  magasins  de  ré- 
serve, fondation  du  port  d'Ibraîla,  transformation  en  villes 
dés  citadelles  du  Danube,  développement  de  l'agricul- 
ture, tout  annonça  chez  lui  le  désir  sincère  de  donner  à 
ce  beau  pays  un  bien-être  inaccoutumé.  Il  avait  pour 
i;nission  de  gagner  les  Moldo-Valaques;  il  se  prit  lui-même 
à  les  aimer.  Attaché  à  son  œuvre,  il  en  fit  sa  joie  et  son 
orgueil ,  et  trouva  dans  la  reconnaissance  générale  une 
digne  récompense.  Ces  bienfaits  extérieurs  étaient  d'ail- 
leurs autorisés  par  Saint-Pétersbourg.  On  réservait  les 
pièges  pour  le  règlement  organique,  et  l'on  ne  pouvait 
avoir  de  meilleur  instrument  pour  tromper,  que  l'homme 
qui  avait  su  se  concilier  les  cœurs. 

Le  comité  de  rédaction  du  règlement  oi^anique  avait 
repris ,  le  29  juillet  1829 ,  ses  travaux  interrompus.  Le 
consul  russe  Minziaki  en  usurpa  la  présidence,  afin  qu'il 
fût  bien  avéré  que  la  Russie  voulait  être  maîtresse  des 
délibérations.  Cela  ne  suffisait  pas.  Chacun  des  articles 
dût  être  communiqué  au  cabinet  de  Saiat-Pétersboui^, 
qui  les  renvoyait  amendés ,  mutilés,  transformés,  et  les 
mettait  en  opposition  directe  avec  les  lois  fondamentales  du 
pays ,  avec  l'esprit  et  la  lettre  des  traités.  C'était  là  la 
pouvoir  constituant  rendu  au  pays.  La  constitution  se 
&isait  par  courriers^  et  la  pens^  nationale  était  dictée 


—  m  - 

sur  les  bords  de  la  Newa*  Avec  ces  allées  et  ces  venues  « 
l^aofantemeot  du  règlement  oi^anique  était  sinon  très 
pénible,  au  moins  très  lent.  L'arrivée  du  général  Kisse* 
leff,  au  mois  de  novembre  y  eut  pour  premier  avantage 
d'abréger  les  délais.  Ses  pouvoirs  étant  illimités ,  les 
rapports  avec  la  puissance  garante  devinrent  plus  directs, 
le  travail  mis  en  œuvre  par  lui,  sans  intermédiaire, 
fut  promptement  achevé,  et  une  assemblée  générale  ex«* 
(raordinaire  des  deux  provinces  fut  convoquée,  non 
pour  discuter,  mais  pour  approuver. 

De  tout  temps  i  le  président  légitime  de  rassemblée 
avait  été  le  métropolitain.  Mais  le  métropolitain  Gré- 
goire était  en  exil.  Ce  fut  une  occasion  de  jeter  un  ou- 
trageant défi  à  lous  les  souvenirs ,  à  tous  les  sentiments 
nationaux.  M.  de  Kisseleiï  nomma  président  le  consul 
russe  Hinziaki.  La  soumission  des  boyars  était  dès  le 
début  mise  à  l'épreuve;  en  subissant  cette  première 
honte,  il  ne  leur  restait  plus  qu'à  tout  accepter. 

Quelques-uns  seulement  firent  acte  de  courage.  Le 
plus  jeune  des  boyars  ,  J.  Yacaresco ,  protesta  haute- 
ment contre  cette  façon  d'assemblée  nationale ,  qui  n'a- 
vait pas,  pour  la  diriger,  son  président  légal,  le  métropo- 
litain. Il  ftit  aussitôt  livré  à  des  juges  militaires.  Chacun 
s'attendait  à  le  voir  fusiller;  mais  H.  de  Kisseleff  jugea 
prudemment  qu'un  sacrifice  sanglant  pouvait  être  nui-* 
sible  à  la  politique  du  Czar.  Dans  sa  haute  clémence,  il 
se  contenta  d'exiler  de  la  capitale  le  boyar  insurgé. 

D'autres  cependant ,  parmi  les  vieux  boyars ,  s'asso- 
cièrent à  la  protestation ,  le  ban  G.  Balaceàno ,  le  logo- 
thèteGampiniano,le  banVacaresco,  etlevornicD.Chry- 
»  Buzoiano.  «  Hais,  dit  M.  Héliade,  par  un  de  ces 


-  11b  ^ 

miracles  qui  viennent  quelquefois  très  à  propos»  tous 
quatre  moururent  dans  la  même  semaine,  avant  la  cIô-* 
ture  de  l'assemblée  générale  :  ce  n'est  pas  sans  raison 
que  Tempereur  Nicolas  proclame  dans  tous  ses  mani« 
festes  que  Dieu  est  avec  lui  (1).  > 

Ces  avertissements  d'en  haut  aussi  bien  que  les  me- 
naces d'icKbas  assouplirent  les  esprits.  Et  cependant , 
même  avec  une  assemblée  aussi  complaisante,  M.  deKisse- 
leff  usa  d'une  indigne  surpercherie,  en  introduisant  sub- 
repticement un  article  qui  n'avait  été  communiqué  à 
aucun  des  signataires*  Voici  comment  H.  Héliade  raconte 
une  fraude  qui  constitue  un  faux  en  écriture  publique  : 

«  Les  livres  illustrés  se  terminent ,  comme  chacun 
sait ,  de  manière  à  n'avoir  pas  la  dernière  ligne  au  bas 
de  la  dernière  page.  L'avant-dernier  article  devait  laisser» 
selon  toutes  les  règles,  le  quart  final  de  la  page  blanche  ; 
et  comme  les  190  signatures  des  membres  de  rassem- 
blée ne  pouvaient  entrer  dans  ce  dernier  quart,  M.  le  pré* 
sidcnt  Minziaki  s'adressa  aux  représentants  du  pays  : 
d  Ârchondas,  dit-il ,  ayez  la  bonté  d'apposer  vos  signa- 
»  tures  sur  la  page  suivante  ;  car  vous  voyez  bien  qu'il 
»  n'y  a  pas  de  place  au  bas  de  celle-ci.  »  C^était  une  rai- 
son très  naturelle,  et  les  bons  boyars,  l'un  après  l'autre, 
apposèrent  leurs  signatures,  suivant  tous  les  droits  de  la 
hiérarchie,  sur  la  page  suivante. 

>  L'assemblée  fut  close;  le  règlement,  relié  en  ar^ 
gent  et  en  or^  déposé  dans  les  archives;  mais  la  même 
main,  qui  avait  si  bien  calligraphié  le  livre  d'or,  s'intro- 
duisit dans  l'ombre  des  archives,  et  ajouta  sur  le  dernier 

(1)  Le  Proicclorat  du  Cmt,  p.  22. 


quart  de  la  dernière  page  un  seul  article,  très  petit, 
Tartiele  qui  ravit  au  pays  le  droit  d'autonomie  (1).  » 

En  effet ,  cet  article  portait  qu'aucune  loi  votée  par 
rassemblée  et  confirmée  par  le  prince,  ne  pourrait  être 
promulguée,  si  elle  n'était  préalablement  approuvée  par 
la  cour  proteclrice. 

C'était  rendre  le  pouvoir  législatif  illusoire ,  et  faire 
de  toutes  les  assemblées  futures  des  vassales  de  Saint- 
Pétersbourg.  Ce  droit  d'autonomie,  tant  de  fois  invo- 
qué, disparaissait  devant  Tœuvre  d'un  faussaire.  Digne 
conquête  du  Gzar,  touchant  exemple  de  la  morale  mo6<- 
covite. 

Nous  verrons  plus  tard  comment  la  Russie  fit  consa- 
crer ouvertement  sa  fraude,  et  comment  la  Turquie  l'aida 
de  ses  lâches  complaisances,  trahissant  ses  propres  droits 
avec  ceux  des  Roumains. 

Du  reste,  tout  est  tromperie  dans  cette  prétendue  con- 
stitution. On  annonce  que  le  droit  de  nommer  les  princes 
est  rendu  à  la  nation ,  et  au  lieu  d'appeler  à  l'élection, 
comme  autrefois,  lo  pays  tout  entier,  ou  au  moins  une 
représentation  sérieuse ,  on  limite  l'assemblée  générale 
extraordinaire  à  cent  quatre-vingt-dix  électeurs  en  Yala- 
quie,  à  cent  trente-deux  en  Moldavie.  Et  encore  sur  ce 
nombre,  dans  la  première  province,  il  y  a  cent  soixante- 
trois  boyars  et  vingt-sept  députés  du  commerce  ;  dans  la 
seconde  cent  onze  boyars  et  vingt-un  députés  du  com- 
merce. Cette  vainc  représentation  du  tiers  état  est  une 
véritable  Action. 

Ajoutons  quC;  depuis  cd  fameux  règlement,  il  y  a  eu 

(i)  Le  ProîCvtorat  in  Onr,  p.  32. 


-  m  - 

cinq  changements  de  princes,  et  qu'une  seule  fois,  en 
I842,  rassemblée  a  usé  du  droit  d'élection.  Les  quatre 
autres  nominations  ont  été  faites,  en  violation  du  r^le- 
ment,  par  les  deux  cours,  c'est-à*»dire  par  la  Russie  die- . 
tant  son  choix  à  Constantinople. 

L'assemblée  générale  extraordinaire,  convoquée  pour 
nommer  le  hospodar,  est  dissoute  aussitôt  après  Télectiori  ; 
alors  intervient  l'assemblée  générale  ordinaire,  qui  se 
réunit  tous  les  ans,  et,  àTinstar  de  nos  parlements,  vote 
les  lois  et  les  impôts,  et  contrôle  le  gouvernement  du 
prince. 

Mais  dans  ce  parlement,  plus  de  trace  du  tiers-état. 
Quarante-trois  députés  représentent  la  Yalaquie,  qua- 
rante la  Moldavie,  et  tous  doivent  être  choisis  parmi  les 
boyars.  Or,  sur  les  quarante-trois  députés  de  la  Yalaquie, 
vingt  doivent  être  élus  par  les  boyars  de  première  classe  et 
choisis  exclusivement  parmi  eux;  en  outre,  quatre  autres 
députés*  pris  dans  le  clergé,  siègent  à  vie,  Tun  comme 
archevêque  métropolitain  et  président  de  rassemblée,  les 
trois  autres  comme  évoques  diocésains  ;  il  résulte  de  cette 
disposition  que  sur  quarante-trois  membres,  vingt-qua- 
tre, c'est-à^lire  lamajorité,  ne  représentent  que  les  grands 
boyars.  Or,  ceux-ci  dans  la  Yalaquie,  sont  au  nombre 
seulement  de  soixante-dix.  Les  dix-neuf  autres  députés 
doivent  être  nommés  par  les  deux  mille  électeurs  qui 
forment  la  masse  des  boyars  de  seconde  classe.  En  Mol- 
davie, le  système  est  le  même,  avec  un  peu  moins  d'ini- 
quitéy  parce  qu'il  s'y  trouve  trois  cents  grands  boyars  au 
lieu  de  soixante-dix. 

Mais,  c'est  surtout  dans  la  définition  des  pouvoin^  de 


—  i13  — 

rassemblée  et  des  prérogatives  des  hospodars ,  que  la 
Russie  a  placé  les  pièges  inévitables. 

ly  un  côté  »  rassemblée  est  •  toule-puissaute  et  souve* 
raine,  votant  les  lois  et  les  impôts,  discutant  et  approu- 
vant les  contrats  de  la  ferme  générale  des  impôts^  veil- 
lant à  la  conservation  des  propriétés  publiques,  à  Ten- 
couragement  de  l'agriculture  et  de  Tindustrie  »  réglant 
tout  ce  qui  est  relatif  à  Tencouragement  et  à  la  facilité 
du  commerce»  et  réunissant  enfin  le  pouvoir  législatif  au 
pouvoir  administratif.  » 

De  Fautre  côté,  le  règlement  ajoute  :  <  les  attributions 
de  rassemblée  générale  ne  pourront,  dans  aucun  cas, 
entraver  Texercice  du  pouvoir  souverain^  administratif 
et  conservateur  du  bon  ordre  et  de  la  tranquillité  publi- 
que, qui  est  dévolu  au  prince.  » 

Ainsi,  Ton  met  face  à  face  deux  pouvoirs  souverains, 
mal  définis,  fortifiés  l'un  contre  l'autre  par  le  texte  de 
la  loi  non  moins  que  par  ses  réticences ,  gouvernant 
tous  deux,  ou  plutôt  incapables  de  gouverner  ;  car  ils 
s'excluent  mutuellement  par  des  droits  égaux.  C'est  la 
collision  devenue  obligatoire  ^  la  discorde  en  perma- 
nence, le  litige  perpétuel  appelant  un  juge. 

Et  c'est  là  ce  qui  est  prévu  ;  car  le  juge  sera  le  seul 
souverain,  et  le  juge  est  à  Saint-Pétersbourg. 

€  En  cas  de  sédition  dans  l'assemblée ,  dit  Tart.  53, 
le  bospodar  la  proroge,  et  fait  son  rapport  à  la  Sublime 
I^orte  et  à  la  cour  protectrice,  en  sollicitant  l'autorisa- 
tion de  pouvoir  convoquer  une  autre  assemblée  gcné« 
raie.  » 

Voilà  pour  le  recours  du  prince.  Voici  pour  l'assem- 
blée : 


-  174  - 

Art.  54.  L'asseoiblée  générale  ordinaire  aie  droil  d'ex- 
poser y  par  des  annpborai  (rapports)  adressés  au  prince, 
les  griefs  et  les  doléances  du  payS;  et  même,  en  cas  de 
besoin,  de  les  porter  à  la  connamance  supérieure^  en  dé- 
signant les  moyens  les  plus  propices  pour  leur  redresse- 
ment. 

On  comprend  combien  il  est  facile  pour  le  prince  de 
trouver  un  cas  de  séiUtion  dans  l'assemblée  ;  combien  il 
est  facile  pour  rassemblée  de  trouver  un  motit  de  grufs 
contre  le  prince  ;  combien ,  par  conséquent,  Tappel  à  la 
connaissance  supérieure  doit  trouver  d'occasions.  Aussi, 
peut-on  affirmer  que  depuis  le  règlement  organique,  la 
Russie  règne  en  souveraine  dans  les  principautés  moldo* 
valaques.  La  présence  ou  Tabsence  de  ses  troupes  n'est 
qu'une  modification  de  formes  dans  l'exercice  de  sa  sou- 
veraineté, tantôt  brutale,  tantôt  hypocrite  ;  il  y  a  même 
pour  les  Roumains  cet  avantage  dans  l'occupation  mili- 
taire^qu'èlle  faitouvrirlesyeux  aux  aveugles dePOcciden t. 

En  signalant  les  déceptions  du  règlement  organique, 
M.  Saint-Marc  Girardin  ajoute  :  •  Le  règlement  organi^ 
que  n'a  jamais  été  qu'un  papier,  et  n'est  guère  plus  qu'un 
souvenir  (1).>  Trop  heureux  les  Roumains  si  le  spirituel 
écrivain  disait  vrai  !  Sans  doute  pour  les  bienfaits  qu'il 
promet,  le  règlement  n'est  qu'un  papier  ;  mais  pour  le 
mal  qu'il  consacre,  c'est  un  monument  de  bronze. 

Yeut-on  un  nouvel  exemple  de  la  perfidie  avec  laquelle 
la  Russie  sait  dissimuler,  sous  des  apparences  d'améliora. 
tion,  des  combinaisons  toutes  à  son  profit.  Sous  prétexte 
de  pourvoir  aux  éventualités  malheureuses,  le  règlement 

(i)  Souvenir»  de  Toyage,  l.  l',  p.  599. 


—  175  — 

ordonne  qu'il  y  ait  toujoufs  deq  provisions  de  maïs  en 
dépôt  dans  les  magasins  des  villages,  de  sorte  que  la  Iota* 
lité  des  réserves  forme  au  moins  quatre  millions  d'hec- 
tolitres. Qui  n'admirerait  cette  paternelle  prévoyance  en 
faveur  du  pauvre  paysan  ?  Mais  ce  n*est  au  fond  qu'une 
prévoyance  en  faveur  du  soldat  russe.  Car  à  chaque  occu- 
pation militaire,  et  elles  sont  fréquentes,  l'armée  envahis- 
sante trouve  des  magasins  tout  garnis ,  et  vit  pendant 
plusieurs  mois  sur  la  réserve  du  paysan. 

Chaque  article  du  règlement,  chaque  ligne  est  une 
embûche,  et  les  belles  manières  de  M.  de  Kisseleff  ont 
mieux  réussi  à  enchaîner  le  pays  que  toutes  les  brutalités 
des  Turcs.  Seulement  il  a  couvert  les  chaînes  de  fleurs. 
Que  pouvaient  d'ailleurs  sur  lui  les  plaintes  des  patriotes? 
n'avait-il  pas  pour  lui  les  suffrages  des  salons  de  Bu- 
charest  ? 

Enfin,  comme  dernier  complément  à  l'usurpation  mos- 
covite, il  introduisit  dans  le  préambule  du  règlement  le 
droit  de  protection.  Chaque  progrès  d'une  politique  astu- 
cieuse se  révèle  par  une  nouvelle  formule  :  d'abord ,  la 
remontrance,  puis  la  surveillance,  en  troisième  lieu  la 
garantie,  enfin  le  protectorat  ;  plus  le  mot  est  sympa- 
thique, plus  la  chaîne  s'allourdit. 

La  Porte,  d'ailleurs,  est  impuissante  à  défendre  ses 
propres  droits.  Invitée  à  reconnaître  la  constitution  non* 
velle,  elle  la  sanctionne  par  le  traité  de  Saint-Péters- 
bourg, en  date  du  29  janvier  1834,  et,  par  ce  même 
traité,  le  suzerain  et  le  protecteur  commencent  par  vio- 
ler la  constitution  dans  son  article  le  plus  essentiel.  Il 
est  décidé  entre  eux  que  leshospodars  seront  nommés  de 
gré  à  gré  par  les  deux  cours  ;  il  est  vrai  quils  ajoutent 


—  476  - 

que  c^est  pour  cette  Joh'^ci  seutement  et  comme  wi  cas  tout 
particulier.  Mais  la  suite  prouvera  que  cette  fois  ne  sera 
pas  la  seule,  et  que  le  cas  tout  particulier  pourra  se  gé- 
néraliser. Il  est  bon  d'ailleurs  d'apprendre  aux  Roumains, 
dès  le  principe,  qu'on  peut  transiger  avec  la  constitution, 
et  qu'ils  ne  doivent  pas  prendre  trop  au  sérieux  leurs 
droits  électoraux. 

Le  traité  cependant  resta  quelque  temps  secret,  et  la 
Russie  invita  les  boyars  des  deux  principautés  à  dresser 
les  listes  de  candidats,  comme  pour  une  élection.  Alors 
s'agitèrent  les  ambitions  et  s'ourdirent  les  intrigues.  Il 
n'y  eut  pas  un  grand  boyar  qui  n'aspirât  au  trône.  Les 
promesses  et  les  menaces  furent  mises  en  jeu  ;  on  fit  ap- 
pel aux  passions,  aux  faiblesses,  aux  sympathies,  aux 
souvenirs,  et  la  corruption  électorale  s'exerça  sous  toutes 
les  formes. 

Pendant  que  chacun  était  ainsi  en  quête  de  voix  et 
de  partisans,  dans  l'attente  de  l'assemblée  qui  devait 
élire,  Constantinople  et  Saint-Pétersbourg  débattaient 
leurs  choix.  La  Porte  se  montrait  de  facile  composition, 
et  acceptait  tout  d'abord  pour  laValaquie  Alexandre Gliika 
qui  lui  était  présenté  par  la  Russie  ;  mais  celle-ci  rejetait 
Michel  Stourdza,  présenté  par  la  Porte  pour  la  Moldavie. 
Le  Czar  ne  voulait  pas  de  partage  d'inÛuence.  Cette  ar- 
rogante prétention  réveilla  l'énergie  du  Sultan  ;  il  déclara 
que  si  son  candidat  n'était  pas  admis,  il  publierait  un 
manifeste  à  l'Europe  pour  exposer  la  conduite  ambitieuse 
die  la  Russie.  Celle-ci  céda  enfin  à  la  crainte  d'un  éclat. 
Depuis  quelque  temps  d'ailleurs  l'Angleterre  insistait  vi- 
vement sur  l'évacuation  des  principautés,  et  il  venait  de 
se/passër^ê  graves  événements,  qui  avaient  changé  Tat* 


-  177  - 

tilttde  du  Czar  vis-à-vis  de  la  Turquie»  et  converti  e<i 
alliance  intime  de  longues  hostilitéSé 

Le  plus  puissant  vassal  de  la  Porte ,  Mehemed-Ali , 
pacha  d'Egypte  »  était  en  guerre  ouverte  avec  le  Sultan. 
Ses  armées»  mieux  aguerries ^  marchaient  de  suciës  en 
succès,  sous  la  conduite  de  son  fils  Ibrahim  et  d*un  offi- 
cier  français,  Soliman  Selves.  La  réduction  successive 
de  Gaza,  Jaffa,  Beyrouth  ,  TripoK,  Jérusalem  et  Saint* 
Jean-d'Âcre,  le  rendait  maître  de  la  Palestine  et  du  Li« 
ban;  la  chute  d'Âlep,  d'Âinlab ,  de  Tarsous,  lui  ouvrait 
la  Syrie.  Les  deux  combats  d^Emesse  et  de  Beyian,  livrés 
le  9  et  le  30  juillet  1832,  avaient  constaté  la  supériorité 
des  troupes  égyptiennes^  Peu  après,  Ibrahim  fran-^ 
chissait  le  Taurus,  pénétrait  dans  TAnatolie ,  et  s'empa-* 
rait  de  Konieh.  Ce  fut  dans  les  plaines  de  cette  ville 
qu'il  se  rencontra  «  le  21  décembre,  avec  Farmée  du 
grand-visir  Reschid-Mehemet.  Un  nouveau  triomphe , 
plus  éclatant  que  les  premiers ,  conduisit  Ibrahim  à  Ku** 
tayeh.  Cinquante  lieues  seulement  le  séparaient  de  Con- 
stantinople. 

La  situation  paraissait  désespérée.  D'un  côté,  les 
Égyptiens,  excités  par  un  double  triomphe,  de  l'autre^  les 
populations  de  TÂsie  Mineure  en  insurrection,  enfin 
Constantinople  travaillé  par  le  vieux  parti  musulman 
qu'avait  irrité  la  réforme  ;  tout  était  péril  pour  le  Sultan, 
battu  à  Textérieur,  menacé  à  l'intérieur.  L'occasion  était 
heureuse  pour  la  Russie.  Depuis  le  commencement  des 
hostilités,  elle  faisait  offre  de  son  assistance,  et  pressait 
le  Sultan  d'accepter  l'appui  de  ses  troupes  et  de  ses  tré- 
sors. La  vieille  politique  du  protectorat  devenait  appli- 
cable à  la  Turquie  épuisée.  Une   usurpation  violente 

12 


—  178  — 

n'eût  pas  d'ailleurs  été  permise  par  les  cabinets  de  TEu* 
rope,  et  il  y  avait  plus  à  gagn^  par  une  habile  tutelle. 
Le  Sultan ,  néanmoins,  en  comprenait  tous  les  dangers. 
Mais  dans  Textréinité  où  il  était  réduit ,  il  aima  mieux  se 
livrera  un  rival  qu'à  un  vassal,  et,  à  l'insu  du  divan,  il 
implora  secrètement  Jes  secours  de  la  Russie.  Le  Czar, 
trop  heureux  de  se  voir  introduit  au  cœur  de  l'empire 
par  la  main  même  du  Sultan,  s'empressa  de  mettre  en 
mouvement  une  flotte  et  une  armée  :  celle-ci  devait  cam« 
per  à  deux  pas  de  Constantinople ,  celle-là  jeter  Tancre 
dans  le  Bosphore. 

A  la  nouvelle  de  cette  menaçante  intervention,  les 
puissances  occidentales  se  réveillèrent  de  leur  léthargie. 
Le  chargé  d'affaires  de  la  France,  M.  de  Varennes,  s'a- 
dressa au  divan,  lui  démontra  les  périls  d'une  tutelle  ar* 
mée,  et,  secondé  par  Khosrew-Pacha,  il  décida  le  Sultan 
à  revenir  sur  un  acte  de  faiblesse  qui  devait  le  perdre. 
Les  secours  de  la  Russie  furent  en  conséquence  offi  • 
ciellement  contremandés ,  et,  des  deux  parts ,  au  Caire 
et  à  Constantinople  ,  on  accepta  la  médiation  de  la 
France. 

Les  négociations  furent  difficiles.  Le  sultan  Mahmoud 
ne  voulait  céder  au  vainqueur  que  la  ville  et  le  territoire 
de  Saint-Jean*d'Acre;  Mehemed-Âli  réclamait  toute  la 
Syrie  et  le  district  d'Adana.  D'un  autre  côté,  le  Czar  fu* 
rieux  de  voir  échapper  sa  proie,  encourageait  la  résistance 
du  Sultan  et  les  prétentions  du  pacha,  et  rendait  impos- 
sible  tout  accord.  En  même  temps,  sans  tenir  compte 
des  contre-ordres,  il  pressait  la  marche  de  ses  batail- 
lons :  bientôt  seize  mille  hommes  de  ses  meilleures 
troupes  se  concentraient  à  Unkiar-Skélessi,  et  la  flotte  de 


Sébastopoj  f  composéd  de  cinq  vaisseaux  et  de  sept  (ré-^ 
gâtes,  jetait  l*ancre  à  la  pointe  du  Sérail. 

Depuis  deux  jours  seulement,  Tamiral  Roussin  ^  am*' 
bassadeur  de  France,  était  arrivé  à  Constantinople.  Il  fit 
entendre  aussitôt  d'énergiques  protestations,  déclarant 
au  divan  qu'il  ne  débarquerait  ses  bagages  qu'après 
qu'on  aurait  notifié  à  la  flotte  russe  l'ordre  de  se  retirer» 
Le  Sultan  se  trouvait  dans  un  embarras  extrême.  D'un 
côté,  l'attitude  vigoureuse  de  Tambassadeur  le  rassurait 
contre  les  Russes,  mais  la  France  appuyait  les  prétentions 
de  Mehemed«Ali;  d'un  autre  côté,  l'intervention  active 
du  Czar  l'eiTrayait,  mais  les  Russes  l'encourageaient  à  se 
refuser  aux  exigences  d'un  insolent  vassal*  Dans  ce  di- 
lemme embarrassant,  il  voulut  se  sauver,  à  la  manière 
des  faibles ,  par  de  doubles  ménagements*  Pour  satis-» 
faire  la  France,  il  obtint  la  retraite  des  Russes;  et^  pour 
s'attadier  les  Russes,  il  signa,  le  8  janvier  1833,  le  traité 
d'Unkiar-Skélessi,par  lequel  la  Porte  ottomane  s'obli^ 
geait  à  ne  laisser  pénétrer  dans  le  Bosphore  aucun  vais'*- 
seau  étranger,  et  à  ne  recourir,  à  l'avenir,  à  d'autre  inter- 
vention morale  ou  militaire  qu'à  celle  de  la  Russie.  Le 
Czar  gagnait  à  ce  traité  plus  qu'il  n'aurait  ose  espérer 
après  plusieurs  victoires.  Il  était  enfin  revêtu  de  ce  haut 
protectorat,  instrument  invariable,  mais  toujours  efficace, 
de  sa  politique  extérieure.  Le  Sultan  n'était  plus  désor- 
mais qu'un  préposé  à  la  garde  des  clefs  de  sa  maison. 

De  vives  rumeurs  accueillirent  en  Europe  le  traité 
d'Unkiar-Skélessi.  La  France  et  l'Autriche  protestèrent; 
mais  la  protestation  est  l'arme  des  timides,  et  le  Czar  ne 
s'en  émut  guère.  L'Angleterre,  plus  audacieuse,  proposa 
à  la  France  de  réunir  les  flottes  des  deux  pays,  de  forcer 


—  180  - 

le  détroit  des  Dardanelles,  et  d'aller  sous  les  murs  de 
Constantinople  contraindre  la  Porte  et  la  Russie  à  déchirer 
le  traité.  Ces  moyens  énergiques  convenaient  peu  à  la  po- 
litique de  Louis*Pliilippe;  les  embarras  de  la  négociation 
turco*égyptienne  suffisaient  à  la  mesure  de  ses  forces. 
C'était  beaucoup  d'ailleurs  que  la  Russie,  contente  de  ce 
qu'elle  avait  obtenu,  cessât  de  faire  obstacle  à  la  paix. 
La  convention  de  Kutayeb,  signée  dans  le  courant  d'a« 
vril  1833,  consacra  l'adjonction  de  la  Syrie  et  du  district 
d'Âdana  au  gouvernement  du  vice-roi  d'Egypte.  Toutes 
les  provinces  de  langue  arabe  furent  arrachées  à  l'auto- 
rité directe  de  la  Sublime-Porte  ;  et  comme  les  Grecs  de 
rÂUique  et  du  Péioponèse,  les  Arabes  de  l'Egypte,  de  la 
Syrie  et  de  la  Péninsule  reconquirent  leur  nationa- 
lité. Les  puissances  occidentales  travaillaient  de  concert 
au  démembrement  de  l'empire  Ottoman  ;  la  Russie  seule 
devait  avoir  le  bénéfice  de  toutes  les  insurrections. 

Aussi,  pour  regagner  la  confiance  de  l'Europe  qu'elle 
a  dupée ,  de  la  Turquie  qu'elle  tient  sous  ses  pieds, 
consent-elle  enfin  à  l'évacuation  des  principautés.  Long-* 
temps  on  avait  fait  espérer  auxMoldo-Valaques  le  départ 
des  troupes,  longtemps  ils  l'avaient  espéré  en  vain.  Un 
paysan  moldave  disait  à  son  boyar,  en  parlant  des 
Russes  :  «  Je  les  vois  aller ,  venir  et  se  tourner  le  dos 
»les  uns  aux  autres,  comme  on  fait  à  la  danse.  Pour 
I  qu'ils  partent,  il  faut  qu'ils  nous  tournent  le  dos  tous 
là  la  fois  (1).  i 

Enfin  ils  partirent  au  mois  d'octobre  1834,  et  avec 
eux  partit  M.  de  Kisselefi*,  accompagné  des  vœux  de  tous 

{\)  M.  Saint  -  Marc  Girardin ,  Souveoirs  de  voyages. 


—  iSi  — 

les  boyars  courtisans»  et  surtout  des  regrets  des  bova* 
resses  désoU^es.  Un  si  charmant  cavalier  ne  pouvait 
se  remplacer,  et  ces  dames  eussent  volontiers  prolongé 
les  douceurs  de  Toccupation. 

Lui-même  n'abandonnait  qu'à  contre-cœur  un  pays 
où  il  avait,  pendant  plus  de  cinq  ans,  gouverné  en  véri* 
table  souverain.  Il  s'était  si  bien  habitué  à  la  domination, 
qu'à  peine  avait-il  songé  que  son  pouvoir  aurait  un 
terme.  On  assure  même  qu'il  s'était  bercé  de  hautes  espé- 
rances, en  méditant  la  conversion  des  principautés  en 
un  grand-duché  de  Dacie,  dont  la  couronne  n'aurait  pu 
être  disputée  au  bienfaiteur  de  la  Moldo-Valaquie.  Mais 
ces  rêves  n'entraient  pas  dans  les  calculs  de  l'autocrate. 

Il  avait  bien  été  question  à  Saint-Pétersbourg  de  la 
réunion  des  deux  principautés  en  un  seul  Ëtat,  mais  ce 
n'était  pas  pour  en  faire  le  profit  de  M.  de  Kisseleff.  La 
proie  était  assez  belle  pour  un  membre  quelconque  de  la 
famille  impériale.  Le  comité  du  règlement  organique  fut 
donc  chargé  de  rédiger  un  projet  de  réunion.  Le  comité 
y  mit  une  complaisance  empressée  ;  seulement  il  se  per« 
mit,  par  exception,  d'avoir  une  idée  non  communiquée, 
en  insérant  une  clause  qui,  à  l'imitation  de  ce  qui  s'était 
fait  en  Grèce,  excluait  du  trône  en  perspective  les  prin- 
ces des  maisons  régnantes  de  Turquie,  d'Autriche  et  de 
Russie  (i).  En  même  temps,  comme  pour  se  faire  par- 
donner cette  audace,  le  comité  proposait  un  prince  de  la 
maison  d'Oldenbourg,  alliée,  comme  on  le  sait,  à  la  fa- 
mille impériale  de  Russie.  Mais  aux  yeux  du  Czar;  l'im- 
pertinence de  la  première  clause  effaçait  le  mérite  de 

(1)  M.  Saint  Marc  Girardio,  Souvenirs  de  voyages,  l.  I,  p.  302. 


—  182  — 

la  seconde.  Un  si  mauvais  exemple  d'indépendance  ne 
pouvait  se  tolérer;  le  Czar  rejeta  ce  qui  était  offert,  en 
dépit  de  ce  qui  était  refusé,  et  il  ne  fut  plus  question  ni 
de  la  réunion  des  principautés,  ni  de  Tintroduelion  d'un 
prince  étranger. 

D'ailleurs,  à  vrai  dire,  le  Czar  n'avait  pas  grand  souci 
de  se  mettre  en  brouille  avec  l'Europe  par  une  prise 
de  possession  hautement  avouée.  Sa  pensée  se  trouve 
révélée  dans  une  dépèche  de  M.  de  Nesselrode  :  •  Nous 
»  pouvions,  écrit-iU  garder  les  principautés  en  1831.  Mais 
»  c'eût  été  réveiller  les  susceptibilités  de  l'Occident,  En 

•  leur  laissant  un  semblant  d'indépendance,  nous  en 
»  sommes  bien  plus  effectivement  maîtres,  soit  en  guerre, 

•  soit  en  paix.  » 

M.  de  Kisseleff,  avant  son  départ,  comme  pour  té- 
moigner son  intérêt  aux  nouveaux  hospodars,  avait  eu 
soin  de  leur  laisser,  à  titre  d'aides-de-camp,  plusieurs  de 
ses  officiers,  comme  autant  d'appuis ,  ou  plutôt  comme 
autant  de  surveillants.  En  même  temps,  il  livrait  à  ses 
créatures  les  principaux  emplois,  imposant  comme 
chargés  d'affaires  des  hospodars  à  Gonstantinople,  deux 
Phanarioles  éprouvés,  Âristarchi  pour  la  Valaquie,  Vogo« 
ridés  pour  la  Moldavie.  Les  plaintes  des  Roumains  devant 
passer  par  leur  bouche,  il  était  certain  que  jamais  elles  no 
seraient  entendues  de  la  Porte.  Un  autre  Phanariote,  non 
moins  zélé,  Mavros,  fut  nommé  inspecteur  général  des 
quarantaines,  sur  tout  le  littoral.  Sa  véritable  mission 
était  de  conduire  les  intrigues  intérieures.  Dans  la  milioe 
valaque,  M.  de  Kisseleff  imposa  comme  chefs  Odobesco, 
Garbaski,  Banow,  et  pour  officiers  subalternes,  des  russes 
ou  des  créatures  russes.  Enfin,  le  baron  Rukmann,  con- 


—  «8  - 

sul  général  de  Russie,  était  muni  de  pouvoirs  étendus»  qui  ' 
devaient  le  rendre  maître  de  l'administra tion  intérieure, 
et  mettre  à  sa  discrétion  tous  les  emplois  publics. 

Ainsi  enchaînés,  circonvenus,  placés  sous  la  domina- 
tion du  consul  russe',  sous  la  dépendance  de  fonction- 
naires russes,  les  hospodars,  sans  liberté  dans  leurs 
mouvements,  dans  leurs  actes,  dans  leur  volonté,  ne 
pouvaient  être  que  les  instruments  aveugles  de  la  puis- 
sance protectrice. 

On  comptait  surtout  sur  Alexandre  Ghika,  nommé  par 
l'influence  moscovite.  De  bienveillantes  insinuations  l'in- 
vitaient à  craindre  Tindiscipline  des  Roumains  peu  accou- 
tumés aux  institutions  représentatives.  Si,  d'accord  avec 
l'assemblée^  il  voulait  seulement  demander  au  généreux 
protecteur  deux  divisions  de  troupes,  on  s'oflïait  de  le 
garantir  contre  tout  trouble  intérieur.  Ghika  ne  se  laissa 
pas  prendre  au  piège.  Déjà  sa  puissance  était  assez 
amoindrie  par  la  présence  du  consul  russe  ;  que  devien- 
drait-elle au  milieu  de  vingt-quatre  mille  baïonnettes 
tutélaires?  Avec  tous  les  témoignages  du  plus  profond 
respect,  il  repoussa  la  proposition  bienveillante  du  pa- 
ternel  empereur,  déclarant  que  les  esprits  étaient  assez 
calmes  pour  lui  permettre  de  prendre  sous  sa  responsa- 
bilité la  paix  intérieure.  Le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg 
s'indigna  de  cette  profonde  ingratitude  ;  on  ne  l'avait 
pas  fait  prince  pour  donner  aux  Roumains  des  exemples 
d'indépendance. 

Dès-lors,  la  perte  d'Alexandre  Ghika  fut  résolue.  Biais 
ce  n'est  pas  à  découvert,  ce  n'est  pas  ostensiblement  par 
la  Russie  qu'il  doit  être  frappé  :  la  Russie  n'use  de  vio- 
lence que  dans  les  occupations  militaires  ;  quand  elle  est 


—  184  - 

'protectrice,  elle  &  pour  armes  les  embûches,  Ghika  s^est 
montré  gardien  des  intérêts  du  pays ,  il  faut  qu'il  soit 
compromis  aux  yeux  du  pays  ;  il  a  protégé  les  droits  na- 
tionaux ,  il  faut  qu'il  succombe  sous  une  opposition  na« 
tionale.  Tel  est  le  plan  tracé  avec  une  perfide  habileté 
par  le  consul  Rukmann. 

Les  moyens  d'intrigue  et  de  corruption  ne  lui  font  pas 
défaut.  Armé  des  privilèges  du  protectorat,  il  impose  au 
prince  les  choix  de  la  Russie  pour  toute  fonction  impor- 
tante, et  accuse  la  mauvaise  volonté  du  prince  auprès 
de  ceux  qui  sont  écartés.  Les  candidats  heureux  gar- 
dent leur  reconnaissance  pour  le  consul  ;  les  candidats 
malheureux  leurs  rancunes  pour  le  hospodar.  Toute 
récompense  envers  un  fonctionnaire  zélé^  toute  puni- 
tion d'un  prévaricateur,  rencontre  pour  obstacle  la 
main  du  consul  russe,  et  le  consul  fait  accuser  par  ses 
créatures  ou  l'ingratitude  de  Ghika  ou  sa  faiblesse.  Les 
boyars  viennent  en  aide  aux  intrigues  moscovites.  Les 
charges  publiques  leur  sont  réservées ,  mais  ces  char^ 
ges  sont  amovibles ,  triennales  et  généralement  mar- 
chandées et  vendues.  C'est  dans  les  antichambres  du 
consulat  russe  que  se  pressent  les  compétiteurs  et  les  ri- 
vaux,  les  dénonciateurs  et  les  dénoncés.  Ceux  qui  sont 
en  fonction,  ceux  qui  sont  en  expectative,  ceux  qui 
triomphent,  ceux  qui  sollicitent,  ceux  qui  se  plaignent, 
tous  s'adressent  à  Rukmann.  Rukmann  devient  l'ar- 
bitre des  mécontentements  contre  le  prince.  Celui-ci, 
pour  se  défendre,  accourt  au  même  tribunal.  Boyars  et 
hospodars  abdiquent  entre  les  mains  des  Russes;  l'auto- 
nomie n'est  plus  qu'une  insignifiante  formule  9  Tusage 
des  vanités  aveugles. 


-  185  — 

Hâtons-nous  toutefois  de  le  dire  ;  il  restait  encore  des 
esprits  généreux»  de  sincères  patriotes  qui  rou^issaieat 
de  ecsabaissemenls,  et  formaient,  au  dedans  et  au  dehors 
de  l'assemblée,  une  opposition  énergique,  décidée  à  corn-' 
battre  rinfluence  étrangère,  et  à  demander  compte  au 
prince  de  ses  compromettantes  faiblesses ,  On  rendait 
justice  aux  bonnes  qualités,  aux  bonnes  intentions  d'A« 
lexandre  Gbika  ;  mais  on  lui  demandait  plus  d'énergie,  et 
un  meilleur  soin  de  sa  dignité. 

La  présence  d'un  parti  national,  hardi,  entreprenant, 
comptant  des  noms  illustres  dans  la  boyarie ,  Campi^ 
niano,  Rosetti,  Gantacuzène,  et  des  hommes  célèbres 
dans  les  lettres,  Hèliade  et  Âristias,  ne  devait  pas  être 
vue  de  bon  œil  par  le  consul  dominateur.  Mais  un  diplo- 
mate russe  sait  tirer  parti  de  ce  qu'il  ne  peut  empêcher» 
L'opposition  nationale  pouvait  devenir  un  bon  instru*^ 
ment  pour  combattre  le  hospodar.  .Rukmann  sut  habi- 
lement circonvenir  Thonnète  Gampiniano,  s'associa  à  ses 
indignations  contre  un  système  de  faiblesse  et  de  corrup- 
tion, lui  promit  secrètement  son  appui  pour  la  répres- 
sion des  abus,  et  le  lança  sur  la  brèche  où  l'opposition 
entière  le  suivit  avec  une  aveugle  bonne  foi. 

En  même  temps  Rukmann  encourageait  le  hospodar 
à  faire  justice  d'une  opposition  tracassière,  qui  avilissait 
l'autorité,  et  méconnaissait  les  bienfaits  de  la  puissance 
protectrice.  Ghika  eut  la  maladresse  de  donner  dans  le 
piège.  Par  un  acte  officiel,  il  dénonce  à  rassemblée  les 
opposants  comme  des  perturbateurs  du  repos  public, 
invitant  celle-ci  à  ne  plus  se  laisserguider  dorénavant  par 
leurs  conseils,  et  enjoignant  au  président  d'extirper  de  la 
chambre  cet  esprit  dangereux,  contre  lequel  il  se  verra 


-  186  - 

forcé  de  sévir.  Ces  vaines  menaces  furent  accueilties 
comme  elles  le  méritaient  ;  dans  une  protestation  éner« 
gique  la  chambre  reprocha  au  prince  la  nonchalance  et 
l'incapacité  de  ses  ministres  (i). 

Ce  premier  échec  déconsidérait  le  hospodar.  Rukmann 
lui  en  préparait  un  plus  éclatant  •  Au  commencement 
de  i837,  l'assemblée  avait  été  renouvelée  par  les  éleo 
tiens,  et  l'opposition  était  revenue  plus  forte  et  plus  com- 
pacte. Le  prince  afifaibli  avait  besoin  d'agir  avec  une 
excessive  réserve  ;  le  consul  le  poussa  à  d'extrêmes  té- 
mérités. 

(1)  M.  Vaillant,  La  RomiBie. 


CHAPITRE  IX, 

Le  Gooiul  rosse  Rulcmann  fait  consacrer  par  rassemblée  l'article 
frandiileoseoieDt  introdait  dans  le  règlement  organique» — Im- 
pulsion Douvelle  donnée  à  la  littérature  nationale*  —  Intrigues  de 
Rttkmann. — Il  se  compromet  par  un  mariage  valaque. — Sa  mort. 
*— La  France  envoie  un  agent  politique  à  Bucharest.— M.  Bille« 
cocq,  consul  général.  —  M,  Guizot  et  madame  de  Liéven.  — 
«-Oascbkoff,  consul  de  Russie.  —  Complots  russes.  —  Affaire 
d*lbrafla.  —  Bibesco  et  Stirbey.  —  Complot  imaginé  par  Dasch« 
koff  et  Bibesco  pour  perdre  Héliade.  ^  Le  couvent  de  Cernica. 
—  La  Serbie  et  le  prince  Miloscb.  —  Conférences  nocturnes  de 
Uilosch  avec  le  consul  français.  —  Chute  d'Alex,  Ghika, 

On  n*a  pas  oublié  Tarticle  glissé  subrepticement  &  la 
fin  du  règlement  organique  :  la  Russie  voulut  donner  à 
la  supercherie  une  sanction  de  légalité.  Ce  n'est  pas 
qu'elle  eût  des  scrupules  ;  mais  il  suffisait  d'un  homme 
énergique,  pour  arguer  de  faux  la  clause  la  plus  impor- 
tante du  règlement  :  une  pareille  discussion  devait  être 
évitée. 

Le  consul  ordonna  donc  à  Ghika  de  faire  consacrer 
l'article  par  rassemblée.  Cette  manœuvre  avait  un  double 
avantage  :  si  le  hospodar  réussissait,  la  Russie  arrivait 
à  ses  fins  ;  s'il  échouait,  il  était  de  nouveau  compromis  ; 
enfin,  soit  qu'il  réussit,  soit  qu'il  échouât,  il  se  perdait 
aux  yeux  du  parti  national,  qui  ne  devait  lui  pardonner 
ni  un  succès,  ni  l'odieux  d'une  tentative. 

D'un  autre  côté,  l'opposition  nationale  devenait  assez 
sérieuse,  pour  inquiéter  le  protectorat.  Afin  d'avoir  occa- 
sion de  frapper,  il  fallait  la  pouFser  à  d'énergiques  dé- 
monstrations. Dans  ce  dédale  d'intrigues,  Rukmann 
excitait  les  opposants,  éclmnffait  Ghika ,  soufflait  la  dis- 


—  188  ~ 

corde,  attentif  à  se  ménager  tous  les  profits  de  la  lutte,  et 
bien  décidé  à  punir  et  Topposition  formée  par  lui,  et  le 
prince  dont  il  faisait  un  instrument. 

Alexandre  Ghika  avai4  la  conscience  de  sa  triste  posi- 
tion, d'autant  plus  malheureux  qu'avec  le  désir  de  rele- 
ver la  nation,  il  n'avait  pas  le  courage  de  se  refuser  à 
son  abaissement.  Ne  sachant  ni  se  rallier  au  parti  natio- 
nal qu'il  aimait,  ni  résister  au  consul  qu'il  détestait,  éga- 
lement faible  pour  le  bien  comme  pour  le  mal ,  il  entra 
dans  un  système  de  ménagements  et  de  compromis, 
blessant  pour  tous  les  partis,  et  provoqua  les  colères  des 
uns  par  son  audace,  des  autres  par  son  impuissance. 

Ses  malheureuses  complaisances  lui  valurent  une 
double  disgrâce.  Accablé  par  les  boyars  qui  rejetèrent 
l'article  d'une  voix  presque  unanime,  accusé  de  conni- 
vence avec  l'opposition  par  le  consul  irrité,  il  portait  la 
peine  de  ses  mauvaises  actions  et  de  ses  bons  sentiments. 

Rukmann  n'avait  pas  attendu  de  rassemblée  une  aussi 
fière  attitude.  En  introduisant  dans  le  règlement  orga- 
nique une  ombre  do  représentation  nationale,  la  Russie 
n'entendait  pas  rencontrer  l'esprit  d'indépendance.  Elle 
faisait  grand  bruit  de  ses  bienfaits,  mais  à  condition 
qu'on  n'en  userait  pas  ;  et  lorsqu'elle  accordait  une  poi- 
gnée de  représentants  à  la  Moldo-Valaquie^  c'était  pour 
donner  à  ses  propres  décisions  une  apparence  de  sanction 
nationale,  non  pour  laisser  à  la  nation  un  droit  de  libre 
arbitre.  Elle  avait  stipulé  le  mensonge  et  elle  recueillait 
la  vérité.  Un  tel  mécompte  ne  pouvait  être  toléré. 

Il  ne  restait  plus  à  Rukmann  que  les  ressources  de  la 
violence;  mais  le  rusé  diplomate  n'en  voulait  pas  laisser 
l'odieux  à  son  gouvernement.  La  Sublime-Porte  était  là 


—  189  - 

sous  sa  main,  docile  instrument,  toujours  plus  complai- 
sant après  des  intermittences  d'énergie.  Rukmann  se 
rendit  à  Constantinople,  solliciteur  impérieux ,  qui  ne 
faisait  pas  de  différence  entre  demander  et  commander. 
Le  Divan  consentit  à  tout,  sacrifia  ses  propres  droits  avec 
ceux  des  Valaques,  et  Rukmann  revint  à  Bucharest,  por- 
teur d'un  firman  qui  prescrivait  l'insertion  au  règle- 
ment de  l'article  contesté,  et  enjoignait  au  prince  et  aux 
boyars  d'y  apposer  leur  signature. 

Malgré  l'affaissement  des  esprits,  la  séance  du  15  mai 
1838,  où  les  boyars  étaient  convoqués  pour  obéir  aux 
ordres  du  Sultan,  présenta  une  scène  de  douleur.  Gam*. 
piniano  refusa  d'y  assister  ;  deux  fois  avant  de  signer, 
Ghika  rejeta  la  plume  ;  mais  il  n'osa  persévérer  dans  ses 
refus  muets.  Les  boyars  furent  entraînés  par  cet  exem- 
ple de  faiblesse  :  tous  étaient  consternés  ;  aucun  ne  fut 
courageux. 

Désormais  le  droit  de  législation  n'appartient  plus  au 
pays  qu'avec  les  restrictions  de  la  domination  russe. 
Déjà,  depuis  deux  ans,  la  Moldavie  avait  fait  le  même 
sacrifice  à  la  peur. 

Toutefois,  au  milieu  de  ces  défaillances ,  les  tradi- 
tions nationales  revivaient  dans  le  mouvement  littéraire , 
seule  protestation  politique  qui  pût  échapper  aux  cen- 
sures de  l'étranger.  La  guerre  de  1828  et  l'occupation 
moscovite  avaient  apporté  quelque  ralentissement  aux 
travaux  des  écrivains  nationaux.  Mais  au  retour  des 
princes  indigènes,  il  y  eut  un  nouvel  élan.  Constantin 
Golesco  était  mort;  d'autres  patriotes  reprirent  son 
œuvre.  Campiniano,  de  concert  avec  Héliade  et  Aristias, 
fonda  une  société  philharmonique  pour  la  création  d'un 


—  190  — 

Ihéâtre  national.  On  ne  pouvait  débuter  que  par  des  Irà^ 
ductions  ;  plusieurs  jeunes  gens  reproduisirent  les  chefs* 
d'œuvre  de  Molière  ;  Héliade,  le  Mahomet  de  Voltaire  ; 
d'autres,  des  tragédies  d'Alfiéri,  des  drames  de  Victor 
Hugo  et  d'Alexandre  Dumas.  Les  solennités  théâtrales,  où 
se  reproduisaient  en  roumain  les  beautés  du  génie  occi* 
dental  excitaient  un  juste  orgueil  dans  toutes  les  classes 
de  la  société  ;  chaque  représentation  nouvelle  était  un 
jour  de  fête»  et  même  les  cœurs  les  plus  indifférents  se 
trouvaient  entraînés  vers  les  idées  de  nationalité,  en 
reprenant  du  goût  pour  la  langue  nationale. 
'  Le  mouvement  littéraire  était  activement  secondé  par 
un  Français,  qui  connaissait  mieux  la  Roumanie  et  la  lit- 
térature roumaine  que  pas  un  des  grands  boyars.  M.  Vail« 
lanr,appeléàBucharesten  1829,  parle  grand  ban  Geoi^e 
Philippesco,  avec  mission  d'organiser  l'instruction  pu* 
blique,  avait,  par  contrat  passé  avec  le  gouTemement, 
pris  possession  des  bâtiments  de  Saint-Sava  pour  y 
fonder  un  collège  interne.  Par  ses  soins  et  son  intelli- 
gence ,  cette  institution  nationale  prit  un  rapide  essor, 
et  la  jeunesse  valaque  fut  initiée  aux  bienfaits  d'une  édu- 
cation nouvelle.  M.  de  KisselefT  lui  même  avoua  publi- 
quement que  nulle  part,  en  Europe,  il  n'avait  vu  un  col- . 
loge  mieux  dirigé,  un  instituteur  plus  habile. 

Mais  les  mérites  mêmes  de  M.  Vaillant  furent  cause  de 
sa  perte.  Les  vieux  boyars,  qui  n'avaient  d'autres  ensei- 
gnements que  les  intrigues  phanariotes  ou  moscovites, 
regardaient  en  pitié  des  études  sérieuses,  et  s'effrayaient 
du  contraste  d'une  éducation  toute  française  avec  les  prin- 
cipes qui  les  avaient  guidés»  L'histoire  du  pays  enseignée 
par  M«  Vaillant,  les  droits  du  pays  invoqués  par  lui,  la 


—  i9i   - 

langue  du  pays  remise  en  honneur,  le  sentiment  national 
réveillé  »  les  théories  libérales  qui  ressortaient  de  ses 
leçons,  tout  cela  faisait  Tefiet  de  dangereuses  nouveautés. 
Russes  et  Phanariotes  agirent  auprès  du  prince.  Avec  sa 
faiblesse  ordinaire,  Ghikacéda  aux  obsessions;  et  M.  Vail- 
lant se  vit  enlever,  en  1834,  et  la  direction  du  collège  et 
la  chaire  de  littérature.  Entre  des  mains  inhabiles,  le 
collège  de  Saint-Sava  ne  tarda  pas  à  décheoir.  C'est  ce 
que  Ton  voulait. 

H.  Vaillant  se  vengea  en  poursuivant  ses  éludes  sur  la 
langue  nationale.  En  1836 ,  il  publia  nne  grammaire 
franco-valaque  ;  en  1838,  il  donna  un  spécimen  de  son 
grand  dictionnaire,  ouvrage  qui  fait  défaut  à  la  langue 
roumaine. 

Honteuse  de  la  conduite  du  gouvernement  envers  un 
homme  dont  les  travaux  méritaient  une  tout  autre  ré- 
compense, rassemblée  vota,  en  1839,  une  souscription 
de  cinq  cents  exemplaires  du  grand  dictionnaire  de 
M.  Vaillant;  c'était  une  subvention  de  30,000  piastres, 
qui  facilitait  la  publication  d'une  œuvre  nationale.  Mais 
Bukmann  ne  permit  pas  au  prince  Ghika  de  donner  sa 
sanction  au  vote  de  la  chambre  en  faveur  d'un  Français. 
Nullement  découragé,  M.  Vaillant  n'en  continua  pas 
moins  à  seconder  de  ses  efforts  les  écrivains  patriotes, 
pour  le  développement  de  la  littérature  roumaine. 

Les  poètes  et  les  savants  de  la  Moldavie,  de  la  Bessa- 
rabie et  de  la  Transylvanie  apportaient  aussi  leur  con- 
cours à  l'œuvre  de  régénération,  et  l'unité  roumaine  se 
reconstituait  par  les  arts  et  la  science. 

Alexandre  Ghika,  quoiqu'avec  une  extrême  réserve, 
encourageait  les  efforts  des  écrivains  nationaux,  plus  que 


-  193  — 

la  Russie  ne  l'aurait  voulu.  Héliade  fut  nommé  membre 
de  la  curatelle  de  Tinstruction  publique  et  inspecteur  gé-: 
néral  des  écoles  ;  grâce  à  la  bonne  volonté  du  Hospo- 
dar,  il  réussit  à  former  plus  de  quatre  mille  écoles  lan- 
castériennes  dans  les  villages  de  la  Valaquie.  Il  fit  im- 
primer les  tableaux  de  renseignement  mutuel  en  lettres 
latines,  et  publia  un  parallélisme  entre  la  langue  rou- 
maine et  la  langue  italienne,  démontrant,  par  cet  ou* 
vrage,  qu'il  existe  plus  de  différence  entre  les  quatre 
dialectes  helléniques  enseignés  par  une  seule  gram- 
maire, qu'entre  l'italien,  le  roumain»  le  français  et  Ves-^ 
gagnol.  Ces  quatre  langues,  ajoutait-il,  ne  sont  que 
quatre  dialectes  de  la  langue  latine,  et  pourraient  être 
apprises  avec  plus  de  facilité  et  de  perfection  par  une 
seule  grammaire  (1). 

Les  sympathies  d'Alexandre  Ghika  pour  les  écrivains 
nationaux  avaient  excité  les  mécontentements  de  Ruk- 
mann.  Son  échec  dans  la  discussion  du  règlement  les 
redoubla.  Il  eut  de  nouveau  recours  à  la  tactique  parie^ 
mentaire,  mais  à  une  tactique  plus  savante  et  mieux 
combinée.  Le  parti  national,  éclairé  par  les  évëne^ 
ments,  n'était  plus  un  docile  instrument  dans  les  main? 
du  consul.  Mais  pour  tenir  ce  parti  en  éveil,  Rukmann 
comptait  sur  les  fautes  du  prince,  sauf  à  les  provoquer 
lui-même.  Il  lui  suffisait  donc  de  laisser  agir  ces  élér 
ments  d'opposition.  Mais  il  en  créait  d'autres  qui,  diri- 
gés par  lui  seul,  devaient  obéir  à  toutes  ses  inspira tion$« 
Pendant  la  dernière  occupation,  les  Russes  avaient  rap- 
pelé  dans  les  principautés  les  familles  phanariotes  chas- 

(1)  Mémoire  sur  Thistoire  de  la  régénération  roamaine. 


-  403  - 

sées  à  la  défaite  dTpsilauti.  C'étaient  pour  eux  autant 
dé  créatures,  pour  le  pays  autant  d'agents  de  troubles. 
Les  Plianariotes,  en  efiet,  rentraient  en  Moldo-Valaquie 
comme  dâds  le  domaine  de  leiirs  pères  ;  il  semblait  que 
toutes  les  grandes  fonctions  dussent  leur  appartenir,  et 
que  les  indigènes  ne  fussent  que  des  usurpateurs;  Leur 
retour  était  imposé  par  la  Russie  ;  leur  rentrée  dans  les 
charges  pouvait  également  Têtre  :  ne  dissimulant  pas 
leurs  insolentes  intrigues  poui^  regagner  les  positions 
perdues,  ils  se  mettaient  à  la  discrétion  du  consul ,  et 
attendaient  de  lui  la  récompense  de  leurs  bons  offices; 

A  côté  des  alliés  grecs,  marchaient  d'ambitieux  boyars, 
aspirant  à  renverser  le  prince  pour  le  remplacer,  concur- 
rents vaniteux,  servant  le  protectorat  moscovite  pour  y 
trouver  un  appui.  Parmi  eux,  les  plus  remuants  étaient 
le  ministre  de  la  justice,  Stirbey,  son  frère  Georges  Bî^ 
besco,  et  À.  Yillara.  Enfin  venaient  les  vieux  boyars^  fi- 
dèles à  d'antiques  illusions  sur  la  mission  libératrice  du 
Czar,  ayant  foi  dans  Saint-Pétersbourg,  et  préférant  la 
finesse  des  Russes  à  la  barbarie  des  Turcs.  Ceux-ci  for- 
maient une  fraction  qu'on  appelait  le  parti  des  vieux 
valaques.  Mais  comme  c'étaient  les  plus  honnêtes  parmi 
les  associés  du  consul,  celui-ci  eut  l'habileté  de  faire  con- 
fondre avec  eux,  sous  cette  dénomination  de  vieux  vala^ 
quei^et  les  Grecs  ses  affidés,  et  les  ambitieux  ses  com- 
plices. Le  parti  national,  mieux  éclairé,  les  appelait  tous 
ensemble  Roumano-phanariotes. 

Les  calculs  de  Rukmann  étaient  savamment  combinés. 
Avec  l'opposition  intéressée  desRoumano-phanariotes,  il 
ébranlait  le  hospodar;  avec  l'opposition  désintéressée 
du  parti  national,  qu'on  appelait  aussi  le  parti  des  jeunes 

13 


—  194  - 

vataques,  il  donnait  de  la  force  aux  Roumano-phanariotes. 
Malheureusement  Gbika»  frappé  des  deux  côtés,  n'eut  pas 
assez  d'énergie  pour  s'appuyer  sur  le  parti  national»  qui 
seul  pouvait  le  défendre  contre  les  Moscovites  ;  et,  sui- 
vant une  de  ces  contradictions  qui  se  rencontrent  chez 
les  faibles,  il  voulut,  dans  un  accès^d'énergie,  gouverner 
tout  seul  et  affecter  la  dictature.  Puis,  reconnaissant  son 
impuissance ,  il  se  laissa  imposer  le  secours  des  Phana- 
riotes,  dont  il  se  défiait  à  bon  droit.  Le  parti  national 
irrité  ne  garda  plus  de  mesure,  servant  sans  s'en  douter 
les  projets  de  Rukmann. 

Mais  un  incident  bien  étrange  vint  compromettre  le 
consul,  en  offrant  à  Gbika  l'occasion  d'une  vengeance 
tout  orientale.  Rukmann ,  déjà  vieux ,  et  d'une  figure 
peu  attrayante,  se  trouva  pris  d'une  folle  passion  pour 
une  des  plus  jolies  femmes  de  Bucbarest,  madame  Glogo- 
viano,  née  Balatcbiauo.  Ce  fut  bientôt  l'histoire  de  toute 
la  ville  ;  et  le  prince ,  heureux  de  surprendre  une  fai- 
blesse chez  l'adversaire  qui  lui  avait  tant  fait  de  mal, 
mit  tout  en  œuvre  pour  la  rendre  plus  éclatante.  Encou- 
rageant  avec  perfidie  la  passion  du  diplomate  suranné, 
il  fit  offre  de  son  influence  pour  obtenir  un  divorce,  qui 
devait  mettre  Rukmann  en  possession  légitime  de  l'ob* 
jet  de  ses  vœux.  Madame  Glogoviano,  avec  ce  sans-façon 
de  la  boyarie  qui  fait  du  mariage  un  contrat  rédhibitoire, 
se  prêtait  volontiers  à  une  permutation  profitable.  Tous 
les  boyars,  comme  une  troupe  d'écoliers  qui  veulent  jouer 
un  tour  à  leur  maître ,  se  liguèrent  pour  entraîner  Ruk- 
mann dans  le  piège.  Le  pauvre  Glogoviano  seul ,  qui 
aimait  sincèrement  sa  femme  ,  de  laquelle  il  avait  plu- 
sieurs enfants,  s'efforçait  d'échapper  à  un  cruel  sacrifice. 


Mais  tout  le  monde  était  d'accord  pour  conspirer  contré 
lui.  L'église  ffléme  fit  apport  de  son  autorité  ;  par  suite 
de  cet  échange  habituel  de  procédés  entre  Russes  et  prê- 
tres grecs,  le  divorce  fut  prononcé»  et  Ruknnann  condui- 
sit à  Tautel  sa  facile  conquête. 

Les  déboires,  toutefois,  ne  se  firent  pas  attendre.  Ja-« 
louxàTexcës»  Bukmann  s'effaroucha  bientôt,  comme 
mari»  des  habitudes  de  ce  milieu  social  oii  il  s'était  con<* 
damné  à  vivre.  On  s'aperçut  de  ses  terreurs,  on  se  plut 
à  les  entretenir;  et  le  séjour  de  Bucharest  ne  fut  plus 
pour  lui  qu*un  long  supplice  et  Une  ridicule  comédie. 

Le  C^ar  vint  à  son  aide  en  l'envoyant  à  Ck>nstantinople 
comme  chargé  d^affaires.  Les  détails  du  mariage  valaque 
y  étaient  déjà  racontés  aveô  de  malîeieux  commentaires, 
et  les  dames  du  corps  diplomatique  accueillirent  les  nou- 
veaux époux  avec  des  airs  de  hauteur  et  de  vertu  blessée. 
Bientôt  la  santé  de  Rukmann  s'altéra;  il  dut  aller  de- 
mander à  l'Italie  un  adoucissement  à  ses  maux.  La  com- 
plaisance du  Gzar  le  suivit  partout  ;  une  mission  poli- 
tique expliquait  sa  présence  là  ou  sa  maladie  incurable 
le  conduisait.  Il  prit  enfin  refuge  à  Vienne,  où  il  devint 
fou ,  et  mourut  dans  les  plus  tristes  circonstances,  vic- 
time d'un  trait  de  politique  hospodarale. 

Rukmann  eut  pour  successeur  à  Bucharest,  M.  de  Ti- 
toff,  beau-frëre  de  M.  de  Boulenieff  et  allié  par  son  ma- 
riage à  M.  de  Nesselrode.  Fidèle  aux  traditions  du  protec- 
torat,  TitofT  continua  la  lutte  contre  le  hospodar ,  mais 
avec  plus  d'adresse  et  de  réserve,  et  il  sut  profiter  non 
moins  habilement  des  mécontentements  du  parti  natio-> 
nal.  Quelques  patriotes  cependant,  mieux  informés,  dé- 
mêlèrent les  intrigues  russes,  et  refusèrent  de  s'associer 


—  i96  — 

à  des  attaques  qui  partaient  de  Saint*Pétersboufg*  l!é^ 
liade  prit  ouvertement  le  parti  de  Ghika ,  tenta  d'éclairer 
Topposition  nationale,  et  voulut  ramener  le  pays  vers  le 
prince»  en  ramenant  le  prince  vers  le  pays.  C'était  aussi 
la  politique  du  nouveau  représentant  de  la  France  dans 
les  principautés  moldo-valaques. 

Le  poste  consulaire  venait  d'être  confié  à  un  agent  di- 
plomatique depuis  longtemps  initié  aux  intrigues  mos- 
covites. Ancien  chargé  d'affaires  à  Berlin  et  à  Stockholm» 
arrivant  de  Constantinople  où  il  venait  de  résider  comme 
premier  secrétaire  d'ambassade ,  au  milieu  des  circons- 
tances les  plus  graves  pour  l'empire  ottoman,  M.  Adol- 
phe Billecocq  s'était  trouvé  mille  fois  en  face  des  agents 
du  Czar;  il  apportait  à  Bucharest  une  expérience  et  une 
énergie  devenues  bien  nécessaires  au  centre  des  opéra- 
tions hétairisteSy  phanariotes  et  panslavistes.  Ses  prédé- 
cesseurs au  consulat,  agents  commerciaux  plutôt  qu'hom- 
mes politiques,  n'avaient  jamais  fait  un  effort  pour  com- 
battre les  usurpations  de  la  Russie,  ou  plutôt  ils  n'avaient 
pas  voulu  les  voir,  soit  pour  échapper  aux  difficultés  de 
la  lutte,  soit  pour  n'avoir  pas  compris  l'importance  de 
leur  mission.  Il  faut  ajouter»  d'ailleurs»  que  les  différents 
ministres  qui  s'étaient  succédé  en  France»  depuis  1830, 
n'avaient  pas  eu  conscience  des  périls  du  protectorat 
russe,  et  ne  soupçonnaient  pas  qu'il  y  eût  de  grandes 
questioQS  sur  le  Danube.  M.  Thiers»  le  premier,  en  eut 
quelques  pressentiments,  et  il  se  proposait,  en  1834,  d'y 
envoyer  un  agent  politique  qui  pût  tenir  d'une  main 
ferme  le  pavillon  français.  Sa  retraite  du  ministère  avait 
laissé  en  oubli  les  questions  danubiennes,  lorsqu'en  1839, 
M.  Mole,  éclairé  par  les  intelligentes  alarmes  de  son 


—  1»7   — 

prédécesseur,  jugea  que  la  mission  consulaire  en  cis  pays 
devait  être  essentiellement  politique.  Ce  fut  donc  lui  qui 
confia  le  poste  de  Bucharest  à  M.  Billecocq,  comme  ii  un 
homme  capable  de  comprendre  et  capable  de  lutter. 

M.  Billecocq  était  arrivé  à  Bucharest  au  plus  fort  des 
combats  entre  Ghika  et  les  deux  oppositions.  Il  ne  lui  fal- 
lut pas  longtemps  pour  se  convaincre  que  le  parti  national 
faisait  fausse  route,  et  servait»  sans  le  sa  voir  »  les  desseins 
du  consul  russe.  Quelques  mois  de  séjour  et  une  étude 
approfondie  des  faits  lui  révélèrent  tous  les  dangers  du 
protectorat  :  son  passé  diplomatique  lui  avait  déjà  donné 
de  sérieux  avertissements  ;  mais  jamais  il  n'avait  vu  se 
développer  avec  tant  de  méthode  et  d'ensemble  les  sa- 
vantes intrigues  de  Saint-Pétersbourg,  et  les  conquêtes 
pleines  de  menaces  pour  l'avenir  qui  s'accomplissaient 
h  l'ombre  des  chancelleries.  Des  bords  de  la  Newa  aux 
montagnes  de  TEpire,  du  golfe  de  Finlande  à  la  pointe  de 
l'Adriatique,  il  voyait  la  même  action,  remuante,  infa* 
tigable ,  mystérieuse ,  enserrant  dans  les  mêmes  filets 
TAutriche  et  la  Turquie,  se  faisant  des  créatures  dans  les 
deux  empires,  ici  révolutionnaire  et  faisant  appel  aux 
nationalités ,  là  mystique  et  invoquant  l'idée  religieuse  ; 
tantôt  humble  et  caressante,  tantôt  fière  et  impérieuse. 
Dans  les  principautés ,  le  Czar  régnait  par  ses  consuls  ; 
dans  la  Serbie  et  la  Bosnie,  par  ses  missionnaires  ;  dans 
la  Grèce  et  la  Bulgarie,  par  les  bétairistes  ;  dans  Gons- 
f  antinople  même,  par  son  or  et  par  ses  menaces.  L'abso- 
lutisme traçait  en  silence  un  cercle  immense  autour  de 
rOccident,  se  rapprochant  de  jour  en  jour  de  la  Méditer- 
rannée,  d'où  il  devait  se  précipiter  au  cœur  de  l'Europe. 
M.  Billecocq  placé  au  centre  des  manœuvres,  poussa  un 


-   108   - 

cri  d'alarme;  M.  Tbiers,  rentré  aux  affaireB  étrangères, 
l'entendit ,  et  se  montrait  disposé  à  seconder  le  consul. 
Mais  le  ministère  du  29  octobre  fut  installé,  et, sa  politi- 
que se  révéla  par  les  premières  paroles  de  M,  Guizot  : 

<  Je  suis  plus  préoccupé  du  dedans  que  du  dehors  (1).  » 
Singulier  programme  pour  un  ministre  des  affaires  exté« 
Heures  !.  M.  Guizot  ne  Toulait  pas  laisser  troubler  ses 
triomphes  parlementaires  par  des  embarras  éloignés. 

M.  Billecocq  avait  le  tort  de  voir  trop  bien  et  trop  loin. 

<  Un  jour  viendra,  écrivait^il,  où  les  Russes,  traversant 
le  Pruth,  jetteront  un  défi  à  TEurope  ;  »  et  on  le  traitait 
de  visionnaire.  Une  autre  fois,  il  signalait  le  panslavisme 
s'agitant  dans  la  Serbie  et  THerzegovine ,  et  ses  dépè« 
ches  restaient  sans  réponse.  Phis  tard ,  il  annonçait  les 
progrès  de  rhéfairie  dans  les  montagnes  de  la  Grèce, 
dans  les  iles  derArchipel,  dans  Athènes  même,  et  jusque 
sous  les  yeux  du  roi  Othon,  n'attendant  qu'un  mouve* 

.  ment  des  armées  russes  pour  faire  partout  explosion;  et 
Ton  s'étonnait  dans  les  bureaux  de  la  rue  des  Capucines 
des  hallucinations  diplomatiques  de  l'agent  deBucharest, 
Enfin,  si  une  observation  se  glissait  à  l'oreille  de  M.  Gui- 
zot sur  la  gravité  des  dépêches  en  ce  qui  concernait  les 
principautés,  il  répondait  avec  une  compatissante  roideur: 
€  Mon  Dieu!  je  ne  doute  pas  des  bonnes  intentions  de 
»  M.  Billecocq,  mais  il  veut  tout  mof/nî/ier;  et  pour  agran* 
»  dir  son  théâtre,  il  prend  des  verres  grossissants.  > 

M.  Guizot  tenait  à  demeurer  dans  l'ignorance,  non* 
seulement  par  crainte  des  difficultés,  mais  aussi  par  de 
coupables  connivences. 

Ambassadeur  à  Londres ,  M.  Guizot  y  avait  fait  req- 

il)  Séance  du  28  jauvier  18&1. 


-  199  — 

contre  d'un  de  ces  diplomates  féminins  qu'entretient  la 
Russie  dans  toutes  les  capitales,  comme  les  meilleures 
sources  d'information ,  et  les  instruments  les  plus  ac- 
tifs d'intrigues  secrètes.  Madame  de  Lieven ,  veuve  d'un 
parvenu,  prince  de  fraîche  date,  se  plaisait  à  l'étranger 
où  personne  ne  connaissait  l'origine  de  son  titre.  Argus 
de  salon,  ambassadrice  in  par  Abus,  elle  exploitait,  au  pro- 
fit duCzar,  les  réceptions  du  grand  monde,  les  confiden- 
ces de  ruelles,  les  coquetteries  de  boudoir;  artificieuse  sous 
des  airs  de  légèreté,  d'autant  plus  dangereuse  lorsqu'elle 
se  faisait  naïve,  et  jamais  plus  virile  que  lorsqu'elle 
affectait  des  timidités  féminines.  Prompte  à  deviner  les 
hommes,  et  réglant  sa  conduite  suivant  leur  tempéra- 
ment, la  princesse  de  Lieven  vit  en  M.  Guizot  un  nou* 
veau  débarqué  dans  le  grand  monde  diplomatique,  ne 
connaissant  ni  les  hommes  ni  les  choses  de  ces  régions 
mystérieuses,  et  cherchant  autour  de  lui  un  initiateur. 
Bien  certaine  que  ses  leçons  ne  resteraient  pas  sans  pro- 
fit, elle  sut  se  mettre  sur  le  chemin  du  doctrinaire  ef- 
faré, guida  ses  premiers  pas,  écarta  les  rideaux  de  la 
diplomatie,  le  mena  dans  les  coulisses,  lui  nomma  tous 
les  masques,  et  sut  lui  donner  en  quelque  temps  une  sur- 
face d'ambassadeur.  M.  Guizot  ne  se  montra  pas  ingrat  : 
un  oracle  qui  lui  apprenait  tant  de  choses,  si  bien  et  si 
vite,  devait  être  consulté  souvent  :  l'âge  mutuel  du  néo- 
phyte et  de  la  pythie  tolérait  de  longues  assiduités;  et  en 
dépit  des  pruderies  britanniques,  les  enseignements  se 
poursuivirent  sans  interruption  et  sans  accident. 

Elle  ne  lui  disait  pas  tout  cependant.  Tandis  qu'elle  le 
formait  au  droit  international  par  des  anecdotes  et  des 
biographies,  ellejlui  cachait  avec  soin  les  côtés  sérieux 


--   200  — 

de  la  politique  extérieurei  et  surtout  les  actives  inanœu-> 
vres  de  la  politique  moscovite.  Voilà  tout  le  secret  do  la 
grande  mystification  du  15  juillet  1840.  Le  traité  BrunoNV 
se  fit  à  Londres,  sous  les  yeux  de  M.  Guizot,  sans  que 
M.  Guizot  en  vit  rien.  L*ombre  effilée  de  madame  de  Lie* 
ven  lui  interceptait  la  lumière. 

Et  cependant  l'ambassadeur  mystifié  devint  ministre 
des  affaires  étrangères.  L'empire  d'Egérie  s'accrut  avec 
la  fortune  de  Numa.  Egérie  le  suivit  à  Paris  »  et  par  un 
accouplement  diplomatique  des  plus  étranges,  on  vit 
l'agent  confidentiel  du  Czar  devenir  l'oracle  et  le  guide  du 
ministre  de  Louis-Philippe. 

La  princesse  de  Lieven  fut  néanmoins ,  dans  les  pre-i 
miers  temps,  un  bon  appui  pour  son  pupille.  Elle  avait 
besoin  de  le  bien  asseoir,  et  de  le  rendre  assez  fort  pour 
qu'il  devint  utile.  A  cet  effet,  il  fallait  le  délivrer  de  la 
coalition  du  15  juillet,  et  lui  préparer  un  renom  d'habit 
leté,  par  une  rentrée  solennelle  dans  le  concert  européen. 
La  Russie  avait  tout  fait  dans  le  traité  Brunow  ;  après 
une  si  grande  preuve  d'influence,  elle  ne  risquait  rien  à 
quelques  concessions.  Alors  intervint  le  traité  des  dé- 
troits (13  juillet  1841)  qui  garantissait  l'intégrité  de 
Tempirc  ottoman.  C'était  quelque  chose  de  nouveau  :  la 
Turquie  exclue  des  conventions  du  traité  de  Vienne,  se 
trouvait  enfin  admise  dans  la  famille  européenne,  jouis-» 
sant  des  bénéfices  de  l'assurance  mutuelle.  Il  semblait 
que  la  Russie  fût  vaincue  dans  ses  intrigues.  Mais  la 
Russie,  mieux  que  toute  autre,  savait  juger  la  valeur  de  cei 
contrat  nouveau.  Parmi  les  puissances  garantes  de  l'in-i 
tégrité  de  l'empire  ottoman ,  tous  les  signataires,  moins 
la  Prusse,  l'avaient  démembré  toi|r  à  tour,  ou  méditaient 


-  201  — 

de  nouveaux  démembrements,  L'Angleterre  tenait  les 
îles  Ioniennes,  et  convoitait  l'Egypte  ;  la  France  occupait 
l'Algérie»  menaçait  Tunis  et  avait  fait  la  campagne  de 
Morée  ;  la  Russie  gouvernait  sans  opposition  les  deux 
principautés  du  Danube,  et  regardait  Gonstantinople 
comme  son  héritage;  T Autriche  préparait  sa  domination 
dans  la  Bosnie  et  la  Serbie  pour  le  jour  du  partage  dé- 
finitif. Quelle  moralité  pouvait  avoir  la  nouvelle  conven- 
tion? Elle  faisait,  il  est  vrai,  les  affaires  de  M.  Guizot, 
et  donnait  à  son  existence  ministérielle  une  certaine  so- 
lidité ;  mais  comme  acte  diplomatique  c'était  un  leurre, 
une  déception,  un  vain  motif  de  protocoles,  le  jour  où 
Tun  des  signataires  violerait  le  contrat;  et  celui  qui  dès- 
lors  était  bien  résolu  à  le  violer  à  la  première  occa*. 
sion,  le  Czar,  s'inquiétait  fort  peu  d'un  engagement  illu* 
soire.  Il  ne  craignait  guère  que  les  quatre  autres  puissan- 
ces s'unissent  contre  lui,  et  même,  dans  cette  éventualité» 
il  se  décidait  à  les  braver.  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  en 
effet.  A  dater  de  ce  jour  ont  commencé  les  préparatifs 
de  guerre  de  la  Russie  ;  toutes  ses  mesures  ont  été  pri- 
ses en  silence  ;  toutes  ses  pensées  ont  été  concentrées 
vers  un  seul  but.  Voilà  quinze  ans  qu'elle  réunit  ses  sol- 
dats et  ses  vaisseaux  ;  et  la  France  et  l'Angleterre  ont  dû 
lui  faire  face  en  quinze  jours. 

Le  grand  mérite  de  M.  Billecocq  est  d'avoir  dès-lors 
deviné  la  pensée  du  Czar,  d'avoir  suivi  sa  marche  tor- 
tueuse, et  annoncé  d'avance  ce  qui  se  préparait.  Mais  sa 
voix  se  perdait  en  vains  avertissements;  on  était  à  Paris 
si  peu  au  courant  des  choses  éloignées,  on  voyait  si  mal, 
ei  on  voulait  si  peu  voir,  que  Ton  ne  considérait  l'agent 
consulaire  que  cornmc  un  homme  cherchant  à  se  donner 


—  202   - 

de  rimportdDce  par  des  rapports  exagérés.  Ses  dépêches 
forent  accueillies  avec  roéconteoteroent ,  bientôt  avec 
dérision  ;  et  M.  Guizot  s'impatientait  ou  s'amusait  des 
ftntômes  de  M.  Billecoeq. 

La  Russie  le  jugeait  mieux.  Elle  voyait  pour  la  pre- 
mière fois  le  représentant  de  la  France  sur  le  Danube , 
surveillant  ses  manoeuvres,  les  combattant  avec  énergie, 
les  signalant  avec  persévérance  ;  elle  mit  tout  en  œuvre 
pour  annuler  une  influence  dangereuse,  et  pour  compro- 
mettre un  homme  courageux  et  clairvoyant.  A  Paris,  ce 
n'était  pas  difficile  :  madame  de  Lieven  avait  l'oreille  du 
ministre.  Mais  dans  les  principautés,  où  les  Roumains, 
témoins  de  ses  efforts  généreux,  fiers  des  sympathies  du 
consul  de  France,  reprenaient  confiance  à  sa  voix, 
H.  Billecoeq  avait  pris  une  position  trop  forte  pour  être 
ouvertement  attaqué.  L'appui  d'ailleurs  qu'il  prêtait  au 
prince  Alexandre  Gbika  avait  affermi  sa  position  officielle, 
en  même  temps  que  ses  encouragements  au  parti  natio- 
nal lui  assuraient  l'alliance  des  hommes  énergiques.  Sa- 
chant faire  la  distinction  entre  l'opposition  des  ambitieux 
et  des  Phanariotes,  créée  par  la  Russie ,  et  Fopposition 
nationale,  il  s'efforçait  d'ouvrir  les  yeux  à  Gbika  qui  les 
confondait  toutes  deux,  et  l'engageait  sans  cesse  à  s'ap- 
puyer sur  la  dernière,  pour  combattre  la  première.  C'était 
là  surtout  ce  qui  effrayait  le  consul  russe. 

Le  consulat  russe  était  alors  occupé  par  M.  de  Das- 
cbkoff,  aujourd'hui  ministre  à  Stockholm.  M.  deTitoff, 
après  un  an  de  séjour,  avait  été  nommé  ambassadeur  à 
Gonstantinople.  Car  il  est  bonde  remarquer  que  la  Russie 
appréciait  si  bien  l'importance  politique  du  poste  de 
Bucharest,  qu'elle  y  envoyait  ses  plus  habiles  diploma- 


—  208  w 

(es,  comme  dans  le  ceutre  d'action  le  plus  propre  à  lei 
former  aux  grandes  ambassades.  DaschkofT,  digne  béri* 
tier  de  RukmanB,Hie  se  dissimulait  pas  que  sa  tâche  était 
devenue  (^us  difficile  avec  un  consul  de  France  placé 
hardiment  sur  le  terrain  politique,  et  comprenant  que  la 
question  danubienne  était  une  question  européenne» 
U.  BiUeeocq,  ami  des  Roumains  et  de  Ghika ,  devait 
prendre  une  influence  que  ne  pouvaient  effacer  les  mau* 
vais  vouloirs  de  Paris,  Il  fallait  de  toute  nécessité  empè* 
cher  la  bonne  entente  de  se  raffermir;  il  fallait  y  intro^ 
duire  des  éléments  de  discorde. 

Un  homme,  que  les  boyars  jugeaient  peu  important, 
mais  que  Daschkoff  avait  mieux  deviné,  Héliade,  pou« 
vait  servir  de  lien  entre  le  consul  français  et  les  Rou« 
mains  patriotes.  Ses  nombreux  enseignements,  son  ac>* 
tive  propagande,  son  influence  sur  les  paysans  et  sur 
la  classe  moyenne,  en  faisaient  un  adversaire  bien  autre- 
ment redoutable  que  les  grands  boyars  de  l'assemblée, 
inspirés  par  Tenvie  plutôt  que  par  le  patriotisme. 

Par  suite  de  circonstances  particulières,  qu'il  est  inutile 
de  rapporter,  Héliade  et  M.  Billecocq  ne  se  recherchaient 
pas,  et  s'ils  se  rencontraient,  ils  ne  se  parlaient  qu'avec  ré- 
serve. Mais  les  luttes  politiques  pouvaient  les  rappro- 
cher, et  ils  avaient  une  telle  conformité  de  vues,  qu'il 
suffisait  d'une  occasion  pour  créer  entre  eux  une  formi- 
dable intimité. 

Le  danger  ne  pouvait  être  prévenu  qu'en  les  séparant 
avec  éclat,  et  en  changeant  leur  froideur  actuelle  en 
hostilité  ouverte.  Cest  ce  que  fit  le  consul  Daschkoff, 
secondé  par  Georges  Bibesco  et  quelques-uns  des  Rou- 
mano-phanariotes.  Mais  ce  fut  l'objet  d'intrigues  si  com- 


—  204  — 

pliquées ,  qu'il  devient  nécessaire  d'entrer  dans  quel* 
ques  détails. 

Le  Czar,  si  empressé  à  la  défense  de  la  Turquie  contre 
la  France  en  i840,  n'avait  fait  aucune  trêve  à  ses  pro« 
près  machinations.  Pendant  qu'aux  yeux  de  l'Europe, 
il  provoquait  le  traité  Brunow  pour  témoigner  ses 
sympathies  envers  la  Porte ,  il  lui  préparait,  dans  le  se* 
cret  des  chancelleries ,  des  embarras  nouveaux  sur  tous 
les  points.  Le  mouvement  guerrier  qui  s'était  manifesté 
en  France  à  la  suite  de  la  quadruple  coalition,  avait  eu 
un  immense  retentissement  aux  bords  du  Danube.  Rou- 
mains des  deux  provinces,  Slaves  de  la  Serbie  et  de 
la  Bulgarie,  palicares  de  la  Thessalie  et  de  la  Macédoine, 
croyaient  déjà  voir  la  France  aux  prises  avec  l'Autriche 
et  la  Russie ,  et  appelaient  impatiemment  le  jour  de  la 
lutte  générale  des  empires,  pour  y  mêler  de  leur  côté 
de  nouveaux  projets  d'indépendance. 

La  démission  de  M.  Thiers  arrêta  tout  à  coup  l'essor 
des  nationalités.  Mais  cette  prudente  réserve  ne  faisait 
pas  le  compte  de  la  Russie.  Ses  agents,  partout  mêlés  aux 
projets  d'insurrection,  alimentèrent  l'incendie  prêt  à  s'é- 
teindre. Les  hétairistes  avaient  formé  un  parti  puissant 
parmi  les  slaves  de  la  Bulgarie  »  offirant  au  Gzar  un  pré- 
texte pour  intervenir,  et  pour  se  créer  un  nouveau  protec- 
torat. Partout,  en  effet,  on  annonçait  qu'une  insurrec- 
tion en  Bulgarie  était  sur  le  point  d'éclater. 

Dans  le  même  temps  les  hétairistes ,  les  Roumano- 
phanariotes  et  Dasehkoff  intriguaient  dans  la  petite  Ya- 
laquie,  et  organisaient  un  mouvement,  qui  devait  trouver 
un  appui  à  Bucharest,  et  amener  le  renversement  d'A- 
lexandre Ghika.  Le  plan  du  Gzar  était  de  profiter  des  dé- 


—  305  — 

Aordres  causés  par  la  double  révolution  bulgare  et  tala- 
que,  pour  envoyer  sur-le-champ  ses  troupes  tutélaires  à 
Bucharest,  y  rétablir  Tordre,  et  surveiller  de  près  le 
mouvement  futur  en  Bulgarie,  en  Serbie  et  dans  la 
Tbrace»  espérant  bien  y  trouver  une  occasion  de  déta- 
cher quelques  provinces  deFempire  turc. 

Sur  ces  entrefaites ,  au  commencement  de  juin  1841, 
le  prince  Alexandre  Ghika  fut  prévenu  que  deux  ou 
trois  cents  Grecs ,  Albanais  ou  Bulgares,  réfugiés  en 
Russie,  accouraient  à  Ibraïla,  et  demandaient  à  passer  le 
Danube,  pour  voler  au  secours  de  leurs  frères  insurgés. 
Simon  Andrejevdtch,  consul  russeà  Galatz,  les  protégeait, 
et  leur  avait  en  pleine  rue  donné  des  encouragements. 
Le  bospodar  se  trouvait  en  face  d'un  double  péril. 

S'il  livrait  le  passage  aux  bandes  insurgées,  il  trahis- 
sait la  Turquie,  et  offrait  à  sesennemis  un  juste  sujet  d'ac- 
cusation; s'il  s'y  opposait,  la  Russie,  qui  dirigeait  le 
complot,  ne  pouvait  lui  pardonner.  Dans  cette  extré- 
mité, ne  sachant  que  résoudre,  Ghika  demanda  conseil  à 
M.  Billecocq.  Le  consul  français  n'hésita  pas  à  se  pro- 
noncer pour  le  parti  le  plus  honorable,  démontrant  d'ail- 
leurs avec  facilité  que  c'était  le  parti  le  plus  sûr.  «  N'es- 

>  pérez  pas,  dit-il  au  prince,  apaiser  la  Russie  par  un 
'  acte  de  faiblesse  ;  car  le  consul  russe  sera  votre  pre- 

>  mier  accusateur,  et  vous  tomberez  avec  ignominie.  Si 
»  au  contraire,  après  une  éclatante  preuve  de  fidélité  , 
»  la  Turquie  vous  abandonne ,  sur  elle  retombera  la 
»  honte.  » 

Ghika  reconnut  la  force  de  l'argument.  Il  arma  ses 
milices  valaques,  les  envoya  sur  le  bord  du  Danube, 
cerna  les  principaux  chefs  gréco-bulgares  dans  la  qua- 


—  206  — 

rantaine  dlbrailai  fit  mitrailler  oein  qui  tentèrent  le 
passage  du  fleuve,  et  livra  aux  tribunaux  tous  ceux  qui 
furent  arrêtés.  Beaucoup  d'entre  ceux-ci  étaient  des 
Grecs  hétairistes.  Le  consul  Daschkoff  en  fit  évader  les 
plus  marquants.  La  complicité  russe  était  assez  flagrante 
pour  n'avoir  rien  à  ménager.  Cependant  le  consul  de 
de  Galatz,  Simon  Andrejev^itcb,  fut  rappelé.  Les  agents 
de  la  Russie  sont  coupables  lorsqu'ils  échouent. 

Quand  le  récit  de  celte  écbauff*ourée  fut  communiqué 
par  le  prince  à  la  Porte,  le  Diyan  fit  adresser  à  Ghika 
de  solennelles  félicitations  sur  son  énergique  fidélité ,  lui 
envoya  un  sabre  d'honneur,  avec  de  magnifiques  réeom-- 
penses  pour  les  officiers  qui  commandaient  les  troupes. 
Sous  tout  autre  gouvernement,  le  prince  aurait  pu  se 
croire  à  jamais  affermi  ;  mais  il  connaissait  trop  bien 
l'ennemi  qu'il  venait  de  vaincre ,  et  sa  victoire  le  faisait 
trembler. 

Ce  n'était  pas  sans  raison.  L'opposition  dans  rassem- 
blée se  réveilla  plus  Implacable^  dirigée  par  deux  frères 
de  caractères  et  de  noms  différents,  Georges  Bibesco  et 
Stirbey.  Leur  grand-père,  établi  à  Craiova,  était  mar- 
chand de  chevaux,  et  son  commerce  avait  été  assez 
lucratif  pour  faire  sortir  sa  famille  de  l'obscurité.  Les 
deux  frères,  élevés  en  France,  s'étaient  ensuite  enrichis 
par  de  brillants  mariages,  et  surtout  par  la  protection  de 
M.  de  Kisseleff,  auquel  ils  s'étaient  montrés  particuliè- 
rement dévoués.  Stirbey,  laborieux,  actif  et  réservé ,  oc- 
cupe auprès  de  Ghika  le  ministère  de  la  justice.  Partisan 
déclaré  des  Russes,  il  fait  bon  marché  des  répugnances  du 
prince,  auquel  il  commande  plutôt  qu'il  n'obéit.  Avec 
plus  de  routine  que  de  savoir,  il  manque  d'initiative 


-  207  - 

et  reçoit  ses  inspirations  de  Saint -Pétersbourg.  Bi- 
besco  a  tous  les  dehors  brillants  d'une  éducation  pari- 
sienne; son  intelligence,  prompte  à  saisir»  a  plus  d'éclat 
que  de  profondeur,  et  il  apporte  dans  les  discussions 
plus  d'imagination  que  de  lumières.  Tantôt  il  aiïecte  un 
profond  dédain  pour  les  affaires,  tantôt  il  s'y  jette  à  corps 
perdu ,  abordant  toute  question  avec  témérité,  improvi- 
sateur d'arguments,  et  jamais  embarrassé  pour  une  solu- 
tion. Doué  de  l'esprit  d'intrigue,  il  connaît ,  comme  son 
frère,  tout  le  prix  de  l'alliance  russe  ;  mais  il  se  garde 
bien  de  faire  étalage  de  ses  connivences,  et  se  réserve  de 
combattre  le  hospodar  au  nom  des  principes  de  liberté 
et  des  souvenirs  de  nationalité.  Dans  Stirbey ,  le  Czar  a 
un  complice  qui  dirige  et  fortifie  le  parti  phauariote; 
dans  Bibesco  un  complice  qui  dirige  et  affaiblit  le  parti 
national.  Hargneux  et  jaloux,  Stirbey  se  fait  craindre; 
séduisant  et  superficiel,  Bibesco  se  fait  aimer.  L'un  a  la 
roidéur  du  parvenu ,  Tautre  la  grâce  du  gentilhomme  ; 
tous  deux  compromettent  les  adversaires  de  la  Russie  : 
le  premier  en  les  jetant  dans  des  violences  par  la  menace, 
l'autre  en  les  endormant  par  des  espérances. 

A  la  faveur  de  cette  double  intrigue,  tous  les  partis  se 
réunissaient  contre  Ghika.  Héliade  seul  et  le  consul 
français  comprenaient  qu'il  fallait  défendre  le  prince ,  et 
contre  les  animosités  des  Phanariotes,  et  contre  les  mala- 
dresses du  parti  national. 

Nous  avons  dit  qu'au  moment  de  l'insurrection  bul- 
gare, il  se  préparait  en  même  temps  un  mouvement  en 
Valaquie.  Ce  mouvement  était  secrètement  dirigé  par 
Dascbkoff  et  Georges  Bibesco.  La  fermeté  de  Ghika  l'em- 
pêcha d'éclateré  Mais  Bibesco  avait  eu  rimpnidcnce  de 


correspondre  par  écrit  avec  les  émissaires  de  la  Petite  Vala* 
quie  ;  Técbec  d'Ibraila  amena  des  défections»  et  les  lettres 
de  Bibesco  furent  livrées  au  bospodar.  Elles  contenaient 
des  preuves  manifestes  contre  lui,  contre  Dascbkoff  etune 
[foule  d'autres  conspirateurs.  Tous  surent  bientôt  qu'ils 
étaient  à  la  discrétion  du  prince.  Ils  ne  pouvaient  nier 
des  projets  dont  ils  avaient  tracé  le  plan  ;  ils  ne  pou** 
vaient  méconnaître  leurs  propres  signatures.  De  jour 
en  jour,  ils  s'attendaient  à  être  mis  en  accusation. 

Ghika  cependant  restait  silencieux  dépositaire  de  ce 
terrible  secret,  soit  qu'il  attendit  une  occasion,  soit 
qu'il  fût  effrayé  lui-même  des  proportions  du  complot. 

Inquiets  et  ne  sachant  que  résoudre,  les  conspirateui^ 
se  réunissaient  cbez  Dascbkoff  et  invoquaient  les  res- 
sources d'un  esprit  fertile  en  intrigues.  Bibesco  surtout 
le  barcelait  de  ses  terreurs,  et  le  pressait  dé  trouver  un 
subterfuge  qui  pût  conjurer  le  danger. 

Dascbkoff  n'était  que  trop  intéressé  à  rassurer  son 
complice.  Après  maintes  conférences,  il  révéla  ses 
projets. 

Imaginer  un  complot  antérieur  au  sien,  complot 
populaire  dirigé  contre  les  privilégiés;  présenter  la 
tentative  Daschkoff-Bibesco  comme  une  organisation  de 
défense,  une  mesure  d'ordre  et  de  prévoyance  ;  désigner 
comme  chef  du  complot  Héliade,  ennemi  déclaré  des 
Russes  et  des  boyars  phanariotes;  le  perdre,  si  l'accusa- 
tion réussissait,  ou,  au  moins,  donner  le  change  au 
prince,  si  elle  ne  réussissait  pas  ;  créer,  par  de  fausses 
.dénonciations ,  une  hostilité  ouverte  entre  Héliade  et  le 
consul  fiançais,  et  ainsi  les  affaibhr  tous  deux,  enfin 
inventer  des  complicités  parmi  les  officiers  intimes  du 


—  209  — 

prince,  afin  de  le  troubler  par  des  soupçons  domestiques, 
lel  (ut  le  plan  infernal  arrêté  dans  la  maison  consulaire. 

Il  ne  s'agissait  plus  que  de  trouver  des  accusateurs  et 
des  témoins  ;  mais  ce  ne  fut  jamais  là  un  embarras  pour 
un  diplomate  moscovite. 

Il  y  avait  alors  à  Bucharest  un  médecin  français  » 
nommé  Tavernier,  qui  avait  rendu  de  grands  services  à 
la  population,  à  Tépoque  du  choléra,  en  1^31  et  1832. 
On  avait  mal  reconnu  son  zèle  et  son  courage.  D'une 
humeur  difficile,  d'ailleurs,  et  d'un  esprit  inquiet, 
Tavernier  rencontrait  peu  de  sympathies,  et,  partant, 
peu  de  ressources.  Après  de  longues  luttes  contre  les 
difficultés  de  la  vie,  il  eu  était  arrivé  à  cet  épuisement 
moral  qui  accompagne  trop  souvent  la  misère,  et  qui 
ofl're  des  facilités  aux  tentations.  A  tort  ou  à  raison, 
Tavernier  se  plaignait  ouvertement  d'Héliade,  et  ses 
verbeux  ressentiments  étaient  confiés  aux  oreilles  du 
premier  venu.  Un  homme  aigri  par  les  rancunes  et  les 
souffrances  parut  à  Bibesco  un  instrument  facile.  Taver- 
nier fut  attiré  au  consulat  russe  ;  ses  colères  furent 
exaltées,  ses  services  rappelés  avec  indignation  et  pitié, 
toutes  ses  passions  mises  en  jeu,  et  ses  misères  soulagées 
par  un  cadeau  de  cent  ducats  (1 ,200  francs).  Circonvenu 
par  de  fausses  sympathies,  par  de  magnifiques  pro- 
messes ,  le  malheureux  consentit  à  se  faire  l'agent  d'une 
odieuse  imposture. 

Dans  les  premiers  jours  de  février  1842,  M.  Billecocq 
reçut  à  son  consulat  la  visite  de  Tavernier ,  qui  lui  fit 
d'un  air  mystérieux  la  déclaration  suivante  :  a  Un  des 
»  hommes  les  plus  éminents  de  ce  pays,  M.  le  profes- 
»  seur  Héliade,  m'a  fait,  hier,  la  proposition  de  con- 

14 


—  210  — 

»  duire  en  Bulgarie ,  oii  j'ai  longtemps  résidé  auprès  du 
•  pacha  de  Widdin ,  mille  Bulgares  ou  Grecs  révoltés 
B  contre  les  droits  de  la  Porte-Ottomane.  J*ai  toute  rai- 
»  son  de  penser,  M.  le  consul  général,  que  cette  propo- 
1  sition  est  un  piège,  qui  a  pour  but  de  donner  à  un 
»  suji  t  du  roi  tout  l'odieux  des  menées  récemment 
»  attribuées  à  la  Russie.  J'ose  compter  sur  votre  éner- 
»  gie  si  connue ,  pour  me  protéger ,  dans  cette  circons- 
>  tance,  moi,  mes  compatriotes,  et  le  pavillon  du  roi.  » 

M.  Billccocq,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  avait  peu 
de  rapports  avec  Héliade.  Rien  ne  le  portait  à  soupçon- 
ner la  bonne  foi  de  Tavernier.  Mais  il  avait  fort  à  cœur 
de  ne  voir  aucun  Français  mêlé  aux  intrigues  locales,  et 
encore  moins  à  de  folles  entreprises,  qui  pouvaient  four- 
nir au  consulat  russe  une  heureuse  occasion  de  trouver 
la  France  en  défaut.  Ajoutons  que  Tavernier,  après  cette 
première  confidence,  fit  une  déclaration  officielle  dans 
les  bureaux  du  consul ,  développant  tous  les  plans  de  la 
conspiration ,  portant  à  cinq  mille  le  nombre  d'hommes 
soldés  par  Héliade ,  prêts  à  prendre  les  armes  au  pre- 
mier signal,  et  répétant  les  offres  qui  lui  avaient  été  fai- 
tes de  prendre  part  à  ce  complot. 

Le  consul  français  courut  aussitôt  au  palais  de  Ghika, 
se  plaignit  vivement  du  piège  tendu  à  un  citoyen  fran- 
çais, demanda  l'arrestation  d'Héliade,  et  la  saisie  de  ses 
papiers. 

Peu  de  jours  après,  toute  la  ville  de  Bucharest  était  en 
émoi ,  à  la  lecture  d'un  décret  du  prince  qui  nommait 
une  haute  commission,  à  l'effet  de  juger  au  criminel 
Héliade,  accusé  de  conspiration  avec  plusieurs  com- 
plices importants  qu'on  ne  nommait  pas.  Au  milieu  de 


—   2H  — 

1  agUâiion  générale,  Héliade,  qui  demeurait  en  dehors  de 
la  ville»  était  le  seul  qui  ne  fût  pas  instruit  de  la  nouvelle 
du  jour.  Vers  Taprès-midi,  un  de  ses  parents  court  cheK 
lui,  le  trouve  entouré  de  ses  enfants  auxquels  il  faisait 
la  lecture  de  l'Évangile,  le  regarde  avec  étonnement» 
et  le  prie,  après  la  lecture  linie,  de  descendre  avec  lui  au 
jardin. 

Là,  il  interroge  Iléllade  ;  mais,  voyant  bientôt  qu*il  ne 
sait  rien  y  il  lui  fait  connaître  le  décret  du  prince,  la  dé- 
nonciation de  Tavernier,  la  nomination  de  la  commis- 
sion, conjpost'^o  de  MM.  Argyropoulo,  président  du  divan 
criminel ,  et  Jean  Mano ,  directeur  du  ministère  de  rio- 
térieur. 

Héliade,  ne  voyant  dans  toutes  ces  confidences  qu'une 
mystification,  répondait  par  des  plaisanteries,  lorsqu'un 
cavalier  se  présenta  porteur  d'une  lettre  ainsi  conçue  : 

«  Le  soussigné  a  l'honneur  d'inviter  M.  Iléliade  à 
vouloir  bien  passer  chez  lui,  ce  soir,  à  dix  heures  pré* 
cises.  9 

Signé  :  Jean  Mano. 

Dans  la  même  soirée,  un  homme  se  présentait  chez 
un  officier  des  dorobans ,  offrant  de  confirmer  les  dépo- 
sitions de  Tavernier,  donnant  de  nouvelles  proportions 
au  complot  9  et  nommant  de  nouveaux  personnages.  Il 
prétendait  que  lui-même  y  avait  été  introduit  comme 
complice,  que  des  réunions  se  faisaient  dans  h  cave 
d'Héliade,  où  étaient  accumulées  des  armes,  et  qu'il  y 
avait  rencontre,  entre  autres  personnes,  le  colonel  Bla- 
remberg ,  beau-frère  du  prince ,  le  colonel  Grammont, 
maréchal  du  palais,  et  les  frères  Golesci ,  aides- de- 


—  212  — 

camp  de  Ghika.  Ce  nouveau  dénonciateur,  qui  se  nom- 
mait Sorano ,  était  un  des  scribes  de  l'assemblée  géné- 
rale. 

Sa  déposition  parut  à  l'officier  tellement  grave ,  que  le 
directeur  de  la  police  fut  aussitôt  averti.  Il  ordonna  que 
Sorano  fût  amené  à  son  liôtel.  Là,  interrogé  de  nouveau, 
Sorano  reproduisit  les  mêmes  détails;  après  quoi,  il  fut 
enfermé  dans  une  chambre  obscure,  sous  la  garde  de 
deux  soldats. 

Pendant  que  ces  choses  se  passaient  à  l'hôtel  de  la 
police,  Héliade  était  chez  M.  Mano,  en  présence  de  la 
commission,  les  deux  commissaires  ayant  comme  asses- 
seurs le  drogman  du  consulat  russe  et  celui  du  consulat 
français. 

Il  ne  lui  fut  pas  difficile  de  démontrer  Tabsurdité  de 
Taccusation  imaginée  par  le  docteur  Tavemier.  Cinq 
mille  hommes ,  dit-il ,  ne  se  recrutent  pas  dans  une  ville 
comme  Bucharest,  sans  que  personne  en  entende  parler  ; 
cinq  mille  hommes  d'ailleurs  ne  se  rassemblent  pas  sans 
argent,  et  il  me  faudrait,  ajoutait-il,  être  plus  riche  que 
le  trésor  public,  qui  peut  à  peine  solder  trois  mille  hom- 
mes. En  supposant  d'ailleurs  la  réunion  de  cinq  mille 
hommes^  en  les  supposant  tous  discrets,  il  n'était  pas  à 
présumer  que  lui,  Héliade,  le  prétendu  chef  du  complot, 
irait,  la  veille  de  l'émeute,  confier  un  secret  de  celte 
importance  au  premier  venu.  Et  il  prouva,  par  les  témoi- 
gnages les  plus  irrécusables ,  que  Tavemier  lui  était  à 
peine  connu,  et  qu'il  avait  au  plus  passé  dix  minutes  avec 
lui,  en  plein  air,  l'entretenant  d'une  affaire  particulière, 
dont  il  donnait  tous  les  détails. 

Les  paroles  d'Héliade  avaient  un  tel  caractère  de  sin« 


—  213  - 

cérité,  elles  étaient  fortifiées  de  preuves  si  décisives>  que 
les  juges  furent  honteux  d'avoir  donné  tant  d'éclat  à  une 
misérable  intrigue.  Tavernier  confondu  reçut  Tordre  de 
quitter  la  Valaquie. 

La  calomnie  était  si  flagrante,  qu'on  n'osa  pas  faire 
usage  de  la  déposition  de  Sorano.  Héliade  n'en  avait 
aucune  connaissance,  et  le  public  n'était  pas  mieux  ins- 
truit. Quant  à  ce  malheureux,  il  fut  enlevé  la  même  nuit 
de  Bucharest,  sans  qu'aucun  des  siens  pût  rendre  compte 
de  sa  mystérieuse  disparition. 

Quatre  mois  s'étaient  écoulés  depuis  ce  singulier  pro- 
cès, lorsque,  vers  la  fin  de  juin,  un  oncle  d'Héliade, 
M.  Racota,  lui  proposa  d'aller  ensemble  passer  la  fùle  des 
apôtres  dans  le  couvent  de  Tzernica,  situé  à  trois  lieues  de 
la  capitale.  Ces  espèces  de  pèlerinages  sont  dans  les  ha- 
bitudes religieuses  du  pays.  Héliade  y  consentit. 

Dans  la  soirée  du  28  juin,  vers  le  crépuscule,  M.  Ra- 
cota était  descendu  à  l'église  avec  tous  les  moines  pour 
assister  au  service  appelé  Preveghiera  (la  Veille).  Héliade 
comptait  l'y  suivre  peu  d'instants  après.  Resté  seul 
dans  sa  chambre,  il  feuilletait  quelques  journaux,  lorsque 
tout  à  coup  la  porte  s'ouvre  ;  un  personnage  étrange  se 
présente.  Il  ne  porte  pas  le  vêtement  des  moines,  mais 
une  robe  de  chambre  de  couleurs  bigarrées  où  dominent 
le  rouge  et  le  jaune,  retenue  à  la  ceinture  par  une  cour- 
roie monacale;  une  chevelure  longue  et  en  désordre 
tombe  sur  ses  épaules  ;  une  barbe  épaisse,  des  mousta- 
ches hérissées,  une  large  cicatrice  sur  la  figure  donnent- 
un  caractère  sombre  à  sa  physionomie  ;  ses  yeux  sont 
hagards,  ses  traits  contractés. 

Avant  qu'Uéliade  pût  demander  compte  de  cette  sin- 


—  214  — 

gulière  apparition,  Tinconnu  s'était  précipité  vers  lui,  et 
tombant  à  ses  genoux  qu'il  saisissait  à  deux  mains  : 

—  Pardonnez-moi,  s'écria-t-il,  pardonnez-moi. 
Héliade  crut  avoir  affaire  à  un  fou  :  sa  première  pensée 

fut  d'appeler  les  gens  de  la  maison.  Mais  toutes  les  cham- 
bres étaient  désertes  ;  tous  les  moines  étaient  à  Téglise. 
Il  se  contint. 

—  Qui êtes-vous,  monsieur,  dit-il?  Je  ne  vous  connais 
pas.  Veuillez  vous  relever. 

—  Je  ne  me  relèverai  pas  avant  de  m'ètre  assuré  de 
votre  pardon. 

—  Mais,  je  vous  le  répète,  je  ne  vous  connais  pas. 
Que  m'avez-vous  fait?  qui  ctesvous? 

—  Je  suis  Sorano. 

«—  Je  ne  connais  pas  ce  nom. 

—  Moi,  je  vous  connais,  monsieur.  Je  suis  bien  cou* 
pable  envers  vous.  Pardonnez-moi. 

-^  Mais  relevez-vous  d'abord.  Nous  nous  expliquerons 
ensuite. 

—  Promettez-moi  de  me  pardonner. 

—  Eh  bien,  je  vous  pardonne. 

—  Sur  tout  ce  que  vous  entendrez? 

—  Sur  tout  ;  mais  relevez- vous. 

EnGn  après  être  parvenu  à  dégager  ses  jambes  des 
étreintes  du  suppUant,  Héliade  le  fit  asseoir,  et  l'inter- 
rogea. 

—  Voyons,  dit-il,  de  quoi  s'agit-il  ?  que  m'avez-vous 
fait? 

