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I
HISTOIRE
DE
LA PRESSE
EN FRANGE
AltBçoD. — Typ. de Poulei-Maltstf» et De Broisr
HISTOIRE
POLITIQUE BT LITTÉRAIRE
LA PRESSE
EN FRANCE
AVEC DNB INTKOVUCTIUN HISTOKIQUB SUB LES
ORIGINES DU JOURNAL
BIBUOGRAPSIB GÉNÉRALE DES JOCBNADX
DEPDU L£IIt OBUIINE
EUGÈNE HATIIS
TOXB SIXIÈME
PARIS
POULKI-UALASSIS ET DE 6R0I8E
IHFBIHEIBS-LIBBllBES^DtTKDIU
9, TDC des Besux-Arta
4860
Tr-iductloD ot reproducbuD riwrvéo
HISTOIRE
POLITIQUE ET LITTÉRAIRE
DE LA
PRESSE EN FRANCE
LA PRESSE MODERNE
089.1860
NOTICES
SUR
LES PRINCIPAUX JOURNAUX ET JOURNALISTES
DE LA RÉVOLUTION
(Suite)
LA PRESSE
PENDANT LA RÉVOLUTION
HàRâT
VAmi du Peuple
J'ai Icmgtemps hésité sur la place que je ferais à
VAmi du Peuple dans cette galerie. Il s'exhale de
cette fange sanglante, quand on y veut fouiller,
une odeur nauséabonde qui soulève le cœur, et
qui m'avait bientôt rebuté. Je finis cependant par
vaincre ma. répugnance, et j'eus le courage d'aller
imqu'au bout. C'était en quelque sorte une néces*
site de mon rôle ; je me sentais même d'autant
{dus obligé que VAmi du Peuple n'est que tressa-
l^uement connu : il n'a jamais été, que je sach^,
sérieusement étudié (1). Et cependant Marat, quoi
(1) M. Cabet, rhistorien qui, aTec les auteurs de V Histoire parlementaire, t'est
le pins servi des journaux, et qu'à ce titre j'aurais dû mentionner plus t6t, cite
teorent la feuille de Marat dans les deux premiers volumes de son Histoire p»-
pulatr* de la Révolution, mais en détail et sans un plan d'ensemble. M. Micfaetot
donne une appréciation générale de Harat qui présente un grand caractère de vé-
rité et d'impartiaUté.
8 RÉVOLUTION
qu'on eu puisse penser et quelque horreur qu'il
inspire, n'en est pas moins, il faut bien le recon-
naître, celui de tous les journalistes de la Révolu-
tion qui a exercé la plus grande, et malheureuse-
ment lapins pernicieuse influence. Il y a d'ailleurs
dans l'indomptable ténacité qu'il mit à accomplir
son œuvre de destruction, ténacité qui, appliquée
à une meilleure cause, en eût pu faire un héros^
quelque chose qui saisit, qui étonne , qui inspire
une sorte d'intérêt, je ne puis pas dire d'admira-
tion, qui enfin vous force de compter avec lui. Sans
cesse poursuivi, traqué comme une bête fauve, il
ne se laisse pas un instant décourager, aucune
crainte ne saurait faire tomber de ses mains sa
plume redoutée , et, pendant près de quatre ans ,
il écrit, aujourd'hui dans un grenier, demain dans
une cave, un journal qui est devenu un monument
historique, et qui, peut-être, est plus propre que
tout autre à éclairer la marche de la Révolution.
Somme toute, c'est là une figure comme l'histoire
du monde n'en offre pas une pareille, et la vie de ce
monstre a, de plus, toute l'étrangeté d'un roman.
L'histoire de ma vie, dit-il lui-même (20 septembre 1791), de-
puis l'instant où j'ai pris la plume pour défendre la patrie contre
ses tyrans, jusqu'à celui où je l'ai posée ne pouvant plus la sau-
ver, est si fertile en événements singuliers, en mouvements tu-
multueux, en succès, en revers, en coups du sort; j'ai combattu
si longtemps contre la tyrannie ; j'ai lutté tant de fois contre les
coups de la fortune ; j'ai été l'objet de tant d'attentats, de tant
RÉVOLUTION 9
d'outrages, de tant de diffamations; j'ai été environné de tant de
périls, je leur ai échappé d'une manière si peu commune, qu'il
n'est peut-être aucun roman dans le monde qui offre plus de traits
Beufe et piquants que le simple historique de ma captivité... Les
âmes honnêtes se fondraient de compassion si elles savaient que
les maux que m'ont faits les ennemis de la liberté ne sont que la
moindre partie de ceui^ que j'ai soufferts; qu'à l'ennui, la tris-
tesse, la cruauté de ma situation politique, se sont joints mille
dégoûts étrangers; que, dévoré de chagrins domestiques de toute
espèce, j'ai été tour à tour la victime de l'indiscrétion, de l'infi-
délité et de ma confiance aveugle ; qu'un ridicule amour, caché
sous le voile de l'amitié pour me séduire, a puni mon insensibilité
en m'abreuvant de longues amertumes.
C'est dans un moment de découragement, alors
qu'il était contraint de fuir devant le danger, que
Marat fait ce retour sur lui-même. « Peut-être,
ajoute-t-il, emploierai-je un jour à jeter le récit de
ma vie sur le papier le repos que je vais chercher
dans une terre étrangère, et que je ne puis plus
espérer dans la patrie asservie. » Malheureusement
pour les curieux , il ne réalisa point ce projet, et
c'est dans ses écrits , dans sa feuille si fameuse,
qu'il faut chercher les principaux épisodes de cette
étrange existence (1).
A dififérentes reprises, cependant, Marat, qui ne
peut se dissimuler le dégoût que son nom seul sou-
lève parmi les honnêtes gens, éprouve le besoin de
se justifier, et, sous ce prétexte, il revient sur les
(1) En attendaDt la réalisation de son projet, il en consigne dans son n» 555 un
épisode, selon lui, bien émouvant, mais dont le récit ne fait cependant pas autant
frémir qu'il l'annonce -, nous nous bornons à le signaler.
4.
40 RÉVOLUTION
commencements de sa vie, sur ses heureuses dis—
positions , sur ce qu'il a fait pour la patrie, et,
comme s'il eût voulu chasser cette odeur de sang
dont il est imprégné, il se plonge dans les flots
d'un encens grossier. Nous le voyons porter
cette préoccupation jusqu'au milieu du procès de
Louis XVI, et, le 14 janvier 1793, il donne à ses
lecteurs le Portrait de VAmi du Peuple, tracé par
lui-même.
Il sent bien ce que cela a de déplacé ; il en de-
mande pardon à ses lecteurs. Ce n'est ni amour-
propre, ni fatuité, mais simple désir de mieux
servir la chose publique. Comment lui faire un
crime de se montrer tel qu'il est, lorsque les enne-
mis de la liberté ne cessent de le dénigrer, en le
représentant comme un cerveau brûlé, un rêveur,
un fou, comme un anthropophage, un tigre altéré
de sang, un monstre qui ne respire que le carnage,
et cela pour inspirer l'effroi à Touïe de son nom,
et empêcher le bien qu'il voudrait, qu'il pourrait
faire ?
Il raconte donc sa vie ah ovo. Dès son enfance,
c'était un petit prodige. Il est né avec une âme
sensible, une imagination de feu, un caractère
bouillant, franc, tenace, un esprit droit, un cœur
ouvert à toutes les passions exaltées , et surtout à
l'amour de la gloire, passion dont il était dévoré
dès son bas âge, qui a souvent changé d'objet dans
RÉVOLUTION 41
les diverses périodes de sa vie, mais qui ne l'a ja-
mais quitté un instant. A cinq ans il aurait voulu
être maître d'école, à quinze ans professeur, au^
teur à dix-huit, génie créateur à vingt, comme il
ambitionne à ce moment la gloire de s'immoler
pour la patrie.
Il était réfléchi à quinze ans, observateur à dix-
huit, penseur à vingt-un. Dès Tâge de dix ans il a
contracté l'habitude de la vie studieuse ; le travail
de Tesprit est devenu pour lui un véritable besoin,
même dans ses maladies, et ses plus doux plaisirs,
il les a trouvés dans la méditation , dans ces mo-
ments paisibles où l'âme contemple avec admira-
tion la magnificence du spectacle de la nature, ou
lorsque, repliée sur elle-même, elle semble s'écou-
ter en silence, peser à la balance du bonheur la
vanité des grandeurs humaines, percer le sombre
avenir, chercher l'homme au delà du tombeau, et
porter une inquiète curiosité sur ses destinées éter^
nelles.
Elevé sous l'aile de sa mère, qui a fait éclore
dans son cœur l'amour de la justice et la philan-
thropie, il reçut une éducation soignée , et échappa
à toutes les habitudes vicieuses de l'enfance : à
vingt-un ans il était encore vierge (textuel) .
A part le petit nombre d'années qu'il a consacrées
à la médecine, il en a passé vingt-cinq dans la re-
traite, à la lecture des meilleurs ouvrages de science
42 RÉVOLUTION
et de littérature, à l'étude de la nature, à des
recherches profondes, et dans la méditation (1). Il
croit avoir épuisé à peu près toutes les combinai-
sons de Tesprit humain sur la morale; la philoso-
phie et la politique, pour en recueillir les meilleurs
résultats. Il a huit volumes de recherches méta-
physiques , anatomiques et physiologiques sur
l'homme ; il en a vingt de découvertes sur les
différentes branches de la physique. Il a porté
dans son cabinet le désir sincère d'être utile à l'hu-
manité, un saint respect pour la vérité, le senti-
ment des bornes de l'humaine sagesse, et sa pas-
sion dominante. C'est cette passion seule qui a
décidé du choix des matières qu'il a traitées, et qui
l'a fait constamment rejeter tout sujet sur lequel il
ne pouvait pas se promettre d'arriver au vrai, à de
grands résultats, et d'être original, car il ne peut
se résoudre à remanier un sujet bien traité, ni à
ressasser les ouvrages des autres.
11 osait se flatter de n'avoir pas manqué son but,
à en juger par l'indigne persécution que n'avait
cessé de lui faire, pendant dix années, l'Académie
royale des sciences, lorsqu'elle se fut assurée que
ses découvertes sur la lumière renversaient ses
travaux depuis un siècle, et qu'il se souciait fort
peu d'entrer dans son sein. Comme les Dalembert,
(i ) Il dit ailleurs qu'il vécut deux années à Bordeaux, dix à Londres, deux à
Dublin et Edimbourg, une à La Haye, Utrecht et Amsterdam, et qu'il a parcouru
la moitié de l'Europe.
RÉVOLUTION 43
les Caritat, les Leroi, les Meunier, les Lalaode, les
Laplace, les Monge, les Cousin, les Lavoisier, et
les charlatans de ce corps scientifique, voulaient
être seuls sur le chandelier et qu'ils tenaient dans
leurs mains les trompettes de la renommée, croi-
ra-t-on qu'ils étaient parvenus à déprécier ses dé-
couvertes dans l'Europe entière, à soulever contre
lui toutes les sociétés savantes, et à lui fermer tous
les journaux, au point de n'y pouvoir même faire
annoncer le titre de ses ouvrages, d'être forcé de
se cacher et d'avoir un prête-nom pour leur faire
approuver quelques unes de ses productions. C'est
ce qu'il avait fait en 1785 à l'égard d'une traduc-
tion de l'Optique de Newton, dont Beauzée fut
l'éditeur, et qui fut jugée digne de l'approbation de
l'Académie.
Il gémissait depuis cinq ans sous cette lâche
oppression, lorsque la Révolution s'annonça par la
convocation des Etats-Généraux. 11 entrevit bientôt
où les choses en viendraient, et commença à respirer,
dans l'espoir de voir enfin l'humanité vengée, de
concourir à rompre ses fers , et de prendre la place
qui convenait à son mérite.
Ce n'était encore là qu'un beau rêve, il fut à la
veille de s'évanouir ; une maladie cruelle le mena-
çait d'aller l'achever dans la tombe. Ne voulant pas
quitter la vie sans avoir fait quelque chose pour
la liberté, il composa V Offrande à la Patrie sur un
44 RÉVOLUTION
lit de douleur. Cet opuscule eut beaucoup de suc-
cès ; il fut couronné par la Société patriotique du
Caveau, et le plaisir qu'il en ressentit fut la princi-
pale cause de son rétablissement.
Rendu à la vie, il ne s'occupe que des moyens
de servir la cause de la liberté ; mais de ce mo-
ment commence cette indignation qui dictera ses
éternelles dénonciations ; de ce moment il tombe
en proie à cette humeur atrabilaire qui sera son
état normal. 11 s'indigne de la mauvaise foi de Nec-
ker ; il s'indigne de la tiédeur des députés du peuple.
Craignant qu'ils ne manquent de vues ou de moyens,
il publie son Plan de Constitution ; mais il a bien-
tôt lieu de reconnaître que leur nullité apparente
tient à toute autre cause qu'à un défaut de lu-
mières, et il sent qu'il faut bien plus travailler à
combattre les vices que les erreurs. Cela ne pou-
vait se faire qu'au moyen d'une feuille journa-
lière oii l'on ferait entendre le langage de l'austère
vérité, où l'on rappellerait aux principes le légis-
lateur, où l'on démasquerait les fripons, les préva-
ricateurs, les traîtres, où l'on dévoilerait tous les
complots, où l'on éventerait tous les pièges, où
Ton sonnerait le tocsin à l'approche du danger.
Il entreprit donc l'Ami du Peuple. On connaît le
succès de cette feuille, les coups terribles qu'elle a
portés aux ennfemis delà Révolution, et les persécu-
tions cruelles qu'elle a attirées à son auteur, etc. etc.
RÉVOLUTION 45
Deux mois après, Mârat recommençait le même
hymne en son honneur, en variant seulement un
peu l'air.
J'ai, disait-il, deux passions dominantes, qui, dès mon enfance,
maîtrisent toutes les puissances de mon être : Tamour de la jus-
tice et l'amour de la gloire. Je suis habitué à la réflexion ; je suis
d'un caractère ardent, impétueux et tenace ; enfin je hxàs d'une
franchise qui va quelquefois jusqu'à la dureté. Mon âme est pure,
et je ne me pique point d'une fausse modestie ; mais j'ai peut-
être le malheur d'attacher trop d'importance au bien que je fais,
à celui que je voudrais faire. Voilà la clé de toute ma conduite ;
en va voir comment les actions les plus disparates de ma vie
s'expliquent naturellement.
Mon ardeur et mon assiduité à l'étude ont toujours été cou-
ronnées d'assez brillants succès : il n'en fallait pas davantage
pour éveiller l'envie...
Vers l'époque de la Révolution, excédé des persécutions que
j'éprouvais, depuis si longtemps, de la part de l'Académie des
sciences, j'embrassai avec ardeur l'occasion qui se présentait de
repousser mes oppresseurs et de me mettre à ma place.
J'arrivai à la Révolution avec des idées faites, et j'étais si fa-
milier avec les principes de la haute politique, qu'ils étaient de-
venus pour moi des lieux communs. Faisant plus d'honneur aux
prétendus patriotes de l'Assemblée constituante qu'ils ne le mé-
ritaient, je fus surpris de leurs écoles, et encore plus scandalisé
de leurs petitesses, de leur peu de vertu. Croyant qu'ils man-
quaient de lumières, j'entrai en correspondance avec les plus fa-
meux, notamment avec Chapelier, Mirabeau et Barnave. Leur
silence opiniâtre à toutes mes lettres me prouva bientôt que,
s'ils manquaient de lumières, ils se souciaient peu d'être éclairés.
Je pris le parti de publier mes idées par la voie de l'impression :
je fis Y Ami du Peuple. Je débutai par un ton sévère, mais hon-
nête, par celui d'un homme qui veut dire la vérité sans blesser
les bienséances de la société. Je le soutins deux mois entiers.
46 RÉVOLUTION
Ennuyé de voir qu'il ne produisait pas tout l'effet que j*en atten-
dais, et indigné de ce que l'audace des inBdèles mandataires du
peuple et des fonctionnaires publics prévaricateurs allait en aug-
mentant, je sentis qu'il fallait renoncer à la modération, et sub-
stituer la satire et l'ironie à la simple censure ; l'aigreur de la
satire augmenta avec le nombre des malversateurs, l'iniquité de
leurs projets et les malheurs publics.
Bien convaincu de toute la perversité des suppôts de l'ancien
régiitie et des ennemis de la liberté, je sentis qu'on n'obtiendrait
rien d'eux que par la force; révolté de leurs attentats, de leurs
complots sans cesse renaissants, je reconnus qu'on n'y mettrait
fin qu'en exterminant leurs coupables auteurs; indigné de voir
les représentants de la nation dans la classe de ses plus mortels
ennemis, et les lois ne servir qu'à tyranniser l'innocence, qu'elles
auraient dû protéger, je rappelai au peuple souverain que, lors-
qu'il n'avait plus rien à attendre de ses mandataires, c'était à lui
à se faire justice ; ce qu'il a fait plusieurs fois.
Voilà donc la clé de toute ma conduite. D'après l'histoire des dif-
férents peuples du monde, les conseils de la raison et les principes
de la saine politique, il est démontré pour moi que le seul moyen
de consolider les révolutions, c'est que le parti de la liberté écrase
celui de ses ennemis.
Ajoutons que Marat regardait comme ennemi
de la liberté tout homme qui s'élevait au-dessus de
son niveau, et nous aurons en effet Texplication de
sa conduite politique. « L'égalité, dit Lamartine,
était sa fureur, parce que la supériorité était son
martyre ; le génie ne lui était pas moins odieux
que l'aristocratie : il aurait voulu niveler la créa-
tion. »
Quant à l'individu, il n'est pas non plus difficile
de démêler la vérité à travers les nuages d'encens
RÉVOLUTION 47
dont il s'enveloppe. Nous le voyons dès le début
tourmenté du besoin de faire parler de lui et
dévoré par une basse jalousie. Lancé d'abord dans
la carrière des sciences physiques et de la méde-
cine, il entreprend de révolutionner ces sciences,
comme plus tard il voudra révolutionner la poli-
tique, la morale et la législation. Il accumule mé-
moires sur mémoires pour se faire un nom. A l'en-
tendre, toutes les sommités scientifiques se sont
coalisées pour lui barrer le chemin et déprécier ses
découvertes : de là le fiel qui dévore cet homme
vaniteux, envieux et froissé; de là cette haine contre
i'organisation sociale. 11 enveloppe dans ses ran-
cunes toutes les illustrations de la science, Dalem-
bert, Condorcet, Lalande, Laplace, Lavoisier,
Monge, et enfin Lacépède, plus rampant, dit-il,
4jue les reptiles dont il a écrit l'histoire.
Entre autres ouvrages , Marat avait publié à
Amsterdam, en 1775 : De V homme, ou des principe^
et des lois de Vinfluence de l'âme sur le corps et du
corps sur Vmie (3 vol. in-1 2). Voltaire fit de ce livre
une critique qui déjà mettait à nu cette basse jalou-
sie, cet immense orgueil, qui devaient pousser l'Ami
du Peuple dans la voie sanglante où nous allons le
voir s'engager. Nous rapporterons les. premières
phrases 'du grand critique : Marat jugé par Vol-
taire, n'est-ce pas là une étrange fortune 1
« L'auteur est pénétré de la noble envie d'ins-
4S RÉVOLUTION
truire tons les hommes de ce qu'ils sont, et de leur
apprendre tous les secrets qu'on cherche en vain
<iepuis si longtemps.
» Qu'il nous permette d'abord de lui dire qu'en
entrant dans cette vaste et difficile carrière, un
génie aussi éclairé que le sien devait avoir quelque
ménagement pour ceux qui l'ont parcourue, il eût
été sage et utile de nous montrer des vérités neu-
ves sans dépriser celles qui nous ont été annoncées
par MM. de Buffon, Haller, Lecat, et tant d'autres.
11 fallait commencer par rendre justice à tous ceux
qui ont essayé de nous faire connaître Thomme,
pour se concilier du moins la bienveillance de l'être
dont on parle ; et quand on n'a rien de nouveau à
dire, sinon que le siège de l'âme est dans les mé-
ninges, on ne doit pas prodiguer le mépris pour les
autres et l'estime pour soi-même, à un point qui
révolte tous les lecteurs, à qui cependant l'on veut
plaire...
» Personne ne trouvera bon qu'on traite les
Locke, les Malebranche, les Condillac, d'hommes
orgueilleusement ignorants. . .
» Si M. J. P. Marat traite mal ses contempo-
rains, il faut avouer qu'il ne traite pas mieux les
anciens philosophes...
» C'est un grand empire que le néant : ré-
gnez-y (1). »>
(I) Journal de politique et de littérature, 5 mai 4777; — OEwores de Voltaire,
éd. Beacbot, t. l, p. \2\ éd. de Kehl, iii-42, t. lxiii, p. 173.
J'ai dit (t. m, p. 342) que Voltaire avait fourni plusieurs articles au Journal de
RÉVOLUTION 49
Tel Marat était 6d 1775, tel il se retrouva au
•début de la Révolution. Et cette rancune contre les
corps scientifiques, il la gardera toute sa vie; il ne
l'oubliera pas même quand il sera arriré à cette
notoriété qu'il convoite si ardemment; au con-
traire, comme la tache d'huile, elle ira toujours
«'étendant. On s'étonne de ses attaques contre
Bailly, dont les antécédents semblent commander
lerespMt.
Bailly, répond-il, trop béte pour former des projets de contre»
révolution, n*est qu'un bas valet qu'on fait marcher et qui se prête
a tout. Quoi ! dira-t-on, vous manquez de respect à ses trois cou-
ronnes académiques! Ahl Messieurs, si vous saviez comment
s'd[)tiennent ces couronnes, vous verriez bientôt que ces grands
académiciens ne sont que de petits <;harlatans. J'ai entre les
mains un manuscrit de six feuilles où leurs tours de gobelet, leurs
basses menées pour accrocher des pensions ou des places, et leur
triste nullité pour le progrès des connaissances humaines, sont
exposés au grand jour, d'une manière piquante. Je l'aurais f^éjà
mis sous presse si je n'avais craint que l'on dit que c'est pour me
venger des charlatans de l'Académie des sciences, qui m'ont là»
politique et de littérature, alors que La Harpe en avait la direction. Les éditeurs
de Kehl ont les premiers recueilli ces articles, et ils ont été reproduits dans les
éditions ultérieures. — Voltaire a fait en plusieurs endroits l'éloge du journal de
La Harpe ; c^était, à son dire, le seul de tous où l'on trouvât du goût et de la rai-
son. Mais, pas plus que pour la gazette de Stoard (v. t. lu, p. 4<VI), il ne voulait
que le public fût initié à sa collaboration ; il écrivait à La Harpe, le 4 juin 4777 :
• Pour votre journal, il est le seul que je puisse lire, et nous en avons cin-
qoaote. J'avais cédé aux instances de l'ami Panckoucke, qui voulait absolument
que je combattisse quelquefois sous vos étendards, et qui m'assurùt que vous le
trouveriez fort bon ; mais aussi il m'avait promis le plus inviolable secret. Il ne
me l'a point gardé ; il m'a décelé très-mal à propos, et m'a beaucoup plus ei^>Oié
qu'il ne pense.
» Je vous prie, mon cher confrère, de lui dire bien résolument qu'il ne mette
jamais rien sous mon nom : je ne suis pas en état de faire la guerre. Ce n'est pas
que je manque de courage ni de bonnes raisons pour la &ire; mais il faut de la
santé, même pour la guerre de plume. •
fO RÉVOLUTION
chement persécuté pendant dix années, et qui, pour étouffer mes
découvertes dans les plus belles branches de la physique , on|
poussé la bassesse jusqu'à me fermer la porte de tous les jour*
fiaux, dans lesquels on refusait jusqu'à l'annonce de mes ouvrages.
J*ai la preuve juridique des lettres que le petit intrigant Lalande
a écrites au Journal de Paris pour Tempêcher d'annoncer mes dér
couvertes sur la lumière. Pour peu que cela puisse l'amuser, je
suis prêt à la mettre sous les yeux du public (4).
Quand en 1 790 on agite à TAssemblée la qiies-r
tion des encouragements à donner aux lettres,
Marat appuie et développe les observations de Lan-
juinais tendant à prouver que les académies ne
doivent pas être entretenues aux frais de la nation^
que les bienfaits du gouvernement en faveur de ces
établissements n*ont d'autre efPet que d'étouffer
l'émulation et d'arrêter les progrès des connais-
sances utiles.
L'Académie des belles-lettres, et plus encore l'Académie fran-
çaise, sont de purs établissements de luxe : pourquoi seraient-
elles à la charge de la nation? J'ajouterai que la dernière est par-
faitement inutile : jusqu'à présent elle n'a pas rendu le moindre
service à la langue; elle ne peut même lui en rendre aucun, faute
d'écrivains distingués. Est-ce donc la peine de réduire un millier
de pauvres laboureurs à mourir de faim pour entretenir dans
l'opulence quarante fainéants, dont l'unique état est de bavarder,
et l'unique occupation de se divertir. L'Académie des sciences a
au moins un but d'utilité : elle forme le dépôt des connaissances
dont aucun état ne peut se passer, et le gouvernement l'a quel-
quefois consultée avec fruit; mais d'aussi minces services dispa-
(0 L'Orateur du Peuple, t. iv, p. 476, note. — Le numéro de l'Orateur du Peuple
dont nous lirons ce passage est tout entier de Marat, qui disposait ainsi souvent
du journal de Fréron, comme nous le verrons plus loin.
RÉVOLUTION îl
raissent devant les inconvénients extrêmes qui y sont attachés^
lors même qu'ils ne seraient pas payés si chèrement. C'est en vain
que Ton allègue la nécessité de réunir les savants pour les pro-
grès des sciences: il est démontré qu'il n'y a point de vraie réu-
nion des lumières qu'autant qu'elle se fait dans la même tête. Et
puis l'expérience n'a-t-elle pas trop fait voir la parfaite inutilité
des associations académiques? Il est constant que toutes les dé-
couvertes ont été faites par des individus isolés; que tous les
chefs-d'œuvre de l'art ont été produits par des individus isolés,
et que les bornes âa l'esprit humain n'ont jamais été reculées
que par des individus isolés. Les sciences ne perdraient donc
rien à la dissolution des corps institués pour les perfectionner ; je
dis mieux, elles y gagneraient beaucoup... Pour le bien des scien-
ces et des lettres, il est donc important qu'il n'y ait plus en France
de corps académique. (47 août 4790.)
Et il enveloppe dans la même proscription c tous
ces établissements ridicules et dispendieux qui
n'eurent jamais d'autre effet que celui de nourrir
dans Toisiveté quelques académiciens, ou d'af-
ficher un vain luxe. » Telles sont, à ses yeux, les
manufactures de Sèvres et des Gobelins ; tels sont
encore les Mémoires de l'Académie, t où se trou-
vent tant d'inepties et d'erreurs superbement im-
primées, tant de rapsodies gravées magnifique-
ment. >
Loin d'avoir jamais travaillé à l'avancement des lumières, dit-iP
encore ailleurs, les académiciens en ont presque toujours arrêté
les progrès, en persécutant tout novateur dont les découvertes les-
offusquaient; aussi ne sont-elles, aux yeux du philosophe, que
des établissements de luxe, des monuments élevés à la gloriole
des princes, des espèces de ménageries où Von rassemble à grand»
tï RÉVOLUTION
frais , comme autant d'animaux rares, les charlatans ou les pé-
dants lettrés les plus fameux. — Cest à ce titre, ajoute-tii, et.
c'est là le sujet de cette nouvelle sortie, c'est à ce titre que la
Prusse avait disputé La^range à la Russie, et que la France l'a*
enlevé au Piémont ; c'est à ce titre que le législateur vient de luk
prodiguer le bien des pauvres... Quels sentiments d'indignation,
doiv^t s'élever dans l'âme d'un spectateur honnête en voyant 1<^
rapporteur du Comité des finances en imposer avec effronterie à^
la nation, et mentir avec impudence au l^islateur pour lui esca-
moter ime pension de 6,000 livres en faveur de son protégé^,
simple géomètre, qu'il donnait sans rougir pour un génie du pre-
mier ordre, qui avait consacré ses jours à kistruire les peufdes-
de leurs droits, pour un philosophe profond auquel la France était,
redevable en partie de sa liberté... Passons à nos pères conscrits,
dont la plupart ne savent pas lire, de prendre un mathématideik
pour un politique, de se prostetner devant des charlatans, natio-
naux ou étrangers, et de jeter les perles devant les pourceaux.-
(i6 mars 4791.)
Il va, dans sa haine, jusqu'à écrire que c l'ar-
gent donné à l'Académie pour faire des expé-
riences, ils vont le dépenser à la Râpée ou chez les-
filles. »
Nous n'avons point à nous occuper des œuvrea^
scientifiques de Marat ; ses œuvres politiques lès-
ent fait, d'ailleurs, complètement oublier. On s^ac-
corde cependant à dire qu'il y fait preuve de
moyens naturels, et même d'une instruction assez,
étendue.
Nous glisserons également sur les brochures-
qu'il publia au début de la Révolution^ Au point.
RÉVOLUTION n
de vue politique, ces ouvrages, extrêmement fai*
Mes, n'ont rien qui les distingue de la foule de»
écrits qui parurent alors. Une chose seulement
mérite peu1>^tre d'être remarquée : c'est que Marat
y est royaliste ; il décide que « dans tout grand
Etat la forme du gouvernement doit être monar-
chique; que c'est la seule qui convienne à la
France. » — « Le prince, dit-il encore, ne doit
être recherché que dans ses ministres ; sa personne
sera sacrée. » {Plan de Constitution^ p. 17, 43.)
Marat était encore royaliste en 1 791 .
Dans le même ouvrage, il dit en propres termes,
en parlant des droits de l'homme : « Quand un
homme manque de tout, il a droit d'arracher à un
autre le superflu dont il regorge; que dis-je? il
a droit de Végorger et de dévorer sa chair palpi'^
tante. » Et il ajoute dans une note : c Quelque
attentat que l'homme commette, quelque outrage
qu'il fasse à ses semblables, il ne trouble pas plus
Tordre de k nature qu'un loup quand il égorge
un mouton. »
On pourrait croire, d'après cela, que Marat est
bien loin au delà de Morelly, de Babeuf, etc. ;.
qu'il va fonder ou la communauté parfaite, ou
l'égalité rigoureuse des propriétés. On se trompe-
rait. Il dit « qu'une telle égalité ne saurait exister
dans la société, qu'elle n'est pas même dans la
nature » ; on doit désirer seulement d'en appro--
U RÉVOLUTION
cher autant qu'on peut. U avoue «que le partage
des terres, pour être juste, n'en est pas moins im-
possible, impraticable.
Du reste, ajoute M. Michelet, qui nous fournit
ces appréciations (1), Marat ne paraît nulle part
soupçonner l'étendue de ces questions ; il les pose-
en tête de ses livres comme pour attirer la foule^
battre la caisse, se faire écouter, et puis il ne ré-
sout rien.
Marat, en effet, voulait à toute force appeler
l'attention sur sa personne. La Révolution s'était
offerte à lui comme une voie inespérée pour arriver
à cette notoriété dont il avait si soif; il s'y était
précipité avec une sorte de furie, entraîné par ces
deux sentiments qui dominaient chez lui, qu'il
appelle la passion pour la gloire et la haine de l'in-^
justice, mais qui ne sont en réalité qu'un amour
effréné du bruit et une basse jalousie, sentiments
qu'une irritabilité maladive a développés prématu*
rément en lui et qu'il poussera jusqu'au délire. Dès-
les premiers jours, il se montre dans les assemblées
populaires un des démagogues les plus audacieux^
les plus forcenés. Cependant son physique repous-
sant lui attira d'abord plus de railleries, de mau^
vais traitements même, que la violence de ses mo-
tions ne lui valut d'applaudissements. Qui n'a vu
(0 Histoire de la Révolution, t. n, p. 875.
RÉVOLUTION 25
quelque portrait de TAmi du Peuple ? Qui n*a re*
marqué
Cet œil faroitche,
Ces muscles en convulsion.
Les efforts que fait cette bouche.
Hurlant Vassassinat et la destruction ?
« J'ai VU, dit Louis Blanc, le buste de Marat
qui était aux Cordeliers, je le vois encore. Sous un
mouchoir brutalement noué, sale diadème de cette
tête orgueilleuse, le front rayonne et fuit. La partie
supérieure de la face est vraiment belle j la partie
inférieure est épouvantable» Le roi des Huns devait
avoir ce nez écrasé. Le dessus des lèvres, qu*on
dirait gonflé de poisons^ est d'un reptile. Le regard
qui monte et s'illumine est d'un prophète. Qu'ex-
prime ce commencement de sourire dont la phy^*
sionomie s'éclaire? Est-ce l'ironique mépris des
hommes, la bonté aigrie , ou le plaisir de la défiance
triomphante? »
Marat était déjà un héros — pour les Cordeliers
— quand ce buste fut fait, et l'artiste l'avait traité
en héros, en essayant de poétiser, de dramatiser
cette face ignoble^ qui présentait, dit-on, une res-
semblance frappante avec celle de Cartouche. Au
vrai, Marat était un petit homme d'une stature gro-
tesque. Sur un corps de moins de cinq pieds il
balançait une tête énorme et disproportionnée. Ses
traits étaient hideux, son teint livide, et ses yeux^
T. VI. 2
ne RÉVOLUTION
injectés de sang, lançaient un regard où la fureur
se mêlait à la folie.
Ainsi fait, Marat était peu propre au rôle de
tribun. On se moquait de lui ouvertement, dit un
biographe, et, lorsqu'il sortait de quelque assemblée
populaire , on le poussait, on le heurtait , on lui
marchait sur les pieds. Ces mauvaises plaisanteries
l'irritaient violemment ; il se démenait , gestieu-*
lait, criait de toutes ses forces, dénonçant au peuple
les assassins et les aristocrates qui s'amusaient à
ses dépens. Et le lendemain il ne craignait pas de
s'exposer aux mêmes humiliations, parce qu'en Gn
c'était un moyen comme un autre d'arriver à son
but, de se distinguer de la foule, de faire parler de
lui. Et de fait, quand il lança VAmi du Peuple ^ il
n'était déjà plus inconnu, et il trouvait le terrain
suffisamment préparé pour que la réussite ne se fit
pas longtemps attendre. Ajoutons qu'en homme qui
sait où il va, il prit non pas le ton habituel des bro-
chures et journaux français, mais celui des gazettes-
et pamphlets que nos libellistes réfugiés faisaient
en Angleterre, en Hollande, le ton du Gazetier cuiv-
rasse de Morande et autres publications efi&énées.
Le premier numéro de l'Ami du Peuple est du 1 2
septembre 1789. Un mois auparavant, Marat avait
déjà tenté, à ce qu'il paraît, la publication d'ua
Moniteur patriote^ mais qui n'eut, selon toutes les
RÉVOLUTION 17
apparences, qu'on numéro ; si tant est seulement
que ce fût une publication destinée à devenir pé-
riodique, comme le titre semble l'indiquer, ce sur
quoi je ne saurais me prononcer, car je n'ai pu le
trouYcr nulle part. Mais c'est évidemment à tort
que Deschiens attribue à Marat un journal du
même nom qui aurait vécu de novembre 1 789 à
la fin de février 1790. Marat n'était certainement
pas en position alors de conduire deux journaux à
la fois, puisque, si on Ten croit, il aurait été obligé
de vendre les draps de son lit pour commencer ce-
lui qui devait faire sa réputation. Une autre raison,
et celle-là est péremptoire, c'est que le Moniteur
de Marat précéda VAmi du Peuple^ puisqu'il est
mentionné dans le titre de cette dernière feuille,
dont les premiers numéros sont intitulés : c Le
Publiciste parisien^ journal politique, libre et im-
partial, par une société de patriotes, et rédigé par
M. Marat, auteur de V Offrande à la Patrie^ du Mo-
niteur patriote et du Plan de Constitution y etc. » Je
lis en outre dans le numéro du 28 septembre : « 11
y a six semaines, j'ai dévoilé à la nation, dans une
feuille intitulée le Moniteur patriote^ le travail alar-
mant du Comité de Constitution. »
C'est là, d'ailleurs, une question purement bi-
bliographique, et au fond assez peu importante.
Marat est tout entier dans VAmi du Peuple j et c'est
là que nous allons le chercher. '
Î8 RÉVOLUTION
Voici le prospectus de cette feuille célèbre :
Aujourd'hui que les Français ont reconquis la liberté les armes
à la main, que le despotisme, écrasé, n'ose plus lever la tète, que
les perturbateurs de TEtat ont été mis en fuite, que les ennemis
de la patrie sont forcés de prendre le masque, que l'ambition dé-
concertée craint de se montrer, que les barrières du préjugé
s'abattent de toutes parts à la voîx de la raison, que les droits
de rhomnie et du citoyen vont être consacrés, et que la France
attend son bonheur d'une constitution libre, rien ne saurait s'op-
poser aux vœux de la nation que le jeu des préjugés et des pas-
sions dans l'Assemblée de ses représentants.
C'est aux sages de préparer le triomphe des grandes vérités qui
doivent amener le règne de la justice et de la liberté, et affermir
les bases de la félicité publique. Ainsi, le plus beau présent à faire
à la nation, dans les conjonctures actuelles, ou plutôt le seul écrit
dont elle ait besoin, serait une feuille périodique où l'on suivrait
avec sollicitude le travail des Etats-Généraux, où l'on éplucherait
avec impartialité chaque article, où l'on rappellerait sans cesse
les bons principes, où l'on vengerait les droits de l'homme, où
l'on établirait les droits du citoyen, où l'on tracerait l'heureuse
organisation d'un sage gouvernement, où l'on développerait le»
moyens de tarir la source des malheurs de l'Etat, d'y ramener
l'union, l'abondance et la paix. Tel est le plan que les auteurs de
ce journal se sont imposé, et que le public peut se flatter de voir
scrupuleusement rempli, d'après la pureté des vues, l'étendue des
connaissances et le succès mérité des ouvrages du rédacteur,
zélé citoyen, qui s'est dérobé si longtemps au soin de sa réputa-
tion pour mieux servir la patrie, et dont le nom sera inscrit parmi
ceux de ses libérateurs* (4).
La plume de M. Marat n'ayant jamsds été conduite que par
l'amour de la vérité et de l'humanité, ce n'est pas sans peine que
(1) Cest lui qui a fait échouer le projet que les ennemis de la patrie avaient
formé de surprendre Paris, la nuit du 14 juillet, en y introduisant, sous le masque
de l'amitié, plusieurs régiments de cavalerie allemande, dont un nombreux déta-
chement 7 était déjà reçu et conduit en triomphe. (Note de Marat)
RÉVOLUTION tr
nous avons surmonté sa répugnance à prêter son nom à un jour-
nal, et il n'y a enfin consenti que par le désir de faire circuler
plus rapidement ses vues, et de plaider plus efficacement la cause
du peuple.
Jaloux de ne laisser paraître aucun morceau qui ne soit digne
des r^rds du public, il n'a voulu prendre aucun autre engage-
ment avec ses collaborateurs que celui qu'ils se borneraient à lui
fournir des faits bien constatés. Ainsi chaque article du journal
portera son cachet. Le lecteur sera souvent surpris de la hardiesse
des idées ; mais il y trouvera toujours liberté sans licence, éner-
ve sans violence, et sagesse sans écarts.
•
Marat ne fera point mentir le dicton qui veut
que tout programme soit menteur ; du reste, la
mise en scène, comme on le voit, ne manque pas
d'une certaine habileté. On peut, dès le premier
numéro, pressentir jusqu'à quel point il tiendra sa
promesse. En Yoici l'analyse :
Versailles. — Du samedi 42 septembre 4789. Assemblée fia-
^nale. Séance du lundi »» septembre 4789.
Opinions sur la division de V Assemblée nationale en deux cham-
bres, sur sa permanence ou son retour périodique, et sur la sanc*
tUm royale.
Observations sur le danger de consacrer quelques-unes de ces opi-
nions dans les décisions de V Assemblée.
A l'ouverture de la séance de ce jour on a repris les questions
débattues la veille sur la sanction royale, la tenue permanente
ou périodique des Etats, et la formation de TAssemblée en une
ou en deux chambres. Peu d'orateurs ont pris la parole.
(Suit le résumé très-succinct des opinions de Lanjuinais,
Vineux, Malouet et Custine.)
Faisons ici une observation générale qui n'échappera point au
teteur judicieux. Des quatre membres qui ont porté la parole^
30 RÉVOLUTION
le premier eet dans les bons principe»; mais les principes des der*
mers sont plus que suspects : ils tiennent à des vues d'aristo-
cratie couvertes du voile de Tamour de Tordre et du bien public.
Malheur à nous si nos représentants ne voient pas celai Que les
préjugés de la naissance sont inextricables I Que la voix de l'in-
térêt est irrésistible 1
La discussion des grands objets dont on était occupé a été in-
tentMnpue par la lecture du discours de plusieurs dames pari-
siennes qui s'étaient présentées à l'Assemblée pour fiiire à l'Etat
le sacrifice de leurs bijoux. La cassette qui les renfermait a été
déposée par l'une d'elles sur le bureau des secrétaires, comme
sur l'autel de la patrie. Paris a donc aujourd'hui des citoyennes
qui ne veulent être parées que de leurs vertus ! Rome, dans ses
plus beaux jours, se serait honorée de leur avoir donné nais-
sauce. Elles serviront de modèle à leurs compatriotes, ^ ia re-
nommée prendra plaisir à porter leurs noms en tous lieux (1).
Puisse leur exemple trouver beaucoup d'imitateurs 1 Puisse-t-il
faire passer dans les âmes ce feu sacré qui les élève et les épure,
cet enthousiasme pour les grandes choses qui fait le Ixmheur des
pe^p]es et la gloire des Etats I
Les questions agitées ayant été reprises, l'Assemblée est deve-,
nue bruyante sur la fin de la séance; comme elles paraissaient
suffisamment développées, on a été aux voix« et il a été arrêté
que leur discussion était terminée.
Résumé.
Lorsque M. le vicomte de Noailles eut proposé ces questions
dans la séance du 29 août, M. Guillotin observa... que, dans le
plan projeté, l'ordre naturel était interverti, puisqu'on voulait
décider comment les lois seraient sanctionnées avant de décider
comment elles seraient faites. En conséquence il proposa de ne
(I) Ds étaient illnstrét par lea talentf avant que le patriotiime let cooëacràt. Sa
Toid la liste : Mesdames Monette, Vien, de Lagrenée la jeune, Suvée, Berner»
Belle, Vestier, Fragonard, Peroa, David, Vemet la jeune, Desmorteanx.BeauTalet,
Come-de>Cerf ; et mesdemoiselles Vassé de Beanreeueil, Veitier, Gérard, DUlaod,.
de ^NefriUe, Hotamps.
RÉVOLUTION 3r
pcHiit délibérer sur la sanction royale avant d'avoir sous les yeux
tout le projet du Comité de Constitution. Cette proposition si saçe
fut rejetée; on entama les discussions, et elles n*ont été termi-
nées que le 7 de ce mois...
Quand on résume les argum^its pour ou contre, on y trouve
peu de justesse, beaucoup moins encore de solidité; la plupart
des idées manquent même de netteté, et la solution, rarement
aj^yée sur ses vrais principes, est presque toujours tirée des
inconvénients, réels ou apparents, que présente l'un des côtés de^
la question.
Nul point de Constitution ne peut être décidé que par des rai-
sons tirées du fond des choses, ou des rapports réciproques qui
se trouvent entre les diverses parties du corps politique. Rappe»
Ions donc ici les principes d'où dépend la solution des questions
proposées.
La division de TAssemblée nationale en deux chambres, ou en
un corps l^slatif périodique et un sénat permanent, ne produi-
rait aucun des effets qu'on parait en attendre...
Quant à la sanction royale, comment a-t-elle pu faire le sujet
d'une question ? Le veto est le droit d'empêcher l'efifet d'un acte
du pouvoir l^slatif ; et qui ne voit que ce droit ne peut appar-
tenir qu'à la nation?
Terminons par une observation essentielle sur la fausse marcha
que suit, depuis longtemps, l'Assemblée nationale. Statuer sur le
veto avant d'avoir statué sur les lois fondamentales de l'Etat, c'est
vouloir, sans étais, bâtir une maison par le toit. Mais ne nous
arrêtons pas à ce qu'elle a de singulier, pour relever ce qu'elle a
de dangereux. Commencer par la sanction des lois, c'est remettre
au monarque le pouvoir de s'opposer à la Constitution, i la ré-
génération de l'empire. Le veto une fois consacré, à quoi en se-
ri(Mis-nous réduits si les finances du prince étaient en bon état,
s'il avait d'audacieux capitaines? Se peul-il que T Assemblée na-
tionale se laisse aller de la sorte aux motions captieuses de quel-
ques-uns de ses membres? Se peut-il qu'elle suive aveuglément
tontes les impulsions qu'ils s'étudient à lui donner?
Que le veto eût été proposé dans l'Assemblée nationale par les
Zi RÉVOLUTION
BÛnistres d'un monarque ambitieux, il n'y aurait rien d'étrange :
ils auraient fait leur métier ordinaire d'ennemis de la patrie. Qu'il
y eût été proposé par quelques membres avides de faveur, il n'y
aurait rien là d'étrange encore : jusqu'où ne va pas Favilissement
de certaines âmes? Mais qu'immédiatement après une révolution
où chacun cherche à paraître patriote, et dans un moment où la
nation connaît toute l'étendue de ses droits, qu'un grand nombre
de ses représentants l'ait osé proposer, agiter et retourner en
tous sens, c'est ce que l'on aurait peine à croire, si l'on mécon*
naissait l'empire des passions et des préjugés. La nation peut ap-^
précier aujourd'hui la vertu de ses députés ; elle connaît ceux
qui sont dignes de sa confiance. C'est sur eux qu'elle se re^
pose du soin de rejeter les lois qui flétriraient sa gloire, en rui-
nant sans ressource les fondements de sa liberté et de son bon-
heur. Sera-t-elle réduite à la triste nécessité de les annuler, en
notant d'infamie les lâches députés qui en seraient les instru-
ments?...
*
C'est dans ce premier numéro que se trouvent
ces fameux Commandements de la Patrie^ espèce de
programme rimé présenté par Marat à la Révolu-
tion , et que plusieurs journaux , notamment le
Patriote français y reproduisirent, quelques-uns avec
variantes.
^vec ardeur tu défendras
Ta liberté dés à présent.
Le mot noble tu rayeras
De tes cahiers dorénavant.
Du clergé tu supprimeras
La moitié nécessairement.
De tout moine tu purgeras
La France irrévocablement.
RÉVOLUTION 33
gt de leurs mains tu reprendras
Les biens volés anciennement.
Aux gens de loi tu couperas
Les ongles radicalement.
Aux financiers tu donneras
Congé définitivement.
De tes impôts tu connaîtras
La cause et l^emploi clairement.
Et jamais tu n'en donneras
Pour engraisser le fainéant.
De bonnes lois tu formeras,
Mais simples, sans déguisement.
Ton estime tu garderas
Pour les vertus, et non Vargent.
Aux dignités tu placeras
Des gens de bien soigneusement.
Et sans grâce tu puniras
Tous pervers indistinctement^
Ainsi faisant tu détruiras
Tous les abus absolument.
Et d'esclave tu deviendras
Heureux et libre assurément (4)«
(1) n a été fait de ces commaDdements pluaiears parodies ou contre-parties;
nous dteroDs la plus remarquable.
COmiANDElIENTS PATRIOTIQUES
Pour seul Dieu tu adoreras
Ton ambition sealemenL
Le peuple tu flagorneras,
Afin qu'il soit ton partisan.
Les lundis tu l'agiteras
Pour réussir certainemeni.
%
M EÉVOLUTIOn
Enfin le numéro se termine, comme nous avons
déjà eu occasion de le dire, par un permis de cir-
culer ainsi conçu :
HôtO-de-Ville de Paris. Comité de poUee.
Permis à la poste de flaire circuler le journal rédigé par M. Ha*
rat, intitulé le PubUciste parieien. Au comité de police, ce 8 aep^
tembre ^1789. Signé : Broussonst, Lbbasls, Lsaoux, Mondb.
Lei awasaipi hononrat
Et défendras humainement.
Homicide tu commettrai
Quand tu U pourrai MtrtfiMiit.
L'anaainat tu prêcherai
A haute voixjoumeUemeni.
La liberté tu prànerae
En la violant tout doucement.
Les biene du peuple retiendrai.
Sans rendre compte aucunement.
Faux témoignage tu dirai
Pour te venger impunément.
Tes vie et mœurs tu cacheras.
Et tu ferae trèerprudemment.
Sans cesse tu dénonceras,
Sans savoir pourqaoi ni comment.
Du peuple instruit tu médiras
Pour tromper le peuple ignorant.
Comme trattree désigneras
Brissot, C(Mdorcet et Roland»
Dans Us tribunes beugleras
Quatre foie par jour (seulement).
La vérité, tu ne Sauras
Qus dans la bouche obfO^fifiMfil.
Le mot peuple répéteras
Pour avoir applaudissement.
See faveurs tu recueilleras
Tôt ou tard infailliblement.
Ainsi soit-il.
EÉYOLUTION ti
Le délire de la vertu entraîna Marat, dès ses pre*
miers numéros , à de telles hardiesses que V Ami du
peuple obtint tout de suite, à la grande satisfaction
de son auteur probablement, un véritable succès de
scandale. Il en prend occasion pour faire sa profes*
sion de foi.
Profession de foi du Rédacteur.
V
On m'écrit de tous côtés que cette feuille cause beaucoup de
scandale ; les ennemis de la patrie crient au blasphèmei et les
citoyens timides, qui n'éprouvèrent jamais ni les élans de Tamour
de la liberté, ni le délire de la vertu, pâlissent à sa lecture. On
convient que j'ai raison d'attaquer la faction corrompue qui do*
mine dans l'Assemblée nationale ; mais on voudrait que ce fût
avec modération : c'est faire le procès à un soldat de se battre
en désespéré contre de perfides ennemis.
Peut-être aussi me juge-t-on avec un peu de légèreté, et sans
doute on changerait d'opinion si l'on connaissait les faits. En
voici quelques-uns qu'il est bon de ne pas oublier : Tant que j'ai
cm voir dans l'Assemblée nationale des citoyens dévoués au ser-
vice de l'Etat, j'ai eu pour elle le respect qu'inspirent les vertus
publiques. Tant que j'ai cru voir dans l'Assemblée nationale un
désir soutenu, mais peu éclairé, d'aller au bien, j'ai eu pour elle
tous les égards que mérite % loyauté; j'ai travaillé à la rap-
peler aux bons principes, et, crainte de diminuer la confiance des
peuples, je lui ai adressé directement mon travail (4). Biais lors-
que j'ai vu l'Assemblée poursuivre avec opiniâtreté un plan d'opé-
rations funeste, j'ai fait l'acquit de ma conscience en lui adressant
publiquement mes observations {t). Enfin, lorsque je n'ai pu me
dissimuler le dessein criminel qu'a formé la faction ennemie de
sacrifier la nation au prince, et le bonheur public â la cupidité
(I) J'ai ea PhoDoear d'écrire à nosseigiieorB Içs Etats-Généraux plus do yingt
lettres, qoa je pal)Uerai on jour. (Note de Mcvrat.)
(3) Voyez le MQn%tev,r ^triote, publié chez rAUemao, au Palais-Royal. (îd.)
36 RÉVOLUTION
d'une poignée d'ambitieux, toute espèce de cotisidératlons s'est
évanouie ; je n'ai vu que le danger de la patrie, son salut est de-
venu ma loi suprême, et je me suis fait un devoir de répandre
^alarme, seul moyen d'empêcher la nation d'être précipitée dans
l'abîme.
Au demeurant, je dois ma profession de foi à mes lecteurs : je
vais la leur faire avec la franchise d'un homme qui ne sait point
dissimuler; mais je n'y reviendrai plus, je les prie de s'en sou-
venir.
La vérité et la justice sont mes seules divinités sur la terre. Je
ne distingue les hommes {ue par leurs qualités personnelles.
Tadmire les talents, je respecte la sagesse, j'adore les vertus. Je
ne vois dans les grandeurs humaines que les fruits du crime ou
les jeux de la fortune : toujours je méprisai les idoles de la fa-
veur, tt n'encensai jamais les idoles de la puissance. De quelque
titre qu'un potentat soit décoré, tant qu'il est sans mérite il est
peu de chose à mes yeux, et tant qu'il est sans vertus il n'est à
mes yeux qu'un objet de dédain.
Les bons patriotes craignent que ma feuille ne soit supprimée.
Ce serait donc par les suppôts du despotisme ; or, je les dé6e
d'oser y toucher : ils savent combien peu je les crains, et je ne
les crois pas assez imbéciles pour se déclarer de la sorte ennemis
du bien public et traîtres à la patrie. Dans un combat de discus-
sions épineuses, le peuple a tout à craindre des artifices de ses
ennemis, et il n'a rien à espérer de ses forces, de son courage,
de son audace : il sera pris au piège, s'il ne l'aperçoit. H lui faut
donc des hommes versés dans la politique, qui veillent jour et
nuit à ses intérêts, à la défense de ses droits, au soin de son salut :
je lui consacrerai tous mes instants.
En combattant contre les ennemis de l'Etat, j'attaquerai sans
ménagement les fripons, je démasquerai les hypocrites, je dé-
noncerai les traîtres, j'écarterai des affaires publiques les hommes
avides qui spéculent sur leur faux zèle, les lâches et les ineptes
incapables de servir la patrie, les hommes suspects en qui ^Ue
ne peut prendre aucune confiance. Quelque sévère que soit ma
plume, elle ne sera redoutable qu'aux vices, et à l'égard même
RÉVOLUTION 37
des scélérats elle respectera la vérité. Si elle s*en écarte un ins-
tant pour blesser Tinnocence, qu'on punisse le téméraire, il est
.^us le main de la loi.
Je sais ce que je dois attendre de la foule des méchants que je
Tais soulever contre moi ; mais la crainte ne peut rien sur mon
âme : je me dévoue à la patrie, et je suis prêt à verser pour elle
tout mon sang. (N^ 43, 23 septembre 4789.)
Répandre Valarme^ voilà toute la politique de
Marat.
Une mouche patriotique vient à Tinstant de me donner avis
d'un petit complot ministériel formé dans un boudoir des Tuile-
ries, entre la première sultane, le visir Necker et les pachas de
Saint-Priest, de Montmorin, de La Tour-du-Pin, etc. Ils. sentent
plus que jamais cette vérité.que TAmi du Peuple leur a prononcée
plus d^une fois, c'est qu'il n'y a guère aujourd'hui que les cris
d'alarme et le scandale public propagé par les plumes patrioti-
ques qui les barrent. (3 juin 4790.)
Et pour entretenir cette alarme salutaire, tous
les moyens lui seront bons, et jusqu'à son dernier
jour il ne cessera de sonner le. tocsin •« Il ne voit
partout que traîtres, que fripons, que complots;
partout il aperçoit la main d'une a faction cachée,
faction puissante qui ne rêve que l'asservissement
de la France^ dont le projet est de leurrer le peuple
et d'empêcher la Constitution. >
Les cruels ennemis du peuple, acharnés à vous perdre, ne ces-
sent de vous tendre des pièges ; jour et nuit ils ne cessent de
vous entraîner dans des désordres, de vous accabler d'inquié-
tudes et d'alarmes, de vous faire sentir les maux de l'insubordi-
nation, de vous faire regretter l'esclavage, et de vous réduire à
chercher dans les bras d'un maître le repos, rabondance<.
as RÉVOLUTION
Qu'on pense an désavantage que doivent avoir, dans une guwre
politique, d'honorables citoyens à qui le del n'a donné en par-
tage qu'un sens droit et un cœur honnête, avec des courtisans^
avec des hommes pour qui la franchise est grossîèretéi la byanté
bêtise, des hommes dont l'unique étude est l'art d'en in^toser, et
dont la vie entière se passe à faire assaut de fourberies, et l'oa
sentira ce que l'on peut attendre des efforts des députés du peuple
contre ceux de la noblesse et du clergé. Ainsi, point de salut &
espérer tant qu'ils se mêleront des affaires publiques ; les balayer
de f Assemblée est Punique moyen de sauoer VEUU.
Que la nation use donc de ses droits; qu'elle révoque l'Âssem*
blée nationale, après avoir annulé ses décrets; qu'elle en forme
une nouvelle, dont la porte soit fermée aux nobles et aux prélats,
en qui le peuple ne peut prendre aucune confiance ; qu'elle y ap-
pelle enfin des hommes dont les talents ne soient point équivo-
ques, et dont les sentiments patriotiques ne soient point suspects..*
Qu'elle soit bien convaincue que la r^nération de l'Etat, telle
que les patriotes sincères la réclament, ne se fera ni avec l'As-
semblée actuelle, ni avec toute autre Assemblée dans laquelle se
glisseraient encore les mêmes éléments.
C'est le 22 septembre que Marat tenait ce lan-
gage provocateur ; et ces attaques contre F Assem—
blée, il les renouvellera tous les jours : ce n'est à
ses yeux qu'une réunion de traîtres, de stupides,
de fripons et d'endormeurs, une assemblée conspi-
ratrice, pourrie, vendue et prostituée.
La cour, on le pense bien, n'est pas épargnée
davantage : elle ne cesse de comploter pour affamer
et décimer la France, pour brûler ses villes et les
bombarder. Quant au roi, c'est un traître et un im-
bécile ; la reine, la sultane germanique, comme il
l'appelle, est la dernière des femmes.
RÉVOLUTION 39
Il poursuit d'une ^le haine les ministres, la
municipalité, la garde nationale; mais parmi les
noirs et les corrompus^ Necker, Bailly et Lafayette
sont les objets les plus ordinaires de ses attaques ;
ce sont ses bêtes noires.
Necker, pour lui, n'est qu'un jongleur.
Homme petit et yain, lui dit-il, vos lauriers sont flétris, ils ne
reverdiront plus... C'est en vainque le sage chercherait en vous
rhomme d'Etat, il n'y trouverait qu'un chevalier d'industrie, et,
Bans être prophète, il peut vous prédire la fin de Law.
Il appelle le maire de Paris V automate trembleur
et larmoyant des ministres, et, comme Desmoulins,
il lui reproche son faste, en même temps qu'il dé^
nonce ce qu'il appelle les dilapidations du conseil
municipal.
Et cet or qu'ils prodiguent ainsi, si du moins il leur apparte-
nait, s'ils le payaient par le travail! Mais c'est la ressource de
l'Etat; c'est la subsistance du nécessiteux, de l'indigent 1 Que
de puissants motifs pour s'en montrer a^'are 1 Peuple infortuné !
seras-tu donc éternellement dévoué à la misère l Toujours vexé,
toujours pillé, foulé, n'échapperas-tu des mains des déprédateurs
royaux que pour tomber dans celles des dilapidateurs populaires!
Lafayette est l'instituteur des mouchards de l'état-
tnajor , le président du comité autrichien, le gêné*
ralissime des contre-révolutionnaires, le conspira-
teur en chef du royaume de France, le charlatan des
deux mondes, le divin Mottié, le dictateur Mottié.
Les gardes nationaux sont ses prétoriens.
40 RÉYOLDTION
n y a de quoi frémir de voir la compontion de la garde natio-
nale, soldée et non soldée; c^est la voix publique que tous les an-
ciens espions de la police y ont pris parti, et il est constant qu'oa
y compte des valets du maréchal de Broglie, des fils d*ex-ministres,
des aristocrates gangrenés.
On ne s'étonnera pas que de pareilles attaques
aient suscité à Marat de nombreux et puissants en—
nemis. La municipalité s'en émut la première. Oa
lit dans les Mémoires de Bailly (t. II, p. 395) :
« Lundi 28 septembre. — Marat a été cité à la
Commune pour avoir inculpé l'administration de la
ville, et avoir dit que la gestion de ses comités était
ruineuse. Il a déclaré avoir entendu parler du co-
mité des subsistances seulement; ce qui étsdt bien
injuste ; mais on lui a laissé son opinion. Il a in-
culpé un membre comme demeurant en hôtel garni ;
ce qui s'est trouvé faux. Il a fait lecture d'une lettre
qui inculpait assez gravement un autre membre.
On a nommé des commissaires ; le rapport n'a pas
été fait. Le membre n'a pas reparu. Si Marat a eu
raison à cet égard, il est juste de le dire, car il n'en
a pas fait habitude. »
Mais écoutons Marat lui-même :
Je finissais la dernière phrase du n» 4 6, lorsqu'un valet de
rH6tel-de-YilIe m*a remis, de la part des représentants de la Corn-
nrane, un ordre de paraître devant eux dans la soirée. Je glisse
sur cette circonstance, qui, sans doute, paraîtra singulière, et
j'observerai que cet ordre était relatif au n» 15, publié dans la
matinée. Je conçois que les dures vérités qu'il contient ont dû
RÉVOLUTION 41
déplaire ; mais elles intéressent trop la sûreté publique pour que
j'aie pu me résoudre à en adoucir un seul mot.
Choqué que ces messieurs continuent à s^ériger en juges, et en
juges dans leur propre cause, me disais-je à moi-même, s'ils se
croient outragés par ma plume, que ne rendent-ils plainte, que
ne me poursuivent-ils? Mais devant quel tribunal? Assurément,
ce n*est ni le Châtelet, ni le Parlement : ces cours d'esclavage ne
sont pas faites pour connaître d'une cause qui a pour objet la
liberté.
Au demeurant, je ne me suis présenté à l'Hôtel-de-Ville que
pour donner à ces messieurs une preuve de ma déférence : je les
prie de recevoir en passant cette petite leçon. Us ne peuvent at-
taquer aucun des droits de l'homme ou du citoyen, et ils ne peu-
vent exercer aucun acte judiciaire : s'ils ne connaissent pas en-
core les limites des pouvoirs qu'on leur a confiés, je m'engage à
les leur tracer. En attendant, ils me permettront de leur présenter
la déclaration suivante.
Suit une longue déclaration de principes^ dont
nous nous bornerons à extraire quelques phrases.
11 est allé deux fois à THôtel-de-Ville pour la remettre
aux représentants de la Commune et en demander
acte ; mais il n'a pu être admis à Taudience, on l'a
renvoyé au lendemain ; il n'y retournera pas.
Vos occupations sont infinies, sans doute, ditril aux magistrats
de la ville ; les miennes ne le sont pas moins, et elles intéressent
bien davantage le bonheur public : je suis Vœil du peuple, vous
en êtes tout au plus le petit doigté
Pressé par mon zèle pour le salut de la patrie, et désespéré de
Toir les aristocrates, qui dominent dans l'Assemblée nationale, se
jouer du peuple..., j'ai cru qu'il était indigne d'un vrai citoyen
de garder le silence... Rapprochant mille faits connus, et suivant
les relations de l'aristocratie et du gouvernement avec la munici-
palité de la capitale, j'ai redouté qu'elle se prêtât, sans s'en dou-
a RÉVOLUTION
ter, aux perfides desseins des ennemis de l'Etat.. Tremblant que
la bonne foi du plus grand nombre des membres de votre comité,
tous recommandables par leurs connaissances diverses et leur pa-
triotisme, mais trop peu versés dans la politique pour découvrir
des pièges cachés avec art, ne fût exposée aux surprises d'une
poignée d'bommas corrompus, et qu'ils ne deviennent innocem»
ment les ins^nments de l'oppression et de la tyrannie ; navré de
voir f Attemblée nationale toujours subjuguée par les ennemis de
l^tat, et trop convaincu ^'elle ne travaillera avec succès à la
Constitution que lorsqu'ils ne pourront plus s'étayer des forces
mêmes du peuple, et que la municipalité de Paris deviendra l'or-
gane du vœu public, — je vous requiers. Messieurs, au nom de la
patrie, dont je suis l'avocat, de purger incessamment votre corps
des membres en qui les vrais citoyens ne peuvent plus prendre
aucune confîïmce, et de puiser pareillement tous les comités de
l'Hôtel-de-Ville. Ces membres ne vous sont pas inconnus, et j'en
nommerai plusieurs à la première réquisition qui m'en sera £aite...
(N« 48, 28 septembre.)
Comme on le voit, les rôles sont intervertis. Ma-
rat n'avait pas précisément tort quant aux formes ;
mais il récuse déjà toute espèce de tribunal, le Par*
lement et le Châtelet aussi bien que le bureau de la
ville.
De ce moment la circulation de scm journal com-
mence à rencontrer toute sorte d'entraves ; il s'en
plaint à diverses reprises, et toujours de ce ton im-
pératif qui lui est dès lors habituel.
Je me suis plaint d'un attentat fait contre la liberté de la presse
par plusieurs patrouilles bourgeoises qui ont enlevé mes feuilles
aux colporteurs. Elles ne l'ont fait qu'en vertu d'un ordre précis.
J'ai imputé cet ordre à l'Hôtel-de-Ville ; il est possible qu'il n'en
soit pas émané. Quoi qu'il en soit, j'ai fait recomnumder ajox col»
RËyOLUTION 43
porteurs de prendre des témoins, si quelque patrouille venait à
récidiver. Le reste me regarde. Je trouverai bien moyen de re-
monter à la source, et de venger la cause de la liberté. (N« SO.)
Un mot amical du rédacteur à un citoyen inconsidéré.
DIALOGUE.
« Eh bien I qu*y a-t-il de nouveau? — VÀmi du Peuple, Monsieur,
qui fait fracas dans la rue. — Que diable I j*avais donné ordre
aux patrouilles de Tenlever ; je vais repasser aux corps-de-garde
pour donner de nouveaux ordres. »
Ydlà un petit dialogue dont j*ai des témoins dignes de foi ; j*en
•établirai la preuve juridique. M. Patu des Haultchamps, conseiller
auditeur de la chambre des comptes, ami intime du curé de Saint-
i<ioolas<les-Champs, et commandant de bataillon, je vom ssomm
4'étre plus mesuré à l'avenir. Respactez rniitruyi éb f àmi du
f^Biyde : il a'flsi dostiaé qjfà veaiger les droits de la nation, as-
surer sa liberté, dmenter son bonheur. Si vous avez un grain de
49ens commun, cachez avec soin votre façon de penser, et trem-
blez de hasarder quelque démarche qui vous ferait passer pour
«ennemi du bien public; je ne vous avertirai qu'une fois. Mes col-
porteurs ont ordre de se porter en foule dans votre district, et
de vous remettre le premier numéro du jour.
Uaurait-on imaginé, qu'un simple particulier aurait la témé-
rité de supprimer de son chef un écrit avoué par le public, et la
folie de se rendre coupable d'un crime de lèse-nation l Les voilà
donc, ces prétendus patriotes, qui déjà ne craignent plus de lever
le masque ! Â qui avez- vous confié votre autorité ! Aveugles ci-
toyens , n'ouvrirez-vous donc jamais les yeux l (N« S4 .)
Avertissement.
3e reçois de tous côtés des plaintes de l'inexactitude de la pe-
^te poste. Se pourrait-il que quelque employé s'oubliât au point
d'intercepter certains numéros de mon journal, et violer de la
sorte la foi publique 1 Cet écrit, étant destiné à défendre les droits
sacrés du peuple et des citoyens, est sous la sauvegarde de la
nation; je déclare que je poursuivrai comme criminel d'Etat tout
44 REVOLUTION
téméraire qui entreprendrait 4*en arrêter la libre circulation.
(No 24.)
— Je somme le comité du district de Saint-Ândré-des-Arts, qui
a donné des ordres d'arrêter ma feuille, de les retirer, et de foire
rendre les numéros interceptés. Que ses membres corrompus qui
Font subjugué tremblent que je ne leur imprime le cachet de l'op-
probre. (No 86.)
— Et c'est la milice nationale, dit-il encore ailleurs, et ce sont
mes concitoyens qui se prêtent à cet attentat ! Lisez-les donc,
soldats aveugles, ces écrits dont vous empêchez les salutaires
effets, et frémissez d'horreur de servir d'instrument à la tyrannie
pour accabler votre défenseur l
De ce moment aussi Marat voue à la municipa—
lité une haine implacable, et il ne cesse de la pour^
suivre de ses calomnies. On agite de nouveau au
Conseil de la ville, dans les premiers jours d'octo-
bre, la question de savoir s'il ne conviendrait pas
de séquestrer ce furieux et de le mettre ainsi dans
l'impossibilité de faire le mal; mais l'Ami du
Peuple trouve dans Bailly , dans ce même homme
qu'il traînait tous les jours aux gémonies, un dé-
fenseur généreux. « Quelques membres de la Com-
mune, lit-on dans la Chronique de Paris (8 octobre),
voulaient qu'on mît M. Marat, auteur de VAmi du
Peuple^ en prison, à cause de l'extrême hardiesse
de cette feuille. Monsieur le maire leur a rappelé les
vrais principes de la liberté de la presse, et il a été
décidé que ceux qui se croiraient calomniés par
M. Marat intenteraient contre lui une action juri-
dique. »
RÉVOLUTION 45
La lettre suivante, que je trouve dans le même
journal, prouve que, si Ton s'inquiétait justement
des attaques de Marat, on se souciait peu de ses
éloges, et montre dans quel mépris le tenaient déjà
les honnêtes gens.
Messieurs, l'auteur de VAmi du Peuple, M. Marat, me distingue
d'une manière injurieuse des autres représentants de la Com-
mune dans son n<> 26. L'honnêteté qu'il veut bien m'accorder est
dans mon cœur ; mais cet éloge, partant d'une plume qui distille
la sédition et la- calomnie, m'outrage et m'afflige profondément;
je le rejette avec indignation. Veuillez bien, Messieurs, rendre pu-
blique la présente réclamation : je la dois à ma délicatesse et à
celle de mes collègues.
Peyrilqe.
Paris, ce 7 octobre ^^%9.
Les journées d'octobre amoncelèrent sur la tête
de Marat un orage devant lequel il dut fuir. Il se
vantait lui-même, et non sans fondement, d'avoir
provoqué ces tristes événements ; et en effet, sur la
nouvelle du repas des gardes du corps et de ce qui
s'était passé à Versailles, il faisait, dans son nu-
méro du 5, cet appel à l'insurrection :
Les faits nous manquent pour prononcer si c'est une conjura-
tion réelle ; mais, fût-elle chimérique, tous les bons citoyens doi-
vent se montrer en armes, envoyer de nombreux détachements
pour enlever toutes les poudres d'Essonne ; chaque district doit
retirer ses canons de l'Hôtel-de-Ville. La milice nationale n'est
point assez dépourvue de sens pour ne pas sentir qu'elle ne doit
jamais se séparer du reste des citoyens ; que , loin d'obéir à ses
chefs, s'ils s'oubliaient au point de donner des ordres hostiles,
elle doit s'emparer d'eux. Enfin, si le péril devenait imminent,
46 RÉVOLUTION
c'en est fait de nous si le peuple ne nomme pas lukiiéme un tri-
bun, et s'il ne Tanne pas de la force publique.
Ces provocations furent dénoncées à la Ck>mmiine ,
qui chargea des commissaires de déférer la feuille
incendiaire au Châtelet, afin que le procureur du
roi eût à s'opposer aux <c excès aussi dangereux
qu'inquiétants de la presse. » Le Châtelet fit saisir
les presses de Y Ami du Peupkj et lança un décret
de prise de corps contre son auteur. Marat fut obligé
de se cacher, et de suspendre la publication de son
journal après le 28® numéro (8 octobre). Il s'était
tout d'abord placé sous la protection de certains
districts, qu'il ne tint pas à lui de mettre en insur*
rection contre la justice.
On lit dans la Chronique de Paris du 1 3 octobre.
a M. Marat a, dit-on, écrit au district des Car-
mes, que c'était à lui qu'il avait réservé l'honneur
de le protéger. Ce district n'est probablement pas
ambitieux, car il a refusé cet honneur.
» Le district des Cordeliers, sur la lettre qui lui
a été adressée par le sieur Marat, auteur de VAmi
du Peuple^ par laquelle il réclame sa protection, a
déclaré qu'il défendrait de tout son pouvoir les au-
teurs de son arrondissement des voies de fait^ sauf
à ceux qui se trouveront offensés dans leur personne
ou dans leur honneur à se pourvoir par toutes les
voies de droit.
n Cet arrêté nous paraît infiniment sage, non pas
RÉVOLUTION 47
que nous approuvions les calomnies de M. Marat ,
nous en deviendrions les complices; mais c'est
dans les tribunaux et par les moyens de droit que
les offensés doivent en obtenir réparation. »
Le moyens de droit n'eussent pas été davantage
du goût de Marat, qui avait peu de confiance dans
les tribunaux, quels qu'ils fussent. Quoi qu'il en
soit, ne trouvant pas dans les districts l'appui sur
lequel il avait cru pouvoir compter, il quitta mo-
mentanément Paris, et il ne reprit la publication
de sa feuille que le 5 novembre, dans je ne sais trop
quelle cachette, à l'aide de je ne sais quelle impri--
mené patriotique. 11 commence le premier numéro
de cette reprise (n° 29) par se plaindre d'une con*
trefaçon, qu'il répudie.
Un particulier (M. Jourdain de Saint-Ferjeux) avec qui je n'ai
aucune liaison s'est empressé de profiter du bruit de ma déten-
tion pour faire paraître une feuiHe sous le titre de VAmi du
Peuple. Je serais enchanté qu'il eût pu remplacer la mienne : m^
reposant sur lui du soin accablant de veiller aux intérêts de la
nation, il m'aurait permis de chercher enfin le repos dont je sois
privé depuis si longtemps ; mais sa plume est trop stérile pour
produire quelque impression et avancer les affaires publiques.
Quels que soient les motifs qui l'ont engagé à faire gémir la presse^
je le prie de permettre que mon journal continue à jouir paisible-
ment d'un titre dont il est en possession, et de ne pas trouver
mauvais que j'y attache quelque marque destructive (4) qui pré-
vienne la surprise des acheteurs. (N<> 29, du 5 novembre 4789.}
(l)Poiir dittinctwe, évidemment; mais qoelle étrange coquille! Dn reste, 1»
jonnial de Uarat abonde en erreurs de ce genre.
48 RÉVOLUTION
Viennent ensuite des Observations importantes sur
la ligue formidable des ennemis de la patrie.
Depuis que les ennemis de la patrie m'ont enlevé ma feuille^
et qu'ils ont forcé mes amis de m'entrainer en captivité, je gé*
mis de ne pouvoir veiller pour le salut du peuple, et je cherche
tous les moyens possibles de lui donner des marques de moa
étemel dévouement. Le défaut de correspondance entre la capi-
tale et le lieu de ma retraite ne me permet pas d'être au courant;,
néanmoins voici quelques observations importantes que je sup-
plie tous les bons citoyens de prendre en considération. En ren-
dant témoignage au zèle qui m*anime, ils sentiront l'urgente né-
cessité de prendre des mesures convenables pour prévenir les
malheurs affreux qui nous menacent...
Rendu à la liberté au commencement de décem-
bre^ il donne à ses lecteurs, sous le titre à'Anecdotes^
de r auteur j « uû léger historique » de ses tribula-
tions : ceux qui s'intéressent au sort de TAmi du
Peuple, pense-t-il, ne le liront pas avec indifférence ;
ceux qui n'y verraient qu'un récit personnel ne
sont pas faits pour le lire.
Enfin je respire, mes chers concitoyens, après deux mois de
captivité, de veilles, de soucis, d'inquiétudes et d'alarmes (4).
Toujours prêt à combattre pour vos droits, votre liberté, votre
repos, votre bonheur, à peine ai-je repris haleine que je reparais
pour vous dans les champs de l'honneur. .
Que sont devenus tant de faux frères qui paraissaient avoir
épousé votre cause, lorsqu'il n'y avait aucun risque à la défen-
(I) Je ne les ai éproQTées, à la vue des pièges tendus sous les pas des citoyens,
qu'après que les ennemis publics m'ont eu enlevé les moyens de dénoncer leur»
noirs complots.
RÉVOLUTION 49
dre (4)? Intimidés ou vendus, ils vous ont lâchement abandon-
nés. Quelques hardis défenseurs vous sont restés fidèles, et tou-
jours TÂmi du Peuple leur disputera la gloire de se dévouer pour
vous.
Tout Paris a su que, la nuit du 8 octobre, la maison que j'ha-
bite a été assaillie par une bande nombreuse d'assassins ; c'en
était fait de moi s'ils fussent parvenus à forcer la porte, qu'on
refusa de leur ouvrir.
Les ennemis publics me regardaient comme le premier mo-
teur de l'insurrection qui venait de sauver la patrie ; ils mirent
ma tête à prix, et, pour couvrir l'assassinat, ils firent courir le
bruit que j'étais dans les cachots du Châtelet. Que je m'acquitte
ici d'un devoir cher à mon cœur envers tant de bons citoyens
qui vinrent me presser de chercher mon salut dans la fuite.
J'avais informé deux districts des dangers que je courais : l'un
fit faire de fréquentes patrouilles devant ma porte ; l'autre m'en-
voya quelques officiers pour me mettre en sûreté.
Plusieurs amis, né se fiant qu'à leur zèle, Fenle-
Tèrent de chez lui et le conduisirent à Versailles. Il
y adressa ses réclamations à TÂssemblée. Il était
encore à demander justice lorsqu'il apprit que le
Châtelet venait de lancer contre lui un décret de
prise de corps, décret scandaleux qui n'était désho-
norant que pour ceux qui l'avaient sollicité, que
pour ceux qui l'avaient rendu.
Ses amis le tenaient sous clé. Occupé à suivre
les travaux de l'Assemblée nationale et les menées
des ennemis de l'Etat, il ne sentait que le malheur
de n'avoir point d'imprimeur, le dernier attentat
du Comité de police les lui ayant tous enlevés.
(1) On peut les comparer h F&ne de la &ble, détachant une ruade au lion mon-
not.
T. VL 3
50 RÉVOLUTION
A peine eut-il passé huit jours dans sa retraite
que son genre de \ie parut suspect au traiteur
qui le servait : il alla le dénoncer à la garde natio-
nale. Heureusement un de ses amis, ayant eu vent
de la dénonciation, vint l'enlever de nouveau.
11 désirait se rapprocher de Paris : il trouva un
asile dans ses environs, et y vécut heureux pendant
quinze jours. Il y recevait sa feuille, qu'il avait
trouvé moyen de faire reparaître à force de sacrifi-
ces. Mais des espions mis aux trousses des libraires
qu'il employait découvrirent ses presses ; elles fu-
rent saisies par le Comité de Saint-Etienne-du-
Mont, et le Comité de Saint-André-des-Arcs, rem-
pli d'indignes citoyens, de vils suppôts du despo-
tisme, prêta son ministère pour faire saisir son
journal : vaines recherches, dont il ne recueillit
d'autre fruit que la honte de s'être démasqué et
d'avoir afiiché la bassesse de ses vues.
Son repos ne fut pas de longue durée. Des es-
pions attachés sur les pas de quelques amis qu'il
voyait éventèrent sa retraite , et xm beau matin fl
fut assailli par un détachement de vingt hommes
sous la conduite du vice-président de Saînt-Nicolas-
du-^^hardonnet. Conduit an Comité des recherches,
il y fut reçu et traité avec des égards auxquels il
était sans doute bien loin de s^ attendre. Comme il
avait été réveillé un peu brusquement et qu'il n'avait
point eu te temps de d^iraaer,^ on loi offirit une
RÉVOLUTION 51
tasse de chocolat, qu'il prit au coin du feu, tout en
causant, et, après une assez longue conversation
sur divers sujets politiques, on lui remit ses pa-
piers, qui avaient été saisis, et parmi lesquels il
s'en trouvait de « très-forts » , et on lui annonça
qu'il était libre. Enfin ces messieurs du Comité
poussèrent la galanterie jusqu'à lui o&ir nne voi-
ture pour le reconduire chez lui, et une garde s'il
craignait de ne pas être en sûreté.
Touché de leurs procédés, je les comparais en silence à ceux
qu'auraient eus, en pareil cas, des commissaires royaux : je sen-
tis l'extrême différence de l'ancien au nouveau régime, et une
émotion délicieuse pénétra mon âipe.
Une pareille effusion ne coule pas souvent de la
plume de Marat.
De rHÔtel-de^-Ville il se rend chez un ami, puis
aux Italiens, où le sîgnor Mandini et la signora Ba-
letti suspendent quelques moments les agitations
du patriote, et te tendemain il était tranquillement
chez lui.
Tout lui sourit enfin. Son premier soin ayant été
de réclamer ses presses, qui sont sa plume et son
écritoire^ pleine satisfaction lui est donnée, tout lui
est rendu.
Me voilà donc, s'écrie-t-il, en état de faire paraître ma feuille
sans dépendre des créatures de l'autorité. Pour servir la patrie
avec {dus de succès, je me suis fait imprimeur, et je m'honore de
ce nouvel état ; ifiais je dois prévenir mes lecteurs qu'il ne sor-
52 RÉVOLUTION
tira de mes presses que les productions de ma plume, et les
écrits des vrais défenseurs de la liberté publique et de l'inno-
cence opprimée : car TAmi du Peuple n'entend point faire de la
typographie un métier de lucre.
De ce jour en effet, et à partir du n** 7 1 , du 1 9 dé-
cembre 1789, Y Ami du Peuple sort de V imprimerie
de M. Marat, rue de la Comédie, n® 37 (1).
Cette curieuse narration, que nous aurions voulu
pouvoir reproduire en entier, se termine par un
avertissement aux abonnés, commençant ainsi :
L'auteur ayant abandonné les trois quarts du produit de son
journal aux libraires chargés de la manutention, et n'ayant pas
touché une obole sur Fautre quart, a non-seulement trouvé, lors
de son retour à Paris, la caisse vide, mais chargée de dettes.
Déterminé à brouter Therbe plutôt que de donner sujet à ses
souscripteurs de se plaindre, et prenant sur lui le soin de les sa-
tisfaire, il s'est chargé seul de la publication de sa feuille, et il
croit pouvoir répondre que le service s'en fera dorénavant avec
ponctualité...
Enfin on lit encore dans ce numéro cette petite
note, qui a son importance :
M. Marat, voyant avec peu d'édification que M. Sainthi, rédac-
teur du Courrier de PariSy dont la feuille avait été envoyée aux
abonnés en attendant, l'a proposée aux souscripteurs comme la
suite de Y Ami du Peuple^ déclare qu'il n'a aucune relation avec
ce rédacteur, et le public s'est bien aperçu que ces feuilles n'ont
rien de conmmn.
(I) Le n« 7S a la même souscriptira ; mais le 7S et les soiTants portent me de
la Vieille, et quelquefois de rAncieone-Gomédie, n» 39. Plus tard, c'est seolement :
\Be l'imprimerie de MaraU
RÉVOLUTION 53
II faut d'ailleurs rendre cette justice à Marat
qu'on le voit constamment préoccupé du souci de
remplir ses engagements envers ses souscripteurs,
et qu'il y fut toujours fidèle, autant du moins qu'il
était en lui. Ajoutons tout de suite qu'il se montra
toute sa vie peu soucieux de sa fortune, et qu'il
mourut pauvre, malgré l'immense succès de sa
feuille. Aussi ai-je peine à croire qu'il fût vendu,
comme on l'en accusait. Est-il plus vrai de dire
qu'il était un instrument — désintéressé — dans les
mains des ennemis de la Révolution ? La question
est plus difficile à résoudre ; j'inclinerais cependant
pour la négative : le caractère bien connu de Marat
me semble répugner à cette accusation, d'ailleurs
si banale alors.
Quoi qu'il en soit, on la voit se produire tout
d'abord, et je la trouve encore, à la fin de 1 792,
formulée dans une Adresse aux Parisiens où Roland
repousse avec une légitime indignation les calom-
nies dont Marat ne cessait alors de le poursuivre.
« Que toutes ces propositions, disait l'intègre
ministre, soient placardées au coin des rues sous
le voile de l'anonyme, elles n'exciteraient que le
mépris ; qu'elles y paraissent sous le nom d'un
homme qui s'offre au peuple conmie son ami, qui
a pris de la consistance dans cette révolution, que
le corps électoral compte parmi ses membres et que
déjà plusieurs voix portent à la Convention (j'ap-
51 RÉVOLUTION
prends qu'il Tient d'être nommé), on s'étonne et l'on
réfléchit.
« Est-ce l'erreur d'un homme ardent et soup-
çonneux qui prend ses craintes pour des vérités, et
qui sème de bonne foi la défiance dont il est péné-
tré? N'existe-t-il point d'ambitieux adroit, d'ennemi
caché, qui nourrit pour son profit l'inquiétude d'tin
esprit atrabilaire et le dirige à son gré ? Avons-nous
dans notre sein des émissaires de Brunswick qui
cherchent à nous affaiblir par des divisions intesti-
nes, ou des scélérats qui veulent tout renverser pour
s'élever sur des ruines? Je ne puis résoudre ces
questions, mais je vois qu'il y a lieu de les faire, et
que, si ces émissaires ou ces scélérats existaient
parmi nous, ils s'efforceraient de produire la dé-
fiance et l'agitation que nous voyons exciter et per-
pétuer. »
Desmoulins lui-même crut devoir un jour pré-
venir Marat des soupçons qu'on faisait peser sur
lui. « J'ai dit un jour à M. Marat, raconte- 1- il,
dans la seule entrevue que j'aie eue avec lui, ce que
je pensais de sa trop grande précipitation à juger,
de sa facilité plus grande encore à accuser, du dan-
ger de quelques-unes de ses opinions, du défaut de
graduations dans sa colère, son visage étant tou-
jours le même, et aussi enflammé contre M. Bailly
que contre J. F. Maury . Je ne lui ai point dissimulé
qu'on répandait le bruit qu'il était l'insitrument
RÉVOLUTION 55
d'aristocrates qui remployaient à semer le trouble
et soulever le peuple contre toute espèce d'adminis-
tration 'y mais il m'a répondu d'une manière à me
fenner la bouche, par ce morceau qui termine sa
dénonciation contre M, Necker :
Los aoneatts du (peuple, qui scmt les miens, débitent que ma
pkiQM est vendue. £^ à qui, de grâce, serais-je vendu? Est^ à
rAssambto nationale, contre laquelle je me suis élevé tant de
fois, doni j'ai critiqué plusieurs décrets funestes, et que j'ai bien
souvent rappelée à ses devoirs? Est-ce à la couronae , dont j'ai
toujours attaqué les odieuses usurpations, les redoutables préro-
gatives? Est-ce au ministère, que j'ai toujours dénoncé pour
l'éternel enncnni du peuple, et dont j'ai signalé les membres
comme traîtres à la patrie? Est-ce aux princes, dont j'ai demandé
que le faste na&daleux fiU réprimé, les dépenses bornées au&
simples revenus des apanages ; aux princes coupables , que j'ai
voulu faire traduire en jugement? Est-ce au clergé, dont je n'ai
cessé d'attaquer les débordements , les prétentions ridicules, et
dont j'ai demandé que les biens fussent restitués aux pauvres?
Est-ce à la noblesse, dont j'ai frondé les injustes prétentions,
attaqué les privilèges iniques, dévoilé les perfides desseins? Est-ce
anx financiers, aux déprédateurs, aux concussionnaires, aux
sangsues de l'Etat^ à qui j'ai demandé que la nation fît cendre
goi^e? Est-ce à la nranicipiâité , dont j'ai découvert les vues
secrètes, dévoilé les dasadas dangereux, dénoncé les attentats,
«t qui m'a £sdt arrêter? Estr^e aux districts, dont j'ai dévoilé
l'd&rmante composition, et proposé la réiorme? Est-ce à la milice
natioiiale, dont j'ai attaqué les sots procédés et k sotte confiance
dans des chefs suspects?
Reste donc lepeuple, dont j'ai constamment défendu les droits,
«t pour lequel mon zèle n'a point eu de bornes ; mais le peuple
n'achète p^vonne. Et puis pourquoi m'acbeter? je lui suis tout
acquis. Me fera-t-on un crime de m'étre donné?
Depns longues années mes amis, témoins de mon insouoiance
66 RÉVOLUTION
sur la fortune, voyant que je me refuse le nécessaire pour faire
construire des instruments de physique , me regardent comme
un original, un homme indécrottable, en prenant le mot dans son
sens naturel. Peut-être n'ont-ils pas tort. Mais ce caractère n'est
pas, je crois, celui des intrigants qui cherchent à se vendre.
Je n'ai ni place ni pension ; jamais je n'en solliciter^, et n'en
accepterai jamais; je ne voudrais pas de la place de premier
ministre des finances, pas même pour m'empêcher de mourir de
faim. J'ai mis contre moi le gouvernement, les princes, le clergé,
la noblesse, les parlements, les municipalités, le Châtelet, les dis-
tricts, l'état-major de la garde soldée, les avocats, les procu-
reurs, les financiers, les agioteurs, les déprédateurs, les sang-
sues de l'Etat et l'armée innombrable des ennemis du bien
public: serait-ce donc là le plan d'un homme qui cherche à se
vendre?
Et pourquoi me suis-je fait ces nuées de mortels ennemis?
Pour le peuple, ce pauvre peuple épuisé de misère, toujours
vexé, toujours foulé, toujours opprimé, et qui n'a à donner ni
places ni pensions. C'est pour avoir épousé sa cause que je suis
en butte aux traits des méchants qui me persécutent , que je
suis dans les liens d'un décret de prise de corps, comme un mal-
faiteur. Mais je n'éprouve aucun regret; ce que j'ai fait, je le
forais encore si j'étais à commencer.
Je ne ferai point de reproches aux folliculaires qui se prêtent
à me noircir. S'il en est un seul qui doute que ma plume n'est
conduite par mon cœur, qu'il vienne me voir dîner
Mais je me flatte d'en avoir dit assez pour les détromper de
cette calomnie, la seule qui eût pu porter coup à la cause que je
défends. Quant aux autres, je laisse libre la carrière à mes difGn-
mateurs , et je ne perdrai pas à les confondre un temps que je
dois donner à ma patrie.
Victime du civisme, concluait Marat, je vais donc servir
d'exemple à ceux qui seront tentés de défendre les droits de la
nation I Peuple ingrat et frivole, qui encenses les tyrans et aban*
donnes tes défenseurs, je me dévoue pour toi ; je t'ai sacrifié mes
veilles, mon repos, ma santé, ma liberté; deux fois, pour pro-
RÉVOLUTION 57
longer tes jours, j'ai abandonné le soin de ma vie; et aujour-
dliui tu me vois en silence poursuivi par tes ennemis et forcé
de fuir pour échapper à leur fureur! Mais non, je ne te fais point
de reproche : ma vertu serait-elle pure si j'avais compté sur ton
amour?
i Voilà, s'écriait Camille Desmoulins, après
avoir reproduit cet extrait ; voilà, je ne dirai pas
seulement un des plus beaux morceaux d'éloquence
que j'aie jamais lus; mais voilà du courage, de
l'âme et un grand caractère. »
Marat revient à plusieurs reprises sur cette accu-
sation qu'on ne cesse de lui jeter à la face, et la
repousse toujours avec une énei^ie croissante. Ce
n'est pas faute qu'il ait été tenté pourtant : Necker,
si on voulait l'en croire, lui aurait offert un million,
et en or encore, simplement pour qu'il se tût sur
ses machinations (1). Camille Desmoulins s'était
vanté d'avoir refusé une place de mille écus, qu'on
lui avait offerte à la suite d'un de ces bons dîners
qu'il aimait un peu trop, entre la poire et le fro-
mage. La belle vertu vraiment! Mais un million^
en orl.... Et puis voyez la différence qu'on fait
entre TAmi du Peuple et ce cher fils 1 Marat est à
Camille comme cinquante mille livres de rente
en or sont à un traitement de mille écus en assi-
gnats.
(1) Pûbliciste de la République, n» 177»
5S RÉVOLUTION
Un jour cependant Marat ne rougit pas de tendre
la main ; mais c'était dans des circonstances tout
exceptionnelles, et les conséquences qu'on a. tirées
de ce fait contre son incorruptibilité sont un peu
forcées. Voici comment madame Roland, qui était
bien placée pour connaître la vérité, raconte la
chose:
« J'ai dit que Marat commençait à nous déchirer.
Il faut savoir que, du moment où l'Assemblée avait
mis des fonds à la disposition du ministre de l'Inté-
rieur pour impression d'écrits utiles, Marat, qui, le
lendemain du 1 0 août, avait fait enlever, par son
peuple, quatre presses à Timprimerie royale, pour
s'indemniser de celles que la justice lui avait pré-
cédemment fait retirer, Marat écrivit à Roland
pour lui demander 15,000 livres, afin de le mettre
en état de publier d'excellentes choses. Roland ré-
pondit que la somme était trop considérable pour
la délivrer sans connaître l'objet auquel elle devait
servir; que, si Marat voulait lui envoyer ses ma-
nuscrits, il ne s'attribuerait pas le droit de les
juger, mais il les soumettrait au Conseil, pour sa-
voir s'il convenait de les publier aux frais de la
nation. Marat répliqua assez mal, comme il sait
faire, et envoya un fatras de manuscrits dont la
seule vue faisait peur. . .
» J'avais quelquefois douté que Marat fût un
être subsistant ; je fus persuadée alors qu'il n'était
RÉVOLUTION «f
pas hnaginaire. J'ea parlai à Danton ; je lui té^
moignai l'envie de le voir, et lui dis de me Ta*
mener : car il faut connaître les monstres, et j'étais
curieuse de savoir si c'était une tête désorganisée
ou un mannequin bien soufflé. Danton s'endéfen^
dit, comme d une chose bien inutile, même désa*-
gréable, puisqu'elle ne m'offrirait qu'un ohgîiutl
qui ne répondrait à rien. . .
» Le Conseil trouva que les manuscrits de Ma-
rat devaient être remis à Danton, qui sauçait bisa
s'arranger avec lui... C'était donner à Danton un
nouveau moyen de s'attacher ce chien enragé, de
le faire courir et mordre ceux contre lesquels il
lui plairait de l'exciter (1)... »
Bref, Marat n'eut pas ses quinze mille francs, et
cette petite mortification entra probablement pour
beaucoup dans la haine furieuse dont il poursui-
vit Roland et sa clique.
J'ai déjà parlé (t. 4, p. 141) de ces fonds mis à
la disposition de Roland, et de l'usage modéré qu'il
en fit. On en avait pris thème pour les imputations
les plus malveillantes, et l'on fit à cette occasion
grand bruit d'un bureau d'esprit public destiné à
façonner, pour ne pas dire à corrompre Topinion.
Voici ce qu'en dit madame Roland : « Redevenu
ministre après le 10 août, Roland n'imagina rien
(4) Mémoires de Madame Roland, éd. Ravenel, t. ii, p. 37.
€0 RÉVOLUTION
de plus pressé que de répandre un même esprit
dans les administrations, afin de leur faire prendre
une marche uniforme et d'assurer le succès de la
Révolution. 11 adressa aux corps administratifs
une circulaire tendant à ce but, et qui produisit
un bon effet. L'Assemblée législative sentit le be-
soin de l'étendre, et, à défaut de l'instruction pu-
blique, non encore organisée, elle voulut que cent
mille livres fussent mises à la disposition du mi-
nistre de l'Intérieur pour répandre les écrits utiles,
dont elle lui abandonnait le choix. Roland, économe
et sévère, s'occupa d'un emploi bien entendu de
ces fonds ; il profita des papiers publics alors en
crédit, et les fit expédier gratuitement aux sociétés
populaires, aux curés et aux particuliers qui s'an-
nonçaient pour désirer de concourir au bien de
l'Etat. . . » Nous savons que Roland dépensa à peine
le tiers de ces fonds dont il avait l'entière disposi*
tlon.
Mais reprenons le fil de notre narration.
Dans les premiers jours de 1 790 , Marat fut
dénoncé pour la troisième fois à la municipalité,
par Boucher d'Argis, conseiller au Châtelet, et
l'assemblée des représentants de la Commune, par
un remarquable arrêté, que nous avons rapporté
t. 4, p. 1 50, ordonnait au procureur-syndic de dé-
noncer par devant le tribunal qui devait en con-
naître les dernières feuilles de VAmi du Peuple.
RÉVOLUTION 64
Marat répondit à cet indigne arrêté par une vio-
lente diatribe, dont nous citerons encore quelques
passages.
Pour colorer les attentats que vous méditez contre les écri-
vains patriotiques, vous citez maladroitement l'exemple des An-
glais , le peuple jusqu'à présent le plus libre de la terre , peuple
chez lequel les auteurs et les imprimeurs sont responsables des
écrits qu'ils répandent dans le public. Sans doute , la liberté de
la presse ne doit pas être licencieuse; mais où est la licence,
lorsqu'un auteur qui parle de l'abondance du .cœur a soin de se
nommer? Ignorez-vous qu'en Angleterre la vérité est toujours
bonne à dire? Ignorez-vous qu'en Angleterre un écrivain, par-
lant pour la patrie, peut traîner dans la boue tout homme pu-
blic, quelque élevé que soit son rang? Ouvrez les lettres de
Junius, vous y verrez l'auteur poursuivant sans relâche le pre-
mier ministre, dévoilant ses projets, décriant son administration,
le donnant chaque jour en spectacle, l'arrachant au repos, le
forçant de calmer ses fureurs par l'opium, et le faisant descen-
dre de son trône pour aller dans la solitude ensevelir sa honte
et son désespoir. Ignorez-vous qu'en Angleterre l'administrateur
infidèle , toujours appelé en compte , ne peut échapper au juge-
ment. Dans cette lie fortunée, votre maire et votre tribunal de
police, traduits devant le banc du roi pour avoir fait enlever une
seule feuille de papier, seraient condamnés à restitution et à une
forte amende envers le dernier des colporteurs. Dans cette lie
fortunée, votre ancien Comité des subsistances et les autres ad-
ministrateurs municipaux auraient éprouvé le sort d'Hasting; le
ministre des finances lui-même , le maire et la municipalité au-
raient celui de Charles V>^ ; le Cbâtelet aurait été abattu et les
juges seraient ensevelis sous ses ruines, s'ils avaient commis à
la face des cieux les prévarications qu'ils commettent efifron-
tément. . . . -
Mais quoi! n'avons-nous donc entrevu la liberté que pour
mieux en sentir la perte? Ahl si elle nous échappe sans retour,
62 RÉVOLUTION
qu'avoDS-nous gagné à tant d'alarmes, d'efforts, de combats, de
privations, déjeunes, d'anxiétés, de tourments, que d'avoir
aggravé nos maux, que d'avoir appesanti nos fers? Au lieu d'un
maître, nous en aurions dix mille ; nous aurions écrasé le despo*-
tisme pour laisser naître l'aristocratie! Nous aurions abattu
Finsolente noblesse, l'impudique clergé, pour élever des légions
de robins , l'écume du palais , la crasse du barreau , des grippe-
sous, des huissiers, des recors, qui nous commandent et nous
maîtrisent 1 A genoux devant eux, les ciloyens n'auraient donc
pris les armes que pour leur servir d'instruments de fureur ; et
les soldats de la patrie , asservis à d'indignes municipaux , aban-
donnant l'esprit public pour l'esprit de corps , renonceraient à
leur jugement, à leurs intérêts, à leurs devoirs, à leur honneur,
pour mettre et tenir sous le joug leurs concitoyens!
Fatal aveuglement, que tous les écrivains patriotiques doivent
s'attacher à détruire, ou qui ferait bientôt évanouir nos der-
nières espérances, en ramenant les jours de la servitude
Je ne me suis étendu si longuement sur cet arrêté que parce
qu'il tendait à détruire par le fait toute liberté de la presse. II
est important de démontrer les motifs secrets de ce coup alar-
mant d'autorité , de démasquer ses auteurs, et d'ouvrir les yeux
du public, en lui faisant voir, du côté des administrateurs muni-
cipaux , ruse , mensonge , témérité , barbarie , mépris des droits
du peuple, soif ardente de pouvoir ; du côté de l'Ami du Peuple,
vérité, justice, zèle du bien public, énergie et constance.
Dans la discussion qui vient de nous occuper, ce n'est pas
Tauteur qu'il faut' voir, mais l'Ami du Peuple déclarant la guerre
à un tribunal redoutable et à la municipalité, dont les attentats
n'ont plus de bornes, leur livrant des combats continuels et se
mettant à la brèche pour sauver la patrie. Sans cette levée de
boucliers et sans le courage du district des Cordeliers, c'en était
fait des écrivains patriotiques ; le lendemain de l'enlèvement de
l'Ami du Peuple, tous les autres auraient disparu. Je les presse
de se confédérer et de suivre une marche vigoureuse : ils peuvent
voir, par mon exemple , qu'on n'en meurt pas toujours. (1 9 et
20 janvier 1790.)
RÉVOLUTION 63
Mais Marat ne se borna point à une impuis-
sante protestation ; il s'adressa à ses bons amis les
Cordeliers, et ceux-ci, plus décidément résolus
cette fois qu'ils ne s'étaient montrés trois mois aupa-
ravant, le prirent ouvertement sous leur protection.
Glorieux arrêté du district des Cordeliers (1).
Cet illustre district, dont la gloire vole en tous lieux sur les
ailes de la renommée, et dont le nom sera consacré à jamais
dans les fastes de la Révolution, comme Tun des plus fermes
appuis de la patrie et de ses enfants, justement alarmé des atten-
tats multipliés des ennemis du peuple contre les écrivains patrio-
tes, et prenant TAmi du Peuple sous sa protection spéciale,
vient de nommer quatre commissaires conservateurs de la liberté
des citoyens de son arrondissement , sans la signature collective
desquels on ne pourra mettre à exécution aucun ordre de na-
ture à priver un citoyen de sa liberté, se réservant de démontrer
dans un autre arrêté que le Cbâtelet ne saurait se constituer juge
dans sa propre cause, sans blesser à la fois les lois de la justice,
de la raison et de la pudeur.
Copie de cet immortel arrêté doit être envoyée à la Ville, au
commandant général et au Cbâtelet. Tous les districts qui con-
naissent leurs droits et qui sont jaloux de maintenir la liberté
s'empresseront sans doute de partager la gloire de celui des
Cordeliers, en faisant cause commune avec lui.
Cependant le Cbâtelet avait été saisi de Taffaire,
et il y avait été résolu que préalablement on met-
trait à exécution le mandat de prise de corps lancé
contre Marat à la suite des journées d'octobre. Nous
avons déjà parlé (t. 4, p. 295) de l'émotion que
(I) Cet arrêté ne préjadiciera en rien au secret des opérsuions nécessaires
pour b'assurer des yrais délinquants, des traîtres à la patrie.
64 RÉVOLUTION
causa dans Paris cette expédition — car c'en fut
une véritable — et des suites funestes qu'elle fail-
lit avoir. Voici, d'après la Chronique^ dont le récit
a toutes les apparences de l'exactitude, comment les
choses se passèrent :
Le 22 janvier au matin, deux huissiers du Châ-
telet, porteurs du décret de prise de corps rendu
par ce tribunal le 8 octobre contre Marat, et es-
cortés d'une troupe d'infanterie et de cavalerie, se
présentèrent au corps-de-garde de la rue de FAn-
cienne-Comédie , près de l'hôtel de la Fautrière ,
où étaient les presses de VAmi du Peuple. Quoique
le district des Cordeliers eût été le premier à im-
prouver le ton et les inculpations de VAmi du
Peuple^ il crut cependant devoir tenir à l'arrêté
qu'il avait pris, et qui défendait au commandant
du bataillon de faire mettre à exécution aucun dé-
cret portant atteinte à la liberté des citoyens, sans
que ces actes eussent été visés par cinq commis-
saires nommés à cet effet.
Les cinq commissaires, informés de ce qui se
passait, observèrent que le décret du Châtelet était
antérieur à celui de l'Assemblée nationale relatif à
la jurisprudence criminelle. Les huissiers se reti-
rèrent après avoir dressé procès-verbal, et les ba-
taillons de Saint-Séverin, de Saint-André-des-Arts,
etc. , ainsi que la cavalerie, occupèrent toute la rue.
Pendant qu'on verbalisait, Danton, ex-président
RÉVOLUTION 65
du district des Cordeliers, aurait dit : c Si tout le
monde pensait comme moi, on sonnerait le tocsin,
et à l'instant nous aurions vingt mille hommes
qui les feraient blanchir. » Ce propos fut constaté
dans le procès-yerbal par les deux huissiers (1).
Dans Taprès-midi, le district des Cordeliers as-
semblé députa à l'Assemblée nationale les sieurs
Paré, président, Danton et Testulat. CAssemblée
déclara que le zèle du district avait été trop loin,
cassa l'arrêté qui nommait les cinq commissaires,
et leur enjoignit ou de laisser arrêter Marat ou de
le livrer eux-mêmes aux lois, qui seules devaient
décider s'il avait calomnié ou dit la vérité.
Le district se soumit aux ordres de l'Assemblée,
et, malgré le grand nombre de troupes dont il se
voyait environné, il ne mit pas un homme sur
pied.
Les huissiers revinrent alors, armés d'une nou-
velle commission, qui les rendait responsables de
la Don-exécution du décret, et, le conunandant du
bataillon ayant ordre d'en protéger Texécution, ils
firent leur perquisition. Elle se trouva infruc-
tueuse : Marat était absent depuis six jours ; mais
on mit les scellés sur ses presses et autres effets.
(I) Je Us dans le Patriote français du 96 mars que « ce propos et d'autres sem-
blables furent l'objet d'une accusation et d'un décret de prise de corps lancés con-
tre Danton, et que son district, toujours animé de la même ferveur pour la dé"
feose des principes, réclama contre ce décret du Chàtelet, qu'il regardait comme
ttteotatoire à la liberté qui doit régner dans les assemblées légales. •
66 RÉVOLUTION
« Nous finirons cet article^ ajoute la Chronique^
^n observant qu'on doit des éloges au commai^buit
du bataillon des Cordeliers, qui dans cette affaire
a constamment employé sa prudence pour apaiser
les querelles et calmer les esprits. Nous avons cm
devoir entrer dans ces détails sur une affaire qui
a alarmé tout Paris, et sur le mauvais succès de
laquelle des gens bien intentionnés avaient sans
doute déjà fondé de bien douces espérances. »
Cette fois, Maral crut devoir mettre la mer entre
hii et le Châtelet; il s'embarqua pour l'Angleterre^
et séjourna quelques mois à Londres.
A son retour — nous analysons son récit —
il trouve son journal envahi par quatre follicu-
laires qui se disputent à Tenvi son titre, son épi-
graphe, son nom, ses qualités, en l'accablant d'in-
jures dégoûtantes chaque matin... Passe encore
pour leur initie, s'ils connaissaient les bien-
séances; mais, ignares de la première classe, ils
appellent l'Assemblée nationale tantôt Diète au-
guste, tantôt Etats-Généraux, et ils donnent au
roi le titre de souverain, dénomination qui ne con-
vient qu'au peuple pris en corps ; ils ont même la
simplicité de tutoyer M. Necker, comme s'il était
un grand homme. Barbouilleurs impitoyables, ils
rassemblent gauchement quelques phrases de l'Ami
du Peuple qu'ils cousent à leur manière, et qu'ils
RÉVOLUTION 67
rabâchent à chaque page. Ne pouvant être piquants,
ils s'efforcent d'être scandaleux ; ils Tomissent de
grosses injures contre les malversateurs publics,
€t se croient de l'énergie quand ils TÎolent sans
pudeur les premières règles de la décence. Panta-
lons travestis en politiques, ils disputent aux ha-
rengères le jai^n des halles. Du moins , lorsque
VAmi du Peuple se livrait à son zèle, s'il lui échap-
pait quelques duretés, elles lui étaient arrachées
par Tanaourde la patrie, elles étaient l'expression
de ses yîves alarmes ; il n'est pas moins ennemi de
la licence que passionné de l'ordre, de la paix et
de la liberté.
En résumé, le numéro de Y Ami du Peuple dû
22 Janvier est le 1 05 : il n'en a donné aucun de-
puis ; il a gardé un triste silence, et, de tant d'é-
crits dont on le fait père, il n'est sorti de sa plume
que son Appd à la Nation^ ses Lettres sur V Ordre
judiciaire^ et sa seconde Dénonciation contre M. Neo-
fer. (NMÔ6, 18 mai 1790.)
Marat passe des nuits entières à la poursuite
de ces indignes contrrfacteurs ; il parvient à dé-
couvrir une de leurs imprimeries, ^ y fait apposer
les seellés. <7n mois plus tard , il apprend que
<c l'un des infâmes écrivailleurs qui, pendant son
absence, ont forgé sous son nom le faux Ami du
Peuple j est un nommé Vaudin, se disant avocat,
logé n® 63 rue de la Calandre, lequel a été dénoncé
68 RÉVOLUTION
comme auteur de cet écrit dégoûtant par le col-
porteur qui le distribuait ; il en est convenu en pré-
sence de plusieurs témoins. Ce misérable aboyeur,
soudoyé par les ennemis de la Révolution pour dis-
créditer le journal de Marat, s'est entendu appeler
des noms les plus humiliants avec ce sang-froid
qui caractérise les scélérats les plus consommés.
Désespéré d'avoir perdu le gain illicite qu'il fai-
sait sur cette feuille, accueillie par le peuple, qui
la regardait comme sa sauvegarde, il mit au jour
un libelle ordurier, sous le nom de Procureur du
Peuple, où il se vengeait en vomissant sur l'Ami du
Peuple mille horreurs. Dans les pays où justice est
faite, il eût été condamné, comme coupable de faux
et d! escroquerie, à avoir le poing coupé; Marat, dans
sa débonnaireté , se borne à demander qu'il soit
renfermé quelques mois à Bicètre, tenu au pain et
à l'eau, et soumis chaque matin à une correction
paternelle.
Suivant Marat, on aurait vu paraître à la fois
jusqu'à cinq faux Amis du Peuple (1). Deux, écrits,
l'un par Desclaibes, l'autre par Estienne, sont im-^
primés « par le nommé Courret, dit de Villeneuve,
banqueroutier frauduleux d'Orléans ,refugiéàParis,
payé par Bailly et Mottié pour la publication de
(\) Une de ces publications apocryphes arait pour rédacteur un perruquier, ce
qui fit dire aux loustics du temps que toutes les plaisanteries qu'on y trourait
étaient tirées aux cheveux, que l'auteur n'avait pas invvnU 2a foudre^ qu'il ne fe-
raitpas la barbe aux autres journaux, etc.
RÉVOLUTION 69
ces ordures, nageant aujourd'hui dans la plus scan-
daleuse opulence, et narguant ses créanciers. —
« Ce coquin, a-t-ilsoin d'ajouter charitablement,
qui a mérité mille fois que le peuple Tassomme^
est logé n* 2 rue Christine. »
Quelques numéros plus loin , il profite encore
d'un moment de stagnation des esprits pour préve-
nir ses lecteurs contre les faux Amis du Peuple que
Mottié fait imprimer sous son titre, son épigraphe,
son nom, dans sa nouvelle imprimerie, rue de la
Verrerie, et sous la direction d'un ami du sieur
Pastoret, le procureur général syndic du départe-
ment anti-révolutionnaire. Il somme les colpor-
teurs patriotes de ne débiter que les Amis du Peuple
qu'ils prendront eux-mêmes chez la veuve Meunier,
et de faire main-basse sur ceux qui se débitent
rue de la Verrerie, 11 indique en même temps aux
lecteurs à quels signes ils reconnaîtront ses con-
trefacteurs :
Je préviens les lecteurs amis de la liberté qu'ils distingueront
ma feuille des faux Amis du Peuple publiés sous mon nom par
cela seul que les auteurs de ces faux Amis sont des endormeurs
qui prêchent toujours la paix, la tolérance des prêtres factieux,
la patience aux outrages des fonctionnaires publics, la soumission
aux lois, bonnes ou mauvaises, l'obéissance aveugle des soldats
à leurs officiers ; des endormeurs qui ont grand soin de taire les
prévarications et les conspirations des mandataires du peuple, de
l'Assemblée nationale, de la municipalité, du département, de
rétat-major, et surtout du général, sur lesquels je crie sans cesse
baro en sonnant le tocsin ; des endormeurs qui ne clabaudent
70 RÉVOLUTION
que contre les Jacobins, les sociétés fraternelles, le club des
Gordeliers, dont je ne dis jamais rien, si ce n'est pour leur repro-
cher leur inaction et leur lâcheté. (4 mai 1791.)
A entendre Marat, ces contrefaçons étaient moins
le résultat d'une spéculation déloyale qu'une in-
digne machination de ses ennemis pour le perdre.
On m'accuse d'être un agitateur, un perturbateur du repos
public... Sans doute mes écrits ont fait le désespoir des faux
patriotes, des intrigants, des dilapidateurs.... Que n^ont-ils pas
fait pour en contrebalancer l'influence ? Non contents de les in-
tercepter à la poste, de les saisir chez les distributeurs, de bri-
ser mes presses, de jeter dans des cachots les colporteurs, ils
ont soudoyé une foule de libellistes pour me diffamer ; ils ont
fait circuler sous mon nom une multitude de faux écrits tendant
à égarer l'opinion publique et à l'imprégner des maximes funestes
de l'aristocratie et du royalisme Us avaient soin de faire im-
primer ces faux écrits par mes imprimeurs , et débiter par mes
publicateurs. Le maire Bailly, et deux municipaux dévoués comme
lui à Mottié , en ont fait débiter par l'un de mes distributeurs ,
auquel ils ont offert une somme considérable pour l'engager à
continuer. Le ministre de l'Intérieur les faisait distribuer gratis
à Paris par des gens à la livrée du roi, après en avoir inondé le
royaume.
Rentré en possession, Marat, qui pendant ces
quatre mois de silence, a sans doute amassé des
trésors de haine , dont les carions regorgent àe
dénonciations, veut rattraper le temps perdu :
YÀmi du Peuple ne lui suffit plus ; il fonde un se-
cond journal, dont le titre est un souvenir du se»
jour qu'il vient de faire en Angleterre, et qtfîl an-
nonce ainsi :
RÉVOLUTION 7!
Malgré les dégoûts et les embarras que me suscitent les enne-
mis de la Révolution, ils ne parviendront point à ralentir mon
zèle. Ne pouvant presque jamais à temps faire entrer dans Y Ami
du Peuple des articles qu'il importerait infiniment de mettre
sons les yeux du public, je viens d'entreprendre un nouveau
journal, sous le titre du Junius français, qui servira de supplé-
ment à VAmi du Peuple. Ainsi je vais combattre des deux mains
pour la patrie.
C'est, du reste, la même forme, le même plan, le
même but.
Ce journal est particulièrement destiné à suivre les sourdes
manœuvres des ennemis de la Révolution , à dévoiler leurs rela-
tions avec les cabinets étrangers, à éventer les complots des
traîtres à la patrie, à servir de cri d'alarme, et à déconcerter
leurs noirs projets.
Suit un prospectus qui nous porterait à croire
que cette feuille n'était qu'une spéculation écha-
faudée sur le nom de Marat, et le seul numéro que
j'en aie pu Toir à la Bibliothèque impériale me
confirmerait dans cette opinion. D'après Deschiens,
le Junius serait né et mort dans le mois de juin.
Réduit de noureau à VAmi du Peuple^ Marat
verse l'excédant de sa bile dans des brochures ou
dans les feuilles de ses lieutenants. A la fin de juil-
let, il lance un pamphlet intitulé : Cen est fait de
noM^, dont nous avons déjà plus d'une fois parlé,
où il dénonce une prétendue conspiration de la
cour, dans des termes d'une violence inouïe et que
lui seul pouvait surpasser :
1% RÉVOLUTION
Citoyens de tout âge et de tout rang , y disait-il , les mesures
prises par TAssemblée ne sauraient vous empêcher de pénr.
C'en est fait de nous pour toujours si vous ne courez aux armes,
si vous ne retrouvez cette valeur héroïque qui , le 41 juillet et
le 5 octobre, sauvèrent deux fois la France. Volez à Saint-Cloud;
s'il en est encore temps, ramenez le roi et le dauphin dans vos
murs; tenez -les sous bonne garde, qu'ils vous répondent des
événements; renfermez rAutricbienne et son beau-frère, qu'ils
ne puissent conspirer. Saisissez-vous de tous les ministres et de
leurs commis , mettez-les aux fers. Assurez-vous du chef de la
municipalité et des lieutenants du maire. Gardez à vue le géné-
ral ; arrêtez l'état-major. Enlevez le poste de l'arlillerie de la rue
Verte ; emparez-vous de tous les magasins et moulins à poudre ;
que les canons soient tous répartis entre les districts. Que tous
les districts se rétablissent et soient à jamais permanents ; qu'ils
fassent révoquer ces funestes décrets. Courez, courez, s'il en est
encore temps, ou bientôt de nombreuses légions ennemies fon-
dront sur vous ; bientôt vous verrez les ordres privilégiés se re-
lever, le despotisme, l'affreux despotisme, reparaître plus formi-
dable que jamais. Cinq à six cents têtes abattues vous eussent
assuré le repos, la liberté, le bonheur ; une fausse sécurité a re-
tenu vos bras et suspendu vos coups : elle va coûter la vie à un
million de vos frères. Que vos ennemis triomphent un instant,
et c'en est fait de la liberté, et le sang coulera à grands flots;,
ils vous égoi^eront sans pitié; ils éventreront vos femmes, et,
pour éteindre à jamais parmi vous l'amour de la liberté , leurs>
mains sanguinaires chercheront le cœur dans les entrailles de
vos enfants.
Un pareil brûlot était fait pour mettre la capitale
en feu. Tout le monde s'en émut. Brissot traita
Marat d'énergumène. « Surtout mes frères, mes
camarades, disait Baillio dans la Lanterne des
Français, donnez-vous de garde de la lecture du
RÉVOLUTION 73
pamphlet dangereux de Marat. Que sais-je? peut-
être Marat est-il un honnête homme , un patriote
trop zélé, qu'on rappellerait aisément de son délire;
mais, s'il est vertueux, s'il est citoyen, qu'il e£Esice
de ses larmes son écrit pestiféré intitulé . Cm est
est fait de nous ! Si c'est à vomir de telles erreurs
que le mène son délire, qu'il pose sa funeste
plume. I» Lemaire aussi, dans ses Lettres bougrement
patriotiques^ « donne un coup de gueule à Marat.
C'est un vrai chien, dit-il, trop sanguinaire ; il
aurait mieux fait d'être boucher qu'écrivain. Il
voudrait faire assassiner le genre humain. Un con-
seiller pareil est bon à conduire des chiens au
combat. Un ami pareil est un bougre dont il faut
n'aimer que le silence. C'est mon avis, foutre ! »
Camille Desmoulins lui-même, qui certes ne se
piquait pas de modération, crut devoir aller, à
cette occasion, faire quelques représentations au
divin Marat, comme il l'appelait, et il les répétait
dans son journal d'une façon assez blessante pour
celui qui se plaisait à le nommer son cher fils.
« Un numéro extraordinaire de M. Marat (c'est--
à-dire publié sous son nom le 26 juillet), intitulé :
Cen est fait de nous^ avait fait du bruit, et non
pas de l'effet ; car, si je voulais prouver combien est
faux le mot que Voltaire a dit si souvent, qu'il
n'est pas question chez les Français Aq frapper juste ^
mais de frapper fortj je citerais M. Marat. Une
T. Vï. i
71 RÉVOLUTION
dénopciation contre Mi. Garran de Coulon, le plus
J^omBie de. l^ka que j^eusse rencontré de ma yie,
notre Caton , m'avait tellement indigné , que je
oourus sur-le-champ chez Marat m'exclamer qu'il
gâtait la bonne cause, qu'il nous perdait avec son
intempérance de patriotisme, a Monsieur Ma-
rat, lui dis-je, tous vous ferez de mauvaises affai-
res, et vous serez obligé de mettre une seconde
fdis la mer entre le Châtelet et vous. Cinq ou siœ
cents têtes abattues ! Vous m'avouerez que cela est
trop fort. Vous êtes le dramaturge des journalistes;
les Danaïdes^ les Barmécides^ ne sont rien en com-
paraison de vos tragédies. Vous égorgeriez tous les
personnages de la pièce, et jusqu'au souffleur. Vous
ignorez donc que le tragique outré devient froid ?
Pardonnez, cher Marat, si ma verte jeunesse donne
des conseils à une tête aussi saine que ta vôtre, et
qui est plus mûrie que la mienne par tes années et
par rexpérience ; mais vous compromettez vérita-
blement vos amis^ et vous les forcez de rompre avec
V0U6. » M. Maratmelaissapérorer (on vavoir pour-
quoi: tout à L'heure) , et me réfuta ensuite d'un
seul mot: J\b^ Msavoue r^étrit Cen est- fait de nous.
idors, ne voulant point" lui céder en laconisme, je
tarminai HUi mepcufiate comme un procureur sa
mqi\èto:fBt^ùus ferez bien. »
6ette.]ppr€iuria)ey Mûrat était peu d'humeur à la
^ûter^ ouisine fit-il pas attendre sa> riposte. On
RÉVOLUTION 75
remarquera qu'en effet il y désayoue , on que du
moins il n'y ayoue pas tout d'abord la paternité
du fameux pampilet.
