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Full text of "Histoire politique et littéraire de la presse en France;"

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I 


HISTOIRE 


DE 


LA  PRESSE 


EN  FRANGE 


AltBçoD.  —  Typ.  de  Poulei-Maltstf»  et  De  Broisr 


HISTOIRE 

POLITIQUE    BT    LITTÉRAIRE 

LA  PRESSE 

EN  FRANCE 

AVEC     DNB     INTKOVUCTIUN     HISTOKIQUB    SUB     LES 

ORIGINES  DU  JOURNAL 

BIBUOGRAPSIB  GÉNÉRALE  DES  JOCBNADX 

DEPDU  L£IIt   OBUIINE 

EUGÈNE  HATIIS 

TOXB  SIXIÈME 


PARIS 
POULKI-UALASSIS  ET  DE  6R0I8E 

IHFBIHEIBS-LIBBllBES^DtTKDIU 
9,  TDC  des  Besux-Arta 

4860 

Tr-iductloD  ot  reproducbuD  riwrvéo 


HISTOIRE 

POLITIQUE  ET   LITTÉRAIRE 

DE  LA 

PRESSE  EN  FRANCE 


LA   PRESSE   MODERNE 

089.1860 


NOTICES 

SUR 

LES  PRINCIPAUX  JOURNAUX  ET  JOURNALISTES 

DE    LA    RÉVOLUTION 

(Suite) 


LA  PRESSE 
PENDANT  LA  RÉVOLUTION 


HàRâT 

VAmi  du  Peuple 

J'ai  Icmgtemps  hésité  sur  la  place  que  je  ferais  à 
VAmi  du  Peuple  dans  cette  galerie.  Il  s'exhale  de 
cette  fange  sanglante,  quand  on  y  veut  fouiller, 
une  odeur  nauséabonde  qui  soulève  le  cœur,  et 
qui  m'avait  bientôt  rebuté.  Je  finis  cependant  par 
vaincre  ma.  répugnance,  et  j'eus  le  courage  d'aller 
imqu'au  bout.  C'était  en  quelque  sorte  une  néces* 
site  de  mon  rôle  ;  je  me  sentais  même  d'autant 
{dus  obligé  que  VAmi  du  Peuple  n'est  que  tressa- 
l^uement  connu  :  il  n'a  jamais  été,  que  je  sach^, 
sérieusement  étudié  (1).  Et  cependant  Marat,  quoi 

(1)  M.  Cabet,  rhistorien  qui,  aTec  les  auteurs  de  V Histoire  parlementaire,  t'est 
le  pins  servi  des  journaux,  et  qu'à  ce  titre  j'aurais  dû  mentionner  plus  t6t,  cite 
teorent  la  feuille  de  Marat  dans  les  deux  premiers  volumes  de  son  Histoire  p»- 
pulatr*  de  la  Révolution,  mais  en  détail  et  sans  un  plan  d'ensemble.  M.  Micfaetot 
donne  une  appréciation  générale  de  Harat  qui  présente  un  grand  caractère  de  vé- 
rité et  d'impartiaUté. 


8  RÉVOLUTION 

qu'on  eu  puisse  penser  et  quelque  horreur  qu'il 
inspire,  n'en  est  pas  moins,  il  faut  bien  le  recon- 
naître, celui  de  tous  les  journalistes  de  la  Révolu- 
tion qui  a  exercé  la  plus  grande,  et  malheureuse- 
ment lapins  pernicieuse  influence.  Il  y  a  d'ailleurs 
dans  l'indomptable  ténacité  qu'il  mit  à  accomplir 
son  œuvre  de  destruction,  ténacité  qui,  appliquée 
à  une  meilleure  cause,  en  eût  pu  faire  un  héros^ 
quelque  chose  qui  saisit,  qui  étonne ,  qui  inspire 
une  sorte  d'intérêt,  je  ne  puis  pas  dire  d'admira- 
tion, qui  enfin  vous  force  de  compter  avec  lui.  Sans 
cesse  poursuivi,  traqué  comme  une  bête  fauve,  il 
ne  se  laisse  pas  un  instant  décourager,  aucune 
crainte  ne  saurait  faire  tomber  de  ses  mains  sa 
plume  redoutée ,  et,  pendant  près  de  quatre  ans , 
il  écrit,  aujourd'hui  dans  un  grenier,  demain  dans 
une  cave,  un  journal  qui  est  devenu  un  monument 
historique,  et  qui,  peut-être,  est  plus  propre  que 
tout  autre  à  éclairer  la  marche  de  la  Révolution. 
Somme  toute,  c'est  là  une  figure  comme  l'histoire 
du  monde  n'en  offre  pas  une  pareille,  et  la  vie  de  ce 
monstre  a,  de  plus,  toute  l'étrangeté  d'un  roman. 

L'histoire  de  ma  vie,  dit-il  lui-même  (20  septembre  1791),  de- 
puis l'instant  où  j'ai  pris  la  plume  pour  défendre  la  patrie  contre 
ses  tyrans,  jusqu'à  celui  où  je  l'ai  posée  ne  pouvant  plus  la  sau- 
ver, est  si  fertile  en  événements  singuliers,  en  mouvements  tu- 
multueux, en  succès,  en  revers,  en  coups  du  sort;  j'ai  combattu 
si  longtemps  contre  la  tyrannie  ;  j'ai  lutté  tant  de  fois  contre  les 
coups  de  la  fortune  ;  j'ai  été  l'objet  de  tant  d'attentats,  de  tant 


RÉVOLUTION  9 

d'outrages,  de  tant  de  diffamations;  j'ai  été  environné  de  tant  de 
périls,  je  leur  ai  échappé  d'une  manière  si  peu  commune,  qu'il 
n'est  peut-être  aucun  roman  dans  le  monde  qui  offre  plus  de  traits 
Beufe  et  piquants  que  le  simple  historique  de  ma  captivité...  Les 
âmes  honnêtes  se  fondraient  de  compassion  si  elles  savaient  que 
les  maux  que  m'ont  faits  les  ennemis  de  la  liberté  ne  sont  que  la 
moindre  partie  de  ceui^  que  j'ai  soufferts;  qu'à  l'ennui,  la  tris- 
tesse, la  cruauté  de  ma  situation  politique,  se  sont  joints  mille 
dégoûts  étrangers;  que,  dévoré  de  chagrins  domestiques  de  toute 
espèce,  j'ai  été  tour  à  tour  la  victime  de  l'indiscrétion,  de  l'infi- 
délité et  de  ma  confiance  aveugle  ;  qu'un  ridicule  amour,  caché 
sous  le  voile  de  l'amitié  pour  me  séduire,  a  puni  mon  insensibilité 
en  m'abreuvant  de  longues  amertumes. 

C'est  dans  un  moment  de  découragement,  alors 
qu'il  était  contraint  de  fuir  devant  le  danger,  que 
Marat  fait  ce  retour  sur  lui-même.  «  Peut-être, 
ajoute-t-il,  emploierai-je  un  jour  à  jeter  le  récit  de 
ma  vie  sur  le  papier  le  repos  que  je  vais  chercher 
dans  une  terre  étrangère,  et  que  je  ne  puis  plus 
espérer  dans  la  patrie  asservie.  »  Malheureusement 
pour  les  curieux ,  il  ne  réalisa  point  ce  projet,  et 
c'est  dans  ses  écrits ,  dans  sa  feuille  si  fameuse, 
qu'il  faut  chercher  les  principaux  épisodes  de  cette 
étrange  existence  (1). 

A  dififérentes  reprises,  cependant,  Marat,  qui  ne 
peut  se  dissimuler  le  dégoût  que  son  nom  seul  sou- 
lève parmi  les  honnêtes  gens,  éprouve  le  besoin  de 
se  justifier,  et,  sous  ce  prétexte,  il  revient  sur  les 

(1)  En  attendaDt  la  réalisation  de  son  projet,  il  en  consigne  dans  son  n»  555  un 
épisode,  selon  lui,  bien  émouvant,  mais  dont  le  récit  ne  fait  cependant  pas  autant 
frémir  qu'il  l'annonce  -,  nous  nous  bornons  à  le  signaler. 

4. 


40  RÉVOLUTION 

commencements  de  sa  vie,  sur  ses  heureuses  dis— 
positions ,  sur  ce  qu'il  a  fait  pour  la  patrie,  et, 
comme  s'il  eût  voulu  chasser  cette  odeur  de  sang 
dont  il  est  imprégné,  il  se  plonge  dans  les  flots 
d'un  encens  grossier.  Nous  le  voyons  porter 
cette  préoccupation  jusqu'au  milieu  du  procès  de 
Louis  XVI,  et,  le  14  janvier  1793,  il  donne  à  ses 
lecteurs  le  Portrait  de  VAmi  du  Peuple,  tracé  par 
lui-même. 

Il  sent  bien  ce  que  cela  a  de  déplacé  ;  il  en  de- 
mande pardon  à  ses  lecteurs.  Ce  n'est  ni  amour- 
propre,  ni  fatuité,  mais  simple  désir  de  mieux 
servir  la  chose  publique.  Comment  lui  faire  un 
crime  de  se  montrer  tel  qu'il  est,  lorsque  les  enne- 
mis de  la  liberté  ne  cessent  de  le  dénigrer,  en  le 
représentant  comme  un  cerveau  brûlé,  un  rêveur, 
un  fou,  comme  un  anthropophage,  un  tigre  altéré 
de  sang,  un  monstre  qui  ne  respire  que  le  carnage, 
et  cela  pour  inspirer  l'effroi  à  Touïe  de  son  nom, 
et  empêcher  le  bien  qu'il  voudrait,  qu'il  pourrait 
faire  ? 

Il  raconte  donc  sa  vie  ah  ovo.  Dès  son  enfance, 
c'était  un  petit  prodige.  Il  est  né  avec  une  âme 
sensible,  une  imagination  de  feu,  un  caractère 
bouillant,  franc,  tenace,  un  esprit  droit,  un  cœur 
ouvert  à  toutes  les  passions  exaltées ,  et  surtout  à 
l'amour  de  la  gloire,  passion  dont  il  était  dévoré 
dès  son  bas  âge,  qui  a  souvent  changé  d'objet  dans 


RÉVOLUTION  41 

les  diverses  périodes  de  sa  vie,  mais  qui  ne  l'a  ja- 
mais quitté  un  instant.  A  cinq  ans  il  aurait  voulu 
être  maître  d'école,  à  quinze  ans  professeur,  au^ 
teur  à  dix-huit,  génie  créateur  à  vingt,  comme  il 
ambitionne  à  ce  moment  la  gloire  de  s'immoler 
pour  la  patrie. 

Il  était  réfléchi  à  quinze  ans,  observateur  à  dix- 
huit,  penseur  à  vingt-un.  Dès  Tâge  de  dix  ans  il  a 
contracté  l'habitude  de  la  vie  studieuse  ;  le  travail 
de  Tesprit  est  devenu  pour  lui  un  véritable  besoin, 
même  dans  ses  maladies,  et  ses  plus  doux  plaisirs, 
il  les  a  trouvés  dans  la  méditation ,  dans  ces  mo- 
ments paisibles  où  l'âme  contemple  avec  admira- 
tion la  magnificence  du  spectacle  de  la  nature,  ou 
lorsque,  repliée  sur  elle-même,  elle  semble  s'écou- 
ter en  silence,  peser  à  la  balance  du  bonheur  la 
vanité  des  grandeurs  humaines,  percer  le  sombre 
avenir,  chercher  l'homme  au  delà  du  tombeau,  et 
porter  une  inquiète  curiosité  sur  ses  destinées  éter^ 
nelles. 

Elevé  sous  l'aile  de  sa  mère,  qui  a  fait  éclore 
dans  son  cœur  l'amour  de  la  justice  et  la  philan- 
thropie, il  reçut  une  éducation  soignée ,  et  échappa 
à  toutes  les  habitudes  vicieuses  de  l'enfance  :  à 
vingt-un  ans  il  était  encore  vierge  (textuel) . 

A  part  le  petit  nombre  d'années  qu'il  a  consacrées 
à  la  médecine,  il  en  a  passé  vingt-cinq  dans  la  re- 
traite, à  la  lecture  des  meilleurs  ouvrages  de  science 


42  RÉVOLUTION 

et  de  littérature,  à  l'étude  de  la  nature,  à  des 
recherches  profondes,  et  dans  la  méditation  (1).  Il 
croit  avoir  épuisé  à  peu  près  toutes  les  combinai- 
sons de  Tesprit  humain  sur  la  morale;  la  philoso- 
phie et  la  politique,  pour  en  recueillir  les  meilleurs 
résultats.  Il  a  huit  volumes  de  recherches  méta- 
physiques ,  anatomiques  et  physiologiques  sur 
l'homme  ;  il  en  a  vingt  de  découvertes  sur  les 
différentes  branches  de  la  physique.  Il  a  porté 
dans  son  cabinet  le  désir  sincère  d'être  utile  à  l'hu- 
manité, un  saint  respect  pour  la  vérité,  le  senti- 
ment des  bornes  de  l'humaine  sagesse,  et  sa  pas- 
sion dominante.  C'est  cette  passion  seule  qui  a 
décidé  du  choix  des  matières  qu'il  a  traitées,  et  qui 
l'a  fait  constamment  rejeter  tout  sujet  sur  lequel  il 
ne  pouvait  pas  se  promettre  d'arriver  au  vrai,  à  de 
grands  résultats,  et  d'être  original,  car  il  ne  peut 
se  résoudre  à  remanier  un  sujet  bien  traité,  ni  à 
ressasser  les  ouvrages  des  autres. 

11  osait  se  flatter  de  n'avoir  pas  manqué  son  but, 
à  en  juger  par  l'indigne  persécution  que  n'avait 
cessé  de  lui  faire,  pendant  dix  années,  l'Académie 
royale  des  sciences,  lorsqu'elle  se  fut  assurée  que 
ses  découvertes  sur  la  lumière  renversaient  ses 
travaux  depuis  un  siècle,  et  qu'il  se  souciait  fort 
peu  d'entrer  dans  son  sein.  Comme  les  Dalembert, 

(i  )  Il  dit  ailleurs  qu'il  vécut  deux  années  à  Bordeaux,  dix  à  Londres,  deux  à 
Dublin  et  Edimbourg,  une  à  La  Haye,  Utrecht  et  Amsterdam,  et  qu'il  a  parcouru 
la  moitié  de  l'Europe. 


RÉVOLUTION  43 

les  Caritat,  les  Leroi,  les  Meunier,  les  Lalaode,  les 
Laplace,  les  Monge,  les  Cousin,  les  Lavoisier,  et 
les  charlatans  de  ce  corps  scientifique,  voulaient 
être  seuls  sur  le  chandelier  et  qu'ils  tenaient  dans 
leurs  mains  les  trompettes  de  la  renommée,  croi- 
ra-t-on  qu'ils  étaient  parvenus  à  déprécier  ses  dé- 
couvertes dans  l'Europe  entière,  à  soulever  contre 
lui  toutes  les  sociétés  savantes,  et  à  lui  fermer  tous 
les  journaux,  au  point  de  n'y  pouvoir  même  faire 
annoncer  le  titre  de  ses  ouvrages,  d'être  forcé  de 
se  cacher  et  d'avoir  un  prête-nom  pour  leur  faire 
approuver  quelques  unes  de  ses  productions.  C'est 
ce  qu'il  avait  fait  en  1785  à  l'égard  d'une  traduc- 
tion de  l'Optique  de  Newton,  dont  Beauzée  fut 
l'éditeur,  et  qui  fut  jugée  digne  de  l'approbation  de 
l'Académie. 

Il  gémissait  depuis  cinq  ans  sous  cette  lâche 
oppression,  lorsque  la  Révolution  s'annonça  par  la 
convocation  des  Etats-Généraux.  11  entrevit  bientôt 
où  les  choses  en  viendraient,  et  commença  à  respirer, 
dans  l'espoir  de  voir  enfin  l'humanité  vengée,  de 
concourir  à  rompre  ses  fers ,  et  de  prendre  la  place 
qui  convenait  à  son  mérite. 

Ce  n'était  encore  là  qu'un  beau  rêve,  il  fut  à  la 
veille  de  s'évanouir  ;  une  maladie  cruelle  le  mena- 
çait d'aller  l'achever  dans  la  tombe.  Ne  voulant  pas 
quitter  la  vie  sans  avoir  fait  quelque  chose  pour 
la  liberté,  il  composa  V Offrande  à  la  Patrie  sur  un 


44  RÉVOLUTION 

lit  de  douleur.  Cet  opuscule  eut  beaucoup  de  suc- 
cès ;  il  fut  couronné  par  la  Société  patriotique  du 
Caveau,  et  le  plaisir  qu'il  en  ressentit  fut  la  princi- 
pale cause  de  son  rétablissement. 

Rendu  à  la  vie,  il  ne  s'occupe  que  des  moyens 
de  servir  la  cause  de  la  liberté  ;  mais  de  ce  mo- 
ment commence  cette  indignation  qui  dictera  ses 
éternelles  dénonciations  ;  de  ce  moment  il  tombe 
en  proie  à  cette  humeur  atrabilaire  qui  sera  son 
état  normal.  11  s'indigne  de  la  mauvaise  foi  de  Nec- 
ker  ;  il  s'indigne  de  la  tiédeur  des  députés  du  peuple. 
Craignant  qu'ils  ne  manquent  de  vues  ou  de  moyens, 
il  publie  son  Plan  de  Constitution  ;  mais  il  a  bien- 
tôt lieu  de  reconnaître  que  leur  nullité  apparente 
tient  à  toute  autre  cause  qu'à  un  défaut  de  lu- 
mières, et  il  sent  qu'il  faut  bien  plus  travailler  à 
combattre  les  vices  que  les  erreurs.  Cela  ne  pou- 
vait se  faire  qu'au  moyen  d'une  feuille  journa- 
lière oii  l'on  ferait  entendre  le  langage  de  l'austère 
vérité,  où  l'on  rappellerait  aux  principes  le  légis- 
lateur, où  l'on  démasquerait  les  fripons,  les  préva- 
ricateurs, les  traîtres,  où  l'on  dévoilerait  tous  les 
complots,  où  l'on  éventerait  tous  les  pièges,  où 
Ton  sonnerait  le  tocsin  à  l'approche  du  danger. 

Il  entreprit  donc  l'Ami  du  Peuple.  On  connaît  le 
succès  de  cette  feuille,  les  coups  terribles  qu'elle  a 
portés  aux  ennfemis  delà  Révolution,  et  les  persécu- 
tions cruelles  qu'elle  a  attirées  à  son  auteur,  etc.  etc. 


RÉVOLUTION  45 

Deux  mois  après,  Mârat  recommençait  le  même 
hymne  en  son  honneur,  en  variant  seulement  un 
peu  l'air. 

J'ai,  disait-il,  deux  passions  dominantes,  qui,  dès  mon  enfance, 
maîtrisent  toutes  les  puissances  de  mon  être  :  Tamour  de  la  jus- 
tice et  l'amour  de  la  gloire.  Je  suis  habitué  à  la  réflexion  ;  je  suis 
d'un  caractère  ardent,  impétueux  et  tenace  ;  enfin  je  hxàs  d'une 
franchise  qui  va  quelquefois  jusqu'à  la  dureté.  Mon  âme  est  pure, 
et  je  ne  me  pique  point  d'une  fausse  modestie  ;  mais  j'ai  peut- 
être  le  malheur  d'attacher  trop  d'importance  au  bien  que  je  fais, 
à  celui  que  je  voudrais  faire.  Voilà  la  clé  de  toute  ma  conduite  ; 
en  va  voir  comment  les  actions  les  plus  disparates  de  ma  vie 
s'expliquent  naturellement. 

Mon  ardeur  et  mon  assiduité  à  l'étude  ont  toujours  été  cou- 
ronnées d'assez  brillants  succès  :  il  n'en  fallait  pas  davantage 
pour  éveiller  l'envie... 