—  Je  suis  Sorano.  Je  vous  ai  indignement  calomnié 
au  moment  oii  vous  étiez  appelé  devant  la  commission 
criminelle. 


—  216  — 

Et  alors  Sorano  raconta  tout  ce  que  nous  avons  déjà 
fait  connaître. 

—  Après  trois  heures  d'attente,  ajouta-t-il,  dans  la 
chambre  où  Ton  m'avait  relégué,  roiTicierrevint.  Je  croyais 
que  c'était  pour  me  conduire  devant  la  commission.  Mais 
c'était  pour  me  reprocher  la  fausseté  de  ma  dénonciation. 
En  même  temps  je  fus  saisi,  et  je  dus  subir  cinquante 
coups  de  phalanga  (bastonade  sur  la  plante  des  pieds,  pu- 
nition ordinaire  du  pays)  ;  puis  on  me  mit  les  fers  aux 
jambes,  on  me  jeta  dans  une  voiture  escortée  par  deux 
dorobans,  et  je  fus  amené  ici  dans  la  même  nuit.  Personne 
parmi  mes  parents  ne  connaît  mon  sort.  Les  caloyers 
même  du  couvent  ignorent  la  cause  de  ma  captivité. 
Ayant  appris  ce  soir  votre  "arrivée  ici,  j'ai  demandé  la 
permission  de  vous  voir,  afin  de  vous  confesser  ma 
faute,  mon  crime  ou  plutôt  ma  folie ,  et  d'obtenir  de 
vous  un  pardon  qui  me  rende  quelque  repos. 

—  Tout  ce  que  vous  venez  de  me  dire,  monsieur,  est 
nouveau  pour  moi,  et  ne  peut  que  m'étonner  profondé- 
ment. Mais  quel  est  donc  le  motif  qui  a  pu  vous  pousser 
à  inventer  une  pareille  fable,  dans  des  circonstances  si 
graves,  lorsque  je  nje  trouvais  sous  le  coup  d'une  accu- 
sation capitale  ?  était-ce  méchanceté?  était-ce  folie? 

—  Je  ne  suis  pas  méchant,  et  je  n'étais  pas  fou.  Mais 
j'étais  placé  sous  une  funeste  influence. 

—  Et  cette  influence,  quelle  était-elle? 

—  J'étais  un  des  scribes  de  l'assemblée  nationale,  et 
comme  tel  souvent  appelé  chez  M.  Bibesco  pour  y  copier 
des  écritures. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas.  Est-ce  que  M,  Bibesco 
vous  a  fait  la  leçon  pour  cette  odieuse  fable? 


—  216  — 

—  J'allais  souvent  chez  M.  Bibesco. 

—  Qu'y  a-t-il  de  commun  entre  M.  Bibesco  et  votre 
invention? 

—  Vous  m'avez  promis,  monsieur,  de  me  pardonner. 
Ne  m'interrogez  plus.  Le  danger  est  passé  pour  vous. 
Moi,  je  souffre  dans  la  captivité  ;  j'ai  mérité  mon  sort;  j'ai 
expié  ma  faute. 

—  Je  vous  pardonne,  sans  doute.  Mais  vous,  pouvez- 
vous  pardonner  à  ces  hommes  qui  vous  ont  fait  jouer  un 
rôle  infâme,  d'où  pouvait  résulter  la  perte  d'un  père  de 
famille,  qui  vous  a  valu  la  bastonnade,  l'exil,  la  captivité, 
et  qui  a  tué  votre  honneur  et  votre  avenir  ? 

—  Non,  je  ne  puis  leur  pardonner.  Mais  j'ai  peur  de 
prononcer  leurs  noms. 

—  Vous  les  craignez  ;  mais  moi,  je  dois  les  connaître. 
Ils  ont  voulu  me  perdre  ;  j'ai  besoin  d'être  éclairé  pour 
me  tenir  sur  mes  gardes.  Répondez  donc  sans  crainte; 
je  n'abuserai  pas  de  votre  confiance.  Est-ce  M.  Bibesco 
qui  vous  a  poussé  à  jouer  ce  rôle  ? 

Sorano  soupira,  se  tut,  regarda  Héliade  avec  des  yeux 
pleins  de  larmes. 

—  Vous  avez  deviné,  dit-il,  mais  ne  me  forcez  pas  à 
prononcer  son  nom,  soyez  généreux  jusqii'au  bout. 

—  Allons,  reprit  Héliade,  je  vois  qu'il  faut  que  nous 
terminions  ici  notre  conférence.  Que  puis-je  faire  pour 
vous? 

—  Me  pardonner  d'abord  ;  m'envoyer  ensuite  quelques 
livres ,  car  je  suis  dévoré  d'ennui  et  de  remords ,  et..., 
si  vous  le  pouvez ,  tâcher  de  m  obtenir  ma  grâce. 

—  Je  ferai  tout  ce  que  je  pourrai  pour  vous  être  . 


—  217  — 

utile.  Pour  le  moment,  avez-vous  besoin  de  quelque 
chose  ? 

—  De  plusieurs 

Héliade  comprit  le  regard  suppliant  du  captif,  lui 
remit  une  petite  somme  d'argent»  et  le  renvoya  plein 
de  repentir  et  de  reconnaissance. 

Pour  lui ,  les  révélations  inattendues  du  couvent  de 
Tzernica  devenaient  de  sérieux  avertissements.  Il  avait 
bien  entrevu  les  intrigues  moscovites,  mais  sans  en 
soupçonner  la  profondeur;  et,  tout  en  surveillant  les 
manœuvres  de  Bibesco,  il  n*avait  guère  imaginé  tant  de 
bassesse  dans  la  calomnie,  tant  de  lâchetés  dans  la  tra- 
hison. L'accusation  de  Tavernier  l'avait  étonné;  les 
aveux  de  Sorano  l'éclairèrent,  et  lui  donnèrent  la  mesure 
morale  de  ce  Bibesco,  qui  se  faisait  chef  d'opposition  à 
rassemblée,  accusait  Ghika  au  nom  des  intérêts  natio- 
naux, et  devenait  chez  Daschkoff  le  pourvoyeur  de  la 
police  russe,  arrogant  avec  le  prince  qu'il  voulait  rem- 
placer, rampant  devant  l'agent  étranger  de  qui  il  atten- 
dait sa  fortune. 

La  misérable  issue  du  complot  qu'ils  avaient  imaginé 
ne  déconcerta  cependant  ni  Daschkoff,  ni  Bibesco  ;  ils 
n'avaient  pas  réussi  à  perdre  Héliade,  mais  ils  avaient 
effrayé  le  hospodar,  qui  mesurait  l'audace  de  ses  adver- 
saires à  la  hardiesse  même  de  leurs  calomnies.  Que 
n'avait-il  pas  à  craindre  d'hommes  si  bien  doués  du 
génie  de  la  corruption  et  du  mensonge  ? 

Malheureusement ,  Ghika  manquait  de  l'énergie  né- 
cessaire pour  faire  face  à  des  ennemis  entreprenants  ; 
il  manquait  aussi  d'intelligence  politique,  et  ne  savait 
aucunement  distinguer  la  critique  désintéressée  du  pa- 


—  248  — 

triotisme  qui  demandait  la  réforme  des  abus,  et  l'hos* 
tililé  calculée  des  ambitieux  qui  s'en  faisaient  une  arme 
pour  Tattaquer.  Avec  trop  d'honnêteté  pour  se  livrer  au 
parti  russe,  et  trop  peu  de  courage  pour  se  mettre  ouver- 
tement à  la  tête  du  parti  national ,  il  expiait  et  sa  pro- 
bité et  ses  faiblesses,  dans  une  double  lutte  où  il  restait 
sans  appui.  Vainement  avait-il  compté  sur  les  sympathies 
de  la  France  :  le  consul  français,  malgré  ses  nombreux 
avertissements ,  était  abandonné  par  le  ministère  des 
affaires  étrangères  à  l'impuissance  et  à  l'isolement. 
Chaque  jour  cependant  Gbika  révélait  à  M.  Billecocq 
les  silencieuses  usurpations  de  la  Russie  ;  chaque  jour 
M.  Billecocq  appelait  l'attention  de  M.  Guizot  ;  ses  dé- 
pêches restaient  sans  réponse.  Citons,  entre  mille 
exemples,  un  fait  qui  intéressait  essentiellement  le 
commerce  français.  Le  prince  Ghika  prévient  M.  Bille- 
cocq que  le  consul  Daschkoff  se  propose  d'assujettir  à 
un  timbre  particulier  les  importations  françaises  pour 
les  principautés  du  Danube.  Admettre  ce  droit,  c'était 
reconnaître  la  suzeraineté  russe.  M.  Billecocq  s'empresse 
d'avertir  M.  Guizot;  la  dépèche  a  le  sort  de  toutes  les 
autres ,  et  le  timbre  russe  vient  frapper  sans  opposition 
les  marchandises  françaises.  Vainement  aussi  M.  Bille- 
cocq signale  les  entreprises  des  Russes  sur  les  iles  qui 
commandent  les  bouches  du  Danube,  leurs  construc- 
tions qui  transforment  des  magasins  en  forteresses ,  et 
leurs  coupables  manœuvres  pour  l'obstruction  de  la 
passe  de  Soulinah ,  où  leurs  travailleurs  vont  jeter  pen- 
dant la  nuit  des  blocs  de  rocher.  Soulinah  est  beaucoup 
trop  loin  de  M.  Guizot  pour  occuper  sa  pensée;  la 
chambre  ne  s'en  inquiète  guère,  et  les  électeurs  de 


—  219  - 

Lisieux  n'ont  pas  souci  de  ce  qui  se  passe  sur  le 
Danube. 

Jamais  meilleure  occasion  cependant  ne  s'était  offerte 
d'assurer  dans  les  principautés  l'influence  française; 
le  prince  l'appelait  de  tous  ses  vœux»  et  le  parti  national 
l'aurait  appuyée  avec  ardeur.  Aussi  ses  sympathies  pour 
la  France  étaient-elles,  aux  yeux  de  la  Russie,  le  plus 
grand  crime  d'Alexandre  Ghika.  Elles  faisaient  de  sa 
chute  une  question  vitale  pour  Daschkoff.  Secondé  par 
Bibcsco,  ce  dernier  fit  mettre  en  jeu  les  passions  bonnes 
et  mauvaises  de  l'assemblée  ;  toutes  les  nuances  de  l'oppo- 
sition se  réunirent  contre  le  hospodar  ;  Phanariotes,  vieux 
Yalaques,  jeunes  Valaques,  votèrent  d'ensemble  une 
adresse  au  prince,  dont  chaque  paragraphe  était  un  acte 
d'accusation.  L'adresse  communiquée  aux  deux  cours 
de  Constantinoplo  et  de  Saint-Pétersbourg  devint  un 
prétexte  pour  envoyer  à  Bucharest  deux  commissaires 
impériaux,  chargés  de  mettre  un  terme  aux  scandales 
des  discussions  intérieures.  L'envoyé  russe  était  le 
général  Duhamel,  le  commissaire  turc  était  Chekib* 
EfTendi. 

Duhamel  avait  à  l'avance  son  opinion  toute  faite  ;  sa 
mission  était,  non  de  faire  une  enquête ,  mais  de  venir 
en  aide  aux  accusateurs  de  Ghika. 

Quant  à  Chekib-Effendi,  il  ne  voulait  pas  se  faire  une 
opinion.  Un  fonctionnaire  turc,  envoyé  en  mission, 
ne  se  prononce  que  sur  la  balance  des  sommes  offertes 
par  les  parties  intéressées.  Ghika  lui  remit  4,000  ducats; 
ses  ambitieux  rivaux  en  versèrent  15,000.  Ghika  fut 
nécessairement  signalé  comme  coupable  de  tous  les 
désordres. 


—  220  — 

Cependant,  malgré  Kaccord  des  deux  commissaires, 
la  Porte  ne  se  prononçait  pas,  AConstantinopIe,  Fambas- 
sadeur  de  France,  M.  de  Boiirqueney,  apportait  à  Ghika 
un  patronage  timide,  et,  dans  ses  instructions  à 
M.  Billecoeq,  il  lui  recommandait  d'user  de  ménage- 
ments, tout  en  rengageant  à  persévérer  dans  la  route 
qu'il  s'était  tracée.  La  voix  de  la  France,  quoique  bien 
faible,  suffisait  au  moins  pour  amener  des  hésitations, 
lorsqu'un  incident  nouveau  fit  changer  en  colères  les 
intrigues  moscovites.  Saint-Pétersbourg  cessant  de  né- 
gocier auprès  du  divan ,  lui  signifia  ses  ordres. 

Pour  bien  faire  connaître  les  causes  de  ce  change- 
ment d'attitude  et  de  langage,  il  nous  faut  entrer  dans 
quelques  détails  extérieurs,  qui  tiennent  à  l'histoire  du 
protectorat  russe,  et  qui  peuvent  surtout  servir  à  mon- 
trer quelles  ressources  trouverait  la  France  dans  l'appui 
des  nationalités  chrétiennes,  qui  aspirent  àraffranehissc- 
ment. 

  la  suite  de  sanglants  démêlés  avec  les  Serbes,  dont 
il  était  depuis  plusieurs  années  le  chef  politique ,  le 
prince  Milosch  avait  dû  renoncer  à  un  trône  conquis  par 
de  vaillants  services,  mais  compromis  par  de  maladroites 
amitiés.  Sa  vie  avait  été  des  plus  étranges  et  des  plus 
agitées.  Gomme  Sixte-Quint,  il  avait  été  dans  son  en- 
fance gardien  de  pourceaux;  comme  Czerni- George, 
son  prédécesseur  au  trône,  il  aVait  été  chef  de  ban- 
dits, si  Ton  peut  appeler  bandits  ces  hommes  qui,  sous 
une  oppression  étrangère ,  réunissent  autour  d'eux  les 
Éœurs  vaillants  qui  préfèrent  l'indépendance  des  forêts  à 
la  servitude,  et  font  expier  aux  exacteurs  officiels  les 
souffrances  de  leurs  concitoyens.  Comme  Czerni-George, 


—  25M   - 

il  avait  transformé  ses  bandes  en  armées  régulières,  et 
soutenu  de  longues  et  glorieuses  luttes  contre  tous  les 
efforts  de  la  puissance  ottomane.  Bien  différents  des 
Valaques,  dont  la  douceur  et  la  patience  peuvent  tenter 
tout  oppresseur,  les  Serbes,  jaloux  de  leur  indépen- 
dance, offrent  à  tout  chef  entreprenant  une  armée  prête 
à  le  suivre  aux  combats.  Leurs  habitudes  d'ailleurs  sem- 
blent faites  pour  la  guerre;  hiver  ou  été,  ils  dorment, 
comme  dans  un  bivouac,  sur  une  peau  de  mouton  ou  sur 
un  vieux  tapis  ;  en  voyage,  à  la  tête  de  leurs  troupeaux, 
ils  sont  équipés  comme  pour  le  combat,  à  cheval ,  le  fusil 
en  bandoulière ,  la  ceinture  garnie  de  pistolets  et  d'un 
yatagan  (1).  Le  pâtre  Milosch  rencontra  donc  pour 
compagnons  d'armes  des  pâtres  comme  lui,  rudes  com- 
battants ,  toujours  prêts  à  le  suivre ,  et  lui  donnant  la 
suprématie  qu'il  avait  méritée  par  ses  exploits  et  ses  ta- 
lents. Sa  femme,  comme  une  amazone  antique,  partageait 
ses  périls  ;  et  plus  d'une  fois,  pendant  les  engagements 
nocturnes  avec  les  Turcs,  les  combattants  apercevaient 
la  princesse  Milosch  entourée  de  ses  femmes,  et  portant 
avec  elles  les  flambeaux  qui  servaient  de  signe  de  rallie- 
ment à  l'armée  serbe  (2).  Aussi  le  prince  rendait-il  pu- 
bliquement hommage  aux  qualités  héroïques  de  sa  com- 
pagne. «  La  moitié  des  lauriers,  disait-il,  que  j'ai  con- 
quis sur  tant  d'ennemis,  lui  revient  de  droit.  » 

Un  homme  de  cette  importance  était  trop  utile  à  la 
Russie,  pour  qu'elle  ne  cherchât  pas  à  se  l'attacher  par 
des  services.  Aussi,  grâce  à  l'intervention  du  Czar,  l'acte 

(1)  M.  Ubicini.  Revue  de  TOrient,  novembre  1853; 

(2)  M.  A.  Bîllecocq.  Mémoire  lu  à  Société  orientale  de  France. 


additionnel  du  traité  d'Ackerinan,  confirmé  trois  ans 
après  par  la  paix  d'Andrinople,  érigea  la  Serbie  en  une 
principauté  tribulaire  de  la  Turquie,  avec  les  privilèges 
d'une  administration  intérieure  indépendante.  Il  est  vrai 
que,  par  les  mêmes  conventions,  la  Russie  se  réservait  en 
Serbie  les  droits  de  protectorat.  Mais  les  Serbes  ne  se 
montraient  pas  d'aussi  facile  composition  que  les  Vala- 
ques  ;  et  leur  exemple  put  prouver  que  les  usurpations 
du  protectorat  dépendent  autant  de  la  faiblesse  morale 
des  protégés,  que  de  l'ambition  du  protecteur. 

Quoiqu'il  en  soit,  Milosch,  dépossédé  en  1829,  s'était 
retiré  en  Valaquie  où  il  possédait  de  riches  et  vastes  ter- 
ritoires; et,  dans  ses  loisirs  forcés,  l'ancien  pâtre  médi- 
tait encore  de  gigantesques  projets. 

Ainsi  que  tant  d'autres  chrétiens  en  lutte  avec  la  do- 
mination ottomane,  ou  courbés  sous  le  joug,  Milosch 
avait  compté  d'abord  sur  l'appui  de  la  Russie.  Mais  bien- 
tôt, instruit  par  de  nombreux  exemples,  il  avait  vu  les 
périls  d'une  intervention  intéressée.  Bien  convaincu  que 
l'aflranchissement  de  son  pays  ne  pouvait  se  faire  par  la 
Russie,  il  osa  projeter  de  l'accomplir  contre  elle,  et  de 
braver  à  la  fois  deux  adversaires  redoutables.  Les  élé- 
ments de  lutte  devaient  être  puissants;  il  les  trouvait 
au  sein  même  du  panslavisme  mal  coordonné  sous  la 
main  oppressive  de  Saint-Pétersbourg.  Malgré  les  efforts 
de  la  propagande  moscovite ,  il  existait  des  germes  de 
méfiance,  de  répulsion  même,  entre  les  Slaves  du  sud  et 
ceux  du  nord.  Les  premiers  avaient  bien  pu,  sous  la 
pression  immédiate  du  despotisme  ottoman,  accepter  les 
secours  des  hpmmes  de  leur  race  ;  mais  ces  hommes  ap- 
portaient av£c  eux  un  despotisme  non  moins  à  craindre 


—  223  — 

le  jour  où  il  serait  moiDs  éloigné.  Les  Slaves  du  sud  de* 
Taient  donc  s'affranchir  par  eux-mêmes  ou  restera  jamais 
asservis.  Pour  accomplir  cette  grande  œuvre,  que  fallait- 
il?  La  réunion  des  Slaves  du  sud  dans  une  alliance  com- 
mune, qui  put  en  même  temps  attaquer  de  front  la  puis- 
sance Ottomane,  et  servir  de  barrière  à  l'ambitieuse  in- 
tervention des  Slaves  du  nord.  Telle  était  la  pensée  de 
Milosch.  Les  Serbes,  les  ïliyriens,  les  Croates,  les  Bosnia- 
ques, les  Bulgares  devaient  former  ses  premières  armées. 
Les  autres  nationalités  se  prononceraient  au  premier  cri 
d'affranchissement.  Mais  il  ne  se  dissimulait  pas  que  les 
difficultés  seraient  proportionnées  à  la  grandeur  de  l'en- 
treprise, et  il  ne  doutait  pas  que  l'Autriche  alarmée  ne 
comptât  aussi  parmi  ses  ennemis.  Toute  espérance  était 
donc  vaine,  toute  tentative  impossible,  s'il  ne  reficon- 
trait  l'appui  d'une  puissance  occidentale,  assez  forte  pour 
faire  face  aux  despotismes  coalisés,  assez  désintéressée 
pour  ne  demander  aux  nationalités  soulevées  aucun 
sacrifice  de  leurs  droits,  assez  intelligente  pour  com- 
prendre la  gloire  de  son  rôle.  Milosch  avait  placé  son 
espoir  dans  la  France. 

Ce  ne  fut  pas  sans  étonnement  qu'un  jour  notre  consul 
général  à  Bucliarest  reçut  mystérieusement  du  prince 
Milosch  la  demande  d'une  entrevue  nocturne.  Il  est  bon 
de  remarquer,  en  passant,  que  la  police  russe  était,  à  Bu- 
charest,  tellement  active  et  tellement  redoutée,  que  les 
plus  grands  personnages  lui  dérobaient  le  secret  de  leurs 
pas,  et  rendaient  hommage  à  sa  puissance  par  leurs  ter- 
reurs. Aller  en  plein  jour,  autrement  que  pour  des  affai- 
res officielles,  chez  le  consul  français  qui  tenait  tête  aux 
entreprises  moscovites,  c'eût  été  se  compromettre  ;  et  ce 


—  224  — 

n'était  qu'en  tremblant  que  les  fonctionnaires  turcs  en 
mission,  ou  les  principaux  agents  de  TÂu triche»  voire 
même  les  hospodars,  allaient  s'asseoir  à  t'ombre  du  pa- 
villon tricolore. 

M.  Billecocq  accueillit  la  demande  de  Milosch,  et  le 
vieux  prince  serbe  pénétra  dans  la  maison  du  consulat, 
au  plus  profond  delà  nuit.  Cette  entrevue  avait  quelque 
chose  de  si  étrange  et  de  si  peu  motivé ,  que  le  consul 
ne  pouvait  se  défendre  d'une  certaine  méfiance.  Envi- 
ronné d'embûches,  dans  un  pays  où  l'intrigue  moscovite 
ne  reculait  devant  aucun  moyen,  ne  risquait-il  pas  de 
rencontrer  dans  Milosch,  qu'il  connaissait  à  peine,  un  ins- 
trument de  la  Russie  ou  de  l'Autriche,  ou  au  moins  un 
homme  servant  à  son  insu  quelque  menée  ténébreuse  ? 
Les  pensées  secrètes  du  consul  donnèrent  à  son  attitude 
une  froideur  réservée,  qui  se  communiqua  au  prince,  l/en- 
tretien  fut  sans  abandon,  presque  sans  confiance  ;  et  ces 
deux  hommes,  pleins  de  bonnes  intentions,  passèrent 
ainsi  une  heure  de  nuit  à  s'observer  mutuellement  à  la 
lueur  des  flambeaux,  l'un  étudiant  comme  un  piège  cha- 
que parole  de  son  interlocuteur,  l'autre  cherchant  vai- 
nement une  occasion  de  faire  éclater  la  grande  pensée 
qui  l'obsédait. 

Le  prince  se  retira  sans  se  dévoiler,  en  demandant 
toutefois  la  permission  de  revenir. 

D'autres  conférences,  en  eflet ,  suivirent,  aux  mêmes 
heures  et  avec  le  même  mystère,  mais  non  avec  la  même 
réserve.  La  physionomie  ouverte  du  vieillard  héroïque, 
ses  nobles  traits ,  qui  s'illuminaient  aux  récits  des  com- 
bats de  la  liberté,  cette  voix  retentissante  dans  le  silence 
des  nuits»    soit  qu'elle  appelât  l'affranchissement  des 


-  225  — 

peuples,  soit  qu'elle  accablât  de  malédictions  le  despo- 
tisme de  la  Turquie,  de  la  Russie  et  de  rAutrichey  tous 
ses  gestes,  tous  ses  élans,  toutes  ses  aspirations,  firent 
naître  en  M,  Billecocq  la  confiance,  et  souvent  l'admira- 
tion. On  en  vint ,  de  part  et  d'autre,  à  une  entière  fran- 
rlûse,  et  les  explications  furent  complètes.  Milosch 
développa  son  plan ,  raconta  ce  qu'il  avait  fait  avec  les 
Serbes,  ses  compatriotes,  promettant  de  faire  mieux 
encore,  et  prophétisant  la  chute  des  despotismes  et  la 
régénération  des  nationalités,  avec  la  ligue  des  Slaves  du 
sud  dirigée  par  son  bras,  et  commandée  par  la  France, 
c  Ija  France,  s'écriait-il ,  est  le  seul  espoir  des  peuples 
»  opprimés  ;  si  la  France  s'abstient ,  les  peuples  n'ont 
»  plus  qu'à  courber  la  tête.  Est-ce  que  votre  roi  ne 
»  comprend  pas  la  grandeur  de  sa  mission?  Est-ce  que 
p  vos  ministres  seraient  insensibles  à  de  si  hautes 

•  gloires  ?  Est-ce  que  votre  presse,  si  intelligente,  refu- 
»  serait  d'écouter  et  de  répéter  les  plaintes  et  les  béné- 
»  dictions  des  peuples?  Pour  moi,  dans  cette  lutte  qui 

>  se  prépare  en  faveur  de  la  liberté  et  des  nationalités , 
))  je  me  sens  irrésistiblement  entraîné  vers  vous;  ne 
»  rcncontrerai-je  pas  chez  vous  des  sympathies  qui 
»  fassent  écho  à  mes  sympathies?  > 

€  Prince,  répondit  le  consul ,  il  m'en  coûte  de  mettre 
»  un  frein  à  de  si  généreuses  ardeurs.  Comme  vous, 
»   je  vois  un  grand  avenir  dans  l'union  de  la  France  avec 

>  les  nationalilés  régénérées,  dans  la  ligue  des  Slaves 
»  du  sud  contre  les  Slaves  du  nord.  Mais  si  je  corn- 

•  prends ,  du  premier  mot ,  l'importance  de  la  question, 
»  c'est  que  je  suis  ici  au  centre  des  éléments  d'opprcs- 
»  sion  qui  menacent,  et  des  éléments  de  régénération  qui 

15 


—  226  — 

j»  font  espérer.  En  France,  il  n*en  est  pas  de  niéine. 
x>  La  grande  politique  française^  qui  embrassait  tout  le 
»  monde  extérieur^  a  fait  place  à  une  politique  locale, 
0  qui  ne  s'occupe  que  de  querelles  intérieures.  Le  roi 
x>  Louis-Philippe  redoute  les  aventures ,  et  sa  prudente 
»  vieillesse  n'aspire  qu'au  repos.  Ses  ministres  ne  sau- 
»  raient  l'entraîner  plus  loin  qu'il  ne  veut  aller.  H.Thiers 
B  lui-même  (1),  le  seul  des  ministres  français  de  notre 
»  époque  qui  sache  la  géographie  politique  »  pourrait 
•  peut  -  être  par  tempérament  être  porté  à  oser  quel- 
»  que  chose.  Mais  il  est  arrêté  par  les  difficultés  inté- 
>  rieures;  et,  contraint  de  lutter  tous  les  jours  pour 
))  son  existence,  il  n'a  guère  souci  de  chercher  d'autres 
»  combats  aux  bords  du  Danube  et  de  la  Save.  Les 
»  premiers  obstacles  lui  viendraient  d'ailleurs  de  nos 
n  chambres,  qui  n'ont  ni  rintelligence  ni  le  courage 
»  des  grandes  choses.  Au  sein  de  la  presse ,  quelques 
»  rares  écrivains  de  l'extrême  démocratie  s'occupent  » 

V  sans  succès ,  des  nationalités  lointaines  ;  les  autres 
«  s'amoindrissent  dans  des  questions  de  personnes. 
»  Quant  au  pays  entier,  son  éducation  politique  est 
»  trop  peu  faite,  pour  qu'il  prenne  de  Tintérêt  à  ce  qu'il 
»  ne  voit  ni  ne  comprend;  et  les  bourgeois  de  Paris 
i  seraient  bien  étonnés,  si  on  leur  demandait  leur 

V  argent  et  leur  sang,  pour  venir  en  aide  aux  Slaves  du 

V  sud  contre  les  Slaves  du  nord. 

»   Moi-même ,  chargé  cependant  d'éclairer  mon  gou- 
»  vernement  sur  les  choses  du  dehors,  je  n'oserais 

(1)  Ces  conférences  avaient  lieu  dans  les  premiers  temps  da  mi- 
nislère  du  i*'  mars. 


—  227  — 

f  lui  transmettre  vos  vœux  et  les  sympathies  qu^ils 
i  m'inspirent.  Mes  dépêches  seraient  suivies  d'une 
»  disgrâce  éclatante.  » 

  mesure  qu'il  entendait  ces  paroles,  qui  respiraient 
une  douloureuse  franchise^  Milosch  courbait  en  silence 
sa  tète  blanchie.  Le  vieux  pâtre  de  Serbie  s'étonnait 
d'avoir  conçu  des  pensées  trop  grandes  pour  la  France. 
M.  Billecocq  cherchait  vainement  à  le  consoler  par  des 
promesses  d'avenir.  «Attendez,  prince»  disait-il,  atten- 
>  dez  ainsi  que  moi»  que  le  temps  ait  marché,  qu'il  ait 
»  mûri  tous  ces  aperçus  si  élevés...  » 

Mais  Milosch  savait  trop  bien  que  l'avenir  n'appar- 
tient pas  aux  vieillards,  et,  dans  son  impatience  de 
faire  quelque  chose  pour  son  pays,  quoique  avec  moins 
de  gloire  et  avec  moins  de  sûreté,  il  se  jeta  dans  les  bras 
de  ceux  qu'il  voulait  combattre.  Depuis  l'avènement  du 
jeune  empereur  d'Autriche,  Milosch  est  devenu,  au  mi- 
lieu des  Slaves  du  sud,  l'émissaire  le  plus  actif  des 
Slaves  du  nord ,  l'agent  accrédité  de  l'empereur  Nicolas, 
Mais  il  n'a  pu,  dans  sa  défection^  emporter  avec  lui 
l'esprit  indépendant  des  nations,  qui  ont  toujours  leurs 
regards  tournés  avec  espoir  vers  la  France. 

Il  y  avait  déjà  quelque  temps  que  ces  mystérieuses 
conférences  avaient  cessé,  sans  autre  résultat  que  de 
stériles  vœux,  lorsque  les  Serbes  furent  appelés  à  élire 
un  prince  en  remplacement  de  Michel,  fils  de  Milosch , 
tombé  à  son  tour  victime  des  manœuvres  de  Saint-Pé- 
tersbourg. C'était  au  moment  le  plus  actif  des  intrigues 
contre  Ghika,  lorsque,  après  le  rapport  des  deux  commis- 
sairesy  la  Porte  suspendait  encore  sa  décision.  L'empe- 
reur Micoks  crut  l'occasion  venue  de  faire  valoir  son 


—  228  — 

droit  de  protectorat  sur  la  Serbie^  en  plaçant  sur  le  trône 
un  prince  de  son  choix.  Il  envoya  en  conséquence  à  Bel- 
grade un  de  ses  aides-de-camp,  le  général  baron  Lieven, 
pour  diriger  Téleclion  dans  le  sens  de  la  politique  Russe. 
L'envoyé  n'épargnait  en  effet,  ni  les  promesses,  ni  les 
menaces.  Mais  à  Belgrade  il  n'avait  plus  affaire  à  des 
boyars;  la  corruption  et  l'intimidation  furent  impuissan- 
tes. Au  jour  désigné  pour  l'élection,  trente  mille  Serbes 
se  présentèrent,  l'épée  au  poing,  dans  la  plaine  qui  avoi- 
sine  Belgrade;  et  là,  votant  à  ciel  ouvert  et  à  haute 
voix ,  en  présence  même  des  agents  du  czar,  ils  élurent  le 
fils  de  CzerniGeorges,  et  le  proclamèrent  sous  le  nom 
de  Kara-Georgiewitch.  Double  échec  et  pour  la  Turquie 
et  pour  la  Russie.  La  Turquie  avait  fait  décapiter  Czerni- 
Georges;  la  Russie,  par  ses  intrigues  mêmes,  rendait 
plus  éclatant  le  triomphe  du  parti  national. 

Le  Czar  avait  besoin  de  réparer  une  défaite  publique, 
n'ignorant  pas  que  son  influence  sur  les  populations 
Slaves  dépend  de  l'idée  qu'elles  ont  de  son  irrésistible 
autorité.  Aussi  a-t-il  pour  système,  au  lendemain  d'un 
échec ,  de  chercher  une  compensation  capable  d'effacer 
les  souvenirs  d'un  mécompte.  A  peine  le  général  Lieven, 
parti  en  toute  hâte  de  Belgrade,  eut-il  apporté  aux  bords 
de  la  Ncwa  la  nouvelle  de  l'élection  Serbe,  que  l'empe- 
reur Nicolas  donna  l'ordre  à  M.  de  Boutenieff  de  se 
rendre  sans  délai  à  Gonstantinople,  et  d'y  exiger,  dès 
son  arrivée,  la  déchéance  du  prince  Alexandre Ghika. 
Il  fallait  prouver  à  tous  que  le  protectorat  n'avait  rien 
perdu  de.sa  force. 

Arrivé  à  Constantinople ,  M.  de  Boutenieff  parla  de 
manière  à  ne  pas  être  désobéi.  L'ambassadeur  français^ 


—  229  - 

M.  (le  Bourqueney,  qui  avait  tant  recommandé  au  consul 
de  Bucharest  de  couvrir  de  son  appui  le  prince  Ghika ,  ne 
sut  pas  lui-même  le  protéger  auprès  du  divan.  Le  7  octo- 
bre 1842,  le  prince  Ghika  reçut  la  nouvelle  ofRcielle  de 
sa  destitution.  La  Porte  révélait  hautement  sa  faiblesse, 
la  Russie  son  autorité,  la  France  son  impuissance. 


CHAPITRE  X. 

Intrigues  à  Bucharcsr.  —  Dascbkoff  uni  aux  Caîmacans.  —  Trente 
candidats.  —  Élection  de  Bibesco.  —  Ses  premières  dilapidations. 

—  Vénalité  de  la  magistrature.  »  Loi  sur  le  régime  dotal.  — 
Scandales  intérieurs.  — Les  mineurs  russes.  —  Le  jardinier  et 
la  ronce.  —  Suspension  de  l'assemblée.  —  Agiotages  de  Bibesco. 

—  Hosiilités  contre  le  consul  français.  —  Intrigues  à  Paris.  — 
La  maltresse  du  bospodar  et  madame  de  Lieven.  —  Divorce  et 
mariage  du  bospodar.  —  Lettre  du  YaURicher.  —  Rappel  de 
M.  Billecocq.  —  Réception  à  Paris.  —  Nouvelles  élections  en 
Valaquie.  ^  Menées  de  Bibesco.  —  Abaissement  de  rassemblée, 
•^  Mécontentement  général. 

Aussitôt  s'agitèrent  à  Bucharest  toutes  les  ambitions. 
Pour  la  première  fois^  on  allait  faire  essai  du  principe 
d'élection  appliqué  à  la  nomination  du  prince»  et ,  quoi- 
que le  droit  électoral  fut  singulièrement  restreint,  cha- 
que parti  voyait  des  chances  favorables  et  se  livrait  à 
l'espoir.  Russo-phanariotes,  vieux  Valaqucs,  jeunes  Va- 
laques  étaient  en  mouvement,  tous  pleins  d*ardeur, 
et  se  promettant  le  triomphe  dans  une  lutte  dont  au- 
cun n'avait  Thabitude.  Mais  à  côté  d'eux  était  un  habile 
maître  en  intrigues,  qui  devait  profiter  de  leur  inexpé* 
rience^  le  consul  Dascbkoff. 

D'après  les  clauses  du  règlement  organique,- en  atten- 
dant Téleclion  du  bospodar,  le  pouvoir  était  remis  aux 
mains  d'une  cdimacanie ,  c'est-à-dire  d'un  gouvernement 
provisoire,  composé  de  troi^  ministres  responsables. 


—  234   - 

recevant  pour  la  circonstance ,  le  nom  de  cfitmacans. 
Les  trois  qui  furent  choisis  ne  pouvaient  qu'être  dévoués 
aux  intérêts  russes  :  ils  préparèrent,  avec  le  consul 
Daschkoffy  le  travail  des  candidatures. 

Parmi  les  prétendants,  Stirbey  était  le  candidat  avoué 
du  parti  russo-phanariote  ;  le  pacte  de  corruption  était 
ouvertement  reconnu  et  publié.  Plus  adroit ,  son  frère 
Bibesco,  qui  avait  combattu  Ghika,  au  nom  des  intérêts 
publics,  s'offrait  comme  représentant  des  vieux  Yalaques 
et  des  souvenirs  d'indépendance,  quoiqu'au  fond  entiè- 
rement dévoué  à  DaschkofF,  ayant  déjà  conspiré  avec  lui , 
et  lui  promettant  pour  Tavenir  les  plus  dociles  complai- 
sances. 

L'i^ent  moscovite  se  ménageait  donc  une  double 
chance  :  si  les  Phanariotes  étaient  assez  forts ,  Télection 
de  Stirbey  devenait  pour  Saint-Pétersbourg  un  triomphe 
éclatant  ;  si  les  vieux  Yalaques  l'emportaient,  le  triomphe, 
quoique  caché,  n'était  pas  moins  efficace.  Ce  n'était 
qu'une  journée  de  dupes,  dont  Bibesco  et  Daschkoff  de* 
vaient  partager  les  profits. 

Contre  de  si  habiles  manœuvres ,  le  parti  des  jeunes 
Yalaques  aurait  dû  concentrer  ses  forces.  Il  fit  tout  le  con- 
traire ;  de  misérables  rivalités  se  substituèrent  à  l'intérêt 
national.  Chacun  se  crut  fait  pour  être  hospodar;  il  y 
eut  trente  candidats ,  *  divisés  entre  eux ,  affaiblissant 
l'action  commune,  et  se  perdant  eux-mêmes  dans  des 
luttes  d'amour-propre,  au  grand  contentement  de  Dasch- 
koff, qui  n'eut  qu'à  les  laisser  faire.  Un  seul  avait 
quelques  chances  :  c'était  Campiniano.  Les  çaimacans 
effacèrent  son  nom  de  la  liste,  sous  prétexte  que  la  Porte 
refuserait  de  confirmer  sa  nomination,  Ces  honorables 


—  232  — 

fonctionnaires  ne  prenaient  pas  la  peine  de  dissimuler 
leurs  connivences  avec  l'agent  moscovite.  L'art.  26  du 
règlement  organique  n'admettait  dans  la  liste  des  candi- 
dats que  ceux  dont  la  noblesse  remontait  au  moins  au 
grand-père.  Or,  il  était  connu  de  tous  que  le  grand-père 
de  Stirbey  et  de  Bibesco  était  marchand  de  chevaux  à 
Craïova.  On  invoqua  donc  contre  les  deux  frères  le  texte 
même  de  la  constitution.  Les  caïmacans  n'en  tinrent 
aucun  compte  ;  ils  ne  pouvaient  sacrifier  le  double  espoir 
de  la  Russie. 

Enfin  l'article  52  du  règlement  portait  que  l'on  vote- 
rait pour  chaque  candidat  séparément.  Or,  il  s'en  pré- 
sentait trente.  Les  caïmacans,  prétextant  une  trop  grande 
perte  de  temps,  partagèrent  les  trente  candidats  en  six 
séries,  et  remirent  à  chaque  électeur  cinq  boules,  dont 
une  blanche.  De  cette  manière,  en  classant  les  candidats 
sérieux  de  l'opposition  par  deux  ou  par  trois  dans  une 
même  série^  on  les  paralysait  l'un  par  l'autre ,  tandis 
qu'en  plaçant  les  deux  frères,  comme  on  le  fit ,  chacun 
dans  une  série  différente,  et  en  compagnie  de  candidats 
sans  appui,  sans  aucune  chance,  on  assurait  à  l'un  ou 
B  l'autre  une  majorité  certaine. 

Et  cependant  ces  précautions  ne  semblèrent  pas  suffi- 
santes. Dans  le  parti  des  vieux  Yalaques ,  celui  qui  avec 
Bibesco  s'était  montré  le  plus  acharné  contre  Alexandre 
Ghika,  était  le  boyar  Villara,  qui  avait  occupé  sous  ce 
prince  des  fonctions  importantes,  \illara  était  devenu 
l'agent  le  plus  actif  de  la  candidature  Bibesco.  D'ac- 
cord avec  le  consul  Daschkoflf,  il  fut  convenu  que 
Ton  ferait  enrégimenter  par  Villara  tous  ceux  qui, 
parmi   les  électeurs  »   lui  avaient  servi ,   à   diverses 


-  235  — 

époques,  d'instruments  pour  ses  malversations  :  on  leur 
promettait  la  curée  des  emplois  publics,  si  Bibesco  par- 
venait au  hospodarat.  Pour  qui  connaît  les  fonctionnaires 
de  la  Valaquie,  espèce  de  janissaires  civils,  s'enrichis- 
sant  par  le  pillage,  cette  bonteuse  transaction  devait 
réussir.  Le  parti  de  la  rapine  et  de  la  corruption,  allié  au 
consul  russe,  ne  pouvait  rencontrer  d'obstacle  (!)• 

Sur  ces  entrefaites ,  arriva  de  Constantinople  un  nou- 
veau plénipotentiaire  turc,  Safved-Eflèndi ,  chargé  de 
surveiller  les  opérations  électorales.  De  lui  devait  dé- 
pendre la  confirmation  par  la  Porte  du  choix  des  élec- 
teurs. Aussi  les  complaisances,  les  empressements,  les 
caresses  ne  lui  firent  pas  dofimt.  Les  boyars,  partisans 
des  deux  frères ,  le  tentaient  par  l'argent ,  l'éprouvaient 
par  la  menace  :  l'intrigue  marchait  à  front  découvert. 
Mais  le  consul  français,  auquel  M.  de  Bourqueney  avait 
recommandé  de  guider  le  plénipotentiaire  au  milieu  de 
ce  dédale  d'intérêts  opposés,  prit  bientôt  sur  Safved- 
Effendi  l'ascendant  qui  appartient  à  la  droiture  intelli- 
gente. Trop  bien  au  courant  des  manœuvres  du  consulat 
russe,  et  de  la  comédie  jouée  par  les  deux  frères  dans 
leur  double  candidature,  M.  Billecocq  mit  en  garde 
Safved-Eflendi  contre  les  boyars  corrompus  et  les  can- 
didats de  l'étranger.  Effrayés  de  l'influence  que  prenait 
le  consul  français  et  tremblant  pour  leurs  protégés ,  les 
Caïmacans  imaginèrent  une  misérable  ruse  qui  ne  méri- 

(1)  La  principauté  de  Valachie  sous  le  hospodar  Bibesco,  par  M.  À. 
B.  9  ancien  agenl  diplomatique  daus  le  Levant.  Bruxelles,  1847. 
—  Le  témoignage  de  Tautcur  de  cette  brochure  est  d*autant  moins 
3Ub|)ect,  qu'il  ne  dissimule  pas  ses  sympathies  |  our  la  Russie. 


-  234  — 

ferait  guère  d'être  racontée,  si  elle  n'était  en  même  temps 
une  peinture  de  mœurs.  Sous  prétexte  de  réparer  un  des 
conduits  d'eau  les  plus  considérables  de  Bucharest ,  on 
coupa  la  seule  rue  carrossable  par  laquelle  M.  Billecocq 
pouvait  communiquer  avec  Safved-Effendi  et  le  reste  de 
la  ville.  Il  faut  connaître  l'état  des  rues  de  Bucharest 
pour  comprendre  Tefficâcilé  de  ce  singulier  blocus.  On 
n'a  que  le  choix  »  selon  les  saisons»  entre  des  océans  de 
boue  et  des  montagnes  de  poussière.  Aussi  n'appartient- 
il  qu'aux  misérables  de  s'y  aventurer  à  pied.  Mais 
M.  Billecocq  ne  se  laissait  pas  facilement  mystifier  ;  il 
somma  les  Gaimacans  de  mettre  une  prompte  fin  à  cette 
indigne  comédie,  et,  sur  ses  injonctions  pressantes,  de 
nombreux  ouvriers  rétablirent  en  trente-six  heures  les 
communications  interrompues. 

Trois  mois  se  passèrent  ainsi ,  au  milieu  des  déchaîne- 
ments des  plus  basses  passions.  Le  jour  de  l'élection  était 
fixé  au  1«^'  janvier  1843.  Au  moment  venu,  les  chances 
paraissaient  tellement  prononcées  en  faveur  de  Stirbey, 
que  plusieurs  boyars  de  l'opposition  redoutant  cet 
homme  ouvertement  dévoué  aux  Russes,  et  désespérant 
de  réussir  avec  un  candidat  national ,  reportèrent  leurs 
voix  sur  Bibesco,  dont  ils  ne  soupçonnaient  pas  les 
complicités  avec  Daschkoff. 

Le  résultat  de  Télection  ne  fut  connu  que  bien  avant 
dans  la  nuit.  Stirbey  avait  91  voix  ;  Philippesco,  can- 
didat de  la  vieille  boyarie ,  Baliano,  candidat  des  jeunes 
Valaques,  avaient,  l'un  84  voix,  Vautre  79;  131  suf- 
frages s'étaient  prononcés  pour  Bibesco.  Il  est  facile  de 
voir  que,  si  le  parti  national  avait  agi  avec  accord  et 
intelligence,  il  aurait  triomphé;  car  les  voix  partagées 


-  235  -- 

entre  Philippesco  et  Baliano  auraient ,  si  elles  eussent  été 
réunies»  donné  163  suffrages.  Mais  les  vanités  person- 
nelles remportèrent;  et,  pour  la  première  fois  où  les 
boyars  purent  user  du  droit  d'élection,  ils  semblèrent 
prendre  à  tâché  de  s'en  montrer  indignes. 

Plusieurs  cependant ,  même  parmi  les  plus  honnêtes, 
acceptèrent  la  nomination  de  Bibesco  comme  un  échec 
pour  Daschkoff.  Celui-ci  le  laissa  croire,  et  M.  de  Bour- 
queney  partagea  Tillusion  commune.  Aux  dépêches  de 
M.  Billecocq ,  qui  déplorait  un  pareil  choix,  il  répondait  : 
c  Vous  aurez  déjà  compris  de  vous-même,  monsieur  le 
•  consul  général,  que  nous  n'avons  aucun  intérêt  à 
»  faire  Tinfluence  russe  plus  victorieuse  qu'elle  ne  se 
>   considère  elle-même.  » 

Pour  juger  le  mérite  des  appréciations  de  M.  de 
Bourqueney,  il  suffit  de  rapporter  une  dépêche  de  M.  de 
Nesselrode  au  consul  Daschkoff ,  à  la  même  date  et  sur 
le  même  sujet. 

«  Nous  ne  pouvons  assez  louer  la  sagesse  des  mesures 
»  prises,  félon  votre  recommandation,  pour  arriver  à  ce 
»  résultat.  L'élection  du  jeune  Georges  Bibesco  a  par- 
»  failemcnt  répondu  à  notre  désir.  Nous  vous  prions 
»  d'exprimer  au  prince  nos  félicitations  les  plus  sin- 

*  cères,  au  sujet  de  son  élection.  Vous  lui  communi* 
'  querez  nos  instructions,  et  vous  lui  ferez  connaître  en 
»  même  temps  toutes  les  espérances  de  succès  que  nous 
»  fondons  sur  son  administration.  Ces  espérances,  il 
>  saura  les  réaliser,  nous  n'en   doutons  point,  et  il 

•  répondra  dignement  ainsi  à  la  haute  idée  que  l'empe- 
»  reur  a  eue  de  ses  principes ,  de  son  caractère  et  de 
'  ses  talents  distingués.  » 


—  236  — 

Bibesco  cependant  ne  négligeait  aucun  moyen  de 
tromper  l'opinion  publique.  Prétendant  se  faire  accep* 
ter  comme  le  représentant  de  la  nationalité  roumaine, 
il  commanda  pour  son  installation  un  costume  de  céré- 
monie semblable  à  celui  de  Michel  le  Brave,  d'aprëft  un 
vieux  portrait  renfermé  au  couvent  de  Tzernica.  Indigne 
travestissement  sur  le  dos  d'un  agent  moscovite  !  Les 
peuples  opprimés  n'ont  de  consolations  que  dans  leurs 
légendes;  et  Bibesco  savait  que  tous  les  souvenirs  de  l'il- 
lustre guerrier  dont  il  empruntait  les  habits  avaient  en- 
core une  action  puissante  au  fond  des  cœurs.  Aussi  la 
mascarade  eut-elle  un  plein  succès;  les  Yalaques  atten- 
dris crurent  voir  renaître  les  anciens  jours ,  et  saluèrent 
avec  bonheur  une  mensongère  évocation.  Quelques-uns 
seulement ,  mais  en  petit  nombre,  devinaient  le  renard 
sous  la  peau  du  lion. 

11  y  avait  d'ailleurs  dans  l'avènement  de  Bibesco  quel- 
que chose  de  nouveau  qui  disposait  les  esprits  aux  com- 
plaisances. C'était  un  prince  élu,  et  même  pour  ceux  qui 
blâmaient  le  choix,  l'élection  semblait  un  retour  au  droit 
national.On  s'efforçait  d'avoir  confiance,  et  dans  la  crainte 
de  compromettre  ce  droit  (ant  de  fois  invoqué,  on  impo* 
sait  silence  même  aux  ressentiments. 

Bibesco  s'empressa  de  profiter  des  bonnes  dispositions 
de  l'assemblée,  pour  s'assurer  de  grosses  allocations  pé« 
cuniaires;  ses  premiers  actes  ne  furent  qu'un  auda^ 
cieux  agiotage.  Réservant  pour  les  réceptions  officielles 
le  palais  hospodaral,  précédemment  habité  parGhika, 
il  continua  de  résider  dans  sa  propre  maison,  mais  en  so 
faisant  payer  par  l'État  1 ,300  ducats  de  loyer  (18,000  f.). 
Il  sollicita  de  plus  et  obtint  15,000  ducats  (180,000  fr.) 


—  237   — 

pour  agrandissement  de  cette  même  maison  qui  lui  ap- 
partenait :  5,000  ducats  (60,000  fr.)  lui  furent  accordés 
pour  frais  de  voyage  à  Constantinople ,  et  130,000  du- 
cals  (  1 ,560,000  fr.)  pour  dépenses  d'investiture.  En  vé- 
ritable parvenu ,  il  commençait  par  le  pillage. 

Fidèle  aux  engagements  électoraux  pris  par  Villara  , 
il  fit  rétablir  dans  leurs  fonctions  plusieurs  comptables 
infidèles  qui,  sous  l'administration  précédente,  avaient 
été  condamnés  et  soumis  à  restitution  des  deniers  pu- 
blics détournés  à  leur  profit,  leur  faisant  remise  de  leur 
peine  en  même  temps  qu'il  leur  donnait  occasion  de 
recommencer  leur  coupable  industrie. 

Villara,  pour  récompense  de  son  zèle ,  avait  obtenu  le 
ministère  de  la  justice,  un  des  plus  lucratifs  dans  un 
pays  où  les  arrêts  judiciaires,  multipliés  d'ailleurs  à  [l'in- 
fini par  l'incertitude  de  la  propriété,  s'achètent  et  se  ven- 
dent publiquement.  Quatre  mille  procès  de  délimitation 
se  trouvaient  alors  pendants  devant  les  tribunaux  des  di- 
verses instances,  et  autant  d'autres  procès  civils  sur  dif- 
férentes matières.  Ce  vaste  champ,  ouvert  aux  prévari- 
cations, était  considéré  par  les  magistrats  comme  un 
légitime  patrimoine.  Un  d'eux  disait  hautement  :  a  Mon 
père  m'a  laissé  sa  signature  pour  la  faire  valoir,  et  deux 
mains  pour  prendre  (1).  »  Ni  juges  ni  plaideurs  ne  dis- 
simulaient leurs  transactions.  Les  trafics  se  faisaient  pu- 
bliquement ,  comme  un  courtage  de  marchandises  ordi- 
naires, à  la  promenade,  au  théâtre,  dans  les  salons  ;  on 
prenait  avec  les  juges  des  engagements  par  écrit,  et  toute 

(1)  De  V^^i  présent  et  de  ravcnir  dea  principautés  de  Moldavie 
et  de  Valachie,  par  M.  Colson,  p.  206. 


-  238  - 

la  ville  connaissait  le  larif  de  chaque  procës  gagné.  Il 
était  (le  notoriété  publique  que  deux  juges  seulement 
étaient  incorruptibles  à  Targent  (I),  et  on  les  citait 
comme  des  singularités  plutôt  que  comme  des  exemples. 

Cet  abaissement  du  sentiment  moral  existait  sans  doute 
avant  Bibesco;  mais  il  Tencourageait  par  ses  tolérances, 
et  si  quelque  homme  honnête  lui  signalait  les  abus  de 
cette  scandaleuse  vénalité ,  il  s'emportait  et  criait  à  la 
calomnie.  Il  lui  fallut  cependant  une  fois  sévir  contre  un 
magistrat  pris  littéralement  en  flagrant  délit  d'enchère. 
La  haute  cour  de  justice  ne  put  s'empêcher  de  le  con- 
damner; mais  le  prince  commua  la  peine  en  un  doux 
exil  f  et  quelques  semaines  après,  le  prévaricateur  était 
nommé  procureur  à  la  Cour  des  délits  criminels  (2). 

De  nouveaux  impôts  sur  les  paysans»  de  nouvelles  char- 
ges à  l'entrée  des  villes ,  révélaient  l'esprit  fiscal  de  ce 
gouvernement  qui  avait  promis  la  réforme  des  abus.  Le 
costume  de  Michel  le  Brave  ne  trompait  plus  personne , 
et  à  travers  le  manteau  national  se  découvrait  un  cœur 
digne  du  Phanar. 

L'assemblée  elle-même  commençait  à  se  repentir  de 
ses  trop  grandes  facilités.  Une  nouvelle  spéculation  de 
Bibesco,  plus  audacieuse  que  les  précédentes,  contraignit 
les  députés  à  faire  acte  de  courage.  Une  loi  fut  présentée 
par  le  gouvernement  pour  modifier  la  loi  civile  sur  le 
régime  dotal ,  en  accordant  au  mari  le  droit  d'hypothé- 
quer les  biens  de  sa  femme.  Cette  question ,  très-grave 


(1)  Dernitrc  occupation  des  principrntés  danubiennes,  par  G. 
Ghainoi.  Paris,  1858, 

(2)  Ibi(L) 


-  239  — 

en  elie-méinet  devenait  un  immense  sujet  de  scandale, 
par  suite  de  circonstances  matrimoniales  particulières  au 
prince  Bibesco.  Marié  très-jeune  à  Mlle  Maurocordato, 
fille  adoptive  du  dernier  Brancovano,  il  avait  recueilli 
de  cette  alliance  de  grandes  richesses  (environ  trois  cent 
mille  francs  de  rente).  L'union  cependant  n'avait  pas  été 
heureuse  :  peu  d'années  après ,  la  jeune  femme  était 
dans  un  état  complet  d'aliénation  mentale,  et  le  mari, 
disait-on  y  n'avait  pas  adouci ,  par  ses  procédés,  le  sort 
de  rinfortunée  dont  les  revenus  demeuraient  en  sa  pos- 
session. 11  parait  toutefois  que  les  revenus  ne  lui  suffi- 
saient pas,  et  tel  était  le  secret  de  la  nouvelle  loi;  secret 
qui ,  du  reste,  n'échappait  à  personne.  Mais  ce  qui  ajou- 
tait à  l'immoralité  de  l'entreprise,  c'est  que  la  loi  sem- 
blait être  faite  au  bénéfice  d'un  amour  illégitime. 
Bibesco,  en  effet ,  prince  et  législateur,  vivait  maritale- 
ment avec  Mme  Ghika,  femme  de  Constantin  Ghika , 
frère  du  dernier  hospodar.  On  proposait  donc  à  l'assem- 
blée de  consacrer  par  ses  votes  la  spoliation  de  l'épouse 
légitime  au  profil  d'un  double  adultère. 

La  conscience  des  boyars  est  d'ordinaire  assez  fa- 
cile; mais,  en  cette  occasion,  on  en  faisait  si  bon 
marché,  que  la  proposition  devenait  une  insulte.  Au 
jour  de  la  discussion,  des  paroles  indignées  retentirent 
dans  l'enceinte  de  cette  assemblée  naguère  si  complai- 
sante ;  de  flétrissantes  allusions  perçaient  dans  les  dis- 
cours; et,  quoique  les  lois  les  plus  ordinaires  de  la 
morale  fussent  d'assez  forts  arguments ,  il  semblait  que 
toute  la  discussion  fût  dominée  par  l'image  de  deux 
femmes  :  la  triste  épouse,  privée  de  raison,  et  l'au- 
dacieuse maîtresse  ,   chargée  d'honneurs.    Une   forte 


—  240  — 

majorité  condamna  celte  loi  comme  une  tentative  de  vol. 

Pour  rendre  Téchec  plus  éclatant,  Bihesco  ne  mit 
aucun  frein  à  ses  fureurs.  Ce  parvenu  d'un  jour  s'é- 
tonnait de  rencontrer  un  obstacle  à  sa  puissance.  On 
eûrdit  un  roi  des  vieilles  dynasties,  traitant  de  rébellion 
tout  acte  contraire  à  sa  volonté  ;  Louis  XIV  défendant 
ses  adultérins  n'eût  pas  été  plus  violent  qu'un  Bibesco. 
Il  destitua  de  leurs  emplois  judiciaires  et  administratifs 
tous  les  députés  qui  avaient  voté  contre  la  loi  dotale  ; 
et,  continuant  à  braver  l'opinion  publique,  il  demanda 
formellement  le  divorce. 

Cette  question  était  d'abord  du  ressort  des  autorités 
religieuses.  Nous  y  reviendrons. 

Avec  les  résistances  de  l'assemblée,  on  vit  redoubler 
les  servilités  de  Bibesco  auprès  de  la  puissance  protec- 
trice. Un  agent  russe,  nommé  Trandafiroff,  était  venu 
en  Yalaquie  sous  prétexte  d'établir  une  grande  exploita- 
tion de  mines.  Bien  accueilli  du  prince,  recommandé 
par  lui  ù  ses  ministres ,  il  avait  obtenu  des  concessions 
illimitées ,  sans  égard  pour  les  droits  des  propriélairos, 
et  annonçait  hautement  qu'il  allait  faire  venir  de  Russie 
cinq  mille  travailleurs.  C'était  une  véritable  aliénation 
du  sol;  c'était,  de  plus,  l'introduction  d'une  garnison 
russe,  à  l'ombre  d'un  contrat  pacifique.  Tout  cela  se 
faisait  sans  prendre  avis  de  l'assemblée,  seul  juge  légi- 
time d'une  question  qui  touchait  en  même  temps  et  à 
la  propriété,  et  à  la  sécurité  de  l'ÉlJit.  Les  hommes  éclairés 
prirent  l'alarme,  et  l'on  commençait  à  parler  avec 
in(iuiélude  de  cette  hypocrite  transaction,  lorsqu'on  vit 
circuler  dans,  la  ville  une  fable  întilulée  le  Jardinier  cl 


—  241  — 

la  lioncêj  chef-d'œuvre  de  poésie  et  de  flne  satire,  où 
Ton  signalait  les  lâches  complaisances  du  prince ,  les 
perfidies  du  contrat ,  et  les  déguisements  de  cette  nou- 
velle invasion  moscovite.  Uapologue  eut  un  succès 
immense;  plus  de  trente  mille  exemplaires  furent 
imprimés  et  distribués  en  quelques  jours,  sans  que  tous 
les  efforts  de  la  police  pussent  en  arrêter  la  circulation 
ou  en  découvrir  l'auteur.  L'auteur  était  Héliade. 

L'opinion  publique,  avertie,  se  souleva  tout  entière 
contre  la  convention  Trandafiroff.  L'assemblée,  entraînée 
par  l'émotion  générale,  demanda  des  explications,  et, 
dans  une  adresse  au  prince,  lui  signifia  qu'il  n'était  pas 
en  droit  de  faire  une  concession  de  cette  nature,  sans 
consulter  préalablement  les  représentants  du  pays. 

Une  discussion  des  plus  vives  s'éleva  entre  les  dé- 
putés et  les  ministres.  Un  des  plus  jeunes  boyars, 
Constantin  Philipesco,  se  signala  par  l'énergie  de  ses  ac- 
cusations. Il  dévoila  sans  ménagement  la  trahison  que 
cachait  la  concession  faite  à  l'agent  moscovite,  et  son  in- 
dignation s'éleva  jusqu'à  la  hauteur  de  la  véritable  élo- 
quence. Le  public  accueillit  avec  enthousiasme  un  dis- 
cours qui  semblait  révéler  un  homme  de  talent  et  un 
citoyen  courageux ,  deux  choses  rares  dans  le  monde 
boyar  (1). 

Bibesco ,  que  toute  opposition  entraînait  à  de  pué- 
riles fureurs  ,  fit  une  réponse  en  termes  inconve*^ 
nanls  :  «  Je  considère ,  dit-il ,  cette  assemblée  comme 
incapable  de  toute  délibération  sérieuse.  •  En  même 


(i)  Constantin  Philipesco  est  mort  toat  récemment  à  Paris. 

46 


—  242  — 

temps  il  ordonna  la  suspension  de  l'assemblée ,  quoique 
le  budget  ne  fût  pas  encore  voté. 

Dascbkofflui  vint  en  aide  ;  la  Russie  était  en  cause.  Les 
lettres  du  consul  représenteront  àSt-Pétersbourgleprince 
comme  une  victime  desiutrigues  de  quelques  boyars  jaloux, 
et  l'assemblée  comme  hostile  aux  intérêts  moscovites.  A 
Constantinople ,  le  capou-kiaya  (délégué)  du  prince,  dé- 
clara le  gouvernement  valaque  impossible  avec  une  aS'- 
semblée  qui  rejetait ,  4^sait-il ,  tous  les  projets  utiles,  et 
qui  se  laissait  gouverner  par  les  ennemis  personnels  du 
prince.  Aux  plaintes  du  capou-kiaya ,  se  joignirent  les 
menaces  de  l'ambassade  russe.  La  Porte,  épouvantée, 
accorda  par  un  firman  la  suspension  de  l'Assemblée 
pour  un  temps  indéterminé.  En  toute  occasion,  la  Tur- 
quie consacrait  par  sa  faiblesse  les  usurpations  du  Czar, 
et  se  montrait  indigne  d'une  suzeraineté  qu'elle  n'exer- 
çait qu'au  bénéfice  de  son  rival. 

A  la  réception  du  firman  qui  le  délivrait  de  tout  con- 
trôle, Bibesco  fit  montre  d'une  joie  scandaleuse.  Le  jour 
où  il  en  donna  lecture  publique ,  son  insolent  maintien 
trahit  toutes  les  basses  rancunes  en  ce  jour  satisfaites . 
Sans  dignité  dans  le  triomphe ,  sans  tenue  y  sans  aucun 
sentiment  des  convenances,  il  faisait  étalage  de  ses  con- 
tentements, moins  semblable  à  un  prince  qu'à  un  bohé- 
mien enivré. 

Il  se  trouvait  enfin  seul  maitre,  maître  absolu,  sans 
contrôle  ;  9t ,  par  la  plus  étrange  des  anomalies ,  aucun 
monarque  des  vieilles  races  ne  possédait  une  autorité 
aussi  illimitée  que  ce  produit  de  Félection,  prince  d'un 
jour,  sorti  des  écuries  de  Graïova. 

Dans  nos  révolutions  de  l'Occident,  le  parvenu  ,  quel 


—  243  — 

qu'il  soit ,  cherche  à  masquer  son  origine  par  de  grandes 
entreprises.  Bibesco  rappelait  continuellement  la  sienne 
par  des  tours  de  maquignon.  Il  dilapidait  partout  et  sur 
toutes  choses.  Tout  fournisseur  ou  entrepreneur  parta- 
geait avec  lui^  et  il  donnait  lui-même  les  leçons  de  vol 
avec  le  plus  effronté  qrnisme.  Mélik ,  ingénieur  chargé 
de  la  construction  du  théâtre  de  Bucharest  »  avait  refusé 
livraison  de  vingt  mille  briques»  qui  figuraient  pour  cent 
mille  ;  Bibesco  lui  en  fit  de  vifs  reproches  :  «  Que  diable  ! 
ditlehospodar,  il  fauthurler  avec  les  loups.  —Je  ne  sais  pas 
hurler,  répondit  Mélik.  — Eh  bien ,  retirez-vous,  reprit 
le  prince ,  et  laissez  hurler  les  autres,  i  Et  il  chargea 
des  travaux  un  entrepreneur  plus  complaisant.  En  1846, 
année  où,  à  la  suite  d'une  abondanlc  récolte,  le  blé  était 
à  très  bas  prix,  on  avait  fait  pour  la  ville  de  Bucharest 
d'énormes  approvisionnements.  En  1847,  alors  que  par<> 
tout  en  Europe  les  récoltes  étaient  compromises,  la  mu- 
nicipalité ,  sur  un  ordre  du  prince  «  vendit  son  approvi- 
sionnement au  prix  coûtant.  L'acheteur  était  un  certain 
Paiziouri ,  associé  de  la  famille  Bibesco.  Les  besoins  de 
l'Europe  produisirent  des  bénéfices  immenses  (1).  Enfin, 
l'auteur  auquel  nous  empruntons  ce  fait,  homme  consi- 
dérable dans  le  pays,  affirme  que,  sous  le  gouvernement 
de  Bibesco,  le  total  des  sommes  détournées  sur  le  seul 
département  des  travaux  publics ,  fut  de  trente-trois 
millions  de  francs  (2). 

(1)  Dernière  occupation  des  principautés  par  la  Russie,  par  G. 
Chainoi,  p.  66.  On  sait  que  ce  pseudonyme  cache  le  nom  de  Jean 
Gbika,  aujourd'hui  gouverneur  de  Samos. 

(2)  Ibid,  p.  65. 


i 


—  244  - 

li  est  vrai  que,  dans  son  œuvre  de  spoliation ,  le  hos- 
podar  avait  pour  auxiliaires  et  co-parlageants  ses  parents 
et  ses  créatures ,  qui  vendaient  les  fonctions  publiques 
aux  plus  offrants,  et  tenaient  bureau  ouvert  de  corruption. 
Jamais,  aux  plus  mauvais  jours  des  Phanariotes»  on  n'a- 
vait vu  tant  d'effronterie  dans  la  rapine. 

Tous  ces  désordres  faisaient  le  compte  de  la  cour  pro^ 
tectrice.  L'oppression  sans  frein  pouvait  amener  des 
troubles ,  les  troubles  justifier  une  intervention.  Aussi  y 
avait-il  entre  DaschkoffetBibesco  un  merveilleux  con- 
cert, ou  plutôt  Daschkoff  avait  su  s'emparer  habilement 
de  toute  l'auloritc.  Plus  digne  et  plus  réservé,  il  imposait 
sa  volonté  à  tous,  et  commandait  en  maître.  Bibesco 
pillait  j  mais  Daschkoff  gouvernait.  Celui-ci  ne  se  croyait 
pas  même  obligé  de  dissimuler  son  potivoir,  et  ne  crai- 
gnait pas  de  dire  tout  haut  que  le  hospodar  n'était  que 
son  aide-de^camp  (1). 

Ainsi  livré  sans  pudeur  à  l'influence  moscovite, 
Bibesco  n'avait  pas  besoin  de  continuer  la  comédie  des 
premiers  jours  sur  les  souvenirs  nationaux.  Les  tradi- 
tions de  Michel  le  Brave  s'étaient  effacées  de  son  esprit  ; 
et ,  comme  pour  faire  amende  honorable  à  d'anciennes 
erreurs^  il  se  prit  à  persécuter  avec  acharnement  les 
hommes  qui  travaillaient  à  la  régénération  de  la  langue 
nationale.  Se  vantant,  avec  une  puérile  vanité,  de  son 
éducation  parisienne,  il  tournait  en  ridicule  le  jargon 
roumain,  et  fermait  les  écoles  ouvertes  par  Alexandre 
Ghika. 

En  même  temps ,  par  une  contradiction  qu'expliquent 


(i)  Le  Protectorat  da  Czar,  par  J.  R.,  p.  >9. 


—  245  — 

des  ordres  venus  de  SaÎDt-Pétersbourg ,  il  prenait  occa* 
sion  d'une  distribution  des  prix  au  collège  national  de 
Saint^Sava,  pour  démontrer  publiquement  tous  les 
inconvénients  de  la  langue  française  dans  Téducation  des 
Valaques.  Une  dépêche  de  M.  de  Nesselrode  venait  d'ap- 
peler toute  Tattention  du  gouvernement  hospodaral  sur 
te  danger  de  l'éducaitm  reçue  en  France. 

Vassal  du  consul  russe,  Bibesco  devait  nécessairement 
être  hostile  au  consul  français.  Il  n'oubliait  pas  d^ailleurs 
que  M.  Billecocq  avait  énergiquement  défendu  Alexandre 
Ghika ,  et  il  se  sentait  mal  à  Taise  avec  Thomme  qui 
tenait  tous  les  fils  de  ses  intrigues,  soit  dans  les  anciens 
complots  de  la  Bulgarie,  soit  dans  les  nouvelles  menées 
de  Dasehkoff.  Dans  Alexandre  Ghika ,  M.  Billecocq  avait 
rencontré,  sinon  un  auxiliaire,  au  moins  un  allié  discret 
qui,  environné  de  périls,  mettait  son  espoir  dans  la 
France.  Dans  Bibesco  se  révélaient,  au  contraire,  les 
mauvais  vouloirs,  les  arrogantes  maladresses,  les  com« 
plicités  avec  la  Russie.  Mais  M.  Billecocq  qui  ne  savait 
pas  transiger  avec  le  puissant  agent  de  Saint-Péters- 
boui^,  redressait  fièrement  les  écarts  du  hospodar, 
et,  tout  en  surveillant  les  intrigues ,  se  maintenait  dans 
une  froide  réserve.  Aussi  Bibesco  employait- il  les 
plus  actives  manœuvres  pour  être  débarrassé  de  ce 
diplomate  incommode,  placé  au-dessus  de  la  corruption 
et  de  la  crainte.  Un  certain  grec,  nommé  Piccolos,  ancien 
censeur  impérial  russe  à  Bucharest,  avait  su ,  à  Paris, 
gagner  les  bonnes  grâces  de  M.  Guizot  ;  il  reçut  mission 
du  hospodar  de  travailler  au  renversement  de  M,  Bille- 
cocq. En  même  temps,  Bibesco  et  Stirbey ,  son  frère, 
agissaient  auprès  de  T^cien  cpn«ul^  M.  Cochelet ,  pour 


—  24«  — 

l'eBgager  à  venir  reprendre  sa  place  à  Bucharesl. 
M.  Cochelet  répondit  avec  indignation  à  ces  basses 
ouvertures.  cOn  oubliait  trop,  disait-il,  ses  cheveux 
blancs  et  sa  position  d'homme  marié.  Il  ne  pourrait , 
ajoutait-il,  être  vingt-quatre  heures  dans  la  capitale 
valaque  témoin  de  tout  ce  qui  s'y  passait ,  non^seule* 
ment  dans  les  affaires  publiques,  mais  dans  Tiiitimité  de 
la  famille  Bibesco,  sans  demander  aussitôt  son  rappd.  » 

Les  sollicitations  continuèrent  néanmoins  auprès  de 
M,  Guizot.  Le  ministre  se  fatigua  de  tant  d'insistance; 
et ,  bien  inspiré  alors ,  il  répondit  que,  comme  l'état  de 
la  principauté  de  Yalaquie  paraissait  fort  gravement 
compromis  par  les  intrigues  du  consul  russe,  il  ne  pou- 
vait songer  au  rappel  de  M.  Billecocq  qu'autant  que 
l'empereur  Nicolas,  de  son  côté,  débarrasserait  les 
Yalaques  de  M.  Daschkoff. 

On  résolut  alors  de  vaincre  M.  Guizot  par  les  in- 
fluences intimes.  En  attendant  que  le  divorce  lui  permit 
de  partager  le  trône  hospodaral,  la  favorite,  Mme  Ghika, 
était  devenue  enceinte.  Malgré  le  sans-façon  des  mœurs 
de  ia  boyarie ,  les  couches  ne  pouvaient  honnêtement  se 
faire  à  Bucharest.  Mme  Ghika  fut  donc ,  au  printemps  de 
1844,  expédiée  à  Paris,  munie  d'une  lettre  de  recom- 
mandation pour  Mme  de  Lieven ,  et  bien  approvisionnée 
de  ducats  et  de  diamants  à  l'appui  des  négociations. 

Mme  Ghika  fut  promptement  admise  dans  le  boudoir 
de  la  protectrice  9  et  les  choses  avaient  été  disposées 
pour  qu'elle  y  rencontrât  M.  Guizot.  Dès  la'  premier? 
conférence,  les  rancunes  se  firent  jour.  Le  rappel  de 
M.  Billecocq  fut  instamment  demandé  au  ministre. 
Mais  pour  le  ministre  la  situation  était  délicate,  Que 


-  247  — 

Mme  de  Lieven  ,  par  compassion  pour  d'illustres  amours, 
émue  d'ailleurs  peut-être  par  d'irrésistibles  arguments , 
fit  bon  marché  des  services  d'un  fonctionnaire  distingué, 
elle  n'avait  à  redouter  aucune  responsabilité.  Pour 
M.  Guizot  9  il  n'en  était  pas  de  même  ;  la  presse  et  la 
tribune  pouvaient  lui  demander  compte.  Il  se  montra 
donc  de  moins  facile  composition  qu'on  ne  l'avait  prévu. 

De  son  côté,  Daschkoff  écrivait  lettres  sur  lettres  à 
Saint-Pétersbourg ,  pour  qu'on  l'aidât  à  se  débarrasser 
de  M.  Billecocq ,  dont  l'intraitable  audace  affaiblissait , 
à  Bucharest,  l'influence  moscovite.  Il  en  résulta  que 
Mme  de  Lieven  reçut  de  St-Pétersbourg  des  instructions 
qui  s'accordaient  merveilleusement  avec  les  touchantes 
sollicitations  de  Mme  Ghika.  Le  rappel  de  M.  Billecocq, 
qui  n'avait  été  d'abord  qu'une  affaire  de  matrone,  deve- 
nait pour  Mme  de  Lieven  une  mission  politique. 

Elle  y  mit  un  nouveau  zële.  M.  Guizot  fut  supplié , 
harcelé,  persécuté.  Enfin,  ne  sachant  comment  faire 
face  aux  cajoleries  de  la  princesse  moscovite,  il  lui  op- 
posa une  fin  de  non -recevoir  motivée,  le  croira-t-on, 
sur  la  morale.  Il  ne  pouvait ,  disait-il ,  prendre  aucune 
décision  tant  que,  les  doubles  divorces  n'étant  ni  auto- 
risés, ni  accomplis,  la  position  équivoque  de  Bibesco  et 
de  Mme  Ghika  laisserait  prise  au  scandale. 

Le  hospodar,  dès-lors,  mit  tout  en  œuvre  pour  ren- 
verser les  obstacles  que  lui  opposaient  la  loi ,  la  religion 
et  la  morale.  Il  lui  fallait,  à  toute  force,  consacrer  son 
union  sur  les  débris  de  deux  mariages.  En  vain  cepen- 
dant ,  à  plusieurs  reprises,  il  avait  sollicité  du  métropo- 
litain de  Valaquie  une  sentence  de  divorce.  Le  prélat  s'y 
é|ait  toujours  refusé,  quoique  Daschkoff  joignît  ses  ins* 


~  248  — 

taoces  à  celles  de  Bibesco.  Car  Saint-Pctersbourg  avait 
fort  à  cœur  de  purifier  son  protégé. 

On  prit  donc  le  parti  de  s'adresser  au  patriarche  de 
Gonstantinople ,  et  Tambassadeur  de  Russie  servit  de 
médiateur.  Mais  là  encore  on  rencontra  des  scrupules» 
et  le  prince  malencontreux  se  heurtait  avec  étonnement 
contre  des  objections  morales  dont  il  n'avait  jamais  eu 
conscience.  Toutefois»  à  Constantinople,  dans  toute  ques- 
tion, il  y  a  un  moyen  sûr  de  triompher.  Avec  de  Taisent 
habilement  distribué  parmi  les  membres  du  divan ,  on 
acheta  le  changement  du  patriarche ,  et  le  successeur  fut 
averti  des  premières  obligations  qu'il  aurait  à  remplir. 
Il  fallait  néanmoins  respecter  les  formes,  et  subir  encore 
une  épreuve  qui  aurait  pu  faire  reculer  un  honnête 
homme.  Pour  prononcer  le  divorce,  le  patriarche  exigea 
que  trois  témoins  appelés  devant  le  haut  synode  grec 
vinssent  attester  par  serment  que,  dans  les  différends  sur- 
venus au  sein  du  ménage  Ghika,  tous  les  torts  devaient 
être  attribués  au  mari.  Or ,  le  public  tout  entier  savait 
trop  bien  le  contraire.  Les  trois  témoins  cependant  se 
rencontrèrent  :  trois  grands  boyars,  dont  il  faut  signaler 
les  noms,  MM.  E.  Floresco,  B.  Gornesco  et  J.  Slatiniano 
n'hésitèrent  pas  à  se  déshonorer  par  un  parjure,  poursa« 
tisfaire  aux  passions  d'un  prince  de  cette  espèce. 

Sur  d'aussi  respectables  témoignages,  les  divorcés  fu- 
rent prononcés,  et  le  mariage,  objet  de  tant  d'intrigues, 
put  enfin  s'accomplir  au  mois  de  septembre  1845. 

Les  circonstances  commandaientquelque  réserve ,  Bi- 
besco fit  au  contraire  de  fastueux  étalages,  qui  rendirent 
plus  éclatantes  les  hontes  qui  avaient  précédé.  Par  suite 
du  voyage  de  madame  Ghika,  les  noces  furent  célébréçs 


—  249  — 

à  Fokshani,  frontière  des  deux  principautés.  Bibeaoo  s*é*. 
(ait  porté  au-devant  de  Theureuse  fiancée.  Le  prin(*e 
Stourdxa,  hospodar  de  Moldavie,  présidait  à  la  cérémo* 
nie  en  qualité  de  père  assis  »  selon  le  rite  grec.  Mais  il 
ne  dissimulait  pas  que  ce  rôle,  auquel  il  se  prétait  de  mau- 
vaise grâce,  lui  avait  été  imposé  par  le  consul  Daschkoff. 

Les  folles  dépenses  de  ce  mariage ,  mélange  de  luxe 
et  de  bouffonnerie ,  furent  un  scandale  dans  tout  le 
pays.  Chacun  savait  que  la  corbeille  coûtait  la  somme 
énorme  de  3,840,000  piastres,  et  chacun  savait  aussi  que 
de  nouvelles  exactions  devaient  pourvoir  à  ce  que  Bibesco 
appelait  lui-même  effrontément  les  prodigalités  de  son 
bonheur^ 

Au  retour  des  époux  vers  Bucharest ,  des  magnifi- 
cences royales  furent  ordonnées  pour  leur  réception  dans 
les  différentes  villes ,  et  les  municipalités  furent  con- 
traintes à  se  ruiner  pour  faire  face  aux  réjouissances  qui 
accueillaient  le  prince ,  la  princesse  et  tous  les  conviés  à 
la  noce, 

La  rentrée  dans  la  capitale  fut  signalée  par  un  der-- 
nier  spectacle  plus  pittoresque,  sinon  plus  avilissant  que 
tous  les  autres.  En  tète  de  Tescorte ,  caracolait  en  grand 
costume  de  spathar,  le  mari  évincé,  Constantin  Ghika, 
qui  avait  bien  consenti  à  perdre  sa  femme ,  mais  non  à 
perdre  sa  place.  Personne  ne  fut  tenté  de  plaindre  une 
victime  aussi  complaisante,  faisant  cortège  à  ses  propres 
hontes. 

Après  les  joies,  Bibesco  songeait  à  la  satisfaction  des 
vengeances.  Les  bénédictions  de  TËglise  avaient  effacé 
le  double  adultère;  la  conscience  de  M.  Guizot  pouvait 
se  rassurer  j  madame  de  Lieven  pressa  de  nouveau  le  rap- 


—  250    - 

pel  de  M.  Billecocq.  Celui-ci,  pendant  ce  temps,  était  Tob- 
jet  des  plus  obséquieuses  attentions  de  la  nouvelle  prtn* 
cesse  Bibesco.  Dans  les  réceptions ,  dans  les  bals ,  les 
égards  et  les  courtoisies  se  multipliaient  autour  de  lui , 
etydansungrand  dinerd'apparat,  le  hospodar  se  conforma, 
pour  la  première  fois ,  au  bérat  du  Sultan ,  qui  voulait 
qu'en  qualité  de  représentant  du  plus  ancien  allié  de  la 
Porte,  le  consul  français  prit  le  pas  sur  tous  les  envoyés 
des  puissances  étrangères.  En  tout  autre  pays,  ces  dé- 
monstrations eussent  présagé  un  retour  à  de  meilleurs 
sentiments;  en  Valaquie,  où  dominent  les  traditions 
orientales ,  elles  annonçaient  la  reprise  des  hostilités. 
Les  Valaques ,  amis  de  M.  Billecocq ,  ne  le  lui  laissaient 
pas  ignorer.  Us  assuraient  de  plus  que  Bibesco  avait  en- 
tre ses  mains  une  lettre  de  M.  Guizot  lui-même ,  écrite 
du  Yal-Richer,  dans  laquelle  il  s'engageait  au  rappel  de 
M.  Billecocq.  Cbaque  courrier  de  Paris  avertissait  celui* 
ci  que  madame  de  Lieven  gagnait  du  terrain,  et  que  la 
place  de  consul  général  à  Bucharest  était  arrivée ,  entre 
les  mains  de  M.  Guizot ,  à  Tétat  de  monnaie  courante. 
On  l'avait  d'abord  offerte  à  M.  Ferdinand  de  Lesseps, 
puis  à  M.  Adolphe  Barrot.  Tous  deux  avaient  refusé  par 
égard  pour  M.  Billecocq. 

Cependant  madame  de  Lieven,  impatiente  d'annoncé 
une  victoire  à  Saint-Pétersbourg,  ne  voulait  plus  ni  délais 
ni  ménagements.  Dans  les  premiers  jours  de  mars  1846, 
M.  Billecocq  reçut  la  lettre  suivante  : 

Paris,  19  féTrierlSbG 
Monsleiir, 

J'ai  rhonneur  de  vous  annoncer  qnt ^  par  une  ordonnance  rendue 


-  251  ~ 

le  1 7  de  ce  mois ,  tor  ma  propostlion ,  le  Roi  Tout  a  admis  ao  traite 
ment  d'inactivité  affecté  à  votre  grade,  et  a  nommé,  au  poète  qoe  foois 
oceapes»  M.  de  Nyon,  qui  vient  de  cemplir  ]m  fonctiooade  coimiI 
général  à  Taoger,  Je  m'cmpresae  d'ajouter,  Monsieur,  qoe  la  dis- 
position qui  vous  concerne  n'a  été  motivée  par  aucun  sujet  de 
mécoolentement ,  et  que  vous  me  trouvereE  très-disposé  ft  proposer 
au  Roi  de  vous  nommer  h  on  poste  dans  lequel  vous  puissiez  ac- 
quérir de  nouveaux  titres  aux  bontés  de  Sa  Majesté.  Vous  poovei 
Toos  mettre  en  route  pour  Paris ,  quand  vous  le  jugerei  convenable» 
et  sans  vous  croire  obligé  d'attendre  votre  successeur. 
Agréez,  etc. 

Signé  :  GUIZOT. 

Il  conviendrait  peu  »  sans  cloute ,  à  la  dignité  de  Ffais- 
loire  de  donner  une  importance  exagérée  à  des  ques- 
tions personnelles;  mais  il  s*agit  ici  moins  de  per- 
sonnes, que  d'un  fait  bien  grave,  Tinfluence  de  la 
Russie  dans  les  conseils  du  gouvernement  français.  Au 
moment  où  les  usurpations  du  protectorat  moscovite  ont 
mis  les  armes  aux  mains  de  tant  de  nations  »  il  est  bon 
de  savoir  par  quels  antécédents  elles  ont'  été  encou- 
ragées; il  est  bon  d'apprendre  que  la  plus  grande  force 
de  Faction  russe  était  dans  les  complicités  parisiennes. 
Daschkoff  demande  à  Saint-Pétersbourg  le  sacrifice  de 
M.  Billecocq  ;  Saint-Pétersbourg  le  demande  à  Paris,  et 
Paris  livre  la  victime.  Nicolas  ne  commande  pas  seule- 
ment à  Bucharest  »  il  commande  aussi  aux  bords  de  la 
Seine ,  avec  madame  de  Lieven  pour  ministre  des  affaires 
étrangères,  et  M.  Guizot  pour  premier  commis.  Celui-ci 
d'ailleurs  n' avait-il  pas  dit  au  début  de  son  ministère , 
qu'il  s'occupait  bien  plus  du  dedans  que  du  dehors  7  Que 
pouvait-il  mieux  faire,  que  laisser  le  gouvernement  du  de- 
hors en  des  mains  étrangères  ! 


-  252  — 

Et  Ton  dit  que  la  guerre  actuelle  est  une  surprise  !  un 
fait  imprévu!  Mais  c'est  le  fait  le  mieux  médité^  le  mieux 
prévu  qui  se  puisse  rencontrer  ;  préparé  par  les  lâches 
complaisances  et  les  honteuses  concessions  des  bureaux 
de  Paris ,  non  moins  que  par  les  ambitieux  complots  de 
la  Néwa. 

M.  Guizot,  du  reste,  se  gardait  bien  d'avouer  la  fatale 
influence  qui  le  dominait.  Au  jour  du  départ  de  M.  de 
Nyon ,  il  lui  dit ,  comme  à  un  homme  à  qui  on  ferait  la 
leçon  :  •  N'oubliez  pas  de  répéter  au  prince  Blbesco  que 
c'est  sur  les  instances  expresses  de  son  ami  le  duc  de  Bro- 
glie  que  je  le  débarrasse  d'un  agent  qui  l'importunait.  > 
Digne  invention  de  la  fraternité  doctrinaire  !  attribuer 
à  M.  de  Broglie  les  actes  de  madame  de  Lieven  ! 

A  la  nouvelle  officielle  du  rappel  de  M.  Billecocq,  le 
liospodar  lui  témoigna  les  regrets  les  plus  touchanta , 
déclarant,  en  termes  exagérés,  qu'il  ne  voulait  pas  se 
séparer  de  lui.  Le  consul  ne  fut  pas  dupe  de  cette  gros- 
sière comédie.  En  effet ,  le  lendemain  il  apprit ,  de  la 
bouche  d'un  des  intimes  du  prince,  que  celui-ci ,  rentré 
dans  ses  appartements,  s'était  livré  aux  éclats  d^une 
joie  indécente,  comme  un  écolier  délivré  de  son  péda* 
gogue. 

Ce  n'était  ni  la  dernière  injure  réservée  au  consul, 
ni  la  dernière  faiblesse  de  M.  Guizot.  Malgré  l'avis  con- 
traire du  ministre,  M.  Billecocq  jugea  qu'il  était  im- 
prudent d^abandonner  son  poste  avant  l'arrivée  de 
son  successeur.  Il  demeurait  donc ,  suivant,  tous  les 
usages  diplomatiques,  le  représentant  de  là  France.  Mais 
Bibescone  le  considérait  plus  que  comme  un  homme 
sacrifié ,  et.  prit  une  occasion  solennelle  pour  le  braver 


—  258  — 

publiquement.  H  était  d'usage  que  le  1"  mai ,  jour  de  la 
fête  du  roi  des  Français ,  les  ministres  du  hospodar  se 
rendissent  en  corps  chez  le  consul ,  pour  faire  hommage» 
en  sa  personne,  au  souverain  de  la  France.  Le  l*'  mai 
1846,  la  visite  habituelle  n'eut  pas  lieu.  M.  Billecocq 
avait  supporté  avec  une  dédaigneuse  patience  des  offen- 
ses personnelles.  Mais  ici  Tinjure  remontait  jusqu'au  roi» 
et  portait  même  atteinte  à  la  dignité  de  la  France.  Il  fal- 
lait  une  réparation.  M.  Billecocq  amena  le  pavillon  con- 
sulaire» confia  la  protection  des  sujets  français  au  consul 
générai  d'Angleterre»  demanda  ses  passeports»  et  quitta 
Bucharest. 

Une  singulière  réception  l'attendait  à  Paris.  Jeter 
àl.  Guizot  dans  les  embarras  d'un  acte  énergique»  c'était 
méconnaître  tous  les  enseignements  de  sa  politique  exté- 
rieure ;  c'était  la  plus  maladroite  preuve  de  zèle  qu'on 
pût  apporter  au  ministre.  A  la  première  entrevue»  les 
sentiments  de  M.  Guizot  se  trahirent  par  une  de  ces 
phrases  significatives  oii  un  homme  se  peint  tout  entier. 
M.  Billecocq»  rappelant  ses  services»  ajoutait  qu'il 
avait  suivi  une  ligne  toujours  droite,  c  Droùe^  droUe^ 
droite^  s'écria  H.  Guizot»  les  boulets  de  canon  aussi» 
monsieur»  vont  très-droit  !  >  M.  Billecocq»  qui»  dans  son 
éloignement  »  n'avait  pas  soupçonné  en  quelles  mains  se 
trouvait  la  France»  fut  »  à  ces  tristes  paroles  »  éclairé 
d  une  lumière  soudaine.  Tout  alors  lui  était  expliqué. 

Le  désaveu  du  consul  restait  pour  couronnement  de 
Tœuvre.  Sortir  honorablement  d'un  pas  difficile»  impor- 
tait moins  à  M.  Guizot»  que  d'en  sortir  promptement. 
Le  chevaleresque  n'est  pas  dans  ses  habitudes  ;  il  appelle 
cela  de  la  petite  politique.  M.  de  Nyon  reçut  en  consé- 


—  254  — 

quence  Tordre  de  relever  le  pavillon  conwlairei  sans  en 
effacer  la  souillure  de  Bibesco.  Demander  réparation  à 
un  prince  protégé  par  le  czar  et  par  Mme  de  Lieven  ! 
M.  Billecocq  seul  était  capable  de  cette  double  mala- 
dresse. Aussi  une  carrière  honorable  de  vingt-huit 
années  de  services  fut-elle  brisée  sans  pitié.  Daschkoff 
put  juger  ce  que  valait ,  entre  les  mains  de  M.  Guizot , 
le  pavillon  tricolore  ;  et  Bibesco,  qui  était  d'abord  plongé 
dans  une  profonde  consternation,  s'étonna  d'avoir  trem- 
blé pour  si  peu. 

Sa  reconnaissance  se  manifesta  par  mille  empresse*- 
menls  auprès  de  M.  de  Nyon.  Il  s'occupa  lui-même  de 
lui  chercher  une  maison  :  le  consul  désirait  un  jardin  ;  il 
en  fut  créé  un,  comme  par  enchantementi  dessiné  et  planté 
par  le  jardinier  allemand  Mayer,  attaché  à  Bibesco  (1). 
Il  est  vrai  que  M.  de  Nyon  n'avait  pas  craint  de  blâmer 
publiquement  la  conduite  de  M.  Billecocq,  ce  qui  lui 
valut  même  une  assez  verte  leçon.  Recevant,  à  son  ins- 
tallation, les  Français  résidents ,  il  parla  en  termes  iro- 
niques des  susceptibilités  de  son  prédécesseur,  et  ajouta 
ces  mots  :  c  Je  pensais  vraiment  qu'un  de  vous  avait 
été  décapité.  —  On  a  fait  pis  que  cela,  M.  le  consul  gêné- 
rai ,  s'écria  un  des  assistants,  M.  Pigalle,  on  a  décapité 
le  pavillon.  »  M.  de  Nyon  put  se  convaincre  que  les 
Français  de  Bucharest  jugeaient  les  insolences  de  Bi- 
besco autrement  que  ne  le  faisait  le  héros  de  la  rue  des 
Capucines. 

Il  tint  moins  compte  cependant  des  avertissements 
de  ses  compatriotes  ,  que  des  flatteries  empressées  de 

(1)  La  principauté  de  Valaqtiieaoïisle  hospodar  Bibesco, 


—  256  — 

Bibesco.  Ëbloui,  fasciné  par  de  si  gracieux  mérites,  il  ne 
tarissait  pas  en  éloges  sur  le  compte  du  hospodar  :  ses 
dépêches  au  gouvernement  disaient  précisément  le  con- 
traire de  celles  de  son  prédécesseur  (1).  On  se  félicitait, 
au  ministère  des  affaires  étrangères^  d*être  affranchi  des 
alarmants  messages  de  M.  Billccocq. 

Les  Yalaques ,  toutefois ,  étaient  loin  de  partager  les 
admirations  du  nouveau  consul.  Un  événement  tout  à 
fait  inusité  eiî  Orient  leur  offrit  l'occasion  de  faire  en- 
tendre leurs  doléances.  Le  Sultan  s'était  mis  en  voyage 
et  venait  de  convoquer,  à  Routschouk ,  les  princes  de 
Serbie,  de  Valaquie  et  de  Moldavie.  Les  boyars  valaques, 
qui  avaient  déjà  inutilement  envoyé  plusieurs  mémoires 
à  Constantinople  pour  protester  contre  la  suspension  de 
l'assemblée,  renouvelèrent  leurs  plaintes  auprès  de 
Reschid-Pacha ,  qui  'accompagnait  le  sultan  à  Rout- 
schouk. Bibesco  fut  donc  peu  agréablement  surpris, 
lorsqu'à  sa  première  visite  au  visir,  il  reçut  ordre  de 
régulariser  son  gouvernement  par  la  convocation  des 
représentants. 

C'était  précisément  l'époque  où  expirait  le  mandat 
de  l'assemblée  suspendue.  Il  fallait  convoquer  les  col- 
lèges électoraux.  Bibesco  se  promit  bien  de  vaincre  les 
oppositions  :  ce  n'était  pas  difficile  pour  un  homme  qui 
ne  tenait  compte  ni  de  la  légalité  ni  des  droits  acquis, 
A  son  retour,  il  parcourut  la  principauté  dans  tous  les 
sens ,  comptant  les  voix,  altérant  les  listes,  distribuant 
des  places  et  des  grades,  prodigue  tour  à  tour  d'inso- 

(t)  La  principauté  de  Valachie  sous  le  hospodar  Bibesco.  Bruxel- 
les, 18/i7. 


—  25©  — 

lences  et  de  bassesses ,  comme  un  courtier  de  dernier 
étage. 

Les  collèges  électoraux  étaient  convoqués  pour  le 
15  novembre  1846.  Bibesco  envoya  aux  administrateurs 
des  instructions  en  opposition  directe  avec  Tesprit  de 
la  loi  électorale.  Lies  lois  n'étaient  pas  faites  pour  lui  ; 
le  règlement  oi^anique  lui-même ,  ce  palladium  de  la 
Russie,  accordait  trop  à  la  libre  volonté  des  citoyens. 
Autorisé  par  Daschkoff,  il  en  viola  les  principales  dis- 
positions. De  sa  pleine  autorité,  il  élimina  les  neuf 
dixièmes  des  éligibles,  sans  prétexte,  à  la  façon  d'un 
pacha.  Quant  aux  électeurs ,  il  n'en  diminua  pas  le  nom- 
bre j  mais  il  changea  toutes  les  circonscriptions  électo- 
rales, en  obligeant  la  plupart  d'entre  eux  d'aller  voter 
dans  la  capitale. 

Par  ce  système,  il  y  eut  dans  le  district  d'Ilfov,  à 
Bucharest ,  près  de  mille  électeui^  ;  tandis  que  les  autres 
collèges  n'en  comptaient  que  de  cinq  à  vingt  (1).  Il 
sacrifiait  un  collège  pour  être  maître  de  tous  les  autres. 

Au  surplus,  de  pareils  faits  ne  s'accomplissent  que 
dans  un  pays  qui  les  justifie  par  un  lâche  silence.  Deux 
boyars  seulement  tentèrent  auprès  de  Daschkoff  de 
timides  représentations,  en  invoquant  son  assistance 
plutôt  que  leurs  droits.  Le  dédaigneux  accueil  qu'ils  ren- 
contrèrent leur  démontra  une  complicité  dont  ils  n'au- 
raient pas  dû  douter* 

Le  prince  eut  donc  une  assemblée  selon  ses  vœux , 
et  les  dilapidations  se  poursuivirent  avec  d'autant  plus 

(1)  Dernière  occupation  des  principaatét  danobiennes  par  la 
Rurie»  p.  70. 


—  257  — 

d'effronterie,  qu'elles  étaient  consacrées  par  la  servilité. 
Le  vol ,  auparavant  arbitraire,  prit  une  apparence  de 
légalité,  et  se  développa  sur  une  large  échelle. 

Le  bail  d'exploitation  des  mines  de  sel ,  malgré  les 
énormes  profits  réalisés  par  les  fermiers  antérieurs ,  fut 
renouvelé  par  l'assemblée,  avec  une  diminution  con- 
sidérable. Les  sommes  que  perdait  le  trésor  public 
étaient  réparties  en  pots-de-vin  entre  le  prince  et  les 
votants. 

Le  revenu  de  l'impôt  sur  l'exploitation  des  céréales, 
montant  à  trois  ou  quatre  millions  de  piastres,  fut 
accordé  à  Bibesco,  à  titre  d'allocation  supplémenlaire  et 
viagère  de  la  liste  civile. 

L'instruction  universitaire,  gratuite  jusque-là,  et  qui 
aurait  même  nécessité  une  prime  d'encouragement  pour 
chaque  élève,  tant  l'étude  était  peu  recherchée,  fut  sou- 
mise à  un  droit  de  3  ducats  (36  francs)  par  mois,  par 
élève  externe. 

La  ferme  de  l'entreprise  des  postes,  donnée  Tannée 
précédente,  avec  de  prodigieuses  réductions,  à  des  pro- 
tégés du  hospodar,  fut  légalisée  par  l'assemblée. 

Enfin ,  chose  inouïe  dans  les  fastes  mêmes  du  despo- 
tisme !  un  vote  de  cette  chambre  ardente  accorda  à 
Bibesco  le  droit  de  confirmer  sans  appel  les  arrêts  des 
tribunaux  de  première  instance!  C'était  livrer  à  ses 
mains  avides  tous  les  intérêts  particuliers,  et  faire  de  la 
justice  Un  jeu  de  prince,  ou  plutôt  de  courtier. 

Et^  comme  si  ce  n'était  pas  assez  de  tant  de  bas- 
sesses ,  ces  tristes  représentants ,  véritables  bouffons , 
votèrent ,  à  la  clôture  de  la  session,  une  adresse  au  hos- 
podar, dans  laquelle  ils  le  félicitaient  sur  son  excellente 

17 


—  288  — 

administration,  son  économie  et  son  patriotisme  (1). 

Ces  exemplaires  servilités  méritaient  des  récompenses. 
Villara  passa  du  ministère  de  la  justice  à  celui  de  Tinté- 
rieur,  où  les  produits  se  multipliaient  avec  les  attribu- 
tions. Les  hautes  fonctions  devinrent  tellement  avilies, 
que  deux  portefeuilles  de  ministres  furent  donnés  à 
deux  des  infâmes  parjures  qui  avaient  signé  le  faux  té- 
moignage à  l'appui  des  divorces.  Les  boyars,  députés  de 
Bucharest,  furent  mis  en  possession  de  charges  considé- 
rables. Quant  aux  plus  humbles  représentants  des  dis- 
tricts, on  leur  distribua  des  places  secondaires,  avec  toute 
latitude  pour  aller  pressurer  leurs  districts.  A  l'exemple 
du  prince,  chacun,  dans  sa  localité,  se  fit  le  centre  d'un 
despotisme  dilapidateur  ;  la  multiplicité  des  tyrannies 
fut  le  résultat  le  plus  direct  de  la  représentation.  Les 
fonctionnaires  faisaient  curée  de  leurs  emplois;  Ip  gou- 
vernement n'était  plus  qu'une  orgie. 

Dans  un  pays  depuis  si  longtemps  accoutumé  aux 
abus,  la  conscience  publique  ne  s'émeut  pas  facilement  ; 
et,  pourtant,  elle  se  réveillait  au  spectacle  de  tant  de 
hontes.  Il  y  avait  d'ailleurs  des  ambitions  mécontentes  ; 
et  plusieurs  grands  boyars,  qui  auraient  volontiers  par- 
tagé les  bénéfices  de  la  spoliation ,  s'indignaient  d'être 
tenus  à  l'écart,  et  favorisaient  par  leurs  mécontente- 
ments les.  oppositions  désintéressées. 

La  jeunesse,  jusque-là  peu  soucieuse  des  affaires  pu- 
bliques, faisait ,  pour  la  première  fois ,  entendre  d'éner- 
giques réclamations.  Plus  de  deux  cents  jeunes  gens, 
exclus  du  collège  de  Saint-Sava,  par  suite  de  la  nouvelle 

(1)  Laprincipaulé  de  Valacliio  sous  le  hospodar  Bibcsco. 


—  359  — 

toxe  miversitaire,  d«viweii«  d'ardente  aceusateuvs  du 
goweraeraetit.  L^expiilsion  de  la  taii^e  roumaine  des 
écoles  était  pour  eux  une  question  nationale. 

L'hiver  de  *»47  fut  une  époque  de  fermentation 
générale.  Les  paysans  eux-mêmes;  d'ordinaire  si  patients 
dans  leur  misère  ,  mêlaient  leurs  voix  aux  plaintes  ; 
et,  ce  qu'il  y  avait  de  plus  étrangç,  c'etft  que  les  mi- 
nistres, etBibesco  lui-même,  déploraient  les  malheurs 
du  pays  ;  chacun  des  ministres  rejetant  les  fautes  sur  ses 
collègues  et  sur  le  prince,  le  prince  sur  les  boyars  et  sur 
le  consul  russe.  Pour  la  première  fois,  tous  ces  grands 
coupables  disaient  la  vérité,  en  s'accusant  mutuellement. 

Vers  la  fin  de  l'année  1847,  Daschkoff,  appelé  à  une 
autre  résidence,  laissait  à  son  successeur,  Kolzebue,  une 
situation  remplie  d'embûches,  que  lui-même  avait  pré- 
parée. La  Russie,  en  effet,  avait  intérêt  au  désordre, 
son  action  devenant  nulle  dans  des  moments  tranquilles. 
Aussi  DaschkoiT  avait-il  encouragé  tous  les  excès  de  Bi- 
besco,  pour  tirer  ensuite  parti  des  mécontentements  créés 
par  ces  excès.  Fidèle  à  ses  vieilles  traditions,  le  con- 
sulat russe  poussait  le  prince  aux  rigueurs ,  les  boyars  à 
la  révolte,  se  mêlant  même,  par  ses  agents,  au  parti  na- 
tional, pour  l'égarer  et  le  compromettre. 

Kolzebue  continua  les  mêmes  manœuvres.  Depuis  six 
ans,  consul  à  Jassy,  il  s'y  était  signalé  par  ses  intrigues  ; 
aucun  agent  moscovite  ne  montrait  un  zèle  plus  ardent. 
Fils  du  fameux  Kotzebue,  il  l'avait  vu  tomber  à  Manheim 
sous  le  poignard  de  Saiid  ;  et  cette  affreuse  leçon  ne  lui 
avait  rien  appris. 

.Tout  le  monde  à  Bucharest  conspirait  à  la  fois  :  ie 
prince  I  pour  raffermir  sa  domination  par  la  gloire  d'une 


—  260  — 

insurrection  vaincue  ;  le  consul ,  pour  appeler,  parle  dé- 
sordre, Tintervention  d'une  armée  russe  ;  lesboyars,  pour 
regagner  le  profit  des  dilapidations  publiques;  la  classe 
moyenne,  quelques  boyars  éclairés^  les  écrivains  natio- 
naux ,  la  masse  des  paysans^  pour  débarrasser  le  pays  du 
protectorat  moscovite.  Chacun ,  à  l'envi ,  appelait  un 
changement. 

Tel  était  Tétat  des  esprits ,  lorsque  retentit  la  nouvelle 
de  la  Révolution  française  de  1848. 


CHAPITRE  XL 

Caractère  de  la  révolution  de  Bucharest  —  Conditions  sociales  de 
la  Yalaqaie. —  Boyars,  —  Paysans.  — Clergé — Classe  moyenne, 
Tziganes.  —  Mockans. 

La  révolution  de  février  d848 ,  si  stérile  en  France, 
donna  aux  peuples  du  dehors  une  impulsion  féconde^ 
et  fit  naître  au  loin  d'énergiques  mouvements ,  sans 
même  que  la  nouvelle  république  y  prit  aucune  part. 
Partout  où  il  y  avait  des  opprimés  ,  retentit  un  long  cri 
d'espérance  et  d'enthousiasme  ;  partout  les  cœurs  furent 
émus  au  récit  d'un  grand  exemple  ;  il  y  eut  à  peine  un 
intervalle  entre  l'admiration  et  l'imitation. 

II  est  vrai  que  les  causes  nationales  n'eurent  que  d'é- 
pliémères  triomphes.  Mais  les  défaites  elles-mêmes  ont 
leurs  enseignements.  Un  premier  élan  est  trop  souvent 
accompagné  de  fautes  qui  le  compromettent  ;  peut-être 
faut-il  de  grandes  leçons  pour  arriver  plus  dignement  a 
la  liberté. 

Il  y  avait  d'ailleurs  depuis  dix  ans,  dans  l'Europe  orien- 
tale» des  agitations  qui  n'attendaient,  pour  faire  explo- 
sion, qu'une  occasion  ou  un  exemple.  Les  Magyars  lut- 
taient contre  l'Autriche,  les  Croates  contre  les  Magyars, 
et  autour  des  Croates  se  groupaient  toutes  les  populations 
slaves  du  Midi,  Dalmates,  Esclavons,  Serbes,  Illyriens  et 
Bulgares.  A  l'est  de  la  Hongrie,  une  résistance  opiniâtre 


—  262  — 

se  préparait  contre  le  magyarisme  chez  les  Roumains  de 
la  Transylvanie.  Ce  dernier  mouvement,  qui  appartient 
essentiellement  à  notre  histoire,  sera  le  suje^  d'un  cha- 
pitre spécial  :  mais  il  nous  faut  d'abord  bien  apprécier 
le  caractère  de  la  révolution  qui  s'accomplit  alors  à  Bu- 
charest. 

La  pensée  politique  de  cette  révolution  ne  fut  autre  chose 
qu'un  soulèvement  contre  le  protectorat  russe,  et  surtout 
le  désir  d'appeler  l'attention  de  l'Europe  sur  les  usurpa- 
tions do  Saint-Pétersbourg,  qui  devenaient  un  grave  pé- 
ril pour  les  puissances  de  l'Occident.  Mais  une  fois  cetle 
manifestation  bien  formulée,  tout  caractère  politique 
disparait  du  mouvement ,  et  les  efforts  des  novateurs  ne 
tendent  plus  que  vers  une  réforme  sociale  intérieure. 
Leur  respect  avoué  pour  la  suzeraineté  turque  écarte 
toute  idée  insurrectionnelle;  leurs  proclamations  sont 
moins  des  appels  à  la  liberté  nationale,  qu'à  l'affran- 
chissement de  l'individu.  Ce  qui  y  domine,  c'est  la  ques- 
tion économique,  l'invocation  de  la  justice  et  du  droit 
contre  les  servitudes  du  travail:  la  constitution  qu'ils 
rédigent  n'est  pas  un  programme  politique,  mais  un 
programme  social  ;  et  voués  exclusivement  à  la  régéné- 
ration du  citoyen,  les  Roumains  semblent  ajourner  la 
régénération  de  la  patrie. 

Pour  bien  faire  comprendre  le  mouvement  de  1848 , 
il  nous  faut  donc  examiner  les  conditions  sociales  de  cha- 
que classe  d'habitants  en  Moldo-Valaquie ,  telles  que  les 
ont  faites  de  longues  traditions  de  tyrannie;  il  nous 
faut  signaler  les  rapports  entre  les  boyars  propriétaires, 
et  les  paysans  cultivateurs;  en  d'autres  termes,  entre 
le  travail  et  la  propriété  territoriale. 


-  263  — 


Boy  ors. 


Le  mot  boyar  signifiait  autrefois  homme  de  guerre  ; 
il  désigne  aujourd'hui  un  homme  exempté  du  service  mi- 
litaire. Les  boyars  autrefois  consacraient  leurs  trésors  au 
bien  de  la  patrie  ;  les  boyars  aujourd'hui  ne  paient  aucun 
impôt,  et,  possesseurs  de  toutes  les  richesses  du  pays»  ils 
en  laissent  toutes  les  charges  au  paysan  qui  n'a  rien.  Les 
boyars  autrefois  étaient  les  hommes  forts  et  vaillants,  qui 
combattaient  l'envahisseur  et  assuraient  l'indépendance 
de  la  patrie  Roumaine  ;  les  boyars ,  aujourd'hui ,  sont 
les  premiers  courtisans  de  l'étranger,  les  hôtes  empres- 
sés de  l'envahisseur  auquel  ils  livrent  leurs  maisons , 
complices  de  toutes  les  hontes,  associés  à  toutes  les  spo- 
liations. 

Cette  profonde  dégradation  date  malheureusement  de 
bien  loin ,  et  c'est  ce  qui  la  rend  incurable.  Un  mal  ré- 
cent peut  être  un  mal  passager  ;  il  n'en  est  pas  de  même 
de  ces  maux  enracinés  par  le  temps,  que  les  physiologis- 
tes appellent  des  maladies  constitutionnelles.  Le  poison 
s'est  infiltré  dans  les  dernières  ramifications  de  l'orga- 
nisme, et  défie  toutes  les  prescriptions  de  la  science. 