Malgré tout votre eeprit, mon: cher Camille^ you& êtes encore
bien neuf en politique.. Peut-être cette aimable gaîté qui fait le
fond de votre caractère , et qui perce sous votre plume dans les
anjets les plus graves, s'oppose*t-elle au sérieux de la réflexion
et à la solidité des discussions, qui en est le résultat. Je le dis à
regret, en consacrant votre plume à la patrie, combien vous la
serviriez mieux si votre marche était ferme et soutenue l niais
vous vacillez dans vos jugements, vous blâmez aujourd'hui ce que
voa$ approuverez demain, vous préconisez des inconnus pour
l'œuvre la plus mince : vous paraissez n'avoir, ni plan ni but, et,
pour comble de légèjeté, vous arrêtez votre ami dans sa course,
et vous suspendez ses coups , brsqu'il se bat en furieux pour le
salut de la cause commune , dans ces moments de crise où le
peuple semble iCavpir plus rien à attendre que de son dés-
espoir.
Les reproches déplacés, mais sanglants, que vous me faites
dans votre numéro 37, pourraient faire perdre à là cause de la
fiberté 3Qn plus zéîé défboseur, en nfenrevant la confiance d'une
multitude de citoyens peu en état de me juger. C'est cette
crainte, qui me réduit, aujourd'hui à la triste nécessité de vous
exposer le plan de. n^ conduite depuis l'époque de la Révolu-
tion. Si vous Byiej; pris là peine de suivre ma marche, vous
Taoriez jugée plus sainement, et vous m'auriez épargné la morti-
fication de vous. dire, moi-même ce qui n'aurait pas dû vous échap-
per, {fais, avant de vous dévoiler mon âme tout entière , il faut
que je commence par faire tomber vos inculpations.
Vous imaginez, sans doute, avoir rendu un grand service à la
cause de la liberté, en vous élevant, avec force contre la feuille
Cm est fait de nous, en accourant chez moi pour me faire part
de vos. alarmes, et en amenant un bel entretien pour me faire
désavouer cet écrit. Mais je ne dois pas vous laisser ignorer.
76 RÉVOLUTION
mon cher Camille, que l'entrevue que vous vous figurez avoir
eue avec moi n'est qu'une illusion ; que l'Ami du Peuple , à qui
vous avez cru parler, était à deux lieues de vous ; qu'un plai-
sant, entouré des rideaux de son lit, le représentait au cas d'évé-
nemént, et que le beau plaidoyer que vous bâtissez là-dessus
n'est qu'un fagot. Si la chambre où vous fûtes introduit eût été
mieux éclairée, vous auriez reconnu quelques-uns des masques
qui s'amusèrent si longtemps de votre erreur. Mais laissons là
des plaisanteries qui ne sont plus de saison. A peine arraché au
décret injuste qui avait été lancé contre nous, et à peine revenu
de vos transes, vous avez tourné les yeux vers votre ami, laissé
seul sous le poignard d'un tribunal de sang, et, pour l'en retirer,
vous avez eu recours à un expédient de praticien ; mais cet expé-
dient n'est pas fait pour moi. J'ai lu avec soin la feuille préten-
due incendiaire qui a paru sous mon nom ; j'en ai pesé chaque
article, et je l'ai trouvée dans les principes de la plus saine poli-
tique, je dirai môme dictée par la justice et l'humanité, car c'est
être juste et humain que de verser quelques gouttes de sang impur
pour éviter de répandre le sang pur à grands flots. Je me ferais
donc un honneur d'en avouer chaque mot, si elle était écrite
avec plus de précision et d'énergie. Ma façon de voir n'est pas
la vôtre, je le sais, mais je doute que, parmi des patriotes de
sens, laissés juges de la question, j'eusse un seul désappro-
bateur.
Qui ignore que cet écrit patriotique , dénoncé par un homme
couvert d'opprobre, n'a été déclaré crime de lèse-nation que par
des hommes conjurés contre la liberté, par des hommes perdus
de vices et vendus à l'iniquité, par des hommes qui se font un
jeu de conspirer contre la patrie, et un devoir d'égorçer ses dé-
fenseurs les plus zélés. Or, loin de m'offenser de leur anathème,
je le regarde comme un brevet d'honneur.
Indigné des conspirations toujours renaissantes des préjugés,
alarmé par la nouvelle de l'approche des ennemis ^ et convaincu
qu'il nous est impossible d'échapper aux horreurs d'une guerre
civile , si nous ne prenons enfin le parti d'abattre les tètes les
plus coupables, l'auteur de cet écrit invite le peuple à s'assurer
RÉVOLUTION 77
des conspirateurs qui sont au timon des affaires. Puis, épouvanté
à ridée des malheurs qui seraient la suite inévitable de leur
triomphe, il lui rappelle que cinq à six cents têtes abattues lui
auraient assuré pour toujours repos, liberté, bonheur, et que,
pour les avoir épaji^ées, par un sentiment de fausse humanité,
il exposera plusieurs millions d'innocents à être massacrés.
Proposez cette alternative aux sages qui se piquent le plus de
clémence, et voyez s'il en est un seul qui hésite. Mais que l'en-
nemi s'avance une fois sur nos frontières, les citoyens les plus
calmes renchériront à l'envi sur l'auteur, et vous-même, cher
GarniUe, vous regretterez amèrement que les traîtres à la nation
n'aient pas tous été suppliciés , vœu si naturel des cœurs hon-
nêtes et amis de la paix, que mon lâche délateur a été réduit à
fisdsifier Cen est fait de nous, et à employer l'imposture pour en
faire .un crime à l'Ami du Peuple ; tandis que ses collègues, achar-
nés contre les plus ardents défenseurs de la liberté , les mirent
tons sous l'anathème en s'écriant en chœur : Qu'ils périssent.
Ce mystère d'iniquité, qui a couvert d'infamie l'Assemblée
nationale, était si révoltant, qu'une poignée de patriotes la força
dès le lendemain à revenir sur ce honteux décret, et elle en au-
rait e&cé jusqu'à la moindre trace sans un reste de ressenti-
ment d'un orateur contre le juriste auquel on attribuait l'écrit
dénoncé. Passons sur de pareilles petitesses, dont l'honnête
homme a tant de peine à se défendre , pour jeter un coup d'œil
sur une atrocité dont elles furent la cause, et dont l'Assemblée
ne se lavera jamais.
Quel spectacle, grand Dieu, que de voir nos législateurs, faits
pour marquer tous leurs décrets au coin de la sagesse et de la
justice, frapper d'anathème l'apôtre de la liberté, sans s'inquié-
ter si les faits dont on l'accuse sont des délits, et s'il est l'auteur
de ces faits; puis de le livrer à un tribunal de sang, coupable
d'avoir formé l'horrible projet d'égorger tous les fauteurs de la
Révolution, et convaincu d'avoir juré sa perte, pour avoir dé-
noncé ses. lâches prévarications.
En lisant cette partie des annales de la première de nos légis-
latures, les lecteurs sensibles frémiront d'horreur ; et l'historien
fidëe, s'éievant contre ces perfidies» transmettra aiut jgéirânitieiid
futures les noms de nos indignes représentants, pour les UvtGt
à Topprobre.
Mais jetons un voile épais sur cette atrocité, dont les prtriotas
n*«nt pu , sans doute , se défendre, dans une ^bwemi>lée devenoe
trop souvent le théâtre des plus basses passions, et tnp «i^te
à dégénérer en cohue.
Quant à moi , réputé le père de l'écrit Cen est fait Ée mmà,
je .suis si intimement convaincu de la vérité des principes de
hauteur, de la sagesse de ses conseils, de la pureté de ses vtMd,
^'illiut' être Tennemi déclaré de la Révokition|)our ne pas vcôr
en hài le meilleur des patriotes.
D'une autre part, j'ai un si souverain mépris povr ceux ^^
ont rendu le décret qui me déclare ^criminel de lèse -nation, dt
plus encore pour ceux qui ont été cfhargés de l'exécuter, j^
Imt de confiance dans le bon sens du peuple, qu^n s'est efiforcé
d'égarer, et tant de certitude de l'attadiement qùiH à pour «on
ami^ dont il connaît le zèle , que je suis sans la plus légère in-
qwétude sur les suites de <ce décret honteux, et que je ne balan-
cerais pas à aller me remettre entre les mains «des jugeurs év
Gbàtelet, si je pouvais le reconnaître pour tribunal d'Etat, si
j'avais l'assurance de ne pas être emprisonné et d'être interi«og6
à la face des deux, certain qu'ils seiraitlit plus «■Aaftassés qom
moi. S'ils n'étaient pas mis en {»èces «tant que l'Aini d« Poupte
eût achevé de plaider sa cause, ils apprendraient de lui ce que
c'est que d'avoir affaire à un homme de tête qui ne s'mi laisse
point iopeeer, qui ne prête pas le flatte à la marche àè la chi-
oakie^ qui sait i^devier des juges poré^wicateurs, les nmener au
fond de l'a&Hre et le* imentrer dans toute leur turpitude ; ce que
c'«st qfÉd 4'avoir âffiadre à un homme de coeur, fier de sa vertu ,
bitâdeat de patnollsiAe) émilté par le sentiment de la grandeur
âe6 intérêts ^'il défend, connaissant les grands lÉêtfvenènte éaë
passions et l'art d'emener les scènes tragiques. (46 août 4<90«)
Cependant Tattaque de Camille Dêsmoulins lui
tient QXL oœur ; il y riposte une seconde fois à quel-
RÉVOLUTION M
cpieB jours de là, et il persiffle impitoyablemèfât^oh
cher Camflle; mais, renonçant à un système fm-
pbssilile de dénégation, il s'avoue enàh Fauteur du
pamphlet cause de tant de bruit.
Que j'aime le beau feu, mon cher Camille, avec lequel vous
vous élevez contre moi au sujet de la dénonciation du conûté
municipal des rechercHes publiée dans la feuille Cm est fait de
misttï ne pouvait jaillir que d'un sein vraiment ^mtribtique, et»
s'il ne suppose pas une tête bien forte, il annonce du moins un
coeur bien pur. Croyez-en l'Ami du Peuple, il est moins doulou-
reusement affecté de la sortie que vous M fieûtes qn^ilnie l'est
agréablement du plaisir de voir que l'image de la vertu trouvé
encom en vous un vrai adorateur....
^fLe s^è^sskit que d^6p^6»ér tt/tôHté îi autorité, j'oserais
kitier id avec vous, caf je ^e ^qfié de connaître un peu léH
hommes, et de n'avoir assez souvent besoin que d'un coup d'^
pour hre au fond de leur cœur
ai vous aviez fait usage de votre judiciaire en lisant la dîénon-
ciation contenue dans la feuille (7en èht Jtiit àe nous/Vôùs kàÈet
TU qu'elle est marquée au coin 4e la vidrxté....
Or apprenez, puisqu'il faut enfin vous le dire, que le dénon-
ciateur du comité ittuiiicipal des rechéi'cbés eèt l'Ami du Peuple,
et que sa dénonciation ne contient pas un mot qui ne soit oon-
forme à la plus pure vérité....
Je me flatte maintenant, mon cher Camille, que vous continue-
rez à avoir quelque èonéance dans la manière de voir, dans la
circonspection et dans la prudence de l'Ami du Peuple. La cha-
leur de son cœur, qui lui donne l'air de l'emportement, et
l'impossibilité où il eût presque toujours de développer ises idées
et les motifs de ses démarches, l'ont fait passer, auprès des
hommes qui ne ndsonueht pas, t^r Une tètè ardente, il le éiii;
mais les lecteurs judicieux et pénétrants qui le suivent dans «es
Imids savent bien qu'il )a tme tête ^hèà-firoide. La crainte ëxt^^èffïë
4u*il a de laisser échapper un seul piège tenau contre la liberté
80 RÉVOLUTION
le réduit toujours à la nécessité d'embrasser une multitude
d'objets, et à les indiquer plutôt qu'à les faire voir. Le temps le
presse, et il n'a point de collaborateurs, point de copistes» point
de commentateurs. U croit que Tardeur de son zèle et la pureté
de son cœur lui donnaient quelques titres à la confiance publi-
que^ mais il aurait beaucoup mieux réussi à l'obtenir s'il se fût
moins attaché à la mériter.
Que cette utile vérité soit mise sous les yeux de vos lecteurs,
et croyez, mon cher Camille, que l'Ami du Peuple n'eût pas pris
sur ses occupations accablantes le temps de vous faire cette
longue lettre, s'il fût moins jaloux de votre estime.
Ce n'est pas la seule prise de corps que Desmou-
lins ait eue avec Marat. Un jour, Camille croit pou-
voir annoncer à ses lecteurs que l'Ami du Peuple,
se laissant aller à une ^e ces défaillances qui lui
étaient si fréquentes , à lui Camille , abandonnait
le champ de bataille pour aller exercer ailleurs
Y apostolat de la liberté. Pour comble, on avait im-
primé V apostat. Là dessus , grande colère de Marat.
Jean-Paul Marat a Camille Desmoulins.
Pourquoi faut-il que l'amour de la patrie me mette aujourd'hui
la plume à la main contre vous ?
Vous annoncez, dans votre numéro 73, « que l'intrépide Marat,
voyant l'accusation de Rutleau étouffée , voyant les honneurs
excessifs qui pleuvent sur le cercueil de Mirabeau, succombe au
découragement, et demande un passeport pour exercer Vapostat
de la liberté chez une nation moins corrompue {\). Après avoir
(I) Cette phrase est du galiroathias double, tout au moins. Qu'est-ce que c'est
qv^exercer l'apostat chtz tme nation moins corrompue ? L'apostasie serait^e
uu art, une profession, une science, un métier? Et pour l'exercer avec fhiit,est-Q
besoin d'un pays moins corrompu que la France ? Camille, dont les ouvrages sans
vues, sans chaleur, sans vie, sont si peu soignés, malgré le loisir dont il jouit,
qu'ils ne paraissent, aux yeux des connaisseurs, qu'un ramassis d'anecdotes, une
J
RÉVOLUTION 84
mené une vie si troublée, si laborieuse, dans des souterrains, il
part, ajoutez-vous, sans pécule et pauvre, ce qui est la meilleure
réponse à ses ennemis. C'est sans doute de ce que je me suis
écrié, à la fin de mon numéro 339 : a 0 Parisiens! vous éles si
aveugles, si ignares, si stupides, si présomptueux, si lâches, si
plats, que c'est folie d'entreprendre de vous retirer de l'abîme,
que c'est folie.d'entreprendre de vous ouvrir les yeux : mon âme,
épuisée par d'inutiles efforts, est en proie au dégoût », que vous
avez inféré mon départ. Mais si vous aviez pris la peine de trans-
crire les paroles qui suivent immédiatement, vous auriez vu que
je ne partais pas, puisque je dis aux Parisiens : « U y a long-
temps que je vous aurais abandonnés à votre malheureux sort,
si je n'étais retenu par l'espoir de trouver quelque vertu dans les
provinces^ par la crainte d'immoler la postérité. ^>
Vous .allez plus loin, Camille ; vous voulez paraître dans le se-
cret : vous annoncez que je demande un passeport, et vous ne
sentez pas que, ma tête ayant été mise à prix par le cabinet au-
trichien, le général et les autres chefs des contre-révolutionnaires,
cette légèreté de votre part m'aurait exposé à tomber entre leurs
mains, et à devenir la triste victime de leur fureur. Vous pouvez
vous figurer le sort qujils me réservent. Qu'attendre d'eux, que
d'être jeté dans un four ardent, s'ils me prennent en secret, et
d'être mis en hachis par leurs satellites, s'ils m'arrêtent publi-
quement.
La tournure que vous donnez à cette annonce peut n'avoir pas
été dictée par la malveillance ; elle n'en est cependant ni moins
injuste, ni moins cruelle. Vous me faites succomber au découra-
gement et demander un passeport pour exercer Yapostat de la li-
berté chez une nation moins corrompue. — Mais quitter le champ
de bataille lorsque l'armée a mis bas les armes, et abandonner la
partie lorsqu'il n'y a plus d'espoir, ce ne serait être ni lâche, ni
déserteur, ni apostat : ce serait fléchir sous les lois impérieuses
de la nécessité.
indigestion de nouvelles de cafés, a voulu dire sans doute.: » Marat, forcé de re-
DODcer au projet de rendre libre une nation trop dépravée pour défendre ses
droits, se détermine enfin à aller lui-même chercher la liberté chez une natioa
moins corrompue.»
4.
9» RËVOLIJTION
Et puis 4taii-€e doue l'Ami da Peuple, le seol des écrivains pft*
Portes qui n'iât pas tarie on iastant dans aea prindpes, «es y«M%
sas démarches, sa conduite, que yods devwi afficher comme «ft
apostat , lui dont la courage n'a jamais molli dans ks temps ds
crise, et dont FéasTsie a augmenté avec las duigen ; kii qui, do^
puis vingt-huit mois, a sacrifié à la f»atrîe aa santé, son repos, Sa
litarté; lui qui, pour la sauver, s'est enterré tout vivant, «t qui,
depuis une année entière, défend les droits du peuple la tète svr
le biUot?
Jeune faonmie^ apprenez qu'après la vérité et la justice, k li«'
beorté Ait toujours ma déesse favorite ; que toujours je sacrifim sur
ses aut^ mém* sous le règne du de^tisme, et qu'avant que
vous on sdBBez le nom, j'en étais l'apôtre et le martyr* Ouvrez
l'ouvrage que j'ai pul^é à Londres, en 4771, sous le titre : Chatmê
de Viisdavage (Tke chains of flavery) ; parcottrez-«n la préfiice,
vous verrez que j'ai joué en Angleterre, il y a seize ans, le rôle
que Je Joue en France depuis la Révolution. Vous y verrez que,
profitant de la réélection du parlement poUf engager les Aaglaîs
à s'honorer par le choix de leurs députés, et à rtformer tes vices
capitaux de leur geuvemement, dont j'avais fait une étade pro-
fonde, je n'ai pas craint d'attaquer les prérogatives de la om-
t^nne, les vues ambitieuses du monarque, les menées du minis*
tère, la prostitution de la majorité des deux chambres, vendues à
la cour, et de m'exposer pour le salut du peuple à leut* haine et
à leur persécution. Un jour vous apprendrez les suites de cette
entreprise audacieuse : qu'il vous suffise aujourd'hui de V^r que,
dans quelque pays que je me trouve, la justice et la liberté au^
ront toujours en moi un apôtre et un martyr.
Marat, nous Favons vu, veut bien ne pas attri-
buer à la malveillance Tindiscrétion de Desmoulins ;
il a , pour penser ainsi , des raisons qu'il développe
dans une longue note où il résume ses états de ser-
vice, et qui mérite que nous la reproduisions.
RÉYOLUTION «S
d'ai qnelqiiemsmi de ie erdire, d'après ce qui m'est arri^. Sur-
pris'de Toir Cannlle^ dsÉis un temps de crise alarmante, pêrâi^4ê
knps â doDiierva {Public niie immense table des matières, «n *)i«è
de ihnidMerèsancttfier et aduler Bfirabeau, ranimer le coufi^ éî
peiçle ; gard^ ie sSence sur les infâmes machinations dn igénéfâH
ai Ifdn de si^aâder è ft^apper un odup que j'avais ménagé avec art*,
je né sois permis^ dans mon numéro 339, de lui foire quelques
pettts rbprortieB tateméls sur ce lâche abandon. Voies croyez
pmit-étre q«te té çrahd GamiUe va réparer ses torts? ^oint du
téut^ il se livre à son petit ressentiment, et il cloue â là fin d'b*
de ses nmoéros de fiéHrrièr 4791 une note dans laquelle il ib^ae^
èeie à Gersas, beiinmiUeiir soudoyé, dont il vante le côwnqjt
peree clu'll court les rues ; et, afin de mieux ravaler mendévdûeï-
neni à la ehosë piri[)fique, il ta'impute à lâcheté la Vie soùter»-
ffttBe que je mène pour échapper aux assassins soudoyés , et nie
conserver à la patrie. Camille, je ne vous rappellerai poidt ces
circonstances orageuses où , menacé du cachot par les munici-
paux, je les obligeai à se réunir en assemblée générale, et, saite
crainte des bayonnettes dont ils étaient environnés-, j'allai, seui
et sans mission, exercer au milieu d'eux les fonctions d'un cen^-
seur public, chasser quelques-uns des plus efifîrontés coquins qui
dé^imiorment leur corps, faire procès à tous les autres de la
tessctese de leurs arrêtés, de l'atrocité de leurs attentats, et les
réduire à l'humâiation de tirer de ma main certificat de vie et
mœurs. Je ne vous rappellerai pcnnt ces circonstances orageuses
où, dans les liens de deux décrets de prise de corps, j'allai setd
leur donner l'assaut à la maison de ville, et à la mairie traiter
Bailly, au mUieu de ses valets et de ses gardes, comme un infâme
prévaricateur, lui fixer jusqu'à midi du lendemain le tlélai da(à§
lequel il «urait à me faire rendre mes presses saisies en vaxfk
absence, et le forcer à devancer ce terme pour se dâsiarrasser de
ffioi. Je ne vous rappellerai point ces circonstances orajgeuses où^
en butte aut fureurs du Ghâtelet qui instruisait mon procès, j W-
trepriÀ de le renvefser lui-même, lui fis donner l'assaut un beéb
matin par six mille patriotes, et arrachai Rutlidge de àes grifiës,
malgré l'or du ministre des finances. Je ne vous rappellerai pas
84 RÉVOLUTION
ces temps orageux où , pendant trois semaines consécutives /ma
maison était assaillie presque chaque nuit par une légion de sa-
tellites de robe courte et de pousse-culs nationaux, qui avaient
juré de m'avoir mort ou vif; où, tranquille dans mon cabinet, je
sortais à la brune, lorsque ma feuille, qui désespérait les coquins,
était sous presse, et où je rentrais le lendemain à la pointe du
jour. Vous savez cela comme moi ; mais ce que vous savez beaa*
coup mieux, c'est que, pendant mon absence, après la fameuse
expédition du tt janvier, le courage de tous les écrivains pa-
triotes était glacé; c'est que, le tondemain de mon retour de
Londres, vous me pressâtes de reprendre la plume pour leur re-
donner du cœur; c'est que, quelques jours après, je recommençai
à faire une guerre ouverte à tous les ennemis connus de la liberté,
continuant à me montrer en public, quoique je fusse toujours
dans les liens de deux décrets de prise de corps ; c^est que, trans-
porté de joie de ma dénonciation contre le général, vous me pro-
diguâtes, dans votre numéro 32, les titres de divin, de sapeur
des journalistes, et toujours le premier sur la brèche; c'est qu'in-
terdit de la manière dont je traitai TAssemblée nationale, devant
laquelle vous vous étiez humilié, après le décret du crime de lèse-
nation, qui ne vous avait effleuré que pour reposer tout entier
sur ma tète, vous m'appelez, dans votre numéro 37, Venfant
perdu des journalistes patriotes, et vous vous déclarez mon émule
indigne ; c'est qu'atterré du parti que j'ai pris, pour sauver la pa-
trie, de mener une vie souterraine, de braver tous les supplices,
et craignant la comparaison , vous demandez si un écrivain pa-
triote qui n'a pas été mis en sentinelle par le peuple est tenu à
l'abnégation de lui-même et à s'enterrer tout vivant comme Marat?
Et c'est vous , mon frère d'armes , vous qui vous prétendez un
Romain, qui venez flétrir les lauriers dont vous m'avez couvert,
et m'imputer à lâcheté un genre de vie dont vous n'aviez pas
même la force de soutenir l'idée. 0 Camille 1 je vous connaissais
pour un homme irréfléchi, léger, superficiel; mais le moyen
d'imaginer qu'un moment de pique vous eût fait renoncer à toute
pudeur? (4 mai 4794.)
RÉVOLUTION 85
Marat revient à la charge dans son numéro sui-
Tant :
Puisque je suis sur ce chapitre, je vous dois encore quelques
observations.
Vous faites suivre Tannonce de ma prétendue apostasie de cette
recommandation : a Malgré les faussetés dont la feuille de Marat
est trop souvent remplie, parce que certains correspondants af-
fectaient de lui faire passer des notes grossièrement mensongères,
pour décrier les vérités que lui seul publiait, elle est utile même
par ses erreurs. » Pour un papier-nouvelle, tel que le vôtre, Ca-
mille, sans doute une pareille inculpation serait très-grave ; mais
pour le mien, purement politique, elle se réduit à rien. Que savez^
vous si ce que vous prenez pour de fausses nouvelles n'est' pas
un texte dont j'avais besoin pour parer quelque coup funeste et
aller à mon but? Est-ce à voUs, qui n'avez point de vues, de pré*
tendre me ramener à vos petites conceptions?... Toujours forcé
par les événements à revenir sur vos pas, à rendre justice à la
justesse de mes jugements, à nommer ma prévoyance prédiction,
n'apprendrez-vous donc jamais à suspendre vos décisions préci-
pitées, lorsque vous n'apercevez pas les preuves de mes alléga-
tions?... Vous verra-t-on toujours, entassant contradictions sur
contradictions, chanter la palinodie, et retomber l'instant d'après
dans la même faute...
« Quoi qu'il en soit, concluez-vous, très-redoutaible Marat, les
patriotes te conjurent de continuer d'user de la liberté de la
presse jusqu'à ce que Chapelier, Desmeuniers et Malouet aient
obtenu le décret prohibitif après lequel ce trio soupire depuis si
longtemps. » Lecteur sensé, tu crois peut-être que cette apostco*
phe est dictée par le civisme, qu'elle est sentie, qu'elle a même
quelque sens : détrompe-toi, ce n'est que du remplissage pour
amener ce vain étalage d'érudition dont l'auteur raffole ; écoute,
il va lui-même t'en donner le commentaire :
« Je sens bien qu'à peu de chose près il en est de cette liberté
de la presse parmi nous comme du tribunal de l'histoire à la Chine.
On ne voit pas que ce tribunal si vanté, qui tient registre, jour
86 RÉVOLUTION
par joHr, deê noindres fautes comme des criines d« despote, ait
jamais corrigé le despotisme chez les Chinois. A en juger par
cette foule de dénonciations contre Mottié, Bailly, Montmorin, de
Lessart, Dedmeuniers, eontre Desterazy, Bouille, Rivarol, (jou-
vemel , (jeb , on sait bien que Matât n'est guère plus utile à Paris
que le président du tribunal de ^histoire à Pékin. »
S*il en est ainsi, pourquoi me foire un si grand crime du des-
sein ou plutôt du soupçon d'avoir voulu abandonner te pabrie?
Qu'a-t-elle besoin de ma plume? Bt pourquoi, sous peine de voir
mon nom flétri, m'astreindre à oDUtinner de battre Tair, sans
jamais avancer d'un pas? Enfin, ce grand mot de très-redoutabh
Maratne devient-il pas un persifflage aussi amer qu'indécent? Ce
n'est pas tout :
« Mais puisque les annales de la Chine, poursuit l'auteur, citent
tant d'exemples de membres de ce tribunal de l'histoire qui se
sont fait pendre pour tenir registre des anecdotes de la cour de
Pékin..., il faut bien, pour l'honneur de la France, qu'on puisse
y compter doux ou trds journalistes qui bravent les tyrans pour
consigner dans leurs feuilles des vérités inutiles. »
Mon pauvre Camille, la manie de foire éb l'esprit vous tour*
mente si fort, que vous sacrifiez au plaisir de paraître piquant
jusqu'à la craint^ de paraître fou , et que vous aimes mieux être
le paillasse de la liberté que d'en être l'apôtre. Au surplus, il n'y
a peut-être que vous en France qui ayez pu hÉag^ner que le but
de la liberté de la presse était de corriger les fonctioninairés pu-
blics, de changer éà patriotes les suppôts du despotisme , eh amis
de la liberté leà bas valets de la cour, en hommes intègres les
membres des comités de TAssràiblée nationale, en gens de bien
les jugeurs, les mardbànds dé j^rolés> les ^^ppé^xB^lSê ageûfs
pourris de l'ancien té^Éte ; mais qui ne sait qu'elle est dbsUnée
à instruire les citoyens de \mt% droits, et à leur inspirer le désir
d'en jouir, le coara^ de lés défendiiè, l'audace <te le» venger ;
qu'elle est destinée à leur faire connaîtra les prévaricationB de
feurs mandataires, el à leur foire sentir la taécé&sité de les punir ;
qu'elle est destinée à leur apprendre à à'ofoéir qu*^tfcix Sois justeb
et sages, à résister aux lois iniques^ i Brq>po8er «u lois tyran-
RÉVOLUTION 87
Dt^ies; qu'elle est destinéi à ^prendre aux trouptè & àMi^tier
les dessdns perfides de leurs chefs, à mépriser leurs ordres ar-
bitraires, à mettre bas les armes lorsqu'ils leur commandent de
massacrer les citoyens, et à rire de leurs menaces; qu'elle est
destinée à rompre tous les ressorts du despotisme, en attendant
qne Tautorité soit fondée sur la justice; à arracher à l'oppression
ses tristes victimes, en attendant qu'elle fosse triompher la liberté.
C'est l'usage qtie j'en ai fait jusqu'à ce jour, et j'ose croire que je
n'ai paà perdu mon temps. Il est peu arrivé de grands événe-
nentft^ â6|[l«i9 la prise de la Bastille, que je n'aie préparés, et
eomlMOB n'en at^je pas provoqués moi seuil...
Nous ne sommes pas libres encore, j'en conviens, et nous ne
pouvons pas espérer de l'être de sitôt, parce qu'une nation qui
secoue le joug a longtemps à lutter contre les suppôts de l'ancien
régime, lorsqu'elle n'a pas pris d'emblée le sage parti d'en exter-
nnner les plus coupables et de contenir les autres par la terreur.
Mais avec une conduite aussi molle que la nôtre, à quoi en serions-
nous réduits sans la liberté de la presse ?... Cessez donc, homme
irréfléchi, d'insulter à la liberté de la presse, dont vous mécon-
■aisseB les avi»tagesy si vous respirez encore, c'est à elle que
vous devez ce bienfait.
Au nom du ciel, Camille, contentez-vous de ne pouvoir servir
1& patrie, et ne cherchez pas à détruire le bien que je travaille à
hii foire! C'est déjà trop des machinations étemelles eit des noirs
attentats de ses ennemis, de l'aveuglement et de la lâcheté de ses
amis, sans que j'aie à lutter contre les entraves de ses prétendus
défenseurs.
Déâmoulioé fit à cette rude semonce une réponse
que nous avons rapportée ailleurs (t. 5. p. 362.),
et qui prouvé combien il en avait été piqué ; il n'en
garda pourtant pas rancune à Marat, comme nous
le verrons bientôt. Nos lecteurs savent aussi que,
sur la dénonciation de Malouet, l'Assemblée natio-
88 RÉVOLUTION
nale ordonna que le procureur du roi au Châtelet
poursuivrait comme coupables de lèse-nation les
auteurs, imprimeurs et colporteurs de la feuille in-
titulée Cen est fait de nous.
Ce décret fit jeter les haut cris aux patriotes ; non
pas qu'on s'intéressât beaucoup à Marat, que per-
sonne n'eût osé défendre dans cette circonstance,
mais parce qu'on voyait derrière lui la liberté de
la presse. « Certainement, avait dit A. Lametbà
la tribune, la presse peut avoir des abus ; elle en a
même eu de très-grands dans ces derniers temps,
et je suis loin de vouloir en être le défenseur. L'é-
crit de Marat est criminel, extrêmement criminel,
et, s'il y avait des lois antérieures sur cet objet, je
serais le premier à solliciter vivement de vous les
poursuites les plus sévères. Mais quel est le but
qu'on s'est proposé en vous présentant samedi
dernier un décret dont les expressions vagues se
prêtaient aux poursuites les plus arbitraires. Ce
but, on ne peut se le dissimuler, c'est de fermer la
bouche aux écrivains patriotes , c'est d'empêcher
que la censure publique ne s'attache à ceux qui
trahissent le devoir qui leur est imposé de défendre
les intérêts du peuple. »
La même pensée se retrouve dans tous les jour-
naux patriotes.
Depuis que le parti ministériel domine dans l'Assemblée na-
tionale, dit Loustalot, il s'est appliqué à violer cette Déclaration
RÉVOLUTION 89
des Droits de PHomme, qui doit être la base de toutes les lois...
Avec vingt-cinq millions de revenu et le club de 4789 à leurs or-
dres, que ne peuvent pas entreprendre des ministres qui ont
vieilli dans les intrigues? Mais la presse, la presse est toujours là :
elle dévoile les plans conçus contre Tintérêt public ; elle nomme
le lâche qui s'est vendu, le fourbe qui n*a servi le peuple que
pour sortir de Tobscurité, le faible qui abandonne la défense qui
lui est confiée ; elle perce les mystères, elle fond les coalitions,
elle renverse les idoles, elle rallie les esprits, et dès lors elfe sème
les obstacles devant les tentatives ministérielles... Il faut donc
anéantir la presse. Et combien le ministère n'est-il pas sûr de
trouver de zèle dans les députés qui lui sont dévoués, puisqu'il
s'agit de satisfaire des vengeances privées en servant l'intérêt de
la courl... Les rôles se distribuent donc : Malouet se chaîne de
dénoncer quelques écrits à la séance du soir du samedi 34 juillet ;
MM. Bailly et Lafayette se chargent de donner le même jour,
avant la séance, l'ordre d'arrêter tous les colporteurs, et M. Bailly
se charge de faire donner pour le soir une représentation de la
tragédie de Bamevelt (d'abord suspendue comme révolutionnaire),
dans l'espoir d'y attirer les députés patriotes.. . Effectivement, une
partie de la gauche va au spectacle, tandis que les ministériels el
les noirs se rendent en foule à la salle ; et Malouet demande que
la presse soit anéantie, et que les écrivains patriotes soient traités
comme des criminels de lèse-nation.
— Â la lecture du Cm est fait de nous, dit Camille Desmoulins,
l'épouvante se peint sur tous les visages à la mairie... M. Bailly
ne se couche point; M. Moitié envoie chercher un commandant
de bataillon dévoué... Grande perquisition de l'invisible Marat...
On remplit un fiacre de ses numéros... Â minuit, on enlève la
femme qui distribue son journal, et M. Bailly l'interroge jusqu'à
trois heures du matin... Puis grand consistoire municipal; puis,
le soir, grand club ministériel... Grands débats dans le directoire:
comment se débarrasser dés auteurs patriotes? C'est Mirabeau
qui préside : il tamise, ventile, passe au crible les avis... Enfin,
on décide : Malouet dénoncera, le procureur du roi poursuivra,
le Chàtelet jugera.
90 BfiVOLUTlON
t^uant à Marat, il se riait des décrets de F As-
semblée autant que des arrêts du Ghâtelet.
Hlé sont les noirs et les impartiaux, s*écriait-il, qui veulent
àinéantir la liberté de la presse... Que faire? Regarder Tinfàme
tàatéi du 34 juillet comme non avenu ; se moquer de Tautorité
iùj68té que prétendent usurper les traîtres à la nation qui do-
fiiiiënt TAssemblée, et aUer son train, en prenant les précatUûms
i^usage contre les tyrans. Si les auteurs patriotiques mollissent
è't batCéht èh retraite, adieu le fruit de la Révolution; elle n'aura
âehri qu^ hppesaùtir nos fers et à les river à jamais.
Et l'Ami du Peuple va son train (1), semant
Tagitaticm dans les masses populaires et Teffroi
parmi les konnêtes gens. 11 ne cesse de gourmander
leb Parisiens, de leur reprocher leur apathie, leur
mollesse, leur aveuglement.
Loi^sq«e j'entends les Parisrens chanter leur victoii^ quelques
jomls apriB la grande fédération; lorsque je les vois regarder les
ennemis de la Révolution comme vaincus, accàUés, terrassés;
lorsque je les vois se prosterner devant TAssemblée nationale,
adorer indistinctement ses décrets, jurer de les maintenir jusqu'à
la mort, H bénir la Providence du grand œuvre de sa Constitu-
tion, je <crois entendre un moribond, tranquille sur son état, se
louer de sa bonne santé.
-*- Rien n'a plus servi à prouver le défaut de vues, l'ignorance
extrême des Parisiens, que la manière dont ils ont laissé échapper
cetle victoire que la fortune sembMt avoir pris plaisir de mettre
ri) Non seulement à la stapéfaétieB dta hoIkiAéleB ^ens, mais encore, paraît-il,
an grand désappointement des spécolateara. An n* 182 de l'exemplaire de la Bi«
bliothèque impériale est joint un dotiblbtfatix), sfgbé par un certain Perrier, et
qii te termine par cet atia : • IMmtém ^euftk «fant été interrompu tant de fois,
et le public ne pouvant plus compter sur le sieur Maret depuis le décret du
80 juillet, on Couvera dans sdA tibûVel àutëdr tk& 'défenseur non moins ardent de
SCS droits, ami de la raison et de la vérité. •
RÉVOLUTION 94
êttoA leurs mtàhÈ après la prise de la Bastille. Il ne s'agissait pl«8
albrs que de marcher sur Versailles, de pendre 2es mtmtdnet, et
êb balayet TÂssemblée nationale, tous léS liobles, les prélat», les
gM6 bénéfiders, et la gent, plus dangereuse endMre, des inten*
éMtB, des robins, des gftis du roi «t pratideift ; fuis de ùJre
émmi^P&t itùmédiatement les droits de la nation et deS citoyeÉis.
Ani Bèu de ii'occapêlr dé ^ces grands objets, les Parisiens se sont
attnttâs à s'emivteir de le^r ridi^lë triomphe, et bientôt ufiM foule
de ftipùtià ee sont misàleiûr tète pour les tH$lÉper et leé «nUeer,
en les amusant Oôflnne des enftucAftv
Vers le même temps, Marat traçait des Parisiens,
dâfûô le Junius français, tin t)ôrtrait qui iië manque
pàd de ress^etnbknce.
G Parisiens ! hommes légers, faibles et pusillanimes, dont le
g^ pour les nouveautés va jusqu'à la fureur, et dont la passion
p9ttr les grandes «boses n'est qu'un accès passager; qui n^olez
éa la Uberté mutte des modes du jour ; qui n'avez m lumières,
ni pian, ni principes ; qui pir^éré2 Tad^i^ flagorneur au conseiller
«Mt»] qcd méconnaissez vos défenseurs; qui vous abnukanezà
k ta in premier ton ; qni ifoIb fivrtt à vos entends sur leur
IMTOle; qui pardonnes aux perfides et aux traîtres au premier
signe de contrition; qui, dans vos projets ou vos vengeances,
saivez sans cesse l'impulmcm du moment; qirf êtes toujours prêt»
àémner nn coup de collier; qui paraissetc incapi^les d'aucun
eflb|(t Soutenu; qui ailes au bien par vanité, et que 4a nature eût
ftniéB pour les hautes entreprises, si elle Vous eût inspiré l'amour
de la gloire, si elle vous eût donné de la j«idttciaire (H dé la cens-
taiMè, foudt^t-il donc toujours vous traiter comme de vieux en-
ftftUl?
1^ leçons de la sâfgèdsid et les vueà de la prudence m sont plus
faites pour vous. Des légions de folliculaires faméliques vous ont
Masés à force de sottises et d'atrocités ; les bonnes choses glis-
sent sur vodS sans effet. Déjà vous ne prenez plaisir qu'aux con-
seili entrés, aux tritlè déchirants^ aux invectives grossières; déjà
n RÉVOLUTION
les termes les plus forts vous paraissent sans énergie, et bientôt
TOUS n'ouvrirez Toreille qu'aux cris d'alarme, de meurtre et de
trahison. Tant de fois agités pour des riens, comment fixer votre
attention, comment vous tenir en garde contre toute surprise,
comment vous tenir continuellement éveillés? Un seul moyen me
reste : c'est de suivre vos goûts et de varier mon ton. 0 Parisiens 1
quelque bizarre que ce rôle paraisse aux yeux du sage, votre an*
cien ami ne dédaignera pas de le prendre : il n^est cccupé que da
soin de votre salut ; pour vous empêcher de retomber dans l'abîme^
il n'est point d'efforts qu'il ne fasse ; et toujours le Junius françw
sera votre incorruptible défenseur, votre défenseur intrépide.
Marat ne laisse échapper aucune occasion de dé^
nigrer l'Assemblée nationale, de pousser le peuple
à s'insurger contre ses décrets.
n n'est aucune puissance sous le ciel, dit-il à ses amis lesfau*
bouriens à propos du droit électoral, qui ^t autorisée à vokis
enlever vos droits de citoyens, reconnus par la Déclaration des
Droits... Le décret qui exige une contribution est nul... Assem-
blez-vous donc sans balancer \ Allez en corps vous faire inscrire
dans vos districts respectifs 1... Personne jie vous contestera vos
titres, si vous avez le courage de ne pas soufi&ir qu'on vous
compte pour rien.
— Tout mon sang bouillonne contre les prétendus pères de la
patrie, ces hommes sans sentiment, sans probité, qui ont prodi-
gué des millions pour payer le faste, les folies , les dilapidations
de la cour, et qui laissent le peuple mourir de faim... Mes checs
amis, dont l'indigence n'est le fruit ni des vices ni de la fainéan-
tise, vous avez droit à la vie, comme Louis XYI et tous les heu-
reux du siècles. Non, l'héritier du trône n'a pas le droit de dîner
lorsque vous manquez de pain. Rassemblez-vous donc en corps
d'armée; présentez -vous devant l'Assemblée nationale, et de-
mandez à l'instant qu'on vous assigne de quoi subsister sur les
biens nationaux , qui vous appartiennent à beaucoup plus juste
itre qu'aux sangsues de l'Etat... Si l'on refuse de vous accorder
RÉVOLUTION n
de prompts secours, rassemblez-vous en force, joignez-yous à
Tannée : le moment est venu où elle peut entendre ce langage ;
partagez-vous les terres et les richesses des scélérats qui ont en-
foui leur or pour vous réduire par la faim à rentrer sous le
joug.
— Banqueroute infaillible et prochaine, si on ne se hâte de
donner de I9 pelle au c... aux pères conscrits soudoyé» pour pré-
cipiter la ruine de la nation.
— L'Assemblée nationale jouant envers la nation le rôle d'une
catin, qui débute en femme à sentiments et qui finit en prostituée.
Ce sont les titres de deux articles des 1 9 et 28
mai 1791.
L'Ami du Peuple a pourtant ses quarts d'heure
de bonne humeur, mais ils sont rares. Dans un de
ces moments, voulant faire honte aux Parisiens,
qui ne répondent pas comme il le voudrait à ses
provocations, il fait appel aux Parisiennes.
Les citoyens aisés n'étant bons qu'à bavarder dans des cafés
on des clubs, et les volontaires ignares n'étant propres qu'à faire
les pantins au commandement de leurs officiers, presque tous
aristocrates, ministériels ou mouchards, l'Ami du Peuple les prie
de se gratter les fesses au coin du feu ; mais il invite toutes les
bonnes patriotes de la Société fraternelle et des faubourgs, cent
fois plus courageuses que leurs maris ou leurs frères, de s'em»
parer, mardi prochain, de la maison Massiat, et de donner une
danse à tous les gueux de monarchiques qu'elles y trouveront.
Si les habitants des faubourgs et les forts de la Halle se montrent
dignes par leur zèle d'être de l'expédition, ils y seront admis ;
mais s'ils n'ont dessein de faire que de l'eau claire, on ne se soucie
brin d'eux : il s'agit de donner aux conspirateurs la chasse à mort,
pour les dégoûter une bonne fois du métier de brigands, et de
procurer enfin au peuple la tranquillité dont il a si fort besoin,
et quïl n'aura jamais tant que ces scélérats seront sur pied.
H RÉVOLUTION
Les jolis mesdeurs bien frisés, et les [gentilles donzelles bien
coifiSâes, sont invités à préparer des bouts de corde à réprewve»
Si Texpédition réussit en plein, l'Ami du Peuple proposera un$
souscripticm pour fedre chanter un Te Deum, le seul rais^uiiA^
qui aurait eu lieu depuis la Révolution ; puis il s'engage à comr
poser des chansons pour céléS^rer la fuite honteuse du général,
du maire, des municipaux et de Tétat-major, qui aura lieu h
même jour, à la brune. Quoiqu'il ne sache pas faire des yers,
l'Ami du Peuple espère ne pas s'en tirer trop mal, la joie, comme
l'amour, rendant poète. (6 mars 4794.)
Mais, je le répète, c'est bien rarement que Ma-
rat se déride ; il n'a pas, comme le Phre Dtichesne,
ses grandes colères et ses grandes joies^ il est tou-
jours en fureur. < On s'étonne que cette violence
uniforme, laméme, toujours la même, cette mont>*
tonie de fureur qui rend la lecture de VAmi du
Peuple si fatigante, aient toujours eu action, n'aient
point refroidi le public. Rien de nuancé; tout
extrême, excessif; toujours les mêmes mots : itit
fâme^ scélérat j infernal ^ toujours le même refrain :
la mort. Nul autre changement que le chiffire des
têtes à abattre : 600 têtes, 10,000 têtes, 20,000.
têtes; il ya, s'il m'en souvient, jusqu'au cbiSi:Q
singulièrement précis de 270,000 têtes. Cette uni»*
formité même , qui semblerait devoir ennuyer j
blaser, servit Marat; il eut la force, l'effet, d'une
même cloche qui sonnerait toujours, (f )^
« Marat, dit Lamartine, semblait avoii*- absoifeé
ei^ lui toutes les haines qui fermentent, dans une
(I) IficbeleC, BUioin4ê to RifsoMkmt t u» p« S80.
IVÉVaAVTION 95
société en décompositioa; i]^ s'était faiity réimpression
pennanente de la colère dn pfi^ple ; en la feignant,
il Tentretei^t. Il écrijvaiiî Siveg de I^ I)ilQ et 4u
sang.
« Ecrivain jusque-là obsQyr^. et impatienté do^son
obscurité, il avait cherché ïe bnût et le scandale à
défaut de k gloire. Nul homm<^. dç son temps ne
nourrissait dans son âme uno haine plus sombre; et
plus concentrée contre la société,, qui n'avait fait
place ni à ses systèmes scientifiquesi ni à ses idées
sociales, ni à sont orgueil spufErant. Il s'était. jet(|
toul; à coup dans son élément, au milieu des n;li^e9
et de l'anarchie que la commotion révolution^^re
venait d'entasser à ses pieds. De, ces iiuiinçs^ il
s'était fait soudaineipent une tribuQje; i\ avait rêvé
d'instinct pour lui le rôle de Marins dqa prolétaires.
Sa démagogie était plus dangerei^^Q qu^ celle de
Camille Desmoulins, parcç qu'elle était plus sin-
cère. Le fs^natisme est la force des^ révolutions.
Marat était le fanatique du peuple ; le peuple m
pquvaiH tarder h êty^ le faxmtique de Mar<at.
» SçfÇL sjlyle, ix^ultÇ;, 8£^uvs^, incisif, déboi;-
dapt d'images vulgaire», imbibé de larmes et de
8qi^,,a]tteit4ri d'une compassion déclamatoire, mai»
réelle, sur les iniquités sociales et sur le^ indigences
<^.figL)Aii^4 ayait desi gémissements de femme pour
les misérables, des rugissements de lion contre les
heureux. Il s'était fait dès le premier jour le tribun
96 RÉVOLUTION
des douleurs publiques ; il ameutait les calamités
du peuple ; il réclamait justice; bientôt il allait de-
mander vengeance. Nul cœur ne paraissait plus
déchiré que le sien par le spectacle des pénuries
et des dangers de la capitale. Ses gémissements
éclataient en sanglots dans sa feuille.
» 11 prophétisait les désastres, il subodorait les
complots. Il s'était constitué le délateur d'office de
la multitude, dévoué tous les jours en victime à la
haine des oppresseurs et des tyrans. Bailly, La*
fayette, l'Assemblée, la garde nationale, Mirabeau,
la Commune elle-même^ lui apparaissaient déjà
comme une seconde génération d'aristocratie bour-
geoise et d'oppresseurs privilégiés, n'ayant renversé
une cour despotique que pour élargir eux-mêmes
sur le vrai peuple le despotisme plus indestructible
de la classe propriétaire sur la classe dépossédée
par les temps ; il les désignait timidement encore
comme les héritiers futurs de la tyrannie renver-
sée, et, pour les rendre plus odieux, il montrait en
eux au peuple les complices cachés de la cour et de
l'étranger. Le peuple, qui aime les délateurs parce
qu'il craint partout les pièges, aimait Marat : il re-
trouvait dans sa feuille tous ses soupçons et tous
ses tumultes d'esprit (1). »
Nos lecteurs feront aisément la part de l'illusion
(I) Histoire des Girondins, éd. in-12, 1. 1, p. 57; — Histoire des Constituants,
t. n.
RÉVOLUTION 97
dans ce portrait tracé par une plume qui a le don
de tout poétiser. La vérité est que — pour nous
servir d'une expression de Louis Blanc — au mi-
lieu de pages qu'on croirait ponctuées avec des
gouttes de sang, il en est quelques-unes où l'amour
de l'humanité déborde en épanchements d'une ten-
dresse amère. Mais, encore une fois, l'attendrisse-
ment est rare chez Marat ; il est toujours furieux.
Tous les jours il sonne le tocsin ; tous les jours il
démontre le besoin urgent d'une insurrection gêné"
raie telle que celle du 1 4 juillet ; tous les jours il
prêdie l'extermination, et, admirez la progression,
en juillet 1790 il ne demandait que cinq à six
cents tètes; avant la fin de l'année il lui en faudra
dix mille, cent mille.
n y a une année que cinq ou six cents têtes abattues vous
auraient rendus libres et heureux* Aujourd'hui il en faudrait
abattre dix mille. Sous quelques mois peut-être en abatlrez-vous
cent mille ; et vous ferez à merveille : car il n'y aura point de
paix pour vous si vous n'avez exterminé jusqu'au dernier rejeton
les implacables ennemis de la patrie. (47 décembre 4790.]
— Cessez de perdre le temps à imaginer des moyens de dé-
fense, n ne vous en reste qu'un seul, celui que je vous ai re-
commandé tant de fois : une insurrection générale et des exécu-
tions populaires. Fallût-il abattre vingt mille tètes, il n'y a pas à
balancer un instant. (48 décembre 4790.)
— Fendez, pendez, mes chers amis ; c'est le seul moyen de
Cadre rentrer en eux-mêmes vos perfides ennemis... Si j'avais été
tribun du peuple, j'aurais commencé par faure accrocher tous les
juges du Châtelet qui avaient voté pour le renvoi de Bezenval.
T. TI, 5
9a RÉVOLUTION
Le ChâteljBt , et tons les tribunaux en général ,
partageaient avec TAssemblée nationale la haine
de Marat, qui s'élève continuellement contre » œs
tavernes de voleurs , ces antres de la chicane, ees
autels de l'injustice , ces forts de prévarication ,
d'iniquité et de tyrannie, où le pauvre ne pouvait
élever la voix, où les cris du faible opprimé se per-
daient dans les airs, où le faible et Forphelin récla-
maient inutilement leurs droits contre le puissant
usurpateur, où l'homme en crédit et Thomme opu-
lent écrasaient impunément l'humble citoyen, où
tant d'innocentes victimes furent égorgées au nom
du prince avec le glaive des lois. »
Marat, je l'ai dit ailleurs, était le grand dénon-
ciateur, le dénonciateur en chef; c'était son rôle
dans la presse révolutionnaire.
<c Chacun de nous a son lot, disait Camille Des-
moulins. Vous, par exemple, Marat et Fréron, vous
êtes nos deux foudres de guerre contre les coquins ;
vous êtes notre comité des recherches et les dénon--
dateurs par excellence. Vous, Marat, êtes l'obser-
vateur du maire, du général, de réta,t-major, des
municipaux et des districts. Carra inspecte et ea—
téchise l'armée; c'est l'espion des cours étrangères:
Carra est notre tocsin pour l'extérieur, et Marat
pour l'intérieur. Gorsas tient la correspondance des
quatre-jringt-trois départements, Laclos cdle des
Jacobins. Il y a Brissot le diplomatique , Robert
RÉVOLUTION 99
Lindet le démocratique, Noël l'académique, Cenitti
le pédagogique , et Prudhomme l'œcuménique ou
rencyciopédique. »
Retiré dans son antre, Marat y attire, y entasse
toutes les délations privées, et en grossit le tré-
sor de ses délations publiques. « Avec une plume
trempée dans le sang et dans la boue, il dénonce
chaque matin , entre deux arlequinades , les com-
plots du jour, et les hommes que le peuple doit ,
selon lui, sacrifier au repos public. Et les consul-
tations de ce docteur en assassinat sont accueillies,
religieusement par une clientèle fanatisée^ qui prend
ses visions pour des oracles et son idiote frénésie
pour une sainte et patriotique colère (1 ) . »
Marat, en effet, connaît son public ; il sait avec
quelle facilité on ajoute foi aux crimes imputés à
ceux que l'on hait ou que l'on craint,^ et que, si
loin qu'aillent la bêtise et la calomnie , elles ne
Tont jamais plus loin que la crédulité d'un peuple
en état de révolution ; il n'y a pas d'ineptie gros-
sière, il n'y a pas de calomnie si absurde, qui ne
soit accueillie par cet être malfaisant , et qui ne
soit par lui jetée en pâture aux esprits étroits et
exaltés. Ainsi il dénoncera les < manœuvres de
l'administration municipale pour empoisonna le
peuple avec des grains ^tés » ; ainsi il dénoncera
une conspiration de Bailly et de Lafayette ayant
(I) p. Lanfrey, Eêtai sur la dévolution française, p. U9.
400 RÉVOLUTION
pour but de faire écrouler l'église de Notre-Dame,
après un Te Deum^ lorsqu'elle sera remplie de
citoyens, et aussitôt après que les municipaux se
iseront retirés, etc., etc.
Avertissement.
Demain il y aura une éclipse totale de soleil, qui commencera
à midL Comme les prêtres fanatiques pourraient profiter de oe
phénomène peu commun pour porter le peuple au désordre, nous
sommons les administrateurs de la police de faire doubler la garde
«t de prendre les précautions convenables, sous peine de répon-
dre des événements -sur leurs tôtes. (3 avril 4794.)
Quand il a dressé l'acte d'accusation et prononcé
l'arrêt, l'Ami du Peuple charge ses amis et féaux
de le mettre à exécution. Après avoir attaqué avec
la dernière violence un agent de l'administration,
il a soin d'ajouter :
Ce scélérat est logé rue Babille, près les Halles, chez un tapis-
sier, au second. Je donne son adresse pour que le peuple aille
Tassommer. (48 mars 4794.)
Le 1 5 mai , il dénonce un officier de la garde
nationale et excite les patriotes à le poignarder.
Les fripons, ajoute-t-il, crieront au meurtre ; mais je voudrais
j)ien savoir quel autre moyen il reste au peuple de se débarrasser
des scélérats auxquels les fonctionnaires publics assurent l'im-
punité.
— Au reste, disait-il le 3 juin, après avoir raconté l'assassinat
de citoyens coupables d'aristocratie et avoir insulté à leurs cada-
vres, n'oublions pas que nous sommes en guerre, et que nous
avons plein droit de nous défendre de nos ennemis, puisque les
pères conscrits refusent de nous en débarrasser.
RÉVOLUTION 404
A l'occasioii de la fuite du roi, Marat adresse ua
manifeste à la France.
Toute la France , dît-il, se rappelle le discours ignoble que
Louis XYI récita à rÂssemblée nationale, le 49 avril dernier, pour
se plaindre en écolier que le peuple l'avait empêché d'ialler à Saint-
Qoud, c'est-à-dire à Bruxelles. Toute la France se rappelle aussi
eette fameuse lettre écrite par son ordre à ses ministres dans les
cours étrangères, et communiquée officiellement à TAssemblée
nationale, pour Êdre parade de son prétendu civisme, se dire le
soutien de la Constitution, se plaindre des doutes des citoyens
éclairés, se récrier contre le bruit qu'il n'était pas libre, déclarer
qu'il n'avait point eu envie de partir, et protester qu'il était au
milieu de ses enfants, de ses concitoyens, de ses amis, où le
plaisir et l'amour le retenaient. Il invoquait la vérité, la loyauté,
l'honneur, la foi du serment. La foi du serment dans sa bouche !
Souvenez-vous de Henri UI et du duc de Guise... Peuple, voilà ta
loyauté, l'honneur, la religion des roisl Fiez- vous à leurs ser*
ments!... Louis XYI se riait des siens... ce roi parjure, sans foi,
sans pudeur, sans remords, ce monarque indigne du trône, n'a
pas été retenu par la crainte de passer pour un infâme. La soif
du pouvoir absolu le rendra bientôt assassin féroce ; bientôt il
nagera dans le sang de ses concitoyens qui refuseront de se sou-
mettre à son joug tyrànnique. En attendant, il rit.de la sottise
de ses Parisiens, qui se sont stupidement reposés sur sa pa-
role.
Marat s*était opposé de toute sa force, de toute
sa violence , plutôt , à la demande de Louis XV [ ,
c qui avait la fantaisie de vouloir aller prendre
Tair à Saint-Cloud, comme s*il ne pouvait se pro-
mener à son aise dans le jardin des Tuileries ,
comme s'il manquait d'amusements à Paris. » — «La
charmante prison que Paris I ajoutait-iU Comment
402 RÉVOLUTION
chercher à la quitter 1 . . . Grand Dieu 1 que dirait
Louis XYI s'il était réduit d'habiter un souterrain
comme l'Ami du Peuple, et s'il y était réduit pour
avoir voulu et vouloir encore sauver la patrie I Or,
l'Ami du Peuple, tout préjugé à part, croit valoir
un peu mieux que Louis XVI {i).'^
Le 15 juillet 1791, il demande que Louis XYI
soit immolé au salut du peuple^ et, quand il voit cette
proie lui échapper, il s'emporte contre l'Assemblée,
et il se donne, à cette occasion, des airs de savant
qui ne lui sont pas ordinaires.
L*odieux décret qui rétablit Louis le Faux, qui régifie un par-
jure, est contraire à toutes les saines maximes... L'Assemblée
corrompue, à l'exception de quelques membres, n'est que le ge-
nuit de toutes les horreurs, de toutes les conspirations.
Qui pouvait ignorer que la parole d'un prince devait être un
sacré dépôt, auquel sa gloire est attachée? Mimus Publicanus n'a-
t-il pas dit que celui qui a perdu sa foi n'a plus rien à perdre,
(l)hà cour, cela se comprend aisément, n'habitait Paris que contrainte et for-
cée; elle y manquait de liberté, et pouvait s'y regarder conune prisonnièpe. Ce firt^
dès les premiers jours, dans Venlourage du trône, le sujet de doléances, de plaintes
amères. On lit dans la Chronique de Paris du 16 octobre 1789 :
« Nous entendons tous les jours demander, dans les sociétés aristocratiques,
quelle espèce de plaisir le roi trouvera dans Paris, Il me semble qu'il en peut join-
dre beaucoup de nouveaux à ceux qu'il avait déjà. Les forêts n'en sont pas asset
éloignées pour qu'il n'y puisse pas prendre le plaisir de la chasse; et, de plus, ne
peut-il pas visiter la bibliothèque du roi, le jardin des plantes, le cabinet d'his-
toire naturelle, les académies, etc. etc. ? Après avoir vu ces superbes établisse-
ments nationaux, ne peut-il pas voir les collections des particuliers dans différents
genres? Ce monarque aime les arts mécaniques : ne peut-il pas, comme Pierre le
Grand, «lier fréquemment dans les ateliers, les fonderies, les manufactures? Ne
peut-il pas, comme le roi d'Angleterre, aller à tous les spectacles, sans faste, sans
appareil, et sans faire recommencer, s'il y arrive un peu tard? Ce priiMïe ne con-
naît aucun des monuments do la capitale : .que de choses il peut observer! que de
bien il peut faire, s'il se montre partout ! Ce cortège importun de citoyens avides
de ses regards, qu'à peine ils connaissent, diminuera insensiblement, puisqu'ils
auront l'habitude de le voir, comme Us ont l'habitude de l'aimer. »
RÉVOLUTION 403
parce que tout le bien et rhonneur de l'homme en dépendent?..
Bias disait qu'il ne peut y avoir d'excuse légitime de rompre la
foi, parce que celui qui perd le crédit et la gloire d'être estimé
fidèle Êdt bien une plus grande perte que s'il perdait la chose
promise. Cicéron dit qu'il ne faut jamais manquer un serment, et
les Estions faisaient mourir les parjures, parce que non seule-
ment ils violent le respect qui est dû à la divinité, mais, davan-
tage, as roihpent la foi, qui est le plus grand et le plus étroit
lien de la société humaine. Sertorius blâme Cinna de vouloir
mettre bu délibération s'il tiendrait parole â Marius. (i^» août
Dô œ ttron^ût) il semble (]u'il redouble de rage,
si c'ââit possible.
Qu'attendent les patriotes pour se montrer? Ah! s'il y avait
dans nos murs deux Scévola seulement, il y a longtemps que la
liberté y serait cimentée à jamais. Un seul coup de poignard dans
le cœur de Mottié eût foudroyé ses légions de satellites, et permis
an peuple d'abattre sous la hache vengeresse les tètes criminelleis
de ses Mortels ^memis... S'ils étaient les plus forts, ils vous
égorgeraient sans [ûtié; poignardez-leS donc sans miséricorde!
Que Chapelier, Rabaud, Emery, Duport, Bureau de Puzy, Baf'*
nave. Desmeuniers, Malouet, Goupil, Thouret, Target, Fréteau,
Pnignon, Regnault, Sièyes, Dupont, Dandré, Montlosier, Bailly,
Mottié, soient vos premières victimes. (18 juillet 4*794 .)
— Si j'avais eu deux mille hommes comme moi, j'aurais été à
leur tète poignarder Mottié au milieu de ses bataillons de brigands,
brûler le despote dans son palais, et empaler nos atroces représen-
tants sur leur aége. (3 msâ 4792.)
C'est à Robespierre qu'il aurait tenu ce langage,
à ce qu'il raconte, et celui-ci l'aurait écouté assez
froidement ; aussi s*en montre-t-il médiocrement
satisfait. Ecoutons-le plutôt. La guerre avait éclaté
404 RÉVOLUTION
entre Brissot et le député d'Arras. Les journaux pre-
naient naturellement parti dans ces guerres intes-
tines. Marat, cela va sans dire, se range du côté
de Robespierre.
Les misérables ! s'écriait-il ; ils jettent leur ombre sur les plus
pures vertus I Son génie les offusque; ils le punissent de ses sa-
crifices. Ses goûts rappelaient dans la retraite , il n*est resté dans
le tumulte des Jacobins que par dévouement à son pays; mais les
hommes médiocres ne s'accoutument point aux éloges d'autrui, et
la foule aime à changer de héros.
La faction des Lafayette, des Guadet, des Brissot, Tenveloppe.
Ds rappellent chef de parti ! Robespierre chef de parti I Us mon-
trent sa main dans le trésor honteux de la liste civile. Ds lui font
un crime de la confiance du peuple, comme si un simple citoyen
sans fortune et sans puissance avait d'autre moyen de conquérir
Tamour du peuple que ses vertus ! Comme si un homme qui n'a
que sa voix isolée au milieu d'une société d'intrigants, d'hypo-
crites et de fourbes, pouvait jamais devenir à craindre l Mais ce
t^enseur incorruptible les inquiète. Ils disent qu'il s'est entendu
avec moi pour se faire offrir la dictature. Ceci me regarde. Je
dédare donc que Robespierre est si loin de disposer de ma plume
que je n'ai jamais eu avec lui la moindre relation. Je l'ai va une
seule fois, et cet unique entretien m'a convaincu qu'il n'était pas
l'homme que je cherche pour le pouvoir suprême et énergique
réclamé par la Révolution.
Le premier mot qu'il m'adressa fut le reproche de tremper ma
plume dans le sang des ennemis de la liberté, de parler toujours
de corde, de glaive, de poignard, mots cruels que désavouait sans
doute mon cœur et qui discréditaient mes principes. Je le dé-
trompai. « Apprenez, lui répondis-je, que mon crédit sur le peuple
ne tient pas à mes idées, mais à mon audace, mais aux élans im-
pétueux de mon âme, mais à mes cris de rage, de désespoir et
de fureur, contre les scélérats qui embarrassent l'action de la Ré-
volution. Je suis la colère, la juste colère du peuple, et voilà
RÉVOLUTION fOS
pourquoi il m'écoute et il croit ea moi. Ces cris d'alarme et de
fureur,, que vous prenez pour des paroles en l'air, sont la plus
naïve et la plus sincère expression des passions qui dévorent mon
Ame. Oui, si j'avais eu dans ma main les bras du peuple après le
décret contre la garnison de Nancy^ j'aurais décimé les députés
qui l'avaient rendu ; après l'instruction sur les événements de
& et 6 octobre, j'aurais fait périr dans un bûcher tous les juges ;
après les massacres du Champ-de-Mars, si j'avais eu deux mille
homme animés des mêmes ressentiments qui soulevaient mon
sein, je serais allé à leur tête poignarder Lafayette au milieu de
ses bataillons de brigands, brûler le roi dans son palais et égorger
nos atroces représentants sur leurs sièges !.. » Robespierre m'écou-
tait avec effroi. Il pâlit et garda longtemps le silence. Je m'éloi-
gnai. J'avais va un homme intègre ; je n'avais pas rencontré un
homme d'Etat.
Ainsi, dit M. de Lamartine, le scélérat avait fait
horreur au fanatique ; Robespierre avait fait pitié
à Marat.
Et n'allez pas croire que ce soit par cruauté que
Marat prêche ainsi continuellement l'extermina*
tion ! il y a longtemps qu'il s'en est défendu.
M'accusera-t-on d'être cruel, moi qui ne puis pas voir souffirir
un insecte? Mais lorsque je pense que, pour épargner quelques
gouttes de sang, on s'expose à le verser à grandes flots, je m'in*
digne malgré moi de nos fausses maximes d'humanité et de nos
sots procédés pour nos cruels ennemis. Imbéciles que nous som-
mes! nous craignons de leur faire une égratignure, nous nous
contentons de les disperser, et nous les laissons bêtement sur
pied contre nous. Qu'ils soient les maîtres un seul jour, bientôt
on les verra parcourir les provinces le fer et le feu à la main,
faire tomber sous leurs coups tous ceux qui leur opposeront
quelque résistance , massacrer les amis de la patrie , forger
femmes et enfants, et réduire en cendre nos cités. (34 mai 4790.)
5.
«06 RÉVOLUTION
La conclusion d^ toutes ces prédications sangui-
naires, c'était la nécessité d'une dictature révolu-
tionnaire, et il la réclame avec insistance.
Vous serez éternellement dupes de ces scélérats, éternellement
travaillés par l'anarchie et la misère, jusqu'à ce que vous ayez
nommé un tribun militaire pour abattre ces têtes criminelles.
— Citoyens amis de la patrie, s'écriait-il dans le manifeste
dont nous parlions tout à l'heure, vous touchez au moment de
votre ruine. Je ne perdrai pas le temps à vous accabler de vains
reproches sur les malheurs que vous avez attirés sur vos têtes
par votre aveugle confiance, par votre fatale sécurité; ne son-
geons qu'à votre salut.
Un seul moyen vous reste pour vous retirer du précipice où
vos indignes chefs vous ont entraînés : c'est de nommer à l'ins-
tant un tribun militaire, un dictateur suprême, pour faire main-
basse sur les principaux traîtres connus.... Que dans la journée
le tribun soit nommé ! Faites tomber votre choix sur le citoyen
qui vous a montré jusqu'à ce jour le plus de lumières, -de zèle et
de fidélité ; jurez-lui un dévouement inviolable , et obéissez-lui
religieusement dans tout ce qu'il vous ordonnera pour vous dé-
faire de vos mortels ennemis.
Voici le moment de faire tomber la tète des ministres et de
leurs subalternes, de Mottié, de tous les scélérats de l'état-mayor
et de tous les conmiandants anti-patriotes des bataillons, de
Bailly, de tous les municipaux contre-révolutionnaires, de tous
les traîtres de l'Assemblée nationale : commencez donc par vous
emparer de leurs personnes, s'il en est temps encore....
Un tribun, un tribun militaire, ou vous êtes perdus sans res-
source! Jusqu'à présent, j'ai fait pour vous sauver tout ce qui
était au pouvoir humain : si vous négligez ce conseil salutaire,
le seul qui me reste à vous donner, je n'ai plus rien à vous dire,
et je prends congé de vous pour toujours. Dans quelques jours,
Louis XVI, reprenant le ton d'un despote dans un manifeste in-
solent, vous traitera en rebelles, si vous n'allez pas vous-mêmes
RÉVOLUTION 4€7
iti-âfv«it du joug. D s'avanoera contre vos murs à la tête de
tous les fugitifs, de tous les mécontents et des légions autri-
cliiennes ; il vous bloquera ; cent bouches à feu menaceront
d'abattus votre vâle à boulets rouges, si vous faites la moindre
iWstani»; taeudis que Mottié, à la tète des hussards allemands,
et peut<^tre des alguazils de Tannée parisienne , viendra vous
désarmer. Tout ce qu'il y a parmi vous de chauds patriotes se-
ront traînés dans les cachots; TAmi du Peuple, dont le dernier
SDofMr sera pour la patrie , et dont la voix fidèle vous rappelle
encore à la hbeirté, aura pour tombeau un four ardent.... Encore
quelques jours d'indécision, et il ne sera plus temps de sortir de
votre létbai^e; la mort vous surprendra dans les bras du
sommeil.
Je ne sais si je me fais illusion ; mais je crois
voir jusque dans les plus furieuses de ces prédica-
tions un ton de conviction qu'il me semble difficile
de méconoaitre^ qu'on ne trouve pas, par exem-
ple, dans les philippiques de Camille Desmoulins,
ni même, et encore moins peut-être, dans les gran-
des colères du Père Duchesne. « Lorsqu'il provo-
que des ùiesures sanguinaires, c'est, comme le dit
Paganel, sans aucun effort et sans aucuns frai&
de tours et de préparations oratoires. Les raisons
de persécuter et d'égorger coulent de sa bouche
comme des vérités de conviction. » Pour moi^ Ma-
rat était convaincu. C'est un fou, mais un fou lu-
cide, si je pouvais dire ainsi. Il a une seule idée,
idée fausse, mauvaise, exécrable, mais idée fixe et
qu'il poursuit à outrance.
On voit , du reste , quelle haute idée l'Ami du
ces RÉVOLUTION
Peuple avait de son importance, et elle était grande,
en effet; quand T Assemblée constituante, toute
meurtrie des coups qu'il lui avait portés, cédait
sa place à de nouveaux législateurs, Marat était
déjà une puissance. « Il dicte des arrêts, il dispose
du forum sans y paraître ; il dresse, à la manière
de Sylla, ses tables de proscription. Il a l'indigna-
tion des faubourgs à ses ordres. Il peut étouffer un
homme entre deux phrases. »
« Il est impossible, a dit un écrivain contempo-
rain (1), de calculer les effets qu'ont produits sur le
petit peuple les journaux de Fréron et de Maràt,
ces feuilles dégouttantes de sang. Le dernier de ces
individus surtout, maniaque sans talent, espèce de
fou enragé, qu'il faut avoir vu et entendu pour
s'en faire une idée, était devenu la divinité de la
populace, et, quoiqu'il ne fût qu'un instrument
dans les mains de personnages plus adroits, il par-
venait à les faire tous trembler, sans se douter lui-
même de sa prodigieuse puissance. » '
« Marat , dit M. Thiers, avait acquis une ef-
frayante célébrité, et était devenu , par ces pro-
vocations au meurtre, un objet d'horreur pour tous
les hommes qui conservaient encore quelque mo-
dération. Il étalait dans ses feuilles l'affreuse doc-
trine dont il était rempli : abattre des milliers de
têtes et détruire toutes les aristocraties qui ren-
(1) Beaulieu^ Essais sut la Réwlntim, t. ti, p. U.
RÉVOLUTION 40»
daient la liberté impossible, voilà son refrain. La
vie souterraine à laquelle il était condamné pour
écbapper à la justice avait exalté son tempérament,
et les témoignages de Tborreur publique renflam-
maient encore davantage. Nos mœurs polies n'é»
taient à ses yeux que des vices qui s'opposaient à
l'égalité républicaine , et , dans sa baine ardente
pour les obstacles, il ne voyait qu'un seul moyen
de salut, l'extermination. Ses études et ses expé-
riences sur l'homme pbysique avaient dû Thabituer
i yaincre l'aspect de la douleur , ^t sa pensée ar*
dente, ne se trouvant arrêtée par aucun instinct de
sensibilité , allait directement à son but par des
voies de sang. Cette idée même d'opérer par la
destruction s'était peu à peu systématisée dana sa
tète, n voulait un dictateur, non pour lui procu-
rer le plaisir de la toute-puissance, mais pour lui
imposer la chai^ terrible d'épurer la société. Ce
dictateur devait avoir un boulet aux pieds , pour
être toujours sous la main du peuple ; il ne fallait
lui laisser qu'une seule faculté, celle d'indiquer lea
Tictimes, et d'ordonner pour unique châtiment la
mort. Marat ne connaissait que cette peine, parce-
qu'it ne punissait pas, mais supprimait l'ob*
stacle.
» Voyant partout des aristocrates conspirer con-
tre la liberté , il recueillait ça et là tous les faits
qui satisfaisaient sa passion ; il dénonçait avec fu-
440 RÉTOLUTION
reur, et avec une légèreté qui venait de sa fureur
luème, tous les noms qu'on lui dé^gnait, et qui
souvent n'existaient pas ; il les dénonçait sans haine
personnelle , sans crainte , et même sans danger
pour lui-même, puisqu'il était hors de tous les
rapports humains, et que ceux de l'outragé et de
l'outrageant n'existaient plus entre lui et ses sem-
blables (4). »
Marat^ en effet, du jour où il avait déclaré la
guerre à tous, les pouvoirs, s'était mis ^i quelque
sorte hors la société , il ne se montrait que bien
rarement, et à ses fidèles, c II affectait le mystère^
comme tous les oracles. 11 vivait dans l'ombre; il
* ne sortait que la nuit ; il ne communiquait avec
les hommes qu'à travers des précautions sinistres»
Un souterrain était sa demeure; il s'y réfugiait
kivisiblè contre le poignard et le poison. Son jour-
nal avait pour l'imagination quelque chose de siu>
niaturel. Marat s'était enveloppé d'un véritable fa-
natisme. » On ne savait jamais précisément où il
était ; beaucoup de personnes même ., à ce qu'il
paraît;^ doutaient de son existence et regardaiœt
l'An^ du Peuple comme un être idéal, une fiction^
un mythe. Nous avons vu tout à l'heure de quelle
comédie son cher fils , Camille Desmoulins lui-
même^ avait été la dupe $ et à ceux qui lui en de-
<l) Histoire di la BévoMion, éd. gr. in-'S», 1. 1, p. 26i.
RÉVOLUTION 444
mandaient des nouvelles Tauteur des Révolutions de
France et de Brabant^ pas plus que les autres, ne
savait que répondre. « Où êtes-vous, M. Marat?
Adam^ ubi es ? Quand Dieu appelait ainsi Adam,
il se moquait de notre premier père , car Dieu ,
qui voit toutj ne pouvait ignorer où était Adam.
Pour moi, j'ignore où est F Ami du Peuple. Il ne se
passe point de jour qu'on ne me demande de ses
nouvelles. Serait-il dans la fosse aux lions ? disent
les patriotes. Je réponds comme Madeleine : Nescio
ubi posuerunt eum. » — c Je commence à croire
qu'il possède l'anneau de Gygès ; il faut qu'il soit
bien sûr de mettre en défaut tous les espions de
l'ancienne police et tous les observateurs de la
nouvelle. »
J'ai relevé dans la Chronique de Paris du 22 juillet
i 791 ce singulier article :
On lit dans la Gazette universelle du mercredi 210 le passage
suivant, tiré de Y Orateur du Peuple, n® 6, tome vii :
« Quelle douleur pour les amis de la liberté, de sav(Hr en proie
à la maladie la plus alarmante le plus intrépide défenseur des
droits du peuple , un des écrivains les plus honorés de la haine
des conspirateurs, qu'il a démasqués sans relâche, un citoyen
enflammé du patriotisme le plus pur et le plus infatigable , en
un mot M. Marat , TAmi du Peuple. On a voulu révoquer en
doute son existence ; mais cette opinion , qu'on avait des motifs
puissants d'accréditer, n'a pas fait fortune auprès de ceux qui
connaissent personnellement M. Marat. Je suis de ce nombre, et
j'ose certifler qu'il y a une quinzaine de jours, après l'avoir dé-
terminé à sortir du tombeau où il se tenait renfermé depuis
4n RËYOLUTIO^
quinze mois, j*ai dlnô avec lui à Vincennes, et que lea coimve8>
étaient, entre autres, MM. Feydel, Le Gendre, Maisonneuve, La
Poype, tous membres des Amis de la Constitution, dont j'invoque
ici le témoignage, pour faire tomber l'absurde calomnie de son
assasânat. Puisse cet écrivain cher à la patrie être bientôt
rendu à ses vœux! »
Ce passage prouve que Marat n'est point un être imaginaire,
et nous l'avions déjà dit. M. Feydel nous a écrit, au sujet de cet
article, la lettre ci-jointe :
Paris, %0 juaiet, Pan III.
Le i février 4 790 (4 ), j'écrivais r M. Marat est-il un fou ? M. Ma-
rat esP-il un aristocrate déguisé ? Et peut-être me sends-je
perdu dans cette double question, si le grand Voltaire, notre
guide à tous, n'eût pas jugé M. Marat dès 4775.
Mais M. Marat me paraissait un fou d'une espèce si singulière,
que j^avais un véritable désir de le voir face à face. Au bout de
quinze mois, l'occasion s'en présenta, et je la saisis avec empres-
sement. Je courus à deux lieues de Paris , à une maison qu'on
m'avait indiquée ; j'examinai M. Marat par devant et par der-
rière ; je le vis manger, je le vis boire, je l'entendis parler, et
je revins bien vite à Paris raconter cette merveîlie. BfM. Cail-
hava et Grouvelle, si je ne me trompe, furent les premières per-
sonnes que je rencontrai.
Voilà, Messieurs, à quoi se réduisent mes liaisons avec M. Ma-
rat. La réputation d'exactitude dont jouit votre feuille me force
de descendre à cette justification.
J'ai l'honneur, etc. G. 6. Fetdel.
Madame Roland ne vient-elle pas de nous dire
qu'elle aussi elle avait quelquefois douté que Marat
fût un ^e subsistant.
Quoi qu'il en soit , le peuple avait dans cet
ami, qu'il ne connaissait pas, qu'il ne voyait pas,
(i; VObstrvatewr, n* 80.
RÉVOLUTION 4U
mais qu'il croyait présent partout, une confiance
qui tenait du culte. C'est que Marat possédait
une connaissance profonde de ce peuple , non tel qu'il
est dans les temps ordinaires, mais tel que le font
l'exaltation et le ferment des révolutions; et cet
instrument irresponsable, grossier, violent, univer-
sellement présent, il savait parfaitement le manier :
tel est le secret de sa puissance. Pour en arriver là
il n'avait point fait d'efforts. Dès les premiers jours,
en proie à la même fièvre de fanatisme, il avait
parlé comme il parlait sous la Législative, et dès
les premiers jours il avait acquis un public qui
ne l'abandonna plus. Au commencement de la Ré*
volution, ce public épars était noyé dans les mas-
ses; sous la Législative, les couches inférieures,
grâce aux divisions des partis révolutionnaires,
ayant gagné en importance, il avait fini par for*
mer une force compacte. Les dangers, en devenant
plus imminents, rendaient les dénonciations de Ma-
rat moins ridicules , et ses menaces mêmes moins
odieuses. Et comme les événements avaient quel-
quefois donné raison à ses dénonciations, justifié
plusieurs de ses soupçons, de ses prédictions,
comme il disait lui-même, ses fidèles lui reconnais-
saient volontiers ce don de prophétie qu'il aimait à
s'attribuer. Comment, en effet, ne pas croire un
homme qui se montre si sûr de son fait, qui ap-
porte dans ses accusations une si imperturbable
4U RÉVOLUTION
persévérance, et, surtout, qui paraît si bien in-
formé ! Marat ne se perd jamais dans les ambages
ni les circonlocutions; il annonce froidement les
choses les plus extraordinaires ; c'est du ton le plus
simple qu'il fait les propositions les plus exagé-
rées. Il ne cherche pas, comme Camille Desmou-
lins, à égayer son lecteur sur celui qu'il dénonce;
il ne s'arrête pas à des ridicules, à moins qu'ils tie
soient de ceux que le peuple prend pour des vices.
Ses qualifications et ses épithètes appellent la haine
ou le mépris. Il accumule les faits, les groupe, y
revient, donne des détails précis, caractéristiques,
vrais ou faux, peu importe. Veut-il dénoncer les
agioteurs ou les fournisseurs, il note leurs adress^^
leurs relations de famille, le chiffre de leur fortune
et de leurs bénéfices. Un personnage est-il l'objet
de ses soupçons, il le suit le jour et la nuit ; il sait
où il dine, où il soupe, mieux encore :
Depuis dût jours le grand général Dumouriez a quitté son ar-
mée pour venir intriguer à Paris. D y a huit jours qu'il tient des
conciliabules secrets chez sa nymphe, nP 23 rue Neuve-Saint-
Marc; chez celle de Barot, rue Bazette, maison du vitrier, au
fond de la cour, et chez celle de Bouret, n<» 8 rue d'Orléans-
Egalité. Le général Biron et les membres de la faction y assis-
tent régulièrement depuis huit heures du soir jusqu'à deux heures
de la nuit.
Voilà qui est clair, net, précis ; il dit les noms,
là rue, le numéro : après cela qui doutera de lui (1 )?
(I) Eugène Maron, Histoire littéraire de la Révolution, p. 967; Hiitoire lii-
téraire de la CorwerUion , p. 920.
RÉVOLUTION 445
Il est même des personnes sérieuses qui vantent
la sagacité de Marat, et la sûreté de coup d'œil avec
laquelle il a prévu quelques trahisons ; on a dit
qu'une sorte d'instinct, de flair, lui révélait à l'avance
les hommes qui , révolutionnaires encore, devaient
bientôt chercher à arrêter le cours de la Révolu-
tion. J'avoue que cette sagacité dont on fait bon-
HBor à Marat ne me paraît pas en somme très-
merveiUeiise : s'il devina quelque chose, c'est qu'il
soupçonna tout ; son secret consistait à accuser à
tort et à travers, à dénoncer en masse, et à crier
perpétuellement : Voilà un traître ! longtemps avant
la trahison. Il aurait eu bien du malheur s'il n'a*
Tait pas quelquefois rencontré juste. Il ressem-
blait à un homme qui, pour gagner à la loterie,
aurait soin de prendre pour lui tous les numéros ;
ou, si l'on veut, sa sagacité est du même genre que
celle de ce légat du pape qui, au sac de Béziers,
pour être sûr d'atteindre tous les coupables, s'é-
criait : « Tuez-les tous. Dieu reconnaîtra bien les
siens! n On comprend néanmoins l'effet que ce
ton prophétique pouvait produire sur des esprits
bornés.
Quant à ses idées politiques, considérées d'abord
comme extravagantes, puis seulement comme har-
dies ou intempestives, le peuple de Marat les avait
facilement adoptées, et il voyait en lui un politi-
que sagace, un homme d'Etat supérieur.
116 RÉVOLUTION
Bien plus, c'était pour cette multitude fanatisée
un redresseur de torts, comme un franc -juge,
mieux encore, une sorte de divinité. Elle s'adressait
à lui pour tous ses besoins, et dans toutes ses néces-
sités. Elle allait jusqu'à lui dénoncer les mauvais
débiteurs, ou les débiteurs impuissants, ce qui re-
venait souvent au même; et, parait-il, ce n'était
pas toujours sans succès.
J'admire votre puissance, cher Ami du Peuple, lui écrit un.
jour un ami de la vérité. Le Chàtelet et les consuls, avec leurs
légions noires de procureurs, d*huissiers et de recors, sont des
enfants auprès de vous pour forcer les coquins à payer leurs
dettes : lorsqu'ils se sont bien moqués de la justice, avec deux
lignes vous les amenez à jubé.
« Soir et matin, dit-il lui-même , le pauvre Ami du
Peuple est assailli (1 ) par une foule d'infortunés et
d'opprimés qui implorent son secours. — Un plai-
deur est-il vendu par son procureur, son avocat ou
ses juges ? il a recours à l'Ami du Peuple. — Un ci-
toyen est-il vexé par un administrateur public ? il
requiert l'appui de l'Ami du Peuple. — Un sup-
pliant a-t-il quelque mémoire à présenter? il ré-
clame la plume de l'Ami du Peuple. — Une femma
a-t-elle à se plaindre d'un mari brutal ? elle presse
l'Ami du Peuple de demander son divorce. — Un
(I) Je ne dis riea ici de la foule d'écrits qui lui sont adressés journellement par
le» fûseurs de projets, pour les recommander, comme s'il pouvait leur donner de
l'importance ou de la célébrité ; ni d'un» multitude de brochures, pour eu rendre
compte, comme s'il avait le loisir d'en lire une seule.
RÉVOLUTION 447
homme de lettres est-il sans ressources? il s'adresse
à TAmi du Peuple. Comme s'il pouvait se mêler
des dififérends particuliers, comme s'il pouvait con-
naître des affaires de famille, comme s'il possédait
le secret de faire de l'or, comme s'il avait le talent
de se multiplier. » (5 janvier 1790.)
Il faut l'entendre raconter, sous le titre à' Aven-
tare singulière^ l'histoire d'une jeune et jolie nonne
échappée, qui vient lui demander refuge* Cette
autre religieuse de Diderot se nommait Anne Bar-
bier. Tyrannisée dans son couvent, elle était parve-
nue à s'évader, et à qui recourir, sinon à l'Ami du
Peuple ? La voilà donc devant Marat. Celui-ci l'ac-
cueille, la baptise patriote, expose gaiement l'anec-
dote dans son journal , et reprenant tout à coup son
TÎsage farouche : <c Le comité de district, le tribu-
nal de police, écrit-il d'un style péremptoire et su-
périeur, doivent protection à cette infortunée... Si
Anne Barbier n'obtient pas bonne justice, elle peut
s'adresser de nouveau à l'Ami du Peuple, avocat
des opprimés ...» Et quant aux persécutrices de la
belle enfant, il termine en les prévenant qu'il les ci-
tera, s'il y a lieu, au tribunal des dames de la Halle.
Son journal était une boîte aux lettres ouverte à
tout venant, et, quand la matière lui faisait défaut,
4L se montrait peu scrupuleux dans le tri de cette
étrange correspondance; illui arrivait, par ex^inple.
d'accepter des plaisanteries comme celle-ci :
448 RÉVOLUTION
A rAmi du Peuple,
Ce15janTier4790.
Le Journal de Paris de ce jour a eu soin de nous donner le
bulletin de Tétat de M. Necker. Je vous prie, Monsieur, de vou-
loir bien publier dans votre feuille celui de la maladie de mon
cocher, qui s'est trouvé au siège de ki Bastille, et qui a pour .le
moins aussi bien mérité de la patrie que le premier ministre des
finances.
a Pierre Le Brun a eu hier au soir un violent accès de coli-
que hépatique, qui a continué presque toute la nuit ; il a dormi
ensuite à quelques reprises, environ sept minutes, d'un mauvais
sommeil. Les urines sont toujours rares ; il y a vomissements,
nausées ; le pouls est toujours mauvais. Sixte-Quint. »
J'espère que tous les bons patriotes s'intéresseront à la santé
d'un excellent citoyen français, a Le vice seul est bas, la vertu
fait le rang. »
Signé le chevalier de Blavillb.
Cela me rappelle une scène qui se passa le 1 8 BO-
vembre 1 792 au conseil de la Commune :
On annonce le bulletin de Louis. II s'élève de grands débats.
On délibère si on le lira ; on met la proposition aux voix. Les
commissaires de la Commune, placés à droite, votent pour la né-
gative; les commissaires à l'audition des comptes, siégeant à
gauche, sont pour l'affirmative. La lecture est arrêtée.
HÉBERT. Je réclame l'égalité. Vous n'êtes pas des républicains,
des honmies du 40 août. Je demande par amendement qu'on li»
le bulletin de tous les prisonniers malades.
Martin. Blanchelande est arrivé des îles; il est très-fatigué,
il se repose à l'Abbaye : il faut aussi s'informer de sa santé.
Le tumulte continue. Le président se couvre. Le calme se ré-
tablit : on fait lecture du bulletin (4).
(4) Chronique de Paris, S3 noyembre 1792.
RÉVOLUTION 449
En guerre ouverte avec la société, Marat, comme
je Tai dit, vivait dans la plus profonde retraite, im-
primant son journal tantôt ici, tantôt là, où il pou-
vait et quand il pouvait. Mais ceux qui avaient
affaire à lui savaient toujours où lui adresser leurs
lettres, leurs réclamations ou leurs dénonciations,
et, quand il lui était absolument impossible de trou-
ver une presse, il envoyait le tout à son lieutenant
rOrateur du Peuple, Une armée dévouée veillait
d'ailleurs à sa sûreté : Boyer avait organisé publi*
quement une compagnie de cinquante spadassini-'
ddes pour sa protection et celle des patriotes, et de
nombreux asiles lui étaient ouverts à tout besoin :
Legendre se glorifiait à la tribune des Jacobins de
l'avoir caché chez lui pendant un an. Mais il était
bien mieux protégé encore par la crainte qu'avaient
les dépositaires de Tautorité de provoquer, en le
frappant, un soulèvement dont on ne pouvait pré-
voir les suites. Cependant nous l'avons déjà vu forcé
de quitter Paris, et plus d'une fois encore, même
alors qu'il était parvenu à l'apogée de sa puissance,
il crut devoir fuir devant des dangers qu'il jugeait
trop pressants.
C'est ainsi qu'à la suite des événements du
Champ *de-Mars, « pour se dérober aux persécu-^
tions des pères conscrits conspirateurs et des muni-
cipalités traîtresses, pour défendre le peuple, l'aver-
tir, l'éclairer sur tous les complots, il était obligé de
420 RÉVOLUTION
fuir dans un antre souterrain, où on ne le trouverait
que mort. » Il s'emporte de nouveau contre les Pa-
risiens, « ces triples badauds, ces imbéciles, servi-
les adulateurs des valets de la cour, et qui se
croient spirituels parce qu'ils habitent la ville de
Paris, la plus corrompue de toute l'Europe, la plus
vénale et la plus indigne de toutes. » Il ne compte
plus que sur les départements, sur les campagnes.
Que &ut-il donc faire? me direz-yous. Je me suis cassé la tête
à vous le répéter. Accablé de la maladie qui me tourmente, mes
rêves même tendaient à votre bonheur. Lorsque je vous .ai dit
qu'il fallait, comme Scévola, enfoncer le poignard dans le sein de
Bailly et de Mottié, vous ne m'avez pas écouté, vous' m'avez re-
gardé comme un homme sanguinaire. Qu'ont-ils fait, ces barba-
res? Ils en ont fait massacrer six cents! C'est donc cinq cent
quatre-vingt-dix-huit citoyens de moins, si l'on peut froidement
calculer tant d'horreurs. Ne vaut-il pas mieux que deux co-
quins périssent que six cent» honnêtes citoyens?
Ce nouveau contre-temps interrompt son journal
pendant huit jours ; et comme il est éloigné de Pa-
ris, il prie ses compatriotes de ne pas se fâcher, de
ne pas lui en vouloir, s'il ne fait point paraître ses
numéros tous les jours* Tantôt un homme bien
costumé les vendra, tantôt un paysan ; tantôt dans
un endroit, tantôt dans l'autre. Mais l'intervalle
qu'il est forcé d'y mettre, pour ne point faire dé-
couvrir le lieu de sa retraite, de son souterrain, ne
l'empêchera jamais de veiller au salut de ses com-
patriotes. (N* 524, 20 juillet.)
^
RÉVOLUTION 4SI
Dans le numéro suivant il prévient ses compa-
triotes que leur ami est forcé de faire passer son
journal par des laitières de Vincennes et de Saint-
Mandé. Il va employer encore un autre moyen j
mais ils peuvent être certains qu'il ne négligera
rien pour tromper la vigilance criminelle des trente-
six mille et un mouchards soudoyés par la munici-
palité. En même temps il invite les colporteurs à ne
pas se laisser surprendre par les faux Amis du Peu-
ple, son journal ne pouvant paraître tous les jours^
vu Téloignement du souterrain de l'auteur. (N®525,
29 juillet.)
Le n^ 529 (1 0 août) est intitulé : « Numéro de
l'Ami du Peuple qui a été saisi le 21 juillet chez son
imprimeur, et qui n'a point encore vu le jour. »
Il y flétrit en termes violents les massacres du
Ghamp-de-Mars et les persécutions contre les jour-
nalistes patriotes. « C'est, dit-il, pour masquer
ces horribles attentats que Bailly a feint de pour-
suivre Royou et Suleau, collaborateurs infâmes de
VAmi du Roi et de la Gazette de Paris, qu'on dit
arrêtés, mais qui se divertissent scandaleusement
chez eux avec l'or qu'il leur prodigue pour prêcher
l'esclavage. »
On trouve fréquemment dans l'Ami du Peuple
des sorties de ce genre contré les écrivains royalis-
tes. Marat, pourtant, ne cesse d'invoquer la liberté
de la presse ; mais il la voulait pour lui et ceux de
T. VI 6
4M RÉVOLUTION
son bord ; il entendait cette liberté comme nous
avons vu que l'entendait la Chronique^ comme Ten-
tendaient, hélas I à peu près tous les écrivains mêlés
à cette terrible lutte.
Depuis dix-huit mois les noirs et les ministériels, les calotins
et les robins, les suppôts de l'ancien régime et les suppôts du
despotisme, en un mot la sainte bande des contre-révolution-
naires du club monarcbien, s'agitent jour et nuit pour décrier les
amis de la Constitution, les écrivains patriotes^ les défenseurs de
la liberté. Les sieurs Marmontel, Suard, Séguier, Gaillard, La
Harpe, Ducis, Lemière, Sedaine, Tessier (l'abbé ou le calotin vé-
térinaire), Lalande, Vie dit d'Azir, Lavoisier, Brousselet, Morellet,
Pastoret, Gondorcet, et autres petits écrivains des confréries aca-
démiques, n'ont cessé de faire gémir la presse pour calomnier
sans pudeur le Club des Jacobins et l'accuser perfidement de vou-
loir détruire la monarchie, tandis qu'eux-mêmes et leurs compli-
ces travaillent sans relâche à renverser le monarque de dessus
le trône, en l'entraînant dans d'étemelles conspirations contre le
m
peuple. Les libelles atroces qu'ils ont publiés de concert avec
Desclaibes, d'Eprémesnil, Malouet, contre ces défenseurs de la
patrie, sont sans nombre, de môme que ceux que la plupart d'en-
tre eux ont publiés avec Gorsas, Meudemonpas, Durozoy, Royou,
Languedoc dit Estienne, Dusaulchoy, Cadet, Dusaulx, Monville,
Beaulieu, Grandmaison, contre Y Ami du Peuple, Que ne dirais-je
pas, si je voulais rapporter ici les brochures dont ils ont inondé
la capitale et les provinces pour détruire l'impression salutaire
de ses écrits? N'a-t-on pas vu paraître à la fois cinq faux Amis
du Peuple pour propager sous le titre du vrai la doctrine funeste
des endormeurs de la cour, des suppôts du despotisme?...
Le moment est enfin venu de détruire l'engeance infernale des
barbouilleurs aux gages des ennemis de la Révolution. Citoyens
honnêtes, comprenez donc une fois dans la vie que la liberté
n'est faite que pour les hommes qui n'en abusent pas, et qu'il ne
doit pas plus être permis aux écrivains de l'aristocratie et du
RÉVOLUTION 423
despotisme de répandre leurs maximes pestiférées, qu*à un scé-
lérat de débiter des poisons ou à un brigand d'attendre les pas-
sants au coin d'un bois. Laissez-les réclamer la liberté de la
presse, dont ils voudraient se servir pour perdre la patrie. Sourds
à leurs clameurs, faites main basse sur leurs écrits, formez-en
des feux de joie dans les carrefours. Commencez par ceux des
mouchards Estienne et Dusaulchoy, qui s'impriment n» 9 rue de
Bussi; par ceux du mouchard Meudemonpas, qui s'impriment
rue des Cordiers ; par ceux destnouchards du Qub monarchique,
qui s'impriment rue Christine. Que tous les colporteurs s'assem-
blent pour arracher les plaques d'ai^ent des colporteurs de la
poUce chargés de débiter les faux Amis du Peuple, les Contre-
poisons, les Sabbats des Jacobites, la Gazette de Paris, Y Ami du
Roi, Cicéron à Paris, etc. Qu'ils traînent dans le ruisseau tout
colporteur saisi avec ces écrits. Sans ces infâmes productions, qui
dessèchent le trésor pubHc, qui égarent et qui ruinent le peuple,
il y a longtemps que la liberté serait établie dans nos murs. (20
avril 479-1.)
•
Au mo;s de septembre 1 791 , Marat prend de
nouveau le chemin de l'exil. A l'entendre il y était
contraint par une vengeance particulière, contre la-
quelle Paris ne semblait plus pouvoir lui offrir de
retraite assez sûre ; et à ce propos il raconte je ne
sais quelle histoire de femme, dont le récit ne m'a
pas paru précisément capable de faire frémir. En
vérité, il cédait à un découragement beaucoup plus
facile à comprendre. Cela résulte de longues consi-
dérations auxquelles il se livre sur la* marche de la
Révolution et sur le rôle qu'il y a joué.
Quand on suit d'un œil attentif la chaîne des événements qui
préparèrent et amenèrent la crise du 44 juillet, on sent que rien
424 RÉVOLUTION
n'était si facile qiie la Révolution : elle tenait uniquement au mé-
contentement du peuple, aigri par les vexations du gouverne-
ment, et à la défection des soldats, indignés de la tyrannie de
leurs chefs. Mais quand on vient à considérer le caractère des
Français, Tesprit qui anime les différentes classes du peuple, les
intérêts opposés des différents ordres de citoyens, les ressources
de la cour, et la ligue, non moins naturelle que formidable, des
ennemis de Tégalité, on sent trop que la Révolution ne pouvait
être qu'une crise passagère, et qu'il était impossible que la li.
berté se soutint par les causes qui l'avaient amenée...
Dans ce soulèvement, le despote, entouré de sa famille, de ses
ministres et de quelques courtisans, paraissait abandonné de la
nation entière, mais il n'en conservait pas moins les légions in-
nombrables de ses suppôts et de ses satellites, à la troupe de li-
gne près, dont le cœur venait de se donner à la patrie. Armés
en apparence contre leur maître, ils ne l'étaient en effet que
pour sa défense, pour le maintien de son empire, pour la conser-
vation de leurs privilèges et de leurs dignités. On voyait alors les
favoris insolents de la cour, sous le masque du patriotisme, ne
parler que de la souveraineté du peuple, des droits de l'homme,
de l'égalité des citoyens, et mendier humblement, sous l'habit
des soldats de la patrie, les places de chefs, ou les acheter adroi-
tement sous le voile de la bénéficence. Ceux qui ne purent pas
s'emparer du commandement des forces nationales s'emparèrent
de l'autorité des assemblées populaires, des places de fonction-
naires publics ; et Ton vit, pour la première fois, de graves ma-
gistrats en moustaches à la tête d'un bataillon ; des conseillers
d'État, en perruque à queue, humblement inclinés sur un bureau
de district, à côté de leurs tailleurs et de leurs notaires ; des
ducs superbes, en habit bourgeois, siégeant à un comité de po-
lice avec leurs procureurs ou leurs huissiers ; et des prélats pa-
cifiques gardiens d'un arsenal et distributeurs d'instruments de
mort aux enfants de Mars.
Autour de ces intrigants ambitieux, viles créatures de la cour^
se rallièrent bientôt ses suppôt» et ses satellites : la noblesse, le
clergé, le corps des officiers de l'armée, la magistrature, les
RÉVOLUTION 425
gens de robe et de loi, les financiers, les agioteurs, les sangsues
publiques, les marchands de paroles, les agents de la chicane, la
vermine du palais, en un mot tous ceux qui fondent leur gran-
deur, leur fortune, leurs espérances, sur les abus du gouverne-
ment, qui subsistent de ses vices, de ses attentats, de ses dila-
pidations, et qui s'efforçaient de maintenir ces désordres, pour
profiter du malheur public. Peu à peu se rangèrent autour d'eux
les faiseurs d'aflfedres, les usuriers, les ouvriers de luxe, les gens
de lettres, les savants, les artistes, qui tous s'enrichissent aux
dépens des heureux du siècle ou des fils de famille dérangés. En-
suite vinrent les négociants, les capitaliates, les citoyens aisés,
pour qui la liberté n'est que le privilège d'acquérir sans obsta-
cle, de posséder en assurance et de jouir en paix. Puis arrivè-
rent les Irembleurs, qui redoutent moins l'esclavage que les ora-
g^ politiques; les pères de famille, qui craignent jusqu'à l'ombre
d'un changement qui pourrait leur faire perdre leurs places ou
leur état.
Ainsi formée, la faction du despote divisa entre eux, par des
distinctions funestes, ceux qui avaient les armes à la main, sé-
duisit les sots par de fausses promesses; tous ceux qui voulu-
rent se vendre furent achetés, et le parti des amis de la liberté
ne se trouva plus composé que des classes indigentes, que d'une
plèbe sans lumières, sans moyens, sans chefs , uniquement dé-
fendue par quelques hommes vertueux, mais sans autorité, et
quelques écrivains patriotes sans pouvoir.
Dès que les législateurs, que la cour avait corrompus, se virent
appuyés par la force, ils ne songèrent plus qu'à saper l'édifice
qu'ils avaient feint d'élever à la liberté dans une crise orageuse,
et bientôt la nation fut remise dans les fers par les mains mômes
qu'elle avait chaînées de les rompre, et auxquelles elle avait im-
prudenunent abandonné le soin de ses intérêts les plus chers...
Voilà ce qu'avait vu Marat, ce qui l'avait alarmé
dès les premiers jours de Ja Révolution ; il avait
pressenti dès lors qu'elle ne serait qu'une crise mo-
456 RÉVOLUTION
mentanée, et il avait désespéré du salut public.
Pourtant, malgré la réunion de tant d'obstacles, la
patrie aurait triomphé, et, la liberté se serait enfin
solidement établie, si les classes indigentes, c'est-à-
dire si la masse du peuple avait pu sentir la néces-
sité de se choisir un chef éclairé et intègre, pour
abattre les têtes criminelles et empêcher les traîtres
de fuir, seul moyen qui restât de se soustraire à la
tyrannie, et qu'il a vainement proposé tant de fois.
Quant à lui, tout ce qu'un homme de sens et un
homme de cœur pouvait faire pour sauver sa patrie,
il la fait pour défendre la sienne. Et en preuve il
recommence pour la centième fois, mais en l'enjo-
livant toujours de nouveaux détails, le récit de sa
lutte contre le ciel et la terre. Seul et sans appui, il
a combattu deux années entières contre les auto-
rités, petites et grandes. Toujours en guerre contre
les traîtres à la patrie, il leur a arraché le masque
et les a couverts d'opprobre. En butte à leur rage,
il a été poursuivi tour à tour par les ministres et
l'administration municipale, tour à tour il a été dé-
crété par le tribunal de police, par le Châtelet, par
le législateur. Mais, loin de fléchir devant ces
cruels ennemis de la liberté, et d'abandonner lâ-
chement la cause du peuple, il a redoublé d'énergie.
Vingt expéditions militaires dirigées contre lui, et
une armée entière mise en campagne pour l'enlever
au peuple, n'ont fait qu'augmenter son audace. Sa
RÉVOLUTION 4S7
tête a été mise à prix ; cinq cents espions mis à ses
trousses et deux mille assassins payés pour l'égor-
ger n'ont pu lui faire trahir un instant le devoir.
Pour échapper au fer des assassins, il s'est con-
damné à une vie souterraine, sans cesse relancé par
des bataillons d'alguasils, sans cesse obligé de fuir,
errant dans les rues au milieu de la nuit, plaidant
au milieu des fers la cause de la liberté, et défen-
dant les opprimés la tète sur le billot. Ce genre de
vie, dont le simple récit glace les cœurs les plus
aguerris, il l'a mené dix-huit mois entiers, sans se
plaindre un instant; que dis-je ? il l'a préféré à tous
les délices de la fortune, à tout l'éclat d'une cou-
ronne. Il aurait été protégé, caressé, fêté, s'il avait
simplement voulu garder le silence ; et que d'or ne
lui aurait-on pas prodigué, s^il avait voulu désho-
norer sa plume I il serait millionnaire ! Mais il a
repoussé le métal corrupteur, il a vécu dans la pau-
vreté, il a conservé son cœur pur. Au lieu de ri-
chesses, il a des dettes, que lui ont mises sur le dos
les infidèles manipulateurs auxquels il avait d'a-
bord confié l'impression et le débit de sa feuille. Il
va abandonner à ses créanciers les débris du peu
qtii lui reste, et il court, sans pécule, sans secours,
sans ressources, végéter dans le seul coin de la
terre où il lui soit encore permis de respirer en
paix , devancé par les clameurs de la calomnie ,
difiTamé par les fripons publics qu'il a démasqués.
42À RÉVOLUTION
chargé des malédictions de tous les ennemis de la
patrie, abhorré des grands et des hommes en place,
et noté dans tous les cabinets ministériels comme
un monstre à étouffer : heureux si les regrets des
patriotes l'y accompagnent, s'il n'est pas bientôt
oublié de ce peuple au salut duquel il s'est immolé.
Après tout, il emporte le témoignage honorable de
sa conscience, et il se flatte d'être suivi de l'estime
des âmes fortes.
Il n'est pas, d'ailleurs, sans espoir de retour. Que
le peuple se relève, et il accourra reprendre son
poste. Et même, tout en fuyant, il ne cessera
point de défendre la cause des opprimés; il ne
quittera la plume qu'au dernier moment; avant de
la poser il fera part au public des observations inté*
ressantes qu'il fera dans sa route.
Parti de Paris le 1 4 septembre, jour de l'accepta-
tion de l'acte constitutionnel — ce qui était ne pas
vouloir profiter de l'amnistie qui allait être publiée
en faveur des prévenus de crime de lèse-nation —
il y a laissé plusieurs numéros tout prêts (1). Il en
paraît un, comme d'habitude, le lendemain de son
départ ; ce numéro, 554, est consacré au parallèle
de l'ancien et du nouveau régime, il n'y est pas dit
mot de l'auteur; Ce n'est que le 20 et le 2i , dans
les n*** 555 et 556, qu'il prend congé de la patrie^
qu'il lui fait ses derniers adieux.
(l)Tous ses numéros, dit-il quelque part, sont à la presse treote-siz heures
ayant de paraître. ,
RÉVOLUTION 4Î9
Les n^ 557, 58, 59, qui portent la date des 22,
23 et 25 septembre, ont été composés en courant et
nécessairement au milieu de préoccupations qu'on
ne soupçonnerait pas à les lire. L'un a été envoyé
de Clermont en Beauvaisis le 1 5, l'autre de Breteuil,
le troisième d'un hameau proche Amiens . Au n? 560 ,
27 septembre, Marat est de retour à Paris, où l'a
ramené un événement aussi désagréable qu'im-
prévu. Jusques à quand y restera-t-il? il l'ignore ;
du moins n'y sera-t-il pas tranquille spectateur des
machinations des ennemis de la patrie ; le temps
qu'il y pourra passer sera consacré au bien pu-
blic. Et comme les citoyens qui prennent intérêt à
l'Ami du Peuple ne seront pas fâchés d'apprendre
les dernières épreuves auxquelles l'ont exposé les
suppôts du despotisme, il leur raconte longuement
sa courte odyssée.
Tous ses compagnons de route étaient des mou-
chards. La police avait mis en campagne ses plus
fins limiers. Son signalement était donné ; le géné-
ral même avait fait faire, à ce qu'on lui avait as-
suré, une multitude d'épreuves de son portrait ,
qu'il avait envoyées aux municipalités des diffé-
rentes villes du royaume, et sans doute une circu-
laire avait porté l'ordre aux officiers municipaux
des villes d'être aux aguets.
A Clermont, un de ses compagnons s'est absenté
un quart-d'heure avant le souper ; à son retour il a
6.
130 RÉVOLUTION
regardé Marat, et parlé à son voisin de table. Nul
' doute, il était allé chez le commandant de la garde
de Clermont ou chez le prévôt. Notre fuyard s'at-
tend à une expédition dans la nuit. Ne voulant pas
tomber dans les mains des alguazils ministériels, il
prend le parti de ne point se coucher ; il se promène
quelques moments auprès de Tauberge, et, pour ne
pas perdre le temps^ il passe une partie de la nuit,
jusqu'au départ, à écrire ses observations dans un
cabaret sur la route, toujours ouvert, et d'où il
pouvait apercevoir ce qui se passerait à son sujet.
Il ne vit absolument rien : les autorités de Cler-
mont avaient probablement été retenues par la
crainte du peuple, très-démocrate dans les campa-
gnes et les petites villes du royaume. Mais ses abon-
nés y gagnèrent le n^ 557, où il leur fait part d'un
nouveau projet des contre-révolutionnaires, qu'il a
probablement découvert en rôdant la nuit autour
de Clermont.
L'honneur de l'arrêter avait peut-être été réservé
aux municipaux aristocrates d'Amiens. A l'arrivée
des voyageurs à l'hôtel d'Angleterre, plusieurs mou-
chards en hausse-col vinrent les épier. Marat en
fit la remarque tout haut, et ces mouchards, en
gens bien appris, s'empressèrent de se retirer. A
peine sorti de table, il va sur la porte, avec un curé
anglican, voir défiler les jeunes gens du district,
qui se mettaient en parade sur la place. Un instant
RÉVOLUTION 431
après, trois municipaux en écharpe Tiennent se
placer à ses côtés ; avec eux est un quidam qu'il se
rappelle avoir vu plusieurs fois au Comité de police
de Paris. Ce quidam le fixe, se retourne, et dit à ses
acolytes : « Sacredieu, c'est lui I Oui, foutre, c'est
lui-même I . • . » Au même moment, l'un des muni-
cipaux se détache, sans doute pour aller aviser ses
collègues et amener main-forte. Mais pas si sot!
Marat feint de ne s'apercevoir de rien, et, prenant
aussitôt son parti, il va à pas lents, comme un cu-
rieux, se perdre dans la foule, rassemblée à vingt
toises, et il file.
Presque sûr, à son départ, de ne pas arriver à
6a destination, il avait demandé des lettres pour les
Amis de la Constitution des principales villes sur
la route, .mais il n'avait pas eu le temps de les at-
tendre. Ne sachant à qui s'adresser à Amiens pour
avoir un asile et apprendre ce qui se serait passé, il
gagne la prairie près les bords de la Somme, il s'as-
sied derrière une haie vive, sur un monceau de
pierres, et là, comme Marins sur les ruines de Car-
thage, il se met à rêver tristement aux vicissitudes
des choses humaines, aux jeux de la fortune, aux
coups du cruel destin 1 Un berger était à quelques
pas : il va à lui pour s'informer des sentiers de dé-
tour qui peuvent le rejeter dans la route de Paris,
seul endroit où, sans se découvrir, il pourra parer
aux événements; il lui demande ensuite de lui indî-
432 RÉVOLUTION
quer quelque bon patriote du village qui puisse lui
servir de guide. Le berger le conduit chez un ancien
grenadier aux gardes françaises, qui lui pronàet se-
cours et sûreté. En attendant le coucher du soleil, il
se met à brocher un numéro, — sans doute le
n® 559, — où il entre ainsi en matière :
Poursuivi en tous lieux par de cruels ennemis acharnés à ma
perte, je me vois arrêté dans ma course.
Mais le temps que d'autres perdraient à déplorer les rigueurs
du sort, je vais remployer à essayer de sauver la patrie des
nouveaux malheurs qui la menacent, je vais remployer à conju-
rer Torage qui se forme sur nos tètes, à tarir, s*il se peut, la
source de nos dissensions intestines, et à ramener la paix dans
nos murs.
On pourra trouver que le moment n'était guère
propice, que la place, du moins, n'était pas préci-
sément commode ; mais le patriotisme de Marat est
au-dessus de ces petites considérations ; il trouve
le moyen, dans cette situation aussi peu favorable
physiquement que moralement, d'adresser à la nou-
velle législature huit pages de « Observations sé-
rieuses sur l'urgente nécessité de rendre aux ci-de-
vant nobles leurs vains titres et leurs hochets, pour
les empêcher de conspirer éternellement contre 'la
patrie et d'allumer dans tout le royaume les feux
de la guerre civile. » S'il avait été le législateur,
dit-il, loin d'avoir dépouillé ces baladins de cour de
leurs titres et de leurs ordres, il leur aurait fait un
devoir de les porter continuellement en public : par
RÉVOLUTION 433
ce moyen, le peuple les eût distingués au premier
coup d'œil dans les élections ; il eût appris à s'en
défier et à les repousser comme ses ennemis.
Son numéro bâclé, il endosse un habit rustique
et le voilà parti ; bref il arrive, non sans vicissitudes,
à Paris, où il reprend sa vie souterraine et son rôle
d'alarmiste. Un rayon d'espérance luit encore au
fond de son cœur, depuis qu'il a appris le soulève-
ment entier de l'armée contre l'oppression des
chefs, et qu'il a été témoin de l'énergie des habi-
tants des campagnes. Si la prochaine législature
n'est pas aussi pourrie que l'Assemblée nationale,
il est possible que les patriotes se relèvent, que la
liberté s'établisse à certain point.
Quoi qu'il en soit, dit-il en terminant sa confidence, je suivrai
la marche du nouveau Corps législatif jusqu'à ce que j'aie péné-
tré ses projets, et que je puisse prévoir la tournure que pren-
dront les affaires publiques. Pendant le cours de deux années que
j'ai combattu pour le salut du peuple, j'ai eu trop d'occasions de
reconnaître que nous n'étions pas mûrs pour la liberté^ et de me
convaincre que jamais la nation ne saura se prévaloir de ses avan-
tages. Elle pouvait assurer son bonheur au moyen de quelques
sacrifices sanglants : les fripons qui l'égaraient ont^tout mis en
œuvre pour l'en détourner et lui en faire horreur. Je ne lui par-
lerai donc plus de ses justes vengeances contre les ennemis de
son repos, puisqu'elle est d'humeur assez douce pour laisser
égoi^er impunément ses membres infortunés ; mais je continue-
rai à éclairer les machinations ténébreuses des scélérats achar-
nés à sa perte, et à chercher les moyens de les déjouer. Je fe-
rai plus, je proposerai les moyens de ramener peu à peu les en-
nemis avec lesquels nous sommes forcés de vivre, en les amusant
434 RÉVOLUTION
par des hochets, après leur avoir ôté la puissance de nous
perdre.
Dès le mois d'août précédent il avait changé la
direction de ses batteries. Ainsi il protestait qu'il ne
parlerait plus de Mottié, le Cromwel français, ni de
son digne ami le cuistre municipal Bailly.
En vain, disait-il en lâchant cette proie sur laquelle il s'était
si longtemps et si violemment acharné, en vain ai-je fait mes ef-
forts pour vous convaincre de la scélératesse, de la trahison et
de la conspiration de Judas-Mottié et de Pilate-Bailly. Vous êtes
ennuyés que je vous parle de ces chefs conspirateurs ; ils vivent
encore! Je vous abandonne à votre sort sur leur compte. Vous
gémirez plus dMne fois de n'avoir pas écouté votre ami ; mais
il ne sera plus temps.
Sous la seconde législature, il tourne ses coups
contre les royalistes gangrenés , les Vaublanc , les
Dandré, les Pastoret, les Lacretelle, etc., etc. Bien-
tôt après il s'attaque à la faction des endormeurs^
dans laquelle il place au premier rang Brissot, Gua«
det, Vergniaud, et les autres chefs de la Gironde; il
s* acharne plus particulièrement sur le tartufe Du-
port-Dutertre, sur Roland et la clique rolandine.
Tous les ministres d'ailleurs sont des traîtres, même
ceux qui seront pris plus tard dans la société d63
Jacobins.
Quant à la nouvelle Assemblée, l'Ami du Peuple
ne la traite pas mieux que la précédente et ne lui
témoigne pas plus de confiance ; il répète sans cesse,
et en termes fort durs, que la cause de la liberté n'a
RÉVOLUTION 135
rien de bon à en attendre, et qu'elle finira dépo-
pularisée comme la Constituante.
(Test dans la séance de lundi dernier, disait-il dans son nu-
méro du 4 4 décembre, c'est dans cette séance désolante pour les
patriotes et dont il fallait être témoin, qu'on a pu reconnaître à
quel point l'Assemblée est pauvre en membres éclairés et intè-
gres, en amis de la liberté et du bien public, à quel point elle est
vile et corrompue, à quel point elle est gangrenée, à quel point
elle est ennemie de la Révolution, à quel point elle est prosti-
tuée aux volontés du prince. Les ministériels y sont tout puis-
sants ; rien n'égale leur audace, et, dans la poignée de patriotes
qui auraient pu s'opposer à leurs menées, à leurs machinations,,
à leurs atteintes sacrilèges contre la souveraineté de la nation et
ses droits, il ne se trouve pas un seul homme pénétrant, pas un
seul homme de caractère, pas un seul homme qui se dévoue pour
la patrie.
Le lendemain, Marat était de nouveau obligé de
suspendre la publication de sa feuille (après le nu-
méro 626, 15 décembre) et de prendre la fuite.
Pour la seconde fois il se réfugia en Angleterre, et
iVne revint en France qu'après une absence de près
de quatre mois. A son retour à Paris, une grande
Réputation du club des Cordeliers alla le prier de
reprendre sa plume énergique et de venir au secours
de la patrie aux abois, qui avait trop longtemps
gémi de son absence.
Marat céda sans peine au vœu de ses amis, et re-
prit la publication de son journal le 12 avril 1 792.
On lit en tête du numéro de ce jour (n® 627) :
436 RÉVOLUTION
CLUB DES GORDELIERS
Société des Amis des Droits de r Homme et du Citoyen.
Du 5 avril 4792,
Lan quatrième de la liberté.
La Société des Droits de THomme et du Gtoyen, connaissant
la pénétration, les principes et Tardent civisme de TAmi du Peu-
ple, regarde sa retraite comme une vraie calamité publique. Au-
jourd'hui plus que jamais sentant tout le besoin de sa plume éner-
gique pour dévoiler les éternels complots des ennemis de la li-
berté, et réveiller le peuple, qu'ils s'efforcent d'endormir sur les
bords de l'abîme, elle conjure l'Ami du Peuple de la reprendre au
plus tôt.
La Société se félicite d'avoir à lui manifester le même vœu de
la part de plusieurs autres sociétés patriotiques, qu'elle a invitées
à se joindre à elle dans une aussi grande cause. Elles se flattent
toutes également que l'Ami du Peuple n'abandonnera point la pa-
trie, dans un temps où elle a le plus besoin de ses lumières. En
conséquence, voulant éviter que des imposteurs soudoyés n'abu-
sent encore du nom de Marat pour égarer le public, la Société a
cru devoir lui adresser le présent arrêté, pour être mis à la tète
de ses premiers numéros, comme une preuve irrécusable que
c'est réellement lui qui les publie, si tant est que les lecteurs les
moins instruits puissent méconnattre sa touche.
Signé : Hébert, président ;
Lbroi fils, secrétaire.
Certifié véritable : YEBiaéRB, commissaire.
N. B, L'époque de la reprise est le. 4 2 avril 4792. La série des
numéros sera suivie ; en conséquence, le 627 est celui de ce
jour.
Ce numéro est occupé tout entier par un tableau
de la situation actuelle des affaires publiques, que
Marat termine par ces quelques lignes où il résume
son programme.
RÉVOLUTION 437
Développer les vices de la Constitution, en indiquer le remède,
former l'esprit public, démasquer lès traîtres, déjouer les ma-
chinations, sera Tétude constante de TÂmi du Peuple, comme le
bonheur de la nation sera constamment l'objet de ses vœux.
Le numéro suivant, 628, commence par un
Extrait du procès-verbal de la séance du club des Cordeliers
du 7 avril.
La Société des Droits de l'Homme et du Citoyen a témoigné à
l'Ami du Peuple, au sévère et courageux Marat, le désir qu'elle
avait qu'il reprit son journal.
Toujours dévoué à sa patrie, cet écrivain s'est décidé à re-
prendre sa plume, fortement acérée par les manœuvres du crime
et de la tyrannie. Plus que jamais Marat va percer le vice au
cœur, soutenir les amis de la liberté, encourager, éclairer le
peuple, étonner les esclaves, faire pâlir les méchants.