Vers  l'époque  de  la  Révolution,  excédé  des  persécutions  que 
j'éprouvais,  depuis  si  longtemps,  de  la  part  de  l'Académie  des 
sciences,  j'embrassai  avec  ardeur  l'occasion  qui  se  présentait  de 
repousser  mes  oppresseurs  et  de  me  mettre  à  ma  place. 

J'arrivai  à  la  Révolution  avec  des  idées  faites,  et  j'étais  si  fa- 
milier avec  les  principes  de  la  haute  politique,  qu'ils  étaient  de- 
venus pour  moi  des  lieux  communs.  Faisant  plus  d'honneur  aux 
prétendus  patriotes  de  l'Assemblée  constituante  qu'ils  ne  le  mé- 
ritaient, je  fus  surpris  de  leurs  écoles,  et  encore  plus  scandalisé 
de  leurs  petitesses,  de  leur  peu  de  vertu.  Croyant  qu'ils  man- 
quaient de  lumières,  j'entrai  en  correspondance  avec  les  plus  fa- 
meux, notamment  avec  Chapelier,  Mirabeau  et  Barnave.  Leur 
silence  opiniâtre  à  toutes  mes  lettres  me  prouva  bientôt  que, 
s'ils  manquaient  de  lumières,  ils  se  souciaient  peu  d'être  éclairés. 

Je  pris  le  parti  de  publier  mes  idées  par  la  voie  de  l'impression  : 
je  fis  Y  Ami  du  Peuple.  Je  débutai  par  un  ton  sévère,  mais  hon- 
nête, par  celui  d'un  homme  qui  veut  dire  la  vérité  sans  blesser 
les  bienséances  de  la  société.  Je  le  soutins  deux  mois  entiers. 


46  RÉVOLUTION 

Ennuyé  de  voir  qu'il  ne  produisait  pas  tout  l'effet  que  j*en  atten- 
dais, et  indigné  de  ce  que  l'audace  des  inBdèles  mandataires  du 
peuple  et  des  fonctionnaires  publics  prévaricateurs  allait  en  aug- 
mentant, je  sentis  qu'il  fallait  renoncer  à  la  modération,  et  sub- 
stituer la  satire  et  l'ironie  à  la  simple  censure  ;  l'aigreur  de  la 
satire  augmenta  avec  le  nombre  des  malversateurs,  l'iniquité  de 
leurs  projets  et  les  malheurs  publics. 

Bien  convaincu  de  toute  la  perversité  des  suppôts  de  l'ancien 
régiitie  et  des  ennemis  de  la  liberté,  je  sentis  qu'on  n'obtiendrait 
rien  d'eux  que  par  la  force;  révolté  de  leurs  attentats,  de  leurs 
complots  sans  cesse  renaissants,  je  reconnus  qu'on  n'y  mettrait 
fin  qu'en  exterminant  leurs  coupables  auteurs;  indigné  de  voir 
les  représentants  de  la  nation  dans  la  classe  de  ses  plus  mortels 
ennemis,  et  les  lois  ne  servir  qu'à  tyranniser  l'innocence,  qu'elles 
auraient  dû  protéger,  je  rappelai  au  peuple  souverain  que,  lors- 
qu'il n'avait  plus  rien  à  attendre  de  ses  mandataires,  c'était  à  lui 
à  se  faire  justice  ;  ce  qu'il  a  fait  plusieurs  fois. 

Voilà  donc  la  clé  de  toute  ma  conduite.  D'après  l'histoire  des  dif- 
férents peuples  du  monde,  les  conseils  de  la  raison  et  les  principes 
de  la  saine  politique,  il  est  démontré  pour  moi  que  le  seul  moyen 
de  consolider  les  révolutions,  c'est  que  le  parti  de  la  liberté  écrase 
celui  de  ses  ennemis. 

Ajoutons  que  Marat  regardait  comme  ennemi 
de  la  liberté  tout  homme  qui  s'élevait  au-dessus  de 
son  niveau,  et  nous  aurons  en  effet  Texplication  de 
sa  conduite  politique.  «  L'égalité,  dit  Lamartine, 
était  sa  fureur,  parce  que  la  supériorité  était  son 
martyre  ;  le  génie  ne  lui  était  pas  moins  odieux 
que  l'aristocratie  :  il  aurait  voulu  niveler  la  créa- 
tion. » 

Quant  à  l'individu,  il  n'est  pas  non  plus  difficile 
de  démêler  la  vérité  à  travers  les  nuages  d'encens 


RÉVOLUTION  47 

dont  il  s'enveloppe.  Nous  le  voyons  dès  le  début 
tourmenté  du  besoin  de  faire  parler  de  lui  et 
dévoré  par  une  basse  jalousie.  Lancé  d'abord  dans 
la  carrière  des  sciences  physiques  et  de  la  méde- 
cine, il  entreprend  de  révolutionner  ces  sciences, 
comme  plus  tard  il  voudra  révolutionner  la  poli- 
tique, la  morale  et  la  législation.  Il  accumule  mé- 
moires sur  mémoires  pour  se  faire  un  nom.  A  l'en- 
tendre, toutes  les  sommités  scientifiques  se  sont 
coalisées  pour  lui  barrer  le  chemin  et  déprécier  ses 
découvertes  :  de  là  le  fiel  qui  dévore  cet  homme 
vaniteux,  envieux  et  froissé;  de  là  cette  haine  contre 
i'organisation  sociale.  11  enveloppe  dans  ses  ran- 
cunes toutes  les  illustrations  de  la  science,  Dalem- 
bert,  Condorcet,  Lalande,  Laplace,  Lavoisier, 
Monge,  et  enfin  Lacépède,  plus  rampant,  dit-il, 
4jue  les  reptiles  dont  il  a  écrit  l'histoire. 

Entre  autres  ouvrages ,  Marat  avait  publié  à 
Amsterdam,  en  1775  :  De  V homme,  ou  des  principe^ 
et  des  lois  de  Vinfluence  de  l'âme  sur  le  corps  et  du 
corps  sur  Vmie  (3  vol.  in-1 2).  Voltaire  fit  de  ce  livre 
une  critique  qui  déjà  mettait  à  nu  cette  basse  jalou- 
sie, cet  immense  orgueil,  qui  devaient  pousser  l'Ami 
du  Peuple  dans  la  voie  sanglante  où  nous  allons  le 
voir  s'engager.  Nous  rapporterons  les.  premières 
phrases 'du  grand  critique  :  Marat  jugé  par  Vol- 
taire, n'est-ce  pas  là  une  étrange  fortune  1 

«  L'auteur  est  pénétré  de  la  noble  envie  d'ins- 


4S  RÉVOLUTION 

truire  tons  les  hommes  de  ce  qu'ils  sont,  et  de  leur 
apprendre  tous  les  secrets  qu'on  cherche  en  vain 
<iepuis  si  longtemps. 

»  Qu'il  nous  permette  d'abord  de  lui  dire  qu'en 
entrant  dans  cette  vaste  et  difficile  carrière,  un 
génie  aussi  éclairé  que  le  sien  devait  avoir  quelque 
ménagement  pour  ceux  qui  l'ont  parcourue,  il  eût 
été  sage  et  utile  de  nous  montrer  des  vérités  neu- 
ves sans  dépriser  celles  qui  nous  ont  été  annoncées 
par  MM.  de  Buffon,  Haller,  Lecat,  et  tant  d'autres. 
11  fallait  commencer  par  rendre  justice  à  tous  ceux 
qui  ont  essayé  de  nous  faire  connaître  Thomme, 
pour  se  concilier  du  moins  la  bienveillance  de  l'être 
dont  on  parle  ;  et  quand  on  n'a  rien  de  nouveau  à 
dire,  sinon  que  le  siège  de  l'âme  est  dans  les  mé- 
ninges, on  ne  doit  pas  prodiguer  le  mépris  pour  les 
autres  et  l'estime  pour  soi-même,  à  un  point  qui 
révolte  tous  les  lecteurs,  à  qui  cependant  l'on  veut 
plaire... 

»  Personne  ne  trouvera  bon  qu'on  traite  les 
Locke,  les  Malebranche,  les  Condillac,  d'hommes 
orgueilleusement  ignorants. . . 

»  Si  M.  J.  P.  Marat  traite  mal  ses  contempo- 
rains, il  faut  avouer  qu'il  ne  traite  pas  mieux  les 
anciens  philosophes... 

»  C'est  un  grand  empire  que  le  néant  :  ré- 
gnez-y (1).  »> 

(I)  Journal  de  politique  et  de  littérature,  5  mai  4777;  —  OEwores  de  Voltaire, 
éd.  Beacbot,  t.  l,  p.  \2\  éd.  de  Kehl,  iii-42,  t.  lxiii,  p.  173. 
J'ai  dit  (t.  m,  p.  342)  que  Voltaire  avait  fourni  plusieurs  articles  au  Journal  de 


RÉVOLUTION  49 

Tel  Marat  était  6d  1775,  tel  il  se  retrouva  au 
•début  de  la  Révolution.  Et  cette  rancune  contre  les 
corps  scientifiques,  il  la  gardera  toute  sa  vie;  il  ne 
l'oubliera  pas  même  quand  il  sera  arriré  à  cette 
notoriété  qu'il  convoite  si  ardemment;  au  con- 
traire, comme  la  tache  d'huile,  elle  ira  toujours 
«'étendant.  On  s'étonne  de  ses  attaques  contre 
Bailly,  dont  les  antécédents  semblent  commander 
lerespMt. 

Bailly,  répond-il,  trop  béte  pour  former  des  projets  de  contre» 
révolution,  n*est  qu'un  bas  valet  qu'on  fait  marcher  et  qui  se  prête 
a  tout.  Quoi  !  dira-t-on,  vous  manquez  de  respect  à  ses  trois  cou- 
ronnes académiques!  Ahl  Messieurs,  si  vous  saviez  comment 
s'd[)tiennent  ces  couronnes,  vous  verriez  bientôt  que  ces  grands 
académiciens  ne  sont  que  de  petits  <;harlatans.  J'ai  entre  les 
mains  un  manuscrit  de  six  feuilles  où  leurs  tours  de  gobelet,  leurs 
basses  menées  pour  accrocher  des  pensions  ou  des  places,  et  leur 
triste  nullité  pour  le  progrès  des  connaissances  humaines,  sont 
exposés  au  grand  jour,  d'une  manière  piquante.  Je  l'aurais  f^éjà 
mis  sous  presse  si  je  n'avais  craint  que  l'on  dit  que  c'est  pour  me 
venger  des  charlatans  de  l'Académie  des  sciences,  qui  m'ont  là» 

politique  et  de  littérature,  alors  que  La  Harpe  en  avait  la  direction.  Les  éditeurs 
de  Kehl  ont  les  premiers  recueilli  ces  articles,  et  ils  ont  été  reproduits  dans  les 
éditions  ultérieures.  —  Voltaire  a  fait  en  plusieurs  endroits  l'éloge  du  journal  de 
La  Harpe  ;  c^était,  à  son  dire,  le  seul  de  tous  où  l'on  trouvât  du  goût  et  de  la  rai- 
son. Mais,  pas  plus  que  pour  la  gazette  de  Stoard  (v.  t.  lu,  p.  4<VI),  il  ne  voulait 
que  le  public  fût  initié  à  sa  collaboration  ;  il  écrivait  à  La  Harpe,  le  4  juin  4777  : 

•  Pour  votre  journal,  il  est  le  seul  que  je  puisse  lire,  et  nous  en  avons  cin- 
qoaote.  J'avais  cédé  aux  instances  de  l'ami  Panckoucke,  qui  voulait  absolument 
que  je  combattisse  quelquefois  sous  vos  étendards,  et  qui  m'assurùt  que  vous  le 
trouveriez  fort  bon  ;  mais  aussi  il  m'avait  promis  le  plus  inviolable  secret.  Il  ne 
me  l'a  point  gardé  ;  il  m'a  décelé  très-mal  à  propos,  et  m'a  beaucoup  plus  ei^>Oié 
qu'il  ne  pense. 

»  Je  vous  prie,  mon  cher  confrère,  de  lui  dire  bien  résolument  qu'il  ne  mette 
jamais  rien  sous  mon  nom  :  je  ne  suis  pas  en  état  de  faire  la  guerre.  Ce  n'est  pas 
que  je  manque  de  courage  ni  de  bonnes  raisons  pour  la  &ire;  mais  il  faut  de  la 
santé,  même  pour  la  guerre  de  plume.  • 


fO  RÉVOLUTION 

chement  persécuté  pendant  dix  années,  et  qui,  pour  étouffer  mes 
découvertes  dans  les  plus  belles  branches  de  la  physique ,  on| 
poussé  la  bassesse  jusqu'à  me  fermer  la  porte  de  tous  les  jour* 
fiaux,  dans  lesquels  on  refusait  jusqu'à  l'annonce  de  mes  ouvrages. 
J*ai  la  preuve  juridique  des  lettres  que  le  petit  intrigant  Lalande 
a  écrites  au  Journal  de  Paris  pour  Tempêcher  d'annoncer  mes  dér 
couvertes  sur  la  lumière.  Pour  peu  que  cela  puisse  l'amuser,  je 
suis  prêt  à  la  mettre  sous  les  yeux  du  public  (4). 

Quand  en  1 790  on  agite  à  TAssemblée  la  qiies-r 
tion  des  encouragements  à  donner  aux  lettres, 
Marat  appuie  et  développe  les  observations  de  Lan- 
juinais  tendant  à  prouver  que  les  académies  ne 
doivent  pas  être  entretenues  aux  frais  de  la  nation^ 
que  les  bienfaits  du  gouvernement  en  faveur  de  ces 
établissements  n*ont  d'autre  efPet  que  d'étouffer 
l'émulation  et  d'arrêter  les  progrès  des  connais- 
sances utiles. 

L'Académie  des  belles-lettres,  et  plus  encore  l'Académie  fran- 
çaise, sont  de  purs  établissements  de  luxe  :  pourquoi  seraient- 
elles  à  la  charge  de  la  nation?  J'ajouterai  que  la  dernière  est  par- 
faitement inutile  :  jusqu'à  présent  elle  n'a  pas  rendu  le  moindre 
service  à  la  langue;  elle  ne  peut  même  lui  en  rendre  aucun,  faute 
d'écrivains  distingués.  Est-ce  donc  la  peine  de  réduire  un  millier 
de  pauvres  laboureurs  à  mourir  de  faim  pour  entretenir  dans 
l'opulence  quarante  fainéants,  dont  l'unique  état  est  de  bavarder, 
et  l'unique  occupation  de  se  divertir.  L'Académie  des  sciences  a 
au  moins  un  but  d'utilité  :  elle  forme  le  dépôt  des  connaissances 
dont  aucun  état  ne  peut  se  passer,  et  le  gouvernement  l'a  quel- 
quefois consultée  avec  fruit;  mais  d'aussi  minces  services  dispa- 

(0  L'Orateur  du  Peuple,  t.  iv,  p.  476,  note. — Le  numéro  de  l'Orateur  du  Peuple 
dont  nous  lirons  ce  passage  est  tout  entier  de  Marat,  qui  disposait  ainsi  souvent 
du  journal  de  Fréron,  comme  nous  le  verrons  plus  loin. 


RÉVOLUTION  îl 

raissent  devant  les  inconvénients  extrêmes  qui  y  sont  attachés^ 
lors  même  qu'ils  ne  seraient  pas  payés  si  chèrement.  C'est  en  vain 
que  Ton  allègue  la  nécessité  de  réunir  les  savants  pour  les  pro- 
grès des  sciences:  il  est  démontré  qu'il  n'y  a  point  de  vraie  réu- 
nion des  lumières  qu'autant  qu'elle  se  fait  dans  la  même  tête.  Et 
puis  l'expérience  n'a-t-elle  pas  trop  fait  voir  la  parfaite  inutilité 
des  associations  académiques?  Il  est  constant  que  toutes  les  dé- 
couvertes ont  été  faites  par  des  individus  isolés;  que  tous  les 
chefs-d'œuvre  de  l'art  ont  été  produits  par  des  individus  isolés, 
et  que  les  bornes  âa  l'esprit  humain  n'ont  jamais  été  reculées 
que  par  des  individus  isolés.  Les  sciences  ne  perdraient  donc 
rien  à  la  dissolution  des  corps  institués  pour  les  perfectionner  ;  je 
dis  mieux,  elles  y  gagneraient  beaucoup...  Pour  le  bien  des  scien- 
ces et  des  lettres,  il  est  donc  important  qu'il  n'y  ait  plus  en  France 
de  corps  académique.  (47  août  4790.) 

Et  il  enveloppe  dans  la  même  proscription  c  tous 
ces  établissements  ridicules  et  dispendieux  qui 
n'eurent  jamais  d'autre  effet  que  celui  de  nourrir 
dans  Toisiveté  quelques  académiciens,  ou  d'af- 
ficher un  vain  luxe.  »  Telles  sont,  à  ses  yeux,  les 
manufactures  de  Sèvres  et  des  Gobelins  ;  tels  sont 
encore  les  Mémoires  de  l'Académie,  t  où  se  trou- 
vent tant  d'inepties  et  d'erreurs  superbement  im- 
primées, tant  de  rapsodies  gravées  magnifique- 
ment. > 

Loin  d'avoir  jamais  travaillé  à  l'avancement  des  lumières,  dit-iP 
encore  ailleurs,  les  académiciens  en  ont  presque  toujours  arrêté 
les  progrès,  en  persécutant  tout  novateur  dont  les  découvertes  les- 
offusquaient;  aussi  ne  sont-elles,  aux  yeux  du  philosophe,  que 
des  établissements  de  luxe,  des  monuments  élevés  à  la  gloriole 
des  princes,  des  espèces  de  ménageries  où  Von  rassemble  à  grand» 


tï  RÉVOLUTION 

frais ,  comme  autant  d'animaux  rares,  les  charlatans  ou  les  pé- 
dants lettrés  les  plus  fameux.  —  Cest  à  ce  titre,  ajoute-tii,  et. 
c'est  là  le  sujet  de  cette  nouvelle  sortie,  c'est  à  ce  titre  que  la 
Prusse  avait  disputé  La^range  à  la  Russie,  et  que  la  France  l'a* 
enlevé  au  Piémont  ;  c'est  à  ce  titre  que  le  législateur  vient  de  luk 
prodiguer  le  bien  des  pauvres...  Quels  sentiments  d'indignation, 
doiv^t  s'élever  dans  l'âme  d'un  spectateur  honnête  en  voyant  1<^ 
rapporteur  du  Comité  des  finances  en  imposer  avec  effronterie  à^ 
la  nation,  et  mentir  avec  impudence  au  l^islateur  pour  lui  esca- 
moter ime  pension  de  6,000  livres  en  faveur  de  son  protégé^, 
simple  géomètre,  qu'il  donnait  sans  rougir  pour  un  génie  du  pre- 
mier ordre,  qui  avait  consacré  ses  jours  à  kistruire  les  peufdes- 
de  leurs  droits,  pour  un  philosophe  profond  auquel  la  France  était, 
redevable  en  partie  de  sa  liberté...  Passons  à  nos  pères  conscrits, 
dont  la  plupart  ne  savent  pas  lire,  de  prendre  un  mathématideik 
pour  un  politique,  de  se  prostetner  devant  des  charlatans,  natio- 
naux ou  étrangers,  et  de  jeter  les  perles  devant  les  pourceaux.- 
(i6  mars  4791.) 

Il  va,  dans  sa  haine,  jusqu'à  écrire  que  c  l'ar- 
gent donné  à  l'Académie  pour  faire  des  expé- 
riences, ils  vont  le  dépenser  à  la  Râpée  ou  chez  les- 
filles. » 


Nous  n'avons  point  à  nous  occuper  des  œuvrea^ 
scientifiques  de  Marat  ;  ses  œuvres  politiques  lès- 
ent fait,  d'ailleurs,  complètement  oublier.  On  s^ac- 
corde  cependant  à  dire  qu'il  y   fait  preuve  de 
moyens  naturels,  et  même  d'une  instruction  assez, 
étendue. 