Ainsi  en  est-il  de  la  boyarie.  Chaque  siècle  y  a  déposé 
sa  couche  de  corruption ,  et  cet  amas  de  souillures  en  a 
fait  quelque  chose  d'informe,  qui  n'appartient  plus  ni  à 
l'histoire,  ni  à  la  politique,  ni  à  rien  de  ce  qui  touche 
le  monde  intellectuel  ou  moral. 

Toutefois,  dans  le  triste  tableau  que  nous  avons  à  tra- 
cer, nous  sommes  heureux  de  rencontrer  de  consolantes 
exceptions.  Des  hommes  courageux  ont  voulu  se  dégager 


—  264  — 

d'une  atmosphère  de  corruption  ;  ils  ont  tenté  d'y  in- 
troduire des  éléments  de  pureté  et  de  salut.  Mais,  vaincus 
dans  la  lutte,  ils  expient  sur  la  terre  étrangère  le  tort 
d'avoir  mieux  valu  que  ce  qui  les  entourait.  Leur  exil 
est  un  témoignage  de  plus. 

Ils  peuvent  donc  sans  se  troubler  entendre  des  accu- 
sations qui  ne  les  atteignent  pas.  Car^  en  devenant 
hommes,  ils  ont  cessé  d'être  boyars. 

La  boyarie  n'est  pas  une  aristocratie  de  naissance  ; 
encore  moins  une  aristocratie  de  talents;  sans  mé- 
rite dans  le  présent,  elle  n'a  donc  pas  même  la  va- 
leur d'un  vieux  souvenir.  En  Yalaquie,  sur  trepte 
familles  dans  lesquelles  on  trouve  des  grands  boyars , 
il  n'y  en  a  que  dix-neuf  dont  les  titres  remontent  au-delà 
de  vingt  ans  (i).  En  Moldavie,  en  faisant  le  dénombre- 
ment des  grands  boyars,  à  peine  pourrait-on  trouver  une 
famille  sur  dix  qui  date  de  plus  loin  que  1828  (2). 

Assurément ,  nous  n'en  sommes  plus  chez  nous  aux 
questions  de  naissance  ;  mais  il  est  permis  de  ramener 
à  leur  obscurité  des  hommes  qui  tirent  vanité  de  leurs  ti- 
tres, et  s'en  font  un  droit  à  de  monstrueux  privilèges  et 
à  de  coupables  oppressions. 

Nous  avons  vu  quelle  est  l'origine  des  hospodars 
Stirbey  et  Bibesco.  Une  autre  famille  hospodarale,  au- 
jourd'hui riche  et  puissante,  a  pris  sans  droit  le  nom  de 
Gantacuzène,  comme  si  elle  appartenait  à  la  dynastie  des 
empereurs  grecs.  Son  véritable  nom  est  Magoureano. 
Les  familles  les  plus  considérables  par  leur  influence  et 

(1)  G.  Chaaoi,  Dernière  occupaUoii  des  Principautés  dana- 
biennes. 

(2)  lùid. 


—  265  - 

leurs  richesses ,  toutes  comptant  dans  leur  sein  un  ou 
plusieurs  candidats  au  trône»  ne  sont  pas  même  de  race 
roumaine.  Les  Maurocordato  et  les  Maurojeni  sont  origi- 
naires de  File  de  Miconi  (Archipel);  les  Ghika  vien- 
nent de  r  Albanie ,  les  Racoviça  de  TÂsie  Mineure  »  les 
Ypsilanti  et  les  Mourosi  de  Trébisonde ,  les  Soutzo  sont 
Bulgares  »  les  Caradja  Ragusais,  les  Roselti  GénoiSi  etc. 
De  toutes  parts  les  étrangers  sont  accourus  dans  ces  ri- 
ches contrées  pour  en  déposséder  les  Roumains. 

Par  contre,  les  véritables  descendants  des  anciennes  fa- 
milles, les  Golesci,  les  Gradistiani,  les  Bratiani  sont  en  exil 
pour  avoir  voulu,  en  1848,  améliorer  le  sort  des  cultiva- 
teurs indigènes.  D'autres  enfants  des  vieux  boyars  rou- 
mains, depuis  longtemps  dépouillés  de  leurs  patrimoines, 
sont  réduits  à  conduire  la  charrue,  quelques-uns  devenus 
paysans  à  corvées,  quelques  autres  relégués  dans  les  em- 
plois subalternes  de  l'État,  et  rampant  sous  les  petits^fils 
des  valets  de  leurs  grands-pères.  Et  comme  pour  leur 
conserver  le  souvenir  de  ce  qu'il  ont  perdu,  on  a  fait  une 
classification  de  ces  victimes ,  sons  le  nom  de  Neamuri 
(hommes  de  bonne  origine).  Les  Phanariotes  ne  son- 
geaient pas  que  c'était  perpétuer  contre  eux-mêmes  une 
accusation  toujours  vivante. 

En  efTet ,  c'est  avec  les  princes  du  Phanar  que  com- 
mence l'abaissement  et  la  transformation  du  boyarisme. 
Le  nombre  des  boyars  n'étant  pas  limité ,  et  ce  titre 
étant  attaché  à  toute  fonction  importante,  les  Grecs 
introduits  dans  tous  les  ministères,  dans  la  magistrature, 
dans  les  hauts  emplois  militaires  et  civils  »  prenaient 
aussitôt  le  titre  et  le  rang  de  boyar.  Or,  comme  toutes 
les  faveurs  étaient  réservées  à  ces  nouveaux  venus  ,il  se 


—  988  — 

forma  bientôt  deux  dasses  rivales ,  les  boyars  indigënes 
et  les  boyars  phanariotes;  et  dans  les  luttes  qui  durent 
nécessairement  suivre ,  Tappui  du  prince  donnait  aux 
derniers  une  force  irrésistible. 

Les  indigënes  cependant  conservaient  un  avantage. 
Le  titre  du  Pbanariole  n'était  pas  immuable;  il  cessait 
d'être  boyar  quand  son  protecteur  cessait  d'être  prince  (1), 
et  rentrait  avec  lui  dans  son  obscurité  première.  Or, 
comme  le  prince  n'avait  jamais  un  long  règne,  les  boyars 
de  sa  création  n'avaient  comme  lui  qu'un  titre  éphé- 
mère. Le  hospodar  nouveau  amenait  de  Gonstantinople 
ses  créatures ,  qui  devenaient  de  nouveaux  boyars,  pour 
disparaître  à  leur  tour  au  premier  changement.  Ils 
avaient  sans  doute  le  temps  de  s'enrichir  par  le  pillage, 
mais  non  de  consolider  leur  grandeur;  et  si  leur  avidité 
était  satisfaite,  leur  vanité  ne  l'était  pas.  Ces  mutations 
d'ailleurs,  ces  dignités  transitoires,  rendaient  les  boyars 
phanariotes  inférieurs  aux  indigènes  possédant  depuis 
longtemps  leur  titre,  et  le  transmettant  à  leurs  fils.  Le 
prince  dut  venir  au  secours  de  ses  fidèles.  Une  loi 
nouvelle  décida  que  l'union  de  la  fille  d'un  boyar 
indigène  avec  un  Grec  phanàriote,  donnait  à  l'époux  le 
titre  de  boyar  indigène,  avec  toutes  les  prérogatives 
de  la  naturalisation.  Les  effets  de  cette  loi  furent 
désastreux.  Aucun  boyar  indigène  n'eut  assez  de 
force  ou  de  résolution  pour  refuser  sa  fille  à  un  ministre, 
'à  un  grand  juge,  à  un  spathar,  au  fils  même  du  hospo- 
dar'. Car  le  hospodar,  pour  enraciner  ses  droits  dans  le 
pay^,  était  jaloux  d'assurer  ïè  titre  dé  bo^ar  indigène  à 

(1)  /Callony  ,  Essai  sar  les  Phanariotes.. 


—  267  — 

un  ou  plusieurs  de  ses  fils.  Bientôt  se  présentèrent  les 
fonctionnaires  de  second  ordre  :  le  Grec  pénétra  dans 
toute  famille  ;  il  se  fit  une  invasion  par  alliance; on  con- 
somma le  sacrifice  de  la  nationalité  roumaine  au  pied  de 
Tautel  nuptial  y  et,  par  un  double  déshonneur,  le  boyar 
vendait  la  patrie  en  faisant  commerce  de  sa  fille.  Bien 
peu  de  familles  illustres  demeurèrent  à  l'abri  de  la  souil- 
lure pbanariote;  car  les  Grecs  s'adressaient  de  préférence 
aux  grandes  familles  et  aux  grands  noms.  Ceux  qui  eu- 
rent le  courage  de  résister  furent  persécutés,  dépouillés, 

^  chassés  de  leurs  domaines;  et  leurs  descendants  allèrent 

^  grossir  les  rangs  des  paysans  neamuri. 

^  Doit-on  s'étonner  ensuite  qu'à  chaque  invasion  de  Té- 

tranger,  les  boyars  soient  empressés  à  lui  tendre  la  main, 
^  eux  dont  le  sang  est  mêlé  de  tant  d'éléments  étrangers? 

^  Produits  hybrides,  nés  de  croisements  impurs,  où  pui- 

,  seraient-ils  le  sentiment  de  la  nationalité?  A  Texception 

^  d'un  petit  nombre  de  familles,  parmi  tout  ce  qui  &'ap- 

2  pelle  si  faussement  boyar  indigène,  il  n'y  a  pas  un  Rou- 

I  main. 

j  Les  Russes  achevèrent  l'œuvre  de  décomposition.  Le 

j  règlement  organique  divisa  les  boyars  en  trois  catégories, 

.  grands  boyars,  boyars  de  deuxième   et  de  troisième 

I  classes.  Jusque-là,  il  n'existait,  quant  à  l'exercice  des 

droits  politiques,  aucune  différence  de  boyar  à  boyar.  Le 
nombre  des  gens  à  corrompre  était  trop  étendu.  En 
réservant  la  plénitude  des  droits  politiques  à  quelques  pri- 
vilégiés, l'action  moscovite  se  fortifiait  en  se  concentrant. 
Ainsi,  en  Valaquie,  les  boyars,  au  nombre  de  soixante- 
dix,  étaient  représentés  à  l'assemblée  par  vingt  députés, 
tandis  que  trois  mille  boyars  de  deuxième  et  de  troisième 


—  268  — 

classes  étaient  représentés  par  dix-huit  députés  seule- 
ment. Il  ne  pouvait  plus  y  avoir  unité  d'action,  esprit 
d'ensemble,  dans  un  corps  ainsi  morcelé. 

On  sut  Taffaiblir  encore  par  des  adjonctions  au  profit 
des  partisans  de  l'étranger.  Tout  officier  dévoué  à  la 
Russie,  tout  fonctionnaire  ami  du  protectorat,  put  être 
nommé  boyar.  Ce  devint  une  récompense  toujours  offerte 
à  la  servilité.  La  boyarie  n'avait  jamais  été  une  noblesse, 
mais  un  titre  personnel,  justifié  dans  Torigine  par  un 
mérite  personnel.  Elle  ne  fut  plus  désormais  qu'une 
hiérarchie  d'antichambre  ,  une  faveur  réservée  à  la 
tourbe  bureaucratique.  Or,  comme  la  plupart  des  em- 
ployés sont  Russes  ou  placés  par  les  Russes,  il  en  résulte 
que  tous  ces  petits  boyars  nés  de  la  poussière  des  bu- 
reaux, sont  autant  d'agents  entre  les  mains  du  protecteur. 

Par  la  terreur  et  la  corruption,  il  gouverne  les  grands 
boyars  ;  par  la  domination  et  les  recrutements,  il  disci- 
pline les  petits. 

Avec  un  pareil  système,  longuement  prémédité,  sa- 
vamment appliqué,  servant  de  complément  aux  hontes 
phanariotes,  que  peut-on  attendre  de  la  boyarie?  quel 
souffle  peut  sortir  de  ce  foyer  pestilentiel? 

Peut-être  aussi  dans  celte  profonde  démoralisation 
faut-il  signaler  la  complicité  des  femmes,  et  les  funestes 
résultats  de  leurs  habitudes  sociales. 

On  ne  saurait  nier,  en  effet,  l'influence  importante 
des  femmes  sur  Tétat  moral  des  sociétés,  et  leur  immense 
part  de  responsabilité  dans  l'abaissement  des  hommes. 
Les  grandes  leçons  doivent  venir  d'elles,  soit  comme  mè- 
res, soit  comme  épouses,  et  les  traditions  historiques  s'ac- 
cordent si  bien  avec  cette  vérité,  que  les  légendes  de 


~  209* — 

l'antique  Rome  ont  rattaché  aux  deux  plus  grandes  ré- 
volutions intérieures  le  nom  de  deux  femmes^  Lucrèce 
et  Virginie.  La  mort  de  l'une  chasse  les  rois,  la  mort  de 
Tautre  donne  les  tribuns. 

Partout  où  la  femme  a  de  grands  sentiments,  Thomme 
prend  exemple  d'elle  pour  la  surpasser  ;  partout  où  elle 
manque  d'intelligence  et  d'honneur,  l'homme  la  suit 
dans  la  fange  pour  y  descendre  plus  bas.  La  mère  d'E- 
tienne le  Grand  ferme  à  son  fils  vaincu  les  portes  de 
Niamzo,  et  Etienne  lui  répond  par  une  victoire  éplatante. 
La  femme  du  boyar  ouvre  à  l'officier  russe  ou  turc  la 
porte  de  son  alcôve,  et  le  boyar  devient  l'esclave  de  l'é- 
tranger qui  le  déshonore. 

C'est  que  la  femme  de  la  région  boyaresque  dépas- 
se de  bien  peu  le  niveau  moral  et  intellectuel  des  fem- 
mes d'un  gynécée  turc.  Etrangère  aux  idées  du  monde 
extérieur,  absorbée  dans  la  contemplation  de  ses  étoffes 
et  de  ses  bijoux,  souvent  dans  la  contemplation  de  ses 
propres  attraits,  ne  sortant  que  pour  faire  admirer  ses 
équipages^  ne  rentrant  que  pour  essayer  de  nouvelles 
coquetteries,  jugeant  le  mérite  d'un  homme  par  ce  qu'il 
donne  ou  peut  donner,  comment  pourrait-elle  entendre 
raconter  les  malheurs  du  pays,  elle  si  heureuse  et  si 
riche?  comment  pourrait-elle  croire  aux  oppressions  de 
l'étranger,  elle  qui  reçoit  ses  adorations?  Qu'a-t-elle  à  faire 
des  bruits  du  dehors ,  des  idées  d'^indépendance  natio- 
nale, des  sentiments  chevaleresques  de  dévouement  et  de 
devoir?  pour  elle,  la  vie  est  la  langueur  de  l'oisiveté, 
l'univers  est  un  boudoir,  la  patrie  un  divan. 

Le  sang  phanariote  si  largement  mêlé  à  la  boyarie 
est  pour  beaucoup  dans  cet  simoindrissement  du  sens 


—  a7o  — 

moral  ekez  les  feimnea  :  teur  éducation  y  coMtribue  en- 
core; ouplttl6t>  la  manière  dont  se  disposent  les  maria- 
ges rend  toute  édiication  inutile.  Les  questions  d^atta- 
chement)  de  sympathie,  de  convenances  même,  ne  sont 
pour  rien  dans  les  alliances.  Le  mariage  n*est  autre  chose 
qu'une  opération  financière  traitée  sans  fa4;on  entre  les 
parents,  la  dot  balancée  avec  l'apport  du  futur,  les  deux 
parts  discutées  denier  à  denier,  jusqu'à  ce  que,  les  arran- 
gemeuts  pécuniaires  étant  terminés,  les  futurs  y  sont 
ajoutés  comme  des  appoinls.  Qu'importent»  après  cela, 
les  qualités  morales  d'une  jeune  fille,  son  esprit,  son  sa- 
voir, sa  beauté  même  ou  sa  laideur?  Tout  cela  ne  se 
traduit  pas  en  chiffres  ;  et  le  père  s'est  bien  gardé  de 
dépenser  en  maîtres  l'argent  qui  a  pu  servir  à  grossir  la 
(]ot.  L'intelligence  et  la  vertu  seraient  de  pauvres  recom- 
mandations ;  la  dot  parle  plus  haut.  Sans  doute,  il  se 
passe  chez  nous  quelque  chose  de  semblable,  mais  on  y 
met  plus  de  retenue^  et.  avant  d'être  unis  à  jamais,  les 
futurs  ont  pu  se  rencontrer  quelquefois,  ne  fût-ce  que 
pour  sauver  les  apparences  ;  tandis  qu'à  Bucharest  et  à 
Jassy,  souvent  c'est  à  l'autel  qu'aune  jeune  fille  voit  pour 
la  première  fois  celui  qui  dans  cinq  minutes  va  être  son 
mari.  Une  anecdote  à  peine  croyable  et  assez  récente, 
peut  montrer  combien,  en  fait  de  mariage,  on  tient  peu 
de  compte  des  personnes.  Une  jeune  fiancée  accompagnée 
de  sa  famille  était  arrivée  à  l'église  pour  la  cérémonie 
nuptiale  ;  mais  le  fiancé  ne  paraissait  pas.  On  l'envoya 
chercher  ;  il  ne  se  rencontra  pas  chez  lui.  Il  fallut  encore 
attendre,  lorsqu'un  des  parents,  impatienté,  s'écria  qu'il 
n'y  avait  qu'à  le  remplacer  par  son  frère.  L'avis  fut 
adopté  ;  le  frère  mandé  en  toute  hâte,  accepta  l'offre  qui 


—  vu  — 

lui  était  faîte,  et  le  ouariage  s'accompHit  sans  que  panooae 
en  fut  scandalisé  :  oygi  i^  dit  pas  qu'il  soit  plus  malbeu* 
reux  que  tout  autre. 

Le  boyar,  eu  eOct,  ne  prend  pas  une  fenome  pour  en 
Élire  sa  compagne  :  si  elle  est  laide,  c'est  un  associé  en 
commandite;  si  elle  est  belle,  c'est  un  ornement,  et 
Tornement  devient  bientôt  une  plaie. 

11  fout  moins,  peut-être  accuser  les  femmes  que  les  pren- 
dre en  compassion  ;  car  y  si  la  femme  agit  surl'bomme  par 
de  Qobles  conseils  ou  de  funestes  entraînements,  la  femme 
n'est  après  tout  que  ce  que  Thomme  Ta  faite.  Que  peur 
vent-elles  devenir  entre  les  mains  de  ces  tristes  contrefa- 
çons de  pachas  qui  président  à  Içurs  destinées?  Que  peu- 
vent-elles apprendre  du  monde  intellectuel,  lorsqu'on  les 
retient  dans  une  vie  indolente  et  passive,  où  étouffe  la 
pensée,  oii  la  passion  même  est  absente.  La  passion  du 
moips  est  une  ressource  ;  souvent  elle  réveille  les  cœurs 
endormis,  et,  par  de  nobles^  élans,  poétise  les  fautes.  Chez 
les  boyaresses  il  n'y  a  point  de  passion,  il  n'y  a  que  de 
rintrigue;  et  elles  déshonorent  même  l'amour,  en  se 
donpant  sans  aimer. 

Ajoutons  néanmoins  que  cet  état  passif  des  femmes, 
est  déjà  bien  différent  de  ce  qu'il  était  autrefois.  La  lu- 
mière de  l'Occident  s'est  fait  jour  à  Bucharest  et  a  donné 
à  la  femme  une  meilleure  conscience  d'elle-même.  Il  y 
a  cinquante  ans  encore,  elles  n'étaient  que  des  femmes 
de  harem^  et  d'un  harem  sans  gardiens.  Assises  toute  la 
journée,  les  jambes  croisées  sur  un  divan  ,  mâchant  des 
racines  de  leutisque,  passant  leur  temps  à  leur  toilette  ou 
à  de  futiles  bavardages,  elles  n'avaient  d'autre  occupation 
que  l'étude  des  cosmétiques  et  les  raffinements  d'une  co** 


—  272  — 

quetto'ie  de  mauvais  goût.  Leurs  ongles  étaient  peints  en 
rouge ,  leurs  sourcils  épaissis  en  noir,  leurs  Joues  char- 
gées de  peinture,  leurs  cheveux  parsemés  de  pièces  d'or, 
leur  cou  étincelantsde  pierreries,  et,  comme  complément 
à  tout  cet  étalage,  elles  s'affublaient  d'un  vêtement  hé- 
réditaire enrichi  de  tous  les  diamants  transmis  d'âge  en 
âge  dans  la  famille.  Elles  portaient  snr  elles  tout  leur 
avoir,  et  l'on  pouvait  savoir  au  premier  coup  d'œil  ce  que 
valait  chaque  femme.  Un  incident  inattendu  opéra  tout 
à  coup  une  révolution  dans  ces  étranges  mascarades,  et 
ce  fut  encore  une  révolution  française.  En  i805,  le  général 
Sébastiani,  allant  en  ambassade  à  Constantinople ,  dut 
passer  par  Bucharest,  route  obligée  en  ce  temps-là.  II 
était  accompagné  de  sa  jeune  épouse ,  naguère  Made- 
moiselle de  Coigny.  Son  arrivée  fut  l'occasion  d'un  grand 
bal  à  la  cour  du  hospodar.  Le  soir  venu ,  les  boyaresses 
déployèrent  leurs  plus  spipndides  appareils  ;  les  robes 
héréditaires,  portant  les  provisions  en  diamants  de  deux 
ou  trois  siècles,  élincelaientaux  feux  des  flambeaux;  le 
noir  des  sourcils,  le  carmin  des  joues  étaient  renouvelés, 
et  d'innombrables  pièces  d'or  pesaient  dans  les  cheveux! 
Rangées  dans  le  salon  comme  autant  de  châsses,  elles 
attendaient  avec  impatience  l'arrivée  de  l'illustre  voya- 
geuse, faisant  mille  conjectures  sur  les  merveilles  de  sa 
toilette.  Que  ne  devait-on  pas  attendre  d'une  ambassa- 
drice de  France,  demoiselle  de  haute  noblesse,  épouse 
d'un  général  parent  de  Napoléon?  Quelle  fut  la  stupé- 
faction de  ces  dames,  lorsqu'à  l'entrée  de  l'ambassadrice 
conduite  par  le  hospodar,  elles  la  virent  s'avancer,  vêtue 
d'une  robe  des  plus  simples,  en  crêpe  blanc,  sans  pein- 
ture sur  les  joues,  sans  aulre  ornement  dans  ses  che- 


—  i>73  — 

\o\\x  qu'un  peigiKî  on  (Vaille ,  mais  belle  de  sa  jeu- 
nesse, (le  ses  attraits  el  d'une  dignité  nalurclle  !  Toutes 
restèrent  immobiles  de  saisissement;  mais  avec  leur  ins- 
tinct de  femmes ,  elles  reconnurent  la  vraie  grandeur,  la 
vraie  beauté.  Elles  avouèrent  depuis ,  qu'il  leur  avait 
semblé  voir  s'avancer  une  reine.  Quelques-unes,  plus 
naïves,  s'imaginèrent  que  le  peigne  d'écaillé  devait  avoir 
une  valeur  fabuleuse ,  puisqu'il  était  le  seul  ornement 
du  front  d'une  ambassadrice.  Les  autres  comprirent 
qu'une  femme  pouvait  être  belle  sans  or  dans  ses  che- 
veux, sans  carmin  sur  ses  joues,  sans  diamants  sur 
ses  robes.  Depuis  ce  temps ,  plus  de  simplicité  fut  de 
mode  ;  les  toilettes  françaises  furent  recherchées,  et  les 
femmes  renoncèrent  au  vêtement  héréditaire,  bien  plus 
promptement  que  les  boyars  à  leurs  pelisses  et  à  leurs 
calpacs. 

Les  nouvelles  communications  avec  l'Occident  ont 
aussi,  depuis  vingt  ans,  introduit  la  vie  intellectuelle  chez 
quelques  femmes  d'élite.  Mais  c'est  le  petit  nombre. 
Toutes  les  autres,  pauvres  des  qualités  du  cœur,  dépour- 
vues des  ornements  de  l'esprit,  sentent  pourtant  le  besoin 
d'être  remarquées ,  et  c'est  dans  les  profusions  du  luxe 
qu'elles  cherchent  la  célébrité.  Quelles  tristes  leçons  doi- 
vent recevoir  les  maris,  obligés  de  satisfaire  aux  vani- 
tés de  femmes  qui  font  assaut  de  dépenses  et  de  folies  ! 
En  1847,  dans  une  réunion  nombreuse,  un  juge,  nou- 
vellement marié ,  avoua  tout  haut  que  la  corruption  des 
tribunaux  devait  être  attribuée  à  l'amour  effréné  du  luxe, 
dont  la  nouvelle  princesse  Bibesco  donnait  l'exemple  à 
son  entourage;  et  il  ne  craignit  pas  d'ajouter  que  lui- 
même  préférait  transiger  avec  sa  conscienre,  plutôt 

IcS 


—  274  — 

que  (le  refuser  salisfaclion  anx  goûts  somptueux  de  sa 
femme  (1). 

Une  autre  cause  profonde  de  démoralisation  est  dans 
la  facilité  des  divorces.  Nous  avons  vu  l'exemple  scanda- 
leux donné  par  Bibesco.  Les  boyars  n'avaient  certes  pas 
besoin  de  cette  leçon  ;  mais  on  peut  croire  facilement 
qu'elle  ne  leur  inspira  pas  des  idées  de  retenue.  Nous 
ne  pouvons  mieux  signaler  les  funestes  effets  du  divorce, 
qu'en  recueillant  les  aveux  faits  par  un  grand  boyar  à 
M.  Saint-Marc  Girardin. 

«  CheznouSy  dit-il,  la  famille ,  grâce  à  la  facilité  des 
divorces ,  n'a  aucune  stabilité.  Le  mariage  est  un  essai 
perpétuel  que  l'Iiomme  et  la  femme  font  l'un  de  l'autre. 
Vous  ne  sauriez  vous  figurer  la  vacillation  et  l'ébranle- 
ment général  que  cet  usage  jette  dans  la  société.  On  dit 
que  quelques  bons  esprits  veulent  introduire  le  divorce 
dans  vos  lois.  Que  ne  viennent-ils  vivre  quelque  temps 
chez  nous ,  afin  de  voir  les  étranges  effets  de  cet  usage  ; 
ces  enfants  qui  ont  leur  mère  dans  une  famille,  leur  père 
dans  une  autre,  et  qui  ne  sachant  à  qui  attacher  leur  res- 
pect et  leur  amour,  n'ont  ni  centre  ni  point  de  rallie- 
ment ;  ces  femmes  qui  dans  une  soirée  rencontrent  leurs 
deux  ou  trois  premiers  maris,  sont  au  bras  du  quatrième, 
et  sourient  aux  agaceries  du  cinquième  ;  le  sentiment  de 
promiscuité  que  cela  jette  au  sein  de  la  société ,  et  sur- 
tout la  liberté  que  cette  facilité  de  se  quitter  donne  à  tous 
les  caprices  du  cœur  humain  !  Soyez  sur  que  l'adultère, 
tel- que  vous  l'avez,  serait  chez  nous  un  progrès ,  et  que 

(1)  Dernière  occupation  des  Principautés  danubiennes,  par  G. 
Chainoi. 


—  275  — 

ce  qui  est  voire  maladie,  serait  pour  nous  un  commenro- 
ment  de  santé.  L'adultère  est  impossible  dans  notre  so* 
ciété,  car  ce  n'est  que  le  prélude  d'un  second  mariage  ; 
quel  mal  peut-il  y  avoir  à  faire  la  cour  à  une  femme  ma- 
riée, si  je  puis  l'épouser?  Ce  qui  peut  devenir  bien  d'un 
jour  à  l'autre  ne  peut  pas  passer  pour  un  mal  ;  et  pour 
que  l'homme  démêle  le  bien  du  mal ,  il  lui  faut  un  autre 
signe  qu'une  date  fugitive.  Ce  que  j'admire  chez  vous, 
c'est  que  Tadullère  même  ne  rompt  et  ne  détruit  point 
la  famille ,  parce  que  la  société  a  pensé  qu'elle  avait  in- 
térêt surtout  au  maintien  de  la  famille.  Chez  nous,  la  fa- 
mille est  toujours  à  la  merci  d'un  caprice  ;  et  nous  avons 
si  bien  fait ,  que  ce  qui  doit  être  le  fondement  de  la  so- 
ciété est  devenu  aussi  vacillant  et  aussi  mobile  que  les 
sentiments  du  cœur  de  l'homme.  Il  est  bon  pour  la  so- 
ciété que  rhomme  ait  des  devoirs  plus  durables  et  plus 
solides  que  ses  attachements.  Que  diriez-vous,  Monsieur, 
si  vous  vous  étiez  marié  toutes  les  fois  que  vous  avez  eu 
un  caprice  de  cœur  pour  une  femme?  On  peut  dans  sa 
vie  avoir  plusieurs  romans,  je  ne  veux  point  être  trop 
sévère  ;  mais  il  ne  faut  avoir  qu'une  histoire  (1).  » 

Nous  soupçonnons  fort  M.  Saint-Marc  Girardin  d'avoir 
donné  au  grand  boyar  un  peu  de  son  propre  esprit.  Il 
n'y  a  pas  lieu  de  s'en  plaindre  :  il  suffit  qu'il  n'ait  pas 
altéré  le  tableau  en  le  colorant. 

Il  n'y  a  plus  de  famille,  en  effet,  il  n'y  a  plus  de  so- 
ciété, lorsqu'on  peut  clianger  la  femme  comme  un  meu- 
ble d'occasion.  L'homme  n'a  plus  de  devoirs,  la  femme 

(1)  Souvenirs  de  voyage,  p.  285. 


—  27<;  — 

uà  pins  clo  dignitts  roni'ciiU  n'a  plus  de  foyer,  el  la  fa- 
inille  reste  sans  tradition  et  sans  avenir. 

Un  des  plus  puissants  liens  sociaux,  sans  contredit, 
est  la  solidarité  entre  époux,  et  c'est  cette  idée  de  soli- 
darité qui  engage  la  femme  à  relever  son  mari  quand  il 
tombe,  à  le  fortifier  quand  il  est  faible,  à  le  développer 
quand  il  est  fort.  C'est  l'influence  de  la  femme  sur  les 
chevaliers  du  moyen  âge  qui  disciplina  les  rudes  coura- 
ges, el  adoucit  la  férocité  des  mœurs.  C'est  l'absence  de 
cette  influence  qui  a  permis  aux  boyars  de  tomber  de 
chute  en  chute  à  l'état  où  nous  les  voyons. 

Ecoutons  une  autre  partie  de  la  confession  du  boyar  à 
M.  Saint-Marc  Girardin. 

i  Nos  mœurs  sont  un  peu  les  mœurs  ou  plutôt  les  vices 
de  tous  les  peuples  qui  nous  ont  gouvernés  ou  protégés. 
Nous  avons  emprunté  aux  Russes  leur  libertinage,  aux 
Grecs  leur  manque  de  probité  en  aflaires,  aux  princes 
phanariotes  leur  mélange  de  bassesse  et  de  vanité,  aux 
Turcs  leur  indolence  et  leur  oisiveté  ;  les  Polonais  nous 
ont  donné  le  divorce  et  cette  fourmilière  de  Juifs  de  bas 
étïige  que  vous  voyez  pulluler  dans  nos  rues  :  voilà  nos 
mœurs.  (1)  • 

Que  saurions-nous  ajouter  à  ces  tristes  aveux?  Et 
qu'avons-nous  de  mieux  à  dire  sur  celte  institution  des 
lovars?  Quelle  est  sa  raison  d'être?  Que  signifient  dans 
la  société  ces  hojnmes  investis  de  tous  les  droits,  sans 
remplir  aucun  devoir?  Leurs  services,  depuis  cent  cin- 
quante ans,  ne  sont  plus  inscrits  que  dans  les  archives  du 
Phanar  ou  de  Saint-Pétersbourg;  leur  existence  politique 

(I)  Souvenirs  do  Toyagoî:,  p,  885. 


—  277   - 

n'est  plus  qu'une  dérision,  leur  nom  même  de  boyar  est 
une  constante  épigramme,  et  la  seule  condition  pour 
eux  de  redevenir  quelque  chose,  c'est  de  demander  avec 
f()us  les  Roumains  la  suppression  de  la  boyarie. 

Paysans. 

Au  premier  aspect,  on  reconnaît  dans  le  paysan  rou- 
main une  forte  race,  demeurée  pure  de  tout  mélange,  belle 
comme  un  type  primitif,  naïve  comme  quelque  chose 
d'antique.  C'est  dans  les  montagnes  surtout,  et  dans  le 
banat  de  Craiova,  que  la  population  se  présente  avec  la 
vraie  physionomie  de  la  nationalité  roumaine.  I.es  villa- 
geois de  la  Transylvanie  ont  aussi  conservé  dans  toute 
sa  vérité  l'empreinte  de  leur  origine,  et  restent  fidèles 
aux  souvenirs  de  fraternité  qui  les  unissent  aux  Roumains 
delà  Valaquie.  Lorsqu'ils  les  rencontrent,  ils  les  saluent 
toujours  du  nom  défraie.  Ils  sont  frères,  en  effet,  non 
pas  seulement  par  la  naissance,  mais  par  le  malheur  et 
l'oppression,  les  uns  accablés  par  les  Magyars  et  les 
Saxons,  les  autres  par  leurs  propres  boyars.  Tous  se 
ressemblent  également  par  les  traits  extérieurs  :  robustes 
allures,  type  méridional,  beau  profil,  longs  cheveux 
noirs,  encadrant  un  large  front,  épais  sourcils  ombra- 
geant des  yeux  moins  vifs  que  caressants,  la  finesse  du 
regard  italien,  où  domine  cependant  l'ironie  plutôt  que 
l'astuce.  La  misère,  d'ordinaire  si  féconde  en  abrutisse- 
ments et  en  désespoirs,  n'a  rien  ôté  aux  facultés  intel- 
lectuelles du  paysan  roumain,  et  n'a  éveillé  en  lui  aucune 
passion  farouche .  Chez  lui  la  conception  est  restée  prompte 
et  mobile,  vive  et  pénétrante.  Chez  lui  la  liaiuc  a  peu  de 


—  27«  — 

prise,  excepté  pcut-élre  contre  le  Mouscal  (Russe)  ;  mais 
contre  le boyar  quia mcTÎté  les  plus  cruelles  vengeances, 
il  n'emploie  (l*autres  armes  que  les  fines  moqueries.  Il 
ne  lui  vient  pas  dans  l'idée  de  poignarder  son  tyran, 
mais  il  trouve  un  plaisir  ineflable  à  le  parodier  dans  son 
costume,  ses  manières  et  son  langage.  Il  se  venge  avec 
un  mot ,  qui  est  à  ses  yeux  la  plus  cruelle  des  flétris-: 
sures,  le  mot  ciocoi. 

Rien  n'a  pu  altérer  chez  cette  population  opiniâtre 
le  caractère  toujours  vivant  de  Tantique  Italie.  Aucun 
élément  étranger  n'a  eu  de  prise  sur  elle,  ni  les  Turcs , 
ni  les  Russes 9  ni  les  Grecs,  ni  les  boyars  qui  n'ap* 
partiennent  à  aucune  nation.  Il  y  a  chez  le  paysan  rou- 
main une  telle  puissance  d'assimilation,  que  c'est  lui 
qui  absorbe  tous  les  mélanges  introduits  pour  le  modi- 
fier. De  nombreuses  émigrations  conduisent  des  villages 
entiers  en  Serbie  ou  en  Bulgarie  ;  ils  y  conservent  obsti- 
nément leur  langue  et  leurs  coutumes.  Ce  sont  les  Serbes 
et  les  Bulgares  qui  sont  contraints  d'apprendre  le  Rou- 
main, et  de  se  transformer,  pour  communiquer  avec  ces 
nouveaux  venus.  De  grandes  colonies  de  Bulgares  vien- 
nent-elles au  contraire  en  Valaquie,  elles  ont  prompte- 
ment  oublié  leur  langue,  leurs  traditions,  leurs  ancêtres, 
et  la  seconde  génération  devient  entièrement  valaque. 
On  dirait  une  espèce  de  magnétisme  social  qui,  chez  ce 
paysan  roumain  si  pauvre,  si  patient  et  si  doux,  assujettit 
à  sa  volonté  tous  les  éléments  qui  l'environnent,  et  lui 
donne  une  force  d'expansion  qu'ambitionneraient  vaine- 
ment la  richesse  et  la  grandeur. 

Cette  opiniâtreté  dans  les  habitudes  se  retrouve  dans  les 
souvenirs.  Sansqu'il  saeheraneiennehistoire  de  son  pays. 


—  279  ~ 

il  reste  au  paysan  comme  un  vague  sentiment  de  son  illus- 
tre descendance,  et  le  nom  de  Trajan,  qui  lui  a  été  trans- 
mis dans  les  récils  du  foyer,  est  pour  lui  le  reflet  de  toutes 
les  antiques  splendeurs.  Trajan  est  le  héros  de  plusieurs 
légendes,  une  espèce  de  dieu  national  dont  la  présence 
se  révèle  dans  les  phénomènes  de  la  nature.  La  voie 
lactée,  par  exemple,  c'est  le  chemin  de  Trajan  drumu  Tror 
jan  ;  Torage  qui  gronde,  c'est  la  voix  de  Trajan.  En  Vala- 
quie,  Moldavie  et  Transylvanie,  bien  des  plaines  sont 
appelées  pratul  lui  Trajan,  campul  lui  Trajan.  Enfin  à 
côté  même  des  consécrations  chrétiennes,  se  retrouvent 
des  souvenirs  du  grand  chef  païen.  Ainsi,  le  pic  le  plus 
élevé  des  Karpathes  Moldaves  porte  le  nom  de  la  vierge 
toute  sainte,  Panagia  ;  et  à  cinq  cents  pieds  au-dessous 
du  sommet,  un  rocher  qui  s'élève  en  pointe  effilée  porte 
le  nom  de  Dokia.  C'est,  dit  le  paysan,  une  maîtresse  in- 
fidèle de  Trajan,  changée  en  pierre. 

Quelques  légendes  parlent  aussi  d'Aurélien,  sous  le 
nom  de  LerumDomnu  (Aurel  Dominus.) 

Parmi  ces  populations  naïves,  les  superstitions  con- 
servent aussi  leur  empire.  La  croyance  aux  sorciers,  aux 
fées  et  aux  loups-garous  n'a  rien  qui  doive  surprendre  ; 
car  on  la  retrouve  encore  dans  beaucoup  de  villages  de 
France.  Mais  d'autres  vieilles  superstitions,  efl\\coes  chez 
nous,  s'y  maintiennent  dans  toute  leur  énergie.  Le  vam- 
pire fait  toujours  parler  de  ses  mystérieuses  apparitions; 
et  toute  mort  inattendue  devient  un  de  ses  sanglants  sa- 
crifices. 

Le  vampire  se  reconnaît  à  des  signes  (jui  n'éclinppnU 
pas  aux  sages  de  l'endroit.  Celui  qiîi,  j^omlant  sa  vie,  a 
encouru  la  censure  ecclésiastique,  court  grand  v\>\\uc 


-   280  - 

trjuoir  le  Itrrihle  privilège  de  la  résurrection  noclurne. 
Knsuilo,  les  signes  matériels  viennent  à  Tappui.  Si  le  ca- 
davre est  lent  à  se  décomposer,  si,  après  rinhumalion,  la 
Icrrc  qui  recouvre  le  ceicueil  vient  à  se  déranger,  Tàme 
semble  ne  vouloir  pas  se. séparer  du  corps.  Bientôt  des 
plaintes  nocturnes,  de  lamentables  bruits  dans  la  forêt 
ou  la  montagne  viennent  changer  les  soupçons  en  certi- 
tudes. Les  paysans  alarmés  vont  trouver  les  parents  du 
défunt,  qui  sont  contraints  à  faire  exhumer  le  cadavre  et 
à  pnycr  le  prêtre  pour  le  délivrer  de  Texcommunication. 
Les  exorcismes  qui  suivent  deviennent  naturellement  un 
profit  pour  le  pope  qui,  du  reste,  est  presque  toujours 
aussi  pauvre  que  le  paysan.  On  a  remarqué  que  depuis 
quelque  temps  les  vampires  exhumés  sont  le  plus  fré- 
quemment des  otficiers  de  police  ou  des  marchands  de 
comestibles,  gens  odieux  au  peuple,  qui  cherche  volon- 
tiers une  occasion  d'arracher  aux  héritiers  d'un  exacleur 
un  peu  d'argent  au  profit  du  pope  (1). 

I/ignorancc  et  l'abandon  où  il  se  trouve  perpétuent 
aussi,  chez  le  paysan  roumain,  des  préjugés  qui  n'appar- 
tiennent qu'aux  peuples  les  moins  civilisés.  La  représen- 
tcTtion  de  tout  objet  par  le  dessin  et  la  peinture  lui  sem- 
ble une  profanation;  il  est  persuadé  que  l'homme  dont 
on  fait  le  portrait  doit  mourir  dans  l'année.  Un  artiste 
français,  M.  Michel  Bouquet  (2)^  parcourant  le  pays  en 
1840,  ne  put  jamais  obtenir  qu'un  paysan  consentît  à  po- 
li) Voypgc  en  Valaclue  c(  en  Molda\ic,  iraduil  de  ritalicn  par 
W.  11.  I.cjriinc,  p.  32. 

{T,  I/iin  (!( s  antcurs  des  charmants  dessins  de  V Album  moldo' 
raloqvc,  |)ul:lié  par  Tanclen  consul,  M.  Billecocq,  dans  les  colonnes 
di'  ru  lus  rft'iot\ 


—  281   — 

ser  (levant  lui.  Il  fallut  que  le  prince  Alexandre  Ghika  en 
fil  placer  un  entre  deux  gendarmes,  et  le  malheureux 
était  persuadé  que  chaque  coup  de  crayon  ôlait  un  jour 
à  son  existence  :  c'était,  il  faut  en  convenir,  une  cruauté  ; 
car  on  ne  pouvait  chasser  de  son  esprit  ni  ses  croyances 
ni  ses  terreurs. 

Une  autre  fois  ,  le  même  artiste  copiait  dans  la  cam- 
pagne les  ruines  d'un  vieux  monument,  lorsqu'il  fut 
assailli  par  un  tzigane ,  qui  se  précipita  sur  lui,  le  cou- 
teau  à  la  main ,  le  chargeant  de  malédictions  de  ce  qu'il 
venait  profaner  la  demeure  des  anciens  héros.  L'artiste 
était  robuste  ;  il  lui  fallut  néanmoins  l'aide  du  consul  de 
France,  qui  l'accompagnait,  pour  venir  à  bout  de  ce  fu- 
rieux. 

Un  autre  préjugé  plus  funeste  a  créé,  chez  les  Rou- 
mains, d'invincibles  répugnances  pour  les  travaux  métal- 
lurgiques. Tous  les  ustensiles  de  fer  et  de  cuivre  étant 
fabriqués  exclusivement  par  les  tziganes,  qui  sont  aussi 
les  seuls  maréchaux-ferrantsdu  pays  ,  le  paysan  se  croi- 
rait déshonoré  s'il  faisait  le  même  métierque  des  esclaves. 
Il  en  résulte  un  déplorable  abandon  de  l'industrie  du  fer, 
dans  un  pays  où  abondent  les  richesses  minérales.  Au 
surplus,  lesboyars  entretiennent  à  dessein  ce  préjugé  : 
ils  savent  que  si  le  paysan  fabriquait  des  charrues,  il  ar- 
riverait promptement  à  fabriquer  des  armes. 

Les  Roumains  de  la  Transylvanie  sont  moins  arriérés. 
Le  gouvernement  autrichien,  exploitant  dans  ce  pays  des 
mines  d'or  et  d'argent,  prend  volontiers  pour  ouvriers 
des  Valaques,  faciles  à  diriger  et  à  satisfaire. 

C'est  dans  les  montagnes  de  Zalathna  que  sont  situés 
les  fourneaux  les  plus  importants. 


-  282  — 

«  Il  y  a  quelque  chose  d'étrange  ,  dit  M.  de  Gérando , 
à  rencontrer  Tindustrie  dans  ce  pays  de  légendes  et  de 
traditions 9  à  voir  un  Valaque  aux  longs  cheveux,  vêtu 
comme  Tétaient  les  Daces  il  y  a  quinze  siècles^  et  qui 
croit  volontiers  aux  sorciers  ,  ohserver  tranquillement 
un  piston  ou  entretenir  le  feu  d'une  machine  à  va- 
peur (1).  »  ^ 

Zalathna  était  une  ville  romaine,  appelée  Auraria  mi" 
nor.  On  y  rencontre  encore  beaucoup  de  traces  romaines, 
statues,  pierres  tumulaires,  bas- reliefs. 

L'Autriche  retire  aujourd'hui  des  mines  de  Zalathna 
environ  1,250  kilog.  d'or  pur,  et  1,500  kilog.  d'argent, 
chaque  année. 

La  Valaquie  pourrait  se  créer  les  mêmes  ressources  ; 
caries  mêmes  gisements  se  continuent  à  travers  les  Kar- 
pathes.  Ce  qui  démontre  d'ailleurs  de  nombreuses  couches 
aurifères ,  c'est  que  plusieurs  rivières ,  surtout  l'Olto  et 
l'Ârgis,  roulent  des  sables  chargés  du  métal  précieux. 
Parmi  les  tziganes,  beaucoup  font  métier  de  laver  les 
sables  ,  et  sont  admis  à  payer  leurs  impôts  en  poussière 
d'or. 

Partout ,  dans  ce  pays ,  une  nature  prodigue  offre  au 
travail  de  l'homme  les  plus  riches  récompenses.  Mais 
qu'a  de  commun  une  idée  de  travail  avec  leshospodars 
et  les  boyars  ?  Toute  leur  science  économique  n'a  qu'un 
seul  mot  :  le  pillage. 

Nous  nous  trompons  ;  les  boyars  se  sont  créé  un  genre 
de  commerce  :  ils  tiennent  cabaret  et  alimentent  l'ivro- 
gnerie. Les  propriétaires  b(.yars,  en  iffet,  ayant  par  la 

(1)  La  Transylvanie  et  ses  habitants,  t.  f,  p.  S '3. 


—  283  - 

loi  le  monopole  de  toutes  les  productions  alcooliques  de 
leurs  domaines ,  établissent  des  cabarets  à  leur  compte, 
et,  par  une  bonteuse  industrie ,  enlèvent  au  paysan  les 
derniers  paras  échappés  à  leur  rapacité.  Malheureusement 
le  paysan,  comme  tous  les  infortunés  auxquels  il  ne  reste 
ni  espérance  ni  avenir,  cède  trop  facilement  aux  tentations 
qui  apportent  l'oubli ,  et  passe  tous  les  jours  de  fête  dans 
ces  tristes  réduits.  Or,  les  jours  de  fête,  dans  le  rite  grec, 
sont  multipliés  à  l'infini  ;  de  sorte  que  le  boyar  trouve 
plus  de  profits  dans  l'oisiveté  du  paysan  que  dans  son 
travail. 

Propriétaire,  il  lui  dispute  son  salaire;  cabaretier,  il 
l'en  dépouille.  Cette  dernière  spéculation  est  un  double 
crime  :  elle  encours^e ,  chez  le  paysan ,  un  vice  qui  le 
dégrade  ;  elle  enrichit  le  boyar  par  le  produit  du  vice. 

Quant  au  malheureux  paysan,  on  peut  lui  pardon- 
ner les  funestes  jouissances  du  cabaret,  lorsque  toutes 
les  autres  lui  sont  interdites.  Rentré  chez  lui ,  la  seule 
nourriture  qu'il  partage  avec  sa  famille  est  une  pâle  de 
farine  de  maïs  apprêtée  à  l'eau.  Ce  mets  simple  et  gros- 
sier s'appelle  mamaliga;  il  a  l'avantage  de  pouvoir  se 
préparer  promptement  et  facilement;  si  le  paysan  est 
aux  champs  à  travailler  avec  sa  famille,  en  quelque  en- 
droit qu'il  se  trouve ,  il  allume  du  feu  et  suspend ,  au 
moyen  de  trois  morceaux  de  bois  debout  et  croisés,  sa 
marmite  remplie  d'eau.  Dès  que  l'eau  est  en  ébuUution  , 
il  y  verse ,  avec  un  peu  de  sel ,  la  farine  ,  qui  prend  ù 
l'instant  la  consistance  d'une  bouillie  fort  épaisse.  Le  re- 
froidissement la  rend  plus  compacte ,  et  chacun  en  coupe 
un  morceau  avec  un  fil.  Dans  les  bons  jours, la  mamaliga  se 
mange  avec  du  lait,  du  fromage  frais  ou  du  i  oisson  salé. 


—  284  — 

Les  cabanes  des  pnysans  n'étaient,  il  y  a  quelques  an- 
nées» que  d'obscures  tanières,  appelées  bordeU  des  trous 
creusés  dans  le  sol,  avec  un  toit  formé  de  perches  recou- 
vertes de  terre ,  et  dépassant  à  peine  la  superficie  de  la 
plaine.  La  terre  qui  garnissait  le  toit  se  recouvrait  bien- 
tôt d'berbe  y  de  sorte  que  de  loin  on  eut  dit  une  légère 
ondulation  de  terrain,  si  Ton  n'eut  vu  s'échapper  de  temps 
à  autre  quelques  nuages  de  fumée  qui  révélaient  une  ha- 
bitation. L'intérieur  était  indescriptible  :  ni  meubles,  ni 
ustensiles,  à  l'exception  de  planches  servant  de  lits  et  de 
sièges,  et  de  la  marmite  oii  se  cuisait  la  mamaliga. 

Aujourd'hui,  presque  partout,  ces  tristes  habitations 
ont  fait  place  à  des  chaumières  d'un  aspect  plus  conso- 
lant, et  les  bordei  sont  devenus  les  retraites  des  tziganes. 

Nous  devons  reconnaître  que  M.  de  Kisseleff  a  été 
pour  beaucoup  dans  cette  amélioration  de  la  demeure 
du  paysan.  Par  ses  soins,  des  plans  de  villages  furent 
tracés,  avec  des  modèles  de  constructions  simples  et 
commodes.  Ses  encouragements  et  ses  ordres  garantis- 
saient aux  paysans  une  sécurité  qu'ils  n'avaient  jamais 
connue  :  ils  se  mirent  promptement  à  l'œuvre,  et  bien- 
tôt de  riunts  villages  couvrirent  les  plaines  sur  un  vaste 
rayon  autour  de  Bucharest. 

Ce  n'était,  en  effet,  ni  l'intelligence  ni  la  bonne  vo- 
lonté qui  faisaient  défaut  au  paysan  roumain.  Du  jour 
où  il  voyait  sa  propriété  garantie,  il  renonçait  volontiers 
à  sa  tanière  pour  se  bâtir  une  maison. 

Les  paysans  roumains  sont  bienveillants  et  hospita- 
liers ;  mais  ceux  de  la  Moldo-Valaquîe  ont  si  cruellement 
souffert  des  visites  de  l'étranger ,  qu'ils  ne  se  confient 
plus  volontiers  à  tout  venant ,  et  qu'on  ne  retrouve  plus 


chez  eux  certaines  habiludos  d'antique  chante  conservées 
chez  les  Roumains  de  la  Transylvanie.  Dans  cette  der* 
nière  contrée ,  M.  De  Gérando ,  parcourant  la  montagne 
de  Zalalhna,  y  rencontra  des  marques  touchantes  de  soi- 
licitude  pour  le  voyageur  isolé  :  «  Je  vis,  dit-il,  sur  le 
chemin ,  attachée  à  un  arbre,  une  sorte  de  niche  faite  en 
bois.  Sur  le  devant  se  trouvaient  deux  vases;  au  fond  on 
distinguait  à  peine  une  madone  grossièrement  peinte.  I^ 
lieu  était  désert.  Personne  ne  passait.  L'un  de  ces  vases 
était  plein  d'eau,  l'autre  était  déjà  vide.  Qui  les  avait  pla- 
cés là?  Je  l'ignorais.  Pour  qui  avaient-ils  été  remplis? 
Pour  moi,  si  je  l'eusse  voulu.  Quand  je  parcourus  à  che- 
val ces  montagnes,  j'en  rencontrai  souvent.  Un  jour,  en 
moins  de  deux  heures,  je  comptai  onze  vases  mis  sous 
les  arbres  par  des  mains  inconnues,  et  auxquels  j'aurais 
pu  me  désaltérer.  Chaque  matin  ,  les  Valaques  vont  les 
remplir  pour  le  voyageur  qui  passera  dans  la  journée,  et 
qui  peut  être  un  ennemi  (1).  » 

Singulier  raffinement  dans  ces  discrètes  attentions  du 
paysan  roumain,  qui  semble,  comme  une  divinité  secou- 
rable  et  invisible,  se  dérober  aux  oflrandes  et  aux  remer- 
ciments  ! 

Le  costume  du  paysan  roumain  n'a  pas  varié  de* 
puis  Trajan;  il  est  en  tout  semblable  à  celui  des  prison- 
niers Daces  représentés  sur  la  colonne  romaine,  ou  de 
ces  captifs  barbares  dont  les  statues  se  rencontrent  dans 
les  salles  du  Louvre.  Une  chemise  ou  tunique  de  toile 
grossière,  serrée  à  la  taille  par  une  large  ceinture  de 
cuir  qui  sert  de  poche ,  un  pantalon  de  toile  f  très  ample 

(\)  La  Transylvanie  et  jw»»  KaKîianfg,  t,  i,  p.  275. 


—  280  - 

sur  les  cuisses»  et  se  resserrant  depuis  le  genou  jusqu'à 
la  cheville;  pour  chaussure,  des  sandales,  opincij  qui  ne 
sont  autre  chose  qu'un  morceau  de  peau  ccrue  ,  coupé 
suivant  la  forme  du  pied  ,  et  attaché  par  des  courroies 
croisées  sur  le  bas  des  jambes;  un  haut  bonnet  de  laine, 
cuciulQj  aux  poils  longs  et  frisés,  et  qui  retombe  en  ma- 
nière de  bonnet  phrygien,  tel  est  l'accoutrement  ordi- 
naire du  paysan.  Quelquefois  le  bonnet  est  remplacé  par 
un  chapeau  à  larges  bords.  C'est  une  introduction  mo« 
derne.  Dans  les  temps  froids,  il  jette  sur  ses  épaules  un 
épais  par-dessus  de  laine  a  longs  poils,  appelé  guba.  C'est 
une  toison  de  mouton  à  peine  apprêtée  ;  quelques-uns 
portent  un  surtout  de  drap  blanc  fait  par  leurs  femmes. 
Le  costume  des  femmes  est  propre  et  élégant.  Elles 
ont  une  chemise  de  toile,  ornée  sur  la  poitrine  et  aux 
poignets  de  broderies  en  laine  rouge  ou  bleue.  Une 
ceinture  de  couleur  fixe  sur  le  corps  la  chemise  qui  est 
fort  courte,  et  qui  rejoint  une  longue  jupe  blanche.  De- 
vant et  derrière,  flotte  un  double  tablier  de  laine,  à  raies 
de  diverses  couleurs ,  appelé  catrinza,  dont  les  extrémi- 
tés inférieures  sont  garnies  de  longues  franges  barriolées, 
qui  voltigent  autour  d'elles  à  chacun  de  leurs  mouve- 
ments. Durant  les  saisons  froides,  elles  ajoutent  à  leurs 
vêtements  une  pelisse  de  drap  blanc,  à  longues  manches, 
serrée  par  une  ceinture  de  couleur.  Comme  les  hommes, 
elles  ont  pour  chaussures  les  opinci ,  mais  souvent  elles 
ajoutent  autour  de  la  jambe  une  pièce  de  drap  blanc  que 
maintiennent  les  courroies.  Quelques  paysannes  de  la 
Transylvanie  recherchent  les  bottes  rouges  ou  jaunes ,  à 
l'imitation  des  Hongrois.  Lorsqu'elles  se  rendent  aux 
foires,  elles  portent  leurs  bottes  sous  le  bras,  et  ne  les 


—  287  - 

i»'  meUenl  qu!au  monicnt  d'arriver.  Elles  se  déboltcnl  t^ga* 

&  lement  quand  elles  rencontrent  un  torrent,  et  entrent 

^*  jambes  nues  dans  l'eau.  Celles  de  la  Valaquie  remplacent 

^  quelquefois  les  opinci  par  des  bottes  ordinaires. 

^  Pour  coiffure,  les  femmes  mariées  roulent  autour  de 

^  leur  tète  un  mouchoir  blanc  dont  les   bouts  retombent 

H  par  derrière ,  et  en  dessous  duquel  parait  une  tresse  de 

'  cheveux  noirs  qui  entoure  le  front.  Jusqu'au  mariage , 

les  jeunes  filles  ont  la  tête  nue ,  et  réunissent  leurs  che- 
veux en  une  seule  natte  qui  tombe  sur  le  dos.  Elles  mê- 
lent à  leurs  cheveux  des  pièces  de  monnaie  qui  repré- 
sentent leur  dot,  et  plus  leur  tête  est  garnie^  plus  elles 
sont  recherchées. 

Les  demandes  en  mariage,  les  cérémonies  des  fian- 
çailles et  de  la  noce,  forment  chez  les  paysans  roumains 
de  petits  drames  entremêlés  de  luttes  guerrières ,  et  se 
terminant  comme  chez  les  anciens  Romains ,  par  un  si- 
mulacre d'enlèvement  [uxorem  ducere)  (1). 

Cependant  la  femme  roumaine  n'est  pas  comme  celle 
de  l'antiquité ,  soumise  au  despotisme  du  mari  (m  ma- 
ntun  viri).  «  La  femme,  dit  M.  Desprez,  au  lieu  d'être 
esclave  et  séquestrée ,  règne  au  foyer  roumain;  elle 
en  fait  librement  les  honneurs.  Le  mari  ne  songe  nulle- 
ment à  la  cacher  aux  regards  curieux  et  charmés  du  vi- 
siteur inconnu  ;  et  comme  elle  sait  la  puissance  péné- 
trante des  femmes  de  sa  race,  elle  manque  rarement  de 
paraître  pour  recueillir  d'humbles  hommages*(2).  p 

(1)  Revue  de  TOneat,  mars  J85&.  Coutumes  du  pays  roumaia, 
par  J.  Voioesco. 

(2)  Revue  des  Deox-Mondcs,  1"  juin  18/i8.  Les  questions  so- 
"ciales  dans  la  Turquie  d'Europe. 


—  2S8   — 

Les  profondes  souffrances  du  paysan  roumain  ont 
étouffé  en  lui  le  besoin  du  bien-être  matériel  ;  mais  elles 
n'ont  rien  amoindri  des  aspirations  vers  la  liberté.  Cest 
le  contraire  des  boyars,  qui  n'ont  plus  un  souvenir  de  li- 
berté, et  ne  demandent  de  jouissances  qu'au  luxe.Âussi  la 
boyarie  ne  doit-elle  compter  pour  rien  dans  les  espérances 
d'une  régénération;  sur  le  paysan  »  repose  tout  l'avenir 
de  la  patrie  roumaine.  Ceux  qui  vivent  de  ses  sueurs  et 
s'engraissent  de  sa  substance  lui  font  un  reproche  de 
paresse  et  d'apathie.  Et  pourquoi  ferait-il  de  plus  grands 
efforts,  quand  chaque  sillon  qu'il  creuse  est  un  profit  pour 
d'autres,  quand  chaque  grain  qu'il  sëme  est  un  épi  pour 
SCS  oppresseurs?  Pourquoi  sortirait-il  de  son  indifférence 
pour  ajouter  quelque  chose  à  son  chétif  mobilier,  quand 
chaque  amélioration  dans  sa  chaumière  serait  un  appel 
à  de  nouvelles  exactions?  Il  y  a  une  grande  raison ,  une 
logique  profonde  dans  son  dégoût  du  travail  :  il  ne  tra- 
vaille pas  pour  lui. 

C'est  ce  que  va  démontrer  un  examen  rapide  des  lois 
qui  régissent  la  propricté. 

A  l'époque  des  invasions  successives  des  hordes  asia- 
tiques, la  propriété  territoriale  en  Dacie  avait  complète- 
ment disparu.  D'abord  les  riches  et  les  familles  patricien- 
nes avaient  suivi  les  légions  d'Aurélien  ;  ensuite,  devant 
les  flots  multipliés  d'envahisseurs  ,  les  pauvres  s'étaient 
retirés  dans  les  retranchements  des  Karpathes.  Personne 
ne  les  avait  remplacés  dans  leurs  champs  abandonnés , 
les  barbares  ayant  un  profond  mépris  pour  la  culture  de 
la  terre,  qu'ils  considéraient  comme  un  travail  d'esclave. 
Lors  donc  qu'après  trois  siècles  d'attente ,  les  réfugiés 
redescendirent  dans  les  plaines  évacuées  par  les  barba- 


rcs,  ils  reprirent  to  travail  en  commun,  et  firent  de  toute 
la  plaine  une  propriété  commune.  C'était  Yager  publicus 
(les  Romains 9  domaine  de  TÉtat,  propriété  de  tous,  et 
n'appartenant  à  personne. 

Dans  les  montagnes,  cependant,  de  longues' habitudes 
de  domicile  et  d'exploitation  avaient  consacré  des  pro- 
priétés individuelles ,  héréditaires  de  père  en  fils  ;  c'est 
cette  appropriation,  cette  incorporation  d'une  terre  à  un 
seul  individu,  qui  créa  la  classe  des  propriétaires  mos- 
neni ,  par  opposition  aux  propriétaires  collectifs. 

Plus  tard,  par  des  transformations  arbitraires  ou  con- 
sentieSy  il  y  eut  aussi  des  mosneni  dans  la  plaine.  Mais 
à  Torigine  des  principautés  modernes,  c'est-à-dire  à  l'é- 
poque de  Radu-Négru  et  de  Bogd«n ,  la  propriété  terri- 
toriale était  individuelle  dans  la  montagne ,  collective 
dans  la  plaine. 

Cependant  par  cela  même  qu'ici  elle  était  collective, 
c'est-à-dire  appartenant  au  domaine  public,  les  prrhcos 
se  crurent  en  droit  d'en  détacherdes  lambeaux.  D'abord, 
ce  fut  pour  récompenser  les  services  de  quelques  boyars 
ou  chefs  militaires,  et  le  peuple  s'associait  volontiers  à  un 
acte  public  de  reconnaissance.  Quelques  donations  fu- 
rent aussi  faites  à  des  bourgs,  des  villes  ou  des  villages , 
en  y  attachant  des  conditions  de  charité  publique.  Ainsi , 
une  commune  du  district  d'Ilfovul  est  tenue,  par  la 
charte  de  donation  de  Radu-Négru,  de  nourrir  les  impo- 
tents et  les  pauvres  de  la  ville  de  Kimpolongo  (1). 

Beaucoup  de  ces  donations,  administrées  par  le  régime 
communal,  sont  restées  intactes  jusqu'à  nos  jours. 


0)  Questions  économiqaes  des  principaatés  danubiennes,  p.  0. 


-  290  — 

Mais  bientôt  les  donations  privées  cessèrent  d'être  des 
récompenses  nationales,  et  le  peuple  se  vit  dépouillé,  se- 
lon le  caprice  des  princes ,  au  profit  de  flatteurs  adroits 
ou  d'indignes  courtisans. 

Une  autre  cause  de  spoliation  naquit  aussi  d'un  sen- 
timent de  bienfaisance,  qui  dégénéra  bientôt  en  abus.  Des 
églises  et  des  couvents  furent  dotés  de  vastes  propriétés , 
comme  ayant  la  tutelle  des  pauvres  et  devant  leur  venir 
en  aide.  Toutes  les  donations  reposent  sur  ces  conditions  : 
établissements  d'écoles  et  d'hôpitaux,  aumônes  obliga- 
toires, soulagement  et  entretien  des  pauvres,  obligation 
de  recueillir  et  nourrir  les  voyageurs  gratuitement  pen- 
dant trois  jours. 

Les  moines  n'étaient  réellement  que  des  fidéi-commis- 
saires.  Nous  verrons ,  dans  un  chapitre  spécial ,  comment 
en  celte  qualité  ils  s'acquittèrent  de  leurs  devoirs.  Ici , 
nous  les  considérons  comme  propriétaires ,  quoique  ce 
soit ,  à  vrai  dire,  une  usurpation  de  titre. 

Cependant ,  sur  ces  terres  ainsi  détachées  du  domaine 
de  l'État,  il  y  avait  des  cultivateurs,  propriétaires  incon- 
testables, non  il  est  vrai  à  titre  individuel,  mais  à  titre 
collectif.  Les  chasser  de  leur  propriété  eût  été  une  ini- 
quité. N'oublions  pas  que  les  premières  aliénations 
étaient  des  récompenses  nationales  ou  des  œuvres  de 
bienfaisance  :  il  eût  été  étrange  de  leur  donner  le  caractère 
d'une  spoliation.  Il  se  fit  donc  une  transaction,  qui  fut 
comme  une  consécration  du  droit  antérieur  du  paysan. 
Les  nouveaux  propriétaires,  boyars,  monastères  ou  corn* 
munes,  divisèrent  le  sol  en  trois  parties  égales;  deux 
de  ces  parties  furent  cédées,  subdivisées  en  petits  allo- 
tements,  aux  colons  possesseurs*  La  troisième  était  ré- 


—  291  — 

servée  à  la  propriété  nouvelle,  et  devait  être  cultivée  par 
les  colons  au  profit  du  propriétaire. 

Il  est  très  important  de  constater  cette  transformation 
de  la  propriété ,  d'en  déterminer  Torigine  et  d'en  bien 
apprécier  le  caractère.  C'est ,  comme  nous  Tavons  dit , 
une  transaction  entre  la  propriété  collective  et  la  pro«- 
priété  individuelle;  une  association  entre  deux  proprié*- 
taires ,  le  propriétaire  cultivateur,  et  le  propriétaire  do- 
manial. La  propriété  du  premier  est,  il  est  vrai,  sou- 
mise à  des  conditions;  mais  ce  n'en  est  pas  moins  une 
propriété,  seulement  une  propriété  grevée.  Il  y  a  une 
hypothèque,  non  en  argent ,  mais  en  travail ,  et  tant  que 
le  paysan  satisfait  aux  clauses  de  l'hypothèque,  il  de- 
meure propriétaire.  L'hérédité  même,  cette  consécration 
sociale  de  toute  propriété^  s'y  rencontre  ;  car  le  cultiva- 
teur transmet  son  allotement  à  sa  famille,  c'est  son  droit  ; 
et,  malgré  toutes  les  violations ,  son  droit  existe ,  droit 
de  propriété  aussi  incontestable,  aussi  sacré  que  le  droit 
du  propriétaire  domanial. 

Nous  insistons  fortement  sur  ces  principes ,  parce 
que,  la  division  territoriale  étant  encore  la  même  aujour- 
d'hui, les  deux  tiers  en  allotements  aux  cultivateurs ,  le 
tiers  au  seigneur ,  ces  principes  doivent  nous  conduire 
facilement  aux  solutions  que  l'an  cherche. 

Nous  les  trouverons  mieux  encore,  en  faisant  rapide- 
ment l'histoire  de  tous  les  abus  à  l'aide  desquels  les 
propriétaires  domaniaux  ont  violé  le  droit  des  proprié- 
taires cultivateurs. 

Nous  avons  vu  le  honteux  avilissement  des  boyars  de- 
vant les  princes,  nous  allons  voir  leur  monstrueuse  ty- 
rtmie  à  ï'égsaxl  des  paysans. 


D'abord  coltc  ronslilulion  nouvollc  de  la  propriété, 
inlroduile  petit  à  petit ,  à  mesure  des  donations,  n'eut 
d'autre  règle  fixe  que  la  division  du  sol  en  trois  parties. 
Ce  principe  reste  invariable ,  et  c'est  ce  qui  ne  doit  pas 
b'oublier.  Mais  dans  les  détails ,  tout  fut  livré  à  Tarbi- 
traire.  Ainsi  pour  la  corvée  ou  le  travail  du  paysan  sur  la 
terre  domaniale,  le  nombre  de  jours  n'était  pas  réguliè- 
rement déterminé,  ou  il  n^était  pas  proportionné  au  nom- 
bre des  cultivateurs.  Il  se  trouvait  donc  alors,  ce  qui  se 
trouve  aujourd'hui ,  que  le  paysan,  entièrement  occupé 
aux  travaux  du  seigneur,  était  obligé  de  laisser  ses  propres 
champs  en  friche  et  ses  enfants  dans  le  besoin. 

Dès  le  premier  pas  que  l'on  fait  dans  cette  histoire  de 
la  propriété  en  Moldo-Valaquie,  on  est  épouvanté  du  pro- 
digieux entassement  de  misères  d'un  côté,  d'impitoya- 
bles dilapidations  de  l'autre,  qui  s'amoncèle  depuis  cinq 
siècles,  sans  qu'on  puisse  dire  qu'aujourd'hui  même,  il 
y  ait  un  soulagement. 

Mais  ce  qui  caractérise  cette  première  époque,  et  qui 
se  continue  aujourd'hui  dans  de  moindres  proportions , 
parce  qu'à  force  de  spoliations  on  a  épuisé  la  matière, 
c'est  l'avide  acharnement  avec  lequel  les  grands  proprié- 
taires, boyars  ou  communautés  religieuses ,  poursuivi- 
rent la  destruction  de  la  petite  propriété.  11  s'était  formé 
en  eiïct  dans  la  plaine  une  foule  de  petites  propriétés  in- 
dividuelles, probablement  à  la  suite  des  premiers  établis- 
sements de  Radu  et  de  Bogdan.  De  là  une  nouvelle  classe 
de  mosnenL 

Ces  mosneni  constituaient  une  classe  moyenne,  active 
et  indépendante  ,  gardienne  du  sol,  et  pouvant  fournir 
une  armée  de  soldats-laboureurs,  prête  en  toute  occasion» 


à  défendre  la  patrie.  Mais  déjà  les  intérêts  individuels 
parlaient  plus  haut  que  la  voix  des  intérêts  nationaux. 
Une  fois  en  possession  de  domaines  considérables ,  les 
boyars  et  les  moines  soufTraient  impatiemment  un  par- 
tage. Toute  terre  devait  leur  appartenir  ;  et  ils  commen- 
cèrent contre  les  mosneniune  savante  guerre  de  chicanes 
et  de  violences. 

D'abord ,  les  boyars  et  le  clergé  obtinrent  des  princes 
le  droit  d'exemption  de  toute  contribution  pour  leurs 
terres  et  pour  les  villages  qui  en  dépendaient  ;  les  char- 
ges retombaient  en  surcroit  sur  les  mosneni. 

Puis,  les  guerres  contre  les  Polonais ,  les  Hongrois  , 
les  Turcs  et  les  Tartares,  obligeant  les  mosneni  à  four- 
nir incessamment  des  hommes  et  de  l'argent  pour  la 
défense  du  pays,  ils  recouraient  à  d'onéreux  emprunts. 
Or,  il  n'y  avait  pas  d'autres  prêteurs  que  les  boyars  et 
le  clergé  :  l'abîme  de  l'usure  s'ouvrit  sous  les  pas  des 
«mosneni ,  et  ne  pouvant  plus  se  libérer,  ils  tombèrent 
eux  et  leurs  propriétés  aux  mains  des  usuriers. 

Enfin,  les  iniquités  judiciaires  vinrent  en  aide  à  l'u- 
sure. On  exigea  des  titres  d'origine,  quand  il  était  su  de 
tous  que  beaucoup  de  propriétés  s'étaient  formées  par 
droit  de  premier  occupant,  à  la  descente  des  montagnes. 
Là  oh  il  y  avait  des  titres  écrits,  les  boyars  ou  les  agents 
des  princes  les  falsifiaient  ou  les  faisaient  disparaître; 
et  lorsque  malgré  toutes  ces  fraudes,  le  mosnen  pouvait 
arriver  jusqu'aux  tribunaux,  il  rencontrait,  dans  les 
boyars  qui  siégeaient,  les  hommes  qui  le  dépouillaient, 
juges  et  parties  dans  leur  propre  cause ,  plaignants  et 
exécuteurs ,  prononçant  une  sentence  dont  ils  avaient 
signé  la  requête.  Dans  cette  œuvre  de  rapino  ,  le  clergé 


—  294  — 

appuyait  les  boyars  ;  les  boyars  appuyaient  le  clergé  ;  le 
cbâteau  et  Téglise  partageaient  les  dépouilles. 

Avec  de  si  puissants  adversaires,  la  décomposition  de 
la  petite  propriété  fut  rapide.  La  plupart  des  mosneni 
furent  convertis  en  corvéieurs;  la  classe  moyenne  dis- 
parut, et  avec  elle  les  forces  vitales  de  la  nation. 

Alors  commencèrent  les  temps  de  déchéance  et  d'ab- 
jection, t  Ce  ne  furent  ni  les  guerres  du  moyen  âge , 
dit  un  écrivain  valaquc ,  ni  les  incursions  annuelles  des 
Tartares,  ni  les  ravages  des  terres,  qui  firent  la  déca- 
dence du  pays;  la  plaie  vive,  la  gangrène  qui  le  ron- 
geait au  cœur,  en  teipps  de  paix  comme  en  temps  de 
guerre,  fut  la  boyarie  (1).  » 

Cependant,  par  une  juste  expiation,  les  boyars  indigè- 
nes reçurent  promptement  le  châtiment  de  leurs  méfaits. 
A  la  venue  des  Phanariotes,  les  Grecs  delà  suite  du  prince 
trouvèrent  la  leçon  bonne  à  suivre.  Maîtres  à  leur  tour  de 
la  force  publique,  maîtres  des  tribunaux,  ils  usèrent  con-^ 
tre  les  boyars  indigènes  des  mêmes  violences  et  des 
mêmes  fraudes  que  ceux-ci  avaient  employées  contre  les 
mosneni,  les  dépouillèrent  de  leurs  domaines  et  de  leurs 
titres,  et  les  contraignirent  d'aller  labourer  la  terre  à 
côté  des  victimes  qu'ils  avaient  faites.  Une  forte  classe 
moyenne  aurait  pu  défendre  les  boyars  contre  l'étranger. 
Mais  les  boyars  avaient  détruit  la  classe  moyenne,  et  ils 
méritèrent  de  tomber  dans  l'abîme  qu'ils  avaient  creusé. 
Les  néamuri  d'aujourd'hui,  qui  sont  leurs  descendants* 
ont  droit  sans  doute  à  la  compassion  de  l'histoire.  Mais 
ces  grands  coupables  n'ont  eu  que  le  sort  qui  leur 
était  dû. 

(1)  Question  économique  des  principautés  danubiennes,  p.  13. 


—  295  — 

Reste  encore  Texpiation  pour  les  continuateurs  de  leur 
œuvre  impie  ;  car  les  boyars  phanariotes  ou  phanarioti-* 
ses  perpétuent  aujourd'hui  le  même  systènie  de  pillage 
sur  les  derniers  débris  des  mosneni.  Les  procédures  les 
plus  révoltantes,  les  trafics  les  plus  odieux  entre  les  ju- 
ges et  les  spoliateurs,  se  poursuivent  encore  devant  les 
tribunaux  des  deux  prinâpautés.  On  peut  signaler  les 
fortunes  modernes,  qui  depuis  trente  ans  se  sont  élevées 
sur  des  procès  de  délimitation,  qui  n'avaient  d'autre  fon- 
dement que  les  subterfuges  de  la  chicane  et  la  vénalité 
des  juges.  Prenons  pour  exemple  le  spoliateur  le  plus  haut 
placé.  Stirbey,  le  hospodar  ramené  par  les  Autrichiens, 
avait  pour  bien  patrimonial ,  près  de  Cralova ,  la  terre 
de  Mehedinezi  contenant  un  petit  nombre  d'hectares. 
Cette  terre  est  devenue  un  des  plus  vastes  domaines  des 
principautés,  produisant  cinquante  mille  francs  de  rente, 
grâce  aux  procès  intentés  à  tous  les  mosneni  d'alentour. 
Et  que  l'on  ne  croie  pas  que  ces  riches  possesseurs  de 
domaines  mal  acquis  perdent  en  considération  ce  qu'ils 
gagnent  en  argent.  Voici  à  cet  égard  le  témoignage  d'un 
Yalaque  :  •  Ravir  à  un  paysan  sa  parcelle  de  terre  est  un 
titre  d'honneur,  une  lettre  de  change  tirée  sur  Testime 
publique  (1).  » 

Mais  si  tout  sentiment  de  justice  et  de  morale  est 
éteint  parmi  les  dilapidateurs,  il  n'en  est  pas  de  même 
parmi  ceux  dont  ils  portent  les  dépouilles.  Le  paysan 
roumain  ne  s'est  pas  laissé  dégrader  par  la  misère,  et 
c'est  là  un  caractère  très  remarquable  dans  cette  popiila- 


(i)  Question  économique  des  priocipaatés  danubii*niies,  p.  13. 


~  206  ~ 

lion  :  en  dépit  de  tant  de  siècles  d'oppression ,  elle  a 
conservé  nn  sentiment  de  dignité  et  de  justice  qui  doit 
donner  à  penser  à  ses  oppresseurs.  Écoutons  les  pa- 
roles d'un  paysan  appelé,  en  1848,  dans  une  commis- 
sion qui  avait  pour  objet  de  rédiger  un  projet  de  loi  re- 
latif à  la  population  rurale.. 

•X  Si  le  ciocoï  (boyar)  avait  pu  mettre  la  main  sur  le 
soleil,  il  s*en  serait  emparé  et  aurait  vendu  au  paysan, 
contre  de  l'argent,  la  lumière  et  la  chaleur  de  Dieu!  Si  le 
ciocoï  avait  pu  prendre  possession  des  eaux  de  la  mer,  il 
en  eut  fait  un  objet  de  spéculation  ;  et  alors  il  aurait  as- 
servi le  paysan  par  les  ténèbres,  par  le  froid,  par  la  soif, 
comme  il  Ta  asservi  par  la  faim,  en  s'emparant  de  la 
terre!  » 

La  commission  se  composait  de  dix-huit  boyars  et 
dix-huit  paysans.  Le  même  paysan,  il  se  nommait  Negou, 
s*adressant  aux  boyars,  examine  leurs  titres  à  la  pro- 
priété. 

«  Direz-vous  que  vous  avez  acheté  la  terre  avec  de 
l'argent?  Mais  votre  richesse  n'est  pas  le  fruit  de  votre 
travail,  elle  est  faite  au  prix  de  la  sueur  de  nos  fronts, 
sous  les  coups  de  votre  fouet,  joint  au  fouet  gouverne- 
mental. Voudriez-vous  dire  que  vous  avez  conquis  cette 
terre  avec  le  glaive,  dans  les  siècles  passes  et  oublir^sî 
Mais  nous,  ou  donc  étions-nous  alors?  N'élions-nous  pas 
par  hasard  avec  vous  et  dans  vos  rangs? 

»  Depuis  que  vous  l'avez  conquise  par  le  sabre,  Ta- 
vez-vous  si  bien  gardée  avec  le  sabre,  que  le  pied  d'un 
ennemi  ne  l'ait  foulée?...  Non,  messieurs;  vous  avez, 
pour  sauver  Ulchement  votre  vie,  abandonné  au  sabre 
cette  terre  que  vous  aviez  gagnée  parle  sabre.  Vous  ave^ç 


-  207  — 

fui  sans  penser  au  pays,  sans  pensera  nous.  Quia  gardé 
vos  propriétés,  qui  a  empêché  qu'un  autre  ne  vînt  s'en 
emparer,  et  en  prendre  possession  en  votre  lieu  et  place? 
Elles  ont  été  gardées  par  le  vigneron,  par  le  laboureur , 
par  le  paire  et  par  tout  le  peuple  avec  le  sabre  de  la  sa- 
gesse et  la  fatigue  de  son  front.  Avec  la  sngesse,  le  peu- 
ple a  émoussé  le  sabre  de  Tennemi,  avec  sa  sueur  et  la 
fatigue  de  ses  bras,  il  a  nourri  rcnnemi  qui  lui  passait 
sur  le  corps  (1).  » 

Ces  éloquentes  paroles»  vraies  aujourd'hui»  n'étaient 
pas  entièrement  applicables  aux  anciensboyarsindigènes. 
Ceux-ci  conservèrent  jusqu'à  la  mort  de  Michel  le  Brave 
leurs  qualités  guerrières.  Mais  ils  s'affaiblissaient  eux- 
mêmes  en  affaiblissant  le  paysan  ;  ils  eurent  des  cor- 
véieurs  et  n'eurent  plus  d'auxiliaires  ;  ils  eurent  des  bras 
pour  les  enrichir  et  n'eurent  plus  de  bras  pour  les  dé- 
fendre :les  forces  militaires  du  pays  furent  épuisées  dans 
leur  source,  et  cette  vaillante  population  que  n'avait  pu 
réduire  l'invasion  étrangère,  fut  ruinée  et  asservie  par 
les  boyars  et  les  moines. 

La  décadence  s'acheva  par  la  constitution  de  Serban, 
qui,  transformant  en  serf  le  propriétaire  cultivateur,  en 
fit  un  meuble  du  domaine. 

Dès-loris  les  cultivateurs  se  vendent  avec  la  terre,  et 
leurs  noms  figurent  dans  l'acte  de  vente. 

Le  propriétaire  hérite  du  serf  à  défaut  d'héritiers 
directs. 

Le  propriétaire  fixe  lui-même  la  durée  du  travail. 

En  échange  de  la  liberté,  on  semble  offrir  aux  paysans 

(1)  Question  écouoinic[ue  des  principautés  danubicuncb. 


—  298  — 

des  gages  de  sécurité  matérielle.  Le  propriétaire  est  tenu 
de  fournir  les  instruments  de  travail,  et  de  nourrir  le 
paysan  en  cas  de  disette  ou  de  maladie.  C'est  la  garantie 
de  Tesclave  qu'on  a  intérêt  à  conserver. 

Le  propriétaire  n'a  pas  le  droit  de  séparer  le  serf  de 
la  glèbe  ;  le  tout  se  vend  ensemble.  Mais  cette  dernière 
prescription  est  promptement  éludée.  En  Moldavie»  sur- 
tout, où  les  boyars  ont  toujours  été  de  plus  rudes  maîtres 
qu'en  Valaquie,  les  serfs  étaient  confondus  avec  les  tzi- 
ganes esclaves,  vendus  à  la  pièce,  séparés,  la  femme  du 
mari,  l'enfant  de  la  mère,  et  livrés  nominativement  en 
donation  dans  les  actes  de  mariage  des  riches  héritières. 

L'excès  des  souffrances  amena  des  révoltes  qui  furent 
plus  d'une  fois  encouragées  par  les  princes  phanariotes 
intéressés  à  exciter  les  haines  populaires  contre  les  boyars 
indigènes.  Ces  luttes  continuelles  engagèrent,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit,  Constantin  Maurocordato  à  dépouiller 
les  boyars  à  son  profit,  en  couvrant  ses  projels  d'une  ap- 
parence de  justice.  L'acte  du  5  août  1746  prononça  l'a- 
bolition du  servage,  et  le  6  avril  1749,  l'assemblée  gé- 
nérale de  Moldavie  prit  la  même  décision. 

Mais  ce  décret  d'émancipation  ne  fut  qu'un  men- 
songe. L'abominable  institution  des  Scutelnici  créa  pour 
des  milliers  d'émancipés  un  nouveau  genre  d'esclavage  ; 
et  ceux  qui  continuèrent  à  cultiver  la  terre,  furent  con- 
damnés à  d'onéreuses  redevances,  qui  rendaient  illusoires 
les  pro.ncsses  de  liberté. 

Le  propriétaire,  d*ailleurs,  était  affranchi  de  l'obliga- 
tion de  fournir  les  instruments  de  travail,  et  de  nourrir 
le  pnysan  dans  les  jours  de  disette  et  de  maladie;  celui- 


—  299  — 

ci  était  tenu  plus  que  jamais  sous  la  dépendance  absolue 
du  maître. 

Seulement,  il  n'était  plus  partie  inhérente  à  la  terre,  et 
il  avait  gagné  la  liberté  de  locomotion.  C'était  beaucoup 
pour  sa  dignité,  ce  n'était  rien  pour  son  bien-être. 

Rappelons  toutefois  que  le  décret  de  Maurocordato 
obligeait  le  propriétaire  de  mettre  à  la  disposition  des 
cultivateurs  les  deux  tiers  du  domaine ,  rendant  ainsi  au 
peuple  sa  part  de  l'Àger  publicus,  et  consacrant  de  nou« 
veau  ses  droits  de  propriété. 

Le  travail  obligatoire  du  paysan,  pour  le  compte  du 
propriétaire,  fut  fixé  à  vingt-quatre  jours,  outre  la  dime 
des  produits.  Mais  lès  habitudes  de  tyrannie  l'empor- 
taient sur  les  dispositions  delà  loi,  et  les  actes  officiels 
de  Tépoque  avouent  que  «  les  paysans ,  accoutumés  de 
longue  main  à  la  soumission  envers  les  maîtres  du  sol, 
travaillaient  indéfiniment  (1).  • 

De  nouvelles  charges  leur  sont  aussi  imposées  avec 
cette  prétendue  liberté.  Dans  le  servage,  ils  étaient 
exempts  de  toute  contribution  envers  TEtat,  L'acte  d'é- 
mancipation les  accable  du  poids  des  impôts  et  des  ré- 
quisitions. 

Dès-lors  le  paysan  fut  soumis  à  une  double  persécu- 
tion. Les  boyars  le  dépouillaient  au  nom  de  la  propriété; 
les  princes  au  nom  de  l'État  :  il  y  eut  concurrence  dans 
la  rapine,  concurrence  sans  règle,  sans  frein,  sans  me- 
sure. La  position  devint  intolérable,  les  émigrations  se 
multiplièrent  ;  en  1768,  la  Yalaquie  se  dépeuplait  si  ra- 


(1)  Question  économique  des  principa  tés  danubiennes. 


—  300  — 

pidement,  que  la  Porte  enjoignit  avec  menaces  à  Charles 
Ghika  de  mettre  un  frein  aux  exactions. 

Le  prince  eiïrayé  réussit,  à  force  de  promesses,  à 
faire  rentrer  les  émigrés.  Un  décret  du  6  février  de 
cette  année  semble  leur  offrir  des  garanties  de  soulage- 
ment. 

l""  Les  paysans  en  rentrant  pouvaient  s'établir  sur  un 
domaine  de  leur  choix. 

2®  Les  journées  de  corvée  étaient  réduites  à  trois  pour 
la  première  année ,  six  pour  la  seconde  et  neuf  pour  la 
troisième  et  les  suivantes  à  perpétuité.  La  dîme  était  en- 
core réservée  au  propriétaire. 

Ces  engagements  furent  encore  illusoires.  Les  boyars, 
bravant  les  lois  et  le  prince,  multiplièrent  à  leur  gré  le 
nombre  des  journées.  Bientôt  les  paysans  reprirent  le 
chemin  des  forêts  et  des  frontières.  En  1775,  dix  mille 
cultivateurs  abandonnèrent  à  la  fois  la  charrue ,  se  ré- 
pandirent dans  le  pays  et  se  vengèrent  par  le  brigandage 
du  brigandage  des  propriétaires. 

Il  est  à  remarquer  qu'à  cette  époque,  les  princes  pha- 
narioles  s'efforçaient  de  réprimer  la  rapacité  des  boyars. 
Ces  continuelles  dépopulations  faisaient  tort  aux  re- 
cettes du  fisc  ;  et  l'intérêt  même  du  trésor  hospodaral 
les  engageait  à  lutter  pour  le  peuple.  Alexandre  Ypsi- 
lanti  renouvela  les  promesses  de  1768;  l'opiniâtre  avi- 
dité des  boyars  en  fit  de  nouvelles  déceptions. 

Les  mêmes  abus,  les  mêmes  luttes  se  rencontrent  en 
Moldavie,  et  les  soulèvements  des  paysans  appellent 
l'intervention  du  prince.  Par  un  chrysobule  du  1*' jan- 
vier 1766,  Grégoire  Ghika  réduit  la  corvée  à  douze 
journées.  Cet  acte  d'humanité  provoque  les  ressenti- 


nicnls  des  boynrs,  qui  n'onl  conservé  d'énergie  que  pour 
le  mal.  Ils  s'indignent  de  voir  réduire  leurs  dilapidations, 
se  coalisent  pour  ressaisir  leurs  victimes,  et  après  quel- 
ques années  de  ténébreux  complots,  ils  éclatent.  En  1775, 
sept  grands  boyars,  l'évêque  métropolitain  en  tête,  se 
présentent  devant  le  prince,  le  sommant  d'abroger  le 
cbrysobule,  et  demandant  trente-six  journées  de  travail. 
Grégoire  Ghika  n'était  pas  homme  à  se  laisser  intimider; 
il  repoussa  la  demande  ;  et  cependant,  malgré  son  éner- 
gie, après  deux  ans  de  résistance,  il  se  vit  obligé  de  faire 
des  concessions  aux  exigences  des  dilapidateurs.  Le  30 
septembre  1777 ,  il  accorda  un  surplus  de  deux  jour- 
nées, et  ajouta  aux  obligations  du  paysan, 

1"*  Un  transport  gratuit  au  bénéfice  du  proprié- 
taire. 

^  Les  réparations  des  dépendances  de  la  propriété , 
magasins,  aires,  moulins,  cabarets,  digues  d'étangs, 
etc.,  etc. 

Les  haines  des  boyars  contre  Grégoire  Ghika  n'en  fu- 
rent pas  moins  violentes  :  elles  encouragèrent  les  Turcs 
à  le  faire  assassiner,  lorsque  par  un  autre  acte  de  pa- 
triotisme, il  protesta  contre  la  cession  de  la  Bucovine. 

Ce  qu'il  y  eut  de  vraiment  étrange  dans  ce  long  cours 
d'iniquités,  c'est  qu'en  dérobant  tous  les  jours  quelque 
chose  aux  droits  du  paysan,  les  boyars  trouvaient  tou- 
jours insuffisante  la  part  qui  leur  était  faite.  On  eût  dit, 
à  les  entendre,  que  c'était  le  paysan  qui  s'enrichissait  de 
leurs  dépouilles.  En  1790,  une  protestation  générale  des 
propriétaires  devint  l'occasion  d'une  nouvelle  constitu- 
tion rurale  appelée  urbarium.  Elle  supprimait  les  jour- 
nées de  travail»  et  les  convertissait  en  tâches  déterminées 


—  302  — 
par  mesures  de  superficie,  tant  en  labourage,  qu'en  sar- 
clage et  fauchage,  etc. 

Cette  loi  était  une  garantie  contre  les  heures  de  pa- 
resse, et  cependant  elle  reposait  sur  des  principes  d'é- 
quité ;  car  le  paysan  connaissait  au  moins  les  limites  de 
son  travail.  Mais  la  loi  pour  le  boyar  était  une  lettre 
morte,  n'ayant  de  valeur  que  lorsqu'elle  offrait  un  texte 
à  de  nouvelles  chicanes.  Il  avait  constamment  multiplié 
les  journées  de  travail,  il  multiplia  les  mesures  de  super- 
ficie :  le  paysan  eut  à  supporter  les  mêmes  surcharges;  rien 
n'était  changé,  excepté  la  manière  de  compter. 

Cependant  Ton  conserva  la  division  du  sol  en  trois  par- 
ties, dont  deux  tiers  pour  les  cultivateurs. 

Un  nouvel  urbarium,  décrété  par  Garadja,  en  1816, 
devint  une  combinaison  des  deux  modes  de  pillage.  Il 
ajouta  aux  dispositions  précédentes  deux  journées  d& 
travail,  une  à  l'automne,  l'autre  au  printemps,  plus  le 
transport  d'un  chariot  de  bois,  aux  approches  de  Noël, 
de  la  forêt  à  la  maison  seigneuriale,  et  un  autre  transport 
à  six  heures  de  distance. 

Il  faut  encore  signaler  dans  le  code  Caradja  une  modi- 
fication qui  dénaturait  le  caractère  de  la  propriété  collec- 
tive des  cultivateurs,  en  la  transformant  en  emphytéose, 
sous  le  nom  de  claca.  m  La  clacay  dit  l'article  premier, 
est  une  espèce  d'emphytéose  usitée  en  Yalaquie.  Elle  a 
lieu  quand  le  propriétaire  reçoit  le  clacas^  c'est-à-dire 
Temphytéote,  pour  demeurer  sur  sa  propriété.  »  Cet  ar- 
ticle, et  tout  le  code  dont  il  est  la  base,  n'est  qu'un  frau- 
duleux renversement  de  principes.  Ainsi  que  nous  l'a- 
vons vu,  ce  furent  dans  l'origine  les  cultivateurs  qui 
reçurent  le  propriétaire  domanial  sur  la  propriété  coUec* 


—  303  — 

tive,  et  leur  droit  de  domicile  était  antérieur  à  tous  les 
droits  de  ce  prétendu  seigneur,  qui  semblait  leur  faire 
^  Taumone  d'une  emphytéose. 

'  Les  autres  Phanariotes  avaient  tenté  de  diminuer  les 

*  abus  des  propriétaires,  pour  ajouter  proportionnellement 

^  aux  impôts  du  paysan.  Garadja,  en  offrant  un  surcroit 

^  d'aliments  aux  exactions  des  boyars,  augmenta  en  même 

^  temps  les  exigences  du  fisc.  Jamais  les  charges  ne  pesë* 

f'  rent  plus  lourdement  sur  les  cultivateurs.  Caradja,   par 

0  sesdilapidationsy  dépassa  les  autres  Phanariotes.  Il  fallait 
pour  un  tel  mérite,  une  science  fiscale  bien  raffinée. 

|^  Aussi  ce  règne  oppressif  fut-il  pour  beaucoup  dans 

rinsurrection  de  Yladimlresco,  faite  au  nom  des  paysans 

i  contre  les  boyars  et  contre  le  fisc. 

1  Les  boyars  n'osèrent  pas  faire  face  au  chef  populaire  ; 
t  ils  s'enfuirent  honteusement  de  Bucharest,  laissant  le 
ï  champ  libre  aux  réformes  qu'il  méditait  ;  mais  le  bras 
i  des  assassins  phanariotes  les  délivra  de  leurs  terreurs,  et 
t  retarda  le  jour  de  la  justice. 

L'avènement  des  princes  indigènes  fut  pour  les  pay- 
i  sans  un  soulagement  momentané.  La  tentative  de  Yla- 

dimiresco  avait  d'ailleurs  fait  impression  sur  les  boyars. 
Le  chef  national  avait  parlé  au  nom  des  paysans  ;  la  plus 
grande  partie  de  son  armée  s'était  recrutée  parmi  les 
paysans ,  et  Ton  avait  appris  qu'il  se  trouvait  dans  la 
glèbe  des  pensées  audacieuses.  La  crainte  de  réveiller  ces 
^  pensées  fit  plus  que  les  sentiments  de  justice.  On  mé- 

nagea le  cultivateur  assez  longtemps  pour  affaiblir  les 
souvenirs  d'un  succès  passager. 

n  faut  ajouter  que  Grégoire  Ghika ,  en  Valaquie,  se 
montra  résolument  protecteur  du  paysan,  et  sut  châtier 


—  304   - 

avec  sévérité  les  propriétaires  oppresseurs.  Le  rc^gnc  do 
ce  prince  fut,  pour  le  cultivateur,  une  ère  exceptionnelle 
(le  justice.  Six  années  s'écoulèrent  de  1822  à  1828,  telles 
que  le  paysan  n'en  avait  pas  vues  depuis  bien  long- 
temps »  telles  qu'il  n*en  a  jamais  retrouvées  dans  la 
suite. 

L'invasion  russe  de  1828  ramena  les  calamités.  Le 
paysan  roumain  fut  transformé  en  bête  de  sortfme  pour 
traîner  les  canons  et  les  chariots  de  guerre.  Les  boyars 
prirent  part  cette  fois  aux  colères  du  paysan  ;  car  c'était 
autant  de  cultivateurs  qu'on  leur  enlevait. 

Cependantà  la  paix,  les  Russes  annoncèrenta  grand  bniî  t 
de  bienfaisantes  réformes.  M.  de  Kisseleffse  proclama  le 
prolecteur  des  paysans  ;  ceux-ci  crurent  de  bonne  foi  à 
une  condition  meilleure;  mais  le  travail  de  réforme  était 
confié  à  une  commission  de  boyars  parmi  lesquels  figu- 
raient Bibesco  et  Stirbey,  qui  commençaient  alors  leur 
carrière  politique  à  l'ombre  du  drapeau  russe,  et  qui  de- 
vaient nécessairement  travailler  à  ce  que  les  boyars  ne 
perdissent  rien  à  la  nouvelle  législation.  Deux  ans  se 
passèrent  à  élaborer  cette  constitution,  qui  fut  enfin  mise 
en  vigueur  en  1831,  sous  le  nom  de  règlement  orga- 
nique. 

Quelques  articles  du  règlement  semblaient  annoncer 
des  promesses  d'avenir. 

1^  La  loi  garantit  aux  paysans  une  possession  perpé- 
tuelle sur  les  deux  tiers  du  domaine  de  tout  propriétaire. 

Ce  principe  invariable,  qui  traverse  toutes  les  lois  et 
fait  la  base  des  différentes  constitutions  ruraleSi  est  la 
reconnaissance  du  droit  primitif  de  la  propriété  collée- 


—  303  — 

tive,  la  consécration  nouvelle*  répétéei  de  la  propriété 
inaliénable  des  cultivateurs. 

2""  Pour  mieux  établir  ce  droit ,  la  loi  interdit  au  pro* 
priétaire  domanial  la  Hiculté  d'expulser  le  cultivateur.  Il 
n'y  a  d'exception  que  dans  les  cas  indiqués  par  la  loi» 
et  alors  l'expulsion  devient  une  peine  individuelle  , 
motivée  ;  et  encore  faut-il  raulorisation  et  l'intervention 
de  l'État.  Dans  tous  les  cas,  l'expulsion  en  masse  n'est 
jamais  permise. 

3*  Le  paysan  devient  propriétaire  personnel  des  amé- 
liorations ;  il  les  laisse  en  héritage  à  ses  enfants  ;  il  a  le 
droit  de  les  vendre. 

4*  Enfin,  quand  le  cultivateur  est  forcé  par  le  proprié- 
taire domanial  d'abandonner  le  domaine,  il  a  le  droit 
d'exiger  une  indemnité  >  pour  l'abandon  de  sa  maison  »  de 
son  enclos,  de  son  jardin,  de  ses  arbres  fruitiers. 

Voilà  les  droits  du  propriétaire  cultivateur  parfaite- 
ment établis. 

Mais  il  s'agit  encore  de  fixer  les  droits  du  propriétaire 
domanial,  et  c'est  ici  que  se  révèlent  toutes  les  ruses  de 
l'iniquité,  toutes  les  ressources  de  l'oppression. 

Le  règlement  organique  débute,  il  est  vrai,  par  des 
principes  équitables. 

«  La  mesure  du  terrain  à  céder  doit  être  basée  sur  les 
»  vrais  besoins  du  cultivateur,  et  le  travail  de  celui-ci 
»  doit  correspondre  à  la  valeur  de  cette  terre,  i 

Le  règlement  ajoute  :  c  La  réciprocité  entre  le  culti-. 
9  vateur  et  le  propriétaire  doit,  pour  être  équitable,  com- 
»  penser,  autant  que  possible ,  les  avantages  et  les  obli- 
•  gâtions  de  part  et  d'autre.  » 

Il  est  évidenti   par  conséquent ,  que  l'équité  doit  se 

20 


—  306  — 

mesurer  sur  la  balance  entre  les  avantages  et  les  obliga- 
tions. 
Commençons  par  établir  les  avantages. 
La  mesure  agraire  n'étant  pas  la  même  en  Valaquie  et 
en  Moldavie  (1),  il  en  résulte  une  légère  différence  dans 
les  concessions  faites  aux  cultivateurs  de  chaque  pays. 
Elles  sont  un  peu  plus  étendues  en  Moldavie  qu'en  Vala- 
quie,  mais  par  compensation  il  est  exigé  plus  de  travail 
du  cultivateur.  Pour  simplifier  les  détails,  nous  nous 
servirons  des  mesures  de  la  Valaquie,  tout  ce  que  nous 
dirons  d'une  province ,  pouvant  s'appliquer  à  l'autrei 
avec  cette  différence  toutefois  qu'en  Moldavie,  les  pro- 
priétaires sont  plus  rapaces,  les  paysans  plus  accablés. 
En  Valaquie,  le  cultivateur  reçoit  : 
i*  Pour  remplacement  de  sa  maison  et  de  son  jardin, 
400  stagènes  (2)  en  plaine,  et  300  dans  les  montagnes  ; 
2**  3  pogones  (1  hect.  1(2)  de  terrain  de  labour  ; 
3  3  pogimes  de  prairie  à  foin. 
Les  3  pogones  de  prairie  sont  affectés  à  Tentreticn  de 
5  bêtes  à  cornes.  Si  le  paysan  n'en  possède  pas  autant, 
les  3  pogones  diminuent  proportionnellement;  s'il  n'en 
possède  pas  du  tout,  on  ne  donne  pas  de  prairie. 

N'oublions  pas  que  ces  concessions,  appelées  avantages 
par  le  règlement,  sont  faites  à  de  véritables  propriétaires  ; 
que  par  conséquent,  en  bonne  justice,  il  ne  devrait  en 
résulter  aucune  obligation.  Mais  en  réalité,  le  règlement 

(1)  La  mesure  eu  Valaquie  est  le  pogone,  qui  équivaut  à  un 
dcmi-heclarc  ;  en  Moldavie  là  falche,  qui  équivaut  à  1  hectare 
1 5  arcs. 

(2)  La  siagèiic  équivaut  à  envifou  2  mètres  carréo. 


—  307  — 

tranafornie  les  propriétaires  en  fermiers  ;  dans  Tapplica-p 
tion  le  boyar  en  fera  des  serfs- 

Les  obligations  sont  de  deux  sortes  :  1*  une  rente  t 
2**  des  journées  de  travail  et  des  corvées, 

La  rente  consiste  dans  la  dime  des  produits  (1).  De 
cette  manière,  si  les  produits  représentent  une  valeur 
totale  de  i,000  fr.  sur  lesquels  le  bénéfice  net  soit  de 
200  fr.,  la  dîme  re|)résentera  la  moitié  des  bénéfices  ;  si 
le  bénéfice  n'est  que  de  100  fr,,  la  dîme  l'absorbera  tout 
entier. 

Si  Ton  traitait  ainsi  des  fermiers,  assurément  les  con- 
ditions seraient  fort  onéreuses;  et  cependant  ces  condi- 
tions sont  faites  aux  propriétaires  du  sol. 

Ce  sont  encore-là  les  charges  les  plus  douces,  car  on 
connaît  au  moins  la  mesure  des  sacrifices;  mais  dans  les 
corvées  et  les  journées  de  travail,  les  abus  sont  illimités. 

Tout  paysan  doit  à  la  propriété: 

1»  12  jours  de  travail  ;  2°  i  jour  de  labour;  3°  1  trans- 
port de  bois.  En  Moldavie,  le  troisième  article  est  plus 
onéreux  ;  il  exige  :  1-2  transports,  l'un  en  automne,  l'au- 
tre au  printemps;  2'  1  wlve  transport  à  Noël,  de  1  à  16 
Iieures  de  distance,  ou  2  transports  de  1  à  8  heures. 

Ces  obligations,  ajoutées  à  la  dîme,  ne  sont  assuré- 
ment pas  trop  modérées.  Mais  nous  a'avons  encore  af- 
faire qu'à  des  chiffres  fictifs.  En  effet,  les  journées  ne 
se  calculent  pas  sur  la  mesure  du  temps,  niais  sur  la  me- 
sure de  la  tâelie.  Aussi  le  règlement  organique  porte-t-il 

(!)  En  Valaquie  la  dîme  se  décompose  ainsi  qu'il  suii  :  dîme  de 
lous les  produits  1/10-  ;  du  foin  ^/S»;  du  vin  l/20«;  en  Moldavie, 
les  vins  donnent  i/iO*.  Nous  comptons  une  moyenne,  c'est*à-dire, 
la  dlme  nimjfké 


—  30K  — 

que  les  12  jours  de  travail  équivaudront  en  main-d'œuvre 
à  36  jours,  le  jour  de  labour  à  3  jours,  le  transport  à  3 
jours.  Total,  42  jours.  Voilà  pour  laValaquie,  En  Molda- 
vie, les  2  transports  d'automne  et  de  printemps  sont  por- 
tés pour  4  jours  ;  le  transport  ou  les  transports  de  Noël 
également  pour  4  jours.  Il  faut  y  ajouter  4  jours,  que  l'on 
compte  pour  les  réparations  des  dépendances  du  do- 
maine. Total,  pour  la  Moldavie,  48  jours. 

Ce  n'est  pas  tout.  Avant  le  règlement  organique,  si  le 
boyar  avait  à  faire  quelques  travaux  qu'il  n'avait  pas  pu 
achever  avec  les  journées  accordées  par  la  loi,  il  s'adres- 
sait aux  paysans,  en  les  invitant  à  lui  prêter  leur  assis- 
tance. Toujours,  cependant,  il  attendait  pour  cela  que  les 
paysans  eussent  achevé  leurs  propres  travaux,  et  toujours 
en  reconnaissance  de  leurs  services  volontaires,  il  les 
faisait  danser  et  boire.  C'est  ce  qui  s'appelait  faire  la 
ctaca^  ce  mot  signifiant  complaisance.  Aujourd'hui  en- 
core les  paysans  ont  l'habitude,  malgré  leur  misère,  de 
prêter  collectivement  cette  assistance  aux  veuves  et  aux 
pauvres  du  village.  Or,  cette  claca,  cette  œuvre  de  bien- 
faisance du  paysan  envers  le  propriétaire ,  fut  conver- 
tie,  par  les  boyars ,  rédacteurs  du  règlement,  en  une 
servitude  obligatoire.  Les  villages  furent  tenus  de  four- 
nir au  propriétaire,  pour  travail  extraordinaire,  4  hom- 
mes sur  400  familles  ;  3  lorsqu'il  y  avait  63  à  75  familles, 
2  pour  38  à  50,  i  p^ur  43  à  25.  En  Moldavie,  la  dîme 
humaine  fut  fixée  à  4  homme  sur  10  familles  dans  les 
villages  de  200  familles  et  au-dessus,  et  à  2  hommes  sur 
40  familles,  dans  les  villages  moins  peuplés. 

Cette  nouvelle  obligation    fut  appelée   iobagie,  mot 
étranger   à  la  langue  roumaine,  cl  signifiant  servitude. 


—  300  — 

Cette  fois;  au  moins,  les  Russes  et  les  boydrs  leurs  par- 
tisans faisaient  montre  de  franchise. 

Celle  iobagie  équivaut,  en  journées  de  travail,  à  44 
jours  pour  chaque  paysan  en  Yalaquie,  à  36  en  Moldavie, 
pour  les  habitants  des  villages  de  200  familles  ;  à  72 
pour  les  autres.  Si  Ton  ajoute  ces  nombres  à  ceux  que 
nous  avons  déjà  inscrits,  on  verra  que  le  paysan,  en  Va- 
laquie,  à  56  jours  de  travail  au  compte  du  propriétaire; 
en  Moldavie,  84  jours  dans  un  cas,  420  dans  l'autre. 

Or,  à  cause  des  rigueurs  de  longs  hivers,  l'année  agri- 
cole n'a  que  210  jours.  Il  faut  en  déduire  30  dimanches, 
40  jours  fériés,  30  de  mauvais  temps  ;  total,  70.  Restent 
140  jours.  Le  paysan  n'aurait  donc  en  Valaquie  que  84 
jours  de  travail  à  son  profit,  en  Moldavie  que  50 ,  et  20 
seulement  dans  les  villages  au-dessous  de  200  familles. 

Tels  sont  les  nombres  officiels  de  journées  exigées  du 
paysan,  nombres  avoués  par  le  règlement,  garantis  au 
propriétaire  par  la  loi.  Le  règlement  y  ajoulc  encore,  en 
déterminant  la  tâche  de  chaque  journée ,  de  manière  à 
ce  qu'il  y  ait  toujours,  pour  terminer  ta  tâche,  à  prendre 
sur  le  lendemain. 

Pour  toutes  les  semailles  qui  se  jettent  avec  la  main, 
comme  blé,  avoine,  seigle,  millet,  chanvre,  etc.,  on 
comptera  pour  le  travail  d'un  jour  trois  pogones  ense- 
mencés (4  hectare  1(2).  Art.  142  du  règlement,  g  5. 

La  moisson  et  la  mise  en  meules  de  deux  meules  et 
demie,  et  chaque  meule  de  26  gerbes,  donl  chacune  d'une 
grosseur  à  être  liée  par  le  milieu  avec  une  corde  de  la 
longueur  d'une  demi  stagéne(l  mèlre)  compteront  pour 
une  journée  de  travail  (te/.) 

Pour  la  récolte  du  mais  et  son  effeuillaison,  on  comp- 


—  310  — 

(era  iO  bonitzas  et  chaque  boUitza  de  40  okee  (100  kil.( 
ce  qui  fait  1000  kilog.  par  jour. 

Nous  pourrions  multiplier  ces  détails ,  et  chaque 
article  serait  un  témoignage  d'iniquité. 

La  jourdée  de  sarclage  estimée  douze  perches,  en  im- 
posant une  tâche  double  en  étendue  de  celle  que  peut 
exécuter  un  homme  en  un  jour,  se  compose  d'une  foule 
d^accessoires  qui  multiplient  la  main  d'œuvre.  D'abord, 
l'opération  du  sarclage,  fort  importante  dans  un  pays 
dont  la  richesse  agricole  consiste  surtout  en  plantations 
de  maïs,  exige  les  soins  les  plus  minutieux.  Il  faut  ex- 
tirper les  plantes  parasites  qui  étouffent  le  maïs,  puis 
espacer  les  pieds  de  maïs  dans  une  mesure  à  peu  près  de 
40  centimètres  ;  vingt  jours  après,  il  faut  recommencer 
et  quelquefois  y  revenir  une  troisième  fois.  Dans  celle 
même  journée  de  sarclage,  est  comprise  l'obligation  de 
recueillir  le  produit,  de  dépouiller  le  fruit  de  Tépi,  de 
charrier  et  d'emmagasiner  la  récolte  ;  et  comme  si  cette 
journée  ne  se  trouvait  pas  suffisamment  remplie,  le  pay- 
san est  encore  chargé  des  magasins  et  des  hangars  ;  si 
bien  que  ce  qu'on  appelle  la  journée  du  sarclage,  suivant 
le  règlement ,  commence  au  mois  de  mai  pour  finir  au 
mois  d'octobre  (1). 