Qu'il fut douloureux pour l'Ami du Peuple de fuir sur une terre
étrangère, lorsque, ses jours proscrits, sa perte jurée par les as-
sas^s de la cour et de Lafayette, il laissait sans défenseur des
milliers de victimes, frappées du même coup que lui! Mais
qu'eût-il pu faire dans ce temps d'horreur, quand la plupart des
écrivains populaires étaient lâches ou vendus? Eût-il servi la
cause de l'humanité en continuant son journal, lorsque le plus
tranquille citoyen ne pouvait proférer le nom de l'Ami du Peuple
sans être traîné dans les cachots?
Aujourd'hui que les Catilinas n'infestent plus que par inter-
valle cette cité.. . aujourd'hui que d'autres se forment peut-ôtre.. .
mais qu'il est encore temps de conjurer l'orage... Marat va re-
prendre la plume!... Chez un peuple récemment libre, les écri-
vains patriotes ne doivent point laisser de masque aux ambitieux ;
ils doivent verser à pleines mains l'infamie sur les traîtres ; ils
doivent dénoncer impitoyablement tous les mandataires déboutés
qui se prostituent sans pudeur au pouvoir exécutif, ou qui insul-
tent à la majesté du peuple en méconnaissant ses droits.
438 RÉVOLUTION
Le club des Gordeliers s'empresse de faire connaître aux So-
ciétés patriotiques les intentions de TAmi du Peuple, afin qu'elles
le secondent et Taident à affermir la Constitution sur les bases
indestructibles de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Ci-
toyen.
Tous les citoyens sont donc prévenus que c'est véritablement
Marat qui reprend la plume.
Le club des Cordeliers a nommé pour porter le présent arrêté
dans les Sociétés MM. Vincent , Dubois , Salbert , Baron , Berger
et Machaut.
Signé : Hébert, fyrésident; Naud, secrétaire.
Mârat laissa cette déclaration en tète de ses nu-
méros pendant une huitaine de jours, jusqu'à ce
qu'il « ne pût rester le moindre doute qu'elle était
réellement adressée au véritable Ami du Peuple, et
que c'était réellement lui qui reparaissait depuis le
12 du mois. »
Trois semaines s'étaient à peine écoulées, que
Marat était une fois encore réduit à se cacher
pour se soustraire à un décret d'accusation et de
prise de corps lancé contre lui par l'Assemblée, en
même temps que contre VAmi du Roi^ pour avoir
dans son n^ 645, provoqué l'armée à l'assassinat
de ses chefs. J'ai parlé ailleurs des débats qui s'en-
gagèrent à cette occasion. Marat en fait suivre le
récit d'observations où il se laisse emporter à sa
violence habituelle, tout en disant « qu'il ne fera
aucune réflexion sur l'injuste décret porté contre
l'Ami du Peuple, décret qui n'est pas moins hono-
RÉVOLUTION 439
rable pour lui qu'il est honteux pour ceux qui
Tout rendu. »
Il faudrait, dit-il, être bien aveugle pour ne pas voir que
TÂssemblée n'a lancé un décret d'accusation contre lui que pour
anéantir la liberté de la presse, en écrasant les écrivains patrio-
tiques dans la personne de TÂmi du Peuple. Et qui ne sent qu'elle
ne lui a accolé le contre-révolutionnaire Royou, un écrivain pros-
titué au despotisme, que pour en imposer au peuple sur le
compte de Marat, son incorruptible défenseur? Il est évident que
les FAUX PATRIOTES BT LES FRIPONS de TAssemblée nationale ne
sont entrés en fureur contre l'Ami du Peuple que parce qu'il leur
arrachait le masque dont ils se couvrent, parce qu'il éventait
leurs complots et faisait échouer leurs machinations contre-révo-
lutionnaires. Ces tartufes, qui mènent aujourd'hui l'Assemblée,
tremblaient qu'il n'achevât de les démasquer ; mais ils viennent
eux-mêmes de laisser tomber leur masque, dans la scène de
forcenés qu'ils ont offerte au public à son sujet : cette scène
honteuse aurait suffi pour pénétrer d'horreur des spectateurs
judicieux.
Je glisse, continue-t-il, sur l'accolage qu'ils ont fait de VAmi du
Peuple et de VAmi du roi : il fera rire tout lecteur qui sait lire.
Je ne m'arrêterai point à repousser l'inculpation absurde qu'ils
me font d'être soudoyé par la même main pour provoquer la
guerre civile, la défection de l'armée, la désorganisation sociale.
Royou est bien évidemment soudoyé par la liste civile , dont il
sert la cause; mais j'ai été jusqu'à ce jour la victime des persé-
cutions du despote et de ses suppôts. Et par qui, bon Dieu, se-
rais-je soudoyé ? Gé n'est assurément ni par les puissances étran-
gères, ni par le cabinet des Tuileries, ni par le Corps législatif,
qui lui est prostitué, ni par les ex-nobles, les ex-prélats, les
ex-robins, les ex-financiers, tous ces ennemis de la Révolution ;
ni par les chefs perfides de nos armées ; ni par les fonctionnaires
malversateurs; ni par les émissaires et les suppôts de la cour;
ni par les endormeurs publics, qui ont été tour à tour l'objet de
440 RÉVOLUTION
mes censures et de mes dénonciations. Reste donc le pauvre
peuple, dont j'ai toujours plaidé la cause, et qui ne soudoie per-
sonne, et qui n'a pas même de pain.
Ils me font un crime d'avoir prédit que la législature actuelle
serait encore plus gangrenée que la précédente ! Est-ce ma faute
si nos faiseurs de décrets ne se sont pas conduits de manière à me
faire passer pour faux prophète? — Ils me font un crime d'avoir
prédit que les généraux et les chefs de Varmée conduiraient leurs
troupes à la boucherie et livreraient à Vennemi les barrières du
royaume! Est-ce ma £aute si, dans les seules expéditions qui ont
été faites jusqu'à ce jour, ces chefs perfides ont déjà justifié mes
prédictions?
Us crient au calomniateur lorsque je les inculpe comme des
mandataires infidèles, des traîtres à la patrie, de lâches machi-
nateurs ! J'ai contre eux un argument irrésistible : trois cents
PRÉDICTIONS VÉRIFIÉES PAR L'ÉVÉNEMENT. Or, COmmOUt SO faifrtt
qu'ils soient des citoyens honnêtes, de bons patriotes, de fidèles
dépositaires de l'autorité, et que la nature se plaise à réaliser
tous les événements comme les suites nécessaires des machina-
tions que je prêtai à ces hommes vertueux.
Ds me font un crime d'avoir invité le public à porter le fer et
le feu sur les membres gangrenés du corps politique auquel
l'Assemblée constituante a perfidement remis les destinées de
l'Etat, et d'assurer, par cette opération salutaire, le salut du
peuple! Mais pour moi le public est le peuple, aux scélérats près,
qui le trahissent, c'est la nation elle-même, c^est le souverain.
Or, non seulement je l'invite à retrancher par le fer et le feu
les membres gangrenés du corps politique , mais je l'en conjure
à genoux. Diront-ils que la nation n'a pas ce droit 1 C'est ce qui
leur reste à prouver. Quant à moi, je suis assuré qu'elle a non
seulement le droit de retrancher, par le fer et le feu , les mem-
bres pourris du corps électoral , mais celui de faire périr dans
les supplices tous les infidèles représentants.
Je conclus. Us ont lancé contre moi un décret d'accusation :
je suis prêt à paraître contre eux devant un tribunal équitable,
mais je ne me livrerai point à des tyrans dont les satellites sou«
RÉVOLUTION Mî
doyés ont ordre, sans doute, de me massacrer en m'arrétant ou
de m'empoisonner dans un cachot. Que les pères conscrits qui
me persécutent me traduisent devant un tribunal anglais, et je
m^engage , le procès- verbal de leurs séances à la main , de les
faire condamner aux petites maisons comme des forcenés ; et je
m'engage, mes écrits à la main, de les faire condamner comine
d'affreux oppresseurs. Ds sont déjà couverts d'opprobre, puis-
sent-ils être bientôt l'objet de l'exécration publique!
En attendant la prudence veut qu'il se mette
hors de l'atteinte des griffes de ses persécuteurs, et
Tamour de la patrie lui fait un devoir d'achever
de les couvrir d'opprobre (1).
Et en effet le journal de Marat continua de pa-
raître, comme si de rien n'eût été, et de poursuivre
l'Assemblée de ses injures et de ses calomnies.
Quelques membres s'émurent de cet excès d'au-
dace, et se plaignirent de ce que le ministre de la
justice n'eût rien fait pour arrêter la circulation
de cette feuille audacieuse. A la demande de Bigot,
l'Assemblée ordonna que le Comité de législation
ferait sous trois jours un rapport sur les moyens
de réprimer les abus de la presse, « c'est-à-dire,
ajoute Marat, d'en détruire la liberté ». — « Voilà,
s'écrie-t-il , le coup mortel qui restait à porter à la
patrie ! Le moment est arrivé où l'esprit public
anéanti permet aux pères conscrits de couronner
cet affreux attentat, vainement entrepris par leurs
(1) N« 650, du 14 mai 1793 : Accès de rage de l'auguste assemblée, durant le-
quel elle a mordu le pauvre Ami du Peuple, et a fait semblant de mordre le til
Ami du Eoi.
1
'I
442 RÉVOLUTION ,
prédécesseurs.,. Le funeste décret passera : dès r
lors plus de censeurs publics à redouter, et Ta— '
troce Assemblée, libre de tout frein, machinera à
son gré dans les ténèbres , et marchera à pas de
géant vers l'époque fatale où elle décrétera la
contre-révolution. »
Lassé de ces persécutions, Marat annonce aux
frères et amis qu'il est enfin décidé à la retraite.
Pourquoi s'obstiner encore à faire une résistance
aussi vaine que périlleuse ! Le Corps législatif avait
toujours favorisé secrètement les complots des
contre-révolutionnaires : aujourd'hui il les protège
ouvertement ; contre - révolutionnaire lui-même ,
non content d'accabler les défenseurs de la patrie,
il vient de punir de la prison un de ses propres
membres (Lecointre), pour avoir veillé un instant
au salut public. A la vue de ce dernier trait de
perfidie, l'Ami du Peuple a désespéré de la chose
publique, et la plume lui est tombée des mains.
Marat retrace alors, pour la dixième fois, ce qu'il
a fait pendant trois années consécutives, durant
lesquelles, sans cesse environné de périls et d'a-
larmes, il n'a pas eu un jour serein, pas une nuit
tranquille ; ce qu'il a souffert pendant dix-huit mois
qu'il a eu levé sur son sein le glaive de la tyrannie,
encore aujourd'hui suspendu sur sa tête.
J'ignore ce que l'avenir me réserve, mais le seul parti qui me
soit laissé aujourd'hui est de fuir mes ennemis, qui sont ceux
RÉVOLUTION U3
de la patrie. Si le destin barbare me faisait tomber entre leurs^
mains, je ne m'abaisserais point à leur demander grâce, je n&
m'avilirais point à plaider ma cause; convaincu de toute leur
atrocité, je présenterais le cou au fer de' ces assassins, et je pé-
rirais martyr de la liberté, après en avoir été longtemps Tapôtre^
fier du témoignage de ma conscience et sûr d'emporter avec moi
dans la tombe les regrets de tous les gens de bien, Festime
même de mes persécuteurs.
U me reste ici à repousser quelques reproches que m'ont faits
les ennemis de la liberté, reproches qui ont fait sensation sur
les esprits faibles. Us me font un crime d'avoir poussé te peuple
à se défaire des traîtres à la patrie. Mais s'ils ne se sont fait eux-
mêmes aucun scrupule de massacrer le peuple et d'égoi^er lea^ .
patriotes, pourquoi trouveraient-ils mauvais que le peuple use-
de représailles? Et pourquoi le peuple, qui est le souverain,
n'aurait-il pas le droit de faire périr des machinateurs? Si le
salut du peuple est la première des lois, pour l'assurer tout
moyen est légitime ; or, je le répète , je n'en vois aucun autre
que de faire main-basse sur tous les conspirateurs.
Ils me font un crime pareillement d'avoir conseillé la déso-
béissance aux lois vexatoifes et oppressives. Pourquoi non ,
puisque le premier des droits |de l'homme qu'ils ont consacré-
est la résistance à l'oppression. Or, quelle plus affreuse oppres-
sion que celle de lois tyranniques? Mais non, les lois ne peuvent
point exercer de tyrannie, elles sont toujours justes ; ce sont les
décrets du Corps législatif dont j'ai voulu parler, et ce sont ces
décrets tyranniques que j'ai conseillé de fouler aux pieds, car,
de son aveu même, ces décrets ne sont pas des lois. La loi
n'étant que l'expression de la volonté générale , des décrets ne<
pourraient être devenus lois qu'autant que le peuple atfrait con-
couru à leur confection, par lui-même ou par ses représentants.
Mais il est notoire que la moitié de^ membres de l'Assemblée
constituante étaient les représentants des ordres privilégiés, et.
que l'autre moitié avait été choisie par la cabale de la cour ;
l'Assemblée constituante ne représentait donc pas le peuple , et^
i'eût-elle représenté, ses décrets ne pouvaient être revêtus dui
U4 RÉVOLUTION
caractère sacré des lois qu'autant qu'ils auraient obtenu la sanc>
tion du peuple
L'Assemblée actuelle ne représente pas non plus le peuple, car
elle a été élue par les dorps électoraux , nommés par les seuls
citoyens actifs , qui ne sont pas la sixième partie des membres
de l'Etat. A s'en tenir à la qualité des électeurs et à la composi*
tion de cette législature, ses membres ne peuvent être regardés
presque tous que comme un ramassis de suppôts du despotisme
choisis par la cabale de la cour.
Laissons là les formes, et attachons-nous au fond Quel sen*
timent de vénération pourrait leur porter tout homme sensé et
impartial, témoin de leurs discussions? A les voir s'agiter en for*
cenés^ lorsqu'il est question d'empêcher quelque droit du peuple
d'être établi ; à les voir s'élancer de leurs places, trépigner, grin-
cer des dents, courir les uns sur les autres, se menacer du geste ;
à les entendre s'apostropher, se quereller, s'invectiver, se hon-
nir, pousser des hurlements furieux et se livrer à tous les trans-
ports de la rage, comment ne pas reconnaître dans ces prétendus
représentants du peuple des factieux divisés d'intérêt, et achar-
nés à se disputer la puissance? Et quand on sait que la plupart
d'entre eux sont des créatures de la cour, des suppôts du des*
potisme, presque tous occupés à trafiquer avec le despote des
droits et des intérêts du peuple, comment ne pas s'indigner contre
ces prétendus législateurs? Gomment ne pas éprouver à leur vue
l'horreur qu'inspirent toujours de vils fripons, d'atroces scélé-
rats? Qui ne serait indigné à la vue de ces faiseurs de décrets
métamorphosés en jongleurs?
Non, une bande de saltimbanques montés sur des tréteaux
ne présente point aux yeux du public un spectacle aussi ridi-
cule que* l'auguste Assemblée aux yeux des spectateurs judi-
cieux» lorsqu'elle a recours aux rubriques d'une tactique artifi-
cieuse pour amener une délibération conforme aux vœux de la
cour ; lorsqu'elle suspend tout à coup les délibérations les plus
graves pour écouter les flagorneries d'une foule de fripons apos-
tés qui viennent lui présenter leur encens , ou qu'elle fait jouer
quelque stratagème nouveau pour réduire en fumée les projets
RÉVOLUTION 445
des amis de la liberté. Alors, divisée en deux partis irréconci-
liables, qui ne connaissent plus ni raison ni décence , elle est en
proie aux passions les plus criminelles. Tant que dure la séance,
on entend les orateurs se chamailler, tandis que les confrères
ixibillenty rient, crachent, toussent et ricanent pour couvrir la
voix des acteurs.
Tantôt c'est un bourdonnement de murmures et de clameurs,
tantôt c'est un bruyant éclat d'applaudissements. Pendant ces
scènes honteuses, tout ce que Tastuce, la fourberie, le mensonge,
l'imposture, peuvent fournir d'artifices, est mis en jeu par les en-
nemis de la patrie pour faire triompher le parti du despote. Et
dans ces discussions orageuses, où il s'agit toujours du salut
public, le prétendu législateur ne paraît plus qu'un ramassis de
bateleurs déboutés ou de vils fripons appelés à faire les desti-
nées de l'empire. Et ils prétendent à nos respects ! et ils nous
imposent une soumission aveugle à leurs décrets! et ils nous
font un crime de résister à leurs ordres tyranniques ! Disons-le
enfin sans détours : Français, vous n'avez point de législateurs ;
vos prétendus représentants ne sont que les délégués d'une poi-
gnée d'entre vous, et ces délégués infidèles ne sont presque tous
que des suppôts du despotisme, qui vous font ouvertement la
guerre. A part la seule Déclaration des Droits, que leur arracha la
crainte de quelques exécutions populaires dans les premiers
jours de la Révolution, tous leurs décrets ne tendent plus ou
moins qu'à vous opprimer, qu'à vous remettre sous le joug.
Vous n'aurez de vrais représentants que lorsque tous les mem-
bres de l'Etat en âge de raison, et de bonnes mœurs, concourront
librement au choix de vos délégués, et vous n'aurez de vérita-
bles lois que lorsque les décrets de vos représentants auront
reçu la sanction de tous les membres de l'Etat.
Que faire de votre Constitution actuelle? En conserver la Dé-
claration des Droits, et passer Péponge sur tout le reste.
Bientôt les numéros de Y Ami du Peuple ne se
fiuccèdent plus qu'à des intervalles inégaux, et ils
T. Tl. 7
U6 RÉVOLUTION
n'ont plus trait à l'événement du jour.; ce sont
comme autant de pamphlets détachés : Le plan de
la Révolution absolument manqué jpar le peuple; —
La dernière ressource des citoyens ; — Obstacles in^
vincibles qui s'opposent parmi nous à rétablisse-
ment de la liberté ; — Les Français, de tous les peu^
pies du monde j le moins fait pour être libre ; — La
Révolution française toute en pantalonnades.
Ce dernier numéro est trop curieux pour que
nous n'en citions pas au moins quelques extraits.
Gomment la liberté aurait-elle jamais pu s'établir parmi nous?
à quelques scènes tragiques près, la Révolution n'a été qu*un
tissu de pantalonnades.
Quel tableau grotesque à présenter aux nations étrangères,
dont nous prétendons exciter Tadmiration, si j'avais le temps d'en
rassembler tous les traits ! En voici quelques-uns qui s'eurent à
ma mémoire ; ils seraient plus que suffisants pour nous couvrir
de confusion, si nous pouvions en sentir le ridicule.
Dans la nuit du 1 2 juillet i 789, on voyait la plèbe eflFrénée, de
retour des Qiamps-Elysées, où elle avait porté en procession les
bustes de Necker et d'Orléans, réunie à des soldatç, se porter à
la lueur des flambeaux aux guinguettes de la Courtille et des Por-
cherons, en revenir en dansant au son des tambours , se répan-
dre dans le jardin du Palais-Royal, tomber de lassitude et s'y
vautrer dans la fange.
Le jour suivant, on la vit, chaude de vin, dévaliser les bouti-
ques des fourbisseurs, s'y armer de tout ce qui tombait sous sa
main, parcourir les rues en chantant, se porter au monastère de
Saint-Lazare, jeter les meubles par les croisées, faire voltiger le
duvet des lits éventrés, se vêtir de robes de moines, mener en
procession un chariot de grains, sur le siège duquel elle avait
cloué un squelette en froc et en chapeau rabattu ; puis, trébu*
RÉVOLUTION U7
diant d'ivresse, on la vit transporter les reliques du monastère
dans réglise des Récollets et les déposer dévotement sur le grand
autel.
Pendant les quatre premiers mois qui suivirent la prise de la
Bastille, on voyait les bataillons bourgeois, tout fiers d'être en
uBiforme, singer Fair militaire, s'étirer à marcher avec grâce,
se donner chaque jour en spectacle, accompagnés de nymphes
vêtues de blancs, courir à la métropole, faire bénir leurs dra-*
peaux, ou porter du pain bénit en procession, avec un appa-
reil martial et au bruit d'une musique guerrière.
Trois semaines avant la première fête fédérative, on voyait
tous les habitants de la capitale, endimanchés et confondus pêle-
mêle, remuer la terre, traîner la brouette, insulter aux aristo-
crates par des chansons grivoises, puis danser en chantant le re-
frain chéri : Ça ira, ça ira.
Mais c'est dans le sénat de la nation que se passent les para-
des les plus grotesques.
Depuis trois ans on y voit accourir de tous les coins du
royaume des députations nombreuses, des citoyens qui viennent
le féliciter sur ses immortels travaux, sur la sagesse des décrets
qui les ont ruinés constitutionnellement, sur les douceurs de la
liberté dont ils ne jouissent point, sur la prospérité de l'Etat, en
proie à la fois à tous les fléaux de la discorde, de la misère, de la
disette, de l'anarchie et des dissensions civiles.
Les pantakMmades jouées dans le sénat de la nation sont offer-
tes chaque jour à l'admiration du peuple dans les papiers pu-
blics ; dtons-en quelques exemples. Voici comment le numéro 83
du Courrier des Frontières rend compte de la manière favorable
dcmt les pères conscrits ont entendu le discours prononcé le
êê mai -1792 par le sieur Senran, mmistre de la guerre :
« Le maréchal Luckner est à Puis ; il a quitté qudques mo-
ments une armée, dont il est adoré,, pour.voler.au. poste, où le
désir du roi l'appelait. Mais il a cru qu'il était une mesure plus
urgente : il a proposé d'aller à Valenciennes, pour exhorter le
maréchal Rochambeau, -— vivement APPiAuni, — tous les offî-
448 RÉVOLUTION
ciers, tous les soldats, — applaudi, — à une confiance mutuelle;
de servir sous le maréchal de Rochambeau, comme aide-de-camp,
— APPLAUDI, — jusqu'à ce que, Tordre étant rétabli, il puisse re-
joindre son armée. H vient de dire au roi que ces soldats étaient
doux comme des moutons. — applaudi.
» Les ministres du roi ont proposé à Sa Majesté d'adopter cette
mesure. — applaudi. — C'est ainsi qu'ils répondront à toutes
les calomnies; c'est ainsi qu'ils prouveront qu'ils sacrifient tou-
tes les afiections personnelles au salut de la France. — applaudi,
— Le maréchal Luckner a demandé à choisir M. Valence comme
aide-de-camp. — vivement applaudi.
» M. Dumas : Je demande que M. le président soit chargé d'é-
crire au maréchal... — applaudi dans la pUiS grande partie de
l'Assemblée — au maréchal Luckner, — applaudi paetout, —
que l'Assemblée nationale le remercie. — applaudi et adopté a
L'uNANiMrré. »
« Dans la séance du 43 mai 4792, dit le Journal du Soir
d'Etienne Feuillant, les citoyens et les citoyennes des villages de
Boulogne, d'Auteuil, de Passy, qui apportent des dons, deman-
dent la permission de traverser la salle. — - admis a l'instant,
S'iCRIE-T-ON DE TOUTES PARTS.
» Ils entrent : la marche s'ouvre par une colonne de grena-
diers d'une belle tenue, à la démarche assurée, bien mesurée. —
Viennent ensuite des citoyens, des citoyennes, dans l'ordre d'une
fête paisible. Le vieillard à la marche pesante ajoute au poids
de ses années celui de ses armes ; il s'appuie sur le plus jeune de
ses fils.
» Les mères sont entourées de leurs filles ; les jeunes gens les
suivent ; la marche est terminée par BIM. les écoliers des trois
paroisses. Leurs instituteurs forment l'arrière-garde. — Et l'as-
semblée d'applaudir ! et les spectateurs d'applaudir 1 »
« Dans la séance du Si «mai 4792, dit la même feuille, un cor-
donnier de la ville de Poitiers présente à FÀssemblée deux paires
de boucles d'argent, Celles-d, s'écria-t-il, aux grands applaudis*
RÉVOLUTION 149
sements du sénat, ont servi à tenir les tirans de mes souliers,
elles senriront à combattre les tyrans ligués contre notre li-
berté. » (44 juillet 4792. )
Ce n'est que dans ses derniers numéros , au mi-
lieu de septembre, queV Ami du Peuple s'occupe des
élections à la Convention, et il s'en occupe à sa
façon:
Odieux artifices employés avec succès dans les départements pour
appeler à la Convention nationale les traîtres qui se sont toujours
montrés les plus cruels ennemis du peuple. Malheurs effroyables
qui seront la suite de indigne choix des départements, si le peuple
ne reste pas debout jusqu'à la fin des travaux de la Convention.
Nécessité indispensable de la faire siéger dans un vaste local, sans
garde quelconque.
Ce que j'ai prévu est arrivé : dans tous les points de Tempire,
l'intrigue, la fourberie, la séduction et la vénalité se sont réunies
pour influencer les corps électoraux, et porter à la Convention
nationale des hommes flétris par leur incivisme, des hommes re-
connus pour traîtres à la patrie, des hommes pervers, Técume
de l'Assemblée constituante et de l'Assemblée actuelle. Qui croi-
rait qu'au nombre des députés se trouvent des Malouét, des Ra-
baut, des Thouret, des Tai^et, des Pastoret, des Condorcet, des
Dumolard, des Castel , des Yergniaud , des Guadet, des Lacroix,
des Brissot!
Français, qu'atlendez-vous d'hommes de cette trempe? Us
achèveront de tout perdre, si le petit nombre de défenseurs du
peuple appelés à les combattre n'ont le dessus et ne parviennent
à les écraser. Si vous ne les environnez d'un nombreux auditoire,
si vous ne les dépouillez du talisman funeste de l'inviolabilité, si
vous ne les livrez au glaive de la justice populaire dès l'instant
qu'ils viendront à manquer à leurs devoirs, abuser de votre con-
fiance et trahir la patrie, c'en est fait de vous pour toujours.
Gardezrvous donc de placer la Convention nationale dans l'air
ISO RÉVOLUTION
pestiféré du itianége des Tuileries. Préparez-lui un local assez
vaste pour recevoir trois mille citoyens dans les tribunes, parlai-
tement à découvert et absolument sans gardes, de manière que
les députés soient sans cesse sous la main du peuple, et n'aient
jamais d'autre sauvegarde que leur civisme et leur vertu... Il
importe que la Convention nationale soit sans cesse sous les yeux
du peuple, afin qu'il puisse la lapider, si elle oublie ses devoirs.
Sans cela , c'est en vain que vous auriez mis vos dernières espé-
rances dans la Convention nationale. Les traîtres qui ont appelé
les ennemis de la liberté, retranchés dans leur antre, sous le ca-
non des contre-révolutionnaires, insulteraient au peuple en tra-
hissant ses droits, et continueraient, comme leurs prédécesseurs,
h traiter de brigands les patriotes indignés qui s'efforceraient de
les rappeler au devoir.
Ciioyens qui fondez tout votre espoir sur la Convention natio^
nale, souvenez-vous que la bonté de ses opérations dépend uni-
quement de l'énergie que vous montrerez pour être libres. Si
vous êtes déterminés à tout braver pour le devenir, vous le se-
rez enfin, sous peu de jours : voire audace seule peut étouffer
tous les complots et couper le fil de toutes les machinations tra-
mées pour vous remettre sous le joug. Soyez donc debout jusqu'à
ce que la Constitution soit refondue, et pressez-en l'achèvement
par votre ardeur. C'est l'affaire de six mois, si vos représentants
veulent s'entendre, et vous seuls pouvez les forcer à ne pas con-
sumer le temps en vaines altercations. Voici la plus glorieuse
époque de la Révolution ; elle en sera la plus salutaire, si vous
ne vous laissez pas égarer par les ennemis cachés dé la patrie,
qui s'agitent de mille manières pour vous diviser, et vous priver
de vos plus zélés défenseurs. N'oubliez donc jamais que, si le tra-
vail de la Convention nationale est manqué, vous allez tomber
dans la plus affreuse anarchie ; déchiré par des factions intesti-
nes, l'Etat sera en proie à toutes- les horreurs de la misère, de
la famine, de la guerre civile ; et après cinquante ans de désas-
tres et de calamités, vous serez enfin forcés de vous reposer sous
le despotisme, si vous ne devenez pas auparavant les esclaves ou
lés victimes des tyrans ligués pour vous remettre dans les fers.
RÉVOLUTION 154
Quant à sa candidature personnelle, il y fait à
peine allusion ; il se borne à dire, à la fin de son
n® 682, qu'il a n'ignore pas les menées de la fac-
tion Brissot contre l'Ami du Peuple. Elles sont di-
gnes de la bassesse de ses ennemis ; mais il dédai-
gne d'employer le temps à les déjouer. L'Ami du
' Peuple n'a rien à dire, si ses titres à la confiance
publique peuvent encore être révoqués en doute.
Le seul devoir qu'il ait à remplir envers ses con-
citoyens, les patriotes de toutes les sections, qui
pourraient être induits en erreur, c'est de leur dé-
clarer que le plus ardent de ses vœux est qu'ils
trouvent beaucoup d'autres représentants qui aient
mieux mérité de la patrie. »
Sur cette salle destinée aux séances de la Con-
vention, qui préoccupait si fort Marat, nous trou*
vous dans la Chronique de Paris un article assez
curieux, dont voici quelques extraits.
La Convention nationale a fait, le 40 mars, son entrée dans la
nouvelle salle, au château des Tuileries, maintenant le palais na-
tùmcU. On a donné aux trois pavillons qui le composent trois
noms nouveaux : au nom de Flore a succédé celui d'Egalité, le
pavillon de Mesdames s'appellera le pavillon de la Liberté, et ce-
lui des Cent'Suisses le pavillon de VUnité. C'est entre le pavillon
de la Liberté et celui de TUnité qu'est placée la salle de la Con>
vention nationale, dans la place qu'on appelait autrefois la Salle
des rruichines, ce qui fournira matière à plus d'un bon et d'un
mauvais mot....
La salle, très-spacieuse, est décorée sur un ton mâle et austère.
45* RÉVOLUTION
Elle est entourée de tribunes ; celles des deux extrémités, qui
sont à deux étages et en amphithéâtre, peuvent renfermer près
de deux mille spectateurs. Ces tribunes, élevées au-dessus des
sièges des députés, peuvent avoir moins de communication avec
eux que dans la salle du Manège , et par conséquent leur in-
fluence sera moindre
Les avantages de la nouvelle salle seront : que les tribunes au-
ront moins d'influence, que les claquements de mains se perdront
dans les voûtes ; que les battements de pieds ne fondront pas
sur les tètes des députés; que les huées se croiseront et se per-
dront en un bruit confus ; que les injures seront inarticulées ; et,
quant aux députés, que le bruit insoutenable qui résultera des dé-
bats bruyants commandera Tordre et le silence, et que Ton sera
*
obligé à la fin de parler chacun à son tour.
Il est vrai que la sortie de la salle offre d'immenses facilités
pour la grande lapidation des députés proposée en il9t ; mais
Dieu sourtout, comme dit avant-hier un opinant.
Mais les journalistes n'avaient pas lieu, paraît—
il, d'être enchantés de la place qu'on leur avait as-
signée. Les constructeurs et inspecteurs de la nou-
velle salle les avaient juchés au paradis, dans de
petits pigeonniers d'où Ton ne voyait ni n'enten-
dait. L'un d'eux, le Logotachy graphe, en prit thème
pour adresser à la Convention cette fière déclara-
tion :
La Convention nationale vient de transporter ses séances dans
la nouvelle salle des Tuileries. On avait lieu d'attendre qu'on y se-
rait à son aise, et que les journalistes surtout y trouveraient des
facilités propres à servir la chose publique ; mais on s'est trompé.
L'architecte Gisord, qui sans doute ne lit jamais les journaux, a
cru, dans son vaste génie, que loger les hommes de lettres dans
des pigeonniers, cela était suffisant.
RÉVOLUTION 453
L'invention logotachygraphique fut accueillie avec le plus grand
intérêt par TAssemblée législative ; elle rendit un décret, et une
tribune fut construite exprès pour y exercer mon procédé.
J'avais lieu d'espérer que les avances énormes d'une pareille
entreprise, et plus encore l'intérêt que présente ce journal que
j'ai commencé, fixeraient l'attention des commissaires de la salle,
à qui j'ai demandé infructueusement une place propre à mon
travail.
Resserré, comme tous les journalistes, dans des places ridicu-
les qui nous ont été assignées^ et qui nous barrent toute com-
munication avec l'Assemblée ; privé des notes et décrets indis-
pensables pour donner suite aux débats des séances ; forcé à re-
noncer aux efforts jusqu'ici soutenus pour recueillir tout ce qui
est intéressant ; trop sensible pour éprouver toujours des repro-
ches d'inexactitude qui tiennent à la disposition du local, je
suspends le Logotachygraphe jusqu'à ce que la Convention na-
tionale ait senti la nécessité indispensable d'un pareil établisse-
ment.
L^islateurs, la postérité sentira mieux que vous le prix d'un
art que j'inventai pour lui transmettre l'histoire de notre légis-
lation, et si elle a quelques reproches à faire, ils ne tomberont
pas sur moi.
Pauvres patriotes, prenez patience.
F. E. GUIRAUT,
On sait que Marat fut porté à la Convention par
le département de Paris; il y arriva en même
temps que plusieurs autres journalistes et écrivains
patriotes, avec Camille Desmoulins, Fréron, Lavi-
comterie , CoUot-d'Herbois , Robespierre , Robert ,
Fabre d'Eglantine. On a pu voir déjà quelles dis-
positions il y apportait. Une circonstance cepen-
dant donnerait à croire qu'il eut un instant la vel-
7.
iU RÉVOLUTION
léité d'établir une ligne de démarcation entre son
passé et l'avenir qui s'ouvrait devant lui, devenu
membre de la Commune et de la Convention : il
cessait la publication de Y Ami du Peuple le jour
même où s'ouvrait la nouvelle Assemblée; mais
c'était pour le reprendre quelques jours après sous
un autre titre, et il n'y eut réellement que le nom
de changé. C'est bien toujours le même homme,
mais plus puissant que jamais. C'est lui, en effet,
qui inspire et dirige la polémique de la presse,
tt Depuis que les feuilles royalistes ont sombré avec
la monarchie dans la tempête du 1 0 août, Marat
n'a plus autour de lui et en face de lui que des
journaux révolutionnaires. Il entraîne les uns, qui
le suivent par peur et pour marquer le pas; il
exaspère et épouvante les autres, qui voient en lui
la légion noire^ menaçante, qui veut tout anéantir
et tout dévorer, a L'effroi qu'il inspirait étant par-
» tout, dit Garât, on croyait le voir partout lui-
> même. » Il donne le ton et à ceux qui le combat-
tent, et à ceux qui le suivent par fanatisme, et à
ceux qui, ayant horreur de lui, « n'avaient pas
horreur de s'en servir, et le plaçaient au milieu
d'eux, le mettaient en avant, le portaient en quel-
que sorte sur leur poitrine comme une tête de Mé-
duse (1). »
(I) Eugène Harou, Histoire littéraire de la Convention, p. 2^7.
RÉVOLUTION 45S
Le dernier numéro de Y Ami du Peuple est adressé
à maître Jérôme Pétton^ qui avait d'abord trouvé
grâce devant Marat, mais qui va devenir de sa part
l'objet d'attaques non moins violentes que celles
dont il avait si longtemps poursuivi son prédéces-
seur Bailly. a Quelques sages, surpris de vous voir
toujours si bien frisé dans ces temps d'alarmes, me
prient de vous faire souvenir du prix du temps ,
surtout pour un premier magistrat municipal,
dont tous les moments appartiennent au peuple.
Quitte ta place , Pétion , et remets-la à des mains
plus habiles et plus fermes. Les Brissotins te mè-
nent par le nez. Ta bonhomie, ta faiblesse, ta cré-
dulité , ton aveugle confiance , ont fait longtemps
notre malheur ; elles finiraient par nous perdre. »
Encore un mot, dit l'Ami du Peuple en terminant.
Une seule réflexion m'accable, c'est que tous mes efforts pour
sauver le peuple n'aboutiront à rien sans une nouvelle insurrec-
tion. A voir la trempe de la plupart des députés à la Convention
nationale, je désespère du salut public. Si, dans les huit pre-
mières séances, toutes les bases de la Constitution ne sont pas
posées, n'attendez plus rien de vos représentants; vous êtes
anéantis pour toujours, cinquante ans d'anarchie vous attendent,
et vous n'en sortirez que par un dictateur vrai patriote et
homme d'Etat. 0 peuple babillard 1 si tu savais agir !
Nous n'avons pas besoin de dire de quel œil la
plupart des membres de la Convention virent s'as-
seoir au milieu d'eux un pareil collègue. Les Gi-
rondins, qui ne demandaient qu'un prétexte pour
J(56 RÉVOLUTION
provoquer son expulsion, dénoncèrent à la Con-
vention, dans une de ses premières séances, un
placard dans lequel il insultait la représentation
nationale et demandait un dictateur. « Oui, répon-
dit audacieusement Marat, c'est moi qui le premier
et le seul en France ai songé à cette mesure, comme
le seul moyen d'écraser les traîtres et les conspira-
teurs. . . Si, à la prise de la Bastille, on eût compris
la nécessité de cette mesure, dnq cents têtes scélé'-
rates seraient tombées à ma voix^ et la paix eût été
affermie dès cette époque... Mes idées, quelque
révoltantes qu'elles vous paraissent , ne tendaient
qu'au bonheur public. Si vous n'êtes point vous-
mêmes à la hauteur de m'entendre, tant pis pour
vous... On m'a accusé d'ambition; mais voyez, et
jugez-moi. Si j'avais seulement, voulu mettre un
prix à mon silence, je serais gorgé d'or, et je suis
pauvre. Poursuivi sans cesse, j'ai erré de souter-
rains en souterrains, et j'ai prêché la vérité sur le
billot. » Puis tirant un pistolet de sa poche, et se
l'appuyant sur le front : « Si vous m'eussiez dé-
crété d'accusation, j'avais de quoi rester libre : je
me serais brûlé la cervelle à cette tribune même.. .
Voilà le fruit de mes travaux, de mes misères, de
mes souffrances ! Eh bien 1 s'écrie-t-il en se tour-
nant vers les Girondins, je resterai parmi vous pour
braver vos fureurs. »
Voici comment la Chronique^ dont on connaît le
RÉVOLUTION 457
dévouement à la Gironde, raconte cette séance :
« M. Marat, jugé trop vil par tous les membres
de TAssemblée pour trouver parmi eux un seul
défenseur, a usé de son droit de représentant et de
celui d'accusé pour paraître à la tribune * là, il a
déclaré avoir parlé pour la dictature, afin de diri-
ger, a-t-il dit, par le moyen d'un dictateur, Tefifet
des vengeances populaires, et empêcher que les in-
surrections ne fussent toujours renaissantes ; là, il
a fait l'aveu d'avoir conseillé au peuple de faire
tomber les têtes des conspirateurs pour épargner
le sang des patriotes ; là, il n'a pas rougi de recon-
naître une dernière affiche, par laquelle il conseille
de massacrer les représentants du peuple, si dans
huit jours les bases de la Constitution ne sont posées.
Mais, en se déclarant l'auteur de cet infâme écrit,
il en a reculé la date avant que la Convention fût
rassemblée, et il a cité, pour se justifier, un nou-
veau journal, dans lequel, reconnaissant les services
rendus à la liberté par la Convention depuis sa
première séance, il s'engage de marcher de concert
avec elle.
» Certes, ce n'a pas été sans indignation ni sans
scandale que les représentants d'un peuple libre et
ami des mœurs ont entendu à la tribune un ora-
teur provoquant l'anarchie et l'assassinat, se dé-
clarant le juge suprême des lois, et s'arrogeant à
lui seul le droit de gouverner par ses maximes
458 RÉVOLUTION
abominables une révolution commencée par la rai-
son publique, et qui ne peut s'achever que par elle.
Ce n'a pas été sans surprise qu'elle a vu ce même
homme porter le délire jusqu'à qualifier de fureur
la profonde indignation qu'il lisait sur le visage de
tous les spectateurs. Mais, comme les excès de la
corruption ont aussi leur terme, après lequel ils dé-
génèrent en véritable démence, la Convention a fait
grâce à M. Marat d'un décret d'accusation; elle l'a
laissé seul de son parti, méditant dans ses délires
politiques de nouvelles horreurs...
» Si l'indignation de l'Assemblée a été grande
en voyant de quel front un homme chargé de l'op-
probre de la plupart des crimes qui ont flétri la
Révolution est venu faire parade à la tribune de
ses principes destructeurs de tout ordre social, elle
s'est vue partagée entre l'étonnement et la pitié
lorsqu'il a fait paraître théâtralement le pistolet
avec lequel il prétendait terminer sa carrière, dans
le cas où il aurait été mis en état d'accusation.
Certes, il faut l'avouer, les mânes des Caton, des
Brutus, des Beaurepaire , n'auraient pas eu peu à
rougir de voir M. Marat prétendre se placer à leur
côté et arriver à la célébrité par des chemins si
contraires. Il est des actes de courage qui excitent
l'admiration et qui font quelquefois oublier des
crimes. Il en est d'autres du même genre qui ne
paraissent que ridicules. Pourquoi cela ? Quand on
RÉVOLUTION 459
aura vu M. Marat, il sera aisé de l'expliquer, et il
suffit du bon sens du peuple pour faire cette diffé^
rence, » (27 septembre^1792.)
Marat était de nouveau dénoncé à la Convention
le 20 octobre, mais sans plus de résultat.
« Une dénonciation, dit encore la Chronique^ a
été faite contre l'auteur des libelles sanguinaires
qu'on crie chaque jour à la porte de la Convention,
et qui, après avoir souillé les avenues du temple de
la liberté, vont ensuite se répandre à grands frais
dans les armées pour y provoquer le soldat au
meurtre et à l'insubordination. Il serait inutile de
parler de cette dénonciation, qui ne sert qu'à rap-
peler un homme dont le nom seul est une tache à
la Révolution et un outrage à la morale, si elle n'a-
vait donné lieu à une exposition de principes dan-
gereux et erronés. Un membre a prétendu que l'in-
violabilité attachée au caractère de représentant ne
permettait pas qu'on entendît contre eux des dé-
nonciateurs à la barre. Ainsi le titre de représen-
tant deviendrait un brevet d'impunité, et le temple
des lois pourrait être le refuge du crime. Il est
étonnant que des députés ne sachent pas encore
distinguer l'inviolabilité qui s'applique seulement
aux opinions politiques énoncées à la tribune, de
celle qui tendrait à couvrir des faits particuliers
hors de la sphère des fonctions législatives. La pre-
160 RÉVOLUTION
mière est le gage de la liberté, la seconde en serait
le principe destructeur.
> I^es murmures d'improbation qu'ont fait en-
tendre contre l'orateur tous les membres de la
Convention ne lui ont pas permis de terminer ce
qu'il avait à dire. »
Marat, ai-je dit, avait cessé la publication de
VAmi du Peuple à l'avènement de la Convention ,
ou plutôt il en avait alors changé le nom. L'Ami du
Peuple finit en efifet le 21 septembre 1792, au
n** 685 ; mais dès le 25 Marat avait repris la plume,
Seulement il abandonnait ce titre d'Ami du Peuple .
dans lequel il s'était personnifié , et qui lui était si
cher (1); il lui substituait celui de Journal de la
République française^ par Marat, l'Ami du Peuple,
député à la Convention nationale, et après quelque
hésitation sur l'épigraphe, dont la place demeura
vide dans les quatre premiers numéros, il adoptait
(\) Un jour, le district de .Sainte-Marguerite avait pris une délibération dans la-
quelle, considérant le ton violent et peu mesuré des attaques de Marat, il l'invitait
à supprimer le titre de son journal, attendu que ce titre supposait l'assentiment
d'une partie du peuple, qui ne peut reconnaître pour son véritable ami que cdui
qui n'avance que des faits dont il donne la preuve, et qui conserve dans ses écrits
le respect et la décence dus au public.
« Vous m'invitez, répond Marat, à quitter le titre d'Ami du Peuple ; c'est tout au
plus ce que pourraient faire nos plus cruels ennemis. Comment une demande
aussi indiscrète a-t-elle pu vous échapper? En le prenant, ce beau titre, je n'ai
consulté que mon cœur; mais j'ai travaillé à le mériter par mon zèle, par mon
dévouement à la patrie, et je crois avoir fait mes preuves. Consultez la voix publi-
que, voyez la foule d'infortunés, d'opprimés, de persécutés, qui chaque jour récla-
ment mon appui contre leurs oppresseurs, et demandez-leur si je suis l'Ami du
Peuple. Au demeurant, ce sont les bienfaits seuls qui font.le bien&itenr, et non le
. consentement de l'obligé. » (32 janvier 1790.)
RÉVOLUTION 46^
celle-ci : Ut redeat miseris , abeat fortuna superbis.
En im mot Marat semblait vouloir faire peau neuve.
L'exemplaire de cette nouvelle feuille que pos-
sède la bibliothèque impériale est précédé d'un
prospectus des œuvres politiques et patriotiques
de Marat, qui « est trop bien connu dans l'empire
français pour qu'on perde le temps à le caractériser
comme écrivain et comme politique : resterait à le
faire connaître comme apôtre et martyr de la li-
berté ; mais qui ignore aujourd'hui que le premier
parmi nous il démasqua, etc., etc., etc.; la kyrielle
ordinaire. Les œuvres annoncées sont le nouveau
journal, les Chaînes de V esclavage et V Ecole du
citoyen.
VEcole du citoyen^ c'est l'histoire philosophique
de la Révolution depuis l'ouverture des Etats-Gé-
néraux jusqu'à celle de la Convention nationale.
Cette histoire offre le tableau des ennemis de la pa-
trie conjurés pour remettre le peuple sous le joug,
le développement des complots éternels, etc. , etc.
On y relève les vices de la Constitution qui ont fait
jusqu'ici le malheur de la France, et les mesures à
prendre pour établir la liberté et la félicité pu-
bliques sur des bases inébranlables. Les lecteurs
qui n'ont pu se procurer Y Ami du Peuple seront
flattés d'en trouver les morceaux les plus saillants
fondus dans VEcole du citoyen^ et d'y lire plus de
trois cents prédictions publiées par l'auteur, long—
46â RÉVOLUTION
temps à l'avance , sur les principaux personnages
qui ont figuré dans les afSstires publiques, et sur
les principaux événements de la Révolution.
I..es Chaînes de V esclavage sont un tableau his-
torique et philosophique de tous les artifices,
pièges, attentats, coups d'Etat et forfaits aux-
quels les princes ont recours pour détruire la li-
berté et enchaaner les peuples ; il est terminé par
le tableau des scènes épouvantables de la tyrannie
dans les malheureuses contrées soumises au despo-
tisme. L'auteur l'avait donné à Londres en 1774,
et il n'avait encore paru qu'en anglais. Le cabinet
de Saint-James avait dépensé (qu'on veuille bien
ne pas oublier que nous copions) plus de deux
mille livres à corrompre les publicateurs et les
journalistes pour empêcher qu'il ne parût à temps ;
lorsqu'il fut dans le public , il mérita à l'auteur
la couronne civique.
L'annonce de cet ouvrage, c'est-à-dire de la tra-
duction de cet ouvrage, qui devait toujours paraître
le mois prochain, « sur un beau papier et en su-
perbes caractères » , revient à presque tous les nu-
méros de la nouvelle feuille (1), avec le programme
de cette feuille elle-même, conçu en ces termes :
(1) L'impression en fut, sinon achevée^ au moins commencée, à la fin de cette
année 1793. Il en a été fait une nouvelle édition en 4833. Dans la séance de la
Commune de Paris du 14 août 1793, un membre demanda qu'un exemplaire de
det ouvrage fût distribué aux commissaires des assemblées primaires, qui allaient
s'en retourner dans leurs foyers : c'était, dit-il, un antidote infaillible contre le
despotisme. Hébert appuya la proposition, igoutant que les plus grands pnbli-
RÉVOLUTION 463
Le Journal de rAmi du Peuple est trop bien connu pour qu*il
soit besoin de donner ici une notice détaillée de la feuille qui le.
remplace. Dévoiler les complots contre la patrie, démasquer et
déjouer les traîtres, défendre les droits du peuple, rendre compte
des trayaux de la Convention, suivre sa marche, la rappeler aux
principes quand elle s'en écartera, préparer la refonte de la
Constitution, et travailler à consolider le nouveau gouvernement
qui sera donné à la France : tel est le plan du Journal de la
Bépublique française (4 ].
Ce programme sommaire est complété , dans le
premier numéro, par une sorte de profession de
foi, ayant pour titre : Nouvelle marche de V auteur,
servant de prospectus à ce journal. Marat y trace le
tableau des dégoûts dont il n'a cessé d'être abreuvé.
Longtemps on l'a représenté comme un traître qui
vendait sa plume à tous les partis : cette arme
cistes, les Montesquieu, etc., se seraient fait honneur d'être les auteurs de cette
production.
Dans le numéro de l'iimt du Peuple du 25 juin 1790 se trouve l'avertissement
suivant, que je crois devoir reproduire comme renseignement bibliographique :
« Dans la honteuse expédition du 33 janvier, mon appartement ayant été four-
ragé par les satellites aux ordres de l'administrateur des finances, on en a enlevé
on rouleau contenant sept lettres de dénonciations très-graves contre cet agent
du pouvoir exécutif; un rouleau contenant 104 numéros de l'iimt du Peuple cor-
rigés pour l'édition de mes œuvres politiques ; un rouleau contenant le commen-
cement de l'histoire de la Révolution ; quarante-trois lettres formant ma corres-
pondance d'Espagne, relative à l'établissement que le roi défunt me fit proposer
en 1785 ; cinquante-sept lettres, parmi lesquelles dix-sept de Franklin, formant
ma correspondance académique; et plus de trois cents lettres formant ma cor-
respondance particulière, parmi lesquelles en est une cachetée, contenant la
structure de mon nouvel hélioscope Je supplie les personnes qui pourraient avoir
connaissance de quelqu'un de ces objets volés de vouloir bien me faire passer les
renseignements propres à découvrir les coupables. »
(I; La distribution du Journal de la Bépublique se faisait à l'imprimerie de l'au-
teur, dans la cour des Cordeliers, vis-à-vis la rue Hautefeuille, à 7 heures précises.
On ne délivrait que par douzaines. — On souscrivait, à Paris, chez l'auteur, rue
des Cordeliers, F. S. G., n« 30, et chez les secrétaires des sociétés patriotiques
aflUiécs aux Jacobins dans tous les départements. Le prix de la souscription était
de douze livres par trimestre, franc de port. On ne recevait point de souscriptions
pour Pai-is, attendu qu'on ne voulait point les ôter aux colporteurs.
461 RÉVOLUTION
meurtrière, il Ta brisée dans les mains de ses ca-
lomniateurs en attaquant également tous les partis
anti-populaires. Mais ils n'ont cessé de l'accuser de
vénalité que pour l'accuser de fureur ; les lâches,
les aveugles, les fripons et les traîtres, se sont
réunis pour le peindre comme un fou atrabilaire,
invective dont les charlatans encyclopédistes gra-
tifiaient l'auteur du Contrat social. Trois cents
prédictions sur les principaux événements de la
Révolution justifiées par le fait l'ont vengé de ces
injures ; les défaites de Tournai, de Mons, deCour-
trai, les massacres de Dillon, de de Sémon-
ville, l'émigration de presque tous les officiers de
ligne, les tentatives d'empoisonner le camp de Sois-
sons, la destitution successive de Mottié, de Luck-
ner, de Montesquiou, ont mis le sceau à ces tristes
présages, et le fou patriote a passé pour prophète.
Il ne restait aux ennemis de la patrie, pour lui
ôter la confiance de ses concitoyens , que de lui
prêter des vues ambitieuses en dénaturant ses opi-
nions sur la nécessité d'un dictateur pour punir
les machinateurs protégés par le Corps législatif,
le gouvernement et les tribunaux, jusqu'ici leurs
complices. Il a souvent reproché aux plus chauds
patriotes d'avoir repoussé cette mesure salutaire,
dont tout homme instruit de l'histoire des révolu-
tions devait sentir l'indispensable nécessité. C'est
par civisme, par philanthropie, par humanité, qu'il
RÉVOLUTION 465
a cru devoir conseiller cette mesure sévère , com-
mandée par le salut de l'empire ; s'il a conseillé
d'abattre cinq cents têtes criminelles , c'était pour
en épargner cinq cent mille innocentes ; c'est parce
que cette mesure n'a pas été prise à temps que l'Etat
a été depuis quatre ans désolé par tant de calamités
de toute sorte.
Quant aux vues ambitieuses qu'on lui prête ,
voici son unique réponse : il ne veut ni emplois,
ni pensions. S'il a accepté la place de député à la
Convention nationale, c'est dans l'espoir de servir
plus efficacement la patrie, même sans paraître.
Sa seule ambition est de concourir à sauver le peu-
ple : qu'il soit libre et heureux , tous ses vœux
seront remplis.
Le despotisme est détruit, la royauté est abolie,
mais leurs suppôts ne sont pas abattus. La liberté
a encore des nuées d'ennemis. Comment l'en faire
triompher, si les amis de la patrie ne s'entendent,
s'ils ne réunissent leurs efforts? Ils pensent tous
qu'on peut triompher des malveillants sans s'en
défaire : soit, il est prêt à prendre les voies jugées
efficaces par les défenseurs du peuple, il doit mar-
cher avec eux.
Amour sacré de la patrie, je t'ai consacré mes veilles, mon
repos, mes jours, tontes les facultés de mon âme ; je t*îmmole
aujourd'hui mes préventions, mon ressentiment, mes haines. A
la vue des attentats des ennemis de la liberté, à la vue de leurs
outrages contre ses enfants, j*é(oufferai, s*il se peut, dans mon
466 RÉVOLUTION
sein, les mouvements d'indignation qui s'y élèveront; j'enten-
drai, sans me livrer à la fureur, le récit du massacre des vieil-
lards et des enfants égorgés par de lâches assassins; je serai
témoin des menées des traîtres à la patrie, sans appeler sur
leurs tètes criminelles le glaive des vengeances' populaires! Divi-
nité des âmes pures, prête-moi des forces pour accomplir mon
vœu! Jamais l'amour-propre ou l'obstination ne s'opposera, chez
moi, aux mesures que prescrit la sagesse. Fais-moi triompher
des impulsions du sentiment , et , si les transports de l'indigna-
tion doivent un jour me jeter hors des bornes et compromettre
le salut public, que j'expire de douleur avant de commettre cette
faute!
Mais, hélas ! ce n'était là, ce ne pouvait être, de
la part de Marat, qu'une vaine déclamation, qu'une
tirade sonore. La Ck>nvention, nous l'avons vu, ne
devait pas plus le satisfaire, ne devait pas plus
trouver grâce à ses yeux, que les Assemblées qui
l'avaient précédée. Plus il voit les hommes, écri-
vait-il à la date du 16 décembre, sous le titre de
Réflexions douloureuses^ plus il les méprise, et plus
il a lieu de craindre que ce ne soit pas avec ceux
qui composent la Convention que l'on puisse sau-
ver la France des nouveaux malheurs qui la me-
nacent. Il ne parle pas de la clique criminelle qui^
pour assouvir ses projets ambitieux , s'efforce de
réunir la puissance dictatoriale dans les mains de
Roland : il est simple que des fripons de cette
trempe soient des scélérats accomplis. Mais ce qui
le peine le plus, ce qui est fait pour dégoûter le
censeur le plus dévoué du peuple, ce qui l'aurait
RÉVOLUTION 467
bientôt déterminé à donner sa démission, si ses es-
pérances ne se reportaient toujours sur ces circons-
tances impérieuses qui donnent tant de poids à la
voix des véritables amis de la patrie, c'est la tié-
deur de ses collègues. On voit à la Montagne des
hommes si modérés^ si froids, si apathiques, que
leur conduite toujours équivoque les ferait passer
pour des compères chargés d'arrêter les élans pa-
triotiques , sans compter les députés véreux, aris-
tocratiques et royalistes , qui viennent s'y placer
pour se faire bonne réputation (1).
Roland, qui a hérité de la haine qu'il portait à
Bailly et à Lafayette, est journellement l'objet des
plus violentes attaques.
J'ai dénoncé plusieurs fois le vertueux Roland, dont les hom-
mes les moins éclairés commencent à ne plus aimer la vertu,
comme un vieux valet de la cour, qui n'avait d'autre titre de
recommandation cpi'une lettre d'humeur écrite au monarque
après avoir été mise à la poste, lettre dont il a la bêtise de se
£aire, auprès des sots, un certificat de civisme. Je l'ai dénoncé
comme le protecteur des émigrés , qu'il favorise en suspendant
la vente de leurs biens, comme l'agent secret des Capots fugi-
tifis, comme un traître vendu au despote. Je l'ai dénoncé comme
un intrigant, un ambitieux qui abuse indignement de l'autorité
qui lui est confiée, comme un vil imposteur qui, après avoir
inondé l'Etat de libelles diffamatoires contre les Parisiens et leur
députation à la Convention nationale, intercepte tous les écrits
patriotiques à la poste, pour tenir la vérité captive ; comme un
iaussaire qui pensionne une multitude de plumes vénales pour
^larer la nation ; un scélérat qui soudoie une multitude d'émis-
(1) Journal de la Bépubîique française, n* 75.
468 RÉVOLUTION
saires qui courent les départements pour soulever le peuple,
qu'il réduit à la famine, pour amener des événements désas-
treux; de favoriser Fenlèvement de Tex-monarque , et de réta-
blir la royauté. Aujourdliui je le dénonce de nouveau comme le
chef des accapareurs, le maître des ouvriers de famine, Tauteur
de tous les troubles qui agitent actuellement la République , et
qu'il attribue perfidement aux auteurs patriotiques, qu'il désigne
bêtement sons le nom d'agitateurs, à la tète desquels il place
l'Ami du Peuple (4).
11 n'épargne pas davantage la femme célèbre
de ce ministre, c la Pénélope Roland, régente du
royaume. »
Rœderer, dans des notes qu'il a laissées manus-
crites, et que son fils vient de publier dans l'édi-
tion de ses œuvres dont nous avons déjà parlé, a
tracé de Marat, à l'époque où nous sommes arrivés,
un portrait qui, bien qu'inachevé, nous semble
aussi vrai que vigoureusement touché :
« Figure d'oiseau de proie, bilieux, pauvre,
mœurs âpres. Ancien médecin ; au*dessous du cy*
nisme. Nulle idée de bienséance, de respect pour
les autres, de respect pour soi-même. Point de
principes de politique ni de morale; nul respect
pour la propriété, nul pour la liberté, nul pour la
vie. Pour but {mots illisibles) ; pour moyen la dé-
magogie. Point d'éloquence , point de raisonne-
ment ; aucun art, aucune retenue, aucune pudeur.
Toujours une seule idée, mais effiroyablement to^
(i; Journal de la Bépublique française, n* 61, 30 novembre 179S.
RÉVOLUTION 169
pique; une seule idée, suivie sans distraction,
avec opiniâtreté ; une seule idée, bien entendue de
la multitude, et qui lui en assurait l'appui. Cui-
rassé de sa popularité, il était invulnérable.
» N'ayant jamais rougi ; ne palliant^ ne prépa-
rant, ne sauvant rien , ne démordant de rien ; ne
s'excusant jamais, accusant toujours; rétorquant
toutes les accusations ; bravant toute censure ; mé-
prisant le mépris; fatiguant l'indignation; émous-
sant le ridicule ; se riant et de l'art et de la force
des orateurs, et des foudres de la raison et de l'élo-
quence ; soutenant son impudence au milieu de ses
amis atterrés et confondus ; fort de l'opinion, ou
plutôt de la dévotion du peuple, avec lequel il se
retrouvait en quittant l'Assemblée.
» Il serait impossible de soutenir l'aspect d'un
tel homme, si l'art profond et ténébreux des Robes-
pierre et des Barère pour atteindre leurs victimes
ne semblait donner à l'impudente férocité de M arat
l'air de la franchise et de la loyauté (1). »
Cependant Marat, qui bravait si insolemment la
Convention à la tribune et dans ses écrits, ne mon-
trait pas la même assurance contre des ennemis en
apparence moins dangereux, mais peut-être plus
résolus. A peine un mois s'était écoulé qu'il se di-
sait forcé de se rejeter dans son souterrain c pour
(1) CBwores du comte de Bœderer, publiées par soo fils, t. in, p. S73.
T. VI. S
170 RÉVOLUTION
échapper au poignard des nuées d'assassins sou-
doyés, et au fer d'une multitude de soldats égarés
que soulevaient contre lui leurs chefs contre-révo-
lutionnaires. » Il s'était mis en effet sur les bras
les Marseillais et le corps des dragons, qu'il avait
traités de contre -révolutionnaires, ou plutôt on
les avait ameutés contre lui : la faction de la répu-
blique fédérative, bien convaincue qu'elle ne pour-
rait jamais consommer ses desseins désastreux tant
qu'elle ne l'aurait pas abattu, avait formé le projet
de le rejeter de son sein par un décret d'accusation,
et de l'immoler avec le glaive de la tyrannie ou avec
le poignard des assassins. Ce projet, elle le pour-
suivait sans relâche, et il avait failli être mis à exé-
cution dans le vide-bouteille de Julie , où il aurait
été égorgé s'il n'avait eu la précaution de se faire
accompagner par deux collègues. C'est désolés d'a-
voir manque une si belle occasion que les ennemis
de Marat avaient travaillé les Marseillais et les dra-
gons pour le faire égorger.
On le voit, ce sont toujours les mêmes halluci-
nations, les mêmes visions sanglantes.
Le voilà donc une fois encore qui se replonge
dans sa vie souterraine; il l'annonce par une
adresse à ses commettants, aux frères et amis. Le
devoir de conserver pour la défense de la patrie
des jours qui lui sont enfin devenus à charge a
pu seul, leur dit-il, le déterminer à s'enterrer de
RÉVOLUTION 174
t
nouveau tout vivant. Il paraît qu'il se tipuva des
« citoyens irréfléchis ou perfides qui osèrent lui
faire un crime de cette détermination : il voudrait
bien savoir ce qu'eussent fait à sa place ces plai-
sants censeurs, s'ils eussent été dévoués à périr par
la multitude de scélérats qui provoquaient le peuple
aie massacrer. >
Et là-dessus, il recommence ses éternelles récri-
minations; il croit devoir repousser une fois en-
core les accusations qu'on lui adresse. Le grand
cheval de bataille de ses détracteurs est de le pein-
dre comme un homme sanguinaire, lui qui ne peut
pas voir souffrir un insecte. On l'accuse d'avoir
aspiré à la dictature après l'avoir prêchée : aspirer
à la dictature, lui, pauvre diable, sans amis, sans
partisans, sans fortune, sans moyens, sans asile,
lui qui n'a pas trouvé un seul patriote assez
courageux pour se dire son ami dans les temps de
crise, seule époque où l'on peut songer à recourir
à la dictature. Une fois, cependant, la chose n'a
tenu qu'à lui. Le jour de l'évasion du roi, — qu'il
avait annoncée, — il aurait peut-être, dit-il, été
nommé tribun du peuple, s'il avait voulu se mon-
trer; mais, quand même son éloignement naturel
pour toute espèce d'emploi public ne l'aurait pas
garanti des prestiges de l'ambition, la seule connais-
sance qu'il a du caractère des Français aurait suffi
pour l'en guérir s quel insensé pourrait se fie» à des
47« RÉVOLUTION
hommes frivoles et versa4;iles qui traitent de vision-
naire Tobservateur pénétrant qui leur dévoile les
(k)mplots de leurs ennemis !
Il fut heureux pour les Français que Marat en
eût une aussi mauvaise opinion.
Enfin, à ceux qui le dénoncent chaque jour
comme un agitateur et perturbateur du repos public,
Marat oppose un étrange argument : il les défie de
trouver en France aucun homme digne de foi qui
puisse affirmer l'avoir jamais vu dans aucun groupe,
dans aucun rassemblement, dans aucune assemblée,
agiter les citoyens et les pousser au désordre.
Les occupations de toute nature dont Marat était
surchargé, et qu'il va nous dire, ne lui permettaient
pas de faire toujours paraître son journal bien ré-
gulièrement. Ainsi au commencement de janvier il
y eut une interruption de cinq jours, du 3 au 9 ;
les souscripteurs s'en plaignant, il leur répond :
Plusteurs de mes lecteurs ont murmuré de rinterruption de ma
feuille depuis quelques jours ; je leur dois une explication : ils
jugeront si j*ai pu trouver un instant pour la faire paraître, sur-
chargé comme je le suis d'occupations accablantes. Et d*abord
je dois leur déclarer que, sur les vingt -quatre heures de la jour-
née, je n'en donne que deux au sommeil et une seule à la table,
à la toilette et aux soins domestiques. Outre celles que je con- •
sacre à mes devoirs de député du peuple, j'en emploie réguliè-
rement six à recevoir les plaintes d'une foule d'infortunés et
d'opprimés dont je suis le défenseur, à faire valoir leurs récla-
ma tionfi par des pétitions ou des mémoire^, à lire et à répondre
RÉVOLUTION 473
une multitude de lettres, à soigner l'impression d'un ouvrage
important que j'ai sous presse, à prendre des notes sur tous les
événements intéressants de la Révolution, à jeter sur le papier
mes observations, à recevoir des dénonciations et à m'assurer de
la loyauté des dénonciateurs, enfin à faire ma feuille. Voilà mes
occupations journalières. Je ne crains donc pas d'être accusé de
paresse ; il y a plus de trois années que je n'ai pris un quart
d'heure de récréation. C4ependant il m'a fallu trouver le temps
de travailler quelques discours pour la tribune de la Convention ;
je n'ai pu le faire qu'en suspendant mes occupations les moins
urgentes : c'est la raison de Pinterruption de mon journal , elle
trouvera grâce aux yeux de mes lecteurs.
Nous n'avons point à nous occuper des faits et
gestes de Marat à la Convention ; cependant nous
allons le laisser nous raconter lui-même une scène
qui montre qu'il avait une façon non moins étrange
de servir la patrie à la tribune que dans la presse.
Dans les moments critiques on sert sa patrie comme on peut :
les députés du peuple eux-mêmes sont quelquefois forcés de la
servir du bec et des ongles ; les patriotes de la Convention ont
été réduits plus d'une fois à cette dure extrémité contre leurs
indignes collègues.
Le jour de la seconde comparution de Louis Capet à la barre,
les membres de la Montagne furent réduits à colleter les suppôts
du tyran, qui étaient venus les insulter et les menacer. Le jour
où l'on agita la question de juger Louis Capet, Lacroix et d'autres
compatriotes furent réduits à colleter les royalistes, qui les outra-
geaient grossièrement. Le jour de l'apothéose de Pelletier, le
patriote Legendre fut réduit à repousser manuellement l'aristo-
crate qui était venu Pinsulter à la tribune. Enfin l'Ami du Peuple
fut réduit, jeudi dernier, à employer le même expédient contre
l'aristocrate Génésieux, non pour repousser quelque insulte per-
sonnelle, mais comme l'unique moyen de prévenir le rapport
174 RÉVOLUTION
d'un article capital du décret sur la nomination aux grades mili-
taires , rapport qui aurait longtemps empêché l'organisation de
Tannée, et qui nous aurait exposés aux entreprises de nos enne-
mis avant d'être en mesure pour les recevoir comme il faut.
Voici le fait, que j'aurais passé sous silence, s'il n'importait de
l'opposer aux libellistes à gages, qui s'empresseront de le déna-
turer :
La Montagne se trouvant dégarnie sur la fin de la séance du
24 de ce mois, les hommes d'Etat, tous ennemis déclarés de la
patrie, et la plupart en pleine contre-révolution, ne voyant pas
d'autre espoir de salut que de nous enlever tous nos moyens de
défense, se rallièrent pour faire rapporter le décret sur l'avance-
ment militaire, ou plutôt l'article de ce décret qui est relatif à la
nomination des officiers par les soldats , dans la vue d'asservir
élernellement les subalternes à leurs chefs, presque tous contre-
révolutionnaires , comme leurs patrons conventionnels. Les pa-
triotes de la Montagne, craignant de se voir enlever un décret
aussi salutaire , et ne voyant d'autre ressource que d'en deman-
der le renvoi au comité militaire, où il aurait été retenu le plus
longtemps possible , et peut-être assez longtemps pour compro-
mettre la chose publique, je me déterminai à demander au pré-
sident, au nom du salut du peuple, de lever la séance. H re-
poussa cette mesure, et je crus devoir me charger de son exécu-
tion. J'allai donc m'emparer de la tribune, après avoir demandé
la parole. L'aristocrate Génésieux vint me la disputer. Je le priai
de se retirer; il refusa. On dit que je lui ai apostrophé deux
arguments manuels ; il faut bien le croire, puisqu'on l'affirme. Le
fait est que je voulais empêcher l'Assemblée de pouvoir délibé-
rer. Elle fut complètement en désordre. Le vacarme affreux que
faisaient dans la salle les contre-révolutionnaires, qui criaient en
chœur : A l'Abbaye! A la barre! A la guillotine! appela tous les
patriotes qui étaient dans les couloirs et dans les comités ; la
Montagne se regarnit, les esprits s'étaient électrisés par cet inter-
mède. Cependant le patriote Prieur développa avec énei^e
d'excellentes raisons à la tribune ; le décret fut maintenu en son
entier, et les infidèles députés se retirèrent avec confusion. Ce
RÉVOLUTION 175
trait nouveau de tactique n'est pas philosophique, je le sais, mais
il est très-patriotique, et j'ose croire qu'il n'a pas été sans suc-
cès, n m'a valu d'être rappelé à l'ordre avec censure. J'avais
encouru la peine aux yeux de ceux qui ignoraient meç motifs ,
quelque sévère qu'elle eût été, je l'aurais soufferte avec plai-
sir, content d'avoir payé ce nouveau tribut à la patrie. Nos
braves sans-culottes vont se battre pour nous sur nos frontières,
c'est donc pour eux que je me serai battu à la tribune. (Journal
de la BépubUque. U février 4793.)
On connaît la conduite de Marat dans le procès
de Louis XVI, et je ne m'y appesantirai pas. Un
trait seulement m'a frappé dans le récit du Jour-
nal de la République^ et m'a semblé devoir être re-
levé, pour la rareté du fait : c'est la justice que
Marat rend à la fermeté du roi et au courage de
son défenseur.
Mardi, 44 de ce mois, sur les trois heures du soir, Louis Capet
a paru à la barre de la Convention nationale, pour y subir inter-
rogatoire et reconnaître les pièces de conviction.
C'était un spectacle bien nouveau et bien sublime pour le pen-
seur philanthrope que celui d'un despote, naguère environné de
l'éclat de sa pompe et de l'appareil formidable de sa puissance,
dépouillé de tous les signes imposants de sa grandeur passée, et
traduit comme un criminel au pied d'un tribunal populaire pour
y subir son jugement et recevoir la peine de ses forfaits. Le règne
des préjugés serviles est donc passé!...
Que devait-il se passer dans l'âme de l'ancien despote des Fran-
çais, traduit en criminel devant une assemblée de ces hommes
sur lesquels il dédaignait autrefois d'abaisser ses regards?... Hé
quoi I la perte d'un trône brillant et de tous les plaisirs d'une
cour voluptueuse n'est donc rien à ses yeux? On pourrait le croire
d'après la manière dont il en jouissait, lorsqu'ils étaient en sa pos-
476 RÉVOLUTION
session. Combien de fois, cédant à un goût naturel, n'a-t-il pas
quitté ces délices qui font Tobjet de tous les désirs des cœurs
ambitieux, pour vaquer aux pénibles travaux des arts les plus
grossiers l comme si Tinstinct, en dépit de Torgueil, l'eût ramené
à la place que lui avait destinée la nature. On doit à la vérité de
dire qu'il s'est présenté et comporté à la barre avec décence,
quelque humiliante que fût sa position ; qu'il s'est entendu ap-
peler cent fois Louis Capet sans marquer la moindre humeur, lui
qui n'avait jamais entendu résonner à ses oreilles que le nom
de Majesté ; qu'il n'a pas témoigné la plus légère impatience tout
le temps qu'on l'a tenu debout, lui devant qui aucun homme n'a-
vait le privilège de s'asseoir.
Qu'il aurait été grand à mes yeux dans son humiliation, s'il
avait été innocent et sensible, et si ce calme apathique fût venu
de la résignation du sage aux dures lois de la nécessité !
A une dénonciation contre M. de M alesherbes ,
€ qui se proposait d'être le défenseur officieux du
tyran Louis XVI, et qui était presque aussi crimi-
nel que lui envers l'Etat », Marat répondait :
Malesherbes a montré du caractère en s'ofifrant pour défendre
le despote détrôné, et il est moins méprisable à mes yeux que le
pusillanime Target, qui a l'audace de s'appeler républicain, et qui
abandonne lâchement son maître, après avoir si longtemps rampé
à. ses pieds et s'être enrichi de ses profusions. J'aime le courage,
même dans un malfaiteur.... (Sans comparaison, probablement.)
Il semblerait que ce procès dût absorber toute
l'attention de Marat, comme il absorbait celle de la
France, du nionde. Point du tout; il porte jusqu'au
milieu de ces graves débats le souci de sa person-
nalité. Faisant un retour sur lui-même, il se voit
isolé dans l'Assemblée, sans nulle autorité; il ne
RÉVOLUTION 477
peut même se dissimuler le sentiment de répulsion
qu'il inspire. Il éprouve donc le besoin de faire son
portrait^ comme nous Tavona dit en commençant,
et de raconter sa vie pour expliquer sa conduite.
Il eût dédaigné, dit-il, de se justifier, si un grand
nombre de ses collègues, encore égarés sur son
compte par des scélérats intéressés, n'attendaient
de lui une réponse victorieuse; et il peut la leur
donner. Qu'ils lisent les écrits qu'il a publiés au
commencement de la Révolution , et les cent pre-
miers numéros de VAmi du Peuple^ et qu'ils lui
disent dans quel ouvrage renommé par la sagesse
et la philanthropie ils trouvent plus de ménage-
ment, de prudence, de modération, d'amour des
hommes, de la liberté et de la justice.
Depuis qu'il a pris la plume pour la défense de
la patrie, on ne s'est jamais donné la peine de ré-
futer ses opinions ; mais chaque jour on a publié
contre lui une multitude de libelles atroces. Ceux
que le gouvernement a fait imprimer pour contre-
balancer l'influence de sa feuille et le diffamer ne
tiendraient pas dans Notre-Dame. Qu'ont-ils pro-
duit ? Rien, que d'enrichir les libellistes et les im-
primeurs. Quant à lui, ils ne lui ont pas fait per-
dre une ombre de popularité pour ceux qui peuvent
l'entendre et qui savent lire.
J'ai développé mon âme tout entière à ceux de mes honnêtes
collègues qui semblent ne demander qu'à me connaître à fond
S.
478 RÉVOLUTION
pour se rapprocher de moi et travaLUer eafia au ïÀesk da peuple,
trop longtemps oublié par ces cruelles dissensions qui règlent
dans rAssemblée. Je suis prêt à toutes les condescendances qui
ne compromettent point le salut public, les droîts et les intérêts
de la nation; je n'exige de leur pari que de la boane fin : çi'ils
disent un mot, et je suis prêt à me concerter avec eux sur les
moyens d'assurer la liberté, la paix et le bonheur de la nation.
Je ne demande pas mieux que de déposer le fbuet de la censura
pour la règle du législateur ; mais si, abusant de aoa coaiSance,
ils ne voulaient qu'enchaîner ma pluoàe, qu'ils sachent qu^elle b6
le serait qu'un instant; je m'empresserai de les marquer du sceau
de l'opprobre, et ils seraient mes premières victimes, car je ne
consentirai jamais à tromper le peuple.
Vaines paroles ! Marat continue avec la même
fureur à s'emporter contre les suppôts clu despo-
tisme et à provoquer le peuple au meurtre et au
pillage. Il écrivait le 25 février :
Il est incontestable que les capitalistes, les agioteurs, tes mo-
nopoleurs, les marchanâs de kuce^ les suppéta de la chicane, les
robins, les ex^nobles, etc., sont tous, à quelques-uns près^ des
suppôts de l'ancien régime, qui regrettent les abus dont ils pro*
fîtaient pour s'enrichir des dépouilles publiques. Gomment donc
concourraient-ilB de bonne foi à rétsâ>lisseBQettt du règne de la
liberté et de l'égidité? Dans l'impossibilité de changer leur cœur,
vu la vanité des moyens employés jusqu'à ce jour pour les rap-
peler au devoir, et désespérant de voir le législateur prendre de
grandes mesures pour les y forcer, je ne vois que la destruction
totale de cette engeance maudite qui puœse rendre la tranquil-
lité à l'Etat, qu'ils ne cesseront point de travailler tant qu'ils se-
ront sur pied. Aujourd'hui ils redoublent de zèle pour désoler
le peuple par la hausse exorbitante du prix des denrées de pre-
mière nécessité, et la crainte de la lamine.
En attendant que la nation, fatiguée de ces désordres révoltants,
RÉVOLUTION 479
prenne elle-même le parti de purger la terre de la liberté de cette
race criminelle, que ses lâches mandataires encouragent au crime
par l'impunité, on ne doit pas trouver étrange que le peuple dans
diaque yille, poussé au désespoir, se fasse lui-même justice. Dans
tout pays où les droits du peuple ne sont pas de vains litres con-
signés £aistueusement dans une simple déclaration, le pillage de
qwlques magasins, à la porte desquels on pendrait les accapa-
reurs, mettrait bientôt fin à ces malversations^ qui réduisent cinq
Baillions d'hommes au désespoir, et qui en font périr des milHers
de misère ! Les députés du peuple ne sauront-ils donc jamais que
bavarder sur ses maux, sans en présenter jamais le remède?
Laissons là les mesures répressives des lois : il n'est que trop
évident qu'elles ont toujours été et qu'elles seront toujours sans
effet; les seules efficaces sont des mesures révolutionnaires...
Un peu de patience, et le peuple sentira enfin cette grande vé-
rité, qu'il doit toujours se sauver lui-même. Les scélérats qui cher-
chent^ pour le remettre aux fers, à le punir de s'être défait d'une
poignée de traîtres les 2, 3 et 4 septembre , qu'ils tremblent d'être
mis evx-mêmes au nombre des membres pourris qu'il jugera né-
cessaire de retrancher du corps politique.
Et il terminait en jetant ce défi à ses ennemis :
infâmes tartufes, qui vous efforcez de perdre la patrie, sous
prétexte d'assurer le règne de la loi, montez à la tribune me dé-
noncer, ce numéro à la main, je suis prêt à vous confondre.
Le jour même où Marat faisait cet appel aux
mauvaises passions , les boutiques des épiciers en
gros de la rua des Lombards ^ de la rue de la
Yieille-^Monnaie étaient envahies et vidées au prix,
du maximum fixé par 1^ pillards eux-mêmes.
La Convention s'émut en apprenant ces déaor*
drcs, et eUe releva le gant que lui avait jeté Marat.
480 RÉVOLUTION
Dn décret d'accusation fut demandé contre lui, et
il s'engagea sur ce point un long et curieux débat.
Quelques Montagnards soutinrent que la Conven-
tion n'avait pas le droit de décréter d'accusation
l'un de ses 'membres avant qu*un tribunal eût fait
une procédure.
L'intrigant Carra, qui n'a jamais voté avec la
Montagne que dans l'affaire de Capet, monte à la
tribune pour faire Téloge de son grand courage , et
déclarer qu'il voit moralement, physiquement et
géométriquement, un conseil au pillage et au meur-
tre dans le passage dénoncé. — Nous n'avons pas
besoin de dire que c'est Marat qui parle ainsi dans
son journal. • — Cependant Carra n'attribue point à
Marat l'intention formelle d'avoir voulu faire le
mal ; mais il a été au moins égaré, et malheureu-
sement son égarement est continuel. Mais Brissot,
le plus hypocrite et le plus adroit des hommes
d'Etat, dit qu'il serait impolitique de lancer un dé-
cret d'accusation contre Monsieur Marat, à cause
des sociétés populaires, des tribunes et du peuple ;
et qui sait s'il ne serait pas absous ? Il conclut à
un décret qui déclare Monsieur Marat en délire. Cette
proposition est appuyée par Bancal et autres, qui
demandent qu'il soit enfermé comme un fou dan-
gereux. Fonfrède, « suppôt de la clique de la Gi-
x*onde, lequel, de même que son patriote Ducos,
serait patriote moyennant cinq pour cent de plus
RÉVOLUTION 481
que ce qu'il gagne à ne pas Fêtre, propose d'un
ton patelin que Marat soit condamné par décret à
être saigné jusqu'au blanc. »
Les cochons! les imbéciles! ne cessait de grom-
meler Marat, en lançant des regards furieux aux
Girondins. Monté à la tribune, il se retranche der-
rière la liberté de la presse ; il se défend d'ailleurs
de toute intention criminelle : l'opinion émise par
lui dans son journal n'était qu'un ventilage qu'il
ne fallait pas prendre à la lettre.
Mais il se montre beaucoup plus libre et plus
hardi dans son journal : ce n'est pas lui qui est le
coupable; c'est la faction des hommes d* Etat ^ qui,
à bout de machinations, imagina ce beau coup pour
le perdre.
n leur restait à tenter une dernière atrocité : c*était de rejeter
sur quelque patriote fameux le noir tissu de leurs propres scélé-
ratesses, et de rimmoler à la tyrannie en paraissant venger les
lois. On conçoit que le plus intrépide défenseur de la liberté,
Tincorruptible Ami du Peuple, le député qui met le plus d*en-
trayes à leurs trames odieuses, devait être Tobjet de leurs fu-
reurs : aussi est-ce contre moi qu'elles ont été dirigées dans la
séance du 96. Voici le prétexte dont ils ont couvert leurs affreuses
vengeances : indigné de voir les ennemis de la chose publique
machiner éternellement contre le peuple, révolté de voir les ac-
capareurs de tout genre se coaliser pour le réduire au désespoir
par la détresse et la faim, désolé de voir que les mesures prises
par la Convention pour arrêter ces conjurations n'atteignaient
pas le but, excédé des gémissements des infortunés qui viennent
chaque matin me demander du pain, en accusant la Convention
de les laisser périr de misère , je prends la plume pour ventiler
482 RÉVOLUTION
lea meilleurs moyens de mettre enfin un terme aux conspirations
des ennemis publics et aux soufiFrances du peuple. Les idées les
plus amples sont celles qui se présentent tes premières à im es-
prit bien fait, qui ne veut que le bonheur gél&éral, smmb aucun
retour sur lui-même : le me demande donc pourquoi noua ne
ferions pas tourner contre des brigands publics les moyens (qu'ils
empbient pour ruiner le peuple et détruire la liberté. En consé-
quence, j'observe que, dans un pays où les droits du peuple ne
sont pas de vains titres, le pillage de quelques magasins, à la
porte desquels oa pendrait les accapeurs, mettrait bientôt fin à
ces malversations. Que font les meneurs de la faction des hom-
mes d*Etat? Bs saisissent avidement cette phrase, puis ils se
hâtent d'envoyer des émissaires parmi les femmes attroupées
devant ks boutiques des boutangert pour W» pomser à enlorer,
à prix coûtant, du savon» des chandelles et du sucre^^ de Ift bou-
tique des épiciers détaillistes, tandis que ces émissaires pillent
eux-mêmes les Boutiques des pauvres épiciers patriotes. Puis ces
scélérats gardent le silence tout le jour; ils se conoertent la nuit
dans un conciliabule nocturne, tenu rue de Rouen, chas la catin
du contre-révolutionnaire Yalazé, et ils viennent le lendemain me
dénoncer à la tribune comme provocateur des excès dont ils sont
les premiers auteurs.
Us n'y ont gagné qu'une chose, c'est de faire vendre jusqu'à
douze livres le numéro incriminé, qui avait été bien vite épuisé,
et que l'on redemandait de toutes parts.
Cette fois encore, en effet , Marat échappa au
décret d'accusation : la Convention se borna à ren-
voyer au ministre de la justice la poursuite des au-
teurs et complices des désordres du 25.
La coupe cependant devait finir par déborder.
Mais disons, avant d'aller plus loin, qu'en suite
du décret de la Convention qui déclarait incompa-
tibles les fonctions de représentant et celles de jour-
RÉVOLUTION 183
naliste, Marat avait encore une fois changé le titre
de son jouroal, et l'avait intitulé le Publiciste de la
BépubHque frêmçm^ie^ prétendant ainsi éluder la loi.
— « Les nttm^*os de Marat, disait à ce sujet la Chro^
nique (16 mars 1793), paraissent toujours, malgré
le décret qui défend aux députés de travailler à
des journaux. Cependant il ne viole pas la loi : il
n'est plus journaliste , il est publiciste. C'est ainsi
qu'il intitule l'ouvrage dont il lui plaît de vendre
un numéro chaque jour. Le père de M. Jourdain
n'était pas un marchand de drap ; mais, comme il
se connaissait fort bien en étoffes, il en faisait venir
des pièces, qu'il cédait par portion , pour obliger
ses amis. »
Au commencement de mai 1793, Marat ayant
signé, comme président du club des Jacobins, une
adresse dans laquelle le peuple était provoqué à
l'insurrection, et invité en termes formels à massa-
crer tous les traîtres, un décret d'accusation fut de-
mandé contre lui à la Convention dans la séance
du 12. Après de longs et orageux débats, l'As-
semblée ordonna que l'acte d'accusation lui serait
présenté le lendemain, mais que Marat serait dès
à présent mis en état d'arrestation et gardé à vue
chez lui. L'oubli d'une formalité dans le libellé du
décret d'arrestation provisoire en empêcha l'exécu-
tion, et Marat put quitter la salle des séances, « ac-
484 RÉVOLUTION
compagne d'un nombreux cortège » ; mais il se hâte
de gagner un asile sûr, et de là il adresse au pré-
sident de la Convention une protestation qu'il ter-
mine en déclarant qu'il ne se constituera pas pri-
sonnier.
Je n'entends point me soustraire à Tezamen de mes juges
mais je ne m'exposerai pas sottement aux fureurs de mes enne-
mis, des traîtres à la patrie... Je ne me constituerai point pri-
sonnier pour déférer à l'acte arbitraire en forme de décret rendu
contre moi par mes implacables ennemis : attentat qui n'a pour
but que de porter le peuple indigné à m'ouvrir les portes de
l'Abbaye, et à les ouvrir en même temps aux machinateurs qui
y sont détenus, aux généraux traîtres à la patrie, aux assassins
d'Orléans, qui ont massacré un député patriote, etc. Avant d'ap-
partenir à la Convention, j'appartiens à la patrie, je me dois au
peuple, dont je suis le défenseur. Je vais donc me mettre à cou-
vert de leurs atteintes, continuer à soutenir la cause de la liberté
par mes écrits, démasquer les traîtres qui mènent la Convention,
, jusqu'à ce que la nation ait ouvert les yeux sur leurs projets
criminels, et qu'elle en ait fait justice. Déjà quarante-sept dépar-
tements ont demandé la destitution des députés qui ont voté
l'appel au peuple et la détention du tyran. Un peu de patience
encore, ils succomberont sous le poids de l'exécration publique.
Je suis loin de vouloir dissoudre la Convention, comme ils ne
manqueront pas de m'en accuser; mais je veux la purger des
traîtres qui s'efforcent d*anéantir la liberté et d'entraîner la pa-
trie dans l'abîme. ,
La discussion s'ouvrit le lendemain sur l'acte
d'accusation dressé par le Comité de législation
contre l'Ami du Peuple , et se prolongea depuis
trois heures du soir jusqu'à huit heures du matin,
c'est-à-dire seize heures consécutives, durant les-
RÉVOLUTION 485
quelles les députés n'ont point désemparé, non
plus que le public.
Dans cette séance solennelle, plus glorieuse encore pour les dé-
putés patriotes, par Fénergie qu'ils ont déployée pour défendre les
principes et la vérité, que flatteuse pour TAmi du Peuple, par les
témoignages honorables de probité et de civisme qu*il a reçus de
ses chers collègues, tout ce que Tindignation peut suggérer à
d'ardents amis de la patrie a été prodigué aux hommes d'Etat,
au bruit des applaudissements d*un public nombreux; toutes
leurs machinations, leurs turpitudes, leurs scélératesses ont été
mises en évidence \ des huées accablantes accompagnaient leurs
sorties contre l'Ami du Peuple. Les plus modérés se sont abstenus
de voter; mais tous ont été couverts d'opprobre. Enfin deux cent
dix ont fait rendre un décret d'accusation, malgré les réclama-
tions de cent trente patriotes qui le rejetaient.
Parmi ces patriotes se fit remarquer tout parti-
culièrement le cher fils de Marat, Desmoulins.
Nous savons en quelle grande estime Camille tenait
r Ami du Peuple, « cet homme à grand caractère,
cet homme divin » , le prenant pour modèle et met-
tant son ambition à marcher sur ses traces. « Celui-
là est révolutionnaire, disait-il dans le n® 5 de son
Vifiux Cordelier^ qui est allé aussi loin que Marat
en révolution, mais qui a dit qu'au delà de ses
motions et des bornes qu'il a posées il fallait écrire,
comme les géographes de l'antiquité à l'extrémité
de leurs cartes : Au delà il n'y a plus de cités, plus
d'habitations ; il n'y a que des déserts ou des sau-
vages, des glaces ou des volcans. »
Cependant Camille, dans le n® 1 2 de ses Nm-
436 RÉVOLUTION
velles Révolutions^ repoussait pour lui et les siens
l'épithète de Maràtiste^ non comme une flétrissurOt
mais comme une inexactitude.
« On n'a rien trouvé de mieux, dit-il, que d'ap-
peler Maratistes tous ceux dont le patriotisme est
rectiligne », et il affirme que c Marat fait bande à
part, aussi isolé dans la Convention que lorsqu'il
était sur une fesse dans sa cave, et fidèle à sa de-
vise :
» L'aigle va toujours seul, et le dindon fait troupe. »
On m'a appelé Maratiste ! continue Camille. Il est vrai que Ma-
rat m'appelle quelquefois son fils, son cher fils; car Marat, au
fond, est un bon homme, et d'une meilleure pâte que beaucoup
de ces sournois hypocrites de modération que je vois dans TAs-
semblée, et qui feraient pendre de fort grand cœur ceux qui ont
lait, à la barbe du Corps législatif et malgré lui, la révolution du
40 août; mais^ bien que Marat m'appelle son fils, cette parenté
n^empéche pas que je ne me tienne parfois à une distance de
l'honorable père respectueuse de bien plus de quatre degrés, où
on sait que la parenté «cesse. Et si par maratisme on entend
l'exaltation, je défie M. Gouthon de me ranger dans ce parti ; car,
dans les sept à huit volumes révolutionnaires in-S» que j'ai
écrits, il ne trouvera pas une seule ligne où il puisse se récrier
contre l'exaltation et l'exagération des principes. Or, si Camille
Desmoulins n'est pas maratiste, qui est-ce qui, dans la Conven-
tion, le sera? H est donc démontré par a plus b que le parti
Marat, lequel parti Marat compose à lui tout seul, est un ridi-
cule épbuvantail dressé par les intrigants au milieu de la Con-
vention, et qui ne peut qu'effrayer un peuple de pierrots ou des
oisillons stupides.
Personne ne dut prendre sérieusement ce certi-
RÉVOLUTION 487
ficât de modération que Camille se décernait à lui-
même. Quoi qu'il en soit, il se montra, dans la cir-
constance qui nous occupe , Tun des plus ardents
défenseurs de Marat.
Comme je ne juge pas un écrivain sur le délire d'un jour,
8*écria-t-il, mais sur une vie tout entière passée, dans le souter-
rain, à combattre tous les tyrans et les conspirateurs ; comme je
respecte dans Marat un citoyen couvert d^faonorables décrets de
prise de corps et martyr de la Révolution, et qu'il ne manquait
à sa gloire que d'être poursuivi par Cobourg et Dumouriez;
comme je vois Marat envoyé à l'Abbaye par les mêmes hommes
qui ont fait sortir l'émigré Riparal de l'Âbbaye ; comme je pro-
ksae sur la liberté (te la presse le même principe que des bom-
mes qui demandent aujourd'hui le décret d'accusation contre
Marat, je parle de Brissot et Lanthenas, qui soutenaient, il y a
trois ans, que la liberté la plus illimitée, la plus indéfinie, de la
presse, était le palladium de la liberté ; comme J.-J. Rousseau dit
<iuelque part que M. le lieutenant de police aurait fait pendre
le bon Dieu sur le sermon de la montagne , je ne veux pas me
déshonorer en votant le décret d'accusation contre un écrivain
trop souvent prophète, à qui la postériré donnera des statues.
Cependant, et malgré tous les efforts de la Mon-
tagne, le décret d'accusation fut emporté cette fois
à une assez grande majorité.
Voilà donc la troisième fois, dit Marat, que je suis frappé d'un
décret d'accusation par les ennemis de la patrie, qui dominaient
^âi^ nos Assemblées nationales, toujours pour les mêmes raisons
et toujours avec le même acharnement.
Je l'ai été dans la Constituante par la clique des Cazalès, des
Maury, des Vineux, des Rabaud, des Montlosier, des Ma-
louet, etc., pour avoir sonné le tocsin, dans ma feuille intitulée
Cen est fait de nous , sur les complots tramés par les agents de
488 RÉVOLUTION
la cour et les infidèles mandataires du peuple, vendus au
despote.
Je Tai été dans la Législative, par la clique des Guadet, des
Yei^aud, des Brissot, des Lasource, des Gensonné, des Ducas-
tel, des Vaublanc, des Jaucourt, etc., pour avoir prédit les tra-
hisons de Lafayette, de Narbonne, de Jarry, de Dillon, etc., pré-
sagé le massacre des gardes nationaux conduits à la boucherie,
nos défaites honteuses devant Mons, Courtray, Toumay, et tous
les événements désastreux de la première campagne, sous pré-
texte que je calomniais nos généraux et faisais perdre la con-
fiance à nos armées, ce qui déplaisait fort aux fripons qui
avaient fait déclarer la guerre.
Je Tai été dans la Conventionnelle, par la faction royaliste des
hommes d'Etat, à la tète desquels se trouvent les Guadet, les
Vergniaud, les Buzot, les Brissot, les Rabaud, les Lasource, les
Gensonné, etc., et cela pour les avoir poursuivis comme les
complices de Dumouriez, pour les avoir démasqués comme de
lâches hypocrites, d'atroces machinateurs, et les avoir forcés de
s'avouer eux-mêmes les partisans de Louis-Philippe d'Orléans,
lés suppôts de la royauté, les créatures des Capets émigrés et
rebelles.
Comme les décrets d'accusation lancés contre moi par la Cons-
tituante et la Législative étaient des actes tyranniques, exercés
arbitrairement par les infidèles mandataires du peuple, qui
s'étaient prostitués nu despote, je les ai foulés aux pieds, en
vertu du droit imprescriptible qu'a tout homme libre de résister
à l'oppression, sous quelque forme qu'elle se déploie. L'indigna-
tion publique m'a fait justice : ils sont restés sans effet, et leurs
auteurs ont été couverts d'opprobre.
Je pourrais suivre la même marche à l'égard du décret d'arres-
tation que vient de décerner contre moi la faction royaliste et
contre -révolutionnaire des hommes d'Etat. Je me garderai de le
faire^ toutefois, non que je n'en aie le droit, mais je ne veux pas
accréditer les impostures que Roland , leur patron , a répandues
dans tous les départements, et les calomnies qu'ils ne cessent d'y
répandre eux-mêmes chaque jour. Je n'attends donc pour me
RÉVOLUTION 189
présenter au tribanal révolutionnaire que la signification qu'il
doit me faire de l'acte d'accusation. J'ai pleine confiance dans
l'équité de mes juges ; il me sera facile de confondre mes déla-
teurs, de faire triompher mon innocence, de recouvrer ma liberté
et de me consacrer de nouveau à la défense de la patrie. Ma pré-
sence est plus nécessaire que jamais à la tribune de la Conven-
tion, aujourd'hui que le salut public est menacé de toutes parts,
aussi brulé-je d'impatience de couler à fond cette affaire , et de
mettre un terme aux atrocités de nos ennemis. Si j'ai refusé de
me constituer prisonnier, c'est par sagesse. Depuis deux mois,
attaqué d'une maladie inflammatoire qui exige des soins et qui
me dispose à la violence , je ne veux pas m'exposer, dans un
séjour ténébreux, au milieu de la crasse et de la vermine, à des
réflexions douloureuses sur le sort de la vertu dans ce monde,
aux mouvements d'indignation qui s'élèvent dans une âme géné-
reuse à la vue de la tyrannie , à l'exagération du caractère qui
en est l'effet nécessaire, et aux malheurs qui pourraient être la
suite d'un saint emportement. Je déclare, qu'au mépris de tous les
décrets d'accusation du monde, je me regarderai toujours comme
une victime innocente des attentats de mes lâches ennemis.
L'acte d'accusation, que Ton peut lire in extenso
dans le n? 1 79 du Publidste, ne s'appuyait pas seu-
lement sur l'adresse séditieuse qui l'avait provoqué.
La Convention avait un long arriéré à régler avec
cet ennemi intraitable, et elle avait voulu en finir
une bonne fois avec lui. Marat était donc accusé
d'avoir provoqué : 1® le pillage et le meurtre,
2* un pouvoir attentatoire à la souveraineté du
peuple, 3*^ l'avilissement et la dissolution de la
Convention ; lesquels trois chefs d'accusation ré-
sultaient de différents numéros de son journal ,
visés dans l'acte.
490 RÉVOLUTION
Marat consacre plusieurs numéros à la réfutation
de ces divers chefs, et leur oppose les arguments
qu'il a déjà tant de fois ressassés. Conmie il Tavait
promis, il se constitua prisonnier aussitôt que Tacte
d'accusation lui eût été notifié. Il était accompagné,
dit-il lui-même, de plusieurs de ses collègues à la
Convention, d'un colonel national, d'un capitaine
de frégate, etc. , qui ne l'avaient pas quitté. A
peine fut-il entré dans la prison que plusieurs offi-
ciers municipaux et administrateurs s'y présen-
tèrent pour veiller à sa sûreté. Ils passèrent la nuit
avec lui, dans une chambre qu'ils avaient fait pré-
parer. Un bon lit y avait été porté ; un souper
qu'ils avaient fait apprêter au dehors y fut servi ;
ils avaient poussé leurs soins conservateurs jusqu'à
accompagner les plats et faire apporter des carafes
bien cachetées.
Les témoignages de sympathie, d'ailleurs, arri-
vaient de toutes parts à l'Ami du Peuple. Au pre-
mier bruit du décret d'accusation, la commune
d'Auxerre l'avait pris sous sa protection, et mis
sous celle des sections et des sans-culottes de Paris,
qui s'étaient empressés de répondre à l'appd de
leurs frères de l'Yonne (1). Plusieurs sections de la
(I) Voici l'adresse des patriotes Auxerrois, telle que la rapporte Marat dans le
n* 181 du PublicUte :
Auxerre, le ^B avril. — « Amis, le décret d'accusation lancé contre Marat doit
ttre regardé par les patriotes comme une calamité publique. H ne nous est pas
possible de courir assez fort pour nous jeter an-devant du fer patrioticide dont
Veulent le frapper les contre-réTolutionnaires conyentionnels. Nous allons voler k
RÉVOLUTION 494
capitale, entre autres celle des Quatre-Nations et
celle des Quinze- Vingts , avaient nommé chacune
quatre commissaires pour accompagner Marat au
tribunal et veiller à sa sûreté. A peine la salle
d'audience fut-elle ouverte, qu'elle fut envahie
par une multitude de bons patriotes. Dès le matin
toutes les salles du palais, les corridors, les cours
et les rues adjacentes s'étaient remplis d'une foule
immense de sans-culottes , prêts à venger les ou-
trages qui pourraient être faits à leur fidèle défen-
seur. « Je rapporte avec attendrissement ces cir-
constances, ajoute Marat, pour faire sentir à quel
point les jours de l'Ami du Peuple sont chers à tous
les bons citoyens , à tous les amis de la liberté^
c'est la meilleure réponse que je puisse faire à mes
lâches calomniateurs (1 ) . »
On connaît l'issue de ce procès, qui appartient à
l'histoire plus encore qu'à notre sujet; on sait
comment Marat, acquitté à l'unanimité, fut ramené
en triomphe au sein de la Convention.
TOtre secoure, et faire triompher avec voas la cause du peuple; mus, en attendant,
nous mettons sous la responsabilité des sans-culottes des quarante-huit sections
de Paris la vie du plus vigoureux et du plus incorruptible défenseur de nos inté-
rêts. Tel est Pavis de quatre mille Auxerrois, vos frères et amis. »
On trouve dans le n* 186 une réponse des sans-culottes de la section de l'Unité,
ci-devant des Quatre-Nations, à leurs frères de la Société des Amis de la Répu-
blique d'Auzerre. Les sans-culottes de Paris y félicitent leurs frères de l'Yonne
des sentiments manifestés dans leur adresse, et « qui sont ceux de véritables ré-
publicains, dignes d'avoir eu pour représentant l'immortel Pelletier. » Ils peuvent
être tranquilles sur le sort de Marat, ce « volcan salutaire de la vérité qui doit
bientôt consumer de sa lave les indignes délégués do peuple » ; il ne sera pas ar-
raché un seul cheveu de sa tête, à moins que les royalistes ne marchent sur le
corps de tous les sans-culottes de la section de FUnité, qui sont, ils n'en peuvent
douter, les interprètes de leure frères des autres sections. ^ '
(I) Le PublicUte, n* 179, du S7 avril 179S.
49J RÉVOLUTION
Après son acquittement, Marat semble redoubler
d'activité dans la poursuite de son œuvre de des-
truction. Tous les jours son journal est rempli de
dénonciations contre les généraux nobles ou qui
lui paraissent servir mollement la République;
mais il s'acharne plus particulièrement sur ceux
qu'il appelait les hommes d'Etat^ les conspirateurs,
et ces excitations sont aussitôt formulées, par les
sociétés populaires et les sections, en pétitions que
souvent il rédige lui-même. C'est lui qui demande
la formation d'un Comité de sûreté générale et
d'un Comité de Salut public. C'est lui qui organise
dans son journal \ insurrection morale contre les
Girondins et prépare les journées des 31 mai et
2 juin. Malade et mourant, il accourt encore au-
devant des soupçons populaires, et de son lit de
douleur il ne cesse de vouloir diriger la Conven-
tion. Le poignard de Charlotte Corday put seul
faire tomber la plume de ses mains ; son journal
était sous presse quand il fut frappé, et parut en-
core le lendemain de sa mort.
Je me suis peut-être beaxicoup étendu sur VAmx
du Peuple; j'en ai dit les motifs en commençant.
Les nombreuses citations que j'en ai faites me dis-
pensent du reste d'insister sur le genre d'intérêt
qu'offre cette feuille, non plus que sur la person-
nalité de son auteur, de « cet être divin qu'atten-
RÉVOLUTION 493
dait le Panthéon, de ce monstre dont le buste était
réservé à l'égout » .
Le journal de Marat, sous ses diverses dénomi-
nations, a toujours conservé la même forme ; mais
on voit, en le parcourant, les nombreuses vicissi-
tudes par lesquelles il a passé : il est imprimé avec
toute sorte de caractères, sur toute sorte de papiers,
plus mauvais Tun que l'autre . Il y a des numéros
qui sont presque illisibles. Plusieurs ont paru en
placard, c'est-à-dire imprimés d'un seul côté. 11
fourmille de fautes, et des plus grossières, et, par-
fois, des plus étranges. Marat ne laisse pas que de
s'en préoccuper.
Bans la cruelle position où se trouve rAmi du Peuple, comp-
tant pour rien les périls affreux qui renvironnent sans cesse, il
ne sent le malheur de sa position que par Timpuissance de ne
pouvoir chercher un imprimeur patriote. Depuis longtemps des
ouvriers sans lumières et sans civisme tronquent impitoyablement
sa feuille, pour s'épai^er une heure de travail. Le dernier éditeur
dont il s'est servi paraissait môme vendu aux ennemis de la Ré-
volution, du moins à en juger par la manière indigne dont il a
mutilé les cinq derniers numéros. Lecteurs sensibles, si jamais
votre sein fut déchiré par la douleur, vous pouvez vous former
une idée des chagrins qui dévorent votre fidèle défenseur. (28 no-
vembre 4790.)
— La vie souterraine que je mène depuis onze mois ne me
permet pas de revoir les épreuves de ma feuille : aussi fourmille-
t-elle d'incorrections qui détruisent souvent le sens des passages
les plus intéressants, comme si les ouvriers étaient payés pour
dénaturer mon travail et en enlever les fruits à la patrie. (40 mai
1794.)
T. VI. 9
494 RÉVOLUTION
Marat s'ingénie d'abord à relever les plus crian-
tes de ces incorrections ^ et dresse des pages en-
tières d'errata; maisi il y renonce bientôt.
Le fond devait également et nécessairement se
ressentir de la vie étrange à laquelle Marat était
condamné.
Le pauvre Ami du Peuple est si excédé de fatigues, de soucis^
de veilles, qu'il n'a pas la force de soigner son travail. Il demande
grâce à ses lecteurs s'il leur présente aujourd'hui un numéro qui
n'est digne de leur être offert que par la pureté de son zèle et
l'intégrité de ses sentiments.
Le style de Marat et sa méthode littéraire étaient
en parfait accord avec le public auquel il s'adres-
sait. Cependant il ne se laisse pas aller à ces in-
tempérances, à cette grossièreté de langage, que le
Père Duchesne avait mises à la mode. Ayant un jour
laissé tomber de sa plume, en parlant de Lafayette»
cette phrase : « Ce tartufe sans vergogne fait le
j...f... », il s'excuse aussitôt dans une note :
Les lecteurs de goût me feront ici quelques reproches ; ils di-
ront et rediront sans cesse que ces épithètes ne sont pas du bel
usage. Je sais cela comme eux ; qu'ils ouvrent mes œuvres physi-
ques et philosophiques, ils verront que le style noble et élevé ne
m'est pas étranger. Mais c'est pour le peuple, non pour des sa-
vants ou des gens du monde, que j'écris ; or mon premier but est
d'être bien entendu.
L'avis suivant, qui se trouve dans plusieurs nu-
méros des premiers mois de 1791, prouve que
RÉVOLUTION 495
VAmi du Peuple était dès lors devenu rare et était
très-recherché.
On trouve maintenant à l'imprimerie de Henri IV, place Dau-
phine, des collections de VAmi du Peuple depuis son origine jus-
qu'au numéro 400 exclusivement. Dans le premier cent se trou-
vent plusieurs lacunes, causées par les coups d'autorité portés à
Tauteur par la saisie de ses feuilles et l'enlèvement de ses presses,
qui l'ont forcé plusieurs fois à interrompre son travail. L'auteur,
ayant désiré faciliter la propagation des bons principes par la
modicité du prix de son ouvrage (quelque recherché qu'il soit au-
jourd'hui, et à quelque somme qu'il ait été poussé dans plusieurs
ventes], l'a fixé à 36 livres, c'est-à-dire à un quart au-dessous de
celui de la souscription.
On trouvait à la même adresse des numéros pour
assortir les collections incomplètes, au prix de 4,
5 et 6 sols le numéro, suivant le nombre qu'on en
prenait.
D'après cette note, plusieurs fois répétée, les nu-
méros manquants sont de 41 à 45, de 45 à 51 ,
de 57 à 70. Deschiens et la Bibliothèque disent
qu'il manque les numéros 41 , 43, etc.; ce qui sup-
pose un numéro 42. Il y a donc entre l'auteur et
les bibliographes une contradiction qui paraît assez
étrange, et dont je ne me suis pas rendu compte
Bans quelque peine. L'exemplaire de la Bibliothèque
contient en effet un numéro 42, qui a toutes les
apparences de l'authenticité ; mais c'est un ancien
numéro : Marat le dit lui-même dans un avis qui
le termine, et qui est ainsi conçu :
L'auteur, extrêmement mécontent de la manière dont son jour-
496 RÉVOLUTION
nal a été eccécuté en son absence, a pris des mesures pour satis-
faire ses souscripteurs. Il leur offre aujourd'hui un ancien nu-
méro, où ^il plaide une cause chère à son cœur, celle de deux
citoyens opprimés. Dès demain le journal sera au courant, et on
donnera les anciens numéros pour compléter la collection.
«
Le numéro 40, le dernier paru, est du 19 novenir
bre. Ce numéro 42 porte la date du 29 octobre^ et
rend compte de la séance du 27 ; mais sous le som-
maire, à une place inusitée, se trouve une seconde
date, celle du jour probablement où il fut publié,
8 décembre.
Le numéro 45 est également un ancien numéro,
puisqu'il porte la date du 11 novembre.
Pourquoi ces numéros sont-ils chiffrés 42 et 45,
plutôt que 41 et 42 ? Comment se fait-il que Marat
mentionne le 45 , et ne parle pas du 42 ? C'est
ce qu'il nous serait difi&cile d'expliquer autrement
que par la manière dont se faisait Y Ami du Peuple.
On aura remarqué que dans l'avis qui termine
le numéro 42, et que nous venons de citer, Marat se
plaint de la manière dont son journal a été exécuté
pendant son absence. Il avait donc des suppléants?
Fréron, qu'il appelait son lieutenant, se vante de
l'avoir quelquefois remplacé. Mais ici on ne voit
que la main d'un spéculateur mal habile, de l'édi-
teur peut-être. Dans toute cette période, en effet,
VAmi du Peuple offre, quand on y regarde d'un peu
près, une étrange confusion , dont je ne sache pas
que personne jusqu'ici se soit aperçu ; plusieurs
RÉVOLUTION 497
numéros ne sont en grande partie qu'un remanie-
ment d'autres numéros : ainsi, par exemple, le nu-
méro 45, dont nous venons de parler, est daté du
4 4 novembre , et contient un compte-rendu très-
sommaire des séances de l'Assemblée des 6 , 7 , 9 et
4 0 ; or la séance du 1 0 est rapportée plus au long
dans le numéro 35, qui se trouve à son rang, et
sous la date également du 11 ; celle du 7 dans le
numéro 33, etc.
Je n'ai pas reculé devant la minutie de ces dé-
tails, peut-être fastidieux — mais, qu'on me per-
mette de le dire, beaucoup moins assurément pour
le lecteur que pour l'auteur — à cause de la grande
valeur qui s'attache aujourd'hui aux collections
complètes de l'Ami du Peuple^ qui sont devenues
excessivement rares. C'est le même motif qui m'en-
gage à m'étendre, un peu plus que pour les autres,
sur la bibliographie de cette feuille célèbre. Elle
parut d'abord sous le titre de :
Le Pilbiiciste parisien, journal politique, libre et impartial, par
une société de patriotes, et rédigé par M. Marat, auteur de VOf-
fraude à la Patrie, du Moniteur et du Plan de Constitution, etc.
(N*»» 4-5, ^2-45 sept. 4789.) In-S*». A partir du n» 6 :
VAmi du Peuple; ou le Publiciste parisien, etc. (N« 6-685,
46 sept. 4789-24 sept. 4792.) 7 vol.
n y a de nombreuses lacunes, et quelques numéros, que nous
avons désignés tout à l'heure, n'ont jamais été publiés. Suspendu
le 22 janvier 4790 (n» 405), il ne reparut que le 48 mai. Cette
suspension a donné lieu à quatre continuations apocryphes,
portant : la première, les n^ 406-4 43, du 30 janvier au 6 février;
498 RÉVOLUTION
la deuxième, les n®« 408-U7, 7 fév.-26 mars; la troisième, les
no« 40M61, 9 mars-24 mai; et la quatrième, les n«» 442-161,
27 mars-20 mai.
n ne faut donc admettre, pour former ce que Ton est convenu
d'appeler le vrai Marat, que les n<» 405 et 406 (22 janvier et
48 mai], et ceux qui, dans Tordre des dates, suivent le n** 406
(18 mai).
VAmi du Peuple finit att n*> 685, le 24 septembre 1792. Quatre
jours après, Marat lançait une nouvelle feuille, dont il changeait
le titre après chaque interruption forcée ; il publiait successive-
ment :
Journal de la République française, par Marat, TAmi du Peuple,
député à la Convention nationale. (N<» 4-443, 25 sept. 4792-
14 mars 4793.)
Le Publiciste de la République française, ou Observations aux
Français, par Marat... (N<» 444-150, 44-22 mars 4793.)
Observations à mes œmmettants, par Marat... (N<>* 454-456,
25-29 mars 4793.)
Le n» 1 56 est une
Profession de foi de Marat, TAmi du Peuple, député à la Con-
velition, adressée au peuple français en général, à ses commet-
tants en particulier. (30 mars 4793.)
n reprit ensuite le titre de :
Le Pvblidste de la République française, ou Observations aux
Français, par l'Ami du Peuple, auteur de plusieurs ouvrages pa-
triotiques. (No» 457-242, 4*' avril-14 juillet 4793.)
Chaque numéro du journal de Marat sa compose ordinairement
de huit pages in-S», une demi-feuille ; mais il est important de
remarquer que les n<» 498, 206, 208, 216, 234, 235, 240, 388,
389, 395, 415 et 435, ont chacun seize pages, en deux demi-
feuilles, et les n<» 480, 203 et 407, chacun douze pages, en une
demi-feuille et un quart de feuille, non intercalés. Cette disposi-
tion insolite a donné et pourrait encore donner lieu à des mé-
prises.
Plusieurs numéros sont doubles; ce sont, dans VAmi du Peuple,
RÉVOLUTION 499
les no« 457, 8 et 9 juillet 4790 ; 482, 5 août ; 349, 23 jany. 4794 ;
355, 29 janvier; 524, 20 et 27 juillet; 525, 28 et 29 juillet; 542,
30 août et 4«' sept.; 570, 8 et 40 octob.; 583, 26 et 28 octob.;
633, pour 633 et 634; 637, pour 637 et 638; 650, 10 et 44 mai
4792 ; 684 , 24 août et 4 3 sept. 4792. — Dans le Journal de la Ré-
publique, il y a deux n<» 40, pour 9 et 40 (3 et 4 octob. 4792);
— dans le Publiciste, deux n<» 447, pour 446 et 447 (47 et 49
mars 4793), et deux n<» 227, pour 227 et 228 (27 et 28 juin 4793).
Les n<>* 244 et 245 de Y Ami du Peuple ont chacun un supplé-
ment.
On annexe au journal de Marat les pièces suivantes, signées de
lui et sorties de son imprimerie :
Cest un beau rêve; gare au réveil!
V Affreux réveil de fAmi du Peuple. (29 août 4790.)
L'i4mt du Peuple aux Français patriotes. (40 août 4792.)
Après la mort de Marat, le Publiciste fut continué jusqu'au
n<> 260 par J. Roux, sous le titre de :
Publiciste de la République française, par l'ombre de Marat,
l'Ami du Peuple.
Nous rencontrons encore le n^ 4 d'une Ombre de Marat, daté
de pluviôse an ni.
Fréron.
L Orateur du Peuple.
Après le maître, le disciple et Témule. VAmi du
Peuple et Y Orateur du Peuple marchaient de con-
serve, toujours prêts à se prêter, en cas de détresse,
une fraternelle assistance.
Le journal de Fréron était comme le déversoir de
celui de Marat. Marat a-t-il du trop plein, ou se
trouve-t-il dans l'impossibilité de donner à son peuple
sa nourriture quotidienne, il recourt à Fréron :
Vous êtes mon lieutenant, mon cher frère d'armes, et il faut
bien que je fasse par vos mains ce que je ne puis faire par les
miennes pour le service de la* patrie.
— Votre feuille, comme la mienne, est un bien national, quoi
qu'en puissent dire Malouet et sa clique ; mais ce bien doit être
commun entre nous : souffrez donc que j'en dispose aujourd'hui.
— Accablé du soin de dénoncer les noirs complots des scélé-
rats que nous avons bêtement placés au timon des affaires, et de
veiller au salut du peuple, je vous prie, mon cher frère d'armes,
de publier incessamment, dans vos feuilles, les pièces ci-après.
— Je vous demande votre feuille, mon cher frère d'armes,
pour y consigner aujourd'hui d'importantes dénonciations, la
mienne étant consacrée à des objets politiques de la plus haute
importance.
RÉVOLUTION 204
— Encore votre feuille aujourd'hui, mon cher frère d'armes,
pour des dénonciations importantes.
Et Fréron^se montre heureux, pour lui-même et
pour ses lecteurs, de la confiance de TAmi du Peuple.
Tant que vous voudrez, cher frère d'armes : ma feuille est fort
à votre service ; c'est un sable aride fertilisé par vos écrits.
— G^est encore mon cher confrère et maître qui va entretenir
aujourd'hui le public à ma place ; nos lecteurs ne peuvent que
gagner au change. Poursuis, éloquent et infatigable Marat! Con-
tinue de démasquer les traîtres qui nous obsèdent, et, si ta feuille
ne suffit point à l'activité de ton zèle pour le salut de tes conci-
toyens, la mienne slionorera toujours de* servir de supplément à
tes salutaires dénonciations, et comme de vase pour recevoir la
rosée patriotique qui découle de ta plume.
Nous entendrons tout à l'heure Fréron se vanter
d'avoir suppléé Marat dans la rédaction de l'Ami
du Peuple. Cette assertion me paraît difficile à
admettre, sans cependant que je puisse la contester
absolument. Ce qui est plus certain, c'est que Ma-
rat rendit ce service à son aller ego. On lit dans le
n** 393 de Y Ami du Peuple (8 mars 1 791 ) :
M'étant chaîné de la rédaction de VOrateur du Peuple pendant
la maladie de l'auteur, je préviens mes lecteurs qui n'ont pas eu
le n» 390 de Y Ami du Peup/e, volé aux colporteurs par les satel-
lites du général, qu'ils trouveront demain dans VOrateur la dé-
nonciation que les soldats suisses ont faite des moyens employés
par leurs officiers pour les corrompre.
Plusieurs numéros de VOrateur sont donc entiè-
rement rédigés par Marat, ou, pour parler plus
justement, furent remplis par Marat, qui n'avait,
9.
tôt RÉVOLUTION
pour cela faire, qu'à puiser dans sa boîte aux dé-
nonciations.
Les deux frères d'armes sont un jour simultané-
ment poursuivis par le Comité des recherches ; ils
adressent tous les deux le même appel à leurs amis :
S*il était possible que l'on parvint à supprimer les deux jour-
naux VAmi et VOrateur du Peuple, ces deux tocsins patriotiques
qui, pour ainsi dire, sont jour et nuit en branle pour dissiper une
sécurité funeste et entretenir une défiance salutaire, alors, ci-
toyens, les chefs de la contre-révolution marcheraient à leur but
tête levée. Soutenez-nous donc.
Ne pouvant les tuer par les persécutions, on es-
sayait de les tuer par la contrefaçon, voire par la
calomnie !
Mon correspondant, disait Marat en note à une lettre qui lui
dénonçait les sommes fabuleuses employées par l'aristocratie à
soudoyer des libelles anti-patriotiques (V. t. IV, p. U5), mon
correspondant pouvait tgouter ce qu'il leur en coûte aussi pour
empêcher l'influence salutaire de mon cher disciple et frère d'ar-
mes l'Orateur du Peuple, dont la feuille patriotique a forcé les
ennemis de la liberté à lui opposer pareillement un faux Ora-
teur, fabriqué, dit-on, par Marmontel.
— Les torcheculs qui sortent des plumes académiques et des
plumes ordurières à la solde des contre-révolutionnaires, dit-il
ailleurs (n» 375), ont toujours trois points en vue : calomnier le
club des Jacobins ; calomnier MM. Bamavé, Lameth, Pétion, de
Grancé, Robespierre ; calomnier TAmi du Peuple, et quelquefois
aussi son disciple, l'Orateur du Peuple.
Tel est le pamphlet hebdomadaire intitulé le Contrepoison, or-
dure qui a succédé au Journal des Halles, digne production de
Languedoc, dit Etienne, mouchard, voleur et assassin privilégié
du héros des deux mondes ; tels sont le faux Ami et le faux
RÉYOLOTION t03
Orateur du Peuple, le Journal de la Cour et delà Ville, VAmi du
Roi, le Journal de la Noblesse, le Journal du Clergé, h Journal de
Paris, le Mercure de France, le Modérateur, etc.
On voit l'étroite affinité qui existait entre les
journaux de Marat et de Fréron ; nous n'aurons
donc pas besoin d'entrer dans de grands détails
pour faire connaître V Orateur du Peuple, au moins
dans la première phase de son existence, car il en
eut deux bien distinctes.
Nous avons déjà rencontré Louis-Stanislas Fré-
ron, fils et successeur du célèbre rédacteur de VAn-
née littéraire. Nous Favons vu forcé de subir des
humiliations dont le ressentiment, joint au souve-
nir de celles qu'avait endurées son père, ne fiit peut-
être pas étranger aux violences qui ont déshonoré
son nom. Filleul du roi Stanislas, honoré des bon-
tés de madame Adélaïde, il semble, en efTet, qu'il
eût dû suivre les traces de son père ou de l'abbé
Roy ou, son oncle. Il se précipita au contraire dans
le mouvement révolutionnaire avec une furie qui
est à peine surpassée par celle de l'Ami du Peuple.