Nous  glisserons  également  sur   les  brochures- 
qu'il  publia  au  début  de  la  Révolution^  Au  point. 


RÉVOLUTION  n 

de  vue  politique,  ces  ouvrages,  extrêmement  fai* 
Mes,  n'ont  rien  qui  les  distingue  de  la  foule  de» 
écrits  qui  parurent  alors.  Une  chose  seulement 
mérite  peu1>^tre  d'être  remarquée  :  c'est  que  Marat 
y  est  royaliste  ;  il  décide  que  «  dans  tout  grand 
Etat  la  forme  du  gouvernement  doit  être  monar- 
chique; que  c'est  la  seule  qui  convienne  à  la 
France.  »  —  «  Le  prince,  dit-il  encore,  ne  doit 
être  recherché  que  dans  ses  ministres  ;  sa  personne 
sera  sacrée.  »  {Plan  de  Constitution^  p.  17,  43.) 
Marat  était  encore  royaliste  en  1 791 . 

Dans  le  même  ouvrage,  il  dit  en  propres  termes, 
en  parlant  des  droits  de  l'homme  :  «  Quand  un 
homme  manque  de  tout,  il  a  droit  d'arracher  à  un 
autre  le  superflu  dont  il  regorge;  que  dis-je?  il 
a  droit  de  Végorger  et  de  dévorer  sa  chair  palpi'^ 
tante.  »  Et  il  ajoute  dans  une  note  :  c  Quelque 
attentat  que  l'homme  commette,  quelque  outrage 
qu'il  fasse  à  ses  semblables,  il  ne  trouble  pas  plus 
Tordre  de  k  nature  qu'un  loup  quand  il  égorge 
un  mouton.  » 

On  pourrait  croire,  d'après  cela,  que  Marat  est 
bien  loin  au  delà  de  Morelly,  de  Babeuf,  etc.  ;. 
qu'il  va  fonder  ou  la  communauté  parfaite,  ou 
l'égalité  rigoureuse  des  propriétés.  On  se  trompe- 
rait. Il  dit  «  qu'une  telle  égalité  ne  saurait  exister 
dans  la  société,  qu'elle  n'est  pas  même  dans  la 
nature  »  ;  on  doit  désirer  seulement  d'en  appro-- 


U  RÉVOLUTION 

cher  autant  qu'on  peut.  U  avoue  «que  le  partage 
des  terres,  pour  être  juste,  n'en  est  pas  moins  im- 
possible, impraticable. 

Du  reste,  ajoute  M.  Michelet,  qui  nous  fournit 
ces  appréciations  (1),  Marat  ne  paraît  nulle  part 
soupçonner  l'étendue  de  ces  questions  ;  il  les  pose- 
en  tête  de  ses  livres  comme  pour  attirer  la  foule^ 
battre  la  caisse,  se  faire  écouter,  et  puis  il  ne  ré- 
sout rien. 

Marat,  en  effet,  voulait  à  toute  force  appeler 
l'attention  sur  sa  personne.  La  Révolution  s'était 
offerte  à  lui  comme  une  voie  inespérée  pour  arriver 
à  cette  notoriété  dont  il  avait  si  soif;  il  s'y  était 
précipité  avec  une  sorte  de  furie,  entraîné  par  ces 
deux  sentiments  qui  dominaient  chez  lui,  qu'il 
appelle  la  passion  pour  la  gloire  et  la  haine  de  l'in-^ 
justice,  mais  qui  ne  sont  en  réalité  qu'un  amour 
effréné  du  bruit  et  une  basse  jalousie,  sentiments 
qu'une  irritabilité  maladive  a  développés  prématu* 
rément  en  lui  et  qu'il  poussera  jusqu'au  délire.  Dès- 
les  premiers  jours,  il  se  montre  dans  les  assemblées 
populaires  un  des  démagogues  les  plus  audacieux^ 
les  plus  forcenés.  Cependant  son  physique  repous- 
sant lui  attira  d'abord  plus  de  railleries,  de  mau^ 
vais  traitements  même,  que  la  violence  de  ses  mo- 
tions ne  lui  valut  d'applaudissements.  Qui  n'a  vu 

(0  Histoire  de  la  Révolution,  t.  n,  p.  875. 


RÉVOLUTION  25 

quelque  portrait  de  TAmi  du  Peuple  ?  Qui  n*a  re* 
marqué 

Cet  œil  faroitche, 
Ces  muscles  en  convulsion. 
Les  efforts  que  fait  cette  bouche. 
Hurlant  Vassassinat  et  la  destruction  ? 

«  J'ai  VU,  dit  Louis  Blanc,  le  buste  de  Marat 
qui  était  aux  Cordeliers,  je  le  vois  encore.  Sous  un 
mouchoir  brutalement  noué,  sale  diadème  de  cette 
tête  orgueilleuse,  le  front  rayonne  et  fuit.  La  partie 
supérieure  de  la  face  est  vraiment  belle  j  la  partie 
inférieure  est  épouvantable»  Le  roi  des  Huns  devait 
avoir  ce  nez  écrasé.  Le  dessus  des  lèvres,  qu*on 
dirait  gonflé  de  poisons^  est  d'un  reptile.  Le  regard 
qui  monte  et  s'illumine  est  d'un  prophète.  Qu'ex- 
prime ce  commencement  de  sourire  dont  la  phy^* 
sionomie  s'éclaire?  Est-ce  l'ironique  mépris  des 
hommes,  la  bonté  aigrie ,  ou  le  plaisir  de  la  défiance 
triomphante?  » 

Marat  était  déjà  un  héros  —  pour  les  Cordeliers 
—  quand  ce  buste  fut  fait,  et  l'artiste  l'avait  traité 
en  héros,  en  essayant  de  poétiser,  de  dramatiser 
cette  face  ignoble^  qui  présentait,  dit-on,  une  res- 
semblance frappante  avec  celle  de  Cartouche.  Au 
vrai,  Marat  était  un  petit  homme  d'une  stature  gro- 
tesque. Sur  un  corps  de  moins  de  cinq  pieds  il 
balançait  une  tête  énorme  et  disproportionnée.  Ses 
traits  étaient  hideux,  son  teint  livide,  et  ses  yeux^ 

T.  VI.  2 


ne  RÉVOLUTION 

injectés  de  sang,  lançaient  un  regard  où  la  fureur 
se  mêlait  à  la  folie. 

Ainsi  fait,  Marat  était  peu  propre  au  rôle  de 
tribun.  On  se  moquait  de  lui  ouvertement,  dit  un 
biographe,  et,  lorsqu'il  sortait  de  quelque  assemblée 
populaire ,  on  le  poussait,  on  le  heurtait ,  on  lui 
marchait  sur  les  pieds.  Ces  mauvaises  plaisanteries 
l'irritaient  violemment  ;  il  se  démenait ,  gestieu-* 
lait,  criait  de  toutes  ses  forces,  dénonçant  au  peuple 
les  assassins  et  les  aristocrates  qui  s'amusaient  à 
ses  dépens.  Et  le  lendemain  il  ne  craignait  pas  de 
s'exposer  aux  mêmes  humiliations,  parce  qu'en Gn 
c'était  un  moyen  comme  un  autre  d'arriver  à  son 
but,  de  se  distinguer  de  la  foule,  de  faire  parler  de 
lui.  Et  de  fait,  quand  il  lança  VAmi  du  Peuple ^  il 
n'était  déjà  plus  inconnu,  et  il  trouvait  le  terrain 
suffisamment  préparé  pour  que  la  réussite  ne  se  fit 
pas  longtemps  attendre.  Ajoutons  qu'en  homme  qui 
sait  où  il  va,  il  prit  non  pas  le  ton  habituel  des  bro- 
chures et  journaux  français,  mais  celui  des  gazettes- 
et  pamphlets  que  nos  libellistes  réfugiés  faisaient 
en  Angleterre,  en  Hollande,  le  ton  du  Gazetier  cuiv- 
rasse de  Morande  et  autres  publications  efi&énées. 

Le  premier  numéro  de  l'Ami  du  Peuple  est  du  1 2 
septembre  1789.  Un  mois  auparavant,  Marat  avait 
déjà  tenté,  à  ce  qu'il  paraît,  la  publication  d'ua 
Moniteur  patriote^  mais  qui  n'eut,  selon  toutes  les 


RÉVOLUTION  17 

apparences,  qu'on  numéro  ;  si  tant  est  seulement 
que  ce  fût  une  publication  destinée  à  devenir  pé- 
riodique,  comme  le  titre  semble  l'indiquer,  ce  sur 
quoi  je  ne  saurais  me  prononcer,  car  je  n'ai  pu  le 
trouYcr  nulle  part.  Mais  c'est  évidemment  à  tort 
que  Deschiens  attribue  à  Marat  un  journal  du 
même  nom  qui  aurait  vécu  de  novembre  1 789  à 
la  fin  de  février  1790.  Marat  n'était  certainement 
pas  en  position  alors  de  conduire  deux  journaux  à 
la  fois,  puisque,  si  on  Ten  croit,  il  aurait  été  obligé 
de  vendre  les  draps  de  son  lit  pour  commencer  ce- 
lui qui  devait  faire  sa  réputation.  Une  autre  raison, 
et  celle-là  est  péremptoire,  c'est  que  le  Moniteur 
de  Marat  précéda  VAmi  du  Peuple^  puisqu'il  est 
mentionné  dans  le  titre  de  cette  dernière  feuille, 
dont  les  premiers  numéros  sont  intitulés  :  c  Le 
Publiciste  parisien^  journal  politique,  libre  et  im- 
partial, par  une  société  de  patriotes,  et  rédigé  par 
M.  Marat,  auteur  de  V Offrande  à  la  Patrie^  du  Mo- 
niteur patriote  et  du  Plan  de  Constitution  y  etc.  »  Je 
lis  en  outre  dans  le  numéro  du  28  septembre  :  «  11 
y  a  six  semaines,  j'ai  dévoilé  à  la  nation,  dans  une 
feuille  intitulée  le  Moniteur  patriote^  le  travail  alar- 
mant du  Comité  de  Constitution.  » 

C'est  là,  d'ailleurs,  une  question  purement  bi- 
bliographique, et  au  fond  assez  peu  importante. 
Marat  est  tout  entier  dans  VAmi  du  Peuple  j  et  c'est 
là  que  nous  allons  le  chercher.     ' 


Î8  RÉVOLUTION 

Voici  le  prospectus  de  cette  feuille  célèbre  : 

Aujourd'hui  que  les  Français  ont  reconquis  la  liberté  les  armes 
à  la  main,  que  le  despotisme,  écrasé,  n'ose  plus  lever  la  tète,  que 
les  perturbateurs  de  TEtat  ont  été  mis  en  fuite,  que  les  ennemis 
de  la  patrie  sont  forcés  de  prendre  le  masque,  que  l'ambition  dé- 
concertée craint  de  se  montrer,  que  les  barrières  du  préjugé 
s'abattent  de  toutes  parts  à  la  voîx  de  la  raison,  que  les  droits 
de  rhomnie  et  du  citoyen  vont  être  consacrés,  et  que  la  France 
attend  son  bonheur  d'une  constitution  libre,  rien  ne  saurait  s'op- 
poser aux  vœux  de  la  nation  que  le  jeu  des  préjugés  et  des  pas- 
sions dans  l'Assemblée  de  ses  représentants. 

C'est  aux  sages  de  préparer  le  triomphe  des  grandes  vérités  qui 
doivent  amener  le  règne  de  la  justice  et  de  la  liberté,  et  affermir 
les  bases  de  la  félicité  publique.  Ainsi,  le  plus  beau  présent  à  faire 
à  la  nation,  dans  les  conjonctures  actuelles,  ou  plutôt  le  seul  écrit 
dont  elle  ait  besoin,  serait  une  feuille  périodique  où  l'on  suivrait 
avec  sollicitude  le  travail  des  Etats-Généraux,  où  l'on  éplucherait 
avec  impartialité  chaque  article,  où  l'on  rappellerait  sans  cesse 
les  bons  principes,  où  l'on  vengerait  les  droits  de  l'homme,  où 
l'on  établirait  les  droits  du  citoyen,  où  l'on  tracerait  l'heureuse 
organisation  d'un  sage  gouvernement,  où  l'on  développerait  le» 
moyens  de  tarir  la  source  des  malheurs  de  l'Etat,  d'y  ramener 
l'union,  l'abondance  et  la  paix.  Tel  est  le  plan  que  les  auteurs  de 
ce  journal  se  sont  imposé,  et  que  le  public  peut  se  flatter  de  voir 
scrupuleusement  rempli,  d'après  la  pureté  des  vues,  l'étendue  des 
connaissances  et  le  succès  mérité  des  ouvrages  du  rédacteur, 
zélé  citoyen,  qui  s'est  dérobé  si  longtemps  au  soin  de  sa  réputa- 
tion pour  mieux  servir  la  patrie,  et  dont  le  nom  sera  inscrit  parmi 
ceux  de  ses  libérateurs*  (4). 

La  plume  de  M.  Marat  n'ayant  jamsds  été  conduite  que  par 
l'amour  de  la  vérité  et  de  l'humanité,  ce  n'est  pas  sans  peine  que 


(1)  Cest  lui  qui  a  fait  échouer  le  projet  que  les  ennemis  de  la  patrie  avaient 
formé  de  surprendre  Paris,  la  nuit  du  14  juillet,  en  y  introduisant,  sous  le  masque 
de  l'amitié,  plusieurs  régiments  de  cavalerie  allemande,  dont  un  nombreux  déta- 
chement 7  était  déjà  reçu  et  conduit  en  triomphe.  (Note  de  Marat) 


RÉVOLUTION  tr 

nous  avons  surmonté  sa  répugnance  à  prêter  son  nom  à  un  jour- 
nal, et  il  n'y  a  enfin  consenti  que  par  le  désir  de  faire  circuler 
plus  rapidement  ses  vues,  et  de  plaider  plus  efficacement  la  cause 
du  peuple. 

Jaloux  de  ne  laisser  paraître  aucun  morceau  qui  ne  soit  digne 
des  r^rds  du  public,  il  n'a  voulu  prendre  aucun  autre  engage- 
ment avec  ses  collaborateurs  que  celui  qu'ils  se  borneraient  à  lui 
fournir  des  faits  bien  constatés.  Ainsi  chaque  article  du  journal 
portera  son  cachet.  Le  lecteur  sera  souvent  surpris  de  la  hardiesse 
des  idées  ;  mais  il  y  trouvera  toujours  liberté  sans  licence,  éner- 
ve sans  violence,  et  sagesse  sans  écarts. 

• 

Marat  ne  fera  point  mentir  le  dicton  qui  veut 
que  tout  programme  soit  menteur  ;  du  reste,  la 
mise  en  scène,  comme  on  le  voit,  ne  manque  pas 
d'une  certaine  habileté.  On  peut,  dès  le  premier 
numéro,  pressentir  jusqu'à  quel  point  il  tiendra  sa 
promesse.  En  Yoici  l'analyse  : 

Versailles.  —  Du  samedi  42  septembre  4789.  Assemblée  fia- 
^nale.  Séance  du  lundi  »»  septembre  4789. 

Opinions  sur  la  division  de  V Assemblée  nationale  en  deux  cham- 
bres, sur  sa  permanence  ou  son  retour  périodique,  et  sur  la  sanc* 
tUm  royale. 

Observations  sur  le  danger  de  consacrer  quelques-unes  de  ces  opi- 
nions dans  les  décisions  de  V Assemblée. 

A  l'ouverture  de  la  séance  de  ce  jour  on  a  repris  les  questions 
débattues  la  veille  sur  la  sanction  royale,  la  tenue  permanente 
ou  périodique  des  Etats,  et  la  formation  de  TAssemblée  en  une 
ou  en  deux  chambres.  Peu  d'orateurs  ont  pris  la  parole. 

(Suit  le  résumé  très-succinct  des  opinions  de  Lanjuinais, 
Vineux,  Malouet  et  Custine.) 

Faisons  ici  une  observation  générale  qui  n'échappera  point  au 
teteur  judicieux.  Des  quatre  membres  qui  ont  porté  la  parole^ 


30  RÉVOLUTION 

le  premier  eet  dans  les  bons  principe»;  mais  les  principes  des  der* 
mers  sont  plus  que  suspects  :  ils  tiennent  à  des  vues  d'aristo- 
cratie couvertes  du  voile  de  Tamour  de  Tordre  et  du  bien  public. 
Malheur  à  nous  si  nos  représentants  ne  voient  pas  celai  Que  les 
préjugés  de  la  naissance  sont  inextricables  I  Que  la  voix  de  l'in- 
térêt est  irrésistible  1 

La  discussion  des  grands  objets  dont  on  était  occupé  a  été  in- 
tentMnpue  par  la  lecture  du  discours  de  plusieurs  dames  pari- 
siennes qui  s'étaient  présentées  à  l'Assemblée  pour  fiiire  à  l'Etat 
le  sacrifice  de  leurs  bijoux.  La  cassette  qui  les  renfermait  a  été 
déposée  par  l'une  d'elles  sur  le  bureau  des  secrétaires,  comme 
sur  l'autel  de  la  patrie.  Paris  a  donc  aujourd'hui  des  citoyennes 
qui  ne  veulent  être  parées  que  de  leurs  vertus  !  Rome,  dans  ses 
plus  beaux  jours,  se  serait  honorée  de  leur  avoir  donné  nais- 
sauce.  Elles  serviront  de  modèle  à  leurs  compatriotes,  ^  ia  re- 
nommée prendra  plaisir  à  porter  leurs  noms  en  tous  lieux  (1). 
Puisse  leur  exemple  trouver  beaucoup  d'imitateurs  1  Puisse-t-il 
faire  passer  dans  les  âmes  ce  feu  sacré  qui  les  élève  et  les  épure, 
cet  enthousiasme  pour  les  grandes  choses  qui  fait  le  Ixmheur  des 
pe^p]es  et  la  gloire  des  Etats  I 

Les  questions  agitées  ayant  été  reprises,  l'Assemblée  est  deve-, 
nue  bruyante  sur  la  fin  de  la  séance;  comme  elles  paraissaient 
suffisamment  développées,  on  a  été  aux  voix«  et  il  a  été  arrêté 
que  leur  discussion  était  terminée. 

Résumé. 

Lorsque  M.  le  vicomte  de  Noailles  eut  proposé  ces  questions 
dans  la  séance  du  29  août,  M.  Guillotin  observa...  que,  dans  le 
plan  projeté,  l'ordre  naturel  était  interverti,  puisqu'on  voulait 
décider  comment  les  lois  seraient  sanctionnées  avant  de  décider 
comment  elles  seraient  faites.  En  conséquence  il  proposa  de  ne 

(I)  Ds  étaient  illnstrét  par  lea  talentf  avant  que  le  patriotiime  let  cooëacràt.  Sa 
Toid  la  liste  :  Mesdames  Monette,  Vien,  de  Lagrenée  la  jeune,  Suvée,  Berner» 
Belle,  Vestier,  Fragonard,  Peroa,  David,  Vemet  la  jeune,  Desmorteanx.BeauTalet, 
Come-de>Cerf  ;  et  mesdemoiselles  Vassé  de  Beanreeueil,  Veitier,  Gérard,  DUlaod,. 
de  ^NefriUe,  Hotamps. 


RÉVOLUTION  3r 

pcHiit  délibérer  sur  la  sanction  royale  avant  d'avoir  sous  les  yeux 
tout  le  projet  du  Comité  de  Constitution.  Cette  proposition  si  saçe 
fut  rejetée;  on  entama  les  discussions,  et  elles  n*ont  été  termi- 
nées que  le  7  de  ce  mois... 