«Remarquons,  en  outre,  dit  l'auteur  de  la  brochure  inti- 
tulée :  Question  économique ^  que  le  boyar  réclame  le  travail 
du  paysan  dans  le  temps  le  plus  favorable  de  chaque  saison. 
Pendant  que  le  paysan  sarclelemaïs  du  seigneur,  le  sien  est 
étouffé  parles  plantes  parasites  ;  les  diverses  opérations  de 
l'agriculture,  premieretseco:id sarclage,  fauchage,  mois- 

(1)  Question  écoilomh|H€  d^  priiict|niutés  chiluiMeiin^is,  |K  52. 


—  3H   — 

son,  etc.»  86  succédant,  le  paysan  n'a  pas  eu  le  temps  de 
s'occuper  de  son  champ,  en  sorte  que  mat  ou  peu  soi- 
gné, il  ne  donne  qu'une  récolte  maigre  et  insuffisante. 
L'impôt  et  la  faim  nécessitent  l'emprunt,  et  l'emprunt 
creuse  l'abime  sans  fond  de  la  misère.  Le  préteur  du 
paysan  est  le  propriétaire,  et  la  chose  prêtée  n'est  pas  de 
l'argent  mais  du  pain^  au  prix  courant,  c'est-à-dire  au 
prix  que  le  vendeur  pourrait  obtenir  à  Galatz  ou  Ibraïla. 
Dans  les  principautés,  comme  ailleurs,  il  n'y  a  pas  de 
prêt  sans  garantie;  le  paysan,  ne  possédant  rien  autre 
chose  que  ses  deux  bras,  les  donne  en  gage,  et  hypothè- 
que son  travail  libre.  L'accumulation  du  travail  obligé 
par  le  règlement,  et  du  travail  imposé  par  la  nécessité, 
consume  tout  le  temps  de  la  population  rurale.  Sa  con- 
cession de  terrain  devient  entièrement  illusoire,  puisque 
le  temps  et  les  instruments  d'exploitation  lui  font  défaut 
à  la  fois  ;  elle  n'est  en  réalité  qu'une  charge  sans  nul  bé- 
néfice, qui  absorbe  le  peu  de  temps  qui  lui  reste  dispo- 
nible (1).  » 

Pour  ceux  qui  croiraient  ces  détails  exagérés,  nous 
devons  constater  ici  l'aveu  que  nous  a  fait  à  nous-mème 
un  grand  boyar  de  la  Moldavie,  propriétaire  de  vastes 
domaines,  et  appartenant  à  une  des  familles  les  plus  con- 
sidérables parmi  les  indigènes.  «  En  Moldavie,  nous  di- 
sait-il,  pour  un  grand  nombre  de  propriétaires,  les  douze 
jours  de  travail  du  paysan,  accordés  par  le  règlement, 
équivalent  en  fait  à  trois  cent  soixante-cinq  jours.  » 

Ce  n'était  pourtant  ni  un  révolutionnaire,  ni  un  ré» 
fugié  qui  nous  parlait  ainsi  :  nous  pourrions  le  nommer 

[Ij  Question  économique^  etc.,  pag.  36. 


—  812  — 

sans  le  compromettre,  et  plusieurs  témoins  entendirent 
avec  nous  cette  sincère  confession. 

Nous  devons  ajouter  qu'en  Yalaquie,  lesboyars  mon- 
trent plus  de  retenue  ou  plus  de  raffinement.  Chez  les 
boyars  moldaves,  Top  pression  marche  à  découvert,  bru- 
talement et  sans  pudeur  ;  chez  les  boyars  valaques,  elle 
se  dissimule  sous  des  formes  de  légalité,  et  enchaîne  ses 
victimes  par  des  contrats»  Les  Moldaves  agissent  en  ba- 
rons féodaux,  les  Valaques  en  juifs  du  moyen-âge.  Par- 
tout où  le  règlement  ouvre  une  voie  aux  contrats  onéreux, 
le  boyar  valaque  se  fait  homme  d'affaires.  Ainsi,  par  un 
article  du  règlement,  les  boyars  ont  le  droit  d'exiger  des 
paysans  les  journées  corvéables,  soit  en  travail,  soit  en 
argent.  Le  Moldave  préfère ,  en  général ,  se  faire  payer 
en  travail,  parce  que,  comme  nous  l'avons  dit,  il  fait  du- 
rer le  travail  toute  l'année.  Mais  le  Yalaque,  spoliateur 
hypocrite,  aime  mieux  la  spéculation  financière.  Dès  que 
le  règlement  permettait  de  se  faire  rembourser  en  ar- 
gent, il  fallait  un  tarif  légal  pour  la  main-d'œuvre.  Or,  la 
fixation  de  ce  tarif  est  encore  livrée  à  la  décision  du  pro* 
priétaire.  Par  une  disposition  du  règlement,  c'est  l'as* 
semblée  générale  qui  fixe,  tous  les  trois  ans,  le  prix  légal 
de  la  main-d'œuvre.  Mais  ce  prix  légal,  évalué  arbitrai- 
rement par  les  boyars,  n'est  jamais  en  rapport  avec  la 
valeur  réelle,  qui  nécessairement  varie  suivant  les  loca- 
lités. Ainsi,  à  l'époque  où  la  main-d'œuvre  se  trouvait 
estimée  à  une  piastre  et  demie (1),  elle  n'était  réellement 
dans  les  montagnes  que  d'une  piastre ,  tandis  que  dans 
les  plaines  elle  en  valait  deux.  Qu'arrive-t-il  alors?  Le 

(1)  Une  piastre  vaut  environ  35  centimes. 


—  313   — 

propriétaire  exige  des  montagnards  la  redevance  en  ar- 
gent,  suivant  le  taux  légal,  et  puis  rachète  leur  travail  au 
rabais.  Dans  les  plaines,  au  contraire,  il  exige  la  corvée 
en  travail  ;  et  le  paysan,  voulant  se  racheter,  paie  néces- 
sairement le  rachat  à  un  prix  au  dessus  du  prix  légal  ; 
de  sorte  que  dans  un  cas,  le  prix  légal  est  oppressif,  dans 
l'autre,  il  ne  sert  pas  de  règle  (i). 

Enfin  viennent  les  contrats  de  gré  à  gré  ;  et  c'est  là 
que  se  déploient  les  habiletés  de  l'usure.  Par  un  arrange- 
ment signé  entre  le  boyar  et  le  paysan,  le  travail  est 
transformé  en  valeur  monnayée.  Or,  il  arrive  presque 
toujours,  et  cela  est  parfaitement  prévu,  que  le  paysan 
est  dans  l'impossibilité  de  s'acquitter.  Alors  le  boyar  se 
laisse  attendrir ,  et  transforme  de  nouveau  l'argent  en 
travail,  décuplé  par  les  intérêts. 

Mais  en  supposant  qu'il  n'y  ait  aucun  fait  d'usure,  en 
supposant  qu'on  s'en  tienne  à  la  lettre  de  la  loi,  au  tarif 
légal,  il  en  résulte  que  le  paysan  qui  rembourse  son  tra- 
vail en  argent,  paie  22  piastres  de  fermage  pour  chaque 
pogone  concédé.  Or ,  le  prix  d'achat  à  perpétuité  d'un 
pogone  est  de  96  piastres;  d'où  il  suit  que  le  paysan 
paie  le  fermage  à  raison  de  quatre  fois  et  demie  l'intérêt 
du  capital  en  terrain,  ou  22,  91  pour  cent. 

Quelques  chiffres  feront  connaître  les  résultats  mathé- 
matiques de  cette  iniquité. 

Sur  530,000  familles  de  paysans  en  Valaquie,  si  le 
fermage  se  payait  à  5  0/0  de  la  valeur  du  terrain,  il  au- 
raitdù  être  payé  annuellement  à  la  propriété  41,550,000 
piastres.  Or,  d'après  l'évaluation  du  règlement,  il  est 

(1)  Question  économique  des  principautés  danubiennes. 


—  814  — 

payé  51 ,810,000  piastres,  formant  un  excédant  annuel 
de  40,260,000.  Ce  chiffre,  multiplié  par  22  années  de- 
puis que  le  règlement  fonctionne,  donne  la  somme  de 
885,720,000  piastres,  prélevée  usurairement  par  les 
boyars  sur  le  peuple. 

En  Moldavie,  les  190,000  familles  corvéables  devraient 
payer  annuellement  9,500,000  piastres.  Elles  en  paient 
39,900,000;  surplus  30,400,000.  Ce  surplus,  multiplié 
également  par  22,  produit  668,800,000.  Total  des  in- 
térêts usuraires  prélevés  au  profit  de  la  propriété  dans  les 
deux  principautés,  1,554,520,000  piastres,  représentant 
en  monnaie  de  France,  somme  ronde^  540,000,000  fr. 

Dans  cette  somme  ne  sont  compris  ni  la  dime,  ni  les 
transports,  ni  la  claca,  ni  les  abus  dont  le  montant  serait 
incalculable. 

C'est  ainsi  que  le  règlement  fait  l'application  de  ce 
principe  :  «  Le  travail  du  paysan  doit  correspondre  à  la 
valeur  réelle  de  la  terre  qu'on  lui  cède.  » 

Il  existe  encore  d'autres  charges  indirectes  dont  nous 
n'avons  pas  tenu  compte  dans  nos  calculs. 

En  vertu  de  l'article  146  du  règlement,  le  propriétaire 
seul  a  le  droit  de  vendi*e  sur  sa  propriété  le  vin,  Teau- 
de-vie  et  autres  boissons,  ainsi  que  de  tenir  boucherie  et 
magasin  d'épicerie,  d'avoirdes  moulins,  et  de  pêcher  dans 
les  étangs.  Le  propriétaire  a  donc  le  monopole  de  tous 
les  objets  de  consommation.  Ce  monopole  est  vendu  par 
lui  a  des  juifs  ou  à  des  Grecs  qui  tiennent  les  boutiques, 
et  qui  ne  sont  pas  gens  à  se  contenter  de  petits  béné- 
fices ;  de  sorte  que  les  denrées  de  première  nécessité 
coûtent  dans  les  villages  30  p.  100  plus  cher  que  dans 
les  villes. 


—  315  — 

B  IjG  boyar  lui-mèmo  ne  se  fait  pas  Taute  de  débiter  di-** 
st  rectement  sa  marchandise.  Pendant  Thiver,  il  échange 
t  son  cau-de-vie  contre  le  travail  d'été  du  paysan ,  es- 
fi  compte  ainsi  son  avenirt  et  Tabrutit  en  Tappauvrissant. 
11  n'est  que  trop  vrai  de  dire  avec  un  auteur  vala- 
is que  (1)  :  Le  règlement  organique  est  la  charte  de  la  misère 
t  du  peuple,  élaborée  au  plus  grand  bénéfice  des  boyars. 
f  Mais  à  coté  du  propriétaire  spoliateur,  se  présente  en* 

i'      core  le  fisc. 

h  Par  un  renversement  de  tout  principe,  les  riches 

f      boyars,  les  opulents  monastères,  ne  contribuent  en  rien 
i       aux  charges  de  l'Etat.  Le  poids  de  l'impôt  retombe  tout  en- 
tier sur  la  population  agricole.  Le  paysan,  après  avoir 
î       amassé  des  trésors  pour  le  propriétaire,  doit  encore  en- 
graisser tous  les  fonctionnaires ,  depuis  les  hospodars 
jusqu'aux  derniers  commis. 
^  Pour  l'assiette  de  l'impôt,  les  auteurs  du  règlement  ne 

se  sont  pas  mis  en  frais  d'imagination.  Elle  repose  sur  le 
i       principe  barbare  de  la  capitation.  Chaque  paysan  paye 
annuellement  30  piastres;  injustice  criante  sous  les  ap- 
I       parences  de  Tégalité.  La  capitation,  fort  légère  pour  le 
paysan  aisé,  pèse  lourdement  au  pauvre.  Qu'il  ait  ou  non 
du  pain,  la.  capitation  doit  être  payée. 
À  cette  première  charge,  il  faut  ajouter  : 
1*  6  journées  de  corvée  pour  la  confection  et  la  répa- 
ration des  grandes  routes,  ce  qui  fait,  d'après  le  système 
ordinaire,  24  journées  ; 

2*  2  paras  par  chaque  bete  d'attelage,  pour  droits 


^1)  >].  Joiicscd. 


—  316  — 

d'entrée  et  de  circulation  dans  les  villes,  et  4  paras  pour 
la  capitale  ; 

3*  Droits  de  péage  des  ponts  particuliers  ou  publics, 
construits  par  les  paysans  eux-mêmes  ; 

4^  Service  militaire  par  conscription»  1  homme  sur  50 
familles. 

Enfin,  par  suite  de  l'allégement  des  impôts^  dit  naïve- 
ment le  règlement,  le  prix  du  sel  a  dû  être  haussé.  Nou- 
velle charge  pour  le  paysan,  auquel  le  sel  est  de  première 
nécessité,  tant  pour  sa  nourriture,  que  pour  celle  de  ses 
bestiaux. 

Après  les  obligations  envers  l'État,  viennent  les  obli- 
gations envers  les  communes. 

1*^  Chaque  paysan  doit  verser  annuellement  dans  la 
caisse  communale,  le  dixième  de  la  capitation  ;  soit ,  3 
piastres. 

La  loi  autorise  encore  les  communes,  en  cas  de  déficit 
par  décès  ou  par  toute  autre  cause,  à  s'imposer  d'un  se- 
cond dixième  ;  le  paysan  donne  alors  6  piastres. 

Si  le  déficit  n'est  point  couvert,  on  en  réfère  au  mi- 
nistre des  finances ,  qui  peut  autoriser  un  troisième 
dixième.  En  i845,  sous  le  ministère  de  Slirbey,  il  fut 
arrêté,  en  conseil  des  ministres ,  rassemblée  étant  sus* 
pendue,  que  les  villages  pourraient  s'imposer  même  d'un 
quatrième  dixième.  De  sorte  qu'il  y  a  des  villages  dont 
les  paysans  payent  12  piastres  au  delà  de  la  capitation. 

2""  Confection,  entretien  et  réparation  des  chemins  vi- 
cinaux ; 

3*  Paiement  du  cachet  et  des  registres  du  village; 

4""  Paiement  des  préposés  du  village  et  de  l'instruction 


—  317   — 

primaire,  à  raison  de  6  piastres  par  famille»  pour  lespré- 
posésy  et  de  2  piastres  pour  Tinstituteur; 

S""  Enfin,  dépôt  dans  les  magasins  de  réserve  d'une 
quantité  de  maïs,  équivalant  à  25  piastres  par  famille. 

En  somme,  d'après  les  comptes  officiels ,  la  quotité 
annuelle  payée  par  chaque  paysan,  tant  à  TËtat  qu'à  la 
commune,  monte,  en  Valaquie,  à  130  piastres. 

Voilà  ce  qu'il  faut  ajouter  aux  charges  de  la  pro- 
priété. 

Dirons-nous  maintenant  les  perfides  précautions  pri- 
ses par  le  règlement  pour  enchaîner  le  paysan  à  la  terre, 
et  pour  en  faire  un  véritable  serf  de  la  glèbe? 

En  principe,  le  cultivateur  peut  abandonner  la  ferre 
où  il  se  trouve;  car  en  fait  de  principes,  le  règlement 
est  généreux.  Mais  aussitôt  viennent  les  restrictions  qui 
font  du  principe  un  mensonge. 

D'abord,  deux  familles  seulement  peuvent  quitter  une 
même  terre  dans  le  courant  de  l'année.  Ensuite,  le  pay- 
san qui  veut  changer  de  domicile  est  tenu  : 

V  D'en  donner  avis  six  mois  avant  la  Saint-Georges  à 
l'ispravnik  (préfet)  et  au  propriétaire. 

2^  De  payer  en  argent  comptant,  et  d'avance,  toutes  les 
prestations  auxquelles  il  est  tenu  envers  le  propriétaire, 
dans  le  cours  d'une  année,  qui  comptera  du  jour  où  il 
quittera  la  propriété  ; 

5*»  De  verser  dans  la  caisse  du  village  qu'il  quitte  une 
somme  égale  à  son  imposition  communale  annuelle  ; 

A"  De  s'acquitter  d'avance  de  sa  capitation  pour  toutes 
les  années  qui  restent  à  courir  jusqu'au  recensement  ; 
(art.  144 du  règlement.) 
Or,  le  recensement  ne  se  fait  que  tous  les  sept  ans. 


—  818  - 

De  sorte  que  le  paysan  qui  se  déplace  peut  avoir  à  payer 
d'avance  la  capilation  de  cinq  ou  six  années. 

Enfin»  la  maison  qu'il  a  bâlie,  les  arbres  qu'il  a  plan* 
tés,  les  champs  qu'il  a  travaillés,  restent  en  possession 
du  propriétaire,  sans  indemnité  (id.). 

On  le  voit  :  à  de  telles  conditions ,  le  changement  de 
domicile  est  impossible  ;  et  le  cultivateur,  quoiqu'il  fasse, 
reste  parmi  les  meubles  du  propriétaire  domanial.  Le 
règlement  lui  dit  qu'il  est  libre,  et  l'empêche  en  même 
temps  d'user  de  sa  liberté. 

Tel  est  le  fameux  code  de  réforme  imaginé  parla  puis- 
sance protectrice!  Voilà  les  soulagements  promis  au 
paysan  par  M.  de  Kisseleff!  Il  faut  en  faire  honneur  aussi 
aux  boyars  qui  l'ont  rédigé,  et  parmi  lesquels  figurent 
en  première  ligne  Bibesco  et  Stirbey.  Le  règlement  or- 
ganique n'est  pas  seulement  un  monument  consacré  au 
vol  et  à  l'oppression;  c'est  aussi  un  arsenal  de  guerres 
civiles,  d'où  doivent  sortir  un  jour  le  massacre  et  l'in- 
cendie. Il  est  temps  encore  cependant  de  prévenir  d'im- 
menses calamités  que  les  opprimés  appelleraient  la  jus- 
tice divine  ;  mais  il  faut  pour  cela  qu'intervienne  au  plus 
tôt  la  justice  humaine. 

Rédigé  à  l'ombre  d'une  occupation  militaire,  mis  au 
jour  par  une  administration  étrangère,  le  règlement  or- 
ganique fut  inauguré  dans  le  sang.  En  Valaquie,  les 
paysans  protestèrent  contre  les  tyranniques  bienfaits  de 
M.  de  Kisseleff;  les  soldats  russes,  envoyés  dans  les  vil- 
lages, prouvèrent  à  coups  de  fusil  la  douceur  du  règle- 
ment. En  Moldavie,  le  mécontentement  prit  un  caractère 
d'insurreclion  ;  la  répression  fut  plus  cruelle.  Des  flols 
de  sang  inondèrent  les  sillons  où  Ton  enchaînait  le 


—  3i9  — 

paysan.  Ce  fui  un  beau  jour  pour  la  grande  propriété  ;  le 
boyar  prit  possession  d'une  terre  fertilisée  par  des  ca- 
davres. • 

Alors  la  rapacité  se  donna  libre  carrière.  Car  si  les 
Russes  étaient  d'impitoyables  protecteursi  les  boyars 
étaient  de  rudes  propriétaires,  et  le  régime  nouveau  fut 
développé  par  eux  avec  toutes  les  ruses  d'une  savante 
usure. 

Le  pays  tout  entier  en  ressent  bientôt  les  funestes  ef- 
fe(s«  Les  victimes,  incapables  de  résister,  cherclient  un 
asile  à  l'étranger.  Lespaysans  moldaves  passent  en  Buco- 
vine»  en  Bessarabie  et  dans  la  Dobrudja  ;  les  Valaques, 
en  Transylvanie,  en  Serbie  et  en  Bulgarie.  £n  vain  les 
bords  des  fleuves  sont  activement  surveillés  et  comme  en 
état  de  siège  ;  lesémigrants  francbissent  les  intervalles  li-* 
bres  de  troupes.  L'hiver  surtout,  les  émigrations  se 
multiplient,  lorsque  le  Danube,  arrêté  par  les  glaces,  forme 
un  pont  toujours  ouvert.  Plus  de  40,000  familles  s'éta- 
blissent le  long  de  la  rive  serbe  ;  en  Bulgarie  et  jusqu'en 
Romélie,  on   en  compte  aujourd'hui  plus  de  100,000, 
qui  ont  quitté  le  pays  depuis  le  règne  du  règlement  or- 
ganique, et  leur  nombre  augmente  tous  les  jours  (l). 

Même  les  populations  étrangères  qui  avaient  fui  le  ré- 
gime turc,  aimèrent  mieux  y  retourner  que  d'accepter  le 
règlement.  Après  la  guerre  de  1828,  une  colonie  de  Bul- 
gares, composée  de  plus  de  30,000  familles,  avait  créé  en 
Yalaquie  de  magnifiques  établissements  agricoles  qui  pro- 
mettaient un  riche  avenir.  Les  oppressions  du  règlement 

(1)  Question  éccnomiquc,  p.  48.  —  DcrnitMC  occupalion  des 
principautés  danubiennes,  par  Chainoi,  p.  101. 


—  320  - 

forcèrent  la  colonie  de  se  dissoudre;  les  Bulgares  repassè- 
rent le  Danube; et  ceux  d'entr'eux  qui  restèrent»  fondè- 
rent deux  petits  bourgs,  mais  renoncèrent  à  l'agriculture. 
Pendant  les  années  4834,  1835  et  lS3C,plus  del2,0OO 
familles  transylvaines,  établies  en  Valaquie  depuis  près 
d'un  demi-siècle,  retournèrent  dans  leur  pays. 

La  dépopulation  se  faisait  si  rapidement,  les  plaintes 
du  paysan  devenait  si  vives,  que  le  prince  Alexandre 
Ghika  en  fut  effrayé.  De  48:n  à  1842,  on  le  vit  lutter 
contre  les  boyars  en  faveur  du  paysan,  et  ce  sont  ces  jus- 
tes réclamations,  il  faut  le  dire,  qui  soulevèrent  contre 
lui  les  oppositions  de  rassemblée.  Les   offices  (1)  du 
prince  sont  de  constants  réquisitoires  contre  les  méfaits 
de  la  grande  propriété.  Les  boyars  n'y  répondent  que  par 
des  récriminations,  où  ils  accusent  les  dilapidations  du 
gouvernement.  Il  y  avait  matière  à  critiquer  sans  doute, 
mais  ce  n'était  pas  une  réponse  aux  reprocbes  qu'ils  mé- 
ritaient. D'ailleurs,  dans  les  dilapidations  du  gouverne- 
ment, les  boyars  eux-mêmes  étaient  complices  et  béné- 
ficiaires, tandis  que  le  prince  était  désintéressé  dans  la 
question  des  paysans.  On  doit  donc  savoir  gré  au  prince 
Alexandre  Ghika,  d'avoir  pris  hardiment  la  défense  des 
opprimés,  d'autant  mieux  que  ce  fut  une  des  causes 
de  sa  chute. 

On  ne  saurait  se  faire  une  idée  de  l'audacieux  achar- 
nement avec  lequel  les  boyars  de  l'assemblée  se  firent  les 
champions  de  leurs  propres  abus.  En  pleine  séance, 
dans  la  session  de  1842,  un  d'entre  eux  s'écriait  avec 
un  véritable  enthousiasme  de  financier  :  «  Le  paysan  est 

(1)  Communications  i  rassemblée. 


—  sal- 
le capital  du  boyar  (1).  •  De  telles  paroles  n'ont  pas  be- 
soin de  commentaires.  Ajoutons  que  ce  boyar  était  Técho 
des  sentiments  de  la  majorité. 

Les  trompeuses  espérances  qu'avait  inspirées  Ta- 
vènehfient  de  Bibesco  firent  croire  aux  paysans  qu'ils 
allaient  obtenir  quelque  soulagement  ;  les  pétitions,  les 
plaintes  se  multiplièrent.  Mais  Bibesco  était  parmi  les 
pro]  riétaircs  qui  avaient  combattu  Ghika  :  complice  des 
oppresseurs,  il  ne  pouvait  les  mécontenter.  Tout  en  di- 
minuantde  deux  joursriobagie(2),  il  augmenta  les  jours 
de  travail  aux  grandes  routes ,  doubla  le  péage  des  bar- 
rières y  et  enchaîna  davantage  le  paysan  à  la  terre  du 
boyar. 

Tel  est  l'état  de  choses  qui  existe  encore  aujourd'hui 
en  Moldo-Yalaquie  ;  telles  sont  les  relations  entre  pro- 
priétaires et  cultivateurs.  Le  tableau  n'a  rien  d'exagéré. 
Nous  craignons  même  de  l'avoir  décoloré,  tant  il  est  dif- 
ficile de  peindre  ce  contraste  inoui  entre  la  misère  et  l'o- 
pulence, entre  la  victime  et  l'oppresseur.  Pour  résumer 
en  quelques  mots  la  constitution  rurale  des  principautés» 
nous  n'avons  pas  d'expression  plus  concluante  que  le 
fameux  axiome  socialiste ,  si  faux  comme  principe  gé- 
néral ,  mais  devenu  vrai  dans  cette  application  parti- 
culière :  Dans  les  mains  des  boyars  et  des  moines ,  la 
propriété  c*est  le  vol. 

(i)  Question  économique,  p.  Al. 

^2)  L'iobagie  fut,  en  ISAS,  réduite  de  1&  jours  h  13. 


ai 


—  322  — 

Qergé,  monastères. 

c  Lorsque»  dit  Héliade  (1),  on  parle  des  prêtres  de 
village. en  Moldo-Valaquie,  il  faut  se  représenter  un  sim- 
ple paysan  égal  en  tout  à  ses  paroissiens  :  même  instruc- 
tion, même  costume,  mêmes  charges  ;  il  laboure  la  terre, 
il  nourrit  sa  femme  et  ses  enfants;  il  paye  les  impôts,  il 
fait  la  corvée  quand  les  armées  protectrices  envahissent 
le  pays  ;  il  n'est  censé  savoir  que  lire  les  livres  imprimés 
de  rÈglise;  s'il  sait,  par  hasard,  écrire  ou  lire  des  ma- 
nuscrits, c'est  du  luxe  ;  il  ne  doit  faire  que  l'office  divin, 
et  réciter  les  évangiles  dans  la  langue  nationale,  tels  qu'ils 
sont,  sans  commentaires.  » 

Cette  touchante  égalité  du  travail,  de  l'ignorance 
même,  entre  le  paysan  prêtre  et  le  paysan  cultivateur, 
est  un  lien  qui  fortifie  le  sentiment  religieux  ;  et  la  pa- 
role du  prêtre  gagne  une  autorité  plus  grande  par  la 
souffrance  commune.  Quand  le  prêtre  exhorte  à  la  pa- 
tience, il  en  offre  l'exemple  ;  quand  il  encourage  au  tra- 
vail, il  s'y  met  le  premier.  Mais  aussi  quand  le  paysan 
accuse  ses  oppresseurs ,  le  prêtre  laboureur  s'associe  à 
ses  plaintes,  et  il  puise  dans  l'évangile  des  métaphores 
qui  sont  tantôt  des  leçons  de  résignation,  tantôt  ^es  le- 
çons de  colère.  •  Le  paysan,  c'est  le  fils  de  l'homme- 
Christ,  ou  l'humanité  souffrante,  n'ayant  où  reposer  sa 
tête  ;  le  propriétaire,  c'est  le  représentant  de  César,  en- 
nemi de  la  doctrine  du  Sauveur ,  tyran  de  l'humanité.  » 


(1)  Mémoire  sur  Thistoire  de  la  régénération  roumaine,  en  1868, 
?•  27. 


—  323  — 

C'est  par  de  telles  paroles  qu'il  calme  ou  qu'il  excite, 
soit  en  rappelant  la  patience  du  Christ,  soit  eu  signalant 
les  iniquités  de  César.  Aussi  voit-on,  dans  le  mouvement 
de  1848,  les  prêtres  de  village  associés  aux  paysans ,  et 
donnant,  par  leur  présence,  une  discipline  à  Tinsurrec* 
lion.  Il  est  à  remarquer,  en  effet,  que  ces  paysans,  aux- 
quels assurément  beaucoup  pouvait  être  pardonné  , 
car  ils  avaient  beaucoup  souffert,  ne  commirent  dans  la 
révolution  aucun  excès,  même  lorsqu'ils  étaient  maîtres 
de  punir  leurs  bourreaux.  Cette  attitude  indulgente  dans 
Ja  victoice,  s'explique  non-seulement  par  le  caractère 
bienveillant  et  facile  du  paysan  ,  mais  aussi  par  la  sim- 
plicité religieuse  de  son  éducation.  Il  ne  connaît  d'au- 
tre lecture  que  l'évangile;  c'est  avec  l'évangile  que  ses 
prêtres  le  dirigent,  et  c'est  avec  les  textes  de  l'évangile 
que  les  chefs  politiques  de  la  révolution  agissaient  sur 
lui,  soit  pour  le  calmer,  soit  pour  le  soulever. 

Une  foi  naïve  et  débonnaire  le  laisse  sans  doute  en 
proie  à  une  foule  de  superstitions.  Les  indulgences  du 
prêtre,  ses  exorcismes  et  ses  analbèmes,  ont  un  grand 
pouvoir  et  donnent  naissance  à  de  ridicules  pratiques  ; 
mais  ce  qui  domine  toutes  les  relations  entre  prêtres  et 
paysans,  c'est  l'association  de  la  douleur  et  l'action  bien- 
faisante de  la  consolation  religieuse. 

Les  prôtres  des  villes  ne  sont  ni  aussi  malheureux  ni 
aussi  sympathiques.  Ils  prennent  part  aux  intrigues  des 
familles,  dans  ces  pays  ou  l'intrigue  se  mêle  à  toutes  les 
actions  ;  et  de  même  que  le  prêtre  du  village  offre  dans 
sa  physionomie  morale  les  caractères  du  paysan  souffre- 
teux et  patient,  de  même  le  prêtre  de  la  ville,  enveloppé 
dans  l'atmosphère  de  la  boyarie,  est  frappé  par  la  conta- 


—  324  — 

gion,  et  tombe  dans  des  relâebements  qui  partout  ailleurs 
le  com  promettraient. 

En  politique,  le  clergé  des  villes  n*estni  plus  intelli- 
gent ni  plus  courageux  que  les  boyars,  et  les  métropoli- 
tains eux-mêmes,  sauf  quelques  bons  exemples  que  nous 
avons  cités,  ont  plus  d'une  fois  aidé  l'étranger  de  leurs 
vœux  et  de  leur  influence.  Nous  avons  vu  aussi  le  métro- 
politain de  Moldavie  se  joindre  aux  boyars  pour  con- 
traindre Grégoire  Ghika  à  augmenter  le  nombre  des  jour- 
nées de  corvée  ;  nous  verrons  bientôt  le  triste  rôle  joué, 
pendant  la  révolution  de  1848,  par  le  métropolitain  de* 
Valaquie. 

En  dehors  du  clergé,  un  rôle  important  appartient  aux 
monastères  des  deux  principautés.  Car  il  y  a  là  une  ques- 
tion plus  nationale  qu'ecclésiastique ,  plus  politique  et 
financière  que  religieuse. 

Nous  avons  vu  que  de  grandes  portions  de  Fager  publû 
cm  avaient  été  concédées  à  des  monastères  et  couvents^  à 
la  charge  d'en  appliquer  les  revenus  à  des  œuvres  de  cha- 
rité ou  d'utilité  publique.  C'était,  ainsi  que  nous  Tavons 
dit,  une  espèce  de  fidéi-commis;  les  moines  n'étaient  pas 
propriétaires,  mais  simples  dépositaires  de  biens  consa- 
crés aux  pauvres,  véritables  gérants  d'établissements 
de  bienfaisance.  Même  les  donations  privées,  faites  par 
des  boyars  ,  portent  le  caractère  conditionnel  ;  elles 
sont  toujours  subordonnées  à  une  œuvre  de  charité.  Il  y 
a  obligation,  tantôt  de  fonder  et  d'entretenir  un  hospice, 
tantôt  de  nourrir  un  certain  nombre  de  familles  indigen- 
tesy  tantôt  de  doter  annuellement  un  nombre  déterminé 
de  jeunes  filles  orphelines»  etc. 

Mais  déjà  sous  les  princes  indigènes»  les  monastères^ 


^  —  325  — 

ligués  avec  les  boyars  pour  dépouiller  le  paysan,  ou- 
(*  bliaieot  les  clauses  des  donations^^t  laissaient  à  l'aban- 
i^  don  les  pauvres,  dont  ils  avaient  la  tutelle  et  les  biens. 
*  Par  le  fait  même  des  abbés,  la  donation  se  trouvait  an* 
K  nulée;  mandataires  infidèles,  ils  n'avaient  plus  droit  au 
^  dépôt  territorial  qui  leur  était  confié.  La  propriété  aurait 
f  dû  rentrer  au  domaine  public,  qui  ne  s'en  était  dessaisi 
^  que  sous  certaines  conditions.  Mais  princes  et  boyars 
usurpaient  comme  les  moines;  les  usurpateurs  se  mena- 
{         gèrent  mutuellement. 

Le  châtiment  leur  vint  des  exemples  qu'ils  avaient 
donnés.  Les  Phanariotes,  séduits  par  la  richesse  de  la 
proie,  s'immiscèrent  promptement  au  gouvernement  des 
biens  monastiques.  D'abord  ils  firent  disparaître  les  ti- 
tres originaux  des  donations,  et  les  remplacèrent  par  des 
chrysobules  émanés  de  leur  propre  autorité.  En  même 
temps,  ces  chrysobules  dédiaient  (en  langue  roumaine  in- 
ehinare)  les  plus  riches  monastères  du  pays  aux  commu- 
nautés grecques  du  Saint-Sépulcre,  du  mont  Sinai  ou  du 
mont  Âthos.  Cette  dédicace  n'est  présentée  d'abord  que 
comme  un  simple  hommage^  tendant  à  établir  la  supré- 
matie de  la  race  grecque  sur  la  race  indigène  ;  elle  n'im- 
pliquait nullement  un  droit  de  propriété,  ni  même  un 
droit  d'usufruit.  Seulement,  les  monastères  roumains 
prirent  dès-lors  Tbabitude  d'envoyer,  à  titre  d'oifrande, 
soit  au  Saint-Sépulcre,  soit  au  mont  Athos,  une  somme 
annuelle  qui  variait  selon  les  revenus.  Bientôt  les  béné- 
fices de  la  dédicace  ne  semblèrent  pas  suifisants  aux 
communautés  grecques.  Elles  obtinrent  des  princes  pha- 
nariotes  l'autorisation  d'avoir,  dans  les  monastères  dédiés, 
des  Igoumènes  (abbés)  pour  les  représenter  et  gérer  en 


—  326  — 

leur  nom.  L'hommage  dégénéra  en  servitude;  à  la  place 
de  Toffrande  annuelle,  les  abbés  grecs  s'emparèrent  de 
tout  le  revenu  ;  ils  prétendirent  même  disposer  des  fonds. 
Les  biens  des  indigens  roumains  étaient  donnés  aux  ri- 
ches couvents  du  Sinai  et  de  l'Athos»  et  près  d'un  tiers 
de  la  propriété  foncière ,  dans  les  deux  provinces ,  était 
livré  à  des  mains  étrangères. 

Les  boyars  indigènes  tentèrent  vainement  de  récla* 
mer  ;  ils  avaient  d'ailleurs  assez  à  s'occuper  de  la  défense 
de  leurs  propres  biens.  De  longues  discussions  dans  les 
assemblées,  de  fréquentes  protestations  demeurèrent 
sans  effet.  Les  Phanariotes  maintinrent  les  Igoumènes 
grecs;  les  trésors  des  monastères  roumains  continuèrent 
de  passer  à  l'étranger. 

Ces  usurpations  durèrent  jusqu'à  l'expulsion  des  Pha- 
nariotes. Alors  Grégoire  GInka  et  Jean  Stourdza,  inter- 
prètes des  sentiments  publics,  réclamèrent  de  nouveau  à 
Constantiuople  ;  et  la  Porte,  trouvant  une  occasion  de  plus 
pour  châtier  les  Phanariotes,  obligea,  par  un  firman,  les 
moines  grecs  à  rendre  ce  qu'ils  avaient  pris. 

Cependant  les  Roumains  ne  conser\èrent  pas  long- 
temps ce  qui  leur  appartenait.  I^e  Russe,  protecteur  du 
saint  Sépulcre,  et  patron  des  moines  grecs,  les  ramena 
dans  les  principautés,  en  1828,  et  les  remit  en  possession 
des  monastères,  et  le  règlement  organique  consacra  cette 
nouvelle  spoliation. 

Pour  pallier  cependant  l'iniquité,  une  légère  conces- 
sion fut  faite  aux  Roumains.  Le  règlement  décida 
qu'une  redevance  annuelle  de  2,000,000  piastres 
(700,000  fr.)  serait  allouée  par  les  couvents  à  la  Caisse 
(les  écoles  moido-vaiaqnes.  Et  encore  sur  cette  somme, 


—  327  — 

300,000  piastres  étaient-elles  attribuées  au  patriarche 
deConstantinople,  pour  subvention  aux  écoles  grecques 
de  la  Turquie. 

Or,  il  y  a  en  Valaquie  59  monastères,  43  en  Moldavie  ; 
sur  œ  nombre,  28  sont  dédiés  au  mont  Atbos.  Il  est  re- 
connu que  le  revenu  total  de  ces  établissements  se  monte 
aujourd'hui  à  10  millions  de  francs.  C'est  donc  un  tribut 
de  plus  de  9  millions,  que  les  deux  principautés  réunies 
paient  chaque  année  aux  monastères  grecs  situés  hors 
du  pays.  Le  couvent  du  mont  Âthos  figure  approximati- 
vement pour  le  quart. 

Et  cependant  avec  tous  ces  avantages,  les  moines  grecs 
protestèrent  contre  le  faible  tribut  qu'on  leur  imposait, 
et  refusèrent  de  se  soumettre  au  règlement.  Une  com- 
mission fut  nommée,  et  sur  son  rapport,  M.  de  Kisseleff 
condamna  les  moines  à  payer  la  redevance  annuelle. 
Mais  à  Gonstantinopie,  l'ambassade  russe  en  décida  au- 
trement ;  les  deux  cours  protectrices  ordonnèrent  que, 
pendant  dix  ans,  les  moines  grecs  ne  paieraient  aucune 
contribution  à  l'Etat  dont  ils  détenaient  les  biens.  A  l'ex* 
piration  de  ce  terme,  c'est-à-dire  en  1843,1a  Russie,  pro- 
fitant du  moment  où  l'on  allait  avoir  besoin  d'elle  pour 
une  nouvelle  décision,  voulut  se  ménager  des  avantages 
personnels  dans  une  discussion  dont  elle  se  faisait  arbitre. 
Elle  proposa  donc  de  transformer  les  cultivateurs  habi- 
tant les  terres  des  couvents,  et  les  moines  grecs  eux- 
mêmes,  en  sujets  russes,  dépendant  des  consulats  de  Bu- 
charest  et  de  Jassy.  C'était  faire  relever  de  la  juri- 
diction consulaire  russe  le  cinquième  du  territoire 
des  principautés.  Les  moines^  justement  effrayés  de 
cette  offre  de  naturalisation ,  repoussèrent  ce  dangereux 


-  328  — 

honneur.  Dès  lors  le  czar,  retirant  sa  main  protectrice, 
les  livra  aux  hoslilités  des  Roumains,  bien  assuré  qu'ils 
seraient  obligés  de  revenir  à  lui.  Bibesco,  en  effet,  pro- 
fita de  r  isolement  des  moines  grecs  pour  les  soumettre 
à  des  contributions  de  toute  nature.  Non  seulement  il 
frappa  les  monastères  d'emprunts  forcés^  qu'il  ne  devait 
jamais  rembourser  ;  mais  encore  il  les  contraignit  de  lui 
faire  des  dons  considérables,  chaque  fois  qu'il  s'agissait 
de  la  reconnaissance  de  leurs  abbés ,  de  la  confirmation 
de  leurs  fermages,  et  de  la  signature  des  sentences  ju- 
diciaires. Un  exemple  entre  mille  donnera  la  mesure  de 
ses  actes.  L'abbé  du  monastère  de  Saint-Georges  à  Bu- 
cbarest  avait  perdu  les  titres  des  terres  dépendantes  de 
ce  monastère,  dans  l'incendie  qui  dévora,  en  1847,  une 
notable  partie  de  la  ville.  Il  demanda  que  les  copies  qui 
existaient  de  ces  titres  fussent  légalisées.  Mais  il  lui  fut 
répondu  qu'on  ne  lui  accorderait  le  paraphe  nécessaire 
que  moyennant  le  don  d'une  terre  qui  rapportait  65,0U0 
piastres  de  revenu.  Il  dut  subir  la  condition  de  cet  oné- 
reux pot-de-vin  (1). 

Les  exigences  devenant  de  jour  en  jour  plus  oppressi- 
ves, les  moines,  en  1847,  furent  obligés,  ainsi  que  cela 
se  prévoyait,  de  recourir  de  nouveau  à  la  protection 
moscovite.  Un  firman,  dicté  par  l'ambassadeur  russe, 
régularisa  la  contribution  annuelle  des  couvents^  soumis 
désormais  à  payer  20,000  ducats  (240,000  fr.)  pour 
les  deux  principautés.  Tout  le  monde  fut  mécon- 
tent :  les  Roumains,  parce  que  l'impôt  n'était  pas  pro- 
portionné aux  richesses;  les  moines,  parce  qu'ils  préten- 

(I)  La  prîncîpaaté  de  Valachie  soas  le  prince  Bibesco. 


—  329  — 

daient  être  affranchis  de  tout  impôt.  Mais  on  avait  soin 
de  les  avertir  qu'ils  ne  deviendraient  indépendants  qu'en 
devenant  sujels  russes. 

Il  est  important  d'ajouter  que  ce  sont  les  immenses 
revenus  des  couvents  moldo-valaques  qui  donnent  aux 
moines  grecs  de  la  Palestine  une  si  grande  influence 
dans  leurs  querelles  avec  les  Latins.  Tout  l'argent  cepen- 
dant ne  va  pas  chez  eux  ;  une  bonne  partie  est  réservée 
à  la  légation  russe  de  Gonslantinople,  qui  s'en  aide  mer- 
veilleusement dans  ses  intrigues.  Quand  donc  la  diplo- 
matie occidentale  se  mettra-t-elle  au  courant  des  choses 
secrètes  qui  font  la  force  de  la  Russie  dans  la  paix  comme 
dans  la  guerre? 

Tziganes. 

La  Moldo-Valaquie  est  le  seul  pays  de  l'Europe  chré- 
tienne où  se  rencontre  encore  l'esclavage  ;  et  ce  n'est  pas 
un  des  moindres  griefs  de  l'histoire  contré  celte  popula- 
tion de  boyars,  qui  implorent  la  compassion  des  grandes 
puissances,  et  sont  eux-mêmes  sans  compassion  ;  qui 
demandent  l'indépendance,  et  ne  savt^nt  pas  respecter  la 
liberté  humaine.  Ce  n'est  jamais  impunément  qu'on  dé- 
daigne les  plus  saintes  lois  de  la  morale.  On  compromet 
par-là  sa  propre  dignité  ;  on  perd  surtout  le  droit  de  se 
recommander  à  la  protection  des  autres. 

Les  Tziganes  forment  dans  les  deux  principautés  une 
population  d'environ  300,000  âmes,  plus  nombreux  ce- 
pendant en  Moldavie  qu'en  Valaquie.  11  s'en  trouve  aussi 
140,000  dans  les  autres  pays  roumains  :  Transylvanie, 
Bucovine  et  Banat  de  Temeswar.  Dans  aucune  autre 


—  880  — 

ronlrée  de  l'Europe ,  ils  ne  se  sont  maiiilenus  si  nom«- 
hreux  ;  cela  tient  sans  doute  à  ce  qu'aucune  autre  contrée 
n'a  si  obstinément  conservé  les  habitudes  et  les  mœurs 
du  moyen  âge. 

Mais  d'où  viennent-ils  T  À  quel  siècle  faire  remonter 
ces  prodigieuses  émigrations  qui  ont  envahi  toutes  les 
(erres de  l'ancien  hémisphère?  C'est  une  question  long- 
temps débattue,  et  jamais  parfaitement  résolue.  Le  nom 
de  Gypsies ,  que  leur  donnent  les  Anglais,  fait  supposer 
qu'ils  viennent  d'Egypte  ;  l'appellation  de  BohétmenM,  en 
France,  indique  une  autre  origine  ;  dans  un  décret  du  roi 
de  Hongrie,  Uladislas,  en  1496,  ils  sont  nommés  PAo- 
raones;  et  enfin  on  les  appelle  GUanos  en  Espagne,  où 
on  les  croit  venus  de  la  Tangitane,  etc.  Eux-mêmes  dans 
leur  propre  langue  s'appellent  partout  Rames. 

Pour  s'accorder  sur  toutes  ces  différentes  origines^] 
peut-être  est-il  un  moyen  bien  simple  ;  c'est  de  recon- 
naître qu'ils  viennent  de  partout.  En  effet,  à  la  naissance 
des  sociétés  modernes,  on  les  rencontre  en  tout  pays  ;  ce 
qui  prouve  que  leurs  invasions  remontent  à  la  plus  haute 
antiquité.  M.  Vaillant,  dont  les  savantes  recherches  en 
cette  matière  doivent  faire  autorité,  les  retrouve  dans  les 
anciens  cyclopes,  et  démontre  leur  affinité  avec  les  aboM 
'Je  Perse  et  les  anak  de  Tartarie,  avec  les  abanieê  de 
TEubée  et  les  max  de  la  Grèce,  avec  les  ofrosef  du  Cau- 
case, et  les  anakifîM  de  Kanaan,  avec  les  curèie$  de  Col- 
ciiide  et  de  Crète,  avec  les  curi  et  les  quiriies  du  Laiium, 
avec  les  eariU  des  Gaules  et  les  couri  de  la  Baltique  (1). 


(1)  Origine,  état  actuel,  aptitudes  et  croyances  des  Jases  ou 


—  331  — 

Envahisseurs  de  toutes  les  terres  de  Tancien  continent, 
les  Rômes  venaient  des  Indes,  ainsi  que  le  démontre  le 
langage  de  ces  derniers  débris  de  la  race,  connus  dans 
les  pays  roumains  sous  le  nom  de  Tziganes.  Leur  idiome, 
en  effet,  n'est,  selon  M.  Vaillant,  autre  chose  que  le  sans- 
crit, que,  depuis  longtemps,  on  ne  parle  plus  aux  Indes, 
et  qui  est  resté  déposé  dans  les  livres  sacrés,  comme  un 
antique  monument  dont  les  plus  savants  parmi  les  Hin- 
dous possèdent  seuls  la  clef.  La  clef  est  aussi  restée  aux 
mains  des  Tziganes  roumains,  qui,  en  outre,  par  Tétrange 
puissance  des  traditions  perpétuées  depuis  plus  de  trois 
mille  ans,  sont  encore  dépositaires  des  sciences  astrono* 
miques  de  la  Baclriane  et  de  la  Chaldée.  Il  n'appartient 
pas  à  notre  sujet  de  raconter  les  mystérieuses  révélations 
faites  à  M.  Vaillant  par  les  Tziganes  sur  les  anciennes  cos* 
mogoniesde  l'Orient,  d'où  dérivent  tous  les  symboles  du 
christianisme.  Qu'il  nous  suffise  d'indiquer  la  conclu- 
sion à  laquelle  a  été  amené  le  savant  ethnographe ,  par 
ses  longues  conversations  avec  les  Tziganes,  et  par  ses 
fréquentes  visites  à  la  tanière  des  parias  du  Danube  * 
conclusion  singulière  et  qu'il  lui  appartient  de  dévelop-* 
per.  Les  Rômes,  selon  lui,  Bohémiens,  Gypsies,  Gitanos, 
Zingaris,  Vagaris,  Zakindis  ou  Tziganes,  ont  été  les 
premiers  habitants  des  contrées  occidentales  de  l'Eu- 
rope, descendus  des  plateaux  de  rinde,  dépossédés  en- 
suite par  les  peuples  qui  ont  précédé  le  monde  gréco- 
romain,  Pélasges,  Etrusques,  Hellènes,  Latins,  Celtes, 
Germains,  Kimris  et  Gaëls.  En  un  mot,  les  Rômes  sont 


Rdmes,  dits  boh^nicns,  par  J.  A.  Vaillant  (de  Bocharest),  n"^  590, 
593,  S96,  601  et  $05  de  VlHustration,  nie  Rkheiieu,  <^0. 


—  332  — 

relativement  à  notre  monde  moderne  les  premiers  in- 
digènes. 

Aussi  disions-nous  plus  haut  que  peut-être  les  Bohé- 
miens (  pour  nous  servir  du  terme  français  )  viennent 
de  partout.  Les  Rômes  de  Tlnde ,  établis  dans  tous  les 
pays  de  TOccident,  avaient  pu,  par  suite  de  guerres 
et  de  nouvelles  invasions ,  se  déplacer  de  nouveau ,  et 
apparaître  en  fuyards  au  milieu  de  peuples  qui,  déjà 
assis  par  la  conquête ,  avaient  depuis  longtemps  chassé 
ou  réduit  en  esclavage  les  ancêtres  des  arrivants. 

Ce  qui  a  fait  croire  à  une  autre  origine,  beaucoup  plus 
récente,  c'est  qu'au  treizième  et  au  quatorzième  siècle, 
au  moment  des  grandes  invasions  mogoles  de  Djengyz- 
Khan  et  de  Tamerlan,  il  se  fit  en  Occident  de  nombreuses 
émigrations  de  fuyards,  qui,  menant  une  vie  errante,  pas- 
sant d'un  pays  à  l'autre,  vivant  en  dehors  des  lois  so- 
ciales, furent  promptement  confondus  avec  les  nomades 
anciens. 

Il  est  facile  pourtant  de  reconnaître  les  deux  types 
bien  caractérisés  de  deux  races  différentes,  parmi  les  Tzi- 
ganes actuels,  dans  les  pays  roumains.  Les  uns  ont  les 
cheveux  crépus,  les  lèvres  épaisses,  le  teint  fortement 
basané.  Les  autres  ont  le  profil  droit,  le  teint  olivâtre  ou 
d'un  blanc  mat,  les  cheveux  lisses,  les  traits  réguliers, 
.  tous  les  caractères  de  la  race  Indo-Caucasienne.  Ceux-ci 
descendent  des  anciens  émigrants  ;  ceux-là  des  fuyards 
du  treizième  et  du  quatorzième  siècle.  Les  premiers  ont 
l'intelligence  vive  et  prompte  à  se  plier  aux  leçons  de  la 
civilisation  ;  les  seconds  se  plaisent  dans  leur  ignorance 
et  résistentà  tousles essais  d'amélioration.  Les  uns  se  font 
une  demeure,  espèce  de  tanière  creusée  en  terre,  qu'on 


—  333  — 

appelle  bordeil  ;  souvent  même  ils  se  fixent  dans  les  villes  : 
les  autres  conservent  opiniâtrement  la  vie  errante.  En 
Transylvanie,  Joseph  II  essaya  de  les  attacher  à  la  terre. 
Ils  furent  placés  sur  des  domaines  seigneuriaux,  qu'il  leur 
était  défendu  de  quitter.  A  force  d'inconduite ,  ils  s'en 
firent  chasser.  On  leur  construisit  des  maisons  :  ils  y 
établirent  leurs  vaches,  et  dressèrent  leur  tente  à  côté* 
Les  enfants  mis  chez  les  villageois  en  apprentissage,  se 
sauvèrent  et  regagnèrent  les  tentes  de  leurs  parents. 

D'autres  essais  furent  plus  heureux;  c'est  qu'on  avait 
affaire  à  des  Tziganes  de  race  indienne. 

C'est  parmi  ceux-ci  que  se  rencontrent  les  hommes 
initiés  aux  traditions  orientales.  Selon  M.  Vaillant  »  et 
nous  pouvons  l'en  croire;  leurs  vieillards  expliquent  avec 
une  merveilleuse  sagacité,  par  les  phénomènes  de  l'astro- 
nomie, toutes  les  diverses  religions.  Les  enfants  mêmes 
recueillent  de  la  bouche  de  leurs  pères  de  poétiques  ins- 
pirations qui  étonnent  le  voyageur.  Un  jour,  en  1837, 
que  M.  Vaillant  parcourait  avec  quelques-uns  d^entre 
eux  la  route  de  Schumla  à  Razgrad,  les  enfants  qui  mar- 
chaient en  avant,  voyant  le  soleil  poindre  à  l'orient,  s'é- 
crièrent :  lopanuel^  c'est-à-dire,  voici  celui  qui  estPa;i, 
Taui,  riiomme  du  ciel^  Dieu,  le  soleil. — Jese  de  sobo  Krin, 
il  sort  de  dessous  le  lis ,  dit  l'un  d'eux.  —  Urgaha ,  il 
monte  au  ciel,  dit  un  autre,  et  celui-ci  montrant  au  voya- 
geur la  lune,  dont  le  disque  blanchi  se  perdait  à  l'occi- 
dent dans  l'azur  du  ciel  :  Iak  ebhu  dabes,  conlinua-t-il, 
l'œil  de  la  terre  pâlit  (1). 

Pour  les  Tziganes,  toute  religion  repose  sur  les  affinités 

(1)  lUnalratioD,  ut  mpra^  n*  605. 


—  334  — 

et  les  harmonies  des  phénomènes  astronomiques  ;  et  le 
brahminisme,  le  judaïsme,  le  christianisme,  ne  sont  que 
des  formes  de  la  religion  dont  leurs  ancêtres  leur  ont  ré- 
vélé les  mystères  cosmogoniques.  Le  ciel  est  une  vaste  mer 
de  ténèbres,  d'où  sort,  où  rentre  la  lumière,  où  voguent 
et  voyagent  sans  cesse  la  lune,  le  soleil  et  les  astres, 
comme  les  vaisseaux  des  hommes  sur  l'Océan  terrestre. 
Dieu  estrîx  ou  Yaxe  invisible,  inconnu,  autour  duquel 
tourne  le  temps  éternel,  comme  le  ciel  tourne  par  son  axe 
autour  de  Dieu  qui  l'emplit  ;  la  zone  sidérale,  que  nous 
appelons  zodiaque,  est  la  siole  ou  l'étole,  la  robe  étoilée 
dont  Dieu  se  revêt  à  l'orient,  quand  le  soleil  se  couche  à 
l'occident  ;  et  c'est  de  cette  robe  (apo-stole)  que  sortent 
toutes  les  grandes  voix  qui,  dans  tous  les  siècles,  se  sont 
fait  entendre  aux  hommes  ;  les  quatre  points  des  solstices 
et  des  équinoxes  sont  les  quatre  principaux  messagers 
célestes  ;  les  quatre  saisons  ou  temps,  que  ces  points  dé- 
terminent, sont  les  quatre  grands  livres  de  Brahma  ou 
d*Hermès,  les  quatre  grandes  voix  ou  oracles  de  Dieu, 
ses  quatre  grands  prophètes  ou  évangélistes;  les  douze 
mois  qui  remplissent  ces  quatre  grands  temps  sont  les 
douze  petits  livres  de  Dieu ,  les  douze  bœufs  ou  taureaux 
de  la  nuit  et  du  jour,  qui  soutiennent  l'océan  des  temps  et 
le  mur  d'airain  du  temple  de  Salomon,  les  douze  tables 
de  la  loi  de  Moïse  et  de  Romulus,  où  sont  écrits  les  dix 
commandements  de  Bud-dha  ou  de  Moïse  ,  les  douze  fils 
de  Jacob,  roch(  rs  d'Israël  au  Sinaï  et  au  Jourdain,  et  les 
douze  apôtres  de  Jésus,  rochers  du  Christ  au  Jourdain  et 
sur  le  Golgotha  (t). 

(I)  M.  Vaillant,  rUlosiration,  n*  605. 


—  336  — 

Quelle  que  soit  la  valeur  de  ces  poétiques  conceptions, 
fortes  ou  faibles,  vraies  ou  erronées,  elles  annoncent  du 
moins  chez  les  Tziganes  des  habitudes  de  méditation 
bien  étrangères  assurément  aux  maîtres  qui  les  achètent 
ou  les  vendent  sur  le  marché. 

Il  est  vrai  que  ces  connaissances  mystérieuses  n'a|>- 
partiennent  qu'aux  sages  des  tribus  ;  mais  elles  se  per- 
pétuent d'âge  en  âge,  et  toujours  quelques  élus  restent 
dépositaires  des  secrets  de  la  vérité  sociale. 

Quant  à  la  masse  de  ces  populations  deshéritées,  voici 
le  portrait  qu'en  fait  M.  Vaillant. 

«  Les  Rômes  sont  partout  tels  qu'on  les  a  rencontrés 
en  Europe,  tels  qu'on  les  retrouve  en  Bucharie  et  aux 
rives  du  Sind,  à  Bucharesl  et  au  Malabar,  en  Europe  et 
en  Syrie  ;  nomades  par  esprit  d'indépendance,  comme  le 
mogol  et  l'arabe  ;  comme  eux  durs  à  la  fatigue,  tannés 
de  peau  et  vigoureux  ;  d*une  douce  âpreté  comme  les 
fruits  dont  ils  Se  nourrissent,  fiers  et  superbes  comme  le 
ciel  des  Indes,  comme  les  montagnes  qu'ils  ont  franchies 
pour  arriver  jusqu'à  nous  ;  aimant  la  vie,  et  y  tenant 
telle  qu'elle  est  ;  riant  et  chantant  sur  leurs  chevaux 
qu'ils  aiment  et  leurs  ânes  qu'ils  abhorrent,  comme  Bac- 
chus  et  Silène  à  leur  retour  des  Indes  ;  lubriques  comme 
les  satires  et  danseurs  comme  les  bacchantes  ;  humbles  et 
résignés  sans  honte  comme  le  captif,  souples  et  discrets 
comme  l'esclave  ;  grossiers  comme  le  sauvage  et  voleurs 
comme  le  singe  ;  bavards,  querelleurs,  violents  comme 
des  enfants  mal  élevés,  par  surabondance  d'imagination 
et  dérèglement  d'esprit  ;  timides  dans  les  actes  ordinaires 
de  la  vie,  intrépides  dans  le  péril,  presque  toujours  mi- 
sérables et  nus,  ou  couverts  de  haillons  ;  souvent  laids  et 


défigurés  par  la  cruauté  des  particuliers  dont  ils  sont  le 
jouet  en  naissant,  par  les  maladies  contre  lesquelles  ils 
n^ont  ordinairement  que  les  plaintes  et  les  sortilèges  ; 
indifférents  pour  toute  religion,  et  ne  se  faisant  aucun 
scrupule  d*en  changer  selon  les  temps  et  les  lieux  ;  ce- 
pendant intelligents,  actifs,  industrieux,  bons  imitateurs, 
musiciens  nés,  aptes  à  se  façonner  à  toute  civilisation  ; 
mais  ne  voulant  être  façonnés  que  par  une  main  sans  ru- 
desse et  des  lois  fortes  sans  cruauté  ;  dignes  enfin  de 
l'être  par  les  souffrances  d'un  long  martyre,  pendant  le- 
quel ils  ont  poussé  le  courage  jusqu'au  stoïcisme  (1).  » 

A  Tappui  des  dernières  lignes  de  cette  citation,  nous 
devons  rappeler  l'enthousiasme  des  Tziganes  lorsqu'en 
1848,  le  gouvernement  provisoire  proclama  leur  affran- 
chissement :  ils  s'en  montrèrent  dignes  et  par  leurs  sen- 
timents et  par  leur  conduite.  A  cette  époque,  une  statue 
de  la  liberté  s'élevait  dans  la  cour  du  palais  du  gouverne- 
ment. Les  Tziganes  ne  s'en  approchaient  pas  sans  se  dé- 
couvrir, s'inclinaient  devant  elle,  et  lui  criaient  tantôt 
avec  des  rires,  tantôt  avec  des  larmes  :  Liberiéf  sainte 
liberté^  bonne  mère  I  nous  le  ferons  trois  bandeaux  d'or. 

A  Craîova,  dans  le  mouvement  dirigé  par  Maghiero, 
celui-ti  était  secondé  par  un  Tzigane.  «  Nous  ne  pou- 
vons pas  oublier,  dit  Héliade,  un  personnage  à  stature 
herculéenne  qui  se  faisait  remarquer  au-dessus  de  la 
foule,  à  Craiova,  le  brave  et  loyal  David,  un  esclave^  un 
Tzigane.  On  croyait  voir  Spartacus  brisant  les  chaînes 
de  ses  frères  et  conduisant  les  masses  à  la  conquête  de  la 
liberté.  Cet  homme  joua  un  beau  rôle  durant  les  trois 

(1)  L*III(tstration,  ui  supriu  n"  601. 


—  337  — 

mois  du  mouvement.  Maghiero  eut  en  lui  un  puissant 
auiciliaire  pour  dompter  la  réaction  et  maintenir  l'or- 
dre (1).  » 

Les  Tziganes  avaient  aussi,  en  1830  ,  lorsqu'on  re* 
digea  le  règlement  organique  ,  attendu  de  M.  de  Ris- 
sekiT  des  paroles  d'affranchissement.  Mais  les  boyars, 
déjà  mécontents  de  perdre  les  Scutelnici,  supplièrent 
le  protecteur  de  leur  laisser  les  esclaves ,  et  firent  léga- 
liser de  nouveau  leurs  droits  de  possession. 

Les  premières  lois  connues  dans  les  deux  principautés, 
sur  le  règlement  de  l'esclavage,  remontent  à  Radu  IV  et 
à  Etienne  le  Grand,  qui  firent  du  cinquième  des  Tziga* 
nés  une  propriété  de  l'Etat.  Après  eux,  Mathieu  et  Basile 
le  Loup,  Caradja  et  Callimaclii  livrèrent  les  quatre  au- 
tres cinquièmes  en  propriété  aux  boyars  et  aux  monas- 
tères. 

Les  Tziganes  sont  aujourd'hui  divisés  en  trois  classes  : 
1^  Les  Rômes  de  tribus  ou  Icnesi,  formant  diverses  cor- 
porations selon  leurs  états,  orpailleurs  (aurarii),  oursiers 
(ursarii),  faiseurs  de  cuillers  de  bois,  charbonniers,  éta- 
.  meurs,  serruriers,  maquignons  et  maréchaux  ferrants, 
lutliiers  ou  musiciens. 

2»  Les  Rômes  de  foyer  ou  valrari,  c'est-à-dire  domes- 
tiques. Ceux-ci  exercent  dans  les  grandes  maisons  les 
emplois  inférieurs,  servant  d'aides  et  de  victimes  aux 
domestiques  à  livrée.  Quelques-uns  cependant  s'élè- 
vent jusqu'aux  fonctions  de  cocher,  de  cuisinier  ou  de 
valet  (le  chambre. 


(1)  Mémoires  sur  Thistoirc de  la  régénération  roumaine,  par  .T. 
Iléliade  Radulesro,  p.  9U. 

22 


—  338  — 

8«  Les  neiotsi  ou  attié&s,  demi-sauvages  et  demi-nus, 
toujours  errant  sans  but,  vivant  de  rapines,  se  nourris- 
sant de  la  chair  des  chats  et  des  chieos,  des  souris  et  àe& 
rats,  n'ayant  ni  tentes,  ni  bordeils,  ni  chariots,  couchant 
sur  la  terre  ou  s' abritant  sous  des  ruines,  ne  ressemblant 
aux  knesi  et  aux  vatrari  ni  par  la  physionomie  extérieure, 
ni  par  les  facultés  intellectuelles,  mais  offrant  tous  les 
earactères  de  la  race  nègre.  Ils  descendent  probablement 
des  émigrants  du  treizième  ou  du  quatorzième  siècle. 
Leur  nombre,  du  reste,  diminue  de  jour  en  jour.  Beau- 
coup ont  été  bannis  par  suite  de  leurs  méfaits  ;  et,  la  loi 
ne  permettant  plus  la  vie  errante,  d'autres  se  sont  fondus 
avec  les  Laïesi. 

Chaque  tribu  élit  son  juge  et  son  chef  suprême.  Ce- 
lui-ci se  nomme  Bul-basha  et  représente  l'autorité  légale. 
L'élection  se  fait  en  pleine  campagne,  et  le  Bul-Basha 
est  porté  sur  les  bras  de  ses  compagnons  comme  sur  un 
pavois.  Le  juge  et  le  Bul-Basha  vont  presque  toujours  à 
cheval,  porlent  la  barbe  longue,  en  signe  de  noblesse,  et 
prennent  pour  insignes  de  leur  dignité  un  long  manteau 
rouge,  des  bottines  de  couleur,  le  bonnet  phrygien  et  un 
petit  fouet  à  trois  lanières.  Ce  sont  eux  qui  décident  les 
contestations  judiciaires  :  le  juge  prononce  en  première 
instance;  le  Bul-Basha  en  appel.  Les  jugements  en  der- 
nier ressort  appartiennent  au  grand  Armash  ou  directeur 
général  des  prisons,  duquel  ils  relèvent  tous.  Le  Bul- 
Basha  est  chargé  par  l'Etat  de  percevoir  les  contributions 
des  familles  de  sa  tribu,  sur  lesquelles  il  reçoit  deux  pour 
cent,  en  guise  de  liste  civile. 

Quoi(|ue  dégénérée  par  une  longue  servitude,  celle 


—  380  — 

race  orientale  canserve  encore  des  traces  visibles  de  la 
haute  intelligence  qui  appartenait  à  ses  ancêtres. 

Les  Laïesi  surtout  ont  Tesprit  vif,  souple  et  délié.  Les 
maquignons,  qui  prennent  aussi  le  nom  de  mohani,  ne  le 
cèdent  en  rien  à  la  réputation  des  gens  de  cet  état.  11$ 
avouent  eux-mêmes  en  toute  franchise  qu'ils  sont  mohani 
c'est-à-dire  faux  et  trompeurs,  comme  Mokma,  déesse 
indienne  de  la  misère,  qui  s'appelle  ainsi  parce  que, 
pour  vivre  9  elle  a  besoin  de  la  fausseté  et  de  la  ruse  (1). 
Due  habileté  de  meilleur  aloi  est  celle  qu'ils  montrent 
dans  la  serrurerie^  la  chaudronnerie  et  la  fabrication  de 
mille  babioles  en  cuivre  et  en  élain,  lo  tout  sans  autres 
maîtres  qu'eux-mêmes,  sans  autres  instruments  qu'une 
enclume,  des  pinces,  des  marteaux,  des  limes,  et  leur 
doukk  ioi\fflêti  toujours  semblable,  dit  M.  Vaillant,  depuis 
trois  mille  ans,  à  celui  de  cet  Abas  de  l'Eubée  qui,  dans 
up  antre  d'Àrcadie,  s'occupait  à  forger  les  x^ercles  de  fer 
qui  devaient  relier  le  cercueil  d'Oreste. 

Mais  ou  ils  excellent,  c'est  dans  la  musique.  C'est 
un  art  qui  pait  avec  eux,  une  poésie  qu'ils  tiennent  de 
leur  organisation.  Saps  études,  sans  efforts,  sans  savoir 
une  note  de  musique,  ils  exécutent,  après  une  première 
audition,  les  morceaux  les  plus  compliqués  de  nos  grands 
maîtres  ;  et  eux  seuls  sont  les  conservateurs  traditionnels 
des  airs  nationaux  de  la  Moldo-Valaquie  et  de  la  Iran* 
^ylvanie.  Dans  les  deux  principautés,  il  n'y  a  pas  d'au- 
tres ménétriers  pour  les  orchestres  des  bals. 

Leurs  instruments  favoris  sont  le  violon,  qu'ils  appel- 
lent s6a/i-aWjrt,  c'est-à-dire  roi  des  instruments;  hkobza, 

(1)  M.  Vaillant,  ut  supra. 


—  340  — 

espèce  de  mandoline,  et  la  net  ou  flûte  de  Pnn,  qu'ils  ont 
apportée  de  Perse. 

En  Transylvanie^  beaucoup  de  Tziganes,  rendus  à  la 
liberté^  savent  se  créer  avec  leur  talent  musical  une 
existence  indépendante  et  heureuse,  sans  cependant  se 
mêler  aux  autres  races.  Dans  la  ville  de  Clausenboiirg,  à 
une  extrémité  des  faubourgs,  deux  cents  maisons  qui 
longent  les  remparts  sont  occupées  par  une  tribu  de 
Tziganes,  tous  musiciens.  Ils  se  réunissent  par  bandes, 
où  ne  sont  admis  que  ceux  qui  ont  fait  preuve  de  talent, 
et  vont  se  faire  entendre  de  côté  et  d'autre.  Au  retour, 
ils  se  partagent  la  recette,  et  il  arrive  quelquefois  que  le 
lot  de  chacun  de  ces  artistes  ambulants  monte  à  une 
somme  considérable.  (1) 

En  1830,  Constantin  Soutzo,  de  Yalaquie,  eut  Tidée 
de  composer  avec  les  Tziganes  un  orchestre  'régulier,  ca- 
pable d'exécuter  la  musique  européenne.  Il  fit,  en  con- 
séquence, venir  d'Allemagne  un  maître  de  chapelle, 
acheta  des  instruments,  disposa  pour  logements  et  salles 
d'étude  sa  propre  maison  ,  choisit  parmi  ses  laïesi  une 
centaine  de  sujets  jeunes  et  bien  faits,  qu'il  fournit  de 
vêtements  convenables,  laissa  au  maître  le  soin  de  gui- 
der chacun  dans  le  choix  de  l'instrument,  et  fut  si  bien 
récompensé  de  son  œuvre,  qu'au  bout  de  deux  ans,  ses 
musiciens  remplaçaient  au  théâtre  les  artistes  absents, 
et  formaient  un  orchestre  intelligent,  qui  rivalisait  avec 
la  musique  des  régiments  valaques,  et  qui  abordait  avec 
succès  les  morceaux  les  plus  savants  des  compositeurs 
de  l'Europe.  Appcirs  tout  a  coup  à  la  vie  iniclloctuellc, 

(1)  De  Gérando,  la  rrans^lvaiûc  et  ses  liabitanls. 


—  341   — 

'        ces  hommes  s'en  montrèrent  dignes  :  on   ne  pouvait 

mieux  protester  contre  les  abrutissements  de  Tesclavage. 

^'  La  leçon  put  profiter  aux  maîtres  non  moins  qu'aux 

^       esclaves.  D^jà  quelques  boyars  commençaient  à  eom- 

^       prendre  tout  ce  qu'il  y  avait  d*oifensant  pour  la  morale 

?        dans  cette  possession  de  troupeaux  humains.  Des  dis- 

^        eussions  s'engagèrent  à  ce  sujet  ;  malgré  des  clameurs 

^        intéressées,  le  droit  fut  mis  en  question,  et  les  hommes 

^        honnêtes  se  montrèrent  prêts  à  faire  des  sacrifices.  En 

^        1834,  le  colonel  Gampiniano  donna  l'exemple,  en  aflran* 

'        chissant  tous  ses  esclaves.  Malheureusement,  son  em- 

^        pressementfut  nuisible  à  ceux  même  qu'il  voulait  servir. 

'        La  plupart  d'entre  eux,  ignorants  et  nus,  ne  surent  que 

faire  d'une  liberté  qui  les  affamait  ;  ceux-là  seulement 

i        qui  avaient  une  profession  ressentirent  les  bienfaits  de 

cette  mesure  ;  les  autres,  jetés  sans  ménagement  dans 

»        une  vie  nouvelle,  se  prirent  à  regretter  la  servitude.  Ce- 

i        pendant,  malgré  les  déceptions  d'un  essai  malheureux, 

^        on  dut  rendre  hommage  au  désintéressement  de  Cim- 

piniano  ;  et  ce  désintéressement  parut  plus  méritoire  par 

le  triste  contraste  d'un  tout  autre  exemple.  Stirbey, 

poussé  par  la  protection  de  M.  de  Kisseleffà  de  hautes 

fonctions,  se  trouvait  trop  à  l'étroit  dans  une  maison 

ordinaire ,  et  faisait  construire  à  grands  frais  un  hôtel 

fastueux.  L'argent  venant  à  manquer^  il  fit  ressource  de 

ses  Tziganes,  les  vendant  à  droite  et  à  gauche,  sans  te* 

nir  compte  ni  des  alliances  ni  des  liens  de  parenté.  On 

se  rappelle  encore  à  Bueharest  le  lamentable  spectacle 

que  présentait  le  faubourg  de  Gorgan,  tout  encombré  de 

femmes  et  de  mères  éplorées  redemandant  leurs  maris, 

appelant  par  leurs  noms  les  enfants  qu'on  leur  a  ravis^ 


—  342  — 

8*arrachant  les  cheveux,  déchirant  avec  les  ongles  leurs 
poitrines  mises  à  nu,  et  vouant  Timpitoyable  vendeur  à 
Texécration  des  hommes  et  à  la  malédiction  de  Dieu. 

Après  de  profitables  ventes  en  détail,  Stirbey  livra  en 
masse  le  reste  de  son  troupeau  au  banquier  Oprano  pour 
une  somme  de  dix  mille  ducats  (120»000  fr.). 

L'émotion  fut  générale  dans  la  ville,  peu  accessible 
cependant  aux  tendres  compassions.  Mais  jamais,  même 
dans  ce  pays  à  esclaves,  la  traite  des  blancs  ne  s'était 
faite  sur  une  si  grande  échelle,  avec  tant  d'impudeur. 

Ce  scandaleux  débit  de  cbair  humaine  eut  néanmoins 
pour  effet  d'appeler  de  nouveau  les  esprits  vers  des  pen- 
sées de  réforme.  Aucun  boyar,  il  est  vrai,  même  parmi 
les  plus  libéraux  y  n'était  disposé  à  suivre  l'exemple  de 
Gampihiano.  Mais  la  question  d'affranchissement  s'agi- 
tait entre  eux,  et  les  boyars  de  l'opposition  nationale 
préparaient  une  loi  qui  pût,  au  moyen  d'une  indemnité, 
concilier  les  intérêts  des  maîtres  îtvec  les  droits  de  l'hu- 
manité. Quelle  fut  cependant  leur  surprise  et  leur  indi- 
gnation,  en  apprenant  que  Stirbey  voulait  les  prévenir, 
en  présentant  lui-même  une  loi  de  rachat.  Cet  effronté 
maquignon,  qui,  un  an  auparavant^  avait  soulevé  tant  de 
colères  par  un  épouvantable  commerce^  prétendait  dé- 
rober le  mérite  d'une  initiative  dans  une  mesure  de  ré- 
paration :  chargé  des  bénéfices  d'un  crime,  il  voulait  les 
profits  d'un  bienfait  ! 

la'irritation  publique  se  manifesta  si  vivement  contre 
cette  audacieuse  hypocrisie,  que  Stirbey  dut  mettre 
fin  aux  élans  de  sa  philanthropie,  et  laisser  les  honneurs 
d'une  bonne  œuvre  à  de  plus  dignes  que  lui.  Malheu- 
reusement Tessor  se  trouva  ralenti  par  ce  fâcheux  inci- 


—  348  — 

deiil;  ropposition  fut  distraite  de  sa  bonne  pensés  par 
ses  querelles  avec  le  prince;  et  d'ailleurs  rindemnité  pé* 
cunkire  dttnandée,  même  parles  plus  génèrent,  defenait 
un  obstaele. 

Tous  les  projets  d'affranchissement  se  perdaient  doue 
en  des  vœux  stériles,  lorsque  le  prince  Alexandre  Ghika 
donna  un  exemple  qui  doit  lui  faire  pardonner  bien  des 
fautes.  En  1837,  il  ordonna  raffranchissement  de  tous 
les  Tziganes  appartenant  à  TËtat.  Quatre  mille  familles 
furent  rendues  à  la  liberté,  et  réparties  dans  les  villages 
des  boyarSf  à  charge ,  par  ceux-ci,  de  leur  donner  des 
terres  de  labour,  et  de  les  considérer  à  Tégal  des  pay- 
sans. Il  est  Trai  que,  d'après  ce  que  nous  ayons  ru  »  ce 
n'était  guère  améliorer  leur  bien-être  matériel.  Mais  au 
moins  ces  affranchis  entraient-ils  dans  la  grandb  commu- 
Muté  des  hommes;  ils  devenaient  enfants  du  sol,  Rou- 
mains au  lieu  de  Tziganes;  ils  s'appartenaient  à  eux* 
mômes. 

Les  Rômes^  ainsi  cdoniisés,  furent  divisés  en  89  in- 
tendances, relevant  d'autant  d'intendants  par  eux  élus> 
et  placés  sous  la  surveillance  suprême  du  grand  Arfnu$h. 
Ceux  qui  avaient  des  états,  chaudronniérsi  serruriersi 
maréchaux  ferrantd,  etc.,  les  ont  consek*Vés.  Chaque  af- 
franchi paie  annuellement  au  trésor  11  fr.,  et  à  l'adminis- 
tration des  prisons  1  fr.  50  c.  Les  orpailleurs  sont  taxés 
à  17  fr.  pour  le  trésor  et  à  5  fr.  pour  ladite  administra- 
tion. Ce  second  droit  versé  entre  les  mains  du  grand  Ar- 
mashast  affecté  au  rachat  à  venir  des  Tziganes  apparte- 
nant aux  boyars. 

Ces  sages  mesures,  quoique  bien  incomplètes,  furent 
suivies  d'heureux  résultats.  Les  quatre  mille  familles 


—  3M  — 

esclaves  ne  rapportaient  à  l'Etat  que  quarante-cinq  mille 
francs  de  revenu.  Aujourd'hui  ce  produit  est  doublé. 
Hommes  et  femmes  s'occupent  du  labour,  et  les  enfants 
envoyés  à  l'école  »  prouvent  par  leur  intelligence  que  cette 
race  tant  méprisée  est  digne  de  partager  les  droits  de  tous. 

Le  prince  Alexandre  Ghika  avait  lutté  en  vain  pour 
améliorer  le  sort  des  paysans.  Mais  au  moins  eut-il  la 
satisfaction  de  pouvoir  attacher  au  sol  les  esclaves  noma- 
des :  il  n'en  fit  d'abord ,  il  est  vrai,  que  des  corvéieurs; 
mais  c'était  préparer  des  citoyens  pour  un  prochain  avenir. 

Ces  heureux  essais  furent  d'un  bon  exemple.  D  ne 
manquait  pas  de  gens  qui  avaient  contesté  l'aptitude  des 
Tziganes  à  une  vie  fixe  et  laborieuse  :  ils  durent  se  ren- 
dre à  l'évidence ,  et  reconnaître  que  les  Tziganes  mé- 
ritaient d'être  comptés  au  nombre  des  hommes.  Des 
poètes  se  plurent  à  célébrer  dans  leurs  vers  la  régé- 
nération d'une  race  maudite.  La  voix  de  l'humanité 
retentit  jusqu'en  Moldavie,  et  bientôt  à  Jassy  comme  à  Bu- 
charest,  de  généreux  accents  firent  appel  à  la  sollicitude 
du  prince.  Stourdza  ne  fuyait  pas  l'occasion  de  bien  faire, 
quand  il  ne  lui  en  coûtait  rien.  Cédant  aux  entraînements 
de  l'opinion  publique,  il  présenta  le  31  janvier  1844,  à 
l'assemblée  moldave,  un  projet  d'affranchissement  des 
esclaves  des  monastères  et  du  clergé. 

Suivant  les  dispositions  de  cette  loi,  les  Rômes  domi- 
ciliés sur  les  terres  du  clergé  rentrèrent  dans  la  classe 
des  autres  hommes  libres,  ayant  les  mêmes  droits»  et 
remplissant  les  mêmes  obligations  que  les  cultivateurs 
indigènes. 

Ceux  qui  exerçaient  des  métiers  dans  les  villes,  furent 
compris  dans  la  classe  des  patentés,  t  Evi  vertu  de  ces 


I 


—  343  — 

principes,  dit  la  loi,  les  Rômes  appartenant  au  clergé, 
^         considérés  désormais  comme  les  autres  hommes,  auront 
I         le  droit  de  se  marier  avec  des  Moldaves.  » 
s  Ainsi  d'un  côté,  les  Tziganes  de  TEtat  en  Valaquic,  de 

t  rautre^ceux  duclergéen  iMoIdavie,  sont  rendus  à  la  liberté 
I  par  des  actes  publics,  qui  deviennent  des  hommages  au 
principe  de  fraternité  humaine.  Tout  le  monde  applaudit 
,  aux  deux  hospodars,  même  les  boyars  possesseurs  d'es- 
claves ;  leur  enthousiasme  cependant  ne  va  pas  jusqu'à 
l'imitation.  Ils  avouent  l'injustice  de  l'esclavage,  mais  ils 
connaissent  la  valeur  d'un  esclave,  et  le  suprême  effort 
de  leur  vertu  serait  de  consentir  à  un  acte  d'humanité 
moyennant  indemnité  pécuniaire.  En  pareille  matière, 
selon  nous,  l'indemnité  est  un  contre-sens;  car  l'indem- 
nité est  la  reconnaissance  d'un  droit.  L'affranchissement 
des  esclaves  est  une  expropriation,  non  pour  cause  d'uti- 
lité publique,  mais  pour  cause  de  morale  publique. 
L'utile  veut  une  indemnité,  parce  que  l'utile  a  une  re- 
présentation matérielle  qui  s'estime  en  argent.  La  morale 
n'a  pas  de  signe  matériel,  et  doit  se  placer  au-dessus  des 
lois  d'indemnité  et  d'escompte. 

Les  Moldo-Valaques  demandent  à  l'Europe  à  être  re- 
mis en  possession  de  leurs  droits.  Ils  ont  raison  sans 
doute.  Mais  pour  mériter  la  liberté,  ils  doivent  rendre 
la  liberté  à  des  hommes  nés  sur  le  même  sol  qu'eux, 
possesseurs  du  sol  avant  eux  et  qui,  plus  qu^eux,  ont 
droit  à  une  indemnité  pour  toutes  les  afflictions  de  la 
servitude. 

Ou  bien  si  le  cri  d'affranchissement  ne  part  pas  spon- 
tanément de  tous  les  cœurs,  c'est  aux  nations  de  l'Occi- 
dent à  faire  justice.  Elles  sont  aujourd'hui,  par  la  force 


—  Si»  — 

des  événements,  inv^ties  de  la  tutelle  des  deux  princi- 
pautés. Que  leur  premier  acte  de  gestion  soit  une  grande 
leçon  de  morale,  le  baptême  de  la  liberté  pour  des  frères 
nouveaux.  Qu'en  même  temps  elles  assurent  aux  Rou- 
mains l'indépendance  nationale.  Ce  sera,  n'en  doutons 
pas,  une  suffisante  indemnité  (1). 

Classe  moyenne^  Juifs  et  Grecs. 

Nous  avons  vu  comment,  dans  la  propriété  territoriale, 
la  spoliation  du  mosnen  détruisit  la  classe  moyenne. 
Elle  aurait  pu  se  constituer  dans  les  villes  par  le  com- 
merce et  Tindustrie.  Mais  les  habitudes  agricoles  de  la 
population,  le  défaut  de  capitaux,  les  préjugés  mêmes 
d'une  société  à  peine  sortie  des  idées  du  moyen-âgo«  ont 
livré  toutes  les  transactions  commerciales  à  des  mains 
étrangères.  Et,  de  même  aussi  qu'au  moyen-Âge,  ce  sont 
les  Juifs  qui  sont  devenus  les  traficants  de  toutes  les  den« 
rées^  les  escompteurs  et  les  fournisseurs.  Il  est  vrai  que» 
dahs  ces  pays,  les  marchands  grecs  leur  ont  fait  concur- 
rence ;  mais  le  Grec,  en  fait  d'usure,  est  aussi  savant 
que  le  Juif.  C'est  ce  que  la  Valaquie  a  trop  bien  appris  à 
ses  dépens.  Le  gouvernement  de  cette  province,  fatigue 
deâ  exactions  des  Juifs,  ordonna  leur  expulsion.  Ils  fu- 
rent remplacés  par  des  Grecs.  Rien  ne  fut  changé  que 
le  nom  de  l'usurier^  et,  dans  les  deux  principautés ,  le 
commerce  devint  entre  les  mains  des  deux  tribus  rivales, 

(1)  Nous  ne  pouvoas  abandonner  ce  sujet,  sans  remercier  M.  Vail- 
lant, qui  a  bien  voulu,  à  Tappui  de  ses  savantes  publications,  nous 
communiquer  des  documents  inédits,  sans  lesquels  il  nous  eût  êl6 
difQcile  de  hous  guider  dans  Hiistoircobi^are  d'une  race  dédaigitl^c. 


--  347  — . 

L  un  métier  de  ruses,  de  malversations  et  de  rapines.  Le 
it  commerçant  fut,  en  Valaquie  et  en  Moldavie,  méprisé 
p  comme  il  méritait  de  l'être  ;  mais  le  mépris  retomba  sur 

p  le  commerce  même,  et  personne,  parmi  les  indigènes 

t  n'aurait  voulu  se  compromettre  dans  une  profession  avi- 

lie. Il  en  résulte  que  la  nation  est  privée  de  ces  forces 
intermédiaires,  qui  touchant  d'un  côté  au  peuple  dont 
elles  sortent,  de  l'autre,  aux  classes  élevées  où  elles  ten- 
dent, sont  comme  les  grandes  artères  de  la  vie  sociale 
f  qu'elles  transmettent  d'une  extrémité  à  l'autre  par  une 

I  circulation  toujours  active.  Nous  ne  croyons  pas,  quant 

\  à  nous,  que  la  classe  moyenne  soit  douée  d*une  grande 

I  puissance  politique  ;  nous  estimons  qu'elle  ne  doit  être 

mêlée  aux  choses  publiques  que  dans  une  certaine  me- 
i  sure  ;  mais  quant  à  la  force  matérielle,  quant  à  cette  puis- 

sance vivifiante ,  qui,  même  par  de  simples  échangés^ 
ajoute  au  bien-être  d'une  nation  et  met  à  la  portée  de 
r  chacun  les  produits  réunis  de  toutes  les  civilisations^ 

nous  ne  pouvons  nier  qu'elle  ne  soit  le  partage  de  ces 
humbles  intermédiaires,  qui  sont  les  bienfaiteurs  de  tous 
en  étant  les  serviteurs  de  tous.  La  classe  moyenne,  c'est 
la  sève  de  l'arbre  social,  qui  part  du  tronc  pour  aller  vi- 
vifier les  branches  les  plus  élevées  ;  la  classe  moyenne» 
c'est  le  peuple  à  son  premier  degré  d'affranchissement  ; 
c'est  le  noble,  dans  la  première  force  de  son  origine» 
Par  noble,  nous  entendons  l'homme  notable,  l'homme 
fort  et  intelligent.  Et  de  même  que  c'est  le  peuple 
qui  doit  alimenter  et  renouveler  la  classe  moyenne ,  de 
même  c'est  la  classe  moyenne  qui  doit  alimenter 
et  renouveler  la  noblesse.  Mais  si  la  classe  moyenne 
manque  ^   le   peuple  ne  grandit    pas  »  et  la  noblesse 


—  348   -^ 

dépérit.  C'est  ce  qui  est  arrivé  en  Moldo-Yalaquie.  Les 
Grecs  en  Yalaquie,  les  Juifs  en  Moldavie  n'appartiennent 
pas  à  la  nation.  Bien  loin  de  former  un  lien  entre  le 
peuple  et  la  boyarie ,  ils  font  obstacle  à  tout  rappro— 
chement  et  séparent ,  dans  l'édifice  social,  le  sommet  de 
la  base.  Occupant  la  place  qui  appartient  aux  indigènes, 
ils  empêchent  le  peuple  de  s'élever,  la  boyarie  de  se  for- 
tifier, et  fondent  sur  tous  deux  comme  des  oiseaux  de 
proie,  grevant  la  propriété  et  dépouillant  le  cultivateur. 
Leurs  gains  illicites  concentrés  en  leurs  mains,  ne  sont 
que  les  sources  de  nouvelles  rapines,  et  au  lieu  de  s'en* 
richir  par  l'activité  régulière  d'un  commerce  légitime  , 
le  pays  s'appauvrit  par  l'industrie  mal  famée  d'astucieux 
agents. 

Une  bonne  part  des  reproches  doit  revenir  aux  boyars. 
Oisifs  et  dissolus ,  incapables  de  surveiller  même  leurs 
propres  intérêts,  ils  afferment  leurs  propriétés  aux  Grecs 
et  aux  Juifs.  Ceux-ci  prennent  souvent  des  sous-fermiers 
de  leur  race,  et  les  bénéfices  des  traitants  et  sous-traitants 
se  prélèvent  sur  le  cultivateur.  La  plaie  des  middle-men 
de  l'Irlande  se  retrouve  dans  toute  l'étendue  des  princi- 
pautés. Et  encore,  ce  n'est  ni  sur  la  valeur  des  terres,  ni 
sur  leur  étendue,  ni  sur  les  frais  d'exploitation  que  se 
fondent  les  baux  :  c'est  sur  le  nombre  des  paysans  qui  y 
sont  attachés;  en  d'autres  termes,  on  n'afferme  pas  la 
terre,  mais  le  paysan.  Voilà  ce  qu'en  ces  pays  on  appelle 
la  grande  culture  :  c'est  l'exploitation  en  grand  de  la  po- 
pulation agricole. 

Les  boyars  trouvant  aussi  que  les  Grecs  ou  les  Juifs 
sont  les  meilleurs  débitants  de  leur  eau-de-vie,  leur  con- 
fient la  direction  des  cabarets.  «  Le  Juif,  dit  M.  Saint- 


—   319  — 

Marc-Girardin,  leur  est  commode  pour  tous  leurs 
vices  (1).  » 

Il  est  vrai  que  souvent  le  boyar  devient  victime  à  son 
tour  des  Juifs  qu'il  a  enrichis.  Le  faste  et  la  vanité  épui- 
sant ses  ressources,  il  a  recours  aux  usuriers  qui  prê- 
tent souvent  à  20  p.  100^  jamais  au-dessous  de  12,  et 
toujours  sur  hypothèque  à  de  courtes  échéances.  A  l'é- 
poque du  paiement,  le  boyar  n'étant  pas  en  mesure,  n'a 
de  ressource  que  dans  le  renouvellement  des  obligations, 
de  sorte  qu'en  peu  d'années ,  les  intérêts  ont  doublé  la 
dette  primitive.  H  en  résulte  qu'aujourd'hui  la  plus 
grande  partie  des  terres  est  hypothéquée  au  profit  d'é- 
trangers qui  sont  arrivés  dans  le  pays,  nus  et  mendiants. 

Avec  la  vicieuse  organisation  de  la  propriété,  avec  la 
vénalité  d'une  magistrature  qui  n'offre  aucune  sécurité 
au  droit,  tout  établissement  d'une  institution  de  crédit 
est  impossible;  et  c'est  ainsi  que  toute  la  puissance  do  la 
circulation  métallique  est  aux  mains  d'avides  agioteurs, 
qui  ne  viennent  dans  le  pays  que  pour  le  dépouiller. 

Beaucoup  jde  choses  sont  à  faire  pour  remédier  à  un 
mal  si  profond.  Mais  la  première  mesure  à  prendre,  est 
le  rétablissement  de  la  petite  propriété,  et  nous  montre- 
rons plus  loin  que  c'est  une  mesure  facile  et  juste.  La  pe- 
tite propriété,  en  créant  la  petite  industrie^  est  un  pre- 
mier pas  fait  vers  la  constitution  d'une  classe  moyenne. 
L'exclusion  des  Grecs  et  des  Juifs  de  toutes  les  voies 
commerciales  est  aussi  une  mesure  transitoire  devenue 
indispensable.  Car  le  commerce,  pour  s'établir  avec  pro- 
fit et  loyauté,  ne  veut  pas  être  deshonoré  par  d'odieux 

(1^  Souvenirs  de  voyages. 


—  350  - 

exemples.  Quand  il  n*y  aura  plus  ni  Juifs  ni  Grecs»  les 
indigènes  oseront  se  faire  et  se  dire  commerçants.  Il 
faudra,  en  outre,  abolir  ce  privilège  aussi  ridicule  que 
tjrannique,  en  vertu  duquel  le  boyar  a  seul  droit,  dans 
les  villages,  d'avoir  boutique  d'épicerie,  de  boucherie  et 
de  spiritueux ,  comme  aussi  d'avoir  seul  droit  de  mou* 
ture. 

Qu'on  ouvre  d'abord  ces  issues  à  de  modestes  ambi« 
tions,  et  bientôt  l'esprit  d'entreprise  agrandira  la  voie. 
Déjà,  grâce  aux  communications  multipliées  avec  l'Oc- 
cident, il  s'est  forme  dans  les  grandes  villes  quelques 
maisons  consacrées  au  débit  des  importations  étrangères. 
Mais  cela  ne  suffit  pas.  Le  pays  est  assez  riche  pour  four- 
nir aux  développements  d  une  industrie  nationale.  Ses 
trésors  minéralogiques,  ses  ressources  agricoles  et  fores- 
tières ouvrent  un  vaste  champ  aux  exploitations.  Pour 
féconder  ce  champ,  il  faut  une  classe  moyenne  ;  car  sans 
classe  moyenne,  la  Moldo-Valaquie  restera  ce  qu'elle  a 
été  jusqu'ici,  un  pays  à  esclaves,  sans  force,  sans  morale 
et  sans  avenir. 


CHAPITRE  XIF. 


LuUc  des  Roumaios  de  la  Transylvanie  conlrc  les  Magyars.  —  Po- 
pulations diverses  de  la  Transylvanie.  —  Les  Irois  nations, 
Szekiers,  Magyars  et  Saxons.  —  Tyrannie  dos  Magyars.  —  Mon- 
veinent  général  parmi  les  Slaves  et  les  Roamalns.  -^  Congrès  de 
Blajiom.  —  Les  Roamains  se  séparent  des  Hongrois.  — Procla- 
mation de  rindépendance  nationale. 


Parmi  les  peuples  soulevés  en  1848,  nul  plus  que  les 
Hongrois  ne  s'est  signalé  par  de  grands  actes  de  cou- 
rage, nul  n'a  mérité  les  revers  par  de  plus  grandes  fau- 
tes. Ce  n'est  pas  l'Autriche,  ce  n'est  pas  même  la  Russie 
qui  a  fait  succomber  le  Magyar.  Ce  sont  les  nationalités 
voisines,  auxquelles  il  apportait  le  joug  dont  il  s'était  lui- 
même  délivré.  Le  Magyar  ne  voulait  pas  devenir  Autri- 
chien ,  et  il  voulait  que  les  Serbes ,  les  Croates  et  les 
Roumains  de  la  Transylvanie  devinssent  Magyars.  Son 
fol  orgueil  l'avait  placé  dans  une  telle  condition,  qu'il 
fallait  nécessairement  qu'il  eut  tort  d'un  côté  ou  de  l'au- 
tre. Si  à  l'égard  de  l'Autriche  le  droit  était  pour  lui ,  en 
face  des  autres  peuples  il  avait  le  droit  contre  lui.  Op* 
ptasseur  autant  qu'opprimé  ^  son  triomphe  non  moiai) 


—  332  — 

que  sa  défaite  devait  être  une  offense  pour  la  morale ,  et 
il  mettait  en  lutte  les  sympathies  que  méritait  la  Hon- 
grie avec  les  sympathies  que  méritaient  les  autres  natio- 
nalités. Quel  fut  le  résultat  de  celte  trii>te  politique?  Les 
Serbes  et  les  Croates  relevèrent  le  trùne  renversé  de 
l'Autriche,  et  les  Roumains  delaTransvIvanie  ouvrirent 
aux  armées  russes  le  passage  des  Karpathes,  Les  Hon- 
grois auront  encore  longtemps  à  se  reprocher  d'avoir 
contraint  des  peuples  avides  de  liberté  à  chercher  un 
refuge  sous  les  drapeaux  du  despotisme. 

Les  Roumains  de  la  Transylvanie  jouèrent  un  rôle 
important  dans  cet  épisode  des  insurrections  nationales 
de  1848.  Mais  avant  de  prendre  les  armes  contre  le  des- 
potisme Hongrois,  ils  avaient  épuisé  tous  les  moyens  de 
conciliation;  avant  de  consentir  avec  TÂutriche  une  al- 
liance dont  ils  sentaient  tous  les  périls,  ils  avaient  tendu 
la  main  aux  Magyars,  qui  les  repoussèrent  obstinément, 
leur  offrant  le  vassebge  quand  ils  demandaient  l'égalité. 
L'histoire  de  cette  lutte  pacifique,  qui  précéda  la  guerre 
ouverte  mérite  d'être  connue. 

Pour  comprendre  les  déchirements  intérieurs  qui 
suivirent,  il  faut  étudier  les  éléments  divers  de  la  popu- 
lation. 

Les  Roumains  de  la  Transylvanie  s'hélaient  maintenus 
libres  jusqu'au  x*  siècle.  Cependant  quelques  débris  des 
soldats  d'Attila  s'étaient  fixés  dans  les  montagnes  qui 
avoisinent  la  Moldavie ,  aux  sources  de  TOIto ,  et  ils  y 
avaient  formé  une  population  à  part,  restée  sans  mélange 
et  conservant  le  véritable  type  des  Huns,  beaucoup  plus 
beau ,  il  faut  le  dire ,  que  ne  le  représentent  les  légendes 
romaines  ou  gauloises.  Ces  peuples  ayant  pris  posses- 


-  353  — 

sion  par  droit  de  conquête  d'un  coin  de  Taiicienne  Dacie» 
s'appellent  Szeklers.  On  sait  que  ce  sont  des  Hussards 
de  cette  race  qui  assassinèrent  les  plénipotentiaires  fran- 
çais envoyés  à  Radstadt. 

Lors  donc  que  les  Magyars,  venus  plus  lard  de  l'Asie, 
envahirent  la  Transylvauie,  ils  y  trouvèrent  des  hom- 
mes de  leur  race,  parlant  la  même  langue  qu'eux,  et  de- 
venant leurs  premiers  alliés.  Les  bandes  hongroises 
conduites  par  le  roi  Tuhutun  rencontrèrent  l'armée  des 
Roumains  près  de  Gyula.  La  victoire  resta  aux  envahis- 
seurs, et  les  Roumains  décour^^gés  jurèrent  fidélité  aux 
Magyars,  dans  une  plaine  appelée  aujourd'hui  Ëskiello, 
de  Eskudni,  prêter  serment  (i). 

Maîtres  du  pays,  les  Magyars  réduisirent  les  Roumains 
en  vasselage^  et  se  partagèrent  entre  eux  les  terres  et  les 
forteresses. 

Vers  le  milieu  du  xii*  siècle,  des  colonies  saxonnes» 
agricoles  et  commerçantes,  furent  appelées  dans  le 
pays  par  le  roi  Gcyza  II,  qui  leur  accorda  des  garanties 
pour  leurs  biens  et  leurs  droits  civils.  Leurs  princi- 
pales résidences  étaient  Hermanstadt  et  Cronstadt.  N'é- 
tant ni  vaincus  comme  les  Roumains,  ni  vainqueurs 
comme  les  Magyars,  il  n'y  avait  parmi  eux  ni  seigneurs 
ni  serfs  :  ils  étaient  simplement  sujets  du  roi,  et  leurs 
terres  s'appelaient  fundus  regius.  Ils  formaient  des  cor- 
porations libres  de  commerçants  et  d'agriculteurs,  avec 
des  institutions  municipales  qui  les  plaçaient  sous  l'ad- 
aiinistratioD  de  chefs  de  leur  nation,  éhis  par  eux.  Sous 


(1)  M.  de  Géraiido.  La  Transylvanie  et  ses  babilants,  t.  I,  p.  6ft. 

23 


—  354  - 

la  (lomination  autrichienne ,  les  colonies  saxonnes  pri- 
rent de  grands  développements. 

Cependant  les  Magyars  furent  à  leur  tour  vaincus  par 
les  Ottomans  :  Soliman,  séparant  la  Transylvanie  de  la 
Hongrie,  laissa  le  gouvernement  de  cette  province  entre 
les  mains  d'Isabelle,  veuve  de  JeanZapolya.  Mais,  quoique 
tributaire  de  la  Turquie ,  la  Transylvanie  conserva  les 
mêmes  divisions  intérieures,  les  seigneurs  magyars  de- 
meurant propriétaires  des  terres  et  des  châteaux ,  les 
Roumains  cultivateurs  et  vassaux.  Dans  toutes  les  guer- 
res qui  se  livrent  en  Transylvanie,  tantôt  contre  les 
Turcs,  tantôt  contre  les  Autrichiens ,  on  voit  toujours 
des  Magyars  à  la  tête  des  armées,  les  Bathori,  les  Bethlen, 
les  Rakotzi. 

Les  Magyars  delà  Hongrie,  pour  se  délivrer  des  Turcs, 
se  donnèrent  volontairement  à  l'Autriche ,  en  1526  ; 
ceux  de  la  Transylvanie,  en  1698,  par  le  traité  de  Car- 
lowitz.  Mais  quoique  la  Transylvanie  eût  été  si  longtemps 
séparée  delà  Hongrie,  les  Magyars  ne  cessèrent  pas  de 
considérer  cette  province  comme  une  dépendance  de  leur 
royaume.  Aussi,  dans  tous  leurs  projets  d'indépendance 
nationale,  méditent-ils  aujourd'hui  de  faire  une  grande 
Hongrie  qui  s'étendrait  d'un  côté  aux  bords  de  la  Save  et 
de  la  Drave,  de  l'autre,  jusqu'aux  Karpathes,  sans  tenir 
compte  des  nations  qui  se  trouvent  sur  la  route  ;  tout 
prêts  même  à  invoquer  de  vieux  droits  de  souveraineté 
sur  la  Valaquie.  Il  semblerait  qu'ils  se  révoltent  contre 
rAutriohe,  moins  encore  pour  s'affranchir  d'elle,  que 
pour  se  substituer  à  elle.  Qu'importerait  donc  aux  autres 
peuples  d*aflaiblir  T Autriche  pour  agrandir  la  Hongrie? 
que  leur  importerait  de  changer  d'oppresseur? 


A  A 


—  355  — 

D'ailleurs  le  Roumain  de  la  Transylvanie  aait  trop  ce 
qu'il  faut  attendre  des  Magyars.  Placé  sous  la  main  de 
ces  orgueilleux  seigneurs,  courbé  sous  leur  domination 
immédiate,  il  y  a  trop  longtemps  qu'il  les  connaît,  pour 
qu'il  puisse  consentir  à  suivre  leur  bannière.  Qu'y  a-4-il 
de  commun  entre  eux  et  lui?  La  loi  magyare  a  ouvert 
entre  les  deux  races  un  infranchissable  abîme. 

Rappelons  quelques  passages  de  la  constitution  poli- 
tique de  la  Transylvanie,  en  vigueur  jusqu'en  1848  ;  on 
y  conteste  même  aux  Roumains  le  droit  d'exister  comme 
nation. 

«  Si  l'on  considère  les  nations  de  ceux  qui  sont  ap- 
pelés aux  comices,  la  première  est  la  nation  hongroise, 
qui  figure  très  souvent  dans  les  lois  sous  le  nom  de  la 
noblesse  et  les  nobles  ;  la  seconde  est  la  nation  sicule 
(les  szekiers),  la  troisième,  la  nation  saxonne.  Les  an- 
tres, tant  qu'elles  sont,  sont  des  nations  toléréest  et  elles 
ne  jouissent  d'aucun  droit  de  suffrage  dans  les  comices. 
{Diœtœ^  sive  reciim,  comitia  Transylvanica)  (i  )•  • 

Ainsi  les  Roumains  étaient  frappés  d'interdit  chez 
eux,  et  assimilés  aux  Grecs,  aux  Juifs,  aux  Slaves,  aux 
Arméniens  et  aux  Tziganes. 

D'autres  textes  sont  plus  formels  : 

€  Les  Roumains  sont  provisoirement  tolérés,  tant  du 
moins  que  cela  sera  agréable  aux  princes  et  aux  régni- 
colesdupays(2).  » 

(1)  LetU*es  hongro-ronmaiaes,  parD.  Bratiano.  Paris,  <84i , 
pw  13. 

(2)  Ibid. 


—  356  — 

Ici  Ton  réserve  la  qualité  de  régnicoles  aux  étrangers. 

Hongrois,  Szeklers  et  Saxons. 

Plus  loin,  on  leur  interdit  les  armes  et  le  costume  des 
hommes  libres  : 

c  Défense  est  faite  aux  Roumains  de  faire  usage  de 
fusils,  sabres,  épées,  cannes  ferrées  ou  de  toute  autre 
arme  (i).  » 

c  II  n'est  pas  permis  aux  Roumains  de  porter  habits 
et  pantalons  de  drap,  boites,  chapeau  de  la  valeur  d'un 
florin  et  chemise  de  toile  fine  (2)  ». 

Lorsque  la  Transylvanie  fut  réunie  à  rAutriche,  les 
Roumains  demandèrent  à  Tenipen  ur  des  droits  politi- 
ques, analogues  à  ceux  des  trois  autres  nations.  Ils  ren- 
contrèrent chez  les  Hongrois  une  opposition  invincible. 
Ces  imprrieux  tyrans  st^  placèrent  entre  eux  et  la  cou- 
ronne, s'écriant  hautement  que  l'organisation  de  la  prin- 
cipauté serait  renversée,  si  Ton  admettait  la  plèbe  vaga- 
bonde au  rang  des  nations  (o). 

N'oublions  |)asque  les  Roumains  forment,  en  Transyl- 
vanie, les  deux  tiers  de  la  population,  tandis  que  tous  les 
autres  éléments  réunis,  lIoii;;r()is,  Szeklers,  Saxons, 
Grecs,  Arméniens,  etc.,  forment  dans  leur  ensemble 
l'autre  tiers. 

Il  est  vrai  que  d'éminents  services  ou  de  grandes  ri- 
chesses acquises  permettent  aux  Roumains  de  siéger  à 
la  dicte  ;  mais  ils  n'y  sont  admis  qu'en  perdant  leur  na- 
tionalité, et  p.irce  qu'ils  sont  censés  être  devenus  hon- 


(1)  LeUrcc. liongro-roiiiJiuinos,  par  D.  Hialiano. 

(2)  JbuL 

(3)  iài(L 


i  _  357  — 

grois  :    Suni    inter  tolerntas  etxam  mttiones ,  Valnckoê 
^  prœsertim^  qui  omnium  in  Transijlvonia  habitant  nume^^ 

rosissimi^pauci  saliem  nolnles  qui  jure  comidorum  gaudent; 
^  sed  non  qua  taies  ,  verum  In  in  gremio  Huugariccv  nalionis 

'  censentur{\).  Cela  devait  être.  Le  principe  fondamental 

de  la  loi  magyare  est  dans  cet  axiome  :  Nobiliias  HungO' 
^  rica  es(;  et  elle  l'applique  aux  Roumains  du  baiiat  de 

I  Te«i  eswar,  comme  à  ceux  des  comilats  hongrois,  tous 

confondus  dans  un  servage  commun. 
i  Aussi  rhistoire  des  deux  peuples  pendant  les  12«^,  15"* 

^  et  14*  siècles  est-elle  remplie  des  détails  de  luttes  san- 

glantes entre  les  opprimés  et  les  dominateurs.  Plus  d'une 
i  fois  même,  les  Roumains,  réduits  par  les  Magyars  à  l'état 

f  de  serfs,  appuyèrent  les  invasions  des  Ottomans,  et  ce  fut 

\  une  des  principales  causes  qui  mirent  ces  derniers  en 

t  possession  du  Banat.  Pour  prix  de  leur  coopération,  les 

Roumains  rentrèrent  dans  leurs  droits.  Auprès  du  la  do- 
ï  mination  hongroise,  la  suzeraineté  turque  devenait  un 

\  soulagement  et  un  bienfait. 

Avec  les  Autrichiens,  le  joug  magyar  s'appesantit  de 
}  nouveau  sur  les  popidations   roumaines.  La  cour  de 

Vienne  elle-même  fut  plus  d'une  fois  obligée  d'intervenir, 
.  soit  pour  adoucir  les  tyrannies,  soit  pour  opposer  des 

mécontentements  populaires  aux  entreprises  des  Ma- 
t  gyars.  Nous  avons  vu  que  dans  l'insurrection  conduite 

j  par  Hôra,   elle  avait  volontiers  laissé  aux  paysans  le 

temps  d'exercer  de  cruelles  représailles.  Elle  avait  d'ail- 
leurs constamment  encouraj^é  les  souvenirs  de  la  natio- 
nalité roumaine,    qui   restait   toujours  un   obstacle  à 

(i)  Lettres  hongro-roumaiiics,  p.  32. 


-  358  — 

l'agrandissement  des  Magyars  ;  sur  le  piédestal  de  la  sta- 
tue de  Joseph  H,  à  Vienne,  on  lisait  :  félicitas  hkCHM. 

Cependant  les  Autrichiens  effrayés  se  firent  les  bour- 
reaux du  chef  roumain,  et  leurs  sanglantes  exécutions 
développèrent  plus  qu'elles  n'apaisèrent  les  ardeurs  du 
sentiment  national.  Hôra  par  ses  succès  avait  été  une 
espérance  ;  par  sa  mort,  il  devint  un  martyr,  et  son  nom 
fut  désormais  inscrit  dans  les  fastes  du  culte  national. 