Nous ne saurions préciser la naissance du jour-
nal de Fréron, parce que non-seulement les nu-
méros ne portent point de date, mais même on
n'en trouve aucune dans le corps du journal;
comme s'il y eût eu parti pris à cet égard, les épo-
ques sont désignées seulement par le jour de la se-
904 RÉVOLUTION
maîne. Barbier el Deschiens pensent que la publi-
cation en conunença dans le courant de décem-
bre 1789; Léonard Gallois, d'après des inductions
qui me paraissent fort plausibles, croit qu'il n'a
pu voir le jour que vers la fin de mai 1790. La
chose, du reste, importe assez peu, car V Orateur
du Peuple n'est point un journal historique ; c'est
un pamphlet, une diatribe périodique, comme
l'Ami du Peuple, qu'il a pris pour modèle , et qui
ne se distingue absolument que par sa violence.
En voici le début :
Braves Parisiens 1 vous sommeillez dans les bras de la victoire ;
vous dormez sur des précipices, tandis que, profitant de votre
sécurité, vos ennemis vous foirent des fers dans le silence. Il en
est temps enfin, sortez de ce long assoupissement, que vos dé-
fiances se réveillent : je suis la trompette qui vous rappelle au
maintien et à la défense de vos droits les plus chers.
— Bravo, mes amis 1 dit-il dans son n<> 4, bravo, Loustalot,
Noël, Desmoulins, Mercier, Carra I Laissez beugler Foucault, et
Peltier écrivasser ses Actes des Apôtres : un feu clair et vermeil
en a fait les Actes des Martyrs. Continuez de poursuivre la cafar-
dise des prêtres et l'arrogance des nobles : tous les bons pa-
triotes vous encouragent, vous applaudissent. Bravez les pisto-
lets de J. F. Maury, Tépée flamboyante de Mirabeau-Paillasse, et
le lutrin de Notre-Dame, sous lequel les chanoines voudraient
vous écraser. Je viens après coup, animé du même courage et
des mêmes vues qui dirigent vos plumes patriotiques. Je n'ose
aspirer aux mêmes succès ; mais enfin on peut glaner où vous
moissonnez. J'ai de la santé, de la bonne humeur, et ma mère
m'a dit que j'avais de l'esprit. Eh donc ! je m'enrôle sous vos
drapeaux, et je déclare, sous le titre d'Orateur du Peuple, guerre
ouverte aux aristocigates de tout état, de tout sexe, de tout poil
et de tout âge.
RÉVOLUTION SOS
Fréron avait pris cette épigraphe retentissante r
Qu*aux accents de ma voix la France se réveille !
Rois, soyez attentifs l Peuples, prêtez V oreille!
Et son style est à l'amenant ; jamais la boursou-
flure et la déclamation n'ont été poussées plus loin.
Je prends au hasard les exordes de quelques-uns
des premiers numéros :
Corps électoral, club des Jacobins, députés patriotes, citoyens
de Paris, gardes françaises, vainqueurs de la Bastille, vous tous
amis de la Constitution , héros de la liberté , qu'attendez-vous
encore pour sauver la patrie?
— Gazette de Paris, Ami du roi, Spectateur national. Gazette
universelle. Journal des clubs, mille et un journaux vendus à la
scélératesse autrichienne, extasiez-vous tant qu*il vous plaira sur
les dispositions pacifiques du bon Léopold ; concertez-vous ,
feuilles empoisonnées, pour endormir la nation française dans
une sécurité dont le terme serait Fesclavage, pire que la mort
pour des hommes qui ont entrevu Taurore de la liberté : je con-
fondrai vos impostures, j'arracherai le voile de votre modération
hypocrite.
— Silence, citoyens ! je veux vous apprendre une nouvelle bien
extraordinaire ! Soldats, bataillons de la garde nationale, écoutez
ce que je vais révéler, et, quand vous m'aurez entendu, vous
pourrez, je vous prescris même de ployer un genou idolâtre
devant le plus patriote et le moins ambitieux des généraux!
— Applaudissez, citoyens ! votre cause triomphe, vous rem-
portez enfin la plus éclatante victcâre I Eh quoi I me demandez-
vous, notre flotte a-t-elle sauvé nos colonies et dispersé l'escadre
anglaise? Quels ennemis avons-nous terrassés? La terreur de nos
armes assiége-t-elle le palais du roi de Sardaigne? Faisons-nous
trembler jusqu'au fond de l'Escurial le monarque espagnol et le
grand druide de l'inquisition? Avons-nous abattu à nos pieds la
206 RÉVOLUTION
*
ligue autrichienne? Nos frontières sont-elles humectées du sang
impur de ses satellites? A-t-on fait prisonniers les chefe de Ta-
ristocratie? Les parlements sont-ils bien morts? Le clergé est-il
abattu? L'Europe contemple-t-elle enfin dans un respectueux si-
lence Fastre de notre liberté se levant sans nuages sur son hori-
zon? Non, citoyens, non ; mais c'est plus encore I c'est le renvoi
des ministres !
— Le voile est déchiré 1 Vous allez, citoyens, frémir de rage,
bouillonner de fureur 1 Nous touchons au dénouement de toutes
les trames ministérielles! Qu'ils sont profondément coupables,
les lâches députés qui ont maintenu dans leurs places des mons-
tres dont ils connaissaient bien la scélératesse et les complots !
Savez-vous pourquoi ces ministres abhorrés, proscrits par la
France entière, bravent d'un front si insolent les malédictions du
peuple, et semblent boire l'opprobre comme l'eau? Savez-vous
pourquoi, cramponnés près du trône, ils n'ont pas voulu céder
au vœu général, et sont restés au ministère malgré la nation,
malgré le roi lui-même, dont à cet égard l'opinion est connue?
Vous me le demandez, chers et aveugles concitoyens 1 C'est que
le grand ouvrage de ténèbres n'était pas consommé! C'est que les
chaînes, les poignards, les baïonnettes, les canons, les bûchers et
les potences n'étaient pas encore prêts, comme ils le sont aujour-
d'hui, pour verser à grands flots un sang coupable par cela seul
qu'il coule dans les veines d'un peuple libre, enfin pour anéantir
votre liberté, renverser votre Constitution^ épouvantail de tous
les rois, et faire de la France un théâtre de forfaits et de désola-
tions!
— Malheureuse capitale I cesse de vanter ta valeur patriotique !
Tu as brisé quelques anneaux, mais non pas la chaîne du despo-
tisme ! Tu as donné le temps à tes ennemis de serrer fortement
les tissus de la contre-révolution, et aux deux moitiés du ser-
pent de se rejoindre, toutes gonflées de nouveaux poisons !
— Gloire immortelle au peuple de la capitale! Il vient de dé-
ployer une seconde fois l'appareil imposant de sa puissance!
La journée du 4 3 novembre n'est pas moins précieuse aux yeux
d'un vrai citoyen que celles des 13 et 44 juillet 4789. Je te ca-
RÉVOLUTION ÎOT
lomniais, nation juste, libre et magnanime! Je redoutais pour
toi, pour la Constitution, le long sommeil où tu paraissais ense-
velie ! Braves Parisiens I vous êtes donc toujours les mêmes, tou-
jours les héros de la plus belle dés révolutions.! Vous avez vengé
dignement vos intrépides défenseurs ! L'impulsion est donnée! il
ne sera plus possible d'endormir votre patriotisme! Malheur aux
scélérats qui ont médité la ruine de la patrie ! Malheur aux as-
sassins de cour, aux sultanes dont la bouche voluptueuse et
cruelle dicte du fond du sérail des arrêts de proscription ! Mal-
heur, enfin, aux insolents visirs dont les cimeterres sont altérés
de notre sang! Le peuple est là qui les observe, et qui fond sur
tous les vautours avec la rapidité de Taigle !
Laissez, chers concitoyens, laissez gronder la calomnie, qui
déjà traite de brigandage une vengeance légitime! Je vous le dis,
je vous le répète avec tous les vrais amis de la liberté, vous avez
sauvé la chose publique.
Et sait-on quel était l'exploit magnanime qui
inspirait à Fréron ce dithyrambe ? Le sac de l'hôtel
de Castriesr On connaît le duel entre MM. de Cas-
tries et de Lameth, duel dans lequel ce dernier fut
blessé.
On transporta M. de Lameth dans son hôtel, sous les yeux
d'une épouse désolée. Àvanl-hier matin sa porte fut assises
d'un nombreux concours de citoyens. Le peuple y donna de vé-
ritables signes de douleur ; on entendait des malheureux gagne-
deniers dire avec une effusion de cœur la plus touchante : « Je
donnerais six livres pour que cela ne lui fût pas arrivé. »
Cependant la nouvelle du combat et de ses suites se répand
généralement; l'effervescence s'allume, elle est au comble! La
tête du sieur de Castries est menacée ; un citoyen s'écrie : « Non,
messieurs, point de sang ; mais il faut raser la maison. » Ce cri
devient celui du ralliement. À midi trois quarts vingt mille âmes
investissaient déjà Thôtel de Castries ; à une heure toutes les
SOS RÉVOLUTION
croisées étaient déjà brisées, un piquet de la garde nationale
avait été forcé, et à une heure et demie tous les meubles, glaces,
pendules, lits, secrétaires, avaient été jetés par les fenêtres, et
mis en pièces par ceux qui étaient dans la rue...
Braves Parisiens, ne laissez point refroidir le zèle brûlant qui
vous anime ; marchez en masse, et que le véritable souverain
terrasse une bonne fois toutes les aristocraties liguées contre son
bonheur !
Ce langage emphatique , combien que la foule
l'aime et l'admire, ne suffirait peut-être pas pour
expliquer le succès que rencontra le journal de Fré-
ron, si l'on ne savait, en outre, comment le soup-
çon germe et grandit facilement dans les imagina-
tions égarées par la peur et par la haine. Or l'Ora-
teur du Peuple, digne élève de l'Ami du Peuple,
excelle à entretenir ces défiances salutaires dont il
parlait tout à l'heure ; il n'est rempli à toutes les
pages que de dénonciations ; il ne parle que de com-
plots, de massacres projetés par les aristocrates ; il
voit partout des traîtres et des mouchards, et il pro-
pose quelque part la fondation d'un club à'espionù
cides.
Toute autorité est suspecte, est odieuse à Fréron.
Il ne cesse de harceler les ministres, « les plus
noirs tyrans que l'enfer ait vomis contre la France ;
le baron Cartouche de Copet (Necker), qui, de même
qu'une éponge altérée, boit tout le numéraire de la
France; La Luzerneur^ qui lève sur les marches du
trône un front purulent de dénonciations ; Ibrahim^
RÉVOLUTION 209
Guignard (le marquis de Saint- Priest), dont la poli-
tique vîzirienne a juré notre perte ; le petit Mont-
morin, épagneul de cour, qui jappe jour et nuit la
guerre civile ; et, au milieu de ce lazaret de gangre-
nés, La Tour du Pin, également marqué du char-
bon de la peste. *
Le Châtelet est « gangrené dans tous ses membres ;
ses magistrats sont vendus aux ministres, et leur
vendraient la nation entière, si la chose était pos-
sible, eux qui, comme Caligula, voudraient que le
peuple français n'eût qu'une seule tête, pour l'a-
battre d'un seul coup. »
Parmi les hommes que Fréron poursuit avec le
plus de rage, il faut encore citer Honoré Mirabeau,
€ qui ne vaut pas mieux que Grégoire-Tonneau,
mais qui est infiniment plus dangereux par ses ta-
lents, son esprit, sa souplesse, la fécondité de ses
ressources, l'audace de ses vues et sa profonde dis-
simulation. » 11 en trace un portrait que l'on dirait
calqué, pour la forme, sur ce fameux portrait de
Voltaire, par son père, qui alluma entre le philo-
sophe et le critique la longue guerre que nous avons
essayé d'esquisser (Voir t. 11, p. 389).
Citoyens, s'il existait un homme fameux par ses crimes avant
de rétre par ses talents, qui associât les dons de Téloquence à
la perversité de Tâme ; d'une politique raffinée, d'une hypocrisie
effroyable, espèce de monstre dans l'ordre moral, prêt à mettre
dans un plateau de la balance ministérielle la nation tout entière
t40 RÉVOLUTION
en échange d'une poignée d'or; flatteur du peuple pour mieux
Tasservir, et n'ayant bravé la cour que pour s'y vendre plus
chèrement ; tout à la fois Cicéron, Catilina et Cromwel ; citoyens,
un tel assemblage vous ferait frémir d'horreur I Eh 1 que serait-ce
donc si on te disait, peuple insensé : Il prononce sur tes desti-
nées dans le temple de la nation, il y trame ton esclavage! Que
sera-ce, s'il parvient à se faire adjuger, même sous tes yeux, le
sceptre des législateurs, l'auguste présidence, au miUeu des plus
belles fêtes de la liberté ?
Dans un de ses numéros qui précédèrent la mort
de Mirabeau, Fréron donne un Tableau des sommes
énormes palpées par Riquetti Double-Main pour four-
niture de décrets au pouvoir exécutifs et le total s'é-
lève à la bagatelle de 2,580,000 livres.
La municipalité, Lafayette et Bailly, dont la sur-
veillance, bien molle cependant, inquiétait les me-
neurs de la démagogie, sont, à chaque page de VOror
teur^ attaqués avec la plus extrême violence.
On se plaint avec raison du despotisme absurde de plusieurs
municipalités de province; mais, tandis que ce serait à celle de
Paris à donner l'exemple du plus saint respect pour la liberté in-
dividuelle, c'est elle qui, animée des principes embaslilleurs de
Le Noir, persécute, emprisonne, garrotte, et vexe de mille ma-
nières, et sous les plus odieux prétextes, les citoyens qui usent
du droit, acheté par des flots de sang, d'énoncer avec franchise
leurs opinions.
Deux hommes tiennent le gouvernail du vaisseau parisien. I^e
premier a été lancé à l'âge de soixante ans dans la carrière poli-
tique par une de ces révolutions soudaines qui changent la face
des empires... Ne devait-on pas s'attendre qu'imbu des ancien-
nes maximes, il ne chercherait qu'à les faire revivre. Aussi qui
RÉVOLUTION 214
ne se rappelle ses nombreux attentats contre la liberté de la presse,
sa perfide connivence avec Malouet pour écraser ou réduire au si-
lence les écrivains dont la plume patriotique faisait tomber les
échasses de sa vanité ! D'un autre côté, vivant à Tombre de ses
livres, lâchant de petits in-quarto sur l'astronomie... par consé-
quent sans connaissance des hommes, sans pratique des affaires,
il ne pouvait être qu'un détestable administrateur.
Le second, plus adroit, plus fin, plus délié, a su d'abord capter
habilement tous les suffrages... Le grand et unique objet vers le-
quel il dirigeait ses vues fut la faveur populaire... Mais le masque
épais de son aristocratie n'a pas tenu longtemps contre le coup
d'œil profond et pénétrant de quelques citoyens observateurs...
Moderne Catilina, jusques à quand abuseras-tu de notre patience?
Te flatterais-tu donc encore de surprendre la loyauté française I
Je te le prédis, plus tu crois ton triomphe assuré, plus ta chute
est prochaine et terrible l...
— Maire inquisiteur, commandant général, état-major, quand
viendra le terme de votre intolérable despotisme? Quand cesse-
rez-vous d'insulter à la liberté par les ordres arbitraires et vexa-
toires que vous notifiez impérieusement à la garde nationale? De
qui tenez-vous l'extrême pouvoir dont vous êtes revêtus? Du
peuple seul. De quel droit, chefs audacieux, abusez-vous de l'au-
torité dont vous n'êtes que les dépositaires, pour anéantir la li-
berté de la presse, ce fanal dont la lumière importune éclaire vos
attentats?...
— Pleurez, mouchards, assassins, escrocs, joueurs, écrivains à
gages, qui trouvez votre refuge dans la caverne de la mairie : le
maire de Paris est atteint d'une maladie alarmante !
— Premier maire de la ville de Paris et le dernier de ses ci-
toyens, magistrat despote, souteneur des tripots, pantin de La-
fayette, père nourricier des mouchards, sangsue publique, pa-
tron des prostituées, astronome à courte vue, bas valet de la
cour, gardien du drapeau rouge, trompette du jugement dernier,
le plus noir des noirs, que vas-tu devenir quand l'ange extermi-
nateur Mottié sera noyé dans les flots de sang qu'il aura fait ré-
pandre?...
tMÎ RÉVOLUTION
Après avoir posé ces prémisses hardies, Fréron
ne reculera pas devant les conséquences. La lan-
terne lui semble une excellente panacée.
Mirabeau I Mirabeau! moins de talents et plus de vertus, ou.
gare la lanterne 1
— Le voilà donc démasqué, ce grand général, ce magnanime
défenseur de la liberté, ce flatteur du peuple, ce valet des rois,
ce dieu qui a commencé par des autels et qui finira par la lan-
terne!
— Si le droit de guerre avait été accordé au roi, le château
des Tuileries aurait été livré aux flammes. Le peuple eût pris
sous sa sauvegarde le monarque et sa famille ; mais Saint-Priest,
mais Necker, mais Montmorin, mais La Luzerne, auraient été
lanternes et leurs tètes promenées dans la capitale.
La guillotine, cependant, le bûcher, Técartelle-
ment même, ne lui paraissent pas des arguments à
dédaigner.
Si nos deux chefis civil et militaire sont atteints et convaincus
de ce crime de lèse-liberté (Fespionnage), ils doivent non-seule-
ment être destitués et déclarés indignes de la confiance publique,
mais encore expier sous la hache du bourreau cet outrage inoui
envers la nation.
— Comment ne voient-ils pas, et les abbé d'Eymar, et les
abbé Maury, et les évêque de Nîmes, et les archevêque de Tou-
louse, et les évêque de Clermont, et toute la bande des calotins,
comment ne voient-ils pas qu'on sait tous leurs complots, qu'on
épie tous leurs mouvements, et que, si le peuple était menacé de
perdre sa liberté, il commencerait par les rôtir, eux , leurs ca-
lottes, leurs parchemins, leurs mandements et leurS' protesta-
tions !
— S'il est vrai, comme le bruit s'en répand , que les Autri-
chiens aient passé la Meuse, Louis XVI doit perdre la tête sur
RÉVOLUTION 213
un écbafaud, et Marie-Antoinette doit, comme Frédégonde, être
traînée dans les rues de Paris à la queue d'un cheval entier.
On sait comment Fréron put mettre ses prédica-
. tiens en pratique à Toulon et à Marseille.
Et pourtant, qui le croirait ? cet homme qui vou-
lait régénérer la France dans un bain de sang avait
un goût décidé pour les idylles et les bergeries. Il
vivait dans l'intimité de Camille Desmoulins, dont
il aimait la femme. M. Ed. Fleury, dans son étude
sur Camille, nous montre le terrible massacreur du
midi s'en allant chez les Duplessis à Bourg-la-Reine,
et là se vautrant sur l'herbe avec des lapins, qu'il
caresse, qu'il poursuit, qu'il effraie, qu'il embrasse^
qu'il aime tant, que Lucile l'avait baptisé du sur-
nom de Lapin. En revanche il Tappelle Rouleau/
son mari, Bouli-Boula ou le Vieux Loup; son enfant^
le Lapereau.
Il écrit à Desmoulins : « Tu sais depuis long-
temps que j'aime ta femme à la folie; je le lui écris :
c'est bien la moindre consolation que puisse se pro-
curer un malheureux Lapin absent depuis huit
mois. » Et à Lucile : « Puisse ma lettre vous con-
vaincre que vous avez toujours été présente à ma
pensée 1 Que Camille en murmure, qu'il en dise
tout ce qu'il voudra, il ne fera en cela qu'agir
comme tous les propriétaires; mais certes il ne
peut pas vous faire l'injure de penser qu'il est le
seul au monde qui vous trouve aimable et qui ait le
24i RÉVOLUTION
droit de vous le dire. Il le sait, ce coquin de Bouli-
Boula ! car il disait en votre présence : J'aime Lan
pin parce qu'il aime Rouleau... Me répondrez-vous?
— Ohl non, Stanislas! »
« Adieu, folle, cent fois folle Rouleau chéri,
Bauli'Boula de mon cœur ! . . . Aimable et chère Lu-
cile, être indéfinissable, adieu!... J'embrasse toute
la garenne, et toi, Lucile, avec tendresse et de toute
mon âme. Ne m'oublie pas auprès du Lapereau et
de sa belle grand'maman Melpomène. — Adieu,
adieu encore une fois, Lucile, méchante diablesse.
Votre serpolet est-il cueilli? Je ne tarderai pas,
malgré toutes vos injures, à implorer la faveur
d'en brouter dans votre main. J'ai demandé un
congé d'un mois pour me refaire un peu, car je
suis exténué de fatigue ; après, je revole dans le
sein de la Convention, et je vais à la dérobée m'é-
baudir sur l'herbe avec l'âne Martin, dans les allées
du Bourg-l'Egalité, malgré vos pétées d'eau. »
Voyez- vous d'ici cet innocent Lapin^ aujourd'hui
broutant l'herbe tendre, buvant la rosée de la nuit,
et demain, redevenu Fréron, écrasant, décimant,
mitraillant en masse les malheureux Toulonnais,
coupables de peu d'amour à l'endroit de la Répu-
blique. « Je suis à presser l'exécrable Toulon. Je
suis déterminé à périr sur les remparts ou à les es-
calader la flamme à la main. La mort me sera
douce et glorieuse, pourvu que vous me réserviez
RÉVOLUTION 215
une larme. — Le Lapin se désole ; il pense à tous
sans cesse ; il y pensait au milieu des bombes et des
boulets, et il aurait dit volontiers comme cet ancien
preux : Ahl si ma dame me voyait! »
A Fépoque où Fréron prît part à la lutte, la
réaction bourgeoise commençait à se faire sentir,
. et, comme nous le savons, elle s'attaqua principa-
lenaent à la liberté, ou, pour mieux dire, à la li-
cence de la presse. L'Orateur du Peuple ne pouvait
être plus épargné que l'Ami du Peuple, avec lequel
il rivalisait de violence. Aussi fut-il de bonne heure
inquiété. Dès ses premiers numéros il vit ses col-
porteurs arrêtés et ses feuilles confisquées. 11 dé-
nonce au peuple cet infâme attentat :
Cette liberté achetée au prix de votre sang et devenue votre
conquête ne serait^Ue donc qu'un vain fantôme? Faudra-t-il
qu'il existe toujours une ligue scandaleuse de quelques agents de
l'autorité contre les écrivains mâles qui, sacrifiant leurs veilles,
ne déposent Tépée que pour s'armer d'une plume patriotique ?
VOrateur du Peuple met en l'air tous les furets de la police ; de
malheureux colporteurs, surpris à débiter ce nouveau journal,
sont traînés i la Force et leur marchandise ct)nfisquéel Ainsi, ces
hommes utiles, qui sont, depuis les premiers jours de la Révolu-
tion, les hérauts, les trompettes de la liberté, annoncent à tous
les autres un bien dont la jouissance leur est interdite, et res-
semblent'à ces esclaves enchaînés qui chantaient derrière le char
des triomphateurs... Qu'avons-nous gagné au nouveau régime, si
une inquisition aussi absurde s'établit, s'il nous faut regretter
Sartine, et porter en pleureurs le deuil de Lenoir ? La liberté de
la presse doit être sans bornes, comme en Angleterre et aux
246 RÉVOLUTION
Etats-Unis d'Amérique ; la modifier, c'est l'anéantir, et avec elle
la liberté publique, dont elle est le plus ferme rempart...
Mais les persécutions seront impuissantes. « Com-
me un oiseau rapide qui passe à travers les toiles
d'une araignée, l'Orateur rompt tous les filets où
l'aristocratie en rpchet , en simare , en jupon court,
en froc, en robe, en camail, en cuirasse, en ca-
lotte rouge, voudrait l'envelopper. 11 n'y a pas de
bâillon capable d'étoulTer la vérité dans sa bou-
che : il tonnera contre les abus , il dépistera tous
les complots, il pourfendra l'aristocratie, et fessera
le Châtelet toutes les fois que l'occasion s'en pré-
sentera. »
Cependant Fréron fut bientôt arrêté lui-même et
conduit à la Force, pour un article de son n® 13,
intitulé : Epouvantable conspiration contre la liberté ^
où il poussait le peuple à la révolte.
Il faut l'entendre rugir alors : Tant que ne sera
pas levée la pierre du cachot scellée sur sa tête par
les mains tortionnaires du sieur Mitouflet de Beau-
vais, il poussera des cris d'oppression et de ven-
geance qui feront enfin trébucher sur son siège ce
petit juge insolent et despote qui se rengorge dans
son iniquité ; il le poursuivra jusqu'aux enfers ,
dans les bras de Flesselles et de Berthier, qui lui
ont légué leur robe toute noire d'aristocratie.
Citoyens, pourrez-vous le croire? l'Orateur du Peuple est dan»
RÉVOLUTION 217
les fers ! Il n'avait pris la plume que pour défendre vos droits ;
le bureau de la ville a calomnié ses intentions.
C'était bien la peine d'aSronter la mort sous les remparts de la
Bastille, d'écraser la tête de nos tyrans, et d'enfoncer dans des
gouffres de sang et de boue le cadavre hideux de l'ancien régime,
s'il faut qu'un Mitouflet rive sur les citoyens les fers du despo-
tisme! Et quel citoyen? Le plus enthousiaste des droits du peu-
ple, son Argus tutélaire, l'un des écrivains les plus patriotes
qu'ait produits la Révolution. Voilà donc le fruit de ses veilles 1
Quelle est donc cette justice municipale qui procède ainsi 1 II n'y
a qu'un infâme aristocrate, bas valet des aristocrates, des minis-
tres et du Châtelet, qui ait pu conspirer la perte de l'Orateur du
Peuple. Se serait-on flatté d'enchahier sa plume et son courage?
Pitoyable calcul I sa main , ^us le poids même des chaînes,
atteint ses oppresseurs, et imprime sur leur front le sceau de
l'ignominie!...
Il fait appel à tous les amis, et surtout aux jour-
nalistes et aux Cordeliers.
Propagez les plaintes de l'Orateur du Peuple, dont on veut
étouffer la voix patriotique, leur criait-il, prenez sa défense, et
faites tomber ses chaînes!...
C'est ici la cause de tous les écrivains patriotes ; c'est la cause
de tous les citoyens zélateurs de la Révolution ; c'est ici la cause
de la liberté tout entière. Que tardes-tu, district des Cordeliers,
sanctuaire où brûle nuit et jour le feu sacré du patriotisme, que
tardes-tu de dénoncer à la nation un coup d'autorité aussi lâche
et aussi exécrable ?. . .
En sévissant contre lui, c'est la liberté de la
presse que les aristocrates ont voulu frapper.
Croyez-vous, citoyens, criait-il du fond de son cachot, que
votre Orateur soit le seul écrivain qui ait excité la terreur et la
colère des aristocrates? Non, tous ceux qui, comme lui, respirent
T. TI. 40
818 RÉVOLUTION
l'amour de la liberté, sont devenus l'objet de leur haine et de
leur vengeance... La dénonciation de Tincorruptible Desmoulins
faite à TAssemblée nationale par Taristocratissime Malouet, la
proposition de Talon de dénoncer cet énergique écrivain au pro-
cureur du roi du Châtelet, toute cette rage qui se tourne contre
les journalistes patriotes vous indique assez les vues des ennemis
de la liberté... Nous verrons si leur acharnement égalera tou-
jours leur effronterie ; s'ils enchaîneront à leur gré une foule d'é-
crits qui brûlent de s'échapper, pour s'attacher, comme le feu
grégeois, au triple masque dont ces traîtres couvrent leur despo-
tisme î Nous verrons si, parce que tel est leur plaisir, la Révolu-
tion immobile s'arrêtera tout à coup, de même que le soleil à la
voix de Josué ! Non, non, ne vous en flattez point, lâches rené-
gats de la Révolution, petits despotes éclos de l'œuf de la liberté l
Celle de la presse bravera vos regards inquisiteurs et se moquera
de tous vos limiers 1 Déjà l'opinion publique vous observe de ses
cent mille yeux ; elle plane sur vos têtes et y verse l'ignominie î
Osez mettre encore des lisières à l'esprit humain I. . Aristocrates
incurables, vos triomphes sont affreux, et ils doivent vous épou-
vanter; mais ils touchent à leur terme. Le fouet vengeur du
journaliste et des écrivains en butte à vos attentats vous fera
pirouetter sans cesse au milieu des huées de tout un peuple...
Fréron eut encore d'autres démêlés avec la jus-
tice; mais il réussit toujours à se soustraire aux
mandats lancés contre lui, jusqu'à la journée du
Champ-de-Mars, à la suite de laquelle il fut obligé
de se cacher, comme plusieurs autres écrivains pa-
triotes, et d'mterrompre sa feuille. Il la reprit peu
de temp^ après et la continua jusqu'à la fin de l'As-
semblée constituante. Voici en quels termes il
alors ses adieux à ses lecteurs :
Français ! votre esclavage est prononcé I II n'y a plus de liberté
RÉVOLUTION «19
à espérer; le roi est tout, et la nation n'est rien, dans votre^Cons-
titution revisée. J'avais bien raison de vous dévoiler les intrigues^
les bassesses, les complots et les noires trahisons de vos repré-
sentants!... La nation est indignement trahie ; je n'y vois plus
de remède. Voilà donc le vœu des Français rejeté ! Ds ne vou-
laient plus de Louis XVI, son nom était effacé de toutes les en-
seignes du royaume, son image était en horreur ; et nous sommes
obligés de le reprendre ! Âh ! législateurs iniques, vous serez es-
claves comme nousl...
Quant à moi, je déclare que je suis libre, et la preuve que je
suis libre, c'est que vous êtes des monstres et que ma pensée
m'appartient : Dieu même n'a pas le pouvoir de me l'ôter ; elle
est indépendante de la matière, et je défie le couteau des lois de
la faire périr. Tant qu'il y aura des hommes éclairés et pensants,
je renaîtrai en eux^ et ils sauront, comme moi, mépriser vos for-
faits.
V Orateur du Peuple n'en demeura pourtant pas
là; il fut continué par un ami de Fréron, Labenette,
qui le rédigea, dans les mêmes principes, jusqu'à
la fin de 1 792
Nous n'avons point à nous occuper de la vie po-
litique de Fréron, ni à rechercher les motifs de son
éclatante conversion. Il est probable que la mort
de ses amis Camille Desmoulins et Danton, et sur-
tout celle de Lucile, y fut pour beaucoup. On sait
quelle part active il prit au 9 thermidor et avec
quelle violence il se jeta dans la voie de la réaction,
à la tête de la jeunesse dorée, qui l'avait accepté
pour chef.
€ Fréron, dit Charles Nodier, répudié par la
MO RÉVOLUTION
Montagne, qui Tabandonna aux lourdes atteintes
de Moyse Bayle ; repoussé avec horreur par l'an-
cien parti de la Gironde, qui le dévoua aux impré-
cations foudroyantes d'Isnard ; Fréron, comme di-
sait ce prodigieux Isnard, demeuré tout nu et tout
couvert de la lèpre du crime^ avait besoin de se re-
trancher sous la bannière d'une faction. Il y a dans
les révolutions des antipathies que l'on a peine à
concevoir; il y a aussi, dans les révolutions, des
alliances que l'on ne conçoit pas. Fréron, qui n'é-
tait rien, ni par son esprit, ni par son caractère^ ni
par sa considération politique, se trouva tout à
coup à la tète d'un parti puissant de jeunesse, d'é-
nergie, de vengeance, de ces passions du temps qui
menaient à tout, et du silence des lois, qui souf-
fraient tout (1). »
11 fallait un organe à ce parti. Fréron reprit, le
25 fructidor, la publication de V Orateur du Peuple,
mais dans un esprit bien différent. Ce journal, qui
avait si longtemps appelé les proscriptions sur tous
ceux qui étaient suspects d'aristocratie, devint le
journal officiel des victimes de la terreur; les Jaco-
bins y furent tous les jours mis à l'index à la place
des royalistes. Et ce qu'il y a de plus étrange, c'est
que Fréron plaça son Orateur ainsi transformé sous
l'invocation de Marat, qui, s'il eût vécu, n'aurait
pas eu assez d'anathèmes pour sa trahison.
•■ ... • * .
(4) Souvenirs, Episodes et Portraits, 1. 1, p. S56.
RÉVOLUTION 221
Je ressaisis avec audace, s*écrie-t-ii dans son premier numéro,
cette plume véridique qui, dans les premières années de la Révo-
lution, a démasqué Taristocratie, combattu TAssemblée consti-
tuante, sapé les fondements du trône, renversé le club des
Feuillants présidé par Barère, épouvanté les traîtres, et fait triom-
pher, avec Marat, les droits du peuple et de la liberté ! Assez et
trop longtemps des voiles épais ont .dérobé la vérité au peuple ;
je viens les déchirer tous. L'ambition, Tivresse du pouvoir, les
mensonges politiques, la soif des vengeances, ne sont point en-
sevelis dans la tombe de Robespierre; son ombre erre encore
parmi nous, et semble dévorer de nouvelles victimes... La tyran-
nie s'oi^nise, le patriotisme n'ose élever la voix, les lettres de
cachet s'expédient à bureau ouvert, les échafauds se dressent
dans la pensée , et la guillotine va sortir tout armée du cerveaii
des oppresseurs. Je braverai encore l'oppression, de quelque
plâtre qu'elle se couvre ! Je décomposerai le machiavélisme, le
barérisme et le néronisme de quelques membres des anciens
comités de gouvernement, et j'imprimerai à tous ces lâches Sé-
jans, héritiers de Tibère, le cachet d'un opprobre indélébile.
Parisiens, ma voix est connue ; elle ne vous a jamais trompé :
la franchise et l'amour du peuple animent tous mes discours.
Mon dessein est de vous rallier une bonne fois aux principes
éternels de la justice et de la liberté. Jamais je ne composerai
avec ces principes. Ou ils triompheront, ou (je le dis avec or-
gueil) je m'ensevelirai avec eux.
0 Marat ! toi qui tant de fois m'as appelé ton disciple chéri,
le successeur de ton choix; toi dont souvent j'ai rédigé les
feuilles courageuses, quand tu succombais sous le poids des tra-
vaux; ombre immortelle I viens m'environner de ta puissance et
m'embraser de ta chaleur. Âide-moi à sauver la patrie, â terras-
ser le royalisme, le modérantisme et l'aristocratie, qui prennent
des forces nouvelles ; à éclairer le peuple et à l'électriser pour la
défense et le maintien de ses droits ; à frapper cette nouvelle
faction, espoir et instrument de l'étranger, qui veut remettre la
nation aux fers et dissoudre la Convention nationale : car, si la
cendre du tyran fume encore, son système de terreur et de com-
su RÉVOLUTION
pression est plus que jamais à l*ordre du jour ; 0|i brûle de s'em-
parer de sa succession, de même que les lieutenants d'Alexandre
se partagèrent ses dépouilles. 0 mon maure l 6 mon étemel mo-
dèle! ne souffre pas que des fripons et des bourreaux se dispu-
tent, comme des chiens dévorants, les lambeaux de la Républi-
que I Arme mon bras de ta plume tyrannicide ; que la massue
de la liberté disperse ou écrase tous ses ennemis ; que les Droits
de l'Homme ressuscitent, et que le peuple en6n jouisse des bien-
faits de la Révolution !
On voit quel nouveau but poursuivra Fréron. La
terreur n'était point tombée avec Robespierre ; elle
ne devait cesser qu'à la chute de Barère, Billaud-
Varennes et CoUot-d'Herbois. C'est à ces hommes
de sang que l'ami de Camille Desmoulins déclare
une guerre à outrance; c'est à abattre ce redoutable
triumvirat que tendront tous ses efforts ; il s'acharne
sur eux, les étreint, les secoue, jusqu'à ce qu'il les
ait jetés à terre.
Il eut pour second dans cette lutte un jeune
homme qui devait se faire un nom dans la critique
littéraire, à laquelle il était probablement plus apte ;
je veux parler de Dussault, un des premiers et des
plus honorables rédacteurs du Journal des Débats.
Ce dernier nous a laissé de son chef de file, tel
qu'il était à cette époque , ou plutôt tel qu'il le
voyait, ce portrait plein d'enthousiasme :
<K Fréron était un des appuis de la majorité. C'eût
été une colonne plus solide encore, s'il avait porté sa
plume éloquente dans sa bouche, s'il avait eu au-
RÉVOLUTION ns
tant de talent pour improviser que pour écrire, et
des goûts moins efféminés ; s'il n'avait pas aimé la
vie molle et paresseuse presque autant que la li-
berté ; si la séduction des plaisirs n'avait pas ba-
lancé dans son cœur l'horreur du despotisme.
C'était un Achille caché dans les réduits de la
beauté , qui n'allait point chercher une épée pour
combattre, mais qui la saisissait dès qu'elle s'of-
frait à lui parmi les hochets de la mollesse. >
Après les journées de prairial, Fréron abandonna
V Orateur du Peuple à son collaborateur. Celui-ci
rengagea insensiblement dans les voies de la réac-
tion contre-révolutionnaire, où il se brisa bientôt
contre les résistances du Directoire ; il cessa de pa-
raître le 26 thermidor an III.
Nous retrouverons Dussault aux Débats. Quant
au premier collaborateur et intérimaire de Fréron,
à Labenette, je manque absolument de renseigne-
ments sur cet écrivain, dont le nom ne se trouve
dans aucune biographie. Cependant, outre sa colla-
boration à YOrateur du Peuple, dont il a rédigé
seul sept volumes, Labenette a publié en 1790 un
Journal du Diable^ où les événements sont présentés
sous une forme plaisante et qui quelquefois ne
Î24 RÉVOLUTION
manque pas de sel ; et en 1 791 un Journal des Droits
de VHomme^ dont le titre, disait le prospectus, de-
vait suffire pour prévenir en faveur de Técrivain. Ce
titre annonçait une âme honnête et sensible, qui
prenait rengagement solennel de ne parler aux vrais
amis de la liberté que les Droits de l'Homme à la
main, et c'était pour les maintenir qu'il prenait la
plume. En conséquence il s'engageait à donner tous
les jours au public une dissertation sur les décrets
qui les blesseraient. Il promettait encore de pren-
dre la défense des opprimés. Du reste, en galant
homme qu'il est, le champion des droits du sexe
fort se préoccupe également de ceux du sexe faible.
C'est ainsi qu'on lit dans le numéro du 1 0 août :
Sans contredit, le plus grand ouvrage qui soit sorti de la tète
de nos législateurs, c'est la Déclaration des Droits de THomme.
Mais ils auraient dû faire le pendant ; ils auraient dû, dis-je, dé-
créter les droits de la femme. Je ne suis pas extrêmement édifié
de cet oubli de leur part. Ces messieurs ne sont pas galants ; je
dirai même qu'ils ont manqué au devoir de la reconnaissance.
Nous n'avons pas une idée, un souvenir agréable, un sentiment
tendre, qui ne soit le résultat des sensations vives et délicieuses
qu'elles nous ont communiquées. Elles placent dans notre âme
toute la délicatesse de la leur ; sensibles, elles ont cet avantage
sur nous, qu'elles sont toujours averties des maux que notre
grossière enveloppe nous empêche de pcévoir ; et c'est pour
nous épargner les chagrins de l'avenir, qu'elles s'empressent à
essuyer les larmes amères que nous fait répandre le présent.
Avec de pareils avantages, comment n'avez-vous pas réfléchi que
les femmes méritaient des droits particuliers? Mais, à bien con-
sidérer, elles sont plus susceptibles que nous de répandre la lu-
RÉVOLUTION 225
mière dans vos assemblées. Ayant les organes plus déliés, plus
délicats, l'impression qu'elles reçoivent des objets qui les frappent
est plus vive que la vôtre; elle augmente la chaleur, l'énergie,
donne de l'activité à la pensée et enfante le sublime. Les fem-
mes! elles ont la rapidité de l'éclair. Pendant que vous vous tuez
à délibérer, elles ont déjà saisi toutes les nuances des objets qui
vous échappent. Vous êtes encore aux opinions, que leur arrêt
est prononcé, avant même que vous n'ayez accordé la raison avec
le sentiment de votre propre conscience.
Labenette a encore publié, à la fin de 1792, une
vingtaine de numéros d'un Journal de la Savonnette
républicaine^ à l'usage des députés ignorants et de
ceux qui se proposent de trahir la patrie, qui por-
tait cette épigraphe : Oh! je les poursuivrai^ les co-
quins! Son but était « de faire connaître la clique
infernale qui fait déclarer la guerre pour servir les
projets de vengeance de Louis Sanguinola... Il veut
parler et il parlera de ces hommes qui ont préparé
et amené la fatale journée du Champ-de-Mars pour
soustraire le général des brigands, enfermé dans la
tour du Temple, à Téchafaud qui l'attendait à son
retour de Varennes.. . Il parlera de ces hommes qui,
au lieu d'envoyer le dernier roi des Français à la
guillotine au moment où il venait de faire assassi-
ner le peuple, l'ont reçu à bras ouverts dans l'antre
des conspirateurs, qu'on appelait alors Assemblée
nationale, et qui, dans la crainte d'être dévoilés
par Louis Capet, dont ils étaient les complices,
l'ont soustrait à la juste vengeance du peuple, dans
40.
î«6 RÉVOLUTION
respérance de rejeter dans son sein cette pomme
de discorde... Enfin il conduira le monstre décou-
ronné à Téchafaud, et alors il cessera d'écrire ! 1 1 »
TILLIEN
VAmi des Citoyens
En' consacrant une mention particulière à l'Ami
des Citoyens y j'ai plutôt égard au nom de l'au-
teur qu'au mérite de cette feuille, dont les nom-
breuses vicissitudes attestent suffisamment le peu
de consistance ; et si je fais succéder Tallien à
Fréron, j'y suis uniquement déterminé par la soli-
darité qui les unit le 9 thermidor. Si, en effet ,
j'avais voulu suivre une progression ascendante,
c'est Hébert qui aurait dû venir après Marat et son
lieutenant, car le Père Duchesne prétendait à bon
droit avoir hérité du manteau de l'Ami du Peuple,
qu'il surpassait même de beaucoup en cynisme;
mais nos lecteurs aimeront sans doute à se reposer
un peu de ces violentes émotions.
VAmi des Citoyens, journal fraternel^ par J. L.
Tallienj citoyen soldat^ parut d'abord sous la forme
d'un placard qui s'affichait toutes les semaines,
et auquel on pouvait aussi s'abonner, moyennant
71iv. 10 s. Nous en avons déjà parlé, t. IV, p. 86.
Ce journal-affiche avait pour objet de porter à la
tn RÉVOLUTION
connaissance du peuple, de recommander à son res-
pect, toutes les lois, surtout celles dont l'exécution
l'intéressait plus particulièrement, et que leur pro-
mulgation officielle ne lui aurait fait souvent con-
naître que très-tardivement. Il remplissait encore
un autre but, courageusement poursuivi par son
rédacteur, celui d'éclairer les causes des agitations
populaires, de prévenir, par l'insinuation de la vé-
rité et les conseils de la raison, de nouvelles sédi-
tions, toujours funestes au bonheur du peuple et à
l'intérêt de la liberté, enfin de provoquer l'utile et
juste surveillance des citoyens à l'égard des opé-
rations de ses administrateurs et des machinations
de ses ennemis. La société centrale des Amis de la
Constitution aidait pécuniairement cette publica-
tion, qui méritait bien en effet d'être encouragée.
La Bibliothèque possède un seul numéro de ce
placard (in-folio à 2 colonnes, en très-gros carac-
tères), le n® 9, du 22 septembre 1 791 . Je le trans-
crirai en entier, parce qu'il m'a paru très-propre à
donner une idée et de ce qu'était cette sorte de
journal, et de la ligne que suivait alors Tallien et
le parti auquel il appartenait.
Instruire nos concitoyens, propager les principes de justice, de
liberté et d'égalité, qui forment les bases de notre Constitution ;
prêcher le respect des lois et Tobéissance aux autorités constitu-
tionnelles, déjouer les trames des ennemis du bien public , pré-
server le peuple de ses propres erreurs, telle est la tâche que
nous nous sommes imposée en entreprenant cet ouvrage. Nous
RÉVOLUTION 229
nous sommes efforcé de la remplir avec sagesse et modération ;
les bons citoyens nous ont encouragé, les mauvais nous ont ca-
lomnié : nous remercions les uns et les autres de leur bienveil-
lance. Nous avons vu avec douleur que Ton cherchait à ramener
les Français à ce système d'idolâtrie qui prolongea pendant si
longtemps notre esclavage. Nous étions occupé à mettre en ordre
quelques réflexions sur ce sujet, lorsque nous avons eu occasion
de prendre lecture de la cent soixante-quatorzième lettre du vé-
ritctble Père Duchéne (4): nous y avons trouvé un article dont les
principes sont entièrement conformes aux nôtres ; nous croyons
devoir le publier. Nous n'y avons changé que les expressions qui,
propres à Toriginalité de cet ouvrage patriotique, ne peuvent pas
convenir au ton de notre journal.
l'amour royal substitué a l'amour national.
a Je serais désolé qu'on ne respectât pas le roi : c'est une chose
infiniment essentielle d'honorer la majesté des lois dans la per-
sonne qui, DE PAR L'AUTORrré NATIONALE, ost chargée de leur
exécution. Dans un pays où le roi serait méprisé, la sainteté des
lois risquerait de l'être ; mais je suis désespéré qu'on cherche à
substituer V adoration au respect, seul sentiment permis à un
peuple libre.
j> Vadoration est presque toujours aveugle, au lieu que le respect
y voit clair, et sait pourquoi il agit. Vadoration gâte les rois ; un
respect raisonné, un respect froid, les contient. Vadoration nous a
fait longtemps opprimer par ces dieux qui nous croyaient leurs
créatures, et fut toujours la cause de notre avilissement. N'en
serions-nous sortis que pour nous y replonger comme des in-
sensés?
» Vadoration pour les rois étouffe la juste adoration des lois, et,
s'ils y réfléchissaient un peu, ils préféreraient le respect; car le
respect est le prix que la raison accorde aux vertus, au lieu que
(I) Lettres bougrement patriotiques, par Lemaire, qu'on représente géuérale-
meot comme nn ultra-roTaliste. Nous en parierons plus loin.
Î30 RÉVOLUTION
Vadoration est le contingent de la bêtise, payé souvent à rimbécillité.
» Ne prêchez que le culte des rois, ils deviendront despotes, et,
tôt ou tard, les adorateurs lassés les culbuteront ; mais alliez le
culte des lois au respect pour les rois, tout ira à merveille, Tun
et l'autre seront révérés.
» U est temps qu'un écrivain ami de Tordre, et qui bravera l'uni-
vers entier, tant qu'il ne s'écartera pas des grands principes de
liberté sage et bien entendue, arrête avec fermeté ce torrent de
ROTAUSME qui commenco à dépasser les digues opposées par la
raison, et qui peut submerger dans une inondation prochaine
l'édifice, encore tout frais, de la Constitution.
» Oui, c'est avec peine que je vois partout les emblèmes de la
royauté prodigués, multipliés à l'infini. En vain mon œil étonné
cherche, dans ce déluge de colifichets à la royale, les emblèmes
sacrés de notre liberté : je les y vois à peine. Les bijoux sont à la
royale, les vêtements sont à la royale ; les boutons, les gilets, les
bagues, les gants, les tabatières, les tableaux, les rubans, les
mines, les propos, les spectacles, tout est à la royale,
» Des comédiens qui se disent de la nation , et qui , naguère
rampant dans la fange de l'ignominie, ont oublié déjà que la
main du sénat les en a retirés pour leur donner une consistance
politique, ont oublié déjà que, comme de vils animaux, on les
séparait même de la sépulture des autres citoyens, en les jetant,
pour ainsi dire, à la voirie, affectent bassement une aristocratie
qu'on a peine à pardonner à des princes, affectent de ne plus
donner au peuple que des pièces où triomphe l'idolâtrie, où la
liberté est foulée, pour ainsi dire, sous lès genoux d'un acteur,
qui marche dans cette posture devant un roi des coulisses ; affec-
tent de crier bravo et de chanter des hymnes à l'idole du jour,
qu'on couvre de flagorneries révoltantes pour les âmes dont la
fierté ne peut s'ébranler ; affectent enfin d'étouffer l'esprit public
dans ces lieux mêmes où l'on sut lui donner la redoutable énergie
qui, quelques instants, fit croire au prodige d'une métamorphose
nationale; et pendant ces farces pitoyables, on crie une protes^
tation que ne dénoncera pas l'accusateur public, protestation qui
est un véritable délit de haute trahison contre la nation et son roi.
RÉVOLUTION ^ 231
» 0 légèreté ! ô démence! ô stupidité française! vous ne pouvez
vous arrêter quand une fois la bride est lâchée.
0 Le roi a accepté la Constitution : en cela nos vœux sont remplis,
comblés, et, je ledisavec franchise, oui, son bonheur m'est plus cher
que le mien ; mais il n'a fait que son devoir : il a travaillé pour lui ;
il a assuré sa couronne toujours chancelante sur sa tête sacrée ; il
s'est épai^é des maux affreux ; il a arrêté l'hémorrhagie effroya-
b!e prête à inonder de sang le pays, qu'il aurait déshonoré, perdu,
anéanti peut-être, avec la résistance atroce commandée depuis
longtemps par des tigres furieux, guidés par la soif criminelle de
la vengeance et de la rage. Que lui devons-nous pour cette con-
duite? L'oubli du passé, le respect, l'obéissance quand il parlera
au nom de la loi, et rien de plus. Sans cela nous devenons des
brutes, digues des siècles honteux de l'esclavage, et indignes de
posséder une Constitution qui a rétabli les droits méconnus des
hommes. »
Nous ajouterons à ces excellentes réflexions quelques observa-
tions :
On nous dit que la reconnaissance n'est point une idolâtrie, mais
un acte de justice. Nous le demandons, la reconnaissance peut-
elle exister là' où il n'y a point de bienfait? Examinons, dans
notre position actuelle, qui, de la nation ou de Louis XVI, est le
bienfaiteur. Le peuple français, après quatorze siècles d'esclavage,
se ressaisit de sa souveraineté , usurpée par les agents du des-
potisme ; il reconnaît comme dette de la nation les dilapidations
de la coui ; il comble le gouffre profond du déficit ; il conserve la
monarchie héréditaire ; il pose une couronne constitutionnelle sur
la tête de Louis XVI; il l'entoure d'une inviolabilité absolue; il
lui donne une liste civile de trente millions ; il le déclare chef
suprême des armées de terre et de mer; il laisse à sa disposition
un grand nombre de places. Que fait Louis XVI ?... Il accepte...
Nous aimons à croire que le roi s'empressera de prouver son
attachement à la Constitution, et qu'il forcera la nation, par une
conduite loyale et franche, à oublier le passé ; mais, jusqu'à ce
moment, nous devons suspendre notre jugement.
tZt RÉVOLUTION
Nous déclarons que nous sommes prêt à verser jusqu'à la der-
nière goutte de notre sang pour le maintien de la Constitution
décrétée par TAssemblée nationale ; mais nous déclarons aussi
que nous ne cesserons de nous élever avec courage contre ces
acclamations serviles, contre ces applaudissements individuels
qui compromettent le salut de la chose publique, et que dans
notre cœur le sentiment d'attachement pour la nation, la loi et
le roi, est indivisible. La liberté, la Constitution, voilà nos idoles,
et jamais nous ne brûlerons d'encens que sur l'autel de la patrie.
Nous obéirons aux lois et à ceux qui sont chargés par la Cons-
titution de les faire exécuter ; mais jamais nous n'idolâtrerons au-
cun individu. Telle est notre profession de foi.
J.-L. Tallien, Citoyen soldat,
rue de la Perle, n* 17.
Ce journal-affiche s'adressait presque exclusi-
vement aux Parisiens. Au commencement d'oc-
tobre 1791, Tallien le transforma en un journal
qui paraissait deux fois par semaine, en 1 6 pages
in-8®, au prix de 1 8 livres, et qu'il destinait prin-
cipalement aux habitants des campagnes. Rendre
compte des séances du Corps législatif, rappeler
les événements avec fidélité et impartialité, accom-
pagner le récit des faits de quelques réflexions
courtes et instructives, telle était la tâche qu'il
s'imposait.
Au moment de la Révolution, disait-il dans lavertissement
placé en tête, tous les citoyens doivent être soldats ; tous doivent
indistinctement combattre pour conquérir la liberté. Lorsque la
Révolution est terminée, lorsque l'édifice gothique de l'ancien
gouvernement est détruit, et que les représentants du peuple ont
établi sur les bases immuables de la justice et de l'égalité une
RÉVOLUTION 233
Constitution qui doit assurer le bonheur des générations futures
et préparer la chute des despotes, alors il reste aux bons citoyens
une fonction importante à remplir : celle de propager les lumières
et rinstruction, sans laquelle il est impossible de conserver la
liberté.
C'est dans la vue de remplir cette tâche pénible, mais hono-
rable, que, sur la demande d'un grand nombre de nos concitoyens,
nous nous sommes déterminé à laire paraître deux fois par se-
maine le journal VAmi des Citoyens, déjà connu par les placards
que nous av.ons fait imprimer, et que nous continuerons de rédi-
ger, indépendamment de cette feuille.
Nous savons que nous avons été précédé dans cette carrière
par des citoyens dont nous sommes habitué à respecter les lu-
mières et les vertus civiques ; mais nous croyons qu'il est encore
des soins à donner à la culture de ce champ qu'ils ont commencé
à défricher : le fanatisme, le despotisme, et leurs nombreux sup-
pôts, avaient tant enraciné d'erreurs dans les campagnes, qu'il est
important qu'un grand nombre de véritables amis de la patrie se
réunissent pour détruire jusqu'au dernier vestige de ces funestes
fléaux.
Le peu de succès qu'il rencontra et le mauvais
état de sa santé forcèrent Tallien à abandonner sa
publication au commencement de 1792, après 33
numéros.
L'amour du bien public, le désir de répandre l'instruction, de
défendre la Révolution contre les attaques de ses ennemis, tels
ont été les motifs qui m'ont déterminé à entreprendre ce journal.
Je me suis efforcé de remplir cette tâche pénible avec zèle; je ne
me suis jamais écarté du ton de modération qui doit caractériser
les écrits du véritable patriote. Aucunes vues d'intérêt pécuniaire
ne m'ont dirigé dans cette entreprise, et je puis prouver qu'elle
me coûte plus de huit cents livres, les souscriptions n'ayant ja-
mais pu me couvrir de mes frais. Malgré cette perte, considérable
pour un homme sans fortune, je me serais déterminé à faire,
tZi RÉVOLUTION
pendant quelques mois encore, un sacrifice pour contribuer à
rinstruction de mes concitoyens; mais les gens de Tart, mes pa-
rents et mes amis me défendent toute occupation...
Ce numéro sera le dernier qui paraîtra.
Repris à une époque que nous ne saurions dé-
terminer, TAmi des Citoyens fournit encore une
carrière à peu près égale, sans incident qui mérite
d'être signalé.
Le 23 fructidor an II nous le voyons reparaître
par le n® 81, dans des conditions et avec des
chances qui semblaient beaucoup plus favorables.
Membre de la Convention, son auteur occupait une
grande place sur la scène politique. Tallien avait
eu à la révolution du 9 thermidor la part que tout
le monde sait; mais, comme Fréron, son allié dans
cette bataille, il pensait que la victoire n'était pas
complète pour avoir renversé le colosse, et c'est
dans le but de la compléter, c'est pour abattre la
queue de Robespierre, qu'il reprenait la plume.
Dans toutes les circonstances orageuses de la Bévolution, dit-il
dans une sorte de manifeste, on vit paraSl^re TAmi des Citoyens.
Lorsque Lafayette dominait par la terreur, lorsque la cour était
toute puissante, lorsque la liste civile répandait la corruption par
tous les canaux, lorsque les factions antipopulaires voulaient ren-
verser Topinion publique, TAmi des Citoyens était à son poste;
il Ta abandonné un moment pour se livrer aux devoirs que la
confiance publique lui avait imposés. Aujourd'hui que des hommes
nouveaux, qui ont eu soin de se cacher au jour du péril, parais-
sent sur le théâtre révolutionnaire pour empoisonner les inten-
tions les plus pures, pour perdre les vieux amis de la liberté, il
RÉVOLUTION t35
faut se présenter aussi sur la brèche, et montrer à tous les ca-
méléons politiques que rien ne peut porter la terreur dans l'âme
des hommes de bien et des véritables patriotes...
J'entrerai en lice avec tous les champions de Taristocratie et
du terrorisme ; aucune réputation ne m'effraiera. Je suis déter-
miné à tout affronter pour être utile à mes semblables.
Depuis longtemps on discute sur la liberté de la presse ; moi je
n attends pas le décret qui la consacre ou qui la garantisse : j'en
use.
U ne fallut pas un décret des représentants du peuple pour
renverser la Bastille le U juillet; pour aller chercher Capet le
5 octobre; pour renverser le trône le <0 août; pour, le 3< mai,
obtenir justice de mandataires infidèles; pour, le 9 thermidor,
anéantir Robespierre et ses complices : il fallut de l'audace. Eh
bien I ayons de Vaudace, et nous serons vainqueurs de tous les
ennemis de la presse.
Je déclare solennellement une guerre à mort à tous ces patriotes
de deux jours, à tous ces insectes méprisables qui ne parlent de
liberté que pour en faire haïr le nom... Je combattrai les auteurs
des journaux antipopulaires qui paraissent chaque jour, avec le
même courage que j'ai combattu, il y a trois ans, Durosoy, Royou
©t Gauthier ; je prouverai que tous veulent aller au même but.
Q«e m'importe à moi la manière dont on veut rétablir le pouvoir
ohsolu? Je n'aime pas plus Robespierre que Louis XVI; tel autre
moderne tyran que Louis XVI. Je veux la liberté tout entière ; je
la veux non pour quelques individus, mais pour tous les Français.
Je veux dire aux puissants révolutionnaires du jour la vérité,
comme je la disais aux constitutionnels de M9% ; je veux révéler
les mensonges impudents, les flagorneries dégoûtantes, d'un rap-
porteur banal, comme je relevais ceux des ministres du roi, des
Jolly, des Lessart et des Roland. Je veux publier la liste civile de
DOS derniers tyrans, comme j'ai publié celle de Laporte... Je ne
^rai aucune des atrocités commises dans les prisons, où des
bassinais journaliers ont été exécutés par le tribunal révolution-
ïiaire sous le règne de Robespierre et de ses infâmes complices :
l'histoire les réclame, et je ne ferai pas comme le rédacteur d'un
136 RÉVOLUTION
ouvrage périodique qui, dans un de ses numéros, déclarait que
c'était à son insu que les détails véridiques donnés aux Jacobins
par Réal avaient été insérés dans son journal. On n*avait pas, il est
vrai, besoin de cette annonce pour savoir que, dans ces derniers
temps, la vérité ne trouva jamais place dans ces petites feuilles.
Je m'expliquerai d'une manière très-précise sur les principes
du gouvernement révolutionnaire. Je soutiendrai que la justice
doit être la base de toutes les institutions... Je combattrai tous
les projets liberticides, et surtout ceux qui tendraient à ramener
parmi nous le système de terreur et de cruauté que Robespierre
et ses adhérents y avaient introduit...
Vous, citoyens de Paris et des départements, pour que le sys-
tème affreux de tyrannie, de cruauté et de terreur, que la Con-
vention a détruit le 9 thermidor, ne revienne jamais, ralliez-vous
autour de la Convention nationale, respectez la représentation du
peuple, ne souffrez pas que jamais on l'avilisse, car alors vous
serviriez le parti de Vétranger, S'il' se trouve parmi vous un am-
bitieux, qu'il disparaisse à l'instant; mais que celui qui voudrait
rétablir le régime affreux de la tyrannie, de l'arbitraire et du
terrorisme, disparaisse aussi devant la majesté du peuple : car le
peuple veut la justice, il en a soif, et ceux-là seuls sont ses vrais
amis qui lui rappellent sans cesse les vrais principes. Telle est
la tâche que je me suis imposée : je la remplirai.
Et il disait plus loin :
Il faut donc enfin déchirer le voile que les vrais patriotes, par
amour pour la paix, avaient consenti à jeter sur les crimes des
complices de Robespierre... C'est le sang des triumvirs qui avaient
conçu le dessein de vous enchaîner que l'on veut venger en ce
moment ; c'est la mémoire de Robespierre que l'on veut réhabi-
liter; ce sont ses complices, ses héros, que Ton veut sauver;
c'est enfin la Convention nationale que l'on veut détruire.
Oui, citoyens, tel est le but que se proposent vos ennemis.
Lisez leurs discours, leurs journaux, suivez attentivement leur
conduite, leurs démarches, et vous les surprendrez versant des
larmes sur la tombe de Robespierre
RÉVOLUTION 237
Ne croyez pas que nous demandions leur tête. Non, nous leur
réservons un supplice plus cruel, plus terrible : celui de voir tous
les Français devenus un peuple de frères, d'amis, réunis sous des
lois justes, bienfaisantes, sévères pour le coupable, rassurantes
pour le bon citoyen. Voilà la vengeance digne des hommes li-
bres...
Le 1 •'^ brumaire an III, l'Ami des Citoyens devint
quotidien et quitta son titre de Journal patriotique
pour celui de Journal du Commerce et des Arts, par
Tallien et une société de patriotes.
Jusqu'ici, dit le nouveau programme, TAmi des Citoyens s'était
borné à surveiller les ennemis publics, à les démasquer, à les
combattre : aujourd'hui que le crime abattu se débat à peine sous
les coups de la vérité triomphante ; aujourd'hui que le champ de
bataille paraît assuré aux principes et à la liberté, une carrière
plus vaste s'offre à son ambition : les traîtres sont découverts,
mais les maux qu'ils ont faits à la patrie ne sont pas guéris...
Ce programme est signé de Tallien ; mais il est
évident qu'absorbé par les affaires publiques et
celles de son parti, le célèbre conventionnel ne prit
plus que peu de part à la rédaction de sa feuille.
Le principal rédacteur alors est Méhée fils, auteur
de la Queue de Robespierre , qui se cacha d'abord
sous l'anagramme transparent de Felhémési. On lit
dans le numéro 39 :
Un petit Jacobin, à qui quelqu'un avait dit que cet écrit était
de moi, fit part de cette découverte dans un pamphlet intitulé *
Les Fripons dériMsqués, pamphlet qu'il n'a pas encore osé ré-
pandre, on ne sait pourquoi. Dans ce pamphlet, il apprend que
Felhémési n'est autre chose que Méhée fils, ci-devant secrétaire-
Î38 RÉVOLUTION
greflBer de la commune, qui a volé cinq à six cent mille livres; il
en a les preuves dans sa poche, et c*est par bonté qu*il ne les
donne pas à Taccusateur public.
L'universel Audouin a transmis à Tunivers celte bonne décou-
verte, au moment où tout le monde la connaissait.
Puisque tout le monde le sait, il faut bien que j'en convienne,
et que je quitte cette anagramme perfide, sous laquelle, disait Fou-
cbé, j'attaquais les meilleurs patriotes. D'autres considérations
m'invitent encore à signer mon véritable nom : on va faire une loi
contre la calomnie, et il faut que Cambon sache à qui s'adresser.
MÉHÉE fils.
De ce raoment le nom de Tallien disparaît du
titre et est remplacé par celui de Méhée; mais
l'Ami des Citoyens n'en demeure pas moins Tun
des organes les plus accrédités du parti thermi-
dorien.
Le 1®' ventôse an III, TAmi des Citoyens subit
encore une nouvelle transformation. Un prospec-
tus inséré dans le n® 120 et signé Méhée, Real, et
autres, en informait le public. Tant qu'il ne s^é-
tait agi que de démasquer et de combattre les
suppôts ou les dupes de Y ancien Comité de désastre
public^ y était-il dit, le cadre de ce journal avait
paru suffisant ; mais, la scène politique s'agran-
dissant en raison des efforts et des victoires de
la République , d'autres obligations s'imposaient
aux rédacteurs. En conséquence ils annonçaient
qu'ils allaient agrandir leur format, et en même
temps ils changeaient leur titre pour celui de :
le Spectateur français^ ou VAmi des Citoyens. En
J
RÉVOLUTION 239
conservant celte dernière partie de leur titre, ils
avaient voulu indiquer que l'ouvrage n'était point
changé, que le Spectateur français serait rédigé
dans le même esprit qui avait présidé à la ré-
daction de l'Ami des Citoyens, et qu'ils avaient
résumé dans leur nouvelle épigraphe : Amiens
PlatOy magis arnica veritas.
Cette tentative de rajeunissement ne fut pas
heureuse; l'âme qui avait fait vivre l'Ami des
Citoyens n'avait point passé dans le Spectateur :
it mourut de consomption au bout de quelques
mois.
LOUVET
La Sentinelle
La Sentinelle fut d'abord, comme Y Ami des Ci-
toyens, un journal-affiche, destiné à battre la royauté
en brèche. Mais elle eut bien plus de retentisse-
ment et.de succès. C'est qu'elle ne fut pas seule-
ment Toeuvre d'un individu; c'était l'arme d'un
parti puissant par le génie, par l'idée, et son ré-
dacteur, « âme généreuse, dit M. Lanfrey, à la fois
ardente et légère, consumée par sa propre flamme » ,
était éminemment doué pour cette prédication po-
pulaire.
Louvet nous a déjà dit lui-même (V. t. IV, p. 485)
comment la Sentinelle était née; nous trouvons
encore dans les mémoires de madame Roland quel-
ques détails intéressants sur son origine.
« On avait senti, dit-elle, le besoin de balancer
l'influence de la cour, de l'aristocratie, de la liste
civile, et de leurs papiers, par des instructions po-
pulaires d'une grande publicité. Un journal-placard
en affiches parut propre à cette fin. Il fallait trou-
ver un homme sage et éclairé, capable de suivre
RÉVOLUTION lil
les événements et de les présenter sous leur vrai
jour, pour en être le rédacteur. Louvet, déjà connu
comme écrivain, homme de lettres et politique,
fut indiqué, choisi, et accepta ce soin. Il fallait
aussi des fonds ; c'était une autre affaire : Péthion
lui-même n'en avait point pour la police ; et ,cepen-
dant, dans une ville comme Paris, et dans un tel
état de choses, où il importait d'avoir du monde
pour être informé à temps de ce qui arrive ou de
ce qui se prépare, c'était absolument nécessaire. Il
eût été difficile de l'obtenir de l'Assemblée ; la de-
mande n'eût pas manqué de donner l'éveil aux
partisans de la cour, et de rencontrer des obstacles.
On imagina que Dumouriez, qui avait, aux affaires
étrangères, des fonds pour dépenses secrètes, pour-
rait remettre une somme par mois au maire de
Paris pour la police, et que sur cette somme seraient
prélevés les frais du journal en affiche, que surveil-
lerait le ministre de l'intérieur. L'expédient était
simple, il fut arrêté. Telle a été l'origine de la
Sentinelle. »
Plus loin, madame Roland revient encore sur
cette feuille et sur son auteur, pour les apprécier.
« Les gens de lettres et les personnes de goût
connaissent les jolis romans de Louvet, où les
grâces de l'imagination s'allient à la légèreté du
style, au ton de la philosophie, au sel de la cri-
tique. La politique lui doit des ouvrages plus gra-
T. VI 44
842 RÉVOLUTION
ves, dont les principes et la manière déposent éga-
lement en faveur de son âme et de ses talents. Il a
prouvé que sa main habile pouvait alternative-
ment secouer les grelots de la folie, tenir le burin
de l'histoire, et lancer les foudres de l'éloquence
» La Sentinelle est un modèle de ce genre d'affi-
ches et d'instructions quotidiennes destinées à un
peuple qu'on veut éclairer sur les faits, sans jamais
l'influencer que par la raison, ni l'émouvoir que
pour le bien de tous, et le pénétrer par des affec-
tions heureuses qui honorent l'humanité. C'est une
belle opposition à faire avec ces feuilles atroces
et dégoûtantes, dont le style grossier, les sales ex-
pressions, répondent à la doctrine sanguinaire, aux
mensonges impurs, dont elles sont l'égout ; œuvres
audacieuses de la calomnie, payées par l'intrigue
à la mauvaise foi, pour achever de ruiner la morale
publique, et à l'aide desquelles le peuple le plus
doux de l'Europe a vu pervertir son instinct, au
point que les tranquilles Parisiens, dont on citait
la bonté, sont devenus comparables à cçs féroces
gardes prétoriennes qui vendaient leurs voix, leur
vie et l'empire, au plus offrant et dernier enché-
risseur (1). »
La Sentinelle était tn-j)/ano , généralement à trois
colonnes, sur papier rose, et en gros caractères.
Il en était fait une édition in-8^, « pour les per-
(I) Mémoir9t de madame Roland, éd. lUTeoel, 1. 1, p. 82S, et t. ii, p. 140.
RÉVOLUTION M
sonnes qui voulaient former des collections » . Cette
circonstance parait avoir été ignorée par tous lea
. bibliographes, et il en est résulté d'inévitables co&«
fusions.
Cela a tenu évidemment à la rareté de cette
feuille sous sa première forme. On comprend en
effet, et nous l'avons déjà dit, que les journaux
destinés à être affichés, comme tous les placards,
se soient difficilement conservés. La Bibliothèque
impériale ne possède qu'une vingtaine de numéros
détachés de l'affiche de Louvet. Deschiens n'eu
avait aucun ; mais, dans son catalogue, il fait pré-
céder la Sentinelle in-4® dont nous parlerons tout à
l'heure, la dernière forme du journal de Louvet,
d'une Sentinelle in-8®, 1792, sans nom d'auteur,
dont il possédait quarante-sept numéros, et qui est
évidemment l'édition in-8® de l'affiche. La Biblio-
thèque impériale possède un numéro de cette re-
production ; mais elle donne par erreur cet in-8*
pour un premier état, un précédent du placard.
Léonard Gallois paraît en avoir complètement igno-
ré l'existence.
Ce sont là des détails un peu minutieux peut-
être ; mais ils étaient nécessaires pour &ire cesser
une confusion toujours fâcheuse.
*
Je ne saurais dire au juste le jour où conmiença la
publication delà Sentinelle ; mais ce fut dans la der-
1144 RÉVOLUTION
nière moitié de mai 1 792. Le premier des numéros
qui sont à la bibliothèque est le 23*, et il n'est pas
daté ; mais il est rempli par une philippique contre
Lafayette, et les faits qui y sont relatés ont trait à la
journée du 20 juin. Le n® 27 est du 7 juillet, et le
journal-affiche était annoncé comme devant paraître
kpeu près de deux jours l'un. On lit d'ailleurs dans
le Patriote français du 26 mai 1 792 :
« On vient d'afficher un journal sous le titre de
la Sentii\elle. L'auteur a bien saisi le danger qui
nous menace maintenant; il a bien vu qu'une
nouvelle aristocratie nobiliaire cherchait par tous
les moyens à se recréer sous le masque des deux
chambres. Le système de cette noblesse et les maux
qu'elle nous a causés sont bien éloquemment re-
tracés dans les paragraphes suivants.... »
Et le Patriote français reproduisait tout au long
le manifeste de Louvet contre la noblesse. Brissot,
du reste, dont les opinions politiques et les vues
concordaient avec celles de l'auteur de la Sentinelle,
se faisait un devoir de recommander cette publica^
tion patriotique, « dans chacun des numéros de
laquelle on trouvait d'excellents morceaux », et il
en donnait à ses lecteurs do fréquents extraits.
On trouve notamment dans sa feuille cet avis des
éditeurs — c'était le Cercle social, dont nous par-
lerons bientôt, — qui en est comme le pro-
gramme :
RÉVOLUTION U$
C'est à faire pénétrer dans toutes les tètes les principes de notre
Constitution, le résultat le plus simple des affaires publiques et
les réflexions les plus naturelles qu'elles fournissent, qu'on a cru
devoir consacrer un journal de peu d'étendue, et qui paraît par
affiches, sous le titre de la Sentinelle. Ce journal, accueilli par les
meilleurs patriotes de l'empire, ne peut être trop répandu. La
vérité, le bien de la patrie, ont seuls inspiré l'idée de cette en^
(reprise, digne d'être soutenue par tous les bons citoyens. Nous
les invitons, partout où il s'en trouve, à se procurer ce journal^
à l'afficher et à le lire publiquement dans les lieux où il peut faire
le plus de bien pour l'instruction publique, à laquelle on le con-»
sacre. Par lui chacun sera instruit de ce qu'il y a à craindre ou
à espérer pour le salut de la chose publique...
Le prix était : Paris, 2 liv. 10 s. pour 25 feuilles;
province, 5 liv. pour 30 feuilles; en prenant deux
affiches de chaque numéro, on en recevait 35 pour
10 Uv.
La Sentinelle n'était point un papier-nouvelles ;
c'était un discours, une instruction ayant pour but
d'apprendre à chacun a ce qu'il y avait à craindre
ou à espérer, ce qu'il fallait faire ou éviter — pour
arriver au but que se proposaient ses auteurs, le
renversement du trône, — une sorte d'oratio de
ofjîciis, une proclamation ; quelquefois c'est un sim-
ple appel ou un avertissement. Tel est, par exemple,
le numéro du 14 juillet, n® 32, qui est imprimé
en caractères d'afliche et en lignes de toute la lar-
geur du papier. Le voici tout entier :
tl6 RÉVOLUTION
LA SENTINELLE
SUR LA FÊTE DE LA FÉDÉRATION.
Français î
Noos n'ignorons pas que l'intention de la cour est d'allumer la
gaerre civile ; depuis quinze jours surtout elle a redoublé ses
efforts. Vous êtes restés calmes, et vous les avez déjoués. On dit
qa%y dms ce jour solennel, elle se prépare à ne faire crier que
Vive k roi ! On dit que des gens soudoyés crieront A bas km!
Le seul cri de ralliement des Français est VIVE LA NAUONI
parce que la nation comprend tout.
Quoi qu'on fasse pour nous provoquer, soyons aœez sages poar
n'opposer que le calme et l'union aux hommes qui dédrent ub
mouvement, et dont vous connaissez les vues perfides.
Et vous, nos fi*ères des départements, qui venez partager nos
périls, veuillez marcher de concert avec vos frères de Paris. De-
puis longtemps ils savent souffrir et attendre.
Attendez, et le triomphe de la liberté est assuré.
Cette proclamation ejt suivie d'un post-scriptum
ainsi conçu :
te moyen le plus facile, le plus prompt et le moins dispendieux
de répandre la vérité dans un moment où, de tous les points de
l'empire, on prête l'oreille, c'est un journal susceptible d'être af-
fiché. L'extrait des nouvelles de chaque jour et des réflexions
qu'elles fournissent peut être réduit à un espace extrêmement
court pour celui <^ui voit les objets à une certaine hauteur et qui
n'envisage que le bien public.
Suit un appel aux patriotes pour les engager à
répandre et afficher la Sentinelle partout où besoin
serait, et aussi à veiller à ce qu'on ne déchire
point les numéros placardés, ce qui, paraît-il, arri-
vait souvent.
RÉVOLUTION «47
J'ai pris une tÂche importante et pénible, dit Louvet dans un
autre endroit : celle de veiller pour vous. Ma vigilance désespère
nos ennemis : ils déchirent, la nuit, mes affiches; leur lâche fureur
contre elles se manifeste de mille manières, à chaque pas. Veillez
donc, bons citoyens, pour réprimer ce délit ; ne permettez pas
que personne viole le droit sacré de la liberté de la presse et des
Qffkhes.
Le n® du 1 5 atteste encore les inquiétudes que
l'approche de la Fédération avait jetées dans les es-
prits.
Français 1 veillez, armez-vous, soyez prêts ! La patrie est en
péril.,.
Peuple, généreux peuple, et vous, nos frères des départements,
vous , que le besoin de partager nos périls amène au milieu de
nous, gardez-vous du piège où vos ennemis veulent vous attirer,
Paris, devenu le théâtre des vengeances du despotisme, Paris,
inondé de sang et couvert d'échafauds, Paris, infailliblement,
périrait. Ne répondez à leurs insultes que par le mépris, n'op-
posez à leur agression qu'une résistance passive, et bientôt vous
verrez la tyrannie tomber épuisée par ses excès : alors saisissez
le moment; réunissez- vous pour empêcher qu'elle ne se relève...
Mais tout s'est bien passé.
Amis des nations, félicitez-vous 1 lit-on dans le placard du 47;
la fédération du 44 juillet s'est renouvelée plus civique, plus
imposante, plus solennelle qu'elle ne fut encore. Certains indivi-
dus que vainement on surcharge de titres pompeux ont à peine
été aperçus dans leur extrême petitesse; et toi seule, majesté,
MAJESTÉ DU PEUPLE, tu t'es montrée dans ton incommensu-
rable grandeur.
On lit dans Taffiche du 8 août que, la Commune
de Paris ayant, par les députés des 47 sections
UH RÉVOLUTION
réunis, demandé la déchéance, quelques patriotes
avaient pensé encore qu'il ne serait point inutile
que tous les citoyens rassemblés allassent devant
l'Assemblée nationale renouveler ce vœu. Le di-
manche 5 avait paru marqué pour cette démar-
che, plus solennelle que nécessaire. Mais le samedi^
la cour — car ce ne pouvait être qu'elle — fit aflS-
cher un faux n® 43 de la Sentinelle dans lequel il
était dit, entre autres choses, « que beaucoup de
coquins, qu'on pourrait prendre pour des sans-
culottes, mais qui étaient en effet des brigands, de-
vaient, sous prétexte d'aller à TAssemblée natio-
nale demander la déchéance, se rallier pour pil^
1er et assassiner ; qu'il fallait , par conséquent , dès
qu'ils se montreraient, fermer toutes les maisons et
tomber sur eux. » Le but de la cour, en contrefai-
sant la Sentinelle, n'était pas seulement de discré-
diter une feuille que les patriotes honoraient de leur
confiance, mais encorcd' entraîner à la guerre civile.
Peuple de Paris I Tintérêt de tes ennemis est d'exciter on
mouvement sur le Château. Le tien est de seconder de tous tes
moyens Tactive surveillance de ton digne maire et de tes magis-
trats; le tien est d* empêcher qu'on n'enlève Louis XVI . Mais, en
même temps, garde-toi de céder aux conseils égarés ou perfides
qui t'ipviteraient à te porter en armes sur les Tuileries.
L'affiché du 9 contient encore des conseils dans
le même sens ; on y insiste davantage encore sur le
complot tramé pour enlever Louis XVI, et l'on mon-
RÉVOLUTION 249
tre les principaux acteurs réunis aux Tuileries et
tout prêts à saisir l'occasion. Rien autre chose, du'
reste , qui puisse faire pressentir les événements
qui devaient rendre la journée du lendemain si fa-
meuse. Les numéros qui suivirent le 10 août man-
quent à la Bibliothèque.
J'ai dit ailleurs, et il serait inutile de le répéter,
quelle influence devait exercer sur les masses une
pareille publication, affichée avec profusion à tous
les coins de rue.
Interrompue à un moment que je ne saurais pre^
ciser, la Sentinelle reparut sur les murs de Paris
dans les premiers jours de 1793. Le Bulletin des
Amis de la Vérité (Voir plus loin), qui reproduisait
les nouveaux placards de Louvet, nous en a con-
servé huit, qui parurent du 3 janvier au 1 8 février.
Vous avez cru votre Sentinelle endormie I disait Louvet en repa-
raissant ; vous vous êtes trompés. La vérité est de tous les temps ;
mais il est des temps pour la vérité : donc il est des jours pour
le silence. La vérité n'a qu'une voix; la discorde en a mille.
Quand je me suis tu, ces mille voix retentissaient dans les car-
refours de Paris. Elles se sont enrouées : la voix de la vérité re-
prend son Umbre sonore.
Après avoir ainsi expliqué son silence, Louvet,
prenant à parti, l'un après Tautre, les sections, la
Commune, le conseil exécutif provisoire, les minis^
très, l'Assemblée, tous les républicains, enfin, leur
demande ce qu'ils ont fait pendant son absence.
Ui RÉVOLUTION
Qu'avez-Yous fait, Jacobins? Vous brisiez les statues de plâtre,
quand c'étaient les passions qu'il fallait briser!... Vous oubliez
que TOUS devez Texemple de la concorde, du calme dans les dé*
libérations, de la stoïcité républioiine dans les alarmes.
Représentants du peuple, qu'avez-vous fait? Vous vous êtes
disputés, et pourtant vous êtes là pour faire des lois *... Jusques
à quand étonnerez-yous l'Europe par le spectacle de vos divi-
sions! Ce n'est pas à votre raison que je parle aujourd'hui, c'est
à votre cœur... Voulez-vous briser la dernière tète de l'hydre de
l'aristocratie, réduire au silence la langue efféminée des Feuillants,
faire refluer la vie dans tous les canaux des sociétés populaires,
retenir sur les bords du Danube les phalanges des esclaves au-
trichiens, foudroyer en un instant les flottes de Portsmouth, river
enfin les fers de tous les tyrans de la t^rre? Vous le pouvez en
UBe minute. Placez au milieu de vous le génie de la France;
pressez-vous autour de lui ; que nos bras s'ouvrent ; qu'il n'y ait
plus de Robespierre, de [Brissot, de Gironde ; qu'il n'y ait que
des amis, que des frères ! Est-il si difficile à des Français de se
efaérir? Faites la paix, soyez unis, législateurs, et l'univers est
libre.
Je ne sais quelle suite peut avoir eue cette reprise
de la Sentinelle affiche, et s'il y eut d'autres numé-
ros que les huit conservés par le journal de Bonne-
ville.
Proscrit après la journée du 31 mai, Louvet
erra longtemps d'asile en asile^ jusqu'à la journée
libératrice du 9 thermidor. Quand, rentré à la
Convention, il vit la réaction thermidorienne dé-
bordée par la réaction contre - révolutionnaire ,
comme Tallien, comme Fréron, il se détacha du
parti qui semblait travailler à détruire la Répu-
blique, et comme eux il reprit la plume pour dé-
BÉVOLUTION 154
fendre les principes qui avaient été ceux de toute
sa vie.
La Sentinelle reparut donc le 6 messidor an III,
mais dans la forme d'un journal ordinaire, et non
plus en placard. Nous nous bornerons à donner un
extrait du premier article, sorte de programme, de
profession de foi, dans laquelle Louvet faisait con-
naître la ligne politique qu'il se proposait de suivre.
Nous étions au printemps de ^^9t: la plupart des défenseurs
de la cause populaire lui avaient été successivement arrachés, les
uns par la mort, les autres par la corruption. La cour en était
venue au point de conspirer ouvertement contre la Constitution
acceptée ; tous ceux qui travaillaient à la détruire étaient assurés
de Tappui des perfides conseillers du roi. On encourageait à la
fois, par des émissions de numéraire, des journaux bien payés,
d'officieux veto, et, par toutes les plus détestables manœuvres du
machiavélisme, les réviseurs de Lafayette, les insermentés de Tabbé
Maury, les nobles de Tarmée de Condé. Les armées ennemies
touchaient nos frontières; elles préparaient leurs canons et leurs
manifestes; le pouvoir exécutif écrivait dans leur sens, n'aver-
tissait pas de sa marche, et n'organisait pour la défense des places
fortes aucune armée : la patrie était en péril.
Nous sommes en 4795: on a, sous prétexte de fédéralisme,
assassiné les meilleurs républicains ; on a, sous le nom de la Ré-
publique, afin de la rendre haïssable, commis d'horribles forfaits.
Une secte nouvelle, longtemps inconnue dans notre révolution,
s'est élevée enfin, et a couvert la France de ses forcenés prosé-
lytes : on l'appelait maratisme, il y a deux ans; on l'appelle ter-
rorisme aujourd'hui. Chef auprès d'eux, le royalisme déguisé s'en
est emparé trop souvent, et même aujourd'hui le pousse à de
nouveaux crimes. Tous deux au même degré, ils appellent la sur-
veillance des amis de la liberté ; tous deux ils ont dévoré nos
subsistances, dilapidé la fortune publique ; tous deux ils s'atta-*
J5Î RÉVOLUTION
cbent à jeter les finances dans le discrédit. Sur quelques points
de la République, il est temps de le dire, le fanatisme royal et
religieux s'agite avec fureur; il organise à son tour la terreur et
Fassassinat. Quiconque a servi la Révolution est par lui signalé
erroriste et livré à des hommes de sang. Dans quelques com*
munes, la contre-révolution marque ses victimes, lève ses poi-
gnards, imprime ses manifestes, enrôle ses soldats. Triomphante
au dehors, la patrie est au dedans déchirée par les secrets agents
des puissances. Vainement quinze armées républicaines auront
vaincu TEurope, si dans Tintérieur tous les bons Français ne se
réunissent contre les perfides émissaires de l'étranger. La patrie
est encore en péril.
En 4792, comme aujourd'hui, c'était contre la représentation
nationale que les agents de l'Angleterre dirigeaient leurs efforts.
Sans cesse ils ont voulu l'avilir, sans cesse ils ont espéré la dis-
soudre. Ils ont toujours ameuté contre elle une bande de libel-
listes salariés pour calomnier les législateurs, dénigrer les ma-
gistrats du peuple, dépraver, de toutes les manières, l'opinion
publique. Alors ils s'appelaient la Gazette de Paris, le Journal de
la CoWf Y Ami du Roi; aujourd'hui c'est sous d'autres noms que,
propageant la même doctrine, ils marchent au même but. Alors,
pressé du sentiment des dangers de la chose publique, je pris la
plume ; j'attaquai à la fois Lafayette et Robespierre, d'Orléans et
Louis XVI, et tous leurs satellites, et tous leurs écrivains. Alors,
seul, j'osai défendre l'Assemblée nationale traînée dans l'avilisse-
ment J j'osai défendre cet excellent côté gauche contre lequel tous
les Anglo-Français dirigeaient leurs efforts. Ce que je fis alors,
parce que le péril était grand, parce que la nécessité était pres-
sante, je yeux le faire aujourd'hui.
La nouvelle Sentinelle paraissait tous les jours,
dans le format in-V. Le prix de Tabonnement, de
9 livres par trimestre en argent ou en mandats ter-
ritoriaux, fut porté jusqu'à 560 livres en assignats.
Elle ne cessa de paraître, selon Descliiens, que le
RÉVOLUTION J53
14 floréal an VI. En l'an V les titres portent : par
J. J. Leuliète, et en pluviôse an VI : par une société
de gens de lettres. Baudin des Ardennes y rédigeait
les séances du Conseil des Anciens, et Daunou y
donnait quelques articles de politique et de philo-
sophie.
Suivant la Biographie universelle^ Louvet aurait
encore rédigé sous la Convention, et pour la défen-
dre, un journal-affiche, intitulé Front^ dans lequel
il provoquait les militaires contre les habitants de
Paris, et qui, précurseur immédiat de la révolu-
tion du 13 vendémiaire, n'aurait pas peu con-
tribué à exciter les soldats contre les Parisiens.
Je n'ai pas trouvé trace de ce placard.
CÉBUTTI, RABiUD SAINT- ETIENNE , GBOUTELLB,
GINGUENÉ» LEQUINIO
La Feuille villageoise. — Journal des Laboureurs,
Tous les journaux allaient en province, en plus
ou moins grand nombre , certains même y avaient
la plus forte partie de leur clientèle; mais, en
général, ils étaient écrits pour Paa*is, et parce qtie
les intérêts et les passions trouvaient à Paris des
instruments dociles et toujours sous la main, et
parce qu'alors, comme aujourd'hui, c'était Paris
qui donnait la renommée et la fortune sous toutes
ses formes. Quelques feuilles, cependant, s'adres-
saient d'une façon spéciale aux habitants des
départements, dont elles se proposaient de faire
l'éducation politique : ainsi , comme nous l'avons
vu, VAmi des Citoyens de Tallien , dans la seconde
période de son existence ; ainsi , et plus spéciale-
ment encore, comme l'indique son titre, la Feuille
villageoise, adressée chaque semaine à tous les vil-
lages de la France, pour les instruire des /ow, des
événements, des découvertes, qui intéressent tout ci"
toyen^ proposée par souscription aux propriétaires,
RÉVOLUTION S55
pasteurs, habitants et amis des campagnes, à 7 liv.
4 sous par an, franc de port. Voici le prospectus
de cette feuille, remarquable dans sa spécialité, et
dont les sages principes et le ton modéré contras-
taient avec la violence ou la feinte exaltation de la
plupart de écrits périodiques du même temps :
Si un peuple esclave a besoin du joug de
Vignorance, un peuple libre a besoin du frein
de l'instr%u:tion.
Un membre de l'Assemblée nationale qui, soit dans ses écrits,
soit dans ses discours, ne s*est pas départi un seul moment des
vrais principes de la législation, M. Rabaud de Sain t-É tienne; un
littérateur qui, malgré sa jeunesse, a manifesté des connaissances
étendues et un coup d'œil profond, M. Grouvelle ; un écrivain
qui, tour à tour, a invité les peuples à la liberté et à la modéii^-
tion, M. Cérutti, réunis par les mêmes sentiments, et dégagés de
toute ambition, sans en excepter l'ambition littéraire, ont concerté
le plan d'une feuille nouvelle, peu brillante, mais utile et presque
indispensable.
Sans cesse méditant sur la Constitution française, ils ont com-
pris que, pour la faire triompher de tous les obstacles et chérir
de tous les citoyens, il fallait que la monarchie s'éclairât dans
toutes ses parties à la fois, depuis la capitale jusqu'aux frontières,
et depuis les académies jusqu'aux hameaux.
Assez de philosophes, de publicistes et de savants en tout genre,
veilleront pour propager dans les classes instruites de la société
la science du gouvernement et la culture des arts agréables ; assez
d'écrivains môme consacreront leur plume à développer l'esprit
et à former les mœurs de la foule ignorante qui habite les villes.
Pour nous, c'est à la portion la plus nombreuse et la plus utile
de l'Etat, c'est à la race négligée qui féconde les campagnes, que
nous voulons procurer l'instruction facile, graduelle et uniforme,
qui lui est devenue nécessaire.
S56 RÉVOLUTION
Ce peuple, qui doit ses vertus à la nature et dont les vices
étaient l'ouvrage de Tadministration, compté pour rien, jusqu'à
nos jours, dans le système du monde, était abandonné à la plus
épaisse ignorance. Elle semblait moins fatale pour lui, tant que,
réduit au sort de l'animal compagnon de ses travaux, il ne re-
présentait qu'un automate laboureur ; mais aujourd'hui qu'il re*
présente un homme libre, aujourd'hui qu'il est devenu un citoyen
armé, aujourd'hui qu'il possède le droit souverain d'élire et d'être
élu, il faut lui apprendre, en même temps, deux grandes choses : à
JUGEE et à oBéia.
La liberté, sans laquelle il n'existe point de véritable empire,
et l'ordre, sans lequel il n'existe point de liberté durable, ne
peuvent s'allier que par l'autorité réunie des droits et du bon
sens. La longue tyrannie des préjugés antiques, le trouble inévi-
table des réformes subites, les conseils pervers des mécontents,
et la contagieuse influence de l'exagération, ont égaré, ont affaibli
le bon sens populaire : il faut le ramener, il faut le raffermir dans
ces tètes innombrables qui n'ont que lui pour se conduire. On a
rendu à chaque paysan l'arme de la liberté ; il est temps de lui
rendre le flambeau de la raison.
C'est par des lectures courtes, faciles et habituelles, c'est par
des feuilles simples et précises, que Ton peut répandre sur les
campagnes la clarté qui leur manque. Mais il faut que ces lec-
tures, mais il faut que ces feuilles soient habilement proportion-
nées à la conception tardive ou malaisée des lecteurs auxquels on
les destine. Il n'est aucune vérité en politique, ni en morale, ni
dans les arts, que vous ne puissiez réduire au simple bon sens, et
mettre à la portée des esprits les plus incultes, si vous la faites
descendre de son élévation ou sortir de sa profondeur, si votre
métaphysique» se rend sensible par des images familières, et si le
raisonnement marche par gradation du principe connu au prin-
cipe ignoré, et d'une logique naturelle à une logique plus déliée
et plus subtile.
Cet art de populariser les idées demande un esprit qui re-
monte aux causes, qui observe les effets, qui embrasse l'ensemble
et qui sépare les détails. Il veut aussi une plume qui possède
RÉVOLUTION 257
Ions les secrets, toutes les ressources de la langue. Loin de ce
travail la phrase embarrassée, le style peu naturel, la fausse ac-
ception des mots, les termes trop savants de l'art. Ainsi donc la
Feuille villageoise ne saurait être l'œuvre d'un homme médiocre
ou superficiel, puisqu'elle exige, au contraire, un philosophe ca-
pable de tout approfondir et un écrivain habile à tout simplifier.
Nous sommes bien éloignés de croire que nous réunissions ces
qualités ; mais, exercés dès longtemps à écrire, accoutumés à
réfléchir, aidés par le cours des idées publiques, et animés tout
à la fois par la difficulté et par l'importance de l'entreprise, nous
osons nous présenter pour être les professeurs , les journalistes
des hameaux.
Voilà comment nous avons conçu cette rédaction ; voici com-
ment nous devons l'exécuter : Il paraîtra chaque semaine, et de
jeudi en jeudi, à dater du 30 septembre prochain, une feuille de
seize pages d'impression in-S**, sur du papier commun, mais en
beaux caractères, laquelle contiendra, sous une forme simple et
dans un style clair, Pexposé successif des lois, des événements,
des découvertes, qui peuvent intéresser les campagnes.
Ce prospectus est précédé d'un avertissement
ainsi conçu :
Ce prospectus étant destiné aux souscripteurs, on a cru pou-
voir se permettre un style plus élevé que celui qui convient à la
Feuille villageoise, et l'on s'est laissé entraîner par la grandeur
du sujet. On sera plus simple dans son exécution, et l'on n'ou-
bliera jamais que Ton écrit pour de bons villageois auxquels il
faut traduire toutes les expressions qui ne sont pas dans leur
langue, et quelquefois même les pensées enveloppées qui sont
dans leur esprit. C'est une fonction plus délicate que l'on n'ima-
gine ; c'est celle dont s'acquittait si bien Socrate en enseignant la
morale aux gens les plus frivoles, et Fontenelle en expliquant
aux gens du monde les autres mondes qu'ils ignoraient.
S58 RÉVOLUTION
Ailleurs, rendant compte de la Trompette du Phre
Duchesne^ les rédacteurs disaient encore :
On nous a quelquefois demandé pourquoi nous ne donnions
jamais nos instructions sous cette forme familière et plaisante...
C'est que sa trivialité, sa popularité même, est un signe de l'avi-
lissement dans lequel les anciennes lois avaient plongé le peuple.
Nous qui voulons qu'il se relève, qu'il s'épure, qu'il sente sa di-
gnité, nous lui parions le langage le plus digne, le plus pur et le
plus élevé. Cest un signe d'inégalité que cette différence cho-
quante entre les propos des différentes classes : dès qu'il y a deux
idiomes, il semble qu'il y ait, en effet, deux espèces d'hommes...
Enfin, répondant à une dame qui, sur le vu du
prospectus, « frappée de l'importance de la Feuille
villageoise, pénétrée de son utilité et jalouse de
contribuer au bonheur qui en devait certainement
résulter pour le peuple des campagnes » , deman-
dait à être comprise dans la souscription pour six
exemplaires, Cérutti complétait ainsi son pro-
gramme :
II ne s'agit pas de faire du paysan un savant, un politique, un
jurisconsulte : il s'agit simplement de former ses idé-es et de ré-
former ses erreurs. Mes deux associés ont infiniment d'esprit,
mais ils convertiront tout cet esprit en bon sens. Plusieurs per-
sonnes craignent que je ne veuille, pour ma part, étaler l'imagi-
nation ou semer les antithèses dans les campagnes. Sans pouvoir
répondre de mes talents champêtres, j'ose assurer néanmoins
que je mettrai dans ce travail toute la clarté et toute la simpli-
cité qu'il exige. Si notre prospectus ne s'est pas réduit au lan-
gage qui convenait aux habitants des hameaux, c'est qu'il était
destiné aux habitants des villes. Nous avons cru devoir leur expo-
ser à leur manière toute l'importance de notre entreprise, afin
RÉVOLUTION J59
de les mieux exciter à y concourir, en souscrivant pour les vil-
lages où sont leurs terres. Assurément nous ne ferons pas haus-
ser le bail de leurs fermes; mais, en éclairant leurs fermiers et
leurs voisins, nous servirons peut-être à maintenir la paix, à dé-
fendre les propriétés et à aiguillonner Tindustrie. Le bon mffni
est le principe de tout bien. Enfin ceux qui, liés eux-fliknes à la
chaîne des préjugés, voudraient y clouer pour jamais le reste du
monde, verront un jour la différence qui s'établira entre les vil*-
lages ignorants et les villages instruits , et ils seront forcés alors
d'avouer que, si les fausses connaissances et les demi-lumières
sont dangereuses, les idées justes ne peuvent jamais être inutiles
€Kk malfaisantes. Us sentiront même que plus la classe laborieuse
acquiert de raison, et plus la classe propriétaire acquiert de re-
venus et de sécurité. C*est en conversant ensemble que se fortifie
la bienveillance réciproque. Dans mes voyages sur les Alpes, j'é-
tais ému de la sagesse et de l'instruction des paysans helvétiques.
Le paysan anglais offre le même phénomène : il a des livres, des
journaux, qu'il lit dans sa famille ; ses maisons, qui ne sont pas
des chaumières, ses valets, qui ne sont pas des misérables, ses
campagnes florissantes et sa dignité rustique, si j'ose parler
ainsi, démontrent, de concert, la favorable influence des lectures
villageoises.
Je citerai encore, comme très-propre à faire con-
naître le fondateur de la Feuille villageoise, le dé-
but et la conclusion d'une lettre qu'il adressait à
la Chronique de Paris en réponse à certaines insi-
ouations contre Necker :
L'extrait ingénieux et raisonné que vous avez fait de ma dis-
cussion épistolaire sur la noblesse m'a honoré beaucoup et beau-
coup affligé. Je suis forcé, non par la sainteté de mon ministère^
comme a dit si plaisamment M. l'abbé Maury, mais par le devoir
sacré d'une juste modestie et d'une équité blessée, de repousser
des éloges donnés à mes écrits aux dépens d'un homme supérieur
t60 RÉVOLUTION
de toutes les manières. H Test par ses talents, il Test par ses
travaux, il Test par sa renommée ; j'ajouterais qu'il Test par sa
place, si une place aujourd'hui était autre chose qu'un but contre
lequel tous les arcs sont tendus et tous les yeux sont armés.
Vous dites, Messieurs, que cet homme tant applaudi et tant ca«>
lomnié n'a mérité peut-être ni ses ennemis ni ses enthousiastes.
Je soutiens, au contraire, qu'il a mérité et ses enthousiastes et
ses ennemis.
Après avoir parcouru d'un coup d'oeil les épo-
ques de la vie de Necker, Cérutti, comme conclu-
sion, citait a un avis donné par notre maître com-
mun, par le premier censeur des bons écrivains,
par Quintilien, en un mot : Modeste ac circonspecte
de tantis viris judicandum, la liberté des jugements
ne doit point faire oublier le respect dû aux hom-
mes célèbres » ; et il ajoutait en post-scriptum ces
« quelques réflexions détachées » :
^^ Je ne suis lié avec le ministre que je défends ni de société,
ni d'obligation, ni d'espérance aucune.
2o Je ne m'acharne à sa défense que parce que l'on s'acharne
à sa ruine, et je combats de colère encore plus que d'amitié.
3» Je changerai de héros à l'instant que j'aurai vu un admi-
nistrateur plus juste, plus laborieux, meilleur écrivain ou meil-
leur économe.
40 Je pense qu'un ministre est un homme qui ne doit pas être
invulnérable, mais non un but insensible où tous les. maladroits
et tous les malveillants s'exercent à tirer.
&> Je trouve les cabales des patriotes aussi viles que celles des
courtisans.
6« Je n'aime pas mienx la république des pirates que la mo-
narchie des janissaires.
70 Je blàme quiconque travaille à rendre le peuple aussi fan-
KÉVOLUTION tel
tasque, aussi soupçonneux, aussi despote que les sultans d'Asie.
8° J*aime le peuple avec tendresse, avec passion; mais je ne
ferai pas de ma plume une hache soumise à son caprice.
Nec sumit aut ponit securem
Arbitrio popuîaris aurœ.
(Horace, od. S., lib. 3.)
Ces déclarations s'adressaient aux souscripteurs,
comme le dit Cérutti lui-même, et il n'entendait
pas par là les habitants des campagnes, ceux en
\ue desquels il écrivait, et qui, ne sachant pas lire
pour la plupart, étaient d'ailleurs peu en état de
souscrire à un journal , si peu cher qu'il coûtât ,
mais aux gens de bien , et tout spécialement aux
curés, sur lesquels il comptait pour l'accomplisse-
ment de son œuvre philanthropique. Cest ainsi
que nous avons vu Louvet, mais dans un but
moins désintéressé, faire appel aux hommes de
son parti pour la propagation de son affiche.
Dans son premier numéro, du 30 septembre
1 790, Gérutti entre en communication directe avec
son auditoire.
C'est pour vous que nous écrivons, paisibles habitants des
campagnes, leur dit-il, en leur exposant ses vues générales; il
est temps que Tinstruction parvienne jusqu*à vous. Ci-devant elle
était renfermée dans les villes, où de bons livres ont insensible-
ment éclairé les esprits et préparé la Révolution, dont vous avez
recueilli les premiers fruits... »
Nous avons vu le temps où Ton n'avait pas honte d'assurer
que l'ignorance devait être votre partage : c'est que l'ignorance
de ceux qui sont gouvernés semblé faire la sûreté de ceux qui
nt RÉVOLUTION
gouvernent ; c*est que des puissants qui abusent craignent tou-
jours d'être observés. Ce temps d'obscurité n'est plus. Un nouveau
gouvernement va succéder à celui qui, d'abus en abus, avait ao>
cumulé les maux sur tous les rangs et toutes les conditions. U se
soutenait par les préjugés qui entretiennent l'ignorance, ou par
l'autorité qui impose silence aux réclamations et aux plaintes.
Celui auquel vous allez être soumis ne peut se soutenir que par
les, lumières; il se fortifie par l'instruction; il se nourrit, dans
chacune de ses parties, par l'émulation et par les connaissances
que chacun y apporte ; il se remonte par la surveillance de tous
ceux qui l'étudient et qui l'observent : il périrait s'il n'était
éclairé.
Et après avoir fait comprendre à ?es villageois
combien il était indispensable que chacun d'eux
connût les droits que la Constitution nouvelle leur
assurait, de même que les devoirs imposés par les
lois, Cérutti leur promettait de leur expliquer le
sens des décrets et I9. corrélation qui existerait entre
eux.
Persuadé enfin que les lumières naissent des lumières, et que
l'esprit s'éclaire en proportion de ce qu'il est éclairé, nous vou^
présenterons, habitants des campagnes, disait-il en terminant son
programme, toutes les découvertes utiles qui pourront rendre
votre sort meilleur, enrichir vos retraites, faciliter vos travaux,
et vous instruire des arts et métiers qui peuvent vous ouvrir de
nouvelles sources d'abondance.
Recevez donc les lumières ; qu'elles se répandent dans votre
esprit comme la joie se répand dans le cœur, et n'oubliez jamais
que, si la liberté se conquiert^ par la force, elle ne se conserve
que par l'instruction.
Un recueil de cette nature ne saurait s'analyser*
RÉVOLUTION 263
C'est une vaste encyclopédie à Tusage des classes
laborieuses, une sorte de magazine assez semblable
à notre ancien Journal des Connaissances utiles. C'est
une suite d'instructions familières sur l'état ancien
et l'état nouveau de la France, sur la Constitution,
les droits et les devoirs de l'homme et du citoyen,
sur les tribunaux , sur les fonctions et les devoirs
des officiers municipaux et des conseils commu-
naux, sur les finances, etc., etc. L'agriculture y
occupe nécessairement une large place. Chaque
numéro commence par une leçon de géographie
embrassant toutes branches de cette science, et
contient un résumé succinct des travaux de l'As-
semblée nationale, et une sorte de chronique sous
le titre à' Evénements. On y trouve en outre de
nombreuses lettres de curés, de maires, de maîtres
d'écoles, de fermiers, etc., apportant aux rédac-
teurs le concours de leurs idées, ou leur proposant
des questions, qui sont presque toujours immédia-
tement suivies de la réponse. Enfin il y est rendu
compte des livres pouvant intéresser les habitants
des campagnes.
La Feuille villageoise fut accueillie avec la plus
grande faveur, et eut un prompt et grand succès.
Avant la fin de la première année, elle avait dépassé
le chifBre de dix mille souscripteurs, chiffre énorme
pour l'époque, et pour une publication qui ne s'a-
dressait point aux passions. « La jeunesse de nos
264 RÉVOLUTION
villes y prend tellement goût, lit-on dans le Lende^
main (23 février 1791), qu'à Marseille, à Lyon, à
Bordeaux, les pensionnaires des collèges, et des
bourgeois, se privent du nécessaire pour se procurer
un abonnement. On en fait la lecture en commun,
et Ton en transcrit les morceaux les plus curieux.
Cette idée est digne de Jean-Jacques ou de Fénelon.
La raison y parle un langage clair, précis et orné.
Les anecdotes y sont choisies, et portent toujours
coup aux ennemis de la paix et du bon sens. —
Mais, ajoute la feuille royaliste, les rédacteurs,
quoique patriotes très -prononcés, n'en sont pas
moins les partisans les plus zélés de la monarchie :
ils ont trop d'esprit pour ne pas sentir et prouver
que la France est très-géographiquement monar-
chique. >
Tous les bons esprits se trouvèrent d'accord sur
l'utilité de ce recueil, non-seulement pour la cam*
pagne, mais même pour les villes, et de nombreux
écrivains voulurent concourir à son succès. Ma-
dame de Genlis, entre autres, y inséra, sous le
titre de Lettres de Félicie à Mariane^ une-suite d'arti-
cles qui avaient pour objet de relever la condition
des paysannes. On y trouve des articles de Ker-
saint, de Lanthénas, de Lequinio, de Boileau, de
François de Neufchâteau, qui, notamment, après la
mort de Cérutti, y raconta aux villageois la vie de
leur instituteur, qu'il appelait un So'crate rustique*
RÉVOLUTION S65
Cérutti ne jouît pas longtemps du succès de sou
œuvre. Atteint d'une maladie grave et douloureuse,
il était bientôt forcé d^abandonner à Grouvelle la
rédaction de sa feuille. C'est ce dernier qui l'an-
nonçait aux souscripteurs dans le n® 15 de la
deuxième année. « Après avoir, pendant quatre
ans, servi la liberté et la raison par ses nombreux
écrits, M. Cérutti, disait-il, avait espéré porter
avec quelque fruit à la tribune législative l'indépen-
dance courageuse de se^ opinions. Cet espoir avait
un moment ranimé ses forces ; les premières sé-
ances de l'Assemblée nationale les ont bientôt con-
sumées... L'hiver ayant irrité ses maux, il s'est vu
forcé, pour dernière privation, de renoncer quelque
temps à son travail favori, à la Feuille villageoise.
Cependant il la suit, il la surveille toujours. Son
unique coopérateur, qui est en même temps son
disciple et son ami, écrit, pour ainsi dire, sous ses
yeux; il puise dans son entretien les vues, les sen-
timents, quelquefois les expressions mêmes de ce
philosophe patriote. De cette manière, l'intérim se
fera moins sentir à nos bons villageois, et ils atten-
dront plus patiemment qu'une saison meilleure leur
rende tout entier leur brillant et sage instituteur. »
L'espoir de Grouvelle fut malheureusement trotn-
pé : Cérutti mourut peu de jours après , le 3 fé-
vrier 1792. Resté seul à la tête de la Feuille vil-
lageoise, Grouvelle s'associa un autre ami de Ce-
T. VI. 42
t66 RÉVOLUTION
rutti, Ginguené, dont « les regrets et les espé-
rances, selon qu'il le disait lui-même, se tournaient
sans cesse vers les champs. >
Les nouveaux rédacteurs firent bientôt subir à
l'œuvre de Cérutti une profonde altération. La po-
litique alors absorbait l'attention des habitants de
la campagne : ils crurent devoir lui' donner place
dans leur feuille, à laquelle, sans cependant quitter
absolument la ligne que leur avait tracée leur pré-
décesseur, ils imprimèrent une teinte plus républi-
caine. Cette transformation ne fut pas du goût de
tout le monde. L'éditeur, Desenne, par une préten-
tion assez étrange, mais qui n'était pas rare alors,
comme nous l'avons vu notamment à propos de Ca-
mille Desmoulins, prétexta de cette transformation
pour évincer les rédacteurs. Il fit précéder le nu-
méro du 5 juillet de cet avis, que les intéressés ne
durent pas lire sans quelque étonnement :
Le vertueux Cérutti, en traçant le plan sage et courageux de
la Feuille villageoise, n'eut d'autre but que de la rendre utile et
instructive aux habitants des campagnes... Avant sa mort, il la
recommanda à M. Grouvelle, son disciple... Les numéros que cet
écrivain consacra à célébrer les vertus et les talents de son illus-
tre instituteur parurent annoncer tout ce qu'on pouvait attendre
de lui.
Mais M. Grouvelle oublia bientôt les conseils de ce grand
homme, et, dégagé de toutes entraves, se fit l'écho d'un parti qui
semble vouloir anéantir cette même Constitution dont il se dit
cependant le plus chaud partisan. Nous déplorions ce chaBge-
RÉVOLUTION 267
ment, nous sentions combien cette manière insidieuse de pré-
senter des faits avérés pouvait induire en erreur et fausser le
jugement des bons cultivateurs, lorsqu'un homme de lettres aussi
vertueux que désintéressé nous offrit de consacrer ses talents et
ses veilles à cet intéressant ouvrage. Jaloux de mériter Testime,
je dirai môme Tamitié des lecteurs, nous avons accepté ses offres
avec reconnaissance, et la Feuille villageoise, en continuant d'of-
frir les avantages promis par M. Cérutti, ne leur montrera plus,
dans le numéro prochain et les suivants, que la vérité, rien que
la vérité.
Les rédacteurs en appelèrent aux tribunaux de
ce singulier procédé, et un jugement intervint qui,
attendu que la société qui existait entre le libraire
et les rédacteurs ne pouvait être dissoute qu'à la fin
des abonnements, condamna Desenne à imprimer
les numéros qui restaient à publier. Forts de ce ju-
gement, Grouvelle et Ginguené contraignirent De-
senne à insérer un autre avis, dans lequel ils ren-
daient compte à leurs abonnés de leur contestation
avec leur éditeur, qu'ils accusaient de s'être laissé
circonvenir par un parti puissant, ennemi de la Ré-
Tolution et de la liberté.
Dans le danger imminent qui menace la liberté publique, di-
saient-ils, ou voudrait amortir le feu du patriotisme ; on voudrait
qœ le peuple, et surtout celui des campagnes, se laissÀt effrayer,
tromper ou séduire... On a cru faire aisément de nous ce qu'on
voudrait faire de tous les Français, et que pour nous vaincre il
se fallait que nous déclarer la guerre. On a cru qu'il suflisait
d^écrire en tète de notre travail qu'il n'y avait plus de société
entre notre libraire et nous pour que cette société fût dissoute,
et que nous fussions évincés de notre propriété ; mais des juges
équitables en ont décidé autrement.
Î68 RÉVOLUTION
Quelques semaines après, Desenne tombait en
faillite, et les rédacteurs de la Feuille villageoise
durent remplir à leurs frais les engagements con-
tractés par un libraire déloyal. Ils y furent aidés
par les directeurs du Cercle social , avec lesquels
ils traitèrent pour la publication de leur journal.
On lit en tête du numéro du 1 1 octobre 1 792 y le
premier de la troisième année :
La seconde année de cette feuille est révolue; la troisième
commence. Comme le peuple français, le Journal villageois a été
le jouet des révolutions ; il a triomphé comme le peuple même, et
s'appuie enfin sur des bases solides.
Quand Cérutti vint à s'éteindre, on crut voir pâlir avec lui le
flambeau qu'il avait allumé ; il se ranima cependant, et, depuis,
on Ta vu dissiper encore les préjugés ténébreux et l'ignorance
meurtrière.
Bientôt après la cour divisa la nation ; elle soudoya de faux
patriotes ; elle effraya des patriotes faibles. Le moment vint où
il fallut se prononcer entre la royauté et la liberté. Nous restâmes
fidèles à la liberté. Nous attaquâmes, d'une voix ferme et hardie,
les opinions alors accréditées et les hommes alors puissants. La
persécution contre les écrivains libres et véridiques ne nous
épai^a point ; n*ayant pu corrompre notre plume, on voulut la
briser. Le corsaire Desenne nous l'arracha effirontément des mains ;
il prétendit qu'il était le maître de débiter, malgré nous, des sot-
tises et des mensonges, à deux ou trois cent mille lecteurs que
nous avions jusque-là no\irris de bon sens et de vérité. La jus-
tice nous vengea cette fois ; nous fîmes force de rames, et notre
barque, échappée aux grapins du pirate, fut remise à flot. On sait
que, peu de temps après, notre libraire nous manqua tout à coup,
et que la Feuille villageoise n'a encore surnagé qu'à force de sa-
crifices.
Elle est sauvée enfin : remise en des mains habiles et pnreSy
J
RÉVOLUTION 269
nos lecteurs l'ont vue, imprimée avec tout, le soin possible, repa*
raitre avec toute TejLactitude désirable.
Outre ses orages particuliers, notre journal a peut-être souffert
encore des tempêtes publiques. Les événements nous ont de-
mandé plus d'espace, les instructions en ont eu moins. Mais nous
n'avons point oublié notre plan et nous y reviendrons.»*
Maintenant avons-nous besoin de dire qne jamais le Journal des
hameaux ne fut plus nécessaire? Au moment où l'égalité absolue
et la liberté illimitée laissent aux passions le plus grand essor,
quiconque vit parmi les habitants des campagnes n'y pourra vivre
en paix qu'en leur procurant Tinstruction qui leur manque ; qui-
conque veut modérer doit éclairer. Cultivateurs et propriétaires,
ceci s'adresse à vous. L'instruction est aujourd'hui la seule force
de la loi, la seule garantie de vos droits.
Par UD avis placé en tête du premier numéro de
la quatrième année, Ginguené annonçait à ses leo*
teurs que, « l'existence de son collaborateur appar-
tenant désormais tout entière aux grandes fonctions
dont il était chargé — Grouvelle venait d'être
nommé ambassadeur à la cour de Copenhague, —
il restait seul chargé de la rédaction de la Feuille
villageoise, et qu'elle demeurerait désormais son
ceuvre exclusive. Il la rédigea en effet jusqu'au
1 5 thermidor an III , époque où elle prit fin , sans
que Ton sache quels motifs purent déterminer Gin-
guené à l'abandonner.
La Feuille villageoise renfermait bien encore,
dans la dernière période de son existence, un assez
grand nombre d'articles qui rappelaient son cafac-
1170 RÉVOLUTION
tère primitif, mais, en abandomiant la spécialité
qui avait fait son succès et sa force, en s'assimilant
à la foule des autres journaux, dont elle ne dépas-
sait pas le niveau commun, elle s'était nécessaire-
ment amoindrie.
Mentionnons dans le même genre, mais sur un
plan différent, un
Journal des Jiécrets de V Assemblée luUùmale pour
les Habitants des Campagnes , et de correspondiffiee
entre les municipalités des villes et des campagnes
du royaume, par M. de Saint-Martin, dont Des-
chiens possédait trente volumes , allant du 5 mai
1789 à la fin de 1792, et que sa spécialité et sa
longue existence sembleraient recommander à l'at-
tention, mais sur lequel je n'ai pu avoir de rensei-
gnements. — Et un
Journal des Laboureurs, par M. Lequinio , mem-
bre de la seconde législature. Etre utile à cette classe
précieuse, reconnue de tous les temps la plus né-
cessaire, et cependant la plus négligée chez tous les
peuples, la plus oubliée jusqu'ici dans les déserts
où sans cesse elle sillonne au profit des cités ; con-
courir efficacement à la rendre bonne et heureuse,
en répandant l'instruction chez elle ; porter la nou^
riture morale à ceux qui, tous les jours de la vie,
RÉVOLUTION t7l
fournissent à notre subsistance physique ; les dé-
pouiller de leurs préjugés et détruire leurs erreurs;
leur montrer en tous points la justice et la vérité ;
les mettre également en garde contre les tentatives
audacieuses des ennemis de la Constitution et contre
les séduisantes insinuations de la perfide hypocri-
sie, et contre la fallacieuse turbulence des patriotes
exaltés ou des hommes pervers qui masquent leurs
passions sous des dehors civiques ; conduire enfin ,
comme par la main, vers le bonheur et la paix
sociale, ces citoyens estimables qui travaillent si
utilement pour la société entière, tel était le but
du Journal des Laboureurs, qui vécut de 1790 à
1792.
BARËRE
Le Point du Jour, ou Résultat de ce qui s'est passé
la veille à V Assemblée nationale.
î.e titre de cette feuille dit bien ce qu'elle est :
c'est une sorte de procès-verbal des séances des
Etats-Généraux ; ce n'est ni plus ni moins, et l'on
y chercherait vainement d'autres détails sur les
événements et sur les hommes de l'époque que
ceux qui résultent des débats législatifs. Mais dans
cette spécialité , si nous pouvons ainsi dire , et à
cause même de cette spécialité , le Point du Jour
se recommande tout particulièrement à l'attention
de l'historien. C'est une des feuilles, assurément,
qui méritent le plus d'être consultées pour l'his-
toire de notre première assemblée nationale : elle
reproduit les séances de cette mémorable session
non seulement avec vérité , non seulement avec une
remarquable sagacité, mais encore avec un esprit
de suite, une méthode et une étendue que l'on ne
trouverait dans aucune autre feuille, pas même
toujours dans le Moniteur,
RÉVOLUTION tn
On comprend qu'une pareille feuille échappe à
toute analyse, et que nous puissions nous borner à
quelques détails sommaires.
Commencé au moment où les communes se cons-
tituèrent en Assemblée nationale, le Point du Jour
contient le compte-rendu de toutes les séances de la
Constituante, depuis celle du 18 juin 1789 (1) jus-
qu'à celle du 1 " octobre 1 791 . Pour compléter l'his-
toire de cette Assemblée, les éditeurs publièrent, en
1790, un volume intitulé : Résultat de ce qui s'est
passé aux Etats-Généraux depuis le 27 avril 1789,
jour annoncé pour leur ouverture^ jusqu'au 7 juin de
la même année ^époque où les communes se sont cons"
tituées en Assemblée nationale. Ce yolumo, où sont
consignés, dans les plus grands détails, tous les
préliminaires de l'ouverture des Etats-Généraux,
est très-curieux.
« Le Point du Jour, dit un concurrent (2), est une
analyse bien faite des débats de l'Assemblée ; il est
rédigé avec décence; enfin, sous tous les rapports,
ce journal est d'un très-bon ton. Quoique partisan
de la Révolution, Barère n'apostrophe jamais ses
adversaires d'une manière offensante. On y voit
surtout le plus profond respect pour la personne
du roi, dont il n'oublie jamais de célébrer les vertus
toutes les fois qu'il en trouve l'occasion. En un
(I) David, dans son tableau fameux de la séance du Jeu de Paume, a repré'
^senté Barère écrivant sur ses genoux le compte-rendu de sette séance.
(S; Beaulieu, Euaû swr la Révolution, t. ii, p. S9.
42.
t74 RÉVOLUTION
mot, pour qui n'a pas connu Tidentité des person-
nesy il est impossible de croire que le Barère de 89
soit devenu le Barère de 93. »
On connaît en effet la versatilité du rédacteur du
Point du Jour, « figure à deux faces, Tune tournée
vers le succès parvenu , l'autre vers le succès qui
s*annonce » , nature servile et cédant à tous les vents
de la fortune, un de ces hommes, enfin, qui ne ré-
sistent pas au courant, et qui, emportés par l'in-
térêt ou la peur, suivent docilement le flot qui les
pousse. Barère se fait d'abord remarquer par la
modération de ses idées; quatre ans après, il sera
devenu l'Anacréon de la guillotine, et douze ans
plus tard cet ex-membîe du Comité de Salut public
sera le libelliste et l'espion du gouvernement im-
périal.