Quand  on  résume  les  argum^its  pour  ou  contre,  on  y  trouve 
peu  de  justesse,  beaucoup  moins  encore  de  solidité;  la  plupart 
des  idées  manquent  même  de  netteté,  et  la  solution,  rarement 
aj^yée  sur  ses  vrais  principes,  est  presque  toujours  tirée  des 
inconvénients,  réels  ou  apparents,  que  présente  l'un  des  côtés  de^ 
la  question. 

Nul  point  de  Constitution  ne  peut  être  décidé  que  par  des  rai- 
sons tirées  du  fond  des  choses,  ou  des  rapports  réciproques  qui 
se  trouvent  entre  les  diverses  parties  du  corps  politique.  Rappe» 
Ions  donc  ici  les  principes  d'où  dépend  la  solution  des  questions 
proposées. 

La  division  de  TAssemblée  nationale  en  deux  chambres,  ou  en 
un  corps  l^slatif  périodique  et  un  sénat  permanent,  ne  produi- 
rait aucun  des  effets  qu'on  parait  en  attendre... 

Quant  à  la  sanction  royale,  comment  a-t-elle  pu  faire  le  sujet 
d'une  question  ?  Le  veto  est  le  droit  d'empêcher  l'efifet  d'un  acte 
du  pouvoir  l^slatif  ;  et  qui  ne  voit  que  ce  droit  ne  peut  appar- 
tenir qu'à  la  nation? 

Terminons  par  une  observation  essentielle  sur  la  fausse  marcha 
que  suit,  depuis  longtemps,  l'Assemblée  nationale.  Statuer  sur  le 
veto  avant  d'avoir  statué  sur  les  lois  fondamentales  de  l'Etat,  c'est 
vouloir,  sans  étais,  bâtir  une  maison  par  le  toit.  Mais  ne  nous 
arrêtons  pas  à  ce  qu'elle  a  de  singulier,  pour  relever  ce  qu'elle  a 
de  dangereux.  Commencer  par  la  sanction  des  lois,  c'est  remettre 
au  monarque  le  pouvoir  de  s'opposer  à  la  Constitution,  i  la  ré- 
génération de  l'empire.  Le  veto  une  fois  consacré,  à  quoi  en  se- 
ri(Mis-nous  réduits  si  les  finances  du  prince  étaient  en  bon  état, 
s'il  avait  d'audacieux  capitaines?  Se  peul-il  que  T Assemblée  na- 
tionale se  laisse  aller  de  la  sorte  aux  motions  captieuses  de  quel- 
ques-uns de  ses  membres?  Se  peut-il  qu'elle  suive  aveuglément 
tontes  les  impulsions  qu'ils  s'étudient  à  lui  donner? 

Que  le  veto  eût  été  proposé  dans  l'Assemblée  nationale  par  les 


Zi  RÉVOLUTION 

BÛnistres  d'un  monarque  ambitieux,  il  n'y  aurait  rien  d'étrange  : 
ils  auraient  fait  leur  métier  ordinaire  d'ennemis  de  la  patrie.  Qu'il 
y  eût  été  proposé  par  quelques  membres  avides  de  faveur,  il  n'y 
aurait  rien  là  d'étrange  encore  :  jusqu'où  ne  va  pas  Favilissement 
de  certaines  âmes?  Mais  qu'immédiatement  après  une  révolution 
où  chacun  cherche  à  paraître  patriote,  et  dans  un  moment  où  la 
nation  connaît  toute  l'étendue  de  ses  droits,  qu'un  grand  nombre 
de  ses  représentants  l'ait  osé  proposer,  agiter  et  retourner  en 
tous  sens,  c'est  ce  que  l'on  aurait  peine  à  croire,  si  l'on  mécon* 
naissait  l'empire  des  passions  et  des  préjugés.  La  nation  peut  ap-^ 
précier  aujourd'hui  la  vertu  de  ses  députés  ;  elle  connaît  ceux 
qui  sont  dignes  de  sa  confiance.  C'est  sur  eux  qu'elle  se  re^ 
pose  du  soin  de  rejeter  les  lois  qui  flétriraient  sa  gloire,  en  rui- 
nant sans  ressource  les  fondements  de  sa  liberté  et  de  son  bon- 
heur. Sera-t-elle  réduite  à  la  triste  nécessité  de  les  annuler,  en 
notant  d'infamie  les  lâches  députés  qui  en  seraient  les  instru- 
ments?... 

* 

C'est  dans  ce  premier  numéro  que  se  trouvent 
ces  fameux  Commandements  de  la  Patrie^  espèce  de 
programme  rimé  présenté  par  Marat  à  la  Révolu- 
tion ,  et  que  plusieurs  journaux ,  notamment  le 
Patriote  français  y  reproduisirent,  quelques-uns  avec 
variantes. 

^vec  ardeur  tu  défendras 
Ta  liberté  dés  à  présent. 

Le  mot  noble  tu  rayeras 
De  tes  cahiers  dorénavant. 

Du  clergé  tu  supprimeras 
La  moitié  nécessairement. 

De  tout  moine  tu  purgeras 
La  France  irrévocablement. 


RÉVOLUTION  33 

gt  de  leurs  mains  tu  reprendras 
Les  biens  volés  anciennement. 

Aux  gens  de  loi  tu  couperas 
Les  ongles  radicalement. 

Aux  financiers  tu  donneras 
Congé  définitivement. 

De  tes  impôts  tu  connaîtras 
La  cause  et  l^emploi  clairement. 

Et  jamais  tu  n'en  donneras 
Pour  engraisser  le  fainéant. 

De  bonnes  lois  tu  formeras, 
Mais  simples,  sans  déguisement. 

Ton  estime  tu  garderas 

Pour  les  vertus,  et  non  Vargent. 

Aux  dignités  tu  placeras 

Des  gens  de  bien  soigneusement. 

Et  sans  grâce  tu  puniras 
Tous  pervers  indistinctement^ 

Ainsi  faisant  tu  détruiras 
Tous  les  abus  absolument. 

Et  d'esclave  tu  deviendras 
Heureux  et  libre  assurément  (4)« 

(1)  n  a  été  fait  de  ces  commaDdements  pluaiears  parodies  ou  contre-parties; 
nous  dteroDs  la  plus  remarquable. 

COmiANDElIENTS  PATRIOTIQUES 

Pour  seul  Dieu  tu  adoreras 
Ton  ambition  sealemenL 

Le  peuple  tu  flagorneras, 
Afin  qu'il  soit  ton  partisan. 


Les  lundis  tu  l'agiteras 
Pour  réussir  certainemeni. 


% 


M  EÉVOLUTIOn 

Enfin  le  numéro  se  termine,  comme  nous  avons 
déjà  eu  occasion  de  le  dire,  par  un  permis  de  cir- 
culer ainsi  conçu  : 

HôtO-de-Ville  de  Paris.  Comité  de  poUee. 

Permis  à  la  poste  de  flaire  circuler  le  journal  rédigé  par  M.  Ha* 
rat,  intitulé  le  PubUciste  parieien.  Au  comité  de  police,  ce  8  aep^ 
tembre  ^1789.  Signé  :  Broussonst,  Lbbasls,  Lsaoux,  Mondb. 

Lei  awasaipi  hononrat 
Et  défendras  humainement. 

Homicide  tu  commettrai 
Quand  tu  U  pourrai  MtrtfiMiit. 

L'anaainat  tu  prêcherai 
A  haute  voixjoumeUemeni. 

La  liberté  tu  prànerae 

En  la  violant  tout  doucement. 

Les  biene  du  peuple  retiendrai. 
Sans  rendre  compte  aucunement. 

Faux  témoignage  tu  dirai 
Pour  te  venger  impunément. 

Tes  vie  et  mœurs  tu  cacheras. 
Et  tu  ferae  trèerprudemment. 

Sans  cesse  tu  dénonceras, 

Sans  savoir  pourqaoi  ni  comment. 

Du  peuple  instruit  tu  médiras 
Pour  tromper  le  peuple  ignorant. 

Comme  trattree  désigneras 
Brissot,  C(Mdorcet  et  Roland» 

Dans  Us  tribunes  beugleras 
Quatre  foie  par  jour  (seulement). 

La  vérité,  tu  ne  Sauras 

Qus  dans  la  bouche  obfO^fifiMfil. 

Le  mot  peuple  répéteras 
Pour  avoir  applaudissement. 

See  faveurs  tu  recueilleras 
Tôt  ou  tard  infailliblement. 

Ainsi  soit-il. 


EÉYOLUTION  ti 

Le  délire  de  la  vertu  entraîna  Marat,  dès  ses  pre* 
miers  numéros ,  à  de  telles  hardiesses  que  V Ami  du 
peuple  obtint  tout  de  suite,  à  la  grande  satisfaction 
de  son  auteur  probablement,  un  véritable  succès  de 
scandale.  Il  en  prend  occasion  pour  faire  sa  profes* 
sion  de  foi. 

Profession  de  foi  du  Rédacteur. 

V 

On  m'écrit  de  tous  côtés  que  cette  feuille  cause  beaucoup  de 
scandale  ;  les  ennemis  de  la  patrie  crient  au  blasphèmei  et  les 
citoyens  timides,  qui  n'éprouvèrent  jamais  ni  les  élans  de  Tamour 
de  la  liberté,  ni  le  délire  de  la  vertu,  pâlissent  à  sa  lecture.  On 
convient  que  j'ai  raison  d'attaquer  la  faction  corrompue  qui  do* 
mine  dans  l'Assemblée  nationale  ;  mais  on  voudrait  que  ce  fût 
avec  modération  :  c'est  faire  le  procès  à  un  soldat  de  se  battre 
en  désespéré  contre  de  perfides  ennemis. 

Peut-être  aussi  me  juge-t-on  avec  un  peu  de  légèreté,  et  sans 
doute  on  changerait  d'opinion  si  l'on  connaissait  les  faits.  En 
voici  quelques-uns  qu'il  est  bon  de  ne  pas  oublier  :  Tant  que  j'ai 
cm  voir  dans  l'Assemblée  nationale  des  citoyens  dévoués  au  ser- 
vice de  l'Etat,  j'ai  eu  pour  elle  le  respect  qu'inspirent  les  vertus 
publiques.  Tant  que  j'ai  cru  voir  dans  l'Assemblée  nationale  un 
désir  soutenu,  mais  peu  éclairé,  d'aller  au  bien,  j'ai  eu  pour  elle 
tous  les  égards  que  mérite  %  loyauté;  j'ai  travaillé  à  la  rap- 
peler aux  bons  principes,  et,  crainte  de  diminuer  la  confiance  des 
peuples,  je  lui  ai  adressé  directement  mon  travail  (4).  Biais  lors- 
que j'ai  vu  l'Assemblée  poursuivre  avec  opiniâtreté  un  plan  d'opé- 
rations funeste,  j'ai  fait  l'acquit  de  ma  conscience  en  lui  adressant 
publiquement  mes  observations  {t).  Enfin,  lorsque  je  n'ai  pu  me 
dissimuler  le  dessein  criminel  qu'a  formé  la  faction  ennemie  de 
sacrifier  la  nation  au  prince,  et  le  bonheur  public  â  la  cupidité 

(I)  J'ai  ea  PhoDoear  d'écrire  à  nosseigiieorB  Içs  Etats-Généraux  plus  do  yingt 
lettres,  qoa  je  pal)Uerai  on  jour.  (Note  de  Mcvrat.) 
(3)  Voyez  le  MQn%tev,r  ^triote,  publié  chez  rAUemao,  au  Palais-Royal.  (îd.) 


36  RÉVOLUTION 

d'une  poignée  d'ambitieux,  toute  espèce  de  cotisidératlons  s'est 
évanouie  ;  je  n'ai  vu  que  le  danger  de  la  patrie,  son  salut  est  de- 
venu ma  loi  suprême,  et  je  me  suis  fait  un  devoir  de  répandre 
^alarme,  seul  moyen  d'empêcher  la  nation  d'être  précipitée  dans 
l'abîme. 

Au  demeurant,  je  dois  ma  profession  de  foi  à  mes  lecteurs  :  je 
vais  la  leur  faire  avec  la  franchise  d'un  homme  qui  ne  sait  point 
dissimuler;  mais  je  n'y  reviendrai  plus,  je  les  prie  de  s'en  sou- 
venir. 

La  vérité  et  la  justice  sont  mes  seules  divinités  sur  la  terre.  Je 
ne  distingue  les  hommes  {ue  par  leurs  qualités  personnelles. 
Tadmire  les  talents,  je  respecte  la  sagesse,  j'adore  les  vertus.  Je 
ne  vois  dans  les  grandeurs  humaines  que  les  fruits  du  crime  ou 
les  jeux  de  la  fortune  :  toujours  je  méprisai  les  idoles  de  la  fa- 
veur, tt  n'encensai  jamais  les  idoles  de  la  puissance.  De  quelque 
titre  qu'un  potentat  soit  décoré,  tant  qu'il  est  sans  mérite  il  est 
peu  de  chose  à  mes  yeux,  et  tant  qu'il  est  sans  vertus  il  n'est  à 
mes  yeux  qu'un  objet  de  dédain. 

Les  bons  patriotes  craignent  que  ma  feuille  ne  soit  supprimée. 
Ce  serait  donc  par  les  suppôts  du  despotisme  ;  or,  je  les  dé6e 
d'oser  y  toucher  :  ils  savent  combien  peu  je  les  crains,  et  je  ne 
les  crois  pas  assez  imbéciles  pour  se  déclarer  de  la  sorte  ennemis 
du  bien  public  et  traîtres  à  la  patrie.  Dans  un  combat  de  discus- 
sions épineuses,  le  peuple  a  tout  à  craindre  des  artifices  de  ses 
ennemis,  et  il  n'a  rien  à  espérer  de  ses  forces,  de  son  courage, 
de  son  audace  :  il  sera  pris  au  piège,  s'il  ne  l'aperçoit.  H  lui  faut 
donc  des  hommes  versés  dans  la  politique,  qui  veillent  jour  et 
nuit  à  ses  intérêts,  à  la  défense  de  ses  droits,  au  soin  de  son  salut  : 
je  lui  consacrerai  tous  mes  instants. 

En  combattant  contre  les  ennemis  de  l'Etat,  j'attaquerai  sans 
ménagement  les  fripons,  je  démasquerai  les  hypocrites,  je  dé- 
noncerai les  traîtres,  j'écarterai  des  affaires  publiques  les  hommes 
avides  qui  spéculent  sur  leur  faux  zèle,  les  lâches  et  les  ineptes 
incapables  de  servir  la  patrie,  les  hommes  suspects  en  qui  ^Ue 
ne  peut  prendre  aucune  confiance.  Quelque  sévère  que  soit  ma 
plume,  elle  ne  sera  redoutable  qu'aux  vices,  et  à  l'égard  même 


RÉVOLUTION  37 

des  scélérats  elle  respectera  la  vérité.  Si  elle  s*en  écarte  un  ins- 
tant pour  blesser  Tinnocence,  qu'on  punisse  le  téméraire,  il  est 
.^us  le  main  de  la  loi. 

Je  sais  ce  que  je  dois  attendre  de  la  foule  des  méchants  que  je 
Tais  soulever  contre  moi  ;  mais  la  crainte  ne  peut  rien  sur  mon 
âme  :  je  me  dévoue  à  la  patrie,  et  je  suis  prêt  à  verser  pour  elle 
tout  mon  sang.  (N^  43,  23  septembre  4789.) 

Répandre  Valarme^  voilà  toute  la  politique  de 
Marat. 

Une  mouche  patriotique  vient  à  Tinstant  de  me  donner  avis 
d'un  petit  complot  ministériel  formé  dans  un  boudoir  des  Tuile- 
ries, entre  la  première  sultane,  le  visir  Necker  et  les  pachas  de 
Saint-Priest,  de  Montmorin,  de  La  Tour-du-Pin,  etc.  Ils. sentent 
plus  que  jamais  cette  vérité.que  TAmi  du  Peuple  leur  a  prononcée 
plus  d^une  fois,  c'est  qu'il  n'y  a  guère  aujourd'hui  que  les  cris 
d'alarme  et  le  scandale  public  propagé  par  les  plumes  patrioti- 
ques qui  les  barrent.  (3  juin  4790.) 

Et  pour  entretenir  cette  alarme  salutaire,  tous 
les  moyens  lui  seront  bons,  et  jusqu'à  son  dernier 
jour  il  ne  cessera  de  sonner  le.  tocsin •«  Il  ne  voit 
partout  que  traîtres,  que  fripons,  que  complots; 
partout  il  aperçoit  la  main  d'une  a  faction  cachée, 
faction  puissante  qui  ne  rêve  que  l'asservissement 
de  la  France^  dont  le  projet  est  de  leurrer  le  peuple 
et  d'empêcher  la  Constitution.  > 

Les  cruels  ennemis  du  peuple,  acharnés  à  vous  perdre,  ne  ces- 
sent de  vous  tendre  des  pièges  ;  jour  et  nuit  ils  ne  cessent  de 
vous  entraîner  dans  des  désordres,  de  vous  accabler  d'inquié- 
tudes et  d'alarmes,  de  vous  faire  sentir  les  maux  de  l'insubordi- 
nation, de  vous  faire  regretter  l'esclavage,  et  de  vous  réduire  à 
chercher  dans  les  bras  d'un  maître  le  repos,  rabondance<. 


as  RÉVOLUTION 

Qu'on  pense  an  désavantage  que  doivent  avoir,  dans  une  guwre 
politique,  d'honorables  citoyens  à  qui  le  del  n'a  donné  en  par- 
tage qu'un  sens  droit  et  un  cœur  honnête,  avec  des  courtisans^ 
avec  des  hommes  pour  qui  la  franchise  est  grossîèretéi  la  byanté 
bêtise,  des  hommes  dont  l'unique  étude  est  l'art  d'en  in^toser,  et 
dont  la  vie  entière  se  passe  à  faire  assaut  de  fourberies,  et  l'oa 
sentira  ce  que  l'on  peut  attendre  des  efforts  des  députés  du  peuple 
contre  ceux  de  la  noblesse  et  du  clergé.  Ainsi,  point  de  salut  & 
espérer  tant  qu'ils  se  mêleront  des  affaires  publiques  ;  les  balayer 
de  f  Assemblée  est  Punique  moyen  de  sauoer  VEUU. 

Que  la  nation  use  donc  de  ses  droits;  qu'elle  révoque  l'Âssem* 
blée  nationale,  après  avoir  annulé  ses  décrets;  qu'elle  en  forme 
une  nouvelle,  dont  la  porte  soit  fermée  aux  nobles  et  aux  prélats, 
en  qui  le  peuple  ne  peut  prendre  aucune  confiance  ;  qu'elle  y  ap- 
pelle enfin  des  hommes  dont  les  talents  ne  soient  point  équivo- 
ques, et  dont  les  sentiments  patriotiques  ne  soient  point  suspects..* 
Qu'elle  soit  bien  convaincue  que  la  r^nération  de  l'Etat,  telle 
que  les  patriotes  sincères  la  réclament,  ne  se  fera  ni  avec  l'As- 
semblée actuelle,  ni  avec  toute  autre  Assemblée  dans  laquelle  se 
glisseraient  encore  les  mêmes  éléments. 

C'est  le  22  septembre  que  Marat  tenait  ce  lan- 
gage provocateur  ;  et  ces  attaques  contre  F Assem— 
blée,  il  les  renouvellera  tous  les  jours  :  ce  n'est  à 
ses  yeux  qu'une  réunion  de  traîtres,  de  stupides, 
de  fripons  et  d'endormeurs,  une  assemblée  conspi- 
ratrice, pourrie,  vendue  et  prostituée. 

La  cour,  on  le  pense  bien,  n'est  pas  épargnée 
davantage  :  elle  ne  cesse  de  comploter  pour  affamer 
et  décimer  la  France,  pour  brûler  ses  villes  et  les 
bombarder.  Quant  au  roi,  c'est  un  traître  et  un  im- 
bécile ;  la  reine,  la  sultane  germanique,  comme  il 
l'appelle,  est  la  dernière  des  femmes. 