Dans  les  insurrections  légitimes,  un  échec  semble 
fortifier  la  conscience  du  droit.  Ainsi  en  fut-il  chez  les 
Roumains  de  la  Transylvanie.  Ces  hommes  proscrits  chez 
eux,  dénationalisés  comme  dans  une  terre  d'exil,  ac* 
ceptèrent  la  séparation  proclamée  par  leurs  tyrans.  Re- 
jetés de  la  communauté  des  trois  nations,  ils  commen- 
cèrent à  se  sentir  une  nation  à  part  ;  l'exclusion  même 
révélait  une  existence. 

Ce  fut  alors  que  s'acconoplit  le  mouvement  intellectuel 
qui  fit  éciore  des  écrivains  nationaux.  Le  génie  Uttéraire 
vint  en  aide  aux  idées  d'indépendance  :  un  peuple  qui  a 
une  littérature,  n'est  plus  un  peuple  sans  patrie.  Les 
écrits  patriotiques  multiplièrent  les  communications 
avec  les  frères  des  deux  principautés^  qui  avaient  le 
bonheur  de  conserver  leur  autonomie.  Cet  avantage, 
quoique  bien  illusoire,  faisait  considérer  la  Moldo-Yala- 
quie  comme  l'asile  des  souvenirs  et  des  espérances  ;  et 
tous  les  Roumains  de  la  Transylvanie,  du  Banat  et  de  la 
Bucovine  la  désignent  encore  sous  le  nom  de  tzara  (la 
patrie)»  comme  le  centre  de  leurs  affections  et  la  garantie 
de  leur  avenir. 

Depuis  la  mort  de  Hôra,  le  parti  national  en  Transyl- 
vanie a  eu  conscience  de  lui-même.  Exclus  de  tous  les 


-  S60  — 

droits  politiques,  les  Valaques  s'unirent  plus  fortement 
contre  l'ennemi  commun  ;  la  propagande  se  fit  dans  les 
écoles  des  villages,  et  prit  un  caractère  plus  élevé  dans 
les  chaires  des  villes.  Ecrivains  et  professeurs  devenaient 
les  apôtres  de  Tindépendance,  en  réveillant  les  souvenirs, 
et  le  gouvernement  des  Magyars  ne  pouvait  rien  contre 
les  pacifiques  progrès  de  l'enseignement. 

L'insurrection  de  Vladimiresco  donna  une  nouvelle 
impulsion  aux  esprits.  Souvent  une  espérance  déchue 
fortifie  les  sentiments.  Un  journal  spécial ,  organe  des 
Roumains,  fut  fondé  à  Cronstadt,  sous  le  nom  de  Gazeiie 
de  Transylvanie.  On  niait  l'existence  de  la  nation  rou* 
maine  :  elle  répondait  en  se  révélant  par  la  pensée  et  par 
la  parole. 

Tel  était,  au  moment  de  la  révolution  de  1848^  l'état 
des  choses  en  Transylvanie  :  les  Magyars  et  les  Szeklers 
se  disant  maîtres  du  sol,  par  droit  de  conquête  ;  les  Saxons 
enrichis  par  le  commerce  ;  les  Valaques  restés  un  peuple 
paysan,  et  aspirant  à  devenir  un  peuple  libre,  ayant 
pour  chefs  des  littérateurs,  des  professeurs  et  des  avocats, 
tous  hommes  fortifiés  par  l'étude  et  par  la  persécution. 

Déjà  depuis  plusieurs  années,  les  Hongrois,  peu  tolé- 
rants pour  les  autres  peuples,  mais  très  exigeants  pour 
eux-mêmes ,  avaient  obtenu  du  gouvernement  autri- 
chien diverses  concessions,  parmi  lesquelles  la  plus  im- 
portante à  leurs  yeux  était  le  changement  de  la  langue 
officielle.  Le  magyar,  idiome  national,  avait  été  substitué 
au  latin.  C'était  un  triomphe  pour  eux ,  mais  non  pour 
les  autres  peuples  qui  relevaient  de  la  couronne  de  saint 
Etienne,  Slaves,  Croates,  Roumains  :  ceux-ci  protestè- 
rent contre  une  décision  qui  portait  atteinte  à  toutes  les 


-  360  — 

habitudes,  à  tous  les  souvenirs  de  nationalité.  Nolumu$ 
magyarUari^  8*écriaient-ils  d'une  commune  voix  ;  et  peu 
s'en  fallut  que  dès  1846,  une  explosion  générale  ne  vînt 
consoler  la  cour  de  Vienne  des  concessions  qu'elle  n'avait 
accordées  qu'à  regret.  Les  députés  croates,  seuls  parmi 
les  Slaves  qui  fussent  admis  à  la  représentation*  firent 
entendre  à  la  diète  d'énergiques  réclamations,  déclarant 
que,  s'ils  savaient  peu  la  langue  latine,  ils  ignoraient 
complètement  l'idiome  magyar,  qui  ne  se  rattachait  à 
aucune  famille  des  langues  européennes.  Tout  ce  que  fit 
en  réponse  à  ces  plaintes  le  gouvernement  hongrois,  fut 
d'accorder  des  délais.  Ce  n'était  qu'ajourner  des  hostili- 
tés devenues  inévitables. 

Les  avertissements  toutefois  et  les  bons  conseils  ne 
faisaient  pas  défaut,  même  au  sein  de  la  diète.  Celui  qui 
avait  été  le  plus  ardent  promoteur  de  Tidée  nationale, 
l'apôtre  de  la  langue  magyare,  celui  qui  avait  le  pluscon» 
tribué  à  son  triomphe,  Széchényi,  avait  compris  l'injus- 
tice et  les  périls  de  l'intolérance  à  l'égard  des  autres. 
Plus  d'une  fois  il  avait  conjuré  les  Magyars  de  ne  pas 
compromettre  leurs  propres  droits,  en  combattant  les 
droits  des  nations  voisines.  «  La  Hongrie,  disait-il,  peut 
être  heureuse ,  mais  elle  peut  aussi ,  luttant  contre  elle- 
mèdoe,  accélérer  l'arrivée  de  sa  dernière  heure.  » 

Il  y  avait,  en  effet,  autour  d'elle  de  formidables  agita- 
tions. Ce  que  Széchényi  avait  entrepris  pour  la  nationa- 
lité magyare,  un  jeune  homme,  un  inconnu,  l'entre- 
prenait en  1835,  pour  la  nationalité  des  populations 
illyriennes  de  l'Autriche.  Sans  autre  ressource  que  son 
talent  d'écrivain  et  une  conviction  profonde,  Louis  Gaj 
prit  dms  la  ville  d'Àgram  une  influence  qui  s'étendit 


-  361  — 

bientôt  chez  toutes  les  populations  slaves  de  l'Autriche  et 
de  la  Hongrie  méridionales.  Une  histoire  de  tous  les  peu- 
ples illyriens  écrite  par  lui,  en  langue  nationale,  réveilla 
ibrlement  les  souvenirs  de  la  patrie  et  le  sentiment  du 
droit.  D'autres  publicistes,  des  savants,  des  poètes,  des 
orateurs  deviennent  les  auxiliaires  de  Louis  Gaj  ;  la  jeu- 
nesse des  écoles  écoute  avidement  ces  leçons  qui  lui  révè- 
lent une  patrie,  et  contribue  par  une  active  propagande  à 
développer  les  espérances  d'une  régénération.  Le  mou- 
vement se  communique  même  auic  tribus  illyriennes  qui 
dépendent  de  la  Turquie,  Monténégrins,  Bosniaques,  Ser- 
bes et  Bulgares.  Depuis  les  Alpes  tyroliennes  jusqu'au 
Bosphore,  une  pensée  commune  appelle  tous  les  regards 
vers  Âgram, devenu  le  centre  de  l'action  illyrienne.  L'idée 
première  de  Louis  Gaj  avait  été  d'amener  la  séparation 
des  deux  royaumes  de  Croatie  et  de  Hongrie  ;  le  déve- 
loppement de  cette  idée  était  la  formation  d'une  fédéra- 
tion générale  pour  centraliser  l'action  de  Tillyrisme  et 
créer  une  grande  nation. 

Il  ne  dévoilait  cependant  pas  sa  pensée  tout  entière. 
La  soupçonneuse  Autriche  commandait  des  ménage- 
ments. Combattre  la  centralisation  magyare,  défendre 
contre  les  Hongrois  la  langue  illyrienne  et  les  libertés 
locales  de  la  Croatie,  tel  était  le  plan  qu'il  communiquait 
au  cabinet  de  Vienne,  qui  ne  vit  pas  avec  déplaisir  une 
lutte  dont  il  pouvait  tirer  parti  (1). 

Dans  ce  grand  mouvement  qui  agitait  toutes  les  po- 
pulations orientales ,  il  est  à  remarquer  que  ce  sont  les 

(I)  Voir  le  livre  de  M.  nippolile  Desprez,  intitulé  :  Les  peuples 
de  l'Aotriche  et  de  la  Turquie. 


—  3«2  — 

hommes  d'étude  et  d'intelligence ,  tous  plébéiens  y  qui 
donnent  l'impulsion  :  à  Agram»  Louis  Gaj  ;  à  Prague,  les 
savants  Palaçki  etSchafarik  ;  en  Transylvanie,  le  profes- 
seur Siméon  Barnutz  ;  à  Bucharest ,  Héliade  ;  Mania  » 
à  Venise;  en  Hongrie,  Tavocat  journaliste  Kossuth.  Les 
hommes  d'épée  viennent  plus  tard ,  et  lorsqu'ils  se  pré- 
sentent, la  voie  leur  a  été  aplanie  par  les  écrivains  et  les 
orateurs.  Ils  n'ont  plus  qu'à  marcher  en  tête  des  soldats 
que  leur  ont  préparés  la  plume  et  la  parole. 

Il  semblait,  au  surplus,  que  les  Hongrois  se  plussent  à 
provoquer  les  colères.  Plus  ils  affaiblissaient  la  supréma- 
tie de  l'Aulricbe,  plus  ils  voulaient  fortifier  leur  propre 
domination;  et,  dans  leur  orgueilleux  vocabulaire,  l'indé- 
pendance hongroise  à  l'égard  de  Vienne ,  signifiait  la 
dictature  hongroise  à  l'égard  des  autres  peuples. 

La  diète  de  1847  révéla  hautement  les  ambitieuses 
prétentions  ;  on  fit  montre  des  plus  injurieux  mépris  en- 
vers les  Slaves  et  les  Roumains ,  et  l'on  ne  dissimula 
plus  l'intention  bien  arrêtée  de  fondre  toutes  les  nationa- 
lités dans  la  nationalité  hongroise.  Kossuth,  ardent  pro- 
moteur de  cette  idée ,  qui  flattait  Torgueil  de  la  diète, 
prenait  de  jour  en  jour  une  plus  haute  influence.  Les 
députés  croates,  cependant,  lui  opposaient  une  résistance 
énergique  ;  toutes  les  séances  des  mois  de  novembre  et 
de  décembre  s'étaient  passées  dans  de  violentes  agita- 
tions ,  qui  se  continuèrent  pendant  les  premiers  jours  de 
1848.  L'esprit  d'intolérance  et  de  domination  s'était 
emparé  de  Kossuth  :  soutenu  par  les  encouragements  de 
la  majorité,  il  proposa  ouvertement  d'introduire  la  lan- 
gue hongroise  dans  les  écoles  primaires  des  Slaves  et 
des  Roumains ,  de  proscrire  tout  autre  idiome  »  et  de 


—  363  - 

oontraindre  même  les  prêtres  &  oflScier  en  magyar.  La 
tyrannie  n'usait  plus  de  ménagements  :  les  peuples 
étaient  avertis.  Slaves  et  Roumains  se  préparèrent  à  dé- 
fendre leurs  droits.  On  était  à  la  veille  d'une  conflagra- 
tion générale ,  lorsque  les  événements  de  Paris  vinrent 
un  instant  faire  diversion  aux  colères. 

Les  principes  d'égalité  partout  proclamés^  rendirent 
l'espoir  aux  Slaves  et  aux  Roumains.  Ils  crurent  que  les 
Magyars»  avertis  par  le  cri  populaire,  renonceraient  à 
leurs  idées  de  domination.  Les  Magyars  au  contraire,  ne 
tenant  aucun  compte  d'une  aussi  grnnde leçon,  s'imagi- 
nèrent voir  arriver  le  moment  de  fonder  sur  les  ruines 
des  autres  nationalités,  la  grande  pairie  hongroise^  la  forte 
et  puiêsante  nation  magyare* 

La  révolution  de  Vienne,  au  13  mars,  écho  bruyant 
de  celle  de  Paris,  vint  fortifier  leurs  espérances  :  l'oc- 
casion se  présentait  de  faire  sanctionner  leurs  ambitieu- 
ses pensées  par  la  signature  de  l'empereur  vaincu.  Le  14 
mars,  Kossuth  propose  qu'une  députation  soit  envoyée 
à  Vienne  pour  porter  à  l'empereur  les  vœux  des  Hon- 
grois :  ces  vœux  doivent  servir  de  base  à  une  constitu- 
tion nouvelle. 

Trois  cents  magnats,  en  effet,  partirent  pour  Vienne: 
revêtus  de  l'attila  national,  le  kalpack  en  tête,  et  le  sa- 
bre au  côté,  ils  présentèrent  au  souverain  l'adresse  de  la 
diète ,  et  revinrent  en  triomphe  à  Pesth ,  avec  la  signa- 
ture royale. 

La  facile  acceptation  de  leurs  vœux  assurait  sans  doute 
l'indépendance  des  Magyars  ;  mais  elle  sacrifiait  en  même 
temps  les  droits  des  autres  peuples.  L'art,  12,  en  effet» 
décrétait  rinoorporation  de  la  Transylvanie  à  la  Hongrie. 


—  364  — 

Cette  injuste  usurpation  sollicitée  et  obtenue  par  la 
Hongrie,  eut  une  inoportante  influence  sur  ses  destinées. 
La  prise  d'armes  des  Croates  a  seule  fnppé  les  regards 
de  l'Europe,  parce  qu'elle  fut  dès  les  premiers  jours  ac- 
tive et  menaçante.  Mais  l'intervention  des  Roumains  de 
la  Transylvanie,  quoique  plus  tardive ,  fut  non  moins  fe- 
taie  aux  Magyars.  C'est  ce  qu'il  appartient  à  notre  sujet 
de  faire  connaître. 

La  diète  hongroise  s'était  empressée  de  rédiger  la 
constitution  don  t  les  bases  avaient  été  acceptées  à  Vienne. 
Tout  y  semble  calculé  pour  exciter  les  ressentiments.  Le 
territoire  entier  de  la  Transylvanie  est  déclaré  pays  hon- 
grois ;  la  langue  hongroise  est  seule  admise ,  non  -seule- 
ment dans  la  diète,  mais  aussi  dans  les  municipalités  et 
dans  les  comités  des  districts  chargés  de  l'élection  des 
députés.  De  cette  façon ,  les  élections  seront  nécessaire- 
ment dirigées  par  des  Hongrois.  Le  droit  électoral  est 
fondé  sur  le  cens  ;  or,  tous  ceux  qui  possèdent  sont  des 
Hongrois.  Dans  la  séance  du  18  mars ,  Kossuth  déclare 
que  la  Hongrie  ne  doit  son  existence  qu'à  la  noblesse,  et 
que  c'est  à  la  noblesse  à  guider  la  nation.  Or,  le  no- 
ble ,  c'est  le  Magyar ,  et  ces  paroles  sortant  de  la  bou- 
che de  Kossuth,  lorsqu'il  traite  de  la  convocation  d'une 
nouvelle  diète,  réservent  tous  les  suflrages  aux  Ma- 
gyars. 

Kossuth  était  d'autant  moins  excusable ,  que  ses  hos- 
tilités avaient  tout  le  caractère  d'une  apostasie.  Il  était  en 
effet  Slovaque,  fils  d'un  pauvre  laboureur  deTjkely.  Son 
nom,  en  slave,  veut  dire  cerf.  Mais  élevé  dans  la  partie 
magyare  de  la  Hongrie,  trouvant  auprès  des  Magyars 
de  plus  faciles  chances  de  fortune ,  il  s'était  associé  à 


—  305  — 

leurs  passions  et  à  leur  orgueil.  Ses  succès  comme  avO' 
cat  et  comme  publiciste,  l'avaient  fait  bien  accueillir,  et 
son  union  avec  Thérèse  Wesselenvi ,  fille  d'un  des  ma- 
gnats les  plus  illustres ,  prouva  que  S(  s  mérites  étaient 
reconnus.  Lorsque  le  comte  Louis  Balthyany  luttait  à  la 
tète  de  la  noblesse  contre  l'influence  germanique,  il  avait 
jugé  utile  d'allacher  à  son  parti  unorateurpopulaircdont 
l'influence  grandissait.  Ce  fut  à  l'abri  de  cette  haute  pro- 
tection que  Rossuth  fut  introduit  à  la  diète;  non  sans 
peine  cependant.  Car  l'élection  de  ce  parvenu ,  sembla- 
ble à  une  élection  anglaise,  coûta,  dit-on  ,  à  Battbyany , 
environ  100,000  florins  (1).  Le  protecteur  comptait  bien 
que  riiomme  élevé  par  lui  servirait  docilement  d'instru- 
ment à  ses  desseins.  Il  fut  trompé,  comme  le  sont  tous  les 
politiques  de  second  ordre.  Kossuth  était  destiné  à  le 
supplanter,  héritier  en  même  temps  de  son  pouvoir  et  de 
ses  superbes  mépris  eivers  les  peuples  annexés. 

Dans  l'article  18  de  la  Conslituiion,  le  paragraphe  0 
soumet  à  quatre  années  d'emprisonnement  tous  ceux  qui 
oseraient  parler  conlre  la  parfaite  unité  de  la  nation  lion- 
grotse.  Kossuth  et  après  lui  plusieurs  autres  députés 
avouent  que  parler  contre  l'unilé,  signifie  pirler  en  fa- 
veur des  autres  nationalités.  Ainsi  quinze  millions  d'ha- 
bitants, Croates,  Dalmales,  Illyriens,  Slavons,  Serbes  et 
Roumains  doivent  disparaître,  ou  consentir  à  élre  absor- 
bés par  quatre  millions  de  Hongrois. 

Non  contents  de  la  Constitution  votée  au  milieu  de 
commentaires  injurieux  pour  tous  les  peuples  voisins, 

(1)  M.  H.  Desprez.  Les  peuples  de  rAutiiche  et  de  la  Turquie , 
t.  lî,  p.  350. 


j  I 


—  Sott- 
ies Hongrois  provoquaient  les  colères  par  d'outrafeastes 
publications.  Un  de  leurs  journaux  demandait  qu'on 
chassât  les  Croates  de  leur  pays,  pour  en  livrer  le  terri- 
toire aux  Szeklers.  Un  catéchisme  politique  répandu  à 
profusion  prêchait  en  faveur  du  magyarisme.  On  y  lisait 
entre  autres  formules  :  «  D.  Gomment  les  diilereats 
habitants  de  la  patrie  pourront-ils  un  jour  tous  devenir 
Hongrois  ?  —  R.  Si  l'accès  en  tout  et  partout  n'est 
ouvert  qu'à  ceux  qui  parlent  le  hongrois.  > 

Ces  imprudents  égarements  de  l'orgueil  apportaient 
aux  passions  de  nouveaux  aliments.  Au  nord  de  la  Hon- 
grie, les  Slovaques  et  les  Ruthéniens,  au  sud,  les  Serbes, 
les  Croates  et  les  Ësclavons,  à  l'ouest,  les  Allemands  ja- 
lonnés sur  la  frontière,  s'agitaient  tous  à  la  fois  sans  rien 
décider.  Mais  à  Test,  les  Roumains  et  les  Saxons  commen* 
cèrentun  mouvement  régulier  d'opposition.  L'art.  7d« 
la  constitution  votée  prononçait  l'incorporation  de  la 
Transylvanie  :  les  autres  peuples  étaient  menacés;  eux, 
ils  étaient  atteints. 

L'agitation  dos  premiers  moments  fut  toute  spontanée, 
tout  instinctive.  Aucun  chef,  aucun  guide  ambitieux  ne 
souleva  les  masses  :  une  idée  commune,  l'idée  nationale 
mit  tout  le  pays  en  mouvement,  chacun  se  demandant 
ce  qu'il  y  avait  à  faire,  mais  tous  décidés  à  maintenir 
Texistence  de  la  patrie  roumaine. 

Des  réunions  se  font  dans  tous  les  villages,  réunions 
pacifiques  sous  la  présidence  des  vieillards  ou  des  popes, 
mais  imposantes  par  leur  ensemble  et  par  leur  multipli- 
cité. La  diète  de  la  Transylvanie^  toute  composée  de 
Hongrois,  s'alarme  ;  les  seigneurs  magyars,  épouvantés 
du  mouvement  général  des  campagnes^  abandonnent 


—  367  — 

leurs  châteiiix  et  s'enfaient  à  Clausenbourg»  siège  du 
gouTernement.  Là,  ils  pressent  la  diète  d'agir  et  de 
prononcer  l'incorporation,  qui  seule,  disent-ils,  peut  em- 
pêcher le  massacre  général  des  Hongrois,  médite  par  les 
Roumains.  Toujours  les  mêmes  calomnies  se  rencontrent 
chez  les  oppresseurs,  toujours  les  mêmes  erreurs  de  logi- 
que. Le  projet  d'incorporation  avait  amené  les  soulève- 
ments ;  les  soulèvements,  selon  les  Magyars,  ne  pouvaient 
être  apaisés  que  par  Tincorporalion. 

Le  gouvernement,  au  reste,  élait  décidé  à  persévérer 
dans  rimprudente  voie  où  il  était  engagé.  Mais  il  voulait 
aussi  se  fortifier  par  quelques  adhésions  d'hommes  nota- 
bles parmi  la  population  roumaine.  Léményi,  évèque  de 
Blajium,  fut  appelé  à  Clausenbourg,  et  Ton  obtint  de  lui, 
à  force  de  flatteries  et  de  séductions,  qu'il  élevât  sa  voix 
pastorale  en  faveur  de  Tunion.  De  retour  à  Blajium,  il  tint 
parole;  mais  ses  mandements  ne  furent  point  écoutés. 
Le  peuple,  habituellement  si  docile  à  la  voix  de  ses  pré* 
très,  refusa  de  s'^associer  à  un  acte  de  faiblesse. 

Tous  les  esprits  étaient  dans  Tattente,  lorsque,  le  25 
mars,  une  proclamation  manuscrite  fut  mise  en  circula- 
tion parmi  les  Roumains  de  Hermanstadt.  Elle  ne  portait 
pas  de  signature  ;  mais  chacun  y  reconnaissait  la  parole 
du  professeur  Siméon  Barnutz.  Elle  se  terminait  par  ces 
mots  :  Pas  d'union  avec  les  Hongrois,  avant  que  nous  ayons 
le  droit  de  traiter  avec  eux  de  nation  libre  à  nation  libre  !  Par 
une  remarquable  coïncidence,  en  ce  même  jour,  25  mars, 
les  Croates  formulaient  de  leur  côté  une  énergique  pro- 
testation, dans  laquelle  ils  refusaient  de  reconnaître  le 
ministère  hongrois  et  la  nouvelle  constitution. 

Le  lendemain,  36 ,  une  seconde  proclamation  de 


—  308  — 

Barnutz  explique  au  peuple  806  droits,  l'infite  à  se  réunir 
en  assemblée  générale^  et  lui  dicte  les  vœux  qu'il  doit 
faire  entendre  au  gouvernement.  Elle  est  lue  et  commentée 
avec  plus  d'enthousiasme  que  la  première  ;  les  jeunes 
gens  de  la  ville  en  prennent  des  copies  qui  sont  colpor- 
tées dans  toutes  les  campagnes. 

Dans  la  soirée  du  même  jour,  la  jeunes^^e  de  Blajium 
se  réunissait  dans  la  maison  d'Ahraan)  Janko.  Il  y  fut 
décidé  que  Ton  convoquerait  le  peuple  à  Blajium  pour  le 
50  avril,  dimanche  de  la  Quasimodo.  I/acte  de  convoca- 
tion, rédigé  par  le  professeur  de  philosophie  au  gymnase 
de  Blajium,  Aaron  Pumno,  répétait  1rs  énergiques  ensei- 
gnements de  Barnutz.  Les  jeunes  gens  se  chargèrent  de 
faire  la  distribution  de  Tacte  parmi  les  populations. 
€  Allez,  leur  disait  le  professeur  Pumno,  en  en  délivrant 
à  chacun  une  copie,  allez,  acquittez-vous  dignement  de 
votre  mission,  et  ne  craignez  pas  de  mourir  pour  la 
patrie.  » 

De  son  côté,  le  gouvernement  cherchait  à  provoquer 
des  manifestations  contraires.  Un  acte  d'adhésion  à  l'u- 
nion était  déposé  dans  toutes  les  chancelleries  des  villes, 
et  offert  à  la  signature  des  Roumains,  lantôt  par  voie 
de  séduction,  tantôt  par  voie  de  contrainte.  A  Oschiorheï, 
de  jeunes  Roumains  employés  à  la /oftw/fl  reylajmliciaria, 
se  virent  obligés  d'assister  à  l'assemblée  Hongro  Szeklere, 
tenue  à  l'effet  de  recevoir  les  signatures  des  adhérents. 
Lorsqu'ils  furent  sommés  de  signer  à  leur  tour,  un  d'eux 
se  leva.  «  Je  souscris,  dit-il,  à  la  pétition  que  vous  me 
présentez  ;  mais  je  ne  puis  le  faire  qu'en  Roumain,  et  à 
la  condition  que  toutes  les  nationalités  domiciliées  en 
Hongrie  et  en  Transylvanie  seront  respectées,  que  leurs 


—  3(J7   — 

droits  seront  garantis»  que  Tégalité  politique  et  civile 
sera  proclamée  et  mise  en  pratique.  Je  demande  en  même 
temps  que  ma  déclaration  soit  insérée  au  protocole  des 
chancelleries  organisées  pour  l'adhésion  à  l'union.  >  Et 
il  ne  signa  qu'avecles restrictions  qu'il  avait  énoncées. 
Son  exemple  fut  suivi  par  ses  collègues  roumains,  no« 
Dobstantles  injonctions  d'une  assemblée  hostile. 

Vaincu  jusque  dans  les  réunions  qu'il  avait  lui-même 
provoquées,  le  gouvernement  hongrois  eut  recours  à  la 
violence.  De  nombreuses  arrestations  furent  faites,  parmi 
lesquelles  eut  un  grand  retentissement  celle  de  l'avocat 
Miches ,  renommé  par  son  talent  et  son  patriotisme.  Il 
réussit  aussi  à  effrayer  l'évéque  Léményi.  Chargé  de 
notifier  ofTicieilement  au  peuple  le  jour  de  la  réunion, 
il  gardait  un  silence  équivoque  :  les  patriotes  durent  re- 
courir à  de  pressantes  instances  pour  le  décider  à  publier 
une  circulaire  pleine  de  tiédeur. 

Mais  tous  les  esprits  étaient  préparés  à  répondre  au 
premier  appel.  Malgré  Tinsouci-ince  de  l'évéque,  malgré 
les  obstacles  créés  par  le  gouvernement,  le  dimanche  de 
la  Quasimodo  fut  un  jour  de  fête  nationale.  De  toutes 
paris,  le  peuple  accourut  à  Blajium,  et  bientôt,  places, 
rues,  maisons,  furent  insuffisantes  à  contenir  la  foule  en- 
thousiaste. 

Cependant  le  gouvernement  alarmé  d'un  mouvement 
qui  se  manifestait  avec  tant  de  calme  et  de  résolution, 
avait  fait  environner  de  troupes  la  salle  improvisée  des- 
tinée aux  délibérations.  Le  moindre  désordre  pouvait 
tourner  au  profit  des  Magyars.  Mais  les  chefs  populaires 
veillent  à  ce  qu'aucun  prétexte  ne  soit  offert  à  la  vio- 
lence, et  les  deux  commissaires  du  gouvernement  Faszto- 

2i 


—  368  — 

Menyhardt  et  Miksa  Janos,  admis  dans  l'assemblée,  y 
sont  reçus  avec  des  hommages  qui  les  réduisent  au  si- 
lence. Venus  dans  le  dessein  de  dissoudre  la  réunion, 
ils  la  consacrent  par  leur  présence. 

Sur  ces  entrefaites»  de  bruyantes  acclamations  reten- 
tissent dans  les  rues.  Ce  sont  des  cris  de  joie  qui  saluent 
lanko  et  Butéano  arrivant  avec  les  montagnards.  lanko, 
fils  d'un  riche  paysan  des  environs  d'Abrud-Banya,  avait 
d'abord  fait  ses  études  pour  entrer  dans  Téglise  ;  puis 
changeant  de  direction,  il  s'était  fait  recevoir  avocat. 
Mais  les  possessions  territoriales  de  son  përe  assuraient 
son  existence,  et  il  vivait  retiré  au  milieu  des  montagnes, 
où  IMnfluence  de  sa  famille  le  plaçait  en  vue  de  tous. 

Depuis  que  s'agitait  la  question  de  l'incorporation, 
lanko  s'était  montré  des  plus  ardents  à  propager  les  idées 
de  résistance.  Aimé  des  paysans  auxquels  il  appartient  par 
sa  naissance,  les  dominant  par  la  supériorité  de  son  ins- 
truction, respecté  de  tout  le  monde,  à  cause  de  son  éner- 
gie, il  a  tous  les  avantages  réservés  aux  hommes  d'élite 
dans  les  émotions  civiles.  Son  action  est  surtout  puis* 
santé  parmi  les  paysans  de  la  montagne,  toujours  plus 
indomptables  que  les  habitants  de  la  plaine,  toujours  plus 
disposés  à  suivre  de  courageux  entraînements.  C'est  avec 
eux  qu'il  se  présente  à  Blajium. 

Le  peuple  les  entraine  avec  leurs  chefs  à  l'église  où 
l'évéque  ofTiciant  célèbre  la  fête  nationale. 

Peu  d'instants  après,  on  annonce  l'arrivée  de  Bar- 
nutz.  Le  peuple  se  porte  à  sa  rencontre  et  veut  s'atteler 
à  sa  voiture.  «  Laissez,  dit-il,  cette  tache  aux  animaux. 
Assez  longtemps  vous  avez  été  sous  le  joug;  le  moment 
est  venu  de  le  repousser  à  jamais.  9 


—  369  — 

Barnntz  était  impatiemment  attendu  à  l'assemblée. 
•  Premier  instigateur  du  mouvement,  c'est  de  lui  qu'on 
■  attendait  une  direction  et  une  règle.  Cliacun  était  venu 
avec  empressement  à  Blajium,  mais  sans  trop  savoir  ce 
^  qui  devait  s'y  dire  ou  s'y  faire.  Rien  n'était  concerté  que 
î  l'appel  aux  Roumains  ;  aucun  acle  n'avait  été  préparé 
!  comme  émanation  de  l'assemblée  populaire.  Il  semblait 
ï  qu'on  ne  se  fût  réuni  que  pour  se  compter,  que  pour  faire 
^        une  première  épreuve  des  forces  nationales. 

<  C'est  ce  qui  ressortit  »  en  eifet ,  du  discours  de  Bar- 

<  nutz. 

'  «  Le  temps  est  arrivé,  dit-il,  où  les  Roumains  doivent 

compter  dans  leur  patrie  comme  nation  libre.  Mais  pour 

J        reprendre  possession  de  nos  droits,  il  faut  que  chacrm 

'        apporte  sa  part  de  travail  ;  il  faut  surtout  que  l'accord  et 

r        l'harmonie  fassent  de  nous  tous  un  seul  homme,  comme 

une  origine  commune  fait  de  nous  un  seul  peuple.  Soyez 

fermes  pour  combattre  l'injustice,  mais  soyez  calmes  pour 

déjouer  la  calomnie.  Déjà  elle  vous  a  représentés  comme 

de  misérables  rebelles^  soulevés  pour  le  massacre  et  le 

^         pillage,  et  vous  vous  êtes  présentés  en  citoyens  paisibles, 

parlant  au  nom  des  lois  de  la  morale  éternelle. 

c  Mais  un  si  grand  mouvement  ne  doit  pas  être  un 
vain  bruit.  Un  peuple  qui  s'assemble  doit  formuler  ses 
droits.  Concertez-vous  donc  avec  les  hommes  en  qui  vous 
avez  confiance,  pour  rédiger  les  demandes  qui  doivent 
être  soumises  au  gouvernement.  Aujourd'hui,  vous  vous 
êtes  réunis  pour  fraterniser  ;  prenez  un  autre  jour  pour 
délibérer  sur  l'acte  officiel  de  régénération.  Jusque-là 
que  chacun  se  retire  chez  soi,  et  médite  en  silence  sur 
les  graves  questions  d'où  dépend  l'avenir  national,  n 


—  370  — 

Barnulz  en  terminant  fixa  au  15  mai  le  jour  de  la 
prochaine  assemblée. 

Tous  les  assistants  répondirent  par  des  applaudisse- 
ments, et  promirent  de  se  retrouver  au  rendez-vous  pa- 
triotique. La  nouvelle  de  Tajournement  circula  prompte- 
ment  dans  la  ville,  et  la  multitude  s'écoula  dans  le  plus 
grand  ordre,  les  paysans  par  groupes  regagnant  leurs 
villages,  fiers  de  cette  première  journée,  qui  leur  présa- 
geait d'autres  victoires. 

Les  commissaires  du  gouvernement  hongrois,  témoins 
passifs  de  cette  imposante  manifestation,  ne  purent  s'em- 
pêcher de  donner  acte  à  Barnutz  et  aux  autres  tribuns, 
de  Tordre  constant  qui  avait  présidé  à  la  réunion.  Dans 
leur  rapport  envoyé  à  Clausenbourg  ils  dirent  qu'ils 
n'avaient  pas  eu  occasion  d'employer  les  troupes  mises  à 
leur  disposition,  avouant  en  même  temps  que,  si  l'occa- 
sion  s'était  présentée,  ils  n'auraient  pas  été  les  plus  forts. 

Et  cependant,  même  dans  ce  rapport,  les  commis- 
saires hongrois  refusent  de  reconnaître  une  nationalité 
qui  venait  de  se  manifester  si  énergiquement.  La  réunion 
des  Roumains  y  est  appelée  Réunion  de  la  plèbe  contrit 
buable. 

L'annonce  d'une  nouvelle  assemblée  nationale  redou- 
bla les  alarmes  et  les  colères  du  gouvernement  hongrois. 
Ce  n'était  plus  comme  en  1744,  1791  et  1834,  alors  que 
les  plaintes  des  Roumains  lui  étaient  transmises  par  la 
voix  d*un  ou  deux  évêques  promptement  réduits  au  si- 
lence. Aujourd'hui  tout  un  peuple  se  levait  et  voulait 
être  écouté. 

Un  auxiliaire  d'ailleurs  se  présentait  aux  Roumains. 
Les  Saxons  commençaient  à  se  prononcer  hautement 


—  371   — 

contre  Tunion  ,  et  se  montraient  résolus  à  défendre  leurs 
droits.  Le  gouverneur  civil  Teleky  se  rendit  à  Herman- 
stadt,  soit  pour  les  intimider ,  soit  pour  les  convaincre. 
Dans  une  conférence  qu'il  eut  avec  les  principaux  d'en- 
tre eux  ,  il  osa  leur  dire  que  si  leurs  députés  à  la  diète 
parlaient  contre  l'union  ,  il  ne  répondait  pas  de  leur  sû- 
reté. Ces  vaines  menaces  n'eurent  d'autre  effet  que  de 
mieux  éclairer  les  Saxons  sur  la  tyrannie  du  Magyar. 

Alors  commencèrent  les  persécutions  de  détail.  Les 
soldats  hongrois  parcouraient  les  campagnes  pour  em- 
pêcher les  rassemblements  des  paysans  ;  dans  les  rues 
des  villes ,  on  arrêtait ,  on  flagellait  tout  individu  qui 
parlait  de  la  réunion  projetée  du  15  mai.  On  voulait  ef- 
frayer, on  irrita  davantage.  La  jeunesse  pleine  d'ardeur, 
colportait  des  proclamations.  Les  professeurs  Barnutz , 
Baritz»  Cipario ,  Lauriano  préparaient  le  programme  de 
rassemblée.  Les  journaux  roumains  prenant  pour  de- 
vise :  <  Pas  d'union  avec  la  Hongrie ,  »  éclairaient  la 
question ,  et  donnaient  de  l'ensemble  au  mouvement. 
Ces  journaux  étaient  :  VOrgane  de  la  lumière  ,  publié  à 
Blajium ,  et  la  Gazette  de  la  Transylvanie ,  publiée  à 
Cronstadt,  sous  la  direction  de  Baritz. 

D'un  autre  côté,  les  écrivains  du  gouvernement  acca- 
blaient de  leurs  diatribes  le  parti  national.  Toutes  les  ac- 
cusations à  l'usage  des  pouvoirs  mal  engagés  furent  mises 
en  jeu;  on  faisait  appel  à  la  peur  et  à  l'inlérèt^  on  an- 
nonçait le  désordre  et  le  pillage  ,  on  signalait  les  Rou- 
mains comme  des  bandits  déchaînas  ,  et  l'on  réservait 
pour  dernier  argument  le  grand  épouvantail  de  l'époque, 
le  communisme. 

Mais  ces  vains  retentissements  d'une  colore  impuis- 


—  372  — 

santé  ne  peuvent  arrêter  le  mouvement.  Déjà  de  tous 
les  points  de  la  Transylvanie  les  populations  se  mettent 
en  marche  »  malgré  tous  les  obstacles  que  leur  opposent 
des  fonctionnaires  dévoués  aux  Magyars. 

Dès  le  12,  les  habitants  de  plusieurs  villages  font 
leur  entrée  à  Blajium.  L'évêque  Schaguna,  de  Herman- 
stadt,  y  arrive  dans  la  même  journée  ;  lanko  et  Butéano 
avec  les  montagnards  dans  la  soirée.  Chaque  groupe 
d'arrivants  défile  dans  les  rues  au  milieu  des  acclama- 
tions. 

Le  lendemain ,  de  nouvelles  multitudes  accoururent , 
et  le  dimanche  14  mai ,  on  se  réunit  de  grand  matin 
dans  la  salle  qui  avait  servi  à  l'assemblée  précédente, 
lanko  monta  à  la  tribune  :  c  Le  Christ  a  ressuscité  , 
s'écrie-t-il,  la  liberté  a  ressuscité.  »  Le  peuple  lui  répond 
par  des  cris  d'enthousiasme.  lanko  engage  les  Rou- 
mains à  se  tenir  en  garde  contre  les  faux  conseillers  qui 
voudraient  les  pousser  aux  excès  ;  il  leur  demande  d'a- 
gir avec  la  même  prudence  ,  le  même  calme ,  la  même 
fermeté  qu'à  la  réunion  du  30  avril  ;  c'est  ainsi  qu'ils  fe- 
ront respecter  la  dignité  nationale,  t  Frères  ,  dit-il  en 
terminant ,  endurez  et  patientez  ^  jusqu'à  ce  que  l'heure 
arrive.  » 

A  la  suite  de  cette  première  conférence  ,  les  chefs  po- 
pulaires f  suivis  de  la  multitude  ,  se  rendirent  h  la  cathé- 
drale. L'évêque  officiait  ;  et  après  le  service  ,  il  fit  aux 
assistants  une  allocution  patriotique  :  ■  Qu'une  seule 
pensée ,  dit-il ,  nous  guide  à  l'avenir ,  celle  de  ne  faire 
qu'un  peuple  de  frères  »  et  de  travailler  au  bonheur  de 
la  grande  famille  roumaine.  » 

Dès  que  le  service  fut  terminé,  de  nouvelles  députa- 


—  373  - 


I  tioDS  populaires  pénétrèrent  dans  la  cathédrale  ,  et  il  s'y 

i  tint  une  séance  préparatoire  qui  dura  cinq  heures.  Les 

I  premiers  moments  furent  très  orageux  ;  car  il  s*était  in- 

troduit dans  l'assemblée  plusieurs  partisans  des  Hongrois, 
I  qui  voulurent  parler  en  faveur  de  l'union*  Au  milieu 

y  du  tumulte»  toutes  les  voix  appelaient  Barnutz  à  la  tri- 

I  bune.  Il  s'y  présenta.  Après  avoir  dans  un  éloquent  ré- 

r  sumé  ,  rappelé  l'histoire  passée  des  Roumains,  après 

h  avoir  cité  les  lois  oppressives  des  Hongrois  ,  et  raconté 

les  actes  de  leur  cruelle  domination  ,  t  Frères  ,  dit-il , 
il  faut  que  la  nation  roumaine  soit  proclamée  libre,  et  in- 
i  dépendante  de  toutes  les  autres  nationalités  qui  demeu- 

rent sur  son  territoire  ;  que  les  Roumains  jurent  de  dé- 
fendre leurs  droits;  qu'ils  retirent  des  mains  des  évèques 
j  la  direction  des  affaires  politiques  et  civiles;  que  la  na- 

tion entière  veille  à  la  garde  de  la  cause  nationale  ;  que 
i  les  communes  jouissent  de  droits  qui  leur  permettent 

de  s'acquitter  des  nouvelles  charges  qui  leur  incom- 
I  bent.  • 

Après  Barnutz  ,  Lauriano ,  Baritz  et  plusieurs  autres 
,  proclamèrent  les  mêmes  principes  comme  devant  servir 

;  de  bases  aux   délibérations  de  l'assemblée  générale. 

Tout  à  coup,  la  voix  des  orateurs  est  interrompue  :  un 
jeune  homme  s'avance  au  milieu  de  la  cathédrale ,  te- 
nant par  la  main  un  vieillard  dont  la  tête  blanchie  sem- 
ble courbée  par  la  douleur  autant  que  par  l'âge.  «Frères, 
s'écrie  le  jeune  guide  ,  vous  voyez  devant  vous  le  père 
de  Miches  ,  il  vous  prie  par  ma  voix  de  lui  rendre  son 
fils.  » 

Aussitôt  mille  voix  s'écrièrent  qu'il  fallait  obtenir  la 
liberté  de  Miches  ;  on  formula  une  demande  au  gouver- 


-  374  — 

Dément,  et  une  députation  Ait  nommée  pour  aller  la 
présenter. 

Le  soir,  la  ville  fut  illuminée,  et  dans  Tattente  de  la 
grande  journée  du  lendemain,  tous  les  chefs  populaires 
veillèrent  à  ce  qu'aucun  désordre  n*en  vint  troubler  les 
espérances. 

Le  15  à  6 heures  du  matin,  l'évèquc  Lemenyi,  assisté 
de  douze  chanoines,  céU-bra  le  saint  office,  que  la  mul- 
titude vint  écouter  avec  recueillement.  A  huit  heures, 
la  grande  cloche  de  la  cathédrale  annonça  au  peuple 
que  le  moment  était  venu  de  se  rassembler;  à  neuf  heu- 
res, une  députation  populaire  alla  inviter  les  commis- 
saires du  gouvernement  à  se  rendre  à  la  réunion. 

Ils  s'y  présentèrent  en  grand  costume  hongrois,  et  y 
firent  lecture  d'une  instruction  en  langue  magyare,  que 
Tévêque  Schaguna  dut  répéter  on  roumain. 

Cette  instruction  contenait  plusieurs  pièges.  Elle  vou- 
lait, entre  autres  choses,  qu'on  n'admit  à  l'assemblée 
que  ceux  qui  avaient  reçu  des  lettres  de  convocation  per- 
sonnelles, et  qu'on  n'accordât  le  droit  de  parler  qu^aux 
indigènes  domiciliés  dans  le  pays. 

La  première  clause  tendait  à  réduire  considérablement 
le  nombre  des  assistants,  la  seconde  à  éloigner  de  la  tri- 
bune Lauriano,  Majoresco,  et  plusieurs  autres  Transyl- 
vains distingués,  qui  étaient  venus  de  la  Valaquie  où  ils 
remplissaient  les  fonctions  de  professeurs.  Plusieurs 
Moldaves  aussi  étaient  présents  à  l'assemblée,  prenant 
un  vif  intérêt  à  cette  question  de  la  nationalité  roumaine. 
Des  Yalaques  avaient  également  voulu  s'y  rendre.  Mais 
Bibesco  leur  avait  refusé  des  passeports  ;  il  avait  même 
tenté  d'empêcher  le  départ  de  Majoresco. 


—  37>  — 

La  commission  s'étant  retirée,  on  délibéra  sur  l'accep- 
tation des  instructions.  II  fut  reconnu  d'une  commune 
voix  qu'il  ne  fallait  pas  s'arrêter  à  la  question  des  con- 
vocations personnelles.  Quant  à  l'interdiction  de  la  tri- 
bune aux  non  domiciliés ,  l'évèque  Léményi  lui-même 
reconnut  que  les  professeurs  Lauriano  et  Majoresco  étant 
Transylvains,  on  n'avait  aucun  droit  d'étoufler  leur 
voix. 

Restait  à  fixer  le  lieu  où  se  tiendraient  les  séances. 
Les  partisans  des  Magyars  voulaient  que  ce  fût  dans 
l'église,  où  le  nombre  des  assistants  serait  nécessaire- 
ment réduit.  D'autres  demandaient  que  ce  fut  sur  la  place 
publique  de  Blajium.  Mais  la  place  elle-même  ne  pou- 
vait contenir  toutes  les  députations  des  villages,  et  les 
chefs  populaires  tenaient  à  ce  qu'aucun  des  paysans,  ve- 
nus de  toutes  parts ,  ne  fût  exclu  de  la  fête  nationale. 
Barnutz  proposa  donc  de  tenir  les  séances  dans  une  vaste 
plaine  boisée  qui  s'étend  aux  portes  de  la  ville.  Cha- 
cun applaudit  à  la  motion,  et  aussitôt  tout  le  peuple  se 
mit  en  mouvement,  s' avançant  dans  le  plus  grand  ordre, 
l'étendard  national  tricolore  en  tête,  portant  cette  ins- 
cription :  YiRTUs  RoMANA  Rediviva.  Cette  inscription 
est  celle  qui  se  trouve  sur  le  drapeau  du  régiment  rou- 
main de  Transylvanie,  donné  par  Marie-Thérèse  :  elle 
figure  aussi  sur  le  cachet  du  régiment  roumain  de  Na- 
saud,  dans  les  lettres  initiales  Y.  R.  R.  Les  couleurs 
étaient  le  rouge,  le  bleu  et  le  blanc,  qui  ont  été  de  tout 
temps  arborées  en  Transylvanie.  Au-dessus  de  l'éten- 
dard ,  flottait  un  ruban  jaune  et  noir,  représentant  les 
couleurs  de  l'Autriche.  Caries  Magyars  avaient  eu  l'im- 
prudence de  poser  pour  dilemme  la  Hongrie  ou  l'Autriche, 


—  376  — 

et  les  Roumains  avaient  choisi  l'Autriche,  pour  placer 
leur  nationalité  sous  le  patronage  de  l'empereur. 

A  côté  de  l'étendard  national  figuraient  plusieurs  au- 
tres bannières  avec  diverses  inscriptions  :  Liberié  ei  in- 
dépendance nationale  ;  Fidélilé  à  la  nation  et  au  trône; 
Pas  d*union  avec  la  Hongrie* 

A  mesure  que  les  |)opula  tiens  de  cliaque  village  arri- 
vaient sur  le  terrain,  elles  se  groupaient  autour  de 
leurs  popes,  et  bientôt  sur  une  vaste  étendue  se  dé- 
ployèrent plus  de  cinquante  mille  hommes,  tous  animés 
d'une  commune  pensée. 

Une  magnifique  journée  de  printemps  donnait  à  la 
scène  populaire  un  aspect  de  jeunesse  et  de  beauté.  A 
travers  une  atmosphère  limpide,  le  soleil  versait  ses 
rayons  sur  cette  plaine  de  fleurs  et  de  verdure,  animée 
par  les  agitations  de  la  foule  empressée.  Placés  sous  la 
chaude  voûte  du  ciel,  les  paysans  déposèrent  leurs  ves- 
tes ;  et  leurs  chemises  blanches,  brodées  de  rouge  sur  la 
poitrine,  semblaient  de  loin  tracer  sur  le  gazon  de  gran- 
des lignes  éclatantes,  ou  représenter  de  profonds  mas- 
sifs encadrés  dans  les  arbres. 

On  avait  à  la  hâte  élevé  une  tribune  au  milieu  de  la 
plaine,  et  comme,  sur  ce  vaste  forum,  la  voix  ne  pouvait 
parvenir  jusqu'aux  groupes  éloignés ,  d'autres  tribunes 
étaient  disposées  sur  différents  points  de  la  circonférence, 
d'où  les  orateurs  populaires  devaient  se  faire  les  échos 
de  la  tribune  centrale  (1). 

(1)  Too8  les  déuUs  de  ce  chapiu-e  sont  emprantés  à  un  ouvrage 
écrit  ea  roumain  par  un  témoin  oculaire,  Papiu  Ilarianu,  sous  le 
titre  de  Isloria  Romaniloru  din  Dacia  supcriore  (  Histoire  des 
Roumains  de  la  Haute-Dacie),  Vienne,  1852. 


—  377  — 

Ces  dUpositioni  étant  prises»  le  premier  acte  de  Tas* 
semblée  fut  la  nomination  des  deux  évéques  comme 
présidents  ;  les  deux  vice-présidents  furent  le  professeur 
Barnutz  et  le  rédacteur  de  la  Gazette  de  Transylvanie^ 
Baritz. 

Après  la  constitution  des  bureaux  par  la  nomination 
des  secrétaires»  les  commissaires  du  gouvernement  et  le 
général  Schurter»  commandant  des  forces  hongroises»  fu- 
rent invités  à  assister  à  l'inauguration  de  l'assemblée. 
Jj'évêque  Schaguna»  environné  d'un  clergé  nombreux» 
fit  une  invocation  religieuse,  pendant  laquelle  le  recueil- 
lement du  peuple  excita  radmiration  du  général  Schur- 
ler.  Lorsque  la  prière  de  Tévêque  fut  terminée  ,  les 
commissaires  du  gouvernement  et  le  général  se  retirè- 
rent ;  mais  leur  présence  avait  consacré  la  légalité  de 
l'assemblée  populaire. 

Aussitôt  après  leur  départ»  toutes  les  voix  appelèrent 
Barnutz  à  la  tribune. 

a  L'assemblée,  dit-il ^  a  pour  mission  d'exprimer  les 
volontés  et  les  vœux  de  la  nation  roumaine.  Parmi  ses 
vœux,  les  suivants  doivent  occuper  la  première  place. 

•  l""  La  présente  assemblée  se  déclare  assemblée  géné- 
rale nationale  de  la  nation  roumaine  en  Transylvanie; 

»  2^  Le  champ  où  se  tient  la  première  assemblée  na- 
tionale roumaine  de  la  Transylvanie  sera  nommé»  en 
mémoire  éternelle  de  cette  œuvre  glorieuse»  le  Champ 
de  la  Liberté; 

>  3^  La  nation  roumaine  déclare  vouloir  rester  fidèle 
à  Tempereur  d'Autriche,  grand  prince  de  Transylvanie, 
et  à  Tauguste  maison  d'Autriche  ; 

i4^  La  nation  roumaine  se  déclare  et  se  proclame  nation 


—  378  — 

indépendante,  et  partie  intégrante  de  la  Transylvanie, 
avec  les  droits  que  donnent  l'égalité  et  la  liberté. 

Ces  différentes  clauses  furent  successivement  adoptées 
à  Tunanimité. 

Puis  Barnutz  lut  au  peuple  la  formule  du  serment 
national,  qui  fut  répété  par  tous  sous  les  drapeaux  trico- 
lores ;  après  quoi  on  donna  lecture  de  la  pétition  en  fa- 
veur de  Miches.  Adoptée  d'une  commune  voix,  elle  fut 
recommandée  à  la  diligence  du  secrétariat ,  pour  être 
transmise  aux  commissaires,  avec  invitation  de  la  faire 
promptement  parvenir  au  gouvernement. 

Cette  première  journée  se  termina  dans  le  plus  grand 
calme,  et  la  séance  fut  remise  au  lendemain  à  huit  heu- 
res du  matin. 

Les  Magyars  cependant  ne  se  tenaient  pas  pour  bat- 
tus. Profitant  de  la  nuit  pour  rallier  leurs  partisans,  ils 
surent  encore  agir  sur  l'évéque  Léinényi,  qui  avait  déjà 
donné  plus  d'un  signe  de  faiblesse,  et  reffrayôrent  sur 
les  conséquences  des  mouvements  populaires.  Barnutz, 
Lauriano  et  les  autres  chefs  nationaux,  informés  de  ce 
qui  se  tramait,  eurent  soin,  avant  la  réunion,  de  met- 
tre le  peuple  en  garde  contre  les  hésitations  de  Tévêque. 
Aussi,  lorsqu'à  l'heure  de  la  réunion,  Léményi  se  diri- 
geait vers  le  Champ  de  la  Liberté,  pour  présider  la  séance, 
partout  sur  son  passage  la  foule  lui  criait  :  «  Pas  d'union 
•  avec  la  Hongrie;  ne  vendons  pas  notre  pays.  »  Comme 
tous  les  esprits  faibles  qui  passent  rapidement  d'une 
impression  à  une  autre,  l'évéque  fut  autant  ému  par  ces 
énergiques  apostrophes  qu'il  l'avait  été  par  les  sombres 
prophéties  des  Magyars.  En  ouvrant  la  séance,  il  déclara 
qu'en  présence  des  manifestations  unanimes  du  peuple, 


—  879  — 

il  n'y  avait  plus  à  songer  à  T union.  Ses  paroles  furent 
consignées  au  procès- verbal. 

Après  que  plusieurs  orateurs  eurent  successivement 
pris  la  parole,  Barnutz  invita  les  paysans  à  satisfaire 
provisoirement  à  toutes  les  redevances  envers  les  proprié- 
taires fonciers»  jusqu'à  ce  que  l'iobagie  (servage)  fût  lé- 
galement abolie.  «  Volontiers  !  s'écrièrent  les  paysans, 
mais  bâtez  la  promulgation  de  la  nouvelle  loi.  »  Même 
avec  la  conscience  de  sa  force  et  de  son  droit,  le  paysan 
consentait  à  attendre  sa  délivrance  de  la  sanction  législa- 
tive. 

Lauriano,  succédant  à  Barnutz ,  développa  tous  les 
principes  qui  devaient  servir  de  bases  à  la  pétition  natio- 
nale. Ces  principes,  résumés  en  16  articles,  étaient  les 
mêmes  déjà  formulés  la  veille  :  égalité  entre  toutes  les 
nations  de  la  Transylvanie,  droit  de  représentation  &  la 
diète»  proportionnellement  au  nombre  des  citoyens  de 
chaque  nationalité,  indépendance  de  l'église  roumaine, 
suppression  de  l'iobagie,  liberté  commerciale,  liberté  de 
la  presse,  liberté  individuelle,  institution  du  jury  avec 
publicité  des  débats,  garde  nationale,  délimitation  exacte 
des  propriétés,  entrelien  du  clergé  par  l'Etat,  fondation 
d'écoles  et  d'universités  roumaines,  impôt  proportion- 
nel et  abolition  des  privilèges,  nouvelle  constitution  et 
rédaction  d'un  code,  interdiction  aux  autres  nationalités 
de  la  Transylvanie  de  délibérer  sur  la  question  de  Funion, 
avant  que  les  Roumains  fussent  proportionnellement  re- 
présentés à  la  diète. 

La  pétition  rédigée  par  Lauriano  fut  adoptée  à  Tuna- 
nimité,  et  deux  dépvtations  furent  nommées,  l'une  pour 


—  380  — 

aller  porter  la  pétition  à  l'Empereur ,  Fautre  pour  la 
soumettre  à  la  diète. 

La  première  dépulation  se  composait  de  trente  Rou- 
mains sous  la  présidence  de  l'évêque  Schaguna,  la  se- 
conde de  cent  membres  sous  la  présidence  de  Tévèque 
Léményi.  Il  fut  en  outre  nommé  un  comité  permanent 
de  douze  membres»  qui  devait  résider  à  Hermansladt^ 
communiquer  par  une  correspondance  régulière  avec  les 
deux  députatioiis»  et  convoquer  l'assemblée  générale  na- 
tionale» pour  lui  faire  connaître  les  résultats  de  la  péti- 
tion. Scliaguna  fut  choisi  pour  président  du  comité, 
Barnutz  pour  vice-président. 

Il  y  eut  une  troisième  et  dernière  séance  le  17  mai, 
dans  laquelle  furent  adoptés  les  procès-verbaux  des  réu- 
nions. Les  commissaires  du  gouvernement  y  furent  ap- 
peIés,pour  assister  officiellement  à  la  clôture  de  l'assemblée 
nationale.  Ils  se  plurent  à  reconnaître»  dans  une  courte 
allocution»  la  bonne  tenue  du  peuple»  et  promirent  de 
recommander  à  la  diète  la  pétition  des  Roumains.  Ils 
ajoutèrent  que  toute  demande  formulée  en  dehors  de 
rassemblée»  ne  serait  pas  prise  en  considération,  comme 
n'étant  pas  le  vœu  du  peuple.  Il  était  difficile  de  mieux 
constater  le  caractère  légal  de  tout  ce  qui  venait  de  s'ac- 
complir. 

Et  cependant  les  Magyars  ne  tinrent  aucun  compte 
de  ces  pacifiques  démonstrations.  La  diète  de  Transyl- 
vanie convoquée  le  29  mai»  vota  l'incorporation;  et  la 
députation  envoyée  de  Blajium  à  Pesth  vit  que  rien  n'é- 
tait changé  à  d'arrogantes  prétentions.  Il  lui  fut  répondu 
qu'il  n'y  avait  plus  dans  toute  Tétendue  du  royaume  de 
Hongrie  qu'une  seule  nation ,  la  nation  hongroiaei  et  que 


—  384  — 

ceux  qui  ne  reconnaitraient  pas  ce  nouvel  ordre  de  choses, 
seraient  traités  en  rebelles.  Le  gouvernement  de  Pesth 
s'étonnait  même  qu'il  se  rencontrât  des  hommes  assez 
insensés  pour  ne  pas  accepter  avec  orgueil  et  reconnais- 
sance Thonneur  d'être  comptés  parmi  les  Hongrois. 

Ces  funestes  aveuglements  devaient  tourner  au  profit 
de  rAutriche.  Les  Roumains,  si  scrupuleux  à  se  mainte* 
nir  dans  les  voies  légales,  furent  trop  heureux  de  voir 
leurs  oppresseurs  aux  prises  avec  Tautorité  souveraine. 
Leur  cause  se  confondait  avec  celle  de  l'Empereur.  Après 
les  épreuves  d'une  longue  patience,  la  fortune  leur  offrait 
l'occasion  de  se  venger,  et  en  même  temps  l'espoir  de 
conquérir  leur  nationalité  à  l'ombre  du  drapeau  impérial. 

C'est  ainsi  que  le  fol  orgueil  des  Magyars  devint  pour 
les  peuples  une  source  de  confusions  déplorables  et  de 
sanglants  malentendus;  pour  Vienne,  une  ancre  de 
salut. 


CHAPITRE  XlII. 

Mouvemenla  en  Moldavie.  — Michel  Siourdza.  — Troubles  et  exé- 
cutions à  Jassy.— Le  commissaire  russe  Duhamel. — Mouvement 
de  Bucharest.  ^  Camp  d*Islaz.  —  Princi|)aux  chefs  du  mouve- 
ment. —  Démission  de  Bibesco.  —  Gouvernement  provisoire. — 
Révolte  d'Odobesco. — Arrestation  du  gouvernement  provisoire.  ^ 
SoulèTement  du  peuple. — Rétablissement  du  gouvernement  pro- 
visoire. —  Discussions  intérieures.  —  Fuite  du  gouvernement 
provisoire.  —  Coïmacamie.  —  Nouveau  soulèvement  du  peuple. 
—  Retour  du  gouvernement  provisoire. 

Le  caraclère  le  plus  remarquable  des  mouvements  de 
4848  aux  bords  du  Danube,  de  la  Theiss,  de  la  Drave  et 
de  la  Save,  c'est  leur  spontanéité  et  en  même  temps  leur 
identité.  Tous  les  peuples  annexés  à  Tempire  d'Autricbe, 
furent  debout  à  la  fois;  les  Roumains  annexés  à  Tempire 
turc  se  levèrent  au  même  instant.  On  eût  dit  qu'ils  obéis- 
saient à  une  pensée  commune,  à  un  mot  d'ordre  général; 
cit  par  une  coïncidence  si  frappante  qu'elle  ressemblait 
à  un  accord  ,  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  se  soulevaient 
contre  la  puissance  suzeraine  ,  mais  contre  des  étrangers 
ennemis  de  cette  puissance.  Les  Slaves  combattirent  les 
Magyars  sous  le  drapeau  de  l'Autriche  ;  les  Roumains 
opposèrent  aux  Russes  l'étendard  ottoman. 

Depuis  deux  ans ,  en  Moldavie  «  se  manifestaient  les 
symptômes  d'une  vive  irritation  ;  les  boyars  se  plai- 


385 


gDdient  hautement  de  radministration  de  Michel  Stourdza; 
les  paysans  accusaient  la  tyrannie  des  boyars.  Les  ter- 
ribles scènes  de  la  Gallicie  se  racontaient  dans  les  cam- 
pagnes :  dangereux  enseignements  pour  des  hommes  au 


Nommé  hospodar,  en  1854  .  par  le  général  Kisseleff, 
Michel  Stourdza ,  s^élait  signalé  par  une  grande  habileté 
de  conduite.  Opposant  aux  hostilités  des  Phanariotes  les 
votes  de  TAssemblée,  gouvernant  l'Assemblée  à  Taide  du 
consul  russe,  réservant  à  celui-ci  assez  d'influence  pour 
ne  pas  Tirriter,  ne  lui  en  laissant  pas  assez  pour  en  être 
effacé,  il  avait  su,  jeune  encore,  tirer  parti  dii  système  de 
bascule,  comme  un  vieux  ministre  constitutionnel.  Mais 
et!  même  temps,  li  se  compromettait  aux  yeux  de  tous  par 
son  âpreté  fiscale  et  ses  dilapidations  effrénées.  Infidèle 
au  vieil  adage  phanariote  :  •  Plumer  la  poule  sans  la  faire 
crier^  •  il  dépouilla  les  contribuables  sans  compassion  et 
sans  pudeur.  Les  boyars  eux-mêmes  furent  révoltés  de  ses 
brutales  exactions  :  sur  une  plainte  adressée  par  eux  à 
St-Pétersbourg«  Ruckmann  reçut  mission  d'aller  à  Jassy 
demander  compte  au  prince  de  ses  iTialversations.  Michel 
Stourdza  fut  obligé  de  remettre  entre  les  mains  du  con- 
sul une  somme  de  cinq  cent  mille  francs  ,  qu*il  venait 
de  distraire  des  caisses  de  TEtat.  Le  sacrifice  était  mé- 
diocre pour  un  aussi  grand  concussionnaire ,  mais  ce  qui 
suffisait  à  Ruckmann,  c'était  de  faire  acte  d'autorité. 

Stourdza  cependant  se  garda  bien  de  conserver  ran- 
cune à  la  Russie  :  elle  lui  servait  d'appui  dans  ses  dé- 
mêlés avec  les  boyars  et  avec  Gonstantinople.  Plus  éner- 
gique que  Ghika  ,  il  cédait  moins  à  la  cour  protectrice, 
et  se  maintenait  en  faveur;  moins  étourdi  que  Bibesco, 

25 


—  886  — 

il  pillait  autant  que  lui,  mais  ne  laissait  pis  piller  les  au- 
tres. Sa  fortune  personnelle  est  aujourd'hui  de  quarante 
millions. 

Cependant,  la  révolution  du  24  février  1846  avait  eu 
à  Jassy  le  même  retentissement  qu'à  Bucharest  ;  et  si  elle 
n'y  réveilla  pas  autant  d'espérances»  elle  y  souleva  plus  de 
craintes.  Les  boyars  crurent  entendre  sonner  pour  les 
paysans  l'heure  de  la  vengeance.  Les  fantômes  de  la 
Gallicie  se  présentaient  à  eux  dans  leur  appareil  s.'^n- 
glant.  Les  propriétaires  couraient  les  uns  chez  les  au- 
tres ,  se  communiquaient  leurs  alarmes ,  et  tous  conve- 
naient qu'il  fallait  transiger,  pendant  qu'il  en  était  temps 
encore.  (1)  Bientôt  on  apprit  dans  toute  la  Moldavie  que 
les  propriétaires  devaient  se  réunir  à  Jassy,  pour  débat- 
tre les  changements  à  introduire  dans  la  loi  du  travail 
des  paysans.  De  tous  les  côtés  on  accourut  dans  la  ca- 
pitale, et,  le  15  mars,  plus  de  deux  mille  propriétaires  se 
réunirent  dans  l'hôtel  de  Regensbourg  ;  le  chef  de  la 
police  Prunco  et  le  ministre  de  l'intérieur  Stefanica 
Catardji  assistaient  à  la  séance. 

Après  une  courte  délibération  ,  on  signa  une  adresse 
au  prince ,  contenant  une  esquisse  de  constitution ,  et  la 
demande  de  quelques  changements  insignifiants  dans 
les  redevances  des  paysans.  Les  propositions  les  plus 
démocratiques  contenues  dans  la  constitution  étaient  des 
articles  sur  la  responsabilité  des  ministres ,  et  sur  la  pu- 
nition des  fonctionnaires  prévaricateurs.  Le  prince  ré- 


(1)  Dernière  occupalion  des  Pri|lcipûulés  danubiesnes ,  par  G4 
Ghainoi,  p,  8S, 


—  »87  — 

pondit  gracieusement  à  la  députation  ,  et  promit  de 
prendre  ces  demandes  en  considération. 

Stoui-dza  cependant,  ne  voyait  pas  sans  alarmes  cette 
initiative  prise  par  les  boyars,  et  quoiqu'ils  eussent  obéi 
à  un  sentiment  de  crainte  plutôt  que  de  justice ,  il  s'i- 
maginait voir  une  menace  de  révolution.  Il  espérait  donc 
trouver  Toccasion  de  les  épouvanter  à  son  tour,  et  de 
les  éloigner  pour  longtemps  de  toute  idée  de  réforme. 

D'un  autre  côté  ,  les  agents  moscovites  cherchaient  à 
eiciter  des  troubles.  Il  était  important  pour  la  Russie 
d'avoir  un  prétexte  d'intervenir.  L'Europe  occidentale , 
les  yeux  fixés  sur  Paris  et  sur  Vienne ,  n'avait  guère  le 
loisir  de  s'occuper  des  principautés  Danubiennes  ;  le 
moment  était  donc  venu  pour  la  Russie  de  s'y  glisser  à 
la  faveur  de  quelques  mouvements  intérieurs. 

Les  éléments  d'agitation  ne  faisaient  pas  défaut.  La 
générosité  des  boyars  n'avait  eu  pour  mobile  que  la  peur. 
Mais  au  milieu  d'eux ,  dans  le  sein  même  de  leurs  fa- 
milles, les  jeunes  gens ,  inspirés  par  de  plus  nobles  sen- 
timents ,  songeaient  à  l'indépendance  de  la  patrie ,  et 
méditaient  le  renversement  d'un  prince  livré  à  la  Russie 
et  chargé  de  la  haine  publique.  lis  s'étaient  mis  en  com- 
munication avec  les  Roumains  de  la  Bucovine ,  et  dans 
leurs  ardentes  aspirations  »  ils  rêvaient  la  réunion  de 
toutes  les  populations  latines  comprises  dans  les  limites 
de  l'ancienne  Dacie.  Mais  rien  n'était  préparé  pour  une 
si  grande  entreprise  ;  tous  les  moyens  d'action  man- 
quaient ;  et  les  agents  russes  étaient  au  milieu  d'eux , 
poussant  aux  extrêmes  et  encourageant  les  témérités. 
Stourdza,  de  son  côté,  mis  au  courant  des  complots,  ne 
se  souciait  guère  d'être  sauvé  par  une  intervention  du 


—  38«  — 

protecteur.  Son  dévouement  à  la  Russie  était  afiaire  de 
calcul  plutôt  que  de  sentinoent  ;  et  il  mesurait  les  périls 
d*un  patronage  armé.  Il  voulut  donc  agir  par  lui-même  > 
et  arrêter  par  de  promptes  mesures  les  progrès  de  la 
conspiration. 

Sachant  que  les  jeunes  gens  se  réunissaient  dans  la 
maison  Maurocordato  »  près  de  la  promenade  de  Copo  , 
il  leur  envoya,  dans  la  journée  du  28  mars,  ses  deux  fils 
pour  les  exhorter  à  renoncer  à  toute  mesure  de  violence, 
et  à  venir  plutôt  conférer  avec  lui  sur  les  intérêts  du 
pays.  Confiants  dans  ces  pacifiques  ouvertures  ,  les 
jeunes  gens  au  nombre  d'une  vingtaine  ^  consentent  a 
se  rendre  auprès  du  hospodar,  lorsque  des  soldats  apos- 
tés  dans  la  cour,  se  précipitent  sur  eux,  les  garrottent 
et  les  traînent  en  prison.  Cet  infâme  guel-^à-pens,  excita 
dans  la  ville  de  formidables  ressentiments.  Les  victimes 
appartenaient  aux  premières  familles  de  la  Moldavie. 
Mais  Stourdza  ne  laissa  pas  aux  colères  le  temps  de  se 
prononcer.  Dans  la  nuit  même ,  il  fit  cerner  et  envahir 
par  ses  soldats  les  maisons  des  principaux  patriotes.  La 
plupart ,  surpris  dans  le  sommeil ,  passèrent  du  lit  è  la 
prison,  quelques-uns  résistèrent  et  furent  fusillés  à 
bout  portant.  Les  arrestations  se  poursuivirent  le  len- 
demain et  les  jours  suivants,;  les  exils  ,  les  déportations 
se  multiplièrent,  et  une  terreur  profonde  régna  dans  le 
pays.  Michel  Stourdza  se  vantait  tout  haut  d'avoir  écrasé 
f  hydre  révolutionnaire  ,  et  se  félicitait  tout  bas  de  l'a- 
voir fait  sans  le  secours  des  baïonnettes  russes. 

Ses  assassinats  nocturnes  restèrent  alors  impunis. 
Mais  il  en  subit  aujourd'hui  le  ehâtiment  moral.  Plu- 
sieurs jeunes  moldaves  ayant  juré  de  venger  sur  lui  les 


^j  —  389  — 

îà  mânes  de  leurs  frères,  font  partout  marcher  avec  lui  Té- 
èt  pouvante.  Retiré  à  Paris,  après  Tentrée  des  Russes! 
k.  Jassy,  en  1848,  il  obtint  du  préfet  de  police  Tautori- 
sation  de  se  faire  accompagner  d'un  chasseur  armé,  tant 
SI.  il  redoutait  de  trop  justes  vengeances. 
Il  Ajoutons  qu'en  prudent  diplomate,  il  ménage  encore 

\\  le  czar,  dont  Tinfluence  reste  toujours  puissante  en 
%  Moldavie.  Peu  soucieux  d'habiter  un  pays  en  guerre 
ji  avec  la  Russie,  Michel  Stourdza  s'est  empressé  de  fuir 

Paris  dès  le  début  des  hostilités,  et  s'en  est  allé  ensevelir 
ses  terreurs  à  Baden-Baden. 

Revenons  à  ses  triomphes  de  1848.  Il  avait  espéré  par 
un  brusque  coup  de  main  échapper  à  l'appui  de  Tauguste 
f  protecteur.  Aucune  armée,  en  effet,  ne  se  présenta; 

^  mais  on  vit  paraître  au  lendemain  des  exécutions  un 

commissaire  russe,  le  général  Duhamel,  agent  aposté 
d'avance  sur  la  frontière  par  la  merveilleuse  prévoyance 
de  Saint-Pétersbourg. 
Duhamel  parla  aussitôt  en  maître,  déclamant  en  termes 
\  emphatiques  contre  l'esprit  révolutionnaire,  et  menaçant 

en  même  temps  Stourdza  d'ouvrir  une  enquête  sur  les 
actes  illégaux  qui  avaient  excité  le  soulèvement  des  Mol- 
daves. 

Cependant,  à  vrai  dire,  il  jugeait  qu'il  n'avait  plus 
rien  à  faire  à  Jassy,  les  rapides  mouvements  de  Stourdza 
ayant  déconcerté  tous  les  projets  d'intervention  armée. 
Il  tourna  donc  ses  regards  vers  Bucharest.  Là,  de  plus 
sérieuses  agitations  ouvraient  une  plus  vaste  carrière  aux 
intrigues,  et  un  prince  sans  résolution  offrait  de  meil- 
leures chances  à  l'action  protectrice.  Il  faut  avouer  d'ail- 
leurs qu'en  ce  moment  Butharest  méritait  par  son  atti- 


—  390  - 

tade  de  causer  quelques  soucis  à  Saint-Pétersbourg.  Les 
sentiments  qui  Tagitaient  avaient  une  autre  portée  qu6 
les  manifestations  dlassy.  11  ne  s'agissait  plus  d*une 
vaine  conspiration  contre  le  hospodar,  d*un  changemonl 
de  personnes  qui  aurait  laissé  subsister  tous  les  yieux 
abus.  Des  pensées  plus  graves  avaient  créé  un  parti 
vraiment  national,  dont  Tobjet  principal  était  de  déli- 
vrer le  pays  de  l'influence  étrangère.  C'était  la  Rus- 
sie qui  maintenait  la  na .ion  dans  rabaissement  et  Tanan- 
chie  ;  c'était  la  Russie  qui  faisait  obstacle  à  tout  progrès 
sérieux,  à  toute  idée  généreuse,  à  tout  esprit  de  liberté; 
c'était  de  la  Russie  qu'il  fallait  s'affranchir. 

Aux  idées  d'indépendance  nationale  se  mêlaient  aussi 
des  projets  de  réforme  intérieure,  l'égalité  civile  et  poli- 
tique, l'amélioration  du  sort  des  paysans,  le  redressement 
des  abus  de  l'administration,  etc.  C'était  encore  combattre 
la  Russie  ;  car  elle  seule  avait  intérêt  à  ce  que  la  corruption 
régnât  dans  le  gouvernement,  et  le  désordre  dans  les  lois. 

Pour  se  préserver  des  embûches  et  des  téméraires  ex- 
cès, le  parti  national  n'entendait  rien  affaiblir  des  liens 
qui  l'unissaient  à  la  Porte  comme  à  une  puissance  suze- 
raine. Jaloux  de  se  maintenir  dans  les  termes  de  la  plus 
scrupuleuse  légalité,  il  offrait  à  la  Turquie  de  la  défendre 
contre  un  ambitieux  rival,  lui  demandant  seulement  de 
s'associer  aux  Roumains  dans  la  défense  de  ses  propres 
droits,  et  de  se  rallier  énergiquement  à  une  cause  qui  était 
la  sienne. 

Les  chefs  du  parti  national,  les  guides  du  mouvement^ 
représentaient  les  divers  éléments  de  la  société,  boyars, 
militaires» écrivains  et  prêtres;  mais  il  y  avait  entre  eug 


-^3»i  - 

dig  cMtrastes  qui  amenèrent  plus  tard  de  graves  diasen- 
timents* 

Les  quatre  frères  Golesci,  descendants  des  vieilles 
races  de  la  boyarie  indigène,  apportaient  aux  patriotes 
Tautorité  de  leur  nom  et  les  souvenirs  vénérés  de  leur 
père,  Constantin  Golesco,  noble  complice  de  Vladimiresco, 
et  premier  protecteur  d'Héliade.  Une  grande  famille  de 
boyars»  restée  pure  de  toute  tache^  à  l'abri  même  du 
soupçon,  donnait  une  force  morale  au  parti  roumain,  et 
86  fortifiait  en^méme  temps  par  lui. 

Les  quatre  frères  unis  par  une  communauté  de  senti- 
ments et  d'opinions,  s'étaient  adjoint  leur  cousin  Alexan- 
dre Golesco,  et  tous,  sans  même  se  concerter,  avaient 
eédé  le  premier  rôle  à  leur  aine,  Nicolas  Golesco.  Il  le 
prit  avec  modestie,  et  le  remplit  avec  loyauté. 

Deux  chefs  militaires  appuyaient  de  leur  influence  la 
cause  nationale,  Christian  Tell  et  Georges  Maghiero. 
Telly  major  de  la  milice,  d'un  esprit  calme  et  réfléchi, 
semblait  donner  au  mouvement  la  sanction  de  la  disci- 
pline ;  on  le  savait  incapable  de  rien  faire  à  l'aventure, 
et  ses  résolutions  inspiraient  d'autant  plus  de  confiance 
qu'elles  étaient  plus  lentes  à  se  prononcer. 

Pour  se  faire  une  idée  de  Georges  Maghiero,  il  fau* 
drait  ren^onter  aux  temps  fabuleux  de  la  Grèce  antique, 
alors  que  Thésée  et  Pirithoûs  parcouraient  les  campagnes 
et  les  forêts ,  pour  y  combattre  le  brigandage  et  assurer 
aux  populations  un  commencement  de  sécurité.  Né  dans  la 
petite  Valaquie,  il  s'était  livré  dès  son  enfance  aux  exer* 
oices  périlleux  de  la  cHasse.  Sur  les  bords  torrentueux 
de  rOUo,dan8  les  escarpements  abruptes  des  Karpathes, 
U  avaU  eu  à  lutter  plus  d'une  fois  contre  les  dents  et  les 


—  392  — 


içriif«s  des  ours,  et  cette  formidable  gymnastique  hii  awît 
donné  une  vigueur  et  une  agilité  qui  l'avaient  préparé  à  de 
plus  sérieux  combats.  Sous  le  règne  des  Phanariotes,  une 
imprévoyante  administration  n'avait  aucun  souci  de  la  sé- 
curité des  campagnes  ;  les  paysans  accablés  d'un  travail 
qui  ne  leur  rapportait  rien,  cherchaient  dans  le  brigan- 
dage des  ressources  et  des  occasions  de  vengeance,  et 
souvent  des  bandes  d'Albanais  déserteurs  ou  d'aventuriers 
cruels  se  joignaient  à  eux  sans  avoir  les  mêmes  excuses. 
Aucune  route  n'était  sûre  ;  tout  fermier  isolé  avait  à  re- 
douter le  massacre  et  l'incendie.  Maghiero  résolut  de 
purger  son  pays  des  brigands  qui  l'infestaient.  Il  avait 
toutes  les  qualités  extérieures  qui  assurent  l'autorité  sur 
les  masses,  une  taille  élevée,  une  belle  figure,  une  force 
éprouvée ,  et  l'audace  qui  inspire  la  confiance.  A  son  pre- 
mier appel,  il  trouva  des  compagnons  prêts  à  le  suivre,  et  il 
commença  contre  les  bandes  armées  une  guerre  d'exter- 
mination. Connaissant  depuis  longtemps  tous  les  détours 
des  Karpathes,  il  attaquait  les  brigands  dans  leurs  retrai- 
tes, les  poursuivait  de  rocher  en  rocher,  et  revenait 
vainqueur  de  toutes  ses  expéditions.  Partout  où  Ton 
signalait  l'apparition  d'une  troupe  de  bandits,  soit  dans 
la  plaine,  soit  dans  la  montagne,  il  se  mettait  à  ses 
trousses,  et  dans  d'obscures  retraites  se  livraient  de 
furieux  combats,  dignes  d'un  plus  vaste  théâtre;  car 
souvent,  parmi  les  baildits,  se  rencontraient  des  hom- 
mes de  cœur,  qui  avaient  pour  eux  les  excuses  du  dé- 
sespoir. 

Bientôt  la  reconnaissance  publique  fit  à  Maghiero  une 
grande  réputation.  Sa  police  militaire  avait  rendu  la 
tranquillité  aux  campagnes  de  la  petite  Valaquie.  En- 


—  393  — 

1^         touré  de  compagnons  dévoués ,  Magbiero  était  ponr  les 

•j^         cultivateurs  le  plus  respecté  des  magistrats. 

A  l'insurrection  de  Vladimiresco ,  les  patriotes  comp- 
tèrent  d*abord  sur  Maghiero.  Mais  il  avait  voué  aux  Turcs 
une  haine  implacable,  comme  aux  auteurs  de  tous  les 
maux  de  la  patrie  ,  et  Vladimiresco  proclamant  la  suze- 

^         raineté  ottomane ,  s'avançait  environné  de  Turcs.  Ma- 
ghiero refusa  de  marcher  avec  de  pareils  compagnons. 

Les  mêmes  sentiments  de  haine  le  poussèrent  sous 
les  drapeaux  russes  en  i828.  Pour  avoir  occasion  de 
combattre  les  Turcs,  il  alla ,  suivi  de  sa  troupe  de  pan- 
dours ,  prendre  rang  dans  la  division  du  général  Geis-> 
mar  ;  mais  il  ne  se  mêla  pas  aux  soldats  russes,  et  ne 
voulut  recevoir  d'ordres  que  du  général  en  chef  directe* 
ment.  Comme  les  chevaliers  du  moyen-Age ,  suivis  de 

^  leurs  vassaux ,  il  avait  sa  bannière  à  part  et  sa  discipline 

spéciale.  Souvent,  sans  aucun  ordre,  il  allait  avec  sa 
troupe  enlever  une  redoute  ou  une  forteresse  ,  et  mé- 

f  nageait  à  Geismar  des  surprises  bien  accueillies  ;  sou- 

^  vent  il  refusait  de  suivre  les  plans  du  général  en  chef,  et 

menait  à  fin  ses  entreprises  suivant  sa  stratégie  parti- 

'  culière. 

On  tolérait  ses  écarts  à  cause  de  ses  bons  services. 
Faisant  aux  Turcs  une  guerre  impitoyable  ,  il  ne  leur 
laissait  ni  trêve  ni  repos ,  et  les  troublait  tellement  par 
ses  coups  audacieux,  que  son  nom  devint  un  épouvantail 
dans  le  camp  musulman.  En  le  voyant  se  jeter  au  plus 
épais  de  leurs  bataillons  ,  les  traverser  et  retourner  sur 
ses  pas  au  milieu  d'une  grêle  de  balles,  les  Turcs  remplis 
d'une  crainte  superstitieuse  le  croyaient  protégé  par  une 
main  invisible.  Ceux  qui  usaient  se  mesurer  avec  lui , 


s9 
rà 


f 


—  304  — 

faisaient  graver  sur  Itlirs  sabrei  des  yeraeto  du  Romi , 
ou  mettaient  dans  leurs  fusils  des  balles  d'or  et  d*argeBt, 
propres  à  détruire  \e  charme  du  sortilège. 

Âprfes  ces  précautions  prises  ^  quelques  fanatiques  le 
provoquèrent  dans  des  combats  singuliers,  dont  toujours 
il  sortit  vainqueur.  Au  combat  de  Baïlesci ,  il  prit ,  a^ec 
les  siens  »  le  trésor  de  Tarmée  turque,  et  appela  m  dud 
un  officier  russe  qui  voulait  lui  disputer  cette  capture. 

Cependant  malgré  les  exploits  de  Maghiero ,  beancdup 
d'officiers  russes  voyaient  en  lui  un  allié  inccmimode  : 
ses  allures  indépendantes  blessaient  leur  orgueil.  Ces 
mauvais  sentiments  étaient  entretenus  par  un  nommé 
Salomon  ,  capitaine  d'un  autre  corps  de  volontaires  wch 
mains.  Â  force  de  bassesses  et  de  flatteries ,  Salomon 
parvint  à  se  faire  donner  le  commandement  général  de 
tous  les  volontaires.  Mais  Maghiero  refusa  hautement  dé 
le  reconnaître  comme  chef ,  et  fit  désormais  la  guerre 
pour  son  propre  compte. 

L'éloignement  que  lui  inspirait  Salomon  empêcha  égt* 
lement  Maghiero  d'entrer  dans  l'armée  régulière  natio- 
nale»  lorsque  la  paix  se  fit.  Il  était  convaincu  qu'avec  un 
tel  officier ,  les  soldats  roumains  ne  pouvaient  être  initié» 
qu'à  de  mauvais  exemples. 

Depu^  1830,  Maghiero  a  été  appelé  aux  fonctions  de 
juge  de  paix ,  de  président  de  tribunal ,  et  en  1848 ,  il 
fut  nommé  par  Bibesco  Ispravnick  ou  préfet  du  district 
de  Romanati.  C'est  dans  cette  situation  que  vinrent  le 
surprendre  les  événements  de  1848. 

Nous  avons  déjà  parlé  d'Héliade.  Son  influence  « 
1848  fut  considérable.  Héliade  est  un  homme  à  part 
dans  le  monde  valaque  »  non-seulement  par  l'étendue  de 


—  3»5  — 

f  son  intelligence,  mais  aussi  par  la  singularité  de  sa  phy- 
(  sionomie  extérieure.  Il  n'a  rien  du  beau  type  italien  qui 
caractérise  les  Valaques.  Une  faille  courte  et  ramassée  » 
I  une  figure  carrée ,  une  grande  bouche  »  des  pommettes 
saillantes,  lui  donnent  l'aspect  d'un  Tartare.  Il  semble- 
rait qu'il  fallut  un  type  véritablement  plébéien  pour  si«* 
gnaler  Tapôtre  des  serfs  de  la  glèbe.  Mais  un  œil  vif  et 
intelligent  annonce,  chez  lui,  la  vigueur  de  la  pensée  » 
en  même  temps  que  des  traits  mobiles  et  animés  révè* 
lent  les  fécondités  d'une  active  imagination. 
\  Les  jugements  les  plus  divers  ont  été  portés  sur  Hé* 

I  liade.  Les  uns  le  dénigrent  avec  violence  ,  les  autres 
^  Texaltent  outre  mesure  ,  et  l'historien  impartial  a  peine 
,  à  se  prononcer  aujoiilieu  de  ces  contradictions.  Une 

chose  cependant  est  certaine,  c'est  que  les  colères,  comme 
les  admirations,  sont  une  marque  d'importance  pour 
eelui  qui  en  est  l'objet  :  un  homme  n'est  pas  d'une  étoffe 
ordinaire,  lorsqu'il  excite  en  même  temps  l'enthousiasme 
et  la  haine. 

Pour  nous ,  étranger  aux  passions  et  aux  rivalités 
d*un  monde  éloigné  ,  nous  avons  pu  étudier  sérieuse- 
ment cette  physionomie  originale,  sans  parti  pris ,  sms 
entraînement  comme  sans  prévention  ,  écoutant  avec 
autant  de  complaisance  les  accusations  que  les  éloges , 
et  prenant  ensuite  les  faits  comme  contrôles  des  ressenti^ 
ments  injustes,  ou  des  aveugles  sympathies. 

Les  admirations  pour  Héliade  s'expliquent  facilement; 
les  services  éminents  rendus  par  lui  à  la  cause  natîonalf 
ne  sont  contestés  par  aucun  même  de  ses  détracteurs. 

Reste  à  rendre  compte  des  hostilités ,  à  en  chercher 
les  causes ,  à  en  apprécier  la  valeur. 


—  39U  — 

Les  causes  sont  diverses  ;  les  unes  sont  indépendantes 
d'Héliade,  les  autres  viennent  de  lui.  Les  premières  tien- 
nent à  la  situation  exceptionnelle  où  il  se  trouve  parmi 
les  hommes  qui  font  cause  commune  avec  lui  ;  les  autres 
à  des  défauts  de  caractère  et  à  des  maladresses  person- 
nelles. 

Héliade  ne  doit  à  ses  ayeux  ni  richesse»  ni  importance. 
Il  est  fils  de  ses  œuvres  ;  grandi  par  le  travail,  il  s'est  fait 
un  rang  par  ses  écrits  et  par  son  intelligence.  Cétait  en 
Valaquie  quelque  chose  de  nouveau.  On  y  rencontre  ce* 
pendant  bon  nombre  de  parvenus  ;  mais  des  parvenus  ri- 
ches, et  qui  doivent  leurs  richesses  soit  aux  concussions, 
soit  aux  asservissements.  Ceux-là  sont  bien  accueillis  et 
marchent  la  tête  haute.  Mais  un  homme  parvenu  par  les 
lettres  1  un  homme  qui  vit  de  sa  plume  !  On  en  cherche- 
rait vainement  un  second  exemple  ;  et  ce  qui  partout 
ailleurs  serait  un  mérite  »  devient  en  Valaquie  un  chef 
d^accusation.  Le  prince  Jean  Ghika  croit  écraser  Héliade 
parces  terribles  mots  :  ail  était  le  seul  homme  vivant 
des  lettres!  »  (l)N*oublions  pas  que  Jean  Ghika  figure 
parmi  les  insurgés  de  4848,  et  qu'il  affiche  des  pré- 
tentions de  réformateur.  Admirons  les  naïves  animosités 
du  prince  écrivain  ,  qui  serait  fort  empêché,  sans  doute, 
de  vivre  de  ses  écrits,  i  Chose  remarquable ,  dit-il ,  Hé- 
liade, quoique  dénué  d'idées  et  de  talent,  finit  par  acqué- 
rir une  popularité  immense.  •  (2)  Pour  nous,  nous  es- 
timons qu'il  faut  plus  que  du  talent,  pour  acquérir  sans 
talent  une  popularité  immense.  Voilà  cependant  le  se- 


(1)  Dernière  occupation  des  Principautés  danobieimes,  p.  76. 
(3)  IM. 


—  397  ~ 

cret  de  bien  des  ressentiments  :  Héliade  eet  un  plébéien, 
faisant  cause  commune  avec  des  gens  qui  se  croient  pa- 
triciens  ,  disposés  ,  par  conséquent ,  à  ne  lui  rien  par- 
donner ;  fort  indulgents  entre  eux  ,  mais  très-sévères 
pour  lui.  Le  boyar  peut  avoir  des  défauts  ;  Tbomme  de 
lettres  n'a  que  des  vices. 

Héliade  est  donc  »  parmi  les  hommes  qui  Tentourent  > 
une  espèce  d'anomalie.  Il  fait  exception  encore  par  un 
autre  côté.  Ceux  qui  combattent  avec  lui  pour  la  cause 
nationale ,  le  font  avec  les  facilités  et  les  loisirs  qu'assu- 
rent des  richesses  acquises.  Héliade  est  obligé  de  travail- 
ler pour  le  pain  quotidien  ;  père  de  famille,  il  doit  se  par- 
tager entre  les  enfants  et  la  patrie  ;  aux  combats  du  de- 
hors se  mêlent  les  difficultés  intérieures  ,  et  dans  celle 
double  lutte,  on  porte  nécessairement  atteinte  soit  aux 
intérêts  privés,  soit  aux  intérêts  publics,  souvent  même 
à  tous  deux.  C'est  là  le  secret  de  bien  des  faiblesses  non- 
seulement  chez  Héliade ,  mais  chez  d'autres.  Il  est  per- 
mis ,  sans  doute ,  à  un  père  de  famille  sans  patrimoine 
de  s'abstenir  des  luttes  publiques;  mais  s'il  s'y  mêle  avec 
ardeur ,  surtout  aux  premiers  rangs ,  il  entreprend  une 
tâche  qui  est  la  plus  rude  épreuve  du  courage  et  de  la 
vertu.  Le  plus  vigoureux  athlète  des  temps  modernes , 
O'Connell,  ftit  obligé,  pour  continuer  sa  carrière  politi- 
que ,  d'accepter  une  subvention  populaire.  Héliade , 
tourmenté  par  les  besoins  domestiques  ,  avec  le  tenta- 
teur à  sa  porte  ,  sous  la  forme  d'un  hospodar  ou  d'un 
consul  russe,  était,  plus  que  ses  compagnons,  exposé  i 
des  défaillances.  Cela  n'est  pas  une  excuse  ,  mais  une 
explication.  Car  pour  juger  un  homme  avec  impartia- 
lité, il  faut  avant  tout  étudier  sa  condition  sociale. 


—  808  - 

Quant  au  caractère  personnel  d*Héliade  »  il  offire  à  la 
critique  quelques  sujets  de  blâme.  Puissant  et  audacieux 
dans  la  polémique^  il  est  dans Taction faible  et  irrésolu; 
avec  le  courage  enthousiaste  du  tribun  ,  il  manque  du 
courage  vulgaire  du  soldat.  Voilà  du  moins  ce  que  dis- 
sent ses  accusateurs.  Nous  devons  ajouter  que  parmi  les 
hommes  qui  l'ont  environné ,  aucun  »  à  Texception  de 
Maghiero ,  n'a  de  litres  militaires  suffisants  pour  faire 
autorité  en  pareille  matière. 

Ce  que  nous  aurions  voulu  ne  pas  rencontrer  chez 
Héliade ,  c'est  l'esprit  de  dénigrement  et  de  méfiance 
envers  les  hommes  qui  marchaient  avec  lui  sous  la  même 
bannière  politique.  Sans  doute ^  il  lui  est  permis ,  avec 
son  intelligence,  déjuger  les  boyars  selon  leurs  mérites. 
Mais  c'est  pécher  contre  la  justice,  que  de  ne  pas  rendre 
hommage  à  de  nobles  exceptions.  Intolérant  et  soupçon- 
neux, il  formule  avec  légèreté  les  plus  graves  accusations. 
Nous  savons  trop  combien,  dans  les  révolutions,  il  se 
présente  de  méthodes  diverses  et  de  prétentions  con- 
traires. Avec  Héliade ,  tous  ceux  qui  ne  pensent  pas 
comme  lui,  ou  n'agissent  pas  avec  lui,  sont  accusés  de 
trahison;  quand  on  ne  suit  pas  sa  voie ,  on  est  complice 
de  la  Russie  :  il  semble  qu'il  n'y  ait  pas  de  milieu 
entre  Héliade  et  le  czar.  De  là  des  jugements  téméraires 
ou  de  provoquantes  insinuations.  Ses  écrits  ont  un  ca- 
ractère dénonciateur,  une  physionomie  de  réquisitoire; 
et  comme  il  est  le  seul  qui  ait  raconté  les  événements  de 
1848,  il  abuse  de  sa  plume  ,  pour  accuser  les  hommes 
et  dénaturer  les  intentions.  Il  est  vrai  que,  sous  ce  rap- 
port, ses  adversaires  ne  le  ménagent  guère,  et  ne  se 
font  pas  faute  envers  lui  d'épithètes  méprisantes.  Mais 


-  809  «- 

nous  aurions  voulu  voir  Héliad»  donner  l'exemple  de  le 
réserve  et  du  bon  goût.  Trop  souvent»  Témigration  ne 
produit  pas  autre  chose  que  des  échanges  d'injures 
entre  les  exilés.  Personne  ne  veut  avoir  la  charge  des 
fautes  ou  des  mécomptes. 

Si  maintenant»  après  les  appréciations  morales ,  nous 
entrons  dans  le  domaine  des  faits,  nous  sommes  obligé 
de  reconnaître  que  les  services  rendus  par  Héliade  à  la 
eause  nationale»  dépassent  de  beaucoup  les  mécomptes 
qu'ont  pu  amener  un  caractère  incertain  et  une  énergie 
intermittente.  Avec  les  imperfections  de  notre  nature,  il 
est  téméraire  d'exiger  qu'un  homme  soit  complet.  La 
seule  base  d'un  sage  jugement  est  la  balance  entre  le  bien 
et  le  mal  accomplis. 

Âçe  compte,  nous  tenons  qu'Héliade  a  droit,  entre  tous, 
à  la  reconnaissance  publique.  Dès  sa  jeunesse,  champion 
des  plus  ardents  parmi  les  régénérateurs  de  la  langue 
nationale,  voué  au  culte  et  à  l'enseignement  de  l'antique 
parole,  il  mit  en  poussière  les  traditions  du  phanar,  et 
mérita  d'être  distingué  par  Constantin  Golesco,  homme 
honnête  parmi  les  boyars.  La  lutte  fut  longue,  et  finit 
par  de  pacifiques  triomphes.  La  part  qu'y  eut  Héliade 
ne  fut  pas  des  moindres. 

Mais,c'est  vers  1830  que  commencent  les  grandes  luttes. 
Après  de  cruelles  déceptions ,  les  périls  du  protectorat 
msse  lui  étaient  révélés  dans  toute  leur  étendue.  Com- 
battre le  protectorat,  fut  désormais  l'unique  souci  d'Hé- 
liade  ;  signaler  à  tous  les  menaces  d'une  incorporation,  et 
préparer  les  cœurs  à  d'énergiques  résistances,  telle  devint 
sa  mission.  Toutes  les  ressources  d'un  remarquable  talent 


—  400  — 

furent  mises  en  œuvre  ;  toutes  les  formes  variées  de  la 
littérature,  odes,  fables,  dissertations,  et  enfin  les  forces 
actives  de  la  presse.  Le  Courrier  roumain  devînt  entre 
les  mains  d'Héliade  un  organe  important,  qui  fit  re- 
tentir au  loin  la  question  nationale.  On  peut  affirmer 
qu'Héliade,  le  premier,  créa  en  Valaquie  une  opinion 
publique.  Jusqu'à  lui,  il  y  avait  eu  des  dissentiments  de 
boyars,  des  querelles  d'ambitieux,  dont  le  bruit  ne 
dépassait  pas  les  limites  de  Bucharest.  Les  écrits  du 
poète  journaliste  firent  pénétrer  dans  toutes  les  classes 
la  pensée  politique  ;  les  étudiants  des  écoles,  les  négo* 
ciants  dés  villes,  les  cultivateurs  des  campagnes  se  ré- 
veillèrent aux  accents  d'une  voix  infatigable  :  Héliade 
acquit  cette  immense  popularité  qui  fait  Tétonnement  de 
Jean  Ghika.  Le  nom  d'Héliade  devint  un  drapeau,  et  sous 
ce  drapeau,  la  nation  prit  conscience  d'elle-même. 

Voilà  ce  qu'on  ne  saurait  méconnaître,  voilà  ce  que 
l'histoire  est  contrainte  de  raconter.  Quand  même  elle 
reconnaîtrait  les  faiblesses  de  l'homme  privé,  elle  avoue 
l'action  puissante  de  l'homme  politique.  En  admettant 
qu'Héliade  se  trouble  dans  de  vulgaires  périls,  il  n'en 
faut  pas  moins  admettre  que  toute  sa  vie  a  été,  depuis 
vingt  ans,  un  long  acte  de  courage,  dans  un  combat  opi« 
niâtre  contre  les  besoins  de  la  vie  et  contre  le  czar ,  qui 
aurait  richement  suppléé  à  ces  besoins,  si  Héliade  avait 
tendu  la  main.  Il  ne  faut  pas,  sans  doute ,  lui  faire  un 
mérite  de  ne  s'être  pas  laissé  corrompre,  quoique  ce 
soit  un  mérite  rare  en  ce  pays.  Mais  il  faut  lui  savoir  gré 
d'avoir  affronté  avec  une  incroyable  énergie  le  redoutable 
autocrate,  d'avoir  saisi  corps  à  corps  le  colosse  de  Saint- 
Pétersbourg,  d'avoir  pris  le  premier  rang  dans  une  lutte 


eus 

m 


$ 


—  401  — 

<  ^  qui  pouvait  tous  les  jours  le  conduire  à  Fexil  et  à  la  mi- 
sère. C'est  un  genre  de  courage  qui  n'appartient  pas  k 
tout  le  monde. 

Au  surplus,  nous  le  répétons,  nous  ne  voulons  juger 
Héliade  que  par  les  faits.  Or,  en  1848,  quand  se  prépa- 
rait le  mouvement  insurrectionnel,  Maghiero  et  Tell  ne 
T  consentaient  à  s'y  associer  qu'à  condition  d'y  voir  Hé- 
liade ;  les  étudiants  avant  d'y  participer,  prirent  avis  d'Hé- 
liade  ;  les  frères  Golesci  pensèrent  qu'on  ne  pouvait  se 
passer  d'Héliade.  Qu' est-il  besoin  de  chercher  d'autres 
témoignages  ? 

\  Il  est  vrai  que  les  mêmes  hommes  l'accusent  aujour- 

,  d'hui.  Que  s'est-il  passé  depuis?  Des  malentendus,  selon 

.  nous,  bien  pins  que  des  faits  graves.  C'est  ce  que  nous 

aurons  à  voir  plus  loin.  Toujours  est-il  qu'en  i848,  Hé- 
liade fut  l'âme  de  la  révolution.  Â-t-il  changé  plus  tard  ? 
C'est  ce  que  rien  ne  prouve.  11  l'aurait  fait,  qu'il  serait 
comme  tant  d'autres  dont  la  carrière  s'est  interrompue 
avant  que  ne  vienne  la  mort  ;  leurs  dernières  défaillances 
peuvent  jeter  un  voile  sur  leurs  premiers  services,  mais 
sans  rien  ôter  à  l'utilité  réelle  des  actes  accomplis. 

Il  nous  reste  à  parler  des  prêtres  de  villages,  qui  furent 
dans  l'insurrection  les  guides  du  paysan  ,  comme  ils 
avaient  été,  dans  les  mauvais  jours,  les  compagnons  de 
ses  souffrances.  Leur  influence  respectée  contribua  beau- 
coup à  généraliser  le  mouvement,  ainsi  qu'à  le  discipli- 
ner. Car  les  paysans,  en  cette  occasion,  firent  preuve 
d'un  esprit  d'ordre  et  de  douceur  qui  se  rencontre  rare- 
ment dans  les  insurrections  soudaines. 

Parmi  les  popes  villageois  qui,  à  celte  époque,  élevè- 
rent la  voix  au  nom  de  la  patrie,  le  plus  renommé  fut 

26 


—  -402  — 

Jean  Chapcn.  Curé  de  Celeïu,  dans  le  district  de  Roma* 
nati ,  il  labourait  la  terre  à  côté  de  ses  fils  spirituels»  et 
faisait  le  commerce  des  grains,  partageant  avecle  pauvre 
et  le  voyageur  les  bénéfices  de  son  industrie.  Aucun 
étranger  ne  passait  par  Geleîu  sans  aller  voir  le  pope 
Chapca  »  qui  Taccueillait  avec  tous  les  empressements 
d'une  hospitalité  primitive.  Un  cœur  droit  et  un  bon  sens 
naturel  lui  dictaient  des  enseignements  qui  profitaient 
aux  paysans  comme  de  modestes  oracles.   11  se  faisait 
aussi  te  défenseur  des  intérêts  matériels  des  cultivateurs, 
les  instruisant  de  leurs  droits  en  même  temps  que  de 
leurs  devoirs,  et  les  éclairant  sur  les  lois,  afin  qu'ils  ne 
devinssent  pas  victimes  des  intendants  et  des  fermiers. 
Il  était  Tépouvantail  des  fonctionnaires  avides,  dont  il 
dévoilait  hautement  les  spoliations,  dont  il  combattait  les 
violences.  Non  moins  ennemi  des  abus  ecclésiastiques, 
il  fit  abolir,  dans  son  arrondissement,  une  foule  de  cou* 
tûmes  oppressives,  et  fit  renoncer  les  laboureurs  à  d'an- 
ciennes superstitions  qui  les  enlevaient  au  travail.  Aussi 
la  réputation  de  Chapca  s'étendait-elle  au  delà  de  son 
district,  et,  dans  toute  la  petite  Valaquie,  on  ne  parlait 
que  du  bon  prêtre  de  Celeïu.  Chapca,  aujourd'hui  pros- 
crit, fut,  en  1848,  exilé  au  mont  Alhos. 

Parmi  les  meneurs  de  la  révolution,  il  y  avait  aussi 
un  homme  de  souche  dynastique.  Le  prince  Jean  Ghika, 
boyar  éclairé,  comprenait  que  les  idées  libérales  de 
l'Europe  se  faisaient  jour  sur  les  bords  du  Danube ,  et 
qu'il  était  temps,  pour  la  Moldo-Valaquie,  de  sortir  des 
vieilles  traditions  orientales  qui  perpétuaient  son  abais- 
sement. Prêchant  de  hardies  réformes,  il  s'était  haute- 
ment associé  au  parti  national ,  plus  ardent  peut-être 


—  40d  — 

que  ne  le  comportaient  ses  antécédents ,  et  déguisant 
mal  des  ressentiments  personnels.  Car  on  ne  pouvait 
oublier  que  Bibesco  avait  supplanté  un  Ghika. 

À  tous  ces  éléments  insurrectionnels  venait  se  joindre 
un  élément  révolutionnaire,  pouvant  paraître  trop  vigou* 
reux  pour  le  tempérament  du  pays,  et  trahissant,  plus  qu'il 
ne  l'aurait  fallu,  une  importation  exotique.  De  jeunes 
Boum9ins  élevés  à  Paris,  nourris  des  traditions  démocra- 
tiques de  la  France^  témoins  d'une  victoire  populaire  qui 
avait  en  quelques  heures  renversé  une  monarchie,  voulaient 
appliquer  à  Bucharest  les  méthodes  françaises.  Parmi  les 
plus  ardents  étaient  les  deux  frères  DémétriusetJeanBra- 
tianoy  desquels  il  est  permis  de  penser  qu'ils  avaient  le  tort 
d'être  par  trop  Parisiens.  Dans  la  même  voie,  auprès  d'eux, 
marchait  Rosetti.  Ils  consentaient  cependant,  avecHéliade 
et  les  Golesci,  à  prendre  pour  programme  du  mouvement 
la  suzeraineté  ottomane,  en  opposition  au  protectorat 
moscovite.  Mais,  pour  ces  derniers,  la  réalisation  de[ce  pro- 
gramme était  le  but  sérieux  et  définitif  de  leurs  efforts  ; 
pour  les  premiers,  ce  n'était  qu'un  moyen  d^arriver 
plus  loin.  Les  uns  faisaient  de  la  politique  locale,  moins 
hardie  dans  ses  conceptions,  mais  plus  faite  pour  réus- 
sir; les  autres  faisaient  de  la  politique  générale,  plua 
large  dans  ses  développements,  mais  plus  périlleuse  dans 
l'exécution.  Héliade  et  ses  amis  restaient  dans  la  ques- 
tion roumaine  ;  Bratiano  et  Rosetti  s'aventuraient  dans 
les  questions  démocratiques  de  l'Occident.  Il  se  produisit 
nécessairement  de  graves  désaccords,  suivis  de  réactions 
mutuelles  qui  augmentaient  les  ressentiments.  Les  im- 
prudences des  jeunes  gens  rendaient  Héliade  plus  cir- 
conspect ;  les  prudences  d^fîéliade  poussaient  les  jeunes 


-  40i  - 

gens  aux  témérités.  Ajoutons  que  la  Russie  trouvant  son 
compte  aux  exagérations,  les  excitait  sous  main,  afin 
qu'il  en  sortit  des  troubles  ou  au  moins  des  dissentiments. 

Telle  était  la  situation  générale,  lorsqu'on  apprit  à 
Bucharest  la  tentative  avortée  de  la  Moldavie.  Bibesco 
épouvanté  jusque-là  par  Tagitation  qu'il  voyait  autour  de 
lui,  reprit  courage  au  récit  des  exploits  de  Stourdza,  et 
se  promit  de  les  imiter.  Voulant  s'appuyer  d'abord  sur  le 
commissaire  russe,  il  envoya  son  ministre  de  l'intérieur, 
Villara,  auprès  de  Duhamel,  et  en  obtint  des  assurances 
de  protection. 

Cependant  Héliade  et  Maghiero,  la  tête  et  le  bras  du 
mouvement  national,  ne  méditaient  pas  le  renversement 
de  Bibesco.  Voulant  rester  fidèles  à  la  légalité,  ils  espé- 
raient ramener  à  prendre  la  direction  de  la  réforme,  sous 
la  tutelle  de  la  Porte  et  de  l'Europe.  Illusion  naïve  !  dont  ils 
ne  tardèrent  pas  à  être  détrompés.  Les  promesses  de  Duha- 
mel avaient  rendu  à  Bibesco  toute  son  arrogance  ;  il  s'em- 
portait hautement  contre  le  parti  national,  déclarant  que 
la  Russie  seule  pouvait  mettre  les  deux  pays  sur  le  che- 
min du  bien-'ètre,  et  plus  tard ,  de  l'indépendance,  (i) 

Bientôt  le  commissaire  russe  se  montra  dans  Bucha- 
rest, affectant  des  airs  de  colère  et  de  mépris.  Le  mé- 
tropolitain et  le  corps  des  boyars  étant  allés  le  visiter,  il 
les  reçut  en  robe  de  chambre  et  le  cigare  à  la  bouche, 
exprima  son  étonnement  d'entendre  murmurer  contre  le 
gouvernement,  et  annonça  qu'il  venait  anéantir  l'esprit 
révolutionnaire. 

Bibesco  triomphait.  Mais  ses  joies  ne  furent  pas  de 

(i)  Proi«cloral  du  CMr,p.  31 


—  4«5   — 

longue  durée.  Duhamel  lui  fit  entendre  que,  dans  Télat 
de  trouble  où  se  trouvait  le  pays,  il  ne  voyait  pour  lui 
d'autre  ressource  que  de  réclanoer  l'intervention  armée 
du  protecteur.  Cette  offre  généreuse  n'était  pas  du  goût 
de  Bibesco  ;  accoutumé  au  régime  absolu,  il  sentait  que 
la  présence  des  Russes  lui  ôterait  tout  pouvoir.  Aux  insi- 
nuations du  commissaire  il  répondit  par  de  vagues  pro- 
messes, et  fit  à  la  hâte  appeler  Maghiero.  Celui-ci  reçut 
mission  de  former  un  corps  de  pandours  et  de  mettre  au 
complet  le  corps  des  dorobans,  Bibesco  l'assurant  confi- 
dentiellement que  les  mouvements  qui  se  faisaient  de 
l'autre  coté  des  Karpathes  devenaient  menaçants  pour  la 
Yalaquie.  Son  véritable  motif  était  d'avoir>  en  cas  de  sou- 
lèvement intérieur^  des  troupes  disponibles  qui  pussent 
l'exempter  de  recourir  à  la  Russie.  Placé  dans  une  si* 
tuation  doublement  fausse,  entre  deux  forces  qui  le  me- 
naçaient, il  ne  voulait  ni  se  livrer  entièrement  aux  Russes, 
ni  faire  des  concessions  au  sentiment  national. 