Proscrit, comme on le sait, par le Directoire,
Barère était demeuré caché jusqu'au 1 8 brumaire,
et même un peu plus tard, par précaution, car les
véritables intentions de Bonaparte n'étaient pas
connues. De sa retraite il avait adressé au jeune
général un exemplaire de son livre sur la Liberté
des merSj et huit jours après il avait été compris
dans une espèce d'amnistie qui rappelait un certain
nombre de proscrits. En reprenant ses droits de
cité, il oublia, dit-il, que Bonaparte avait attaqué
les droits de sa patrie, et n'écouta plus que le sen-
RÉVOLUTION t75
timent de la reconnaissance. Â peine rendu à la
liberté de locomotion, il s'empressa d'aller portca*
au premier consul le tribut de cette reconnaissance
un peu exagérée. Bonaparte Fininita d'abord à réfu-
ter quelques écrits anglais dirigés contre le nouveau
gouvernement, et surtout contre la personne de
son chef; puis il lui offrit la rédaction d'un jour-
nal de l'armée : « Vous êtes, lui aurait-il dit, aimé
des soldats français , qui savent de quelle manière
vous excitiez leur courage et célébriez leurs vic-
toires. » Mais, soit qu'un tel rôle lui parût une dé-
chéance après celui qu'il avait joué, soit qu'il pré-
vît l'emploi que ferait bientôt Napoléon des armées
nationales dans ses vues personnelles , Barère ré-
pondit avec un peu d'ironie : « Le premier consul
voudrait faire de moi un barde, mais nous ne som-
mes plus au siècle d'Ossian. »
Il redevint pourtant journaliste ; mais ce fut, di-
sent les éditeurs de ses Mémoires, par une impul-
sion spontanée et toute patriotique. La rupture du
traité d'Amiens avait rallumé sa verve , et l'idée lui
était venue qu'une guerre de plume contre l'Angle-
terre servirait d'auxiliaire utile à celle que prépa-
rait le Gouvernement français. Il avait d'abord son-
gé, poursuivant le développement de son livre , à
publier un recueil périodique intitulé la Liberté des
mers; mais, le titre plus franchement hostile de
Mémorial anti^britanniqm aurait obtenu la préfé-
ne RÉVOLUTION
rence. Il aurait soumis son projet au premier con-
sul , qui Taurait approuvé et aurait promis une
subvention, promesse que, d'après Barère, il n'au-
rait point tenue. On s'accorde à dire cependant que
ce fut le premier consul qui inspira et soutint cette
feuille. Quoi qu'il en soit, elle ne vécut que peu de
temps : le nom seul de Barère aurait été un obstacle
à son succès.
Barère, néanmoins, était fréquemment consulté
sur des objets auxquels le gouvernement attachait
de l'importance, et l'on semblait mettre du prix à
ses opinions. Napoléon finit même par le choisir
pour un de ses correspondants secrets, prouvant
ainsi le cas qu'il faisait de ses lumières et de son
expérience politique; le 9 jQoréal an XI, il lui fit
adresser la note suivante :
Le premier consul, ayant appris le départ prochain du citoyen
Barère pour son pays, désire qu'il reste à Parid.
Le citoyen Barère fera un rapport chaque semaine, soit sur
Topinion publique, soit sur la marche du gouvernement, soit sur
tout ce qu'il pourra croire être intéressant au premier consul de
connaître.
n peut écrire en toute liberté.
n remettra en main propre son rapport cacheté au général
Duroc, qui le remettra au premier consul ; mais il est indispen-
sable que personne ne se doute de cette espèce de conununica-
tion, sans quoi le premier consul la ferait cesser.
Il peut aussi mettre souvent dans les journaux des articles
tendant à animer l'esprit public, surtout contre les Anglais.
Barère , « qui n'avait rien à refuser à celui qui
RÉVOLUTION m
lui avait rendu le plus grand de tous les biens, la
liberté » , accepta cette tâche , peu digne de sa po-
sition, comme il en convient lui-même, mais singu-
lièrement bien appropriée à la nature de son ta-
lent ; car c'était , malgré tout , un esprit agile et
perspicace , et il avait acquis dans la pratique des
grandes affaires une remarquable sagacité. Cette
correspondance dura jusqu'à la fin de \ 807. Barère
préparait son 223** bulletin, lorsqu'il reçut de Du-
roc le billet suivant .
Je suis chaîné de vous écrire, Monsieur, qu'il devient inutile
que vous continuiez de m'envoyer des bulletins, les occupations
de Sa Majesté ne lui permettant plus de les lire. Si par la suite
il en était autrement , je m'empresserais de vous en faire part.
Dégagé par la mort de Napoléon de la réserve à
laquelle il était obligé, Barère songea à publier sa
correspondance , et il était sur le point de mettre ce
projet à exécution à Bruxelles, quand arriva la ré-
volution de \ 830, qui, d'après ses biographes, l'au-
rait entravé, je ne vois pas trop pourquoi. La chose
n'en est pas moins regrettable, car cette correspon-
dance, qui se prolongea pendant cinq années, ne
peut qu'être fort intéressante pour l'histoire de
Napoléon.
On dit encore que Barère, en même temps qu'il
faisait le Point du Jour, aurait pris part à la fonda-
tion et à la rédaction d'une autre feuille qui n'était
t78 RÉVOLUTION
également, dans l'origine , comme le disait son sous-
titre, que le récit de ce qui s^était passé aux séances
de r Assemblée nationale : je veux parler du Joumai
des Débats et des Décrets^ souche du Joumai des
Débats actuel.
ROBESPIERBE
Le Défenseur de la Constitution.
Ce que j'ai dit de Barère, je puis le dire de Ro-
bespierre : son rôle comme journaliste a été com-
plètement effacé par son rôle d*homme politique ;
disons aussi tout de suite qu'il fut loin d'avoir l'im-
portance qui s'attache naturellement au nom de
Robespierre.
Ce fut assez tardivement, en juin 1792, que le
grave député d'Arras descendit dans cette arène tu-
multueuse^ dont les habitudes quelque peu désor-
données devaient, ce semble, l'effaroucher. On parle
bien de sa collaboration à quelques feuilles, notam-
ment à V Union, journal de la liberté y qui parut en
1 789, et ne se fit guère remarquer que par la gran-
deur inusitée de son format ; mais ce ne sont là que
de très-vagues assertions, et le Défenseur de la Con-
stitution est bien le premier journal de Robespierre,
si l'on peut donner ce nom à une publication qui
n'avait du journal que la périodicité : ouvrage pé'
riodique proposé par souscription^ disait le titre.
1180 RÉVOLUTION
Le Défenseur de la Constitution est, en réalité,
une œuvre toute personnelle, un recueil de plai-
doyers pro domo suâ, entremêlés de thèses politi-
ques inspirées par les circonstances , et de philip-
piques contre les hommes qui faisaient obstacle à
l'auteur. Le titre n'est qu'une enseigne, mais dont
le choix , de la part de Robespierre , était bien fait
pour étonner; il le comprend lui-même, et il croit
devoir s'en expliquer dès les premières lignes.
C'est la Constitution que je veux défendre, la Constitution telle
qu*eile est. On m'a demandé pourquoi je me déclarais défenseur
d'un ouvrage dont j'ai souvent développé les défauts. Je réponds
que, membre de l'Assemblée constituante, je me suis opposé de
tout mon pouvoir à tous les décrets que l'opinion publique pros-
crit aujourd'hui ; mais que, depuis le moment où Pacte constitu-
tionnel fut terminé et cimenté par l'adhésion générale, je me suis
borné à réclamer son exécution fidèle : non pas à la manière de
cette secte politique que l'on nomme modérée, qui n'en invoque
la lettre et les vices que pour en tuer les principes et l'esprit;
non pas à la manière de la cour et des ambitieux, qui, violant
éternellement toutes les lois favorables à la liberté, exécutent avec
un zèle hypocrite et une fidélité meurtrière toutes celles dont ils
peuvent abuser pour opprimer le patriotisme ; mais comme un
ami de la patrie et de l'humanité, convaincu que le salut public
nous ordonne de nous réfugier à l'abri de la Constitution, pour
repousser les attaques de l'ambition et du despotisme...
Cela dit, Robespierre s'occupe fort peu delà
Constitution, malgré cet amour un peu tardif dont
il veut faire croire qu'il est épris pour elle. Ce
qu'il a voulu en fondant un journal , c'est unique-
RÉVOLUTION 284
ment élever une tribune à son usage en face de
celles dont ses adversaires, Brissot, Gondorcet et
autres, disposaient, et souvent contre lui. Voici,
du reste , le prospectus dont il fit précéder la pu-
blication de son journal :
La raison et l'intérêt public avaient commencé la Révolution:
l'intrigue et l'ambition l'ont arrêtée ; les vices des tyrans et les
vices des esclaves l'ont changée en un état douloureux de trouble
et de crise.
La majorité de la nation veut se reposer, sous les auspices de
la Constitution nouvelle, dans le sein de la liberté et de la paix :
quelles causes l'ont privée jusqu'ici de ce double avantage?
L'ignorance et la division. La majorité veut le bien ; mais elle ne
connaît ni les moyens de parvenir à ce but, ni les obstacles qui
l'en éloignent ; les hommes bien intentionnés, môme, se partagent
sur les questions qui tiennent le plus étroitement aux bases de la
félicité générale. Tous les ennemis de la Constitution empruntent
le nom et le langage du patriotisme pour semer l'erreur, la dis*
corde et les faux principes ; des écrivains prostituent leur plume
vénale à cette odieuse entreprise. Ainsi l'opinion publique s'é-
nerve et se désorganise; la volonté générale devient impuissante
et nulle, et le patriotisme, sans système, sans concert et sans
objet déterminé, s'agite péniblement et sans fruit, ou seconde
quelquefois, par une impétuosité aveugle, les funestes projets des
ennemis de notre liberté.
Dans cette situation, un seul moyen nous reste de sauver la
chose publique, c'est d'éclairer le zèle des bons citoyens, pour le
diriger vers un but commun. Les rallier tous aux principes de la
Constitution et de l'intérêt général ; mettre au grand jour les vé-
ritables causes de nos maux, et en indiquer les remèdes ; déve-
lopper aux yeux de la nation les motifs, l'ensemble, les consé-
quences des opérations politiques qui influent sur le sort de l'Etal
et de la liberté ; analyser la conduite publique des personnages
qui jouent les principaux rôles sur le théâtre de la Révolution ;
tS% RÉVOLUTION
citer au tribunal de TopinioD et de la vérité, ceux qui échappent
facilement au tribunal des lois, et qui peuvent décider de la des-
tinée de la France et de l'univers : voilà, sans doute, le plus
grand service qu'un citoyen puisse rendre à la cause publique.
Un ouvrage périodique qui remplirait cet objet m'a paru Toc-
cupation la plus digne des amis de la patrie et de l'humanité :
j'ai osé l'entreprendre* L'esprit qui le dirige est annoncé par son
titre : le Défamwr de la Constitution.
Placé, dans forigine de notre Révolution, au centre des évé-
nements politiques , j'ai vu de près la marche tortueuse de la
tyrannie ; j'ai vu que les plus dangereux de nos ennemis ne sont
pas ceux qui se sont ouvertement déclarés ; et je tâcherai que ces
connaissances ne soient point inutiles au salut de mon pays.
Je n'ai pas besoin de dire que Tamour seul de la justice et de
la vérité dirigera ma plume. C'est à cette condition seulement que,
descendu de la tribune du sénat français, on peut monter encore
à celle de l'univers, et parler non à une assemblée, qui peut être
agitée par le choc des intérêts divers, mais au genre humain,
dont l'intérêt est celui de la raison et du bonheur général. Peut-
être que, lorsqu'on a quitté le théâtre pour se ranger parmi les
spectateurs, on juge mieux la scène et les acteurs; il semble do
moins qu'échappé au tourbillon des affaires on respire dans une
atmosphère plus paisible et plus pure, et que l'on porte sur les
hommes et sur les choses un jugement plus certain, à peu près
comme celui qui fuit le tumulte des cités, pour s'élever sur le
sommet des montagnes, sent le calme de la nature pénétrer dans
•son àme et ses idées s'agrandir avec l'horizon.
J'ai vu des membres connus de la législative, réunissant deux
fonctions presque également importantes, raconter et apprécier le
lendemain, dans leurs écrits, les opérations auxquelles ils avaient
concouru, la veille, dans l'Assemblée nationale.
Quoique ce dernier soin ait suffi pour m'occuper tout entier
au temps où il m'était confié, je n'en al pas moins applaudi aux
législateurs qui rendaient cet hommage éclatant à la nécessité et
à la dignité du ministère des écrivains politiques et philosophes;
je crois même qu'ils auront un double titre à l'estime de leurs
RÉVOLUTION «83
commettants, s*ils remplissent Tune et Tautre tâche avec la même
intenté. Celui qui se déclare le censeur du vice, Tapôtre de la
raison et de la vérité, ne doit être ni moins pur ni mmns cou-
rageux que le législateur lui-même. Les erreurs de ce dernier
laissent une grande ressource dans Topinion et dans Tesprit pu-
blic; mais quand Topinion est dégradée, quand l'esprit public est
altéré, le dernier espoir de la liberté est anéanti : Técrivain qui,
prostituant sa plume à la haine, au despotisme ou à la corrup-
tion, trahît la cause du patriotisme et de l'humanité, est plus vil
que le magistrat prévaricateur, plus criminel que le représentant
même qui vend les droits du peuple.
Telle est ma profession de foi, tels seront l'esprit et l'objet de
l'ouvrage que je consacre à la liberté de mon pays.
Malgré la célébrité du journaliste et la popula-
rité cb son ncHn, le Dé&nseur de la Constitution
n'eut qu^une influence très-restreinté et un succès
fort contesté , très-inférieur, par exemple , à celui
qu'obtenaient à la même époque les diatribes furi-
bondes de Marat et les ordures d'Hébert. Le style
élégant de Robespierre , ses périodes compassées y
bien équilibrées^ n'étaient point en rapport avec
ce besoin de sensations rapides et violentes qui
tourmentait les partis extrêmes. Il n'en faudrait
pourtant pas conclure que le journal de Robespierre
soit sans valeur. Rien de ce qui est sorti de la plume
d'un pareil homme ne saurait être indifférent. J'a-
jouterai même que le Défenseur de la Constitution
est un des recueils que l'historien saurait le moins
se dispenser de consulter : outre le jour qu'il jette
sur Robespierre lui-même , aucun autre n'est aussi
284 RÉVOLUTION
propre à initier aux querelles qui divisèrent sitôt
le camp des patriotes, et même il renferme sur
certains événements, notamment sur la révolution
du 1 0 août, des détails du plus haut intérêt. Quel-
ques extraits permettront d'en juger.
Nous avons vu Robespierre, dans un conciliabule
oiî s'agitait la question de la république (V. t. Y,
p. 277), demander, en mordant ses ongles, qu'est-
ce que c'était que la république. Il explique dans
sa feuille , vers la même époque , peut-être même
au sortir de cet entretien , comment il entendait
le républicanisme, que quelques-uns l'accusaient
pourtant de professer.
Je suis républicain I Oui, je veux défendre les principes de
régalité et rexercice des droits sacrés que la Constitution garantit
au peuple contre les systèmes dangereux des intrigants qui ne le
regardent que comme Tinstrument de leur ambition. J'aime mieux
voir une assemblée représentative populaire et des citoyens libres
et respectés avec un roi, qu'un peuple esclave et avili sous la
vei^e d'un sénat aristocratique et d'un dictateur... Est-ce dans
les mots de république ou de monarchie que réside la solution du
grand problème social ? Sont-ce les définitions inventées par les
diplomates pour classer les diverses formes de gouvernement qui
font le bonbeur et le malbeur des nations, ou la combinaison des
lois et des institutions qui en constituent la véritable nature?
Toutes les constitutions politiques sont faites pour le peuple;
toutes celles où il est compté pour rien ne sont que des attentats
contro rbumanité.
Il reproche à Brissot et à Condorcet d'avoir de-
mandé intempestivement l'abolition de la royauté.
RÉVOLUTION t85
Le seul mot de république, ajoute-t-il, jeta la division parmi
les patriotes, donna aux ennemis de la liberté le prétexte qu'ils
cherchaient. C'est par ce mot qu'ils égarèrent la majorité de l'As-
semblée constituante; c'est ce mot qui fut le signal du carnage
des citoyens paisibles forgés sur l'autel de la patrie. Â ce nom^
les vrais amis de la liberté furent travestis en factieux par les
citoyens pervers ou ignorants, et la Révolution recula, peut-être,
d'un demi-siècle.
Et quand le trône eût été renversé, il dit encore:
Le nom de république ne suffit pas pour affermir l'empire de la
liberté... Ce n'est point un vain mot que la république; c'est le
caractère des citoyens , c'est la vertu , c'est-à-dire l'amour de la
patrie, le dévouement magnanime qui confond tous les intérêts
privés dans l'intérêt général... Ce n'est point assez d'avoir ren-
versé le trône ; ce qui nous importe, c'est d'élever sur ses débris
la sainte égalité, les droits imprescriptibles de l'homme...
•
Lorsque Lafayette s'attaqua aux Jacobins et les
dénonça à l'Assemblée nationale, Robespierre le
prit corps à corps, et dans un acte d'accusation en
trois numéros, où il amoncelé grief sur grief, il
convainc le général et son parti du crime de lèse-
liberté.
•
Sommes-nous déjà arrivés au temps où les chefs des années
peuvent interposer leur influence ou leur autorité dans nos af-
faires politiques, agir en modérateurs des pouvoirs constitués,
en arbitres de la destinée du peuple? Est-ce Cromwell ou vous
qui parlez dans cette lettre que l'Assemblée législative a entendue
avec tant de patience? Avons-nous déjà perdu notre liberté, ou
bien est-ce vous qui avez perdu la raison? La Constitution déclare
que la force armée est essentiellement obéissante, et vous donnez,
des leçons aux représentants de la nation I...
t86 RÉVOLUTION
Quelle conformité de vue et de langage entre les ennemis da
dedans et ceux du dehors 1 Est-ce notre liberté que M. Lafayette
veut attaquer? Point du tout, il veut rétablir Tordre et la trm-
quiUité; il veut anéantir la tyrannie des sociétés patriotiques, et
faire respecter f autorité royale. Pourquoi les monarques autri*
chiens nous ont-ils menacés? pourquoi nous font-ils la guerre?
Est-ce pour renverser notre Constitution et nous donner des fers?
Non, c'est pour notre bien ; c'est pour protéger Vautorité consti*
tutionnelle du roi, et la nation elle-même, contre ces mêmes fac-
tieux, contre ces clubs, que M. Lafayette vous dénonce, avec eax,
comme les auteurs de tous les désordres. Détruisez les clubs, ré-
primez les factieux, respectez et perfectionnez la Coostitutioa
selon les vues de Lafayette et des princes autrichiens, et voos
aurez la paix. Et vous voulez que M. Lafayette fasse la guerre
aux Autrichiens! Et pour quel motif? Avons-nous de meillears
amis, des précepteurs plus sages que les rois de fiohéme et de
Hongrie?. . .
Robespierre salue avec enthousiasme l'arrivée
des fédérés, dans lesquels il voit le dernier espoir
de la liberté , et il leur trace en quelque sorte le
programme de l'œuvre qu'ils auront à accomplir.
Ce sont les cris du patriotisme opprimé, c'est la voix de la
patrie en danger qui vous a appelés, généreux citoyens. Ces dan-
gers sont-ils passés? Us sont plus grands que jamais. Au dehors,
les tyrans rassemblent contre nous des armées nouvelles; au
dedans, d'autres tyrans nous trahissent... L'Assemblée nationale
existe-t-elle encore? Elle a été outragée, méconnue, avilie ; et elle
n'est point vengée I
Un chef privilégié est venu insulter à la nation, menacer le pa-
triotisme, fouler aux pieds la liberté au nom de l'armée, qu'il
divise et s'efforce de corrompre ; et il demeure impuni I
Les tyrans de la France ont feint de déclarer la guerre à leurs
complices et à leurs alliés pour la faire de concert au peuple
français; et les traîtres demeurent impunis !
RÉVOLUTION Î87
Une multitude de fonctionnaires que la Révolution a créés égale
ceux que le despotisme avait enfantés en tyrannie et en mépris
pour les hommes, et les surpasse en perfidie.
Des honunes qu'on nomme les mandataires du peuple ne sont
occupés que de l'avilir et de l'égorger. La plus belle de toutes les
révolutions dégénère, chaque jour, en un honteux système de ma-
chiavélisme et d'hypocrisie. Les droits de {'humanité sont l'objet
d'un trafic, la fortune publique la proie de quelques brigands.
Tous les vices calomnient toutes les vertus, et changent le règne
de la liberté en une longue et cruelle proscription exercée au nom
de l'ordre public contre les honnêtes gens qui ont de la probité
et du courage, par les honnêtes gens qui n'ont que de l'cr, des
vices et de l'autorité.
Tant d'attentats ont enfin réveillé la nation, et vous êtes ac-
courus... Citoyens généreux, dernier espoir de la patrie, c'est à
vous qu'il appartient de déjouer ces attentats que méditent les
ennemis de la liberté... Votre mission est de sauver l'Etat... Les
destinées de la génération présente et des races futures sont entre
vos mains !
Il applaudit tout particulièrement au patrio-
tisme des Marseillais.
Tout est perdu si nous ne nous élevons à ce degré d'énergie
dont une partie de l'empire a donné l'exemple, si le feu sacré
qui anime les généreux Marseillais ne se communique à tous les
Français. Florissante et immortelle cité, reçois les honmiages de
tous les hommes libres ! Que la patrie reconnaissante tresse des
couronnes civiques pour le front de tes enfants magnanimes !..•
A leur approche, la liberté se réveille, le patriotisme se console,
et le despotisme pâlit... Nous combattrons, nous triompherons
avec vous; ou, si la cause de l'humanité pouvait succomber, nous
tournerions vers Marseille nos derniers regards; nous irions dans
ses murs sacrés nous ensevelir avec vous sous les ruines de la
patrie.
t88 RÉVOLUTION
On sait la part que les fédérés, et particuliè-
rement les Marseillais, eurent à la journée du 1 0
août. Robespierre raconte dans les plus grands dé-
tails cette révolution, « la plus belle qui ait honoré
rhumaniié, disons mieux, la seule qui ait eu un
objet digne de l'homme, celui de fonder enfin les
sociétés politiques sur les principes immortels de
l'égalité, de la justice, de la raison. »
Le numéro qui contient ce récit , le n** 1 2 , se
termine par cet avis :
Les circonstances actuelles et rapproche de la Convention na-
tionale semblent nous avertir que le titre de Défenseur de la Cons-
titution ne convient plus à cet ouvrage, quoique nous ayons dé-
claré, dès Torigine,. que ce n'était point ses défauts que nous
voulions défendre, mais ses principes ; quoique notre but n'ait
jamais été de la défendre contre le vœu du peuple, qui pouvait
et qui devait la perfectionner, mais contre la cour et contre tous
les ennemis de la liberté, qui voulaient la détruire ou la dété-
riorer.
Nous continuerons désormais cette publication sous un titre
plus analogue aux conjonctures où nous sommes.
Il la reprit en effet , dès que la Convention fut
réunie, sous le titre de Lettres de Maœimilien Robes-
pierre j membre de la Convention nationale de France^
à ses commettants.
Les nouvelles fonctions que vous m'avez confiées» dit-il dans sa
première lettre» m'imposent l'obligation de consacrer au bonheur
de la patrie tous mes moments et toute mon existence. J'ai mis
au rang de mes premiers devoirs celui de rendre compte, de
temps à autre, à mes concitoyens, de mes principes, de ma con*
RÉVOLUTION 289
duite et de la siluation des affaires publiques... Je tracerai le ta-
bleau fidèle de TÂssemblée qui doit rédiger les lois du peuple fran-
çais ; j'exposerai à vos yeux les ressorts de tous les grands évé-
nements qui doivent fixer la destinée de la France et du monde ;
je vous ferai même parcourir le dédale où Tintrigue cherche,
depuis trop longtemps, à ^rer la liberté ; je défendrai toutes ces
maximes immuables, ces principes fondamentaux de Tordre so-
dal, éternellement reconnus et éternellement violés, que le char-
latanisme ne cesse d'obscurcir, et que Tambition s'efforce d'effa-
cer. J'oserai même appeler à l'opinion publique et à la postérité
de funestes décisions qu'ils pourraient arracher à l'erreur et aux
préjugés.
Les amis éclairés du bien public cherchent, dans cette foule de
papiers qui inondent les quatre-vingt-trois départements, les prin*
cipes, la raison, la vérité, et ils ne trouvent, dans la plupart, que
la passion, l'esprit de parti, des flagorneries étemelles pour les
idoles que l'on veut accréditer, des calomnies intarissables contre
tous les patriotes que l'on hait ou que l'on redoute. Tous les bons
citoyens désirent de voir éclore des écrits véridiques qui puissent
offrir le contre-poison de ces impostures périodiques. Peut-être
remplirai-je en partie leur vœu.
Dans sa deuxième lettre, Robespierre, « con-
vaincu que l'un des plus puissants moyens d'ins-
truction publique , ce sont les exemples des hom-
mes libres » , raconte d'une façon dramatique la
séance des Jacobins du 14 octobre, où Dumouriez,
après avoir repoussé les Prussiens, et avant de par-
tir pour aller punir l'Autriche et affranchir les Bel-
ges, est venu visiter ses frères les Jacobins, séance
qui a présenté, à son avis, un spectacle digne de la
République française, et qui eût honoré les plus
beaux temps de la Grèce et de Rome.
T. VI 43
%90 RÉVOLUTION
Dans le sixième Duméi*o du 1^' trimestre, il traite
des Papiers publics.
L'opinion est la reine du monde. Comme toutes les reines, elle
est courtisée et souvent trompée. Les despotes visibles ont be>
soin de cette souveraine invisible pour affermir leur propre puis-
sance, et ils n'oublient rien pour faire sa conquête.
Le secret de la liberté est d'éclairer les hommes, comme celui
de la tyrannie est de les retenir dans l'ignorance... Aussi vit-on
de tout temps ceux qui gouvernent attentifs à s'emparer des pa-
piers publics et de tous les moyens de maîtriser l'opinion. C'est
pour cela uniquement que le mot de gazette est devenu synonyme
de celui de roman, et que l'histoire elle-même est un roman...
Le sort du peuple est à plaindre quand il est endoctriné préci-
sément par ceux qui ont intérêt à le tromper, et que ses agents,
devenus ses maîtres par le fait, se constituent encore ses pré-
cepteurs. C'est à peu près comme si un homme d'affaires était
chargé d'apprendre l'arithmétique à celui qui doit vérifier ses
comptes. Le gouvernement ne se contente pas de prendre sur lui
le soin d'instruire le peuple, il se le réserve comme un privilège
exclusif, et persécute tous ceux qui osent entrer en concurrence
avec lui. De là les lois sur la liberté de la presse, toujours jus-
tifiées par le prétexte de l'intérêt public. On peut juger par là
combien le mensonge a d'avantages sur la vérité. Le mensonge
voyage aux frais du gouvernement ; il vole sur l'aile des vents ; il
parcourt en un clin d'œil l'étendue du plus vaste empire; il esta
la fois dans les cités, dans les campagnes, dans les palais , dans
les chaumières; il est bien logé, bien servi partout; on le comble
de caresses, de faveur et d'assignats. La vérité, au contraire,
marche à pied et à pas lents ; elle se traîne péniblement de ville
en ville, de hameaux en hameaux ; elle est obligée de se dérober
aux regards jaloux du gouvernement ; il faut qu'elle évite à la fois
les commis, les agents de la police et les juges; elle est odieuse
à toutes les factions ; tous les préjugés et tous les vices s'ameu-
tent autour d'elle 'pour l'outrager ; la sottise la méconnaît ou la
RÉVOLUTION 294
repousse ; quoiqu'elle brille d'une beauté céleste , les haines et
l'ambition affirment qu'elle est laide à faire peur ; l'hypocrite mo-
dération l'appelle exagérée, incendiaire ; la fausse sagesse la traite
de téméraire et d'extravagante ; . la perfide tyrannie l'accuse de
Tioler les lois et de bouleverser la société. La ciguë, les poignards,
sont le prix ordinaire de ses salutaires leçons ; c'est sur un écha-
laud qu'elle expie souvent les services qu'elle veut rendre aux.
hommes. Heureux si dans sa course laborieuse elle trouve quel-
que mortel éclairé et vertueux qui lui donne un asile jusqu'à ce
que le temps, son protecteur fidèle, puisse terminer sa captivité
et venger ses outrages ! A ce prix vous jugez bien qu'elle doit
avoir peu de sectateurs.
Ce morceau peut donner une idée du genre de
Robespierre. « C'est là, dit M. Eugène Maron, après
en avoir cité un extrait, un tableau artistément
composé, mais vaguement peint, contenant des
traits qui peuvent servir à tracer en d'autres temps
des tableaux du même genre. Les traits de Marat
auraient été autrement précis : il eût nommé les
hommes, le ministre, les journalistes ; il eût dit
combien Roland dépensait , combien Louvet rece-
vait ; ce qu'au fond Robespierre voulait faire , et
qu'il ne faisait pas par préoccupation littéraire* »
Les Lettres s'arrêtent au n^ 22, portant la date
du 15 mars 1793, sans qu'aucun indice puisse
faire soupçonner le motif qui détermina Robes-
pierre à cesser sa publication dans des circonstan-
ces aussi critiques que celles où se trouvait la France
dans ce moment-là.
292 RÉVOLUTION
La lettre suivante, adressée à Robespierre et
trouvée dans ses papiers, aurait sans doute été
mieux placée à Tarticle du Moniteur; mais je ne
l'ai connue que tardivement. C'était cependant une
pièce trop importante pour que je ne saisisse pas
l'occasion qui s'offrait à moi de la reproduire.
Paris, le 48 juin an II de la BépMique,
G...., rédacteur en chef de Varticle Convention nationale du
Moniteur,
Au aTOTEN ROBESPIIEAB.
Citoyen, plusieurs personnes m'ont fait craindre que votre mo-
tion de dimanche dernier ne tendit à une proscription générale
des feuilles publiques. Quoique je ne puisse croire qu'une feuille
aussi utile que la nôtre puisse avoir été l'objet de votre proposi-
tion, au moment où des lettres des commissaires de la Convention
attestent qu'elle a principalement et efficacement contribué à
éclairer l'opinion d'un grand nombre de départements sur la ré-
volution du % juin, je vous prie de me communiquer fraternelle-
ment les reproches que vous pourriez avoir à nous faire. Souv^t
on attribue à l'intention ce qui n'appartient qu'à l'erreur. L'écri-
vain le plus dévoué à la cause du patriotisme est sujet à être ac-
cusé ; souvent on le soupçonne pour la plus légère omission, parce
qu'on ne songe pas combien il est difficile qu^un travail aussi ra-
pide et aussi compliqué que le nôtre atteigne toujours une en-
tière perfection, surtout lorsque, avec des matériaux immenses, on
est forcé de le circonscrire dans les limites d'une feuille d'impres-
sion. Il n'y a que deux mois qu'on avait l'opinion qu'un journal
devait également publier tout ce qui s'est dit dans une séance
pour et contre, en sorte que nous étions forcés, sous peine d'être
dénoncés, sous peine de perdre la confiance de nos abonnés, de
RÉVOLUTION 293
publier les diatribes les plus absurdes des imbéciles ou des intri*
gants du côlé droit. Cependant, vous devez avoir remarqué que
toujours le Moniteur a rapporté avec beaucoup plus d'étendue les
discours de la Montagne que les autres. Je n'ai donné qu'un court
extrait de la première accusation qui fut faite contre vous par
Louvet, tandis que j'ai inséré en entier votre réponse. J'ai rap"
porté presqu'en entier tous les discours qui ont été prononcés
pour la mort du roi, et je ne citais quelques extraits des autres
qu'autant que j'y étais indispensablement obligé pour conserver
quelque caractère d'impartialité. Je puis dire avec assurance que
la publicité que j'ai donnée à vos deux discours et à celui de
Barère en entier n^a pas peu contribué à déterminer l'opinion
de l'Assemblée et celle des départements. Nous avons publié
l'appel nominal de cette délibération avec la plus grande étendue ;
il nous a occasionné six mille ficancs de frais; et vous avez dû re-
marquer que ce travail, fruit de mes veilles, a été rédigé dans le
éens le plus pur, et que toutes les opinions qui concluaient à la
mort du tyran ont été mises dans leur intégrité. Personne ne
contestera non plus que le Moniteur n'ait rendu les plus grands
services à la révolution du 40 août. Depuis plusieurs mois, je
fais les plus grands efforts pour détruire les préventions qu'ont
pu exciter contre nous quelques séances retouchées par Rabaud
Saint-Etienne, l'hiver dernier et pendant mon absence. Il est
connu que ce Rabaud n'a été que pendant trois semaines au
Moniteur. Nous l'en avons exclu, ainsi qu'un nommé His, qui
rédige actuellement le Républicain, et nous allons changer de ré-
dacteur pour la partie politique. Au reste, il suffit de jeter un
coup d'œil sur nos feuilles, depuis un mois, pour voir qu'il n'est
aucun journal qui ait plus contribué à culbuter dans Topinion les
intrigants dont le peuple va faire justice. Aussi avons-nous perdu
mille abonnés dans le Midi et dans la Normandie ; aussi à Mar-
seille a-t-on d'abord arrèlé à la poste, puis brûlé le Moniteur en'
place publique. D'après cela, nous croyons avoir quelque droit à
l'indulgence, et même à la protection des patriotes.
C'est à M. Léon de la Sicotière que je dois la
294 RÉVOLUTION
connaissance de cette lettre curieuse (1). J'y ai vu,
comme Térudit Alençonnais, une page intéres-
sante pour l'histoire de la presse, bonne à repro
duire à ce titre; mais je n'en saurais tirer contre
la valeur historique du Moniteur des conséquences
aussi rigoureuses qu'il le fait, en y voyant une
preuve de « la couardise et de la partialité qui pré-
sidaient à la rédaction de cette feuille. » Il faut con-
sidérer l'époque à laquelle elle a été écrite. Il est
bon également de se rappeler que le Moniteur n'a-
vait pas alors le caractère officiel qui lui a été at-
tribué depuis, et même ce caractère, dans de pareils
temps, n'aurait point été, tant s'en faut, une ga-
rantie d'impartialité. Il appartenait à un homme
dont nos lecteurs connaissent l'extrême circonspec-
tion, qui avait pour politique — si l'on veut bien
me passer cette expression — de ménager la chèvre
et le chou, et les moins attentifs auront reconnu,
sinon sa plume, au moins son inspiration, dans la
lettre en question ; s'il ne l'a pas écrite, c'est lui
évidemment qui l'a dictée ; lui seul pouvait dire :
Cela nous a coûté six mille francs, — • Nous avons
exclu celui'Ciy — Nous allons changer celui-là^ etc.
La conséquence à tirer de cet incident, c'est
qu'en lisant les journaux de la Révolution, même
(I) Elle fait partie des papiers trouvés chez Robespierre après sa mort, etpa-
bliés par ordre de la GoDTeution avec le rapport de Courtois (n* 17 des Piîcu
' justificatives). Elle a aussi été imprimée à la fin des Mémoires de Buzot. l'ai vai-
nement cherché dans le Moniteur la motion de Robespierre qui Fa moiiYée. Je ne
saurais dire non plus d'une façon quelque peu certaine quel en est le signataire.
RÉVOLUTION 295
le Moniteur j qui ne pouvait être absolument exempt
des faiblesses humaines, il faut avoir égard au
temps, je dirais presque au jour, où chaque nu-
méro fut écrit ; mais je n'en persiste pas moins à
dire que le Moniteur est le répertoire historique le
plus vaste, le plus curieux et le plus complet, et je
pourrais ajouter que, relativement, il est encore
de tous les journaux le plus indépendant et le plus
impartial.
GORSAS
Courrier de Versailles à Paris, etc.
Gorsas fut un des journalistes de la première
heure, et sa feuille doit être comptée parmi les
plus importantes, mais moins pour ce qu'elle fut
tout d'abord que pour ce qu'elle devait être. On
imaginerait difficilement, en effet, une œuvre plus
confuse, plus lourde, plus pâteuse, que le Courrier
de Versailles, qui devait cependant devenir, sous
le titre de Courrier des 83 départements, un des
principaux organes du parti de la Gironde. La per-
sévérance de l'auteur, le peu de frais qu'entraînait
alors la publication d'un journal , et l'avidité des
lecteurs, peuvent seuls expliquer la réussite de cette
feuille, appelée à une si longue carrière. On en ju-
gera par quelques extraits d'une sorte de profession
de foi qui commence le n® 2.
Nous n*avons fait précéder notre Courrier d'aucun avis, d'au-
cun prospectus : s*il sert bien, on l'agréera; s'il sert mal, il sera
rejeté.
Nous sommes cependant obligés de prévenir nos lecteurs du
motif qui nous a déterminés à faire imprimer cet écrit.
L*auteur, citoyen estimé, excellent patriote, avait conçu le pro-
et de suivre les travaux des Etats depuis l'époque de leur ouver-
REVOLUTION Î97
ture ; il avait aussi résolu de recueillir tous les événements et
toutes les anecdotes qui avaient un rapport, direct ou indirect,
avec cette assemblée de la nation ; mais la longue stagnation des
affaires, et des désagréments domestiques, Tavaient, en quelque
sorte, découragé. Enfin Theureuse révolution qui vient de s'opé*
rer a ranimé ses forces.
Les Etats-Généraux ont déjà parcouru plusieurs époques, sur
lesquelles nous reviendrons. Celle où commence le Courrier est
des plus remarquables. Un député des communes, un simple cî^
toyen, riche de ses vertus, sans doute, mais sans d'autre fortune
que des bienfaits du roi, contre le vœu duquel il va souvent être
€ib\\gé d'agir, sans d'autre éclat dans le monde que celui que
donnent des talents aujourd'hui si dédaignés, M. Bailly, enfin, se
trouve, par un concours de circonstances, le chef des députés
d'une des premières nations de la terre ; il préside la plus au*
guste assemblée. Un prince du sang royal s'honorerait d'être son
successeur, si sa modestie, plus encore que sa politique, ne l'ar-
rêtait. Un prince de l'Eglise, recommandable par son mérite dis-
tingué, plus recommandable encore par ses vertus patriotiques.
à peine assis à sa place, consacre ses premiers instants à payer
un tribut de reconnaissance à ce digne prédécesseur.
Sous cette nouvelle présidence, les grands événements prépa-
rés sous l'administration précédente sont sur le point de se réali-
ser. Un clergé vénérable vient donner, dans l'assemblée de la
, nation, des exemples de modération et d'équité. Une noblesse
illustre dépose les vains préjugés qui l'avaient égarée jusqu'alors.
Le troisième ordre de l'Etat ne s'est rendu compte de ses forces
que pour opérer le bien général, et ne veut les employer que
pour n'en abuser jamais. Enfin, le souffle de la discorde avait
égaré quelques esprits; une fermentation dangereuse, suscitée
par des méchants, indignes du nom de citoyen, nom désormais
si sacré, préparait les plus grands maux : tout se dissipe, tout
s'apaise ; l'ordre renaît de toutes parts ; un roi bon, invoqué par
son peuple fidèle, pardonne. Et c'est ce moment que notre Cour-
rier .choisit pour s'élancer dans la carrière qu'il veut parcourir.
Encore une fois pouvait-il choisir une époque plus heiu^use?
43.
Î98 .RÉVOLUTION
Son mandat ne se borne point à rendre compte des séances
publiques des Elats-Généraux ; il rendra compte encore de tout
ce qu'il verra ou apprendra dans ses voyages. Il détruira les faux
bruits, que des gens mal intentionnés ne répandent que pour al-
lumer le feu des troubles, et qu'ils n'attisent que pour en faire
un criminel profit. S'il en raconte de véritables, ce ne sera ja-
mais que dans un esprit de paix et de conciliation. S'il publie des
abus, ce ne sera que pour avertir ceux qui en sont les auteurs de
veiller à les détruire, ou de se déranger de sa route. Il lui arri-
vera peut-être de donner à sa monture de légers coups d'éperon ;
mais il tâchera de ne jamais la blesser.
11 sera possible qu'on trouve dans ses récits la teinte de son
caractère et une disparate justifiée par les circonstances. Gai ou
sévère, précis ou conteur, suivant l'exigence des cas, il ne trai-
tera peut-être point de la même manière l'orateur des Etats et le
bavard d'un club, une députation de la nation assemblée à son
prince et une députation d'un café à l'Assemblée nationale, des
groupes de bons et dignes citoyens qui s'assemblent dans le pa-
lais d'un prince patriote pour y saisir la nouvelle du bien qu'aura
préparé ou fait l'Assemblée nationale pendant le jour, et ces tour-
bes circulaires et tumultueuses de gens qui, la bouche béante et
l'oreille tendue, saisissent habilement les impertinences débitées
par des sots, ou des nouvelles dangereuses affirmées par un
homme mal intentionné.
Comme les séances de l'Assemblée nationale sont l'objet le plus
important, le seul même qui ait déterminé les fréquentes excur-
sions de notre Courrier, elles seront aussi celui duquel nous nous
occuperons avec plus de zèle et d'activité.
Ce début n'annonçait pas un concurrent bien
dangereux pour les Mirabeau, les Brissot, et autres
journalistes patriotes déjà en possession de la fa-
veur publique. Gorsas évidemment n'a pas le feu
sacré; les plus grands événements ne sauraient
l'émouvoir, pas même la prise de la Pastille , qu'il
■m^
RÉVOLUTION 299
raconte avec un laconisme et un sang- froid qui
contrastent singulièrement avec l'enthousiasme gé-
néral.
Les premiers numéros du Courrier ne portent
aucune indication d'auteur, d'imprimeur, de prix,
ni même de bureau. C'est au n® 19 qu'on voit pour
la première fois le nom de Gorsas , citoyen de Pa-
ris, ajouté au titre, et l'auteur explique en ces ter-
mes cette addition :
Le comité permanent a fait afficher un placard par lequel il in-
vite MM. les imprimeurs à n'imprimer que des nouvelles authen-
tiques. Le comité permanent paraît aussi désirer que les auteurs
se nomment. Cette invitation est un ordre pour tous les citoyens
que le bien public anime. Le patriotisme de l'auteur du Courrier
rengage donc à donner lexemple. Si jusqu'alors il n'a pas mis
son nom à quelques écrits sortis de sa plume, c'est qu'il n'a ja-
mais été guidé, en écrivant, que par le plaisir qu'il a eu de trai-
ter tel ou tel sujet, et jamais par gloriole d'écrivain.
Gorsas, cependant, avait embrassé les idées nou-
velles avec ardeur, et dès le premier jour il est
rangé parmi les journalistes patriotes ; mais il est
loin de partager les exagérations de la plupart d'en-
tre eux ; il veut l'ordre dans la liberté ; il s'inquiète
de ces mouvements populaires alors si fréquents;
il n'aime pas le bruit, il hait l'anarchie.
Le 10 juillet, les ouvriers de Montmartre, exci-
tés par la présence des troupes, et surtout des trou-
pes étrangères , descendept en tumulte au Palais-
Royal : c( Ce commencement de fermentation , il
:300 RÉVOLUTION
£aut l'espérer, n'aura pas de suites, dit Gorsas, ^
ces ouvriers retourneront à leurs travaux. »
Apprenant la disgrâce de Necker : « Puisse la
capitale, lorsqu'elle le saura, ne voir naître dans
«on sein aucune fermentation dangereuse ! s'écrie-
t-il. Puissent les mauvais citoyens ne pas en pro-
fiter pour causer des désordres et répandre des
bruits capables d'allumer le feu de la sédition ! »
— Et plus loin : « Cette nouvelle n'a pas été plutôt
sue à Paris qu'elle y a causé la plus grande fer-
mentation ; plus de cinq cents jeunes gens ont pris
la cocarde verte. Aller sonner le tocsin, prendre
les armes, ont été le malheureux résultat de leurs
délibérations. »
Qui reconnaîtrait là la fameuse scène du Palais-
Royal où Camille Desmoulins commença son rôle
de tribun, le prologue de la prise de la Bastille !
« Nous venons d'être témoin des scènes les plus
aflfligeantes, dit-il une autre fois. Nous osons dire
qu'avec plus de prudence et moins d'aigreur on
aurait évité bien des mauxc »
C'est toujours par quelque sage réflexion de ce
genre, par quelqu'une de ces phrases banales, que
Gorsas terminait ses articles les plus agressifs, et
il semble bien pâle auprès de la plupart des autres
journalistes patriotes; mais il y a ^ans sa ma-
nière un parfum d'honnêteté qu'on ne saurait mé-
connaître.
REVOLUTION 304
Cependant, le Courrier de Versailles gagne rapi-
dement en intérêt. Son rédacteur se façonne, s'as-
souplit sous la pression des événements ; il justifie
bien la devise qu'il s'était choisie : Vires acquirit
eundo. Peu de feuilles offrent le mouvement et la
vie qui règne dans la sienne à partir de 1791 . La
lutte, d'ailleurs, le fortifie et l'enhardit.
L'effet que nous avons vu la fuite du roi pro-
duire sur la Chronique de Paris, et qu'elle produisit
sur tant d'esprits disposés à la conciliation, elle le
produisit également sur Gorsas. Louis XVI , qu'il
avait regardé jusque-là comme un monarque rem-
pli de vertus et de bonnes intentions, n'est plus
à ses yeux, qu'un perfide, un traître, une bûche
royale, un monstre, et il se joint aux démagogues
pour demander sa déchéance. Il est encore loin
pourtant de la république.
Nous avons fait depuis longtemps notre profession de foi sur
la France république, dit-il dans son numéro du 25 juillet 4794,
et , après quelques raisonnements qui nous paraissent fondés,
nous avons cité la fable des grenouilles Nous rappelons cette ci-
tation pour prouver combien nous sommes éloigné de défendre le
républicanisme, et qu'en repoussant le projet des comités, ce n'est
pas contre le roi, mais contre Louis XVI, contre un prince par-
ricide de ses sujets, que nous nous élevions.
Gorsas n'en applaudit pas moins à la journée du
20 juin, qu'il regarde comme une grande et utile
manifestation populaire; et il glorifie celle du 10
août, dont il avait été, par son journal, l'un des
aoa RÉVOLUTION
fauteurs les plus influents, si influent même que
les patriotes du faubourg Saint-Antoine le placent
en tête des journalistes auxquels ils croient devoir,
à cette occasion, adresser leurs félicitations. Voici
la curieuse adresse qu'ils lui firent remettre , ainsi
qu'à trois de ses confrères.
Extrait des délibérations de la section des Quinze-Vingts, du
24 août an. Van IV de la liberté, le /» de Végalité,
Sur la proposition d'un membre, TAssemblée a adopté en son
entier la proposition suivante :
La section des Quinze-Vingts, faubourg Saint-Antoine,
Considérant que, pendant la Révolution, les écrivains patriotes
ont préparé au peuple français le chemin de la liberté et de l'éga-
lité; qu'ils ont toujours donné Téveil au moindre danger de la
patrie ; qu'ils ont hardiment annoncé les complots des conspira-
teurs et les trames infernales qui s'ourdissaient aux Tuileries à
l'aide d'un calme trompeur;
Considérant que leurs écrits ont répandu dans l'empire le feu
électrique qui va nous donner une Constitution digne d'un peuple
souverain ;
Déclare à toute l'Europe que
Gorsas, auteur du Courrier des 83 départements;
Carra, auteur des Annales patriotiques ;
Prudhomme, auteur des Révolutions de Paris;
Desmoulins, auteur des Révolutions de France et de Brabant^
Ont bien mérité de la patrie.
L'Assemblée générale vote des remerciements à tous les écri-
vains qui ont prêché la liberté et l'égalité,
Arrête, en outre, que le présent arrêté sera porté par les com-
missaires aux quatre auteurs qu'elle vient de désigner.
Le fait était d'autant plus significatif, en ce qui
touche Gorsas, qu'il s'était dès longtemps prononcé
RÉVOLUTION 303
<;ontre les districts et contre les assemblées popu-
laires qui prétendaient régenter la France. A pro-
pos de la loi martiale provoquée par les événements
du Champ-de-Mars, et qui fit jeter les hauts cris à
tous les écrivains patriotes, il s'exprimait ainsi :
La loi martiale, généralement accueillie par tous les amig de
Tordre et de la paix, parce que les amis de Tordre et de la paix
espèrent qu'on ne se trouvera pas dans la dure nécessité d*en
faire Tapplication, trouve cependant beaucoup de contradicteurs
à Paris. Quelques districts improuvent cette loi, et celui de Saint-
Martin des-Champs a cru devoir mettre dans la balance son au-
torité avec celle de TAssemblée nationale. Cette opposition fait
rire beaucoup de gens, car on rit encore quelquefois à Paris,
malgré la sévérité des circonstances dans lesquelles on se trouve ;
on rit de voir un soixantième d'une ville, convoqué, dans le temps,
pour choisir quelques citoyens qui, réunis avec ceux des cin-
quante-neuf autres districts, pouvaient désigner une petite quan-
tité de représentants à TAssemblée nationale, sans d'autres droits
que ceux qu'il s'est arrogés, sans d'autre puissance active que
celle que l'anarchie lui permet de s'approprier, on rit, dis-je, de
voir cette cbétive autorité, qui peut, tout au plus, connaître de
quelques affaires de police, s'ériger en tribunal, et prendre un ar-
rêté qui infirme un décret que l'Assemblée nationale a pesé dans
sa justice; que dis-je? qui infirme, qui défend de le mettre à
exécution...
Si l'Assemblée nationale n'y met ordre une fois pour toutes,
ajoutait-il en attaquant une délibération du district des Cordeliers
relative à la même loi, ce sera bientôt des décrets que prononce-
ront des districts...
Nous avons dit, et nous le répétons, qu'il serait très-utile qu'un
corps de municipalité bien organisé renvoyât tous les membres
de districts à leurs boutiques, à leur commerce, à leurs bu-
reaux, etc.
304 RÉVOLUTION
Aussi chante-t-il victoire le jour où la Constitu-
tion a organisé les municipalités.
Enfin, s'écrie- t-il, on ne verra plus dans une même ville
soixante républiques donner souvent des scènes scandaleuses
de despotisme, dans le moment où la bienfaisante liberté est pro-
noncée par toutes les bouches, comme elle remplit tous les cœurs.
....Puissance dangereuse et ridicule des districts, soyez à jamais
anéantie! Votre arrêt est prononcé, et, en bon citoyen, j*ai ap-
plaudi à Toracle.
Mais c'est là le Gorsas de 90 , et celui que com-
plimentaient les patriotes du faubourg Saint-An-
toine ne lui ressemblait que de bien loin .
Cependant, les districts avaient ramassé le gant
que leur avait jeté le rédacteur du Courrier, et nos
lecteurs se souviennent peut-être qu'il fut dénoncé
notamment à celui de Saint-Roch (V.t. IV,p. 161).
En même temps que Gorsas était signalé aux
districts comme un mauvais citoyen , il se ^voyait
poursuivi par les sarcasmes des écrivains royalistes :
Tauteur des Sabats jacobites le vouait à la risée dans
une facétie dont il serait assez difficile d'expliquer
la vogue, si la vogue chez nous, surtout en fait de
refrains, avait besoin d'être expliquée. Qu'on nous
permette cependant de reproduire cette charge,
pour égayer un peu notre route.
Les Chemises a Gorsas
ou r Arrestation de Mesdames, tantes du roi, à Amay-le-Duc.
Gorsas avait dit dans son journal que les chemises de Mes-
dames lui appartenaient. Les patriotes de province, qui lisent
RÉVOLUTION 305
exactement le Courrier dans les quatre-vingt-trois départements,
crurent de bonne foi que Mesdames avaient emporté les chemises
de Grorsas. L'estime que Ton a conçue pour les écrits de ce grand
homme fait que Ton prend même intérêt à tout ce qui lui appar-
tient, et notamment à ses chemises.
Les habitants d'Âmay, ci-devant le Duc, instruits de cette
aventure, et sachant que Mesdames devaient passer par leur ville,
s'assemblèrent et décidèrent qu'il fallait les arrêter à leur passage
pour leur faire rendre les chemises qu'elles avaient dérobées au
folliculaire Gorsas. A peine cette civique résolution est-elle prise
que Ton voit entrer dans la ville les deux tantes du roi avec toute
leur suite. On les arrête de la part de la nation et de Gorsas; on
les fait descendre de voiture, et les oflBciers municipaux, avec leurs
habits noirs, leur gravité, leurs écharpes, leur civisme et leurs
perruques, disent à Mesdames :
Air : Rendez-moi mon écuelle de bois.
Donnez-nous les chemises
A Gorsas,
Donnezrnous les chemises.
Nous savons, à n*en douter pas.
Que vous les avez prises.
Donnez-nous les chemises
A Gorsas f
Donnez-nous les chemises.
Madame Adélaïde, étonnée d'un tel propos, répond sur le même
air que ces messieurs de la municipalité :
Je nai point les chemises
A Gorsas,
Je n'ai point les chemises.
Cherchez, messieurs les mctgistrats.
Cherchez dans nos valises.
Je n'ai point les chemises
A Gorsas,
Je n'ai point les chemises. '
306 RÉVOLUTION
Madame Victoire dit à son tour :
Avait-il des chemises
GùTsas?
Avait-il des chemises ?
Moi, je crois qu'il n*en avait pas ,
Où les aurait-il prises ?
Avait-il des chemises,
Gorsas?
Avaitril des chemises ?
MM. les municipaux, qui connaissent de réputation les che-
mises de l'écrivain Gorsas, répondent avec une gravité toute mu-
nicipale :
Il en avait trois grises,
Gorsas,
Il en avait trois grises.
Avec l*argent de son fatras
Sur le Pont-Neuf acquises ;
Il en avait trois grises
Gorsas,
Il en avait trois grises.
La municipalité se mit alors en devoir de fouiller dans les
malles de Mesdames, en disant :
Cherchons bien les chemises
A Gorsas,
Cherchons bien les chemises.
Cest pour vous un fort vilain cas.
Si vous les avez prises.
Mais où sont les chemises
A Gorsas,
Mais où sont les chemises ?
Enfin, ne pouvant distinguer, parmi tant de chemises, lesquelles
appartenaient à Gorsas , et les tantes du roi persistant à nier
RÉVOLUTION 307
qu'elles eussent dérobé celles de ce grand homme, la munici-
palité d'Amay, ci-devant le Duc, accorda à Mesdames la permis-
sion de cx)ntinuer leur voyage, après les avoir cependant rete-
nues prisonnières Tespace de dix jours. 0 liberté!
Mais de bien plus rudes coups et des adversaires
bien autrement redoutables attendaient le rédacteur
du Ck)urrier. S'il avait de plus en plus mérité les
malédictions du parti royaliste, il s'était avancé
d'autant dans les bonnes grâces des patriotes, et il
avait fait complètement oublier ses réserves, sa
tiédeur des premiers jours , par les assauts qu'il
avait livrés au trône. Une fois sur cette pente, il s'y
était laissé fatalement glisser. Il applaudissait à la
razzia opérée par la Commune, dans la nuit du 29
au 30 mars, contre les hommes suspects d'inci-
visme : <c On a ainsi appris aux malveillants , di-
sait-il, que le régne des traîtres est passé. » Il célèbre
Tenthousiasme avec lequel le peuple de Paris ré-
pondit à l'appel de la Commune, l'élan de la capi-
tale pendant la journée du dimanche 2 septembre.
Le moment terrible est venu. Des hordes de cannibales, avides
de sang et de pillage, ont violé Tasile de la liberté ; ils ne dissimu-
lent pas qu'ils ont des intelligences intérieures sur lesquelles ils
comptent... Us veulent la mort des patriotes... C*est donc au-
jourd'hui un combat à outrance 1... Qu'ils périssent!... Nous
sommes en guerre ouverte avec les ennemis de notre liberté :
t7 faut que nous périssions par leurs mains, ou qu'ils périssent par
Us nôtres. Telle est la cruelle alternative où nous sommes placés!
Pendant que cent mille citoyens volaient aux armes pour se
porter auk frontières, cent mille autres, ou plutôt tout Paris se
308 RÉVOLUTION
portail aux prisons, encombrées de brigands, avec Tintention de
tout sacrifier à la sûreté publique. Mais un sentiment de justice a
bientôt mis des bornes à ce premier élan. Un jury se forme ; on
fait apporter les registres des écrous ; on interroge les prison*
niers : tous les innocents, tous les malheureux arrêtés pour dettes,
toutes les^ victimes d'un moment teneur ou d! imprudence^ sont
portés chez eux en triomphe, et le crime seul expire. La Force,
la Gonciei^erie, le Chàtelet, Bicètre, enfin toutes les demeures
du crime, n'ont plus que les murs; tous les conspirateurs, tous
les scélérats, ont vécu, tous les innocents sont sauvés...
On ne s'attend pas sans doute que nous rappellerons ici tout
ce qui s'est passé dans ces diverses demeures de la scélératesse
et du crime : ces détails sont trop pénibles, et l'homme humain
détourne ses regards, alors même qu'il sait que c'est le sang des
scélérats qui a coulé, et ce sang-là seul a coulé...
On voit quel chemin Gorsas avait fait, et si les
patriotes étaient fondés à compter sur lui. Cepen-
dant, arrivé à la Convention, il y manifeste des in-
tentions moins violentes qu'on ne l'aurait supposé ;
il se sépare des démagogues dans le procès de
Louis XVI, en votant pour la détention. En même
temps il se lie avec Roland et les Girondins , et
quand la lutte éclate entre ces derniers et les Jaco-
bins, le Courrier, qui n'est plus dès lors qu'un ins-
trument de parti , fait une guerre à outrance à la
Montagne et à la Commune de Paris, et son rédac-
teur engage une lutte corps à corps , une lutte où il
devait périr, contre Marat , Hébert , Prudhommc,
Desmoulins, etc. Il va jusqu'à flétrir les journées
de septembre, qui l'avaient trouvé si indulgent, et
il ne craint pas de demander la punition de leurs
RÉVOLUTION 30»
auteurs. Nous l'avons vu dénoncé pour ce fait à la
Commune, qui ordonnait que ses premières opi-
nions sur ces funèbres journées seraient imprimées
et affichées en regard de celles qu'il manifestait
alors (V. t. IV, p. 156). Un article pris au hasard
montrera ce qu'était le Courrier, au fond et dans
la forme, dans les premiers mois de 1793. On re-
marquera le titre de cet article, titre qui se retrouve
dans presque tous les numéros de cette époque.
Paris. — Thermomètre de cette ville.
En 4790, les aristocrates, qui n'étaient autre chose que les
prétendit amis du peuple d'aujourd'hui, avaient besoin de sou-
lever les citoyens et de les porter à des excès, afin de faire passer
la loi martiale et développer le drapeau rouge. Tout à coup une
disette factice est annoncée dans les groupes, et voilà le peuple
qui assaillit les boutiques des boulangers, etc. Dans la crainte de
manquer le lendemain, le surlendemain, il prend le triple, le
quadruple de sa subsistance ; enfin la disette devient effective, et
l'effervescence s'accroît. Il fallait une victime, et cette victime
liit le malheureux boulanger de la rue du Marché-Palu. — Une vic-
time, c était bien peu I dira-tH)n. Cela est vrai ; mais d'autres temps,
S autres besoins : une victime sufi&sait alors, et Marat lui-même en
fut satisfait, ainsi qu'on peut le voir dans ses numéros de VAmi
du Peupk de 'Cette époque. Alors le profond politique n'avait pas
supputé qu'il fallût encore trois cent mille tètes... et Ton se rap»
pelle ce calcul mesquin, qui fut cependant dénoncé à l'Assemblée
constituante par Lally-Tolendal (4). Quoi qu'il en soit, le plan
réussit, la loi martiale passa, le drapeau de la mort fut déployé
(I) Les mêmes hommes qui triomphent aujourd'hui avûcnt fait faire une gra*
Ture qui représentait Barème calculant sur son bureau les tètes déjà coupées, et
sous cette gravure était écrit : Qui de iO paye 6, reste 13. (On est bien revenu de
cette mesquinerie.)
340 RÉVOLUTION
et le peuple fut lui-même victime des suggestions perfides de ses
prétendus amis; et si quelques écrivains énergiques n'eussent
alors ranimé son courage, mais toujours en l'invitant à respecter
les lois, c'en était fait, et la liberté poussait son dernier cri (4 ).
Les extrémités se touchent, et les personnes de bonne foi, qui
veulent voir les choses de près, doivent rapprocher les événe-
ments, en examiner le concours, et surtout porter les yeux sur
cette Montagne, aujourd'hui si brûlante de patriotisme, et qui
-se trouve composée en majeure partie de ci-devant nobles, de
prêtres, é*évéques, enfin de plusieurs de ces mêmes hommes qui
avaient applaudi à la loi martiale. Il est vrai que Robespierre et
ses disciples s'y rendent, comme autrefois les apôtres sur la mon-
tagne des Oliviers; mais l'on connaît la caste noble et celle de^
. derviches ; elles ont besoin d'un appui pour être quelque chose,
et leur place sera toujours où le maître leur commandera d'aller.
Vti6e, Domir^, et ibimus.
Que veulent aujourd'hui ces fiers républicains?... Ils veulent
substituer à un despotisme royal un despotisme plus funeste ; ils
veulent régner au nom du peuple, qu'ils égarent ; ils veulent en-
vahir tous les pouvoirs, être à eux seuls toutes les autorités, et
substituer, comme nous l'avons dit mille fois, le régime muni-
cipal de Rome à celui qui pesait sur nos têtes depuis tant de
siècles... Leurs preuves, ils les ont faites après la journée du
40 août, et Robespierre, qui avait refusé tous les emplois, toutes
les places, convaincu que la municipalité de Paris allait être la
reine de toutes les ruitions, s'est empressé d'aller s'y asseoir, et de
venir à sa tête prescrire des ordres à l'Assemblée l^slative..,
À cette époque, les amis du peuple affichèrent des placards qui
disaient hautement qu'il ne fallait pas de Convention, mais des
municipalités, mais des tribuns, mais des dictateurs; à cette
époque, des missionnaires furent envoyés dans toutes les parties
de la France pour prêcher la même doctrine... Des oppositions
(1) II n'y a eu que les Bévolutions de Paris et nous qui ayons osé élever la yoix :
aussi les dénonciateurs d'alors nous traitaient-ils comme les dénonciateurs d'au-
jourd'hui. Alors nous étions des factieux; on aiguisait contre nous les poignards..,
AiiÛourd'hui nous sommes des royalistes, qu'il faut égorger au pied de l'arbre de U.
liberté. (Voyez la séance des Jacobins.)
RÉVOLUTION 344
naissent, on en craint de plus grandes : les massacres du 2 sep-
tembre sont ordonnés, non-seulement à Paris, mais dans tous les
départements ; une circulaire funeste est écrite. Quels étaient les
^gnataires de cette circulaire?... Les mêmes hommes qui aujour-
d'hui crient au royalisme contre les sincères amis de la patrie
qui ont dévoilé leurs trames criminelles, et qu'il faut égorger
avant de pouvoir espérer des succès.
En6n quel est leur plan, quel doit être leur plan? Celui de faire
naître des émeutes, celui de faire éclore des abus ei des maux,
afin de pouvoir en accuser ceux qui luttent en vain pour déjouer
leurs projets libertiddes... Et ce plan a été suivi avec une astu-
cieuse audace pendant ces deux ou trois jours. : — Nous le répé-
tons, ils ont (tssassiné pour régner ; car à Tépoque trop fameuse
des massacres, massacres qu'ils avaient disposés, qu'ils comman-
daient, qu'ils salariaient, ils faisaient demander au peuple de
Paris, pour eux et pour un des leurs, les titres de domination qui
convenaient à leur plan, comme les seuls qui pussent sauver la
chose publique... (Ce sont leurs propres termes, je les ai sous les
yeux.)
Ils ont voulu bégner, et ils le veulent encore... car, lors-
qu'une fois, une seule fois, on a eu soif de la domination, on ne
lâche plus prise... Semblables à ces loups du nord qui suivent
les armées pour en dévorer les cadavres, et qui ne veulent plus
Tivre que de chair humaine quand ils l'ont une fois goûtée, les
tyrans d'un seul jour veulent l'être toute leur vie; leur imagina-
tion ne sait plus se repaître que des jouissances exclusives, que
des atroces plaisirs de la tyrannie.
Ils ont voulu régner, et ils le veulent encore. .. car ils ont
besoin d'être rois, sous quelque dénomination que ce puisse être,
pour échapper à la punition des crimes que le désir de régner
leur a foit commettre. Si la loi triomphe enGn, leui^ têtes cou-
pables tomberont sous son glaive; ou du moins ils n'ont plus
d'espoir que dans la clémence nationale. Or, un fxirdon flétrissant
ne leur convient plus: leurs fronts, empreints du sceau du crime,
quand les troubles cesseront d'exister, inspireraient l'effroi à
ceux-là même qu'ils ont égarés; ils pourraient vivre, mais ils
312 RÉVOLUTION
languiraient, méprisés et maudits, dans un néant pire que la mort.
Il faut qu'ils soient ROIS ou qu'ils ne soient RIEN; il Haut qu'à
force de crimes ils ressaisissent le pouvoir que des crimes affireux
leur avaient d'abord procuré ; il faut qu'ils comUent la mesure,
enfin, pour vivre sans crainte et sans remords (4).
•
A quelques jours de là, rimprimerie de Gorsas
était saccagée, et il n'échappait lui-même qu'à
grand'peine au fer des assassins. Après avoir ra-
conté cette scène de vandalisme, il ajoute :
Je ne parlerai pas des attentats commis à l'imprimerie de
Fiévée et dans la rue Guénégaud. Quoique le dégât ait été moins
grand, il a peut-être un caractère plus odieux (car je suis bien
loin ici de me targuer de mes prérogatives de représentant de la
nation). Au moins ces scélérats avaient-ils un prétexte en sacca>
géant mes propriétés : ils pillaient leur ennemi, puisque je suis
l'ennemi du brigandage ; ils punissaient en moi l'auteur du Cour-
rier des Départements, qui a déclaré une guerre à outrance aux
anarchistes, aux violateurs des propriétés, aux pillards... Chez.
Fiévée, au contraire, ils exerçaient un brigandage qui manquait
son but, puisqu'il n'atteignait ni Condorcet, ni Rabaut, qui
étaient les auteurs de l'ouvrage dont le crime avait à se plaindre,
mais seulement des caractères mobiles, qui, sous la main d'un
Robespierre ou d'un Marat, auraient pu retracer des motions de
sang, des dénonciations contre la vertu, ou des sentences de
proscription.
Diront-ils que c'est le peuple de Paris qui s'est livré à ces excès^
comme ils l'ont accusé d'avoir participé aux journées des t et
3 septembre?... Ehl le peuple même de leurs tribunes aurait
rougi de se livrer à de pareilles atrocités. Il leur a fallu ouvrir
leur repaire à deux ou trois cents lâches spadassins que Cartouche,
ou du moins Mandrin, n'auraient pas jugés dignes de servir sous
(0 Courrier du quatre-vingt-trois départements, 26 février I79Î.
RÉVOLUTION 313
leurs bannières... car ce dernier surtout voulait des scélérats qui
osassent se montrer en plein jour...
Je ne parlerai pas de la manière dont a été accueillie Fannonce
faite à la Convention de ces horreurs; je ne parlerai pas de ces
applaudissements que les siècles les plus barbares eussent désa-
voués... : ils ne doivent être imputés qu'à une trentaine de repUles
qui rentreront, au premier orage, dans la fange qui les a vomis,
et qui les réclame.
Le Courrier ne reparut que le 1 9 mars. Il n'avait
pas dépendu de Gorsas qu'il en fût autrement;
mais les vandales l'avaient mis dans Timpossibilité
d'imprimer son journal, et il aurait craint, en re-
courant à un de ses confrères, de l'exposer au
même sort, d'attirer sur sa tête le même orage ,
toujours facile à soulever avec une orgie et un écu
par tête. Enfin , il est en mesure, « le Courrier re-
paraît, et il reparaîtra constamment, à moins que
les poignards de l'anarchie et de la licence ne vien-
nent à bout d'assassiner sans retour la liberté et
son plus ardent défenseur. » Impavidum ferientnii-
ncBy telle est sa nouvelle devise.
La Convention, comme s'en plaint Gorsas, s'était
montrée très-peu émue du récit qui lui avait été
fait de ces scènes de barbarie ; mais c'est à cette
occasion qu'elle décréta , comme nous l'avons dit
ailleurs (t. IV, p. 1 85), que les députés journalistes
seraient forcés d'opter entre leur mandat et leur
journal. En annonçant cette mesure, Gorsas s'en
exprime ainsi en tête de son numéro du 20 mars :
T. VI. • Ai
341 RÉVOLUTION
Un décret a été rendu sur la motion de Lacoroix, qui n'a pas
rougi de profiter du pillage commis dans mon domicile pour le
proposer. En était-il le complice? Je l'ignore. D'ailleurs, je n'ai
pas l'habitude de juger sur les apparences. Le décret est rendu,
cela me suffit. Mon devoir est d'obéir, et j'ai obéi, 4o en étant
mon nom qui était en télé du Courrier; t^ en ne m'en réservant,
à l'avenir, que l'inspection et l'impression (mon métier est d'être
imprimeur, et si la loi m'empêche de penser, elle ne m'empêchera
pas d'imprimer et de méditer les pensées d'autrui).
Ce n'était là qu'une déclaration pour là forme ,
et le Courrier continua , à n'en pas douter, à être
rédigé par Gorsas. A chaque page on reconnaît sa
plume, on le reconnaît surabondamment aux notes
dont il charge volontiers ses articles, comme celle-
ci, entre autres , qu'on lit dans le numéro du 22
mars, en renvoi à l'expression journaux modérés,
employée dans un article de correspondance :
C'est être modéré aujourd'hui de tonner contre vous, lâches
anarchistes!... C'est être modéré de prêcher Vamour de V ordre, le
respect pour les lois!.,. C'est être modéré, 6 Legendre! de ne pas
parler de tocsin, d'incendie, de pillage!!!... {Les journaux mo-
dérés ont encore été dénoncés hier à la Convention par Varchi-
prêtre JvMen ///)
Personne, d'ailleurs, ne s'y trompait, comme le
prouve surabondamment cette pièce curieuse que
je trouve dans les Lettres de Rohespieire à ses œnv*
mettants :
1
RÉVOLUTION 345
le Comité de correspondance et de surveillance de Strasbourg
aux Jacobins de Paris.
29 mars, Van II de la République
une et indivisible.
L'indigne Corsas continue son bavardage contre-révolution-
naire. Nous vous envoyons copie de la lettre que cet arcbî-scé-
lérat a arrachée à notre indignation :
« Monsieur de Gorsas,
» Depuis trop longtemps vous faites circuler gratis le poison de
votre journal ; les empoisonneurs en chef ont sûrement soin de
vous défrayer. La citoyenne Laveaux, à qui vous avez constam-
ment adressé cette peste morale, Ta présentée à la Société. L'in-
dignation de deux à trois mille républicains s'est manifestée :
Au feu, au feu Gorsas ! Des musicien^ patriotes étaient là : le
Ça ira ! s'est fait entendre pendant les préparatifs, et, au mo-
ment où vos feuilles ont été présentées à une flamme civique,
nos citoyens, les béros de la liberté et les Jacobins, ont entonné le
couplet : Tremblez, tyrans, et vous, perfides, Vopprobre de tous les
partis.
Nous vous envoyons les cendres qu'ont fournies vos feuilles
pestilentielles. Nous ne pensons pas qu'elles puissent vous ren-
dre sage ; mais du moins vous verrez que nous savons vous ap-
précier.
Le Courrier tomba avec les Girondins, le 31 mai,
et son rédacteur paya de sa tête, quatre mois après,
sa courageuse opposition aux hommes et au sys-
tème qui allaient étouffer la liberté sous le poids
de la terreur.
Dans cette lutte, Gorsas déploya une "vigueur,
un talent , dont on l'aurait à peine cru capable , et
346 RÉVOLUTION
sa feuille est une des plus dramatiques, et, sous
tous les rapports, une des plus intéressantes de
l'époque.
Le Courrier, dont le titre varia plusieurs fois,
comme on le pourra voix à la Bibliographie, ne
forme pas moins de quarante-huit volumes ; mais,
dans cette vaste collection, il faut s'attacher de
préférence aux huit derniers volumes, où sont re-
tracés le procès de Louis XYI et le drame parle-
mentaire qui vint aboutir à la proscription de la
Gironde.
PRUDHOMME, LOUSTALOT, TOURNON.
Révolutions de Paris.
Les Révolutions de Paris sont un journal sut ge-
neris^ et qui tient bien ce que promet son titre.
C'est le tableau le plus complet, le plus exact , le
plus impartial, des agitations de la capitale pendant
les premières et les plus dramatiques années de la
Révolution. Quand je dis impartial, il faut enten-
dre relativement ; car l'impartialité était à peu près
impossible aux acteurs de cette lutte passionnée.
Mais Prudhomme se faisait gloire de tenir unique-
ment aux principes, de ne faire acception de per-
sonne, et de ne jamais moins dire que ce qu'il fal-
lait dire; et l'indépendance est bien, en effet, le ca-
ractère distinctif de son journal. On n'en trouverait
pas un autre qui exprimât aussi spontanément,
aussi constamment , l'opinion générale, à mesure
qu'elle se dégageait dans le pays au-dessus des par-
tis politiques. Chez tous il y a trace de parti pris,
d'esprit de système; ils subissent l'influence, celui-
ci d'une grande réputation, celui-là d'une coterie.
348 RÉVOLUTION
parlementaire, cet autre d'un salon ou d'un club. Les
Révolutions de Paris sont les seules derrière les-
quelles on n'entrevoit ni les caprices et les exagé-
rations d'une personnalité, ni la tactique, les réti-
cences et les ruses d'une coterie ou d'un parti.
Cette particularité seule, comme l'a très-judi-
cieusement remarqué M. Eugène Maron, suffirait
pour expliquer l'immense succès de cette feuille. A
une époque où les esprits, sollicités en tous sens,
hésitent à choisir entre des voies diverses, celui qui
parle selon sa propre conscience, sans être ébloui
par le tourbillon des intrigues et l'éclat des réputa-
tions, n'a point de peine à se mettre d'accord avec
la conscience publique.
Une remarque est à faire encore, qui est à la fois
l'explication et la conséquence de ce que nous ve-
nons de dire. Les principaux journaux de la Révo-
lution étaient l'organe, l'expression, je dirais pres-
que l'incarnation d'une individualité puissante et
bien connue, d'un écrivain ou d'un homme poli-
tique qui les rédigeait ou les inspirait, et qui leur
donnait son nom. Ainsi le Courrier de Provence,
c'était le journal de Mirabeau ; les Révolutions de
France et de Brabanty c'était le journal de Desmou-
lins; le Courrier des Départements, c'était le journal
de Gorsas, etc. Pour les Révolutions de Paris, au
contraire, on ne sait que vaguement quels furent
ses rédacteurs; le nom dominant, c'est celui de
RÉVOLUTION 319
Prudhomme, qui n'en était pourtant que l'éditeur,
ou, si Von veut, le directeur-propriétaire. Prud-
homme tenait essentiellement à ce qu'on dit le
journal de Prudhomme , et ses prétentions à cet
égard, prétentions qui lui attirèrent fréquemment
les sarcasmes des vrais journalistes, fijiirent par
triompher; ce qui prouverait au besoin que l'édi-
teur des Révolutions de Paris n'était pas un homme
ordinaire.
Prudhomme était un libraire-papetier qui s'était
fait l'ardent propagateur de tous les écrits des-
tinés à révolutionner la France; il se vantait lui-
même d'avoir répandu en quelques années des
milliers de brochures propres à préparer et à ac-
célérer le mouvement. Il avait subi plusieurs em-
prisonnements pour ce fait, et il était, de la part de
la police, l'objet d'une surveillance incessante. Je
trouve dans la Police dévoilée une lettre du direc-
teur de la librairie, Maissemi, dans laquelle on lit,
entre autres choses :
Une saisie a été faite chez Royer, libraire, par les officiers de
la chambre syndicale, qui en ont dressé un procès-verbal que je
porterai demain en cour. On sera, par là, à même de faire un
exemple. Mais, pour faii^ plus d'effet, il faudrait, par le même
arrêt, pouvoir interdire plusieurs Ubraires. Je vais, Monsieur,
vous en indiquer deux qui, j'ai lieu de le présumer d'après les
renseignements que je nie suis procurés, seront pris en contra-
vention. L'un est le nommé Prudhomme, qui tient boutique sous
le nom du sieur Dupuis, lequel est absent de Paris. Ce Prud-
homme, papetier bouquiniste, demeure rue Jacob, vis-à-vis
no RÉVOLUTION
celle Saint-Benott. M. Henri doit, au surplus, le connaître. H
parait constant que c'est ce Prudhomme qui est chargé de la
distribution du bulletin intitulé Etats-Généraux, et qu*il a Tha-
bitude de vendre tout ce qu'il y a de plus répréhensible. J'y en-
Terrais bien la chambre syndicale ; mais, comme Prudhomme peut
avoir des magasins séparés de la boutique, il serait essentiel que
la visite fût faite par un commissaire et un de vos inspecteurs,
avec le plus grand soin et le plus grand secret... Il circule aussi
un prospectus ayant pour titre : Résumé général ou Extrait des
cahiers des bailliages, pour lequel on souscrit chez M. Laurent de
Mézières, rue Saint-Benoit, n» 28, faubourg Saint-Germain. On
croit que Prudhomme y est pour quelque chose. Ce serait en-
core un objet à rechercher et à saisir. Il serait encore bien né-
cessaire d'arrêter VOrateur des Etats-Généraux, l'une des bro-
chures les plus audacieuses qu'ait produites la licence du temps.
Enfin on m'a dénoncé un autre libelle affreux, ayant pour titre :
Réponse de M. de Colonne à la dernière lettre de M, Lebrun. Vous
aurez sûrement donné des ordres pour l'arrêter.
« M. Prudhomme, ajoute Manuel, s'est bien ven-
gé de toutes ces lâches persécutions en fournissant
des presses à Loustalot, le premier évangéliste, et
peut-être le martyr de la Révolution. »
C'est au mois de juillet 1 789 que commença la pu-
blication des Révolutions de Paris. L'inventeur réel
de cette feuille célèbre et son premier rédacteur fut
un écrivain assez obscur, nommé Tournon, qui pro-
posa et fit facilement accepter cette affaire à Prud-
homme, mais je ne sais à quelles conditions. Elle
était dédiée à la nation et au district des Petits-Augus-
tins; on connaît son épigraphe fameuse : Les grands
RÉVOLUTION 324
ne nous paraissent grands qxie parce que nous som-
mes à genouœ. . . Levons-nous !
Le premier numéro porte la date des 1 2-1 7 juillet,
et contient la relation détaillée, et jour par jour, de .
tout ce qui se passa à Paris et à Versailles dans cette
semaine mémorable. Il eut un succès prodigieux :
Toumon dit, dans un factum dont je parlerai tout
à l'heure, qu'on en publia dix éditions, « sans celles
qui ne furent pas annoncées » .
. Il en fut de même, plus ou moins, pour les au-
tres numéros, toutes les fois que l'attention se trou-
vait surexcitée par les événements; et c'est ainsi
qu'il faut comprendre le chiffre fabuleux d'abonnés
que l'on prête aux Révolutions de Paris. Quand on
a dit, et tant de fois répété depuis, que Loustalot
avait groupé deux cent mille souscripteurs autour
du journal de Prudhomme, ce n'a pu être qu'une
façon de parler, qu'il ne faudrait pas prendre à la
lettre. Les moyens dont l'imprimerie disposait
alors auraient été loin de suffire au service d'un pa-
reil nombre d'abonnés, et aujourd'hui même on n'y
parviendrait pas sans des efforts extraordinaires.
Quoi qu'il en soit, le succès des Révolutions de
Paris dépassa tout ce qu'il était possible d'espérer,
tout ce que l'on avait jamais vu. Et ce succès, il
faut le dire à l'honneur de Prudhomme, elles le du-
rent non-seulement au talent des rédacteurs, non-
seulement à leur ardent patriotisme, mais encore à
44.
322 RÉVOLUTION
la manière intelligente dont elles étaient conçues.
Chaque numéro formait une brochure d'une cin-
quantaine de pages, en caractères assez serrés, et
ces cinquante pages étaient presque exclusivement
consacrées aux événements de Paris, qu'elles pou-
vaient ainsi raconter avec plus de méthode et beau-
coup plus de détails que tous les autres journaux,
bien qu'elles ne parussent que toutes les semaines.
Ajoutez à cela des gravures, assez mauvaises, il est
vrai, mais qui n'en avaient pourtant pas moins un
certain charme pour des lecteurs qui n'étaient
point, comme ceux d'aujourd'hui, blasés sous ce
rapport.
Dès le n® 6, le journal de Prudhomme eut une
concurrence, qui s'annonça sous le titre de Nou-
velles Révolutions de Paris ^ par un des rédacteurs
des premiers numéros. C'est à ce concurrent qu'ap-
partient cette réflexion profonde, que j'ai vue plu-
sieurs fois citée comme extraite de la feuille de
Prudhomme :
« Le philosophe qui embrasse l'univers, qui voit
les âges se succéder, les empires se former, s'éten-
dre, se détruire et s'écraser les uns les autres, et de
leurs ruines de nouveaux empires se former encore
pour être détruits, s'arrête sans étonnement sur la
révolution présente, occasionnée en apparence par
la mauvaise politique des princes et des ministres,
RÉVOLUTION 3Î3
mais en effet par l'ordre immuable de la Providence,
qui semble avoir placé la stabilité du monde dans ses
vicissitudes. » Parole aussi profonde qu'elle est élo-
quente.
Quel était ce collaborateur qui avait fait si
promptement scission? C'est ce que je ne saurais
dire; mais assurément ce n'est pas Tournon,
comme l'avance Léonard Gallois.
11 est bien vrai que Tournon lui-même ne tarda
pas à se brouiller avec Prudhomme, mais ce ne fut
qu'après la publication du quinzième numéro qu'il
s'en sépara. Lui aussi voulut faire concurrence à
son ex-associé, et fonda sous le même titre un jour-
nal de tout point semblable, ou, si l'on veut, et
comme il le prétendait, continua de son côté le
journal dont il revendiquait la propriété : de sorte
qu'il y eut à la fois trois journaux du même nom.
Tournon fit même réimprimer les quinze premiers
numéros pour ses abonnés, mais en y pratiquant
de nombreuses coupures, afin de pouvoir les don-
ner à meilleur marché.
Cette rupture donna lieu, entre les deux associés,
à un échange d'invectives qui ne dut pas laisser que
d'amuser la galerie. Comme ils se prétendaient tous
les deux propriétaires des Révolutions, ils portè-
rent leur contestation devant le comité de police,
^ui, par sentence du 4 novembre 1 789, reconnut
324 RÉVOLUTION
Prudhomme comme le chef de Tentreprise, mais
autorisa Tournon à continuer le journal de son côté,
si bon lui semblait.
Prudhomme, d'ailleurs, et bien que ses concur-
rents ne fussent pas de force à lutter avec lui, s'é-
tait de bonne heure mis en mesure de leur tenir
tète. Il proteste hautement contre « les publications
qui n'ont rien de commun avec la sienne, quoi-
qu'on ait annoncé qu'elles étaient faites par les
rédacteurs et auteurs des premiers numéros, » II
amplifie ainsi son titre : « avec un extrait des pa-
piers trouvés dans la Bastille, et le résultat de l'As-
semblée nationale, nouvelles des provinces, et au-
tres pièces. » Il annonce que, « pour reconnaître les
bontés dont le public l'a honoré, il fera paraître, et
enverra gratis à ses abonnés, une Introduction aux
Révolutions^ ouvrage qui contiendra un tableau
historique et politique de tout ce qui s'est passé en
France depuis la première assemblée des notables,
et qui démontrera les causes politiques de l'éton-
nante révolution qui vient de s'opérer. Cette intro-
duction fut en effet publiée en janvier 1 790. II
ajoute à son journal des gravures qui tiennent,
dit-il, à l'histoire de la Révolution, < dans l'espé-
rance qu'elles mettront le public à portée dé le dis-
tinguer des contrefaçons et de le venger de la super-
chérie des contrefacteurs. » Pendant plusieurs mois
il place en tète de ses numéros un extrait de la sen-
RÉVOLUTION 325
tence du comité de police; mais, par une petite su-
percherie qui est plus réelle, celle-là, il s'arrête à la
partie qui est favorable à Tournou, qu'il accable de
son dédain : « Ce particulier, soi-disant homme de
lettres et membre de plusieurs académies, répand
avec profusion des diatribes dans lesquelles il se dit
l'auteur de cet ouvrage ; sa profonde ignorance fait
ma justification. » — Prudhomme « ose d'ailleurs
se flatter que ses sacrifices et ses soins prouveront
à ses concitoyens et sa reconnaissance et son désir
de servir la cause publique. » Enfin il marque tous
ses numéros d'un timbre portant son nom et sa
qualité d'éditeur et seul propriétaire des Révolu-
tions de Paris.
A cette tactique, à ces insinuations, Tournon ré-
pond par cet avis dont il fait longtemps précéder sa
feuille :
La voix publique répète de toutes parts que Ton doit défendre
la continuation de deux ouvrages des Révolutions, — L'un des deux
est faux, dit-on. Rien n'est plus vrai, et l'arrêté pris à cet égard
par le comité de police le confirme pleinement. Voici cet arrêté,
mot pour mot , et j'observe que jamais le sieur Prudhomme ne
l'a imprimé en entier :
« Le Comité de police déclare, sur la contestation entre MM. Tour-
non et Prudhomme, que ce dernier, comme chef de Ventreprise du
journal intitulé : BévoltUions de Paris, peut continuer cette en-
treprise (4); que M. Tournon [comme inventeur et auteur dudit
(I) Pnidhomme, dans sa citatioii, s^arrètait là, en ajoutant toatefois : « et est
propriétaire des souscriptions » ; ce qui pouvait bien être encore une petite^ su-
percberie, car ce membre de phrase finit par disparaître.
326 RÉVOLUTION
OUVRAGE (4)] peut, de son côlé, continuer Tentreprise, concur-
remment et sous le même titre, s*il le juge à propos, ni Tun ni
l'autre n'ayant pour cet ouvrage aucun privilège exclusif, et le
nom de Véditeur des deux ouvrages suffisant pour les distinguer,
» Fait au Comité de police le i novembre.
Signé : Fabbé Fauchet, Manuel, Thorillon, Isnard
de Bonneuil, de la Bastide, B. du Luc. b
n résulte de l'arrêté de ce comité que M. Toumon est l'au-
teur de l'ouvrage intitulé Bévolutions de Paris; que le sieur Prud-
homme, au contraire, n'a été que le bailleur de fonds ; que, pour
éviter un bouleversement immanquable dans ses affaires, ce co-
mité a cru devoir lui permettre de continuer, sauf à laisser au
public la liberté de choisir l'ouvrage du contrefacteur bailletir de
fonds, ou celui de I'autbur reconnu dudit ouvrage. Cet exposé
suffît pour éclaircir la vérité, et nous osons dire que les nouveaux
succès dont le public nous honore nous sont garants qu'il n'est pas
dupe des supercheries, des plates injures et des basses calomnies
dont me gratifiait ci-devant mon très-honnête contrefacteur.
J'ai rencontré à la Bibliothèque une pièce assez
curieuse relative à cette querelle. C'est un factumde
Tournon. II porte en tête : Révolutions de Paris. —
Assemblée des représentants de la Commune de Paris.
Comité de police ^ et commence par cet acte étrange,
sorte de billet de confession :
Le Comité de police a reçu avec satisfaction l'assurance que loi
donne M. Toumon de n'insérer dans le journal intitulé Bévolu-
(I ) Penoone ne peut me contester cet titres : I* parce que j^SYais fait imprimer
le commencement de cet ouvrage à Tinsu du sieur Pnidhomme, ainsi qu'il en est
cooYSBa lai-mème, et plusieurs jours avant de le lui communiquer; 8* parce que
mon nom, comme auteur, est imprimé, de son aveu, sur les premiers cahiers qui
parurent ; 8" parce que je n'ai cessé de travailler à mon ouvrage que lorsque
j'en ai prévenu le public, et que je n'ai jamais eu que des collaborateurs payés par
mol, ou sur les sommes que m'assurait mon traité avec mon débitant. Les preuves
de ces faits sont déposées chez mon libraire, le sieur Foullé; chacun peut les y
consulter.
RÉVOLUTION 3î7
tions de Paris aucuh article capable d'alarmer les bons citoyens,
aucuns discours incendiaires, aucune inculpation téméraire, et lui
donne acte du désaveu qu'il fait de tout ce qu'il y a eu de ré-
préhensible dans les feuilles précédentes de ce journal, de sa dé-
claration qui constate que c'est malgré lui que ces articles y ont
éié insérés, et qu'il n'y en paraîtra plus de semblables.
Fait au Comité de police, le 2 novembre 4789.
On remarquera la date de cet acte : il est anté-
rieur de deux jours à la sentence que nous venons
de transcrire, et porte les mêmes signatures. Sa si-
gnification est plus facile à présumer qu'à définir.
Un passage que j'ai relevé dans un petit journal
contemporain, bien qu'il n'en donne pas évidem-
ment la véritable clef, peut cependant aider à en
pénétrer le slsns :
« Parisiens, admirez la sagesse profonde qui pré-
side aux jugements du comité de police.
» Un sieur Tournon , jusqu'alors inoonnu dans
le monde littéraire, se disant homme de lettres,
membre de plusieurs académies, etc., stipendié par
un sieur Prudhomme pour travailler aux Révolu-
tions de Paris, puis rebuté par ce dernier, se trans-
porte, la rage dans le cœur, au comité de police,
où, après avoir fait amende honorable, par le dés-
aveu formel des articles incendiaires insérés dans
plusieurs numéros, il se fait autoriser à continuer
seul le journal, en promettant de ne rien écrire
contre les représentants de la Commune et le très-
scrupuleux comité.
318 RÉVOLUTION
» Le sieur Prudhomme, instruit par la voix pu-
blique de cette supercherie, se rend au comité, où
il expose des raisons très-sonnantes, et sur-le-champ
il obtient la radiation de la délibération antérieure.
* Si, du 2 au 4 novembre, les vertueux membres
de ce comité jugent d'une manière si contradictoire,
combien de bévues dans un mois (1 ) ! »
A la suite de ce certificat de bonnes vie et mœurs,
Tournon donne un certain nombre de pièces ten-
dant à prouver qu'il est bien YinvefUeur des Révo-
lutions de Paris, et il termine ainsi : « Et je serais,
moi, malgré tant de preuves, moi homme de lettres,
auteur de quantité d'ouvrages connus, membre de
diverses académies, moi je serais le manœuvre d'un
marchand papetier, d'un homme qui ne sait pas
même l'orthographe! Non, le public ne le croira
pas! »
Je ne sais ce qu'en pensa le public ; je dois dire
cependant que les journalistes se prononcèrent pour
Tournon. Mais c'était la lutte du pot de terre contre
le pot de fer. Tournon était pauvre : son journal
ne prolongea quelque peu son existence qu'à force
d'expédients et d'alliances plus ou moins mal as-
sorties (V. la Bibliographie), tandis que celui de
Prud'homme poursuivit avec le même élan sa
carrière victorieuse, jusqu'au terme que son pro-
priétaire lui fixa lui-même.
(I) Fofut national, 10 novembre 1789.
BÉVOLUTION 3J9
II faut dire aussi que Prudhomme avait eu la
bonne fortune de mettre la main sur un écrivain qui
aurait pu à lui seul faire le succès d'un journal : je
veux parler de Loustalot. C'est à peine si la plu-
part des historiens de la Révolution prononcent le
nom de ce jeune publiciste, et cependant il en est
peu qui l'aient égalé en influence. Il n'avait pas
l'éclat ni le brillant de certains autres; mais il
trouva dans sa droiture et son honnêteté la source
d'un vrai talent politique. « Loustalot, dit Lamar-
tine, avait ce caractère excessif et ombrageux du
républicain probe et désintéressé, qui conquiert l'es-
time du peuple en lui disant des vérités quelquefois
sévères et en ne flattant que ses passions honnêtes.
Les factions, les séditions, les crimes du peuple,
lui faisaient horreur ; mais, plus philosophe que po-
litique, il s'armait contre toute espèce de force,
comme si toute force eût été une tyrannie. Lousta-
lot, par son enthousiasme, par son honnêteté, par
ses illusions même de jeunesse, répondait complè-
tement à la majorité de la France en ce moment. Il
popularisa des erreurs, jamais des crimes. Il eut
un auditoire immense, et tel qu'il n'en exista pas
un pareil pour un écrivain politique. » L'historien
anglais de notre révolution, Carlyle, compare Lous-
talot à un jeune prunier sauvage dont les fruits ne
seraient pas destinés à mûrir. Il y avait en effet
quelque chose d'un arbre sauvage dans l'abondance.
330 RÉVOLUTION
dans la verdeur de son style, et il s'était donné à la
Révolution avec une conviction si sérieuse, avec une
passion si prompte à se changer en inquiétude ou
en douleur, que tout jeune encore il mourut de son
amour pour la liberté.
Nous ne saurions dire au juste dans quelle me-
sure Loustalot prit part à la rédaction des Révolu-
tions de Paris, puisque les articles de cette feuille
ne sont point signés ; mais tant qu'il y travailla, il
en fut comme Tincarnation, et c'est à lui qu'on at-
tribuait toutes les meilleures pages. Le journal de
Prudhomme, sous son influence, n'est plus aussi
exclusivement consacré aux faits ; on y trouve de
nombreux articles de fond sur toutes les questions
à l'ordre du jour. Ceux de Loustalot sont marqués
d'un cachet qui les signalait tout d'abord au lecteur
quelque peu habitué. Grave, austère, concentré, il
demeure sérieux jusque dans ses écarts.
<c Loustalot, dit M. Eugène Maron, est le plus
calme des journalistes de la Constituante, et celui
qui raisonne le plus. Il procède par preuves et par
déductions ; à une époque où les principes et les
abstractions jouent un si grand rôle, il s'attache à
n'en saisir que le côté politique et les conséquences
pratiques. Si sa pensée manque d'étendue, sa polé-
mique ne manque jamais de solidité.
» De même, si son style n'a pas d'éclat, on y
RÉVOLUTION 331
sent une émotion contenue qui lui donne un grand
caractère de gravité et de fermeté. En cherchant
un point de comparaison chez les écrivains anté-
rieurs, on ne trouverait guère que chez les jansé-
nistes, avec un mérite littéraire supérieur, ce mé-
lange de véhémence et de sécheresse, tant de cha-
leur de conviction unie à tant de froideur d'imagi-
nation.
» Réunis, ces défauts et ces qualités ont une
grande force de propagande. Dans la vie publique,
ce n'est ni à l'esprit, ni à l'imagination, ni à tous
les dons brillants de l'intelligence, que le public
s'attache le plus; il s'en défie volontiers comme
d'une séduction, et comme s'il avait peur de se lais-
ser entraîner par surprise. Cela surtout peut s'ap-
pliquer au journalisme, qui ne doit voir des choses
que le côté général. L'originalité trop prononcée y
semble une fantaisie de l'imaginationj le lecteur
soupçonneux croit y voir une vanité intéressée à
faire montre de son esprit. Le lecteur ne se trompe
pas toujours : il est certain que là où l'homme ap-
parent avant l'écrivain, il y a un degré de sincérité
de plus, et que l'émotion est plus profonde. Aux
premiers faits qui signalent les ferments de la guerre
civile qui devait désoler la Révolution, à la nouvelle
du massacre de Nancy, le calme et sévère Loustalot
se sentit atteint dans les malheurs de l'avenir, et
mourut de douleur ; ce qui n'arriva ni à l'irascible
332 RÉVOLUTION
Marat, ni au spirituel DesmoulinSi ni au politique
Bri880t(1).»
Loustalot avait pris au sérieux son rôle de jour-
naliste» rôle qui est en réalité, pour nous servir de
Texpression de M. Géruzez, une fonction publique,
un bénéfice à charge d'âmes. Aussi se montre-t-il
jaloux des franchises de la presse, et dès qu'il s'a-
perçoit qu'on songe à la limiter arbitrairement, il
jette un cri d'alarme.
Le premier soin de ceux qui aspireront à nous asservir, ravons-
nous déjà entendu dire, sera de restreindre la liberté de la presse
ou même de l'étouffer...
« Si la liberté de la presse pouvait exister dans un pays où le
despotisme le plus absolu réunit dans une seule main tous les
«. pouvoirs, elle suffirait seule pour faire contre-poids... » Cette
maxime, d'un écrivain anglais, est trop connue du gouvernement
pour qu'il ne cherche pas à limiter la presse, à en rendre l'exer-
cice redoutable aux écrivains courageux, à quelque prix que ce
soit. S'il réussissait, on verrait le plus grand nombre des gens de
lettres se couvrir la tète et se laisser immoler ; mais quelques au-
tres feraient sans doute la plus vigoureuse résistance. S'U ea
reste un seul qui soit tout à la fois intrépide et inflexible, qui ne
craigne ni les coups de l'autorité, ni le couteau des lois, ni les
fureurs populaires, qui sache être au-dessus des honneurs et de
la misère, qui dédaigne la célébrité, et qui se présente quand il
le faut pour défendre légalement ses écrits, ah I qu'il ne cesse
d'abreuver l'esprit public de la vérité des bons principes, et nous
lui devrons la Révolution et la liberté ! Ecrivains patriotes, voyons
qui de nota cuei^a cette palme l Qu'il serait glorieux d'être
vaincu!
Nous avons vu avec quel enthousiasme Camille
(1) Histoire littéraire de la Révolution, p. 5S.
RÉVOLUTION 333
Desmoulins répondît à cet appel; on en retrouve
Técho dans toutes les feuilles patriotiques.
Les ministériels, dit Marat, ont décidé de mettre tout en œuvre
pour imposer silence aux plumes patriotiques, engourdir le zèle,
endormir la vertu. En conséquence, cinq cent mille livres ont été
puisées dans le trésor de la nation pour corrompre ses défenseurs.
Nous avons la consolation d'en connaître dont la vertu serait à
l'épreuve d'une couronne ; mais nous en connaissons aussi dont
la vertu fera naufrage à la première tentation. Malheur aux faux-
frères ! Nous prenons l'engagement sacré de les traîner dans la
boue et de les disséquer tout vivants I
Les Révolutions de Paris, du reste, sont constam-
ment demeurées fidèles à cette cause; on les voit
dans toutes les occasions prendre la défense des
écrivains persécutés, de TAmi du Roi comme de
TAmi du Peuple, et stimuler la vigilance et le cou-
rage des écrivains, même de ceux de la province.
Un mot aux journalistes de province.
Nous avons beau parcourir la plbpart des journaux de province,
nous n'y rencontrons jamais le plus petit mot d'avis sur les ma-
nœuvres sourdes des ennemis de la Révolution , jamais une ré-
flexion en faveur du peuple , jamais le moindre élan de patrio-
tisme , jamais rien pour la liberté. Et cette profonde inertie est
bien faite pour révolter les amis du bien public.
Nous leur rappelons donc ici, et c'est un devoir sacré dont nous
nous acquittons, que la vocation d'écrire n'est honorable que
quand elle a pour but l'amour de la patrie, la liberté du peuple,
la défense des droits de l'homme et la dénonciation des méchants ;
que la liberté de la presse n'est fondée que sur l'opinion que la
vertu d'une nation a de la vertu de ses membres, et pour discer-
ner ceux qui sont dignes de son estime par leur marche cens-
33i RÉVOLUTION
tante dans le chemin de la vérité, d'avec ceux qui ce méritenl
que son mépris, soit par leurs écrits indolents, soit par leurs
paradoxes pervers. La liberté de la presse est la plus sage de
toutes les institutions; elle charge adroitement Famour-propre
d'arracher le masque dont se couvrent les vices.
Messieurs les journalistes de province, serait-ce, par hasard,
Faristocratie de vos municipalités qui vous gênerait? Quelle
odieuse faiblesse ! Un vil respect pour quelques hommœ vous ar-
racherait au respect que vous devez à la nation ! Si, comme ci-
toyens actifs, vous avez eu la maladresse de mal choisir vos of-
ficiers, que vous reste-t-il à faire pour réparer votre faute, sinon
de les surveiller sans cesse, d'éclairer vos concitoyens sur leurs
prévarications, de les dénoncer à Topinion de la France, et de
faire ainsi graduellement remonter jusqu'à TAssemblée nationale
la défiance qu'elle doit concevoir de leurs principes? Que crai-
gnez-vous? Qu'ils arrêtent vos presses? Us n'oseraient : la loi veille.
Qu'ils vous haïssent? Tant mieux : la haine des pervers est ho-
norable.
De quelle vive indignation n'est-on pas saisi quand on voit le
Journal de Lyon circuler dans toute la France honteusement
muni d'un permis d*imprimer, signé Berthelot, officier municipal.
Ainsi un homme libre, un journaliste, se voue à la honte hebdo-
madaire de se dénoncer lui-même à tout l'empire comme le plus
lâche des hommes, comme le violateur profane du premier, du
plus saint de tous les droits, le droit de penser tout haut! Un
homme libre ne rougit pas de tenir d'un autre la permission de
ne pas dire ce qu'il voudrait dire, et il est assez borné pour ne
pas sentir que ce Berthelot ne lui permet dimprimer son journal
que pour cacher au public ce qu'il se permet sans doute contre
la loi !
Eh bien ! Messieurs les journalistes de province, nous parle-
rons, nous, si vous ne parlez p^, et nous n'aurons besoin que de
la permission de la vérité. En conséquence, nous invitons tous
ceux qui auraient éprouvé quelques vexations aristocratiques des
municipalités, des directoires des départements, des tribunaux
expirés et des tribunaux naissants, ceux qui s'apercevraient de
RÉVOLUTION 33&
qaelqae atteinte portée à la Constitution et à la liberté de la na-
tion; cens enfin ((ui découvriraient quelques menées, quelques
mouvements, quelques complots dangereux à la patrie, nous les
invitons, dis-je, à s'adresser à nous, à nous les dénoncer sans
crainte et sans délai, et nous leur jurons qu'ils trouveront en nous
le zèle fraternel et patriotique qu'ils ne rencontrent pas sans doute
dans les journalistes glacés que quelque génie malfaisant a placés
à leurs côtés.
Le n* 110 de l'année 1 791 contient, sous le titre
d'Instnœtions sur la liberté absolue de la presse^ un
long article dont nous croyons devoir reproduire
les parties les plus saillantes.
Citoyens, on cherche à vous égarer ; on calomnie devant vous
le plus grand des bienfaits de la Révolution ; on voudrait vous
faire regarder la liberté absolue de la presse comme une mons-
truosité destructive de l'ordre; on qualifie de perturbateurs du
repos public vos défenseurs les plus courageux. Les Spartiates
enivraient des esclaves pour inspirer à leurs enfants le dégoût du
vin ; on en agit de même en ce moment : pour vous faire peur de
la liberté de la presse , on vous cite avec complaisance quelques
livres obscènes et des libelles, piège grossier auquel vous ne vous
laisserez pas prendre.
Citoyens, la liberté incomplète de la presse a déterminé la Ré-
volution ; la liberté indéfinie de la presse peut seule achever la
Révolution. Que l'Assemblée nationale révise ses décrets, à la
bonne heure ; mais la presse libre s'en acquittera mieux qu'elle :
la presse libre est le creuset où la Constitution doit venir s'épu-
rer, où les bons principes se dégageront de l'alliage que les mains
mercenaires des députés esclaves y ont furtivement glissé.
Ce que redoutent surtout les ennemis de la liberté, ce sont ces
feuilles quotidiennes qui circulent dans toutes les mains... Grâce
33e RÉVOLUTION
aux pamphlets patriotes, enfants perdus de la liberté absolue de
la presse, le peuple éclairé ne s*est point rué comme une béte
fauve sur les aristocrates ; il s*est contenté de les poursuivre au
bruit des sifflets. Avant l'invention de l'imprimerie, la nation
stupide se serait laissé entraîner aux sophismes des rhéteurs en
rabat et en simarre.
Béni soit l'inventeur de cet art divin qui multiplie les vérités
comme les grains de sable de la merl Bénie soit l'année où cet
art divin a été dégagé des liens qui le rendaient à peu près nul!
Malédiction sur la tète de celui qui médit de la liberté de la
presse pour se ménager le droit de la restreindre !
A quels signes certains pouvons-nous reconnaître l'aristocratie
de nos mandataires, de nos fonctionnaires, de nos magistrats?
Aux lois coercitives de la presse. Le prêtre Sièyes donnait des
espérances jusqu'au moment où il déroula à l'Assemblée natio-
nale son projet de décret contre la franchise absolue de l'impri-
merie : depuis cette époque, il est jugé ; jusqu'à ce qu'il ait expié
ce projet liberticide, l'opinion publique range le prêtre Sièyes
parmi les citoyens plus que douteux.
L'opinion publique est la souveraine du monde ; ses décrets
passent avant ceux des assemblées nationales et durent davan-
tage; elle casse les édits du despotisme, et annule les règle-
ments aristocratiques de la police municipale : or l'imprimerie
franche est la mère nourrice de l'opinion.
Nos mandataires, nos administrateurs, nos ofiSciei*s municipaux
et nos juges se coalisent pour nous dire :
De quoi vous plaignez-vous? Il y a deux ans vous soupiriez
après la liberté de la presse telle qu'elle se trouve établie à
Londres : vous en jouissez, et vous n'êtes pas contents. Que vous
faut-il davantage? Voudriez-vous être plus libres que les Anglais?
Soyez du moins aussi sages qu'eux.
Gtoyens, répondez à vos chargés d'affaires : Nous ne voulons
pas ressembler à une nation chez laquelle on persécute l'éditeur
des Lettres de Junius; nous serions au désespoir si la Constitu-
tion française ressemblait à cette charte anglaise qui permet à un
RÉVOLUTION • 337
ministre de faire condamner à la prison et à une amende un im-
primeur pour avoir eu la témérité de publier que la flotte prête
à mettre à la voile, depuis plusieurs mois, à Spithead, est desti-
née contre la France : un peuple qui souffre chez lui la presse
des matelots et Temprisonnem^ént des imprimeurs n'est pas digne
de nous servir de modèle.
Quelques journalistes pusillanimes semblent avoir adopté cette
autre maxime, qui n'en est pas meilleure pour être ancienne :
Parcere personis, dicere de vitiis'.
Blâmer la faute, épargner la personne.
Où en serions-nous si nous avions adopté ce principe, auquel
on paraît vouloir nous faire retourner? Le règne de la liberté
désavoue cette mesure, qui ne convient qu'à des esclaves. Les
hommes sont égaux devant la loi ; pourquoi ne le seraient-ils pas
devant Topinion écrite ou verbale? La presse est un tribunal au
pied duquel doivent comparaître non seulement les particuliers,
mais principalement les hommes publics. C'est le seul frein qui
puisse arrêter ceux-ci...
Depuis le commencement de la Révolution, nous avons professé
hautement, imperturbablement, ces principes de liberté absolue
de la presse. Rien n'a été sacré pour nous que la vertu bien re-
connue et la vérité bien prouvée. A la hauteur à laquelle nous
nous sommes placés, personne ne nous en a imposé. Nous avons
rougi pour ces folliculaires sans pudeur qui, se laissant aller au
premier vent qui souffle, blâment la liberté de la presse quand ils
la voient persécutée, insultent lâchement aux victimes des per-
sécuteurs, et qui, lorsque l'orage est passé, retournent aux prin-
cipes et encensent aujourd'hui la divinité qu'ils ont outragée la
veille...
Citoyens, permettez-nous de vous proposer notre exemple. Une
fois bien pénétrés des droits de l'homme libre et des principes
étemels qui en sont la base, et qui, en petit nombre, sont faciles
T. VI. 45
338 ^RÉVOLUTION
à reconnaître, nous les avons embrassés de toutes nos forces ; et,
dût un déluge de prohibitions, d'injonctions, de menaces, fondre
sur nous, nous nous tiendrons tellement attachés à ce tronc de la
liberté nationale, la franchise illimitée de rimprimerie, que nous
ne le quitterons qu'en perdant la vie...
Citoyens, nous ne saurions trop vous le répéter, défendez de
tous vos moyens, de tous vos pouvoirs, de toutes vos ressources,
la liberté indéfinie de la presse; chacun de vous dût-il en souf-
frir dans sa réputation, dans celle des personnes 'qui lui senties
plus chères, faites-en le sacrifice plutôt que de renoncer à cette
première de toutes les prérogatives d'une nation qui s'est rendue
libre, et qui, probablement, ne veut pas l'être pour un seul jour.
Dans quelque état que se trouve la chose publique, n'en déses-
pérez pas, tant qu'elle aura pour sentinelle la liberté absolue de
la presse. Mais n'attendez rien du salut de la patrie si vous vous
laissez dessaisir de cette arme, avec laquelle vous serez invulné-
rables, sans laquelle vous redeviendrez esclaves. Répétez avec
nous et faites répéter à vos familles, d'âge en âge, ce serment
solennel, garant de tous les autres, et que nous avons gravé sur
la porte de notre imprimerie, vierge encore :
LA UBERTÉ DE LA PRESSE
ou LA MORT.
Ailleurs (octobre 1790), dans un article sur la
Dépravation des moeurs^ le rédacteur des Révolutions
essaie de démontrer la connexion des bonnes moeurs
et de la liberté de la presse.
Peuple français ! la liberté vous a mis au rang des premières
nations du monde. Vous devez à cette liberté et votre grandeur
et une Constitution nouvelle. Que vous reste-t-il à faire pour con-
server la première et consolider la seconde? Le voici : c'est l'épu-
rement de vos mœurs.
Vous sortez, peuple français, d'un long sommeil, où tous les
RÉVOLUTION 339
rêves de la volupté salissaient votre imagination. La France en-
Uère n'était que le palais de Sardanapale, et le spectacle des hon-
teux plaisirs de vos tyrans engourdissait vos sens, gangrenait
votre cœur et putréfiait votre âme. A votre réveil, vous, avez
franchi le seuil de ce palais du crime ; mais on compte peut-être
^ beaucoup sur les souvenirs qui vous en restent. Ce sont les pas- ^
sions que Ton va charger de la cause de Taristocratie ; et tandis
qu'au dehors les gouffres du jeu et les temples de la débauche
seront ouverts et protégés, que les théâtres ne vous offriront que
la mollesse, au-dedans de vos asiles on fera refouler un torrent
de livres corrupteurs, d'ouvrages libertins, de gravures licen-
cieuses, qui déjà commence à se déborder. Si vous mordez à cet
appât, si vous n'y reconnaissez pas le besoin qu'on a de votre dé-
pravation, c'en est fait de votre liberté. Paralysés par le poison
d'une lecture pestiférée, sen tirez-vous alors la nécessité d'enten-
dre les austères écrivains qui combattent pour votre liberté?
Votre âme débile ne pourra plus digérer la crudité de leurs pré-
ceptes; dans l'oubli de vous-mêmes, vous ne vous souviendrez
plus de la patrie, et vous serez tombés dans l'épouvantable op-
probre d'être indifférents même à la joie de vos ennemis.
Voilà cependant leur espoir ! voilà ce qu'ils attendent du temps,
leur unique idole! et c'est par une contre-révolution morale qu'ils
se flattent de consommer par degrés une contre-révolution phy-
sique. Quel est, ô peuple français ! le préservatif d'un aussi grand
malheur? Il est entre vos mains: ce sont les bonnes mœurs, ces
filles antiques de la nature et de la liberté, qui, cachées dans les
forêts du Scythe, vainquirent Darius, dont le bras avait vaincu
le monde. Peuple français ! vous voilà prévenu. Laissez mainte-
nant vos ennemis s'entacher à leur aise, aux yeux de la postérité,
de la plus insigne mauvaise foi, par cette foule de libelles antina-
tionaux qui, pour venger l'humanité, seront immortels comme la
bible de Jacques Clément. Laissez-les se vautrer dans la fange
impure de leurs sales compositions. Passez auprès d'elles comme
le bloc de glace passe sans se fondre à côté du feu que les en-
fants allument sur la rive. Mais gardez de vous plaindre de leur
écrits, et voyez que c est de leur part un attentat oblique contr
340 RÉVOLUTION
la liberté de la presse, et c'est pour arriver jusqu'à elle qu'ils
chercheront à corrompre vos mœurs ; ils savent qu'où règne la
liberté de la presse la liberté de la nation est toujours vierge :
voilà pourquoi ils voudraient la détruire. Mais ils savent aussi
que la pureté des mœurs, unique conservatrice de la liberté de
la presse, assigner à chaque ouvrage la place qui lui convient ; et
voilà pourquoi les mœurs seront les premiers objets de leur atta-
que. En effet, est-ce chez une nation libre et vertueuse que l'homme
oserait écrire ce que le dernier citoyen refuserait de faire? Où
les mœurs exercent la censure, il n'est bientôt plus de livres
dangereux. Quand l'opinion publique a la vertu pour base, laissez
sans crainte au pervers le droit d'écrire ce qu'il voudra : cette
impunité est la plus grande des punitions. Nul homme n'a le
droit d'empêcher un autre homme d'écrire, de publier ce qu'il lui
platt; mais tout homme a le droit d'être ferme dans les principes
du bien;. et si tous s'accordent dans la sévérité de leur pratique,
que devient l'ouvrage licencieux ? Les livres n'ont de droit sur les
mœurs que celui que l'homme leur concède; mais les mœurs ont
un droit sur les livres qu'ils ne peuvent éviter.
Ainsi, dans une république où tout se meut en bien, la liberté
d'écrire en mal n'est plus qu'une chimère. De là, par la pureté
des mœurs, ô peuple français 1 vous vous conserverez la liberté
de la presse, ce rempart de votre liberté nationale, et, sans qu'ib
s'en doutent, vous l'ôterez à vos ennemis. Gela vaut la peine d'y
penser.
Loustalot mourut à peine âgé de vingt-huit ans,
avant Theure des déceptions et des repentirs, « con-
sumé par le patriotisme qu'il avait allumé dans des
millions de cœurs. » Sa mort fut généralement at-
tribuée à Teffet que produisit sur lui la nouvelle
des massacres de Nancy. Le début de Tarticle où
il raconte ce désastre est empreint d'une telle tris-
tesse, entrecoupé de si douloureuses exclamations,
RÉVOLUTION 341
qu'il est impossible de ne pas reconnaître, dans une
âme ainsi agitée, une atteinte profonde.
Le sang des Français a coulé 1 La torche de la guerre civile a
été allumée!... Ces vérités désastreuses abattraient notre courage,
si la perspective des dangers qui menacent la patrie ne nous fai-
sait un devoir de faire taire notre profonde douleur. Que vous dire,
Français? Quel conseil vous donner? Quel avis pouvez-vous en-
tendre? Dans certaines crises, tout se touche, tout se confond :
le bien et le mal s'opèrent presque par les mêmes moyens.
Justice et vérité, sous quel épais nuage vous présentez-vous aux
regards de vos sincères adorateurs ! Comment se préserver des
pièges où le corps législatif, où les sages de la France sont tombés?
Comment saisir sous de fidèles rapports une multitude de faits,
tous extraordinaires, que tant de citoyens ont besoin de connaître
tout à l'heure, sans réticence et sans déguisement? Comment ra-
conter avec une poitrine oppressée? Comment réfléchir avec un
sentiment déchirant ? Ils sont là, ces cadavres qui jonchent les
rues de Nancy , et cette cruelle image n'est remplacée que par le
spectacle révoltant du sang-froid de ceux qui les ont envoyés à la
boucherie, par le rire qui égaya le front des ennemis de la li-
berté.
Attendez, scélérats! la presse, qui dévoile tous les crimes et qui
détruit toutes les erreurs, va vous enlever votre joie et vos espé-
rances. Il serait doux d'être votre dernière victime.
Un immense concours de patriotes accompagna
Loustalot à sa dernière demeure. Plusieurs dis-
cours furent prononcés sur sa tombe, mais aucun
ne produisit autant d'effet que cette courte apos-
trophe de Legendre :
« Malheureux ami de la Constitution ! s'écria le
fougueux démagogue, va dans l'autre monde, puis-
que telle est ta destinée I C'est la douleur du mas-
342 RÉVOLUTION
sacre de tant de nos frères à Nancy qui a causé ta
mort.. ... Va leur dire qu'au seul nom de Bouille le
patriotisme frémit! Dis- leur que chez un peuple
libre rien ne reste impuni!... Dis-leur que tôt
ou tard ils seront vengés ! »
C'était à Camille Desmoulîns que revenait natu-
rellement rhonneur de faijre Toraison funèbre du
vaillant athlète si tôt moissonné, son frère d'armes
et son ami. On nous saura gré de reproduire quel-
ques pages de son discours, aussi honorable pour
celui qui Ta écrit que pour celui qui en était l'objet.
Prêt à sacrifier au bien public jusqu^à sa réputation, Loustalot
tendait au terme qu'il avait montré avec une persévérance et une
tenue qui nous servait de modèle à tous. C'est en cela que je ne
pouvais m*empêcher d'admirer sa supériorité, et de reconnaître
combien son âme était plus grande et sa marche plus assurée que
la mienne. Je Tavouerai, Messieurs, au milieu de tant de gens qui
nous appelaient scélérats, dignes de mille morts, rassuré mal par
ma bonne foi et par le sentiment intérieur, j'ai craint plus d'une
fois de servir à égarer mes concitoyens, en les conduisant non
pas où je ne savais, mais où je ne pouvais ; dans le soulèvement
de tant de monde contre mes feuilles, pour me raffermir j'avais
besoin d'une autorité autre que celle de ma conscience : je la
trouvais, Messieurs, dans les encouragements dont vous avez
daigné plus d'une fois honorer mes confrères. J'opposais aux
murmures et les nombreux applaudissements qui nous venaient
de toutes parts, et l'amitié des patriotes les plus illustres, et ces
lettres fraternelles que nous recevions des différentes sociétés des
Amis de la Constitution, et jusque des extrémités du monde. Je
me souviens que je montrais à Loustalot une lettre d'une ville du
département du Var où on avait baptisé un enfant du nom d'un
journaliste, pour le venger de l'opprobre dont cherchaient à le
RÉVOLUTION 3i3
couvrir de mauvais citoyens, et une autre lettre contenant un pa-
rallèle très-Oatteur entre nos deux journaux, qui m'était envoyée
par le maire d'une grande municipalité. Loustalot me regarda en
pitié d'avoir besoin de ce véhicule. Pour lui, il n'ouvrait aucune
lettre, s'enveloppait de sa vertu, se soutenait de sa seule force,
et planait au-dessus d'une nuée d'ennemis.
Loustalot sentait toute Timporlance de son poste, toute la di-
gnité de ses fonctions. Que le vulgaire continue d'attacher les
mêmes idées à un mot qui a perdu son ancienne signification ; le
temps n'est plus où le journaliste n'était ou qu'un juge de co-
médie et du prix du chant, qui prononçait si Vestris dansait
mieux que Dauberval ; ou un maitre d'affiches qui indiquait les
maisons à vendre, les effets perdus, le prix des foins et la hau-
teur de la rivière; ou un anatomisie au scalpel de qui on n'aban-
donnait que les morts, tandis que l'exercice et l'application de
son art lui étaient défendus sur les vivants ; ou un Aristarque
éternellement en guerre avec les talents et en paix avec les vices,
arrêtant les livres et laissant passer les crimes, insultant au génie
et à genoux devant le despotisme. Le journaliste tel que Lous-
talot s'en formait et eu remplissait l'idée exerçait une véritable
magistrature et les fonctions les plus importantes comme les plus
difficiles. Telle était, selon lui, la nécessité de ces fonctions, qu'il
ne cessait de répéter cette maxime d'un écrivain anglais : Si la
liberté de la presse pouvait eocister dans un pays où le despotisme
le plus absolu réunit dans une seule main tous les pouvoirs, elle
suffirait seule pour faire contre-poids. Aujourd'hui, il fallait à l'écri-
vain périodique, et la véracité de l'historien qui parle à la posté-
rité, et l'intrépidité de l'avocat qui attaque des hommes puissants,
et la sagesse du législateur qui règne sur ses contemporains. Il
se représentait un véritable journaliste tel que^^l'un d'eux en a
fait le portrait , comme le soldat de l'innocence et de la vérité,
engagé à un examen scrupuleux avant que d'entreprendre, à un
courage inébranlable après avoir entrepris. Il pensait que tous les
citoyens devaient trouver en lui un ennemi implacable de l'injus-
tice et de l'oppression, armé pour les attaquer sous quelque forme
qu'elles se montrassent, forcé, sous peine d'être regardé comme
344 RÉVOLUTION
un lâche déserteur, d^augmenter de zèle et de chaleur en raison
de la faiblesse, de l'impuissance de Topprimé, et de ce que Tin-
trigue et Timposture lui opposaient d'obstacles; engagé à se sa-
crifier, s*il fallait, pour repousser leurs efforts, et à périr, s'il ne
pouvait vaincre. Si ce ministère est pénible, combien, d'un autre
côté, il le trouvait honorable pour les journalistes (je parle de
ceux qui sont dignes de ce nom)! U voyait en eux, jusqu'à l'achè-
vement de la Constitution, les censeurs par intérim qui biffaient
les noms des citoyens sur l'album national. Ils étaient, à ses yeux,
les rois d'armes de la nation, selon la belle expression de M. Clootz,
les Stentor de l'opinion, qui se faisaient entendre de tout le camp
des Grecs; les tribuns du peuple, qui avaient la véritable initia-
tive de son veto; les précurseurs intrépides de la volonté géné-
rale, qui fait les plébiscites, et à qui seule il appartient de faire
des lois immuables. Ils occupaient la tribune extérieure de l'As-
semblée nationale, d'où ils proclamaient les décrets, d'où leur
voix remplissait non seulement la place publique, mais tout l'em-
pire, mais toutes les nations; c'était le levier d'Archimède qui
remuait le monde. Les deux cent mille lecteurs de Loustalot sont
une preuve qu'il n'était pas au-dessous de cette idée qu'il s'était
faite du journaliste. La propagation de cette famille de lecteurs
le passionnait bien moins que celle de la grande famille des pa-
triotes. Il espérait bien voir celle-ci se multiplier comme les
étoiles du ciel et les sables de la mer. 11 s'en regardait comme
un des conducteurs vers une terre promise. Hélas! il ignorait
qu'il allait mourir aussi à la vue de cette terre promise !