RÉVOLUTION  39 

Il  poursuit  d'une  ^le  haine  les  ministres,  la 
municipalité,  la  garde  nationale;  mais  parmi  les 
noirs  et  les  corrompus^  Necker,  Bailly  et  Lafayette 
sont  les  objets  les  plus  ordinaires  de  ses  attaques  ; 
ce  sont  ses  bêtes  noires. 

Necker,  pour  lui,  n'est  qu'un  jongleur. 

Homme  petit  et  yain,  lui  dit-il,  vos  lauriers  sont  flétris,  ils  ne 
reverdiront  plus...  C'est  en  vainque  le  sage  chercherait  en  vous 
rhomme  d'Etat,  il  n'y  trouverait  qu'un  chevalier  d'industrie,  et, 
Bans  être  prophète,  il  peut  vous  prédire  la  fin  de  Law. 

Il  appelle  le  maire  de  Paris  V automate  trembleur 
et  larmoyant  des  ministres,  et,  comme  Desmoulins, 
il  lui  reproche  son  faste,  en  même  temps  qu'il  dé^ 
nonce  ce  qu'il  appelle  les  dilapidations  du  conseil 
municipal. 

Et  cet  or  qu'ils  prodiguent  ainsi,  si  du  moins  il  leur  apparte- 
nait, s'ils  le  payaient  par  le  travail!  Mais  c'est  la  ressource  de 
l'Etat;  c'est  la  subsistance  du  nécessiteux,  de  l'indigent  1  Que 
de  puissants  motifs  pour  s'en  montrer  a^'are  1  Peuple  infortuné  ! 
seras-tu  donc  éternellement  dévoué  à  la  misère  l  Toujours  vexé, 
toujours  pillé,  foulé,  n'échapperas-tu  des  mains  des  déprédateurs 
royaux  que  pour  tomber  dans  celles  des  dilapidateurs  populaires! 

Lafayette  est  l'instituteur  des  mouchards  de  l'état- 
tnajor ,  le  président  du  comité  autrichien,  le  gêné* 
ralissime  des  contre-révolutionnaires,  le  conspira- 
teur en  chef  du  royaume  de  France,  le  charlatan  des 
deux  mondes,  le  divin  Mottié,  le  dictateur  Mottié. 
Les  gardes  nationaux  sont  ses  prétoriens. 


40  RÉYOLDTION 

n  y  a  de  quoi  frémir  de  voir  la  compontion  de  la  garde  natio- 
nale, soldée  et  non  soldée;  c^est  la  voix  publique  que  tous  les  an- 
ciens espions  de  la  police  y  ont  pris  parti,  et  il  est  constant  qu'oa 
y  compte  des  valets  du  maréchal  de  Broglie,  des  fils  d*ex-ministres, 
des  aristocrates  gangrenés. 

On  ne  s'étonnera  pas  que  de  pareilles  attaques 
aient  suscité  à  Marat  de  nombreux  et  puissants  en— 
nemis.  La  municipalité  s'en  émut  la  première.  Oa 
lit  dans  les  Mémoires  de  Bailly  (t.  II,  p.  395)  : 

«  Lundi  28  septembre.  —  Marat  a  été  cité  à  la 
Commune  pour  avoir  inculpé  l'administration  de  la 
ville,  et  avoir  dit  que  la  gestion  de  ses  comités  était 
ruineuse.  Il  a  déclaré  avoir  entendu  parler  du  co- 
mité des  subsistances  seulement;  ce  qui  étsdt  bien 
injuste  ;  mais  on  lui  a  laissé  son  opinion.  Il  a  in- 
culpé un  membre  comme  demeurant  en  hôtel  garni  ; 
ce  qui  s'est  trouvé  faux.  Il  a  fait  lecture  d'une  lettre 
qui  inculpait  assez  gravement  un  autre  membre. 
On  a  nommé  des  commissaires  ;  le  rapport  n'a  pas 
été  fait.  Le  membre  n'a  pas  reparu.  Si  Marat  a  eu 
raison  à  cet  égard,  il  est  juste  de  le  dire,  car  il  n'en 
a  pas  fait  habitude.  » 

Mais  écoutons  Marat  lui-même  : 

Je  finissais  la  dernière  phrase  du  n»  4  6,  lorsqu'un  valet  de 
rH6tel-de-YilIe  m*a  remis,  de  la  part  des  représentants  de  la  Corn- 
nrane,  un  ordre  de  paraître  devant  eux  dans  la  soirée.  Je  glisse 
sur  cette  circonstance,  qui,  sans  doute,  paraîtra  singulière,  et 
j'observerai  que  cet  ordre  était  relatif  au  n»  15,  publié  dans  la 
matinée.  Je  conçois  que  les  dures  vérités  qu'il  contient  ont  dû 


RÉVOLUTION  41 

déplaire  ;  mais  elles  intéressent  trop  la  sûreté  publique  pour  que 
j'aie  pu  me  résoudre  à  en  adoucir  un  seul  mot. 

Choqué  que  ces  messieurs  continuent  à  s^ériger  en  juges,  et  en 
juges  dans  leur  propre  cause,  me  disais-je  à  moi-même,  s'ils  se 
croient  outragés  par  ma  plume,  que  ne  rendent-ils  plainte,  que 
ne  me  poursuivent-ils?  Mais  devant  quel  tribunal?  Assurément, 
ce  n*est  ni  le  Châtelet,  ni  le  Parlement  :  ces  cours  d'esclavage  ne 
sont  pas  faites  pour  connaître  d'une  cause  qui  a  pour  objet  la 
liberté. 

Au  demeurant,  je  ne  me  suis  présenté  à  l'Hôtel-de-Ville  que 
pour  donner  à  ces  messieurs  une  preuve  de  ma  déférence  :  je  les 
prie  de  recevoir  en  passant  cette  petite  leçon.  Us  ne  peuvent  at- 
taquer aucun  des  droits  de  l'homme  ou  du  citoyen,  et  ils  ne  peu- 
vent exercer  aucun  acte  judiciaire  :  s'ils  ne  connaissent  pas  en- 
core les  limites  des  pouvoirs  qu'on  leur  a  confiés,  je  m'engage  à 
les  leur  tracer.  En  attendant,  ils  me  permettront  de  leur  présenter 
la  déclaration  suivante. 

Suit  une  longue  déclaration  de  principes^  dont 
nous  nous  bornerons  à  extraire  quelques  phrases. 
11  est  allé  deux  fois  à  THôtel-de-Ville  pour  la  remettre 
aux  représentants  de  la  Commune  et  en  demander 
acte  ;  mais  il  n'a  pu  être  admis  à  Taudience,  on  l'a 
renvoyé  au  lendemain  ;  il  n'y  retournera  pas. 

Vos  occupations  sont  infinies,  sans  doute,  ditril  aux  magistrats 
de  la  ville  ;  les  miennes  ne  le  sont  pas  moins,  et  elles  intéressent 
bien  davantage  le  bonheur  public  :  je  suis  Vœil  du  peuple,  vous 
en  êtes  tout  au  plus  le  petit  doigté 

Pressé  par  mon  zèle  pour  le  salut  de  la  patrie,  et  désespéré  de 
Toir  les  aristocrates,  qui  dominent  dans  l'Assemblée  nationale,  se 
jouer  du  peuple...,  j'ai  cru  qu'il  était  indigne  d'un  vrai  citoyen 
de  garder  le  silence...  Rapprochant  mille  faits  connus,  et  suivant 
les  relations  de  l'aristocratie  et  du  gouvernement  avec  la  munici- 
palité de  la  capitale,  j'ai  redouté  qu'elle  se  prêtât,  sans  s'en  dou- 


a  RÉVOLUTION 

ter,  aux  perfides  desseins  des  ennemis  de  l'Etat..  Tremblant  que 
la  bonne  foi  du  plus  grand  nombre  des  membres  de  votre  comité, 
tous  recommandables  par  leurs  connaissances  diverses  et  leur  pa- 
triotisme, mais  trop  peu  versés  dans  la  politique  pour  découvrir 
des  pièges  cachés  avec  art,  ne  fût  exposée  aux  surprises  d'une 
poignée  d'bommas  corrompus,  et  qu'ils  ne  deviennent  innocem» 
ment  les  ins^nments  de  l'oppression  et  de  la  tyrannie  ;  navré  de 
voir  f  Attemblée  nationale  toujours  subjuguée  par  les  ennemis  de 
l^tat,  et  trop  convaincu  ^'elle  ne  travaillera  avec  succès  à  la 
Constitution  que  lorsqu'ils  ne  pourront  plus  s'étayer  des  forces 
mêmes  du  peuple,  et  que  la  municipalité  de  Paris  deviendra  l'or- 
gane du  vœu  public,  —  je  vous  requiers.  Messieurs,  au  nom  de  la 
patrie,  dont  je  suis  l'avocat,  de  purger  incessamment  votre  corps 
des  membres  en  qui  les  vrais  citoyens  ne  peuvent  plus  prendre 
aucune  confîïmce,  et  de  puiser  pareillement  tous  les  comités  de 
l'Hôtel-de-Ville.  Ces  membres  ne  vous  sont  pas  inconnus,  et  j'en 
nommerai  plusieurs  à  la  première  réquisition  qui  m'en  sera  £aite... 
(N«  48,  28  septembre.) 

Comme  on  le  voit,  les  rôles  sont  intervertis.  Ma- 
rat  n'avait  pas  précisément  tort  quant  aux  formes  ; 
mais  il  récuse  déjà  toute  espèce  de  tribunal,  le  Par* 
lement  et  le  Châtelet  aussi  bien  que  le  bureau  de  la 
ville. 

De  ce  moment  la  circulation  de  scm  journal  com- 
mence à  rencontrer  toute  sorte  d'entraves  ;  il  s'en 
plaint  à  diverses  reprises,  et  toujours  de  ce  ton  im- 
pératif qui  lui  est  dès  lors  habituel. 

Je  me  suis  plaint  d'un  attentat  fait  contre  la  liberté  de  la  presse 
par  plusieurs  patrouilles  bourgeoises  qui  ont  enlevé  mes  feuilles 
aux  colporteurs.  Elles  ne  l'ont  fait  qu'en  vertu  d'un  ordre  précis. 
J'ai  imputé  cet  ordre  à  l'Hôtel-de-Ville  ;  il  est  possible  qu'il  n'en 
soit  pas  émané.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  fait  recomnumder  ajox  col» 


RËyOLUTION  43 

porteurs  de  prendre  des  témoins,  si  quelque  patrouille  venait  à 
récidiver.  Le  reste  me  regarde.  Je  trouverai  bien  moyen  de  re- 
monter à  la  source,  et  de  venger  la  cause  de  la  liberté.  (N«  SO.) 

Un  mot  amical  du  rédacteur  à  un  citoyen  inconsidéré. 

DIALOGUE. 

«  Eh  bien  I  qu*y  a-t-il  de  nouveau? — VÀmi  du  Peuple,  Monsieur, 
qui  fait  fracas  dans  la  rue.  —  Que  diable  I  j*avais  donné  ordre 
aux  patrouilles  de  Tenlever  ;  je  vais  repasser  aux  corps-de-garde 
pour  donner  de  nouveaux  ordres.  » 

Ydlà  un  petit  dialogue  dont  j*ai  des  témoins  dignes  de  foi  ;  j*en 
•établirai  la  preuve  juridique.  M.  Patu  des  Haultchamps,  conseiller 
auditeur  de  la  chambre  des  comptes,  ami  intime  du  curé  de  Saint- 
i<ioolas<les-Champs,  et  commandant  de  bataillon,  je  vom  ssomm 
4'étre  plus  mesuré  à  l'avenir.  Respactez  rniitruyi  éb  f àmi  du 
f^Biyde  :  il  a'flsi  dostiaé  qjfà  veaiger  les  droits  de  la  nation,  as- 
surer sa  liberté,  dmenter  son  bonheur.  Si  vous  avez  un  grain  de 
49ens  commun,  cachez  avec  soin  votre  façon  de  penser,  et  trem- 
blez de  hasarder  quelque  démarche  qui  vous  ferait  passer  pour 
«ennemi  du  bien  public;  je  ne  vous  avertirai  qu'une  fois.  Mes  col- 
porteurs ont  ordre  de  se  porter  en  foule  dans  votre  district,  et 
de  vous  remettre  le  premier  numéro  du  jour. 

Uaurait-on  imaginé,  qu'un  simple  particulier  aurait  la  témé- 
rité de  supprimer  de  son  chef  un  écrit  avoué  par  le  public,  et  la 
folie  de  se  rendre  coupable  d'un  crime  de  lèse-nation  l  Les  voilà 
donc,  ces  prétendus  patriotes,  qui  déjà  ne  craignent  plus  de  lever 
le  masque  !  Â  qui  avez- vous  confié  votre  autorité  !  Aveugles  ci- 
toyens ,  n'ouvrirez-vous  donc  jamais  les  yeux  l  (N«  S4 .) 

Avertissement. 

3e  reçois  de  tous  côtés  des  plaintes  de  l'inexactitude  de  la  pe- 
^te  poste.  Se  pourrait-il  que  quelque  employé  s'oubliât  au  point 
d'intercepter  certains  numéros  de  mon  journal,  et  violer  de  la 
sorte  la  foi  publique  1  Cet  écrit,  étant  destiné  à  défendre  les  droits 
sacrés  du  peuple  et  des  citoyens,  est  sous  la  sauvegarde  de  la 
nation;  je  déclare  que  je  poursuivrai  comme  criminel  d'Etat  tout 


44  REVOLUTION 

téméraire  qui  entreprendrait  4*en  arrêter  la  libre  circulation. 
(No  24.) 

—  Je  somme  le  comité  du  district  de  Saint-Ândré-des-Arts,  qui 
a  donné  des  ordres  d'arrêter  ma  feuille,  de  les  retirer,  et  de  foire 
rendre  les  numéros  interceptés.  Que  ses  membres  corrompus  qui 
Font  subjugué  tremblent  que  je  ne  leur  imprime  le  cachet  de  l'op- 
probre. (No  86.) 

—  Et  c'est  la  milice  nationale,  dit-il  encore  ailleurs,  et  ce  sont 
mes  concitoyens  qui  se  prêtent  à  cet  attentat  !  Lisez-les  donc, 
soldats  aveugles,  ces  écrits  dont  vous  empêchez  les  salutaires 
effets,  et  frémissez  d'horreur  de  servir  d'instrument  à  la  tyrannie 
pour  accabler  votre  défenseur  l 

De  ce  moment  aussi  Marat  voue  à  la  municipa— 
lité  une  haine  implacable,  et  il  ne  cesse  de  la  pour^ 
suivre  de  ses  calomnies.  On  agite  de  nouveau  au 
Conseil  de  la  ville,  dans  les  premiers  jours  d'octo- 
bre, la  question  de  savoir  s'il  ne  conviendrait  pas 
de  séquestrer  ce  furieux  et  de  le  mettre  ainsi  dans 
l'impossibilité  de  faire  le  mal;  mais  l'Ami  du 
Peuple  trouve  dans  Bailly ,  dans  ce  même  homme 
qu'il  traînait  tous  les  jours  aux  gémonies,  un  dé- 
fenseur généreux.  «  Quelques  membres  de  la  Com- 
mune, lit-on  dans  la  Chronique  de  Paris  (8  octobre), 
voulaient  qu'on  mît  M.  Marat,  auteur  de  VAmi  du 
Peuple^  en  prison,  à  cause  de  l'extrême  hardiesse 
de  cette  feuille.  Monsieur  le  maire  leur  a  rappelé  les 
vrais  principes  de  la  liberté  de  la  presse,  et  il  a  été 
décidé  que  ceux  qui  se  croiraient  calomniés  par 
M.  Marat  intenteraient  contre  lui  une  action  juri- 
dique. » 


RÉVOLUTION  45 

La  lettre  suivante,  que  je  trouve  dans  le  même 
journal,  prouve  que,  si  Ton  s'inquiétait  justement 
des  attaques  de  Marat,  on  se  souciait  peu  de  ses 
éloges,  et  montre  dans  quel  mépris  le  tenaient  déjà 
les  honnêtes  gens. 

Messieurs,  l'auteur  de  VAmi  du  Peuple,  M.  Marat,  me  distingue 
d'une  manière  injurieuse  des  autres  représentants  de  la  Com- 
mune dans  son  n<>  26.  L'honnêteté  qu'il  veut  bien  m'accorder  est 
dans  mon  cœur  ;  mais  cet  éloge,  partant  d'une  plume  qui  distille 
la  sédition  et  la- calomnie,  m'outrage  et  m'afflige  profondément; 
je  le  rejette  avec  indignation.  Veuillez  bien,  Messieurs,  rendre  pu- 
blique la  présente  réclamation  :  je  la  dois  à  ma  délicatesse  et  à 

celle  de  mes  collègues. 

Peyrilqe. 
Paris,  ce  7  octobre  ^^%9. 

Les  journées  d'octobre  amoncelèrent  sur  la  tête 
de  Marat  un  orage  devant  lequel  il  dut  fuir.  Il  se 
vantait  lui-même,  et  non  sans  fondement,  d'avoir 
provoqué  ces  tristes  événements  ;  et  en  effet,  sur  la 
nouvelle  du  repas  des  gardes  du  corps  et  de  ce  qui 
s'était  passé  à  Versailles,  il  faisait,  dans  son  nu- 
méro du  5,  cet  appel  à  l'insurrection  : 

Les  faits  nous  manquent  pour  prononcer  si  c'est  une  conjura- 
tion réelle  ;  mais,  fût-elle  chimérique,  tous  les  bons  citoyens  doi- 
vent se  montrer  en  armes,  envoyer  de  nombreux  détachements 
pour  enlever  toutes  les  poudres  d'Essonne  ;  chaque  district  doit 
retirer  ses  canons  de  l'Hôtel-de-Ville.  La  milice  nationale  n'est 
point  assez  dépourvue  de  sens  pour  ne  pas  sentir  qu'elle  ne  doit 
jamais  se  séparer  du  reste  des  citoyens  ;  que ,  loin  d'obéir  à  ses 
chefs,  s'ils  s'oubliaient  au  point  de  donner  des  ordres  hostiles, 
elle  doit  s'emparer  d'eux.  Enfin,  si  le  péril  devenait  imminent, 


46  RÉVOLUTION 

c'en  est  fait  de  nous  si  le  peuple  ne  nomme  pas  lukiiéme  un  tri- 
bun, et  s'il  ne  Tanne  pas  de  la  force  publique. 

Ces  provocations  furent  dénoncées  à  la  Ck>mmiine , 
qui  chargea  des  commissaires  de  déférer  la  feuille 
incendiaire  au  Châtelet,  afin  que  le  procureur  du 
roi  eût  à  s'opposer  aux  <c  excès  aussi  dangereux 
qu'inquiétants  de  la  presse.  »  Le  Châtelet  fit  saisir 
les  presses  de  Y  Ami  du  Peupkj  et  lança  un  décret 
de  prise  de  corps  contre  son  auteur.  Marat  fut  obligé 
de  se  cacher,  et  de  suspendre  la  publication  de  son 
journal  après  le  28®  numéro  (8  octobre).  Il  s'était 
tout  d'abord  placé  sous  la  protection  de  certains 
districts,  qu'il  ne  tint  pas  à  lui  de  mettre  en  insur* 
rection  contre  la  justice. 

On  lit  dans  la  Chronique  de  Paris  du  1 3  octobre. 

a  M.  Marat  a,  dit-on,  écrit  au  district  des  Car- 
mes, que  c'était  à  lui  qu'il  avait  réservé  l'honneur 
de  le  protéger.  Ce  district  n'est  probablement  pas 
ambitieux,  car  il  a  refusé  cet  honneur. 