Duhamel  vit  qu'il  était  joué,  et  il  résolut  de  se  venger 
suivant  les  traditions  de  la  diplomatie  moscovite.  Mavros^ 
créature  éprouvée,  fut  chargé  de  monter  une  conspiration 
contre  le  hospodar  :  elle  avait  pour  double  but  d'effrayer 
Bibesco,  et  de  dérouter  le  parti  national.  Bientôt  on 
n'entendit  parler  que  de  complots  ;  des  bruits  menaçants 
circulaient ,  et  les  mécontentements  s'exprimaient  avec 
une  audace  qui  paraissait  sûre  de  l'impunité.  Aux  agents 
russes  de  Mavros  s'étaient  réunis  quelques  anciens  hé* 
tairistes  dlbraïla.  Ceux-ci  réussirent  par  leurs  exaltations 
à  entrairler  avec  eux  quelques  jeunes  gens  sincères,  qui 
crurent  que  la  révolution  était  là  où  s'entendaient  les 
paroles  les  plus  énergiques. 


—  40«  — 

Tout  était  confusion,  et  le  temps  se  passait  en  doulou- 
reux tiraillements.  Héliade  voulut  éclairer  et  rallier  les 
esprits  par  ses  écrits  dans  le  Courrier  roumain;  Duhamel 
exigea  la  suppression  du  journal  ;  Bibesco  s'empressa 
d'obéir. 

La  situation  devenait  [chaque  jour  plus  incertaine.  Bi- 
besco, revenu  de  ses  terreurs,  se  lança  dans  les  violen- 
ces ;  on  arrêta  plusieurs  patriotes  ;  on  fit  des  perquisitions 
domiciliaires;  Duhamel  demandait  impérieusement  Texil 
d'Héliade.  Les  chefs  nationaux  ne  pouvaient  plus  reculer 
le  moment  d'agir.  Ils  étaient  d'ailleurs  encouragés  par 
les  solennelles  agitations  de  la  Transylvanie  ;  sur  les  deux 
versants  des  Karpathes,  on  pouvait  se  tendre  la  main. 
Une  active  propagande  s'était  faite  dans  les  campagnes, 
oii  les  intrigues  russes,  ayant  moins  d'accès^  ne  pouvaient 
troubler  l'accord  des  esprits;  et  les  paysans  auxquels  on 
promettait  une  vie  meilleure,  attendaient  avec  impatience 
rheure  de  l'afiranchissement. 

L'arrivée  à  Bucharest  d'un  commissaire  de  la  Porte, 
Talaat  EiTendi,  avait  fait  espérer  aux  patriotes  qu'ils 
trouveraient  un  appui  contre  Duhamel.  Mais  Talaat  Ef*- 
fendi  se  laissa,  aussi  facilement  que  ses  prédécesseurs, 
tromper  ou  effrayer.  Les  Roumains  ne  pouvaient  compter 
que  sur  eux-mêmes. 

Il  était  dangereux  cependant  de  tenter  un  mouvement 
k  Bucharest.  Le  chef  de  la  petite  armée  valaque,  Odo- 
bcsco,  nommé  par  M.  de  Kisseleff,  était  entièrement 
dévoué  à  la  Russie,  et  il  avait  sur  tous  ses  officiers  une 
grande  influence  ;  notamment  sur  le  commandant  de  la 
garnisonde  Bucharest,  Salomon,  ce  courtisan  des  Russes, 
qui,  en  1828,  avait  supplanté  Maghiero.  Le  concours  mi- 


—  407  — 

litaire  ne  pouvait  donc  se  trouver  qu'au  dehors.  Dans 
Islaz,  petit  port  sur  le  Danube,  la  garnison,  formée  d'une 
compagnie,  était  sous  les  ordres  du  capitaine  Plessoiano. 
Quelques  patriotes  firent  des  ouvertures  à  ce  dernier.  Il 
se  montra  disposé  à  s'associer  à  l'œuvre  nationale,  pourvu 
que  le  major  Tell  y  prit  part.  Celui-ci  commandait  un 
bataillon  à  Giurgevo  ;  il  mit  pour  condition  de  son  con- 
sentement la  coopération  d'Héliade.  L'influence  qu'avait 
prise  sur  les  négociants  et  les  chefs  des  corporations  le 
rédacteur  du  Courrier  roumain  rendait  son  action  néces* 
saire  ;  ses  ennemis  mêmes  auraient  trouvé  dangereux  de 
l'écarter.  Hcliade  demanda  pour  toute  condition  d'être 
chargé  de  la  rédaction  de  la  constitution  nouvelle.  Déi- 
cide à  maintenir  le  mouvement  dans  les  limites  de  la  lé- 
galité,  il  voulait  éviter  tout  programme  exagéré. 

Pour  ce  qui  concernait  les  plans  et  la  direction  du 
mouvement,  les  conférences  se  tenaient  chez  les  frères 
Golesci.  Tell  venu  à  Bucharesty  assista.  Contrairement 
à  l'avis  de  la  majorité  qui  voulait  commencer  le  mouve- 
ment dans  la  capitale,  il  soutint  que  l'initiative  idevait 
partir  de  la  province  et  de  plusieurs  districts  à  la  fois, 
le  contre-coup  devant  ensuite  promptement  retentir  à 
Bucharest.  On  reconnut  la  sagesse  de  son  avis,  et  tous 
finirent  par  s'y  ranger.  En  conséquence,  Tell,  Héliade  et 
Stephan  Golesco  furent  désignés  pour  aller  dans  le  dis-* 
trict  de  Romanati,  d'où  ils  devaient  se  réunir  à  Pies-- 
soiano  et  à  sa  compagnie.  Nicolas  Balcesco  reçut  mission, 
d'aller  dans  le  district  de  Pracova  où  il  avait  des  rela«> 
tiens  ;  Constantin  Balcesco  dans  le  district  de  Yulcea. 
Jean  Ghika  demanda  à  être  envoyé  à  Constantinople,  pour 
obtenir  l'appui  de  la  Porte,  intéressée  comme  les  Kou- 


-  408  — 

mains  à  être  clélivréa  du  protectorat.  C'était  d'ailleurs 
une  bonne  occasion  pour  Ghika  d'arriver  en  silence  à  ses 
fins  personnelles.  Les  autres  chefs  nationaux  devaient 
rester  à  Bucliarest,  pour  s'entendre  avec  les  différents 
meneurs,  attendre  le  mouvement  du  dehors ,  et  précipiter 
en  temps  opportun  celui  du  dedans. 

Ces  dispositions  faites,  Héliade  prit  prétexte  des  rava- 
ges du  choléra  pour  envoyer  sa  famille  en  Transylvanie, 
annonça  hautement  son  propre  départ,  régla  les  comptes 
des  ouvriers  de  son  imprimerie»  et  les  congédia  pour  une 
vacance  de  quarante  jours,  n'en  conservant  que  deux, 
qui  étaient  initiés  au  mouvement,  pour  imprimer  avec 
eux  une  proclamation  au  peuple  elle  projet  de  constitu- 
tion.  Deux  mille  exemplaires  furent  promptement  tirés. 
Héliade  en  confia  la  moitié  à  Mossoîu,  homme  sûr  et 
énergique,  pour  en  faire  des  distributions  parmi  les  chefs 
des  négociants,  des  corporations,  du  clergé  et  de  la  jeu- 
nesse, lui  recommandant  toutefois  de  ne  mettre  en  circu- 
lation aucun  exemplaire  avant  qu'il  ne  regùt  des  nouvelles 
d^lslaz.  Les  jeunes  Maghiero,  fils  et  neveu,  et  d'autres 
jeunes  gens  élèves  de  l'école  des  cadets,  furent  chargés 
de  proclamer  la  constitution  dans  la  caserne  et  dans  les 
rues,  au  jour  qui  leur  serait  désigné.  Il  leur  était  recom* 
mandé,  ainsi  qu'aux  chefs  des  corporations,  de  répandre, 
en  même  temps,  le  bruit  de  l'adhésion  du  hospodar  à  la 
constitution,  et  d*inviter  les  masses  à  se  rendre  au  palais 
pour  le  remercier.  C'était  un  moyen  propre  à  faire  des- 
cendre le  peuple  dans  la  rue,  en  force  assez  imposante 
pppr  contenir  les  soldats. 

Tout  étant  ainsi  préparé,  Héliade  et  Stephan  Golesco 
partirent  ensemble  de  Bucharest  le  dimanche  6  )uin  :  ils 


0 


—    409  — 

lif  arrivèrent  dans  la  soirée  du  lendemain  à  hlaz.  Tell  les 
îi  attendait  avec  Plessoiano,  le  prêtre  Cbapca  et  Constantin 
Alexandresco.  Toute  la  journée  du  8  fut  consacrée  à 
^  compléter  leurs  dispositious.  Le  lieutenant  Zalyc  qui 
g  commandait  une  compagnie  à  Celeiu  fut  invité  à  se  réu- 
nir au  camp  d'islaz;  les  frères  Racolsi,  stationnés  à  Zim- 
^  nicea  avec  un  corps  de  cavalerie,  reçurent  le  même  avis  ; 
I  Magbieroy  à  Caracal,  fut  informé  de  Tarrivée  de  ses  com- 
pagnons;^les  habitants  de  plusieurs  villages  des  environs 
furent  priés  de  venir  assister  le  lendemain  à  une  cérémo- 
nie religieuse  ;  enfin  dans  la  soirée,  un  soldat  intelligent 
fut  envoyé  à  Bucharest»  avec  des  lettres  adressées  aux 
chefs  nationaux,  leur  annonçant  que  le  mouvement  de* 
vait  éclater  à  Islaz,  le  lendemain  9  juin. 

Le  lendemain,  en  effet,  la  place  du  village  d'Islaz  pré- 
sentait un  spectacle  inaccoutumé.  Il  s'y  pressait  de  nom- 
breux groupes  de  paysans,  curieux  de  savoir  dans  quel 
but  on  les  avait  convoqués.  Des  négociants,  des  fermiers, 
des  matelots  du  port,  se  mêlaient  a  la  multitude.  D'un 
côté  delà  place  était  l'administration  avec  ses  dorobans; 
de  l'autre,  Plessoiano  avec  ses  soldats  sous  les  armes  et 
en  grande  tenue;  puis  le  cortège  des  nouveaux  arrivants, 
Tell,  Stéphan  Golesco,  Héliade,  et  les  deux  capitaines  Ra- 
cotsi,  le  lieutenant  Serrurius,  entourés  d'autres  officiers 
civils  et  militaires. 

Au  milieu  de  la  place,  sur  une  table,  en  guise  d'autel, 
brillait  la  croix  et  l'évangile  ;  vingt  flambeaux  allumés  et 
des  encensoirs  fumants  annonçaient  une  solennité  impo- 
sante. Au  pied  de  l'autel  se  voyait  un  grand  baptistaire, 
rempli  d'eau,  placé  à  l'abri  de  deux  étendards  aux  cou- 
leurs nationales. 


—  410  — 

Le  pope  Chapca,  assisté  de  deux  autres  prêtres,  re- 
vêtus des  ornements  sacerdotaux,  et  la  tète  nue»  était 
debout  devant  Tau  tel.  Sur  un  signe  de  lui,  les  officiants 
entonnèrent  le  service  divin.  L'eau  fut  bénie  ;  les  minis- 
tres de  la  religion  se  prosternèrent,  et,  à  leur  exemple, 
tous  les  assistants ,  et  les  soldats  mirent  genou  en  terre, 
la  tête  découverte  (4). 

Ce  mélange  des  choses  religieuses  aux  choses  politi- 
ques est  un  des  traits  caractéristiques  du  paysan  Rou* 
main  :  il  puise  dans  l'évangile  ses  théories  sociales,  et  la 
voix  de  ses  prêtres  l'excite  et  le  modère. 

L'office  terminé,  Ghapca  promena  ses  regards  sur  la 
foule  empressée  de  l'entendre,  et  prononça  d  une  voix 
sonore,  la  prière  suivante  : 

€  Dieu  de  la  force  et  de  la  justice  !  vois  ton  peuple 
prosterné  devant  ton  évangile  et  ta  croix.  Il  n'invoque 
que  ta  justice;  exauce  et  bénis  sa  prière.  Donne  la  force 
à  son  bras,  et  tes  ennemis  seront  vaincus.  Verse  dans 
son  sein  le  courage,  dans  son  cœur  la  mansuétude,  et 
f  ordre  dans  son  esprit. 

»  Dieu  de  la  lumière,  tu  dressas  jadis  la  colonne  de 
feu  pour  conduire  Moïse  dans  le  désert.  Dis,  Seigneur, 
que  range  des  bons  conseils  descende  au  milieu  de  nous, 
et  nous  guide  dans  tes  voies.  Bénis,  du  haut  du  ciel, 
nos  étendards  couronnés  de  la  croix  de  ton  fils  bien- 
aimé  ;  fais  les  flotter  sur  le  chemin  de  l'ordre  et  de  la 
véritable  gloire. 

€  Seigneur  !  ton  fils  unique  fut  envoyé  par  toi  en  sa* 

f4)  Mémoires  sur  Thistoire  de  la  régénération  roumaine ,  par  J. 
Héliadc  Radulesco,  p.  66. 


If 


-  411  — 

crifice  pour  le  salut  des  hommes.  Dans  son  amour,  il 
devint  anathême^  pour  déiCer  le  travail  du  pauvre;  il  de- 
vint la  proie  de  la  mort  pour  donner  la  vie  et  la  liberté 
aux  humains.  Tu  es  le  même  Dieu  :  la  victoire  et  la  li- 
berté sont  à  toi.  Sauve  et  délivre  tout  homme  qui  souffre» 
relève  et  vivifie  ce  peuple  qui  se  meurt  pour  faire  vivre 
ses  oppresseurs.  Sauve-le  des  abus  qu'on  fait  naître  de 
ses  institutions  et  même  de  ses  vertus;  délivre-le  de  Tabus 
de  la  cUwQf  de  Tinfâme  iobagief  inconnue  à  nos  pères»  de 
la  corvée  des  chemins  et  des  chaussées»  de  ces  travaux  des 
Pharaons.  Rends-lui  le  temps  et  l'espace  dont  tu  dotas 
Thomme;  fais-le  jouir  du  produit  de  son  travail. 

«  Lëve'-toi»  Seigneur»  et  fais  connaître  au  monde  que 
tu  es  le  Dieu  des  laborieux  et  de  tout  homme  qui  s'ap- 
proche de  toi  par  le  travail»  seule  prière  que  tu  bénisses 
et  que  tu  exauces.  Ton  fils  a  promis  aux  opprimés  la 
justice»  aux  affamés  le  pain,  aux  désolés  la  consolation. 
Rends  à  tes  enfants  leurs  biens  et  leur  pain»  selon  ta  jus- 
tice. Car  à  toi  est  la  domination  et  la  force  et  la  gloire, 
à  toi  le  Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit,  dans  le  présent  et 
dans  Téternité»  et  dans  les  siècles  des  siècles.  Âmen.  » 

Cette  louchante  homélie»  récitée  par  un  prêtre  vénéré, 
ces  leçons  politiques,  empruntées  aux  Ecritures,  péné- 
traient profondément  les  âmes  naïves  des  paysans,  et 
leur  semblaient  Tannonce  du  jour  de  la  délivrance.  Lors- 
que les  officiants  entonnèrent  le  cantique  :  «  Seigneur» 
sauve  ton  peuple  et  bénis  ton  patrimoine,»  mille  accents 
se  mêlèrent  à  leurs  voix,  et  les  canons  du  port  répon- 
dirent aux  chants  religieux  par  des  salves  répétées. 

Les  deux  étendards  ayant  été  baptisés  par  Chapca^ 
Héliade  en  prit  un»  et  après  une  chaude  allocution i  k 


—  H2  — 

déposa  entre  les  mains  du  peuple; Tell  déploya  l'autre, 
et  le  confia  aux  soldats. 

Puis,  Héliade  donna  lecture  du  projet  de  constitution, 
rédigé  en  22  articles,  et  précédé  d'une  proclamation  qui 
en  expliquait  les  différents  paragraphes.  Cette  constitu- 
tion renfermait  plusieurs  principes  empruntés  aux  insti* 
tutions  de  l'Occident  :  responsabilité  das  ministres,  re* 
présentation  nationale  sur  une  large  base  d'élection, 
garde  nationale,  liberté  de  la  presse  et  de  la  parole.  Ce 
qui  était,  pour  ainsi  dire,  plus  local,  frappait  davantage 
les  esprits;  savoir,  expulsion  des  Igoumènes  grecs,  et 
restitution  des  monastères  au  clergé  national,  droit  de 
propriété  assuré  aux  paysans,  et  abolition  de  toutes  les 
redevances,  moyennant  indemnité  ;  abolition  de  l'escla* 
vage  des  Tziganes,  sauf  également  indemnité  aux  maî« 
très. 

Dans  la  question  de  politique  extérieure,  la  constitu- 
tion maintenait  la  suzeraineté  turque,  suivant  les  traités 
de  Mircea  et  de  Ylad  V,  et  ordonnait  la  suppression  du 
règlement  organique. 

Le  chef  de  l'État  reprenait  le  titre  deDomnu,  et  devait 
être  élu  pour  cinq  ans,  et  éligible  dans  toutes  les  classes. 

La  proclamation,  lue  par  Héliade,  se  terminait  ainsi  : 

«  Frères  Roumains,  respectez  la  propriété  et  les  per- 
sonnes. Réunissez-vous»  réunissez*vous  en  masse  ;  armez- 
vous  ;  mais  imitez  vos  frères  de  la  Transylvanie.  Voyez 
comme  ils  se  sont  rassemblés  par  dizaines  de  mille  sans 
causer  le  moindre  désordre.  N'ayez  d'autre  crainte  que 
la  crainte  de  Dieu,  et  alors  vous  pourrez  chanter  sans 
rougir  : 


—  413  — 

€  Le  Seigneur  est  avec  nous  ; 

•  Le  Seigneur  est  avec  nous,  frères  ;  levez-vous  en 
son  nom»  et  Tange  de  la  justice  céleste  écrasera  tout  en- 
nemi; il  renversera  le  cavalier  et  son  cheval  ;  les  chars  et 
les  armes  de  l'ennemi  seront  réduits  en  poussière ,  ses 
projets  seront  dissipés  comme  la  fumée. 

«  Aux  armes,  Roumains,  aux  armes  du  salut  !  » 

Les  signataires  de  la  proclamation  étaient  le  prêtre 
Chapca,  Héliade,  Tell,  Stéphan  Golescoet  Plessoiano  ;  ils 
se  constituèrent  en  gouvernement  provisoire,  en  s'adjoi- 
gnant  Maghiero  ;  et  tous  les  assistants  prêtèrent  entre 
leurs  mains  le  serment  de  fidélité  à  la  Constitution. 

Maghiero  était  à  Caracal,  chef-lieu  du  district  de  Ro* 
manati  ;  ses  collègues  lui  expédièrent  une  estafette  pour 
l'avertir  de  leur  succès,  et  pour  le  charger  de  trans- 
mettre sans  retard,  à  Bucharest,  une  lettre  adressée  à 
Bîbesco. 

Après  avoir  raconté  les  inquiétudes  causées  au  public 
par  l'arrivée  du  commissaire  russe,  et  signalé  les  projets 
de  complot  qui  se  tramaient  sousTinfluencede  Duhamel, 
la  lettre  ajoutait  : 

€  Les  soussignés,  redoutant  que  le  mouvement  ne  dé* 
générât  en  anarchie,  et  voyant  que  l'opinion  publique  se 
concentrait  autour  d'eux,  se  sont  déterminés  à  se  mettre 
à  la  tête  d'un  mouvement  régénérateur,  dont  le  but  est 
de  maintenir  l'ordre  et  de  proclamer  la  volonté  du  peu- 
ple... 

»  Au  nom  du  peuple  roumain ,  ils  ont  l'honneur  de 
vous  communiquer  la  manifestation  nationale  et  la  Con- 
stitution qui  est  basée  sur  nos  anciennes  lois  et  coulu- 


—  AU  — 

mes  ;  ils  vous  invitent  à  obéir  à  la  voix  de  la  patrie»  et  à 

vous  mettre  à  la  tète  de  cette  grande  entreprise. 

c  Les  soussignés  n'attendent  que  votre  réponse»  et, 
dès  qu'ils  seront  convaincus,  par  des  preuves  suffisantes, 
de  la  sincérité  de  votre  cœur,  ils  cesseront  de  gouverner, 
et  s'estimeront  heureux  de  recevoir  vos  ordres.  » 

a  Signé  :  Les  membres  du  gouvernement 
provisoire. 

«  Isla2,  du  camp  de  laRégéuération»  9  jaîu  18&8.  » 

Maghiero  croyait  encore  que  Bibesco  aurait  le  courage 
et  l'habileté  de  se  placer  à  la  tête  du  mouvement  ;  Ho* 
liade,  sans  avoir  la  même  confiance,  voulait  le  mettre  en 
demeure  de  se  prononcer  ;  il  tenait  aussi  à  démontrer 
que  le  mouvement  de  la  Yalaquie  n'était  qu'une  mesure 
de  défense  contre  les  embûches  de  la  Russie. 

En  attendant  la  réponse  de  Bibesco,  toutes  les  dispo- 
sitions furent  prises,  pour  donner  de  la  force  et  de  la  ré- 
gularité au  soulèvement  populaire. 

Le  capitaine  Racotsi,  qui  venait  de  prêter  serment  à 
la  Constitution,  reçut  ordre  d'aller  rejoindre  son  corps 
de  cavalerie  et  de  le  conduire  à  Caracal  ou  à  Craïova  ;  le 
lieutenant  Zalyc  fut  invité  à  venir,  avec  sa  compagnie, 
rejoindre  le  gouvernement  provisoire  par  le  chemin  de 
Caracal.  Car  on  allait  lever  le  camp  d'Islaz  et  se  diriger 
vers  le  chef-lieu  du  district  de  Romanafi,  administré  par 
Maghiero.  On  se  mit  eflectivement  en  marche  à  dix 
heures  du  matin,  et  le  lendemain  on  rencontra  Zalyc  avec 
sa  compagnie,  accompagnée  de  plusieurs  centaines  de 
paysans  en  armes»  conduits  par  leurs  prêtres. 


—  -445  — 

Pendant  toute  la  jouruéu,  le  gouvernement  provisoire 
vit  grossir  son  escorte  ;  l'enthousiasme  gagnait  toutes 
les  campagnes  ;  ceux  des  paysans  qui  n'avaient  pas  de 
fusils,  se  présentaient  avec  des  fauU  et  des  instruments 
de  labourage. 

Le  10  au  soir,  le  camp  fit  halte  à  Grussov,  à  deuic 
lieues  environ  de  Caracal,  pour  y  passer  la  nuit,  et  an* 
noncer  aux  habitants  du  cheMieu  l'arrivée  des  membres 
du  gouvernement  provisoire.  Ceux-ci  reçurent,  vers  dix 
heures,  la  visite  de  Maghiero  ;  il  leur  donna  communica- 
tion d'une  lettre  qu'il  venait  de  recevoir  du  ministre  de 
l'Intérieur,  lui  annonçant  la  disparition  subite  d'Héliade 
et  de  Stéphan  Golesco,  et  lui  enjoignant  de  s'assurer  de 
leurs  personnes  et  de  les  envoyer  sous  bonne  escorte  à 
Bucharest.  Maghiero,  commençant  à  se  désabuser  sur  le 
compte  de  Bibesco,  passa  la  nuit  à  se  concerter  avec  ses 
collègues,  et,  à  l'aube  du  jour,  il  était  de  retour  à  Ca- 
racal. 

Le  camp  fut  levé  dans  la  même  matinée.  Partout,  dans 
les  villages  placés  sur  la  route  de  Caracal,  on  voyait  la 
bannière  tricolore  flotter  sur  la  tour  de  l'église  :  à  la  limite 
de  l'arrondissement  de  Caracal,  des  milliers  de  paysans, 
avec  les  bannières  de  leur  église,  et  le  protopréire  à  leur 
tête,  attendaient  le  gouvernement  provisoire.  Les  prêtres, 
ornés  de  leurs  vêtements  sacrés,  portaient  l'évangile  et 
la  croix  ;  les  enfants  portaient  des  palmes  et  chantaient 
des  cantiques  religieux  ;  tout  le  peuple  criait  :  t  Husan- 
nah  à  ceux  qui  viennent  au  nom  du  Seigneur;  p  les  hom- 
mes et  les  jeunes  gens. prenaient  rang  sous  le  drapeau 
tricolore,  et  fortifiaient  Texpédilion  armée. 

Un  peu  en  avant  de  Caracal,  le  président  de  la  muni- 


—  4Ï0  — 

cipalité,  ses  collègues  et  les  notables  parmi  les  habiUints, 
se  présentèrent  à  la  rencontre  du  gouvernement  provi- 
soire,  lui  offrant  le  pain  et  le  sel,  symboles  antiques  de 
bon  accueil.  Â  la  barrière,  Maghiero^  à  la  tête  des  déro- 
ba ns  à  cheval,  et  suivi  de  la  foule  des  habitants  reçut  le 
gouvernement  avec  tous  les  honneurs  dus  au  souverain^ 
et  lui  présenta  ses  rapports  comme  administrateur.  La 
journée  se  passa  en  fêtes  ;  Taccord  unanime  du  peuple 
donnait  au  mouvement  national  un  caractère  pacifique, 
qui  semblait  néanmoins  irrésistible.  Mais  dans  la  soirée 
du  i%  on  pût  présager  des  obstacles,  peut-être  une  lutte 
ouverte.  Les  membres  du  gouvernement  provisoire  sui- 
vis des  soldats  et  des  paysans,  se  dirigeaient  vers  Craiova, 
lorsqu'ils  furent  rejoints  par  Maghiero  à  la  tête  de  deux 
cents  dorobans  à  cheval ,  bien  armés  et  bien  équipés.  Il 
avait  reçu  la  réponse  de  Bibesco.  Tracée  sur  un  petit 
morceau  de  papier,  elle  était  ainsi  conçue  :  c  Vous  m'é- 
>  crivez  que  cinq  hommes  avec  quatre-vingts  indivi- 
»  dus  (i)  se  sont  soulevés  dans  votre  district  et  se  sont 
»  constitués  en  gouvernement  provisoire....  Vous  me 
»  demandez  ce  que  vous  devez  faire.  —  Leur  donner  la 
f  mort.  »  Cette  brutale  réponse  était  assez  significative. 
Maghiero  indigné  se  réunit  à  ses  collègues  pour  ne  con- 
sidérer dorénavant  Bibesco  que  comme  un  ennemi  :  il 
fut  résolu  de  mettre  en  insurrection  toute  la  petite  Va- 
ie. 


(1)  Maghiero  n'avait  pas  écrit  qu*îl  y  avait  dans  le  mouvement 
quatre-vingts  individus  ;  car  dèa  le  premier  moment  on  avait  réuni 
plus  de  quatre  cents  soldats  et  deux  mille  paysans.  Bibesco  voulait 
sans  doute  se  montrer  facicteux. 


—  417  — 

Les  premiers  obstacles  se  rencontrèrent  dans  Craîovt. 
Jean  Bibesco,  frère  du  hospodar,  était  administrateur  de 
la  ville  :  il  employa  tous  les  moyens  de  crainte  et  de  per- 
suasion pour  exciter  les  habitants  contre  le  gouverne- 
ment provisoire»  les  exhortant  même  à  prendre  les  armes 
pour  repousser  les  rebelles  qui,  venaient,  disait-il,  appor- 
ter le  massacre  et  Tincendie.  Le  major  Vladoyano,  com- 
mandant de  la  garnison,  dévoué  à  Bibesco,  prenait  des 
dispositions  militaires  pour  défendre  Tentrée  de  la  ville. 
Mais  les  habitants^  ne  dissimulant  pas  leurs  sympathies 
pour  la  cause  nationale,  déclarèrent  à  l'administrateur  et 
au  commandant  que  s'ils  engageaient  une  lutte,  ils  de- 
vaient s'attendre  à  voir  la  ville  entière  prendre  parti 
contre  eux.  Ils  se  tinrent  pour  avertis;  Jean  Bibesco  prit 
la  fuite  avec  quelques  boy  ars,  et  Yladoyanosortit  de  la  ville 
avec  les  soldats,  se  dirigeant  vers  le  nord,  Oii  il  était  sûr 
de  ne  pas  rencontrer  le  camp  des  insurgés. 

Ceux-ci  avait  fait  halte  à  quelque  distance  de  Graiova, 
lorsque  ,  vers  minuit,  ils  reçurent  avis  dé  ce  qui  s'était 
passé  dans  cette  ville.  Presque  au  même  instant,  un  cour- 
rier venant  de  Bucharest  leur  transmit  de  plus  importan- 
tes nouvelles.  Voici  ce  qui  s'était  passé. 

A  la  réception  des  lettres  d'islaz,  le  parti  national 
avait  résolu  d'agir  suivant  les  instructions  données  à 
l'avance.  Le  11  juin,  le  neveu  de  Maghiero,  suivi  de 
quelques  jeunes  gens,  se  présenta  sur  la  place  du  mar- 
ché, porteur  de  la  proclamation  et  de  la  Constitution  que 
lui  avait  confiée  Héliade,  en  fit  lecture  à  haute  voix,  af- 
firma que  Bibesco  y  donnait  son  adhésion,  et  invita  le 
peuple  à  se  rendre  au  palais  pour  remercier  le  prince.  En 
un  clin-d'œil,  dix  mille  personnes  se  rassemblèrent  autour 

27 


—  418  — 

(te  lui,  et  se  dirigèrent  avec  des  cris  de  joie  vers  la  de- 
meure du  hospodar.  Les  soldats  de  garde  surpris  par 
cette  soudaine  irruption,  et  ne  voyant  dans  la  fouie  au- 
cune attitude  hostile  ne  songèrent  pas  à  l'arrêter  ;  et  Bi- 
besco  effaré  se  trouva  en  présence  d'une  multitude  en- 
thousiaste qui  le  chargeait  de  bénédictions.  Un  plus 
courageux  que  lui  n'aurait  osé  les  désavouer  :  empressé 
de  se  faire  un  mérite  de  ce  qu'il  ne  pouvait  plus  refuser, 
il  signa  la  Constitution,  et  parut  s  associer  de  tout  cœur 
au  mouvement  national. 

Peu  d'instants  après,  on  lui  soumit  la  liste  d'un  nou- 
veau ministère  qu'il  approuva  également  de  sa  signature. 
Les  chefs  nationaux  devenaient  maîtres  de  toutes  les  for^ 
ces  admistratives  ;  mais  par  une  incroyable  maladresse 
qu'on  ne  saurait  expliquer,  Odobesco,  l'homme  de  M.  de 
Kisseleff,  le  représentant  militaire  des  Russes,  fut  porté 
au  ministère  de  la  guerre.  Quelques-uns  ont  dit,  pour  se 
justifier,  que  l'influence  immense  d'Odobesco  sur  la  troupe 
les  obligeait  d'en  faire  un  allié.  Singulière  tactique, 
et  bien  mal  calculée  !  on  ne  convertit  guère  un  ennemi 
en  le  rendant  plus  fort.  C'était  bien  moins  attirer  Odobesco 
au  service  de  la  révolution,  que  mettre  la  révolution  à  la 
discrétion  d'Odobesco.  Comme  complément  à  cette  étran- 
geté,  Maghiero  était  appelé  au  ministère  des  finances.  En 
même  temps  qu'on  livrait  toutes  les  forces  actives  à  un 
partisan  déclaré  des  Russes,  on  paralysait  le  bras  du  seul 
chef  insurgé  connu  par  ses  exploits  militaires. 
-  Ces  nouvelles,  parvenues  au  camp,  y  refroidirent  un 
peu  la  joie  produite  par  les  succès  de  la  révolution.  Hé- 
liade,  prompt  à  soupçonner,  y  voyait  une  trahison;  c'é- 
tait bien  assez  d'une  maladresse.  Les  chefs  du  camp 


—  Ai9   — 

s'empressèrent  d'envoyer  dans  la  nuit  une  réponse  à 
Bucharest^  par  laquelle  ils  déclaraient  qu'ils  ne  pouvaient 
confier  k  force  armée  à  un  homme  qui  ne  jouissait  pas 
de  la  confiance  publique  ;  ils  demandaient  que  le  minis- 
tère de  la  guerre  fut  confié  à  Tell»  et  que  Maghiero  fut 
nommé  capitaine  général  de  tous  les  dorobans  et  de 
Farmée  irréguliëre.  Ils  finissaient  leur  lettre  en  exigeant 
que  tous  les  actes  promulgués  par  le  gouvernement  pro- 
visoire, depuis  le  9  juin,  fussent  reconnus  :  <  Si  ces  con. 
dilîons  ajoutaient-ils,  sont  acceptées,  le  pays  sera  tran- 
quille; sinon,  les  représentants  de  la  nation  viendront, 
avec  le  camp,  traiter  aux  portes  de  Bucharest.  •  Ces  der- 
nières paroles  s'adressaient  moins  à  leurs  collègues,  qu'à 
Bîbeseo,  dont  les  engagements  inspiraient  une  médiocre 
confiance. 

Les  soupçons  n'étaient  que  trop  fondés.  Duhamel, 
voyant  le  mouvement  national  se  prononcer  avec  un  en- 
semble menaçant,  et  se  fortifier  par  la  sanction  légale  que 
lui  apportait  l'acquiescement  de  Bibesco,  ne  trouva  plus 
d'autre  ressource  que  la  séparation  du  prince  et  du  peu- 
ple. Il  lui  importait  de  créer  le  désordre  ;  la  régularité 
d'une  révolution  placée  sous  les  auspices  du  chef  de 
l'Etat,  offrait  trop  peu  de  chances  à  l'intervention  du 
protectorat.  Il  s'attacha  donc  à  détourner  Bibesco  de  ce 
qu'il  appelait  une  dangereuse  complicité,  le  menaçant  de 
toute  la  colère  du  czar  s'il  y  persistait,  et  lui  promet- 
tant un  prompt  rétablissement,  s'il  voulait  abandonner 
momentanément  un  pouvoir  compromis. 

Bibesco  était  facile  à  effrayer,  et  il  se  sentait  toujours 
fort  peu  d'attachement  pour  une  révolution  qui  Tamoin- 
drissait.  Le  44  juin,  il  donna  sa  démission  et  se  retira  en 


—  i20   — 

Transylvanie.  Duhamel  et  Kotzebue  quittèrent  en  même 
temps  la  capitale,  et  s'arrêtèrent  à  Fockshani,  d'où  ils 
pouvaient  à  la  fois  continuer  leurs  intrigues  et  commu- 
niquer avec  les  troupes  russes. 

La  fuite  du  prince,  laissant  le  pays  sans  direction,  les 
chefs  de  mouvement  de  Bucharest  consacrèrent  le  gou- 
vernement provisoire  avec  quelques  modifications.  L'ar- 
chevêque métropolitain,  Néophyte,  en  était  président  ; 
les  membres  étaient  Stépban  Golesco,  Héliade,  Tell,  Ma- 
ghiero  et  Scurto  ;  les  secrétaires,  A.-6.  Golesco,  N.  Bal- 
cesco,  G.  Rosetti,  J.  Bratiano.  Maghiero  avait  été  rem- 
placé au  ministère  des  finances  par  Constantin  Philip- 
pesco  ;  mais  Odobesco  restait  au  ministère  de  la  guerre. 

La  nouvelle  de  tous  ces  changements  était  arrivée  au 
camp  dans  la  nuit  du  15  juin.  Les  lettres  d'avis  exhor- 
taient Stépban  Golesco,  Héliade,  Tell  et  Maghiero  à  lais- 
ser la  troupe  en  arrière,  à  prendre  des  chevaux  de  poste 
et  à  se  rendre  le  plus  tôt  possible  dans  la  capitale. 

Héliade  n'était  pas  d'avis  d'obéir  à  cette  invita- 
tion. Ses  collègues  et  lui  avaient,  à  leur  départ  de 
Craïova,  adopté  un  programme  qui  lui  semblait  offrir 
plus  de  chances  de  succès  :  révolutionner  et  rassurer  en 
même  temjps  les  districts  par  lesquels  ils  devaient  passer, 
grossir  le  camp  par  l'adjonction  de  volontaires,  appeler 
dans  chaque  village  un  prêtre  et  trois  représentants,  pour 
former  la  base  d'une  assemblée  constituante,  qui  serait 
convoquée  dans  le  camp,  arriver  ainsi  aux  portes  de  la 
capitale  avec  les  masses  et  la  force  armée,  de  manière  à 
imposer  aux  mauvaises  volontés,  tel  était  le  plan  qui  .lui 
semblait  le  plus  sage.  Mais  l'opinion  des  autres  membres 
l'emporta.   lU  renvoyèrent   donc  les  dorobans  et  les 


—  421    — 

paysans  à  leurs  foyers,  ôtant  ainsi  à  la  révolution  son 
appareil  populaire,  et  se  désarmant  eux-nf)ên)es.  L'expé- 
dition ne  se  composa  plus  que  des  deux  compagnies  de 
Plessoîano  et  de  Zalyc,  du  corps  de  cavalerie  de  Racotsi 
et  de  quelques  centaines  de  volontaires;  elle  reçut  ordre 
de  marcher  lentement  vers  la  capitale^  où  devaient  la  de- 
vancer les  membres  du  gouvernement. 

Ceux-ci  partirent  en  effet,  le  i6  juin,  de  grand  matin, 
seuls,  en  blouses,  dans  trois  voitures. 

Ils  arrivèrent  à  Bucharest  dans  la  soirée.  Leur  pré- 
sence y  devenait  nécessaire  ;  car  il  se  produisait  déjà  des 
désaccords,  suites  inséparables  des  premiers  jours  d'une 
insurrection  triomphante.  J.  Bratiano  et  Rosetti  avaient, 
dans  le  conseil  du  gouvernement,  proposé  des  mesures 
révolutionnaires,  dont  l'énergie  convenait  peu  au  tempé- 
rament de  leurs  collègues.  Indignés  de  ne  pas  se  voir 
écoutés,  ils  avaient  donné  leur  démission.  Malheureuse 
révélation  des  discordes  intérieures,  qui  devaient  rassurer 
les  agents  moscovites!  Ceux-ci,  plus  habiles,  manœu- 
vraient avec  ensemble  pour  compromettre  un  gouverne- 
ment mal  assis,  et  faire  avorter  la  victoire  populaire. 
Beaucoup  de  boyars,  alarmés  des  articles  de  la  Constitu- 
tion qui  assuraient  aux  cultivateurs  le  droit  de  propriété, 
criaient  à  la  spolation,  et  murmuraient  tout  bas  l'accu- 
sation banale  de  communisme.  Revenus  de  leur  pre- 
mière stupeur,  encouragés  secrètement  par  Odobesco, 
ils  formèrent  une  réunion,  appelée  club  des  propriétaires, 
qui  se  sentait  assez  appuyée  pour  menacer  le  gouverne- 
ment. Les  triomphateurs  du  camp  d'Islaz  tombaient,  à 
leur  arrivée,  dans  un  réseau  de  pièges. 

Dès  la  première  séance  régulière  du  gouvernement,  de- 


—  422  — 

venu  complet  par  la  présence  de  Stépban  Golesco^  d*Hé- 
liade  et  de  leurs  compagnons,  Odobesco  ne  déguisa  pas 
ses  mauvais  vouloirs.  On  avait  ouvert  l'avis  de  réunir  l' ar- 
mée dans  la  capitale,  pour  en  faire  la  sauvegarde  de  la 
révolution  et  de  Tordre  public.  Odobesco  s'y  opposa,  sous 
prétexte  qu'on  ne  pouvait  dégarnir  les  frontières  et  les 
quarantaines  ;  et,  comme  on  insistait,  il  osa  répondre  que 
de  semblables  mesures  déplairaient  à  la  Russie,  et  qu'il 
ne  pouvait  pas,  lui,  ancien  officier  de  la  Russie,  susciter 
des  difficultés  à  cette  puissance.  Etonnés  de  ces  auda- 
cieuses paroles,  quelques  membres  lui  firent  remarquer 
que  son  langage  était  peu  d'accord  avec  le  rôle  qu'il  avait 
accepté,  que,  s'il  était  l'ami  des  Russes,  il  serait  plus  ho- 
norable de  sa  part  de  se  retirer.  Odobesco  répondit  avec 
l'arrogance  d'un  homme  qui  se  sentait  le  plus  fort.  Ainsi, 
ce  gouvernement  à  peine  naissant,  était  déjà  déchiré  par 
la  retraite  de  deux  de  ses  membres,  et  insulté  par  un 
ennemi  qu'on  avait  eu  l'imprudence  d'introduire  dans 
son  sein. 

Il  recueillit  bientôt  le  fruit  de  sa  faiblesse.  Dans  la 
journée  du  18,  pendant  que  le  gouvernement  était  en 
séance,  cinq  individus  se  présentèrent  au  nom  des  pro^ 
priétaires,  et  se  plaignirent  hautement  d'être  dépouillés 
par  la  Constitution,  qui  était,  disaient-ils,  une  atteinte  à 
la  propriété.  Odobesco  était  présent;  on  crut  le  voir 
échanger  avec  les  plaignans  quelques  signes  d'intelli^ 
gence.  Ceux-ci,  après  d«  longues  récriminations  que  l'oa 
s'efforça  vainement  de  combattre,  déclarèrent  qu'ils  re- 
viendraient le  lendemain  avec  une  députation  plus  nom- 
breuse. 

A  la  fin  de  la  soirée,  Odobesco  pcoposa,  comme  chef 


—  4S8  -^ 

de  Tarmée  »  de  présenter  au  gouTeraeoaent  rëtat-major 
et  lés  officiers  de  la  garnisoB  ;  sa  demande  étant  accueil- 
lie, la  réception  fut  indiquée  pour  le  lendemain,  à  midi.^ 

ËD  effet,  à  rheurc  fixée,  les  membres  du  gouverne- 
ment se  trouvant  tous  dans  la  salle  de  réception,  Odo- 
besco  fit  entrer  les  officiers,  et  adressa,  comme  organe 
de  l'armée,  un  discours  de  félicitations  au  gouverne- 
ment. Héliade  remercia,  au  nom  de  ses  collègues,  se  rér 
jouissant  de  voirie  triomphe  de  la  cause  natioi^le  assaur^ 
par  r heureux  accord  du  peuple  et  de  l'armée. 

Cependant,  l'attitude  des  officiers  paraissait  équivo- 
que ;  quelques-uns  mêmes  d'entre  eux  critiquaient  avec 
amertume  certains  articles  de  la  Constitution.  La  reddi* 
tion  d'hommages  dégénérait  en  une  discussion  déplacée, 
lorsqu'on  entendit  tout  à  coup  crier  par  une  voix  du  de« 
hors  :  <c  Les  propriétaires  arrivent  !  »  Aussitôt  Odobesca 
s' approchant  d'Héliade,  et  le  prenant  par  le  bras  :  «  Au 
nom  des  propriétaires,  dit-il,  je  vous  arrête,  monsieur, 
et  vous  tous,  continua-t-il  en  s' adressant  aux  autres 
membres  du  gouvernement,  vous  êtes  arrêtés  pareille- 
ment. » 

En  même  temps,  quelques  officiers  entourèrent  Hé- 
liade ;  d'autres  se  précipitèrent  sur  Tell,  le  désarmèrent 
et  le  firent  sortir  pour  le  conduire  à  la  caserne;  Stepban 
et  Nicolas Golesco,  et  N.  Balcesco  furent  emmenés  et  en- 
fermés dans  une  même  chambre  avec  Iléliade.  Quant  à 
Maghiero,  dès  le  premier  instant,  il  avait  tiré  son  sabre, 
s'était  frayé  un  passage  à  travers  le  groupe  des  officiers, 
et  suivi  de  deux  dorobans,  il  s'était  barricadé  dans  une 
chambre,  décidé  à  s'y  défendre  contre  toute  attaque. 
La  trahison  était  si  évidemment  concertée,  que  Salo^ 


—  424  — 

0IOB  apparut  au  prmiier  tumulte,  suivi  de  deux  compa- 
gnies qui  s^étaient  tenues  en  embuscade  dans  une  rue 
adjacente.  Les  soldats  envahirent  le  palais,  la  baïonnette 
en  avant;  dix  factionnaires  furent  placés  devant  la  cham- 
bre où  étaient  les  prisonniers  ;  et  Salomon  parcourut  les 
salles  et  les  corridors  à  la  recherche  de  Maghiero. 

Mais  le  triomphe  des  traîtres  ne  fut  pas  de  longue  du- 
rée. Quelques  amis  du  gouvernement,  qui  étaient  venus 
au  palais  pour  assister  i  la  cérémonie,  s'étaient  sauvés 
par  les  fenêtres  du  rez-dendiaussée,  et  avaient  aussitôt 
donné  Talarme.  En  un  clin-d'œil  toute  la  ville  futdebout, 
étudiants,  ouvriers,  négociants,  jeunes  boyars,  se  pré- 
cipitèrent à  la  fois  ;  la  cour  du  palais  ne  pouvait  contenir 
la  foule  indignée  ;  Tell,  délivré  en  chemin  par  un  groupe 
de  jeunes  gens,  franchit  Tescalier  avec  les  plus  intrépi- 
des. En  quelques  instants  les  soldats  furent  chassés  des 
appartements,  les  prisonniers  délivrés ,  et  Maghiero  sor- 
tit de  sa  retraite. 

Au  milieu  du  désordre,  Salomon  avait  pu  gagner  la 
cour,  et  s'était  remis  à  la  tète  de  ses  compagnies.  Odo- 
besco,  resté  dans  la  grande  salle,  entouré  de  la  foule^  fût 
désarmé  et  arrêté;  le  peuple  demandait  à  grands  cris 
qu'on  lui  livrât  le  traître. 

Cependant,  Salomon  avec  ses  soldats,  se  tenait  encore 
dans  la  cour  du  palais  ;  la  foule  grondait  autour  d'eux, 
indignée  de  son  audace  après  ud  attentat  avorté,  lors- 
qu'une dame,  Madame  Ipatesco ,  armée  de  deux  pisto- 
lets, alla  droit  à  Salomon,  le  somma  d'évacuer  la  place, 
et  fit  appel  aux  citoyens.  Entraîné  par  son  exemple,  élec- 
trisé  par  sa  voix,  le  peuple  se  précipite  en  poussant  des 
cris  terribles.  Une  sanglante  collision  é4ait  imminente  ; 


t 


f 


—  425  — 

îl  fallut  qu'Odobesco ,  sur  les  ordres  du  gàuverDement , 
^  enjoignit  à  Salomon  de  se  retirer.  Mais  au  lieu  de  rega- 
>.  gner  leur  caserne,  les  soldais  se  remirent  en  embuscade 
à  l'endroit  qu'ils  avaient  occupé  dans  la  matinée.  Quel- 
^  ques  hommes  du  peuple  les  aperçurent,  donnèrent  ré- 
veil, et  la  foule  s'élança  de  nouveau  pour  les  débusquer. 
^  A  l'approche  des  masses,  Salomon  coinmanda  le  feu  ; 
neuf  hommes  furent  frappés  de  mort;  une  dizaine  furent 
blessés.  La  fureur  du  peuple  redoubla ,  et  les  soldats , 
épouvantés  de  leur  sanglant  exploit,  se  dirigèrent  à  pas 
précipités  vers  la  caserne. 

Sur  leur  chemin,  ils  furent  encore  assaillis  par  un 
groupe  populaire  ;  de  nouveau  ils  firent  feu^  et  de  nou- 
veau il  y  eut  des  victimes.  Après  ce  dernier  exploit,  ils 
gagnèrent  leur  caserne.  L'indignation  était  au  comble  ; 
toutes  les  voix  de  la  [capitale  s'unissaient  dans  une  cla- 
meur immense  qui  appelait  la  mort  d'Odobesco  et  de 
Salomon.  D'un  côté^  le  peuple,  pour  empêcher  l'évasion 
d'Odobesco,  élevait  des  barricades  autour  du  palais  ;  de 
l'autre,  il  assiégeait  la  caserne  et  menaçait  de  l'incen- 
dier. Le  carnage  allait  recommencer';  car  Salomon,  maî- 
tre de  l'artillerie,  prenait  toutes  les  mesures  de  défense, 
lorsque  le  métropolitain ,  envoyé  par  le  gouvernement 
avec  N.  Balcesco  et  quelques  notables  de  la  ville ,  vint 
proposer  à  Salomon  de  se  rendre  et  de  livrer  l'artillerie. 
A  cette  condition,  on  lui  promettait  indulgence  pour  son 
crime.  Salomon  se  soumit  ;  les  canons  furent  rendus  et 
transportés  au  palais  ;  le  peuple,  prompt  à  pardonner, 
consentit  à  fraterniser  avec  les  soldats. 

Tout  rentra  dans  le  calme  ;  les  deux  coupables  étaient 
arrêtés,  et  une  commission  d'officiers  fut  nommée  pour 


—  436  - 

les  juger.  Mais  telle  était  encore  Tinfluence  delà  Russie, 
que  trois  jours  se  passèrent  avant  qu'on  put  trouver  un 
avocat  qui  consentit  à  se  faire  leur  accusateur  au  nom 
du  peuple  et  des  parents  des  victimes.  Enfin,  Tex-capi- 
taine  Ciocardia,  juge  du  district  d'Ialomitza,  eut  le  cou« 
rage  d'accepter  cette  mission  de  justice. 

liC  peuple  avait  témoigné  sa  force,  mais  legouyerne- 
ment  semblait  encore  étourdi  de  sa  chute  momeotànoe 
et  de  sa  soudaine  restauration.  À  la  première  séance  qui 
suivit  les  troubles,  Rosetti  et  Bratiano  reprirent  leur 
place  au  conseil,  sans  que  ni  de  leur  pttrt  ni  de  celte  de 
leurs  collègues,  il  fut  question  de  leur  démission  donnée. 
Malgré  ce  rapprochement,  les  esprits  n'étaient  pas  d'ac- 
cord ;  et  les  méfiances  mutuelles,  ainsi  qu'il  arrive  d'ha- 
bitude, se  multipliaient  avec  les  dangers. 

On  avait  appris  cependant  à  mesurer  l'audace  des  en- 
nemis, et  leur  échec  ne  semblait  pas  les  avoir  découra- 
gés. Les  boyars  conspiraient  tout  haut  ;  les  officiers  de 
la  caserne  préparaient  une  nouvelle  tentative  pour  déli- 
vrer les  deux  prisonniers^  tout  le  monde  des  fonction- 
naires s'agitait,  semant  des  bruits  d'alarme,  annonçant 
l'arrivée  prochaine  des  Russes,  et  poussant  aux  désordres 
pour  y  trouver  des  ressources. 

Le  lendemain  de  l'attentat  d'Odobesco,  le  gouverne- 
ment avait  fait  venir  i  Bucharest  deux  compagnies  du 
camp  d'Islaz  sous  les  ordres  de  Plessoiano  devenu  colo- 
nel. C'était  HD  appui  eontre  les  soldats  de  Safomon.  Hais 
pour  déjouer  les  intrigues  des  boyars,  et  les  menées  des 
agents  russes,  pour  rassurer  le  peuple  et  donner  dti 
cœur  aux  hommes  de  bonne  volonté,  il  aurait  fallu  pren- 
dre une  attitude  énergique,  marcher  avec  ensemble  et 


—  427  — 

commander  avec  autorité.  Malheureusement ,  le  temps  se 
perdait  en  incertitudes  et  en  fluctuations.  Quinze  jours 
s'étaient  passés  sans  résultats  apparents.  Quinze  jours 
stériles  au  début  d'une  révolution  !  C'était  presque  une 
défaite. 

Le  bruit  de  la  marche  des  Russes  prenait  de  la  con* 
sistance  ;  on  les  disait  arrivés  à  Fockshani,  et  le  gouver* 
nement,  quoiqu'informé  du  contraire  par  les  rapports 
des  administrateurs  de  Buzeo,  d'ibraïla  et  de  Romanic, 
craignait  lui-même  d'être  trompé^  et  n'avait  pas  assez 
d^autorité  pour  détromper  les  autres.  Enfin,  il  en  vint  à 
donner  encore  un  triste  exemple  de  défaillance  qu'on 
s'étonne  de  rencontrer  chez  des  hommes  ayant  pris  en 
main  les  destinées  publiques. 

Dans  la  journée  du  38>  Rosetti  vint  au  siège  du  gou«» 
vernement  annoncer  d'un  air  effaré  que  décidément  les 
Russes  étaient  à  Fockshani,  qu'il  tenait  cette  nouvelle 
du  consul  anglais»  M.  Colqboun,  que  par  conséquent  on 
pouvaitla  considérer  comme  officielle  (1).  Cette  assertion 
cependant  n'était  pas  plus  fondée  que  les  bruits  précé- 
dents ;  mais  à  la  manière  dont  elle  était  rapportée,  on 
l'accepta  comme  vraie,  et  toutes  les  têtes  s'égarèrent. 
Le  gouvernement  décida  de  se  retirer  à  Tirgovist,  où  le 
voisinage  des  montagnes  offrait  des  ressources  à  la  ré- 
sistance. 

Comment  se  prit  cette  étrange  resolution?  C'est  ce 
qu'il  est  difficile  d'établir  au  milieu  des  contradictions 


(1)  Héliade  assare  que  le  consulat  anglais  protesta  plus  tard 
officiellement  contre  cette  allégation  qu'on  lui  avait  prêtée.  (Mé- 
moîMs  sur  l'histotrcdek  iégônéralm  rouoianie,  p.  123.  ) 


et  de&  accusations  mutuelles.  Quelques    membres   du 
gouvernement  font  tomber  le  blâme  sur  Héliade,  que 
Ton  chercha  en  vain,  disent-ils ,  au  moment  de  délibé^ 
rer.  Mais  en  supposant  qu'Héliade  ait  donné  un  exemple 
de  faiblesse,  la  majorité  n'était  pas  tenue  de  s'y  confor- 
mer ;  et  c'est  reconnaître  à  Héliade  une  bien  haute  im- 
portance ,  que  d'avouer  qu'il  suffisait  de  son  absence 
pour  affaiblir  tous  les  cœurs.  Non,  il  n'y  eût  pas,  en  cette 
circonstance ,  des  hommes  plus  ou  moins  coupables  ;  ia 
faute  fut  commune  à  tous ,  et  c'est  déjà  une  réparation 
que  d'en  faire  l'aveu.  Maghiero  lui-même,  le  brave  Ma- 
ghiero,  demandait  également  à  partir,  et  pas  une  voix 
ne  proposa  une  résolution  contraire. 

Le  seul  tort  peut-être  que  l'on  puisse  reprocher  à 
Héliade,  c'est  d'être  parti  isolément.  Le  gouvernement 
ayant  pris  une  décision  aussi  grave,  devait  marcher  en 
corps  vers  sa  destination.  Héliade  assure  qu'il  croyait  re- 
joindre ses  collègues  sur  la  route  principale  de  la  poste  ; 
mais  ceux-ci  avaient  pris  un  autre  chemin. 

Le  départ  s'était  fait  dans  la  nuit  du  28  au  29  juin.  A 
l'aube  du  jour,  les  boyars  se  réveillèrent  maîtres  de  la 
ville,  en  possession  d'un  pouvoir  abandonné,  étonnés 
d'une  victoire  qui  leur  coûtait  si  peu.  Réunis,  dès  le  ma- 
tin, chez  le  métropolitain,  Néophyte,  ils  y  formèrent  une 
caimacamie,  gouvernement  ordinaire  des  interrègnes. 
Le  métropolitain ,  la  veille  président  du  gouvernement 
provisoire,  mais  instrument  inerte  de  la  révolution,  se 
fit,  avec  le  même  abandon,  mais  peut-être  avec  plus  de 
sympathie,  l'instrument  de  la  réaction.  Sur  tous  les  murs 
on  put  lire  bientôt  la  circulaire  suivante  : 

•  Les  rebelles  se  sont  enfuis  de  la  capitale  dans  la  nuit 


—  429   — 

«  du  28  au  29  juin,  dès  qu'ils  ont  appris  que  les  armées 
a  des  hautes  cours  suzeraine  et  protectrice,  s'appro- 
a  chaieiit  de  nos  frontières.  Nous  nous  empressons 
«  d'annoncer  cette  bonne  nouvelle  à  tous  les  habitants 
<  du  pays.  En  même  temps  nous  les  avertissons  que,  de 
«  concert  avec  MM.  les  boyars  qui  se  trouvent  dans  la 
«  capitale,  des  mesures  ont  été  prises  pour  le  rétablis- 
se sèment  de  la  tranquillité  publique,  et,  à  cette  occasion, 
«  les  habitants  de  toute  classe  et  de  tous  rangs  sont  in- 
«  vités  à  accueillir,  avec  des  sentiments  de  reconnais- 
«  sance  et  d'amour,  les  sauveurs  du  pays. 

«  f  Néophyte,  métropolitain. 
«  29  Juin  18/i8.  > 

En  même  temps,  les  caîmacans  improvisés  annonçaient 
leur  avènement  dans  des  affiches  ainsi  conçues  : 

«  La  caïmacamie  de  la  Valaquie, 

c  Â  la  suite  de  Tévénement  du  11  juin,  connu  du 

c  public,  le  domnu  régnant,  Georges  Démétrius  Bibesco, 

€t  par  sa  retraite  dans  les  états  autrichiens,  cessant  de 

c  gouverner  le  pays,  nous,  en  vertu  du  dix-huitième 

«  article  du  règlement  organique,  en  nous  chargeant  des 

«  rênes  du  gouvernement,  portons,  par  cela,  cet  événe- 

«  ment  à  la  connaissance  de  tous  les  habitants  du  pays, 

c  Nous  avertissons  en  même  temps  tous  les  anciens 

c  fonctionnaires  qui  n'ont  pas  pris  une  part  directe  au 

«  renversement  du  gouvernement  légal,  de  reprendre 


—  430  — 

c  les  fonctions  qui  leur  avaient  été  confiées  par  le  domni 
f  régnant. 

«  Le  ban,  Théodore  Yagaresco, 
<  Emmanuel  Baliano. 
•  Bacharest»  29  juia  18&(k  » 


Enfin,  C.  CherescOy  en  qualité  de  secrétaire  d'Etat, 
adressa  une  note  aux  consuls  des  puissances  étrangères, 
dans  les  termes  suivants  :  «  L'ancien  état  de  choses  étant 
c(  rétabli  définitivement,  comme  il  existait  avant  Tévé- 
((  nement  fâcheux  du  11  juin,  nous  nous  empressons  de 
«  vous  annoncer  qu'une  caïmacamie  vient  d'être  nom- 
«  mée^  et  qjue  tout  va  rentrer  dans  l'état  normaL  » 

Dès  le  matin,  Odobesco  et  Salomon,  mis  en  liberté, 
reprirent,  Tun  le  commandement  de  l'armée,  l'autre  ce- 
lui de  la  garnison.  La  réaction,  si  facilement  remise  en 
possession  du  pouvoir,  ne  garda  pas  de  ménagements. 
Des  arrestations  furent  fbites  dans  tous  les  quartiers  de 
Bucharest  ;  en  dérision  de  la  Constitution  qui  avait  aboli 
les  peines  corporelles,  des  citoyens  de  toute  classe  furent 
fouettés  en  pleine  rue  ;  le  capitaine  des  gendarmes  (do- 
robans),  criait  à  haute  voix  qu'il  allait  ajouter  dix  livres 
de  plomb  aux  lanières  de  son  fouet,  et  qu'il  en  recou- 
vrirait le  manche  de  peau  roumaine.  Les  caimacans  ex- 
pédièrent dans  tous  les  districts,  l'ordre  d'arrêter  les 
membres  du  gouvernement  provisoire,  et  de  rétablir  tous 
les  anciens  fonctionnaires. 


—  481  — 

Héliacle  avait  gagné  Tirgovist  sans  rencontrer  ses  col- 
lègues,  mais  aussi  sans  être  inquiété.  Plus  loin,  dans  le 
village  de  Puciosa,  sur  des  ordres  venus  de  Bucharest, 
il  fut  arrêté  et  gardé  à  vue  dans  la  maison  du  sousradmi- 
nistratcur.  En  même  temps,  il  apprenait  que  Philippesco 
était  détenu  à  Tirgovist. 

Quant  aux  autres  membres  du  gouvernement  provi- 
soire, partis  ensemble  de  Bucharest  avec  les  deux  com- 
pagnies de  Plessoîano,  ils  avaient,  des  les  premiers  pas, 
goûté  les  amertumes  de  la  mauvaise  fortune.  Non  loin  de 
la  capitale,  les  soldats  refusèrent  de  les  suivre;  il  fallut 
encore  leur  payer  les  frais  de  route  pour  retourner  chez 
eux.  La  nouvelle  de  leur  chute  les  avait  précédés  à  Tir- 
govist, et  lorsqu'ils  y  arrivèrent  le  30  au  matin,  ils  ren- 
contrèrent, aux  portes  de  la  ville,  les  créatures  et  les  do- 
mestiques des  boyars  réactionnaires,  assemblés  et  armés 
au  nombre  de  plus  de  six  cents,  pour  s'opposer  à  leur 
passage.  Cette  foule  était  composée  en  grande  partie  des 
ouvriers  et  des  tziganes^  d'une  fabrique  appartenant  à 
Baliano.  Cependant,  malgré  la  supériorité  de  leur  nom- 
bre, ces  misérables  n'osaient  attaquer  le  petit  groupe  où 
se  trouvaient  des  hommes  comme  Tell  et  Maghîero,  dont 
ils  connaissaient  la  résolution.  Leurs  hostilités  se  bor- 
naient à  obstruer  la  route  de  leurs  masses  compactes,  et 
à  charger  d'injures  les  hommes  qui  avaient  voulu  les  af- 
franchir. «  Qui  êtes  vous,  s'écriaient-ils,  pour  venir 
changer  les  choses  ?  Ne  pouvez-vous  les  laisser  telles  que 
Dieu  les  a  établies?  Le  boyar  est  destiné  par  le  ciel  à 
être  boyar,  et  nous  autres,  pauvres  pécheurs,  nous  som- 
mes destinés  à  souffrir  et  à  supporter  les  charges.  Le  tzi- 
gane aussi  est  maudit  ejt  destiné  à  être  esclave.  Vous 


—  432  — 

êtes  des  apostats ,  des  papistes,  qui  osez  renverser  les 
décrets  de  la  divinité  (i).  » 

Les  patriotes  étaient  au  nombre  de  soixante,  bien  ar- 
més, et  ne  redoutant  guère  une  lutte  avec  ces  bandes 
mal  ordonnées  ;  mais  quelques*uns  avaient  au  milieu 
d'eux  leurs  femmes  et  leurs  enfants.  Ceux-ci  exposés  à 
un  soleil  ardent,  étaient  dévorés  de  soif,  et  pleuraient 
en  demandant  à  boire.  Les  gémissements  de  ces  infortu- 
nés et  le  désespoir  des  mères  troublaient  Tâme  des  plus 
résolus.  Ils  tentèrent  de  parlementer.  Mais  les  bojrars 
de  Tirgovist,  parcourant  la  foule,  et  l'excitant  au  massa- 
cre, empêchaient  toute  transaction.  Les  clameurs  et  les 
injures  redoublaient,  et  la  foule  grossissait,  toujours  plus 
menaçante.  Cependant,  même  les  plus  furieux,  n'osaient 
commencer  une  attaque  ;  il  semblait  qu'ils  voulussent 
épuiser  cette  petite  troupe  par  la  chaleur  et  la  fatigue. 
Six  heures  se  passèrent  ainsi,  sous  un  ciel  brûlant,  dans 
des  flots  de  poussière,  au  milieu  des  vociférations  de  la 
multitude,  des  cris  des  enfants,  des  pleurs  des  femmes. 
Les  patriotes  résolurent  d'en  finir.  Déjà  ils  disposaient 
leurs  armes,  lorsqu'un  des. plus  bruyants  parmi  les  me- 
neurs appelant  à  part  les  frères  Golesci,  Tell  et  Maghiero, 
leur  demanda  trois  cents  ducats,  promettant  à  ce  prix  de 
leur  livrer  passage,  pourvu  qu'ils  s'abstinssent  d'entrer 
dans  la  ville. 

Ces  derniers  jugeant  qu'il  valait  mieux  consentir  à  ce 
sacrifice,  que  se  frayer  un  passage  à  travers  des  cadavres, 
lui  remirent  cette  somme,  et  il  s'en  alla  d'un  air  fanfa- 

(1)  Mémoires  sur  rhisioire  de  la  r^iniratkm  roumaine,  par  J. 
Héliade  Radolesco,  p.  liïO. 


—  483  - 

ron  disperser  la  foule,  qui,  depuis  qu'elle  avait  vu  reluira 
les  sabres,  était  fort  disposée  à  se  retire»  d'elle-même. 
Les  fontaines  et  les  puits  furent  libres  ;  les  femmes  et  les 
enfants  purent  se  désaltérer.  Enfin,  Maghiero  et  ses  com- 
pagnons se  remirent  en  route  pour  pénétrer  dans  le  dis- 
trict de  Monticelliy  et  gagner  les  montagnes  du  côté  de 
Rucar. 

Arrivés  h  ce  dernier  endroit,  le  2  juillet,  ils  apprirent 
que  les  gardes  des  frontières  valaques,  à  l'instigation 
des  fonctionnaires  de  la  quarantaine  et  de  quelques  boyars, 
se  préparaient  à  leur  interdire  le  passage  des  montagnes. 
Une  lettre  de  Bibesco  qui  se  trouvait  près  de  là,  à  Crons* 
tadt,  faisait  appel  aux  paysans,  promettant  de  grosses 
récompenses  à  ceux  qui  arrêteraient,  morts  ou  vifs,  les 
membres  du  gouvernement  provisoire,  et  spécialement 
Héliade,  Tell  et  Maghiero. 

I^s  fugitifs,  avertis  à  temps  celte  fois,  faisaient  donc 
leurs  dispositions  pour  s'ouvrir  un  chemin  en  combattant, 
lorsque  les  nouvelles  de  Bucharest  vinrent  les  arrêter. 

La  caîmacamie  s'était  montrée,  dès  les  premières 
heures,  si  follement  insolente,  si  lâchement  cruelle,  que 
toute  la  ville  fut  bientôt  iDn  rumeur.  La  majorité  des 
citoyens  avait  déjà  prouve  qu'elle  s'associait  de  grand 
cœurù  la  révolution,  et  la  plus  vulgaire  prévoyance  au- 
rait  dû  avertir  les  boyars  qu'il  était  dangereux  d'abuser 
d'un  succès  de  hasard.  Toute  la  journée  cependant  avait 
été  consacrée  à  des  mesures  de  rigueur  et  de  vengeance, 
comme  si  Ton  eût  pris  à  tâche  de  provoquer  les  colères. 
Le  lendemain  les  persécutions  redoublèrent;  l'indigna^ 
lion  publique  croissait  d'heure  en  heure;  il  était  facile 
de  prévoir  qu'au  premier  incident  elle  éclaterait.  Le  capi- 

28 


—  434  — 

taine  des  dorobans,  voyant  un  négociant  sur  la  porte  de 
son  magasin,, l'apostropha  en  termes  grossiers,  et  sur 
une  réplique  ferme,  mais  convenable,  du  négociant,  il  se 
précipita  sur  lui,  le  fouet  à  la  main  et  Taccabla  de  coups. 
En  ce  moment,  passait  un  jeune  homme,  âgé  de  seize 
ans,  nommé  Martinesci.  Excité  par  la  brutalité  du  soldat, 
il  remplit  toute  la  rue  de  ses  clameurs,  appela  le  peuple 
à  la  vengeance,  et,  s'exaltant  lui-même  à  mesure  qu'il 
parlait,  il  chargea  de  malédictions  les  caïmacans  et  leurs 
sicaires,  invoqua  les  serments  prêtés  à  la  Constitution, 
et  convia  les  citoyens  à  se  réunir  pour  chasser  les  traîtres 
et  les  parjures.  Les  ardentes  paroles  du  jeune  homme, 
qui  répondaient  aux  pensées  de  tous,  eurent  bientôt  ras* 
semblé  une  foule  compacte  et  menaçante.  Au  premier 
tumulte,  l'officier  avait  pris  la  fuite  :  l'attention  ne  se 
portait  plus  sur  lui  ;  elle  était  tout  entière  attirée  vers  un 
gouvernement  odieux,  a  A  bas  la  caïmacamie!  >  criait- 
on  de  toutes  parts  ;  «  Vive  la  Constitution  !  »  En  un  ins- 
tant toute  la  ville  est  debout  ;  une  troupe  nombreuse  se 
porte  vers  le  palais  du  gouvernement  :  mais  elle  n'y  trouve 
aucune  résistance;  la  caïmacamie  avait  disparu  devant  le 
souffle  populaire. 

Pour  ne  pas  laisser  la  ville  sans  autorité,  un  groupe 
déjeunes  gens  se  rendit  auprès  du  métropolitain,  Pinyi- 
tant  à  prendre  la  direction  des  affaires  jusqu'au  retour 
des  membres  du  gouvernement,  et  lui  demandant  un 
désaveu  public  de  sa  proclamation  de  la  veille.  Une  heure 
après,  on  lisait  sur  tous  les  murs  une  encyclique  de  l'ar- 
chevêque^ commençant  par  ces  lignes  : 

c  Ce  qui  a  été  publié  hier,  le  29  du  courant,  sous  notre 
>  signature,  ctoii  nous  qualifions  le  gouvernement  provi* 


—  435  — 
»  soire  derehelle  et  d'autres  choses  semblables,  aujour- 
»  d'hui,  selon  le  désir  du  peuple  roumain,  nous  le  re- 
»  gardons  comme  non  avenu  et  nous  le  renions  com- 
»  plètement.  » 

Les  plus  exaspérés  parmi  la  foule  s'étaient  portés 
vers  la  maison  du  capitaine  des  dorobans,  qui  ne  présenta 
bientôt  qu'un  monceau  de  ruines.  La  maison  de  Baliano 
fut  également  maltraitée,  ainsi  que  celles  de  Cheresco  et 
du  secrétaire  de  l'archevêque,  rédacteur  de  la  proclama- 
tion du  29. 

Là  s'arrêtèrent  les  désordres.  Odobeseo  et  Salomon 
avaient  donné  leur  démission  ;  un  gouvernement  intéri- 
maire venait  d'être  formé,  composé  du  métropolitain,  de 
Campmiano,  Cretzulesco,  Minco  et  J.  Bratiano,  secré- 
taire. C'était  le  troisième  gouvernement  provisoire,  en 
tête  duquel  figurait  le  métropolitain  Néophyte,  triste 
jouet  àek  événements  et  des  faiblesses  de  sa  conscience. 

Nitsesco,  ministre  du  contrôle,  et  le  préfet  de  la  ville, 
Florian  Arons,  furent  désignés  pour  aller  à  Rucar  rappe- 
ler les  membres  du  gouvernementprovisoire.  Déjà  Héliade 
et  Philippesco ,  avertis  par  les  bruits  publics,  se  diri- 
geaient vers  Bucbarest,  où  ils  firent  leur  entrée  le  2  juillet 
à  la  lueur  des  flambeaux,  et  au  milieu  des  acclamations 
d'une  foule  enthousiaste. 

Arons  et  Nitsesco  rejoignirent  Maghiero  et  ses  compa- 
gnons au  moment  où  ils  se  disposaient ,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit,  à  franchir  les  montagnes.  Trois  jours  après, 
ils  entraient  à  Bucbarest,  escortés  par  la  population  en- 
tière qui  s'était  portée  au*devant  eux. 


CHAPITRE  XIV. 

Projet  de  réforme.  ^  Commission  mixte  de  boyai*s  et  de  paysans. 

—  Dîscossions  orageuses.  — Intrigues  des  agents  russes.  —  Dis- 
solution de  ]a  commission.  —  Entrée  des  Turcs  en  Yalaquie.  — 
Omer-Pacha  et  SuIeyman«Pacha.  —  Décision  du  gouvernement 
provisoire. —  Lieutenance  princière.  —  Rappel  de  Suleyman- 
Pacha. —FuadEffendi. — Désunion  des  patriotes.  —  Soulève* 
ment  du  peuple.  —  Le  règlement  organique  est  brûlé  en  place 
publique.  —  Portrait  d'Omer-Pacha.  —  L'armée  turque  aux 
portes  de  Bucharest.  —  Dissolution  de  la  Lieutenance  princière. 

—  Galmacamie. — Arrestation  d'une  députatiou  roumaine. — 
Entrée  des  Turcs  dans  Bucharest.  —  Excès  des  Turcs.  —  CoN 
lision  sanglante  dans  la  caserne.  —  Départ  des  chefs  patriotes. — 
Entrée  des  Russes  en  Yalaquie.  *— Maghiero  au  camp  de  Trajan, 
s'apprête  à  marcher  contre  les  Russes.  —  Énergie  des  paysans 
roumains.  —  Licenciement  de  l'armée  de  Maghicro. 

Deux  fois  en  trois  semaines,  le  gouvernement  provi- 
soire était  tombé,  d*abord  sous  un  audacieux  coup  de 
main,  ensuite  par  un  acte  spontané  de  faiblesse.  Deux 
fois  le  peuple  l'avait  rétabli ,  donnant  résolument  à 
ses  chefs  des  leçons  de  conduite.  Il  est  digne  d'intérêt  de 
signaler  cette  population  toute  neuve  en  politique,  qui 
marque  ses  débuts  par  le  courage  et  la  sagesse,  s'eflaçant 
devant  ses  chefs  quand  ils  triomphent,  les  remettant 


-  437  - 

debout  quand  ils  tombent,  et  faisant  preuve  tour  à  tour 
d'énergie  et  de  modération. 

Au  surplus,  cette  double  épreuve  attestait  les  forces  de 
la  révolution.  Les  boyars  purent  se  convaincre  que  leurs 
intrigues  habituelles  n'étaient  plus  de  saison,  et  qu'une 
nation  n'abdiquait  pas  aussi  facilement  qu'un  hospodar. 
Le  gouvernement  de  son  côté,  qui  n'^avait  failli  que  par 
défiance  de  lui-même,  reprit  du  cœur  en  présence  des 
sympathies  populaires,  et,  fort  de  l'adhésion  générale,  se 
mit  énergiqueraent  à  l'œuvre. 

Il  importait  avant  tout  de  rassurer  la  puissance  suze- 
raine, afin  que  son  adhésion  au  mouvement  national 
ôtât  tout  prétexte  à  l'intervention  moscovite.  Déjà  le 
divan  commençait  à  comprendre  le  véritable  caractère 
de  la  révolution  ;  et  ce  n'était  pas  sans  une  certaine  satis- 
faction qu'on  avait  vu  les  Roumains  se  soulever  hardiment 
contre  le  protectorat.  Mais  il  fallait  autre  chose  que  de 
stériles  sympathies.  A  la  marche  des  choses,  il  était  fa- 
cile de  prévoir  que  la  Russie  ferait  intervenir  ses  armées. 
Déjà  même  elles  étaient  aux  abords  du  Pruth.  La  dignité 
de  la  Turquie,  sa  sécurité  même  lui  commandaient  de 
faire  cause  commune  avec  un  peuple  qui  ne  demandait 
qu'à  resserrer  les  antiques  liens  qui  unissaient  ses  desti- 
nées à  celles  de  l'empire  ottoman.  L'occasion  se  présen- 
tait à  elle  de  faire  acte  de  virilité  :  elle  aussi  avait  besoin 
de  s'affranchir  d'un  protectorat  tyrannique;  mais  elle 
aussi  avait  besoin  d'un  appui  au  dehors,  et  vainement 
elle  avait  tendu  vers  l'Occident  une  main  suppliante.  La 
France  toute  meurtrie  des  sanglantes  journées  de  juin, 
incertaine  elle-même  de  son  lendemain,  n'avait  guère  le 
loisir  de  songer  aux  questions  lointaines.  Il  s'agissait  biefi 


—  438  — 

vraiment  d'envoyer  des  troupes  et  du  canon  sur  le  Da- 
nube, lorsque  les  troupes  campaient  sur  les  places  de 
Paris,  lorsque  rartillerie  était  concentrée  autour  du  palais 
législatif  et  de  l'Hôtel-de-Ville.  L'Autriche,  disloquée  et 
cherchant  à  recueillir  ses  membres  épars,  pouvait-elle 
songer  à  l'intégrité  de  l'empire  ottoman?  T Angleterre 
troublée  au  milieu  de  ces  bouleversements,  n'avait  pas 
souci  de  se  compromettre  avec  la  Russie^  seule  puissance 
restée  dans  l'intégrité  de  sa  force.  La  Turquie  n'avait 
donc  rien  à  espérer  du  dehors^  la  Russie  rien  à  craindre, 
et  les  Roumains,  engagés  dans  les  voies  révolutionnaires 
sur  la  foi  du  manifeste  de  M.  de  Lamartine,  reconnurent 
trop  tard  les  vanités  d'une  trompeuse  éloquence. 

À  r  intérieur  cependant»  le  gouvernement  provisoire, 
resté  vainqueur  de  la  boyarie,  recueillait  dans  les  sym-* 
pathies  populaires  de  nouveaux  encouragements.  De  tous 
les  districts  accouraient  de  nombreuses  députations  de 
paysans  apportant  au  gouvernement  leurs  félicitations  et 
l'offre  de  leur  appui.  Les  villages  les  plus  éloignés  en- 
voyaient leurs  représentants^  toujours  accompagnés  du 
maître  d'école  et  du  pope.  Les  habitants  des  montagnes, 
qui  jamais  n'avaient  abandonné  leurs  retraites ,  se  mi- 
rent en  route  dans  leurs  chariots  traînés  par  des  bœufs, 
et  vinrent  à  Bucharest,  revêtus  de  leurs  vieux  costumes 
daces,  et  fiers  de  tendre  la  main  aux  chefs  de  la  nation 
régénérée.  C'était  Héliade  qui  d'habitude  répondait  aux 
discours  des  députations,  et  qui,  dans  un  langage  pitto- 
resque, savait  se  mettre  en  harmonie  avec  les  naïves 
inspirations  des  villageois. 

11  y  eut  alors  de  beaux  jours  pour  le  gouvernement 
provisoire.  Deux  mois  se  passèrent  daos  une  fête  géflé<« 


—  430  - 

raie  qui  se  cëlébrait  sur  toute  la  surface  du  pays.  La 
réaction  se  taisait.  Quelques  mécontents  seulement» 
mais  en  petit  nombre  y  s'étaient  retirés  dans  la  petite 
Valaquie,  d'où  ils  correspondaient  avec  Bibesco  et  Du* 
hamel.  Maghiero  fut  envoyé  dans  cette  province  avec  le 
titre  de  commissaire-général  et  plénipotentiaire  de  toute 
la  petite  Valaquie.  Il  avait,  en  outre,  mission  d'organi- 
ser une  troupe  de  pandours  et  de  réunir  tous  les  doro« 
bans  en  un  seul  corps  pour  former  un  camp  central.  Sa 
présence  mit  promptement  fin  à  toute  tentative  de  dé- 
sordre. 

A  Bucharest,  le  gouvernement  poursuivait  activement 
le  cours  des  réformes.  Plusieurs  commissions  furent  nom- 
mées pour  préparer  les  projets  de  loi  à  soumettre  aux  dé- 
libérations de  rassemblée  constituante  ;  instruction  pu- 
blique, administration,  travaux  publics,  impôts,  industrie, 
agriculture,  organisation  de  l'armée,  lois  électorales,  etc., 
tout  fut  soumis  à  Texamen  de  ces  commissions,  qui  ne 
manquaient  ni  de  zèle,  ni  d'intelligence,  mais  qui  déli- 
béraient en  face  des  canons  russes,  et  croyaient  à  peine 
elles-mêmes  à  Tachèvement  de  leur  œuvre. 

La  question  vitale  cependant,  la  seule  d'où  pût  sortir 
la  régénération  du  pays,  la  question  de  propriété,  ne  fut 
traitée  que  plus  tard,  alors  que  la  contre-révolution  était 
à  la  veille  de  triompher.  Pour  ne  pas  interrompre  le  cours 
des  événements  politiques ,  nous  devons  dès-à-présent 
donner  le  récit  des  luttes  qu'amenèrent  de  généreuses 
tentatives. 

Les  hésitations  de  la  Porte,  et  l'indifférence  des  cabi- 
nets de  l'Occident  avaient  arrêté  l'élan  du  gouvernement 
de  Bucharest.  Les  hommes  qui  dirigeaient  le  mouvement 


—  440  — 

avaient  teiiement  compté  mr  la  France  républicaine, 
qu'ils  n'avaient  pas  même  songé  qu'ils  auraient  peut-être 
à  marcher  sans  appui.  L'abandon  où  on  les  laissait  était 
pour  eux  une  surprise  ;  déçus  dans  leurs  espérances, 
quelques-uns  naïvement  criaient  à  la  trahison,  tous 
s'abandonnaient  à  l'incertitude  et  à  l'irrésolution.  Les 
boyars,  au  contraire,  reprenaient  courage»  et  leurs  inso- 
lentes clameurs  ramenaient  le  désordre.  La  question  de 
propriété  surtout  était  le  thème  de  leurs  déclamations  et 
de  leurs  menaces,  et  ils  protestaient  hautement  contre 
toute  violation  de  leurs  droits.  Le  gouvernement  pouvait 
par  une  vigoureuse  initiative»  imposer  silence  aux  mau- 
vaises volontés.  C'était  à  lui  de  rendre  aux  paysans  ce  qui 
leur  appartenait  de  temps  immémorial,  sans  attendre  les 
lenteurs  et  les  embûches  d'une  discussion.  Le  droit  des 
paysans  sur  les  deux  tiers  des  propriétés  avait  été  reconnu 
par  toutes  les  législations  ;  mais  toutes  avaient  abusive- 
ment grevé  ce  droit  de  redevances  onéreuses.  Maintenir 
le  droit  et  abolir  les  redevances,  devait  être  le  premier 
acte  du  gouvernement,  sauf  à  réserver  à  la  constituante 
la  question  d'indemnité.  Au  lieu  de  cela,  le  gouvernement 
ajourna  l'application  du  droit  et  livra  les  intérêts  populai- 
res aux  antagonismes  d'une  commission.  Cette  commis- 
sion, ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit,  était  composée  de 
dix-huit  boyars  et  de  dix-huit  paysans.  On  mettait  en 
présence  deux  éléments  qui  ne  pouvaient  se  confondre, 
deux  intérêts  hostiles  entre  lesquels  l'accord  était  impos- 
sible. Le  gouvernement  n'osait  faire  une  loi  qu'il  était  de 
son  devoir  dene  pasretarderd'un  jour,et  il  croyait  faire  sor- 
tir une  loi  de  laréunion  de  deux  principes  à  i'étatde  guerre. 
Ce  ne  pouvait  être  qu'une  occasion  nouvelle  de  co- 


—  441  — 

lères  et  de  haines.  Le  paysan  venait  aux  réunions  avec 
la  conscience  de  son  droit,  le  boyar  avec  la  ferme  réso- 
lution de  céder  le  moins  possible  de  ce  qu'il  avait  usurpé. 
Tant  qu'on  se  maintint  dans  les  questions  de  principes* 
il  ne  fut  pas  difficile  de  s'entendre;  en  fait  de  formules» 
le  boyar  était  généreux.  Dans  la  première  séance,  les 
voix  furent  unanimes  pour  proclamer  la  liberté  du  tra* 
vail  ;  dans  la  seconde,  même  unanimité  pour  accorder 
aux  paysans  le  droit  de  propriété.  Mais,  dès  qu'en  péné- 
trant dans  le  domaine  des  faits,  il  fallut  déterminer 
la  mesure  du  terrain  nécessaire  à  l'entretien  du  paysan 
et  de  son  bétail;  dès  qu'il  fallut  fixer  les  conditions  de 
l'indemnité ,  les  orages  commencèrent.  Tous  les  boyars 
s'accordaient  pour  rendre  illusoire  la  propriété  nouvelle; 
cependant  chacun  d'entre  eux  avait  encore  sa  méthode 
de  déception ,  et  ils  ne  purent  réussir  à  formuler  ensem- 
ble un  même  projet. 

Les  uns  proposaient  d'abandonner  sans  indemnité 
aux  paysans  l'emplacement  du  village  et  le  p&turage  très 
circonscrit  d'alentour.  Les  paysans  répondaient  que  la 
Ck)nstitution  leur  promettait  le  soIVnécessaire  à  leur  en- 
tretien et  à  celui  de  leurs  bestiaux,  et  non  pas  seulement 
remplacement  des  villages. 

Les  autres  voulaient  que  le  même  emplacement  fut 
payé  par  le  paysan  au  prix  courant  du  sol  ;  en  outre,  le 
propriétaire  eût  été  tenu  de  céder  aux  paysans  tout  le 
terrain  qu'ils  demanderaient,  à  condition  que  ceux-ci 
donneraient  au  propriétaire  le  cinquième  en  nature  de 
tous  les  produits,  le  tiers  du  foin,  et  paieraient  en  outre 
un  droit  de  pacage.  C'était  plus  que  doubler  la  dime,  et 
faire  de  la  réforme  une  mystification. 


Un  troisième  projet  bornait  la  concession  do  proprié- 
taire à  l'emplacement  du  village,  avec  un  rayon  de  ter- 
rain de  vingt  stagènes  carrées,  estimées  à  une  piastre 
chaque  stagëne,  c'est-à-dire  1296  piastres  la  pogone»  on 
treize  fois  et  demie  le  prix  courant  de  la  terre. 

Enfin,  un  quatrième  projet,  prenant  pour  base  des 
évaluations  les  prix  qui  avaient  cours  trois  mois  avant  la 
révolution,  proposait  de  céder  à  ce  taux  six  pogones  de 
terrain  dans  la  plaine,  quatre  dans  les  vignobles  ou  deux 
dans  les  montagnes  (!)• 

Il  y  avait  un  article  qui  se  reproduisait  dans  les  quatre 
projets  :  cet  article  conservait  au  propriétaire  le  mono- 
pole sur  la  vente  des  objets  de  consommation.  Cette  ré- 
serve n'était  autre  chose  que  la  négation  de  la  propriété.  ^ 
on  dérobait  en  fait  ce  qu'on  promettait  en  principe;  et 
le  touchant  accord  des  boyars,  sur  ce  point,  démontrait 
qu'ils  n'avaient  rien  retenu  des  enseignements  de  la  ré- 
volution ;  la  logique  et  les  sentiments  de  justice  leur  fai- 
saient également  défaut. 

Il  était  évident  que  les  boyars  marchaient  en  sens  con- 
traire de  leur  mission.  Appelés  à  déterminer  la  mesure 
de  leurs  sacrifices,  ils  s'efforçaient  d'accroître  leurs  avan- 
tages. Admis  dans  une  réunion  qui  avait  pour  but  d'amé- 
liorer le  sort  du  paysan,  ils  en  prenaient  occasion  pour 
rendre  sa  condition  plus  mauvaise.  Le  règlement  organi- 
que lui-même  valait  mieux  que  leurs  prétendues  réfor- 
mes ;  car  il  reconnaissait  le  droit  du  paysan  sur  les  deux 
tiers  du  domaine,  tandis  qu'on  le  réduisait  à  la  propriété 
de  son  toit  de  chaume  et  de  son  jardin  ;  on  lui  accordait 

(i)  Qaeslion  économique  des  Priacipautés  danobieones. 


—  448  — 

la  liberté  du  travail,  et  on  l'assujettissait  au  boyar  par 
le  besoin  ;  on  prétendait  abolir  le  servage,  et,  en  dou- 
blant la  dime,  on  alourdissait  les  redevances. 

Mais  les  cultivateurs,  plus  éclairés  qu'on  ne  Timagi- 
nait ,  ne  se  laissaient  pas  prendre  à  ces  pièges  gros- 
siers, et  repoussaient  avec  énergie  de  telles  offres  de  con- 
ciliation. Avec  cet  air  narquois  qui  caractérise  le  paysan 
roumain,  ils  disaient  aux  boyars  :  a  Nous  comprenons, 
frères,  que  vous  voulez  nous  débarrasser  du  sac  qui  nous 
gène,  pour  le  remplacer  par  un  bissac  ;  »  et  au  lieu  de 
discuter  des  propositions  mal  sonnantes,  ils  déterminé- 
'  rent,  d'un  commun  accord,  la  mesure  du  terrain  indis- 
pensable à  leur  entretien  et  à  celui  de  leur  bétail,  dans 
les  proportions  suivantes  : 

Habitants  des  plaines,  14  pogones;  des  localités  ma- 
récageuses, 16  pogones  ;  des  pays  vinicoles,  11  pogones; 
des  montagnes,  8  pogones ,  le  tout  divisé  en  terre  de  la- 
bour, pâturage,  prairie  et  emplacement  de  maison  et  jar- 
din (1).  Ils  offraient  d'ailleurs  d'indemniser  les  proprié- 
taires dans  des  termes  et  des  proportions  équitables. 

En  les  entendant  énoncer  leurs  prétentions  avec  tant 
d'assurance  et  de  netteté,  les  boyars  furent  stupéfaits. — 
Et  oïl  prendrez-vous,  s*écrièrent-ils,  l'argent  nécessaire 
'  au  rachat  du  terrain?  —  Un  paysan,  étendant  vers 
i  l'assemblée  ses  mains  ouvertes,  répondit:  —  Voyez- 
I  vous  nos  mains  noires  et  calleuses  ?  Ce  sont  elles  qui  pro- 
I  duisent  toutes  les  richesses  de  ce  pays  ;  l'or  et  l'argent 
I  ne  descendent  pas  du  ciel  tout  exprès  pour  vous  ;  ils 
^         proviennent  de  nos  chaumières.— Il  y  a  de  l'argent  suffi* 

(1)  Question  économiqaey  etc. 


—  444   — 

samment  pour  vous  en  donner,  s' écrie  fièrement  un  autre 
paysan  :  l'Etat  paie,  le  trésor  public  paie  ;  et  l'Etat,  c'est 
nous ,  car  nous  le  soutenons;  le  trésor  public,  c'est  nous, 
car  c'est  nous  qui  l'emplissons.—  Oui,  reprit  un  troisiè- 
me, si  TEtat  est  pauvre,  aux  fruits  de  nos  travaux,  per- 
dus en  vain  jusqu'ici,  nous  ajouterons  de  nouveaux  tra- 
vaux; nous  redoublerons  d'efforts,  et  l'or  et  l'argent 
jailliront  de  nos  bras  comme  d'une  source  ;  à  nous,  trois 
cent  mille  familles  de  la  campagne,  nous  parviendrons 
à  payer  votre  sol  (!)• 

Cette  fière  attitude  et  ce  fier  langage,  en  portant  témoi- 
gnage de  l'émancipation  intellectuelle  du  paysan,  dé- 
montraient la  justice  et  l'urgence  de  son  émancipation 
matérielle.  Fort  de  son  droit,  il  faisait  encore  preuve  de 
modération,  en  offrant  de  payer  les  deux  tiers  qui  lui 
appartenaient.  Mais  que  signifiait  pour  les  boyars  le  droit 
ou  la  logique  ?  On  leur  parlait  une  langue  inconnue,  et  ils 
ne  virent,  dans  de  justes  réclamations,  que  l'esprit  de 
révolte  et  de  pillage.  Vaincus  au  sein  de  la  commission 
par  le  bon  sens  des  villageois,  ils  semèrent  au  dehors 
l'alarme  et  la  calomnie,  prophétisant  d'affreux  désordres, 
et  annonçant  le  prochain  bouleversement  de  l'édifice  so- 
cial. Toujours  les  mêmes  arguments  sont  invoqués  pour 
protéger  Tabus,  et  presque  toujours,  chose  étrange,  les 
mêmes  arguments  réussissent.  Les  bruits  tumultueux 
des  boyars,  leurs  terreurs,  vraies  ou  simulées,  eurent  dans 
Bucharest  plus  de  retentissement  que  la  voix  calme  et 
sensée  des  paysans.  Les  agents  russes  profitaient  d'ail- 
leurs de  l'irritation  des  esprits,  provoquaient  les  haines, 

(1)  Question  éconoiniqQe  des  Principautés  danubiennes. 


—  445  — 

poussaient  les  propriétaires  à  la  révolte,  les  paysans  aux 
excès.  Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  la  commission,  telle 
qu'elle  se  composait,  ne  pouvait  devenir  qu'un  instru- 
ment de  guerre  civile.  Le  gouvernement  en  comprit  en- 
fin tous  les  périls,  et,  le  19  août,  deux  jours  après  la 
séance  dont  nous  venons  de  rapporter  quelques  incidents, 
la  commission  fut  dissoute.  Aussi  bien>  le  gouvernement 
lui-même  ne  marchait  plus  qu'à  l'aventure,  environné 
de  pièges  et  incertain  du  lendemain. 

Pour  rendre  compte  des  changements  politiques  qui 
s'étaient  opérés,  il  nous  faut  un  peu  revenir  en  arrière. 
Après  les  tentatives  avortées  des  19  et  29  juin,  la  Rus- 
sie, avertie  par  l'énergique  attitude  de  la  nation,  avait 
compris  qu'il  n'y  avait  plus  d'espoir  pour  elle  dans  les 
intrigues  intérieures.  Impuissant  en  Valaquie,  le  cabi- 
net moscovite  dirigea  tous  ses  efforts  vers  Constantinople, 
terrain  fertile  des  manœuvres  diplomatiques,  où  il  était 
facile  de  mettre  à  profit  l'ignorance  et  la  crédulité  des 
Turcs,  en  même  temps  que  l'opiniâtre  aveuglement  des 
représentants  de  la  France  et  de  l'Angleterre.  Aux  uns 
et  aux  autres  il  fut  représenté  que  le  mouvement  rou- 
main n'était  qu'un  soulèvement  anarchique  contre  l'au- 
torité du  sultan,  un  nouveau  trouble  ajouté  aux  autres 
troubles  de  l'Europe,  et  dont  il  fallait  faire  prompte  jus- 
tice. L'Angleterre,  en  ce  moment,  ménageait  la  Russie, 
et  ne  voyait  aucun  intérêt  direct  à  s'immiscer  dans  les 
querelles  danubiennes  ;  la  France  avait  assez  de  ses 
plaies  intérieures,  quand  même  elle  eut  été  plus  au  cou- 
rant de  la  question  qui  s'agitait.  La  Turquie,  mieux  in- 
struite, savait  bien  que  la  révolution  roumaine  n'était 
pas  dirigée  contre  le  sultan  ;  mais  l'ambassadeur  mosco- 


—  446  — 

vite  disait  hautement  que  si  la  Porte  n'agissait  pas,  la 
Russie  agirait.  Le  sultan  se  trouvait  dans  cette  étrange 
alternative  ou  d'envoyer  une  armée  en  Yalaquie,  ou  d  j 
voir  entrer  les  troupes  du  czar  ;  il  choisit  nécessairement 
le  premier  parti.  Omer-Pacha  reçut  ordre  de  s'avancer  à 
la  tète  de  vingt  mille  hommes ,  conduisant  avec  lui  Su« 
leyman-Pacha,  en  qualité  de  haut  commissaire  du  Divan. 
Le  31  juillet,  le  gouvernemelit  provisoire  fut  informé 
que  l'armée  ottomane,  arrivée  depuis  quelques  jours  à 
Routschouky  avait  franchi  le  Danube,  et  campait  à  Giur- 
gevo. 

Le  même  jour,  paraissait  un  manifeste  de  l'empereur 
Nicolas,  qui  représentait  la  révolution  roumaine  comme 
<  l'œuvre  d'une  minorité  turbulente,  dont  les  idées  de 
«  gouvernement  n'étaient  qu'un  plagiat  emprunté  à  la 
»  propagande  démocratique  et  socialiste  de  l'Europe.  » 
Les  Roumains  étaient  menacés  des  deux  côtés  à  la 
fois.  Plus  que  jamais  la  prudence  leur  conseillait  de  se 
maintenir  dans  la  légalité,  et  de  garder  l'accord  avec  la 
puissance  suzeraine ,  pour  l'opposer  aux  entreprises  du 
protectorat.  La  Turquie,  à  vrai  dire,  n'avait  aucun  droit 
d'entrer  à  main  armée  sur  le  territoire  des  principautés; 
il  y  eut  même  une  protestation  populaire,  faite  en  termes 
dignes  et  énergiques.  Mais  l'union  avec  la  Porte  était  né- 
cessaire à  conserver,  non-seulement  pour  déjouer  les 
projets  de  Saint-Pétersbourg ,  mais  aussi  pour  mériter  la 
protection  des  cabinets  européens. 

Cependant  au  début,  Suleyman-Pacha  ne  montra  guère 
de  dispositions  conciliantes.  Une  lettre  officielle  apportée 
à  Bucharest  par  son  secrétaire,  et  communiquée  aux 
boyars  et  aux  notables  convoqués  en  assemblée  publique, 


—  447  — 

était  un  manifeste  contre  la  révolution,  plein  d'insultes 
et  de  menaces.  Nous  n'en  citerons  que  quelques  pas* 
sages. 

c  Un  certain  nombre  d'individus ,  y  était-il  dit»  se 
donnant  le  nom  de  Valaques,  ont  paru  inopinément  dans 
cette  principauté,  et  après  avoir  séduit  la  milice  du  pays 
et  renversé  le  gouvernement,  ils  ont  profité  de  cette  oc* 
easion  pour  imposer  au  prince,  sous  le  nom  d'institutions 
nouvelles,  des  conditions  inadmissibles,  de  sorte  que  le 
hospodar  ne  pouvant  résister  à  la  violence,  et  se  voyant 
dans  une  situation  dangereuse,  a  été  obligé  de  quitter 
sa  résidence.  Alors  ces  mêmes  individus,  saisissant  cette 
circonstance  si  favorable  à  leurs  vues,  ont  eu  l'audace  de 
former  une  nouvelle  administration  illégale  sous  le  nom 

de  gouvernement  provisoire » 

Il  était  facile  de  reconnaitre,  à  ce  passage  et  à  plusieurs 
autres,  que  la  lettre  avait  été  dictée  par  l'ambassade  russe 
àConstantinople.  Elle  ordonnait  en  outre  aux  Roumains 
de  mettre  fm  au  gouvernement  provisoire,  et  de  nommer, 
selon  l'usage,  une  Lieutenance  ou  caîmacamie. 

L'insolence  de  cette  missive  causa  une  Indignation 
générale  ;  une  commission  fut  nommée  pour  rédiger  une 
réponse  au  nom  de  la  nation.  Mais  le  gouverment  pro- 
visoire, tout  en  repoussant  les  fausses  accusations  du 
manifeste  turco-russe,  ne  voulut  pas  entrer  en  lutte  avec 
la  puissance  suzeraine  ;  c'eut  été  répondre  aux  calculs 
de  la  Russie. 


—  448   — 
II  publia  donc  le  décret  suivant  : 
Citoyens  Roumains» 

c  Les  ennemis  de  notre  prospérité  ont  dans  leur  agonie 
poussé  un  cri  de  rage  qui  a  retenti  jusqu'aux  portes  de 
Stamboul;  et  le  divan,  en  l'entendant,  s'égara  lui-même 
et  pensa  un  moment  que  votre  gouvernement  ne  repré- 
sentait pas  le  peuple. 

c  Leur  méchanceté  est  allée  jusqu'à  donner  un  sens 
criminel  à  la  qualification  de  provisoire  que  vous  avez 
donnée  au  gouvernement  de  votre  choix. 

c  Sachant  que  la  révolution  roumaine  est  prête  à  faire 
de  grands  sacrifices  pour  assurer  la  Sublime-Porte  de 
son  dévouement  et  de  son  amour  pour  l'auguste  Padishah, 
libérateur  de  l'Orient;  nous  déposons  le  pouvoir  entre 
les  mains  du  peuple,  et  nous  appuyant  sur  l'esprit  d'or- 
dre qui  vous  anime  et  sur  la  confiance  que  vous  avez 
mise  en  nous,  nous  vous  invitons  à  vous  réunir  et  à  pro- 
céder sans  retard  à  l'élection  d'un  autre  gouvernement, 
qui,  selon  la  demande  de  l'envoyé,  prendra  le  nom  de 
Lieutenance  princière  de  la  terre  roumaine,  et  sera  re- 
connu officiellement  par  la  Sublime-Porte. 

€  Les  membres  du  gouvernement  provisoire. 
•  25jailleti8^8.  » 

Le  peuple ,  toujours  prêt  à  seconder  ses  chefs,  se  réunit 
docilement  à  leur  voix,  et  choisit  pour  membres  de  la 
Lieirtcnance  Héliade,  Nicolas  Golesco  et  Tell.  Le  commis- 


—  440  — 

saire  de  la  Porte»  de  son  côté,  s'empressa,  par  une  note 
officielle,  d'annoncer  au  corps  diplomatique  de  la  capitale 
qu'il  reconnaissait,  au  nom  du  sultan,  la  Lieutenance 
princiëre  comme  gouvernement  régulier,  et  l'invita  à 
entrer  en  relations  avec  elle.  % 

Suleyman-Pacha,  malgré  les  paroles  acerbes  de  son 
premier  manifeste,  comprenait  parfaitement  les  avanta- 
ges d'une  révolution  dirigée  contre  les  usurpations  de 
St-Pétersbourg.  Lorsque,  par  une  prompte  condescen- 
dance, les  patriotes  l'eurent  mis  en  mesure  de  recon- 
naître publiquement  un  gouvernement  nouveau ,  il  ne 
dissimula  plus  ses  sympathies,  et  se  montra  disposé  à 
seconder  le  mouvement  national.  Une  commission  ayant 
été  nommée  pour  porter  à  Constantinople  le  projet  de 
constitution,  Suleyman  la  reçut  avec  empressement  dans 
son  camp  de  Giurgevo,  et  en  invita  tous  les  membres  à 
un  splendide  repas»  Héliade  y  assistait,  chacun  des  lieu- 
tenants s' étant  rendu  tour-à-tour  auprès  du  commissaire 
impérial.  Plusieurs  toasts  furent  portés,  de  part  et  d'au- 
tre, au  sultan  et  o  la  prospérité  des  nations  turque  et  rou- 
maine ;  Suleyman  s'exprima  dans  le  style  allégorique  de 
rOrient  : 

c  Je  vois  un  beau  jardin,  dit-il  ;  entre  lui  et  le  soleil, 
qui  devait  vivifier  ses  fleurs  et  ses  arbres,  des  nuages  ja- 
loux s'étaient  interposés  ;  le  jardin  avait  tardé  de  ré- 
pandre dans  l'univers  le  parfum  de  ses  fleurs  et  le  béné- 
fice de  ses  fruits,  le  porte  un  toast  à  la  dispersion  des 
nuages  !  Le  soleil,  c'est  le  sultan  ;  le  jardin,  c'est  la  Rou- 
manie ;  moi,  je  m'estimerai  heureux  d'être  le  jardinier.  > 
Basiliade,  un  des  membres  de  la  commission,  lui  ré- 
pondit : 

20 


—  450  — 

c  Je  porte  un  toast  à  la  santé  du  jardinier.  Des  rimats 
du  Nord  s'étaient  posés  sur  le  jardin,  un  hiver  sibérien 
couvrait  toute  herbe  et  tout  arbre  comme  un  linceul  de 
mort  ;  pas  le  moindre  signe  de  vie  ou  de  végétation.  Un 
nouveau  soleil  de  l'Orient,  multipliant  ses  rayons,  fondit 
la  neige  et  les  glaces  ;  le  sol  en  reçut  la  chaleur  bienfai- 
sante ;  toute  plante  sourit  et  s'épanouit  à  la  vue  du  jar- 
dinier. Hais  hélas  !  des  plantes  parasites  abondent  aussi 
dans  le  jardin  ;  le  terrain  a  besoin  de  culture  ;  il  demande 
à  être  dégagé  de  toutes  les  broussailles  nuisibles  à  sa  fé« 
condité.  Le  jardinier  est  appelé  pour  distinguer  la  bonne 
plante  des  plantes  parasites  et  vénéneuses  ;  il  doit  déta- 
cher les  branches  flétries  par  un  long  hiver,  et  par  le 
souffle  des  autans.  —  Vive  le  jardinier  !  • 

\ingt  autres  paraboles  furent  répétées  au  milieu  des 
acclamations»  Nicolas  Golesco  avait  déjà  été  reçu  à 
Giurgevo  avec  les  mêmes  empressements  ;  Tell,  qui  s'y 
rendit  après  Héliade»  eut  également  à  se  féliciter  de  Tac- 
cueil  qui  l'attendait.  Omer«Pacha  lui  fit,  comme  à  un 
collègue,  les  honneurs  du  camp.  Le  meilleur  accord  ré- 
gnait entre  le  gouvernement  roumain  et  les  envoyés  de 
la  Porte.  Il  allait  devenir  facile  de  mettre  fin  aux  trou- 
bles et  aux  incertitudes  par  la  consécration  de  la  Consti* 
tutioo  nouvelle  au  sein  du  Divan.  Suleyman  vint  à  son 
tour  passer  trois  jours  à  Bucharest,  et  les  hommages  de 
toutes  les  populations  lui  démontrèrent  que  la  révolu- 
tion n'avait  fait  que  resserrer  les  liens  qui  unissaient  la 
Roumanie  à  l'empire  ottoman. 

Cela  ne  faisait  pas  le  compte  de  la  Russie  ;  il  fallait  à 
toute  force  empêcher  une  entente  qui  devait  être  funeste 
au  protectorat.  Les  intrigues  et  les  menaces  recommen- 


—  451  — 

cërent  à  Constantinoplc.  D'imprudentes  violences  dans  la 
presse  roumaine  fournissaient  un  prétexte  à  l'ambassa- 
deur moscovite.  Le  journal  Provnco  (le  bambin),  rédigé 
par  Rosetti,  ne  gardait  pas  de  ménagements.  L'écrivain 
usait»  sans  doute,  de  son  droit.  Mais  il  venait  d'être  ad- 
mis au  gouvernement  en  qualité  de  directeur  du  minis- 
tère de  l'intérieur  ;  l'ambassadeur  russe  était  heureux 
de  rendre  le  gouvernement  roumain  solidaire  des  écrits 
de  Rosetti,  et  le  gouvernement  turc  solidaire  du  gouver- 
nement roumain. 

€  La  Russie,  disait-il  au  Divan,  n'entend  pas  s'oppo- 
ser à  l'amélioration  de  la  Yalaquie  ;  peu  lui  importent 
les  nouvelles  institutions  qu'elle  se  donne,  si  la  Sublime- 
Porte  veut  les  reconnaître.  Mais  le  gouvernement  de  la 
Valaquie  insulte  l'Empereur  et  provoque  la  Russie.  Cet 
Empereur  a  déclaré  jadis  la  guerre  au  sultan  Mahmoud 
lui-même,  lorsqu'il  se  crut  insulté  par  lui.  Il  ne  s'arrê- 
tera pas  devant  la  Valaquie,  ni  devant  aucune  autre 
puissance  qui  approuverait  la  conduite  de  cette  princi- 
pauté (1).  » 

La  menace  était  assez  directe.  Abandonnée  par  là 
France  et  l'Angleterre,  la  Turquie  ne  pouvait  accepter  le 
défi  de  la  Russie,  et  devait  subir  les  suitesdeson  isolement. 
La  députation  roumaine,  qui  s'était  rendue  à  Gonstanti- 
nople  pour  obtenir  la  confirmation  de  la  Constitution,  ne 
fut  pas  admise  au  Divan.  Suleyman-Pacha  fut  désavoué 
et  remplacé  par  Fuad-EfTendi,  et  celui-ci  reçut  ordre  de 
n'agir  que  sous  la  direction  de  Duhamel.  Triste  condition 
de  la  faiblesse  !  La  révolution  roumaine  s'était  accomplie 

(1)  Mémoire  sur  Thisloire  de  U  régénération  roumaint. 


—   452  — 
à  Pombre  du  drapeau  turc»  et  le  Turc  ia  livrait  en  proie  à 
Taigle  moscovite!  Et»  ce  qui  est  triste  à  confesser,  cette 
trahison  était  justifiée  par  la  coupable  indifférence  de 
l'Europe  occidentale. 

En  même  temps,  de  plus  graves  désordres  s'introdui- 
saient au  sein  du  gouvernement  roumain.  C'est  là  une 
conséquence  nécessaire  des  premiers  essais  d'une  révo- 
lution. Les  chefs  roumains  manquaient  d'accord  et  d'en- 
semble. Il  ne  nous  appartient  pas  de  leur  en  faire  re- 
proche ;  et  il  serait  singulier  de  leur  demander  un  mé- 
rite que  nous  n'avons  pas  eu  nous-mêmes.  La  politique 
d'Héliade  et  de  ceux  qui  avaient  prêché  avec  lui  la  légi- 
timité turque,  recevait  un  grave  échec,  puisque  cette  po- 
litique conduisait  à  l'abandon,  puisque  cette  légitimité, 
dans  ses  terreurs,  se  reniait  elle-même.  Les  révolution- 
naires exaltés,  qui  auraient  voulu  d'autres  méthodes, 
avaient  beau  jeu  pour  accuser  la  marche  qui  avait  été  sui- 
vie ;  et  les  accusations,  nécessairement,  retombaienttoutes 
sur  Héliade.  Il  s'y  mêlait  aussi  des  plaintes  sur  l'influence 
personnelle  prise  par  un  seul  homme,  sur  l'esprit  de 
domination  qui  se  révélait  en  lui.  Héliade,  membre  de 
la  Lieutenance,  ministre  de  l'instruction  publique  et 
des  cultes ,  avait  sous  ses  ordres  tous  les  prêtres,  les 
professeurs,  les  maîtres  des  villages  ;  Tell,  comme  chef 
de  l'armée  régulière,  Maghiero,  comme  chef  des  doro- 
bans  et  des  pandours,  étaient  ses  deux  bras  ;  le  chef  de 
la  police,  Mossoïu  était  son  cousin  ;  son  influence  sur 
les  étudiants  était  connue;  il  prenait  une  importance  qui 
pouvait  avoir  ses  périls  ;  et  c'était  par  lui  que  le  pays 
se  trouvait  entraîné  dans  la  fausse  voie  des  concessions. 