Loustalot ne signait point ses articles. Plus sage que nous, ce
publiciste français se cachait sous le nom de Prudhomme, comme
le publiciste anglais sous celui de Juniqs. Il savait que c'est en se
montrant peu qu'on fait beaucoup.
De La Harpe à Loustalot, il semble qu'il y ait un
siècle. Le célèbre critique vivait encore, cependant,
et il éprouva le besoin de dire son sentiment sur le
jeune publiciste dont la mort laissait un si grand
RÉVOLUTION 345
vide dans les rangs des patriotes, et de si justes
regrets. Nous citerons ce jugement comme con-
traste et comme curiosité:
« Un M. Loustalot, écrivait-il à son auguste cor-
respondant, auteur des Révolutions de Paris , im-
primées sous le nom de Prudhomme , est mort ces
jours-ci d'une fièvre chaude. 11 y avait longtemps
qu'il l'avait en écrivant, surtout depuis le jour de
la Fédération. Il ne pouvait concevoir qu'on eût
tant crié Vive le Roi! et qu'on n'eût pas crié Vive
l'auteur des Révolutions de Paris ! C'est ce qu'il
a imprimé expressément, en trois pages de repro-
ches à la nation sur son ingratitude envers les écri-
Yains patriotes. Il n'a pu y résister, et il est mort
de cette noble douleur (1). »
Du reste, La Harpe, comme on le voit, ne tenait
pas plus compte de Prudhomme que Desmoulins,
et cette espèce de dédain général irritait profondé-
ment l'éditeur-propriétaire des Révolutions de Pa-
ris. Il en témoigne à différentes reprises son dépit,
et revendique avec hauteur ce qu'il appelle son
droit. Dans l'occasion qui nous occupe, il crut voir
sous les éloges donnés par Camille à Loustalot une
perfide insinuation pouvant compromettre l'avenir
de son journal , et, dans un article qui commence
le numéro des 9-16 octobre 1790, il « déjoue la
politique de l'aristocratie, dont la coupable adresse
(I) Correspondance littéraire, lettre 8M.
45.
346 RÉVOLUTION
chargea les cent bouches de la renommée de la nou-
yelle de la mort de Loustalot. et se flattait déjà d'une
victoire insigne si, par là, sa perfidie lui arrachait
un seul de ses auditeurs. »
Réflexions sur la vraie manière d'honorer la mémoire
d'un écrivain patriote.
La douleur de ramitié est presque toujours profonde, silen-
cieuse, ennemie de l'éclat; ou, si quelquefois elle parle de ses
pertes, si elle peint les vertus de Thomme qu'elle pleure, un seul
mot lui sufQt; et ce mot est l'explosion du sentiment, c'est un
éclair; c'est enfin l'épanchement sublime de M. Legendre sur la
tombe de Loustaîot...
L'ouvrage des Révolutions de Paris fut le gymnase où Loustaîot
combattit dignement contre les ennemis du bien public; mais j'ai
la noble fierté de me citer ici moi-même : c'est moi dont les mains
eurent la patriotique audace de bâtir les murs de ce gymnase,
d'élever ce boulevard conservateur de la liberté de ma patrie ; et
tandis qu'au dedans Loustaîot foi^eait sans cesse des traits pour
frapper les pervers, seul je me montrais au dehors de l'édifice,
mon nom s'imprimait sur toutes ses parois, et j'étais l'unique ta-
lisman qui conjurait, bravait et repoussait les orages. Le destin
de ces murailles était-il donc attaché à la perte prématurée de
mon malheureux ami? Etait-il écrit qu'elles s'écrouleraient pour
lui servir de cercueil? La mort d'un patriote éteint-elle le flam-
beau du patriotisme? Loustaîot est la preuve que je me connais-
sais en soldats de la liberté, que je savais bien choisir mes frères
d'armes. Je vis encore, et, parce que mon courage a pris le deuil,
a-t-il cessé d'être le même?...
Je te donnerai, ô Loustaîot! des successeurs dignes de toi, des
successeurs que je n'irai point choisir dans ces manufactures d'en-
cens et de parfums dont la république des lettres s'honorait tant
jadis , des successeurs que je n'irai point choisir parmi les lettrés
qu'on ne voit maintenant à genoux devant la patrie que parce
RÉVOLUTION 347
que la pourpre des rois, des prêtres et des grands, est aujourd'hui
trop courte pour que leur bouche esclave puisse la baiseï' sur les
pavés des palais; mais des successeurs que je prendrai parmi ces
hommes dont l'âpre génie est devenu d'acier sous les marteaux
du despotisme, qui ne connurent les Séjan que par leurs injus-
tices, les grands que par leur abandon, le peuple que par ses
larmes, et'le besoin d'écrire que par humanité ; ces hommes enfin
qui sont nés avec la liberté de la France, et qui ont trouvé leurs
titres-académiques gravés sur l'autel de la Fédération.
Il revient sur cette question irritante et la coule
à fond, si je puis ainsi dire, dans une note que j'ai
trouvée, à la Bibliothèque impériale, annexée au
1 4* volume des Révolutions, et où il proclame hau-
tement ses titres, sous lesquels il écrasejles préten-
tions rivales.
Des intrigailleurs littéraires, pour se faire une réputation de
civisme et de courage, et pour parvenir à des postes honorables
ou lucratifs, ne cessent de dire en confidence à toutes les per-
sonnes qui se trouvent sur leur chemin qu'ils ont été pendant
tant de mois, tant d'années, les rédacteurs encJiefdes Révolu-
lions de Paris, On en a cru plusieurs sur 'parole, et ces messieurs
se voient, en effet, avantageusement placés pour prix d'une be-
sogne à laquelle ils ont à peine coopéré, et]qui, sans moi, eût été
plus souvent nuisible qu'utile. Eh bien I il faut leur donner un
démenti formel. Je déclare donc que personne n'a pu, ne peut et
ne pourra se dire le principal rédacteur d'un journal que j'ai le
droit d'appeler mien, bien que je ne sois pas littérateur. Mais si
les principes des Révolutions de Paris n'ont pas varié d'une ligne
depuis quatre ans, s'ils ont toujours été à la hauteur de l'esprit
public, et l'ont quelquefois devancé et fait pressentir; si aucun
événement, ^cun homme en place, n'a pu influer cette feuille
hebdomadaire; si mon journal, pour dire la vérité, n'a jamais at-
tendu le moment de la dire sans risque et péril ; si, assez souvent
348 RÉVOLUTION
seul de son avis, le temps a confirmé presque toujours ses juge-
ments, tels que ceux qu'il a portés contre Lafayette dès 4789;
contre la Constitution, même avant sa révision ; contre Louis XYI,
sans attendre le voyage de Montmédy et la Saint-Laurent, etc.,
etc., etc.; enfin, si les ennemis de la chose publique Tont tous
craint davantage que les filoux ne craignent les réverbères, c'est
qu'en donnant l'existence à ce journal, je lui ai imprimé mon ca-
ractère imperturbable ; c'est que, si je ne rédige pas, la surveil-
lance et la conservation des principes m'appartiennent tout en-
tières, j'en suis seul responsable ; c'est que, la Révolution étant
faite pour moi bien avant 4789, j'avais déjà, depuis plusieurs
années, appris à lutter contre toutes les aristocraties ; c'est que
je n'avais pas attendu le siège de la Bastille pour attaquer de front
les abus les plus respectés ; c'est que, bien avant le premier nu-
méro de mon journal, j'avais déjà fait composer plus de quatre
mille ouvrages dont les principes ont contribué à mûrir l'opinion
publique ; c'est que, du moment que je me suis tracé un plan, les
obstacles qui se présentent à son exécution , loin de me refroidir,
ne font qu'irriter mon courage et le poussent jusqu'à l'audace, et
j'en ai donné plus d'une preuve. La force armée des districts et
des sections, les mandats d^arrêt, les décrets de prise de corps,
les assassins de nuit et de jour, et de tout nombre et de toutes
armes, n'ont pu m'amener à faire fléchir du côté qu'ils désiraient
les principes de mon journal. Je les ai placardés sur toutes les
murailles, je les ai répétés sur toutes les pages, je les ai fait écrire
sur les murs de ma maison. On m'a toujours trouvé ; je laisse à
d'autres la gloire de s'être réfugiés dans une cave.
Plusieurs membres de la Convention, redoutant déjà pour eux
et leur parti la sévérité du journal des Révolutions, et se disant
autorisés par une portion du pouvoir exécutif provisoire, ont osé
me proposer de céder mon journal, sous la condition qu'il porte-
rait toujours mon nom. On ne m'eût pas fait un plus grand ou-
trage si on fût venu me proposer de me vendre moi-même en
personne, comme cela se pratiquait jadis. Je fis à ces négociateurs
ma réponse accoutumée:
Retournez, Messieurs, auprès de ceux qui vous envoient, et
RÉVOLUTION 349
dites-leur qu'aucune puissance humaine ne sera capable de faire
changer mon journal de principes et de propriétaire. J'en ai fait
le serment civique, et celui-là ne sera point violé. Mon journal
est voué à la liberté de mon pays, et je jure de le continuer jus-
qu'à l'époque heureuse où je verrai mon pays véritablement
libre et digne de l'être. Ce terme n'est pas encore arrivé. Aucun
être sous le ciel ne pourra venir à bout de le dénaturer.
Quelques-uns de ces intrigailleurs littéraires dont j'ai parlé plus
haut, .et que je rencontre partout, même à l'assemblée électorale
dont je suis membre, et à la Convention, n'ayant pu me gagner,
se coaliseront peut-être pour essayer d'élever autel contre autel,
et me donner un rival. Je ne les crains pas ; je les crains si peu,
que je déclare ici que jamais aucun membre de la Convention
n'aura l'honneur de coopérer à mon journal. Il est vrai qu'il en
est plus d^un parmi nos législateurs actuels,
// en est jusqu*à trois que je pourrais nommer,
dont j'ai essayé la plume. Marat en sait quelque chose. Il ne me
fut pas possible de me servir de son travail, qui n'était point du
tout à la hauteur de mon journal. Quelques-uns de ses collègues,
plus dociles, s'en sont bien trouvés ; j'en ai converti plus d'un aux
vrais principes, avec lesquels ils n'étaient pas très-familiers. Je
pourrais citer en preuve les articles de mon journal qui traitent
de la guerre offensive et défensive; je tins bon pour celle-ci.
A quoi suis-je redevable du droit que j'ai de parler ainsi de
moi? Je le dois à ma conduite : je n'ai point épousé de parti, je
ne suis entré dans aucun club, et j'ai reconnu que c'était le seul
moyen de conserver invariablement les mêmes principes.
Je le dois à quatorze années d'expérience, qui m'ont valu une
correspondance politique extrêmement étendue : le journal des
Révolutions de Paris et celui du patriote Oorsas sont, sans con-
tredit, les mieux servis de tous.
Je le dois aux différentes bourrasques que j'ai essuyées dans ma
vie commerciale, et qui m'ont mené au port sans avoir entraîné
personne dans mes naufrages passagers. J'eusse éprouvé moins
350 RÉVOLUTION
de revers si je n*avais été que bibliopole et typographe, si mes
entreprises, et principalement celle de mon journal, n'eussent été
que des spéculations mercantiles.
J'ai eu des succès, et je puis les avouer, parce que je les dois à
mon patriotisme et à la confiance de mes concitoyens. Mes enfants
n'auront point à rougir de l'héritage que je leur laisserai. J'ose le
dire : le journal des Révolutions de Paris et la collection des cri-
mes de tous les scélérats couronnés du globe sont des monuments
honorables pour leur inventeur.
On ne sait pas bien quels' successeurs Prud-
homme donna à Loustalot. Sachant par expérience
Tinconvénient qu'il y avait pour lui à s'adjoindre
des collaborateurs prépondérants, il agit de ma-
nière à ce que le public ne pût plus attacher à son
journal d'autre nom que le sien. On nomme cepen-
dant, parmi les rédacteurs des Révolutions, Fabre
d'Eglantine, Sylvain Maréchal et Chaumette.
Quoi qu'il en soit, et cela encore est à l'honneur
de Prudhomme, il fit si bien qu'il réussit à faire
oublier Loustalot, et que les Révolutions ne per-
dirent rien de leur vogue primitive. Elles ne con-
servèrent pourtant pas toujours ce caractère de
gravité qui distinguait la rédaction de Loustalot.
Quand, sous l'influence des clubs, les journaux
extrêmes se laissent aller à tous les emportements,
le journal de Prudhomme est encore celui qui sem-
ble le moins s'abandonner au torrent; il raisonne
encore quelquefois, il fait preuve souvent d'impar-
tialité; il cherche à s'expliquer la situation des
RÉVOLUTION 351
partis. Mais ce ne sont là que des tentatives timi-
des; il en vient bientôt, lui aussi, au système des
personnalités et des dénonciations, et, à certains
jours, son langage est à l'unisson de toutes les vio-
lences.
Peuple, la grande journée du 40 août est manquéepour toi;
jamais peut-être il ne s'offrira une occasion plus belle d'imprimer
une terreur salutaire dans Tâme des tyrans, en leur laissant un
grand exemple de ta sévère équité dans la personne de Louis le
Traître et de sa Médicis.., Le chef des conspirateurs est entre tes
mains, et tu le laisses vivre ! tu le gardes comme un otage I Quel
mélange d'énergie et de faiblesse 1... Une nation se montre sur un
pied respectable quand elle grave sur i'échafaud destiné aux cou-
pables :
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend pas nos rois.
— Donnons, dans la personne des Bourbons et de tous leurs
complices, un exemple éclatant qui fasse pAlir les autres rois.
Qu'ils aient toujours devant eux et présent à leur pensée le fer de
la guillotine tombant sur la tête ignoble de Louis XVI, sur le chef
altier et insolent de sa complice...
— Aussi scélérat que Cromwell, disait-il en parlant de La-
fayette, il n'en aura pas les destinées. Ses crimes sont évidents ;
son arrêt est prononcé ; tout citoyen a reçu pour le frapper un
ordre irréfragable. Celui-là sera proclamé le vengeur de la France,
le digne enfant de la patrie, qui, sa tête à la main, viendra se
présenter à la barre de l'Assemblée.
Ces coupables excitations nous rappellent un
article de la fin de 1790, dans lequel les Révolu-
tions discutent longuement et à fond la doctrine du
tyrannicide. Cet article, qui prouve jusqu'où la vio-
352 RÉVOLUTION
lence était poussée dès cette époque dans les ima-
ginations, est trop curieux pour que nous n'en
transcrivions pas quelques parties.
Français , qu'attendons-nous? Plusieurs Porsenna s'approchent
de nos frontières, sous divers prétextes, et méditent de grands
attentats contre notre liberté, menacée déjà au sein même de la
patrie par une foule de Catilina ! Qu'attendons-nous pour rétablir
ce certain droit des gens exercé avec tant d'héroïsme par Har-
modius et Aristogiton. par Scévola et les deux Brutus?...
Un bataillon de cent jeunes enthousiastes de la liberté, avoués
par la nation, et liés entre eux par le serment solennel d'immoler,
à leurs risques et périls, le premier tyran ou ses principaux
agents qui se lèveraient contre la patrie, offrirait un spectacle
bien plus frappant, et serait susceptible de rendre de bien plus
grands services à l'espèce humaine qu'une armée de quatre mil-
lions de confédérés.
Cette paix universelle, à laquelle Henri IV crut un moment, que
le bon abbé de Saint-Pierre prêcha toute sa vie, dont J.-J. Bous-
seau adopta le projet avec transport , ce beau rêve des gens de
bien deviendrait une douce réalité, du moment qu'il existerait
une phalange de tyrannicides, à l'épreuve des tourments et de la
mort, patria jtAbente....
C'est par ce bataillon qu'il fallait commencer la prise d'armes.
Le bataillon des enfants et celui des vieillards eussent suffi au
maintien de la police chez une nation qui doit obéir sans résis-
tance à des lois qu'elle a faites elle-même. La légion sacrée des
tyrannicides une fois organisée comme elle doit l'être, nos quatre
millions de citoyens armés pourraient se dispenser désormais de
sacrifier leurs travaux domestiques aux exercices du Champ de
Mars. Cent patriotes au-dessus des événements sont assez pour
soutenir et défendre les droits de vingt-cinq millions d'hommes ;
cent tyrannicides, patria jubente, feront face, sans peine, à tous
nos ennemis du dedans et du dehors. Mais cette poignée d'hom-
mes doit être, pour ainsi dire, la quintessence de la nation ; cette
RÉVOLUTION 353
troupe sainte n'admet point de demi-patriotes; il les faut tous du
caractère de ce jeune citoyen qui, le H juillet 4789, sur les de-
grés de la maison commune, d'une main montre à ses concitoyens
la lettre accusatrice surprise à Flesselles, et de Tautre, armée d'un
pistolet, met à mort le traître...
Que ceux donc qui tiennent encore plus au maintien de la li-
berté qu'à la conservation de leur existence ; que ceux aux yeux
de qui la patrie éclipse tout ; que ceux qui frissonnent d'une no-
ble émulation à la rencontre des saintes images de Scévola et des
deux Brutus, qui font leurs délices de la lecture des écrits libres
de Sydney, d'Hubert Languet, d'Etienne de la Boëtie, de J.-J.
Rousseau, de Raynal, \iennent inscrire leurs noms dans un re-
gistre déposé sur l'autel de la patrie, au Champ de la Fédération,
et confié à la garde du plus digne d'entre nos représentants.
Ces noms, après en avoir écarté ceux qui n'auraient pu sou-
•tenir un examen sévère, seraient jetés dans une urne recouverte
d'un crêpe. Les cent patriotes que le sort aurait favorisés se ren-
draient, pendant la nuit, autour de l'autel de la patrie, pour y
être revêtus mystérieusement du titre sublime de tyrannicides,
et armés de la main même du père-œnscript chargé de leur
donner l'accolade au nom de la patrie ; puis, après leur jproclama-
mation tacite, le représentant dépositaire recevrait de chacun
d'eux le serment solennel de n'exister que pour la destruction
des tyrans et consorts, de s'attacher à leur personne comme le
remords au cœur du coupable, d'essayer tous les moyens connus
et à connaître, d'imaginer de nouveaux expédients pour parvenir
à délivrer la patrie des monstres couronnés et de leurs vils agents
qui manifesteraient le dessein d'attenter à la liberté nationale, en
approchant des frontières avec des dispositions hostiles ; le ser-
ment solennel de porter le glaive sacré dont la patrie arme son
bras jusque dans les entrailles des despotes les plus en garde
contre toute surprise; de faire arme de tout dans cette louable
intention ; de mettre en jeu toutes les passions pour satisfaire
cette noble audace : en sorte que ces tètes hautaines qui domi-
nent insolemment .les peuples de la terre connaissent enfin l'ef-
froi, et sachent que le diadème dont elles sont si vaines, loin de
354 RÉVOLUTION
leur servir d'abri, appelle, au contraire, sur elles, toutes les tem-
pêtes, et les expose à tous les orages.
Osez maintenant vous présenter sur nos frontières, princes
germains, monarques ibériens, souverains de TEtrurie, et vous
aussi, puissances maritimes !
Vous tous, qui frémissez de rage à la vue des Francs, dignes
enfin de leur nom, paraissez 1 Ce n'est plus sur vos soldsrts, en-
core aveugles, que nous dirigerons nos coups ; vos tètes seules
seront désormais le but de nos armes, Tobjet unique de tous les
stratagèmes que Tamour de la patrie et de l'indépendance saura
nous inspirer. Ceints de pistolets et de poignards, nos cent ty-
rannicides vont désormais, déguisés sous mille formes, rôder au-
tour de vos demeures, assiégeront la porte de vos réduits les plus
secrets. Vous ne pourrez plus faire un pas sans rencontrer un
abîme; vous marcherez partout sur des charbons allumés; l'air
même que vous respirerez deviendra mortel pour vous et vos
ayant-cause, pour tout ce que vous aurez de plus cher au monde.
Craignez tout de gens qui ne tiennent plus à l'existence, et qui
ne vivent que pour vous effacer du nombre des vivants î Lâches,
vous serez atteints par eux jusque dans votre quartier-général,
qui va cesser d'être un asile inviolable, jusqu'au fond de vos
tentes-boudoirs, d'où vous ordonniez froidement la mêlée, et d'où
vous assistiez, de loin, au massacre de vos soldats aux prises
avec les nôtres ! Craignez tout de gens que les lauriers de la gloire
et lè myrte des plaisirs, que les bénédictions de la patrie et toutes
les faveurs de la beauté, attendent, s'ils rentrent chez eux teints
de votre sang impur!...
Ce morceau curieux se termine par ces lignes,
qui ne le sont pas moins, et auxquelles on ne se
serait certainement pas attendu :
Citoyens, un bruit sourd se répand ; on se dit à l'oreille qu'il
existe une faction qui porte le délire aristocratique jusqu'à mé-
diter un attentat sur les jours de Louis XVL Citoyens, redoublez
de vigilance autour de sa personne. Ce monarque est du très-
RÉVOLUTION 355
petit nombre de ceux qui réconcilieraient un Brutus avec la
royauté. Un roi qui laisse asseoir à côté de lui sur le trône la
liberté nationale mérite tout rattachement de la nation. Le repos
du peuple tient à l'existence d'un tel roi.
On peut juger, par le langage que tenaient les
Révolutions après le 10 août, du chemin qu'elles
avaient fait en dix-huit mois. C'est dans le même
esprit qu'elles parlent des massacres de septembre.
Après avoir raconté, avec les détails les plus cir-
constanciés , comment la massue du peuple-Hercule
nettoya les étables (TAugias^ elles ajoutent :
n reste encore une prison à vider : le peuple fut tenté un mo-
ment de œuronner ses expéditions par celle-là , puisque, sous le
règne de Tégalité, le crime reste impuni parce qu'il a porté une
couronne ; mais le peuple en appelle et en réfère à la Conven-
tion.
Juges 1 tout le sang versé du 2 au 3 septembre doit retomber
sur vous : ce sont vos criminelles lenteurs qui ont porté le peuple
à des extrétoitéâ dont vous seuls devez être responsables. Le
peuple impatient vous arracha des mains le glaive de la justice,
trop longtemps oisif, et remplit vos fonctions. Si quelques inno-
cents périrent, qu'on n'en accuse que vous, et que votre cons-
cience soit votre premier bourreau :
Discite justitiam moniti, et non temnere plebem.
Qui croirait, après tout cela, que Prudhomme
put un jour être arrêté comme suspect d'incivisme?
C'est pourtant ce qui lui arriva à la suite des jour-
nées où succomba la Gironde ; mais il fut bientôt
rendu à la liberté. Il nous a laissé, de cette mésa-
venture, dans son premier numéro dé juin 1793,
356 RÉVOLUTION
r
un long récit, auquel nous renvoyons les curieux.
Il en a même fait, — et cela était bien naturel, — le
sujet de l'image qui orne ce numéro. On y voit le
bureau des Révolutions de Paris ; la porte en est
gardée par des soldats. Prudhomme et sa femme,
coiffes l'un et l'autre d'un chapeau tromblon, sont
au milieu de la rue, entourés de leurs enfants et de
leurs bagages. Des gens du peuple semblent leur
tendre des provisions. On lit à la marge supé-
rieure : a Le citoyen Prudhomme expulsé de sa
maison , ainsi que sa femme et ses quatre enfants ,
pour avoir, depuis 1 788, osé montrer le patriotisme
le plus ardent et dévoilé les faux patriotes. » Et à la
naarge inférieure : « Le mardi 4 juin 1793, l'an IP
de la République française, par. suite d'un empri-
sonnement en vertu d'ordres contre -révolution-
naires , qui portaient même de vendre son impri-
merie et ses effets, le citoyen Prudhomme se
présente avec sa famille pour rentrer chez lui. Il
est obligé de rester dans la rue, à l'injure du temps,
pendant l'espace de six heures. »
Cette arrestation paraît avoir produit sur Prud-
homme une profonde impression. Il se montre
dès~lors beaucoup plus réservé ; bientôt même son
journal éprouve des perturbations dans sa publica-
tion, jusque-là si régulière, et il est tout à fait in-
terrompu pendant les mois d'août, septembre et
octobre. Enfin, dans le n® 225, qui porte la date
RÉVOLUTION 357
du 25 pluviôse an II de la République française une
et indivisible (28 février 1794), Prudhomme an-
nonce à ses souscripteurs que le délabrement de sa
santé , ruinée par un travail pénible de quatre an-
nées et plusieurs maladies , le met dans l'impossi-
bilité physique de continuer son journal. En quit-
tant la lice, une pensée adoucit ses regrets, c'est
qu'il a atteint le but de ses efforts : la France est
libre et républicaine. Il aura tout fait pour être
pendu, si la contre-révolution était possible ; il est
d'ailleurs trop l'ami de la liberté de son pays pour
ne pas être toujours^ tant qu'il le pourra, son plus
ardent propagateur, et son martyr, s'il le faut.
J'ai juré de ne cesser mes Révolutions de Paris que lorsque
mon pays serait libre : j'ai tenu parole. '
Mon pays est libre, puisque les Français ont juré la liberté,
régalité, l'indivisibilité;
Mon pays est libre, puisque nous avons une Constitution vrai-
ment républicaine, digne de servir de modèle à tous les peuples
qui voudront cesser d'être esclaves ;
Mon pays est libre, puisque les Français font trembler les des-
potes;
Mon pays est libre, puisque les Français sont en état de pro-
curer la liberté à tous les autres peuples;
Mon pays est libre, puisque aucun des abus de l'ancien régime
ne subsiste : plus de féodalité, plus de monarchie, et bientôt plus-
de superstition ;
Mon pays est libre, puisque le fédéralisme est anéanti ;
Mon pays est libre, puisque les patriotes sont venus à bout de
tous les ennemis de la liberté ;
Mon pays est libre, puisque les sans-culottes ont reconquis leur8>
droits et qu'ils occupent toutes les places ;
35S RÉVOLUTION
Mun pays est libre, puisque la Convention a décrété qu'il n*y
aurait plus de mendicité ; que les patriotes indigents auront une
indemnité sur les biens des ennemis de la Révolution, et les pa-
triotes mutilés des propriétés territoriales.
La Révolution est faite, puisque l'épigraphe que j'ai mise à
mon journal, et que je lui ai religieusement conservée, a enfin
son plein et entier efiet : le peuple n'est plus à genoux ; il s*est
levé,. et a réduit les grands à leur véritable grandeur;
La Révolution est faite, si la Convention ne se divise pas, et si
les patriotes se rallient toujours à elle;
La Révolution est faite, si les patriotes et vrais républicains, tou«
jours unis, conservent leur énergie et leur amour pour la liberté;
La Révolution est faite, si les sans-culottes sont toujours bien
persuadés des grands avantages qui résultent de l'exercice indé-
fini de la liberté des opinions et de la presse, consignée dans la
Déclaration des Droits, ainsi que de la résistance à l'oppression ;
La Révolution est faite, si le peuple français se pénètre bien
des beautés du gouvernement républicain.
Priidhomme fait suivre ces adieux d'un article
sur les Beautés (T un, gouvernement républicain et les
vertus nécessaires à sa conservation.
La Révolution est faite, oui, elle est faite! Oui, la liberté est
fondée I Oui, la République est affermie pour jamais! Oui, le
peuple français a conquis tous ses droits pour l'éternité ! S'il a
acheté le plus grand des bienfaits de la nature au prix de ses
sueurs et de son sang , ce n'est pas pour s'en désemparer ou ne
pas en jouir. Oui, les sans-culottes ont atteint le meilleur de tous
les gouvernements, et s'y maintiendront! Ils ont triomphé de tou»
les vices, ils donneront l'exemple de toutes les vertus...
Si ce langage de Prudhomme était sincère^
il dut emporter dans sa retraite une bien douce
consolation ; mais j'ai quelque lieu de croire qu'il
RÉVOLUTION 359
n'était pas très -convaincu, et que ce n'était là
qu'une amplificatioD : nous l'entendrons tout à
l'heure confesser lui-même qu'en quittant la lice
il fuyait devant la guillotine, qui s'avançait à
grands pas pour l'atteindre.
Les Révolutions de Paris forment dix-sept forts
volumes in-8* de plus de 700 pages chacun. Dans
les derniers temps de sa publication, Prudhomme
remplaça les gravures par des cartes des nouveaux
départements, ce qui était encore une heureuse
idée; ces cartes ont été réunies en un volume, qui
forme ordinairement le 1 8* de la collection.
J'ai déjà indiqué par quel genre de mérite se re-
commande cette feuille. Voici le jugement qu'en
portait la Chronique de Paris, dès le mois de sep«
tembre 1789 : « La variété, la liberté, l'impartia-
hté, qui y régnent, lui ont assuré le plus grand
succès. Des anecdotes piquantes ajoutent à Fjntérêt
des faits publics , qui paraissent consignés avec la
plus grande exactitude. L'auteur montre partout
les sentiments d'un bon citoyen, et le patriotisme
guide toujours sa plume. Cet ouvrage offrira un
jour d'excellents matériaux pour l'histoire. » Et
on n'en trouverait nulle part, en effet, d'aussi abon-
dants et d'aussi sûrs. Le Moniteur, le Point du Jour,
le Patriote français, le Courrier de Provence, et quel-
ques autres feuilles encore, donnent avec plus d'é-
360 RÉVOLUTION
tendue les séances de nos Assemblées nationales -y
d'autres, telles que le Journal des Débats des Jaco-
bins, le Journal des Clubs, le Journal de la Montagne^
font mieux connaître les sociétés populaires; mais
aucune n'est plus riche en détails sur l'ensemble
des quatre premières années de la Révolution et les
grands événements dont elles furent marquées.
Ajoutons enfin , et ce n'est pas un petit mérite à
nos yeux , que chaque volume des Révolutions de
Paris est terminé par une table alphabétique.
Le journal de Prudhomme eut l'honneur d'être
parodié par un grand seigneur. La Bibliothèque
impériale possède vingt numéros d'un Journal du
Journal de Prudhomme, ou petites observations sur
de grandes réflexions, attribué à Stanislas Clermont-
Tonnerre. C'est une satire, parfois spirituelle, des
Révolutions, qu'elle prend corps à corps, et nu-
méro par numéro, à partir du 75*.
Cinq ans après la cessation des Révolutions^
Prudhomme , qui , somme toute , avait une valeur
plus grande que celle qu'on lui accorde générale-
ment, reparaissait sur la scène, et lançait le pros-
pectus d'un nouveau journal, auquel il donnait le
titre assez étrange de Le Voyageur, journal de
Prudhomme^ et cette épigraphe , pâle imitation de
celle de sa première feuille ,
Les esclaves sont à genoux
Lorsque les hommes libres sont debout.
RÉVOLUTION 364
LOUIS PRUDHOHME A SES CONCITOYENS
Sur la nécessitéy pour relever l'esprit public^ de reprendre un jour-
nal sous le titre de Journal de Prudhomhe, à dater du ^^ mes^
9idor prochain.
Je me sens oppressé du besoin d'écrire. En rentrant dans la
carrière pénible de journaliste, mon seul but est de défendre la
liberté. Depuis deux ans je conspire dans le silence pour elle ;
mais un plus long silence serait un crime.
Mon journal sera encore une fois l'épouvante des ennemis de
la République, de ceux qui ont méconnu les droits sacrés du
peuple. Je serai une sentinelle incommode pour ceux qui com-
mettent des abus. Je poursuivrai avec acharnement les voleurs ,
dilapida teurs , fournisseurs infidèles: il faut que tous ces vam-
pires de la substance publique disparaissent.... Nulle considéra-
tion ne pourra arrêter ma véracité....
Mon nouveau journal sera dans les mêmes principes impartiaux
et sévères que j'ai toujours manifestés....
Plutôt la mort que de vivre dans un étal de langueur. Je re-
parais sur la scène avec la fierté de l'homme qui n'a pas fait un
commerce honteux de la Révolution, qui se glorifie de n'avoir
demandé d'autre sang que celui du dernier roi des Français.
Il est glorieux pour moi d'avoir su lutter contre toutes les fac-
tions , sans avoir été d'aucune. La liberté seule est mon patri-
moine : je défendrai ce patrimoine avec le même courage que
j'ai mis pendant les six premières années de la Révolution. Je
n'ai flagorné aucun parti. J'ai averti deux cents fois mes conci-
toyens de ce qui leur est arrivé L'accusateur public instruisit
contre moi pour avoir prévenu mes concitoyens des intentions
perfides du roi , qui se disposait à fuir : j'adressai à cet accusa-
teur des pièces pour lui faciliter son accusation.... J'ai étéincar
céré au 31 mai pour avoir dit que cette malheureuse journée
nous en amènerait de plus funestes encore. J'ai dénoncé seul,
dans mon journal, le premier acte de tyrannie du Comité de sû-
T. yi. 46
36« RÉVOLUTION
reté générale. Je me suis prononcé contre le gouvernement
révolutionnaire, conlre les tribunaux révolutionnaires et les
commissions militaires. J'ai déclaré que ce système enveloppe-
rait rinnocent et le coupable, le royaliste et le républicain ; que
la France de^îend^ait une boucherie ; que Ton ne pouvait pas
mieux servir TAngleterre. Mais je fus obligé de m'arréter devant
la guillotine, qui s'avançait à grands pas pour m'atteindre. Je
préférai quitter Paris, et, quoique mon journal des Révolutions
fût ma seule fortune, je l'abandonnai plutôt que de servir lâche-
ment un système dangereux pour la liberté....
Braves républicains, je vous vengerai des outrages que vous
font tous les jours les ennemis de la liberté. Surtout, suivez mes
conseils. J'ai le droit de vous tenir ce langage; vous pouvez
compter sur moi....
Et vous. Directoire français, vous êtes l'ouvrage des républi-
cains, vous leur devez votre puissance. Je vous déclare qu'ils
vous soutiendront, si vous avez plus de confiance en eux : ils ont
besoin de vous , et vous ne pouvez vous conserver que par eux.
Mais éloignez de vous ceux qui vous caressent servilement et qui
vous détestent. Surveillez ceux qui répandent que vous seuls
pouvez gouverner la France, que les deux Conseils sont inutiles :
les perfides qui tiennent de tels propos vous auraient bientôt
étouffés, s'ils parvenaient à détruire le Corps législatif.
Il importe dans ce moment que l'esprit public se révèle...;
mais je le déclare, point d'esprit public sans la liberté de la
presse : ma vieille expérience révolutionnaire m'a prouvé que
sans elle l'on ne peut que rétrograder... Ehl n'est-il pas hon-
teux pour les Français qu'au bout de dix ans de révolution, ils
n'osent pas même se plaindre par la voie de la presse de la
tyrannie du plus petit fonctionnaire public I
Comment les deux Conseils et le Directoire peuvent-ils con-
naître ce qui doit être leur grand régulateur, l'opinion publique?
N'en doutons pas, c'est surtout le silence de la presse que doi-
vent redouter pour eux-mêmes les premiers magistrats , et c'est
par lui que périt la République. Cette vérité fut sentie par les
hommes de génie qui se trouvaient à l'Assemblée constituante.
RÉVOLUTION 363
Les avantages de la liberté de la presse sont plus grands que
les désavantages de la licence de la presse.
Je démontrerai dans le n<> ^^ de mon journal que le silence
-de la presse a causé la mort de plusieurs individus, et que la
licence de la presse n'a tué personne. Je prouverai que tous
^^eux qui ont entravé la presse ont été sacrifiés. Les plus beaux
discours, les plus grandes discussions, pour prouver le danger
de la liberté de la presse, ne sont que de vains sophismes ; Ton
pourrait appeler cela le charlatanisme de la parole. Tout se ré-
duit à celte question : La liberté de la presse est-elle incompa-
tible avec un gouvernement? Moi, Prudhomme, je réponds :
Non!
Le Voyageur s'arrête au n** 105 (11 vendé-
miaire an 8) ; un avis placé à la fin de ce numéro
en annonçait la cessation :
L. PRUDHOMME A SES LECTEURS
Le délabrement de ma santé m'oblige , pour la seconde fois ,
de suspendre mon journal. Mais , en interrompant mon envoi ,
je me dois à moi -même, je dois aux républicains qui s'y étaient
abonnés, de le remplacer par une feuille inattaquable du côté
des principes , et dont les nouvelles eussent à la fois le mérite
de la fraîcheur et de l'authenticité. Je me flatte d'avoir mérité
leur reconnaissance en fixant mon choix sur le Bim-Informé,
digne sous tous les rapports de la confiance des bons citoyens,
et dont la réputation , déjà consolidée avant que la tyrannie le
condamnât au silence, se confirme et augmente depuis que la
Constitution lui a rendu la parole.
De vieux amis de la liberté , qui ne s'en sont pas fait un pié-
destal pour monter aux places et à la fortune, ont repris avec
amour le travail pénible qu'exige sa rédaction. Us s'attachent
surtout à faire aimer la République, à exciter l'ardeur belli-
queuse des conscrits, à dévoiler les abus, à prouver la faiblesse
des associations royales et la force incalculable des peuples libres.
364 RÉVOLUTION
Aucun journal n'a des correspondances aussi vastes et aussi sû-
res, ne tient par autant de fils à tous les ressorts des événements
politiques. Pouvais-je ne pas le préférer?
Que mes concitoyens ne croient pas pour cela que j'aban-
donne la cause de la liberté, à laquelle j'ai donné des preuves
constantes d'attachement depuis le commencement de la Révolu-
tion : jusqu'à mon dernier soupir, tous mes moments lui seront
consacrés. Les républicains me trouveront toujours.
Les biographes de Prudhomme ne parlent point
fie son Voyageur. En revanche, ils disent — et cela
nous paraîtrait, comme à eux, digne de remarque
— qu'en 1 814, il se montra favorable à la Restau-
ration, et qu'on le vit, pendant plusieurs jours,
publier un journal (ils ne le désignent pas autre-
ment), où il manifesta hautement cette opinion.
MERCIER ET CARRA.
Annales patriotiques et littéraires.
« Les Annales patriotiques, quoique écrites sans
goût et d'un style platement vulgaire, étaient ce-
pendant la boussole de tous les Jacobins des dépar-
tements ; il n'y avait pas une de leurs associations
qui n'eût son Carra; on le lisait à l'ouverture de
cbaque séance avec un respect religieux ; tout ce
qu'il annonçait était autant d'oracles auxquels il
était défendu de ne pas croire, et toutes les maxi-
mes qu'il débitait autant de préceptes divins aux-
quels, sous peine d'anathème, on était tenu de se
conformer. Le Patriote français avait aussi ses zéla-
teurs y mais beaucoup moins que les Annales pa-
triotiques ; non pas qu'il professât d'autres prin-
cipes, mais parce qu'il était un peu mieux écrit.
Cela est si exact, que la Chronique de Paris, quoi-
que rédigée avec beaucoup de talent et d'élégance,
n'avait guère de lecteurs qu'à Paris : tant il est
vrai que, dans ce temps de vertige les plus grands
succès ont toujours été en raison de la plus grande
366 RÉVOLUTION
ineptie des manœuvres employées pour les obtenir.
C'est la philosophie, sans doute , qui a préparé la
révolution de France, mais c'est Textravagance
qui Ta exécutée (1). »
Ce jugement n'est peut-être pas très-impartial,
les considérants le donnent assez à entendre ; au
fond pourtant il ne manque pas de justesse, et les
écrivains qui ont eu à se prononcer sur le journal
de Mercier et Carra n'en ont guère porté d'autre.
Aussi, quelle qu'ait été la vogue de cette feuille,
nous nous y arrêterons peu. On n'y saurait rien
trouver de bien piquant lorsqu'on vient de parcou-
rir les journaux de Marat, de Fréron, de Desmou-
lins, de Prudhomme, etc. Si cependant les doctri-
nes sont les mêmes dans toutes ces publications,
celle de Carra diffère des autres par la forme, et
c'est à cela peut-être qu'est dû son succès. Les
feuilles que nous venons de nommer sont moins
des journaux, nous l'avons déjà dit, que des re-
vues, ou même des pamphlets ; elles ne donnent
point ou peu de nouvelles ; elles ne parlent géné-
ralement des événements que pour les commenter
à leur point de vue, et sans les raconter. Les
Annales patriotiques, au contraire, sont une véri-
table gazette — in-V à deux colonnes — dans le
genre du Journal et de la Chronique de Paris j et des
(I) Histoire d$ la Rholution française par deux amis de la liberté , t. ¥iii,
p. 140.
RÉVOLUTION 367
gazettes, ou papiers-nouvelles, comme on disait
encore, c'est la plus avancée. Là, je le répète, est
probablement Texplication de leur réussite : si les
esprits exaltés se plaisaient aux déclamations de
Fréron et consorts, la masse du public devait re-
chercher les nouvelles avec non moins d'avidité.
C'est le 5 octobre 1789 que parut le premier
numéro des Annales patriotiques et littéraires de la
France^ et affaires politiques de V Europe, journal
libre, par une société d'écrivains patriotes, avec
cette épigraphe, tirée du Contrat social : On peut
acquérir la liberté^ mais on ne la recouvre jamais.
Le nouveau journal s'annonçait comme devant
être écrit avec une liberté impartiale et décente. Se
défendant de faire, suivant l'usage immémorial, un
exposé pompeux de tous les objets qu'ils se propo-
saient d'embrasser^ les auteurs se bornent à l'indi^
cation sommaire des matières qui entreront dans
leur plan. C'étaient : 1** le résultat exact et rai-
sonné des opérations de l'Assemblée nationale et
de la Commune de Paris, épuré de tous les détails
minutieux et sans importance ; 2^ les opérations et
résultats d'administration des assemblées provin-
ciales et municipales du royaume ; 3® les anecdotes
les plus piquantes qui seront relatives à la grande
révolution de la liberté française, et l'analyse des
écrits qui concourront à ses progrès ; 4" les princi-
paux événements que la politique et la guerre ne
368 RÉVOLUTION
cessent d'opérer dans les différentes parties da
monde, et surtout en Europe; 5® le redressement
des nouvelles apocryphes, des erreurs et des bé-
vues géographiques, parfois plaisantes, qui se
glissent assez fréquemment dans toutes les ga-
zettes; 6^ les notions les plus curieuses et les plus
intéressantes de la statistique; 7^ un compte-
rendu succinct des productions de la littérature
française et étrangère. « Il suffit d'annoncer, ajou-
tait une note, que M. Mercier est le principal ré-
dacteur de ces Annales, pour que nous puissions
espérer qu'il fera naître l'intérêt qu'inspirent les
écrits de l'auteur du Tableau de Paris. »
Somme toute, les Annales patriotiques sont un
des journaux les plus variés de l'époque , comme
elles en sont l'un des plus grands succès. Leur vé-
ritable rédacteur en chef était Carra, beaucoup
moins connu alors que Mercier, dont le nom avait
été pris pour enseigne, mais qui ne devait pas
tarder, lui aussi, à arriver à la célébrité. Ecoutez
plutôt le malin auteur des Sabatsjacobites, dans sa
Chanson diplomatique en V honneur de M. Carra, écri-
vain patriote :
Air : Oui, noir; mais pas si diable.
Oh ! c'est un bien grand homme
Que mon ami Carra !
Il faudrait plus d'un tome
Pour vous prouver cela,
Pour vous (bis) prouver cela.
RÉVOLUTION 369
Au Monomotapa,
En Chine, au Canada,
Dans la Grèce et dans Rome,
Il est gens qu'on renomme
Et que Von prise comme
Vor au plus fin carat,..
Carra, Carra
Vaut bien mieux (bis) que cela.
Oh ! c*est un phénomène
Si jamais il en fut /
// bégayait à peine
Qu'un Caton il se crut,
Qu*un Ca (bis) ton il se crut.
A trente ans il voulut
Mettre tout au rebut.
Ce foudre d^éhquence
Dit avec assurance
Qu'il rendrait à la France
Le plus brillant éclat.
Carrai Carra!
Rien- de mieux (bis) gtie cela.
Puis après il compose.
Pour cent écus par an.
Un journal que, pour cause.
On lit en se couchant.
On lit (bis) en se couchant.
On y fronde à la fois
Les prêtres et les rois;
Et le folliculaire,
Pour cette ceuvre si chère,
S'est rendu nécessaire
Au clémentin sénat.
Carra / Carra !
Rien de mieux que cela I
46.
370 RÉVOLUTION
Malgré tant d^aventures.
Le sublime Carra
De vomir des injures
Fait son unique état.
Fait son (bis) unique état.
Il insulte les rois,
n foule aux pieds les lois.
Un temps viendra, je pense,
Où récrivain, en France,
Qui prêche la licence,
A la potence ira.
Carra! Carra f
Tu verras (bis) ce temps-là.
« Fort bonhomme et très-mauvaise tète, dit ma-
dame Roland dans ses Mémoires ^ en parlant de
Carra. On n'est pas plus enthousiaste de révolu-
tion, de république et de liberté; mais on ne juge
pas plus mal les hommes et les choses. Ses Annales
réussissent merveilleusement dans le peuple par
un certain ton prophétique toujours imposant pour
le Yulgaire. »
Carra nous a tracé lui-même son portrait dans
une sorte de déclaration dont il fit précéder sa
rentrée aux Annales patriotiques, qu'il avait été
obligé d'abandonner quelque temps à la suite des
événements du Champ-de-Mars.
J'ai quarante-neuf ans. J'ai voyagé pendant onze ans en Europe;
j'avais appris alors sept langues étrangères, parce que c'était dans
la classe de ce qu'on appelle le peuple que je voulais étudier les
hommes de tous les pays. Ma plume n'est pas restée oisi?e au
RÉVOLUTION 374
mitieu des observations que j'ai faites en Russie, en Turquie, en
Allemagne, en Suisse, en Italie, en Angleterre ; et, tout en obser-
vant les choses, j*observais très-scrupuleusement les personnes.
C'est là que j'ai pris une forte haine pour les rois et un tendre
amour pour l'humanité. Les différents ouvrages que j'ai publiés
depuis plus de vingt ans constatent mes principes et mes opinions.
Mon courage et mon patriotisme ne sont pas douteux : qu'on lise
VOrateur des États-Généraiix, répandu avec profusion en mai et
juin 1789, dans la capitale, surtout au milieu de l'Assemblée na-
tionale, et dont il y a eu près de cinquante éditions, tant en France
que dans les provinces belges; qu'on ouvre aussi le premier vo-
lume des procès-verbaux des électeurs de Paris, réunis en juillet
4789, on y trouvera la motion que je fis, le 40 du même mois,
pour la formation de la garde citoyenne de Paris, motion qui
détermina, le jour suivant, l'arrêté des électeurs à cette occasion^
Toutes ces circonstances, je ne les rappelle que pour prouver que
c'étaient l'étude et une longue expérience des choses et des per*
sonnes, et non l'impulsion du moment, qui avaient rempli mon
âme du feu sacré de la liberté et de l'amour de la patrie.
Je défie maintenant à personne de dire que j'aie jamais varié
dans mes principes depuis la Révolution ; je fais plus, je défie,
dans tous les pays où j'ai vécu, et surtout à Paris, où je suis fixé
depuis quinze ans, qui que ce soit d'avoir aucun reproche fondé
à me faire sur mes mœurs et ma vie privée. Eh bien, fort de
mon expérience, de ma conscience et de la confiance que j'ai
méritée parmi les bons citoyens, je déclare à mon siècle et à la
postérité que les hommes pour lesquels j'ai la plus profonde
estime sont : MM. Pétion, Robespierre, Buzot, l'évéque Grégoire
jet Brissot. Je déclare, en outre, que je suis resté attaché à la
Société des Amis de la Constitution séante aux Jacobins, parce
que c'est là où j'ai vu, comme M. Pétion, la justice, le désinté-
ressement, la bonne foi et le fonds des vrais principes. Je sais
bien que cette portion restant aux Jacobins exige un scrutin épu-
ratoire : il aura lieu dans huit jours. Mais la portion réfugiée
aux Feuillants est-elle donc si pure ! Je Tavoue, quand même on
n'épurerait pas la section restant aux Jacobins, j'aimerais mieux
37« RÉVOLUTION
encore y vivre que d'aller respirer un air commun à MM. Dandré,
Desmeunier, Chapelier, et quelques autres étouffoirs du génie, du
sens commun et de Tespril public.
Tous les articles de Carra sont signés, au moins
de ses initiales. Nous en citerons encore un, comme
spécimen, pris un peu au hasard dans ce premier
volume.
Observations sur le mot populace.
Sous le règne du despotisme, tout est avili, tout est dénaturé,
jusqu'à la langue même, et les courtisans surtout n'ont rien de
plus à cœur que de chercher à voiler, par des termes grossiers
et dédaigneux, la majesté du peuple, en désignant ce même peuple
sous le nom de^populace, et souvent sous celui de canaille; mais
sous le règne de la liberté, il faut changer de ton et d'expression,
comme de principes et de manières. C'est donc avec une extrême
surprise que nous voyons, non pas des gens de cour, mais des
journalistes, se servir encore fréquemment, aujourd'hui de ce mot
populace, en parlant du gros de la nation et de la classe la plus
précieuse de l'empire. Qu'ils apprennent que ce mot est un bar-
barisme insolent dans la langue d'un peuple libre, et qu'il n'est
plus permis de s^en servir, sous peine d'être chassé de la société,
comme on est chassé de la maison d'un homme qu'on va insulter
chez lui. Dans quelle circonstance d'ailleurs peut-on appliquer ce
mot? Est-ce dans un marché, lorsque le peuple des campagnes
vient en foule nous apporter des subsistances? Est-ce dans une
fête de village, lorsque ce bon peuple se délasse de ses travaux
pénibles et journaliers? Est-ce pour les ouvriers des villes, lors-
qu'ils s'assemblent sur les prom<>nades publiques, ou dans les
spectacles, ou dans les guinguettes, pour y jouir, une fois par
semaine, de quelques divertissements, bien maigres en compa-
raison de ceux dont les riches jouissent tous les jours? Est-ce
parce que ce peuple est couvert de haillons, et qu'il n'a ni croix,
ni cordons, ni carrosses? car le peuple à carrosses et à cordons
RÉVOLUTION 373
rouges et bleus n'est pas de la populace pour les journalistes dont
nous parlons : c'est monseigneur le prince, monseigneur le duc ;
enfin ce sont là des gens comme il faut, pour ces journalistes.
Est-ce le peuple qui s'assemble pour prendre la Bastille, pour
aller à Versailles sauver la France, pour teindre ses haillons de
son sang en haine du despotisme et en faveur de la liberté? Ah l
oui , c'est celui-là sûrement que ces journalistes entendent dési-
gner nominativement par le mot populace. Misérables I il vous sied
bien d'insulter ainsi un peuple de héros, qui sacrifiait sa vie pour
vous, tandis que vous étiez tout tremblants. Allez, et sachez dé-
sormais respecter le peuple, sotis tous les points de vue, et sur-
tout le peuple qui a su conquérir sa liberté en trois jours de
temps, après un esclavage et une oppression inouïs depuis cinq
cents années. J'interpelle donc tous nos lecteurs de nous dénoncer
le journaliste qui osera profaner la majesté suprême du peuple
français en le désignant , quelque part que ce soit et dans quel-
que circonstance que ce puisse être, sous le nom de populace.
Dans le morceau suivant, sorte de revue, de ta-
bleau de la première année de la Révolution, on
reconnaîtra facilement la plume de l'auteur du
Tableau de Paris et de VAn 2440 :
A Vannée 4789.
Adieu, mémorable année, et la plus illustre de ce siècle I année
unique, où les augustes Français ramenèrent dans les Gaules l'éga-
lité, la justice, la liberté, que le despotisme aristocratique tenait
captives 1 Adieu, année immortelle, qui avez fixé un terme à l'avi-
lissement du peuple, qui l'avez ennobli en lui révélant des titres
dont l'original s'était égaré 1 Adieu, très-glorieuse année, par le
courage et l'activité des Parisiens, par la mort de haut, puissant
et magnifique Clei^é, et par le décès de dame puissante et hau-
taine Noblesse, morte en convulsion I
Merveilleuse année ! le Patriotisme est sorti tout armé de vos
374 RÉVOLUTION
flancs généreux , et c'est lui qui a mis tout à coup à leur place
une foule de citoyens éclairés, qui a fait éclore des talents in-
connus, et qui a donné enfin à l'Europe attentive et étonnée de
grandes leçons, dont elle profitera sans doute.
Année incomparable! vous avez vu finir le gouvernement d'é-
pouvantable mémoire qui avait une si étroite accointance avec la
Bastille , sa première favorite et la femelle la plus grosse et la
plus monstrueuse qu'on ait jamais vue, morte d'une attaque su-
bite et violente ; et c'est par là qu'on vit le même jour nos bra-
ves et heureux compatriotes sauver T Assemblée nationale (qu'on
allait couper à boulets rouges], briser les chaînes de l'esclavage,
et épouvanter le glaive du despotisme, que le prince de Lambesc
avait déjà fait étinceler, ce glaive perfide placé dans la main des
troupes étrangères, et qui (quoi qu'on en dise) voulait nous im-
moler pour s'épargner le soin de nous payer.
Que d'événements inattendus renferme cette année l Dans l'es-
pace de quelques mois, on a réparé les malheurs et les fautes ûe
plusieurs siècles ; l'homme a recouvre sa dignité première, et ce
système de féodalité, d'oppression, qui outrageait l'humanité et
la raison, est anéanti.
Je vous offre mon encens, auguste année ! Vous avez changé
mon Paris, il est vrai, il est tout autre aujourd'hui ; mais encore
un peu de temps, et il sera le séjour de la liberté et du bonheur.
y Y respire déjà Vair des montagnes de la Suisse ; j'y suis soldat,
non comme un dogue guerrier lancé par le despotisme, mais
comme un citoyen qui donnera sa vie avec joie pour la vraie
cause de sa patrie. Depuis trente ans j'avais un pressentiment
secret que je ne mourrais point sans être témoin d'un grand évé-
nement politique ; j'en nourrissais mon âme et mes écrits. Voilà
du nouveau pour ma plume ; je vous en rends grâce trois fois, ô
bienfaisante année 1 Si mon Tableau est à refaire, l'on dira du
moins un jour : En cette année les Parisiens ont montré au trône
et au ciel trois cent mille bras armés en quarante-huit heures ;
ils n'ont pas voulu laisser détruire leur ville; ils ont fait un mou-
vement, et ce mouvement s'est communiqué à la France, au
reste de l'Europe : tant le peuple est une puissance, et môme la
RÉVOLUTION 375
seule puissance ; ce qu'il faut que les souverains sachent enfin !
Grande année ! vous serez l'année régénératrice ; vous en por-
terez le nom ; l'histoire célébrera vos hauts faits. Vous fuyez pour
vous enfoncer dans les temps: adieu, puisqu'il est impossible à
nos vœux d'allonger votre terme ; mais dites bien du moins à ma
chère fille V Année 2440 que nous courrons au-devant d'elle de
toutes nos forces, que nous précipiterons notre marche pour l'at-
teindre et pour l'embrasser...
Adieu, année sans pareille dans notre histoire I Moi qui fus libre
bien avant le jour de noire liberté, puis-je manquer d'être fidèle à
votre souvenir? Non ; chaque jour je remercie l'Etre suprême de
m'avoir fait voir l'aurore du soleil de la liberté; il va luire sur ma
patrie, armé de tous ses rayons. Montesquieu, Rousseau, Diderot,
Mably, Helvétius, Voltaire, Turgot, Thomas, sont dans la tombe ;
ils n'ont point vu ces jours étonnants, ces jours de gloire que leur
génie avait préparés. Oh! de quelles louanges n'auraient-ils pas
salué le peuple français régénéré! C'était, hélas! à leur organe,
et non au mien, qu'il appartenait de chanter les vertus patrioti-
ques qui ont devancé mon attente tardive et surpassé mes espé-
rances; mais j'écrirai au moins ce que f ai vu, afin que tels événe-
ments ne sortent point de la mémoire des hommes nés et à naître ,
afin qu'ils apprennent, dans tous les temps et dans tous les lieux,
qu'il ne tient qu'à leur bras et à leur tête de détruire toute espèce
de tyrannie , qu'il ne faut que vouloir, et que Dieu protège visi-
blement toute insurrection généreuse...
Les Annales poursuivirent leur carrière jusqu'à
la fin de Tan V , mais à travers des vicissitudes dont
on trouvera le tableau à la Bibliographie.
On sait comment finit Carra. Après lui les An-
nales eurent pour principal rédacteur Salaville, qui
l'avait déjà suppléé lorsqu'il avait été envoyé en
mission dans les départements, et dont Babeuf fait
l'éloge comme d'un ardent républicain.
76 RÉVOLUTION
Mercier reprit la direction de sa feuille au com-
mencement de Tan lY, et c'est dans ses mains
qu'elle mourut. J'ai parlé ailleurs de la part qu'eut
cet écrivain à la rédaction de la Chronique du Mois.
FàUGHET. BONNEYILLE.
Le Tribun du Peuple. — Le Cercle social. — La
Bouche de Fçr. — Journal des Amis. — Bulletin
des Amis de la Vérité.
« Un fou nommé Bonneville, et une autre espèce
de fou, l'abbé Fauchet^ enthousiaste qui n'est pas
sans quelque talent, quoiqu'il soit absolument dé-
nué de goût, se sont avisés (de quoi ne s'avise-t-on
pas aujourd'hui pour être quelque chose?) de join-
dre les mystères de la Maçonnerie aux principes
de la Constitution, et de cet amalgame bizarre ils
ont composé un journal qu'ils appellent la Bouche
de Fer, attendu qu'ils ont, en effet , placé une bou-
che de fer au dépôt de leur journal, près du Théâtre-
Français, en invitant tous les citoyens à y jeter,
comme on fait dans celle de Venise, leurs idées sur
le gouvernement, leurs questions, leurs accusa-
tions, etc. Cette invention n'a pas prospéré jus-
qu'ici ; car il est clair, par leur journal, que ce sont
eux qui font les demandes et les réponses. Rien
n'est plus plaisant ni plus ridicule que la démence
378 RÉVOLUTION
sérieuse qui règne dans cet ouvrage, où se trouvent
pèle-mèle toutes les rêveries des illuminés avec les
discussions politiques, le jai^on de la mysticité
avec l'emphase des prédicateurs, où Ton remonte
jusqu'à la tour de Babel et l'arche de Noë, pour
redescendre aux sections et aux districts, où l'on ne
projette rien moins qu'une religion universelle^ une
régénération universelle, etc. Nos deux prophètes
ont ouvert un Cercle social, par lequel ils préten-
dent communiquer avec toutes les nations de Yuni-
vers. Ainsi, grâce à eux, la Révolution aura eu
aussi ses illuminés, tout comme si nous étions au
temps des Frh'es rouges de Cromwell et des confré-
ries de la Ligue. Heureusement, ceux-ci ne sont
pas dangereux; ils ne sont qu'extravagants, et ne
veulent régénérer l'univers qu^par V amour. »
C'est La Harpe qui parle ainsi, mais dans sa
Correspondance littéraire (lettre 293), et l'on sait
que ces épanchements confidentiels du célèbre cri-
tique ne se recommandent pas précisément par leur
impartialité. Cependant c'était bien là le fond de
l'opinion contemporaine, et la postérité n'a guère
porté d'autre jugement sur ces deux novateurs.
« Anacharsis Clootz, Fauchet et Bonneville, dit
M. Lanfrey, allaient, par leurs complaisantes uto-
pies, remuer au fond des cœurs cette soif de l'im-
possible, cette passion de l'absolu, ces aspirations
vers le rêve, qui ne plaisent tant aux peuples que
RÉVOLUTION 379
parce qu'elles les flattent en dissimulant sous des
chimères les labeurs de leur tâche, et qui perdent
infailliblement les révolutions où elles parviennent
à prévaloir. L'abbé Fauchet, qui vaut mieux que
sa descendance, est le père légitime de ces apôtres
de V amour qui ont depuis pullulé pour notre honte,
et dont les maximes lâches et efféminées ont tant
contribué à énerver la virilité des hommes de ce
siècle (1). »
On connaît Claude Fauchet, ancien abbé, l'un
des premiers électeurs de Paris et des présidents de
la Commune, l'un des vainqueurs de la Bastille, et
l'un des hommes qui se placèrent tout d'abord, par
le courage de la pensée et de la parole, au premier
rang parmi les athlètes de la Révolution, celui de
tous peut-être que la nature et l'éducation sem-
blaient avoir plus particulièrement formé pour re-
muer les passions vulgaires et électriser les passions
les plus nobles. On connaît également sa doctrine :
Fauchet proclama l'accord du christianisme et de la
démocratie ; le premier il fit de cette idée, jusqu'a-
lors vague et à l'état de sentiment, un système ri-
goureux qu'il appuyait de preuves métaphysiques
et historiques (2) .
Philosophe nourri du mysticisme de Saint-Mar-
tin, un des plus enthousiastes et des plus audacieux
(I) Essai sur la Révolution française, p. 249.
(S) Voir une remarquable étude de la doctrine de Fauchet dans E. Maron,
Histoire littéraire de la Révolution, p. 137 et suir.
380 RÉVOLUTION
parmi les publicistes, Bonneville appelle l'attentioD
moins par son talent, qui était assez médiocre, que
par ses doctrines, qu'on a vues reparaître de nos
jours sous le nom de socialisme, et conquérir de
nombreux adeptes. Comme Fourier, et avant Fou-
rier, Bonneville avait forgé sa théorie du bonheur
parfait; elle devait se réaliser, suivant lui, par deux
moyens fort simples : une nouvelle répartition des
biens, et la communauté des femmes. Dès avant
1789, on le voit préoccupé de donner à la Révolu-
tion, qu'il était facile de prévoir, la direction qu'il
croit la plus conforme aux besoins et au bonheur
de l'humanité. Vers le milieu de 1789, il publie^
sous le titre de Tribun du Peuple, des lettres à l'imi-
tation de celles de Junius. La première est adressée
à la nation française :
Restes du plus vertueux des peuples, soyez attentifs, pensez à
vos antiques honneurs, à ce nom d'homme franc, encore le plus
beau titre que puisse désirer, chez toutes les nations, un véritable
ami de J'humanité. Contemplez avec respect, en ces temps mo-
dernes, le spectacle majestueux d*un grand peuple, dont le plus
faible citoyen marche l'égal des rois, et, pour réclamer ses fran-
chises, ne leur offre point à genoux des complaintes et des do-
léances...
Peuple français, je parle à tous 1 Malheur à Thomme né pour
les forfaits et la servitude qui voudrait ambitionner un plus beau
titre que celui de citoyen français !
Citoyens, quelle ivresse délicieuse inspire le sentiment de la
liberté, quand on en jouit pour la première fois après tant de
siècles de servitude I Mais prenons garde de trop compter sur les
promesses de qui pourra perdre ou envahir. Il y avait un jour de
RÉVOLUTION 381
fête chez les Romains où les esclaves étaient servis par leurs maî-
tres. Voilà à peu près où nous en sommes. Le lendemain arrivait l
Craignez, citoyens, de n*avoir pas assez prévu ce lendemain fatal
où vous serez tous isolés, désunis, et peut-être enchaînés les uns
par les autres. N'en a-t-il pas toujours été ainsi de vos anciennes
assemblées? Et tant qu'il existera des privilèges exclusifs et hé-
réditaires, qui accordent à un seul ce qui appartient à tous, les
formes de la tyrannie pourront changer avec les occurrences, mais
la tyrannie existera toujours. Ce moment, qui doit briser nos fers
ou les river pour toujours, mérite toute notre attention.
Si le souverain, heureusement éclairé sur ses propres intérêts^
veut le bonheur de son peuple, croyez-vous que les princes et les
grands seigneurs, et tous ceux dont les abus sont le patrimoine,
ne cherchent pas tous les moyens de tromper ses bons des-
seins?...
Craignez le haut clergé, c'estrà-dire la soûle partie du clergé
qui soit noble, qui soit riche, qui soit oisive ; et la haute noblesse,
la seule partie de la noblesse qui obtient par ses bassesses dans
les cours les récompenses qui sont dues aux longs et pénibles
travaux de la petite noblesse. Voilà les ennemis de la nation; ce
sont eux qui ont mis en délibération si une poignée d*oisifs ap-
partient à vingt-quatre millions d'hommes, ou si vingt-quatre
millions d'hommes appartiennent à une poignée d'oisifs. Laisse-
rons-nous encore longtemps cette question douteuse? a C'est mé-
riter tous les affronts que d'en souffrir d'éternels sans vengeance. »
Grénéreux peuple, peuple français, oseras-tu donc enfin une
première fois demander un faible soulagement de tes maux à ces
tyrans qui n'ont jamais rougi de trafiquer même de tes vertus,
après avoir envahi tes biens et tes espérances I
Quel pays où, depuis quatorze siècles, on ne voit qu'intrigues,,
et cabales, et proscriptions ; un peuple appauvri, dépouillé de tous
ses droits, même du droit sacré de la plainte, réduit pour toute
nourriture à des restes d'herbages et de patates ; où W prix d'une
journée entière de travail ne suffit pas à payer de l'eau pour dés-
altérer la malheureuse famille d'un citoyen l encore l'a-t-il sou-
vent mauvaise et corrompue !
3«î RÉVOLUTION
Pauvre peuplel ces palais dorés où vos ennemis se perdent de
mollesse, vous les avez bâtis ; vpus leur préparez à jeun ces re-
pas somptueux qui les enivrent de luxure; ces chevaux, sous les-
quels ils vous écrasent en courant à leurs rendez- vous stériles,
c'est vous qui les avez domptés.
Que vous a-t-on laissé?
Permettez-moi d*abord de vous féliciter que la tyrannie en soit
venue à ce dernier terme où la flatterie ne peut plus séduire, où
la bonne foi du moins éclairé des citoyens ne peut plus être
trompée. Bénissez Tauguste souverain qui veut entendre vos
plaintes de votre propre bouche ! Mais il faut, par un dévoue-
ment noble et généreux, mériter le grand bienfait qui vous est
offert, et les respects de l'Europe entière et de la plus éloignée
postérité.
Donnez tout ce qu'on vous a laissé ; toutefois que cet abandon
ne soit pas l'effet de la crainte ou de l'indifférence. Sachez dé-
fendre avec courage, et jusqu'au dernier soupir, les droits im-
prescriptibles de tous les peuples, et que, par vos soins et un en-
tier abandon de vous-mêmes, vos enfants et les enfants de vos
enfants jouissent, dans le sein de l'abondance et de la paix, d'un
code fraternel.
0 mes concitoyens! travaillons avec courage à ce grand œuvre,
comme si, devant renaître un jour sur la terre, nous avions be-
soin pour nous-mêmes d'y retrouver des lois impartiales et toutes
les vertus qu'enfante la liberté , cette liberté qui n'est pas la li-
cence, et toujours si persécutée qu'elle avait des temples à Rome
et n'y habitait pas.
Dans la deuxième lettre, adressée aux Etats-
Généraux, Bonneville donne Texplication du titre
qu'il a choisi pour sa feuille :
Dernièrement, quelques artisans dont je défendais les droits^
qui sont les miens, m'ont appelé le Tribun du peuple. Alors mon
pauvre cœur, flétri par de longues souffrances, s'est un peu ré^
chauffé : le nom de Tribun du peuple, qui a porté dans tous mes
RÉVOLUTION 383
ossements la sainte ivresse du patriotisme, m*a paru grand et
harmonieux; j'y ai trouvé le titre heureux d'un ouvrage selon
mon cœur. Qu'il me serait doux si dans ma vieillesse, ignoré
dansla foule, j'entendais hénir quelquefois
Le Tribun du peuple !
La troisième lettre est adressée à la noblesse, la
quatrième au clergé ; Bonneville adresse la cin-
quième à son éditeur.
Fidèle au plan que je me suis proposé, y dit-il, je publierai
mes lettres comme Junius Bru tus a publié les siennes en Angle-
terre, comme le sage auteur Des droits et des devoirs du citoyen
eût publié ses observations, si, pendant sa vie, il eût pu trouver
un imprimeur et un éditeur.
De grâce, point de souscriptions, point de livraisons périodiques,
point de censeurs royaux, point de journal.
Ces journaux souscriptûmnés et périodiques sont tous soumis à
une censure ministérielle plus ou moins rigoureuse, à proportion
de l'influence que leur donne leur succès particulier : esclavage
onéreux et funeste au développement de toute vérité qui pour-
rait choquer les intérêts des censeurs ou des liaisons de ces cen-
seurs royaux.
Ainsi tout homme qui publie aujourd'hui un journal soumis à
la censure ministérielle est un mauvais citoyen. Celui qui l'en-
courage par ses souscriptions est un mauvais citoyen. A moins
que la bassesse de nos ordres ministériels n'ait trop avili nos âmes,.
ces principes sont incontestables. Les ordres d'un ministre ne sont
pas des lois.
Sans doute il est permis à un homme honnête do saisir tous
les moyens d'augmenter sa fortune, et de lier si étroitement son
intérêt particulier à l'intérêt de tous, que la source du bien pu-
blic soit pour lui-même une source de prospérités ; mais périsse
le cœur lâche et criminel qui, négligeant les plus petits détails
qui intéressent la chose publique, permettrait au despotisme de
384 RÉVOLUTION
s'enraciner dans quelque place ténébreuse, où il serait souvent
trop tard pour le bon patriote d*en découvrir Texistence...
Vos livraisons périodiques sont des chaînes, et je n'en veux pas.
J*aime à travailler à mon heure. Mes livraisons seront partidles,
et plus ou moins considérables, selon les circonstances.
J'aurai soin, toutefois, que ma dernière livraison forme toujours
un ouvrage complet : car, il faut le dire, malgré la liberté ou
plutôt la tolérance accordée à toutes les brochures qui ne sont pa»
périodiques, sait-on à quel d^ré il nous sera permis de révéler
d'énormes abus, et de crier haro sur le baudet ?
Les préjugés nous aveuglent et nous séduisent au point qu&
des hommes très-estimables ne veulent pas consentir à une li-
berté indéfinie de la presse. Us craignent que l'on n'abuse de cette
liberté indéfinie pour corrompre les mœurs et calomnier l'homme
vertueux. Hélas 1 il est trop vrai de dire que celui qui veut le-
bien ne le voit pas toujours. La liberté indéfinie de la presse est
si essentielle à la liberté , que là même où elle n'est pas indéfinie
il n'y a point de liberté, il n'y a pas même de patriotisme.
Où la liberté existe, il y a des lois sages et fidèlement exécu-
tées qui protègent également tous les individus ; leurs personnes
et leurs propriétés sont en sûreté. Dès lors si un calomniateur
veut dérober à un citoyen sa réputation, qui est souvent toute sa
richesse, de bonnes lois lui ofifriront, comme en Angleterre, les
moyens de se défendre et de la recouvrer....
Ecoulez le sage Mably, digne des respects de l'Europe entière i
« La licence, qui produit quelquefois des libelles, prévient un mal
plus grand, que produirait Tignorance des citoyens. »
Le Tribun du Peuple eut un succès que Ton au-
rait peine à concevoir aujourd'hui, si Ton n'avait
pas tant d'autres e&emples de succès moins mé-
rités; il eut cinq ou six éditions.
Fauchet s'était tenu d'abord éloigné des luttea
de la presse, et de la part d'un homme aussi ar-
RÉVOLUTION 385
deDt, cette abstention pouvait étonner. Il s'en expli-
que dans une lettre qu'il adresse, le 25 novembre
i 789, aux rédacteurs du Journal de Paris :
•
Je vous prie de rendre publique cette déclaration : je ne fais
point de journal et je ne travaille pour aucun. L'annonce en mon
nom d'un écrit périodique intitulé le Colporteur, et d'un autre
sous le titre de la Correspondance, est la centième petite mé-
chanceté de mes ennemis. Ds me connaissent bien peu s'ils
croient, par toutes leurs manœuvres, lasser mon courage. Dès
que la police de la municipalité me laissera Ifbre de travailler
d'une autre manière pour la patrie, j'écrirai. J'ai observé de près
des hommes infiniment moindres que leur réputation. J'ai de
grandes vérités à révéler à mes contemporains et à la postérité :
je remplirai ma tâche.
La conformité de leurs doctrines, ou plutôt de
leurs aspirations, réunit de bonne heure Fauchet
et Bonneville, et, sans que nous puissions dire com-
ment se forma leur association, nous les voyons
travailler d'accord à se créer les deux grands
moyens de propagande que la Révolution mettait
à la disposition des novateurs. Ils fondèrent au
Palais-Royal un Cercle social^ dont Fauchet s'insti-
tua le procureur général et Bonneville le secrétaire,
et ils lui donnèrent pour organe une feuille qu'ils
intitulèrent la Bouche de Fer.
Le Cercle social était d'abord une loge de francs-
maçons, qui comptait beaucoup d'hommes distin-
gués. Cette loge, prétendant que la franc-maçonne-
rie avait le même but que la Révolution française,
T. VI 47
38C RÉVOLUTION
la régénération du genre humain^ se constitua dès
lors en club ordinaire ou en société publique,
ayant pour but principal, comme l'indiquait le
titre qu'elle se donna, la réforme sociale. Elle s'ap-
pela aussi Société des Amis de la Vérité, se propo-
sant d'organiser une confédération universelle des
francs-maçons ou des amis de la vérité dans tous
les pays, afin de réunir tous les rayons épars dans
un centre commun d'amour et d'humanité, et de
ne faire de tous les peuples qu'une seule famille.
La prétention du Cercle social n'allait à rien
moins t qu'à bannir la haine de la terre pour n'y
laisser subsister que l'amour. » Rien , d'ailleurs ,
selon Fauchet et ses collaborateurs, n'était plus
facile que de résoudre à la satisfaction générale
toutes les questions sociales et politiques. Pour
résoudre les premières, il suffisait c que la patrie
s'obligeât à assurer à tous les pauvres valides les
jouissances nécessaires de la vie avec le travail, et
à tous ceux qui ne peuvent pas travailler la faculté
de vivre et d'être soignés dans leurs besoins. » Pour
résoudre la seconde, il suffisait de déclarer c que
le tout doit régir le tout, et que la volonté générale
ordonne, sans exception, tous les actes de l'Etat. »
« Ce système, disait Fauchet avec l'exaltation
d'un inspiré, ce système est aussi simple dans son
établissement que facile dans son exécution... L'er»
reur est diverse, la vérité est une. »
RÉVOLUTION 387
L'inauguration de la confédération générale des
Amis de la Vérité, qui eut lieu le 1 3 octobre 1 790,
avait attiré au Cirque national une foule immense,
députés à FAssemblée nationale, électeurs de 1 789
et anciens représentants provisoires de la Com-
mune, membres de la nouvelle municipalité et de
toutes les sociétés patriotiques, des étrangers, les
vieux enfants de la nature^ en très-grand nombre ;
les galeries étaient remplies de spectatrices attenti-
ves, presque toutes épouses ou mères des premiers
Amis de la Vérité auxquels il eût été donné de se
réunir avec autant de solennité, et de s'occuper
paisiblement et franchement d'un pacte fédératif
du genre humain ...
« Une grande pensée nous rassemble, dit Fau-
chet : il s'agit de commencer la confédération des
hommes, de rapprocher les vérités utiles, de les
lier en système universel, de les faire entrer dans
le gouvernement des nations, et de travailler, dans
un concert général de l'esprit humain, à composer
le bonheur du monde. »
Le Cercle social eut tout d'abord une très-grande
vogue; dix mille personnes, dit-on, se pressaient
tous les vendredis dans la vaste enceinte du Cirque
pour entendre Fauchet, et dans le nombre de ces
auditeurs empressés on remarquait des hommes
tels que Sièyes, Condorcet, Brissot, Barère, Ca-
mille Desmoulins, Thomas Payne, etc.
388 RÉVOLUTION
La tribune du Cercle social, comme son journal,
était ouverte à tous les amis de la vérité.
Nous avons, disaient les directeurs, établi pour tous les écri-
vains distingués par leur franchise, par un ardent amour de la
vérité, un rendez-vous de conférence, où, tour à tour maîtres et
disciples, tour à tour donnant et recevant des informations, ils
auront chacun plus de moyens d'éclairer le peuple, de connaître
la vérité, de protéger Thonnête homme calomnié, de servir de
jeunes talents, et de porter à rassemblée fédérative des Amis de
la Vérité leurs espérances, ou leurs alarmes, ou leurs desseins.
Les apôtres de la nouyelle doctrine invitaient
tous les frères des départements à les seconder, à
les imiter.
Nous conjurons donc tous les hommes amis des lumières et de
la vérité, tous les francs, au nom de cette vérité, d'imiter le
parlement d'Angleterre, du moment où ils auront terminé leurs
travaux particuliers. Dans les objets épineux, ce parlement se
forme en grand comité, cessant alors d'être législateur. Nous les
conjurons de se former en cercle social, d'y intern^er les con-
fessions d'une bouche de fer qu'ils établiraient chacun dans leur
ville ; et, après avoir été les médiateurs, les conciliateurs des
afiEedres de la cité, nous les prions de correspondre, pour les af-
faires générales, avec le bureau parisien, qui de toutes leurs ins-
tructions partielles rédigerait un cahier public et quotidien pour
l'Assemblée nationale...
La bouche de fer [ferrea vox), institution dont l'origine se perd
dans la nuit des temps, est vraiment la voix d'un peuple franc et
généreux. Si elle parle aux méchants, c'est à haute voix; c'est
en présence du public qu'elle les interroge... Ce ne sont pas seu-
lement des plaintes qu'elle exprime, ni des complots atroces^
qu'elle dévoile : elle communique des idées, des motions utiles,,
des projets de lois, des lectures à la fois intéressantes et instruc-
Uve8«
RÉVOLUTION 389
Nous avons dit qu'à la porte du bureau du jour-
nal était placée une boîte, une bouche de fer, « dont
Tallégorie ingénieuse et frappante avait donné le
titre à la feuille de Fauchet et Bonneville. On y
peut déposer — c'est Camille Desmoulins qui parle
— mémoires, lettres d'avis, vues ou projets utiles.
Une société de gens de lettres , sous le nom de Cer^
cle social , assiste tous les jours à l'ouverture du
lai^e crâne de la Bouche de fer, observe le cerveau,
et, par la voie du journal, annonce au public les
bons et mauvais présages : c'est une sorte de co-
mité des recherches. Il faut convenir qu'il n'y a
point de journal dont le titre promette davantage. »
La Bouche de Fer et la Société dont elle était
l'organe ne faisaient, pour ainsi dire, qu'un seul
corps, et n'avaient qu'une même âme.
Le cercle social, qui surveille et dirige la Bouche de Fer, journal
patriotique et fraterael, a pour objet dans cet ouvrage, disaient
les rédacteurs, la confédération universelle des amis de la liberté.
Une partie de cet ouvrage est destinée au développement et à la
discussion des principes d'un pacte fédératif, et à consacrer les
résultats de l'assemblée fédérative des Amis de la Vérité, qui se
réunissent tous les vendredis au Cirque national, à Paris.
La Bouche de Fer, en effet , était avant tout , et
presque exclusivement, l'organe du club social; elle
est remplie en grande partie par les thèses philo-
sophiques et politiques soutenues au cercle, par
les discours de ses membres, et surtout de son pro*
390 RÉVOLUTION
cureur général. On n'y trouve ni les débats de T As-
semblée, ni les nouvelles du jour, rien, en un mot,
de ce qui constitue le journal proprement dit; mais
elle abonde en articles de toute nature, et quelques-
uns très-curieux, envoyés de toutes les parties^ de
l'Europe à la Société. On y rencontre aussi fréquem-
ment des questions déposées dans les bouches de
fer, et ayant trait aux préoccupations du moment,
dans le genre de celles-ci :
— Bouche de Fer, dis-nous s*il est vrai que le signalement des
drislocrates soit un ruban noir?
— Est-il ^rai qu'il y ait une assemblée aristocratique en forme
de loge qui se tient rue Ghabannais, deux ou trois jours par se-
maine?
— Serait-il vrai que tous les espions de Tancienne police soient
encore aux gages du trésor public, et sous les ordres de Gui-
gnard, qui les emploie ?
On y lit quelques lettres curieuses de Cloots à
Fauchet, avec les réponses, une lettre fort remar-
quable de Gondorcet sur les spectacles, des articles
de Thomas Payne et d'autres publi cistes. Une sa-
vante et spirituelle Hollandaise, madame d'Aelders,
y a publié plusieurs discours sur la condition des
femmes, leur éducation, et leur influence dans les
gouvernements. Enfin, elle nous a conservé d'ex-
cellents discours sur les questions les plus inté-
ressantes , notamment sur le caractère des hommes
destinés par la nature à réveiller les nations, sur la
question de savoir si le même gouvernement peut
RÉVOLUTION 391
être propre à tous les pays, et si tous les peuples
peuvent être également libres, etc. On y voit propo-
sée la formation d'un tribunal national pour juger
les différends des rois, et les rois eux-mêmes. Etc.,
etc.
Il est à peine besoin de dire que le Cercle social
rencontra de nombreux détracteurs. V Orateur du
Peuple le regardait comme une institution contre-
révolutionnaire.
« Je viens à un autre louangeur périodique du
général (il venait de parler du Père Ducbesne Le*
maire) : c'est Claude Fauchet , qui a pris la tâche
d'assourdir tous les huit jours le public, au cirque
du Palais-Royal, de ses déclamations sonores, ma-
çoniques, unitives, auxquelles personne n'entend
rien, mais qu'on applaudit ou qu'on siffle à ou-
trance. Le procureur général est le partisan fana-
tique , le fervent admirateur et l'ami intime de no-
tre Mottié. Entendons-nous bien , mon cher frère
d'armes : quand je vous parle d'un procureur gé-
néral , ce n'est pas celui de la lanterne , mais de
celui du Cercle social. Vous ne comprendrez peut-
être rien à ce jargon mystique; ni moi non plus,
parce que ces messieurs du Cercle , non contents
d'être inintelligibles , se disent encore invisibles, de
même que feu Poinsinet. C'est avec ce batelage,
ces grands mots, ces scènes de tréteaux , que nos
ennemis essaient de donner le change au peuple.
39J RÉVOLUTION
89 a voulu jouer un tour aux Jacobins, voilà le fin
mot; et on en rit (1). >
La Harpe, outre l'appréciation sommaire que
nous lui avons empruntée, consacre à la réfutation
des doctrines des Amis de la Vérité, dans le Mercure
de 1790, deux longs articles, où il les persiffle
cruellement. Fauchet lui répond avec une évangé-
lique philosophie :
M. La Harpe, bon citoyen^ littérateur délicat, poète pur, ob-
servateur léger, s*est égayé sur notre journal et notre confédé-
ration. Nous pourrions, avec la même innocence, faire des rail-
leries sur son Mercure et sur l'association de ses amis. Nous ne
voulons pas employer les armes de la dérision contre un patriote
si estimable et un homme de lettres si distingué.
Et après lui avoir expliqué le but des Amis de la
Vérité, il termine ainsi :
Je répéterai à M. La Harpe, en finissant, cette maxime tout
évangélique, qui ne peut lui déplaire, comme elle a eu le mal-
heur de déplaire à quelques autres critiques moins sages : Ai-
mons-nous mutuellement, c'est toute la morale, c'est toute la
religion, c'est toute la société, c'est toute la loi de la nature.
L'un reprochait à Fauchet de prêcher la loi agrai-
re, lorsqu'il ne faisait qu'émettre le vœu que tous
les pauvres eussent quelque chose ; l'autre Taccuse
de mysticisme; ceux-là de conspiration secrète,
ceux-ci d'irréligion. Fauchet a réponse atout; il a
de la nature du tribun , il est taillé pour la lutte.
(i) L'Orateur du Peuple, t. m, p. 42T.
RÉVOLUTION a93
a Son génie, dit Paganel, s'élançait de lui-même
vers les grands mouvements. Il se plaisait au mi-
lieu des cris , et ne s'effrayait pas des tempêtes ,
s'il s'en promettait de grands effets Sa tête ni
son cœur ne reposèrent jamais. * Ecoutons-le re-
pousser l'imputation d'irréligion que lui a adressée
Cloots.
C*est bien une misérable philosophie que celle qui croit pou-
voir former une patrie sans religion, et instituer une nation sans
conscience. La nature a fait Thomme avec des rapports religieux,
que Torgueil des faux génies ou la bassesse des cœurs dépravés
peuvent seuls méconnaître, mais qu'aucune combinaison possible
ne détruira jamais, parce que ces rapports entrent dans l'es-
sence générale de l'espèce humaine, et qu'ils se font sentir aux
impies eux-mêmes, dans les moments lucides, comme les re-
mords aux scélérats.
Ne vous abusez point, patriotes ! le christianisme est indes-
, tructible, parce qu'il n'a dans sa substance aucun caractère d'in-
vention politique. Ce ne sont pas des ambitieux et des despotes
qui ont fabriqué l'Evangile; il les confond à chaque ligne : l'éga-
lité sainte y est tracée en caractères inimitables. C'est le code de
la fraternité pure ; c'est la loi céleste de la liberté ; c'est la sanc-
tion de la Divinité donnée à l'humanité même. Il faut être arrivé,
par l'orgueil ou le vice, à l'obtusion du sens intime ou à la pu-
tréfaction de la conscience, pour ne pas sentir la vérité de cette
religion fraternelle, et ne pas goûter la perfection de vertu so-
ciale où, fidèlement suivie, elle doit élever le genre . humain.
Abattez tous ,les échafaudages imposteurs dont le despotisme des
gouvernements, qui a produit le despotisme des prêtres, et qui
s'en est ensuite étayé, avait entouré cet édifice simple et majes-
tueux ; mais après avoir balayé d'une main sévère le dehors et
le dedans du temple, ne touchez pas à ses fondements : vous bri-
seriez la liberté sur la pierre immobile, vous dévoreriez l'empire^
17.
394 RÉVOLUTION
plutôt que d*entamer une des assises de la religion. Vous la croyez
ébranlée parce qu*une petite et bruyante multitude de génies sans
frein et d'hommes sans mœurs s'accordent pour la blasphémer.
Détrompez-vous : la masse nationale ne peut jamais être impie ,
c'est contre nature ; c'est comme si on voulait se persuader, lors-
que, dans les maisons riches, les Crassus se livrent à la glouton-
nerie, et que, dans les pauvres tavernes, la canaille s'abandonne
à l'ivresse, que toute la nation se gorge et s'enivre. Non, il n'y
a que les deux extrémités qui soient en ferveur de débauches;
tout le corps de la nation est dans la sagesse : les innombrables
familles des gens de bien vivent sobrement dans leurs paisibles
foyers, et ont horreur ou pitié des orgies de l'opulence et de la
misère. Écrivains imprudents I Si vous veniez à persuader, en
effet, que, sous ce nom sacré de liberté publique, c'est la religion,
c'est le premier des biens de l'humanité, la morale étemelle, que
l'on veut livrer à tous les attentats de la licence, ah ! c'est alors
que tous les honnêtes gens, c'est-à-dire toute la France (enten-
dez-vous?) se soulèveraient, avec une indignation divine, contre ce
*
petit tas d'insolents et cette vile tourbe de misérables qui vou-
draient condamner tous les Français à être aussi infimes, aussi
dépravés qu'eux. On ne peut pas plus ôter la religion à un peu-
ple qu'on ne peut ôter Dieu de la nature...
Au commencement de 1791 , Fauchet fut choisi
pour évêque par les électeurs du Calvados ; la page
que nous venons de citer, en Tabrégeant, et qui a
de nombreux pendants , suffirait seule à expliquer
ce choix. Bonne ville , resté maître absolu du ter-
rain, ne tarda pas, sous la pression des événements,
à transformer la Bouche de Fer. D'organe des doc-
trines sociales qu'elle avait été jusque-là presque
exclusivement, il en fit un journal politique quoti-
dien , et un journal des plus avancés et des plus ar-
RÉVOLUTION 395
dents. Â la fuite de Louis XYI, Bonneyille, donnant
libre carrière à ses sentiments républicains, de-
mande immédiatement la déchéance , l'abolition de
la royauté , et son remplacement par un gouverne-
ment national. Nulle part le principe monarchique
n'est attaqué avec un plus singulier mélange d'es-
prit et de fougue que dans la Bouche de Fer. Il est
de Bonneville , ce mot dont Brissot fut heureux de
pouvoir s'emparer, sans, du reste, en dissimuler
la source : « Les Egyptiens avaient mis sur le trône
une pierre pour leur servir de roi ; faisons de mê-
me, et donnons à cette pierre , éternel symbole du
cœur d'un roi, un excellent conseil exécutif. »
Le 24 juin, la Bouche de Fer commençait par ces
mots : Crimes de Louis XVI; le lendemain par ceux-
ci : Point de roi, point de roi ! voilà le cri général.
Le numéro suivant est encore plus significatif. Bon-
neville . comme Camille Desmoulins , avait voulu
se repaître de l'humiliation de la royauté , ramenée
en captivité.
Onze heures sonnenjt, et je prends la plume pour retracer ce
que j*ai vu et entendu. Les chemins étaient remplis d'une foule
innombrable. Les gardes nationales arrivent, a Paix là! paix là!
Silence! Enfoncez votre chapeau, restez couverts I II va passer
devant ses juges. » Représentants du peuple, vous n'avez plus à
délibérer : le peuple libre et souverain s'est couvert en r^ar-
dant avec mépris le ci-devant roi. Voilà enfin un plébiscite : La
RÉPUBLIQUE EST SANCTIONNÉE !
— N'allez pas tomber dans les pièges qu'on tendait toujours
aux peuples, avait-il dit à la première nouvelle de la fuite du roi»
396 RÉVOLUTION
On changeait le nom de mangeurs d'hommes, et l'on conservait
toujours, sous d'autres formes, la race maudite. Oui, maudite
par tous les anciens amis du peuple ; et il est écrit dans TEvan-
gile : le Ciel nous a donné des rois dans sa colère.
Notre ennemi, c'est notre maître,
Je voMS le dis en bon français,
s'écriait Lafontaine. Ce maitre-là s'appelait jadis un tyran; et
nos enfants riront un jour de pitié quand on leur apprendra que
nous disions quelquefois : un bon roi,..
Non, mes amis, il ne faut point de mangeurs d'hommes ; il ne
faut point sur la terre de ces espèces de monstres qui dévorent
de vingt-cinq à trente millions par an, comme vous un morceau
de pain bis, qui trafiquent de la liberté, qui n'entretiennent dans
la plus affreuse misère tant de citoyens que pour les forcer de
trahir la patrie pour avoir du pain...
Que les quatre-vingt-trois départements se confédèrent et dé-
clarent qu'ils ne veulent ni tyrans, ni monarques, ni protecteurs,
•ni régents, qui sont des ombres de rois aussi funestes à la chose
publique que l'ombre du bohon-hupas, qui est mortelle.
A ceux qui lui objectent que les temps n'étaient
pas mûrs pour la République, Bonneville répond,
avec cet emportement sombre et lyrique qui lui
est habituel :
Si les temps ne sont pas mûrs, vous qui en un clin d'œil mû-
rissez les bastilles, ô amis de la vérité, allumez dans tout l'uni-
vers un feu si terrible que la liberté mûrisse enfin pour les na-
tions. Que de tous côtés l'on ç'écrie :
Les temps sont arrivés, et pour le châtiment
La trompette a sonné le dernier jugement*
— On répand que les ambassadeurs refusent de traiter direc-
tement au nom de leurs maîtres :
Nous combattrons vos rois, retournez les servir.
RÉVOLUTION 397
C'est dans rimprimerie du Cercle social que fut
imprimée la fameuse pétition du Champ-de-Mars,
qui eut les suites funestes que l'on connaît. Bonne-
ville, plus compromis encore que ses confrères déjà
en fuite, fut obligé d'imiter l'auteur des Révolur-
lions de France et de Brabant, et dut suspendre la
publication de la Bouche de Fer.
La plume me tombe, des mains, disait-il en s'adressant pour la
dernière fois à ses souscripteurs. Écrivains patriotes, la plume de
l'Ami de la Vérité ne peut tracer des crimes aussi atroces; je la
poserai. Déposez votre plume sur l'autel de la patrie. Si le sang
répandu de tant de citoyens ne crie pas assez haut, comment
espérez-vous de vous faire entendre? Laissez-le parler seul ; posez
la plume, et vous aurez, sous peu de jours, une autre législature !
Ce sera l'instant du réveil.
Mais avant de quitter la plume, il avertit les pa-
triotes des dangers qui les menacent, et les engage
à l'union.
Quel orage se prépare ! Soyez attentifs I On conspire contre la
liberté, contre les principes de la Révolution. L'heure fatale ar-
rive ; les trahisons, les enlèvements, le mépris de l'indignation de
tous les siècles, les assassinats, tout annonce une tempête terri-
ble. Frères et amis, prenez une attitude fière; demandez une •
autre législature. Périssez, s*il le faut, mais en hommes libres...
— L'univers se réveillera tôt ou tard à la voix innombrable et
toute puissante des Amis de la Vérité...
— Que les citoyens s'unissent ici et là : les tyrans pâliront, et
les rois et les dictateurs rentreront dans la poussière...
Oui, je prendrai le deuil, et je chanterai ces paroles d'un
psaume funèbre :
a Nations, levez-vous! jugez les superbes selon leurs œuvres*
398 RÉVOLUTION
B Us ont humilié le peuple, et souillé de son sang son propre
héritage.
B Us ont tiié la veuve et l'étranger, et mis à mort les orphe-
lins. »
Vous, les plus abrutis, prenez garde à ceci ! Et vous, insensés,
quand aurez-vous des yeuy pour voir?
La Bouche de Fer cessa définitivement ses pré-
dications le 28 juillet, au n® 104. Elle paraissait
trois fois par semaine. Elle portait en tête un fleu-
ron bizarre : au milieu est une tête humaine avec
une bouche de fer, et surmontée d*un coq; d'un
côté , la foudre sortant d'un nuage ; de l'autre, un
signe maçonnique dans une gloire, et autour, sin-
gulièrement disposée, cette épigraphe : Tu regere
ehquio popidos , 6 Galle y mémento.
La bibliographie du journal du Cercle social est
assez obscure. « Le journal h Bouche de Fer, disent
les auteurs de Y Histoire parlementaire , commencé
en janvier 1790, devint au 1®' octobre de la même
année l'organe d'un club philosophique ouvert par
ses fondateurs au cirque du Palais-Royal. » Des-
chiens mentionne , en effet , une première Bouche
de Fer, en janvier, 17 livraisons, plus 8 numéros
intitulés Bulletin de la Bouche de Fer ; et une se-
conde allant du 1 " octobre 1 790 au 28 juillet 1 791 .
Le catalogue de la Bibliothèque indique trois sé-
ries : 1", janvier 1790, 1 vol. ; 2®, octobre-décem-
bre 1790, 1 vol.; 3% janvier-juillet 1791, 3 voL ;
plus deux séries de Bulletins en un volume. Mais
RÉVOLUTION 399
on n'a pu me communiquer que deux plaquettes,
contenant un prospectus et un Bulletin. Le même
catalogue porte un Cercle social j indiqué comme
rédigé par Fauchel et Bonneville parallèlement à
la Bouche de fer ; ce qui s'explique assez difficile-
ment. Divers indices me feraient croire que c'est
là la première série , la première forme de la Bou-
che de Fer. Deschiens , du reste , ne fait pas men-
tion de ce Cercle social.
Enfin , je Us dans Léonard Gallois la note sui*
vante :
Quoique rorganisation et rinauguration de l'assemblée fédéra-
tive des Amis de la Vérité et du Cercle social n'ait eu lieu que le
43 octobre 4790, et que le premier numéro de la Bouche de Fer
ne date que de cette époque, Tabbé Faucbet eut Fidée de faire
remonter cette publication jusqu'au commencement de la Révo-
lution. À cet effet, il donna le titre de Bouche de Fer à trois vo-
lumes publiés en partie par lui, dont le premier contient le Ré-
sultat de la séance des électeurs réunis au Musée le %^juin, que les
électeurs n'osèrent pas alors insérer dans leur procès-verbal. Cette
relation ne contient pas moins de 24 6 pages ; elle est de Faucbet.
Le deuxième volume contient le tableau analytique des principes
décrétés par l'Assemblée nationale, depuis sa formation jusqu'au
décret sur le droit de paix et de guerre. EnGn, le troisième vo-
lume renferme quatorze livraisons d'une Bouche de Fer antérieure
à celle qui servit d'organe au Cercle social. La collection de ce
Journal dont je dois la communication à l'obligeance de M. le
colonel Maurin ne commence qu'au u9 4 de la deuxième année.
J'ai cru devoir entrer dans ces détails à cause de
Tintérêt réel qui s'attache aux publications du Cer-
cle social , publications qui accélérèrent le dévelop-
400 RÉVOLUTION
pement des idées philosophiques et politiques. Pa^
mi leur fatras de faux mysticisme et de franc-ma-
çonnerie^ elles renferment beaucoup de choses élo-
quentes et bizarres, beaucoup de bonnes choses ,
et elles mériteraient peut-être d'être réimprimées,
au moins en partie , comme curiosité historique.
€ Le Cercle social , disent MM. Bûchez et Roux,
est une origine très-précieuse à constater dans l'in-
térêt des idées nouvelles. L'histoire de la philoso-
phie ne peut manquer d'y recueillir des renseigne-
ments importants pour donner toute leur valeur
d'invention ou d'élaboration aux travaux du dix-
neuvième siècle. »
Bonneville reparut sur la scène au mois de no-
vembre, et fonda avec Condor cet et autres la Chro-
nique du MoiSj dont nous avons parlé précédem-
ment (t. V, p. 284 ).
Au commencement de 1793, le Cercle social en-
treprit la publication d'un nouveau journal , inti-
tulé Bulletin des Amis de la Venté ^ à propos duquel
les auteurs de YHisfoire parlementaire sont entrés
dans des détails inusités , tout en disant qu'on s'en
exagère la valeur, qu'il n'offre aucun système.
Le prospectus , disent-ils , est rédigé par Bonne-
ville, dans le style et dans les formules du mysti-
cisme maçonnique. Il y attaque violemment les ja-
cobins; voici l'apostrophe par laquelle il résume
leur histoire :
RÉVOLUTION idi
Hommes méprisables, sanguinaires, parce que vous êtes lâches
et que vous avez peur d*être démasqués, et vous le serez, où
étiez-vous en 89, quand nous parlions seuls, et avec tant de
force, de réunir les électeurs et les districts de tout Tempire, et
d'appeler les représentants du peuple à Paris, et d'organiser une
garde nationale ? Sur quels tréteaux ou dans quelles antichambres
étiez-vous? Etiez-vous encore aux gages d'un comte d'Artois ou
aux pieds d'un Necker, que vous portiez en triomphe et que nous
dénoncions à toute l'Europe? Quand nous écrivions l'histoire du
6 octobre et des crimes de Lafayette, et que nous vengions les
Pai'isiens si indignement accusés, étiez-vous à ses gages, ou aux
gages de Philippe d'Orléans? En quelle année étiez-vous aux
pieds des Lameth et dans leurs conciliabules pour écraser Mira-
beau? En 4790, aux pieds de Bamave; en 4794, aux pieds de
Robespierre; en 4792, aux pieds de Marat. — Notre plume, tou-
jours pure, qui vient de les peindre, vous parait maintenant
souillée. Vous républicains 1 Ô liberté, liberté ! ô justice I
« Le cadre habituel du journal dont il s'agit, con-
tinuent MM. Bûchez et Roux, est marqué par les
titres suivants : Cercle social , Convention nationale^
Parlement d'Angleterre^ Imprimerie et librairie^ Du
nouvel ordre social , République indivisible ^ Variétés^
Nouvelles.
» Le titre Cercle social n'est d'abord accompa-
gné que de cet aphorisme panthéistique :
Le cercle, c'est le sceau des lois de la nature,
Amour, égalité!
C'est Tannée et Vanneau de la fratétnitê.
Toujours entière et toujours pure ;
Point de commencement ni fin : Eternité !
»> Ce même titre, le 17 et le 18 janvier, est suivi
402 RÉVOLUTION
d'un commentaire en vers sur la vérité, sur le
peuple franc , sur les Templiers du Dieu de la na-
ture. Ce commentaire est d'un esprit dérangé, à la
poursuite de calembours symboliques, qui prend
au sérieux des analogies de mots , les décrit em-
phatiquement, et veut en faire la base des destinées
futures du monde. Après ces deux pièces de vers,
le chapitre Cercle social porte seulement le mot
justice y du 19 au 21 janvier, et celui d' union j du
21 janvier au 30 avril.
Les titres Convention nationale ^ Parlement d' An-
gleterre j ouvrent des analyses très-courtes et très-
incomplètes des séances de ces deux assemblées.
Le titre Imprimerie et Librairie n'est autre chose
que la réserve d'un cadre pour les annonces de la
maison N. Bonneville et compagnie. Le n® 3 dési-
gne ainsi la matière de ce titre :
La maison de commerce des directeurs de Fimprimerie du
€ercle social, d'après son institution, la confédération universeUe
des Amis de la Vérité, qui a causé un grand ébranlement, qui se
prolonge toujours, et qui bientôt commencera un pacte fédératif
entre les nations, est véritablement établie sur des bases plus
larges que la librairie ordinaire. Elle offre de procurer tous les
livres anciens et modernes, et de toutes les langues, latins, grecs,
russes, portugais, polonais, hollandais, italiens, anglais, allemands,
espagnols, etc., etc.
Bonneville promettait , en outre , de se charger
de tous les manuscrits , dont il espérait enfin , di-
sait-il , tirer de grandes ressources pour la plupart
RÉVOLUTION 403
des écrivains, jusque-là toujours trompés, trahis,
insultés dans leur honorable indigence par de mi-
sérables livriers^ qu'ils ont comblés de richesses.
c Le titre Nouvel ordre social est annoncé de la
sorte :
Ici, nous réunirons les articles qui auront pour objet de pré-
parer tes questions à traiter à la Convention, les motions impor-
tantes, un compte fidèle des discours prononcés par les repré-
sentants du peuple et par tout autre citoyen, quel qu'il soit,
pourvu qu'il aime la justice, qu'il défende avec énergie le faible
qu'on persécute, qu'il ne tienne à aucun parti, et qu'il remplisse
les devoirs austères d'un ami de la vérité,
»
« Le titre République indivisible est rempli par
une série de tableaux sur les progrès de l'esprit
public dans les départements , et sur les établisse-
ments dont ils ont besoin , « d'après la nature de
leur sol ou de leurs habitants. » Quelquefois la re-
production de la Sentinelle^ placard rédigé par Lou-
yet, occupe la place du tableau des départements.
» Le titre Variétés renferme des morceaux litté-
raires qui sont ordinairement dialogues. Chacun
de ces drames a un intitulé, et, parce que le même
sujet est souvent continué, un numéro d'ordre suit
toujours l'intitulé. Ainsi, on trouve le Misanthrope^
n® 1 ; le Promeneur sentimental, n? 1 ; V Applifudis--
seur, n" 1 ; les Demeures de la sottise ^ vfi 1 ; etc.
» Enfin, le titre Nouvelles est entièrement consa-
cré aux faits. »
Ce prospectus , qui n'a point d'autre date que
404 RÉVOLUTION
celle de Tan I de la République, a pour épigraphe
cette comparaison extraite par Bonneville de son
Esprit des Religions : « Achille qui courut sans ar-
mes repousser tout le camp troyen, c'est la vérité,
qui sait triompher de l'imposture sans effort et
sans cruauté. » Entre autres choses qui y sont
promises, nous remarquons encore des « Variétés
amusantes pour aider les bons desseins de toutes
les Sociétés d'hommes libres , qui en feront des lec-
tures publiques. Partout une guerre étemelle aux
tyrans , partout un choix sévère d'observations et
dénonciations des abus» vus en grand, etc. »
Le Bulletin des Amis de la Vérité , rédigé dans
les principes de la Gironde, dont il épousa cha-
leureusement la querelle avec la Montagne, con*
tient le développement du système de république
que ce parti voulait faire prédominer. Il ne vécut
qu'un trimestre, et il est aujoud'hui très-rare.
Ajoutons, comme singularité , qu'il avait adopté
le format du Moniteur^ in-folio à trois colonnes.
En l'an VI, Bonne ville publia quelques numéros
d'un journal dont il composa le titre de ceux de
ses d#ux premières feuilles : Le Vieux Tribun du
peuple et sa Bouche de Fer. Nous le voyons ensuite
rédiger le Bien- Informé avec son ami Mercier. Mais
le temps n'était plus à ces excentricités , à ces har-
diesses de langage dont il était coutumier : s'étant
RÉVOLUTION * 40S
permis, dans cette dernière feuille, de comparer
Bonaparte à Cromwel, il subit pour ce fait un long
emprisonnement. Il mourut à peu près fou , en
1 828 , dans une misérable boutique de bouquiniste
du quartier latin.
Quant à Fauchet , devenu évêque du Calvados ,
puis député à l'Assemblée législative pour ce même
département, il n'avait pas cessé d'écrire, et avec
la même verve ; mais il se tint en dehors du jour-
nalisme jusqu'au commencement de 1793, où,
nommé à la Convention, il lança, en même temps
que Bonneville son Bulletin, et pour défendre la
même cause, une feuille intitulée Journal des Amis;
en voici le prospectus :
Les Français veulent fortement la liberté : ils l'aiment ardem-
ment ; mais la plupart n'en ont qu'une idée vague et un senti-
ment confus. On idolâtre son image, on embrasse son fantôme ;
la moitié des vrais principes n'est pas connue, et de ceux qu'on
connaît les habiles tirent des conséquences fausses qui poussent
la multitude à la licence et les portent eux-mêmes au despotisme,
inévitable effet de l'anarchie. Cependant les nations nous regar-
dent, l'univers nous contemple et la postérité nous attend. Fran-
çais I nous ne trahirons pas les espérances du genre humain et
nous ne laisserons pas avorter le bonheur du monde : nous at-
teindrons à la hauteur de la plus belle destinée qui fut jamais
réservée à aucun peuple.
n est aussi impossible de développer la série des vrais prin-
cipes dans la tribune des assemblées nationales que dans celle
des sociétés populaires. Des hommes qui n'ont que la suffisance
de l'orgueil et le génie de la vanité s'en emparent despotique-
406 RÉVOLUTION
Hient ; les plus petites questions, les plus chétives rivalités, y
absorbent l'éloquence, y tuent la raison. On s'y chamaille comme
au marché; on est prêt à s'y battre comme des portefaix; la
sage philosophie est huée, les expressions d'humanité y sont re-
poussées par des cris de cannibales. Cependant la Convention est
composée, à la très-grande majorité, d'estimables républicains,
les sociétés populaires sont généralement remplies d'hommes
sensés; mais la parole est presque toujours accaparée par de
petits insolents ou de grands scélérats, qui profanent, à chaque
phrase, les noms sacrés de liberté, de république, pour insulter
à la sagesse mâle et faire égorger la vertu courageuse, qui pour-
raient déconcerter leurs projets de désorganisation et de proscrip-
tion. Us voudraient être les seuls hommes, les maîtres absolus.
Téméraires! ce n'est pas pour porter votre joug que les nations
secouent les fers de leurs anciens despotes ; ce n'est pas pour
être rongés par des insectes que les peuples auront enchaîné les
lions et muselé les tigres couronnés. Bientôt les rois auront dis-
paru ; toutes les races de tyrans s'éteignent : vous serez balayés
à votre tour comme les dernières immondices de l'humanité.
Je veux reprendre la parole dans un écrit, puisque, depuis
deux ans, je ne peux plus l'avoir dans les tribunes. Tous les
partis ont cherché à m'obscurcir ou à me réduire au silence,
parce qu'ils ont senti que le propagateur de la fraternité géné-
rale ne pouvait servi;* aucune coalition partielle. Je suis resté
seul avec un ami, qui se sent, comme moi, le courage de dire et
de défendre la vérité. C'est l'auteur anonyme de plusieurs dis-
cours que je prononçai avec tant de succès dans les assemblées
nombreuses des Amis de la Vérité, au Cirque, et qu'on s'obsti-
nait à m'attribuer, malgré mes protestations réitérées; c'est le
même qui, au mois de juillet dernier, lorsque le despotisme
croyait toucher au moment de son triomphe, nous retraçait, dans
sa Journée de Marathon, ces belles époques de l'histoire de la
Grèce, où l'on reconnaît toute la force d'un peuple qui combat
pour ia liberté. Nous continuerons le développement des vrais
principes de l'ordre social ; nous poursuivrons avec le flambeau
de la vérité les imposteursjpii égarent l'opinion; nous tuerons
RÉVOLUTION 407
avec le glaive de la parole et le feu de la pensée les réputations
exécrables des tyrans populaires, qui incendient matériellement
la République et massacrent positivement la liberté. S*ils nous
égorgent après cette annonce, notre mort servira encore le genre
humain.
Ce collaborateur annoncé par Fauchet était
J.-F. Giiéroult; la nouvelle feuille devait être l'œu-
vre commune des deux amis , et c'est même de là
qu'elle avait d'abord pris son titre. Cette particula-
rité assez curieuse m'a été révélée par un prospectus
dans lequel le journal est annoncé sous le titre de
Journal des Deux Amis^ par Claude Fauchet, évêque
du Calvados, et Jean-François Guéroult. Mais au
moment de l'exécution le courage avait manqué
à ce dernier, et, au lieu de la copie qu'il attendait
pour son premier numéro, Fauchet recevait de son
collaborateur une lettre par laquelle celui-ci le
prévenait de ne plus compter sur lui.
Je me suis essayé de toutes les manières, mon cher ami, et je
Tois qu'il m'est impossible de travailler à la toise, et que je ferais
plutôt vingt paires de souliers qu'une bonne page de journal en
un jour. J'ai passé la nuit, mais la nuit tout entière; j'ai essayé
de recoudre les excellents morceaux des discours prononcés dans
Tafiaire du roi, et dont il était si facile de faire un bon extrait,
et je n'en ai fait, moi, qu'une guenille pitoyable, que j'ai jetée au
feu ce matin... J'aimerais mieux ramer aux galères que d'être
ainsi commandé par mon travail, et obligé de suer sang et eau
pour faire une besogne détestable.
Voilà donc Fauchet chargé de tout le fardeau, et
il le portera courageusement. Il a le travail facile,
i08 RÉVOLUTION
il l'aime, et il s'efforcera d'autant plus de contenter
ses souscripteurs, qu'il aura seul toute la respon-
sabilité. Cependant, le sage Lalande, évêque de la
Meurthe, qui demeure avec lui, et qui réunit le
savoir et les talents à la moralité pure et à la vraie
philosophie, lui fournira quelques articles. Quant
au titre du journal , il restera le même , avec seu-
lement un mot de moins. Ce sera le Journal des
Amis^ et ce titre lui conviendra, car les philanthro-
pes sont les seuls à qui l'auteur ait l'ambition de
plaire, et il est assuré d'y réussir en ne leur parlant
que le langage de l'humanité, de la liberté, de la
sociabilité, de l'amitié universelle.
En attendant, et pour remplir le vide laissé par la
défaillance de Guéroult, Fauchet bffre à ses lecteurs
quelques portraits « dans le genre que les peintres
appellent des croûtes, et qu'il vient d'esquisser à la
hâte. Il
Les vrais citoyens de tous les départements remarqueront avec
une satisfaction pure qu'il n'existe pas un seul homme, parmi les
anarchistes et les ennemis de la souveraineté du peuple, qui ait
un talent réel, et encore moins le génie de Téloquence. Quelques-
uns sont astucieux comme le mensonge et violents comme la fu-
reur ; aucun n'a ni grâce ni sentiment : ils sont des bateleurs
ridicules ou des énergumènes en convulsions; ils jettent de la
poussière ou ils vomissent du sang. Robespierre seul réunit ce
double mérite : aussi c'est le grand homme. Il a des pensées
fausses, mais soutenues, son style est en mouvement comme son
visage : c'est une grimace perpétuelle; il se passionne à froid ; il
voit dans les autres toutes les fureurs qui le dévorent, et en lui-
RÉVOLUTION 409
même toutes les vertus qu'il n'a pas et qui honorent ses adver-
saires. La seule chose qui m'étonne, c'est qu'un être si vain, si
chétif, si honteusement pédant, si froidement barbare, si triste-
ment factieux, ait pu trouver des sots qui l'admirent et des en-
thousiastes qui l'encensent. Jugez du servum pecus dont il est le
bélier. Tous les autres orateurs de la faction ne font que glousser
comme des dindons, ainsi que Marat lui-même le leur a dit, ou
crier comme les oies de la Montagne, selon l'heureuse expression
de Gensonné. Ces êtres-là sont voués, par leur nullité intellec-
tuelle, au mépris de tous les hommes de bon sens, et seront
bientôt sous les pieds de la République entière par l'excès de
leur perversité.
Il n'est pas étonnant qu'il ait pris en horreur la députation de
la Gironde, qui est composée d'hommes d'esprit et d'une rare élo-
quence. Yei^iaud les a balayés devant lui comme des insectes
malfaisants qui rongent le germe de la liberté publique. Gensonné
les a écrasés comme des reptiles tortueux qui ne bavent que du
venin. Que peut opposer la faction entière à l'énergie et à la su-
périorité des talents de Guadet ?
Le petit Barrère, nouveau Janus à trois visages, dont l'un re-
garde l'anarchie, l'autre la République, et le troisième le despo-
tisme représentatif, a rabâché et déraisonné pendant trois grandes
heures, et n'a rien prouvé que sa demi-faiblesse, sa demi-férocité,
son inconséquence tout entière. Il a de l'esprit en petite monnaie
et du pédantisme en grosse somme ; il régente la Convention à la
faire rire, s'il ne la faisait pas bâiller
Voilà le plus illustre champion de l'opinion de ceux qui,
caressant toujours le peuple par une adulation servile et men-
songère, ne veulent pas qu'il soit souverain de fait, et le prennent
pour une bête féroce qu'il faut toujours museler par le despo-
tisme de ses propres mandataires.
Tous ces gens-là vous parlent principes, justice, vertu, égalité,
liberté, souveraineté nationale, bien plus haut que les républicains
sincères. Marat vaut mieux qu'eux tous : il est, du moins, vrai,
celui-là; il dit son vœu : deux cent mille têtes coupées et un
T. VI ^8
440 RÉVOLUTION
dictateur. Chabot ne voudrait pas qu'il le dît; il dénonce cette
indiscrétion courageuse. G monstres ! vous voyez bien que je ne
vous crains pas : je sais les massacres* médités, et je parle ainsi !
La suite au numéro prochain, car les lâches scélérats ne réus-
siront pas même à me faire assassiner.
Voici le début de ce premier numéro, qui parut
le dimanche 6 janvier 1793, et non pas le 1*' jan-
vier, comme le dit Deschiens.
Oui, l'univers sera libre ; tous les trônes seront renversés ; la
virilité des peuples se prononce ; l'âge de raison pour l'humanité
s'avance. Nous éprouvons les derniers orages de la jeunesse du
monde. La sagesse sociale s'élèvera sur les débris des passions
tyranniques et serviles qui régissaient l'ignorance des nations. Le
bonheur nattra de Talliance des lumières et des vérités. La so-
ciété embrassera la nature. Délivrés de toutes les chaînes, nous
serons heureux de tous les biens. La fraternité ralliera la famille
humaine, et l'égalité des droits rendra enfin l'homme roi de la
terre : c'est à lui, et non pas à quelques-uns, qu'elle a été donnée
en domaine ; il est majeur, il se saisira de son empire et rem-
plira sa destinée.
Nous éprouvons des maux extrêmes, et nous sommes tentés de
nous croire loin d'un si grand bonheur; cependant nous y tou-
ehons, noua n'en sommes séparés que par le torrent de l'anarchie
qui roule des ruines : il va se dessécher. Ce sont les dernières
eflusions des tempêtes de tous les despotismes expirants et des
vapeurs de tous les cloaques du vice que la longue servitude
des peuples avait creusés. Le feu de la liberté les fait bouillonner
avec violence ; mais bientôt il les aura taris : c'est l'infaillible efifet
de sa chaleur divine. Après cette épuration, il ne versera que des
flots de lumière et ne laissera couler que l'or de la vertu.
Citons encore une page, qui achèvera de donner
une idée de la verve avec laquelle toute cette feuille
est écrite.
RÉVOLUTION 441
De la position morale de la France et des destinées
'du genre humain.
L'ancien monde touche à son terme, il va bientôt achever
de se dissoudre ; un second chaos va précéder la création nou-
velle: il faut que les éléments de la nature sociale se mêlent, se
combattent, ce confondent, pour faire éclore enfin la société vé-
ritable. C'est la guerre universelle qui va enfanter la paix de
l'univers; c'est l'entière dissolution des mœurs qui va créer la
vertu des nations; c'est le malheur de tous qui va nécessiter le
bonheur général.
Nous sommes au moment de la crise la plus terrible de l'hu-
manité. J'ai cru que la philosophie, qui l'a préparée, pourrait
l'adoucir, et rendre moins douloureux ce second enfantement de
la nature. Mais la philosophie, dont l'invocation est sur toutes les
lèvres, n'a point encore d'empire dans les âmes ; on en sent le
besoin partout, en n'en trouve la réalité nulle part. Rien de plus
opposé à la philosophie que ces tètes dominantes et prétendues
législatives, qui n'ont pas môme les éléments des mœurs et les
principes du sens commun. Avec le matérialisme, on a la morale
des brutes; avec l'irréligion, on a la dissociabililé même; avec
l'irréflexion habituelle, on a l'impuissance de faire des lois stables
et de créer un gouvernement ; avec toutes les passions sans frein,
on a tous les maux sans remède. Ainsi, nous touchons à l'extré-
mité des choses humaines.
Regardez donc, regardez, s'il vous est possible, ces hommes qui
s'appellent amis de la sagesse, et reculez d'horreur: ce sont des
monstres d'une violence effrénée, d'une morale infâme; une in-
satiable fureur de domination les possède ; ils ont faim de toutes
les tyrannies et soif de tous les crimes : voilà les pères de la li-
berté! Oui, certes, ils l'enfenteront par la nécessité où ils auront
mis l'humanité de la produire pour exterminer ce dernier despo-
tisme de la licence et de l'impiété, qui veut largement remplacer
tous les despotismes des cours et des superstitions. Non, domina-
teurs cannibales de l'opinion, vous ne dévorerez pas jusqu'à la
i4« RÉVOLUTION
racine la raison et la liberté du genre humain : il verra bientôt que
toute cette ogrerie qui le porte à s*entre-déchirer et à fouler aux
pieds toutes les vertus est votre ouvrage; il appellera la religion
fraternelle, Tévangile de T^lité, le dieu des douces mœurs, an
secours de Thumanité aux abois : elle renaîtra de ses débris. Vons
serez alors confondus par sa majesté sainte, et vou» mourrez de
son bonheur.
Cette verve de Fauchet rentraînait quelquefois
au-delà des bornes. On lui reprochait, c'est lui qui
nous le dit, d'être colère et satirique dans son jour-
nal. Cependant, ceux qui le connaissent savent
combien il est doux et tolérant ; mais, ajoute-t-il,
Mais il est une mesure de perfidie, d'impudence et de scéléra-
tesse, dans quelques hommes, qui me pousse à Tindignation et à
l'emportement, surtout quand les grands intérêts de la vérité et
de la société, compromis par eux, enflamment mon cœur. Alors
les pensées de la justice me brûlent, les sentiments de Thumanité
me dévorent. Les perfides et les méchants, quand ils auraient mille
moyens de mort à m'opposer, me trouveraient prêt à leur faire
face, à les poursuivre avec le feu de la vérité jusqu'au fond de
leur conscience, et à les illuminer de leurs crimes, selon l'expres-
sion de Mirabeau... Comment veut-on que, dans la crise où quel-
ques furieux mettent la patrie, mon âme, et mon style, qui en
est toujours l'expression fidèle, ne soient pas brûlants d'un coui^
roux civique et d'une religieuse horreur!
Le Journal des Amis, commencé au moment où
s'engageait la lutte terrible entre le parti de la Gi-
ronde et celui qui triompha le 31 mai, et tombé
quelques jours après les Girondins, se recommande
par les renseignements précieux qu'il contient sur
rhistoire de cette époque mémorable.