»  Le  district  des  Cordeliers,  sur  la  lettre  qui  lui 
a  été  adressée  par  le  sieur  Marat,  auteur  de  VAmi 
du  Peuple^  par  laquelle  il  réclame  sa  protection,  a 
déclaré  qu'il  défendrait  de  tout  son  pouvoir  les  au- 
teurs de  son  arrondissement  des  voies  de  fait^  sauf 
à  ceux  qui  se  trouveront  offensés  dans  leur  personne 
ou  dans  leur  honneur  à  se  pourvoir  par  toutes  les 
voies  de  droit. 

n  Cet  arrêté  nous  paraît  infiniment  sage,  non  pas 


RÉVOLUTION  47 

que  nous  approuvions  les  calomnies  de  M.  Marat , 
nous  en  deviendrions  les  complices;  mais  c'est 
dans  les  tribunaux  et  par  les  moyens  de  droit  que 
les  offensés  doivent  en  obtenir  réparation.  » 

Le  moyens  de  droit  n'eussent  pas  été  davantage 
du  goût  de  Marat,  qui  avait  peu  de  confiance  dans 
les  tribunaux,  quels  qu'ils  fussent.  Quoi  qu'il  en 
soit,  ne  trouvant  pas  dans  les  districts  l'appui  sur 
lequel  il  avait  cru  pouvoir  compter,  il  quitta  mo- 
mentanément Paris,  et  il  ne  reprit  la  publication 
de  sa  feuille  que  le  5  novembre,  dans  je  ne  sais  trop 
quelle  cachette,  à  l'aide  de  je  ne  sais  quelle  impri-- 
mené  patriotique.  11  commence  le  premier  numéro 
de  cette  reprise  (n°  29)  par  se  plaindre  d'une  con* 
trefaçon,  qu'il  répudie. 

Un  particulier  (M.  Jourdain  de  Saint-Ferjeux)  avec  qui  je  n'ai 
aucune  liaison  s'est  empressé  de  profiter  du  bruit  de  ma  déten- 
tion pour  faire  paraître  une  feuiHe  sous  le  titre  de  VAmi  du 
Peuple.  Je  serais  enchanté  qu'il  eût  pu  remplacer  la  mienne  :  m^ 
reposant  sur  lui  du  soin  accablant  de  veiller  aux  intérêts  de  la 
nation,  il  m'aurait  permis  de  chercher  enfin  le  repos  dont  je  sois 
privé  depuis  si  longtemps  ;  mais  sa  plume  est  trop  stérile  pour 
produire  quelque  impression  et  avancer  les  affaires  publiques. 
Quels  que  soient  les  motifs  qui  l'ont  engagé  à  faire  gémir  la  presse^ 
je  le  prie  de  permettre  que  mon  journal  continue  à  jouir  paisible- 
ment d'un  titre  dont  il  est  en  possession,  et  de  ne  pas  trouver 
mauvais  que  j'y  attache  quelque  marque  destructive  (4)  qui  pré- 
vienne la  surprise  des  acheteurs.  (N<>  29,  du  5  novembre  4789.} 

(l)Poiir  dittinctwe,  évidemment;  mais  qoelle  étrange  coquille!  Dn  reste,  1» 
jonnial  de  Uarat  abonde  en  erreurs  de  ce  genre. 


48  RÉVOLUTION 

Viennent  ensuite  des  Observations  importantes  sur 
la  ligue  formidable  des  ennemis  de  la  patrie. 

Depuis  que  les  ennemis  de  la  patrie  m'ont  enlevé  ma  feuille^ 
et  qu'ils  ont  forcé  mes  amis  de  m'entrainer  en  captivité,  je  gé* 
mis  de  ne  pouvoir  veiller  pour  le  salut  du  peuple,  et  je  cherche 
tous  les  moyens  possibles  de  lui  donner  des  marques  de  moa 
étemel  dévouement.  Le  défaut  de  correspondance  entre  la  capi- 
tale et  le  lieu  de  ma  retraite  ne  me  permet  pas  d'être  au  courant;, 
néanmoins  voici  quelques  observations  importantes  que  je  sup- 
plie tous  les  bons  citoyens  de  prendre  en  considération.  En  ren- 
dant témoignage  au  zèle  qui  m*anime,  ils  sentiront  l'urgente  né- 
cessité de  prendre  des  mesures  convenables  pour  prévenir  les 
malheurs  affreux  qui  nous  menacent... 

Rendu  à  la  liberté  au  commencement  de  décem- 
bre^ il  donne  à  ses  lecteurs,  sous  le  titre  à'Anecdotes^ 
de  r auteur j  «  uû  léger  historique  »  de  ses  tribula- 
tions :  ceux  qui  s'intéressent  au  sort  de  TAmi  du 
Peuple,  pense-t-il,  ne  le  liront  pas  avec  indifférence  ; 
ceux  qui  n'y  verraient  qu'un  récit  personnel  ne 
sont  pas  faits  pour  le  lire. 

Enfin  je  respire,  mes  chers  concitoyens,  après  deux  mois  de 
captivité,  de  veilles,  de  soucis,  d'inquiétudes  et  d'alarmes  (4). 
Toujours  prêt  à  combattre  pour  vos  droits,  votre  liberté,  votre 
repos,  votre  bonheur,  à  peine  ai-je  repris  haleine  que  je  reparais 
pour  vous  dans  les  champs  de  l'honneur.  . 

Que  sont  devenus  tant  de  faux  frères  qui  paraissaient  avoir 
épousé  votre  cause,  lorsqu'il  n'y  avait  aucun  risque  à  la  défen- 

(I)  Je  ne  les  ai  éproQTées,  à  la  vue  des  pièges  tendus  sous  les  pas  des  citoyens, 
qu'après  que  les  ennemis  publics  m'ont  eu  enlevé  les  moyens  de  dénoncer  leur» 
noirs  complots. 


RÉVOLUTION  49 

dre  (4)?  Intimidés  ou  vendus,  ils  vous  ont  lâchement  abandon- 
nés. Quelques  hardis  défenseurs  vous  sont  restés  fidèles,  et  tou- 
jours TÂmi  du  Peuple  leur  disputera  la  gloire  de  se  dévouer  pour 
vous. 

Tout  Paris  a  su  que,  la  nuit  du  8  octobre,  la  maison  que  j'ha- 
bite a  été  assaillie  par  une  bande  nombreuse  d'assassins  ;  c'en 
était  fait  de  moi  s'ils  fussent  parvenus  à  forcer  la  porte,  qu'on 
refusa  de  leur  ouvrir. 

Les  ennemis  publics  me  regardaient  comme  le  premier  mo- 
teur de  l'insurrection  qui  venait  de  sauver  la  patrie  ;  ils  mirent 
ma  tête  à  prix,  et,  pour  couvrir  l'assassinat,  ils  firent  courir  le 
bruit  que  j'étais  dans  les  cachots  du  Châtelet.  Que  je  m'acquitte 
ici  d'un  devoir  cher  à  mon  cœur  envers  tant  de  bons  citoyens 
qui  vinrent  me  presser  de  chercher  mon  salut  dans  la  fuite. 
J'avais  informé  deux  districts  des  dangers  que  je  courais  :  l'un 
fit  faire  de  fréquentes  patrouilles  devant  ma  porte  ;  l'autre  m'en- 
voya quelques  officiers  pour  me  mettre  en  sûreté. 

Plusieurs  amis,  né  se  fiant  qu'à  leur  zèle,  Fenle- 
Tèrent  de  chez  lui  et  le  conduisirent  à  Versailles.  Il 
y  adressa  ses  réclamations  à  TÂssemblée.  Il  était 
encore  à  demander  justice  lorsqu'il  apprit  que  le 
Châtelet  venait  de  lancer  contre  lui  un  décret  de 
prise  de  corps,  décret  scandaleux  qui  n'était  désho- 
norant que  pour  ceux  qui  l'avaient  sollicité,  que 
pour  ceux  qui  l'avaient  rendu. 

Ses  amis  le  tenaient  sous  clé.  Occupé  à  suivre 
les  travaux  de  l'Assemblée  nationale  et  les  menées 
des  ennemis  de  l'Etat,  il  ne  sentait  que  le  malheur 
de  n'avoir  point  d'imprimeur,  le  dernier  attentat 
du  Comité  de  police  les  lui  ayant  tous  enlevés. 

(1)  On  peut  les  comparer  h  F&ne  de  la  &ble,  détachant  une  ruade  au  lion  mon- 
not. 

T.  VL  3 


50  RÉVOLUTION 

A  peine  eut-il  passé  huit  jours  dans  sa  retraite 
que  son  genre  de  \ie  parut  suspect  au  traiteur 
qui  le  servait  :  il  alla  le  dénoncer  à  la  garde  natio- 
nale. Heureusement  un  de  ses  amis,  ayant  eu  vent 
de  la  dénonciation,  vint  l'enlever  de  nouveau. 

11  désirait  se  rapprocher  de  Paris  :  il  trouva  un 
asile  dans  ses  environs,  et  y  vécut  heureux  pendant 
quinze  jours.  Il  y  recevait  sa  feuille,  qu'il  avait 
trouvé  moyen  de  faire  reparaître  à  force  de  sacrifi- 
ces. Mais  des  espions  mis  aux  trousses  des  libraires 
qu'il  employait  découvrirent  ses  presses  ;  elles  fu- 
rent  saisies  par  le  Comité  de  Saint-Etienne-du- 
Mont,  et  le  Comité  de  Saint-André-des-Arcs,  rem- 
pli d'indignes  citoyens,  de  vils  suppôts  du  despo- 
tisme, prêta  son  ministère  pour  faire  saisir  son 
journal  :  vaines  recherches,  dont  il  ne  recueillit 
d'autre  fruit  que  la  honte  de  s'être  démasqué  et 
d'avoir  afiiché  la  bassesse  de  ses  vues. 

Son  repos  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Des  es- 
pions attachés  sur  les  pas  de  quelques  amis  qu'il 
voyait  éventèrent  sa  retraite ,  et  xm  beau  matin  fl 
fut  assailli  par  un  détachement  de  vingt  hommes 
sous  la  conduite  du  vice-président  de  Saînt-Nicolas- 
du-^^hardonnet.  Conduit  an  Comité  des  recherches, 
il  y  fut  reçu  et  traité  avec  des  égards  auxquels  il 
était  sans  doute  bien  loin  de  s^ attendre.  Comme  il 
avait  été  réveillé  un  peu  brusquement  et  qu'il  n'avait 
point  eu  te  temps  de  d^iraaer,^  on  loi  offirit  une 


RÉVOLUTION  51 

tasse  de  chocolat,  qu'il  prit  au  coin  du  feu,  tout  en 
causant,  et,  après  une  assez  longue  conversation 
sur  divers  sujets  politiques,  on  lui  remit  ses  pa- 
piers, qui  avaient  été  saisis,  et  parmi  lesquels  il 
s'en  trouvait  de  «  très-forts  » ,  et  on  lui  annonça 
qu'il  était  libre.  Enfin  ces  messieurs  du  Comité 
poussèrent  la  galanterie  jusqu'à  lui  o&ir  nne  voi- 
ture pour  le  reconduire  chez  lui,  et  une  garde  s'il 
craignait  de  ne  pas  être  en  sûreté. 

Touché  de  leurs  procédés,  je  les  comparais  en  silence  à  ceux 
qu'auraient  eus,  en  pareil  cas,  des  commissaires  royaux  :  je  sen- 
tis l'extrême  différence  de  l'ancien  au  nouveau  régime,  et  une 
émotion  délicieuse  pénétra  mon  âipe. 

Une  pareille  effusion  ne  coule  pas  souvent  de  la 
plume  de  Marat. 

De  rHÔtel-de^-Ville  il  se  rend  chez  un  ami,  puis 
aux  Italiens,  où  le  sîgnor  Mandini  et  la  signora  Ba- 
letti  suspendent  quelques  moments  les  agitations 
du  patriote,  et  te  tendemain  il  était  tranquillement 
chez  lui. 

Tout  lui  sourit  enfin.  Son  premier  soin  ayant  été 
de  réclamer  ses  presses,  qui  sont  sa  plume  et  son 
écritoire^  pleine  satisfaction  lui  est  donnée,  tout  lui 
est  rendu. 

Me  voilà  donc,  s'écrie-t-il,  en  état  de  faire  paraître  ma  feuille 
sans  dépendre  des  créatures  de  l'autorité.  Pour  servir  la  patrie 
avec  {dus  de  succès,  je  me  suis  fait  imprimeur,  et  je  m'honore  de 
ce  nouvel  état  ;  ifiais  je  dois  prévenir  mes  lecteurs  qu'il  ne  sor- 


52  RÉVOLUTION 

tira  de  mes  presses  que  les  productions  de  ma  plume,  et  les 
écrits  des  vrais  défenseurs  de  la  liberté  publique  et  de  l'inno- 
cence opprimée  :  car  TAmi  du  Peuple  n'entend  point  faire  de  la 
typographie  un  métier  de  lucre. 

De  ce  jour  en  effet,  et  à  partir  du  n**  7 1 ,  du  1 9  dé- 
cembre 1789,  Y  Ami  du  Peuple  sort  de  V imprimerie 
de  M.  Marat,  rue  de  la  Comédie,  n®  37  (1). 

Cette  curieuse  narration,  que  nous  aurions  voulu 
pouvoir  reproduire  en  entier,  se  termine  par  un 
avertissement  aux  abonnés,  commençant  ainsi  : 

L'auteur  ayant  abandonné  les  trois  quarts  du  produit  de  son 
journal  aux  libraires  chargés  de  la  manutention,  et  n'ayant  pas 
touché  une  obole  sur  Fautre  quart,  a  non-seulement  trouvé,  lors 
de  son  retour  à  Paris,  la  caisse  vide,  mais  chargée  de  dettes. 
Déterminé  à  brouter  Therbe  plutôt  que  de  donner  sujet  à  ses 
souscripteurs  de  se  plaindre,  et  prenant  sur  lui  le  soin  de  les  sa- 
tisfaire, il  s'est  chargé  seul  de  la  publication  de  sa  feuille,  et  il 
croit  pouvoir  répondre  que  le  service  s'en  fera  dorénavant  avec 
ponctualité... 

Enfin  on  lit  encore  dans  ce  numéro  cette  petite 
note,  qui  a  son  importance  : 

M.  Marat,  voyant  avec  peu  d'édification  que  M.  Sainthi,  rédac- 
teur du  Courrier  de  PariSy  dont  la  feuille  avait  été  envoyée  aux 
abonnés  en  attendant,  l'a  proposée  aux  souscripteurs  comme  la 
suite  de  Y  Ami  du  Peuple^  déclare  qu'il  n'a  aucune  relation  avec 
ce  rédacteur,  et  le  public  s'est  bien  aperçu  que  ces  feuilles  n'ont 
rien  de  conmmn. 

(I)  Le  n«  7S  a  la  même  souscriptira  ;  mais  le  7S  et  les  soiTants  portent  me  de 
la  Vieille,  et  quelquefois  de  rAncieone-Gomédie,  n»  39.  Plus  tard,  c'est  seolement  : 
\Be  l'imprimerie  de  MaraU 


RÉVOLUTION  53 

II  faut  d'ailleurs  rendre  cette  justice  à  Marat 
qu'on  le  voit  constamment  préoccupé  du  souci  de 
remplir  ses  engagements  envers  ses  souscripteurs, 
et  qu'il  y  fut  toujours  fidèle,  autant  du  moins  qu'il 
était  en  lui.  Ajoutons  tout  de  suite  qu'il  se  montra 
toute  sa  vie  peu  soucieux  de  sa  fortune,  et  qu'il 
mourut  pauvre,  malgré  l'immense  succès  de  sa 
feuille.  Aussi  ai-je  peine  à  croire  qu'il  fût  vendu, 
comme  on  l'en  accusait.  Est-il  plus  vrai  de  dire 
qu'il  était  un  instrument  —  désintéressé  —  dans  les 
mains  des  ennemis  de  la  Révolution  ?  La  question 
est  plus  difficile  à  résoudre  ;  j'inclinerais  cependant 
pour  la  négative  :  le  caractère  bien  connu  de  Marat 
me  semble  répugner  à  cette  accusation,  d'ailleurs 
si  banale  alors. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  la  voit  se  produire  tout 
d'abord,  et  je  la  trouve  encore,  à  la  fin  de  1 792, 
formulée  dans  une  Adresse  aux  Parisiens  où  Roland 
repousse  avec  une  légitime  indignation  les  calom- 
nies dont  Marat  ne  cessait  alors  de  le  poursuivre. 

«  Que  toutes  ces  propositions,  disait  l'intègre 
ministre,  soient  placardées  au  coin  des  rues  sous 
le  voile  de  l'anonyme,  elles  n'exciteraient  que  le 
mépris  ;  qu'elles  y  paraissent  sous  le  nom  d'un 
homme  qui  s'offre  au  peuple  conmie  son  ami,  qui 
a  pris  de  la  consistance  dans  cette  révolution,  que 
le  corps  électoral  compte  parmi  ses  membres  et  que 
déjà  plusieurs  voix  portent  à  la  Convention  (j'ap- 


51  RÉVOLUTION 

prends  qu'il  Tient  d'être  nommé),  on  s'étonne  et  l'on 
réfléchit. 

«  Est-ce  l'erreur  d'un  homme  ardent  et  soup- 
çonneux qui  prend  ses  craintes  pour  des  vérités,  et 
qui  sème  de  bonne  foi  la  défiance  dont  il  est  péné- 
tré? N'existe-t-il  point  d'ambitieux  adroit,  d'ennemi 
caché,  qui  nourrit  pour  son  profit  l'inquiétude  d'tin 
esprit  atrabilaire  et  le  dirige  à  son  gré  ?  Avons-nous 
dans  notre  sein  des  émissaires  de  Brunswick  qui 
cherchent  à  nous  affaiblir  par  des  divisions  intesti- 
nes, ou  des  scélérats  qui  veulent  tout  renverser  pour 
s'élever  sur  des  ruines?  Je  ne  puis  résoudre  ces 
questions,  mais  je  vois  qu'il  y  a  lieu  de  les  faire,  et 
que,  si  ces  émissaires  ou  ces  scélérats  existaient 
parmi  nous,  ils  s'efforceraient  de  produire  la  dé- 
fiance et  l'agitation  que  nous  voyons  exciter  et  per- 
pétuer. » 

Desmoulins  lui-même  crut  devoir  un  jour  pré- 
venir Marat  des  soupçons  qu'on  faisait  peser  sur 
lui.  «  J'ai  dit  un  jour  à  M.  Marat,  raconte- 1- il, 
dans  la  seule  entrevue  que  j'aie  eue  avec  lui,  ce  que 
je  pensais  de  sa  trop  grande  précipitation  à  juger, 
de  sa  facilité  plus  grande  encore  à  accuser,  du  dan- 
ger de  quelques-unes  de  ses  opinions,  du  défaut  de 
graduations  dans  sa  colère,  son  visage  étant  tou- 
jours le  même,  et  aussi  enflammé  contre  M.  Bailly 
que  contre  J.  F.  Maury .  Je  ne  lui  ai  point  dissimulé 
qu'on  répandait  le  bruit  qu'il  était  l'insitrument 


RÉVOLUTION  55 

d'aristocrates  qui  remployaient  à  semer  le  trouble 
et  soulever  le  peuple  contre  toute  espèce  d'adminis- 
tration 'y  mais  il  m'a  répondu  d'une  manière  à  me 
fenner  la  bouche,  par  ce  morceau  qui  termine  sa 
dénonciation  contre  M,  Necker  : 

Los aoneatts  du  (peuple,  qui  scmt  les  miens,  débitent  que  ma 
pkiQM  est  vendue.  £^  à  qui,  de  grâce,  serais-je  vendu?  Est^  à 
rAssambto  nationale,  contre  laquelle  je  me  suis  élevé  tant  de 
fois,  doni  j'ai  critiqué  plusieurs  décrets  funestes,  et  que  j'ai  bien 
souvent  rappelée  à  ses  devoirs?  Est-ce  à  la  couronae ,  dont  j'ai 
toujours  attaqué  les  odieuses  usurpations,  les  redoutables  préro- 
gatives? Est-ce  au  ministère,  que  j'ai  toujours  dénoncé  pour 
l'éternel  enncnni  du  peuple,  et  dont  j'ai  signalé  les  membres 
comme  traîtres  à  la  patrie?  Est-ce  aux  princes,  dont  j'ai  demandé 
que  le  faste  na&daleux  fiU  réprimé,  les  dépenses  bornées  au& 
simples  revenus  des  apanages  ;  aux  princes  coupables ,  que  j'ai 
voulu  faire  traduire  en  jugement?  Est-ce  au  clergé,  dont  je  n'ai 
cessé  d'attaquer  les  débordements ,  les  prétentions  ridicules,  et 
dont  j'ai  demandé  que  les  biens  fussent  restitués  aux  pauvres? 
Est-ce  à  la  noblesse,  dont  j'ai  frondé  les  injustes  prétentions, 
attaqué  les  privilèges  iniques,  dévoilé  les  perfides  desseins?  Est-ce 
anx  financiers,  aux  déprédateurs,  aux  concussionnaires,  aux 
sangsues  de  l'Etat^  à  qui  j'ai  demandé  que  la  nation  fît  cendre 
goi^e?  Est-ce  à  la  nranicipiâité ,  dont  j'ai  découvert  les  vues 
secrètes,  dévoilé  les  dasadas  dangereux,  dénoncé  les  attentats, 
«t  qui  m'a  £sdt  arrêter?  Estr^e  aux  districts,  dont  j'ai  dévoilé 
l'd&rmante  composition,  et  proposé  la  réiorme?  Est-ce  à  la  milice 
natioiiale,  dont  j'ai  attaqué  les  sots  procédés  et  k  sotte  confiance 
dans  des  chefs  suspects? 