Ces  réflexions  étaient  fortifiées  par  la  tournure  fA- 


—  453  T- 

cheuse  des  affaires.  Les  collègues  d'Héliade  eussent  été 
des  hommes  exceptionnels,  s'ils  y  fussent  restés  insen- 
sibles. Nicolas  Golesco  lui-même,  jusque-là  entièrement 
dévoué  à  Héliade,  prit  de  Tombrage  ;  et  la  nomination  de 
Bosetti  à  la  direction  de  Tintérieur  fut  un  commence- 
ment d'opposition  contre  Héliade.  Bientôt  N.  Golesco 
exigea  la  destitution  de  Mossoiu»  et  la  nomination  de  J. 
Bratiano  au  ministère  de  la  police.  Tell  et  Héliade  s'y 
refusèrent  d'abord  ;  mais  Golesco  menaçant  de  donner 
sa  démission,  ses  deux  collègues  durent  céder  pour  ne 
pas  offrir  un  témoignage  public  de  désunion.  Vains 
ménagements  qui  pouvaient  un  instant  sauver  les  appa- 
rences, mais  non  éloigner  les  discordes  que  l'on  redou- 
tait. Jusque  là  le  gouvernement  avait,  même  dans  ses 
fautes,  marché  avec  unité  ;  dès  lors,  il  suivit  une  double 
voie  qui  menait  en  sens  contraire.  Bratiano  et  Bosetti 
croyaient  fortifier  la  révolution  par  les  agitations  popu- 
laires ;  Héliade  et  Tell,  par  le  calme  et  la  prudence  ; 
N.  Golesco,  sans  être  complice  des  témérités,  les  encou- 
rageait par  une  bonté  trop  facile.  Bosetti,  directeur  du 
ministère  de  l'intérieur,  donnait  dans  son  journal  des 
armes  à  la  Bussie  ;  Bratiano,  ministre  de  la  police,  orga- 
nisait des  clubs,  provoquait  des  réunions  populaires,  et 
ne  ménageait  pas  dans  ses  discours  la  puissance  suze- 
raine. Les  imprudences  allèrent  si  loin ,  qu'Héliade  les 
explique  par  de  coupables  connivences.  Qu'est-il  besoin 
d'une  aussi  fâcheuse  interprétation?  Des  ardeurs  exa- 
gérées n'excluent  pas  un  cœur  sincère,  et  quand  des 
feutes  amènent  une  défaite,  il  n'est  pas  généreux  d'en 
faire  un  reproche  de  trahison.  Ce  qu'il  faut  reconnaître, 
c'est  que  des  paroles  violentes  sont  au  moins  inutiles, 


-  45^  — 

quand  les  forces  manquent  pour  les  convertir  en  actes. 
Ajoutons  encore  que  toutes  les  agitations  profitaient  à  la 
Russie  ;  tantôt  elle  les  provoquait  elle-même,  tantôt  elle 
laissait  faire  les  imprudents ,  secondait  les  turbulences, 
et  poussait  aux  mesures  extrêmes. 

Un  nouvel  incident  lui  vint  en  aide.  Le  Q  septembre, 
les  trois  membres  de  la  Lieutenance  se  trouvant  réunis 
dans  le  palais  administratif»  une  vingtaine  d'individus 
portant  un  drapeau  tricolore,  pénétrèrent  dan^,  la  cour 
du  palais  et  demandèrent  à  se  présenter  devant  le  gou- 
vernemept.  Admis  sans  opposition,  ils  entrèrent  dans  la 
salle  du  conseil.  «Nous  sommes  envpyés,  dit  Tun  d'eux, 
par  le  peuple,  pour  prier  la  Lieutenance  de  nous  livrer 
Toriginal  du  règlement  organique  et  Tarcbontologie  (  le 
livre  d'or  où  sont  inscritsles  noms  des  boyars).  Le  peuple 
veut  brûler  publiquement  ces  livres  en  face  des  ennemis 
qui  approchent.  » 

Les  lieutenants,  étonnés  à  Taspect  de  ces  étranges  dé- 
putés, leur  demandèrent  en  vertu  de  quels  mandats  ils 
prétendaient  représenter  le  peuple. 

c  Nous  vous  prouverons  notre  mandat,  répondirent- 
ijs,  en  revenant  bientôt  à  la  tête  de  dix  mille  hommes  ;  i 
et  sur  le  refus  du  gouvernement  d'accéder  à  leur  demandot 
ils  se  retirèrent  en  menaçant. 

Restés  seuls,  les  membres  de  la  Lieutenance  se  con* 
suUèrent  sur  cet  incident  imprévu.  Eux  qui  toujours 
s'étaient  attachés  à  rester  dans  la  légalité,  ils  allaient  se 
trQUv^r  entraînés  à  un  mouvement  irrégulier,  alors  que 
^  l'armée  des  Turcs  était  sur  le  territoire,  et  celle  ^es 
Russes  aui^  bords  du  Pruth.  Ls  règlement  org^pique 
était  encore  pour  Constautinople  la  loi  constitutionnelle 


-  4S5  - 

du  pays.  Brûler  un  livre,  n'ôtaitrienàrautoritéde  la  loi; 
et  ce  vain  auto-da-fé,  après  trois  mois  de  négociations 
avec  la  cour  suzeraine»  n'avait  plus  d'autre  caractère  que 
celui  d'une  insulte  tardive.  En  supposant  môme  de  l'in- 
dulgence chez  le  commissaire  ottoman ,  il  allait  avoir  la 
main  forcée  par  Duhamel  »  pour  qui  tout  désordre  était 
une  bonne  fortune. 

Telles  étaient  les  réflexions  qu'échangeaient  entre  eux 
les  membres  de  la  Lieutenance,  lorsque  des  clameurs  im- 
menses retentirent  dans  la  rue.  Une  foule  compacte  se 
pressant  aux  abords  du  palais,  inonda  bientôt  les  cours 
et  les  appartements  :  le  règlement ,  criait-on  de  toutes 
parts,  Varchontologie.  Le  ministre  de  la  policCi  Bratiano, 
se  distinguait  à  la  tête  des  groupes  les  plus  bruyants. 

Pressés  par  la  foule,  les  membres  du  gouvernement  se 
portèrent  sur  le  balcon.  De  là,  Héliade  tenta  de  haranguer 
la  multitude ,  pour  la  détourner  d'un  acte  imprudent. 
Hais  on  lui  répondait  par  les  cris  :  <  A  bas  le  règlement  ! 
vive  la  Constitution  !  » 

«  Vous  voulez  la  Constitution^  répliqua-t-il.  Ce  n'est 
pas  par  des  moyens  semblables  qu'elle  pourra  devenir  la 
loi  du  pays  ;  mais  par  l'esprit  d'ordre  dans  lequel  vous  avez 
su  vous  maintenir  jusqu'ici,  et  par  lequel  vous  avez  forcé 
vos  ennemis  à  s'arrêter  sur  nos  frontières. . .  Nous  n'avons 
pour  nous  que  la  force  morale,  la  force  des  traités  et  de 
notre  justice.  Pourquoi  abandonner  cette  force  véritable 
pour  recourir  à  la  force  matérielle,  qui  ne  fera  que  rêvé* 
1er  notre  faiblesse  ? 

i  Si  de  pareils  actes  s'étaient  faits  dans  le  premier  élan 
du  mouvement,  lors  de  l'abdication  du  domnu  qui  aban- 
donna le  peuple  sans  guide ,  ils  pouvaient  être  excusés; 


—  486  — 

mais  dans  ce  moment,  après  trois  mois  de  modération  et 
de  prudence,  après  le  rétablissement  d'un  gouvernement 
régulier  et  reconnu  au  nom  du  sultan,  je  vous  dis,  mes 
frères,  que  cet  excès  sera  sévèrement  jugé  et  justement 
critiqué  par  toute  l'Europe.  C'est  peu  de  compromettre 
trois  individus  qui  gouvernent  au  nom  du  peuple  et  qui 
doivent  respecter  la  suzeraineté  de  la  Porte,  proclamée 
par  vous  avec  tant  de  solennité  :  mais  vous  compromet* 
tez,  citoyens,  la  cause  commune  ;  car  vous  donnez  un 
prétexte  au  nouveau  commissaire  turc,  pour  traiter  la  ville 
et  la  nation  tout  autrement  que  ne  les  a  traitées  Suleyman- 
Pacha.Ne  savez-vous  pas  que  Duhamel  l'accompagne? Ne 
voyez-vous  pas  le  Méphistophélès  moscovite  se  réjouir  de 
vos  troubles,  et  suivre  d'un  rire  infernal  le  spectacle  de 
vos  égarements?...  » 

Héliade  parlailencore  au  peuple  delà  rue,  lorsqueària- 
térieur  du  palais ,  les  bandes  envahissantes  avaient  enfoncé 
les  portes  du  secrétariat  d'État  et  enlevé  les  douze  vo- 
lumes in-folio  de  l'archontologie.  Mais  le  règlement  ne 
se  trouvait  pas.  Il  avait  été  en  effet,  déposé  chez  un  fran- 
çais, M.  Lagrange,  chargé  par  le  gouvernement  d'en 
faire  deux  copies.  Bratiano,  instruit  de  cette  circons- 
tance, invita  le  peuple  à  le  suivre. 

Un  lit  mortuaire  avait  été  préparé  dans  la  cour  :  on  y 
déposa  Tarchontologie.  La  musique  entonna  le  chant  des 
morts,  et  la  foule  se  mit  processionnellement  en  mar- 
che, poussant  des  lamentations  ironiques,  et  mêlant  des 
accents  simulés  de  douleur  aux  rires  et  aux  cris  de  joie* 
Bientôt  le  convoi  arriva  devant  le  domicile  de  M.  La" 
grange.  Celui-ci  était  absent.  Les  portes  furent  enfon- 


—  457  ~ 
oées,  et  le  règlement  fut  enlevé  au  milieu  des  acclama- 
tions de  triomphe  (i). 

Un  autre  lit  mortuaire  était  disposé  en  bas»  couvert 
de  drap  noir.  Le  livre  maudit  y  fut  déposé.  Les  cris  et 
les  larmes  ironiques  se  renouvelèrent.  La  procession  re* 
prit  sa  marche,  et  on  arrêta  les  deux  lits  devant  la  porte 
cocbère  du  consulat  russe.  Il  est  d*usage  dans  les  pom- 
pes funèbres  en  Moldo-Valaquie»  de  faire  trois  haltes, 
où  les  prêtres  prononcent  des  prières  pour  Texpiation 
des  péchés  du  trépassé.  Une  de  ces  trois  haltes  se  fit 
devant  la  porte  consulaire,  et  ceux  qui  remplissaient  le 
rôle  des  prêtres,  récitèrent  les  prières  des  morts,  en  rap- 
pelant les  péchés  du  feu  règlement  et  de  la  feue  archon- 
tologie^et  en  invoquant  la  clémence  divine  pour  le  re- 
pos de  l'esprit  de  ces  grands  coupables ,  criminels  de 
lèse-^nationalité  (2). 

A  cette  parodie  des  cérémonies  les  plus  augustes,  faite 
par  un  peuple  essentiellement  dévot,  à  ces  grotesques 
pasquinades  qui  se  mêlent  à  un  acte  solennel  de  ven- 
geance patriotique,  ne  recounait-on  pas  les  mobiles  con- 
trastes et  les  fécondes  diversités  de  la  physionomie  ita- 
lienne? 

Le  convoi  suivit  sa  marche  jusque  dans  la  cour  de 
Tévêché.  Là,  le  peuple  invita  le  métropolitain  à  descen- 
dre dans  son  grand  costume  pontifical  de  service  funè- 
bre, afin  de  prononcer  l'anathême  contre  les  livres  in- 
famés. 

Quand  Néophyte  descendit,  le  bûcher  était  dressé  et 


(1)  Mémoire  sur  l'histoire  de  la  régénération  roumaine. 

(2)  Mémoire  sur  rhistoiro  de  la  régénération  roumaine,  p.  297. 


—  458  — 

commençait  à  pétiller.  Après  un  discours  de  félicitatioii 
au  peuple,  prononcé  par  Bratiano,  on  fit  approcher  un 
paysap,  en  l'invitant  à  livrer  aux  flammes  les  deux  livres 
souillés  des  sueurs  et  du  sang  des  laboureurs.  Le  paysan 
les  déchira^  et  les  sema  feuille  par  feuille  sur  le  bûcher, 
aux  applaudissements  frénétiques  de  tous  les  assistants. 
  mesure  que  chaque  feuille  était  consumée  par  la 
flamme  et  emportée  par  le  vent»  de  toutes  les  voix  de  la 
foule  sortaient  de  joyeux  quoUbetS|  de  folles  épigrammes; 
tous  les  lazzis  des  anciens  soldats  romains,  lorsqu'ils  ren* 
traient  triomphants  dans  la  métropole. 

Quand  les  dernières  cendres  de  la  dernière  feuille 
furent  dispersées,  le  métropolitain,  s'avançant  revêtu  de 
ses  habits  pontificaux  et  la  croix  à  la  main,  prononça  les 
paroles  suivantes  : 

a  J'anathématise  le  règlement  qui  vient  d'être  brûlé, 
»  Tédition  de  1832  ainsi  que  la  seconde.  Je  maudis  tous 
»  ceux  qui  voudraient  le  rétablir  et  gouverner  suivant 
I  ses  lois.  Je  bénis  le  peuple  chrétien  de  la  terre  rou- 
I  maine.  » 

.  Pendant  que  retentissaient  les  paroles  d'anathème,  le 
peuple  était  à  genoux,  la  tête  découverte,  aussi  grave  et 
recueilli  qu'il  avait  été  facétieux  et  emporté. 

Au  sortir  de  Tarchevèché,  les  masses  se  dirigèrent 
vers  la  colline  de  la  Métropole.  Là,  se  voyait  un  monu- 
ment, élevé  sous  les  auspices  de  Kisselefi",  en  commémo- 
ration du  règlement  organique.  Toutes  les  mains  Tas- 
saillirent  à  la  fois,  et  il  fut  abattu  au  milieu  des  cris  de 
joie  et  de  triomphe.  Puis  la  foule  se  dispersa,  et  tout 
rentra  dans  le  calme. 

Cette  étrange  journée  ne  fut  pas  sans  grandeur.  On  y 


—  >159  — 

tn  avait  vu  un  peuple  déchaîné  concentrant  ses  fureurs  sur 

£fï  les  archives  de  son  esclavage;  des  appareils  de  morti 

^  sans  sacrifice  humain  ;  un  holocauste  solennel,  avec  son 

Pg  cortège  ordinaire,  le  bûcher,  le  prêtre,  le  bourreau,  sans 

j  autre  victime  qu'un  code  et  un  armoriai,  le  tout  accompa* 

2  gné  de  rires  et  de  joies  ;  et  avec  cela  le  côté  sérieux 

j  d'une  grande  pensée  nationalCi  un  acte  public  d'affran- 

chissement, un  défi  à  l'étranger,  tous  les  signes  du  réveil 
et  de  la  force  sûre  d'elle-même.  Tout  cela  sans  doute 
était  digne  de  sympathies  ;  le  peuple  auquel  on  avait  ap* 
pris  depuis  si  longtemps  à  maudire  le  règlement,  faisait 
preuve  de  bonne  logique  en  le  livrant  aux  flammes.  Mai^ 
la  logique  elle-même  a  besoin  d'être  opportune  ;  et  ceux 
qui  avaient  excité  le  peuple  à  cet  acte  de  justice,  devaient 
être  prêts  à  l'appeler  aussitôt  aux  armes.  En  allumant 
les  feux  du  bûcher,  on  s'obligeait  à  faire  luire  les  éclairs 
de  cent  mille  baïonnettes  ;  en  s'arrêtant  à  une  provoca- 
tion impuissante,  à  un  stérile  défi,  sans  moyens  de  com- 
battre, on  préparait  à  la  révolution  un  échec,  aux  enne- 
mis une  occasion. 

Duhamel  le  comprit  trop  bien.  Il  avait  rejoint  Fuad- 
Effendi,  et  lui  seul  dirigeait  les  conseils  au  camp  de 
GiurgevQ.  Ses  espions  environnaient  le  commissaire  ot- 
toman, auprès  duquel  les  Roumains  patriotes  n'avaient 
plus  accès.  La  Lieuténance  avait  cependant  dépêché  vers 
Fuad-Effendi  quelques  hommes  sûrs,  pour  le  mettre  en 
garde  contre  les  embûches  moscovites  ;  mais  ils  n'étaient 
pas  écoutés. 

Sur  ces  entrefaites  arriva  la  nouvelle  du  dernier  mou- 
vemeqt  de  Bucharest  :  les  colères  de  Duhamel  pe  man- 
quèrent plus  de  prétej^te.  L'injure  faite  »u  shI^r  f||t 


~  460  — 

signalée  en  termes  énergiques.  Fuad  subjugué,  donna 
ordre  à  Omer-Pacha  de  marcher  avec  son  armée  vers 
Bucharest. 

Nous  Toici  en  présence  d'un  homme  qui  doit ,  à  plu* 
sieurs  reprises  »  jouer  un  rôle  important  dans  les  desli» 
nées  roumaines,  et  sur  lequel  il  est  encore  difficile  de 
porter  un  jugement  exact.  Omer-Pacha  (autrefois  Jean 
Lattas)  appartient  à  cette  vaillante  tribu  des  Croates,  qui, 
depuis  vingt  ans,  se  montre  la  plus  active  à  propager  les 
idées  d'indépendance  nationale  parmi  les  Slaves  du  Sud. 
Mais  avant  que  ce  mouvement  de  réveil  se  manifestât 
publiquement  et  avec  ensemble,  bien  des  hommes  isolés 
se  révoltèrent  en  silence  contre  le  joug  étranger.  Le  jeune 
Lattas  fut  de  ce  nombre,  et»  quittant  le  drapeau  de  l'Au- 
triche qu'il  ne  reconnaissait  pas  pour  le  sien,  il  alla  de- 
mander une  patrie  à  la  terre  ottomane.  11  y  trouva  des 
honneurs  et  des  occasions  de  gloire.  Â-t-il,  en  disant 
adieu  à  sa  religion,  dit  adieu  à  ses  souvenirs  nationaux? 
Il  est  permis  d'en  douter.  Car  il  reste  bien  fidèle  à  ses 
ressentiments  contre  l'Autriche.  Qui  sait  si  le  slave  du 
Sud  n'a  pas  cherché  la  puissance  pour  en  faire  un  ins- 
trument de  délivrance  ?  Puisque  les  nations  occidentales 
ne  comprennent  pas  la  portée  des  agitations  ill;riennes, 
qui  sait  parmi  nous  si  cet  enfant  de  l'Illyrie  n'a  pas  choisi 
le  croissant  comme  la  meilleure  arme  contre  l'Autriche? 
De  telles  résolutions,  il  est  vrai,  conduisent  trop  souvent 
à  des  situations  équivoques.  Ainsi  l'a  éprouvé  Omer- 
Pacha.  Renégat,  il  a  ébranlé  la  confiance  des  popu- 
lations chrétiennes  ;  musulman  de  fraîche  date ,  il  n'a 
pas  encore  gagné  celle  des  vieux  sectateurs  de  l'Islam. 
De  là  une  double  gène  dans  ses  allures ,  qui  paralyse 


—  461   — 

ses  inspirations  et  lui  ôte  son  initiative.  Lorsqu'en  1850, 
il  ira  en  Bosnie  combattre  les  pachas  fanatiques  qui 
repoussent  le  tanzimat»  il  n'osera  pas  faire  partager  les 
bénéfices  de  sa  victoire  aux  populations  chrétiennes  qui, 
rayant  aidé,  coniptent  sur  lui  ;  tant  il  lui  est  difficile  de 
ne  pas  être  sur  la  liste  des  suspects.  Puis  viennent  les 
intrigués  intérieures  du  divan,  qui  l'obligent  à  d'exces- 
sives précautions.  Omer-Pacha  est  avant  tout  contraint  de 
dissimuler  son  mérite,  de  se  faire  plus  petit  que  sa  fortune  ; 
semblable  à  ces  riches  banquiers  arméniens  de  Cons« 
tantinople,  qui  sous  les  règnes  précédents,  ne  sauvaient 
leurs  trésors,  qu'en  se  donnant  l'apparence  extérieure 
de  la  pauvreté.  Qu'on  ajoute  à  cela  les  hostilités  non 
dissimulées  des  agents  autrichiens,  très  influents  àCons- 
tantinople,  et  qui  le  considèrent  toujours  comme  un  sujet 
déserteur  ;  et  l'on  verra  combien  Omer-Pacha  doit  avoir 
d'habileté,  pour  se  maintenir  puissant  au  milieu  de  tant 
d'éléments  de  défaveur. 

Lors  de  son  entrée  en  Yalaquie,  Omer-Pacha  était  en* 
core  peu  connu  dans  le  monde  occidental.  Son  action 
dans  les  Principautés  ne  devait  guère  ajouter  à  sa  répu- 
tation. Placé  sous  la  direction  de  Fuad-Ëfiendi,  il  prit 
un  rôle  tout  passif,  etFuad,  obéissant  aux  inspirations 
de  Duhamel,  fit  d'Omer-Pacha  un  instrument  aveugle  des 
projets  de  la  Russie. 

Touteft)is  son  séjour  en  Yalaquie  lui  devint  profitable. 
Ce  fut  une  occasion  pour  lui  d'étudier  un  pays  qui  devait 
plus  tard  lui  servir  de  champ  de  bataille,  de  reconnaître 
les  mérites  d'une  population  intelligente ,  les  ressources 
d'une  contrée  fertile,  et  de  constater  les  fautes  du  gouver- 


—   462  — 

nement  turc,  qui  livrait  de  si  belles  provinces  en  proie  à  la 
Russie. 

Lorsque  la  nouvelle  de  l'approche  des  Ottomans  par^ 
vint  à  Bucharesti  il  se  fit  dans  la  ville  une  immense  agi- 
tation. Les  uns  s'indignaient,  les  autres  s'alarmaienl  ; 
les  plus  sages  attendaient  les  inspirations  du  gouverne- 
ment. Mais  le  gouvernement  savait  trop  bien  qu'il  n*y 
avait  rien  à  faire.  Après  avoir  recommandé  l'obéissance 
à  la  Porte,  après  avoir  pris  pour  mot  d'ordre  de  la  révo- 
lution la  suzeraineté  de  la  Turquie,  il  n'était  plus  possible 
d'entrer  en  lutte  avec  elle,  même  quand,  se  présentant  en 
armes,  elle  outrepassait  ses  droits. 

Maghiero  à  la  tèle  de  quinze  cents  réguliers  et  de  deux 
mille  pandours,  était  dans  la  petite  Valaquie,  à  un  en- 
droit nommé  camp  de  Trajan  ;  ses  services  pouvaient 
être  utiles.  -On  lui  expédia  de  Bucharest  six  pièces  de 
canon. 

Cependant,  la  Lieutenance,  convaincue  que  les  voies 
pacifiques  étaient  les  seules  possibles,  envoya  le  ministre 
secrétaire  d'Etat  pour  complimenter  Fuad-Ëffendi  de  la 
part  du  gouvernement.  Le  ministre  dût  revenir  sans 
être  reçu. 

Le  camp  turc  n'étant  plus  qu'à  deux  lieues  de  la  capi- 
tale, une  nouvelle  députation  composée  d'une  foule  de 
citoyens,  avec  le  métropolitain  en  tête,  s'y  présenta  sans 
être  mieux  accueillie  ;  et  l'armée  turque  vint  se  placer  à 
l'occident  de  la  ville,  sur  une  colline  située  au  nord  du 
monastère  de  Cotracéni.  Au  milieu  du  camp  s'élevait  la 
tente  de  Duhamel,  véritable  maître  de  la  situation,  et 
gouvernant  le  commissaire  ottoman  au  gré  de  ses  ca- 
prices. De  nouvelles  députations  se  présentèrent  vaine- 


-  463  - 

ment  auprès  de  t^uad-Effendi  :  celui-ci  resta  invisible. 
Enfin,  le  24  septembre  au  soir»  il  fit  prévenir  le  métro- 
politain, que  le  lendemain,  à  midi,  il  recevrait,  dans  son 
camp,  une  députation  des  boyars  et  des  notables  de  la 
ville,  pour  leur  faire  entendre  les  volontés  du  sultan. 

Lie  lendemain,  en  effet,  une  députation,  composée  de 
plus  de  deux  cents  personnes,  se  présenta  dans  le  camp. 
Fuad-Effendi  l'attendait  debout  dans  sa  tente,  tenant  à 
la  main  une  proclamation  dont  il  donna  lecture.  C'était 
un  violent  manifeste  contre  la  révolution,  «  inspirée,  y 
était-il  dit,  par  Tesprit  du  communisme  ;  »  puis  venaient 
de  vulgaires  déclamations  sur  les  bienfaits  du  sultan  et 
ringratitude  des  Roumains  ;  après  quoi  le  commissaire 
ottoman  prononça  la  dissolution  de  la  Lieutenance ,  et 
la  nomination  d'un  seul  caïmacan,  dans  la  personne  de 
Constantin  Cantacuzène.  Averti  d'avance  par  Duhamel, 
Cantacuzëne  se  trouvait  au  milieu  des  membres  de  la 
députation  roumaine  ;  ceux-ci,  indignés,  le  sommèrent  de 
refuser  une  mission  qui  lui  était  donnée  en  violation  des 
droits  du  pays.  Son  fils  même,  qui  était  présent,  s'écria 
d'un  ton  de  douleur  :  «  Mon  père  !  n'acceptez  point  une 
pareille  fonction  (!}•  >  Une  vive  discussion  s'engagea  au 
sein  de  la  députation,  qui  comptait  quelques  hommes  dé- 
voués à  la  Russie,  lorsqu'au  plus  fort  delà  dispute,  Fuad- 
ElTendi  sortit  de  la  tente  en  s'écriant  :  «  Que  les  hommes 
fidèles  au  règlement  me  suivent.»  Cantacuzène  et  une 
quarantaine  de  ciocoï  sortirent  avec  lui  ;  Jes  autres  de- 
meurèrent, et  avec  eux  le  jeune  Cantacuzène.  La  popula- 

(1)  Mémoires  sur  Thisloire  de  la  régénération  roumaine. 


—  464  — 

tîoD  entière  de  la  ville,  réunie  au  bas  de  la  colline,  at- 
tendait le  retour  de  ses  députés. 

Tout  à  coup  retentit  un  coup  de  pistolet  ;  à  ce  si- 
gnal mille  soldats  se  précipitèrent  et  entourèrent  les 
députés  restés  dans  la  tente;  toutes  les  niesures  étaient 
prises  pour  qu'aucun  ne  put,  en  s'échappant,  aller  an- 
noncer au  peuple  ce  qui  se  passait  au  camp.  Pendant 
plusieurs  heures,  les  prisonniers  placés  entre  trois  rangs 
de  soldats,  et  sous  la  bouche  de  deux  canons,  furent 
tenus  debout  sous  un  soleil  ardent.  Lie  soir,  on  les  ren* 
ferma  dans  le  monastère  de  Colracéni. 

Pendant  ce  temps,  le  nouveau  caîmacan  et  les  boyars 
réactionnaires  rentraient  dans  Bucharest,  escortés  par  les 
bataillons  turcs.  D'autres  divisions  de  l'armée  ottomane 
descendirent  la  colline  vers  l'endroit  où  était  assemblé 
le  peuple.  Des  masses  de  paysans,  ignorant  ce  qui  s'é- 
tait passé,  se  portèrent  à  leur  rencontre,  en  les  saluant 
de  leurs  étendards  ;  les  Turcs  les  arrachèrent  des  mains 
de  ceux  qui  les  portaient  et  les  brisèrent  sur  leurs  épau- 
les; les  croix  furent  également  enlevées,  jetées  et  foulées 
dans  la  poussière  ;  les  coups  de  plat  de  sabre  retentis- 
saient dans  la  foule  ;  la  pointe  et  les  tranchants  rougi- 
rent plus  d'une  poitrine.  Eperdue  et  furieuse,  la  multi- 
tude se  précipita  au-devant  des  barbares  qui  allaient  pé- 
nétrer dans  la  ville,  et  parvint  à  les  arrêter  par  un  mé- 
lange de  supplications  et  de  'menaces.  Si  en  ce  moment 
un  chef  s'était  présenté  aux  braves  paysans,  nul  doule 
qu'ils  n'eussent,  quoique  sans  armes,  châtié  les  assail- 
lants. Mais  que  pouvaient-ils  abandonnés  à  eux-mêmes? 
Après  quelques  instants  d'hésitation,  la  cavalerie  turque 


—  405  — 

poussa  ses  chevaux  au  milieu  des  masses  confuses,  et  se 
fit  jour  en  passant  sur  des  corps  mutilés. 

Quelques  citoyens  accourus  au  palais  administratif, 
annoncèrent  à  la  Lieutenance  Tarrivée  des  Turcs  et  là 
nomination  arbitraire  du  nouveau  caïmacan.  Depuis  deux 
jours,  les  lieutenants  s'y  tenaient  en  permanence.  Mais 
ils  différaient  entre  eux  sur  la  conduite  à  suivre.  Le  gé- 
néral Tell  et  N.  Golesco  avaient  décidé  d'avance  de  rester 
à  leur  poste  y  quand  même  Fuad-Effendi  les  destituerait 
dans  son  camp.  cLe  peuple  nous  a  élus,  disaient-ils,  le 
peuple  seul  a  le  droit  de  nous  destituer,  t  Héliade,  tout 
en  reconnaissant  la  puissance  de  cet  argument,  répon- 
dait :  t  Légalement  nous  ne  devons  nous  retirer  que  de- 
vant une  nouvelle  élection;  en  fait,  nous  devons  nous 
retirer  devant  un  gouvernement  imposé  par  la  force. 
Nous  avons  fait  la  révolution  sous  les  auspices  de  la  su* 
zeraineté  ottomane  ;  nous  maintenir  par  le  peuple  contre 
les  volontés  de  la  suzeraineté,  serait  changer  le  caractère 
de  la  Constitution  que  nous  avons  proclamée.  Pour  cela, 
sommes-nous  en  mesure  ?  L'insurrection  armée  est-elle 
prête?  Non.  Eh!  bien,  dans  ces  conditions,  il  n'y  a  de 
possible  que  l'inertie,  et,  en  fait  de  résistance,  l'inertie 
touche  au  ridicule.» 

Ils  en  étaient  encore  à  cette  discussion  dans  la  journée 
du  25,  lorsqu'ils  apprirent  les  nouvelles  du  dehors.  Hé« 
liade  se  leva,  porta  un  toast  à  l'avenir  de  la  patrie,  ôla 
son  écbarpe  et  dit  :  <  J'ai  rempli  ma  charge.  La  capitale 
et  le  pays  sont  entre  les  mains  des  Turcs.  Ce  sont  eux 
qui  répondront  désormais  de  toutes  les  conséquences 

30 


—  4«6  — 

de  leurs  actes.  Quant  à  moi,  je  me  relire.  »  Et  il  fit  ses 

adieux  (1). 

Cependant  la  cour  du  palais  se  remplissait  des  habi- 
tants inquiets;  lorsqu'ils  virent  descendre  Héliade,  ils 
lui  demandèrent  ce  qu'ils  devaient  faire.  Héliade  les  in- 
vita au  calme.  Les  mêmes  conseils  furent  répétés  par  les 
deux  autres  lieutenants.  Mais  le  peuple  insistait,  et  vou- 
lait prendre  les  armes,  c  Vous  n'avez  pas  d'armes»  ré-* 
pyDndait  N.  Golesco.»  —  ■  L'ennemi  noiis  en  fournira, 
criait-on  de  toutes  parts  ;  laissez-nous  faire,  et  avant  le 
soir,  tout  sera  fini,  même  Tenterrement  des  Turcs*  »  Tell 
et  Golesco  parvinrent  à  modérer  ces  ardeurs»  et  à  ob- 
tenir du  peuple  qu'il  se  retirât  en  ordre.  Pour  ôter  même 
tout  prétexte  à  une  collision,  Tell  enjoignit  à  la  compa- 
gnie qui  était  de  garde  de  se  retirer  dans  la  caserne. 

Les  deux  lieutenants  restèrent  seuls  au  palais,  sans 
aimes,  sans  gardes,  et  y  passèrent  la  nuit  dans  l'at- 
tente. Déjà  les  Turcs  occupaient  toute  la  ville.  Le  lende- 
main seulement,  une  compagnie  d'infanterie  et  un  pelo- 
ton de  cavalerie  vinrent  prendre  possession  du  palais.  Tell 
et  Golesco  crurent  qu^n  allait  les  arrêter.  Hais  les  Turcs 
se  contentèrent  de  poser  des  sentinelles  aux  portes  du 
trésor  public,  sans  même  s'occuper  de  la  présence  des 
lieutenants.  Ceux-ci,  après  quelques  heures  d'attente, 
se  retirèrent  librement ,  et  rentrèrent  dans  leurs  fa- 
milles. ,^^^^^^ 

Mais  durant  cet  intervalle ,  la  brutale  férocité  des 
Turcs  avait  servi  d'instrument  à  de  perfides  meneurs, 

(i)  Mémoire  sur  rbisioîrc  de  la  régéaération  roumaioe. 


—  487  — 

ayant  intérêt  au  désordre  et  aux  violences.  Le  sang  avait 
coulé/ le  canon  avait  grondé. 

Lorsque»  le  85  septembre,  les  Turcs  étaient  entrés 
dans  la  ville^  une  de  leurs  principales  colonnes  se  diri* 
gea  vers  la  caserne  d'inranterie.  Les  soldats  roumains 
avaient  reçu  Tordre  de  s'y  réunir  avec  la  compagnie  des 
pompiers,  de  recevoir  les  Turcs  avec  les  honneurs  mili- 
taires »  et  de  se  retirer  en  leur  cédant  la  caserne.  A 
l'annonce  de  l'approche  des  Turcs»  la  compagnie  des 
pompiers  s'étant  mise  en  marche  pour  pénétrer  dans  la 
caserne»  arriva  au  même  instant  qu'eux  devant  la  porte. 
Les  Turcs,  au'lieu  d'y  entrer»  firent  une  halte  et  sem- 
blèrent prendre  des  dispositions  hostiles  :  la  marche  des 
canons  fut  arrêtée»  et  les  soldats  se  tinrent  mèche  allumée 
auprès  des  pièces. 

Le  capitaine  des  pompiers^  Zaganesco,  fut  obligé  de 
se  frayer  avec  les  siens  un  passage  à  travers  les  lignes 
serrées  qui  obstruaient  la  porte»  lorsque^  dans  ce  mouve- 
ment, un  soldat  turc»  heurté  par  un  pompier»  trébucha. 
Un  officier  turc  frappa  aussitôt  le  pompier  de  son  sabre» 
et  un  de  ses  soldats  »  excité  par  cet  exemple»  déchargea 
son  fusil  à  bout  portant»  et  fit  tomber  un  Valaque.  Les 
pompiers»  qui  n'avaient  pas  leurs  fusils  chargés»  préci- 
pitèrent le  pas  pour  pénétrer  dans  la  caserne»  lorsqu'au 
moment  où  ils  dépassèrent  les  canons»  les  artilleurs  ap- 
prochèrent les  mèches»  et  la  mitraille  laboura  tous  les 
derniers  rangs.  Furieux  de  cette  trahison»  les  pompiers» 
rejoints  par  les  soldats  de  la  caserne»  se  retournèrent  sur 
les  assaillants»  s'emparèrent  des  premières  pièces»  et 
firent  à  leur  tour»  dans  les  rangs  des  Turcs»  de  terribles 
ravages.  Mais  bientôt  les  chefs  accoururent  de  part  et 


—  408  — 

d'autre.  Les  Turcs,  effrayés,  criaient  :  Dour,  douty 
cardachesl  (Arrêtez,  arrêtez,  frères!)  Us  disaient  que 
c'était  un  malentendu,  et  leur  commandant  s'évertuait  à 
faire  les  protestations  les  plus  pacifiques.  Il  demandait 
néanmoins  que  les  soldats  évacuassent  la  caserne  en  dé- 
posant les  armes.  Les  officiers  roumains  y  consentirent  ; 
les  soldats  désarmés  se  retiraient,  et  à  peine  étaient-ils 
réunis  dans  la  rue,  que  la  mitraille  pénétra  de  nouveau 
dans  leurs  masses  confuses ,  et  couvrit  de  nouveau  le 
pavé  de  cadavres.  Ceux  qui  ne  furent  pas  atteints,  se  dis- 
persèrent en  fuyant. 

Quels  funestes  conseils  guidèrent  les  Turcs  dans  cette 
folle  et  sanglante  exécution?  Il  est  certain  qu'Orner- 
Pacba  y  fut  étranger.  On  ne  peut  accuser  du  crime  que 
ceux  qui  en  profitèrent,  et  qui ,  déjà  plus  d'une  fois,  avaient 
prouvé  quQ  tout  moyen  leur  était  bon.  Duhamel  venait 
de  présider  à  l'arrestation  des  députés  de  la  ville  ;  il 
avait  bien  pu  diriger  de  loin  les  massacres  de  la  ca- 
serne. 

Il  importait  aux  intérêts  de  la  Russie  que  les  Turcs 
fussent  signalés  par  leurs  excès  à  la  haine  des  habi- 
tants. Aussi  les  désordres  coiitinuèrent-ils  après  l'occu- 
pation de  la  ville.  Dans  la  nuit  du  25  au  2C,  plusieurs 
maisons  furent  pillées,  des  églises  dépouillées  de  leurs 
vases  sacrés;  le  lendemain,  des  magasins  furent  déva- 
lisés, des  passants  arrêtés  et  fouillés  en  pleine  rue;  les 
étrangers  même  n'étaient  pas  épargnés;  la  femme  d'un 
Français  fut  assassinée  avec  son  enfant  :  les  Turcs  se 
couduisiuent  comme  en  pays  conquis.  Enfin,  après  deux 
jours  de  vols  et  de  meurtres,  les  habitants  étrangers 
coururent  chez  leurs  consuls  pour  obtenir  protection. 


f  —  .469  — 

I  Ceux-ci,  réunis  en  corps,  se  rendirent  chez  Fuad-Ef- 
ii  fendi  et  chez  Omer-Pacha,  pour  leur  demander  raison 
ï  de  ces  saturnales.  Omer-Pacha  se  montra  aussi  indigné 
Y  qu'eux-mêmes;  mais  l'autorilé  était  entre  les  mains  de 
i;  Fuad-Effendi.  Celui-ci,  comprenant  enfin  le  rôle  que  lui 

II  faisait  jouer  Duhamel,  ne  put  dissimuler  ni  son  in- 
I  quiétude,  ni  son  impuissance. 


I 


i  Le  commissaire  russe  arrivait  à  ses  fins.  Les  Turcs 

y  eux-mêmes  lui  offraient  par  leurs  violences  un  prétexte 

légal  pour  l'intervention  protectrice.  Il  écrivit  au  gêné- 

i  rai  Liiders,  qui  campait  sur  la  frontière.  Le  29  septem- 

bre, les  Russes  entrèrent  en  Yalaquie,  et  s'avancèrent, 
selon  leur  tactique  ordinaire,  comme  des  libérateurs. 
Mais  cette  fois,  ils  ne  trompaient  personne, 

I  Pendant  ces  jours  de  désordre  et    d'angoisses,  les 

chefs  du  mouvement  national  étaient  restés  libres  dans 
Bucharest.  Mais ,  prévoyant  l'arrivée  prochaine  des 
Russes,  ils  avaient  demandé  leurs  passeports.  Héliade 
et  Tell  voulaient  se  rendre  en  Transylvanie,  Golesco 
à  Constant inople.  Les  citoyens  arrêtés  dans  le  camp 
d'Omer-Pacha,  et  enfermés  à  Gotrocéni,  avaient  été 
relâchés ,  à  l'exception  de  dix-sept^  qui  devaient  être 
expulsés  du  pays.  Ceux-ci  furent  conduits  sous  escorte 
à  Giurgevo.  Ils  y  rencontrèrent  N.  Golesco  qui  avait  été 
arrêté  en  route  et  conduit  dans  la  prison  de  cette  ville. 
Ce  dernier  ne  fut  pas  peu  surpris  à  l'arrivée  inattendue 
des  dix-sept  prisonniers  de  Cotrocéni  !  Les  proscrits  bé- 
nirent le  ciel  de  les  avoir  réunis,  même  dans  une  pri- 
son. Ds  passèrent  quelques  heures  en  d'affectueux  épan- 
chements;  puis,  relâchés  tous  ensemble,  ils  se  firent 


—  470  — 

de  touchants  adieux ,  et  gagnèrent  séparément  la  terre 
étrangère. 

Cependant  la  révolution  était  encore  debout  dans  k 
petite  Valaquie.  Retiré  au  camp  de  Trajan,  entouré 
d'hommes  dévoués,  Maghioro  refusait  de  reconnaître  le 
nouveau  caïmacan.  Prévoyant  la  prochaine  entrée  des 
Russes,  il  espérait  encore  que  la  Porte  repousserait 
une  périlleuse  intervention,  et  il  faisait  de  nombreux 
enrôlements  pour  amener  au  secours  des  Turcs  une  ar- 
mée nationale.  Deux  proclamations  furent  publiées  par 
lui  le  i%  septembre»  Tune  adressée  au  pays,  l'autre 
aux  gardes  nationales  et  aux  dorobans,  les  appelant 
aux  armes  contre  Fennemi  commun  ;  et»  quarante-huit 
heures  après,  des  députations  des  neuf  districts  qu'il 
avait  sous    son   autorité   immédiate   accoururent    au 
camp   pour   lui    exprimer   la  décision   unanime  des 
paysans  de  se  joindre  à  lui  pour  la  défense  de  leurs 
droits.  Déjà  les  cinq  districts  de   la   petite   Yalaquie 
avaient   envoyé  de  nombreux  volontaires   armés   de 
faulx,  de  lances  et  de  haches.  Maghiero  se  voyait  à  la 
tète  d'une  armée,  lorsqu'une  lettre,  datée  du  26  septem- 
bre et  signée  du  caîmacan  et  d'Omer-Pacha,  vint  lui 
enjoindre  de  licencier  ses  forces.  Maghiero  apprenait 
en  même  temps  la  nouvelle  des  massacres  de  la  caserne. 
U  y  reconnut  la  main  des  Russes.  Plus  convaincu  que 
jamais  de  Tiavasion  imminente  des  troupes  protectrices, 
il  refusa  d'obéir  à  des  ordres  dictés  par  la  feiblease. 
Mais,  comprenant  en  même  temps  qu*il  lui  fallait  la 
sanction  de  Tautorilé  auzereine  pour  mainten'ur  en  armes 
les  soldats  de  la  cause  nationale,  il  écrivit  à  Fuad-£f» 


fendi  une  lettre,  dans  laquelle  illui  expliquait  les  motifs 
de  son  refus,  et  l'exhortait  à  prendre  contre  la  Russie 
uqe  attitude  digne  d'une  grande  puissance.  Cette  lettre, 
remarquable  à  plus  d'un  titre^  dén^ontre  que  le  chef 
des  pandours  peut  également  être  CQnsidéré  comme  un 
homme  politique.  Qu'il  nous  soit  permis  d'en  donner 
quelques  extraits  : 

€  Excellence,  les  déplorables  événements  qui  se 
sont  passés  le  25  à  Bucharest,  sans  avoir  entièrement 
effacé  rattachement  des  Roumains  envers  la  Sublimer- 
Porte,  ont  néanmoins  fait  naître  des  soupçons  sur  la 
sincérité  des  projets  de  Votre  Excellence.  Le  peuple 
a  pu  croire  que  vous  étiez  déterminé  à  servir  les  inté- 
rêts de  la  Russie,  intérêts  directement  opposés  à  ceux 
jde  Tempire  ottoman.  Cependant  les  hommes  éclairés 
du  pays  et  les  bons  patriotes  ont  reconnu  les  auteurs  de 
ce  drame  sanglant;  ils  ont  deviné  le  résultat  qu'on  se 
proposait  d'en  obtenir.  Votre  Excellence,  nous  n'en 
doutons  pas,  connaît  cela  tout  aussi  bien  que  nous. 
Les  instigateurs  de  ces  massacres,  ce  sont  les  Russes; 
le  résultat  qu'ils  en  attendaient,  c'était  d'aliéner  à  tout 
jamais  de  la  Sublime-Porte  l'attachement  des  Roumains, 
en  les  amenant  à  ne  plus  considérer  la  brave  armée  de 
l'illustre  Padischah  que  comme  une  armée  ennemie , 
ayant  reçu  mission  d'égorger  des  innocents,  et  de  faire 
main  basse  sur  les  biens  des  habitants. 

•  Les  intrigues  moscovites  eussent  réussi  à  faire  ac- 
créditer de  pareilles  calomnies,  s'il  ne  s'était  trouvé 
dans  ce  pays  tant  calomnié  des  patriotes  éclairés,  qui 
ont  mis  en  garde  les  habitants  contre  ces  perfides  insi- 
nuations. Car,  il  faut  l'avouer ,  les  apparences  ont  servi 


—  472  ~ 

à  souhait  les  projets  de  la  diplomatie  ruaae,  et  se  num- 
traient  complëtement  à  la  chaire  de  la  Sublime-Porte. 
Or,  grâce  à  ces  patriotes  (qui  néanmoins  sont  aujour- 
d'hui l'objet  d'une  colère  inexplicable  de  la  part  de  Vo- 
tre Excellence)  «  la  Russie  n'a  gagné  à  ce  jeu,  que  quel-» 
ques  justes  malédictions  de  plus,  et  un  surcroit  de  haine 
de  la  part  des  Roumains. 

»Nous  avons  toujours  considéré  Votre  ExceUence 
comme  un  des  plus  fermes  soutiens  de  Tempire  ottoman, 
et  votre  conduite  politique,  si  pleine  de  dignité,  dans  les 
capitales  oii  vous  avez  représenté  Fempire,  enfin  tous  vos 
antécédents  comme  homme  d'état,  nous  portent  à  espé- 
rer que,  dans  les  Principautés  aussi,  vous  saurez  défendre 
avec  énergie  les  intérêts  de  la  Porte,  sans  vous  laisser 
égarer  parles  mensonges  de  la  politique  moscovite^  et 
des  agents  russes,  étrangers  ou  indigènes.  C'est  pour- 
quoi, fort  de  eetle  conviction ,  j'ai  pris,  avec  toute  l'ac- 
tivité qui  est  en  n)oi ,  les  dispositions  convenables,  afin 
de  seconder,  dans  la  mesure  de  nos  moyens  matériels,  la 
politique  que  vous  suivrez  dans  les  circonstances  ac- 
tuelles. 

»  Cette  confiance  dans  les  vues  de  Votre  Excellence , 
pourra  expliquer  mon  refus  d'obéir  à  la  lettre  qui  m'a 
été  adressée  par  le  caîmacan  et  son  excellence  Omer- 
Pacha 

»  Évidemment,  il  n'y  a  que  la  Russie  qui  trouverait 
son  compte  à  voir  licencier  une  armée  roumaine ,  qui 
ne  s'est  formée  que  pour  servir  d'avant-garde  à  l'illustre 
armée  ottomane v 

Après  avoir  fait  appel  à  la  dignité  et  à  l'intérêt  de 
Tempirc  ottoman ,  pour  engager  Fuad-Effendi  à  oppo- 


—  473  — 

ser  la  force  à  rinvasion  des  Russes»  Maghiero  fait  le  dé- 
nombrement des  ressources  que  peut  offrir  ralliance 
des  Roumains. 

c  Excellence  ,  ajoute-t-il ,  les  forces  roumaines  sont 
considérables,  et  conjointement  avec  les  braves  armées 
de  notre  auguste  suzerain,  elles  feraient  des  prodiges  de 
valeur. 

»  Il  se  trouve  à  l'heure  qu'il  est  dans  mon  camp,  et  à 
ma  disposition  : 

•  Deux  régiments  de  troupes  irrégulières  (pandours) 
bien  organisées  et  exercées; 

>  Un  régiment  de  troupes  de  ligne  ; 

»Une  batterie  de  six  canons  avec  les  artilleurs  ; 

»Uue  division  de  cavalerie; 

9 1^500  dorobans  bien  armés; 

•  8,000  volontaires  qui  attendent  des  armes; 

•  Quant  à  la  landsturm,  pour  ne  parler  ici  que  des 
neuf  districts  sous  mon  autorité,  elle  serait  de  i 35,000 
hommes,  à  15,000  par  district. 

•  Il  faut  en  outre  calculer  les  forces  qui  ne  se  trou* 
vent  pas  momentanément  à  ma  disposition  immédiate , 
savoir  : 

f  Deux  régiments  de  troupes  de  ligne; 

•  Deux  divisions  de  cavalerie; 

•  4,500  dorobans  bien  armés ,  répartis  dans  les  au- 
tres districts; 

f  2,000  ploîesi  (gardes-frontières)  armés  de  fusils; 

»  Enfin  la  landsturm  des  onze  autres  districts,  et  les 
forces  assez  considérables  dont  pourrait  disposer  la 
Moldavie. 


—  4?4  — 

•  Ces  forces,  ajoutait  Maghiero,  réunies  aux^arniées  de 
Tempire,  seraient  invincibles  sur  le  sol  national.  Les  po- 
pulations n'attendent  qu'un  mot  pour  se  mettre  &  la  dis- 
position de  la  Sublime  Porte.  Quant  à  mpi,  je  réponds 
sur  ma  tête  de  leur  fidélité  et  de  leur  détermination, 

»  30  septembre  18&8.  » 

Les  hardis  projets  de  Maghiero  offraient  à  la  Turquie 
une  occasion  favorable.  Dans  toutes  les  guerres  anté- 
rieures des  Russes  «vec  la  Porte  ,  leurs  invasions  n'a- 
vaient réussi  qu'avec  l'appui  des  populations  chrétien- 
nes. En  1828,  Maghiero  lui-même  les  avait  puissamment 
secondés.  En  i848,  les  conditions  n'étaient  plus  les 
mêmes»  et  les  chances  étaient  tout  autres.  Mais  le  di- 
van ,  effrayé  de  l'indifférence  de  l'Europe ,  reculait  de- 
vant une  lutte:  Fuad-Effendi»  homme  faible,  et  choisi 
à  cause  de  sa  faiblesse ,  n'était  qu'un  agent  inerte  entre 
les  mains  de  Duhamel.  Il  persista  h  demander  le  licen- 
ciement. D'un  autre  côté,  les  membres  delà  Lieutenance, 
avant  de  quitter  Bucharest ,  avaient  écrit  une  lettre  à 
Maghiero,  Fexhortant  à  ne  pas  compromettre  le  pays  par 
une  résistsince  inutile.  Mais  le  chef  patriote  sachant  que 
les  signataires  étaient  tous  prisonniers  ,  recevant  d'ail- 
leurs leur  lettre  par  l'intermédiaire. de  la  caimacamie, 
jugea  qu'elle  était  dictée  par  la  force,  et  n'en  tint  aucun 
compte. 

Il  venait  d^apprendre,  en  outre,  que  les  Russe» avaient 
passé  la  frontière,  et  il  était  résolu  die  les  combattre  à  ou- 
trance. Les  paysans  des  cinq  districts  de  la  petite  Vala- 
quie  accouraient  chaque  jour  grossir  son  armée»  pleins 


—  475  — 

d'enthousiasme  et  de  colère.  L^annonee  de  Tarrivée  des 
Russes  exaltait  les  ardeurs. 

Fort  de  son  droit,  fort  des  synopatlnes  populaires , 
Maghiero  fit  tous  ses  préparatifs  pour  aller  au  devant 
des  Russes,  qui  s'approchaient  du  district  d'Ârgis.  Une 
compagnie  fut  envoyée  comme  avant-garde  à  Pitesci,  sous 
le  commandement  du  capitaine  Zalyc  »  pour  se  mesu- 
rer avec  Tavant-garde  des  Cosaques  qui  venait  avec  Vex* 
spathar  Constantin  Ghika,  ce  malheureux  époux  victime 
de  Bibesco»  devenu  Russe  pour  se  venger. 

Pour  mieux  encore  s'assurer  des  dispositions  de  Tar- 
mée  et  des  paysans ,  Maghiero  avait  commandé  une  re- 
vue pour  le  9  octobre.  Ce  fut  un  jour  de  fête  nationale  : 
soldats,  pandours,  dorobans  et  paysans  Tenvironnërent 
au  nombre  de  plus  de  trente  mille,  appelant  la  guerre 
d'une  voix  unanime,  et  jurant  de  mourir  à  ses  côtés. 

Heureux  de  voir  tant  de  fidèles  compagnons  partager 
ses  ardeurs ,  Maghiero  donna  l'ordre  de  se  préparer  au 
départ.  Les  Russes  s'avançaient  par  le  nord  ;  les  Turcs 
s'approchaient  par  le  midi.  Maghiero,  dans  un  accès  de 
fierté  guerrière,  av^it  dit  :  t  mon  sabre  a  deux  tran- 
chants, f  Mais  il  sentait  la  nécessité  d'éviter  un  conflit 
avec  les  Turcs.  Il  fut  donc  décidé  que  l'armée  entière  et 
les  paysans  munis  d'une  arme  quelconque,  réunis  en 
un  seul  corps ,  iraient  au  devant  des  Russes ,  et  que  les 
paysans  non  armés  se  porteraient  au  devant  des  Turcs 
pour  les  recevoir  en  amis. 

Ces  dispositions  venaient  d'être  prises,  lorsque  le  se- 
crétaire du  consul  anglais  à  Bucharest,  se  présenta  au 
eamp,  porteur  d'une  lettre  pour  Maghiero. 

Dans  e«tte  lettre,  l'agent  britannique^  M.  Gelqheutt, 


—   476  — 

exhortait  vivement  le  chef  national  à  ne  pas  engager  le 
pays  dans  une  lutte  disproportionnée,  qui  devait  connpro- 
mettre  les  intérêts  de  tous,  c  La  Yalaquie ,  disait-il,  en 
se  maintenant  sur  le  terrain  légal,  conserve  la  garantie 
de  ses  anciens  traités,  la  garantie  de  la  Turquie  et  des 
autres  Ëtats  européens  ;  si  elle  se  livre  aux  hasards  de  la 
guerre,  elle  peut  être  réduite  à  l'état  de  pays  conquis,  et 
perdre  tout  droit  à  une  médiation  européenne.  • 

Après  la  lecture  de  cette  lettre  et  une  longue  confé- 
rence avec  renvoyé,  Maghiero  rassembla  ses  officiers 
en  conseil,  leur  communiqua  la  missive,  ainsi  que  les 
explications  données  par  le  secrétaire  du  consul;  et, 
dans  une  discussion  calme  et  sérieuse,  recueillit  les  avis 
de  chacun.  D'un  commun  accord ,  il  fut  décidé  qu'il 
fallait  céder  à  l'invitation  du  représentant  de  l'Angle- 
terre ;  mais  non  sans  protester  auprès  de  toutes  les 
grandes  puissances. 

En  conséquence,  la  pièce  suivante  fut  adressée  à 
chacun  des  représentants  des  puissances  occiden- 
tales ; 

c  Monsieur  le  consul  général , 

f  A  la  suite  de  l'occupation  de  la  Terre  roumaine 
(Yalaquie),  par  l'armée  turque,  le  général  Lûders  nous 
annonce,  par  sa  proclamation  du  29  septembre,  que  les 
troupes  russes  ont  aussi  passé  la  frontière  roumaine.  Je 
viens  donc,  monsieur  le  consul,  protester,  devant  le 
gouvernement  que  vous  représentes,  contre  cette  nou- 
velle violation  du  territoire  roumain ,  violation  de  tous 
les  traités  qui  garantissent  l'inviolabilité  du  pays. 


—   477   — 

•  En  outre,  monsieur  le  consul,  puisque  deux  grandes 
puissances  ont  concentré  de  nombreuses  armées  sur  le 
territoire  roumain,  le  soussigné,  chargé  par  la  nation 
du  commandement  de  Tarmée  régulière  et  irré^ulière, 
pour  ne  pas  attirer  sur  le  pays  les  suites  d'une  guerre 
disproportionnée,  et  pour  ne  pas  fournir  le  moindre 
prétexte  à  Toccupation  moscovite,  dépose  cette  fonction, 
après  avoir  invité  à  se  retirer  dans  leurs  foyers  les 
braves  soldats  roumains  réunis  sous  son  commande- 
ment, dans  le  but  de  prévenir  tout  trouble  à  l'intérieur 
du  pays;  et ,  après  avoir  exhorté  les  habitants,  en  géné- 
ral, à  rentrer  dans  le  calme  et  à  espérer  que  la  justice 
ne  leur  sera  pas  refusée,  grâce  à  l'intervention  des  au* 
très  puissances  de  l'Europe. 

•  Agréez,  etc. 

f  Le  général  commandant  des  armées  de  la  Roumanie^ 

»  G.   Maghiero. 

y»  Ou  amp  de  Trajan,  le  io  octobre  i8/i8.  » 

  cette  même  date,  le  10  octobre,  tout  le  camp  fut 
sous  les  armes  au  lever  du  soleil,  et  Maghiero  apparais- 
sant au  milieu  des  soldats  et  des  paysans,  leur  donna  lec- 
ture de  sa  protestation. 

Après  quelques  instants  de  morne  stupeur,  il  se  pro- 
duisit dans  la  foule  un  long  murmure,  qui  se  transforma 
bientôt  en  un  bruit  éclatant.  La  guerre  t  la  guerre  !  criait-on 
de  toutes  parts.  Soldats  et  pandours  juraient  de  com- 
battre malgré  le  général.  cNous  avons  pris  les  armes, 
disaient-ils,  pour  défendre  la  Constitution ,  nous  ne  les 
déposerons  que  quand  nonsTourons  vengf^e  »Iiespnysans 


—  478  — 

étaient  encore  plus  animés.  «  Nous  sommes  Tenus»  s'é- 
criaient-ils» pour  demander  Theure  du  départ  contre  les 
ennemis;  nos  pères,  nos  femmes»  nos  enfants  même, 
veulent  marcher  avec  nous  ;  et  c'est  vous  qui  arrêtez 
nos  pas  !  c'est  vous  qui  nous  désarmez  !  »  Maghiero, 
les  larmes  aux  yeux,  courait  des  soldats  aux  paysans, 
des  dorobans  aux  pandours»  les  conjurant  de  réserver 
leur  ardeur  pour  de  meilleurs  moments.   La  guerre  !  la 
guerre!  répondait-on  de  tous  les  rangs.  Le  brave  parti- 
san eut  longtemps  à  lutter  contre  ces  élans  désespérés  ; 
la  résistance  même  qu'il  rencontrait  mêlait  à  sa  douleur 
de  justes  sentiments  d'orgueil.  Ses  supplications»  enfin, 
l'emportèrent  :  tous  ces  hommes  réunis  pour  combattre, 
se  firent  des  adieux  entrecoupés  de  gémissements  et 
d'imprécations.  Les  paysans  se  dispersèrent  pour  rega- 
gner leurs  foyers  ;  les  officiers  et  les  soldats»  destinés  à 
retourner  dans  la  capitale  avec  l'artillerie  et  les  muni- 
tions, se  dirigèrent  vers  Bucharest»  et  Maghiero  partit 
pour  Hermanstadt»  suivi  d'une  vingtaine  d'officiers  qui 
avaient  donné  leur  démission  pour  ne  pas  servir  sous  le 
gouvernement  de  l'étranger. 

Ainsi  s'accomplit  le  dernier  acte  du  mouvement 
de  1848»  peu  remarquable,  assurément,  dans  ses  ré* 
sultats»  mais  bien  digne  d'intérêt  dans  ses  enseigne- 
ments» et,  pour  ainsi  dire,  dans  ses  révélations.  Sous 
l'atmosphère  corrompue  d'un  monde  officiel,  une  nation 
se  manifeste  :  un  peuple  de  paysans  que  l'on  croyait  à 
jamais  flétris  par  la  servitude»  se  dégage  de  la  poussière 
du  boyarisme»  avec  le  sentiment  de  ses  droits  et  la 
cor  science  de  sa  force»  donnant,  aux  chefs  mêmes  des 
réformateurs»  de  grands  exemples  d'intelligence  et  de 


—  479  — 

courage.  Au  camp  dlslaz,  le  peuple  inaugure  la  révo- 
lution; à  Bucharest,  il  la  sauve;  au  camp  de  Trajan,  il 
est  seul  à  n'en  pas  désespérer. 

Cette  apparition    soudaine    d'une   population  virile 
n'offre  pas  seulement  l'intérêt  d'une  révolution  locale; 
elle  mérite  d'être  mise  en  ligne  de  compte  dans  les  cal- 
culs de  la  politique  européenne.  Lorsque  la  Moldo-Ya- 
laquie  n'était  qu'un  pays  de  boy ars,   incapable  d'oflrir 
à  l'Europe  la  moindre  garantie  de  défense,  l'Europe 
avait  raison  d'en  faire  peii  de   cas.    Nais  lorsqu'un 
peuple  s'y  rencontre,  tout  prêt  à  faire  obstacle  aux  en- 
treprises  de  Saint-Pétersbourg,  et  digne  d'être  ac- 
cepté comme  une  vaillante  avant-garde,  il  appartient 
aux  cabinets  de  l'Occident  de  venir  en  aide  à  ce  peuple, 
de  le  fortifier,  et  d'assurer  son  avenir  ;  car  aux  desti- 
nées de  ce  peuple  sont  liées,  plus  qu'on  ne  le  pense,  les 
destinées  de  l'Europe. 


CHAPITRE  XV, 

ProscriptîoDS  et  violences.  — Abaissement  des  boyars.  —  Événe- 
ments de  la  Transylvanie.  —  Soulèvement  des  Roumains.  — 
Jellachich  et  les  Croates.  —  Entrée  du  général  Pucliner  ca 
Transylvanie.  —  lanko  soulève  les  montagnards.  —  Lutte  con- 
tre les  Magyars.  — Défaite  du  major  Halvany.  —  lettre  de  Ma^ 
ghiero  k  Kossutb.  —  Entrée  des  Rosses  en  Transylvanie. 

Fuad-Ëffendi,  dont  les  passives  complaisances  avaient 
ouvert  la  porte  aux  Russes,  eut  la  naïveté  de  s'indigner 
à  leur  approche.  On  l'avait  cru  complice  ;  une  protesta- 
tion faite  au  nom  du  Sultan  vint  apprendre  à  tous  qu'il 
avait  été  dupe.  En  réponse  à  sa  protestation,  les  Russes 
établirent  leur  camp,  le  1 1  octobre,  aux  portes  de  Bu- 
charest,  dans  la  plaine  de  Kolentino;  ce  qui  ne  chan- 
gea rien  aux  bons  rapports  de  Fuad  avec  DuhameU 
Aussi  docile  qu'auparavant ,  il  dressa  une  liste  de  pros- 
crits, à  la  tète  desquels  figuraient  les  membres  de  la 
Lieutenance.  Mais  il  ne  put  échapper  aux  accusations 
des  boyars ,  qui  lui  reprochaient  hautement  sa  fai- 
blesse, pour  avoir  permis  à  ces  grands  coupables  de  gi- 
gner  la  frontière. 

On  se  dédommagea  sur  les  paysans.  Ceux  qui  s'étaient 
rendus  en  députation  à  Bucharest  et  à  Giurgevo,  furent 


saisis,  garottés  et  chargés  de  coups  de  fouets.  Les  fla- 
gellations se  faisaient  en  grand,  dans  le  monastère  de 
Ploumbouita,  où  Ton  avait  parqué  les  paysans  par  trou* 
peaux.  Ceux  qui  voulaient  éviter  ou  abréger  le  supplice/ 
devaient  avouer  qu'ils  n'avaient  demandé  la  Constitution 
que  contraints  et  forcés  par  le  gouvernement  révolu^ 
tionnaire. 

Que  signifiaient,  d'ailleurs/les  souffrances  de  miséra- 
bles villageois  ?  La  véritable  opinion  publique  n'était* 
elle  pas  dans  la  haute  société  de  Bûcha rest?  Et  la  haute 
société  donnait  des  bals  aux  libérateurs.  Madame  Stirbey 
commença  la  première;  le  hospodarat  pouvait  dépendre 
d'une  fête  bien  ordonnée.  D'autres  intrigues  furent  mises 
eu  jeu.  Les  dames  de  la  haute  boyarie  luttèrent  de  sé- 
ductions auprès  de  l'état -major  étranger,  et  chaque 
officier  russe  portait  les  couleurs  d'une  Ârmide.  Fuad* 
Ëffendi  ,  cavalier  charmant  ,  du  reste  ,  se  conduisait 
en  véritable  Turc ,  prenant  plusieurs  cœurs  à  la  fois. 
Omer-Pacha  lui-même,  le  Croate  renfrogné,  eut  aussi  sa 
part  dans  les  bonnes  fortunes.  On  nous  permettra  sans 
doute  de  ne  pas  citer  de  noms  :  les  curieux  peuvent  con*- 
sulter  les  chroniques  de  Bucharest. 

Ces  abominables  scandales  ne  sont,  au  surplus,  que 
les  accompagnements  ordinaires  des  invasions  mosco- 
vites. Mais  un  fait  nouveau  bien  important  doit  sortir 
cette  fois  de  l'occupation  des  Principautés  danubiennes. 
I^  Czar  laisse  volontiers  ses  officiers  s'arrêter  aux  dis- 
tractions qu'ils  rencontrent  en  route.  Mais  sa  pensée ,  à 
lui,  ne  se  repose  jamais.  En  jetant  ses  soldats  en  Yala- 
quie,  il  n'avait  guère  souci,  pour  le  moment,  de  Bucha- 
rest ou  des  Yalaques.  Ses  regards  portaient  plus  loin. 

34 


—  482  — 

Franchissant  les  Karpathes,  il  voyait  T Autriche  aux 
abois,  réduite  bientôt  à  mendier  une  protection  ;  et  Bu- 
charest  était  la  route  la  plus  courte  pour  pénétrer  au  cœur 
des  États  autrichiens.  Dans  la  pensée  du  Czar,  la  ques- 
tion roumaine ,  Foit  en  Valaquie ,  soit  en  Transylvanie, 
se  liait  intimement  aux  luttes  des  Magyars  et  des  Autri- 
chiens.  Nous  ne  pouvons  que  justifier  cette  logique,  en 
reprenant  le  récit  des  événements  qui  s'étaient  accomplis 
au-delà  des  Karpathes ,  depuis  la  mémorable  assemblée 
de  Blajium. 

La  diète  de  Transylvanie  qui  avait  voté  Tincorpora- 
tion,  se  composait  de  300  députés ,  dont  24  Saxons 
et  3  Roumains.  Tous  les  autres  étaient  Magyars ,  peu 
disposés,  par  conséquent,  à  faire  droit  aux  justes  récla- 
mations des  nationalités  opprimées. 

Immédiatement  après  le  vote  ,  Tadministration  prit 
toutes  les  mesures  de  rigueur  propres  à  vaincre  les  ré- 
sistances. Au  moins ,  elle  ne  faisait  pas  mystère  de  ses 
cruautés.  Des  potences  et  des  pals  furent  dressés  dans 
toute  l'étendue  du  territoire ,  surmontés  des  drapeaux 
magyars,  portant  pour  inscription  :  Vunion  ou  la  mort. 
Les  colères  étaient  poussées  jusqu'au  vertige;  de  san- 
glantes rencontres  se  multipliaient  dans  les  campagnes 
entre  les  populations  des  deux  races ,  et  les  fureurs  du 
gouvernement  entretenaient  la  guerre  civile. 

Une  diète  générale  avait  été  convoquée  à  Pesth.  A 
l'exemple  des  Croates,  les  Roumains  de  la  Transylvanie 
refusèrent  d'y  prendre  part.  Ceux  des  comitats  du  Banat 
de  Témeswar  et  de  la  Hongrie  orientale,  jugèrent  cepen- 
dant plus  utile  d'user  de  leur  droit  électoral,  et  formè- 
rent un  noyau  d^opposition  roumaine  au  sein  même  de 


—  483  - 

la  diète  hongroise.  Le  députe  Murgu,  défenseur  ardent 
de  la  cause  nationale,  était  le  chef  de  cette  opposition 
qui  comptait  de  15  à  16  voix. 

Au  surplus,  ce  n'était  plus  le  temps  des  discussions 
pacifiques  :  les  violences  des  Magyars  appelaient  les  luttes 
armées;  un  soulèvement  général,  en  Transylvanie,  fut 
provoqué  par  l'arrestation  des  deux  orateurs  patriotes, 
Barnutz  et  Lauriano.  Une  nouvelle  assemblée  fut  con* 
voquée  à  Orlat,  près  Hermanstadt.  Le  premier  régiment 
roumain  de  Transylvanie  tenait  garnison  dans  cette  ville; 
il  fit  cause  commune  avec  le  peuple.  L'assemblée  d'Orlat 
protesta  contre  Tunion,  déclara  qu'elle  ne  reconnaissait 
pas  le  ministère  de  Kossuth,  et  qu'elle  s'adresserait  di-* 
rectement  au  cabinet  de  Vienne. 

Les  populations  roumaines,  entraînées  par  cet  exemple, 
se  mirent  en  mouvement,  et  un  rendez-vous  général  fut 
désigné  au  Champ  de  la  liberté,  près  de  Blajium.  Soixante 
mille  hommes  s'y  rencontrèrent  au  jour  fixé,  armés  de 
piques,  de  haches  et  de  faulx  ;  il  ne  s'y  trouvait  que  500 
fusils.  Cependant  le  commissaire  magyar  qui  siégeait  en 
Transylvanie  avec  des  pouvoirs  illimités ,  n'osa  opposer 
aucun  obstacle  à  la  convocation  populaire. 

Gomme  à  Orlat,  il  fut  résolu  de  rester  attaché  à  l'Âu- 
triche,  qui  promettait  des  droits  égaux  à  toutes  les  na- 
tionalités ;  on  décréta,  en  outre,  l'armement  général  de 
tous  les  Roumains. 

Chaque  jour  la  cause  nationale  gagnait  du  terrain.  Le 
deuxième  régiment  roumain  de  la  Transylvanie,  campé 
au  nord,  dans  le  voisinage  des  Szeklers,  se  prononça  à 
son  tour.  Dans  une  assemblée  tenue  à  Nasaud,  près  de 
la  Bucovinc ,  il  protesta  contre  l'union  ,  et  ordonna  des 


d  I 


—  AfiA  — 

mesures  générales  de  défense.  Le  colonel  Urban  adressai 
au  peuple  une  proclamation  qui  se  terminait  par  un  appel 
aux  armes,  et  organisa  la  guerre  nationale,  au  nom  de 
l'Empereur.  Puis  ,  entrant  immédiatement  en  campa- 
gne ,  il  fit  occuper ,  dans  le  voisinage ,  plusieurs  villes 
et  bourgs  magyars. 

Enfin,  à  la  diète  de  Pesth,  les  députés  saxons  et  les 
roumains  ayant  protesté  en  faveur  de  la  suprématie  au- 
trichienne, avaient  été  obligés  de  fuir  pour  se  soustraire 
aux  fureurs  de  la  populace  magyare,  et  s'étaient  réfugiés 
à  Hermanstadt.  Là ,  réunis  en  assemblée  mixte ,  ils 
avaient  conclu  une  alliance  offensive  et  défensive  enlre 
Saxons  et  Roumains.  Par  un  incroyable  contre-sens ,  la 
Hongrie,  luttant  avec  FEmpire,  mettait  contre  elle  les 
peuples. 

Avec  leurs  autres  voisins,  qu'ils  appelaient  leurs  au- 
tres vassaux,  les  Magyars  n'étaient  ni  plus  justes,  ni  plus 
habiles.  Les  tribus  illyriennes,  dédaignées  comme  les 
Roumains,  se  préparaient  comme  eux  à  la  résistance, 
avec  des  ressources  militaires  plus  étendues  et  des  moyens 
d'action  mieux  combinés.  Jusque  là  le  mouvement  illy- 
rien  avait  été  conduit  par  la  plume  et  la  parole.  Les 
temps  réclamaient  un  homme  d'épée;  car  toutes  les  ten- 
tatives de  conciliation  étaient  épuisées.  Quelques  pa- 
triotes songèrent  au  vieux  Milosch,  qui  avait  depuis 
longtemps  médite  la  grande  ligne  des  Slaves.  Mais  son 
caractère  offrait  moins  de  garanties  que  son  courage  ;  et 
Ton  craignait  de  désunir  los  Serbes,  qui  l'avaient  détrôné, 
Louis  Gaj,  qui  se  connaissait  en  hommes,  jeta  les  yeux 
sur  un  chef  des  colonies  militaires,  Joseph  Jollachich, 
esprit  cultivé,  slavistc  érudit,  et  initié  aux  secrets  du 


—  485  ~ 

,  monde  occidental.  Le  tribun  et  le  soldat  avaient  les  mê- 

I  mes  pensées  d'indépendance  nationale  ;  ils  furent  aussi- 

i  tôt  d'accord  sur  le  programme  :  guerre  aux  Magyars , 

^  alliance  avec  TAutriche.  Louis  Gaj ,  encore  influent  à 

^         Vienne»  fit  nommer  Jellachich  Ban  de  Croatie. 

La  reconnaissance  de  ce  nouveau  chef  se  fit  dans 
,  Agram  avec  un  éclat  inusité.  Les  députés  de  toutes  les 
^  nations  sfaves  accoururent  en  foule ,  et  ce  qui  n'était 

^         d'ordinaire  qu'une  cérémonie  inaperçue,  bornée  à  une 
,  simple  prestation  de  serment,  devint  l'occasion  d'une 

\         grande  manifestation  nationale,  et  d'une  protestation 
^  menaçante.  C'était  au  moment  où  la  nouvelle  insurrec*- 

^  tion  de  Vienne,  au  28  mai,  avait  contraint  l'Empereur 

à  chercher  un  refuge  dans  le  Tyrol.  Les  Magyars,  en- 
core ménagés  par  l'Autriche  ^  se  plaignaient  hautement 
des  allures  séditieuses  de  Jellachich,  l'accusant  de  pans- 
lavisme et  d'intrigues  avec  la  Russie.  Le  Ban  fut  sommé 
d'aller  se  justifier  devant  son  souverain.  Il  obéit,  se  ren- 
dit à  Inspruck,  et  l'Empereur  n'eut  pas  de  peine  à  se 
convaincre  que  ce  fier  accusé  n'était  pas  un  ennemi* 
Cependant,  soit  pour  gagner  du  temps,  soit  pour  rendre 
plus  éclatants  les  torts  des  Magyars,  Ferdinand  exigea 
l'ouverture  de  conférences  destinées  à  ménager  une 
conciliation  entre  les  Hongrois  et  les  Croates. 

Les  conférences  eurent  lieu  à  Vienne.  Le  comte  Bat- 
thiany  parlait  au  nom  de  la  Hongrie ,  Jellachich  plaidait 
la  cause  de  sa  nation.  Aucune  concession  ne  fut  faite  de 
part  ni  d'autre ,  et  la  séance  ne  fut  qu'une  suite  de  défis 
et  de  menaces.  «  Nous  nous  reverrons  bientôt  sur  la 
Drave ,  »  dit  en  terminant  le  Hongrois.  «  Non,  répondit 
Jellachich,  j'irai  moi-même  vous  trouver  sur  le  Danube;» 


—  486  — 

On  Sait  commeDt  Jellachich  tint  sa  parole.  Cependant 
le  gouvernement  autrichien  s'effrayait  lui-même  de  cette 
insurrection  nationale,  qui  pouvait  accoutumer  les  peu- 
ples à  une  complète  indépendance  ;  et  il  faisait  défense  aux 
Croates  de  combattre  même  en  son  nom.  Mais  les  ressen- 
timents parlaient  trop  haut,  et  les  peuples  réveillés  ne  pre- 
naient plus  conseil  que  d'eux-mêmes.  Les  Croates  répon- 
dirent aux  injonctions  du  cabinet  autrichien  par  un  mani- 
feste à  l'Empereur,  fidèle  expression  des  sentiments  popu- 
laires, présage  trop  certain  des  événements  qui  suivirent  : 
«  Empereur,  disaient-ils,  si  tu  repousses  nos  vœux,  nous 
»  saurons  conquérir  notre  liberté  sans  toi.  Nous  préfé- 
»  rons  mourir  héroïquement ,  comme  un  peuple  slave  , 
»  plutôt  que  de  porter  plus  longtemps  un  joug  tel  que 
»  celui  que  nous  impose  une  horde  asiatique,  de  laquelle 
»  nous  n'avons  rien  de  bon  à  recevoir ,  rien  de  bon  à 
»  attendre.  Empereur!  sache  que  nous  préférons,  au  be- 
»  soin,  le  knout  russe  à  l'insolence  magyare.  Empereur  ! 
»  pour  la  derniëre  fois  ,  nous  t'en  supplions ,  conserve 
».nous  dans  ton  intérêt  et  dans  celui  de  ta  monarchie  : 
»  mieux  vaudrait  pour  toi  perdre  le  plus  beau  fleuron 
»  de  ta  couronne,  que  de  nous  abandonner*  Non,  nous 
»  ne  voulons,  à  aucun  prix,  appartenir  aux  Magyars. 
»  Empereur!  songe  que  si  la  Croatie  ne  forme  que  la 
»  trente-cinquième  partie  de  ton  empire ,  nos  soldats 
))  composent  le  tiers  de  l'infanterie  de  ton  armée  (1).» 

Les  sentiments  de  Jellachich  étaient  peut-être  moins 
désintéressés  que  ceux  de  ses  soldats.  Ceux-ci  ne  son- 

(1)  Guerre  de  Hongrie,  en  18^8  et  18&9,  par  H.  Félix  Martin 
pag.  20. 


—  i87  — 

geaient  qu^à  la  cause  nationale  ;  le  Ban  s'occupait  aussi 
de  la  cause  impériale.  Aux  ordres  de  TEmpereur  qui  lui 
enjoignait  de  cesser  ses  préparatifs  militaires  ,  il  répon- 
dait :  a  Je  vous  demande  pardon  ,  mais  j'ai  promis  de 
sauver  TËmpire  malgré  vous  !  »  Toujours  est-il  que  s'il 
était  guidé  par  des  vues  d'ambition  personnelle,  les  mal- 
adresses des  Magyars  le  servirent  merveilleusement. 

Les  Croates,  d'ailleurs,  n'étaient  pas  les  seuls  en  ar- 
mes. Â  la  pointe  orientale  de  FEsclavonie,  dans  les  pays 
limitrophes  du  Banat  de  Témeswar,  les  Serbes^  fatigués 
des  lenteurs  de  Jellachich,  avaient  commencé  la  guerre 
par  l'attaque  des  bourgs  magyars  voisins  de  la  frontière. 
Ils  marchaient  au  combat  sous  les  inspirations  de  l'évè- 
que  et  patriarche  de  Carlowitz,  le  vénérable  et  belliqueux 
Raiachich.  A  côté  de  ce  guide  spirituel,  se  faisait  remai> 
quer  Stratomirovich ,  jeune  héros  de  vingt-trois  ans , 
élevé  par  ses  compatriotes  du  grade  de  lieutenant  à  ce- 
lui de  général,  et  qui,  par  ses  exploits  pendant  toute  la 
guerre ,  se  montra  digne  de  la  confiance  qu'on  avait 
en  lui. 

Au  Nord,  les  Slovaques  étaient  en  pleine  insurrection  ; 
pas  un  peuple  ne  voulait  accepter  la  domination  ma- 
gyare. 

Il  est  impossible  de  décrire  l'élan  des  Croates,  lorsque 
Jellachich,  renonçant  à  toute  hésitation,  fit  un  appel  pu- 
blic à  leur  courage.  Soldats  et  paysans  accouraient  au- 
tour de  lui,  poussant  avec  éclat  le  cri  de  jivio,  expression 
de  la  joie  nationale,  et  répondant  à  ses  exhortations  par 
des  tressaillements  frénétiques,  a  Père,  lui  disaient  les 
»  soldats,  nous  irons  avec  toi  chercher  à  Bude  la  cou- 
»  ronue  de  Saint-Êtienne,  et  nous  te  suivrons  jusqu'au 


—  488  — 

»  bout  du  monde  (1)  »  Ce  fut  le  11  septembre  que  k 
Ban  pénélra  sur  le  sol  magyar.  Jamais  général  à  son 
entrée  en  campagne»  ne  rencontra  plus  d'enthousiasme. 

Toutes  ces  leçons  étaient  cependant  pour  les  Magyars 
de  stériles  avertissements.  Les  mêmes  aveuglements  en 
Transylvanie  conduisaient  aux  mêmes  résultats.  Mais  la 
guerre  en  Transylvanie,  faite  dans  Torigine  sans  chefs 
militaires,  sans  règles  de  discipline»  prit  un  caractère 
sauvage,  et  ne  fut  bientôt  qu'une  suite  d'atrocités  réci* 
proques.  Les  journaux  magyars  prêchaient  le  meurtre  et 
l'incendie  ;  VEUenor^  publié  à  Clausenbourg ,  demandait 
mille  têtes  de  Roumains,  pour  étouffer,  disait-il,  la  ré- 
bellion dans  son  germe.  Le  Kol  hirado  (n*"  du  29  octobre) 
engageait  ses  lecteurs  à  porter  le  fer  et  la  flamme  dans 
les  villages  roumains,  et  à  massacrer  jusqu'aux  enfants  au 
maillot ,  a/Sn  qu'il  ne  restai  pas  de  traces  de  ta  génération 
actuelle.  Enfin,  le  gouverneur  de  la  Transylvanie,  re- 
présentant officiel  des  Magyars,  invita  publiquement  les 
Szeklers  à  faire  la  chasse  aux  Roumains,  leur  assurant 
en  toute  propriété  chaque  portion  de  terre  qu'ils  enlève* 
raient  aux  hommes  de  cette  race.  Les  Szeklers  répondi- 
rent avec  empressement  au  sanglant  appel  du  gouverneur. 
Une  horrible  guerre  de  partisans  se  fit  dans  toutes  les 
campagnes  :  d'un  côté,  les  Roumains  et  les  Saxons,  de 
l'autre,  les  Magyars  et  les  Szeklers  luttèrent  de  férocité. 
C'étaient  moins  des  combats  que  des  surprises  et  des 
égorgements,  suivis  d'affreuses  représailles. 

L'arrivée  du  général  autrichien  Puchner,  avec  le  titre 


(i)  Les  Peuples  de  TAutriche  et  de  la  Turquie,  par  M.  H.  Des- 
prez,  t.  II,  p.  23. 


-  489  — 

(le  gouverueur-génércil  de  la  Transylvanie,  apporta  quel- 
que soulagement  à  ces  excès,  en  régularisant  la  guerre. 
Mais  aussi  la  révolution  roumaine  se  trouva  enchaînée 
par  les  lenteurs  et  les  méfiances  de  la  politique  autri- 
chienne. Â  la  venue  de  Puchner  ,  i20»000  Roumains 
s'étaient  offerts  à  l'enrôlement»  mais  ils  ne  purent  ob- 
tenir des  fusils  :  le  général  s'effraya  d'un  si  grand 
nombre  d'auxiliaires,  et  se  contenta  de  distribuer  des 
piques  et  des  haches,  pendant  que  iO,000  fusils  restaient 
en  dépôt  à  Belgrad,  et  6,000  à  Hermanstadt.  Il  est  vrai 
que  Puchner  n'avait  pas  besoin  d'avoir  recours  aux  forces 
populaires.  Conduisant  à  sa  suite  dix  mille  hommes  de 
troupes  régulières ,  il  n'avait  rien  à  redouter  des  Hon- 
grois,  trop  occupés  chez  eux  pour  envoyer  des  renforts  en 
Transylvanie.  Bientôt  Puchner  fut  maître  de  toutes  les 
campagnes. 

Il  avait,  d'ailleurs,  dans  un  coin  des  montagnes ,  un 
auxiliaire  qui ,  sans  communiquer  avec  lui ,  tenait  les 
Magyars  constamment  en  haleine. 

Après  la  réunion  de  Blajium,  lanko,  persuadé  que' 
toute  conciliation  avec  les  Hongrois  était  désormais  im- 
possible ,  s'était  retranché  ,  avec  quelques  compagnons 
dévoués ,  dans  les  montagnes  qui  l'avaient  vu  naître  , 
près  d'Àbrud-Banya.  Ses  premiers  efforts  s'étaient  bor- 
nés à  surprendre  quelques  petits  bourgs  magyars ,  afin 
de  s'y  procurer  les  armes  qui  lui  manquaient.  C'est  ainsi 
que  furent  désarmés  et  saccagés  tour  à  tour  les  petits 
bourgs  de  Zalathna,  Turda,  Âiud  et  autres.  Bientôt  ac« 
coururent  autour  d'Ianko  les  habitants  des  montagnes 
voisines  ;  il  agrandit  le  cercle  de  ses  opérations  ;  et  ce 
qu'on  appelait  le  Pays  des  Mines,  comprenant  trois  sous- 


—  490  — 

préfectures,  dont  les  chefs-lieux  étaient  Zalatbna,  Turda 
et  Abrud,  devint  le  centre  de  ce  qui  fut  en  Transylvanie 
la  véritable  guerre  nationale. 

Les  derniers  jours  de  1848  furent  pour  le  chef  mon- 
tagnard un  temps  de  repos.  Les  Magyars,  consternés  des 
faciles  succès  de  Puchner,  se  tenaient  partout  sur  la  dé- 
fensive. Mais  bientôt  Tentrée  de  Bem  en  Transylvanie,  à 
la  fin  de  décembre,  changea  complètement  la  face  des 
affaires. 

Quinze  jours  de  combats  avaient  suffi  à  l'impétueux 
général  polonais  pour    chasser  Puchner   de  ses   po- 
sitions. Dans  toute  la  Transylvanie,  il  ne  restait  plus 
aux  Impériaux  que  les  villes  saxonnes   de   Herman- 
stadt  et  de  Gronstadt  ;  les  Szeklers  campaient  autour  de 
cette  dernière  ville,  et  Bem  vint,  le  24  janvier,  mettre 
le  siège  devant  la  première.  Dans  cette  extrémité ,  les 
vaincus  eurent  la  faiblesse  d'invoquer  le  secours  des 
Russes  qui  occupaient  les  Principautés.  L'évêque  Scha- 
guna  ,  au  nom  des  Roumains ,  le  professeur  Gottfried , 
au  nom  des  Saxons ,  allèrent  officiellement  demander  à 
Lûders  une  intervention  armée.  Puchner ,  de  son  côté , 
adhérait  à  la  requête. 

Les  prévisions  du  Gzar  commençaient  à  se  justifier. 
Une  intervention  armée  entrait  si  bien  dans  les  vues  po*- 
Htiques  de  Saint-Pétersbourg,  que  l'occasion  ne  devait 
pas  être  négligée.  Le  Czar,  consulté  par  Lûders,  s'était 
hâté  de  donner  son  acquiescement.  Le  1^  février,  dix 
mille  Russes  franchirent  les  défilés  des  Karpathes,  sous 
les  ordres  du  général  Engelhart  et  du  commandant  Ska- 
riatin,  et  occupèrent  les  deux  villes  d'Hermanstadt  et  de 
Gronstadt*  Roumains  et  Saxons  se  crurent  sauvés.  Mais 


—  491  — 

I    -       leur  illusion  fut  de  courte  durée.  D'abord,  Bem  attaqua 
I  les  Russes  avec  la  vigueur  qu'il  avait  déployée  contre 

les  Autriebiens.  Ensuite ,  la  cour  de  Vienne ,  plus  ef-« 
r  frayée  que  touchée  de  l'empressement  des  Russes ,  dé- 

(  savoua  hautement  Pucbner,  et  lui  enjoignit  de  faire  im« 

[  médiatenient  reprendre  aux  troupes  du  Czar  le  chemin 

des  Karpathes.  Les  généraux  russes,  n'ayant  pas  mis* 
sion  de  défendre  l'Autriche  malgré  elle,  durent  rentrer 
en  Valaquie  quinze  jours  après  en  être  sortis,  et  Bem  pre- 
I  nant  possession  du  Sachsenland  (pays  des  Saxons)^  com- 

I  pléta  la  conquête  de  toutes  les  plaines  de  la  Transylvanie. 

I  Les  malheureux  Roumains,  abandonnés  aux  vengeances 

des  Magyars  triomphants ,  furent  partout  poursuivis  et 
I  massacrés  ;  les  villageois  qui  échappèrent  au  glaive,  du« 

reut  chercher  un  abri  dans  les  forêts ,  et  Bem  ne  put 
empêcher  des  cruautés  qu'il  déplorait. 
,  Cependant,  il  y  avait  encore  un  asile  national  où  les 

Roumains  restaient  debout ,  défiant  les  Magyars  vain- 
queurs, et  faisant  honte  aux  Impériaux  en  fuite. 

lanko  et  ses  frères  d'armes  se  maintenaient  fièrement 
dans  les  montagnes  d' AbruJ-Banya ,  et  appelaient  au- 
tour d'eux  les  hommes  de  courage.  Maîtres  de  tout  le 
reste  de  la  Transylvanie,  les  Hongrois  voulurent  dé- 
truire ce  dernier  foyer  de  résistance.  Le  major  Hatvany 
fut  chargé  d'y  pénétrer  à  la  tête  d*un  corps  de  trois  mille 
hommes.  Il  se  mit  en  campagne  dans  les  derniers  jours 
d'avril,  et  pénétra  sans  résistance  jusqu'au  petit  bourg 
d'Âbrud.  Ce  bourg  est  situé  au  fond  d'une  vallée  étroite, 
dominée  par  quelques  hauteurs.  Les  compagnons  d'Ianko, 
au  nombre  d'environ  trois  mille,  étaient  dispersés  dans 
les  villages  des  vallons  adjacents.  Il  les  réunit  ausaitôt 


—  492   — 

sous  sa  main^  et  envoie  les  plus  alertes  occuper  les  hau- 
teurs placées  derrière  Hatyany  ;  les  uns  doivent  Tassaillir 
ftu  milieu  du  combat,  les  autres  l'attendre  sur  sa  route 
de  retraite.  Après  avoir  pris  ces  dispositions,  lanko  avec 
le  gros  de  sa  troupe  aborde  de  front  les  soldats  magyars. 
Bientôt  il  est  secondé  par  les  Roumains  qui  ont  tourné 
les  hauteurs.  Hatvany ,  attaqué  de  tous  les  côtés  à  la 
fois,  se  replie  sur  la  seule  route  qui  conduise  à  Brad 
(dans  le  comitat  de  Zarand),  et  tombe  dans  Tembuscade 
qui  Ty  attendait.  Ses  rangs  fuient  en  désordre ,  et  l'ar- 
rière-garde  entièrement  coupée  du  reste  de  la  troupe  , 
est  presque  entièrement  détruite. 

Cette  victoire  avait  une  grande  importance  morale. 
Pendant  que  les  armées  impériales  fuyaient  de  toutes 
parts,  les  Roumains,  abandonnés  à  leurs  propres  res- 
sources, combattaient  et  triomphaient  au  nom  de  la  pa- 
trie. Ceux  qui  s'étaient  associés  au  drapeau  autrichien 
étaient  vaincus  et  dispersés  ;  ceux  qui  avaient  suivi  le 
drapeau  national  étaient  debout  et  vainqueurs. 

Bem  n'avait  pas  besoin  de  cet  avertissement,  pour  re- 
connaitre  l'injustice  et  l'imprévoyance  des  persécutions 
exercées  par  les  Magyars  contre  les  Roumains  de  la 
plaine.  Mais  il  en  profita  pour  exhorter  les  Magyars  à  une 
politique  plus  habile.  Les  meneurs  de  Pesth  reconnurent 
eux-mêmes  qu'il  fallait  tenir  compte  d'une  nationalité 
qui  se  manifestait  par  une  victoire.  Ils  se  montrèrent 
donc  disposés  à  des  concessions,  et  envoyèrent  en  mis- 
sion près  d'Ianko  un  Roumain  ,  membre  de  la  Diète , 
nommé  Dragos,  qui  plus  d'une  fois  avait  élevé  la  voix 
en  faveur  de  ses  frères. 

Les  offres  de  Dragos  étaient  une  espèce  de  compromis 


—  493  — 

enire  rincorporation  prononcée  par  les  Magyars,  el  l'in- 
dépendance réclamée  par  les  Roumains  :  il  proposait  la 
constitution  de  chaque  comitat  en  une  province  natio- 
nale à  part,  de  manière  à  former  une  grande  fédération 
sous  la  suzeraineté  de  la  Hongrie.  Butiano  et  Dobra,  les 
deux  principaux  compagnons  dlanko,  étaient  d'avis  de 
traiter  sur  ces  bases.  Les  Hongrois  étaient  alors  partout 
victorieux,  et  la  duplicité  des  Impériaux  s'était  ouverte- 
ment révélée.  Mais  lanko  repoussait  toute  transaction. 
Rappelant  le  programme  de  Blajium,  il  voulait  y  rester 
fidèle,  et  ne  cachait  pas  ses  méfiances  envers  les  Hon- 
grois, qui  reviendraient,  disait-il,  sur  leurs  concessions 
momentanées,  aussitôt  qu'ils  auraient  mis  un  terme  à 
leurs  différends  avec  l'Autriche. 

Les  conférences,  cependant,  étaient  considérées  comme 
un  armistice,  lorsque  le  major  Hatvany  obtint  du  gou- 
vernement hongrois  l'autorisation  de  faire  entrer  des 
troupes  dans  Abrud,  sous  prétexte  d'y  empêcher  les 
troubles.  Il  s'avança  donc  sans  bruit,  et  enveloppa  le 
bourg  de  ses  soldats^  pendant  que  les  chefs  magyars 
discutaient  avec  Dragos  dans  une  profonde  sécurité, 
lanko,  plein  d'activité  et  d'adresse,  parvint  à  se  sauver 
dans  les  gorges  des  montagnes;  Butiano  et  Dobra,  con- 
fiants dans  les  efforts  qu'ils  avaient  faits  en  faveur  de  la 
conciliation,  attendirent  sans  crainte.  Le  major  Hatvany 
les  fit  saisir  tous  deux  ;  Dobra  fut  massacré  sur  place  ; 
Butiano  fut  pendu  le  lendemain. 

Une  aussi  lâche  trahison  exaspéra  les  Roumains  ;  en 
quelques  jours  trois  mille  combattants  furent  réunis  au- 
tour d'Ianko.  Hatvany  comptait  deux  mille  soldats  de 
celte  fameuse  cavalerie  dont  les  Hongrois  sont  si  fiers. 


—  494  — 

lankoy  cependant,  ne  déguisa  pas  ses  mouyements  ,  et 
fit  sommer  le  chef  magyar  d'avoir  à  sortir  d'Abrud  dans 
les  vingt-quatre  heures  y  s'il  ne  voulait,  le  lendemain^  subir 
le  châtiment  de  sa  trahison.  Le  lendemain  ,  en  effet , 
Hatvany  ayant  méprisé  cet  avertissement,  lanko  se  mon- 
tra avec  ses  paysans  sur  les  hauteurs  qui  dominent  la 
ville.  Il  avait  eu  soin,  comme  dans  la  première  rencontre, 
de  placer  sur  la  route  de  Brad  ,  une  forte  embuscade. 
L'action,  cette  fois,  fut  plus  longue  et  plus  meurtrière  ; 
forcé  de  se  replier ,  Hatvany  rencontra  le  détachement 
qui  lui  coupait  la  retraite,  et  pris  entre  deux  feux,  il  fut 
réduit  à  se  faire  jour  à  travers  les  hauteurs  adjacentes  , 
où  les  Roumains  le  poursuivirent  sans  relâche.  Sur  les 
deux  mille  hussards,  quatre-vingts  seulement  parvinrent 
à  s'échapper  avec  leur  chef. 

Ce  nouveau  succès  grandissait  le  nom  d'Ianko  ;  mais 
ce  qui  rendait  la  victoire  plus  profitable ,  c'est  qu'elle 
fournissait  aux  Roumains  des  fusils  et  des  munitions, 
lanko  put  armer  un  nouveau  corps  de  paysans,  et  même 
lui  adjoindre  une  batterie  de  quatre  canons.  Son  armée 
se  monta,  dès  lors,  à  près  de  six  mille  hommes. 

Les  premiers  moments  du  succès  furent  consacrés  à  la 
vengeance;  tout  le  quartier  d'Abrud  habité  par  les  Hon- 
grois fut  livré  aux  flammes,  et  le  massacre  se  joignit  à 
Tincendie.  Dans  les  premiers  emportements  de  leur  fu- 
reur, les  Roumains  firent  même  expier  à  Dragos  sa  trop 
aveugle  confiance,  et  le  tuèrent  comme  complice  de  celui 
qui  l'avait  trompé. 

Bem  qui  réprouvait  hautement  la  conduite  des  Ma- 
gyars envers  les  Roumains ,  s'indignait  surtout  de  voir 
ses  victoires  compromises  par  cette  maladroite  politique. 


—  405  — 

f  Mais  ses  observations  étaient  accueillies  avec  un  mécon* 

i  tentement  mal  déguisé.  Kossuth  avait  dit  en  parlant  des 

!  Roumains  :  k  Ou  nous  serons  exterminés  »  ou  nous  les 

exterminerons.  »  Aux  députations  premières  venues  de 
Transylvanie  et  du  Banat,  il  avait  répondu  :  «  Quand  on 
veut  une  nationalité,  on  la  conquiert  par  le  sabre  (1).  » 
Kossutb  ne  se  doutait  pas  que  les  Roumains  le  pren- 
draient au  mot. 

Aussi  ne  pouvait-on  pardonner  à  Bem  ce  qu'on  appe- 
lait de  coupables  sympathies,  et  un  ministre  du  gouver* 
nement  disait  que  ce  Polonais  était  une  gêne  (2).  Mais 
Bem  avait  fanatisé  ses  soldats ,  et  surtout  les  farou- 
ches Szeklers;  ils  assuraient,  dans  leur  admiration,  qu'il 
était  à  répreuve  de  la  balle,  et  Tun  d'eux  racontait  qu'il 
l'avait  vu  frapper  d'une  bombe  en  pleine  poitrine.  Les 
Magyars  étaient  donc  contraints  de  faire  taire  leurs  res- 
sentiments. 

Mais  ils  s'opiniâtraient  à  vouloir  dompter  la  résistance 
des  Roumains.  Et  cependant,  alors,  ils  recevaient  des 
offres  d'alliance  des  Roumains  de  la  Valaquie.  Nicolas 
Balcesco,  envoyé  près  de  Kossuth,  au  nom  de  l'émigra- 
tion  valaque,  cherchait  en  vain  à  le  ramener  à  des  sen- 
timents de  justice.  Ce  jeune  homme,  qu'une  mort  pré- 
maturée a  enlevé  à  l'affection  et  à  l'estime  de  ses  com- 
patriotes, se  distinguait  non  moins  par  l'étendue  de  son 
intelligence,  que  par  l'énergie  de  son  patriotisme.  Nous 
avons  eu  souvent  occasion  de  citer  un  de  ses  écrits  inti- 


(1)  Les  Peuples  de  FAutriche  et  de  la  Turquie,  par  M.  H.  Des- 
prez. 

(2)  IM. 


—  496  — 

tulé  :  Question  économique  de9  Principautés  danubiennes. 
Il  ne  tint  pas  h  lui,  en  1849,  que  les  Hongrois  ne  fussent 
mieux  inspirés.  Maghiero ,  de  son  côté,  écrivait  au 
dictateur  hongrois  pour  lui  montrer  combien  il  afiaî- 
blissait  la  cause  magyare  en  combattant  les  Roumains, 
combien  il  la  fortifierait  en  les  acceptant  pour  alliés.  Sa 
lettre,  datée  de  Bade,  le  29  mars  4849 ,  est  remarqua* 
ble  par  la  force  du  raisonnement  et  la  justesse  des  aper- 
çus. Prévoyant,  dès  celte  époque,  l'intervention  russe  , 
il  annonce  à  Kossuth  des  désastres  inévitables ,  si  la 
nation  magyare  ne  s'appuie  pas  sur  les  sympathies  des 
peuples  voisins. 

t<  Le  peuple  roumain,  dit-il,  ne  s'est  soulevé  que  pour 
»  défendre  les  plus  sacrés  des  droits...  Aussi,  aujour- 
»  d'hui  que  l'intervention  armée  de  la  Russie  parait 
»  inévitable,  le  peuple  roumain  sent  le  besoin  de  fuir 
«  un  ami  perfide,  pour  s'approcher  d'un  ennemi  loyal... 

»  C'est  dans  ce  but  et  dans  un  intérêt  tout  aussi 
»  magyar  que  roumain  ,  que  je  viens ,  monsieur  le 
»  président,  vous  présenter  brièvement  les  bases  sur 
»  lesquelles  on  pourrait  fortement  cimenter  une  union 
»  indissoluble  entre  la  grande  nation  magyare  et  les  neuf 
»  millions  de  Roumains  qui  Tavoisinent.  Ces  bases  sont 
»  comprises  dans  les  deux  paragraphes  suivants  : 

»  l*"  Reconnaître  immédiatement  la  nationalité  et  les 
>^  droits  politiques  des  peuples  roumains  de  la  Transyl- 
»  vanie,  du  Banat  et  de  la  Hongrie,  et  sanctionner  cet 
»  acte  par  un  statut  organique  régulièrement  émané  du 
»  gouvernement  magyar,  et  promulgué  oilicielleinent;  de 
»  leur  côté,  les  Roumains  de  ces  trois  contrées  s'enga- 


I 

u 

i  ~ 
i 


—  497  — 
s 

g  »  géraient  à  faire  cause  commune  avec  la  nation  ma- 

»  gyare. 

»  2"  Former  une  alliance  fédéralive ,  offensive  et  dé- 
»  fensive  entre  les  peuples  magyar  et  roumain,  qui  pré- 
»  senterait  une  barrière  infranchissable  aux  Slaves  du 
»  Nord. 

»  Si,  conformément  aux  lois  de  la  prudence  et  de  Té- 
»  quité,  ajoutait  Maghiero,  l'honorable  gouvernement 
»  magyar  acquiesçait  aux  légitimes  exigences  des  Rou- 
^  mains  de  la  Transylvanie,  du  Banat  et  de  la  Hongrie, 
»  nous  aussi,  Roumains  des  Principautés  danubiennes, 
»  nous  nous  engageons  à  payer  notre  tribut  de  recon- 
r  »  naissance  à  la  magnanime  nation  magyare,  en  formant 

»  une  légion  pour  combattre  de  notre  côté  renoemi  de 
I  »  toute  liberté  et  de  tout  progrès.  » 

r  Si  les  propositions  de  Maghiero  eussent  été  acceptées, 

si  le  gouvernement  hongrois  se  fut  appuyé  sur  les  natio- 
nalités soulevées,  la  face  des  événements  aurait  été  com- 
plètement changée.   Les  braves  montagnards  d'Ianko 
eussent  été  de  puissants  alliés;  Bem,  libre  de  ses  mou- 
vements, aurait  opposé  aux  Russes  une  résistance  invin- 
cible. La  Transylvanie,  d'ailleurs,  tout  entière,  aurait 
défendu  le  passage  des  Karpalhes^  et  Tintervention  russe 
devenait  impossible  sur  cette  frontière.  Le  général  russe, 
Lûders,  a  lui-même  avoué  depuis  à  un  diplomate  fran- 
çais à  Bucharest,  que  sans  les  Roumains  de  la  Transyl- 
vanie, commandés  par  Tanko,  les  Russes  n'auraient  pas 
été  en  élat  do  se  mesurer  avec  Bem  (1). 

Mais  un  fol  orgueil  aveuglait  les  Magyars.  La  lettre  de 

(i)  Mémoires  sur  l'histoire  de  la  régénération  roumaine. 

32 


-  4M  - 

Mdghiero  parvenait  à  Kossuth  avec  la  nouvelle  des  bril- 
lantes victoires  de  Dembinski  et  de  Gœrgey.  Les  ofires 
des  Roumains  furent  repoussées  avec  mépris^  et  d'au- 
tres mesures  furent  ordonnées  pour  exterminer  les 
bandes  du  rebelle  lanko.  Huit  mille  hommes  de  troupes 
aguerries  allèrent  camper  au  pied  des  montagnes,  sous  les 
ordres  de  Kemeny  Forkos,  chef  magyar,  qui  ne  doutait 
pas  d'une  facile  victoire.  Mais  lanko  avait  aussi  aug- 
menté ses  forces;  son  camp  devenait  le  rendes-vous  de 
tous  les  Roumains  qui  cherchaient  une  occasion  de  ven- 
geance, de  tous  ceux  qui  avaient  foi  dans  le  courageux 
chef  des  montagnards. 

Aussi  les  combats  prenaient-ils  une  tout  autre  im- 
portance que  dans  les  commencements  de  la  lutte.  lanko, 
plein  de  confiance  en  lui-même  et  en  ses  soldats ,  ne  se 
bornait  plus  à  une  courageuse  défensive  ;  il  harcelait  les 
Magyars  par  des  attaques  continuelles,  et  ne  leur  laissait 
ni  trêve  ni  repos.  Lorsque  les  Roumains  s'élançaient  de 
leurs  plateaux  en  colonnes  serrées,  les  piques  en  avant, 
on  eut  cru  voir  les  vieux  légionnaires  de  Rome  courant 
à  la  victoire  ;  la  mousqueterie  avait  à  peine  le  temps  d'é- 
claircir  les  rangs,  et  les  Magyars,  repoussés  au  premier 
choc,  étaient  obligés  d'aller  se  reformer  à  Tabri  de  leurs 
batteries.  Plusieurs  depuis  ont  avoué  Tépouvante  qui  les 
saisissait,  lorsqu'ils  voyaient  descendre  ces  colonnes  hé- 
rissées de  fer ,  avec  l'impétuosité  d'un  roc  détaché  du 
sommet  de  la  montagne. 

Ceux  des  Roumains  qui  étaient  complètement  équi- 
pés, poussaient  leurs  excursions  bien  au-delà  des  li- 
gnes hongroises;  et  l'on  vit  Acentie,  un  des  lieutenants 
dlanko,  tiavei sér  les  troupes  enneiî^e» ,  aller  ravitailler 


—  499  — 

la  forteresse  de  Belgrad,  et  se  faire  de  nouveau  passage 
dans  le  camp  de  Kemeny,  pour  reprendre  son  poste  sur 
la  montagne.  Bem  fut  obligé  d'ajouter  un  nouveau  corps 
de  dix  mille  hommes  aux  troupes  de  Kemeny,  pour  cir- 
conscrire les  mouvements  des  Roumains»  et  les  tenir 
cernés  dans  les  hauteurs  d'Âbrud-Banya. 

La  réputation  d'Iapko  grandissait  de  jour  en  jour.  On 
ne  l'appelait  plus  que  le  roi  des  montagnes  :  les  Roumains 
avaient  une  armée  nationale  qui  paralysait  les  brillantes 
victoires  de  Bem.  Malheureusement,  elle  servit  d'auxi- 
liaire à  l'invasion  des  Russes,  au  lieu  d'être  une  avant- 
garde  contre  elle,  ainsi  que  l'avait  proposé  Maghiero. 
Funestes  malentendus ,  qui  frappaient  d'un  juste  ehâti- 
men  tl' opiniâtre  orgueil  du  Magyar,  mais  qui  perdaient 
en  même  temps  la  cause  des  peuples  ! 

Les  Roumains,  délivrés  des  Magyars,  retombèrent 
gous  le  joug  de  l'Autriche,  sans  que  la  cour  de  Vienne 
tint  aucune  des  promesses  faites  aux  jours  du  danger. 

lanko  réclama  en  vain  les  intitulions  nationales  pour 
lesquelles  il  avait  combattu.  On  lui  offrit  une  décoration 
et  des  récompenses  personnelles;  il  les  repoussa  en  pro- 
testant contre  l'ÎDgratitude  d'une  cour  parjure,  et  se 
retira,  le  cœur  ulcéré,  au  milieu  des  montagnes  natales, 
témoins  de  ses  victoires. 


CHAPITRE  XVL 

Intervention  des  Russes  en  Hongrie.— Convention  de  Balta-Liman. 
—  Nonveaui  hospodars:  Slirbey  et  Grégoire  Ghika. — Règne  de 
Siirbey.  —  Les  Rosses  franchissent  le  Pruth.  —  ConniveoGe  de 
Stirbey  avec  les  Russes.  ^Leur  départ.  — L'Autriche  et  la 
Russie.  —  Attitude  habile  de  FAutriche.  ^  Intelligences  vala* 
qnes  à  Vienne.  —  L'Autriche  se  rapproche  des  puissances  occi- 
dentales. —  Elle  empêche  l'intervention  des  nationalités.  — Les 
émigrés  valaques  font  des  oiïres  de  service.  —  Inutiles  démar- 
ches à  Gonstantinople  et  à  Schomia.— Héliade  et  Orner*  Pacha. — 
Traité  du  1/i  juin  1856.  —  Évacuation  des  Principautés  par  les 
Russes.  —  Entrée  des  Autrichiens.  —  Leurs  excès.  —  M.  de 
Bruck  et  lord  Redcliffe.  —  L'ambassadeur  anglais  protecteur  des 
Grecs  à  1  éra.  —  Conséquences  pour  les  soldats  français.  —  Rap- 
pel de  Stirbey.  —  Colère  d'Omer-Pacha.  —  Les  Autrichiens  font 
renvoyer  Héliade  de  Bocharest.  —  Mashar-Pacha.  —  Sa  procla- 
mation. —  Arrivée  à  Bucharest  du  consul-général  de  France , 
M.  Poujade.  — Enquête  sur  Stirbey.  ~  Rappel  de  M.  Ponjade. 
—Traité  du  2  décembre  185/i. 