RÉVOLUTION 443
On sait que Fauchet, qui, après avoir suivi avec
ardeur le courant révolutionnaire, avait reculé,
après le 1 0 août et les massacres de septembre , de-
vant les conséquences de ses théories, partagea le
sort de ses amis, sort de presque tous les journa-
listes de ce temps : il monta sur Féchafaud le
34 octobre.
BABEUF.
Le Tribun du Peupk.
A quelques années de là apparaissait un autre
tribun du peuple, mais celui-là bien plus redou*
table que Bonneville : je veux, parler de Gracchus
Babeuf. Entre ces deux utopistes, il y a plus
qu'une communauté de titre ; d'autres corrélations
encore peuvent motiver le rapprochement que j'en
fais, sans que, d'ailleurs, je prétende aucunement
les assimiler. Il y a loin, en effet, du babouvisme
aux doctrines du C4ercle social : Bonneville et Fau-
chet voulaient régénérer l'univers par l'amour;
Babeuf, rêvant une égalité impossible, voulait ar-
river au bonheur commun par l'extermination.
Mais je n'ai point à m*occuper ici du socialiste,
ni à raconter la conspiration qui a fait la célébrité
de Babeuf. Mon rôle doit se borner à caractériser le
journaliste, et quelques traits suffiront, car Babeuf
n'est, en somme, qu'un très-médiocre pamphlé-
taire , qui put , à l'époque où il écrivait , se faire
remarquer par la hardiesse de son langage et de ses
RÉVOLUTION 541
théories, mais dont les violences, après celles de
Marat, n'ont plus rien qui puisse nous étonner
aujourd'hui.
Babeuf était commissaire-terrier à Roye quand
éclata la Révolution. Il en adopta les principes avec
enthousiasme, et prit aussitôt la plume pour les
propager et les défendre. Un journal intitulé le
Correspondant picard se publiait à Amiens : il y fit
insérer plusieurs articles d'économie politique, no-
tamment sur la suppression de la gabelle et des
droits féodaux. Mais, sortant bientôt du domaine
des idées, il s'attaqua aux hommes, et, dit Buona-
rotti, son complice et son apologiste, « ses discours
et ses écrits populaires lui firent de nombreux enne-
jnis, qui eurent assez de crédit pour le faire pour-
suivre et condamner comme faussaire. »
Malgré cette condamnation, nous voyons Babeuf
à Paris dans les premières années de la Révolution,
toujours libre, toujours actif, se donnant en pure
perte beaucoup de mouvement pour attirer les re-
gards sur lui. Après thermidor, il se fait remar-
quer parmi les réactionnaires les plus exagérés;
on le voit partout avec Fouché, avec Tallien. Le
1 7 fructidor enfin, il fonde un journal dans lequel
il s'attaque à la terreur vaincue avec un acharne-
ment qu'on ne retrouverait dans aucune autre
feuille.
446 RÉVOLUTION
On sait de quelle réaction fut suivie la chute de
Robespierre, et nous avons dit quelle part y eut la
presse royaliste, A Tépoque où Babeuf se fit jour-
naliste, il était question dans la Convention et aux
Jacobins de refréner les journaux contre-révolu-
tionnaires, qui avaient tout à coup pullulé. Le
gouvernement, débordé par cette foule d'écrivains
qui sapaient journellement la République, favori-
sait l'opinion tendant à limiter la liberté d'écrire, et
un grand nombre de républicains sincères le secon-
daient, se fondant sur les circonstances et sur ce
que le gouvernement révolutionnaire devait sauver
la liberté par tous les moyens. C'étaient alors les
journaux contre-révolutionnaires qui voulaient que
la presse fût libre, et l'on devine pourquoi. C'était
aussi une raison pour que le parti contraire récla-
mât plus vivement une loi répressive.
Babeuf se fit le champion de la liberté illimitée,
non pas en vue assurément de seconder les projets
des contre-révolutionnaires, mais pour soutenir,
disait-il, les grands principes proclamés par la Dé-
claration des Droits et la Constitution de 93, dont
il ne voulait pas qu'on s'écartât. C'est dans ce but
qu'il fonda un journal auquel il donna le titre si-
gnificatif de Journal de la Liberté de la Presse.
Ce ne seront point des nouvelles fraîches que je donnerai, di-
sait-il : nous avons trop de gazettes et de gazetiérs ; c'est un jour-
nal pour les penseurs que je prétends faire, c'est la théorie des
RÉVOLUTION iM
lois successivement rendues, et l'examen de leurs divers rapports
avec la liberté et le bonheur du peuple...
— Je fixe un point, ajoutait-il, pour rallier à la liberté de la
presse un bataillon de défenseurs; car à cette mesure est attaché,
j'ose le croire, le triomphe de la liberté publique.
Et un avis placé au bas de chaque numéro portait .
Ce journal est un grand livre ouvert à toutes les vérités, la
boîte aux lettres de tous les surveillants de la patrie, et la tri-
bune publique des hommes libres, énei^iques et amis des prin-
cipes. Tous les bons citoyens sont donc appelés à faire parvenir
à la même adresse les avis, lettres et documents qu'ils croiront
utiles, et qui seront dans l'esprit, les vues, le caractère libre et
courageux du journal.
— Un procès pour la presse au milieu de la France républi-
caine, disait-il dans son 2^ numéro , est un phénomène vraiment
étrange ; c'est, sans contredit, un grand scandale pour tous les
hommes libres que son existence au bout de cinq années de ré-
volution; et nous devons paraître bien ridicules aux yeux de
l'univers, qui voit un tel procès causer un partage sérieux d'opi-
nions, une discussion vive et animée, chez un peuple qui se croit
démocrate à quelques degrés au-dessus d'Athènes... Comment se-
rait-il réservé à l'époque présente de mettre ce sujet en pro-
blème, lorsqu'à l'époque de la Déclaration des Droits de 4789, au
sortir des chaînes du despotisme monarchique, le droit passa sans
réclamation, avec garantie qu'il ne pourrait être, en aucun cas,
interdit, suspendu, ni limité; s'il est encore vrai que, depuis lors,
personne ne se soit avisé de lui déclarer la guerre, surtout une
guerre polémique, et que la tyrannie de Robespierre n'ait elle-
même osé l'anéantir qu'indirectement et par astuce, il faut con-
venir que c'est parce que nous sommes redescendus dans l'en-
fance des idées de liberté et retombés dans la servitude....
Réapprendre est plus difficile qu'apprendre, parce qu'à force
de persévérance on se fatigue... Nos premières révolutions ont
marché à pas de géant ; celle du 40 thermidor s'est à peine traînée
pour abattre un tyran et quelques complices. Dès que je me dévoue
48.
us RÉVOLUTION
à la défense de la liberté de la presse, concluait-il, il doit m'étre
pennis de parler de tout sans contrainte. Au surplus, l'article 7
de la Déclaration des Droits existe ;il me paraît une assez bonne ga-
rantie provisoire, en attendant celle que tout le peuple demande.
Dans son 3* numéro, il essaie de démontrer que
la liberté indéfinie de la presse n'est point incompa-
tible avecle gouvernement révolutionnaire, et qu'elle
doit exister tout entière.
Nos législateurs, s*écrie-t-il, ne doivent pas hésiter à la garantir.
Fera-t-on un problème à résoudre de ce qui n'en fut jamais un?
0 Marat! que dirais-tu, si tu nous entendais!
Croira-t-on qu'il se soit trouvé des hommes assez osés pour
dire au peuple français : Vous ne méritez pas encore qu'on vous
accorde l'entière faculté de penser et d'écrire ; vous n'êtes qu'un
composé d'idiots, qui vous laisseriez entraîner par le premier pré-
dicateur insensé qui vous proposerait un roi... Vils calomniateurs
du peuple, apprenez que ce n'est pas pour établir un roi que
nous avons, pendant cinq ans, prodigué nos biens, nos sueurs,
notre sang; apprenez que c'est le comble de l'impudence de dire
à un peuple qui, par cinq ans de sacrifices et d'efforts, a fait
triompher les principes de la liberté, qu'il n'est pas en état de
raisonner sur ces principes et de les apprécier... Inquisiteurs de
la pensée, vous déguisez mal vos alarmes, et vous ne tromperez
personne par les prétextes dont vous vous enveloppez !
— Je ne démentirai point les titres de général de la liberté de la
presse, et d* Attila des Rohespierristes, que vient de me donner un
journaliste, ajoutait-il plus loin. Insensiblement j'aguerrirai ces
soldats timides qui semblent encore voir l'ombre de Maximilien
l'exterminateur ; je les accoutumerai au feu ; je les conduirai jus-
qu'au pied de la brèche et je ferai d'eux des vainqueurs...
Et il remplit ainsi les vingt premiers numéros
de son journal d'arguments propres à en justifier
le titre.
RÉVOLUTION 449
Jusque-là Babeuf semble, aux yeux des Jacobins
et des Montagnards, un de ces libellistes contre-
révolutionnaires qui, disait-on, voulaient assassi-
ner la République avec les armes de la liberté, et
qui gravitaient autour de VAmi des Citoyens et de
VOrateur du Peuple. Mais tout à coup il s'opère
dans son langage un complet revirement, que
Buonarotti n'explique pas sans quelque embarras.
€ A la suite du 9 thermidor, écrit-il, Babeuf ap-
plaudit un moment à Tindulgence dont on usa en-
vers les ennemis de la Révolution. Son erreur ne
fut pas de longue durée, et celui qui avait pris les
Gracques pour modèles de sa conduite ne tarda
pas à s'apercevoir que rien ne ressemblait moins à
ces illustres Romains que ces post-Thermidoriens.
Plus grand que s'il n'avait jamais erré, Babeuf
avoua sa méprise, revendiqua les droits du peuple,
démasqua ceux par qui il avait été trompé, et
porta si loin son zèle en faveur de la démocratie,
que les aristocrates qui gouvernaient la République
ne tardèrent pas à l'emprisonner. »
Il abandonne alors le premier titre de son jour-
nal, qu'il intitule le Tribun du Peuple^ ou le Défen-
seur des Droits de r Homme ^ et, empruntant à ses
héros de prédilection deux noms qui sont tout un
programme,, il se proclame lui-même Caïus Grac-
chus^ tribun du peuple.
Il a changé de titre, dit-il, ainsi qu'il avait an-
120 RÉVOLUTION
nonce qu'il le ferait aussitôt que l'objet du premier
pris par lui serait rempli, c'est-à-dire aussitôt que
la conquête du palladium anti-tyrannique , de
l'arme infaillible et irrésistible de la presse, se-
rait assurée. Cette conquête n'étant plus douteuse,
l'arme étant désormais bien assurée dans ses
mains, il va faire front aux usurpateurs des droits
de l'homme, avec une nouvelle qualité analogue au
rôle vigoureux qu'il se sent le courage de soutenir
dans la lutte déjà engagée.
Je justifierai aussi mon prénom, ajoutait-il. J'ai eu pour but
moral, en prenant pour patrons les plus honnêtes gens, à mon
avis, de la république romaine, puisque ce sont eux qui voulurent
l^ plus fortement le bonheur œmmun, j'ai eu pour but, dis-je,
de faire pressentir que je voudrais comme eux ce bonheur, quoi-
que avec des moyens différents... On sait que tous ceux qui se
sont montrés sur notre théâtre avec des noms de grands hommes
n'ont pas été heureux : nous avons envoyé à Téchafaud nos Ca-
mille, nos Anaxagoras, nos Ânacharsis ; mais tout cela ne m'in-
timide pas... Je me dis heureux par avance si, comme mes pa-
trons, je dois mourir martyr de mon dévouement...
Déjà il avait dit :
Je suis lancé. Dussé-je ne pas sortir de longtemps de l'un des
caveaux de Marat, qui est tout disposé, et où j'ai déjà mon éta-
blissement monté, ma vieille lampe, ma petite table, ma chaise
et ma cassette; dussent mes colporteurs jouer au fin, si de nou-
veaux limiers fayettistes s'avisaient de les arrêter devant les corps
de garde et de confisquer mes vérités entre leurs mains, il est
arrêté que ces vérités circuleront , qu'elles concourront à montrer
au peuple que l'on peut, et bientôt, changer en réalité la plus
belle des maximes, qui ne fut jusqu'ici qu'une illusion : Le but de
la société est le bonheur commun.
RÉVOLUTION 421
Voici, du reste, le prospectus du Tribun du
Peuple :
a Le but de la société est le bonheur commun. Telle
était ma devise avant que le gouvernement d'un
peuple libre n'eût donné à mon égard une preuve à
jamais mémorable de son respect pour le droit
sacré de la presse.
> Ce but de la société , cette maxime fondamen-
tale, mère de tous les principes du juste, sera en-
core le fanal exclusif à la lueur duquel je conti-
nuerai de marcher , après que le canon du 1 3 ven-
démiaire, qui a brisé mes fers, m'a permis le
réarmement de ma plume véridique et plébéienne.
Le but de la Révolution française est aussi le bon-
heur commun. L'honorable tâche tribunitienne que
j'ai eu le courage d'embrasser m'impose le sublime
devoir d'indiquer aux Français le chemin qui peut
les conduire à ce but de délices. Qu'ils me suivent,
ils y arriveront, malgré les obstacles semés en pro-
fusion sur cette route, malgré toutes les sourdes
menées, les intrigues, les complots du royalisme et
du patriciat. »
Le Tribun du Peuple était annoncé comme devant
paraître d'une manière irrégulière, cinq ou six fois
par mois. Le volume des numéros ne serait point
non plus uniforme ; il dépendrait de l'importance
des matières et des circonstances. Tous les lecteurs
raisonnables sentiraient qu'un travail substantiel
m RÉVOLUTION
et de nature à être mûri ne pouvait être mesuré
à l'aune ni assujetti au quart d'heure, comme
l'œuvre routinière des journalistes à nouvelles et
des marchands de remplissage.
Il prenait encore prétexte de la nature toute spé-
ciale de son œuvre pour ne point donner l'adresse
de son imprimerie, les termes dans lesquels était
conçu l'art, i*"" de la loi du 28 germinal Ten dis-
pâisant évidemment. Cet article, en effet, assujet-
tissait à cette formalité les seuls journaux, gazettes
et feuilles périodiques. Or, on ne pouvait légitime-
ment donner à son ouvrage le titre de journal ou
de gazette ; ce n'était pas non plus une feuille pé-
riodique, puisqu'il ne paraîtrait pas à des époques
fixes et régulières. Ses écrits étaient précisément des
mémoires critiques et historiques sur la Révolution.
L'abonnement était porté à 500 livres par tri-
mestre, en conséquence de l'énorme renchérisse-
ment des matières et de la main-d'œuvre. Du reste,
ce n'était point pour Babeuf une spéculation, mais
comme une affaire de famille. On le voit plusieurs
fois prévenir ses souscripteurs qu'il n'a plus d'ar-
gent, et les prier de lui en donner, s'ils veulent qu'il
continue de leur faire imprimer des numéros.
Ainsi donc, il ne s'agit plus, dans le nouveau
journal, de cette pauvre petite question de la liberté
de la presse, mais du bonheur commun^ seul but
RÉVOLUTION «3
que la société puisse avouer hautement. Dans ses
premières pages Babeuf prend chaleureusement la
défense de la Constitution de 1793, que la Con-
vention, « infâme marâtre, va tuer de ses propres
mains, pour lui substituer la fade compilation de
1 795. » En effet , la Constitution de Robespierre
renfermait en germe les doctrines babouvistes, les
doctrines du bonheur commun^ de V égalité vraie ^
dont Babeuf posera les principes dans le Tribun
du Peuple. Et malheur à qui oserait porter la main
sur Tarche sainte !
Tyrannicides ! je vous convoque tous. Que le premier esclave
qui osera encore attaquer, directement on indirectement, le sys-
tème républicain indivisible, soit irrémissiblement frappé de mort.
Que le premier chicaneau liberticide qui viendra opposer ses
moyens de nullité aux Droits de FHomme, parce qu'ils ont été
proclamés depuis le 31 mai, soit écartelé vif par le peuple, si les
lois qui punissaient capitalement le premier de tous les forfaits
sont devenues sans vigueur.. . Pour moi, je déclare que le premier
mandataire du peuple qui osera proposer le renversement de la
Déclaration des Droits et de rActeconstitutionnel,ye2epo}^marcIe...
au sénat, chez lui, dans les rues, partout : il ne m'importe.:.
Nous ne saurions analyser les quarante -trois
numéros dont se compose le Tribun du Peuple;
nous essaierons seulement d'en donner une idée.
Babeuf classe la nation en peuple culotté et peuple
déculotté, celui-ci formant l'immense majorité ; il
établit^ dans son n° 39, qu'il y a en France quatre-
vingt-dix-neuf individus qui n'ont pas assez, contre
iU RÉVOLUTION
un centième qui a trop; et à plusieurs reprises^
prêchant la guerre des pauvres contre les riches ,
des plébéiens contre les patriciens, de ceux qui
n'ont rien contre ceux qui ont tout, il proclame
hautement « qu'il est conforme à Téquité première,
fondamentale et éternelle , de prendre partout où
il y a du superflu, pour compléter partout où se
trouvent des parts insuffisantes. » Il réclame Texé-
cution de deux lois des plus mauvais temps révo-
lutionnaires : Tune qui décrétait l'extinction de la
mendicité, l'autre qui promettait aux défenseurs de
la patrie un milliard de biens nationaux. Il veut
qu'on crée des hospices pour tous les vieillards, et
que des ressources et des travaux soient assurés à
tous les âges, à tous les sexes, à toutes les indus-
tries.
Il écrit ce principe, neuf alors : « La propriété
individuelle est la source principale de tous les
maux qui pèsent sur la société. »
Pour lui, le Directoire n'est qu'un « gouverne-
ment perfide , une tyrannie qui se meurt et perd la
tète. » Les cinq Directeurs, il les appelle « séquelle
infâme des Luxembourgeois, cinq mulets empana-
chés ; nouveaux Tarquins qu'il est temps de faire
disparaître ; des tyrans dont chaque pensée, chaque
acte, est un délit national dont les preuves sont
tracées en caractères de sang dans toute la Répu-
blique. »
RÉVOLUTION 4«5
Dans une autre page de son journal, saisi d'une
recrudescence de haine, il ose s'écrier :
La société est une caverne, Tharmonie qui y règne est un crime.
Que vient-on parler de lois et de propriétés ! Les propriétés sont le
partage des usurpateurs, et les lois l'ouvrage du plus fort. Le
soleil luit pour tout le monde et la terre n'est pour personne. Allez
donc, ô mes amis, déranger, bouleverser, culbuter cette société qui
ne vous convient pas. Prenez partout tout ce qui vous conviendra.
Le superflu appartient de droit à celui qui n'a rien. Ce n'est pas
tout, frères et amis : si Von opposait à vos généreux efforts des
barrières constitutionnelles, renversez sans scrupules et les barrières
et les Constitutions. Egorgez sans pitié les tyrans, les patriciens, le
million doré, tous les êtres immoraux qui s'opposeraient à votre
bonheur commun. Vous êtes le peuple, le vrai peuple, le seul
peuple digne de jouir des biens de ce monde I La justice du peuple
est grande et majestueuse comme lui. Tout ce qu'il fait est légi-
time, tout ce qu'il ordonne est sacré.
Citons encore un extrait du n® 40, un de ceux qui
firent le plus de bruit. Nous en empruntons l'ana-
lyse au Moniteur; l'article est signé de Trouvé.
Nous avons une double marche à suivre pour miner Tédifice du
crime, et pour jeter les fondements de celui de la vraie justice :
faire détester les pouvoirs régnants, en découvrant toujours à nu
leurs continuels for&its, et faire adorer le système de la réelle
égalité en en développant de plus en plus les charmes.
Si perdre dans l'opinion publique les envahisseurs de tous les
droits du peuple, ses affameurs, ses sangsues, ses tyrans, ses
bourreaux, n'était point un préalable utile avant les grandes me-
sures qui devront substituer à ce régime affreux celui du bonheur
commun, nous ne nous occuperions pas des turpitudes et des
scélératesses journalières de nos jugula teurs... Il est encore né-
cessaire de stimuler l'ire du peuple, et de l'éclairer sur des hor-
reurs masquées que seul il n'apercevrait pas.
426 RÉVOLUTION
« Ce plan une fois bien exposé , Babeuf marche
à l'exécution en difEsimant les actes du gouverne-
ment, en calomniant ses intentions, en attaquant
le Corps législatif, et appelant le Conseil des An-
ciens : « les deux cent cinquante usurpateurs du veto
du Peuple. »
€ Mais voyons quel est ce bonheur commun , cet
édifice de la vraie justice dont ces prédicants d'anar-
chie et de crime veulent jeter les fondements. Répu-
blicains vertueux, Français amis des lois et de l'hu-
manité, jugez-en par cette apologie que le tribun
fait des massacres du 2 septembre, et connaissez,
par ce seul trait, tous les fauteurs de la réeUe
égalité.
> Il s'étonne de ce que le tribunal criminel du
département de la Seine entame le procès des pré-
tendus auteurs des journées de septembre 1792. Il
en augure qu'on veut peut-être calmer le feu de
cette énergie sans-culottique que Ton aperçoit se
. ranimer un peu. Selon lui, c'est encore, comme à la
suite de thermidor, recommencer le procès à la
Révolution. »
L'extermination des traîtres, dit-il, est le crime général des
légions qui se sont formées à Tissue^de la journée glorieuse du
40 août; c'est aussi le crime de toutes les sections de Paris, qui
envoyèrent chacune des commissaires pour reconnaître ceux des
détenus quils croiraient innocents, et pour désigner à la vindicte
du peuple exerçant lui-même sa justice les individus qu'ils juge-
raient criminels. Aux yeux de Téquité civique, cette coopération
RÉVOLUTION Atl
des commissaires des sections de Paris avec une réunion d'hom-
mes qui, quoi qu'en disent les avocats des conspirateurs, formaient
un tribunal, ce concert, dis-je, a légalisé les jugements qui ont
véritablement précédé toutes les mises à mort...
« Quelque pénible que soit la lecture de ce plai-
doyer de l'assassinat, surmontons un moment notre
dégoût, pour en faire connaître la péroraison, plus
épouvantable encore.
» Après avoir dit que les hommes de septembre,
que Ton veut donner au peuple pour des bour-
reaux , n^ont été que les prêtres ^ les sacrificateurs
d'une juste immolation qu ordonnait le salut commun,
Babeuf s'adresse aux patriotes :
Béunissez-vous tous, s'écrie-t-il, pour les défendre dans ce
sens ; formez une triple barrière autour d'eux ; que le peuple en
guenilles, que la foule affamée, aille entourer ce tribunal appelé à
les juger ! qu'elle suive constamment les auditions de ce grand
procès ! qu'elle les occupe toutes I qu'elle ne s'y laisse point pré-
venir par la classe dorée ! Qu'elle dise, sans trembler, que ces
exterminations qu'on condamne aujourd'hui furent légitimes et
vivement commandées par le bien de la masse 1 Qu'elle prononce
également, sans hésiter, sans rougir, qu'elle reconnaît les acteurs
de ces scènes politiques pour les exécuteurs d'une tragédie utile
et indispensable, démontrée telle par les crimes étemels de la
faction riche, mieux démontrée encore depuis le 9 thermidor,
terme à partir duquel cette infâme faction mit plus en grand à
Tordre du jour la famine, la ruine, le dépouillement, Tassassinat
du peuple ; que les exterminateurs des coryphées de cette secte
horrible n'ont donc que bien mérité de la majorité de leurs con-
citoyens ! que, s'il est quelque chose à regretter, c'est qu'un 2 sep-
tembre plus vaste, plus général, n'eût pu faire disparaître la tota-
lité des affameurs, etc....
A%S RÉVOLUTION
> C'est bien là qu'on peut dire, sans figure, que
la plume s'arrête et tombe ! »
Quelle que fût la faiblesse du gouvernement, et
quelque indulgente que fût Topinion publique, de
pareilles doctrines ne pouvaient longtemps s'affi-
cher impunément. Aussi les persécutions ne man-
quèrent-elles pas à Babeuf. C'avait été d'abord son
imprimeur qui , lui soupçonnant « l'intention de
présenter le poison des agitations populaires dans
la coupe sacrée des droits de l'homme » , lui avait
refusé ses presses ; et, chose assez étrange, cet im-
primeur était le représentant Guffroy, que nous
verrons, sous l'anagramme transparent de Rou-
gyffj ramasser la succesion de Marat. Bientôt après,
Babeuf fut obligé de se cacher ; sa femme, qui dis-
tribuait ses numéros, fut arrêtée, et ses bureaux
d'abonnement détruits. Mais, soutenu par de nom-
breux amis, il ne se laissa point décourager.
Les bons patriotes qui ont remarqué avec satisfaction le plan de
mon journal, disait-il dans ses t9^ et 30» numéros, considèrent
avec peine les suspensions auxquelles des tracasseries toujours
nouvelles me forcent ; ils ont craint que les retards successifs
dans lesquels ces entraves me jettent ne leur fassent perdre des
parties essentielles d'une suite d'observations sur la marche jour-
nalière du gouvernement qu'ils regardent comme importantes
par leur caractère d'extrême véracité et d'application toujours
étroitement serrée aux principes. Qu'ils s'attendent que mon
coup d'œil censorial ne leur laissera rien perdre ; qu'un peu plus
tôt ou un peu plus tard, ils auront, de ma main, le relevé très-
RÉVOLUTION 4Î9
complet, très-chronologique, des bévues et des malveillances de»
gouvernants ; qu'ils soient certains que je ne craindrai jamais de
grossir le volume de ma feuille, toutes les fois que le cas l'exigera,
et que j'irai toujours reprendre le récit où je suis resté. C'est ma
tâche de recueillir, pour transmettre à la postérité, la vérité nue,
toute la vérité, sur les hommes et leurs actes. Si je ne la rem-
plissais point, peut-être, par les soins du mensonge soudoyé, nos
neveux jugulés ignoreraient par qui et comment ils seraient par-
venus à l'être.
Réveillez- vous, écrivains patriotes 1 aidez-nous à dévoiler les
coupables efforts des factions scélérates. Sois des nôtres, coura-
geux Audouin, toi que je sermonnai lorsque je crus que tu t'écar-
tais de la voie droite : le patriote n'a point de fiel ; il poursuit
les mauvaises maximes, les principes erronés, et non les hommes.
— On s'abonne pour ce journal, écrivait-il au bas de son
30« numéro, au bureau que les patriotes trouveront bien. Les aris-
tocrates se donneraient des peines inutiles pour le découvrir. La
souscription est de 50 livres pour un an, ou plutôt pour 480 nu-
méros, qui formeront 4 ,440 pages.
Cependant, malgré l'énergie de Babeuf et l'assis-
tance de ses adeptes, le Tribun du Peuple ne parais-
sait plus qu'à des intervalles inégaux et assez
longs; les numéros ne se succédaient plus qu'à
des distances de quinze, vingt jours, un mois
même. En revanche, ce n'étaient plus de simples
demi-feuilles; c'étaient des brochures de vingt-
quatre, de trente-deux et jusqu'à soixante-quatre
pages en caractères très-compactes. Ce qui n'empê-
chait pas Babeuf d'envoyer de fréquents articles à
YEclaireur du Peuple^ rédigé par un de ses amis.
On raconte à ce propos une anecdote assez curieuse.
Le n® 5 de YEclaireur commençait par une lettre
430 RÉVOLUTION
signée Babeuf. Cette lettre était immédiatement sui-
vie d'un commentaire qui paraissait appartenir à
la rédaction ordinaire de YEclaireurj et où Ton fai-
sait le plus pompeux éloge de Babeuf, de son jou^
nal, de ses doctrines. Bientôt après parut le n^ 34
du Tribun du Peuple^ qui rendait compliments pour
compliments : YEclaireur était le meilleur, le plus
sensé , le plus patriotique des journaux. Or, une
indiscrétion apprit au public que c'était Babeuf qui
avait écrit les deux articles.
Comme un grand nombre de journaux de la Ré-
volution , les numéros du Tribun du Peuple étaient
précédés d'un sommaire ; ce qui nous fait en parler,
c'est leur étendue inusitée : ils remplissent quelque-
fois jusqu'à deux et même trois pages en petit texte.
Une chose qui frappe encore dans les écrits de
Babeuf, ce sont les nombreux néologismes dont ils
sont émaillés ; on y rencontre des mots tels que
ceux-ci : amoncelage ^ dépopuler^ dépropriétairiser,
égorgerie^ foudroyade^ furorisme, nationicide^ popu-
licide^ etc., etc. C'est à lui, si Ton en croit M. Ca-
bet, que notre langue doit le mot terroriste, qui
eut une meilleure fortune que la plupart de ceux
qu'enfanta sa manie d'innover.
Le Tribun du Peuple s'arrête^ au n® 43. Voici le
dernier anathème lancé par Babeuf contre des fan-
tômes qu'il évoquait à plaisir pour semer l'agitation
dans les masses et pousser à la révolte :
RÉVOLUTION 134
Tout est consommé. La terreur contre le peuple est à Tordre
du jour. U n'est plus permis de se parler ; il n'est plus permis de
lire ; il n'est plus permis de penser.
U n'est plus permis de dire que l'on souffre ; il n'est plus per-
mis de répéter que nous vivons sous le règne des plus afihreux
tyrans.
n n'est plus permis d'exprimer la douleur, quand nos bour-
reaux nous déchirent sous les tenailles, quand ils arrachent par
lambeaux nos membres palpitants ; il n'est plus permis de de-
mander à ces barbares des tortures moins atroces, moins de raf-
finement dans les genres de supplices, une mort moins cruelle et
moins lente.
H n'est plus permis d'obéir à la nature, qui commande la cris-
pation des membres, l'altération des traits, à l'épreuve des an-
goisses qui résultent des plus horribles tourments.
U n'est plus permis de s'écrier que la législation de Constanti-
nople est extrêmement modérée et populaire auprès des ordon-
nances de nos souverains sénateurs.
Il n'est plus permis d'épancher le désir que Dracon vienne nous
gouverner en lieu et place de nos absolus du jour.
n est ordonné de laisser le gouvernement affamer, dépouiller,
civiliser, torturer, faire périr le peuple sans empêchement, obsta-
cle ni murmure.
n est ordonné de louer, d'admirer, de bénir cette oppression, et
d'articuler qu'il n'y a au monde rien de si beau et de si adorable.
Il est ordonné de se prosterner devant le Code atroce de 4795»
et de l'appeler loi sainte et vénérable ; et il est ordonné de mau-
dire le pacte sacré et sublime de 4793, en l'appelant lui-même
atroce.
Sommes-nous bientôt las de tant de vexations? Puisqu'il n'est
plus de terme où l'on puisse concevoir que nos dominateurs
s'arrêteront d'eux-mêmes, nous demanderons, nous, quel est le
terme que nous voulons convenir qu'ils ne dépasseront pas ?
On connaît la fin de Babeuf, qui ne fut pas sans
courage ni sans quelque dignité.
JOURNAUX DES CLUBS
J'ai dit que les principaux clubs avaient leurs
organes plus ou moins officiels. Le rôle que cer-
taines de ces Sociétés jouèrent dans la Révolution
donne aux feuilles consacrées à raconter leurs faits
et gestes une importance facile à comprendre, et
qui m'engage à en dire quelques mots.
Journal des Amis de la Constitution, — Journal des
Débats de la Société des Amis de la Constitution
séante aux Jacobins, — Journal de la Montagne,
— Journal du Club des Cordeliers, — Journal des
Clubs,
Par un arrêté pris le 31 octobre de Tan II* de la
liberté, et signé Du Port et Chabroud, présidents,
et Feydel, secrétaire, la Société des Amis de la
Constitution décida « qu'un de ses membres serait
autorisé à publier la correspondance de la Société,
sans autre approbation que celle de l'authenticité
de la correspondance, et que ce membre serait
M. de Laclos.
M. Micbelet , parlant de la création de ce jour-
RÉVOLUTION 433
nal et des motifs qui la firent décider, s'étonne avec
quelque raison du choix du rédacteur. « Le 30 oc-
tobre, dit-il, les évêques avaient publié leur Expo-
sition de principes , un manifeste de résistance qui
plaçait sous une sorte de terreur ecclésiastique tout
le clergé inférieur, ami de la Révolution. Le 31 ,
par représailles, les Jacobins décidèrent qu'un jour-
nal serait créé pour publier par extraits la corres-
pondance de la Société avec celles des départe-
ments , publication formidable , qui allait amener
à la lumière une masse énorme d'accusations con-
tre les prêtres et les nobles. Un tel journal, qui
devait désigner tant d'hommes à la haine du peu-
ple (qui sait? peut-être à la mort), était, dans la
réalité, une magistrature terrible; l'homme qui
devait choisir, extraire, dans ce pèle- même im-
mense, les noms que l'on dévouait, allait être
comme investi d'un étrange et nouveau pouvoir
qu'on aurait pu appeler dictature de délation.
aLes hauts meneurs des Jacobins étaient encore,
à cette époque, Duport, Barnave et Lameth. Quel
fut le grave censeur, l'homme irréprochable et pur,
à qui ils firent confier ce pouvoir ?. . , Qui le croi-
rait? à l'auteur des Liaisons dangereuses, à l'agent
connu du duc d'Orléans , à Choderlos de Laclos.
— C'est lui qui, dans l'ombre même du Palais-
Royal, à la porte de son maître, cour des Fon-
taines , publiait chaque semaine ce recueil d'accu-
T. VI. 49
iZi RÉVOLUTION
«allons, sous le titre peu exact de Journal des Amis
de la Constitution : peu exact, car alors il ne don-
nait nullement les débats de la Société de Paris,
semblant en faire un mystère ; il publiait seulement
les lettres qu'elle recevait des Sociétés de province,
lettres pleines d'accusations collectives et anony-
mes ; à quoi Laclos ajoutait quelque article , insi-
gnifiant d'abord, puis naïvement orléaniste, de
sorte que, pendant sept mois (de novembre en
juin), Torléanisme courait la France sous le cou-
vert respecté de la Société jacobine. Cette grande
machine populaire , détournée de son usage , jouait
au profit de la royauté possible, i
L'arrêté qui créa le Journal des Amis de la Cons-
titution dit assez quel en était le but : publier pério-
diquement la correspondance de la Société. C'est
donc à tort que quelques écrivains, trompés pro-
bablement par Deschiens , ont avancé que les dé-
bats du fameux club y sont rapportés in extenso.
Je ferai même remarquer que la correspondance
à laquelle il s'agissait de donner de la publicité
n'était pas, à proprement parler, la correspon-
dance de la Société, émanant de la Société, mais la
correspondance des Sociétés affiliées avec la Société
mère. Réduit à ces termes, ce recueil n'a sans doute
pas la valeur historique qu'il aurait dans la suppo-
sition contraire, mais il ne laisse pas pour cela de
présenter un intérêt assez vif encore.
RÉVOLUTION 435
Laclos, du reste, ne se crut pas obligé de se ren-
fermer rigoureusement dans le cadre étroit qui lui
avait été donné. L'objet indiqué dans l'arrêté de la
Société, dit-il dans un avertissement, n'est pas le
seul que l'auteur se propose de remplir. D'abord
il insérera dans sa feuille, exactement, soit en tota-
lité, soit en partie, suivant l'importance de la ma-
tière, les avis ou renseignements que les différentes
Sociétés affiliées à celle de Paris jugeront à propos
de lui adresser. On y trouvera de plus un tableau
historique et raisonné des travaux de l'Assemblée
nationale, depuis l'ouverture des Etats généraux, et
un compte fidèle de tous les événements qui pour-
ront intéresser la Révolution. Ainsi il se divisera
en deux parties distinctes et séparées, l'une uni-^
quement tirée des archives de la Société, l'autre
qui n'aura traita cette Société que par l'honorable
encouragement qu'elle a donné à l'auteur, en le
nommant rédacteur de l'extrait de sa correspon-
dance au moment où elle a résolu de la publier.
Quant à l'esprit de cette feuille, Laclos le résu-
mait dans une phrase de son préambule :
a Le but principal de cet ouvrage est de faire
aimer la Constitution ; le moyen qu'on emploiera
sera de la faire connaître. »
Le journal était revêtu du cachet de la Société,
sur lequel on lit, au milieu d'une couronne de
chêne : Vivre libres ou mourir.
436 RÉVOLUTION
Lorsqu'au mois de juillet 4794, la scission
éclata au sein de la Société des Amis de la Consti-
tution, le journal fondé par Laclos, mais qu'il ne
paraît pas avoir rédigé au-delà de cette époque,
demeura l'organe de la Société scissionnaire des
Feuillants, et ses derniers numéros contiennent sur
cette scission et ses suites de très-curieux détails.
Il cessa de paraître le 20 septembre suivant. Je ne
sache pas que le club des Feuillants ait eu depuis
d'autre oi^ane accrédité.
Mais dès avant la «cission, il s'était établi, sous
le nom de Journal des Débats de la Société des Amis
de la Constitution séante aux Jacobins^ un journal
dont le titre annonçait nettement l'objet. C'était
bien, celui-là, le procès-verbal des séances du club
des Jacobins : il donnait le récit Qdèle de tout ce
qui se passait dans chaque réunion, et au moins
l'analyse des discours qui y étaient prononcés. En
cas d'abondance, il publiait un supplément dans
lequel on était admis à faire insérer les discours qui
n'avaient pu être prononcés dans l'Assemblée, ainsi
que les avis et annonces que l'on voulait faire pas-
ser aux Amis de la Constitution. On prenait au bu-
reau , à cet égard , les arrangements les plus hon-
nêtes.
RÉVOLUTION 437
Le 1 •'janvier 1 792, le journal ajoute à son titre r
et de la Correspondance; et Ton y trouve, en effet,
quelques extraits, mais courts et rares, de lettres
de Sociétés affiliées; mais, dès le mois précédent,
une feuille annexe, exclusivement consacrée à la
correspondance, avait été créée, et elle paraissait,
comme le journal , trois fois par semaine. — Le
23 septembre an P' de TEgalité (1792), le titre fat
encore une fois modifié, comme il suit : Journal des
Débats de la Société des Jacobins, amis de l'égalité et
de la liberté.
La fondation de ce journal avait-elle été inspirée
par la Société, ou bien était-ce une entreprise indi-
viduelle? C'est ce que je ne saurais dire ; mais, si ce
ne fat pas la Société qui le créa, elle ne tarda pas du
moins à l'adopter. Je lis en effet dans le compte-
rendu de la séance du 25 juillet 1 791 :
On observe qu'il faut oi^aniser promptement le bureau de cor-
respondance, et nommer des commissaires pour rédiger le Jour-
nal de la Société, dont M. Laclos était ci-devant rédacteur.
M. Deflers, rédacteur du Journal des Débats de la Société, est
nommé rédacteur du Journal de la Société.
Cette rédaction n'est pas très- claire, mais il n'en
résulte pas moins que le journal qui nous occupe
était, comme le précédent, et plus exclusivement
encore, l'organe officiel du club des Jacobins, et
que le rédacteur en avait été nommé par la Société.
On en pourrait conclure encore que c'est à ce même
i38 RÉVOLUTION
Deflers que fut confié le soin de publier la corres-
pondance; c'est, du reste, ce qui résulte d'un aTÎs
placé en tête de la feuille qui y fut consacrée quel-
ques mois après, et dans lequel est rappelé et con-
firmé à son profit l'arrêté du 25 juillet.
Quoi qu'il en soit, le Journal des Débats était
rédigé avec une indépendance, parfois même avec
une irrévérence qui n'était pas du goût des sei-
gneurs Jacobins. La raison ne présidait pas tou-
jours à leurs délibérations; il s'y passait quel-
quefois des scènes qui n'étaient pas précisément
sérieuses. Le rédacteur du journal, qui n'avait
point l'optimisme de Garât, se permettait quelque-
fois de sourire. Or, les membres du club tout-puis-
sant étaient moins endurants encore que ceux de
l'Assemblée nationale. J'ai déjà donné (t. IV, p. 1 69)
quelques preuves de leur intolérance à l'égard des
journaux, et nous avons vu le rédacteur du Journal
des Débats lui-même chassé de la Société. Mais
cette proscription, qu'il partagea avec tous les
journalistes, prouve-t-elle que c'était un faux-frère?
Je ne le pense pas.
M. Eugène Maron, dans son Histoire littéraire de
la Convention y a fait une longue appréciation du
Journal des Débats des Jacobins , et il présente cette
feuille sous un jour tout à fait nouveau , que per-
sonne, que je sache, n'avait entrevu avant lui. Mais
peut-être, après ce que j'ai dit il y a un instant,
RÉVOLUTION 139
trouvera-t-on qu'il va un peu loin quand il repré-
sente son rédacteur presque comme un Girondin
déguisé, comme un loup qui se serait introduit
dans la bergerie. Deflers, en se justifiant de l'accu-
sation dirigée contre lui, donne de sa conduite
l'explication la plus satisfaisante, — j'entends pour
Fhistorien, non pour les Jacobins. 11 proteste qu'il
n'a voulu servir que la vérité, qu'il déteste autant
les flatteurs du peuple que les adulateurs des rois.
De quoi l'accuse-t-on? D'avoir déguisé la vérité ?
Non, le dénonciateur le dit expressément, mais d'a-
voir rédigé le journal avec perfidie ; d'avoir parlé
des applaudissements unanimes que reçoit l'Ami
du Peuple lorsqu'il entre aux Jacobins ; d'avoir
appris au public que Marat avait obtenu la parole
de préférence à un autre citoyen qui l'avait avant
lui. Est-ce donc là de la perfidie? Il a purement
et simplement rapporté ce qu'il a vu , et en cela il
a fait son devoir de journaliste.
Si c'est faire une bonne action que d'applaudir Marat, peut-on
commettre un crime en apprenant au public l'accueil honorable
que vous lui faites? Si c'est un crime que de parler des app1au«
dissements universels que reçoit l'Ami du Peuple, c'est aussi un
crime de l'applaudir : la conséquence est naturelle. Dans cette
même séance, Marat obtient la parole de préférence à un autre
membre qui l'avait depuis longtemps; cette préférence de la So-
ciété, qui ne pein être fondée que sur le mérite qu'elle trouve
dans Marat, excite des débats assez longs. Quel était le devoir
d'un écrivain qui doit la vérité, et rien de plus? De présenter aux
lecteurs l'image fidèle de cette séance ; c'est ce que j'ai fait. Mon
440 RÉVOLUTION
journal est un miroir fidèle où chacun peut se voir tel qu'il est.
Malheur à celui qui a des taches sur la figure ; 8*11 trouve étrange
d*ayoir des difformités au visage, ce n'est pas la faute du miroir,
ni la mienne.
Mais il eut beau dire, il fut renvoyé à Tunam-
mité, et « il prit promptement la fuite, emporté par
le vent des huées universelles. » Il n'en continua pas
moins son journal, dans la même forme et avec la
même étendue et la même exactitude. Je ne sais
par quelle voie lui arrivait le compte- rendu des
séances.
Tant d'audace dut irriter les Jacobins, et ils
furent plus d'une fois amenés à en délibérer; mais
le moyen de faire taire ce terrible homme ? Un jour
enfin la mesure se trouva comble.
Tout à coup, dit notre journaliste dans son numéro du 5 jan-
vier, il s'élève une très-longue et très-chaude discussion sur les
journalistes. G... prend la parole. Ce membre parait avoir été
particulièrement remarqué par le Journal des Débats ; il note ses
interruptions, ses motions. G... prend donc la parole comme pour
se venger du journaliste qui le persécute, a Qui de vous, s'écrie-
t-il tragiquement, n'est pas surpris de l'audace du rédacteur da
Journal des Débats, que nous avons chassé du temple de la li-
berté? Quoi ! ce rédaoieur perfide, malgré notre défense formelle,
malgré sa publique expulsion, continue toujours son infâme jour-
nal. Est-il possible de concevoir un homme plus audacieux? Com-
ment ce folliculaire peut-il connaître nos discussions, et donner
quelquefois nos discours tels que nous les avo|y prononcés ? Ceci
est invraisemblable. Cependant ne serait-il pas vraisemblable que
ce libclliste aurait ici, parmi nous, des membres gangrenés et
vendus qui lui rapporteraient tout ce qiie nous disons? Mais ne
seraitrii pas plus croyable que, parmi vie peu de journalistes aux-
RÉVOLUTION 'i44
quels nous permettons de publier nos séances, il s'en trouvât
quelques-uns qui se soient parés du masque du patriotisme pour
nous séduire, et qui trahissent ensuite la cause des Jacobins? S'il
en était ainsi, Jacobins, soyez inflexibles, et chassez du sanctuaire
de la liberté ce reste impur d'écrivains soudoyés par Roland et
Brissot. » (Applaudissements très-vifs. A la porte 1 à la porte! s'é-
crient les tribunes ; il faut chasser tous les journalistes, ce sont
des Brissotins.)
Un membre veut calmer le bouillant patriotisme
des ennemis des journalistes; il veut qu'on distin-
gue, qu'on examine, qu'on les admoneste? Point
de grâce 1 s'écrie-t-on. Qu'on les chasse!
MoENNE. J'aperçois un grand nombre de personnes qui pren-
nent des notes; cela me paraît suspect. Il faut savoir pour qui
sont ces notes.
. On interroge les journalistes. Tumulte , ru-
meurs.
Ici le journal fait parler le club tout entier à la
fois , à la manière du chœur dans les tragédies an-
tiques.
Le nombre des journalistes est trop grand I — Qu'avons-nous
besoin que le public apprenne ce qui se passe ici? — Un seul
journal suffit. — C'est le journal de Milcent-Créole. — C'est là
un journal excellent! admirable! — C'est le seul que puiss^t
avouer les Jacobins! — Milcent seul est à la hauteur des Jaco-
bins! — Que tous les journalistes soient chassés ! — Que Milcent
seul soit conservé !
L'orateur C... remonte à la tribune. « On avait lieu de croire
que l'expulsion du rédacteur des Débats rendrait à la raison et à
la justice cette foule de folliculaires qui se nourrissent de la sub-
stance du peuple. Mais nous nous sommes cruellement trompés :
49.
4lt RÉVOLUTION
il n'en est aucun qui ne se moque de nous, et ne tourne Bfarat en
ridicule et les meilleurs appuis de la société ! Qu'on les chasse
donc tous, excepté le patriote Milcent, qui, encore bien qu'il ne
soit pas très-connu, n'en est pas moins le meilleur des journa-
listes. »
Mais le célèbre Defieux comprend que cette mesure ne serait
qu'injurieuse , sans être efficace ; il monte à la tribune, et, poli-
tiquement, offre un tempérament propre, selon lui, à concilier
toutes les opinions : c*est d'établir un bureau de censeurs pour
examiner les productions des journalistes.
À ces mots, C..., qui est sincère, s'indigne et s'écrie : a Gom-
ment peut-on proposer de recréer des censeurs royaux dans un
pays libre ? »
Murmures violents contre C...
Defieux, sans s'émouvoir, reprend tranquillement : « On parle
de censeurs royaux ; il ne s'agit pas de cela, il s'agit de censeurs
créés par la Société 1 Cela est bien différent. » (Applaudissements.)
Dans son système , les censeurs examineraient les comptes-ren-
dus des journaux : s'ils étaient à la louange des Jacd^ins , les
censeurs donneraient leur approbation; s'ils étaient défavora-
bles, on chasserait ignominieusement le journaliste insolent, a Au
moins, de cette manière, nous aurons aussi nos écrivains. Ne
croyez pas que les écrivains amis de la liberté des opinions soirat
effarouchés à l'aspect de nos censeurs : non , les censeurs n'ef-
fraieront que les Brissotins ; mais la censure n'a rien d'effrayant
pour un vrai Jacobin. (Applaudissements.) Le rédacteur du Jow-
nal des Débats ayant trouvé le secret de ce que nous disons sans
venir ici , cet infîSime échappera à la censure , mais les autres
n'y échapperont pas. »
En effet, les propositions de Defieux furent adop-
tées. La Société arrêta que les censeurs seraient
spécialement chargés de censurer toute espèce de
proposition brissotine, rolandiste, girondine ou
buzotiste. Après quelques corrections fraternelles ,
ÎIÉVOLUTION m
ils chasseront tous les écmains qui ne seront pas à
la hauteur des Jacobins ! . . .
Le Journal des Jacobins finit le 24 frimaire an II,
au n® 556 des Débats , et 320 de la Correspon-
dance.
« Ce journal, dit Deschiens , est le plus utile à
consulter pour l'histoire de la Révolution, et sur-
tout pour celle du gouvernement révolutionnaire.
C'est là que Ton apprend à connaître et à apprécier
les causes premières, les forces motrices et les
moyens d'exécution de ce gouvernement qui a
pesé sur la France depuis 1 792 jusqu'au 9 thermi-
dor an II. On y trouve non seulement les débats qui
préparaient et déterminaient souvent les décisions
des assemblées nationales, qui provoquaient, sou-
tenaient et faisaient triompher les insurrections po-
pulaires , mais la correspondance de la société de
Paris et des sociétés de toute la France et de l'Eu-
rope. « On trouve notamment, dans la première
quinzaine de juillet, les débats sur la fuite du roi,
débats qui furent la cause de la scission.
La succession An Journal des Débats des Jacobins
fut recueillie par le Journal de la Montagne^ qui lui
faisait déjà une sorte de concurrence. Cette feuille,
Hi RÉVOLUTION
en effet, rédigée, depuis le l*"^ juin 1793, par J,-
Ch. Lavaux, Th. Rousseau et autres, n'avait guère,
dans l'origine, que ces deux rubriques : Débats de
la Convention, suivis de sa correspondance, et Dé-
bats de la Société des Amis de la Liberté et de l'E-
galité , séante aux Jacobins , suivis également de
la correspondance de cette Société. Plus tard elle
eut un article Commune de Paris et un article Tri-
bunal révolutionnaire. Elle admit même des nou-
velles étrangères et des nouvelles des armées ; mais
ce n'était là qu'un accessoire, une sorte de remplis-
sage, qui disparaissait dès que la matière qui faisait
l'essence du journal venait à abonder. Ainsi on lit
dans le numéro du 27 fructidor an II cet avis du
rédacteur, remarquable d'ailleurs comme expres-
sion de la situation quelques semaines après le 9
thermidor :
L'abondance des matières et la précipitation arec laquelle nous
avons été forcés de rédiger hier cette feuille ne nous a pas pe^
mis de prévenir nos lecteurs sur la suspension plus ou moins
longue de Tarticle Nouvelles étrangères, et de quelques autres
articles qui doivent céder leur place à des paragraphes d^un inté-
rêt bien plus pressant. Que se passe-t-il aujourd'hui dans la Ré-
publique? C'est avec la plus vive douleur que nous en faisons
l'aveu; mais cet aveu, la vérité nous Farrache. Sur tous les
points de la République, Taristocratie et le modérantisme , l'une
à force ouverte, l'autre par une fausse et trop coupable pitié,
veulent nous contraindre à transiger avec les ennemis jurés de la
liberté, de l'égalité et du peuple. D'une extrémité de la France à
l'autre, les plaintes et les réclamations retentissent contre les
perfides menées de ces enfants ingrats, ou plutôt de ces monstres
RÉVOLUTION 445
qui, pour faire triompher les chimériques et absurdes prétentions
de l'orgueil, de la vanité, de Tamour-propre, de l'ambition et de
Tavarice, arment déjà leurs bras parricides, sont prêts à porter
le fer et la flamme dans le sein de leur patrie et à poignarder
leur mère. Voilà la vérité. Ce n'est pas assez que de la dire, il
faut la prouver, la rendre en quelque sorte palpable aux plus
incrédules; et c'est pour les en convaincre que nous rassem-
blons ici tous les renseignements, toutes les plaintes et les récla-
mations qui nous arrivent en foule des départements , sur l'inso-
lente audace avec laquelle les aristocrates et les modérés sem-
blent, de toutes parts, voler à un triomphe assuré sur les pa-
triotes et les francs républicains. Nous allons former, de tous les
documents qu'on s'empresse de nous adresser sur ce point, un
faisceau de lumières qui , en nous éclairant sur les complots de
ce^ éternels conspirateurs, mettra à même de prendre les grandes
mesures que sollicitent les circonstances et l'impérieuse néces-
sité de réduire une bonne fois les perfides ennemis du peuple et
de la République à l'impuissance absolue de leur nuire.
Cet a^is est suivi de la correspoudance des Jaco-
bins, qui remplit les douze ou quinze numéros sui-
vants, et qui prouve, dit Deschiens, que les hom-
mes du 9 thermidor avaient été entraînés au-delà
du but qu'ils s'étaient proposé, et qu'ils faisaient
d'incroyables efiforts pour ressaisir les rênes du
gouvernement révolutionnaire. « C'est dans les Dé-
bats et la Correspondance des Jacobins^ continués par
le Journal de la Montagne, avait déjà dit le savant
collectionneur, qu'il est écrit en toutes lettres que
le gouvernement révolutionnaire n'a été attaqué
qu'en apparence le 9 thermidor an II , uniquement
pour sauver un parti plus sanguinaire encore que
446 RÉVOLUTION
celui qui a succombé, et que le lion, qui fut enfin
muselé, se serait relevé plus furieux après la chute
de Robespierre, s'il n'avait pas été entraîné par le
mouvement qu'il avait excité lui-même dans le
seul intérêt de sa conservation. »
Le Journal de la Montagne est un des plus mar-
quants du parti, mais il est fort rare et très-diffi-
cile à compléter. 11 portait cette épigraphe remar-
quable : La force de la raison et la force du peuple^
c'est la même chose. Il y faut joindre le Premier Jour-
nal de la Convention j rédigé par les mêmes auteurs
et dans les mêmes principes , et auquel il succéda
immédiatement.
Enfin , pour avoir l'image complète et fidèle de
ce club fameux, qui prépara toutes les journées
révolutionnaires ; qui , par ses trois mille Sociétés
affiliées répandues sur tout le sol de la France, sub-
juguait et gouvernait le pays ; qui décidait souve-
rainement des réputations et du patriotisme des
citoyens ; qui dictait ses lois aux Assemblées ; qui
faisait monter ses chefs au pouvoir et signalait ses
adversaires à la proscription et à la mort, il faut
consulter encore le Journal des Clubs ou Sociétés pa-
triotiques, dédié aux amis de la Constitution mem-
bres des différents clubs de France, par J.-J. Le
Roux, ci-devant des Tillets, médecin et officier mu-
nicipal de Paris ; Jos. Charon , président du pacte
fédératif et officier municipal, et D.-M. Révol, ci-
RÉVOLUTION 447
devant professeur de l'Oratoire. Cette feuille com-
mença en novembre 1 790 ; ainsi que le dit son
titre, elle embrassait dans son programme, qu'elle
remplit d'ailleurs très-imparfaitement, toutes les
Sociétés patriotiques du royaume, mais elle don-
nait, comme cela devait être, la meilleure place au
club des Jacobins.
La Société des Droits de l'Homme et du Citoyen
eut aussi son journal, mais il dura peu. Le Journal
du Club des Cordeliers, rédigé et imprimé par Mo-
moro, premier imprimeur de la liberté nationale et
mari de ]a déesse Raison, n'eut que dix numéros, et
vécut, paraut-il, d'une façon très-précaire. Il y est
rendu compte des séances de la Société ; un article
Variétés contient, en outre, les motions adressées à
la Société, et la correspondance, qui roule sur toute
sorted'obj ets, principalement sur l'armée.
Journal de la Société des Amis de la Constitution
monarchique. — Journal des Impartiaux. — Jour-
nal de la Société de 1 789. — Journal des Amis de
la Paiœ.
»
Le Journal des Amis de la Constitution eut presque
immédiatement un pendant dans le camp opposé.
€ Ce journal patriote, disait la Chronique de Paris
(24 déc. 1790), a donné Tidée aux anti-patriotes
4i8 RÉVOLUTION
de répandre leurs perfides principes sous un titre à
peu près semblable, celui de Journal des Amis de la
Constitution monarchique. Nous prévenons nos lec-
teurs que le premier de ces journaux est le véri-
table antidote du Mercure^ et que le deuxième n'en
est qu'un insipide supplément. »
Si je cite ce passage de la Chronique^ ce n'est
point, on le pense bien, pour le jugement qu'elle
formule sur la nouvelle feuille, jugement qui n'est
rien moins qu'impartial, mais comme un témoi-
gnage du sentiment hostile avec lequel elle fut ac-
cueillie par les patriotes^ qui n'avaient pu voir que
d'un très-mauvais œil la formation de la Société
des Amis de la Constitution monarchique.
C'était, en effet, par opposition au club des Jaco-
bins, que cette Société avait été fondée par le comte
Stanislas de Clermont- Tonnerre, de concert avec
Malouet et quelques autres hommes du parti cons-
titutionnel. Voici comment elle exposait ses prin-
cipes dans un prospectus joint aux premiers numé-
ros du journal qu'elle n'avait pas tardé à fonder :
La Société des Amis de la Constitution monarchique a des prin-
cipes invariables, et ne se découragera pas.
Le moment où se sont manifestées des opinions dangereuses
pour Tautorité légitime du roi et la Constitution monarchique
décrétée par TAssemblée nationale a été celui de sa naissance.
Des efforts constants pour la propagation des bons principes, et
rétablissement d*une correspondance suivie avec un grand nombre
de citoyens amis de Tordre et de la liberté, ont été ses premiers
travaux.
RÉVOLUTION 449
Aussi loin des préjugés de rancien régime que des passions
•des novateurs, la devise de ses membres est : Liberté et fidélité.
Us regardent comme la loi des Français la Constitution , par
laquelle il est établi que :
« Le gouvernement français est monarchique ; qu'il n'y a pas
«n France d'autorité supérieure à la loi; que le roi ne règne que
par elle; que ce n'est qu'en vertu des lois qu'il peut exiger
l'obéissance » ;
La Constitution, par laquelle'
« L'Assemblée nationale a reconnu et déclaré comme points
fondamentaux de la monarchie, que la personne du roi est invio-
lable et sacrée ; que le trône est indivisible , et que la couronne
est héréditaire dans la race régnante, de mâle en mâle, par
ordre de primogéniture , et à l'exclusion absolue des femmes et
de leur descendance. •
S'il se trouvait des décrets dont les dispositions semblassent
contraires à l'intérêt public , c'est des seuls moyens légaux et
constitutionnels que la Société pense qu'il en faut attendre et
obtenir la réformation.
La Société voit avec une profonde indignation, et repoussera
avec une constance imperturbable, les efforts que l'on fait depuis
longtemps pour anéantir la monarchie.
La Société s'attachera à combattre les écrivains incendiaires,
et les hommes, plus coupables qu'eux, dont ils sont les ins-
truments.
Comme la feuille rivale , le Journal des Amis de
la Constitution monarchique portait le cachet de la
Société , composé des armes de France supportant
une balance dans un des plateaux de laquelle était
le bonnet de la liberté, et dans l'autre la couronne
royale ; en exergue : Libres et fidèles ; sur le tout
une banderole portant le nom de la Société ; en bas
de l'écu, dans un médaillon, 1790.
450 RÉVOLUTION
Le journal du club monarchique devait être,
paraît-il , rédigé par Fontanes ; c'est du moins ce
qu'on peut inférer de cet avis , qu'on lit à la fin du
troisième numéro :
Plusieurs membres de la Société se proposant de concourir au
travail du journal, et M. de Fontanes ayant demandé de n*ôtre
point chargé de la rédaction, en continuant toutefois de lui four-
nir des articles, la Société a arrêté qu'il sera nommé un comité
de rédaction auquel seront remis les divers articles ; ceux qui
seront importants seront toujours signés par leurs auteurs.
La Société des Amis de la Constitution monar-
chique se vit dès le premier jour en butte à des
persécutions de toute nature , dont on trouvera le
récit dans son journal. C'était une réunion de cons-
pirateurs, au dire de ses ennemis, qui s'efforcèrent
de soulever contre elle les districts, la Commune,
et même l'Assemblée nationale, si bien qu'enfin elle
fut obligée de se dissoudre. Son journal n'eut que
vingt -sept numéros, du 18 décembre 1790 au
18 juin 1791 , formant trois volumes in-8^, au-
jourd'hui très-rares, et que Deschiens a vu vendre
jusqu'à 1 50 francs.
Parmi les feuilles où l'on peut chercher l'esprit
des associations politiques , si nombreuses dans les
premières années de la Révolution , nous citerons
encore :
RÉVOLUTION m
Le Journal des Impartiaux, organe du club du
même nom. Le premier numéro de cette feuille,,
dont l'épigraphe était: Justice^ Vérité^ Constance, est
précédé de (Jeux écrits intitulés, l'un, Cluh des Irn^
partiaux, exposé des motifs qui ont porté les Im-
partiaux à se réunir, et récit des circonstances qui
ont précédé cette réunion; l'autre. Principes des
Impartiaux. Selon la Biographie universelle, ce
journal aurait été fondé, comme le précédent, par
Stanislas Clermont-Tonnerre , avec le concours de
Fontanes. Ce que je puis dire, c'est que le rédac-
teur en nom était M. Salles de la Salle, et que le
Journal des Impartiaux, attaqué à la fois par les
deux partis extrêmes, ne vécut guère au delà de
deux mois ;
Le Journal de la Société de 1789, dont j'ai dit
quelques mots dans mon précédent volume (p. 1 58) ;
Le Journal des Amis de la Paix et du Bonheur de la
Nation, organe du club de la Réunion.
LE PÈRE DUGHESNE
Lemaire. — Hébert,
Il n'est personne qui n'ait entendu parler du Pire
Duchesnej personne qui ne connaisse, au moins de
réputation, le journal qui s'est acquis sous ce nom
une si triste célébrité. Mais qu'était-ce que le Père
Duchesne? Quelle est l'origine de ce nom? C'est ce
qu'on sait beaucoup moins. « C'était, dit la tradi-
tion, l'homme de son temps qui faisait le mieux des
fourneaux, et aussi celui qui prononçait le mieux
un juron. » Voilà le bruit contemporain, tel que le
rapporte la Feuille villageoise. Ce n'était pas assez
pour les fouilleurs modernes. M. Charles Brunet,
qui a consacré un volume à la bibliographie du
journal d'Hébert , est plus précis. « Le nom du
Père Duchesne (1), dit-il, était connu de longue
date. On trouve dans une réimpression publiée par
Caron, et qui est intitulée le Plat de Carnaval
(mais de quelle date?), la relation d'une aventure
(I) On trouve ce nom écrit tantôt Dwhéne, tantôt Duchesne, mais le plus or-
dinairement avec cette dernière orthographe.
RÉVOLUTION 453
arrivée au père Duchesne, potier de terre et mar-
chand de fourneaux, rue Mazarine , qui jure ou est
toujours prêt à jurer à chaque phrase. » Un autre
fureteur en a trouvé une explication différente dans
Rétif de la Bretonne, c On sait, disait le fécond
romancier dans le douzième volume de Y Année des
Dames nationales j que le nom du Père Dûchesne
vient d'une pièce de Nicolet, dans laquelle un bas
marin est toujours prêt à jurer devant une mar-
quise dont il doit épouser la femme de chambre. >
En somme il est probable que le Père Dûchesne n'a
pas plus existé que Mayeux, un type à peu près du
même genre, adopté par la faveur populaire à la
suite d'une autre révolution.
Après tout, j'avoue que, pour ma part, j'attache
assez peu d'importance à cette question. Ce qui est
certain — et c'est la seule chose que nous ayons
besoin de savoir, et encore ! — c'est que le type
du Père Dûchesne existait dès avant la Révolution ;
c'est que Hébert, dans qui il devait se personnifier,
n'en fut pas l'inventeur; j'ajouterai même tout de
suite que ce n'est pas à lui qu'appartient l'idée
d'en avoir fait le titre d'un journal, mais à un com-
mis des postes, nommé Lemaire, qui mériterait
d'être mieux connu qu'il ne l'est. Il est également
probable que c'est du théâtre que ce type passa sur
la place publique. Nous trouvons le Père Dûchesne,
en 1789, à la foire Saint-Germain, égayant de ses
454 RÉVOLUTION
saillies les plus hypocondriaques. « Mon Dieu, mon
Dieu, que j'ai donc de chagrin! dit un brave
homme dans une petite feuille que j'ai citée ( t. IV,
p. 37) ; il faut que j'aille voir le Père Duchesne à la
foire Saint-Germain : on dit que cela me dissipera. »
De là sera venue très-probablement l'idée démettre
sous le nom de ce personnage des facéties popu-
laires, puis de lui prêter, comme on le faisait à
Rome à Pasquin et à Marforio , des vérités qu'on
n'eût pas osé faire circuler ouvertement. Le pro-
cédé réussit; le Père Duchesne fut adopté par les
masses, comme l'ont été depuis tant d'autres types,
comme le sont journellement encore tant de refrains
plus spirituels les uns que les autres, et l'on vit
bientôt pleuvoir les Père Duchesne, ou je dirais, si
Ton voulait me passer cette expression triviale,
qu'on mit le Père Duchesne à toutes les sauces.
Pour en donner une idée, je citerai quelques titres,
dans l'ordre chronologique :
— La Colère du Père Duchesne à Vaspect des abus.
— Les Vitres cassées, par le véritable Père Duchesne, député aux
Etats-Généraux.
— Lettre du Père Duchesne à un de ses amis en province.
— Réponse de Nicolas-Pierre Foutre, jardinier, au Père Du-
chesne, ^m vieux camarade d'école.
— Nouveaux massacres commis à Nancy, avec des réflexions
du Père Duchesne.
— Réponse bougrement raisonnable de Sans-Souci, grenadier au
régiment du roi, à la lettre du Père Duchesne.
— Colère du Père Duchesne sur le départ de M, Necker.
RÉVOLUTION 455
— Le Père Duchesne premier ministre.
-^ Don patriotique du Père Duchesne à la ncUion,
— Ribote de Jeanbar et du Père Duchesne en réjouissance de la
destruction du Parlement et du Chdtelet.
— Réception du Père Duchesne au célèbre dub des Jacobins, et
le discours bougrement patriotique quHl a prononcé,
— Remontrance bougrement patriotique du véritable Père Du-
chesne aux pères de famille et aux amis de la Constitution,
— Dialogue bougrement patriotique du Père Duchesne avec le
pape,
La mère Duchesne, qui ne saurait avoir sa lan-
gue dans sa poche, intervient bientôt dans cette
conversation à tue-tête ; elle a aussi ses joies et ses
colères, qu'elle exhale non moins énergiquement;
quand elle est plus calme, elle écrit à ses bonnes
amies des lettres tout aussi bougrement patrioti-
ques. Il n'est pas jusqu'au cousin-germain du Père
Duchesne, l'illustre général La Pique, qui ne trouve
le moment de faire sa petite correspondance , et
qui, dans ses bons moments, ne quitte son arme
terrible pour prendre la plume. Mais au-dessus de
tout ce bruit éclatent les jurons sonores de l'inter-
locuteur et ami du Père Duchesne, du terrible Jean
Bart :
— Je m'en fouts! Liberté, libertas, foutre!
— Si tu fen fouts, je m'en contre-fouts.
— Tune fen foutras pas, et moi je m'en contre-fouts,
— Les sept Trompettes du père Jean Bart pour annoncer le jour
terrible de la fin des aristocrates. Sa grande colère contre les pro-
pos aristocratiques sur les écrivains patriotes.
456 RÉVOLUTION
— le MasquB des traitres arraché far Jean Bart sur leur plate
figure, ou les Vérités bougrement patriotiques,
— Les Lunettes bougrement patriotiques de Jean Bart pour voir
au premier œup d'œil tous les complots de V aristocratie. Sa grande
colère contre les réfractaires aux décrets de r Assemblée nationale,
et son projet de faire prendre des bains aux calotins énergumènes
et à leurs agents, pour les guérir de la rage.
Etc , etc., etc.
Voici, comme échantillon, comme point de com-
paraison, un extrait de la plus ancienne de ces piè-
ces que j'aie rencontrée à la Bibliothèque impériale^
la Colère du Phre Duchesne à l'aspect des abus :
F... ourche, f... ourche, quand je vois... ce que je vois, je
suis d'une colère de b... onze.
Quand je vois Pautorité, les plaisirs et l'oisiveté d'un côté, les
soins et la misère de l'autre, cela me f... ournit de l'humeur. Quand
je vois des hommes manger en un seul repas ce qui suffirait à
la subsistance de dix familles, cela me f... àche, et beaucoup.
Quand je vois de jeunes ou de vieux étourdis perdre leur for-
tune au jeu, cela me f... ait de la peine; mais quand ils y per-
dent celle de leurs créanciers, cela m'en f... ait bien davantage.
Quand je vois de petits écuyers mal montés protester contre
les arrêtés de la majeure partie de la noblesse, je les regarde
comme des gens f...ougueux.
Quand je vois de grands pygmées prendre l'arrogance pour la
grandeur, l'inhumanité pour la fermeté, et la fourberie pour l'es-
prit, je dis en moi-même : Cela ne vaut pas un fou... rneau.
Quand je vois des gens solliciter des emplois qu'ils se sentent
incapables de remplir, je trouve qu'ils mériteraient bien d'être
fou... rrés à la porte.
Quand je vois des individus dénués de toute espèce de mé-
rite arracher des pensions par des importunités, je les regarde
comme des ... ardeauz.
RÉVOLUTION 457
Quand j'entends un homme en place dire : Je n'ai pas le tempSy
cela me... car... sac... à papier, ce n'est pas au public à prendre
le temps de lliomme en place, mais bien à Tbomme en place à
prendre celui du public.
Quand je pense aux lettres de cachet, à la vénalité des char»
ges, aux capitaineries, aux loteries, aux privilèges, aux accapara
rements, au célibat, aux impôts, et surtout à Tagio, tout cela me
met d'une colère de b... ouc.
Quand je vois des hommes composés de chair et d'os renon-
cer au mariage, cela me...
Quand je les vois regarder en tapinois les oies du frère
Philippe, cela me...
Quoi qu'il en soit, si (comme je l'espère) je suis un des dépu-
tés de ma communauté, je demanderai spécialement deux choses :
la première sera la liberté de la presse, et l'autre la parité des
mesures, car depuis longtemps je suis scandalisé que la mesure
de Paris ne soit pas aussi grande que celle de Saint-Denis.
Je citerai encore quelques phrases de la Colère du
Père Duchesne sur le départ de M. Necker^ qui est
d'une année plus tard, de 1 790.
Foutre! je le savais bien, que le marchand de farine foutrait
le camp sans rendre compte. Ce que je n'aurais pas cru , c'est
que nous fussions jamais assez couillons pour le laisser partir.
Million d'un tonnerre! qu'avions-nous donc besoin de la respon-
sabilité des ministres!...
Je m'en étais toujours douté, que ce sacredieu-là nous tourne-
rait casaque, et qu'il n'était si brave homme que pour la frime,
et pour mieux nous mettre dedans...
Mille millions de tonnerres! ça sautait aux yeux, pourtant,
que ce bougre-là n'était qu'un tartufe. A quoi songions-nous,
aussi, d'aller chercher si loin des ministres? Es^ce qu'il n'y a pas
assez d'honnêtes gens en France, et des gens foutre, sans aller dé-
terrer dans les pays de Calvin un foutu prédicant qui n'a jamais su
T. VI ÎO
i58 RÉVOLUTION
qu'empranter et favoriser ses nom-de-dieu de confrères les ban-
<|uier8 et les agioteurs?
Je ne me donne point pour un homme d'esprit ; mais , sacre-
bleu! quand je vis cet honnête homme, ce brave intendant de
Languedoc, ce Turgot, dont Tàme était si belle et dont les vues
étaient si droites, foutre! quand je le vis chassé du ministère,
je jurai comme un rendoublé de tonnerre...
Devions-nous laisser vider à ce charlatan sa gibecière? Quand
il nous a tout escamoté et qu'il fout le camp, il se vante d'aban-
donner i notre bonne foi des gages de ses comptes! Sacré mille
foutre! mille million d'un bombardement! cela me refout. Ne
voyez-vous pas que les gages de ses vols sont chez l'étranger?
Le jeanfoutre n'a rien acquis ici, pour ne rien regoi^r. Sacrés
couillons que nous sommes! il y a trop longtemps que la lanterne
ne fait rien.
De ces publications, la plupart étaient de sim-
ples libelles sans lendemain ; trois ou quatre eurent
une suite plus ou moins longue, et se distinguaient
par le nom de la rue d'où elles sortaient : dans le
nombre on remarque un Père Duchesne de la rue du
Vieux-Colombier, un sans-culotte enragé, auquel
Hébert vola sa fameuse vignette, sous prétexte
« qu'il lui était libre de se faire graver comme il lui
plaisait » ; les deux enfin, Lettres bougrement patrio-
tiques du Pire Duchesne^ par Lemaire, et les Cran-
des joies et les grandes colères du Père Duchesne^ par
Hébert y prirent les allures périodiques d'un jour-
nal, et fournirent l'une et l'autre ime assez longue
carrière.
Tout naturellement chacun de ces Père Duchesne
avait la prétention d'être le premier, le seul véri-
RÉVOLUTION 459
table, et tout naturellement encore cette prétention
devait être plus accentuée chez Hébert , quand il
fut devenu un personnage et le type du genre, pour
avoir mieux su que les autres flatter et exploiter les
passions populaires. Plusieurs fois il proteste contre
le brigandage des contrefacteurs, priant le public
de se rappeler depuis quel temps sa feuille a paru :
« Elle existait, dit-il, plus de six mois auparavant
que tous les bâtards eussent vu le jour, et elle n'a
cessé de se distribuer chez Tremblay, mon impri-
meur. » — A d'autres ! lui répond Camille Desmou-
moulins. « Il est certain qu'avant de t'efibrcer de
Yoler la succession de popularité de Marat, tu avais
dérobé une autre succession, celle d'un Père Du-
chesne qui n'était pas Hébert, car ce n'était pas toi
qui le faisais il y a deux ans, le Phre Diichesne; je
ne dis pas la Trompette du Phre Ducheme^ mais le
véritable Phre Duchesne, le Mémento mort; c'était un
autre que toi , dont tu as pris les noms , armes et
jurements, et dont tu t'es emparé de toute la gloire,
selon ta coutume. » La Feuille villageoise^ à l'en-
droit que nous citions tout à l'heure, dit positive-
ment que ce fut Lemaire, « un homme d'esprit, qui
ressuscita ce fameux personnage du PèreDuchesne. »
Il y avait, du reste, tant de ressemblance entre
toutes ces productions, et, dans l'origine, la ligne
qui séparait les deux principaux antagonistes était
si peu marquée, qu'il était bien difficile de s'y re-
160 RÉVOLUTION
connaître, même pour les contemporains. Marat
lui-même pouvait s'y tromper, et son lieutenant
croit devoir le tirer de son erreur et l'éclairer à cet
^rd.
«... Quand, lui écrit Fréron, vous nous donnez
le sieur Estienne pour auteur d'un faux Père Du-
chesne s'égosillant à chanter les litanies du général,
vous êtes dans Terreur, et permettez à votre succes-
seur de vous éclairer là-dessus. C'est précisément
celui qui se dit le véritable Père Duchesne (imprimé
chez Châlon); c'est un nommé Lemaire, commis
aux postes , qui allume trois fois par semaine ses
fourneaux en l'honneur du général, et il en est si
infatué, qu'il insulte à tort et à travers, dans les
endroits publics , ceux qui se plaignent de l'odeur
de sa pipe , et qui ne sont pas d'humeur, comme
lui, à ployer le genou devant le général. Ce même
personnage, qui crie à tue-tête qu'il est excellent
patriote, et qui n'a pas laissé que de le persuader à
beaucoup de monde , proteste qu'tï ne parlera ja-
mais des gens en place, mais qu'au contraire, il en
fera toujours l'éloge. Avant-hier, dans le café Pro-
cope , il nous a menacés tous les deux ( l'Ami et
l'Orateur du Peuple) d'une diatribe amère, parce
que nous ne voulons pas dire du bien de sa fétiche.
Il nous a traités d'incendiaires; or, vous savez que
c'est là le cri de ralliement, le terme d'argot de
messieurs les modérés, qui nagent entre le club
RÉVOLUTION 461
de 89 et les Jacobins, qui s'imaginent qu'une révo-
lution se fait et se soutient en criant d'une voix pa-
cifique : Paix là! silence. Messieurs! comme un
huissier à l'audience. On leur en fera, des révolu-
tions ! Enfin , ce fournailleur a soutenu que nous
étions des écrivains pires que les Du Rosoy et les
Gauthier. Voilà pourtant ce que c'est que votre vé-
ritable Père Duchesne 1 . . .
» Quant à la véhémente colère du Père Du-
chesne, qui n'est pas faite pour atteindre à la hau-
teur de vos vues, de votre patriotisme, de votre
grand caractère (quoique personne ne dût mieux
imiter que nous les Romains, qui n'attendaient
jamais qu'on leur déclarât la guerre), quant à ses
foudroyantes menaces, vous en ferez le cas qu'elles
méritent; vous savez bien qu'il suffirait d'un coup
de votre patte de lion pour renverser tous ses four-
neaux et l'enterrer sous les débris.
» Adieu, Brutus journaliste 1 ajoutait Fréron;
l'orage ne grondera pas toujours sur votre tête.
Continuez de veiller sur la République, d'éclairer
vos concitoyens, de démasquer et de torturer les
traîtres, enfin de vous immoler pour le salut de
tous : la patrie ouvrira enfin les yeux , et paiera vos
courageux travaux de la couronne civique (I). »
Un autre fidèle de Marat croit devoir également
lui adresser, pour son instruction, sur le même
(I) L'Orateur du Peuple, t. tii, p. 425.
462 RÉVOLUTION
sujet, quelques renseignements qu'il a pris exprès*
sèment à son intention.
A VAmi du PeupU.
Notre cher Marat, votre vie de reclus ne vous permet pas
toujours de voir les choses par vous-même, et il en est quelques-
unes que Ton vous laisse ignorer complètement D y a quelques
ours que j*ai été scandalisé, ou plutôt édifié, de vous entendre
dire du bien d'un certain Père Duchesne, se disant le véritable,
qui avait dit beaucoup de mal de vous ; et ne doutant nulle-
ment, d'après vo^re apologie de ce plat barbouilleur, que vous
ne le connaissiez pas, que vous ne l'aviez même point lu, j'ai
été aux informations , pour vous faire passer quelques notes sur
son compte.
Vous saurez donc que- plusieurs feuilles périodiques courent
Paris sous le nom du Père Duchesne. La bonne, celle très-certai*
nement dont vous avez vu quelques numéros, est faite par un
homme de sens , grand sacreup et bon patriote , quoiqu'un peu
exalté. Toutes les autres sont faites par des écrivailleurs à la
solde des ennemis de la Révolution , petits filous qui escroquent
l'argent du public en l'infectant de maximes aristocratiques et
régaliennes.
De ce nombre est un petit drôle nommé Lemaire, qui hante le
café Procope, où je viens d'apprendre que le divin Mottié l'a mis
en station , non seulement pour servir de mouchard contre les
chauds patriotes (1), mais pour être instruit de leurs relations
avec ceux des cafés de Foy et du Caveau , à l'effet de prévenir
les succès de leurs motions, et pour lui faire des adorateurs.
Pour prix de toutes ses turpitudes, Mottié lui a promis une
place lucrative; en attendant, il lui fait passer chaque quinze
jours un billet de deux cents livres pour payer l'impression et
<I) On prétend que c'est ce même barbouilleur qui a fait enlever Saiot-Huruge
du caveau, il y a trois mois, et qu'il est chargé d'escamoter de la poste« où il eet
commis, les lettres adressées aux patriotes de marque dans les provinces.
RÉVOLUTION 46a
le mettre en état de donner gratis aux colporteurs sa feuille»
qu'ils crient eux-mêmes quelquefois à deux liards.
Ainsi le nommé Lemaire, commis aux postes, est un scribe
mouchard, et vous avez oublié de le porter sur la liste de ceux
du grand général. Après cela, on conçeit d'où vient son admira^
tion pour le héros des deux mondes.
Voilà pourtant l'homme indigne pour lequel vous imploriez
l'indulgence publique. Je suis bien sûr que vous ne l'avez jamais
lu. En expiation de votre erreur, je me rendrai un beau soir au
café Procope , et , s'il a le malheur de se trouver sous ma main^
je lui ferai avaler un camouflet.
N. B. Sa feuille porte deux étoiles à la dernière page.
Signé : D. G. , capitaine de grenadiers
de la garde volontaire*
Réponse de VAmi du Peuple.
Je n'ai jamais vu que deux numéros ilititulés : Boutades du
Père Duchesne. Le dernier parut il y a environ deux mois. Il y
gourmandait très-fort la rapsodie : Lafayette traité comme il le
mérite, et raillait assez bien ce sot apologiste, qui excusait le
général de ses fréquentes visites à Saint-Cloud, en faisant de son
héros un espion. C'est ce Père Duchesne dont j'ai parlé dans
mon n» S87. Quant au plat quidam du café Procope, à la fois
scribe et mouchard, Messieurs, je vous le livre.
Suit un petit avis y par lequel Marat veut sans
doute réparer l'erreur qu'on lui reproche.
Le mouchard Estienne, ce digne favori du vertueux Mottié, est
à rédiger un libelle de son patron contre MM. Lameth, Barnave,
Menou, etc. L'Ami du Peuple prie les braves colporteurs patriotes
d'en enlever l'édition entière aux coquins qui la leur propose-
ront, puis d'y mettre le fou et de jeter ces coquins dans les
flammes, pour les purifier un peu de leurs souillures.
i6i RÉVOLUTION
11 termine enfin en répétant son invitation aux
bons patriotes de couper les oreilles à tous les
mouchards, afin qu'on les reconnaisse en tout
temps, et qu'ils ne puissent plus tromper per-
sonne (1).
Je n'ai pas besoin assurément de mettre le lec-
teur en garde contre les jugements de Marat et com-
pagnie. Lemaire n'était pas im démagogue, voilà
la vérité ; mais il y a loin de là à être un royaliste,
surtout dans le setis qu'on attachait alors à ce mot,
et que semblent y attacher les rares écrivains qui
en parlent — toujours à l'occasion d'Hébert, —
en accolant cette épithète à son nom. Lemaire était
un homme de progrès, mais un homme de bon
sens. On en va juger.
Avant ses Lettres bougrement patriotiques ^ Le-
maire avait, selon toutes les probabilités, publié
quelques brochures sous le nom du Père Duchesne,
et jouissait déjà d'une certaine notoriété. Les Vitres
cassées^ que j'ai placées en seconde ligne dans la
nomenclature qui précède, et qui remontent évi-
demment au commencement de 1789, sont de lui.
Elles ne portent pas son nom, mais on l'aurait re-
. connu à l'épigraphe. In vino veritas, et au nom de
l'imprimeur, quand même il ne les aurait pas
avouées lui-même dans les éditions suivantes.
Cette brochure eut en effet plusieurs éditions; j'ai
(O VAmi du Peuple, n« 307, du ii décembre 4790.
RÉVOLUTION 165
eu dans les mains la quatrième, sur le titre de la-
quelle on lit cette curieuse mention : « Imprimé
pour la première fois en 1789, à trois éditions, et
réimprimé par ordre de la nation en 1 791 , deux
ans après la conquête de la liberté. »
Dans quelques lignes d'avertissement , Lemaire
répudie la paternité de la Cotère du Pire Duchesne à
Y aspect des abus^ qu'on lui attribuait, paraît-il, et
non sans quelque apparence de raison, car c'est
bien le même genre.
H parait déjà un b brinborion intitulé : Colère,., Je le dés-
avoue. J'ai fait ce que vous allez lire sans colère, après avoir
fait péter le bou... chon d'une champenoise, au fond de la*
quelle j'ai trouvé ce que j'écris. Je proteste d'avance contre tout
ce qui pourra m'étre attribué...
Signé de sang froid : Père Duchesne,
fumiste ordinaire de Sa Majesté.
On aura remarqué que, sur le titre de cette bro-
chure, Lemaire se donne comme le véritable Père
Duchesne, ce qui ferait supposer qu'il y avait déjà
lutte, concurrence.
On lit dans l'avertissement de la quatrième édi-
tion :
Il y a deux ans que, la Bastille existant, il ne faisait pas bon
casser les vitres ; cependant le Père Duchesne se foutit de Tordre
et cassa les vitres, comme vous l'allez voir. L'accueil que de
bons patriotes ont fait 4^6^ Lettres bougrement patriotiques
m'a déterminé à faire réimprimer ce petit ouvrage , dans lequel
on trouvera que j'étais un petit prophète.
10.
166 RÉVOLUTION
Cette quatrième édition est quelque peu augmen*
tée et enjolivée; les jurons, notamment, y sont
en toutes lettres. L'extrait qui suit, et qui témoi-
gnera qu'en effet Lemaire ne manquait ni de per-
spicacité ni de hardiesse , est pris de la première
édition.
•
Mille bombardes! quel bruit je vais faire! Ni rubans, ni plu-
mets, ni médailles, ni croix, rien ne m'en imposera. La crainte,
le silence, la timidité, sont pour les âmes faibles. Celui qui parle
pour défendre les droits de la nature et de la raison doit élever
la voix. Je parlerai donc, et je suis sûr qu'on m'écoutera, ou
dites que je suis un Jean... ot. Recevez-en le serment, vous n'au-
rez pas de défenseur plus ferme et plus intrépide, ovl que la
foudre me pulvérise!
Quel discours je me prépare à faire contre les abus ! Comme
je me sens la tète échauffée de toutes les bonnes choses que j'ai
recueillies ! D'ailleurs, le peu d'études que j'ai faites avant d'èlre
matelot me servira pour parler devant l'Assemblée générale de
manière à n'être pas tout à fait regardé comme un sot ou comme
un fou. Trente-six mille boulets rouges! si le roi s'y trouve, et
sans doute il y sera, j'exposerai mes raisons avec bien plus
d'assurance encore. Je lui parlerai à cœur ouvert. Il est si bon,
•qu'il m'écoutera jusqu'à la fin ! D'ailleurs il me connaît bien ; et
quand j'ai raccommodé ses f... fourneaux au château, il me dit
sans façon : a Eh bien, père Duchesne, comment vous portez-
vous? Je lui répondis : Sire, vous me f... faites bien de l'hon-
neur. — Voulez-vous boire un coup? — Volontiers, Sire. —
Dauphin, va à la cave. » Il est si joli, ce petit 1 il y fut si vite,
qu'il fracassa la première bouteille ; mais la seconde n'eut pas le
même sort, et je la bus à la santé du cher petit prince, que
j'aim& de tout mon cœur, et dont je n'oublierai jamais la com-
plaisance. Voilà des titres, je crois; vous, marquis et baronets
parfumés, qui montez dans les voitures de ce bon roi, m'en
feriez-vous voir de pareils?
RÉVOLUTION m
Enfin je crierai à tue-tête contre les abus et les privilèges, n
y en a tant, que je serai obligé d'en faire la liste pour les dé-
noncer....
Feu d'enfer! mèche allumée! Ecoutez un «peu, messieurs dii
clergé! Nous ne pouvons concevoir, avec cette belle morale que
vous nous débitez tous les jours, d'abdiquer les richesses, que
votre ordre soit le plus opulent. Votre conduite est un tissu de
contradictions avec vos discours. Le royaume du maître que
vous encensez n'est pas de ce monde , et vous fourrez votre nez
partout. Mais tant va la crucbe à l'eau , qu'à la fin elle se brise.
Ce temps où vous meniez les rois par le nez est passé. Le fana-
tisme, ce monstre qui vous a vomi des trésors, est écrasé ; votre
empire va finir, votre autorité va cesser, votre gloire mondaine
expire et succombe. Moins riches, vous serez moins vains ; avec
moins de moyens pour vous livrer aux plaisirs , vous remplirez
mieux vos devoirs, et vous serez l'exemple du monde, au lieu
d'en être le scandale. Â propos, messieurs les curés, cette classe
d'hommes utiles, demandent, à ce qu'on dit, la destruction des
moineaux. N'est-il pas venu dans l'idée du facétieux père Du-
chesne de partir de là pour une comparaison ; la voici : les moi-
neaux sont méchants et vorac«s, les moines sont vindicatifs et
gourmands; les moineaux sont voluptueux jusqu'à la luxure, les
moines ne leur ressemblent-ils pas de ce côté-là? Les premiers^
toujours ardents, mangent le blé que le cultivateur prend bien
de la peine à semer; encore, du moins, s'ils nous enchantaient
comme l'alouette, le rossignol ou le pinson , mais quel gosier que
celui des moineaux! Les moines, sans l'avoir gagné, mangent le
meilleur pain, et, pour tous travaux, ils chantent comme des
corbeaux ou braillent du latin qu'ils comprennent à peu près
comme le père Duchesne. La superbe existence! Et ces b... bien-
heureux mortels, mille millions de malédictions ! sont au nombre
de cent mille fainéants, logés comme des princes, et qu'on ren-
contre partout promjBnant leur ennui, leur crasse, leur ridicule,,
leur oisiveté, leur ignorance et leur embonpoint! F... faites ins-
truire nos petits garçons, qui ne s'élèveront plus dans la débauche
et le crime, et qui feront à leur tour de bons citoyens. Mettes^
468 RÉVOLUTION
moi tons ces messieurs en habit décent et uniforme. Que dans ce
âècle poticé, on ne voie plus ni pieds nus dégoûtants, ni barbes
de bouquins, ni tètes pelées. Bataillons enfroquésl la nature
TOUS donna des cheveux : eh! gardez-les, vous n'en serez pas
moins agréables à celui qui vous en orna le crâne....
Mes bons amis^ mes chers camarades , dans cette Assemblée
majestueuse où la première nation du monde doit envoyer ce
qu'elle a de plus instruit et de plus sage.... je serai ravi de
pouvoir être un instant écouté.... Avec quel plaisir j'y dirai, à
haute et intelligible voix : F faites payer les plus riches sans
miséricorde ; visitez scrupuleusement la liste immense des pen-
sions exorbitantes; conservez celles que le mérite a obtenues,
rayez toutes celles accordées à la faveur par une imprudente
libéralité : vous verrez qu'il en restera bien peu. Encouragez sur-
tout, encouragez l'agriculture.... Avec quel plaisir j'y dirai : Oc-
cupez les troupes inutiles, qu'on fait mouvoir toute l'année
comme des automates, et que les bras les plus nerveux de l'em-
pire l'embellissent pendant la paix , pour être mieux disposés à
le défendre pendant la guerre I Occupez-les à percer de grandes
routes, à faire des chaussées, à creuser des canaux, surtout dans
nos provinces, où le commerce languit; mais surtout payez-les
bien mieux.... Encouragez, par l'espoir d'un avancement sans
obstacle, le simple guerrier : le mérite étant récompensé par
l'honneur, vous aurez des héros, et non pas des esclaves.... Dé-
luge de grenades enflammées I Père Duchesne a servi son roi avec
honneur. Pendant trente ans , le bruit des canons a retenti au-
tour de ses oreilles, son bras s'est signalé, vingt cicatrices sont
ses décorations ; eh bien! il est réduit à vivre sur les fumées de
Paris. Pauvre tiers-état! la gloire a pour toi des attraits, mais on
craint que tu t'enivres de ses faveurs.... Je les entends déjà pro-
clamer ces sages règlements; je l'entends, cette voix terrible,
mais consolante, qui vous crie : Pauvres malades, on vous bâtira
des hôpitaux avec les ruines des murailles de Paris, qui s'écrou-
leront à la voix de la nation assemblée... Vous, mendiants, on
vous occupera, on vous aidera... Vous, vieillards infirmes et dé-
crépits, on vous donnera des asiles, au lieu d'élever des temples
RÉVOLUTION 469
à la volupté... Vous, filles trop joyeuses et fringantes, on vous
fera tricoter aux petites maisons pour donner des bas aux ma-
lades de l'Hôtel-Dieu, et vous ne ferez plus rougir les femmes
honnêtes au Palais-Royal... Citoyens des grandes villes, vous ne
serez plus exposés à des épidémies, parce qu'on fera mieux net-
loyer les rues, dorénavant mieux éclairées; une police pré-
voyante et bien administrée aura le plus grand soin de vous
procurer des denrées à meilleur compte; on éloignera de vous
les boucheries, les cimetières et les fonderies. Gabelous, furets
de barrière, recors et mouchards, vous serez détruits, pour
avoir fait la guerre depuis si longtemps à tout le monde !... Vous,
danseurs, chanteurs, histrions, vous n'aurez plus trente mille
livres de rente, tandis que cent pères de famille, honnêtes, labo-
rieux , assidus , irréprochables , ressentent le funeste aiguillon de
la faim... Enfin on donnera plus de vigueur au grand arbre de
la société, en élaguant toutes les branches inutiles, en écrasant
toutes les chenilles qui rongent ses feuilles et font mourir ses
fleurs....
Je vous ai fait entendre quelques vériés, non pas avec le ton
d'un simple courtisan , qui saij; l'art de les déguiser ou de les
taire, mais avec la franchise d'un sujet fidèle, d'un serviteur
enflammé de l'amour du bien. De grâce, pardonnez ce ton brus-
que, cette f... fureur de grossir le mot pour mieux faire entendre
la plainte. C'est une habitude contractée sur les vaisseaux de
Votre Majesté, conservée dans les combats où j'ai versé mon
sang, et non de l'eau, pour vous. C'est en jurant que vos mate-
lots traversent les mers pour défendre la patrie, qu'ils bravent le
tonnerre , les éclairs et la colère des flots écumants , pour vous
procurer les douceurs de la paix et de l'abondance. C'est en ju-
rant que vos soldats remportent des victoires; c'est en jurant
que les précieux agents du commerce font mouvoir des masses
énormes, et qu'elles roulent nuit et jour, pour alimenter vos
villes, enrichir vos ports. Tous ces gens-là, Sire, sont du tiers
état. Mais, devant vous, je n'aurais dû jurer que pour vous dire
que la vie du Père Duchesne est toute à son roi.
470 RÉVOLUTION
Les Lettres de Lemaire n'étant pas datées et ne
s'occupant que très-rarement et très-accidentelle-
ment des événements du jour, il serait difficile de
préciser l'époque à laquelle elles commencèrent à
paraître ; il y a toute apparence cependant que ce
fut peu de temps après la retraite de Necker, car,
dans sa deuxième lettre, Lemaire se défend de nou-
veau d'être l'auteur de la Colère du Père Duchesne
iur le départ de M. Necker.
Les Lettres bougrement patriotiques ne sont pas
plus un journal que tant d'autres publications pério-
diques que j'ai déjà citées ; c'est une suite d'ins-
tructions, de remontrances, d'objurgations, qui
s'adressent à l'armée principalement, mais aussi au
peuplé, à la bourgeoisie, à TAssemblée nationale,
au roi, à tout le monde enfin. Une pareille publica-
tion échappe à l'analyse, quand même l'espace ne
me manquerait pas pour l'analyser. Je me bornerai
donc à quelques citations, qui, jointes à celle que
j'ai faite à l'article Tallien , suffiront pour donner
une idée de l'esprit et du genre de ces lettres. Voici
un extrait du premier numéro.
Lettre bougrement patriotique du véritable Père Duchesne
à tous les soldats de Varmée.
Mes bons amis, quel foutu tintamarre faites-vous donc partout?
A qui diable en voulez- vous donc? Âuriez-vous oublié que vous
êtes Français? Quel démon vous agite au moment qu'on s'occupe
d'améliorer votre sort? Quand on vous foutait des coups de bà-
RÉVOLUTION ni
tODy VOUS étiez plus tranquilles, vous receviez la schiague comme
des jeanfoutreàB ; et maintenant que d'honnêtes gens travaillent à
vous rendre plus heureux, à faire de vous des hommes, car on
faisait moins de cas de vous que de vos chevaux , vous laites un
boucan infernal!... Je ne vous conçois foutre pas, ou le diable
m'extermine. On dirait que vous voulez foutre tout en capilo-
tade et fiadre une omelette de la France. Ma foi, pendant trente
ans que j'ai servi mon pays et mon roi avec honneur, je n'ai
jamais vu un pareil carillon. Mais, tonnerre de mille dieux ! si on
voulait vous accabler, vous opprimer, vous vexer, diminuer votre
paie, vous assujettir à une discipline trop rigoureuse, à des cor-
vées pénibles, avilissantes ; si l'on voulait faire revivre le plan du
fameux Guibert , le Prussien ; si l'on voulait vous conserver les
grêles de coups de sabre, les punitions arbitraires, ne pas faire
plus de cas de vous qu'on n'en faisait, c'est-à-dire vous traiter
comme de vils esclaves, vous fermer la porte aux honneurs, aux
dignités, établir encore une ligne de démarcation insurmontable;
si l'on voulait étouffer votre voix qui s'élèverait pour de justes
réclamations , je serais le premier à vous crier de confondre et
d'éventrer la foutu canaille inhumaine, injuste et despotique, qui
soufflerait ainsi sur vous l'esclavage, le déshonneur et la torture.
Mais, mille noms d'un boulet ramé! les écrivains patriotes et
vos véritables amis de l'Assemblée nationale ont répandu depuis
un an presque autant d'encre pour tracer et défendre vos droits,
que vous avez versé de sang dans les batailles en y gagnant des
victoires pour de tristes et ridicules automates qui s'en* attri-
buaient toute la gloire ! Mais on s'est occupé d'augmenter votre
paie, et du moins quelquefois vous pourrez vous foutre par le
ventre un bon rôti, au lieu de manger si souvent du visage de
bœuf assaisonné d'haricots indigestes qui vous foutaient une co-
lique d'enragés ; vous boirez quelquefois le sacré-chien tout pur
pour noyer le chagrin ! . . . .
D'ailleurs, soldats, ne perdez jamais de vue que l'honneur est
votre premier guide. Avec lui , mille boulets rouges 1 vous serez
toujours dignes du nom français, et vous ne déshonorerez jamais
les drapeaux déployés sur vos tètes ; avec lui , vous ne vous dé*
in RÉVOLUTION
graderez, foutre, jamais par des brigandages et des cruautés. Vous
êtes la force aguerrie que voudraient voir dissoudre ou désunir
Bos ennemis et les vôtres. N'en faites, foutre, rien, et vous ver?
lez que les bougres auront le nez long comme un mât de beau-
pré. Ecoutez, il y a trois choses bien essentielles à défendre, à
protéger, trois choses qui ne peuvent être séparées, et qui font
une espèce de trinité : c'est la nation, la loi et le roi. Je veux
que vingt-cinq mille diables m'entrent dans le ventre le sabre à
la main, si, dans ces trois choses-là, vous ne trouvez pas tout ce
qu'il faut pour être pénétrés des grandes obligations que vous
impose votre état. La nation 1 mais c'est vous. Or, celui qui
appelle la nation une bougresse, une voleuse, à coup sûr vous
fout un soufflet, et j'espère qu'on a des baïonnettes et du poil!
La nation, c'est vos parents, vos amis, la blonde et la brune, et
les petits marmots à venir ; la nation, c'est le souverain qui doit
plier sous les lois qu'il s'impose lui-même ; c^t le souverain qui
ne doit pas foutre tout par les fenêtres, qui ne doit pas se d^pra-
der jusqu'à se manquer de respect à lui-même ; c'est le souve-
rain qui ne doit pas abuser de sa force, et casser la gueule ou
couper la tète au premier venu. La belle avance, quand cin-
quante hommes se foutent sur un I La loi, c'est la volonté de ce
même souveram ; c'est, après lui, ce qu'il y a de plus sacré. Le
roi, c'est le premier ressort qui Mi aller la loi , ressort qu'il ne
faut pas briser, parce qu'il doit indiquer, à chaque heure du
jour, la justice et l'ordre immuable , sans lesquels rien n'est
d'accord. Aimez donc, et beaucoup, la nation, qui est vous ; la loi,
qui est votre volonté ; le roi , qui vous représente.
Dans les exécrables libelles griffonnés par Lucifer et compa-
gnie, vous voyez tout autre chose. On vous peint vos vrais amis
comme des anges de ténèbres et de mille millions de malédic-
tions. Un Dubois de Crancé, avec qui j'ai ribotté, et qui est bien
la meilleure pâte d'homme possible , on voulait vous persuader
indignement qu'il avait injurié l'armée , lorsqu'il en est le défen-
seur le plus ardent Un Menou, des Lameth, un Bamave, qui ne
boudent foutre pas, sont des gens maudits , selon ceux qui en-
ragent dans leurs peaux de loups-garous qu'on leur ôte le droit
RÉVOLUTION 473
de s'enrichir à vos dépens et de vous vexer à leur aise. Fiez-
vous encore à un certain hypocrite, écrivain ennuyeux et lar-
moyant, le plus plat jeanfoutre et la plus indécrottable mâchoire
que Béelzebut, dans ses accès de colique infernale, ait vomi sur
la terre, ce foutu singe de Durozoi, qui vous adule et vous mé-
prise en même temps ! Fiez-vous à ce prôneur insipide et men-
songer de la chevalerie de nos ci-devant preux, quand il cherche
à discréditer les travaux de nos patriotes, à qui sa feuille ne sert
pas même à la garde-robe , tant ils craindraient d'attraper des
hémorroïdes 1 Fiez-vous encore à Pelletier, le faiseur d'Actes,
l'apôtre fougueux qui va mettre au jour un nouveau code mili-
taire en calembours et en épigrammes, faire commander l'exer-
cice en chansons ! Fiez- vous à cet abbé Royou, cet insipide bou-
gre, ex-jésuite, qui se dit l'ami du roi et de la vérité, des
Français et de l'ordre , et qui n'aime rien de tout cela ! Si vous
voulez, je serai votre correspondant, comme je suis votre ami.
Vous venez si j'aime ma patrie , si je respecte mon prince^ et si
je veux mériter une confiance étendue. Ah ! puissent les senti-
ments qui m'animent passer dans l'âme de tous les soldais 1 ils se
diraient : Tonnerre de Dieu, camarades, aimons la paix et l'union I
Lemaire n'aimait pas plus TAmi du Peuple que
FAmi du Roi. 11 ne finira pas sa deuxième lettre,
adressée au peuple, « sans donner un coup de gueule
à Marat. C'est un vrai chien, trop sanguinaire; il
aurait mieux fait d'être boucher qu'écrivain. 11 vou-
drait faire assassiner le genre humain. Un conseiller
pareil est bon à conduire des chiens au combat. Un
ami pareil est un bougre dont il faut n'aimer que le
silence. C'est son avis, foutre I >
On lit à la fin de cette même lettre :
La Colère du Père Duchesne sur le départ de M. Necker est d'un
bâtard ; je la désavoue, et je préviens que tout ce qui sortira de
m RÉVOLUTION
ma plume sera imprimé chez M. Chaloot avec ces deux petites
étoiles (ce que les bibliographes ont appelé des croix de Malte),
par lesquelles on sera en garde contre les contrefaçons et les
bougreries qu'on pourrait nous attribuer faussement sous le nom
du Père Duchasne.
La troisième lettre est intitulée : Achetez ça pour
deux som, vous rirez pour quatre^ ou plutôt com-
mence par un avertissement sous ce titre, dans
lequel Lemaire met ses lecteurs en garde contre les
contrefacteurs.
Tous les bons patriotes doivent se garder d'être salis par la
boue qu'éclaboussent deux ou trois cochons échappés qui courent
les rues de Paris, et à qui il est entré des diables dans le corps,
qui leur font accroire et dire en grommelant qu'ils sont le véri-
table Père Duchesne. Le succès de la lettre bougrement patrio-
tique aux soldats de l'armée a provoqué aux indécences, aux tri-
vialités, aux grossièretés, aux sottises, telles qu'un dogue qui
aurait écrit en aurait pu tracer. Un déluge de saletés ont paru
presque en même temps, et le peu de gloire du loyal et véritable
Père Duchesne, de qui on a eu l'audace de prendre le nom et la
qualité, a été pour ainsi dire étouffé sous un tombereau d'im-
mondices.
« Vive le Roi 1 Sa santé est rétablie, j'en suis bien content. H
va suivre sans doute l'ordonnance du Père Duchesne, et la rôtie
finira de lui donner bonne mine et vigueur. Au foutard l'émé-
tique, la rhubarbe et le séné. II faut des forces pour porter une
couronne , et le bon vin vaut mieux que toutes les drogues de
Cadet l'apothicaire. Si j'avais un estomac royal, je n'y foutrais
jamais d'autre drogue que du Bourgogne. Mon médecin, c'est
mon marchand de vin; aussi,* foutre! jamais je ne suis malade.
n y a pourtant une autre recette pour les rois. Pour que leur
corps et leur esprit se portent bien , il faut qu'ils sachent avoir
RÉVOLUTION 475
un caractère : car, si malheureusement ils sont des girouettes à
tout vent ; s'ils écoutent les vieux renards qui sont intéressés à
les tromper ; s^ils écoutent les commères de la cour, qui s'enten*
dent mieux en chiffons qu'en politique ; s'ils ne consultent pas
l'intérêt du peuple avant tout ; s'ils n'écoutent que les cajoleries
de ces singes grimaciers qui les pincent en les caressant..., ils
sont toujours indécis, inquiets, tourmentés, chagrinés, malheu-
reux ; la bile et les soucis les rongent ; ils sont plus à plaindra
qu'un faiseur de fourneaux, qui se fout du qu'en dira-t-on, et qui
boit sa gourde en fumant sa pipe.
Si j'étais roi de France, foutre ! je voudrais d'abord savoir tout,
lire tout, le pour et le contre, et si une fois je m'étais décidé
pour un parti, l'enfer et tous les diables ne me feraient pas chan-
ger. Je serais, sans doute, roi patriote ; alors je me dirais : Mal-
gré les beaux conseils des séduisants chevaliers et des robino-
crates, je suis trop raisonnable pour jouer à pair ou non une
belle et bonne couronne constitutionnelle que je dois laisser à
mon petit garçon... Le premier bougre qui chercherait à me £sdre
changer de sentiment, quand une fois je me serais fourré dans la
tète de bonnes vérités , je le foutrais dehors de mon château à
coups de sceptre, et défense à lui de reparaître.
Je me dirais : Réjouis-toi, Père Duchesne ; ta couronne t'appar-
tient maintenant, et, foutre! ce ne sera pas pour rien que tu auras
fait le serment solennel de défendre les lois , qui te l'ont telle-
ment clouée sur la tète , qu'on t'arracherait plutôt le toupet que
le diadème.
Je me dirais : Je suis plus puissant que jamais, car plus de
GRANDS dans mon royaume, qui usurpaient mon pouvoir pour
écraser mon pauvre peuple, et qui ne m'aimaient que pour des
croix, des places ou des pensions.
Je me dirais: Plus de parlements, qui m'assommaient avec
leurs foutues remontrances, et qui, m'appelant très-gravement le
uigneur roi, se croyaient plus seigneurs que moi.
Je me dirais : Plus d'oRDRB du clergé, qui se nommait avec
orgueil le premier de mon empire, quand il aurait dû être le
dernier par humilité ; qui conduisait fort xnal le peuple, en l'édi-
i76 RÉVOLUTION
fiant fort mal ; qui possédait à lui seul le quart des biens de la
BatioD, et qui faisait des bombances, quand les pauvres bougres
de fidèles manquaient souvent de pain.
Je me dirais ; Bientôt plus de défictt, foutre ! par la vertu
toute puissante de mon Assemblée nationale , qui a osé faire ce
que je n'aurais pu seulement annoncer.
Je me dirais : La prospérité va s'établir dans les campagnes
surtout, car les plus misérables de mon royaume vont être enfin
délivrés d'un milliard de mangeries que j'ignorais , et que l'As-
semblée nationale a foutues de côté.
Je me dirais enfin : J'ai le commandement suprême d'une
armée formidable , composée maintenant d^hommes , et non pas
de foutus automates , qui ne sont plus des greniers à coups de
trique. J'ai le pouvoir d'arrêter avec quatre lettres (le veto) les
grandes opérations des sénateurs français ; je peux nommer aux
premières places de l'armée. J'ai, foutre! les plus beaux palais,
les plus beaux jardins de l'Europe ; j'ai trente millions à dépen-
ser par an, ce qui fait, morbleu! mille écus par heure. J'ai
toute la Faculté à mes ordres quand je suis malade ; quand je
me rétablis, le bon peuple, qui m'aime, brûle autant de lampions
qu'il y a de cœurs qui me sont dévoués ; on sonne les cloches,
on tire le canon , on applaudit quand je passe, comme si j'étais
un dieu. J'ai une jolie famille, et, par dessus tout cela, une belle
couronne d'or massif, enrichie, foutre! des diamants les plus
beaux. Ma foi, je défie un roi de Cocagne d'être plus heureux que
moi, qui suis chef d'une nation sans égale, et le premier du pre-
mier royaume du monde. Où îoutrais-je le camp pour être mieux?
Malheur à celui qui me conseillera de déguerpir! Je lui fais fimtn
cent coups de pied au cul par ma garde nationale.
Voilà pourtant comme je chasserais le chagrin, moi pauvre
bougre de faiseur de fourneaux!
Les Lettres bougrement patriotiques sont au
nombre de quatre cents, de huit pages chacune,
grand in-octavo, caractères serrés.
RÉVOLUTION 477
On lit à la fin des n®* 1-5: « Signé : le Père
Duchesne, fumiste ordinaire de Sa Majesté, au châ-
teau des Tuileries, Tan second de la liberté » ; et à
la fin du n® 6 : € Signé : le plus véritable des vérita-
bles Père Duchesne, marchand de fourneaux. [J'ai
quitté la cour. ] » — Les n®* 7-400 portent la même
signature, à Texception de la parenthèse. Chaque
numéro se termine par deux croix de Malte. — A
partir de la dix-neuvième lettre, les titres sont sur-
montés d'un cartouche au milieu duquel on lit les
mots : Véritable Duchesne. — Les n~ 28-400 por-
tent l'épigraphe : Castigat bibendo mores, avec la
traduction.
On lit dans le n« 399 :
Je vais finir ma iOO« lettre dans deux jours, et je préviens mes
lecteurs que je dois changer le titre de ma petite foutue feuille
bougrement patriotique, mais non pas le ton. Comme voilà la
guerre allumée, je prends pour titre : la Trompette du Père Dur
ehesne, avec cette épigraphe : In vino veritas, dans le vin la
vérité.
Voilà le moment où tous les écrivains patriotes doivent à Tenvi
servir la chose publique, éviter les petits détails, les petites que-
relles particulières, pour ne s'occuper que de la grande affaire*
Voilà l'instant où chacun doit être animé d'un nouveau zèle et
redoubler de courage. Pour moi , je n'en manquerai foutre pas ,
tant que j'aurai de bon vin ; n'ayant d'autre ambition que de
servir, que de défendre ma patrie , on ne me verra jamais bron*
cner . • . •
Je vous renouvelle encore aujourd'hui de vouloir bien faire ,
entre moi et le singe ridicule et grossier qui me copie , la diffé-
rence que je crois mériter. H s'intitule ordinairement les érfon-
478 RÉVOLUTION
des Colères, les Grandes Joies. Cest un maroufle bon à torcher
tous les culs. Comme on m'a souvent confondu avec ce sale per-
sonnage , je suis bien aise d'y revenir.
Voici en quels termes la Feuille villageoise^ dont
on connaît le patriotisme, annonçait (7 juin 1792)
la nouvelle publication, ou plutôt la nouvelle série
du journal de Lemaire :
« Il y a peu de gens qui n'aient entendu parler
du Père Duchesne. C'était, dit la tradition, l'homme
de son temps qui faisait le mieux des fourneaux, et
aussi celui qui prononçait le mieux un juron. Un
homme d'esprit a ressuscité ce fameux personnage.
Déjà il a donné sous son nom quatre cent Lettres
b patriotiques^ qui ont eu un grand succès
et qui ont fait un grand bien. Le même auteur pu-
blie un journal nouveau sous le titre qu'on vient de
lire. Il débute par une adresse à tous les peuples,
dans laquelle l'énergie des sentiments est merveil-
leusement assaisonnée par la mâle rhétorique du
bon marchand de fourneaux. On trouvera dans cette
petite feuille gaîté sans indécence et vigueur sans
violence. C'est surtout dans Tannée qu'elle est
bonne à répandre : le Père Duchesne et son style
sont tout à fait du goût militaire. Il y a de faux
Père Duchesne, mais celui-ci. est le véritable. Il est
facile à reconnaître : original et vrai , jovial et spi-
rituel , ami du peuple et ami de la loi, ces quali-
tés ne se contrefont pas aussi aisément que les
RÉVOLUTION 479
B. et les F. Cependant, de peur que le public ne
s'y trompe encore, son amusant journal sera dis-
tingué par une trompette, qui lui sert de frontis-
pice. »
La Trompette ne différant point des Lettres^ je
me bornerai à une citation.
Remarques bonnes à faire dans les cirœnstances.
Je n'y vais foutre pas par quatre chemins ; il est bon de con-
naître les véritables ennemis de la liberté, pour s'en méfier tou-
jours ; il est bon de dire sous combien de masques ils se présen-
tent. J'en vois beaucoup, et je crois que les aristocrates les moins
dangereux sont ceux qui sont de francs aristocrates, si toutefois
la franchise a jamais pu s'allier avec toute l'impureté la plus vi-
rulente. Faisons quelques rapprochements, et voyons sans pas-
sion, sans parti, sans fiel, les différentes espèces de jeanfoutres
qui veulent nous nuire au moment où tous osent dire ouverte-
ment que bientôt le roi , secondé par ce qu'ils appellent les hon»
nétes gens, doit se rendre encore à Montmédy (s'il le pbdt).
Comme il y va tout uniment d'un petit projet de dénouement in-^
femal, tendant à proposer, après la seconde équipée royale, un
accommodement, c'est-à dire, foutre! l'anéantissement de la li-
berté, celui de la Constitution, celui de la souveraineté nationale,
celui de l'égalité politique, le rétablissement de la divine et déli*
cieuse noblesse, le désarmement des citoyens, le règne des an-
ciens tyrans, etc., etc., ou bien d'une très-jolie, très-amusante,
très-avantageuse guerre civile , il est bon, tandis que nous pou-
vons encore hausser la voix, de poursuivre et de démasquer tous
les traîtres, tous les hypocrites, tous les faux amis de la Consti-
tution , tous les lâches dont l'audace est au comble aujourd'hui.
Je ne parlerai pas des Gauthier, des Pelletier, des Mallet du Pan,
des Royou, des Derosoi, des Baudy, des Lacroix, et de toute la
cohue des vils polissons connus pour de fieffés aristo-gredins que
480 RÉVOLUTION
ne lisent presque pas les patriotes, tant ces écrivassiers fangeux
sont, foutre! dégoûtants^ et tant ils ont inspiré d'horreur pour
leurs cochonneries révoltantes. Mais qu*a-t-on fait , quand on a
Yu que les patriotes ne lisaient pas ces plats vauriens, et que
c'était du papier perdu ? On a dit : Il faut avoir des cuistres à
tant le supplément, qui feront d'abord les patriotes , qui pleure-
ront sur les désordres , qui plaindront bien le peuple , qui loue-
ront beaucoup la garde nationale (ce que font aussi les aristo-
dindes qui la craignent en la maudissant) ; il faudra qu'ils pa-
raissent très-animés du bien public ; alors ils crieront après les
clubs , après les plus chauds patriotes , qu'ils feront passer pour
de foutus coquins, pour des factieux, pour des perturbateurs,
pour des enragés sans principes, pour des ambitieux, et c'est
ainsi qu'ils s'empareront plus facilement des esprits. Alors on a
donc vu paraître cette fourmilière de venimeux insectes qui, sous
prétexte de défendre la liberté, la détruiront insensiblement.
Alors ils sont dégringolés sur l'estimable et très-irréprocbable
PÉTHioN ; les injures, les calomnies les plus atroces, ont tombé sur
lui comme la grêle ; alors ils ont cherché à le perdre dans l'esprit
du peuple; alors ils ont dénigré le nouveau ministère, qui n'était
foutre pas d'avis de leur envoyer quelques mille francs , comme
celui qu'on a foutu sous la main de la loi , à Orléans , et quils
yantaient bougrement, comme tout le monde sait. Tous ces gueux-
là sont les dignes auteurs de la Gazette universelle, que tous les
yrais patriotes font brûler, et qui , cent fois plus odieuse que la
gazette de Royou, ne s'attache qu'à déchirer les amis de la
liberté, tout en faisant semblant de l'être. C'est encore le Jour»
nal insipide de Paris, composé par cet animal amphibie qui vo-
missait tous les soirs les rapsodies du Postillon par Calais,
auxquelles il osait donner le titre de RéfUasions ; c'est encore le
Gardien de la Constitution, platitude insignifiante autant que ridi-
culement bète, faite par un petit matou qui se disait l'ami de Ifi-
rabeau ; c'est aussi le Modérateur, autre cochonnerie qui m'a Mt
mal au cœur toutes les fois que j'ai voulu m'ennuyer avec ; c'est
encore une serviette à cul intitulée : la Feuille du Jour, où de
temps en temps un nommé Chaz s'escrime comme un antéchrist,
RÉVOLUTION 48!
sans rime ni raison, contre les sans-culottes, et qui n'en a foutre
pas lui-même, car il vit d'emprunt et du venin qu'il vend ; c'est
enfin une foule de griffonneurs infects, .qui cherchent à miner
peu à peu la Constitution, sous prétexte de déclamer pour la
défendre, et qui mériteraient, un beau matin, qu'on leur fît la
barbe avec ce que le prophète Ezéchiel fut obligé de manger sur
son pain. C'est avec toute cette foutue canaille que l'aristocratie
a réussi à diviser les patriotes, qui ne lisaient ni les Royou ni les
Mallet du Pan, et que peu à peu ils nous amèneront à nous
foutre un bon coup de peigne, ce qui les amusera beaucoup, car
ils le désirent de tout leur cœur.
Il faut être bien stupide ou n'avoir pas d'yeux pour ne pas
voir qu'en nous parlant liberté, ces misérables cuistres ont tou-
jours parlé comme nos plus exécrables ennemis. Us déclament
contre les Sociétés patriotiques. Avant eux , il n'y avait que les
Derosoi, qu'aucun patriote ne lisait, et on ne disait point de mal
des Sociétés patriotiques. Ils marchent donc évidemment dans le
chemin de Taristocratie, qui déteste bien sincèrement ces Socié-
tés, dont la très-grande majorité s'est soutenue, composée d'excel-
lents patriotes', qui ont, foutre, rendu les plus grands services à
la patrie. On trouve souvent, dans ces paperasses empoisonnées^
l'éloge le plus pompeux de la garde nationale, et ne le trouve- t-on
pas de même dans tous les débordements de bile aristocratique,
à côté des plus abominables déclamations contre les lois et la
Constitution? Ne trouve-t-on pas des éloges pour la garde natio-
nale jusque dans le foutu guenillon de Gauthier, dans lequel on
a cependant vu cette mauvaise épigramme un jour contre celte
même garde nationale :
Manufacture de fayence bleue.
De plats qui ne vont pas au feu.
S'adresser, pour en faire emplette.
Au général Lafayette,
Enfin, je ne finirais foutre pas, si je faisais les rapprochements
qui se trouvent sans cesse dans les écrits fastidieux des ennemis
T. VI. U
48Î RÉVOLUTION
les plus acharnés de la liberté, depuis le commencement de la
Révolution , avec ses sot-disanU défenseurs. Ainsi , patriotes, ju-
gez comlHen vous devez vous fi^ à toute cette race impure, gui-
dée par la rage perfide de l'hypocrisie la plus raffinée , et par le
vil appât du gain, car ils sont trop d'accord pour n'être pas lar-
gement payés. Fiez- vous donc à ces endormeurs, dans ce mo-
ment où vous devez ouvrir de grands yeux.
Je ne saurais dire quelle fut la durée de la Trom-
pette. La Bibliothèque impériale en possède cent un
numéros; Deschiens en a^vait cent quarante- sept.
Le n° 101 commençait Tannée 1793. En voici le
début, qui montre que Lemaire demeura jusqu'au
bout fidèle à ses opinions :
La Bonne Année, ou les Etrennes républicaines.
Amis, je vais commencer avec vous l's^nnée 4793, et vous ofifnr
pour etrennes le tribut de mes boutades patriotiques. Daignez
les accueillir comme vous avez fait depuis que j'ai pris la plume,
et votre suffrage flatteur et votre amitié me dédommageront de
mes veilles. Plus occupé des choses que des personnes, vous ne
me verrez pas m'amuser à la moutarde ; et, si j'entonne avec ma
trompette, ce sera pour frapper vos oreilles républicaines avec
les sons moelleux de la vérité. Je mêlerai quelquefois le buries-
que badinage à la raison, pour en égayer la froideur ; et le Père
Duc)iesne^ qui n'est pas assez bête pour se fourrer dans les fac-
tions, pour se mêler de leurs pitoyables querelles, ni assez ni-
gaud pour s'exposer à psfiser pour l'épouseur de telle ou telle
idole, parce qu'il abhorre l'intrigue et méprise les intrigants,
sera du parti de la liberté; le seul qui devrait exister, pour
donner de la force aux lois, et faire aller enfin le gouvemem^t,
qui peut seul calmer nos inquiétudes sur l'avenir.