Reste  donc  lepeuple,  dont  j'ai  constamment  défendu  les  droits, 

«t  pour  lequel  mon  zèle  n'a  point  eu  de  bornes  ;  mais  le  peuple 

n'achète  p^vonne.  Et  puis  pourquoi  m'acbeter?  je  lui  suis  tout 

acquis.  Me  fera-t-on  un  crime  de  m'étre  donné? 

Depns  longues  années  mes  amis,  témoins  de  mon  insouoiance 


66  RÉVOLUTION 

sur  la  fortune,  voyant  que  je  me  refuse  le  nécessaire  pour  faire 
construire  des  instruments  de  physique ,  me  regardent  comme 
un  original,  un  homme  indécrottable,  en  prenant  le  mot  dans  son 
sens  naturel.  Peut-être  n'ont-ils  pas  tort.  Mais  ce  caractère  n'est 
pas,  je  crois,  celui  des  intrigants  qui  cherchent  à  se  vendre. 

Je  n'ai  ni  place  ni  pension  ;  jamais  je  n'en  solliciter^,  et  n'en 
accepterai  jamais;  je  ne  voudrais  pas  de  la  place  de  premier 
ministre  des  finances,  pas  même  pour  m'empêcher  de  mourir  de 
faim.  J'ai  mis  contre  moi  le  gouvernement,  les  princes,  le  clergé, 
la  noblesse,  les  parlements,  les  municipalités,  le  Châtelet,  les  dis- 
tricts, l'état-major  de  la  garde  soldée,  les  avocats,  les  procu- 
reurs, les  financiers,  les  agioteurs,  les  déprédateurs,  les  sang- 
sues de  l'Etat  et  l'armée  innombrable  des  ennemis  du  bien 
public:  serait-ce  donc  là  le  plan  d'un  homme  qui  cherche  à  se 
vendre? 

Et  pourquoi  me  suis-je  fait  ces  nuées  de  mortels  ennemis? 
Pour  le  peuple,  ce  pauvre  peuple  épuisé  de  misère,  toujours 
vexé,  toujours  foulé,  toujours  opprimé,  et  qui  n'a  à  donner  ni 
places  ni  pensions.  C'est  pour  avoir  épousé  sa  cause  que  je  suis 
en  butte  aux  traits  des  méchants  qui  me  persécutent ,  que  je 
suis  dans  les  liens  d'un  décret  de  prise  de  corps,  comme  un  mal- 
faiteur. Mais  je  n'éprouve  aucun  regret;  ce  que  j'ai  fait,  je  le 
forais  encore  si  j'étais  à  commencer. 

Je  ne  ferai  point  de  reproches  aux  folliculaires  qui  se  prêtent 
à  me  noircir.  S'il  en  est  un  seul  qui  doute  que  ma  plume  n'est 
conduite  par  mon  cœur,  qu'il  vienne  me  voir  dîner 

Mais  je  me  flatte  d'en  avoir  dit  assez  pour  les  détromper  de 
cette  calomnie,  la  seule  qui  eût  pu  porter  coup  à  la  cause  que  je 
défends.  Quant  aux  autres,  je  laisse  libre  la  carrière  à  mes  difGn- 
mateurs ,  et  je  ne  perdrai  pas  à  les  confondre  un  temps  que  je 
dois  donner  à  ma  patrie. 

Victime  du  civisme,  concluait  Marat,  je  vais  donc  servir 
d'exemple  à  ceux  qui  seront  tentés  de  défendre  les  droits  de  la 
nation  I  Peuple  ingrat  et  frivole,  qui  encenses  les  tyrans  et  aban* 
donnes  tes  défenseurs,  je  me  dévoue  pour  toi  ;  je  t'ai  sacrifié  mes 
veilles,  mon  repos,  ma  santé,  ma  liberté;  deux  fois,  pour  pro- 


RÉVOLUTION  57 

longer  tes  jours,  j'ai  abandonné  le  soin  de  ma  vie;  et  aujour- 
dliui  tu  me  vois  en  silence  poursuivi  par  tes  ennemis  et  forcé 
de  fuir  pour  échapper  à  leur  fureur!  Mais  non,  je  ne  te  fais  point 
de  reproche  :  ma  vertu  serait-elle  pure  si  j'avais  compté  sur  ton 
amour? 

i  Voilà,  s'écriait  Camille  Desmoulins,  après 
avoir  reproduit  cet  extrait  ;  voilà,  je  ne  dirai  pas 
seulement  un  des  plus  beaux  morceaux  d'éloquence 
que  j'aie  jamais  lus;  mais  voilà  du  courage,  de 
l'âme  et  un  grand  caractère.  » 

Marat  revient  à  plusieurs  reprises  sur  cette  accu- 
sation qu'on  ne  cesse  de  lui  jeter  à  la  face,  et  la 
repousse  toujours  avec  une  énei^ie  croissante.  Ce 
n'est  pas  faute  qu'il  ait  été  tenté  pourtant  :  Necker, 
si  on  voulait  l'en  croire,  lui  aurait  offert  un  million, 
et  en  or  encore,  simplement  pour  qu'il  se  tût  sur 
ses  machinations  (1).  Camille  Desmoulins  s'était 
vanté  d'avoir  refusé  une  place  de  mille  écus,  qu'on 
lui  avait  offerte  à  la  suite  d'un  de  ces  bons  dîners 
qu'il  aimait  un  peu  trop,  entre  la  poire  et  le  fro- 
mage. La  belle  vertu  vraiment!  Mais  un  million^ 
en  orl....  Et  puis  voyez  la  différence  qu'on  fait 
entre  TAmi  du  Peuple  et  ce  cher  fils  1  Marat  est  à 
Camille  comme  cinquante  mille  livres  de  rente 
en  or  sont  à  un  traitement  de  mille  écus  en  assi- 
gnats. 

(1)  Pûbliciste  de  la  République,  n»  177» 


5S  RÉVOLUTION 

Un  jour  cependant  Marat  ne  rougit  pas  de  tendre 
la  main  ;  mais  c'était  dans  des  circonstances  tout 
exceptionnelles,  et  les  conséquences  qu'on  a.  tirées 
de  ce  fait  contre  son  incorruptibilité  sont  un  peu 
forcées.  Voici  comment  madame  Roland,  qui  était 
bien  placée  pour  connaître  la  vérité,  raconte  la 
chose: 

«  J'ai  dit  que  Marat  commençait  à  nous  déchirer. 
Il  faut  savoir  que,  du  moment  où  l'Assemblée  avait 
mis  des  fonds  à  la  disposition  du  ministre  de  l'Inté- 
rieur pour  impression  d'écrits  utiles,  Marat,  qui,  le 
lendemain  du  1 0  août,  avait  fait  enlever,  par  son 
peuple,  quatre  presses  à  Timprimerie  royale,  pour 
s'indemniser  de  celles  que  la  justice  lui  avait  pré- 
cédemment fait  retirer,  Marat  écrivit  à  Roland 
pour  lui  demander  15,000  livres,  afin  de  le  mettre 
en  état  de  publier  d'excellentes  choses.  Roland  ré- 
pondit que  la  somme  était  trop  considérable  pour 
la  délivrer  sans  connaître  l'objet  auquel  elle  devait 
servir;  que,  si  Marat  voulait  lui  envoyer  ses  ma- 
nuscrits, il  ne  s'attribuerait  pas  le  droit  de  les 
juger,  mais  il  les  soumettrait  au  Conseil,  pour  sa- 
voir s'il  convenait  de  les  publier  aux  frais  de  la 
nation.  Marat  répliqua  assez  mal,  comme  il  sait 
faire,  et  envoya  un  fatras  de  manuscrits  dont  la 
seule  vue  faisait  peur. . . 

»  J'avais  quelquefois  douté  que  Marat  fût  un 
être  subsistant  ;  je  fus  persuadée  alors  qu'il  n'était 


RÉVOLUTION  «f 

pas  hnaginaire.  J'ea  parlai  à  Danton  ;  je  lui  té^ 
moignai  l'envie  de  le  voir,  et  lui  dis  de  me  Ta* 
mener  :  car  il  faut  connaître  les  monstres,  et  j'étais 
curieuse  de  savoir  si  c'était  une  tête  désorganisée 
ou  un  mannequin  bien  soufflé.  Danton  s'endéfen^ 
dit,  comme  d  une  chose  bien  inutile,  même  désa*- 
gréable,  puisqu'elle  ne  m'offrirait  qu'un  ohgîiutl 
qui  ne  répondrait  à  rien. . . 

»  Le  Conseil  trouva  que  les  manuscrits  de  Ma- 
rat  devaient  être  remis  à  Danton,  qui  sauçait  bisa 
s'arranger  avec  lui...  C'était  donner  à  Danton  un 
nouveau  moyen  de  s'attacher  ce  chien  enragé,  de 
le  faire  courir  et  mordre  ceux  contre  lesquels  il 
lui  plairait  de  l'exciter  (1)...  » 

Bref,  Marat  n'eut  pas  ses  quinze  mille  francs,  et 
cette  petite  mortification  entra  probablement  pour 
beaucoup  dans  la  haine  furieuse  dont  il  poursui- 
vit Roland  et  sa  clique. 

J'ai  déjà  parlé  (t.  4,  p.  141)  de  ces  fonds  mis  à 
la  disposition  de  Roland,  et  de  l'usage  modéré  qu'il 
en  fit.  On  en  avait  pris  thème  pour  les  imputations 
les  plus  malveillantes,  et  l'on  fit  à  cette  occasion 
grand  bruit  d'un  bureau  d'esprit  public  destiné  à 
façonner,  pour  ne  pas  dire  à  corrompre  Topinion. 
Voici  ce  qu'en  dit  madame  Roland  :  «  Redevenu 
ministre  après  le  10  août,  Roland  n'imagina  rien 

(4)  Mémoires  de  Madame  Roland,  éd.  Ravenel,  t.  ii,  p.  37. 


€0  RÉVOLUTION 

de  plus  pressé  que  de  répandre  un  même  esprit 
dans  les  administrations,  afin  de  leur  faire  prendre 
une  marche  uniforme  et  d'assurer  le  succès  de  la 
Révolution.  11  adressa  aux  corps  administratifs 
une  circulaire  tendant  à  ce  but,  et  qui  produisit 
un  bon  effet.  L'Assemblée  législative  sentit  le  be- 
soin de  l'étendre,  et,  à  défaut  de  l'instruction  pu- 
blique, non  encore  organisée,  elle  voulut  que  cent 
mille  livres  fussent  mises  à  la  disposition  du  mi- 
nistre de  l'Intérieur  pour  répandre  les  écrits  utiles, 
dont  elle  lui  abandonnait  le  choix.  Roland,  économe 
et  sévère,  s'occupa  d'un  emploi  bien  entendu  de 
ces  fonds  ;  il  profita  des  papiers  publics  alors  en 
crédit,  et  les  fit  expédier  gratuitement  aux  sociétés 
populaires,  aux  curés  et  aux  particuliers  qui  s'an- 
nonçaient pour  désirer  de  concourir  au  bien  de 
l'Etat. . .  »  Nous  savons  que  Roland  dépensa  à  peine 
le  tiers  de  ces  fonds  dont  il  avait  l'entière  disposi* 
tlon. 

Mais  reprenons  le  fil  de  notre  narration. 

Dans  les  premiers  jours  de  1 790 ,  Marat  fut 
dénoncé  pour  la  troisième  fois  à  la  municipalité, 
par  Boucher  d'Argis,  conseiller  au  Châtelet,  et 
l'assemblée  des  représentants  de  la  Commune,  par 
un  remarquable  arrêté,  que  nous  avons  rapporté 
t.  4,  p.  1 50,  ordonnait  au  procureur-syndic  de  dé- 
noncer par  devant  le  tribunal  qui  devait  en  con- 
naître les  dernières  feuilles  de  VAmi  du  Peuple. 


RÉVOLUTION  64 

Marat  répondit  à  cet  indigne  arrêté  par  une  vio- 
lente diatribe,  dont  nous  citerons  encore  quelques 
passages. 

Pour  colorer  les  attentats  que  vous  méditez  contre  les  écri- 
vains patriotiques,  vous  citez  maladroitement  l'exemple  des  An- 
glais ,  le  peuple  jusqu'à  présent  le  plus  libre  de  la  terre ,  peuple 
chez  lequel  les  auteurs  et  les  imprimeurs  sont  responsables  des 
écrits  qu'ils  répandent  dans  le  public.  Sans  doute ,  la  liberté  de 
la  presse  ne  doit  pas  être  licencieuse;  mais  où  est  la  licence, 
lorsqu'un  auteur  qui  parle  de  l'abondance  du  .cœur  a  soin  de  se 
nommer?  Ignorez-vous  qu'en  Angleterre  la  vérité  est  toujours 
bonne  à  dire?  Ignorez-vous  qu'en  Angleterre  un  écrivain,  par- 
lant pour  la  patrie,  peut  traîner  dans  la  boue  tout  homme  pu- 
blic, quelque  élevé  que  soit  son  rang?  Ouvrez  les  lettres  de 
Junius,  vous  y  verrez  l'auteur  poursuivant  sans  relâche  le  pre- 
mier ministre,  dévoilant  ses  projets,  décriant  son  administration, 
le  donnant  chaque  jour  en  spectacle,  l'arrachant  au  repos,  le 
forçant  de  calmer  ses  fureurs  par  l'opium,  et  le  faisant  descen- 
dre de  son  trône  pour  aller  dans  la  solitude  ensevelir  sa  honte 
et  son  désespoir.  Ignorez-vous  qu'en  Angleterre  l'administrateur 
infidèle ,  toujours  appelé  en  compte ,  ne  peut  échapper  au  juge- 
ment. Dans  cette  lie  fortunée,  votre  maire  et  votre  tribunal  de 
police,  traduits  devant  le  banc  du  roi  pour  avoir  fait  enlever  une 
seule  feuille  de  papier,  seraient  condamnés  à  restitution  et  à  une 
forte  amende  envers  le  dernier  des  colporteurs.  Dans  cette  lie 
fortunée,  votre  ancien  Comité  des  subsistances  et  les  autres  ad- 
ministrateurs municipaux  auraient  éprouvé  le  sort  d'Hasting;  le 
ministre  des  finances  lui-même ,  le  maire  et  la  municipalité  au- 
raient celui  de  Charles  V>^  ;  le  Cbâtelet  aurait  été  abattu  et  les 
juges  seraient  ensevelis  sous  ses  ruines,  s'ils  avaient  commis  à 
la  face  des  cieux  les  prévarications  qu'ils  commettent  efifron- 
tément. . . .  - 

Mais  quoi!  n'avons-nous  donc  entrevu  la  liberté  que  pour 
mieux  en  sentir  la  perte?  Ahl  si  elle  nous  échappe  sans  retour, 


62  RÉVOLUTION 

qu'avoDS-nous  gagné  à  tant  d'alarmes,  d'efforts,  de  combats,  de 
privations,  déjeunes,  d'anxiétés,  de  tourments,  que  d'avoir 
aggravé  nos  maux,  que  d'avoir  appesanti  nos  fers?  Au  lieu  d'un 
maître,  nous  en  aurions  dix  mille  ;  nous  aurions  écrasé  le  despo*- 
tisme  pour  laisser  naître  l'aristocratie!  Nous  aurions  abattu 
Finsolente  noblesse,  l'impudique  clergé,  pour  élever  des  légions 
de  robins ,  l'écume  du  palais ,  la  crasse  du  barreau ,  des  grippe- 
sous,  des  huissiers,  des  recors,  qui  nous  commandent  et  nous 
maîtrisent  1  A  genoux  devant  eux,  les  ciloyens  n'auraient  donc 
pris  les  armes  que  pour  leur  servir  d'instruments  de  fureur  ;  et 
les  soldats  de  la  patrie ,  asservis  à  d'indignes  municipaux ,  aban- 
donnant l'esprit  public  pour  l'esprit  de  corps ,  renonceraient  à 
leur  jugement,  à  leurs  intérêts,  à  leurs  devoirs,  à  leur  honneur, 
pour  mettre  et  tenir  sous  le  joug  leurs  concitoyens! 

Fatal  aveuglement,  que  tous  les  écrivains  patriotiques  doivent 
s'attacher  à  détruire,  ou  qui  ferait  bientôt  évanouir  nos  der- 
nières espérances,  en  ramenant  les  jours  de  la  servitude 

Je  ne  me  suis  étendu  si  longuement  sur  cet  arrêté  que  parce 
qu'il  tendait  à  détruire  par  le  fait  toute  liberté  de  la  presse.  II 
est  important  de  démontrer  les  motifs  secrets  de  ce  coup  alar- 
mant d'autorité ,  de  démasquer  ses  auteurs,  et  d'ouvrir  les  yeux 
du  public,  en  lui  faisant  voir,  du  côté  des  administrateurs  muni- 
cipaux ,  ruse ,  mensonge ,  témérité ,  barbarie ,  mépris  des  droits 
du  peuple,  soif  ardente  de  pouvoir  ;  du  côté  de  l'Ami  du  Peuple, 
vérité,  justice,  zèle  du  bien  public,  énergie  et  constance. 

Dans  la  discussion  qui  vient  de  nous  occuper,  ce  n'est  pas 
Tauteur  qu'il  faut'  voir,  mais  l'Ami  du  Peuple  déclarant  la  guerre 
à  un  tribunal  redoutable  et  à  la  municipalité,  dont  les  attentats 
n'ont  plus  de  bornes,  leur  livrant  des  combats  continuels  et  se 
mettant  à  la  brèche  pour  sauver  la  patrie.  Sans  cette  levée  de 
boucliers  et  sans  le  courage  du  district  des  Cordeliers,  c'en  était 
fait  des  écrivains  patriotiques  ;  le  lendemain  de  l'enlèvement  de 
l'Ami  du  Peuple,  tous  les  autres  auraient  disparu.  Je  les  presse 
de  se  confédérer  et  de  suivre  une  marche  vigoureuse  :  ils  peuvent 
voir,  par  mon  exemple ,  qu'on  n'en  meurt  pas  toujours.  (1 9  et 
20  janvier  1790.) 