Le  12  mai  1849,  M.  Dronyn  de  l'Huys,  ministre  des 
affaires  étrangères,  disait  à  la  tribune  de  l'assemblée 
nationale  *  <  Si  les  négociations  ne  suffisent  pas  pour 
prévenir  un  acte  aussi  déplorable  que  Fintervention  des 
Russes  dans  les  affaires  de  rAutriche,  le  gouvernement 
demandera  le  concours  de  rassemblée  pour  prendre  une 


—  501   — 

autre  résolution.  »  Les  négociations  ne  suffirent  pas,  et 
le  gouvernement  français  ne  tint  pas  sa  parole.  Le  17 
juin,  le  général  Paskiewitsch  franchissait  les  Karpathes 
du  côté  de  la  Gallicie  ;  dans  les  premiers  jours  de  juillet, 
le  général  Grotenhjelm  pénétrait  en  Transylvanie  par  la 
Bucovine,  le  général  Liîders  par  la  Valaquie.  Bem  à  Tar* 
rivée  des  Russes,  fit  des  prodiges  de  valeur.  Combien 
dût'il  regretter  de  voir  en  ce  moment  vingt  mille  hom- 
mes de  ses  meilleures  troupes  tenus  en  échec  par  un 
paysan  roumain  ?  Sans  cette  puissante  diversion,  peut- 
être  eût-il  changé  la  fortune  des  événements.  Mais  les 
Magyars  se  trouvèrent  seuls,  isolés,  en  face  des  deux 
Césars  armés  au  nom  du  despotisme,  et  des  nationalités 
soulevées  au  nom  de  Tindépendance.  Comprirent-ils 
alors  toute  l'étendue  de  leur  faute  ?  Il  est  permis  d'en 
douter ,  car  le  10  juin,  alors  que  les  Russes  étaient  à  la 
frontière,  le  ministre  des  affaires  étrangères,  Casimir 
Batthiany  écrivait  aux  agents  politiques  et  aux  comman- 
dants militaires  :  c  11  y  a  trois  principes  sur  lesquels 

>  nous  ne  céderons  rien,  et  à  aucune  condition  ;  car  s^i- 

>  tant  vaudrait  nous  suicider  de  nos  propres  mains  : 
»  1«  l'unité  de  l'état  ;  2^  l'intégrité  du  territoire  de  Tétat, 
»  telle  qu'elle  existe  depuis  des  siècles  ;  S^"  la  suprématie 
»  de  l'élément  magyar,  acquise  depuis  mille  ans,  consa- 
»  crée  par  l'usage  de  la  langue  magyare  comme  langue 

>  diplomatique  (1).  v  Paroles  insensées  d'un  orgueil 
agonisant,  qui  appellent,  après  tout,  plus  de  pitié  que 
d'indignation,  lorsqu^on  songe  qu'elles  conduisaient  à  un 
héroïque  martyre  ! 

(1)  Les  peuples  de  rAuU-icbe  et  de  la  Turquie,  par  M.  H.  Dth- 
prez,  U  I,  p.  2&5. 


—  602  — 

La  cause  des  Magyars  devait  elfe  celle  di^  peuples; 
ils  en  firent  celle  d'une  caste  !  elle  était  dés-lors  con^ 
damnée  i  succomber.  Mieux  éclairée  aujourd'hui,  elle 
pourra  se  relever. 

L'Autriche  du  moins  ne  pouvait  être  accusée  du  même 
excës  d'orgueil.  La  fière  maison  de  Lorraine  tendait  vers 
1c  nord  ses  mains  suppliantes.  Le  dernier  venu  des  mo- 
narques européens^  qu'on  eut  autrefois  dédaigné  pour 
rival,  que  plus  tard  à  peine  on  acceptait  comme  auxi- 
liaire, était  imploré  alors  comme  une  dernière  ressource. 
La  diplomatie  de  Saint-Pétersbourg,  toujours  à  la  re- 
cherche des  protectorats  comme  acheminement  aux  do- 
minations, exerçait  enfin  un  haut  protectorat  qui  mettait 
à  sa  merci  le  plus  jaloux  et  le  plus  puissant  de  ses  voi- 
sins. Le  czar,  sauveur  de  Vienne,  héritier  de  Sobieski, 
c'était  dans  les  destinées  européennes  un  événement 
immense,  et,  dans  une  année  féconde  en  révolutions,  la 
révolution  la  plus  grande  et  la  plus  menaçante.  A  dater 
de  ce  jour  s'est  rompu  le  contrepoids  politique,  ^tl'Eu- 
l*ope  porte  aujourd'hui  la  peine  des  faiblesses  de  1849. 

Au  surplus,  l'intervention  de  la  Russie  à  Vienne  n*é- 
tait  que  la  corrélation  de  Tintervention  de  la  France  à 
Rome.  Les  deux  patronages  s'exerçaient  au  même  titre. 
Il  s'agissait  de  relever  les  vieux  débris  du  passé,  la  dou- 
ble représentation  du  moyen-âge,  le  pape  et  l'empereur. 

Il  y  avait  cette  diiférencet  que  la  république  française 
qui  avait  proclamé  le  principe  de  la  non*intervention, 
avait  été  la  première  à  le  violer,  et  s'était  ôté  tout  droit 
de  protester  contre  une  autre  violation.  Il  y  avait  encore 
cette  différence  que  la  France  ne  gagnait  à  son  inter- 
veniion  aucun  surcroit  de  puissance,  tandis  que  le  czar, 


—  608  — 

I  devenu  l'arbitre  des  destinées  de  rAUemagne,  se  plaçait 

I  au  cœur  des  possessions  européennes,  avec  un  vassal  de 

I  plus  qui  portait  la  double  couronne  des  Césars. 

Il  n'appartient  pas  à  notre  sujet  de  suivre  les  dernières 
I  opérations  de  la  guerre  de  Hongrie.  La  Russie  seule  eut 

le  profit  des  insurrections  ;  Illyriens»  Croates  et  Serbes, 
Magyars  et  Roumains  contribuèrent,  chacun  pour  leur 
part,  à  son  agrandissement.  Et  les  discussions  patrioti- 
ques d'Agram,  et  l'enthousiasme  délirant  de  Pestb,  et  le 
padfique  soulèvement  de  Blajium,  et  les  combats  éner- 
giques d'Abrud*Banya,  tout,  depuis  les  mouvements  de 
Bucharest  jusqu'à  la  capitulation  de  Yilagos»  devint  pour 
la  Russie  un  surcroit  de  puissance.  Et,  il  faut  Ta  vouer, 
elle  remplit  son  rôle  jusqu'au  bout  avec  une  habileté 
consommée. 

Dans  la  Moldo-Valaquie,  son  œuvre  était  facilitée  pur 
les  faiblesses  de  la  Porte.  Chaque  invasion  nouvelie  ame- 
nait de  nouvelles  concessions  qui  fortifiaient  l'action  de 
la  cour  protectrice.  La  convention  de  Balta^Lîman,  signée 
le  1^' juin  1849,  vint  eblever  aux  Roumains  leurs  de^ 
niëres  garanties  d'indépendance.  Annulation  des  droite 
électoraux,  nomination  des  hospodars  par  les  deux  cours, 
suppression  de  l'assemblée  générale,  rMiplacée  dans 
les  fondions  délibératives  par  un  divan  «tf  koe,  nomi- 
nation arbitraire  de  commissions  de  boyars  pour  la  ré<- 
vision  du  règlement,  tels  furent  les  principaux  articles 
offerts  à  la  signature  complaisante  du  sultan.  C'était,  à 
vrai  dire^  une  constitution  nouvelle,  qui  plaçait  la  nation 
à  la  merci  du  hospodar,  et  le  faospodar  à  la  merci  de 
Saint-Pétersbourg.  Les  candidats  dociles  ne  pouvaient 
faire  défaut.  Mais  pour  laisser  à  la  Turquie  un  semblant 


—  504  — 

d'indépendi^nce,  ou  lui  abandonnait  d'habitude  le  choix 
pour  la  Moldavie  :  la  Yalaquie  était  réservée  aux  dévoue- 
ments les  mieux  garantis.  A  ce  titre,  Stirbey  fut  désigné 
pour  Bucharest  par  le  général  russe  Grabbe.  Grégoire 
Ghika,  candidat  de  Reschid,  fut  installé  à  Jassy. 

Ce  qui  restait  de  patriotes  en  Yalaquie  n'avaient  plus 
à  se  faire  illusion.  Stirbey,  le  rédacteur  du  règlement 
organique,  le  spoliateur  des  mosneni,  le  vendeur  des 
Tziganes,  ne  pouvait  que  continuer  les  traditions  du  vieux 
bospodarat  :  dilapidateur  au  dedans,  servile  au  dehors. 
Le  dernier  coup  était  porté  à  la  révolution.  Autant  valait 
le  rétablissement  de  Bibesco. 

Ce  serait  abuser  de  la  patience  du  lecteur,  que  de  ra- 
conter en  détail  les  hontes  et  les  malversations  d'un  gou- 
vernement qui  ne  fut  qu'un  perpétuel  trafic  de  fonctions 
et  de  consciences.  Après  ce  que  nous  avons  fait  connaître 
du  règne  de  Bibesco,  il  semblait  diflScile  d'aller  plus 
loin  ;  et  cependant  Bibesco  fut  dépassé. 

Stirbey  parut  même  prendre  i  tâche  de  braver 
la  conscience  publique  en  appelant  aux  plus  hauts  em- 
plois les  hommes  qui,  par  leurs  méfaits,  avaient  le  plus 
compromis  le  hospodar  déchu.  Jean  Mano  avait  été,  parmi 
les  fonctionnaires  de  Bibesco,  celui  qui  s'était  attiré  le  plus 
de  mépris  et  de  haines;  Stirbey  lui  confia  le  ministère 
de  l'intérieur.  Argyropoulo,  président,  avant  1848,  de 
la  cour  criminelle,  s'était  signalé  par  le  scandaleux 
commerce  qu'il  faisait  des  décisions  judiciaires;  il  fut 
nommé  par  Stirbey  ministre  de  la  justice.  J.Ottetelichano 
avait  commis  de  telles  concussions,  que  M.  de  Kisse- 
\effy  pendant  son  séjour  en  Yalaquie^  l'avait  fait  inscrire 
dans  le  livre  noir,  comme  indigne  d'occuper  jamais  une 


—  50îi  — 

fonction  publique  ;  Stirbey  le  choisit  pour  ministre  du 
contrôle  (1). 

Tous  les  hommes  des  anciens  abus ,  gens  du  phanar^ 
agents  de  la  Russie ,  coryphées  de  la  boyarie ,  juges 
prévaricateurs ,  préfets  concussionnaires  y  hauts  et  bad 
employés  d'une  bureaucratie  avide,  reprirent  à  Tenvi  le 
cours  des  méfaits,  traditionnels,  et  se  vantèrent  de  rétablir 
l'édifice  social. 

En  Moldavie,  les  excès  flirent  les  mêmes,  avec  cette 
différence  que  le  prince  ne  s'y  associait  pas.  D'un  ca- 
ractère faible  et  indolent,  sans  puissance  pour  le  bien, 
sans  volonté  pour  le  mal,  Grégoire  Ghika  ne  pillait  pas, 
mais  laissait  piller  tout  le  monde.  Stirbey,  au  contraire, 
avait  ses  préférences,  et  il  tenait>  surtout,  à  enrichir  sa 
famille.  Son  frère,  Jean  Bibesco,  ministre  des  cultes,  mit 
aux  enchères  les  fonctions  d^igoumène ,  et  fit  des  profits 
considérables  sur  les  fermages  des  terres  conventuelIes(2). 
Son  gendre ,  Plaginos ,  chef  de  la  police ,  intenta  un 
procès  scandaleux  à  des  centaines  de  mosneni  qui  avaient 
le  malheur  d'être  propriétaires  dans  le  voisinage  de  ses 
terres,  dans  le  district  de  Slam-Rimnik.  Les  mosneni 
passèrent  par  tous  les  degrés  de  juridiction ,  et  eurent 
partout  gain  de  cause.  Mais  le  grand  divan  jugeait  en 
dernier  ressort.  Stirbey  dicta  la  décision,  qu'il  confirma 
de  sa  signature.  Son  gendre  Plaginos  eut  pour  apanage 
les  propriétés  de  soixante-dix  familles  (3). 


(i)  Coop  d'oeil  sur  l'administration  de  la  principauté  de  Vato- 
chie,  de  18b9  1 1853  ;  par  nn  Yalaque.  Paris,  1S54. 

(2)  Ibid. 

(3)  Ibid. 


—  606  — 

Tous  les  actes  de  ce  r^e  sent  de  même  nature.  Les 
raconter  en  détail ,  serait  faire  de  ce  chapitre  un  long 
réquisitoire.  Nous  préférons  renvoyer  nos  lecteurs  à  la 
brochure  que  nous  venons  de  citer,  qui  signale  les  faits, 
comme  les  personnes^et  contient  Texpression  bien  sentie 
de  l'indignation  générale. 

Tel  était  le  triste  régime  auquel  étaient  soumises  les 
Principautés  danubiennes,  lorsque,  le  5  juillet  1853,  les 
Russes  franchirent  le  Pruth» 

On  sait  qu'à  leur  entrée  dans  les  Principautés ,  les 
Russes  signifièrent  aux  Hospodars  d'avoir  à  leur  payer 
les  tributs  destinés  i  la  Porte.  Grégoire  Ghika ,  peu 
soucieux  de  changer  de  suzerain,  ne  voulut  pas  obéir  et 
se  retira  à  Vienne.  Stirbey,  accoutumé  au  contraire  à 
recevoir  les  ordres  de  Saint«-Pétersbourg ,  se  montra 
empressé  à  se  faire  bien  venir  ;  et  courant  au  devant  de 
la  servitude  9  il  n'attendit  point  pour  se  soumettre  que 
les  troupes  russes  fussent  en  Yalaquie,  mais  envoya  ses 
officiers  sur  le  territoire  moldave  porter  à  GortcbakofT 
l'assurance  de  son  dévouement.  Vainement  les  consuls 
de  France  et  d'Angleterre  tentaient  d'arrêter  les  élans 
de  sa  ferveur  moscovite.  Stirbey  voyait  les  Russes  en 
foreOi  et  ses  constantes  sympathies  étaient  parfaitement 
d'accord  avec  les  nécessités  du  moment.  Ses  basses 
complaisances  envers  l'envahisseur  qui  s'approchait 
prenaient  un  tel  caractère  de  révolte,  que,  le  25  juillet, 
le  consul  général  d'Angleterre,  lui  remit  l'invitation  for- 
melle de  la  Porte  de  quitter  de  suite  et  provisoirement 
le  territoire  des  Principautés.  U  refusa  d'obék.  Le  consul 
général  de  France  à  Bucharest  était  M.  Ponjade,  homme 
connu  depuis  longtemps  dans  le  corps  consulaire  par 


—  507  — 

une  liaute  capacité  et  une  énergie  éprouvée.  Il  fit  à 
Stirbey  les  ihémes  injonclions  que  le  consul  anglais ,  et 
le  voyant  persister  dans  ses  refus ,  il  amena  le  8  août 
son  pavillon  et  quitta  Bucharest.  Peu  après  cependant 
Stirbey  s'effraya  lui-même  de  son  audace,  et  se  réfugia  à 
Vienne  pour  y  commencer  de  nouvelles  intrigues. 

Cependant  l'audacieuse  détermination  de  la  Russie  ^ 
qui,  en  franchissant  le  Prutb  ^  coupait  oourt  a  toute  in- 
certitude, n'avait  rien  d'inattendu  pour  l'Europe  ;  depuis 
trois  mois  cbacun  prévoyait  cet  événement  et  cependant 
personne  n'avait  pris  de  résolution  pour  le  moment  de 
l'aiîcomplissement.  Les  cabinets  de  FEurope  se  condui- 
sirent comme  s'ils  étaient  victimes  d'une  surprise,  et  au 
moment  où  le  czar  tirait  l'épée  du  fourreau,  ils  décla- 
rèrent naïvement  que  ce  n'était  pas  un  cas  de  guerre, 
C'est  alorsque  se  révélèrent  les  aveuglements  traditionnels 
de  noti^  diplomatie.  Personne  au  ministère  des  affaires 
étrangères  ne  savait  ou  ne  voulait  savoir  quelle  était  la 
pensée  de  la  Russie.  On  se  refusait  à  reconnaître  les 
longues  préméditations  de  Saint-Pétersboûrgi  et  l'on  s'ar- 
rêtait à  la  question  accidentelle  des  lieux  saints*  On 
accusait  du  trouble  général  les  fanfaronnades  personnelles 
de  Menscbikoff)  et  l'on  ne  voyait  pas  que  l'insulte  lui  avait 
été  commandée,  et  qu'au  lieu  d'un  négociateur,  on  avait 
envoyé  un  missionnaire  de  guerre.  Menschikoff  ne  faisait 
de  demandes  que  pour  être  refusé:  quelles  qu'eussent  été 
les  concessions^  il  en  aurait  voulu  d'autres;  et  s'il  eut 
obtenu  d'emporter  à  Saint-Pétersbourg  les  clés  du  àaint- 
Sépulcre ,  il  aurait  ensuite  exigé  les  clés  de  Gonstan- 
tinople. 

La  guerre  actuelle  n'est  peint  sortie  des  frivoles  cir« 


—  508  — 

constances  d'une  ambassade  ;  elle  est  sortie  de  la  volonté 
du  czar ,  de  Tensemble  des  événements,  des-  longs  pré- 
paratifs d'une  politique  invariable  dans  ses  desseins. 

Nous  avons  retracé  son  action  incessante,  opiniâtre, 
infatigable  dans  les  Principautés  danubiennes.  En  fran- 
chissant le  grand  fleuve,  nous  l'eussions  également  ren- 
contrée à  Tœuvre.  Â  partir  de  1840,  des  officiers  russes 
en  grand  nombre  ont  été  successivement  envoyés  en 
Bulgarie,  pour  y  faire  toutes  les  études  stratégiques 
nécessaires  à  une  invasion.  Pendant  plus  de  quinze 
mois ,  ils  y  ont  été  au  nombre  de  dix-huit ,  travaillant 
avec  ardeur  à  un  grand  plan  dVnsemble  :  leur  mission 
était  d'étudier  les  trois  routes  principales  de  Toutcha 
à  Varna ,  de  Routschouk  à  Ândrinople  par  Jamboli , 
et  de  Widdin  à  Philippopoli^  au  point  de  vue  de  la 
marche  de  trois  corps  d'armée,  l'nu  de  80,000  hom- 
mes, le  deuxième  de  60,000,  le  troisième  de  80,000, 
envahissant  à  la  fois  la  Bulgarie  par  ces  trois  points. 
Toutes  les  étapes  furent  soigneusement  prises,  avec  les 
noms  des  villages  et  le  tableau  des  ressources  des  armées 
sur  leur  passage.  Avec  les  préparatifs  militaires,  on  ne 
négligeait  pas  la  puissance  de  l'influence  morale.  Une 
active  propagande  moscovite  se  faisait  dans  le  clei^é  et 
parmi  la  jeunesse  bulgare ,  et  l'on  annonçait  partout  les 
jours  d'affranchissement.  Voilà  ce  que  le  gouvernement 
français  devait  savoir.  Disons  mieux  :  voilà  ce  qu'il 
savait.  Car  nous  avons  puisé  ces  détails  à  des  sources  offi- 
cielles. Mais  la  tradition  des  bureaux  veut  qu'on  méprise 
tout  avis  utiles,  et  il  ne  fait  pas  bon  pour  les  agents  à 
l'extérieur  d'être  trop  prévoyants.  Les  avertissements  de 
M.  Billecocq  étaient,  par  M.  Guizot,  traités  de  chimères  ; 


—  5(»  ~ 

les  successeurs  de  M.  Guizot  n'ont  pas  aimé  »  plus  que 
lui ,  être  dérangés  dans  leur  quiétude. 

Après  s'être  si  bien  rendu  maître  du  terrain  en  Moldo- 
Valaquie  «  après  l'avoir  si  bien  préparé  en  Bulgarie ,  le 
czar  n*avaitplusqu'à  endormir  ou  à  maîtriser  rÂutriGhe^ 
quand  la  fortune  lui  apporta  l'beureuse  occasion  de  1849« 
Le  patronage  qui  lui  était  offert,  non-seulement  mettait 
rAutriche  à  sa  discrétion ,  mais  rapprochait  de  lui  les 
Slaves  du  sud,  alliés  de  l'Autriche^  liant  ainsi  ses  in- 
fluences secrètes  en  Bulgarie  avec  son  action  officielle  en 
Serbie  et  en  lllyrie. 

L'Autriche  était  pour  longtemps  enchaînée  par  un 
éclatant  bienfait.  Ainsi  du  moins,  le  jugeait-on  à  Saint- 
Pétersbourg  ;  et  il  y  avait  quelque  raison  de  croire  que 
si  la  chaîne  était  lourde,  elle  était  solide.  On  n'ignorait 
pas,  il  est  vrai,  que  certains  hommes  d'état  de  Vienne 
nourrissaient  des  pensées  d'affranchissement,  et  sup- 
portaient avec  impatience  la  menaçante  suprématie  de  la 
Russie.  On  connaissait  à  Saint-Pétersbourg  cette  fameuse 
parole  du  prince  de  Schwarlzenberg  :  «  Le  moment  n'est 
»  pas  éloigné  ou  l'Aulriche  étonnera  le  monde  par  la  gran- 
»  deur  de  son  iugralitude.  »  Mais  Schwartzenberg  était 
mort,  et  l'on  savait  aussi  qu'il  n'est  pas  pour  l'Autriche 
très  facile  d'être  ingrate.  Sa  situation,  en  effet,  lui  com- 
mande de  singulières  réserves.  D'un  côté,  elle  tend  à  se 
soustraire  à  la  tyrannique  influence  de  Saint-Pétersbourg, 
de  l'autre,  elle  est  toujours  en  garde  contre  l'esprit  de 
révolution.  Placée  entre  ces  deux  périls,  elle  ne  s'éloigne 
de  l'un  que  pour  se  rapprocher  de  Tautre,  sans  autre 
système  qu'un  jeu  d'équilibre  qui  la  maintient  sur  une 
route  étroite  audessus  d'un  double  abîme.  Elle  rougit  de 


-  81#  — 

m»  abaissement,  et  tremble  de  se  ftiîre  lildépeiidante  ; 
dès  qu'elle  veut  se  dégager  de  la  main  qui  pèse  sur  elle, 
elle  sent  remuer  sous  sa  propre  main  les  nationalités 
frémissantes.  Sa  politique  est  toujours  subordonnée  i  ce 
menaçant  dilemme  :  le  eear  eu  la  révolution.  Quand  elle 
songe  à  sa  dignité ,  elle  deviendrait  volontiers  ingrate  ; 
quand  elle  prévoit  les  dangers,  elle  se  fiiit  reconnaissante. 
Or,  les  dangers  restaient  encore  trop  récents,  pour  que 
Saint-Pétersbourg  craignit  un  retour  de  fierté.  Rien  donc 
ne  semblait  faire  obstacle  à  Tacoomplissement  de  projets 
depuis  tant  d'années  conçus  et  préparés,  et  les  confidents 
du  ciar  savaient  à  quoi  s'en  tenir,  même  avant  la  mission 
du  prince  Menschikoff.  Au  commencement  de  4853,  le 
baron  de  Meyendorff,  ministre  plénipotentiaire  de  la 
Russie  auprès  de  l'empereur  d'Autriche ,  écrivait  à  ses 
amis  de  Paris  et  de  Londres  :  «  Je  n'ai  point  la  prétention 
1  de  prophétiser,  mais  tout  simplement,  je  crois  pouvoir 
a  vous  dire  que  la  paix  générale  de  l'Europe  ne  durera 
»  pas  un  an ,  et  qu'avant  un  an  nous  verrons  de  grands 

>  événements.  » 

L'influence  de  H.  de  Meyendorff  s*était  encore  accrue 
à  Vienne  par  son  mariage  avec  mademoiselle  de  Buol- 
Schauenstein,  sœur  du  ministre  :  il  dominait  à  ce  point 
les  conseils  de  Vienne,  qu'en  juin  1853,  l'empereur 
d'Autriche  écrivait  au  czar  une  lettre  autographe  dans 
laquelle  il  lui  disait  :  ^  Qu*il  s'en  rapportait  à  lui  de  tout 

>  ce  qu'il  faudrait  faire  à  Constantinople,  que  d'avance 
»  il  approuvait  tout,  et  qu'il  se  tiendrait  prêt  à  tout  t  (1). 

(1)  Jovrnal  des  Mbits,  19  septembre  ISSft. 


^  91i  ~ 

Il  était  difficile  d*étre  plus  catégûriqua  »  et  le  eiftr  étaii 
autorise  à  ne  plus  garder  de  ménagements. 

Mais  dans  les  conseils  intimes  du  jeune  empereur  do- 
minait encore  le  vétéran  de  la  diplomatie,  Metternicb, 
qui  »  dans  les  moments  d'imprudence,  savait  interposer 
une  autorité  respectée*  Il  avait  trop  longtemps  surveillé 
les  desseins  de  la  Russie ,  pour  n'en  pas  connaître  les 
périls.  François^oseph  fut  à  temps  averti;  M.  de  BuoI 
ne  voulut  pas  être  compromis  par  son  trop  ardent  beau- 
frère,  et,  peu  de  temps  après,  des  dépêches  adressées  à 
Londres  et  à  Berlin ,  déclaraient  expressément  que  si 
l'empereur  Nicolas  bisait  la  guerre  à  la  Turquie,  TAu- 
triche  ne  le  seconderait  pas.  De  plus,  M.  de  BuoI  en 
définissant  et  en  limitant  la  neutralité  de  rÂutricbe, 
laissait  pressentir  les  cas  où  cette  neutralité  cesserait. 

La  vieille  et  constante  politique  du  prince  de  Metternicli 
se  révélait  tout  entière  dans  ces  dépêches.  Aux  puissances 
occidentales  elles  offraient  les  possibilités  d'une  alliance, 
au  czar  les  probabilités  d'une  neutralité  ;  et  les  deux 
parties  se  trouvèrent  forcées  aux  ménagements,  Tune 
pour  amener  l'Autriche  à  se  rapprocher  davantage,  l'autre 
pour  empêcher  l'Autriche  de  s'éloigner  un  peu  plus.  Il 
en  sortit  pour  l'Autriche  une  situation  des  plus  com- 
modes. Arbitre  sans  engagement,  amie  des  deux  côtés 
sans  faire  alliance,  demandant  partout  des  garanties 
sans  en  donner,  elle  domina  les  premières  phases  d'une 
lutte  à  laquelle  elle  ne  prenait  point  part ,  et  se  réserva 
un  rôle  d'autant  plus  important,  qu'elle  affectait  de  n'en 
vouloir  pas  prendre. 

Ainsi  placée,  elle  n'avait  qu'à  se  laisser  guider  parles 
circonstances.  Sans  parti  pris,  elle  défiait  les  conjectures 


—  5ia  — 

des  habiles  ;  et  Ton  avait  beau  se  demander  ce  que  ferait 
TAutriche,  quand  TAutricbe  elle-même  ne  le  savait  pas 
encore.  Ce  qui  lui  importait,  c^était  de  tirer  profit  des 
embarras  de  chacun,  et  de  faire  payer  à  qui  de  droit  sa 
décision  quelle  qu'elle  fut. 

Mille  chances  d'ailleurs  s'ouvraient  à  d'ambitieuses 
pensées.  Qui  pouvait  prévoir  l'issue  des  bouleversements 
qui  se  préparaient?  L'Autriche,  pas  plus  que  la  Russie, 
ne  prenait  au  sérieux  l'intégrité  de  l'empire  ottoman;  et, 
aussi  bien  que  la  Russie,  elle  était  disposée  à  prendre 
sa  part  des  dépouilles.  Il  existe  toujours  deux  ennemis 
contre  lesquels  l'Autriche  a  besoin  de  se  fortifier  :  les 
Hongrois  et  les  Italiens.  Pour  qu'ils  ne  soient  plus  à 
craindre,  il  lui  faut  s'arrondir  par  l'incorporation  de  la 
Serbie,  de  la  Bosnie,  du  Monténégro  et  de  l'Herzégovine. 
Enfin  pour  compléter  son  système  de  défense,  il  lui  fau- 
drait encore  la  Moldo«Valaquie,  dont  l'adjonction  don- 
nerait une  vigoureuse  unité  à  ses  possessions  roumaines. 
Mais  sur  ce  terrain,  elle  rencontre  la  Russie,  et  c'est  à 
ce  point  de  vue  qu'elle  sent  le  besoin  d'être  appuyée  par 
rCk^ident;  c'est  là  peut-être  le  secret  de  ce  qui  se 
passe  aujourd'hui.  Un  incident  peu  connu  mérite  ici  d'être 
rapporté. 

Vers  le  mois  de  septembre  1855,  alors  que  chacune 
des  puissances  qui  se  préparaient  à  la  guerre  cherchait 
à  se  concilier  les  bonnes  grâces  de  l'Autriche,  un  mé- 
moire secret  signé  parlesex*hospodarsStirbey,  Bibesco, 
Stourdza  et  Grégoire  Ghika,  fut  remis  au  cabinet  de 
Vienne.  Les  signataires,  se  donnant  comme  les  représen- 
tants des  deux  provinces,  et  promettant  le  concours  des 
plus  notables  boyars,  s'engageaient  à  faire  placer  la 


—  543  — 

Moldo-Yalaquie  sous  la  suzeraineté  autrichienne,  dans  le 
cas  où  la  Russie  viendrait  à  être  vaincue.  L'Autriche  ne 
devait  assurément  pas  s'abuser  sur  la  validité  d'un  pa- 
reiltitre;  mais  il  pouvait  servir  à  ses  desseins  :  elle  ac- 
cepta volontiers  la  concession  farte  par  les  quatre  princes 
déchus,  et  envoya  un  certain  major  Thom  à  Bucharest  et 
à  Jassy,  pour  recueillir  les  adhésions  des  boyars,  et  faire 
de  la  propagande  en  faveur  du  gouvernement  autrichien. 
Ce  qu'il  y  avait  do  curieuX;,  c'est  que  la  mission  du  ma- 
jor Thom  s'accomplissait  au  centre  de  l'occupation  russe, 
alors  que  les  soldats  campaient  sur  toutes  les  places  de 
Bucharest  et  de  Jassy.  Cependant  la  police  russe  est  tou- 
jours bien  au  courant  de  ce  qui  se  passe  autour  d'elle. 
Nous  ne  nous  chargeons  pas  d'expliquer  ses  complaisan- 
ces en  cette  occasion  ;  peut-être  en  trouverait-on  le  secret, 
en  voyant  à  peu  de  temps  de  là  le  major  Thom  attaché  à 
l'état-major  de  Gortschakoff. 

Quoiqu'il  en  soit,  les  événements  avaient  marché»  et 
lallianee  de  la  Turquie  avec  la  France  et  l'Angleterre 
était  signée  au  mois  de  mars  1854.  La  Porte,  sûre  dé- 
sormais d'un  appui ,  voulait  agir ,  en  faisant  précé- 
der ses  armées  d'un  appel  aux  Roumains.  Le  firman 
était  prêt;  l'autonomie  des  principautés,  leurs  droits 
et  leurs  privilèges  étaient  solennellement  consacrés; 
on  encourageait  une  insurrection  nationale:  lorsque 
tout  à  coup  l'Autriche,  renonçant  au  silence,  se  déclara 
disposée  à  entrer  dans  l'alliance  des  puissances  occiden- 
tales, à  condition  qu'on  lui  céderait  la  Moldo-Valaquie, 
en  compensation  des  sacrifices  qu'elle  ferait  à  la  cause 
commune.  Cette  proposition  semblait  mettre  fin  aux  in- 
certitudes; elle  délivrait  la  Turquie  du  périlleux  voisinage 

33 


  I 


—  544  — 

d#  la  Russie  ;  elle  offrait  à  Tambassâdeur  an^is^  lord 
Stratford  Redcliffe,  Toccasion  d'une  de  ces  intrigues  enn 
brouillées,  oii  se  plait  sa  politique.  Celui-ci  crut  le  moment 
venu  de  gagner  l'Autriche  par  Tappât  d'une  riche  proie, 
et  de  dominer  le  divan  en  se  rendant  nécessaire  dans  la 
négociation.  Une  chose  cependant  TaiTêtait,  quoiqu'il 
soit  d'ailleurs  peu  scrupuleux  dans  le  choix  de  ses  moyens  : 
lesRoumains,  dont  on  avait  tant  de  fois  reconnu  les  droits, 
ne  pouvaient  être  livrés  sans  façon,  même  pour  acquérir 
une  précieuse  alliance.  Ce  fut  la  seule  objection  qu'il 
opposa  à  l'Autriche.  Celle-ci  exhiba  en  réponse  le  pacte 
secret  des  hosi)odars,  et  Redcliffe,  édifié  ou  feignant  de 
l'ètrcp  prit  à  tâche  d'arracher  le  consentement  de  la  Porte. 
Il  obtint  au  moins  comme  premier  gage  le  retrait  du  fir- 
min  relatif  aux  droits  des  Moldo-Valaques.  Cela  suffisait 
pour  le  moment  à  l'Autriche;  elle  tenait  surtout  à  ce 
qu'aucune  population  armée  ne  servit  d'exemple  aux 
autres  nationalités.  A  cette  ccmdition,  elle  promettait  son 
adhésion  prochaine  à  l'alliance  turco-anglo-française. 
Les  empressements  des  alliés  la  servirent  à  souhait. 

D'abord,  pour  la  mieux  attirer  à  eux,  ils  représentè- 
rent rinvasion  des  Principautés  danubiennes  comn>e  une 
atteinte  aux  intérêts  allemands ,  comme  une  prise  de 
possession  du  grand  fleuve  allemand  ;  la  diplomatie  sem* 
bbit  invoquer  la  divinité  du  Danube,  pour  exciter  l'élan 
et  l'enthousiasme  germanique 

C'était  prendre  sans  doute  l'Allemagne  par  son  faible; 
mais  cette  condescendance  avait  un  double  inconvénient. 

En  premier  lieu,  on  amoindrissait  la  question  ;  on 
dénaturait  la  pensée  de  la  guerre.  Quand  l'Europe  me- 
nacée se  soulevait  contre  les  entreprises  moscovites, 


—  545  — 

quand  la  France  et  l'Angleterre  armaient  leurs  soldats 
et  leurs  vaisseaux,  il  s'agissait  d'autre  chose  que  des  in- 
térêts allemands  ;  le  nom  de  Gonstantinople  parlait  bien 
plus  haut  que  celui  de  Vienne,  et  le  détroit  des  Darda- 
nelles avait  une  tout  autre  importance  que  les  eaux 
du  vieux  Danube.  Le  mérite  de  la  France  et  de  l'Angle- 
terre fut  de  sacrifier  leurs  intérêts  propres  aux  intérêts 
généraux,  et  lorsqu'à  Vienne  elles  faisaient  de  la  capta- 
tion  au  nom  des  intérêts  allemands,  elles  affaiblissaient 
leur  cause,  et  transformaient  une  grande  croisade  politi- 
que en  une  spéculation  locale. 

Le  second  inconvénient  de  cette  condescendance,  c'est 
qu'on  abandonnait  ainsi  à  l'Autriche  le  rôle  principal 
dans  tout  ce  qui  devait  se  faire  aux  abords  du  Danube. 
Dès  qu'on  invoquait  l'intérêt  allemand,  elle  avait  un 
droit  de  suprématie,  et  les  faits  même  de  la  guerre  se 
trouvaient  placés  sous  son  contrôle.  C'est  ce  qui  se  vit, 
en  effet;  et,  par  une  étrange  anomalie,  une  puissance 
qui  ne  prenait  aucune  part  à  la  guerre,  eut  une  action 
directe  sur  la  marche  des  soldats. 

Faut-il  rappeler  les  funèbres  souvenirs  de  la  Do* 
brudja?  Nos  soldats ,  conduits  dans  un  foyer  de  pesti- 
lence, ont  succombé  par  milliers  sans  livrer  un  combat. 
Pourquoi  cet  effrayant  itinéraire?  Pour  ne  pas  exciter 
les  ombrages  de  l'Autriche  en  pénétrant  dans  les  Prin- 
cipautés. On  a  voulu  faire  retomber  la  culpabilité  sur  des 
généraux.  Mais  les  généraux  n*ont  été  que  les  passifs 
instruments  de  la  diplomatie.  Les  coupables  ne  sont  pas 
dans  les  camps,  mais  dans  les  chancelleries ,  et  ce  sont 
les  généraux  qui  auraient  le  droit  d'accuser. 

Ce  qui  importait  avant  tout  à  l'Autriche,  c'était  d'arrê** 


—  516  — 

ter  toute  intervent^n  des  nationalités  dans  le  graveconflît 
qui  s*engageait.Les  armées  de  TOccident  la  rassuraient 
pour  le  moment  contre  le  czar,  mais  elle  voulait  être  en 
même  temps  rassurée  contre  son  autre  épouvante,  la  ré- 
volution. Toute  l'action  de  sa  diplomatie  se  concentra  sur 
ce  point,  et  quoique  son  alliance  demeurât  encore  à  Tétat 
de  vagues  promesses,  elle  y  mettait  pour  première  con- 
dition l'exclusion  absolue  de  tout  élément  populaire  ou 
national. 

Cette  exigence  eut  dès  l'origine  de  la  lutte  de  funestes 
résultats.  Avec  les  souvenirs  de  1848,  avec  les  ressenti- 
ments depuis  si  longtemps  accumulés  contre  les  Russes 
en  Moldo-Valaquicj  augmentés  encore  par  une  invasion 
nouvelle,  les  alliés  pouvaient  former  dans  les  Principau- 
tés une  armée  auxiliaire  nombreuse  et  pleine  d'ardeur. 
Les  Roumains  ne  demandaient  que  des  armes  pour  met- 
tre sur  pied  cinquante  mille  hommes  en  quelques  jours. 
Les  chefs  de  l'émigration  valaque  accourus  de  toutes 
parts,  croyaient  qu'on  allait  utiliser  leurs  services  et  leur 
zèle.  Dès  le  mois  d'octobre  1853,  Nicolas  et  Alexandre 
Golesco  s'étaient  rendus  à  Constantinople  ;  Héliade  ot 
Tell  y  étaient  venus  de  Cliio  ;  Maghiero  de  Vienne  ;  Ro- 
setti  et  Slephan  Golesco  de  Paris.  Bien  accueillis  de 
Reschid -Pacha,  ils  jugeaient  que  la  Turquie  avait  tout 
intérêt  à  leur  ouvrir  l'entrée  de  leur  pays,  pour  y  lever 
des  légions  nationales,  destinées  à  combattre  Tennemi 
commun.  Mais  l'internonce  d'Autriche,  M.  de  Bruck, 
pesait  sur  le  divan  ;  il  était  appuyé  d'ailleurs  par  lord 
Redcliffe,  toujours  empressé  à  ménager  Vienne.  Après 
trois  mois  d'attente  et  de  vaines  promesses,  quelques- 
uns  des  émigrés  valaques  gagnèrent  Belgrade  et  de  là 


~  517  — 

Widdin^  pour  tenter  un  soulèvement  dans  la  petite  Va- 
laquie.  Mais  ils  ne  rencontrèrent  chez  les  autorités  tur- 
ques ni  appui  ni  bonne  volonté.  Un  Aiit  d'ailleurs  tout 
récent  devait  leur  servir  d*avertissement.  Quelques  jours 
seulement  avant  leur  arrivée,  quatre  cents  ploiësi  vain- 
ques (gardes-frontières)  s'étaient  présentés  en  armes  au 
commandant  de  l'armée  de  Kalafat,  Âchmet-Pacha,  lui 
offrant  de  prendre  rang  parmi  ses  troupes.  Âchmet  les 
fit  désarmer,  et  les  renvoya  avec  mépris.  Environ  soixante 
d'entr'eux  furent,  à  leur  retour,  faits  prisonniers  parles 
Russes,  et  fusillés  sur  place.  C'est  ainsi  qu'on  encoura- 
geait les  efforts  du  patriotisme.  Il  était  avéré  cependant , 
et  Achmet-Pacha  le  savait,  que,  depuis  Kalafat  jusqu'à 
Tzernetz,  sur  un  parcours  de  trente  lieues  le  long  du 
Danube,  toutes  les  populations  riveraines  n'^attendaient 
qu'un  signal  pour  se  joindre  aux  troupes  ottomanes. 
Les  insurrections  nationales  devaient  avant  tout  être  évi- 
tées, et  Ton  se  privait  de  ressources  qui  pouvaient,  il  est 
vrai ,  arrêter  les  Russes ,  mais  qui  présentaient  Tincon- 
vénient  d'effrayer  l'Autriche. 

T^s  émigrés  valaques  se  persuadant  que  les  refus 
d' Achmet-Pacha  tenaient  à  une  mauvaise  volonté  person- . 
nelle,  résolurent  d'agir  directement  auprès  d'Omer-Pacha. 
Stéphan  Golesco,  reçut  donc  de  tous  ceux  qui  étaient  à 
Widdin ,  mission  de  se  rendre ,  en  leur  nom  ,  auprès  du 
général  en  chef  à  Schumla.  Quand  il  arriva  dans  cette  ville, 
le  général  Tell  s'y  trouvait  depuis  quelques  jours  ,  avec 
plusieurs  officiers  roumains  venus  comme  lui  pour  de- 
mander du  service.  Héliade  s'y  était  rendu  de  son  côté, 
appelé  par  Omer-Pacha  qui  faisait  grande  estime  de  lui^ 
t;l  l'avait  attaché  à  sa  personne.  Aux  yeux  des  Turcs,  il 


J 


—  5«  — 

était  le  reprédentant  de  Tiéfnîgration  roumaîne;  ils 
l'appelaient  Vlak  Bey  (prince  valaque  ).  Pour  Omer- 
Padia  ,  U  était  un  conseiller  précieux ,  qui  pouvait 
Téclairer  sur  les  hommes  et  les  choses  d'un  pays  fertile 
en  intrigues.  Héliade  avait,  en  outre»  depuis  le  commen- 
cement de  ses  luttes  politiques,  constamment  opposé  à 
la  Russie  la  suzeraineté  ottomane,  et  malgré  de  nom- 
breuses déceptions,  il  jugeait  utile  à  la  cause  nationale 
de  persister  dans  cette  tactique.  Le  pacha  lui  en  savait  gré, 
d'autant  mieux  que  plusieurs,  parmi  les  émigrés,  avec 
plus  de  logique  que  d'adresse,  avaient  invoqué  plus  d'une 
fois  ime  Roumanie  indépendante.  La  prétention  de  ces 
derniers  était  légitime  sans  doute,  mais  à  la  condition 
qu'ils  seraient  par  eux-mêmes  assez  forts  pour  la  sou- 
tenir ou  assez  habiles  pour  se  faire  appuyer  ;  et  c'est 
parce  que  Héliade  se  rendait  compte  des  difficultés, 
qu'il  n'était  pas  d'accord  avec  eux.  Mais  ces  divergences 
d'opinion  augmentaient  les  haines  :  on  accusait  Héliade 
d'être  vendu  aux  Turcs  ;  tandis  qu'il  ne  faisait  que  res- 
ter fidèle  à  son  programme.  Ceux,  au  contraire,  qui 
l'accusaient  ,manquaient  au  leur,  puisqu'ils  demandaient 
à  prendre  rang  dans  les  armées  ottomanes. 

€e  défaut  de  logique  ne  pouvait  échapper  à  Orner- 
Pacha.  Lorsque  Stephan  Golesco  alla  se  présenter  à  lui 
au  nom  des  Roumains  émigrés,  il  lui  répondit  qu'il 
accueillerait  avec  satisfaction  dans  son  camp  tous  ceux 
qui  avaient  pris  part  au  mouvement  de  1848;  que  ce- 
pendant il  avait  été  publié,  en  1850,  un  manifeste  signé 
de  plusieurs  d'entre  eux,  qui  rejetait  la  suzeraineté  de 
la  Porte  ;  qu'il  était  disposé  à  oublier  ce  qu'il  pouvait 
considérer  comme  un  fait  de  rébellion  ;  mais  que,  pour 


—  519  — 

accepter  leurs  services ,  il  lui  fallait  un  désaveu  public 
de  cet  acte.  Omer^acha  imposa  la  même  condition  à 
Nicolas  Golesco ,  qui  se  présenta  dans  le  camp  quelques 
jours  après  son  frëre.  Tous  deux  refusèrent. 

Il  est  c^tain  qu'Omer-Pacha  aurait  été  fort  embar- 
rassé s'ils  eussent  consenti  à  sa  demande  ;  car  on  avait 
toujours  espoir  dans  ralliance  de  T Autriche,  et  TAutri- 
che  ne  permettait  pas  qu'on  armât  des  émigrés.  A  Gons- 
taiîtinople,  d'autres  réfugiés.  Italiens,  Polonais,  Hongrois, 
attendaient  vainement  qu'on  voulut  les  employer.  Res- 
chid-Pacha  les  trompait  par  de  feintes  bienveillances , 
faisant  de  leur  inaction  un  gage  pour  le  cabinet  de 
Vienne,  mais  les  réservant  encore  comme  une  menace. 
Plusieurs  fois  Maghiero  fut  averti  de  se  tenir  prêt  à  par- 
tir pour  former  une  légion  valaque  ;  autant  de  fois ,  il 
fut  trompé.  Toutes  les  roueries  traditionnelles  du  Divan 
étaient  mises  en  jeu  :  caresses  et'mystifications  pour  les 
émigrés,  stratégie  diplomatique  vis-à-vis  de  TAutriche , 
grand  étalage  d'énergie  et  signes  trop  visibles  de  faiblesse. 
Cependant  des  manœuvres  sans  issue  ne  pouvaient  pas 
toujours  durer,  et  les  concessions  du  Divan  méritaient 
bien  quelque  récompense  du  cabinet  de  Vienne.  Alors 
intervint  le  fameux  traité  du  14  juin  1854,  par  lequel 
rAutriche  consentait  à  occuper  les  principautés  de  Va- 
laquie  et  de  Moldavie ,  en  faisant  sommation  à  la  Russie 
de  les  évacuer.  Si  la  Russie  se  montrait  complaisante, 
l'Autriche  restait  son  alliée  tout  en  l'expulsant,  dépouil- 
lait la  Turquie  plutôt  qu'elle  ne  la  protégeait ,  et  deve- 
nait une  gène  plutôt  qu'un  aide  pour  les  opérations  des 
armées  alliées.  Ce  n'était  ni  la  paix,  ni  la  guerre,  ni 
une  alliance,  ni  une  neutralité  ;  et  c'était  en  même  temps 


—  520  — 

quelque  chose  de  tout  cela  ,  un  ensemble  de  contrastes 
dont  s'offensait  la  logique,  une  marche  militaire  qui 
contredisait  la  paix,  une  occupation  pacifique  qui  en- 
travail  la  guerre,  un  loisir  fait  aux  Russes  pour  agir  sur 
d'autres  points,  et  rinaclivité  forcée  de  Tarmée  ottomane. 
Le  traité  du  14  juin  a  été  une  des  plus  merveilleuses 
conceptions  de  cette  diplomatie  autrichienne  si  féconde 
en  expédients. 

Aussi,  Tempereur  Nicolas,  qui  sait  reconnaître  les 
bons  services ,  se  montra-t-il  de  facile  composition.  Par 
sa  note  du  7  août,  il  annonça  que  par  considération  pour 
F  Autriche^  il  consentait  à  retirer  ses  troupes  des  provin- 
ces danubiennes.  Et,  en  effet,  il  lui  devait  bien  cela. 

Cet  échange  de  bons  procédés  ne  se  borna  pas  là. 
Lorsque  le  comte  Coronini  fit  son  entrée  à  Bucharest, 
le  7  septembre,  avec  les  troupes  autrichiennes ,  Omer- 
Pacha  qui  Tavait  précédé ,  avait  pris  toutes  ses  disposi- 
tions pour  porter  vigoureusement  la  guerre  en  Bessara- 
bie. Son  avant  -  garde  était  à  Bouzéo  ;  ses  convois 
étaient  en  marche ,  et  une  puissante  diversion  aurait 
donné  de  Toccupation  aux  Russes  entre  le  Pruth  et  le 
Dniester.  Mais  à  son  arrivée,  Coronini  enjoignit  au  gé- 
néralissime d'arrêter  sa  marche  aggressive  ;  et  comme 
Omer-Pacha  se  récriait  :  «  J'ai  des  ordres,  lui  dit  le  gé- 
néral autrichien ,  de  m' opposer  à  tout  mouvement  en 
avant,  même  par  la  force.  »  Omer-Pacha  n'osant  enga- 
ger une  lutte  ouverte ,  expédia  aussitôt  des  courriers  à 
Constantinople,  et  fit  arrêter  la  marche  de  ses  troupes. 
Or,  à  Constantinople,  les  décisions  sont  toujours  lentes, 
surtout  dans  des  questions  qui  demandent  de  Ténergie  ; 
et  dans  Tintervalle,  le  général  de  Hess  désavoua  Coronini. 


—  521   — 

Mais  le  temps  avait  marché,  rarmée  oUomane  était  restée 
inaclive  dans  ses  campements  »  et  les  divisions  de  Li- 
prandit  Engelhart  et  Dannenberg  avaient  pu  être  déta- 
chées de  l'armée  russe  du  Danube ,  pour  aller  livrer  la 
sanglante  bataille  d'Inkermann.  Il  fallut  Théroisme  de 
nos  soldats  pour  ennoblir  les  fautes  de  notre  diplomatie. 
Successeurs  des  Russes  sur  le  terrain  des  Principau- 
tés, les  Autrichiens  s'attachèrent  à  les  faire  regretter. 
Non-seulement,  on  laissa  toute  carrière  aux  brutalités  du 
soldat;  mais  les  officiers  eux-mêmes  donnèrent  Texem- 
ple  des  violences.  On  vit  en  pleine  rue  de  Bucharest,  un 
lieutenant  autrichien  à  la  tète  de  sa  compagnie ,  abattre 
d'un  coup  de  sabre  le  bras  d'un  paysan,  parce  que  celui-ci 
ne  dérangeait  pas  assez  promptement  sa  charette.  Un  au- 
tre officier,  logé  chez  un  négociant,  demande  comme  fitup- 
plément  de  mobilier  une  chiffonnière ,  et  comme  le  pau- 
vre Vaiaque  déclarait  ne  pas  connaître  ce  genre  de  meu- 
ble ,  l'officier  lui  ouvre  le  ventre  d'un  coup  de  sabre. 
Ces  faits  incroyables  se  renouvelaient  tous  les  jours  im- 
punément. Un  négociant  des  plus  honorables,  M.  Léoni 
Tcherlenti ,  décoré  de  l'ordre  impérial  du  Nicham-h 
Iftihar  reçut  ordre  de  loger  des  soldats.  Habitant  une 
maison  composée  de  quatre  chambres,  il  en  offrit  deux , 
réservant  les  deux  autres  pour  sa  famille.  Les  Autri- 
chiens virent  dans  ce  partage  un  acte  de  rébellion,  sai- 
sirent M.  Tcherlenti ,  le  trainèrent  sur  la  place,  et  le 
fustigèrent  en  public.  Les  Russes  au  moins ,  s'étaient 
présentés  en  conquérants;  les  Autrichiens  venant  en 
alliés,  se  comportaient  en  bandits.  Dans  leur  proclama- 
tions ,  les  généraux  avaient  déclaré  que,  pour  ne  pas 
obérer  le  pays,  l'Autriche  paierait  elle-même  les  frais  de 


—  «sa  — 

l*occu{M6on.  Mais  comme  on  n'alioiiait  que  15  centimes 
par  jour  pour  Pentretien  de  chaque  soldat ,  et  90  ceati- 
mes  pour  cdui  de  chaque  officier,  et  comme  ce  paiement 
se  faisait  en  papier-monnaie,  qui  à  Vienne  même  perdait 
30  pour  cent,  le  désintéressement  autrichien  n'était 
qu'une  dérision  de  plus.  Souvent  huit  ou  dix  soldats 
étaient  mis  en  garnison  chez  de  pauvres  gais  qui  n'a- 
vaient que  leur  grabat  ;  et  Ton  exigeait  pour  chaque  gv- 
nisaire,  non-seulement  un  matelas,  mais  une  comiiiode 
ou  une  armoire.  Ceux  qui  n'en  avaient  pas,  recevaient 
des  coups  de  biton  ou  de  sabre.  Et  cependanl  les  Turcs 
étaient  censés  avoir  l'autorité  en  main ,  et  le  quartie^ 
général  d'Omer^Padia  était  assiégé  de  malheureux  qui 
venaient  lui  adresser  leurs  réclamations.  HaisQmer 
Pacha,  enchainé  par  la  faiblesse  de  son  gouvernemeot, 
ne  pouvait  pas  même  faire  justice ,  et  dévorait  ses  colè- 
res en  silence. 

De  nouveaux  ennuis  lui  étaient  réservés.  Par  l'article 
3  du  traité  de  juin,  le  cabinet  de  Vienne  prenait  ^eDg8g^ 
ment  de  rétablir,  autant  que  possible ,  l'ordre  légal  dans 
l'intérieur  des  Principautés.  Il  profiu  de  celte  dispoii- 
tion,  pour  appliquer  le  principe  du  sMu  ifuo  mU  ietbm. 
C'était  une  double  injure  faite  en  même  temps  aux  puis- 
sances occidentales  et  à  la  Moldo-Valaquie. 

Lorsque  par  la  dépêche  de  M.  Drouyo  de  Lhuys,  en 
dafe  du  22  juillet  185& ,  la  France  avait  formulé  pour 
base  des  négociations  futures  les  quaUre  garanties,  il 
avait  été  formellement  reconnu  qu'il  ne  pouvait  plus  être 
question  du  êtaiu  quo  rnubelium.  L'Autriche  en  rame- 
nant ce  principe  ,  même  pour  un  fait  local ,  jetait  le 
trouble  dans  l'ensemble  des  négociations,  et  cefaiti  qui 


—  523   — 

pour  le  moment  pouvait  passer  inaperçu  à  cause  de  son 
peu  d'importance,  n'en  créait  pas  moins  un  antécé- 
denf. 

L'injure  pour  les  Principautés  n'était  pas  moins  grave  ; 
car  c'était  ramener  les  anciens  hospodars,  et  rendre  à  la 
Valaquie  Stirbey  avec  toutes  ses  hontes,  ses  trahisons  et 
ses  connivences  moscovites.  Lorsque  les  Roumains  ap« 
prirent  que  TÂutriche  leur  préparait  une  aussi  triste  res- 
tauration, il  n'y  eut  dans  tout  te  pays  qu'un  cri  d'indi- 
gnation et  de  désespoir.  De  vives  réclamations  furent 
adressées  à  Constantinople.  Omer-Pacha  trop  bien  in- 
formé des  justes  répugnances  de  chacun,  excité  d'ailleurs 
par  Héliade  qui  frémissait  de  ce  nouvel  abaissement  de 
la  Valaquie,  fit  entendre  au  divan  d'énergiques  protes- 
tations. Mais  la  voix  de  M.  de  Bruck  avait  plus  de  poids 
que  celle  d'Omer-Pacha  ;  l'Autriche  dominait  à  Constant 
tinople,  non-seulement  par  les  promesses  d'alliance  dont 
elle  berçait  la  Turquie,  mais  par  l'habile  attitude  prise 
par  M.  de  Bruck.  Signalant  au  divan  les  dangers  qui 
ressortaient  non-seulement  de  l'ambition  moscovite,  mais 
aussi  de  l'alliance  franco-anglaise,  il  lui  disait  :  «  La 
Russie  veut  vous  démembrer  par  la  conquête  ;  mats  la 
France  et  l'Angleterre  veulent  vous  compromettre  par  des 
réformes  européennes.  Le  péril  est  égal  des  deux  côtés; 
et  la  réforme  sera  pour  l'islamisme  aussi  mortelle  que  le 
canon.  L'Autriche  seule  vous  aime  tels  que  vous  êtes  ; 
seule  elle  désire  maintenir  l'intégrité  de  votre  territoire 
et  l'intégrité  de  vos  institutions.  Voyez  en  elle  votre 
meilleure  conseillère  et  votre  meilleur  appui.  »  C'était 
véritablement  dire  en  d'autres  termes  :  «  L'Autriche  se 
plait  à  vous  maintenir  dans  votre  faiblesse.  y>  Mais  on  ae 


—  524   — 

laisse  volontiers  prendre  au  côté  flatteur  des  choses,  et 
les  adroites  insinuations  de  M.  de  Bruck  étaient  fort 
goûtées  dans  les  conseils  intimes  du  divan.  Car  les  Turcs 
sont,  bien  moins  qu'on  ne  le  pense ,  disposés  à  être 
réformateurs  ;  et  les  ardeurs  de  réforme  dont  on  fait 
bruit  doivent  être  rangées  parmi  les  mystifications  di- 
plomatiques dont  on  amuse  l'opinion.  Reschid-Pacha lui- 
même  n'a  guère  fait  jusqu'ici  que  formuler  des  program- 
mes, sans  pouvoir  les  mettre  sérieusement  en  appli- 
cation. 

En  dehors  de  ses  influences  personnelles  ,  M.   de 
Bruck  était  secondé  par  les  complicités  de  lord  Strat- 
ford  Redcliffe.  L'ambassadeur  anglais ,  avec  les  appa- 
rences extérieures  d'une  indépendance  bourrue ,  n'a 
cessé,  depuis   le  commencement  des  hostilités ,  d'être 
l'intermédiaire  aveugle  de  toutes  les  faiblesses  envers 
FAutriche.  Obéissait-il  à  des  inspirations  venues  de  Lon- 
dres? Il  est  permis  de  le  croire  en  étudiant  la  politique 
extérieure  de  lord  Aberdeen.  Le  parlement  anglais  s'est 
étrangement  trompé  en  ouvrant  une  enquête  sur  les 
faits  de  la  guerre  :  c'est  sur  les  faits  de  la  diplomatie 
que  l'enquête  devait  s'ouvrir,  et  là  se  fussent  rencontrées 
les  véritables  sources  du  mal.  Le  duc  de  Nev^castle  ne 
le  savait  que  trop  ;  et  il  aurait  pu  faire  retomber  sur 
un  autre  ministre  les  accusations  qui  frappaient  le  mi- 
nistre de  la  guerre.  Mais  il  a  mieux  aimé  se  sacrifier 
lui-même  que  de  faire  des  révélations  compromettantes  ; 
et  il  est  tombé  en  grand  seigneur,  enveloppé  dans  un  dé- 
daigneux silence. 

Un  des  ministres  du  nouveau  cabinet  voulait  le  rap- 
pel de  lord  Redcliffe.  Il  avait  raison  ;  et  la  France  aus$i 


—  525   — 

aurait  droit  de  le  vouloir  ;  car  elle  aurait  à  lui  demander 
compte  du  sang  de  plus  d'un  de  nos  braves,  versé  dans 
de  ténébreux  réduits. 

Qui  n'a  entendu  parler  des  nombreux  assassinats  com- 
n)is  sur  les  militaires  français  dans  les  quartiers  de  Pera 
et  de  Galata?  Or,  les  auteurs  de  ces  crimes  sont  des  Grecs 
agents  des  Russes,  et  ces  Grecs  sont  les  protégés  de 
l'ambassade  anglaise.  Qu'on  ne  s'étonne  pas  de  ce  sin- 
gulier mystère  :  il  y  a  là  une  affaire  de  commerce,  et  les 
chancelleries  anglaises  sont,  en  fait  de  commerce,  aussi 
avides  qu'une  boutique  de  la  cité.  Lorsqu'en  juin  1854, 
ordre  fut  donné  par  la  Porte  à  tous  les  Grecs  de  sortir  de 
Constanlinople,  lord  Redcliffe  obtint  des  exceptions  en 
faveur  d'un  certain  nombre,  en  les  plaçant  sous  la  protec- 
tion du  pavillon  britannique.  11  va  sans  dire  que  chaque 
protégé  payait  un  droite  la  chancellerie  qui  le  favorisait. 
Par  suite  de  ces  marchés,  un  certain  Pisani,  drogman  de 
l'ambassade  anglaise,  s'est  amassé  un  trésor  de  plusieurs 
millions.  Mais  aussi,  les  hétairistes  russes  sont  en  nom- 
bre dans  les  rues  de  Pera,  et  les  soldats  français  y  tom- 
bent assassinés  dans  l'obscurité  de  la  nuit.  Des  plaintes 
répétées  en  ont  été  portées  au  sultan  lui-même,  qui  a 
toujours  répondu  :  »<  J'ai  voulu  chasser  tons  les  Grecs, 
mais  Redcliffe  les  protège.  »  Voilà  les  faits  sur  lesquels 
le  parlement  anglais  devait  appeler  la  lumière,  plutôt 
que  sur  des  détails  de  bureaux  et  de  fournitures.  Que  le 
soldat  tombe  victime  du  canon  ou  du  froid,  c'est  le  sort 
de  la  guerre  ;  mais  qu'il  tombe  victime  du  commerce  des 
chancelleries  et  des  complaisances  diplomatiques,  c'est 
ce  qui  mérite  une  éclatante  discussion  et  un  châtiment 
exemplaire. 


—  528  — 

Tancien  ministre  de  Stirbey,  qui  avait  accepté  des  fono- 
lions  publiques  sous  les  Russes ,  et  rampait  bassement 
sous  les  Autrichiens ,  loua  »  la  veille  de  Tentrée  de  Stir* 
bey,  une  centaine  de  fiacres  qu'il  devait  remplir  de  filles 
de  joie,  avec  des  bouquets  et  des  fleurs,  pour  en  joncher 
la  route  du  hospodar.  Mashar-Pacha  averti  de  ce  projet 
burlesque,  fit  afficher  sur  les  murs,  Tordre  suivant 
adressé  au  préfet  de  police. 

i<  Monsieur  le  Préfet  de  police , 

»  Vu  les  accusations  graves  et  officielles  qui  pèsent  sur 
le  prince  Stirbey  ;  vu  la  haine  de  la  majorité  des  habi- 
tants notables  de  la  ville;  vu  surtout  les  circonstances 
au  nnlieu  desquelles  s'accomplit  le  retour  du  prince , 
j'ai  cru  devoir  me  conformer  à  l'opinion  publique ,  en 
vous  ordonnant,  M.  le  Préfet,  d'empêcher  qu'on  ne  lise 
des  adresses  ou  autres  discours ,  enfin  qu'aucune  mani- 
festation inconvenante  n*irrite  le  peuple  et  ne  fasse  naitre 
le  désordre. 

»  Pour  le  couunissaire  impirial  tvttoman. 

»    MaSHAR-PaCIIA.    )) 

Il  n'y  avait  pas  besoin  sans  doute  de  recommander  à 
la  population  un  silence  désapprobateur;  elle  y  était 
assez  disposée.  Mais  les  basses  flatteries  se  trouvèrent 
déjouées  ;  Mano  en  fut  pour  ses  frais  de  fiacres ,  et  au 
lieu  de  fleurs,  Stirbey  ne  recueillit  sur  sa  route  que 
des  malédictions.  Le  général  Coioiiiui  crpendaut,  l'ai* 


—  529  — 

sait  contraste,  par  son  zèle,  à  la  froideur  générale.  En- 
touré de  son  état-major,  il  attendit  le  hospodar  pendant 
plus  d'une  heure  dans  la  cour  de  l'hôtel  princier  (style 
local),  et,  à  son  arrivée ,  il  abaissa  devant  ce  réprouvé 
les  aigles  autrichiennes. 

Cependant ,  la  lettre  de  Mashar^Pacha  faisait  grand 
bruit.  Outre  les  termes  offensants  pour  le  prince  ,  elle 
contenait  une  critique  directe  de  la  conduite  de  l'Autri- 
che :  ayecles  accusations  graves  et  officielles ^  avec  la  haine 
de  la  majorité  des  habitants^  on  condamnait  moins  celui 
qui  était  ramené,  que  ceux  qui  le  ramenaient.  Les  agents 
de  l'Autriche  jetèrent  feu  et  flammes  à  Constantinople  ; 
et  à  son  retour  à  Bucharest ,  Omer-Pacha  reçut  des 
mains  de  Goronini  l'ordre  transmis  par  la  Porte  de 
destituer  Mashar.  Le  généralissime  qui  avait  eu  d'a- 
vance communication  de  la  lettre  au  préfet  de  police, 
et  qui  l'avait  approuvée,  refusa  d'obéir.  Il  fut  encouragé 
dans  son  refus  ,  par  le  consul-général  de  France  , 
M.  Poujade,  qui  venait  d'arriver  à  Bucharest.  Parti  de 
Paris  depuis  quelques  jours  seulement,  M.  Poujade 
devait  nécessairement  avoir  pour  mission  de  surveiller 
la  marche  équivoque  de  l'Autriche.  Son  rôle  pouvait 
être  d'autant  plus  intéressant ,  qu'à  Paris  on  ignorait 
encore  la  pensée  de  Vienne.  M.  Poujade,  homme 
d'intelligence  et  de  savoir,  la  connaissait  bien,  autant  du 
moins  qu'elle  pouvait  se  connaître  elle-même,  incertaine 
et  flottante,  entraînée  par  ses  sympathies  vers  le  czar, 
par  ses  craintes  vers  la  France,  et  attendant  les  circon- 
stances pour  se  décider.  Ce  qu'il  connaissait  encore 
mieux,  c'était  l'opinion  générale  des  Roumains  sur  Stir- 
bey,  et  rindign.ition  produite  par  son  retour.  Il  fallut 

84 


—  5S0  — 

enfin  que  TAutriche  tint  compte  d'une  réprobation  si 
universellement  exprimée  :  par  décision  commune  de  la 
Porte  et  des  représentants  des  puissances  occidentales» 
on  ordonna  qu'une  enquête  serait  ouverte  sur  les  faits 
reprochés  au  hospodar. 

C'était  au  moins  consoler  les  esprits  par  la  possibi- 
lité d'un  châtiment.  Seulement  c'était  ajourner  une  dé- 
cision qui  pouvait  être  prise  aussitôt  ;  la  meilleure  en- 
quête contre  Stirbey  était  T histoire  de  son  gouvernement, 
et  elle  était  connue  de  tous. 

Mais  on  y  mit  d'autant  plus  d'apparat»  qu'on  voulait 
moins  vite  en  finir.  Les  consuls  généraux  de  France , 
d'Angleterre  et  d'Autriche  furent  chargés  de  Tenquète , 
de  concert  avec  Dervisb-Pacha,  commissaire  de  la  Porte. 
M.  Poujade  se  mit  vigoureusement  à  l'œuvre  ;  Dervish- 
Pacha  le  secondait  de  ses  vœux,  mais  n'osait  ouvertement 
faire  preuve  de  zèle;  quant  i  H.  Golqhoun,  sa  conduite 
était  tout  opposée  :  faisant  grand  étalage  de  rigueur  dans 
les  réunions  communes,  il  appuyait  sous  main  les  indul- 
gences de  l'Autriche.  On  voulait  surtout  gagner  du  temps; 
mais  l'activité  et  la  résolution  de  M.  Poujade  étaient  une 
gêne.  Il  troublait  la  bonne  entente  des  temporisateurs. 
Quelles  furent  les  réclamations  adressées  de  Vienne  à 
Paris?  Nous  l'ignorons.  Toujours  est-il  que  le  Moniteur 
du  27  novembre  annonça  le  rappel  de  M.  Poujade  et 
son  envoi  à  Tunis.  Le  diplomate  français  a  quitté  Bu- 
charest,  et  Slirbey  est  encore  debout. 

Peu  de  jours  après  cet  incident,  on  eut  l'annonce 
du  traité  du  2  décembre.  Est-ce  une  phase  vraiment 
nouvelle  pour  la  politique  autrichienne?  <I'est  ce  que  l'a- 
venir nous  apprendrai 


CONCLUSION. 


Si  l'histoire  des  pays  roumains  n'était  que  le  triste 
résumé  des  gestes  moldo-valaques ,  elle  n'aurait  guère 
d'autre  importance  que  le  souvenir  d'une  douloureuse 
légende.  Un  peuple  qu'il  faut  toujours  plaindre^  un  gou* 
veruement  qu'il  faut  toujours  flétrir ,  ne  peuvent  être  le 
sujet  d'un  travail  bien  utile  ;  et  le  public  jaloux  d'ap«- 
prendre,  veut  autre  chose  que  les  monotonies  de  h 
compassion  ou  du  mépris. 

Les  écrivains  valaques,  qui  ont  fait  appel  aux  sympa- 
thies de  l'Europe,  ont  constamment  invoqué  les  souve^ 
nirs  de  Décébale  et  de  Trajan,  de  Michel-le*Brave  et 
d'Étienne-le-Grand.  Tout  cela  est  bien  vieux,  et  les 
gloires  des  anciens  jours  ont  été  profondément  effacées , 
il  faut  en  convenir,  par  les  hontes  de  plusieurs  siècles. 
Mais  l'histoire  des  Roumains  vient  de  puiser  un  intérêt 
immense  dans  les  événements  modernes.  Après  n'avoir 
guère  fourni  qu'une  suite  d'épisodes  dans  les  intrigues 


—  532  — 

des  vizirs  de  la  Porte,  la  Moldo-Valaquie  se  trouve  mêlée 
aux  fastes  de  l'Occident,  placée  dans  la  sphère  la  plus 
active  de  la  diplomatie  moscovite,  et  destinée  à  répan- 
dre un  jour   lumineux  sur   le   système   menteur   des 
protectorats.  Elle  entend  le  premier  coup  de  canon  de  la 
grande  guerre  qui  commence;  elle  est  appelée  peut-être 
à  en  suivre  les  derniers  retentissements.  Enfin,  elle  est 
le  centre  d*une  nationalité  importante ,  à  qui  peut  ap- 
partenir un  rôle  considérable,  si  Ton  sait  lui  faire  la 
place  qui  lui  revient.  C'est  là  ce  qu'à  Saint-Pétersbourg 
on  comprend  à  merveille.  Il  ne  faut  pas  croire,  en  effet, 
qu'en  convoitant  les  Principautés  danubiennes  ,  la  Rus- 
sie se  préoccupe  seulement  d'un  agrandissement  de  ter- 
ritoire. Sa  politique  ne  se  compromettrait  pas  pour  si 
peu.  Ce  qui  la  porte  à  s'acharner  sur  ces  régions ,  c'est 
qu'il  y  a  là  une  population  étrangère  au  Slavisme,  qu'elle 
ne  peut  s'assimiler,  qu'elle  ne  peut  tromper  par  de  faus- 
ses paroles  de  fraternité.  Avec  les  Serbes,  les  Bulgares, 
les  Illyriens ,  on  invoque  ,  à  Toccasion ,  des  alTinités  de 
race  ;  il  n'en  saurait  être  de  même  avec  les  colonies  la- 
tines du  Danube.  Leur  langue  ,  leurs  habitudes  ,  leurs 
souvenirs,  tout  les  éloigne  de  la  sphère  moscovite.  Dés- 
espérant de  les  séduire,  la  Russie  veut  les  enchaîner; 
ne  pouvant  les  affilier  à  la  ligue  panslavisle,  elle  veut  les 
comprimer  sous  sa  main  de  fer.  Chez  les  autres  tribu- 
taires de  l'empire  ottoman,  elle  provoque  les  agitations; 
chez  les  Roumains  ,  elle  étouffe   tout   sentiment.  La 
Moldo-Valaquie  est  donc  un  point  de  la  plus  haute  im- 
portance dans  la  stratégie  panslaviste,  parce  que  le  pans- 
lavisme y  rencontre  des  éléments  qui  lui  sont  contraires; 
et. c'est  l'importance  qu'y  attache  Saint-Pétersbourg, 


—  533  - 

qui  doit  servir  d'avertissement  à  l'Europe.  La  première 
mesure  de  défense  est  de  bien  étudier  le  centre  d'at* 
taque. 

Ce  n'est  qu'à  ce  point  de  vue  que  la  question  moldo-va- 
laque  offre  del'intérêt,  ou  plutôt  la  question  moldo-valaque 
disparaît,  pour  se  confondre  avec  la  question  européenne. 
A  vrai  dire,  ce  livre  n'a  d'autre  but  que  d 'éclairer  les  ques* 
tions  européennes  par  leur  côté  le  moins  connu,  et  peut- 
être  le  plus  important ,  et  de  montrer  combien  réagissent 
sur  notre  intérieur  les  faits  éloignés,  qui,  mieux  étudiés, 
auraient  pu  avoir  une  tout  autre  issue.  Nous  sommes 
convaincus ,  par  exemple ,  que  Paris  et  Londres  ont  au« 
tant  contribué  à  la  guerre  actuelle  par  leurs  fautes  pen- 
dant vingt  ans»  que  Saint-Pétersbourg  par  ses  habiletés. 
Toutes  les  complicités  ne  sont  pas  des  connivences  ;  il  y 
a  aussi  les  complicités  d'ignorance,  et  ce  sont  les  plus 
dangereuses.  Il  est  assez  étrange  que  ce  soit  le  barbare 
du  Nord,  qui,  dans  les  régions  intellectuelles  de  la  politi- 
que, se  soit  montré  constamment  supérieur  aux  hommes 
d'état  de  l'Occident. 

Un  seul  jour  il  fut  en  défaut ,  lorsque  trop  confiant 
dans  la  politique  du  cabinet  Aberdeen,  rassuré  peut-être 
par  des  lettres  confidentielles  de  personnages  augustes, 
égaré  par  les  assurances  officielles  de  M.  de  Brunow , 
il  regarda  comme  impossible  l'alliance  de  l'Angleterre 
avec  la  France.  Ce  jour  là ,  il  s'est  compromis  par  trop 
de  précipitation.  Ne  nous  en  plaignons  pas;  remercions 
au  contraire  tous  ceux  qui  ont  contribué  à  cette  guerre, 
d'oii  doivent  sortir,  comme  sous  le  soc  de  la  charrue, 
de  fertiles  mouvements.  Déjà  les  traités  de  1815  ne 
comptent  plus;  déjà,  ce  qu'on  appelait  l'équilibre  euro- 


—  534  — 

péén  ressemble  à  une  rnschine  détraquée,  tournant  dans 
le  vide ,  sans  contrepoids  et  sans  engrenage.  Les  pro- 
grammes du  passé,  vieux  rouages,  sont  usés;  la  géogra- 
phie veut  être  refaîte ,  et  des  nations  étouffées  deman- 
dent leur  place  au  soleil.  Ou  nous  annonce  aujourd'hui  la 
réunion  d'un  congrès  à  Tienne  :  s'il  veut  s'occuper  se-* 
rieusement  d'assurer  la  paix  de  TEurope ,  ce  congrès 
sera  forcé,  quoiqu'on  fasse,  de  traiter  les  questions  de 
rénovation* 

Une  des  premières  qui  se  présentera,  sera  de  régler  le 
sort  des  deux  Principautés  du  Danube.  La  solution  sera 
facile,  si  le  congrès  ne  perd  pas  de  vue  sa  principale  mis- 
sion, qui  est  d'arrêter  à  jamais  l'action  menaçante  de  la 
Russie  sur  TOceident.  Il  faut  que  des  barrières  soient  éle- 
vées «  solides  et  infranchissables  ;  et  les  meilleures  bar- 
rières seront  des  populations  fortes  et  homogènes.  La 
diplomatie  des  gouvernements  a  fait  preuve  de  toute  son 
impuissance ,  même  alors  que  les  soldats  de  ces  gou* 
vemements  faisaient  des  prodiges.  La  masse  des  notes 
et  des  protocoles  échangés  depuis  un  an  n*a  pas  arrêté 
un  seul  coup  de  canon.  11  est  temps  que  l'Europe  confie 
les  garanties  de  son  repos  au  bras  robuste  des  nationa- 
lités régénérées.  Voilà  quel  doit  être  le  sens  du  congrès 
futur,  ou  il  n'en  aura  pas. 

Cela  posé,  examinons  dans  quelles  conditions  devront 
être  placés  les  pays  roumains. 

Divers  systèmes  se  présentent  : 

1*  Le  êtaiu  quo.  Suzeraineté  turque  ;  séparation  des 
deux  provinces  sous  deux  hospodars ,  et  protection  col- 
lective des  grandes  puissances. 

Ce  ne  serait  que  recommencer  la  misérable  histoire 


-r  635  — 

du  passé.  La  suzeraineté  turque  n'a  servi  qu'à  consacrer 
par  une  signature  officielle  les  usurpations  successives  de 
la  Russie;  la  Turquie  n'a  usé  de  ses  droits  que  pour  les 
amoindrir.  Puis  renaîtraient  la  domination  des  consuls , 
les  intrigues  des  hétairistes,  les  traditions  desPhanariotes. 
Âvecla séparation  des  provinces,  se  perpétuerait  la  faiblesse 
de  la  nation  ;  avec  les  deux  hospodars ,  la  corruption  et 
rabaissement,  et  l'exploitation  du  gouvernement  comme 
une  ferme  de  jeux.  Le  système  électif  même,  ce  principe 
vital  des  sociétés  modernes,  resterait  un  trafic  entre  des 
mains  impures,  une  industrie  effrontée,  dont  le  siège  so- 
cial serait  encore  à  Saint-Pétersbourg. 

2®  Réunion  des  deux  principautés  sous  un  chef  héré- 
ditaire, duc,  prince  ou  roi,  choisi  au  sein  d'une  dynas- 
tie européenne;  indépendance  du  royaume  nouveau, 
formant  une  Relgique  orientale ,  sous  la  protection  col- 
lective. 

Ce  second  projet  présenterait  sans  doute  plus  d'avan- 
tages que  le  premier,  en  créant  J'unité  nationale  avec  un 
ensemble  de  forces  mieux  établies.  Mais ,  placées  aux 
frontières  de  la  Russie,  ces  forces  ne  seraient  que  faiblesse  ; 
et  en  supposant  la  Russie  vaincue  et  cédant  la  Ressara- 
bie,  elle  souscrirait  volontiers  à  l'indépendance  d'un  petit 
royaume  si  bien  à  sa  portée.  L'indépendance  de  ses 
voisins  a  été  un  des  grands  arguments  de  sa  politique 
usurpatrice.  En  1671 ,  elle  défendait  contre  les  Turcs 
l'indépendance  des  cosaques  de  l'Ukraine ,  et ,  en  1716, 
l'Ukraine,  incorporée  à  la  Russie,  voyait  son  hetman 
transformé  en  colonel  moscovite  ;  par  le  traité  de  Kaî- 
nardji ,  elle  faisait  proclamer  l'indépendance  de  la  Gri- 
mée ,  et  elle  en  prenait  la  souveraineté  par  le  traité 


—  536  — 

d^Iassy.  Ainsi  ferait-elle  pour  la  Belgique  orientale  qu'on 
édifierait  à  ses  portes. 

Le  protectorat  collectif  serait,  en  de  telles  occasions, 
une  pauvre  garantie.  Avec  l'envahisseur  à  une  portée  de 
fusil  9  que  feraient  les  protecteurs  éloignés  de  huit  cents 
lieues?  L'Autriche,  il  est  vrai,  se  trouve  plus  voisine; 
mais  le  voisinage  même  pourrait  créer  des  connivences; 
et  en  admettant  que  cela  ne  fut  pas,  en  admettant  que 
la  Russie  fut  seule,  comme  aujourd'hui,  ne  verrait-on 
pas,  comme  aujourd'hui,  l'Autriche  perdre  une  année  en 
hésitations  et  en  incertitudes?  D'ailleurs,  on  peut  bien  le 
croire,  ni  la  France  ni  l'Angleterre  ne  seraient  disposés 
à  recommencer  à  tout  propos  une  guerre  comme  celle  dont 
nous  sommes  les  témoins  ;  et  si  le  passage  du  Pruth ,  fron- 
tière de  l'empire  ottoman,  a  pu  ne  pas  être  un  caiusbellif 
il  le  serait  encore  moins,  lorsqu'il  s'agirait  du  Pruth  fron- 
tière d'un  royaume  Moldo-Valaque.  La  violation  de  terri- 
toire cesserait  d'être  une  question  européenne,  pour  deve- 
nir une  question  locale  ;  et  les  forces  de  l'Occident,  qui  ont 
eu  tant  de  peine  à  s'ébranler  pour  Constantinople,  ne 
franchiraient  certes  pas  les  mers  en  l'honneur  de  Bucha- 
rest.  La  politique  la  plus  vulgaire  commanderait  d'ou- 
blier des  engagements  collectifs,  dont  Futilité  serait  loin 
d'égaler  les  périls.  Que  si,  par  point  d'honneur,  on  vou- 
lait y  être  fidèle ,  il  faudrait  tenir  en  permanence  les 
armées  sur  le  pied  de  guerre,  pour  répondre  à  une  éven- 
tualité qui  pourrait  arriver  tous  les  jours;  de  sorte  que 
le  fait  seul  du  protectorat,  même  sans  guerre,  serait  une 
cause  de  ruine  par  les  précautions  qu'il  nécessiterait. 

L'indépendance  de  la  Moldo-Valaquie  doit  donc  né- 
eessairement  offrir  à  la  Russie  une  proie  plus  facile,  el 


—  537  — 

devenir  pour  TEurope  une  perpétuelle  menace  de  guerre. 
L'Occident  aurait  ainsi  tous  les  désavantages  de  la 
position.  D*un  côté^  il  ne  pourrait  jamais  désarmer;  de 
Tautre,  il  risquerait  des  armements  et  des  dépenses 
inutiles,  agité  par  de  continuelles  incertitudes,  sans 
compensation  pour  les  sacrifices  de  la  veille,  sans  garan- 
tie pour  le  repos  du  lendemain.  Avec  le  système  des 
protectorats,  les  protecteurs  sont  toujours  à  la  merci  de 
Timprévu  ;  Tagresseur  au  contraire  choisit  son  moment, 
et  ne  frappe  qu'à  coup  sûr,  parce  qu'il  frappe  quand  il 
est  prêt. 

Le  protectorat  collectif  n'est,  comme  on  Ta  fort  bien 
dit,  qu'une  assurance  mutuelle;  et  de  là  certains  publi- 
cistes  ont  voulu  conclure  que  c'était  le  meilleur  système 
pour  empêcher  la  guerre.  II  est  permis  de  contester  l'a- 
nalogie. La  compagnie  d'assurances,  pour  parer  aux 
risques,  a  son  capital  social  toujours  disponible;  mais  le 
capital  social  d'un  gouvernement  assureur  ou  protecteur 
ne  peut  consister  qu'eu  armées,  en  flottes,  en  munitions 
de  guerre  :  or,  s'il  conservait  ce  capital  social  toujours 
complet  et  disponible ,  il  se  ruinerait  d'avance.  La  com- 
pagnie d'assurances  ne  fait  de  grosses  dépenses  qu'au 
moment  du  sinistre;  le  gouvernement  assureur  dépense- 
rait tous  les  jours  et  sans  sinistre,  ou  plutôt  chaque  jour 
serait  pour  lui  un  sinistre;  car,  chaque  jour,  il  lui  faudrait 
nourrir  ses  armées  et  ses  flottes,  qui  forment  le  capital 
d'assurance.  D'un  autre  côté,  le  capital  d'assurance  de 
la  compagnie  est  productif  par  lui-même,  et  se  multiplie 
d'heure  en  heure  ;  le  capital  d'assurance  du  gouvernement 
serait  consommateur,  et  s'amoindrirait  d'heure  en  heure. 
Voilà  qui  suffit  ce  nous  semble^  pour  démontrer  :  i*  qu'il 


—  538  — 

n'y  a  aucune  analogie  entre  Tassuranee  civile  et  l'assu- 
rance mutuelle  des  gouvernements;  2*  que  le  système  du 
protectorat,  s'il  est  appliqué  sérieusement,  est  ruineux 
pour  le  protecteur,  s'il  n'est  qu'une  formule  ou  un  pro- 
tocole, est  inefficace  pour  le  protégé  ;  S"*  que  ce  système 
laisse  à  l'agresseur  tous  les  profits  du  repos,  s'il  veut  en 
user,  tout  le  loisir  des  préparatifs,  et  toutes  les  occasions 
de  l'attaque. 

Placer  aux  frontières  de  la  Russie  un  royaume  qui  aura 
toujours  besoin  d'être  protégé,  c'est  mettre  aux  mains 
de  la  Russie  l'épée  de  Damoclës. 

Il  n'y  aurait  donc  ni  sécurité  pour  l'Occident ,  ni  ga- 
rantie pour  l'empire  nouveau ,  ni  enfin  satisfaction  don- 
née au  sentiment  national. 

Et ,  en  effet ,  pourquoi  les  autres  Roumains ,  soit  de 
la  Transylvanie ,  soit  de  Temeswar ,  de  la  Bucovine  ou 
de  la  Bessarabie ,  seraient-ils  séparés  de  leurs  frères  ? 
Pourquoi  les  exclure  de  la  tsara  (patrie),  qu'ils  invoquent? 
Dans  les  plaines  de  Blajium ,  dans  les  montagnes  d'A- 
brud-Banya,  n'ont-ils  pas  témoigné  qu'ils  voulaient  être 
libres,  et  qu'ils  savaient  défendre  leur  liberté?  Réunis 
sous  le  drapeau  de  l'indépendance  nationale ,  les  Rou- 
mains n'auront  plus  besoin  de  protecteurs  pour  arrêter 
les  bataillons  moscovites.  Il  est  temps,  d'ailleurs,  de  re- 
noncer au  système  équivoque  des  protectorats ,  et  de 
confier  la  défense  des  frontières  aux  peuples  régénérés. 

De  ce  principe  ressort  naturellement  une  autre  orga- 
nisation pour  les  pays  roumains,  dans  la  forme  sui- 
vante : 

3*  Réumon  en  un  seul  enpire  de  tous  les  Roumains, 


—  539  — 

^  depuis  le  Dniester  jusqu'à  la  Theiss^  depuis  la  frontière 

1  de  la  Gallicie  jusqu'aux  bords  du  Danube ,  comprenant 

>  par  conséquent  la  Bessarabie ,  la  Bucovine ,  la  Moldavie, 

^  la  Valaquie,  la  Transylvanie  et  le  Banat  de  Temeswar.' 

I  Malgré  des  déchirements  séculaires ,  tous  ces  pays  ont 

I  conservé  l'unité  de  race,  l'unité  de  langue^  l'unité  de 

I  mœurs  et  de  sentiments  ;  tous  ils  aspirent  à  l'unité  po- 

litique. Il  y  a  là  dix  millions  de  Latins,  répandus  sur 
une  terre  riche  et  fertile ,  qui  offrirait  des  ressources  à 
^  une  population  de  quarante  millions.  Ils  connaissent  et 

vantent  leurs  affinités  d'origine  avec  les  peuples  de  Toc- 
cident.  Ils  accepteraient  avec  orgueil  la  mission  qu'on 
leur  ferait  d'opposer  une  invincible  barrière  au  slavisme 
du  nord.  Impuissants  jusqu'ici  parce  qu'ils  ont  été  mor- 
celés, ils  puiseraient  une  vie  nouvelle  dans  l'unité  na- 
tionale; ils  entreraient  dans  cette  phase  de  développe* 
ment  et  de  force,  où  entrèrent  les  contrées  de  TOccident 
en  supprimant  les  subdivisions  du  régime  féodal.  Plus  de 
Valaquie  donc ,  plus  de  Moldavie ,  plus  de  ces  fiefs  du 
moyen  âge,  qui  ont  perpétué  les -faiblesses;  mais  une 
grande  Roumanie ,  sœur  de  l'Occident  et  gardienne  vi- 
gilante de  ses  frontières.  Car,  avec  cette  géographie 
nouvelle ,  les  rôles  doivent  changer.  C'est  à  la  Roumanie, 
avec  ses  jeunes  bataillons,  qu'il  appartiendra  de  protéger 
l'extrême  occident ,  au  lieu  de  recevoir  la  protection  de 
l'occident  central. 

Ajoutons  que  cette  régénération  de  la  Roumanie  ne 
doit  pas  se  faire  isolément  :  elle  tient  à  un  ensemble  po- 
litique ,  le  seul  efficace  contre  les  efforts  de  la  Russie. 
Aujourd'hui,  depuis  les  bords  du  Pruth  jusqu'aux  mon- 
tagnes de  la  Gallicie,  tous  les  chemins  sont  ouverts  aux 


—  510  — 

bataillons  moscovites  :  on  peut  les  fermer  tous,  en  con- 
fjunl  aux  peuples  la  mission  que  n*ont  pu  accomplir  les 
gouvernements.  Pour  cela,  à  côté  de  la  Roumanie»  il 
faut  que  se  relève  la  Pologne  ;  et  alors  les  Polonais  au 
nord-est,  les  Roumains  au  sud-est,  formeront  deux 
grandes  armées  auxiliaires  ,  qui  en  se  protégeant  elles- 
mêmes,  metlronl  d«^sormais  TOccidenl  à  l'abri  de  toute 
atteinte. 

Nous  savons  bien,  sans  doute,  que  la  diplomatie  n'ac- 
ceptera pas  ce  moyen  de  salut;  mais  nous  soutenons  que 
c'est  le  seul ,  et  nous  croyons  avec  conviction  à  son  ac- 
complissement, en  dépit  de  la  diplomatie  et  de  ses  ajour- 
nements. 

Mieux  vaudrait,  à  coup  sur,  que  la  régénération  des 
peuples  se  fit  avec  l'aide  des  gouvernements  qu'avec 
l'arme  des  révolutions.  Mais  les  gouvernements  n'au- 
ront pas  à  se  plaindre  d'une  surprise;  car  les  avertisse- 
ments ne  leur  ont  pas  manqué.  Depuis  vingt  ans,  l'his- 
toire d'Autriche  nous  montre  les  populations  de  TEmpire 
faisant  offre  au  souverain  de  leur  sang  et  de  leurs  trésors, 
pour  obtenir  en  retour  des  garanties  d'indépendance  : 
toutes  ont  voulu  pactiser  avec  la  maison  de  Habsbourg- 
Lorraine  ;  toutes  ont  voulu  conserver  son  drapeau  comme 
signe  de  ralliement.  Egalité  des  nationalités  dans  un 
gouvernement  commun,  sous  la  maison  d'Autriche,  tel  a 
été  leur  programme.  Ilsy  restèrent  fidèles  dans  les  grands 
jours  d'infortune,  alors  que  la  monarchie  errante  n'avait 
plus  ni  armée  ni  capitale;  et  c'est  au  nom  de  l'indépen- 
dance nationale  que  d'un  côté  les  Croates  avec  Jellachich, 
de  l'autre  les  Roumains  avec  lanko  combattirent  pour  le 
salut  de  l'Empire. 


On  sait  comment  ce  grand  mouvement  de  rég(';néra- 
tion  fut  arrêté  par  l'intervention  de  la  Russie.  Les  per- 
fides bienfaits  du  czar  comprimèrent ,  non-seulement 
l'insurrection  magyare,  mais  aussi  Tessor  national  des 
Roumains ,  des  Illyriens  et  des  Serbes.  Les  peuples  qui 
avaient  aidé  l'Autriche  ne  furent  pas  mieux  traités  que 
ceux  qui  l'avaient  combattue.  D'un  côté,  le  czar  acca- 
blait TAulriche  du  joug  d'une  humjliante  protection;  de 
l'autre,  il  l'empêchait  de  se  fortifier  et  de  se  rajeunir  en 
appelant  à  la  vie  politique  les  nationalités  qui  venaient  de 
donner  de  si  énergiques  preuves  de  virilité.  Il  étouffait 
son  passé,  en  la  réduisant  en  vasselage;  il  arrêtait  son 
avenir,  en  la  maintenant  dans  ses  vieilles  traditions. 

La  Russie  du  moins  avait  intérêt  à  empêcher  la  ré- 
surrection des  nationalités;  c'est  le  seul  danger  qu'elle 
redoute.  Mais  que  penser  des  puissances  occidentales 
pour  qui  c'est  le  seul  salut  ? 

Et  cependant ,  même  depuis,  les  chefs  nationaux  n'ont 
cessé  de  tendre  la  main  vers  la  cour  de  Vienne,  pour  lui 
offrir  une  alliance  commune  entre  les  peuples  et  la  cou- 
ronne. 

Louis  Gaj ,  à  Agram  ,  a  continué  de  prêcher  la  confé- 
dération des  peuples  sous  les  auspices  de  la  maison 
d'Autriche;  le  tchèque  Palaçki,  à  Prague,  formulait  un 
plan  d'ensemble,  qui  devait  régénérer  l'Empire ,  en  le 
divisant  en  autant  d'États  provinciaux  qu'il  renferme  de 
races  distinctes,  et  chacun  de  ces  États  se  gouvernant 
lui-même  dans  une  diète  provinciale ,  devait  représenter 
ensuite  les  intérêts  généraux  dans  une  dièic  commune. 

Faisons  mieux  connaître  ce  plan  par  ses  détails  géo- 
graphiques. 


—  542  — 

Sept  nationalités  différentes  composent  T^oipire  d'Au- 
triche :  Allemands ,  Magyars,  Roumains,  Italiens,  lUy- 
riens  ou  Croates,  Tchèques  ou  Bohèmes,  et  Polonais. 

Palaçki  proposait  de  faire  entre  ces  nationalités  le  par^ 
tage  suivant  :  Tarchiduché  d'Autriche  avec  le  Tyrol,  le 
Salzbourg  et  la  Styrie  septentrionale  formerait  une  pro- 
vince allemande  ;  la  Magjarie  s'étendrait  entre  la  Drave 
et  le  pied  des  Karpathes,  de  Presbourg  à  la  Theiss  ;  la 
Bucovine,  la  Transylvanie  et  le  banat  de  Temeswar  se- 
raient un  pays  roumain.  La  Lombardie  et  la  Vénerie  re- 
présenteraient les  populations  italiennes  ;  rillyrie  com- 
prendrait la  Styrie  méridionale ,  la  Carinthie ,  la  Car- 
niole,  ristrie,  la  Dalmatie,  laSlavonie,  laVoivodie  serbe 
et  la  Croatie  ;  la  Bohême  s'adjoindrait  la  Moravie  et  la 
portion  occidentale  de  la  Hongrie  du  nord  ;  enfin  les 
éléments  polonais  de  la  Silésie  et  de  Cracovie  se  coor- 
donneraient autour  de  la  Gallicie  (1). 

L'Empire,  ainsi  reconstitué,  n'eut  plus  été  l'Autriche 
d'aujourd'hui,  la  vieille  Autriche  teutonique  et  engour- 
die^ mais  une  Autriche ,  sœur  de  tous  les  peuples ,  ra- 
jeunie par  leurs  embrassements ,  et  recevant  dans  ses 
veines  le  sang  généreux  de  fortes  races.  C'est  alors 
qu'elle  eût  <»ssé  d'être  enchaînée  à  la  fortune  et  aux 
alliances  de  rAUemagne.  C*est  alors  qu'elle  eut  été  déli- 
vrée des  deux  fantômes  qui  l'assiègent,  la  révolution  et 
leczar;  car  elle  aurait  conjuré  la  révolution»  en  don- 
nant satisfaction  aux  peuples  ;  et  avec  l'appui  des  peu- 
ples, elle  aurait  pu  défier  le  czar. 
En  proposant  ce  nouveau  pacte  d'alliance,  Palaçki 

(1)  Les  Peuples  de  l'Auu^icheet  de  la  Turquie,  par  M.  H«De»prei. 


—  543  — 

k  avait  peu  d'espoir,  sans  doute,  de  le  voir  adopter;  mais 

\  nous  avons  dû  le  rappeler ,  pour  bien  constater  que  les 

patriotes  ont  épuisé  tous  les  moyens  pacifiques.  Leur 
longue  patience  n'a  servi  qu'à  les  livrer  à  la  merci  des 
invasions  russes,  à  la  discrétion  d'un  nouveau  congrès 
de  Vienne.  El  que  prétend  ce  congrès?  Chercher  un 
contre-poids  à  la  puissance  de  la  Russie?  S'il  le  cherche 
dans  les  gouvernements,  il  ne  le  trouvera  pas  ;  car  il  n'y  a 
pas  d'autre  contre-poids  que  la  force  des  nationalités  ap- 
pelées à  l'indépendance.  Et  tous  les  éléments  sont  à 
portée  :  d'un  côté ,  trente  millions  de  Slaves  du  Sud , 
placés  entre  l'Adriatique  et  la  mer  Noire,  de  l'autre  dix 
millions  de  Roumains  appuyés  sur  le  Danube  et  les  Kar- 
pathes,  enfin  vingt  millions  de  Polonais  rangés  en  ba- 
taille depuis  la  Raltique  jusqu'aux  montagnes  de  la  Gal- 
licie;  dans  les  intervalles,  les  Magyars  et  plus  loin  les 
Italiens.  Là  sont  les  vraies  ressources  d'une  politique 
éclairée  ;  là  sont  les  éléments  d'une  géographie  nou- 
velle, qui  seule  peut  rétablir  l'équilibre  rompu.  Qu'on 
essaie  de  tout  le  reste  :  tout  le  reste  n'est  qu'ajourne- 
ment. Or,  l'ajournement  conduit  les  gouvernements  à 
ces  moments  d'angoisse ,  où  ils  se  déterminent  à  faire 
aux  peuples  une  offre  suprême ,  et  reçoivent  pour  ré- 
ponse ces  mots  sacramentels  :  Il  est  trop  tard. 


FIN. 


TABLE  DES  MATIERES. 


INTRODUCTION.  " I 

CHàPITRE  PREMIER.  —  Moldavie  et  Valaquîe.  —  Aperçus  géo- 
graphiques. — Rivières. — Origine  du  mol  Valaque. — Bucharest , 
Corté  d'Argis  et  Tirgovist.—  Strophes  de  Jean  Hélîade.— Giur- 
gevo,  Ibraïl,  Galatz.— Navigation  du  Danube.— Avenir  des  deux 
Principautés 1 

GHAP.  II.  —  Dacie.  —Expédition  de  Trajan.  — Établissement  des 
colonies  romaines. — Invasion  des  Barbares. —  Dacie  aurélienne. 

—  Empire  bulgare.  —  Retour  des  colons  italiens.  —  Premiers 
établissements.  —  Radu-Negru  et  Bogdan;  Yalaquie  et  Moldavie. 

—  Premier  état  social.  —  Capitulations  consenties  avec  les  Ot- 
tomans  23 

GHAP.  III.  —  Premiers  effets  de  la  suzeraineté  turque.  —  Ravages 
et  dépeuplement  — -  Physionomie  du  pays.  —  Les  steppes.  — 
Introduction  de  Tesclavage  et  du  servage.  — Adoption  du  schisme 
grec.  —  Première  apparition  des  Russes.  —  Pierre  le  Grand  et 
Cantimir. .     •    « 38 

CHAP.  IV.  —  Dépossession  des  princes  indigènes.  —  Venue  des 
Phanariotes.  —  Première  introduction  des  Grecs  dans  les  Prin- 
cipautés; leur  expulsion  ;  leur  retour.  —  Panayotaki  Nicosias. — 
Les  drogmans  de  la  Porte.  — Alexandre  et  Nicolas  Maurocordato. 

—  Tyrannie  des  Phanariotes.  —  Abaissement  des  boyars.   — 
Souffrance  des  paysans.  — Réforme  de  Constantin  Maurocordato. 

—  Scutdnici.  —  Dépopulation  du  pays.  —  Dilapidation  des 
princes  phanariotes.  — Intérieur  du  palais 57 

85 


—  546  — 

CH AP.  Y.  —  Nouvelle  guerre  enlre  la  Porte  et  la  Russie.  ~  Intri- 
gues des  Russes  avec  les  Pbanariotes.  —  Paii  de  Belgrade.  — 
Propagande  russe.  —  Papaz-Oglou,  Piccc^  Stéphane  et  Ger- 
mano.  —  Reprise  de  la  guerre.  —  Traité  de  lUûiardjL  —  Pre* 
nière  apparition  du  protectorat  russe.  — La  Bucovine  incorporée 
à  l*Autriche.  —  Prise  de  la  Crimée  par  Catherine.  —  Nouvelle 
guerre.  —  Énergie  de  Maurojeni ,  hospodar  de  Yalaquie.  —  Les 
chevaux  faits  boyars.  —  Mort  de  Maurojeni 80 

CHAP.  VL  — Envoi  d'un  consul  français  à  Bncharest  —  Les  Va- 
laques  font  appel  à  la  république  française,  et  à  Bonaparte , 
premier  consul.  —  Leurs  espérances  déçues.  — Conduite  adroite 
de  la  Russie.  —  Nouvelle  invasion  des  Russes. — ^Traité  de  Bocba- 
rest  —  L*hétairie.  —  Propagande  russe.  —  Alexandre  Ypsilanti, 
chef  du  mouvement  gréco-russe.  ^  Théodore  Yladimiresoo,  chef 
du  mouvement  national.  —  Enthousiasme  des  paysans.  — Inin- 
telligence des  boyars.  —  Assassinat  de  Yladimiresco.  —  Débite 
et  fuite  d'Ypsilanti 101 

CRAP.  YII.  -*  Rétablissement  des  princes  indigènes.  —  Insarrec- 
tion  de  h  Grèce.  —  Convention  d'Akerman.  —  Réveil  de  k 
nationalité  roumaine  en  Transylvanie.  --  Littérature  indigène.  — 
Soulèvement  des  paysans  contre  les  magyars.  —  Hôra  et  Clasca. 

—  Leurs  premiers  succès.  —  Leur  défaite  par  les  armées  autri- 
chiennes.  —  Conséquences  politiques  de  cette  insurrection.  — 
Littérature  roumaine  en  Moldo*Yalaquip.  —  Georges  Lazar,  Jean 
Iléliade  et  Constantin  Golesco.  —  Collèges  nationaux.  —  Insur- 
rection de  la  Grèce»  Navarrin  ,  campagne  de  Morée.  — Traité 
d'Alexandrie.  —  Nouvelle  guerre  de  la  Russie  contre  les  Turcs. 

—  Occupation  des  principautés.  —  Souffrances  des  Yalaques.— 
Abaissement  des  boyars.  —  Traité  d'Andrinople.    ...     155 

CRAP.  Yin.  —  Double  physionomie  de  la  famille  impériale  à 
Saint-Pétersbourg.  — -  M.  de  KisseleflL  —  Rédaction  du  r^te- 
ment  organique.  —  Article  introduit  en  fraude.  —  Yaîn  semblant 
de  représentation  nationale.  — Causes  de  désordres  dans  le  règle- 
ment. —  Yiolation  du  droit  électoral.  -~  Michel  Stourdza  et 
Alexandre  Ghika.  —  La  Russie  se  rapproche  de  la  Turquie.  — 
Révolte  et  succès  du  pacha  d*Égypte.  —  Traité  d'Unklar-Ske* 
lessl.  —  Yaiues  protestations  de  la  France  et  de  l'Angleterre. 
— Convention  de  Kuiayeh.  —Les  Russes  sortent  des  principautés. 

—  Intrigues  du  consul  russe  Rukmanu.  —  Position  diflScile  d'A- 
lexaodre  Ghika 166 

CHAP.  IX.  —  Le  consul  russe  Rukmann  fait  consacrer  par  l'as- 
semblée l'article  frauduleusement  introduit  dans  le  r^lement 
organique.  ^Impulsion  nouvelle  donnée  à  la  littérature  nationale. 

—  In  trjguts  de  Rukmann. — Il  se  compromet  par  un  mariage 


-  547  — 

valaque.  —Sa  mort.  — La  France  envoie  an  agent  politiqae  k 
Bucharest. —  M.  Billecocq,  consul  général.  —  M.  Gaizot  et 
madaaie  de  Liéven.  —  Daschkoff,  consul  de  Russie.  — Complots 
russes.  —  Affaire  d*Ibra!la.  —  Bibesco  et  Stîrbey.  —  Complot 
imaginé  par  Daschkoff  et  Bibesco  pour  perdre  Héliade.  —  Le 
couvent  de  Cernica.  — La  Serbie  et  le  prince  Miloscb.  — Con- 
férences nocturnes  de  Milosch  avec  le  consul  français. — Chute 
d'Alexandre  Ghika 187 

GHÂP.  X.  —  Intrigues  à  Bucbarest.  —  Daschkoff  uni  aux  Caîma- 
cans. — Trente  candidats.— -Élection  de  Bibesco. — Ses  premières 
dilapidations. — Vénalité  de  la  magistrature. —  Loi  sur  le  régime 
dotal.  -^  Scandales  intérieurs.  •—  Les  mineurs  russes.  —  Le  jar^ 
dinier  et  la  ronce.  —  Suspension  de  l'assemblée.  —  Agiotages 
de  Bibesco.  —  Hostilités  contre  le  consul  français.  —  Intrigues  à 
Paris.  —  La  maîtresse  du  hospodar  et  madame  de  Liéven.  — 
Divorce  et  mariage  du  hospodar.'-—'  Lettre  dn  ¥al-Richer.  — 
Rappel  de  M.  Billecocq.  —  Réception  à  Paris.  —  Nouvelles 
élections  en  Valaquie.  —  Menées  de  Bibesco.  — Abaissement  de 
rassemblée.  —  Mécontentement  général 230 

GHÀP.  XL  —  Caractère  de  la  révolution  de  Bucharest  —  Con- 
ditions sociales  de  la  Valaquie  — Boyars.  —  Paysans. — Clergé. 

—  Classe  moyenne» — Tziganes. — Mockans 261 

GHAP.  XII.  —  Lutte  des  Roumains  de  la  Transylvanie  contre  les 
Magyars.  ^  Populations  diverses  de  la  Transylvanie.  —  Les 
trois  nations ,  Szeklers ,  Magyars  et  Saxons.  —  Tyrannie  des 
Magyars.— Mouvement  général  parmi  les  Slaves  et  les  Roumains. 

—  Congrès  de  Blajium.  —  I^s  Roumains  se  séparent  des  Hon- 
grois. —  Proclamation  de  Tindépeudance  nationale.   .     .     351 

CHAP.  XIIL  —Mouvements  en  Moldavie.  —Michel  Stonrdza. — 
Troubles  et  exécutions  à  Jassy.— Le  commissaire  russe  Duhamel. 

—  Mouvement  de  Bucharest.  —  Camp  d*Islaz.  —  Principaux 
chefs  dn  mouvement — Démission  de  Bibesco.  -  Gouvernement 
provisoire.— Révolte  d'Odobesco. — Arrestation  du  gouvernement 
provisoire.  —  Soulèvement  du  peuple* — Rétablissement  du  gou- 
vernement provisoire.  —  Discussions  intérieures.  —  Fuite  du 
gouvernement  provisoire.  —  Caîmacamle.  —  Nouveau  soulève- 
ment du  peuple.  —  Retour  du  gouvernement  provisoh>e. .     382 

CHAP.  XIV.  —  Projet  de  réforme.  —  Commission  mixte  de  boyars 
et  de  paysans.  —  Discussions  orageuses.  —  Intrigues  des  agents 
russes.  —  Dissolution  de  la  commission.  —  Entrée  des  Turcs  en 
Valaquie.— Omer-Pacba  et  Suleyman-Pacha.  —  Démission  du 
gouvernement  provisoire.  —  Lieutenance  princière.  —  Rappel 
de  Suleyman-Pacha.  —  Fuad  E/fendi.  —Désunion des  patriotes. 


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-  548  — 

— Soolèyemenl  da  peuple.  —  Le  règiement  organique  est  brfi 
en  place  publique,  —  Portrait  d*Omer-Pacha.  —  L'armée  torT^i 
aux  portes  de  Bncharest.^Dissolotionde  la  Lieotenanceprinciôr< 
—  Galmacamie. — Arrestation  d'une  députation  roumaine.  — 
Entrée  des  Turcs  dans  Bucharest  —  Excès  des  Turcs.  —  CoJ 
lision  sanglante  dans  la  caserne.  —  Départ  des  chefa  patriotes. — 
Entrée  des  Russes  en  Yalaquie.  *—  Maghiero  au  camp  de  Trajan 
s'apprête  à  marcher  contre  les  Russes.  —  Énergie  des  paysan 
roumains.  —  Licenciement  de  l'armée  de  Maghiero.    •    •     liZi 

GHAP.  XY.  -^  Proscriptions  et  riolences.  —  Abaissement  des 
boyars.  —  Éyènements  de  la  Transylvanie.  —  Soulèvement  de: 
Roumains. — Jellachich  et  les  Croates. — Entrée  du  générai 
Puchner  en  Transylvanie.  —  lanko  soulève  les  montagnards.— 
Lutte  contre  les  Magyars.  —  Défaite  du  major  Hatvany.  —  Lettre 
de  Maghiero  à  KossutL  —  Entrée  des  Russes  en  Transyl- 
vanie  &80 

CHAP.  XVI.  —  Intervention  des  Russes  en  Hongrie.  —  G)nTen- 
tion  de  Balta-Liman.  —  Nouveaux  hospodars  :  Stirbey  et  Gré- 
goire Ghika.  —  Règne  de  Stirbey.  —  Les  Russes  franchissent  le 
Pruth. — Connivence  de  Stirbey  avee  les  Russes.  —Leur  départ. 
L'Autriche  et  la  Russie.  —  Attitude  habile  de  l'Autriche.  —  In- 
trigues valaques  à  Vienne.  —  L'Autriche  se  rapproche  des 
puissances  occidenules.  —  Elle  empêche  Tintervention  des  na- 
tionalités. — Les  émigrés  valaques  font  des  offres  de  service.  — 
Inutiles  démarches  à  Constantinople  et  à  Schumla.  —  Héliade  et 
Omer-Pacha.  —  Traité  du  14  juin  1854.  — Évacuation  des  Prin- 
cipautés par  les  Russes.  —  Entrée  des  Autrichiens.  — Leurs  ex- 
cès. —  M.  de  Bruck  et  lord  Redcliffe. — L'ambassadeur  anglais 
prolecteur  des  Grecs  à  Péra.  —  Conséquences  pour  les  soldats 
français.  —Rappel  de  Stirbey.  —  Colère  d'Omer-Pacha.  —Les 
Autrichiens  font  renvoyer  Héliade  de  Bucharest.  —  Mashar-Pa- 
cha.  —  Sa  proclamation.  —  Arrivée  à  Bucharest  du  consul-gé- 
néral de  France.  M.  Poujade.  — Enquête  sur  Stirbey*  —  Rap- 
pel de  M,  Poujade.  —  Traité  du  2  décembre  185&.     .    .    500 

CONCLUSION 531 


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