Je trouve encore l'indication d'un Ami des Sol-
RÉVOLUTION 483
dats, par l'auteur des Lettres bougrement patrioti--
ques , et même d'une suite de cet Ami^ mais je ne
sais ce que fut cette publication.
Cette volumineuse collection des Lettres et de la
Trompette^ qui témoigne d'une grande facilité, et
qui est écrite, comme on en a pu juger, avec un
grand sens et un certain talent, est assurémmit une
des publications les plus curieuses de l'époque;
mais, pour me servir des expressions de Lemaire,
son peu de gloire a été pour ainsi dire étouffé sous
les immondices d'Hébert, et pas un biographe n'a
daigné seulement recueillir son nom (1).
Et cependant ce ne sont pas là les seuls titres de
Lemaire. Il prit une large part à la rédaction du
Courrier de VEgalité^ et il publia seul trois autres
journaux, qui fournirent une assez longue carrière,
et où il continuait, avec une constance bien rare, à
parler le langage de la raison , dans un temps où
la raison avait si peu de chance de se faire écouter :
le Journal du Bonhomme Richard^ ans IIl-IV ; Y Ora-
teur des Assemblées primaires, an V; un Patriote
français, an VI; enfin, en Tan VIII, un Citoyen
français j qui s'est continué jusqu'en 1 81 0.
On nous permettra d'extraire de ces dernières
feuilles deux citations qui achèveront de démon-
(4) Quérard cependant en fait mention. Il le dit né à Montargia le 80 novembrt
4758. Mais il ne parle pas de son emploi de commis des postes ; il le dit imprimeur
à Paris, ex-archiviste de l'ancien Directoire , membre de Tancien Musée et du
portique républicain. Y aurait-il confusion?
484 RÉVOLUTION
trer ce que j'avais surtout à coeur d'établir, savoir
que Lemaire est un des écrivains les plus estima-
bles de la Révolution, et qu'il méritait d'être vengé
de l'oubli où il a été laissé.
Bons citoyens, ne craignez point de vous égarer si, n'écoutant
que votre conscience, vous ne nommez que des hommes purs,
plus jaloux de la gloire de la patrie que dirigés par leurs passions
ou occupés de leurs intérêts. Les vertus privées sont la pierre de
touche des vertus publiques et les seuls garants de l'austère pro-
bité, n ne faut point, dans les emplois, de ces hommes pusilla-
nimes, indécis, tremblants, qui capitulent avec leurs devoirs. H
faut qu'ils aient, en acceptant des fonctions, la volonté ferme de
faire exécuter les lois. C'est donc celui qui a toujours témoigné
le plus de respect pour elles qu'il faut charger de leur exécution;
sans cela, tous les freins sont brisés, et le désordre naît de l'in-
souciance, de la mollesse ou de la prévarication des magistrats.
Garantissez-vous, surtout, des erreurs de l'enthousiasme et
d'une exaltation démesurée.
Choisissez celui qui, dans la société, a toujours montré l'intel-
ligence unie à la bonté naïve, à la droiture, à la probité. La dis-
simulation est un vice dont vous devez craindre les trompeuses
souplesses : un homme dissimulé qui vante ses talents et fait va-
loir ses moyens ne veut que des places, n'envie que domination.
Il vous cajole aujourd'hui; demain, tout puissant, il vous traitera
avec dédain , il trahira vos intérêts et ses serments.
{L'Orateur des Assemblées primaires, n« 6.)
Sur les querelles de plusieurs journalistes.
N'est-il pas indécent de^ voir des écrivains, dont le premier
soin, dont la plus belle tâche, devraient être de prêcher l'unioii,
l'oubli des injures, s'invectiver chaque jour avec une sorte de
frénésie qui fait pitié?
RÉVOLUTION 485
Eh! laissez là vos querelles; occupez-vous de la patrie, et ne
nous occupez pas de vous.
Où en serions-nous si nos valeureux défenseurs ressemblaient
aux journalistes , qui, tous, d*un commun accord, aujourd'hui,
devraient combattre Tennemi commun, au lieu de se chamailler
comme des conunères de la halle, et de donner Texemple de la
division cruelle qui fut cause de toutes nos calamités!
Ecrivains patriotes, ô vous qui combattîtes pour la liberté,
voyez vos rangs éclaircis par la faux de la discorde, et rougissez
de n*étre point unis |
Eclairez vos concitoyens, et ne vous querellez point en leur
présence si vous voulez captiver leur estime et les guider par
la touchante persuasion d'un langage dégagé d'injures qui vous
dégradent, mais, au contraire, embelli de vérités qui vous ho-
Dorent.
Eh quoi ! si le faisceau qui vous rassemble pour défendre la
même cause et chérir la Constitution de Tan III se divise, n'en-
tendez-vous pas bientôt les royalistes, qui vous épient, se délecter
et dire avec l'accent de l'ironie : Les frères et amis se divisent 1
Que répondrez-vous à ce reproche mérité, si, mutuellement oc-
cupés à vous déchirer, sans profit pour la patrie, vous ramenez
parmi nous la funeste manie des combats de plumes, qui fut long-
temps suivie de celle des combats de poignards?
Est-ce ainsi que devraient agir ceux qui se disent les régula-
teurs de l'opinion publique? Est-ce ainsi qu'ils espèrent voir enfin
succéder un calme salutaire après les plus horribles tempêtes?
Est-ce ainsi qu'ils pénétreront tous les cœurs du saint respect
pour les lois, et qu'ils feront disparaître cet esprit de vengeance
et d'animosité qui nous a coûté tant de sang et de larmes? Est-ce
ainsi que, par l'heureux ascendant de leur exemple et la sagesse
de leurs expressions, ils feront renaître la paix si désirable, et le
bonheur si longtemps ajourné?
N'entendez-vous pas déjà dire ; C'est l'amour-propre, la jalou-
sie, la cupidité, qui les excitent? Ne ressemblez donc plus à ces
mercenaires et vils gladiateurs que fuyaient les sages, mais que
les sots et les méchants couvraient d'applaudissements barbares.
4S6 RÉVOLUTION
quand, furieux, élancés Tun sur Tautre, acharnés à se lacérer les
flancs, ils rougissaient Tarène de leur sang. Songez que vous
n'auriez pas méme^ en tombant, la triste ressource de tous des-
siner avec gr&ce pour vous épargner la honte d'une cfaute avilis-
sante.
(Lb Patriote fronçai», n<> 454.)
Mais il est temps que nous venions au plus fa-
meux des Pères Duchesne, on pourrait dire au vé-
ritable, à Tunique, à l'homme enfin dans lequel ce
type s'est personnifié.
Hébert était à Paris depuis plusieurs années
lorsque la Révolution éclata, et il y menait une vie
précaire et assez peu honorable, à ce qu'il paraît,
mais que nous n'avons envie ni de raconter ni de
discuter. « Ehl que nous importe, disait Robes-
pierre jeune à la tribune des Jacobins, en présence
d'Hébert lui-même, que nous importe qu'Hébert
ait volé en donnant des contre-marques aux Varié-
tés? » Que nous importe qu'il ait dévalisé l'ami
généreux qui avait donné un asile à son indigence?
Qu'est-ce que cela pourrait ajouter à l'infamie qui
couvre son nom ?
Comme tant d'autres aventuriers, Hébert se lança
à corps perdu dans le mouvement, espérant y trou-
ver une issue à la position fâcheuse dans laquelle il
se débattait. Il parvînt à se faire remarquer au club
des Cordeliers; il chercha a attirer l'attention et à
RÉVOLUTION 4ST
se faire quelque argent par diverses brochures, dont
on trouvera la liste dans le petit volume de M. Bru-
net, auquel nous renvoyons les curieux, et pour
les premiers essais d'Hébert, et pour les menus dé-
tails de la bibliographie du Phre Duchesne , biblio-
gi*aphie tellement enchevêtrée que les plus savants,
y compris Deschiens, s'y étaient perdus.
Jusqu'ici, par exemple, on avait placé la nais-
sance du journal d'Hébert aux premiers jours
de 1791. Ce qui a induit les bibliographes en er-
reur^ c'est qu'en effet les numéros d'ordre ne par-
tent que de cette époque ; mais il en avait déjà paru,
à la fin de 1790, une trentaine de feuilles non nu-
mérotées. Cela résulte évidemment de cette men-
tion, qu'on trouve dans la feuille qui porte le n** 1 :
« J'ai une erreur à réparer dans ma feuille du
Réveillon du Père Duchesne et de M. Mirabeau. Ces
premières feuilles, d'ailleurs, sont absolument sem-
blables aux premières numérotées ; elles sortent éga-
lement de l'imprimerie de Tremblay, qui, très-pro-
bablement, était propriétaire du journal, et portent
la même vignette caractéristique.
Cette vignette représente le Père Duchesne une
pipe à la bouche et une carotte de tabac à la main.
Sous la vignette on lit cette légende : Je suis le véri^
table Père Duchesne, foutre! que Ton pourrait regar-
der comme le titre du journal, car il n'en a pas
d'autre; chaque numéro a un intitulé particulier,
188 RÉVOLUTION
dont les formules les plus ordinaires sont : La grande
joie, — La grande colère du Pire Duchesne^ etc.
Au bas de la dernière page, les deux étoiles ou croix
de Malte de la feuille de Lemaire.
Au premier numéro de janvier 1791 commence
le numérotage du journal, adopté, sans doute, pour
en faciliter la collection.
Au n** 13, Hébert change sa vignette, en copiant
presque complètement celle du Père Duchesne de
la rue du Vieux-Colombier. Dans cette nouvelle
gravure le père Duchesne, toujours la pipe à la
bouche, mais la lèvre ornée de moustaches et deux
pistolets à la ceinture , brandit une hache dont il
menace un pauvre petit abbé qui implore à deux
mains sa pitié. Sous Tabbé on lit : Mémento mori.
A partir du n° 23, les deux étoiles sont rempla-
cées par deux fourneaux à formes très-anguleuses,
et dont Tun est renversé.
Enfin, à partir du 131 , chaque numéro porte la
signature autographiée d'Hébert. Il en donne la rai-
son dans son n° 1 30 :
On nous a prévenu que cette feuille doit être incessamment
contrefaite ; pour Ten empêcher, elle sera signée dorénavant de
celui qui Ta imaginée et faite sans interruption depuis les pre-
miers jours de la Révolution.
11 y revient dans ses n®* 136 et 137, en dénon-
çant les contrefaçons dont il est victime.
Pendant longtemps on a ignoré quel était le véritable auteur
RÉVOLUTION iS9
du Père Duchesne, Il aurait toujours gardé Tanonyme si les per-
sécutions qu'il a éprouvées ne Tavaient forcé de se faire connaître.
Maintenant plusieurs faussaires prennent son titr^ et, sous ce
cachet, débitent toute sorte de mensonges et d'absurdités. Il dés-
avoue donc hautement tous ces bâtards, dont il ne fut jamais le
père, et, entre autres, celui qui se fabrique chez la soi-disant
veuve Errard, rue Saint-Sauveur. C'est une diatribe dégoûtante,
particulièrement dirigée contre Testimable auteur des Lettres du
Père Duchesne. Pour n'être pas confondu avec le lâche qui a volé
notre titre et l'emblème de cette feuille, elle sera signée de son
auteur.
— Le vil plagiaire qui a volé le titre de mon ouvrage, mon
cachet et la griffe de mon imprimeur, prétend que j'attente à la
liberté de la presse en dévoilant sa turpitude. Quoi donc ! la li-
berté de la presse s'étend-elle jusqu'à autoriser le premier bar-
bouilleur à s'emparer du titre d'un ouvrage et de l'invention de
l'auteur? Au surplus son larcin ne lui a pas profité. Aussi mau-
vais singe du style du Père Duchesne que de son patnotisme, il
a été contraint de vendre à la beurrière ses plates déclamations.
La maîtresse de boutique eut hier avec une dame de la halle le
court entretien consigné dans les vers suivants :
Combien vends-tu ton Duchesne bâtard ?
— Rien que deux liards, répond la veuve Errard.
— Mais dis-fious donc le nom et la demeure
De son auteur, pour le complimenter,
— Point je ne veux, commère, le citer,
^ Car n*en voudrais envelopper ton beurre.
A quelques jours de là Hébert se brouillait avec
son imprimeur, et ils se séparaient. Son n* 138
porte : Imprimerie de la rue des Filles-Dieu ^ n9 8, ci-
devant Tremblay. Les fourneaux ne sont plus les
mêmes ; ils sont beaucoup plus petits et n'ont plus
«1.
490 RÉVOLUTION
le même aspect, jusqu'au n® 141 , où ils reprennent
à peu près leur forme primitive.
Tremblay publiait de son côté un n® 1 38, qui ne
différait des précédents que par sa signature , mise
à la place de celle d'Hébert, et il annonçait l'inten-
tion de continuer.
Le sieur Hébert, disait-il dans un avertissement, est libre de
continuer son journal; je continuerai aussi le mien. Je pourrais
lui rappeler qu'il n'a pas eu pour moi les égards que se doivent
les honnêtes gens ; mais comme cette discussion ne serait d'au-
cune utilité pour mes lecteurs, je me tais. Je les préviens seule-
ment qu'un citoyen connu par son civisme et par quelques écrits
en faveur de la liberté a bien voulu se charger de la rédaction de
cette feuille, et je puis assurer qu'on y trouvera toujours la vérité
tout entière, dégagée de toute personnalité, et surtout de tout
esprit de parti.
Mais quel citoyen, si plein de civisme qu'il fût,
aurait été de taille alors à lutter avec Hébert? Aussi
tous ces bâtards, comme il disait, n'eurent- ils
qu'une existence éphémère. ^
Il est probable qu'il arriva plus d'une fois que
des spéculateurs firent réimprimer des numéros
isolés du père Duchesne pour les vendre en contre-
bande. Il faut se rappeler aussi qu'après le 1 0 août,
et surtout après le 31 mai, les gouvernants firrat
circuler le Ph'e Duchesne avec profusion dans les
départements , et l'envoyaient par ballots aux ar-
mées. Or, on peut supposer que l'imprimerie du
journal ne pouvait pas toujours sufi&re à ces tirages
RÉVOLUTION 494
extraordinaires, que Ton dut alors recourir à des
imprimeries étrangères, que l'imprimerie du gou-
vernement put même se charger de quelques-uns
de ces tirages. De là quelques doubles, dont la ren-
contre pourrait surprendre.
Ainsi, un savant collectionneur que nous avons
déjà cité, M. Léon de La Sicotière, possède deux
n®* 345, le premier avec la vignette et la griffe , le
second portant en tète , au lieu de la vignette , un
encadrement jQeuronné, avec ces mots superposés :
Patrie y Liberté^ Egalité. Ce dernier numéro a la
même indication d'imprimeur que l'autre, mais
pas de signature.
Le même obligeant amateur nous fait observer,
à cette occasion , qu'Hébert a employé successive-
ment, et même simultanément, des griffes différen-
tes, ce qui n'avait point encore été remarqué, et il
ajoute que ni les unes ni les autres ne fac-similisent
exactement sa signature, beaucoup moins correcte.
M. Brunet , lui , possède un exemplaire du
n^ 334 (non numéroté) réimprimé in-quarto, où la
vignette du Père Duchesne est remplacée par celle
qui se trouve en tète des actes du gouvernement, et
sortant de l'imprimerie de la rue de la République.
Le 3 brumaire an H, Montant disait à la tribune
des Jacobins : « Je déclare qu'étant dans l'armée
que commandait Custine, j'y ai vu les officiers, tous
aristocrates, qui tenaient l'armée dans une torpeur
in RÉVOLUTION
infiniment dangereuse pour la chose publique. Il
fallait un journal écrit avec adresse, pour réveiller
la curiosité des soldats. Les représentants du peu-
ple sentirent l'utilité du Père Duchesne, et le firent
réimprimer' aux dépens de la République, etc. »
ft Cet Hébert, lit-on dans les Mémoires de Mallet
du Pan (t. II, p. 499), a laissé plus de deux mil-
lions. La feuille du Père Duchesne était si courue,
qu'on la tirait à 80,000 exemplaires (1). Les bu-
reaux en délivraient 50,000 gratis aux armées, aux
municipalités, etc. Un jour le maire de Caen, sol-
licité pour une affaire dont on voulait occuper la
Commune à l'instant, répondit : « Je ne puis ; nous
avons une assemblée ce matin pour lire le Père
Duchesne. »
Camille Desmoulins, dans cette lutte passionnée
qu'il soutint contre Hébert; et dont nous avons déjà
rapporté quelques épisodes , reproche entre autres
choses au Père Duchesne de faire chauffer sa cui-
sine et ses fourneaux de calomnie avec la braise du
ministre de la guerre, Bouchotte.
€ Est-ce toi, lui dit-il dans le n° 5 de son Vieux
Cordelier^ est-ce toi qui oses parler de ma fortune,
toi que tout Paris a vu, il y a deux ans, receveur
de contre-marques à la porte des Variétés , dont tu
as été rayé pour cause dont tu ne peux pas avoir
(I) M. Michelet va jusqu'à 600,000; mais je ne sais sur quelle autorité il appuie
ce chiffre fabuleux, non plus que cette autre assertion, qu'Hébert faisait écrire son
journal par un certain Marquet.
RÉVOLUTION 493
perdu le souvenir ! Est-ce toi qui oses parler des
quatre mille livres de rentes que ma femme m'a
apportées, toi qui reçois cent vingt mille livres de
traitement du ministre Bouchotte pour soutenir les
motions des Clootz et des Proly .. . . Cent vingt mille
livres à ce pauvre sans-culotte Hébert pour calom-
nier Danton , Lindet , Cambon , Thuriot , Lacroix ,
Phélippeaux, Bourdon de TOise, Barras, d'Eglan-
tinc, Fréron, Legendre, Camille Desmoulins, et
presque tous les commissaires de la Convention!
pour inonder la France de ses écrits, si propres à
former Tesprit et le cœur, cent vingt mille francs
de Bouchotte !....»
*
» Quel sera le mépris des citoyens pour cet im-
pudent Père Duchesne , quand , à la fin de ce nu-
méro, ils apprendront, par une note levée sur les
registres de la Trésorerie , que le cafard qui me
reproche de distribuer gratis un journal que tout
Paris court acheter, a reçu, en un seul jour d'octo-
bre dernier, soixante mille francs de Mécenas Bou-
chotte pour six cent mille numéros, et que, par
une addition facile , le lecteur verra que le fripon
d'Hébert a volé , ce jour-là seul , quarante mille
francs à la nation ! »
Le n** 5 du Vieux Cor délier se termine, en effet,
par un extrait des registres de la Trésorerie natio-
nale, d'où il résulte qu'Hébert avait reçu cent
Irente-cinq mille livres le 2 juin : « le 2 juin!
494 RÉVOLUTION
s'écrie Desmoulins^ tandis que tout Paris avait la
main à l'épée pour défendre la Convention natio-
nale, Hébert va mettre la main dans le sac ; — plus,
au mois d'août, dix mille livres ; — plus, le 4 oc-
tobre, soixante mille livres. Calculant a ce dernier
coup de filet » , Camille trouve que le total du vrai
prix des six cent mille exemplaires est de seize mille
huit cent seize livres. « Qui de soixante mille li-
vres, comptées par Bouchotte à Hébert le 4 oc-
tobre 1793, et que celui-ci, avec une impudence
cynique, dans son dernier numéro, appelle la braise
nécessaire pour chauffer son fourneau, ôte seize mille
huit cent seize livres, reste volé à la nation, le 4 oc-
tobre 1 793, quarante-trois mille cent quatre-vingt-
quatre livres. »
Et quelques jours après Camille renouvelait la
même accusation à la tribune des Jacobins.
Hébert répond à Camille Desmoulins dans ses
n«» 330 et 331 :
Camille Desmoulins vient de faire imprimer à grands frais, et
avec de bonnes guinées, sans doute, que le rot Bouchotte vidait
k trésor national pour me graisser la patte et pour empoisonner
les armées de mes écrits. Braves défenseurs de la patrie, vous
qui lisez avec tant de plaisir mes Joies et mes Colères , vous que
j'ai avertis de toutes les trahisons de Tinfàme Dumouriez, du
traître Custine, du palfrenier Houchard, c'est à vous à me rendre
justice. Vous ai-je jamais trompés? M'avez- vous jamais vu fla-
gorner les ministres? N'ai-je pas toujours été votre ami sincère?
Si Bouchotte eût été suspect, je serais tombé le premier sur sa
friperie, et je vous l'aurais dénoncé. Je me fouts bien des hom-
RÉVOLUTION 495
mes ; je ne vois que la République. Si mon père était un traître,
je ne l'épargnerais pas plus qu'un autre. C'est par ordre du Co-
mité de Salut public que Boucfaotte vous envoie ma feuille, ainsi
que les autres journaux patriotiques. Si je suis un homme vendu,
le brave Audouin, Duval, auteur du Républicain, Rougyff, le sont
comme moi ; Marat l'était donc aussi. Si Bouchotte est coupable
pour avoir éclairé ses frères d'armes, il faut donc aussi accuser
les comités de la Convention. Pour chauffer mes fourneaux, on sait
bien qu'il me fout de la braise, foutre !
— Encore une petite bouffée de ma pipe à Poincinet-Camille,
Il n'est pas si fou qu'on s'imagine, le benêt Camille ; et si on
le prend pour un niais, je dis, foutre ! que c'est un niais de So-
logne, car il sait amadouer les aristocrates et leur escamoter jo-
liment leurs corsets, D a vendu plus de cent mille exemplaires de
son Vieux Cordelier à vingt sous le numéro, et il me fait un crime
d'avoir débité mes feuilles à deux sous la pièce pour les armées.
Il prétend que je suis riche comme un Crésus parce que depuis
le mois de juin j'en ai débité neuf cent mille, ce qui fait 90,000
livres. Une telle somme à un misérable marchand de fourneaux I
Mais Camille doit rabattre de son calcul plus de 45,000 livres de
dépenses pour achat de presses et de caractères, le papier, les
frais journaliers, les dépenses de bois et de chandelle, la paie
de dix ouvriers, les gratifications de nuit, une augmentation de
loyer. Ce qui reste est bien peu de chose, et encore n'en ai-je
que la moitié, puisque j'ai un associé. Au surplus, j'ai placé mon
bénéfice dans Femprunt volontaire : c'est là ce que Camille ap-
pelle voler la République I
M. Thiers ayant reproduit, dans 80P Histoire de
la Révolution j les allégations de Desmoulins, et
leur ayant donné une tournure qui semblait incul-
per Bouchotte, celui-ci le réfuta dans un mémoire
que les auteurs de V Histoire parlementaire ont re-
produit en partie (t. XXXI, p. 236), et dans lequel
on lit :
i96 RÉVaLUTION
« Le 16 avril 1793, la ConyentioQ nationale a
mis à la disposition du Conseil exécutif six mil-
lions (assignats) pour avancer l'œuvre de la Révo-
lution, et plus tard, en juin, dix millions dans le
même but. Sur ce fonds, le Conseil exécutif a assi-
gné au ministre de la guerre , par divers arrêtés ,
une somme d'environ douze cent mille livres, en lui
prescrivant d'envoyer des journaux patriotiques
aux armées.
B En vertu de ces décisions, il y eut des abonne-
ments aux journaux patriotiques dans la proportion
d'une feuille par jour pour cent hommes, et il y en
avait plus d'un million. Huit journaux eurent part
à ces abonnements : la, Montagne ^ les Hommes libres^
le Phre Duchesne, VUniverselj le Batavcj le Rougyffj
VAnti' fédéraliste et le Journal militaire, »
Ici se présente naturellement cette question :
Hébert agissait-il par intérêt? Nous sommes, avec
M. Léon de La Sicotière, pour la négative. « On a
beaucoup insinué, après la mort d'Hébert et jus-
qu'à ces derniers temps, qu'il était vendu à l'étran-
ger. Mensonge 1 il était sincère, comme un lâche
qu'il était. »
Hébert, d'ailleurs, il est bon de le remarquer, ne
fut pas toujours l'homme violent et cynique que
nous connaissons ; il avait commencé par être cons-
titutionnel. En 1790 et 1 791 on le voit faire l'éloge
RÉVOLUTION 497
*
du roi, qu'il représente comme un homme trompé;
il loue Lafayette et blâme Marat.
« Crois-tu donc, lui dit Desmoulins, qu'on ne
m'a pas raconté qu'en 1790 et 1791 tu as persé-
cuté Marat? Tu as écrit pour les aristocrates. . . »
Hébert répond en escamotant la moitié de l'accu-
sation : « Relis les feuilles de Marat, et tu y trouve-
ras dans plusieurs l'éloge du journal de Tremblay,
que je rédigeais alors, et sur lequel il copiait litté-
ralement les séances de l'Assemblée nationale. »
Et encore le journal de Tremblay dont il est ici
question n'est pas le Père Duchesne, qui ne rendait
pas compte des séances de l'Assemblée, mais un
Journal du Soir, sans réflexions^ dont Marat, en efifet,
parle deux ou trois fois, notamment dans le n"* 592
(7 nov. 1791) de VAmi du Peuple, où il invite le
nouveau rédacteur du Journal du Soir, qui se montre
patriote, à enrichir sa feuille de l'affiche de l'ordre
du jour dès qu'elle paraîtra. De la sorte , fournis-
sant l'occasion aux écrivains politiques de discuter
les projets des comités, ils formeraient l'esprit pu-
blic et préviendraient beaucoup de mauvais décrets :
ce sera servir doublement la patrie, gloire qu'il par-
tagera avec eux. Dans son n° 672 (14 juillet 1792),
Marat, citant cette même feuille, l'appelle le Journal
du Soir d'Hébert. Ajoutons enfin que le nom de ce
dernier se lit en grandes capitales en tête du n° 654,
qui donne la séance du 1 8 janvier 1 792.
i98 RÉVOLUTION
Disons encore, puisque roccasion s'en présente,
— et la chose est à remarquer, — que Marat ne
parle jamais d'Hébert , et que, si le nom du Père
Duchesne se rencontre quelquefois dans ses feuilles,
ce n'est qu'accidentellement.
Quoi qu'il en soit, Hébert était assez mal venu à
prétendre au monopole du patriotisme, et Desmou-
lins avait beau jeu contre lui.
« Regarde ta vie, pouvait lui dire avec raison le
Vieux Cordelier^ depuis le temps où tu étais un res-
pectable frater à qui un médecin de notre connais-
sance faisait faire des saignées pour douze sous ,
jusqu'à ce moment où, devenu notre médecin poli-
tique et le docteur Sangrado du peuple français, tu
lui ordonnes des saignées si copieuses, moyennant
cent vingt mille livres de traitement que te donne
Bouchotte ; regarde ta vie entière, et ose dire à quel
titre tu te fais l'arbitre des réputations aux Ja-
cobins I
M Est-ce à titre de tes anciens services? Mais
quand Danton, d'Eglantine et Paré, nos trois an-
ciens présidents permanents des Cordeliers ( du dis-
trict, s'entend), soutenaient un siège pour Marat;
quand Thuriot assiégeait la Bastille ; quand Fréron
faisait V Orateur du Peuple; quand moi, sans crain-
dre les assassins de Loustalot et les sentences de
Talon, j'osais, il y a trois ans, défendre presque
seul l'Ami du Peuple et le proclamer le divin Ma-
REVOLUTION 499
rat ; quand tous ces Tétérans que tu calomnies au-
jourd'hui se signalaient pour la cause populaire,
où étais-tu alors, Hébert? Tu distribuais tes contre-
marques, et on m'assure que les directeurs se plai-
gnaient de la recette. . . .
» Ce qui. est certain, c'est que tu n'étais pas avec
nous en 1 789 dans le cheval de bois ; c'est qu'on ne
t'a point vu parmi les guerriers des premières cam-
pagnes de la RéYolution , c'est que, comme les gou-
jats, tu ne t'es fait remarquer qu'après la victoi-
re, où tu t'es signalé en dénigrant les vainqueurs,
comme Thersyte, en emportant la plus forte part
du butin et en faisant chauffer ta cuisine et tes four-
neaux de calomnies avec les cent vingt mille francs
et la braise de Bouchotte.
» Serait-ce à titre d'écrivain et de bel esprit que
tu prétends, Hébert, peser dans ta balance nos ré-
putations ? Est-ce à titre de journaliste que tu pré-
tendrais être dictateur de l'opinion aux Jacobins?
Mais y a-t-il rien de plus dégoûtant, de plus ordu-
rier, que la plupart de tes feuilles? Ne sais-tu donc
pas , Hébert , que quand les tyrans d'Europe veu-
lent avilir la République , quand ils veulent faire
croire à leurs esclaves que la France est couverte
des ténèbres de la barbarie; que Paris, cette ville
si vantée pour son atticisme et son goût , est peu<^
plée de Vandales; ne sais-tu pas, malheureux , que
ce sont des lambeaux de tes feuilles qu'ils insèrent
iM)0 RÉVOLUTION
dans leurs gazettes ? Comme si le peuple était aussi
bète, aussi ignorant, que tu voudrais le faire croire
à M, Pitt, comme si on ne pouvait lui parler quun
langage aussi grossier, comme si c'était là le lan-
gage de la Convention et du Comité de Salut pu-
blic, comme si tes saletés étaient celles de la nation,
comme si un égout de Paris était la Seine
» Et ce patriote nouveau sera le diffameur éternel
des vétérans ! Cet homme, rayé de la liste des gar-
çons de théâtre pour vol, fera rayer de la liste des
Jacobins, pour leur opinion , des députés fonda-
teurs immortels de la République! Cet écrivain des
charniers sera le législateur de l'opinion, le Mentor
du peuple français! Un représentant du peuple ne
pourra être d'un autre sentiment que ce grand per-
sonnage sans être traité de viédase et de compirateur
payé par Pilt ! 0 temps ! ô mœurs ! 0 liberté de la
presse, le dernier retranchement de la liberté des
peuples, qu'êtes-vous devenue ? 0 liberté des opi-
nions, sans laquelle il n'existerait plus de Conven-
tion, plus de représentation nationale, qu'allez-
vous devenir? »
Originairement, la feuille d'Hébert était rédigée
à peu près dans le même style et dans le même
esprit que celle de Lemaire, mais elle s'en distingua
bientôt par sa violence et son cynisme. Le nouveau
Père Duchesne n'était d'ailleurs, pas plus que les
RÉVOLUTION 504
Lettres bougrement patriotiques ^ ce que Ton peut ap-
peler un journal. C'est plutôt un pamphlet, une
sorte de philippique, écrite toute d'une haleine, sur
le sujet à Tordre du jour ou sur celui qui préoccu-
pait Hébert. Mais, dans la période qu'il embrasse,
il ne s'est rien passé d'important que le vieux mar-
chand de fourneaux n'ait dénoncé à l'approbation ou
à l'improbation de ses bons amis les sans-culottes.
Sous ce rapport, le Père Duchesne ne laisse pas que
d'oflfrir un certain intérêt à l'historien qui ne craint
point de chercher l'initiation sous sa grossière en-
veloppe.
Chaque numéro est précédé d'un sommaire qui
en indique à peu près le contenu ; et ces sommaires,
destinés à être criés dans les rues, sont toujours
conçus en termes propres à piquer la curiosité pu-
blique. On jugera, par les extraits que nous allons
donner, de l'effet que de pareils cris^ hurlés par
cent aboyeurs des plus sans-culottes, devaient pro-
duire à une pareille époque. Nous prenons un peu
au hasard, et nous croyons pouvoir nous dispenser
de commenter chaque citation, les faits qu'elles
rappellent étant suffisamment connus ou faciles à
deviner. Ces citations feront voir aussi combien
les opinions d'Hébert varièrent de 1790 à 1793
Dans l'origine, c'étaient les tendances qu'il com-
battait , c'étaient les partis plutôt que les hommes
qu'il attaquait; mai^ bientôt il n'y avait plus eu
sot RÉVOLUTION
rien de sacré pour lui, et Marat seul put lui dis-
puter en férocité.
— La Grande coUre du Père Duchesne contre la création des mou-
chards par le nouveau régime.
— La Grande colère du Père Duchesne contre les maîtres perru-
ruquiers et les privilégiés qui se sont assemblés à rArchevéché
pour aviser aux moyens de faire la barbe à la municipalité.
— Le Grand complot du Père Duchesne de foutre le fouet aux
dévots et dévotes qui s'avisent de distribuer de petits livres
incendiaires à la porte des églises.
— La Grande coUre du Père Duchesne de voir nos généraux s'a-
muser à la moutarde, au lieu de foutre à bas tous les trônes
des tyrans. Ses bons avis au maréchal Luckner pour qu'il se
foute enfin un grand coup de peigne avec les Autrichiens, en
lui promettant d'aller, à la tète des braves sans-culottes, lui
aider à exterminer tous les ennemis de la France et de la li-
berté.
— A bas les cUn^es I ou grande découverte du Père Duchesne
pour faire de la mo\inaie et des canons.
— Ils ne s'en foutront plus, les coquins! ou grande joie du Père
Duchesne sur Tinstallation des nouveaux juges au Palais.
— VIndignation du Père Duchesne contre l'indissolubricité (sic)
du mariage, et sa motion pour le divorce.
— Le Coup de grâce des fermiers généraux et des commis de
barrière, ou la grande joie du Père Duchesne sur le décret qui
supprime les droits d'entrée sur le vin, la viande et toutes les
denrées.
Mille millions de tonnerre! les voilà donc enfin terrassés, ces
fermiers généraux qui ne s'enrichissaient que de la ruine du pau-
vre peuple 1 C^ })ougres de commis, gagés pour soutenir et mul-
tiplier leurs rapines» n'en reviradront pas! Le temps de leur
insolence, foutre ! est passé. Ils auront beau apercevoir de loin
les jolies villageoises entrer dans la ville , à eux défendu d'y tou-
cher. Oh l les jeanfoutres I ils se sont trop souvent permis de
RÉVOLUTION 603
»
prendre des baisers sur ces minois, qui, pour être brunis par le
soleil, n'en sont pas moins piquants. Je ne parle pas de ces gestes
impudents sous prétexte de chercher des marchandises prohi-
bées...
Ainsi donc, foutre ! tous nos jurons qui aiment un peu à lever
le coude ne vont plus être écrasés, ruinés par les droits. Un
pauvre bougre excédé de fatigue après avoir travaillé tout le
jour, et qui pouvait à peine se mettre un enfant de chœur (4) sur
la conscience, pourra boire tous les jours sa chopine. Qu'il me
tarde de voir mon ami Jean Bart, et de célébrer avec lui cet
heureux événement! Ah! foutre! quelle joiel quelle ribole!
Comme nous allons nous en donner! Au lieu de boire de la ri-
popée, nous pouvons désormais nous enivrer avec du Bourgogne,
et nous enverrons au foutre le vin de Suresnes.
Ce qui me réjouit le plus, foutre ! c'est de voir abattre cette
vilaine muraille que les jeanfoutres de fermiers généraux avaient
fait élever avec tant de frais. Ces jolies maisons, ou plutôt ces
palais construits par ces foutus galopins de commis, seront des
guinguettes charmantes, où nous irons tous les dimanches avec
nos femmes, nos enfants, nos maîtresses, oublier nos chagrins de
la semaine, et boire à la santé de nos braves députés, quand ils
auront fait d'aussi bonne besogne...
Allons, mes commères de la halle, réjouissez-vous : c'est là
une occasion de vous passer par le cou plusieurs taupettes.
Chantez, dansez, célébrez cette belle journée...
Bon peuple de Paris, bénis à jamais l'Assemblée nationale;
oui, foutre ! bénis-la de t'avoir délivré de ces sangsues qui s'en-
graissaient de ton sang...
— La France %aMKé6^ ou les bienfaits de la Révolution, et la
gramàt joie du Père Duchesne sur l'émission des petits assi-
gnats.
(I) Un demi-setier de rio roage.
504 RÉVOLUTION
Malgré tous les bienfaits de la République, nous étions foutus
et refoutus sans les assignats : ils ont paru, et la France est sau-
vée... Mes amis, je suis si content, que je vais échanger, à la
Courtille, un petit assignat contre six pintes de vin que Jean Bart
est allé faire, tirer.
— La Grande colère du Père Duchesne contre les marchands qui
se foutent du maximum, et qui accaparent toutes les denrées;
contre les épiciers qui volent à la journée les pauvres sans-
culottes; contre les marchands de vin qui les empoisonnent
plus que jamais avec leur bougre de mélange ; contre les bou-
chers qui n'ont plus que des os pour les petites pratiques ;
contre [les cordonniers qui n'ont plus de cuir pour chausser
les sans-culottes , mais qui ne manquent pas de carton pour
. fabriquer les souliers de nos braves défenseurs. Sa grande joie
de voir que, petit à petit, la vertu de sainte guillotine nous
délivrera de tous ces mangeurs d'hommes... Sa grande motion
pour que les bouchers, qui traitent les sans-culottes comme
des chiens, et qui ne leur donnent que des os à ronger, jouent
à la main chaude (4], comme tous les ennemis de la République,
ainsi que les marchands de vin qui font vendange sous le Pont-
Neuf, et qui empoisonnent avec leur ripopée les pauvres sans-
culottes.
— Je ne vous quitterai pas plus que votre ombre, s'écrie-t-il un
jour, vous qui vous engraissez aux dépens du peuple; vous qui
accaparez nos subsistances ; vous qui avez deux visages, qui ten-
dez les mains aux sans-culottes en signe d'amitié, et qui, dans
le fond du cœur, voudriez les vo^r aux cinq cent mille diablçs ;
vous qui voulez vous emparer de l'autorité, et qui vous servez
de la patte du chat pour tirer les marrons du feu ; vous qui por-
tiez la besace avant la Révolution, et qui nagez maintenant dans
l'or ; vous qui avez été les avocats de Dumouriez, et qui avez
partagé avec lui les dépouilles de la Belgique. Point de quartier
(i; Montent but Téchafoud.
RÉVOLUTION 505
pour les voleurs, les intrigants, les ambitieux. J*y périrai, foutre !
ou les projets des traîtres s'en iront en eau de boudin.
— Grande colère du Père Duchesne contre l'abbé Maury, pour
l'avoir dénoncé à l'Assemblée nationale.
— Fats beau cul et tu n'en aurcis guère, ou l'abbé Maury fouetté
par le Père Duchesne pour avoir jeté un député en bas de la
tribune de l'Assemblée nationale.
— Grande joie du Père Duchesne sur la nomination du nouveau
garde des sceaux, et sa visite au roi pour le remercier d'avoir
choisi M. Duport du Tertre.
— Le Père Duchesne à la toilette de la reine, ou détail des vérités
qu'il lui a apprises, et les bons conseils qu'il lui a donnés.
— Les Bons avis du Père Duchesne à la femme du roi, et sa
grande colère contre les jeanfoutres qui lui conseillent de partir
et d'enlever le dauphin.
— La Grande visite du Père Duchesne à Mesdames au sujet de
leur départ pour Rome, et la grande demande qu'il leur fait
d'envoyer des indulgences pour les aristocrates.
Et, quelques jours après :
*
. — Vous ne partirez pas, foutre ! La Grande colère du Père Du-
chesne marchant à la tête des sections de Paris pour s'opposer
au départ des tantes du roi.
— La Grande joie du Père Duchesne à l'occasion de la nomina-
tion de M. Mirabeau au commandement du bataillon de la sec-
tion Grange-Batelière ; sa grande ribote avec lui, et l'accolade
de l'abbé Maury.
Mais bientôt les choses ont changé de face; c'est :
— - La Grande colère du Père Duchesne contre le ci-devant comte
de Mirabeau, qui a foutu au nez de l'Assemblée nationale une
motion contraire ^ux intérêts du peuple.
— La Grande joie du Père Duchesne au sujet de la nomination
de l'abbé Grégoire à la place de président de l'Assemblée na-
T. VI; t%
«00 RÉVOLUTION
dans leurs gazettes ? Comme si le peuple était aussi
bête, aussi ignorant, que tu voudrais le faire croire
à M, Pitt, comme si on ne pouvait lui parler qu'un
langage aussi grossier, comme si c'était là le lan-
gage de la Convention et du Comité de Salut pu-
blic, comme si tes saletés étaient celles de la nation,
comme si un égout de Paris était la Seine
» Et ce patriote nouveau sera le diffameur éternel
des vétérans ! Cet homme, rayé de la liste des gar-
çons de théâtre pour vol, fera rayer de la liste des
Jacobins, pour leur opinion, des députés fonda-
teurs immortels de la République! Cet écrivain des
charniers sera le législateur de l'opinion, le Mentor
du peuple français ! Un représentant du peuple ne
pourra être d'un autre sentiment que ce grand per-
sonnage sans être traité de viédase et de conspirateur
payé par Pilt ! 0 temps ! ô mœurs ! 0 liberté de la
presse, le dernier retranchement de la liberté des
peuples, qu'êtes-vous devenue ? 0 liberté des opi-
nions, sans laquelle il n'existerait plus de Conven-
tion, plus de représentation nationale, qu'allez-
vous devenir? »
Originairement, la feuille d'Hébert était rédigée
à peu près dans le même style et dans le même
esprit que celle de Lemaire, mais elle s'en distingua
bientôt par sa violence et son cynisme. Le nouveau
Père Duchesne n'était d'ailleurs, pas plus que les
RÉVOLUTION 504
Lettres bougrement patriotiques y ce que Ton peut ap-
peler un journal. C'est plutôt un pamphlet, une
sorte de philippique, écrite toute d'une haleine, sur
le sujet à Tordre du jour ou sur celui qui préoccu-
pait Hébert. Mais, dans la période qu'il embrasse,
il ne s'est rien passé d'important que le vieux mar-
chand de fourneaux n'ait dénoncé à l'approbation ou
à l'improbation de ses bons amis les sans-culottes.
Sous ce rapport, le Père Duchesne ne laisse pas que
d'offrir un certain intérêt à l'historien qui ne craint
point de chercher l'initiation sous sa grossière en-
veloppe.
Chaque numéro est précédé d'un sommaire qui
en indique à peu près le contenu ; et ces sommaires,
destinés à être criés dans les rues, sont toujours
conçus en termes propres à piquer la curiosité pu-
blique . On jugera, par les extraits que nous allons
donner, de l'eflfet que de pareils cris, hurlés par
cent aboyeurs des plus sans-culottes, devaient pro-
duire à une pareille époque. Nous prenons un peu
au hasard, et nous croyons pouvoir nous dispenser
de commenter chaque citation, les faits qu'elles
rappellent étant suffisamment connus ou faciles à
deviner. Ces citations feront voir aussi combien
les opinions d'Hébert varièrent de 1790 à 1793
Dans l'origine, c'étaient les tendances qu'il com-
battait, c'étaient les partis plutôt que les hommes
qu'il attaquait; mai^ bientôt il n'y avait plus eu
508 RÉVOLUTION
chard, qui, comme son maîlre Custine, a tourné casaque à la
sans-culotterie. Sa grande joie de voir bientôt ce butor mettre
tenez à la fenêtre (4). Ses bons avis aux braves soldats répu-
blicains pour qu'ils livrent dorénavant tous les jeanfoutres qui
r^rettent la royauté, et qui préfèrent porter la livrée du tyran
plutôt que d'endosser l'habit des hommes libres.
Si les revers dé nos armées mettaient le Père
Duchesne en fureur, il n'avait pas assez d'expres-
sions pour rendre sa joie lorsqu'il avait à annoncer
quelque bonne nouvelle.
Quelle carmagnole on vous fait danser, Autrichiens, Prussiens,
Anglais 1..; Brigands couronnés, ours du Nord, tigres d'Allema-
gne, vous croyiez qu'il n'y avait qu'à se baisser et à prendre des
villes! Messieurs les bougres, vous savez maintenant ce que peut
le bras des patriotes... Je suis d'une si grande joie, foutre! que
je ne me possède pas. Ah ! quelle pile ! Je vais m'en donner en
réjouissance!...
Victoire, foutre ! victoire ! Aristocrates, que vous allez manger
de fromage 1 Sans-culottes, réjouissez-vous ; chantez, buvez à la
santé de nos braves guerriers et de la Convention. Nos ennemis
sont à quia, Toulon est repris, foutre ! Brigands couronnés, man-
geurs d'hommes, princes, rois, empereurs, papes, qui vous dis-
putez les lambeaux de la République, tous vos projets s'en vont
ainsi en eau de boudin.
— La Grande colère du Père Duchesne de voir que la bande de
Mandrins de la Gironde et les Cartouches Brissotins font en-
core la pluie et le beau temps. Sa grande joie de ce que le
marchand de baume qu'ils avaient fait maire de Paris jette
le manche après la coignée. Ses bons avis aux braves sans-
culottes pour qu'ils nomment à sa place le brave Pache, qui a
reçu un croc-en-jambes pour avoir été trop honnête homme
et parce qu'il n'a pas voulu se laisser graisser la patte par les
brigands couronnés.
(I) Autre ■yDonyme de monter tor l'échafaud.
RÉVO.LUTION 609
— La Grande joie du Père Duchesne au sujet de la grande révo-
lution qui vient de foutre à bas l'infâme clique des Brissotins
et des Girondins, qui vont à leur tour siffler la linote. Grand
jugement du peuple pour faire regorger à tous ces fripons les
monceaux d'or qu'ils ont reçus de l'Angleterre pour allumer la
guerre civile, et les assignats qu'ils ont volés à la nation. Ses
bons avis aux braves Montagnards pour qu'ils réparent le
temps perdu, et nous dbnnent une bonne Constitution.
— La Grande joie du Père Duchesne de voir que les avocats de la
veuve Capet qui ont accaparé le savon pour blanchir Car-
touche-Brissot et les Mandrins de la Gironde perdront leur
lessive. Ses bons avis au fonctionnaire Samson pour qu'il graisse
. promptement ses poulies, afin de faire faire la bascule à ces
scélérats que cinq cent millions de diables ont vomis sur la
France pour perdre la République et anéantir la liberté.
— La Grande joie du Père Duchesne après avoir vu la procession
des Brissotins, des Girondins et des Rolandins, pour aller jouer
à la main chaude sur la place de la Révolution. Le testament
de Cartouche-Brissot et la confession du prêtre Fauchet, qui a
fait le caffard jusqu'à la fin pour faire pleurer les vieilles dé-
votes, mais qui, dans le fond du cœur, se foutait autant du
Père Eternel que du grand diable Belzébutb.
< — La Grande douleur du Père Duchesne au sujet de la mort de
Marat, assassiné à coups de couteau par une garce du Calvados
dont révoque Fauchet était le directeur. Ses bons avis aux
sans-culottes pour qu'ils se tiennent sur leurs gardes.
Marat n'est plus, foutre ! Peuple, gémis ; pleure ton meilleur
ami ; il meurt martyr de la liberté... (Suit le récit de la mort de
Marat.)
Ce coup-là n'est pas le dernier que nos ennemis doivent porter
aux patriotes. Les mêmes jeanfoutres qui ont tant de fois excité
les pillages n'ont plus d'autre moyen que de mettre Paris sens
dessus dessous, que de massacrer en détail tous les bons citoyens.
Bobespierre, Pache, Chaumette et moi, nous sommes les premiers
sur leurs listes. Tous les jours je reçois des billets doux dans les-
510 RÉVOLUTION
quels on m'annonce que je dois être massacré, pendu, rompu,
brûlé à petit feu ; d'autres me mandent qu'ils mangeront mon
cœur en papillotte; d'autres qu'ils boiront mon sang; d'autres
qu'ils fendront mon crâne et boiront dedans à la santé du roi. Je
me fous des menaces ; elle ne m'empêcheront pas de dire la vé^
nié. Tant qu'il me restera un souffle de vie, je défendrai les
droits du peuple et ma République. Ma vie n'est point à moi,
elle est à ma patrie, et je serais trop heureux si ma mort pou-
vait être utile à la sans-culotterie, qui, malgré les assasans et 1^
empoisonneurs, sera toujours la plus forte...
— Ah I quel bougre de métier, dit-il ailleurs, que celui de se
faire imprimer tout vivant, et de dire pour deux sous la vérité
à ceux qui ne veulent pas l'entendre ! Il n'y a pas de cheval de
YM qui souffre autant qu'un pauvre diable qui s'est lui-même
imposé la tâche de dénoncer tous les fripons et les traîtres qui
lui tombent sous la patte, et de dévoiler tous les complots que
l'on manigance contre la République. S'il a de trop bons yeux,
on veut les lui crever ; s'il ne ménage ni Pierre ni Paul dans ses
discours, on trouve bientôt le secret de lui couper la parole, soit
en l'amadouant, soit en l'épouvantant. Sur quelle mauvaise herbe
avais-je donc marché le jour où il me prit fantaisie de quitter
mes fourneaux pour me mettre à broyer du noir?... Et voilà
depuis quatre ans les menus plaisirs du Père Duchesne, toujours
marchant entre deux feux, toujours sous le couteau des fripons.
C'était quelques semaines avant de porter sa tête
sur Téchafaud qu'Hébert écrivait ces lignes. On
veit qu'il ne se faisait point illusion sur le sort qui
lui était réservé. Peut-être s'étonnait-il lui— même
d'avoir si longtemps échappé, à la fois, à la vin-
dicte publique et aux coups de ses ennemis pe^
sounels.
Et en effet, tandis que Marat avait été réduit à se
séquestrer, à s'enterrer tout vivant pour échapper
RÉVOLUTION 5H
aux atteintes de la justice, Hébert avait joui ouver-
tement et paisiblement de la fortune et de la popu-
larité que lui avait valu son journal. Une fois cepen-
dant la Commission des Douze avait osé le faire
arrêter ; mais nous avons vu (t. IV, p. 115) com-
ment il était sorti triomphant de cette poursuite.
Nous n'avons pas besoin de dire la « Grande colère
du Père Duchesne de se voir obligé de siffler la
linotte dans la prison de TAbbaye par les ordres du
Comité d'inquisition de la Convention nationale »,
et sa « Grande joie au sujet de la grande victoire
remportée par les sans- culottes sur le Comité de
contre-révolution qui l'avait fait mettre à l'ombre,
et qui avait été forcé de mettre les pouces et de lui
rendre la clef des champs. »
Quelque temps auparavant, Hébert avait déjà
été poursuivi pour un de ses numéros, le 115, di-
rigé contre la reine; mais cette affaire n'avait pas
eu de suite. Elle donna lieu néanmoins à un procès-
verbal contenant quelques détails qui ne sont
pas sans intérêt. Nous en empruntons l'analyse à
rexcellent travail de M. Brunet. .
L'an 4792 (IV« de la liberté), le 4 mars, à huit heures du matin,
est comparu devant nous, Jean-Valentin Buob, juge de paix et
officier de police de la ville et département de Paris, le sieur
Jean-Jacques Guérin, demeurant à Paris, rue Ba<îse-Porte-Saint-
Denis, n» 7, lequel nous a déclaré qu'en sortant, hier dans Ta-
près-midi, de chez lui, il avait entendu crier dans les rues par un
colporteur et offrir en vente une feuille intitulée : Grande colère
ut RÉVOLUTION
du Père Duchesne contre madame Veto, qui lui a offert une pension
sur la liste civile pour endormir le peuple et le tromper, afin de
rétablir la noblesse et de ramener V ancien régime; que la curiosité
la lui a fait acheter, et qu'il n*a pu résister au sentiment d'indi-
gnation; que les expressions scandaleuses qu'il contient sont con-
traires aux bonnes mœurs, et la dénonciation contre la reine des
Français un véritable scandale.
Le juge de paix mande l'imprimeur Tremblay^
qui, sur la présentation de la feuille, déclare qu'il
n'en est pas le rédacteur, mais il convient Tavoir
imprimée et fait distribuer hier, qu'il en a le ma-
n'iscrit chez lui.
A lui demandé de nous déclarer le nom et la demeure de Fau-
teur de ladite feuille, a répondu se nommer Hébert ; qu'il était
le rédacteur de la feuille dont est question, et de tous les autres
ouvrages qui se sont distribués à son imprimerie ; que ledit sieur
Hébert demeurait il y a encore quinze jours chez lui , mais que
présentement il demeure rue Saint-Antoine, vis-à-vis le petit
Saint- Antoine, maison d'un papetier.
On fait venir Hébert. Il commence par prendre à
partie le juge de paix Buob, qui, dit-il, lui a ma-
nifesté une partialité marquée, qui s'est permis de
le calomnier et de le menacer de son autorité , à
raison de différentes feuilles dont lui, Hébert, était
le rédacteur, notamment à l'époque du 1 4 juillet de
l'année dernière (1791), et de l'avoir menacé de la
prison s'il se permettait la moindre réflexion dans
son journal, etc.
Le juge de paix lui fait observer que ses feuilles
tendent à porter le peuple à la révolte et au manque
RÉVOLUTION ÔI3
de respect à tous les pouvoirs constitutionnels, et
que c'est toujours dans les circonstances les plus
orageuses que les feuilles distribuées chez Tremblay
provoquaient le peuple contre les autorités les plus
légitimes, répandaient des soupçons sur les dé-
marches les plus innocentes, et enfin portaient le
scandale plus universel parmi les citoyens paisibles
et amis de la loi , etc.
Hébert répond qu'il est faux qu'il ait cherché à
semer le trouble et la révolte ; que ses actions, ses
discours et ses écrits n'ont jamais eu pour objet que
d'éclairer le peuple, que de lui dévoiler les complots
et les machinations de ses ennemis, etc. ; que l'As-
semblée législative, qui a applaudi à ses efforts, lui
a accordé, dans le lieu de ses séances, par un dé-
cret, un emplacement pour lui et pour trois de ses
coopérateurs, pour traduire dans toutes les langues
les décrets de l'Assemblée, etc.
Le juge de paix lui réplique qu'il ne signe aucun
de ses ouvrages.
Hébert, après des réserves et des protestations,
se décide à répondre. Il décline ses nom, prénoms,
domicile, etc., et déclare que le numéro saisi est de
lui, ainsi que tous ceux dont il fait la suite ; qu'en
composant cette feuille dans un style grivois, il n'a
eu Tintention que de se mettre à la portée de cette
classe peu instruite du peuple qui ne pourrait com-
prendre d'importantes vérités si elles n'étaient
su RÉVOLUTION
énoncées avec des expressions qui lui sont particu-
lières ; qu'il ne faut pas confondre cet ouvrage avec
plusieurs autres qui ont usurpé son titre pour
donner créance à des productions véritablement
incendiaires, etc.
Le juge de paix ordonne que Tremblay sera re-
laxé, et qu'Hébert sera conduit au dépôt du Comité
central, etc.
Mais il paraît qu'il fut presque immédiatement
relaxé ; c'est du moins ce qui résulte de son n* 1 1 6 :
Larrestation du Père Duchesne par les ordres de madame Veto.
Sou procès et interrogatoire devant le juge Brid'oison. Sa
grande joie d'avoir vu tous les braves sans-culottes prendre sa
défense et s*armer de leurs piques pour le délivrer des griffes
des mouchards. Grand jugement par lequel il est reconnu
comme un brave bougre, et qui ordonne de lui rendre la li-
berté.
Hébert n'avait jamais beaucoup ménagé la reine;
mais il s'était, dans l'origine, montré plein de res-
pect pour le roi.
Nous le voyons d'abord, rempli d'enthousiasme
pour les grandes réformes opérées par l'Assemblée
constituante, confondre dans son amour le roi et les
députés.
Quand j'examine tout ce qu'il a fallu de raison, de force, de
lumière, d'intrépidité, de prudence, pour concevoir, suivre et
exécuter tant et de si belles idées, oui, foutre! j'en conviens sans
rougir, je suis comme un aveugle à qui l'art, ou quelque hasard
heureux, rend l'usage des yeux, et qui jouit pour la première fois
RÉVOLUTION 515
de l'aspect du soleil. .. Je ne puis apprécier chaque partie du tout,
mais son ensemble me paraît admirable... J'idolâtre la Constitu-
tion comme un amant sa maîtresse... Ce n'est pas à nos seuls re-
présentants que nous avons des hommages à rendre. Le roi aime
la Constitution, foutre ! il l'a acceptée de bonne foi ; il l'a jurée,
il la défendra. J'aime le roi de tout mon cœur....
Apprend-il que le roi est malade, vite il fait pro-
clamer :
La grande douleur du Père Duchesne au sujet de la maladie du
roi, et sa grande colère contre les aristocrates qui empoisonnent
sa vie.
Non, foutre 1 s'écrie*t-il, il n'est plus de plaisir pour moi; le
vin me semble amer, et le tabac répugne à ma bouche. Mon roi,
mon bon roi est malade 1 Français, pleurez avec moi : notre père
est alité ; le restaurateur de la liberté française est retenu dans
son lit. Oh ! foutre ! son cœur est toujours au milieu de son peu-
ple, qu'il aime bougrement, et dont il est bougrement aimé...
Mais bientôt il ne trouvera plus d'injures assez
grossières pour en salir l'infortuné monarque. Son
bon roi ne sera plus qu'un ogre royal ^ un ivrogne,
un cochon^ etc., qu'il faut raccourcir^ ainsi que son
infâme Autrichienne^ madame Veto. Nul autre ne
poussera avec un plus horrible acharnement à la
déchéance, au jugement et au supplice du roi et de
la reine.
La grande colère du Père Duchesne au sujet de toutes les trahi-
sons de Louis XVI, et des couds de chien qu'il médite contre
la nation. Sa grande dénonciation à l'Assemblée nationale contre
le roi parjure, et les bons avis qvî'il donne aux députés de ne
pas se laisser graisser la patte, et, au lieu de faire de la bouillie
516 RÉVOLUTION
pour les chats, comme à la révision, de prononcer la déchéance
contre le roi de Coblentz.
La grande joie du Père Duchesne au sujet du si^ de la ména-
gerie royale et de la prise du château de Ck>blentz par les braves
sans-culottes et les fédérés. Sa grande colère contre ce traître
Veto qui vient de jouer au roi dépouillé, et les bons avis qu'il
donne à tous les braves bougres qui aiment la liberté de ne pas
s'endormir dans la victoire.
Le Père Duchesne nommé gardien de la tour du Temple pour
surveiller la ménagerie royale. Sa grande colère contre la femme
Gapet qui voulait se faire enlever avec le gros Louis par La-
fayette et les chevaliers du poignard, pour aller prendre pos-
session du royaume de Coblentz. Sa grande joie de ce que la
municipalité a fait rafle de toutes les coquines qui entouraient
madame Veto, qui ne peut plus conspirer maintenant qu'avec
les chauve-souris.
Il a déjà rendu son arrêt, et il le proclame.
Bonjour, bonne osuvre, ou le bouquet de Louis le Traître, ci-
devant roi des Français. Grand jugement du Père Duchesne,
qui condamne le scélérat à être raccourci avec Tinfàme Antoi-
nette et toutes les bétes féroces de la ménagerie, pour avoir
voulu mettre la France à feu et à sang et Mre égorger les
citoyens.
La Convention instruit le procès du roi, mais elle
va trop lentement au gré du Père Duchesne; il
craint qu'on ne lui vole sa proie, que le jugement
de Togre Capet ne s'en aille en eau de boudin.
La grande colère du Père Duchesne au sujet de tous les coups de
chien qu'on prépare pour donner la volée à la nichée de hi-
bous du Temple, et pour empêcher la Convention nationale de
s'assembler. Sa grande joie de voir arriver de tous les départe-
ments les braves bougres qui vont faire le procès du comard
Capet, et l'envoyer à la guillotine avec la louve autrichienne.
RÉVOLUTION 517
Songeons, foutre I que nous sommes environnés de faux-frères.
Tous les conspirateurs n'étaient pas à Orléans et à TÂbbaye ; leurs
complices sont encore au milieu de nous. Ces honnêtes gens, au
nom desquels le traître Mottié voulait exterminer les patriotes,
existent encore dans Paris. Ils sont couverts d'un autre masque ;
mais au fond ils ne respirent que sang et carnage. Il n'est pas de
bon citoyen qui n'ait à ses trousses un de ces mauvais anges, qui
l'empoisonne de ses conseils, en attendant le moment de lui plon-
ger le poignard dans le cœur... Oui, foutre! le traître Louis, en-
fermé comme un hibou dans la tour du Temple, n'y serait pas
aussi tranquille s'il n'avait pas un fort parti dans Paris. Déjà,
fou Ire! on a tenté plus d'un coup de main pour l'enlever. Les
courtisans, qui se glissent partout, ont pénétré plus d'une fois
dans cette fameuse tour, en graissant la patte à quelques-uns de
ses gardiens. Heureusement que nous avons des bougres à poil à
la Commune, qui ont des yeux partout, et qui savçnt tout ce qui
se passe. Sans nos commissaires, foutre I il y a déjà longtemps
que la nichée de chats-huants aurait pris sa volée pour Coblentz.
Il ne faut pas que le plus grand scélérat qui eût jamais existé
reste impuni. Il est bon que le peuple souverain s'accoutume à
juger les rois. Oh ! la bonne fête I et quelle pile je me foutrais
si nos armées victorieuses avaient fait rafle de tous les brigands
couronnés ,^si le Mandrin de Prusse et le petit garnement d'Au-
triche, enchaînés comme des bêtes féroces, étaient conduits à
Paris par Dumouriez ! Quel beau point de vue que trois guillotines
placées en rang d'oignon où l'on verrait la tête cornue du gros
Capet, celles de Frédéric et de François, prises dans le traque-
nard, et tomber d'un seul coup de temps !
— Cette Convention si vantée marche comme les écrevisses.
Une poignée de fripons y jette le désordre. Au lieu de faire le
bonheur de la nation, elle va lui donner le coup de grâce, si la
nation entière ne se redresse pas encore une fois pour exterminer
tous les traîtres. Le plus difficile à écorcher, c'est la queue;
maintenant qu'il n'y a plus à reculer, et qu'il faut faire sauter le
pas à l'ivrogne Capet, tous les capons saignent du nez. Quoi ! di-
sent-ils , nous jugerions un roi 1 Que diront de nous les autres
nations si Louis le Traître est raccourci?
548 RÉVOLUTION
Le procès marche cependant, et le Père Duchesne
voit ses vœux sur le point d*être réalisés.
La grande joie du Père Duchesne de voir que la Conyention a
pris enfin le mors aux dents et va faire essayer la cravate de
Samson au cornard Capet. Sa grande colère contre les ci-devant
marquises et comtesses qui doivent se déguiser en poissardes,
et les foutriquets ci-devant nobles qui prendront Thabit de
charbonnier, pour aller crier grâce autour de l'échafaud.
Enfin la tête de Louis XVI a roulé sur Téchafaud,
et le Père Duchesne chante victoire dans des termes
que la plume se refuse à reproduire. C'est :
Oraison funèbre de Louis Capet, demief roi des Français, pro-
noncée par le Père Duchesne en présence des braves sans-cu-
lottes de tous les départements. Sa grande colère contre les ca-
iolins qui veulent cononiser ce nouveau Desrues, et vendent
ses dépouilles aux badauds pour en faire des reliques.
On ne saurait rien imaginer de plus révoltant
que cette prétendue oraison funèbre où le Père Du-
chesne s'acharne sur le cadavre royal avec la féro-
cité d'une hyène; c'est le chef-d'œuvre de cet
homme abominable, le nec plus ultra de l'infamie.
En voici la conclusion :
C'est à vous maintenant, républicains, à achever votre ouvrage,
et à purger la France de tous les jeanfoutres qui ont partagé les
crimes de ce tyran. Ils sont encore en grand nombre. Sa femme
et sa bougre de race vivent encore : vous n'aurez de repos que
lorsqu'ils seront détruits. Petit poisson deviendra gro3 ; prenez-y
garde : la liberté ne tient qu'à un cheveu.
Il disait encore :
Une autorité qui est assez puissante pour détrôner un roi
RÉVOLUTION 519
commet un crime contre l'humanité si elle ne profite pas du mo-
ment pour l'exterminer lui et sa bougre de race. Que dirait-on
d'un benêt qui, en labourant son champ, viendrait à découvrir
une nichée de serpents, s'il se contentait d'écraser la tète du père,
et qu'il fût assez poule mouillée pour avoir compassion du reste ;
s'il disait en lui-même : C'est dommage de tuer une pauvre mère
au milieu de ses enfants : tout ce qui est petit est si gentil ! Em-
portons ce joli nid à la maison pour divertir mes marmots. Ne
commettrait-il pas, par bêtise, un très-grand crime? Car, foutre i
les monstres qu'il aurait réchauffés, et auxquels il aurait ainsi
conservé la vie, ne manqueraient pas, pour le récompenser, de
darder lui, sa ménagère et sa petite marmaille, qui périraient
victimes de sa pitié mal entendue. Point de grâce 1 autant qu'il
nous tombera sous la main d'empereurs, de rois, de reines, d'im-
pératrices, délivrons-en la terre. 'Mieux vaut tuer le diable que
le diable nous tue. Jamais nous ne ferons autant de msil à ces
monstres qu'ils nous en ont fait et qu'ils nous en veulent faire .
Il n'aura plus de cesse qu'il n*ait vu tomber la
tête de Marie-Antoinette ; ce sera la plus grande de
toutes ses joies.
La grande colère du Père Duchesne de voir que l'on cherche midi
à quatorze heures pour juger la tigresse autrichienne, et que l'on
demande des pièces pour la condamner ; tandis que, si on lui
rendait justice, elle devrait être hachée comme chair à pâté,
pour tout le sang qu'elle a fait répandre. Ses bons avis aux
sans-culottes pour qu'ils soient amis comme frères, attendu
que les aristocrates, les royalistes, les prêtres, les gros mar-
chands, les riches fermiers et les accapareurs, se tiennent
tous par la main pour nous manigancer un nouveau coup de
chien.
— La grande joie du Père Duchesne au sujet du raccourcissement
de la louve autrichienne, convaincue d'avoir ruiné la France,
et d'avoir voulu faire égorger le peuple pour le remercier de
tout le bien qu'il lui avait fait. Ses bons avis aux braves sans-
520 RÉVOLUTION
culottes d'être sur pied pour donner la chasse aux muscadins
d^uisés et aux fausses poissardes qui se disposent à crier
grâce quand la guenon paraîtra dans le vis-à-vis de maître
Samson.
— La plus grande de toutes les joies du Père Duchesne après avoir
vu, de ses propres yeux, la tête du Veto femelle séparée de
son foutu col de grue. Grand détail sur Tinterrogatoire et le
jugement de la louve autrichienne, et sa grande colère contre
les deux avocats du diable qui ont osé plaider la cause de cette
guenon.
J'ai honte de transcrire de pareilles abominations,
mais c'était une nécessité de ma tâche; je me suis
cru forcé d'aller jusqu'au bout. Hébert sentait bien
lui-même quelle réprobation, quel dégoût, devaient
soulever ces continuelles provocations.au meurtre;
il s'en défend par les mêmes arguments que Marat:
Tu ne parles que d'étouffer, de tuer, de raccourcir, de massa-
crer, me diront les Feuillants! Tu as donc grand soif de sang,
misérable marchand de fourneaux! N*en a-t-on pas assez versé?
— Beaucoup trop, foutre ! Mais à qui la faute? C'est la vôtre,
bougres d'endormeurs, qui avez arrêté le bras du peuple quand
il était temps de frapper. Si on avait lanterné quelques centaines
de scélérats dans les premiers jours de la Révolution, il n'aurait
pas péri depuis plus d'un million de Français... Nous avons agi
comme des poules mouillées; nous avons donné le temps à nos
ennemis de se fortifier, de s'armer jusqu'aux dents, et, à nos dé-
pens, de nous diviser. Ce n'était qu'un peloton de neige au com-
mencement; mais ce peloton est devenu une masse énorme quia
manqué de nous écraser. Que le passé nous serve de leçon ; pro-
fitons des sottises que nous avons faites pour ne plus en faire par
la suite. Plus de grâce à des coquins que nous avons trop long-
temps ménagés, qui ne nous en feraient pas s'ils avaient un seul
instant le grappin sur nous. Le combat à mort entre les hommes
RÉVOLUTION 624
du peuple et les ennemis du peuple est engagé ; il ne peut finir
que lorsque Tun des deux côtés aura anéanti Tautre
— Si, dès \e H juillet, dit-il ailleurs, vous aviez fait main-basse
sur vos ennemis, vous seriez maintenant libres et heureux.
« Eh bien! au milieu de tout cela, faut-il le dire?
nous en frémissons, nous rougissons, notre plume
s'arrête : Hébert a du talent! Surmontez le dégoût
qu'il inspire, osez vaincre ce frémissement qu'on
éprouve au contact d'un reptile hideux, et vous lui
trouverez des qualités de style, une manière de
s'exprimer vive et nette, des phrases originales et
pittoresques, des rapprochements imprévus et in-
génieux. > A travers toutes ces férocités, qui ont
rendu le nom d'Hébert exécrable, on rencontre
quelques pages pleines de sens et de raison. Il va
sans dire qu'il apporte toujours son dada au milieu
des plus sages arguments.
Ainsi on le voit dénoncer les tripots et les mai-
sons de jeu :
La grande colère du Père Duchesne contre la municipalité de Paris,
qui souffre des académies et des tripots de jeu qui causent la
ruine des citoyens.
Mille millions d-un tonnerre ! Quel démon possède la tète de
nos municipaux pour les empêcher de remédier à des excès qui
conduisent à mille malheurs! Parlez donc, messieurs à écharpe!
Attendrez-vous que tous les citoyens soient écharpés pour ouvrir
les yeux? Et vous, grand Bailly, qui savez si bien lire aux astres,
comment n'apercevez-vous pas les abus qui se commettent dans
une ville confiée à votre vigilance? Et tous vos foutus com-
missaires de police, à quoi s'occupent-ils?... Ah! bougre! ou
5ît RÉVOLUTION
nous vante une révolution qui va ramener la décence des mœurs,
et Ton tolère impunément tout ce qui peut les corrompre. J'ai
bien peur, messieurs les gens d*esprit, que vous ne vous con-
naissiez guère en administralion et en politique. Vous êtes des
bougres qui nous faites de beaux discours; mais le cœur n'y
touche, comme on dit, et, quand on a bien claqué des mains,
vous êtes tout transportés aux nues, sans vous embarrasser de
ce qui se passe dans les rues de Paris, qui devraient principale-
ment vous occuper.
Quoi! jeahfoutres, vous ne direz mot! vous serez indifférents
pendant que cette ville est inondée d'infâmes tripots qui sont de
vrais coupe-gorges, où la jeunesse, Tâge mûr, la vieillesse même,
se ruinent journellement ; où le fils débauché va jouer et perdre
l'argent qu'il vole à^son père; où le père dénaturé va jouer et
perdre la fortune de ses enfants, l'époux la dot de sa femme, le
marchand son magasin ! Ah ! bougre ! ne voilà- t-il pas la vraie
cause des brigandages, des banqueroutes, des suicides, des assas-
sinats ! Comment 1 la municipalité est instruite de ces désordres,
et elle se tait, et elle semble, par un silence coupable , autoriser
ces jeux perfides qui désolent les familles I Mille bombes ! jusqu'à
quand subsisteront-ils donc ces tombeaux de la vertu, des mœurs,
de la probité, de l'industrie, du travail et des fortunes!...
D'autres fois , il s'attaque à l'ignorance , et ré-
clame à grands cris l'organisation de l'instruction
nationale ; il fait crier :
La grande colère du Père Duchesne de voir que l'instruction pu-
blique ne va que d'une aile, et qu'il existe des accapareurs
d'esprit qui ne veulent pas que le peuple soit instruit, afin que
les gueux continuent de porter la besace. Ses bons avis à toutes
les sociétés populaires pour qu'elles donnent le grand coup de
collier à l'instruction des sans-culottes, afin d'écraser une bonne
fois le fanatisme et la tyrannie.
Le plus grand malheur de l'homme, c'est l'ignorance, foutre!
RÉVOLUTION 523
elle est la cause de presque toutes les sottises et de tous les
crimes qui se commettent sur la terre. C'est elle, foutre! qui
a engendré tous les maux qui nous affligent. Le despotisme est
son ouvrage, le fanatisme est son chef-d'œuvre : car, foutre 1 si
les hommes avaient eu le sens commun, jamais ils n'auraient été
dupes dee tours de gibecière des charlatans à calotte, et ils ne
se seraient pas laissé lier, garrotter et museler pendant tant de
siècles par des faquins qui osent s'intituler princes, rois, empe-
reurs. Le premier qui fut prêtre fut un bougre un peu plus dé-
goisé que les sauvages avec lesquels il vivaitr. Il avait remarqué
que son chat se frottait le museau ou que son âne remuait l'oreille
toutes les fois que le temps devait changer. Tout fier d'avoir fait
cette grande découverte, il s'en servit pour tromper les autres et
pour les voler, en leur disant que le Père-Eternel, ou même le
diable, lui soufflait dans l'oreille pour lui annoncer la pluie ou le
beau temps. Comme on sait qu'il n'y a que le premier pas qui
coûte, foutre 1 l'imposteur, après avoir une fois trouvé des dupes,
imagina d'autres sornettes pour embêter les sots qui l'écoutaient.
Il se joignit ensuite à d'autres fourbes qui lui servirent de pail-
lasses, et qui imaginèrent d'autres tours de force pour jeter de la
poudre aux yeux. Voilà, foutre! la véritable origine du métier de
calotin, qui est devenu si bon pour ceux qui l'exerçaient, et si
funeste pour les peuples qui se sont laissé gourer par ces bate-
leurs. C'est donc, foutre ! parce que de pauvres badauds, qui ne
savaient ni À ni B, n'avaient pas examiné pourquoi les chats se
grattaient, c'est parce qu'ils ne savaient pas toute la science qu'il
y a dans les oreilles d'un âne, qu'ils ont eu des prêtres, et que le
chancre du fanatisme a si longtemps rongé l'espèce humaine.
Si on veut également remonter au premier roi, on trouvera un
brigand farouche et cruel, un véritable chouan, qui n'a eu d'autre
mérite que d'avoir une crinière plus longue et plus noire que
celle des autres sauvages, et de savoir jouer du bâton à deux
bouts. Voilà, foutre! le premier sceptre qui a existé sur la terre :
ce n'était qu'un casse-tête qui servait à ce mangeur d'hommes à
fendre les crânes de ceux qui osaient lui disputer la meilleure
part de la chasse...
524 RÉVOLUTION
Les tyrans, foutre 1 qui savent bien que leur pouvoir est fondé
sur rignorance, ont grand soin de Tentretenir, car il ne faut qu'un
souffle de la raison pour renverser tous leurs châteaux de cartes.
Us protègent la superstition , parce que la superstition abrutit
rhomme et lui ôte son courage et son énei^ie...
Il faut donc, foutre ! que tous les bougres qui ont du sang dans
les veines, et qui savent aussi que la raison est la botte secrète
pour tuer la tyrannie, ne cessent de prêcher la raison; il faut
donc, si on veut sincèrement établir la liberté, combattre, étouffer
les préjugés'; il faut instruire tous les hommes : car, foutre! si
nous continuons de laisser toujours tous les œufs dans le même
panier, c'est-à-dire si les sans-culottes ne peuvent se procurer
autant d'instruclion que les riches, bientôt ils redeviendront es-
claves ; il y aura bientôt un accaparement de science, et les gueux
porteront toujours la besace.
Ahl foutre! si TAssemblée constituante avait joué beau jeu bel
aident ; si elle avait été de bonne foi comme la Convention, les
écoles primaires seraient établies depuis quatre ans, et il n'y au-
rait pas un seul sans-culotte dans toute retendue de la République
qui ne sût lire et écrire. Nous ne serions pas à la merci des gens
de loi et des calotin^, qui occupent toutes les places, et qui feront
la pluie et le beau temps jusqu'à ce que les sans-culottes soient
instruits. Pour réparer le temps perdu, et pour écraser une bonne
fois toutes les vermines de l'ancien régime, je voudrais que tous
les amis de la liberté se réunissent pour donner un grand coup
de collier à l'instruction publique.
Sociétés patriotiques, quelle belle tâche je vous propose ! Dé-
signez tous les hommes purs et éclairés pour remplir les places
dans les écoles primaires ; chargez- vous vous-mêmes d'instruire
les sans-culottes, et ouvrez, toutes les décades, des cours d'ins-
truction pour les pauvres sans-culottes; donnez des prix à ceux
qui composeront les meilleurs ouvrages pour cette instruction, et
pour les livres élémentaires que la Convention a décrétés; obligez
chacun de vos membres à payer le tribut qu'il doit à la patrie.
Quand tous les hommes qui savent penser et écrire auront couché
leurs idées sur le papier, vous ramasserez tout ce que vous trou-
RÉVOLUTION 555
verez de bon. C'est vous, foutre! qui avez fondé la liberté; mais
ce n'est pas assez, vous devez nous apprendre à la conserver. Dé-
livrez-nous donc du mensonge et de Tignorance, et vous donne-
rez le coup de grâce à toute espèce de tyrannie, foutre!
— Ce n'est qu'avec des lois sévères, dit-il ailleurs, et surtout
par l'éducation, que l'on corrigera les vices et que les bonnes
mœurs s'établiront; mais attendons peu de ceux qui ont sucé le
lait du despotisme et qui ont croupi dans l'esclavage. Les hom-
mes sont comme les arbres : celui qui a été planté par un bon
cultivateur, qui a été greffé à temps, dont les rameaux ont été
émondés, dont une main salutaire a éloigné toutes les plantes vé-
néneuses ou parasites qui auraient dévoré sa sève, croît à vue d'oeil
et rapporte bientôt d'excellents fruits ; mais le triste sauvageon
qui se trouve jeté au hasard sur une terre aride et qui est aban-
donné à lui-même est étouffé par les épines ; les chenilles le dé-
pouillent de sa verdure, et il dessèche sans rien produire.
Non, foutre! non, jamais on n'aura de bons généraux, de bons
magistrats, jusqu'à ce qu'une bonne éducation ait réformé les hom-
mes! Empressons-nous donc de former nos enfants dans les prin-
cipes républicains. Que leurs mères soient leurs nourrices, la
nature l'ordonne ; que les premiers mots qu'elles leur feront bal-
butier soient ceux de liberté et 6!égaliié
Aussitôt que l'enfant républicain marchera, foutre, qu'il soit
placé dans les écoles publiques, où on lui apprendra, avec l'A B C,
la Constitution ; ce sera là son premier catéchisme. Surtout, que
les prêtres n'approchent jamais de lui , car ils corrompraient bien-
tôt sa jeunesse : ils lui apprendraient à être fourbe, orgueilleux,
intrigant. La liberté de>s cultes étant permise, il choisira, quand
il aura l'âge de raison, la religion qui lui conviendra le mieux :
s'il veut être chrétien, sll croit que quelques mots de latin et un
peu d'eau salée puissent laver son âme et effacer un crime qu'il
n'a pas commis, alors il se fera arroser la tête; s'il veut être juif,
il se fera raccourcir tout ce qu'il lui plaira, quoique la nature n'ait
rien fait de trop ; s'il veut adopter la foi de certains peuples in-
diens qui ne veulent manger ni chair ni poisson, qui croiraient
étouffer s'ils avaient dévoré les entrailles d'un être vivant, il fera
5Î6 RÉVOLUTION
bien, foutre 1 car je ne crois pas que les hommes aient le droit de
tout détruire, de s'engraisser du sang des animaux, qui ont autant
coûté au Créateur que Thomme , qui prétend être le roi des ani-
maux, et qui Test en effet, puisqu'il les mange. Je ne serais pas
fâché, foutre ! que tous les habitants de l'univers fussent quakers,
car ces braves gens ont le sang en horreur : ils se laisseraient
plutôt égorger eux-mêmes que de porter la main sur leurs sem-
blables, et c'est dans l'Evangile qu'ils ont puisé ces principes
d'humanité; tandis, foutre! que les prêtres catholiques, cet
Evangile à la main, ont fait égorger la moitié de la terre par
l'autre moitié. Oui, cet Evangile, sans les prêtres, serait le meil-
leur livre que l'on puisse donner aux jeunes gens ; il formerait
leur cœur à la vertu ; ils trouveraient le modèle de toute perfec-
tion dans le bon sans-culotte qui a fait ce livre divin. Je ne con-
nais pas de meilleur jacobin que ce brave Jésus. C'est le fondateur
de toutes les sociétés populaires. Il ne les voulait pas trop nom-
breuses, car il sait que les grandes assemblées dégénèrent pres-
que toujours en cohues, et que tôt ou tard il s'y glisse des
Brissotins. dos Rolandins, des Buzotins. Le club qu'il créa n'était
composé que de douze membres, tous pauvres sans-culottes ; en-
core, dans ce nombre, se glissa-tril un faux frère, appelé Judas :
ce qui signiOe, en langue hébraïque, un Pétion. Avec ces onze
jacobins, Jésus enseigna l'obéissance aux lois, prêcha l'égalité, la
liberté, la charité, la fraternité, fit une guerre étemelle aux prê-
tres, aux financiers, anéantit la religion des Juifs, qui était un
culte sanguinaire; il apprit aux hommes à fouler aux pieds les ri-
chesses, à honorer la vieillesse, à pardonner l'offense. Toute la
sans-culotterie se rangea bientôt autour de lui. Plus les rois, les
empereurs, persécutèrent ses disciples , plus le nombre en aug-
menta. Malheureusement, foutre! l'ivraie se mêle avec le bon blé.
D'autres Judas succédèrent à celui qui le vendit, et, après sa mort^
ils le crucifièrent encore en devenant papes, cardinaux, évêques,
abbés, moines et chanoines. Cette foutue canaille, au nom de ce
divin législateur qui n'aimait que la pauvreté, s'enrichit de la dé-
pouille des sots en imaginant un purgatoire, un enfer, en vendant
au poids de l'or les indulgences ! C'est ainsi, foutre ! que les Feuil-
RÉVOLUTION 527
lants, comme les prêtres, ont voulu perdre la liberté en la désho-
norant et en volant de toutes mains.
En formant le cœur et l'esprit de nos enfants, habituons-les au
travail ; qu*ils apprennent à supporter la fatigue, à endurer le froid
et le chaud ; que leurs bras s^exercent au maniement des armes,
pour défendre leur patrie et puiser la terre de tous les rois et de
tous les monstres qui ne veulent pas le bonheur de Thumauité.
Quels hommes nous aurons dans vingt ans! C'est alors, foutre!
que la République s^établira sur des bases inébranlables. Si elle
rencontre tant d'obstacles, c'est que les hommes ne sont pas assez
mûrs. Chacun veut jouer au fin et tirer son épingle du jeu. Etouf-
fons l'intérêt particulier, et nous ferons le bonheur de tous,
foutre I
Ecoutez le vieux marchand de fourneaux raison-
nant sur la nature de Tliomme et sur sa destinée.
Ceux qui disent que le Père Eternel a fait l'homme à son image
et à sa ressemblance lui font un foutu compliment ; car il n'y a
pas dans le monde d'animal plus méchant que celui qui marche
à deux pieds. Il se vante d'être le chef-d'œuvre de la nature, et
il est pétri de défauts et de vices. Il a des mains fort adroites, et
il ne s'en sert que pour nuire à ses semblables. 11 tire les métaux
du sein de la terre , il leur donne la forme qu'il lui plaît, et il en
fait des armes pour tuer, pour massacrer tout ce qui l'entoure.
Il a l'oi^eil de croire que le morceau de boue qui le compose est
animé par un autre esprit que les autres morceaux de boue, qui
pensent mieux que lui, puisqu'ils se conduisent mieux.
— Te voilà donc dans ton humeur noire, vieux radoteur! Ne
va-t-il pas te prendre fantaisie de marcher à quatre pattes, et de
manger de l'herbe, pour faire croire que tu es plus sage que les
autres hommes 1 II convient bien à un sac à vin tel que toi de
faire des raisonnements à perte de vue et de parler de choses que
tu ne comprends pas ! Tu oses nous comparer avec les brutes ! A
t'en croire, l'instinct des animaux vaut mieux que notre raison.
Vois donc les merveilles que la tête de l'homme a enfantées ; vois
les chefe-d'œuvre qui sortent de ses mains l
528 RÉVOLUTION
Je réponds au bougre d'endormeur qui monte sur ses grands
chevaux pour combattre mon raisonnement qu'il n*est rien de si
facile que de prouver la vérité de ce que j'avance. Oui, foutre 1
il n*y a pas d'animal dans le monde qui n'ait plus d'intelligence
que l'homme, puisque tous trouvent moyen d'exister et d'être
heureux sans avoir besoin des autres. Les petits oiseaux ont en-
core la coquille sur la queue, qu'ils trottinent dans les champs ;
presque aussitôt que leur bec peut s'ouvrir, ils mangent seuls;
tandis qu'il faut pendant deux ou trois ans torcher, empâter
avec de la bouillie, le monstre orgueilleux qui s'appelle homme,
qui prétend être le roi de tous les êtres vivants, et qui l'est en
effet, puisqu'il les mange. Il faut le mener presque autant de
temps à la lisière avant qu'il puisse marcher, et il est obligé de
ramper pendant plusieurs mois, et de porter des bourrelets pour
ne pas se casser le cou quand il essaie de se jucher sur ses deux
pieds.
Jusqu'alors il n'a fait que souffrir et crier ; cependant c'est en-
core le temps le plus heureux de sa vie : car quand il commence
à parler, il devient esclave. Au lieu de jouer, de gambader, comme
il le désire et comme la nature l'exige, il est obligé d'être enfermé
dans une école, entouré de férules, de verges, de martinets. H ne
rit qu'à la sourdine ; il a toujours sur les épaules un cuistre mau-
dit qui le fait bâiller sur un grimoire latin. S'il parle , on le fait
taire; s'il rit, on le fait pleurer; s'il pleure, on veut qu'il rie; s'il
veut se servir de sa main gauche, on lui rappelle la civilité pué-
rile et honnête.
Quand il a enduré ce supplice pendant dix à douze ans, il lui
reste bien d'autres chats à tondre; c'est alors qu'il va manger do
la vache enragée ! Demande-t-il un métier, on lui en donne un
autre; a-t-il du goût pour être militaire, il faut qu'il soit calotin.
Pour se consoler de toutes les misères qu'il a endurées, la vue
d'une jeune fillette fait palpiter son cœur ; il la cherche, elle lui
répond de la prunelle ; tous deux se serrent la main, s'embrassent
innocemment; ils s'aiment, ils semblent faits l'un pour l'autre;
ils croient être unis. Mais un père avare, une mère acariâtre,
mettent leur veto à leur bonheur : l'amoureuse n'est pas assez
RÉVOLUTION 529
riche, ou le garçon n'est pas d'un état assez brillant. Bref, voilà
nos deux aimables enfants séparés pour la vie : le jeune homme
est obligé d'épouser une vieille sempiternelle qui serait sa grand'-
mère ; la fille, un vieux pingre qu'elle abhorre, et qu'elle enrôle
dans la grande confrérie pour s'en venger : les femmes ont du
moins cette consolation.
Voilà, foutre t trait pour trait, le tableau de la vie humaine :
l'enfance se passe dans les larmes, la jeunesse dans le désir, l'âge
viril dans le travail et la peine, et la vieillesse dans les infirmités;
la mort termine tout, et un homme mort ne vaut pas un chien
vivant, foutre!...
On me répond que l'homme a des plaisirs et des jouissances
proportionnés à ses maux. Les animaux sont condamnés à brouter
l'herbe, tandis que nous savourons les mets les plus exquis. Oui,
foutre ! mais pour rassasier notre appétit dévorant, il faut faire
la guerre à toute la nature ; il faut étouffer la colombe pour dé-
vorer sa chair; il faut égorger l'agneau pour manger ses entrailles.
Kous avons de beaux palais où règne l'abondance ; mais à côté est
la cabane du pauvre, où la plus aO'reuse misère existe. Nous cons-
truisons des vaisseaux ; mais c'est pour aller chercher l'or et l'ar-
gent au fond des Indes, et avec ces trésors on nous amène la
corruption. Nous lisons aux astres pour prédire les éclipses, la
pluie et le beau temps ; mais nous ne voyons pas sur la terre le
précipice où nous nous jetons à chaque pas. Nous avons inventé
l'écriture et l'imprimerie ; en sommes-nous plus instruits? en va-
lons-nous mieux? Le grand livre de la nature est ouvert : c'est
celui-là qu'il faudrait consulter ; il nous éclairerait davantage que
toutes les rêveries des marchands d'esprit.
Vous qui voulez être républicains, foutre 1 voyez une fourmi-
lière amasser pendant l'été les provisions de l'hiver. Insectes qui
remuez sur cette partie de la terre, prenez exemple sur ces in-
sectes beaucoup plus sages que vous. Cette famille est encore plus
nombreuse que la vôtre, et elle trouve le moyen de vivre en paix
et de s'approvisionner. Il n'y a pas là de paresseux ni d'ambitieux ;
chacun travaille pour la communauté ; l'un apporte autant que
l'autre ; l'un ne veut pas manger plus que l'autre. Voilà pourquoi
T. VI. t3
530 IIÉVOLUTION
les fourmis vivent en paix. Point de bonheur sans le travail et
l'égalité. Si les bougres qui nous gouvernent, au lieu de vouloir
tout dévorer, comme les aigles et les vautours, n'étaient que des
fourmis laborieuses comme les autres, la République serait bientôt
heureuse et triomphante...
« Le journal d'Hébert, dit Pagaiïel (1), avait pour
objet de familiariser la multitude avec toutes les
matières d'intérêt public : elles y étaient présentées
dans son propre langage , et sous les images les
plus grossières. Il composait ses couleurs et ses
tableaux d'après nature, empruntant l'imagination
€t les pinceaux de tout ce qu'il y avait alors de
femmes bardies, de plus effréné parmi les hom-
mes, étudiant ses modèles sur les quais et dans les
balles, comme Molière avait étudié les marquis à la
cour, les médecins dans les boudoirs, et les savants
dans les Académies.
» Le journal d'Hébert propageait rapidement le
désir et le goût de cette vie oisive et turbulente qui
met le peuple d'une grande ville à la disposition
de tous les partis. Tout conseil, toute maxime,
exprimés dans la langue de la licence et du vice,
étaient accueillis par des lecteurs qui n'en parlaient
pas d'autre, et, leur idiome étant devenu comme
naturel au Père Ducbesne , ils s'attribuaient tout
l'esprit, toutes les saillies, tout le mérite politique
de son journal. C'est ainsi qu'amusant les groupes,
Hébert s'en rendait le maître, et les passait, si je
(I) Essai historique et critique sur la Révolution, t. m, p. 95.
RÉVOLUTION 531
puis parler ainsi, aux mains de Marat, de Robes
pierre et du conseil dirigeant de la Commune.
1^ Au nom seul du Père Duchesne, les deux tiers
de la France étaient glacés de terreur, et pourtant
ceux qui exécraient le plus sa doctrine et ceux à qui
son style était le plus étranger étaient également
empressés à lire son obscène journal ; ils le deman-
daient avec une sorte d'ostentation , ils en parlaient
avec une joie simulée : c'était une manière de sor-
tir des rangs des suspects, et, selon les expres-
sions du Père Duchesne, de se sans-culottiser. L'i-
mage de l'orateur fumant sa pipe et pétrissant ses
fourneaux était chaque jour étalée comme une sau-
vegarde sur la toilette des plus jolies femmes, dans
les cabinets des savants , dans les salons des ri-
ches et sur les comptoirs du commerce. Les Giron-
dins, les modérés, traversaient les salles et arri-
vaient jusqu'aux banquettes souriant à la lecture
du Père Duchesne. Le front méditatif de S
(Sièyes, probablement) lui-même brillait de gaîté,
et ses lèvres jouaient l'approbation lorsque, dans
les couloirs ou sur le siège, il lisait la feuille pro-
tectrice.
» Je ne sais si quelque annaliste jaloux de con-
server pour l'instruction de la postérité les écrits
de ce temps, qui attestent les erreurs.des uns et les
crimes de tant d'autres, a pu dérober cetle produc-
tion à la fureur des vengeances ; il est à désirer
53S RÉVOLUTION
qu'elle passe aux derniers âges, pour lesqiiels rhis-
toîre complète de notre révolution, son origine,
ses progrès, ses déviations et son dénouement se-
ront à la fois une source d'instruction et un sujet
de curiosité.
» Avec quel étonnement nos neveux apprendront
que l'auteur de ce journal, qui, chaque jour, appe-
lait la multitude à l'insubordination , les déposi-
taires de l'autorité à l'injustice, et les deux sexes
au mépris de la décence du langage et des mœurs ;
qui, pour ramener tous les hommes à l'égalité, n'é-
levait aucun rang, mais les faisait tous descendre
dans la classe la plus grossière et la plus abjecte ;
qu'Hébert n'était rien moins, avant cette époque,
que grossier, immoral et féroce 1 Une physionomie
douce, une gaîté aimable, un esprit orné, le distin-
guaient parmi les révolutionnaires , et son éduca-
tion ainsi que ses talents promettaient bien autre
chose à la société que la composition d'une feuille
séditieuse , et à lui-même une autre fin que l'écha-
faud. »
Il n'en était pas, en effet, d'Hébert comme de
Marat. Sa mise était aussi soignée, ses manières
aussi polies, que son style était cynique, déver-
gondé. Il était petit, mince, avec des cheveux
blonds, les yeux bleus, la figure la plus douce»
« Sous le masque brutal et rébarbatif qu'il avait
adopté, dit l'historien des Femmes célètres de la
RÉVOLUTION 533
Révolution^ M. LairtuUier, d'après la Révolution en
Vaudevilles, il cachait l'extérieur le plus agréable et
les manières les plus élégantes. Chez lui se réunis-
sait une société tout épicurienne, à laquelle prési-
dait unç des femmes les plus spirituelles du temps,
Marie Goupil, ex-religieuse du couvent de la Con-
ception Saint-Honoré, à Paris, devenue sa femme» ,
et dont Robespierre, dit-on, aimait beaucoup la
conversation.
Hébert enfin était tout l'opposé de ce qu'on se le
représenterait d'après ses écrits.
Sur mon journal une horrible pQurc
Me présentait en perruque de crin ;
Mais, en effet, fêtais un muscadin.
Et seulement sans-culotte en peinture,
dit une sorte de complainte intitulée : Histoire de
la conjuration du Pire Duchesne^ et ses adieux à sa
Jacqueline.
Adieu, projets 1 adieu, ma Jacqueline !
Innocemment j'ai voulu m* agrandir ;
Pour récompense on va me raccourcir, '
Tai cru régner,,, et Von me guillotine.
J'ai dit quelle avait été la vogue du Père Du-
chesne ; on ne sait que trop quelle influence exerça
sur la marche de la Révolution cet homme abomi-
nable, cent fois pire encore que Marat, et qui pré-
tendait, dit Danton, que sa pipe ressemblait à la
trompette de Jéricho, et que, lorsqu'il avait fumé
5:^8 RÉVOLUTION
Je réponds au bougre d'endormeur qui monte sur ses grands
chevaux pour combattre mon raisonnement qu'il n'est rien de si
facile que de prouver la vérité de ce que j'avance. Oui, foutre l
il n'y a pas d'animal dans le monde qui n'ait plus d'intelligence
que l'homme, puisque tous trouvent moyen d'exister et d'être
heureux sans avoir besoin des autres. Les petits oiseaux ont en-
core la coquille sur la queue, qu'ils trottinent dans les champs ;
presque aussitôt que leur bec peut s'ouvrir, ils mangent seuls;
tandis qu'il faut pendant deux ou trois ans torcher, empâter
avec de la bouillie, le monstre orgueilleux qui s'appelle homme,
qui prétend être le roi de tous les êtres vivants, et qui l'est en
effet, puisqu'il les mange. Il faut le mener presque autant de
temps à la lisière avant qu'il puisse marcher, et il est obligé de
ramper pendant plusieurs mois, et de porter des bourrelets pour
ne pas se casser le cou quand il essaie de se jucher sur ses deux
pieds.
Jusqu'alors il n'a fait que souffrir et crier ; cependant c'est en-
core le temps le plus heureux de sa vie : car quand il commence
à parler, il devient esclave. Au lieu de jouer, de gambader, comme
il le désire et comme la nature l'exige, il est obligé d'être enfermé
dans une école, entouré de férules, de verbes, de martinets. Il ne
rit qu'à la sourdine ; il a toujours sur les épaules un cuistre mau-
dit qui le fait bâiller sur un grimoire latin. S'il parle , on le fait
taire; s'il rit, on le fait pleurer; s'il pleure, on veut qu'il rie; s'il
veut se servir de sa main gauche, on lui rappelle la civilité pué-
rile et honnête.
Quand il a enduré ce supplice pendant dix à douze ans, il lui
reste bien d'autres chats à tondre; c'est alors qu'il va manger de
la vache enragée ! Demande-t-il un métier, on lui en donne un
autre; a-t-il du goût pour être militaire, il faut qu'il soit calotin.
Pour se consoler de toutes les misères qu'il a endurées, la vue
d'une jeune fillette fait palpiter son cœur : il la cherche, elle lui
répond de la prunelle ; tous deux se serrent la main, s'embrassent >
innocemment; ils s'aiment, ils semblent faits l'un pour Tautre; }
ils croient être unis. Mais un père avare, une mère acariâtre,
mettent leur veto à leur bonheur : l'amoureuse n'est pas assez
RÉVOLUTION 529
riche, ou le garçon n'est pas d'un état assez brillant. Bref, voilà
nos deux aimables enfants séparés pour la vie : le jeune homme
est obligé d'épouser une vieille sempiternelle qui serait sa grand'-
mère ; la fille, un vieux pingre qu'elle abhorre, et qu'elle enrôle
dans la grande confrérie pour s'en venger : les femmes ont du
moins cette consolation.
Voilà, foutre t trait pour trait, le tableau de la vie humaine :
l'enfance se passe dans les larmes, la jeunesse dans le désir, l'âge
viril dans le travail et la peine, et la vieillesse dans les infirmités ;
la mort termine tout, et un homme mort ne vaut pas un chien
vivant, foutre!...
On me répond que l'homme a des plaisirs et des jouissances
proportionnés à ses maux. Les animaux sont condamnés à brouter
rherbc, tandis que nous savourons les mets les plus exquis. Oui,
foutre 1 mais pour rassasier notre appétit dévorant, il faut faire
la guerre à toute la nature ; il faut étouffer la colombe pour dé-
vorer sa chair; il faut forger l'agneau pour manger ses entrailles.
Kous avons de beaux palais où règne l'abondance ; mais à côté est
la cabane du pauvre, où la plus affreuse misère existe. Nous cons-
truisons des vaisseaux ; mais c'est pour aller chercher l'or et l'ar-
gent au fond des Indes, et avec ces trésors on nous amène la
corruption. Nous lisons aux astres pour prédire les éclipses, la
pluie et le beau temps ; mais nous ne voyons pas sur la terre le
précipice où nous nous jetons à chaque pas. Nous avons inventé
l'écriture et l'imprimerie ; en sommes-nous plus instruits? en va-
lons-nous mieux? Le grand livre de la nature est ouvert : c'est
celui-là quMl faudrait consulter ; il nous éclairerait davantage que
toutes les rêveries des marchands d'esprit.
Vous qui voulez être républicains, foutre! voyez une fourmi-
lière amasser pendant l'été les provisions de l'hiver. Insectes qui
remuez sur cette partie de la terre, prenez exemple sur ces in-
sectes beaucoup plus sages que vous. Cette famille est encore plus
nombreuse que la vôtre, et elle trouve le moyen de vivre en paix
et de s'approvisionner. Il n'y a pas là de paresseux ni d'ambitieux;
chacun travaille pour la communauté ; l'un apporte autant que
l'autre ; l'un ne veut pas manger plus que l'autre. Voilà pourquoi
T. VI. 23
536 RÉVOLUTION
toniierre ! Les enfaDts de la liberté ne peuvent pas mieux être
commandés que par celui qui en est le plus ferme appui. Le
hausse-col figurera bien sous le menton de ce grand patriote. Oh î
pour celui-là, sacrédié ! il n'ira pas faire des courbettes auprès
de M. Moithié ; il est en état de lui faire des leçons en manière
d'avis, d'un grand goût. Il fera bien ; au lieu de lui foutre de l'en-
censoir par le nez, il surveillera toutes ses démarches. C'est que
Mirabeau est un fier bougre, qui sait lire dans l'écriture d'un livre,
n faudrait être bougrement fin pour lui en donner à garder !
Jean Bart s'élevait contre la manie du clubisme :
. On ne parle plus maintenant que clubs, qu'assemblées, que
tripots patriotiques. Ehl je me fous bien, ventre mille dieux! de
tnut ce sacré patriotisme à la toise 1... Je rencontre partout des
babillards, des motionnaires^ des motionneux, et, au milieu de ce
gâchis, il n'y a pas encore assez de Français. Et puis, admirez la
contradiction ! la France se soulève contre l'esprit de parti ; elle
sait combien les marchands de bons dieux ont été nuisibles à son
bonheur : elle supprime les moines! Eh bien! j'entre dans une so-
ciété où je suis inconnu. — Qu'est-ce que c'est que cet babit bleu-
là, avec sa grande culotte? — Madame, c'est M. Jean Bart. —
Est-il Cordelier? est-il Prémontré? est-il Feuillant? est-il Jacobin?
— Je suis marin, foutre. Madame; Français pour la vie, et pas
foutu pour être moine. — Vous n'êtes pas au courant, monsieur
le marin. — Triple Dieu ! je vous demande mille millions d'excuses!
Mais je croyais, comme un jeanfoutre, que l'homme libre ne pou-
vait s'honorer d'un titre plus beau que celui de Français!... Ja-
cobin ! Eh ! je me fouts bien d'aller dans une église où des moines
•criminels de lèse<nation armèrent Jacques Clément pour frapper
Henri III, et firent croquer une hostie à ce scélérat? Et c'est du
nom de Jacobin que vous déshonorez de bons patriotes ; car il y
en a dans cette société... Jacobin! Je hais ce nom, et j'embrasse
les vrais Français que la malheureuse mode a transformés en ja-
■cobiuaille. Ces bougres-là sont mes frères, et je rejette avec exé-
cration tous ceux qui osent avec une carte se dire bons citoyens,
RÉVOLUTION 63T
et achètent pour six francs de patriotisme. Point de partis, nom
d*un million de boulets rames! Point de partis! Tesprit de corps
est le poison de la liberté.
Le Père Duchesne de la rue du Vieux-Colombier,
le véritable Père Duchesne, foutre ! était bien autre-
ment enragé.
Avertissement du Père Duchesne à tous les citoyens et clubs pa-
triotiques au sujet d*un décret contre la liberté de la presse
dont on nous menace, en profitant de la présidence de M. Dan-
dré.
Si cela arrive, Père Duchesne est foutu. D'abord ce ne sont pas
les pandours de Léopold et les soldats du pape que je crains,
nous n'en aurons pas pour deux bouchées. Nos plus cruels enne-
mis ne sont pas sur la frontière; ils sont, foutre, tous au cœur
de la France , je veux dire au château des Tuileries, au Manège,
au Département, à la Mairie, à la place de Grève et dans la rue
de rUniversité.
Bons bougres de patriotes qui écrivez du soir au matin, vous
jouissez de votre reste, je vous en avertis. Donnez-vous-en, ce
sera pour longtemps. Gare à nous tous, voilà Dandré président
pour la troisième fois!....
Au reste, je m'en foutrais encore : qu'est-ce que ça me ferait
qu'un Maury, un Bonnal, ci-devant évèque de Clermont, soit pré-
sident, pourvu que l'Assemblée ne soit pas... vous m'entendez?
jusqu'aux os? Mais pour cette fois, Père Duchesne est foutu. Je
n'ai pas plus de courage qu'une catin du château de Versailles ou
des Tuileries. On me verra foutre par mes fenêtres, un de ces
jours, mes caractères et toute la boutique. Aussi bien, à quoi me
vont-ils servir à présent? A charger mon fusil à mitraille et à
marcher contre les Capets.
Î3.
6:^8 RÉVOLUTION
Je réponds au bougre d'endormeur qui monte sur ses grands
chevaux pour combattre mon raisonnement qu'il n'est rien de â
facile que de prouver la vérité de ce que j'avance. Oui, foutre I
il n'y a pas d'animal dans le monde qui n'ait plus d'intelligence
que l'honune, puisque tous trouvent moyen d'exister et d'être
heureux sans avoir besoin des autres. Les petits oiseaux ont en-
core la coquille sur la queue, qu'ils trottinent dans les champs ;
presque aussitôt que leur bec peut s'ouvrir, ils mangent seuls;
tandis qu'il faut pendant deux ou trois ans torcher, empâter
avec de la bouillie, le monstre orgueilleux qui s'appelle homme,
qui prétend être le roi de tous les êtres vivants, et qui l'est en
effet, puisqu'il les mange. Il faut le mener presque autant de
temps à la lisière avant qu'il puisse marcher, et il est obligé de
ramper pendant plusieurs mois, et de porter des bourrelets pour
ne pas se casser le cou quand il essaie de se jucher sur ses deux
pieds.
Jusqu'alors il n'a fait que souffrir et crier ; cependant c'est en-
core le temps le plus heureux de sa vie : car quand il commence
à parler, il devient esclave. Au lieu de jouer, de gambader, comme
il le désire et comme la nature l'exige, il est obligé d'être enfermé
dans une école, entouré de férules, de verges, de martinets. II ne
rit qu'à la sourdine ; il a toujours sur les épaules un cuistre mau-
dit qui le fait bâiller sur un grimoire latin. S'il parle , on le fait
taire; s'il rit, on le fait pleurer; s'il pleure, on veut qu'il rie; s'il
veut se servir de sa main gauche, on lui rappelle la civilité pué-
rile et honnête.
Quand il a enduré ce supplice pendant dix à douze ans, il lui
reste bien d'autres chats à tondre; c'est alors qu'il va manger de
la vache enragée ! Demande-t-il un métier, on lui en donne un
autre; a-t-il du goût pour être militaire, il faut qu'il soit calotin.
Pour se consoler de toutes les misères qu'il a endurées, la vue
d'une jeune fillette fait palpiter son cœur ; il la cherche, elle lui
répond de la prunelle ; tous deux se serrent la main, s'embrassent
innocemment; ils s'aiment, ils semblent faits l'un pour l'autre;
ils croient être unis. Mais un père avare, une mère acariâtre,
mettent leur veto à leur bonheur : l'amoureuse n'est pas assez
RÉVOLUTION 529
riche, ou le garçon n'est pas d'un état assez brillant. Bref, voilà
nos deux aimables enfants séparés pour la vie : le jeune homme
est obligé d'épouser une vieille sempiternelle qui serait sa grand'-
mère ; la fille, un vieux pingre qu'elle abhorre, et qu'elle enrôle
dans la grande confrérie pour s'en venger : les femmes ont du
moins cette consolation.
Voilà, foutre! trait pour trait, le tableau de la vie humaine :
l'enfance se passe dans les larmes, la jeunesse dans le désir, l'âge
viril dans le travail et la peine, et la vieillesse dans les infirmités;
]a mort termine tout, et un homme mort ne vaut pas un chien
vivant, foutre!...
On me répond que l'homme a des plaisirs et des jouissances
proportionnés à ses maux. Les animaux sont condamnés à brouter
Vberbc, tandis que nous savourons les mets les plus exquis. Oui,
foutre ! mais pour rassasier notre appétit dévorant, il faut faire
la guerre à toute la nature ; il faut éloufTer la colombe pour dé-
vorer sa chair; il faut égorger l'agneau pour manger ses entrailles.
Nous avons de beaux palais où règne l'abondance ; mais à côté est
la cabane du pauvre, où la plus affreuse misère existe. Nous cons-
truisons des vaisseaux ; mais c'est pour aller chercher l'or et l'ar-
gent au fond des Indes, et avec ces trésors on nous amène la
corruption. Nous lisons aux astres pour prédire les éclipses, la
pluie et le beau temps ; mais nous ne voyons pas sur la terre le
précipice où nous nous jetons à chaque pas. Nous avons inventé
l'écriture et l'imprimerie ; en sommes-nous plus instruits? en va-
lons-nous mieux ? Le grand livre de la nature est ouvert : c'est
celui-là quMl faudrait consulter ; il nous éclairerait davantage que
toutes les rêveries des marchands d'esprit.
Vous qui voulez être républicains, foutre 1 voyez une fourmi-
lière amasser pendant l'été les provisions de l'hiver. Insectes qui
remuez sur cette partie de la terre, prenez exemple sur ces in-
sectes beaucoup plus sages que vous. Cette famille est encore plus
nombreuse que la vôtre, et elle trouve le moyen de vivre en paix
et de s'approvisionner. Il n'y a pas là de paresseux ni d'ambitieux ;
chacun travaille pour la communauté ; l'un apporte autant que
l'autre ; l'un ne veut pas manger plus que l'autre. Voilà pourquoi
T. VI. 23
532 RÉVOLUTION
qu'elle passe aux derniers âges, pour lesqtiels l'his-
toire complète de notre révolution, son origine,
ses progrès, ses déviations et son dénouement se-
ront à la fois une source d'instruction et un sujet
de curiosité.
» Avec quel étonnement nos neveux apprendront
que l'auteur de ce journal, qui, chaque jour, appe-
lait la multitude à l'insubordination , les déposi-
taires de l'autorité à l'injustice, et les deux sexes
au mépris de la décence du langage et des mœurs ;
qui, pour ramener tous les hommes à l'égalité, n'é-
levait aucun rang, mais les faisait tous descendre
dans la classe la plus grossière et la plus abjecte ;
qu'Hébert n'était rien moins, avant cette époque^
que grossier, immoral et féroce 1 Une physionomie
douce, une gaîté aimable, un esprit orné, le distin-
guaient parmi les révolutionnaires , et son éduca-
tion ainsi que ses talents promettaient bien autre
chose à la société que la composition d'une feuille
séditieuse , et à lui-même une autre fin que l'écha-
faud. »
11 n'en était pas, en effet, d'Hébert comme de
Marat. Sa mise était aussi soignée, ses manières
aussi polies, que son style était cynique, déver-
gondé. Il était petit, mince, avec des cheveux
blonds, les yeux bleus, la figure la plus douce.
« Sous le masque brutal et rébarbatif qu'il avait
adopté, dit l'historien des Femmes cétéires de la
RÉVOLUTION 533
Révolution, M. LairtuUier, d'après la Révolution en
Vaudevilles, il cachait Textérieur le plus agréable et
les manières les plus élégantes. Chez lui se réunis-
sait une société tout épicurienne, à laquelle prési-
dait unç des femmes les plus spirituelles du temps,
Marie Goupil, ex- religieuse du couvent delaCon-
*
ception Saint-Honoré, à Paris, devenue sa femme» ,
et dont Robespierre, dit-on, aimait beaucoup la
conversation.
Hébert enfin était tout l'opposé de ce qu'on se le
représenterait d'après ses écrits.
Sur mon journal une horrible figure
Me présentait en perruque de crin ;
Mais, en effet, fêtais un muscadin.
Et seulement sans-culotte en peinture,
dit une sorte de complainte intitulée : Histoire de
la conjuration du Pire Duchesne , et ses adieux à sa
Jacqueline.
Adieu, projets I adieu, ma Jacqueline !
Innocemment j'ai voulu m' agrandir;
Pour récompense on va me raccourcir, '
Tai cru régner.,, et Von me guillotine.
J'ai dit quelle avait été la vogue du Père Du-
chesne ; on ne sait que trop quelle influence exerça
sur la marche de la Révolution cet homme abomi-
nable, cent fois pire encore que Marat, et qui pré-
tendait , dit Danton , que sa pipe ressemblait à la
trompette de Jéricho, et que, lorsqu'il avait fumé
54t RÉVOLUTION
que se trouvent les seuls renseignements que nous
possédions sur cet écrivain , que , tout naturelle-
ment, ils \ilipendent à Tenvi.
« Sans préjudice des libelles que le mouchard
Estienne Languedoc fait imprimer tous les jours, il
vient de répandre, à six sols la douzaine, le premier
numéro d'un journal intitulé le ÇorUre^Poison. Cette
feuille paraîtra trois fois la semaine; chaque nu-
méro, composé de seize pages, sera un recueil com-
plet de calomnies contre les patriotes deTAssemblée
nationale, le club des Jacobins, et surtout les vain-
queurs de la Bastille. Sa fabrique est établie chez
Sentier l'aîné, imprimeur, rue de Bussy, n® 9. Les
amateurs des productions du sieur Estienne pour-
ront également s'adresser, pour souscrire , rue de
Bourbon , à l'hôtel du Cheval blanc , où on trouve
aussi des collections du Journal des Halles, de la
Râpée ^ du Rogomiste, etc. »
Ils lui attribuent encore un Cicéron à Paris , qui
parut en 1 791 , et un faux Ami du Peuple , c rapso-
die dégoûtante répandue gratis pour endormir le
peuple en attendant qu'on l'égorgé. » Voici quelques
échantillons de la manière d'Estienne, tirés du
Journal de la Râpée ou de ça ira, ça ira, et du
Journal des Halles.
Grfind spécifique contre r aristocratie.
Comme je ne nous estimons pas tant seulement foutu pour faire
des matelottes, ousce que, dans la science de cette cuisine-là J*ont
RÉVOLUTION Si3
une vc^e que faut y voir, mais j'adonuons aussi notre temps i
instruire le public qui veut être savant des nouvelles, je venons
d'apprendre un remède contre VariELocratie, quej'allons l'y don-
ner pour qu'il s'en serve dans l'occasion...
Prenez un« portion de sel essentiel de salpêtre, avec égal quan-
tité de charbon et de soufre ; miles eruemite ef la réduisez en pou-
dre; formez des boles d'extraits de mine de plomb, et faites infuser
le tout dans un fui/ou d'aeier. Administrez le remède par injection.
S'adresser, au surplus, pour la roauière de l'administrer, i
H. Bainave, l'un des députés à l'Assemblée naliouale, et, pour
s'assurer de ses heureux effets, à M. Cazalës, son confrère. On
croit qu'il est boo pour la Conslitulion. Quel que soit le tempé-
rament du malade auquel le remède est administré, qu'il garde le
lit le plus loi^lemps possible.
(/oumol de la Mpée, rfi 5.)
J'enlendons tous les jours gueuler à nos oreilles du papier où
je ne voyons goutte, qui perle de mille histoires dont je n'avons
que bire. Comme il y a trop d'esprit pour nous dans ces pape-
rasses, j'avons imaginé, dana notre manière de voir, d'en faire
imprimer un que les gens de notre sorte puissionl entendre, sans
avoir besoin d'avoir fai4 leux études, ni de savoir le latin. Le Jour-
nal des Halles nous a paru notre fait. C'est pour cela que j'en
hasardons un numéro pour afin de voir si on pourra y mordre.
J'avertissons d'avance que je dirons sans gène tout ce que j'au-
rons sur le cœur, et que je ne prendrons jamais des gants et des
mitaines quand j'aurons quelque rancune contre quelqu'un, et
que je mènerons tambour battant, mèche allumée, quiconque
n^ra pas droit son chemin, ou voudra s'écarter du drapeau. En
voilà assez de dit; il faut venir au fait, sans tant tourner autour
du pot.
[Journal des Halles, d9 4"
Ce ne sont pas les aristocrates que j'avons à craindre,
ont reçu leur coup de grâce; mais c'est une autre clii;
s'assemble aux Jacobins de la rue Saint-Honoré, qui, si oi
sait faire, nous mettrait bientôt dedans, sans que nous i
544 RËYOLUTION
doutions. Us se font appeler les Amis de la Constitution, et avec
ce nom ils sont les plus grands ennemis du roi, car ils voudraient
en faire un roi en peinture, qu'on puisse mener par le nez. Mais
ça ne fait pas notre compte. Je voulons avoir un roi qui puisse
se mêler des affaires, sans cependant y nuire ; un roi à qui il ne
soit pas possible de faire le mal, mais qui ait le droit de faire le
bien. Mais non ; les jacobinistes n'entendent point cela ; ils ont
une autre manière de voir, et, avec leur grand mot : liberté, ils
vous fourrent droit comme un i dans Tesclavage.
. — Je devons en conscience avertir messieurs de la nation que
ces agrefins dont le duc d'Orléans se servit pour faire ameuter le
fauboui^ Saint- Antoine, brûler la maison de Réveillon; que les
maquereaux et les chevaliers de la manchette de ce prince ; que
ses gouines, Lameth, Barnave, Duport, d'Aiguillon, Marat, Danton,
Linguet, font leur impossible pour afin de nous donner le change
sur le compte de ce prince manqué ; qu'ils mettent tout le monde
en ribotte pour nous empaumer ; que ce sont encore eux qu'avont
mis le feu aux étoupes entre les vainqueurs de la Bastille et les
gardes-françaises, pour pouvoir encore pécher en eau trouble.
Dans une autre feuille, il suppose que Danton
rend ses comptes à Philippe-Capon :
Pour un lit bleu donné à Camille Desmoulins, 4 ,800 livres ;
donné à l'Ami du Peuple, pour l'engager à faire fermenter les es-
prits, à allumer le feu de la guerre civile, à calomnier le roi el
l'Assemblée nationale, à détracter Meunier, Lafayette, etc., la
somme de 3,000 livres.
— L'aboyeur Marat, qui se dit l'Ami du Peuple , lorsqu'il est
monté sur ses échasses, est un sacré gredin qui s'est vendu à un
autre gredin qu'on appelle Danton, grand dogue de la république
des Cordeliers, qui, à son tour, est vendu depuis longtemps an
grand gredin le duc d'Orléans. Ainsi voilà une chaîne de gredins
qui ne nous pèseront pas une once, maintenant que je savons de
quoi y retourne.
RÉVOLUTION 645
Avis de M. Josse pour que ça aille.
Si vous voulez que ça aille, reoToyez les districts, et ne leur
laissez que la sonnette, dont ils auront toujours besoin.
Ne nommez Danton à aucune place, à moins que ce n'en soit
une de juré crieur, et ça ira.
Mettez un bâillon dans la gueule de Marat, et ça ira.
Méfiez-Yous, comme d'un voleur de foire, de Philippe-Capon
(d'Orléans), et ça ira.
Ne vous laissez pas jeter de la poudre aux yeux par les Lameth,
Barnave, Dupont, et toute la clique, et ça ira.
Anéantissez les Jacobins, comme vous avez anéanti les Capu-
cins, et ça ira.
Conservez comme la prunelle de votre œil M. de Lafayette, et
ça ira.
Mettez en déroute tous les motionnaires et les faiseurs d'écrits
incendiaires, et ça ira.
On aurait pu croire le Père Duchesne bien mort
a\ec Hébert et ses successeurs immédiats ; on le vit
pourtant reparaître sous le Directoire, au milieu de
cette recrudescence de la presse dont j'ai esquissé
le tableau.
La Bibliothèque impériale possède quarante-deux
numéros de ce dernier des Père Duchesne. (1) Le
n® 1®^ est précédé d'un avis, signé Labisol, ainsi
conçu :
(1) Je rencontre pourtant encore un Père Duchesne en mai 1815, criant bien
haut sa « grande joie de voir que les Parisiens allaient une seconde fois sauver la
France » ; mais c'était un ridicule anachronisme.
548 RÉVOLUTION
Et a décrété que le Père Duchesne serait pourchassé comme
un vaurien, malgré son costume républicain ; qu'il sera, de plus,
sans broncher, iiadt un message au conseil des Cinq-Cents à reffet
de déclarer, à la face de la République, que les b et les f.....
mettaient la patrie en danger, et qu'il soit, sans plus barguigner,
lancé les mille millions do foudres législatives contre les sacn-
pans de b et de f , dont le gros Père Duchesne écorche
militairement les oreilles de chien de tous les honnêtes gens des
galeries du Palais-Royal.
FIN DU SIXIEME VOLUME
'r\
i^
TABLE
NOTICES SUR LES PRINCIPAUX JOURNAUX ET JOUR-
NALISTES DE LA RÉVOLUTION. (Suite.) 5
Maràt. — L'Ami du Peuple. 7
Faéron. — VOrateur du Peuple, 800
Taluen. — L'Ami des Citoyens. %V7
LouYET. — La Sentinelle. 240
CÉRUTTi, Rabaud Saint-Etienne, Grocyelle, Ginguené,
Lequinio. — La Feuille villageoise. — Journal des La-
boureurs. 254
Barère. — Le Point du Jour. 272
Robespierre. — Le Défenseur de la Constitution. 279
GoRSAS. — L$ Courrier de Versailles à Paris, etc. 296
PrudhommEi Loustalot, Tournon. — Révolutions de Paris. 317
Mercier et Carra. — Annales patriotiques et littéraires. 365
Fauchet, BoNNEvaLB. — Le Cercle social. — La Boiche
de Fer. — Journal des Amis. — BuUetin des Amis de la
Vérité. 377
550 TABLE
Babeuf. — L0 Tribun du Peuple. 41 i
JouHNAUX DBS Clubs. — Joumal des Amis de la Constp"
tution. — Joumal des Débats de la Société des Amis de
la Constitution séante aux Jacobins. — Joumal de la
Montagne. — Joumal du Club des Cordeliers. — Joumal
des Clubs. 43t
Joumal de la Société des Amis de la Constitution monar-
chique. — Joumal des Impartiaux. — Joumal de la So-
ciété de 4789. — Joumal des Amis de la Paix. 447
Le Père Duchesne, — Lemaire. — Hébert. 45Î
r
I
FIN D^ LA TABLE.
/