RÉVOLUTION  63 

Mais  Marat  ne  se  borna  point  à  une  impuis- 
sante protestation  ;  il  s'adressa  à  ses  bons  amis  les 
Cordeliers,  et  ceux-ci,  plus  décidément  résolus 
cette  fois  qu'ils  ne  s'étaient  montrés  trois  mois  aupa- 
ravant, le  prirent  ouvertement  sous  leur  protection. 

Glorieux  arrêté  du  district  des  Cordeliers  (1). 

Cet  illustre  district,  dont  la  gloire  vole  en  tous  lieux  sur  les 
ailes  de  la  renommée,  et  dont  le  nom  sera  consacré  à  jamais 
dans  les  fastes  de  la  Révolution,  comme  Tun  des  plus  fermes 
appuis  de  la  patrie  et  de  ses  enfants,  justement  alarmé  des  atten- 
tats multipliés  des  ennemis  du  peuple  contre  les  écrivains  patrio- 
tes, et  prenant  TAmi  du  Peuple  sous  sa  protection  spéciale, 
vient  de  nommer  quatre  commissaires  conservateurs  de  la  liberté 
des  citoyens  de  son  arrondissement ,  sans  la  signature  collective 
desquels  on  ne  pourra  mettre  à  exécution  aucun  ordre  de  na- 
ture à  priver  un  citoyen  de  sa  liberté,  se  réservant  de  démontrer 
dans  un  autre  arrêté  que  le  Cbâtelet  ne  saurait  se  constituer  juge 
dans  sa  propre  cause,  sans  blesser  à  la  fois  les  lois  de  la  justice, 
de  la  raison  et  de  la  pudeur. 

Copie  de  cet  immortel  arrêté  doit  être  envoyée  à  la  Ville,  au 
commandant  général  et  au  Cbâtelet.  Tous  les  districts  qui  con- 
naissent leurs  droits  et  qui  sont  jaloux  de  maintenir  la  liberté 
s'empresseront  sans  doute  de  partager  la  gloire  de  celui  des 
Cordeliers,  en  faisant  cause  commune  avec  lui. 

Cependant  le  Cbâtelet  avait  été  saisi  de  Taffaire, 
et  il  y  avait  été  résolu  que  préalablement  on  met- 
trait à  exécution  le  mandat  de  prise  de  corps  lancé 
contre  Marat  à  la  suite  des  journées  d'octobre.  Nous 
avons  déjà  parlé  (t.  4,  p.  295)  de  l'émotion  que 

(I)  Cet  arrêté  ne  préjadiciera  en  rien  au  secret  des  opérsuions  nécessaires 
pour  b'assurer  des  yrais  délinquants,  des  traîtres  à  la  patrie. 


64  RÉVOLUTION 

causa  dans  Paris  cette  expédition  —  car  c'en  fut 
une  véritable  —  et  des  suites  funestes  qu'elle  fail- 
lit avoir.  Voici,  d'après  la  Chronique^  dont  le  récit 
a  toutes  les  apparences  de  l'exactitude,  comment  les 
choses  se  passèrent  : 

Le  22  janvier  au  matin,  deux  huissiers  du  Châ- 
telet,  porteurs  du  décret  de  prise  de  corps  rendu 
par  ce  tribunal  le  8  octobre  contre  Marat,  et  es- 
cortés d'une  troupe  d'infanterie  et  de  cavalerie,  se 
présentèrent  au  corps-de-garde  de  la  rue  de  FAn- 
cienne-Comédie ,  près  de  l'hôtel  de  la  Fautrière  , 
où  étaient  les  presses  de  VAmi  du  Peuple.  Quoique 
le  district  des  Cordeliers  eût  été  le  premier  à  im- 
prouver le  ton  et  les  inculpations  de  VAmi  du 
Peuple^  il  crut  cependant  devoir  tenir  à  l'arrêté 
qu'il  avait  pris,  et  qui  défendait  au  commandant 
du  bataillon  de  faire  mettre  à  exécution  aucun  dé- 
cret portant  atteinte  à  la  liberté  des  citoyens,  sans 
que  ces  actes  eussent  été  visés  par  cinq  commis- 
saires nommés  à  cet  effet. 

Les  cinq  commissaires,  informés  de  ce  qui  se 
passait,  observèrent  que  le  décret  du  Châtelet  était 
antérieur  à  celui  de  l'Assemblée  nationale  relatif  à 
la  jurisprudence  criminelle.  Les  huissiers  se  reti- 
rèrent après  avoir  dressé  procès-verbal,  et  les  ba- 
taillons de  Saint-Séverin,  de  Saint-André-des-Arts, 
etc. ,  ainsi  que  la  cavalerie,  occupèrent  toute  la  rue. 

Pendant  qu'on  verbalisait,  Danton,  ex-président 


RÉVOLUTION  65 

du  district  des  Cordeliers,  aurait  dit  :  c  Si  tout  le 
monde  pensait  comme  moi,  on  sonnerait  le  tocsin, 
et  à  l'instant  nous  aurions  vingt  mille  hommes 
qui  les  feraient  blanchir.  »  Ce  propos  fut  constaté 
dans  le  procès-yerbal  par  les  deux  huissiers  (1). 

Dans  Taprès-midi,  le  district  des  Cordeliers  as- 
semblé députa  à  l'Assemblée  nationale  les  sieurs 
Paré,  président,  Danton  et  Testulat.  CAssemblée 
déclara  que  le  zèle  du  district  avait  été  trop  loin, 
cassa  l'arrêté  qui  nommait  les  cinq  commissaires, 
et  leur  enjoignit  ou  de  laisser  arrêter  Marat  ou  de 
le  livrer  eux-mêmes  aux  lois,  qui  seules  devaient 
décider  s'il  avait  calomnié  ou  dit  la  vérité. 

Le  district  se  soumit  aux  ordres  de  l'Assemblée, 
et,  malgré  le  grand  nombre  de  troupes  dont  il  se 
voyait  environné,  il  ne  mit  pas  un  homme  sur 
pied. 

Les  huissiers  revinrent  alors,  armés  d'une  nou- 
velle commission,  qui  les  rendait  responsables  de 
la  Don-exécution  du  décret,  et,  le  conunandant  du 
bataillon  ayant  ordre  d'en  protéger  Texécution,  ils 
firent  leur  perquisition.  Elle  se  trouva  infruc- 
tueuse :  Marat  était  absent  depuis  six  jours  ;  mais 
on  mit  les  scellés  sur  ses  presses  et  autres  effets. 


(I)  Je  Us  dans  le  Patriote  français  du  96  mars  que  «  ce  propos  et  d'autres  sem- 
blables furent  l'objet  d'une  accusation  et  d'un  décret  de  prise  de  corps  lancés  con- 
tre Danton,  et  que  son  district,  toujours  animé  de  la  même  ferveur  pour  la  dé" 
feose  des  principes,  réclama  contre  ce  décret  du  Chàtelet,  qu'il  regardait  comme 
ttteotatoire  à  la  liberté  qui  doit  régner  dans  les  assemblées  légales.  • 


66  RÉVOLUTION 

«  Nous  finirons  cet  article^  ajoute  la  Chronique^ 
^n  observant  qu'on  doit  des  éloges  au  commai^buit 
du  bataillon  des  Cordeliers,  qui  dans  cette  affaire 
a  constamment  employé  sa  prudence  pour  apaiser 
les  querelles  et  calmer  les  esprits.  Nous  avons  cm 
devoir  entrer  dans  ces  détails  sur  une  affaire  qui 
a  alarmé  tout  Paris,  et  sur  le  mauvais  succès  de 
laquelle  des  gens  bien  intentionnés  avaient  sans 
doute  déjà  fondé  de  bien  douces  espérances.  » 

Cette  fois,  Maral  crut  devoir  mettre  la  mer  entre 
hii  et  le  Châtelet;  il  s'embarqua  pour  l'Angleterre^ 
et  séjourna  quelques  mois  à  Londres. 

A  son  retour  —  nous  analysons  son  récit  — 
il  trouve  son  journal  envahi  par  quatre  follicu- 
laires qui  se  disputent  à  Tenvi  son  titre,  son  épi- 
graphe, son  nom,  ses  qualités,  en  l'accablant  d'in- 
jures dégoûtantes  chaque  matin...  Passe  encore 
pour  leur  initie,  s'ils  connaissaient  les  bien- 
séances; mais,  ignares  de  la  première  classe,  ils 
appellent  l'Assemblée  nationale  tantôt  Diète  au- 
guste, tantôt  Etats-Généraux,  et  ils  donnent  au 
roi  le  titre  de  souverain,  dénomination  qui  ne  con- 
vient qu'au  peuple  pris  en  corps  ;  ils  ont  même  la 
simplicité  de  tutoyer  M.  Necker,  comme  s'il  était 
un  grand  homme.  Barbouilleurs  impitoyables,  ils 
rassemblent  gauchement  quelques  phrases  de  l'Ami 
du  Peuple  qu'ils  cousent  à  leur  manière,  et  qu'ils 


RÉVOLUTION  67 

rabâchent  à  chaque  page.  Ne  pouvant  être  piquants, 
ils  s'efforcent  d'être  scandaleux  ;  ils  Tomissent  de 
grosses  injures  contre  les  malversateurs  publics, 
€t  se  croient  de  l'énergie  quand  ils  TÎolent  sans 
pudeur  les  premières  règles  de  la  décence.  Panta- 
lons travestis  en  politiques,  ils  disputent  aux  ha- 
rengères  le  jai^n  des  halles.  Du  moins ,  lorsque 
VAmi  du  Peuple  se  livrait  à  son  zèle,  s'il  lui  échap- 
pait quelques  duretés,  elles  lui  étaient  arrachées 
par  Tanaourde  la  patrie,  elles  étaient  l'expression 
de  ses  yîves  alarmes  ;  il  n'est  pas  moins  ennemi  de 
la  licence  que  passionné  de  l'ordre,  de  la  paix  et 
de  la  liberté. 

En  résumé,  le  numéro  de  Y  Ami  du  Peuple  dû 
22  Janvier  est  le  1 05  :  il  n'en  a  donné  aucun  de- 
puis ;  il  a  gardé  un  triste  silence,  et,  de  tant  d'é- 
crits dont  on  le  fait  père,  il  n'est  sorti  de  sa  plume 
que  son  Appd  à  la  Nation^  ses  Lettres  sur  V Ordre 
judiciaire^  et  sa  seconde  Dénonciation  contre  M.  Neo- 
fer.  (NMÔ6, 18  mai  1790.) 

Marat  passe  des  nuits  entières  à  la  poursuite 
de  ces  indignes  contrrfacteurs  ;  il  parvient  à  dé- 
couvrir une  de  leurs  imprimeries,  ^  y  fait  apposer 
les  seellés.  <7n  mois  plus  tard ,  il  apprend  que 
<c  l'un  des  infâmes  écrivailleurs  qui,  pendant  son 
absence,  ont  forgé  sous  son  nom  le  faux  Ami  du 
Peuple  j  est  un  nommé  Vaudin,  se  disant  avocat, 
logé  n®  63  rue  de  la  Calandre,  lequel  a  été  dénoncé 


68  RÉVOLUTION 

comme  auteur  de  cet  écrit  dégoûtant  par  le  col- 
porteur qui  le  distribuait  ;  il  en  est  convenu  en  pré- 
sence de  plusieurs  témoins.  Ce  misérable  aboyeur, 
soudoyé  par  les  ennemis  de  la  Révolution  pour  dis- 
créditer le  journal  de  Marat,  s'est  entendu  appeler 
des  noms  les  plus  humiliants  avec  ce  sang-froid 
qui  caractérise  les  scélérats  les  plus  consommés. 
Désespéré  d'avoir  perdu  le  gain  illicite  qu'il  fai- 
sait sur  cette  feuille,  accueillie  par  le  peuple,  qui 
la  regardait  comme  sa  sauvegarde,  il  mit  au  jour 
un  libelle  ordurier,  sous  le  nom  de  Procureur  du 
Peuple,  où  il  se  vengeait  en  vomissant  sur  l'Ami  du 
Peuple  mille  horreurs.  Dans  les  pays  où  justice  est 
faite,  il  eût  été  condamné,  comme  coupable  de  faux 
et  d! escroquerie,  à  avoir  le  poing  coupé;  Marat,  dans 
sa  débonnaireté ,  se  borne  à  demander  qu'il  soit 
renfermé  quelques  mois  à  Bicètre,  tenu  au  pain  et 
à  l'eau,  et  soumis  chaque  matin  à  une  correction 
paternelle. 

Suivant  Marat,  on  aurait  vu  paraître  à  la  fois 
jusqu'à  cinq  faux  Amis  du  Peuple  (1).  Deux,  écrits, 
l'un  par  Desclaibes,  l'autre  par  Estienne,  sont  im-^ 
primés  «  par  le  nommé  Courret,  dit  de  Villeneuve, 
banqueroutier  frauduleux  d'Orléans  ,refugiéàParis, 
payé  par  Bailly  et  Mottié  pour  la  publication  de 

(\)  Une  de  ces  publications  apocryphes  arait  pour  rédacteur  un  perruquier,  ce 
qui  fit  dire  aux  loustics  du  temps  que  toutes  les  plaisanteries  qu'on  y  trourait 
étaient  tirées  aux  cheveux,  que  l'auteur  n'avait  pas  invvnU  2a  foudre^  qu'il  ne  fe- 
raitpas  la  barbe  aux  autres  journaux,  etc. 


RÉVOLUTION  69 

ces  ordures,  nageant  aujourd'hui  dans  la  plus  scan- 
daleuse opulence,  et  narguant  ses  créanciers.  — 
«  Ce  coquin,  a-t-ilsoin  d'ajouter  charitablement, 
qui  a  mérité  mille  fois  que  le  peuple  Tassomme^ 
est  logé  n*  2  rue  Christine.  » 

Quelques  numéros  plus  loin ,  il  profite  encore 
d'un  moment  de  stagnation  des  esprits  pour  préve- 
nir ses  lecteurs  contre  les  faux  Amis  du  Peuple  que 
Mottié  fait  imprimer  sous  son  titre,  son  épigraphe, 
son  nom,  dans  sa  nouvelle  imprimerie,  rue  de  la 
Verrerie,  et  sous  la  direction  d'un  ami  du  sieur 
Pastoret,  le  procureur  général  syndic  du  départe- 
ment  anti-révolutionnaire.  Il  somme  les  colpor- 
teurs patriotes  de  ne  débiter  que  les  Amis  du  Peuple 
qu'ils  prendront  eux-mêmes  chez  la  veuve  Meunier, 
et  de  faire  main-basse  sur  ceux  qui  se  débitent 
rue  de  la  Verrerie,  11  indique  en  même  temps  aux 
lecteurs  à  quels  signes  ils  reconnaîtront  ses  con- 
trefacteurs : 

Je  préviens  les  lecteurs  amis  de  la  liberté  qu'ils  distingueront 
ma  feuille  des  faux  Amis  du  Peuple  publiés  sous  mon  nom  par 
cela  seul  que  les  auteurs  de  ces  faux  Amis  sont  des  endormeurs 
qui  prêchent  toujours  la  paix,  la  tolérance  des  prêtres  factieux, 
la  patience  aux  outrages  des  fonctionnaires  publics,  la  soumission 
aux  lois,  bonnes  ou  mauvaises,  l'obéissance  aveugle  des  soldats 
à  leurs  officiers  ;  des  endormeurs  qui  ont  grand  soin  de  taire  les 
prévarications  et  les  conspirations  des  mandataires  du  peuple,  de 
l'Assemblée  nationale,  de  la  municipalité,  du  département,  de 
rétat-major,  et  surtout  du  général,  sur  lesquels  je  crie  sans  cesse 
baro  en  sonnant  le  tocsin  ;  des  endormeurs  qui  ne  clabaudent 


70  RÉVOLUTION 

que  contre  les  Jacobins,  les  sociétés  fraternelles,  le  club  des 
Gordeliers,  dont  je  ne  dis  jamais  rien,  si  ce  n'est  pour  leur  repro- 
cher leur  inaction  et  leur  lâcheté.  (4  mai  1791.) 

A  entendre  Marat,  ces  contrefaçons  étaient  moins 
le  résultat  d'une  spéculation  déloyale  qu'une  in- 
digne machination  de  ses  ennemis  pour  le  perdre. 

On  m'accuse  d'être  un  agitateur,  un  perturbateur  du  repos 
public...  Sans  doute  mes  écrits  ont  fait  le  désespoir  des  faux 
patriotes,  des  intrigants,  des  dilapidateurs....  Que  n^ont-ils  pas 
fait  pour  en  contrebalancer  l'influence  ?  Non  contents  de  les  in- 
tercepter à  la  poste,  de  les  saisir  chez  les  distributeurs,  de  bri- 
ser mes  presses,  de  jeter  dans  des  cachots  les  colporteurs,  ils 
ont  soudoyé  une  foule  de  libellistes  pour  me  diffamer  ;  ils  ont 
fait  circuler  sous  mon  nom  une  multitude  de  faux  écrits  tendant 
à  égarer  l'opinion  publique  et  à  l'imprégner  des  maximes  funestes 
de  l'aristocratie  et  du  royalisme Us  avaient  soin  de  faire  im- 
primer ces  faux  écrits  par  mes  imprimeurs ,  et  débiter  par  mes 
publicateurs.  Le  maire  Bailly,  et  deux  municipaux  dévoués  comme 
lui  à  Mottié ,  en  ont  fait  débiter  par  l'un  de  mes  distributeurs , 
auquel  ils  ont  offert  une  somme  considérable  pour  l'engager  à 
continuer.  Le  ministre  de  l'Intérieur  les  faisait  distribuer  gratis 
à  Paris  par  des  gens  à  la  livrée  du  roi,  après  en  avoir  inondé  le 
royaume. 

Rentré  en  possession,  Marat,  qui  pendant  ces 
quatre  mois  de  silence,  a  sans  doute  amassé  des 
trésors  de  haine ,  dont  les  carions  regorgent  àe 
dénonciations,  veut  rattraper  le  temps  perdu  : 
YÀmi  du  Peuple  ne  lui  suffit  plus  ;  il  fonde  un  se- 
cond journal,  dont  le  titre  est  un  souvenir  du  se» 
jour  qu'il  vient  de  faire  en  Angleterre,  et  qtfîl  an- 
nonce ainsi  : 


RÉVOLUTION  7! 

Malgré  les  dégoûts  et  les  embarras  que  me  suscitent  les  enne- 
mis de  la  Révolution,  ils  ne  parviendront  point  à  ralentir  mon 
zèle.  Ne  pouvant  presque  jamais  à  temps  faire  entrer  dans  Y  Ami 
du  Peuple  des  articles  qu'il  importerait  infiniment  de  mettre 
sons  les  yeux  du  public,  je  viens  d'entreprendre  un  nouveau 
journal,  sous  le  titre  du  Junius  français,  qui  servira  de  supplé- 
ment à  VAmi  du  Peuple.  Ainsi  je  vais  combattre  des  deux  mains 
pour  la  patrie. 

C'est,  du  reste,  la  même  forme,  le  même  plan,  le 
même  but. 

Ce  journal  est  particulièrement  destiné  à  suivre  les  sourdes 
manœuvres  des  ennemis  de  la  Révolution ,  à  dévoiler  leurs  rela- 
tions avec  les  cabinets  étrangers,  à  éventer  les  complots  des 
traîtres  à  la  patrie,  à  servir  de  cri  d'alarme,  et  à  déconcerter 
leurs  noirs  projets. 

Suit  un  prospectus  qui  nous  porterait  à  croire 
que  cette  feuille  n'était  qu'une  spéculation  écha- 
faudée  sur  le  nom  de  Marat,  et  le  seul  numéro  que 
j'en  aie  pu  Toir  à  la  Bibliothèque  impériale  me 
confirmerait  dans  cette  opinion.  D'après  Deschiens, 
le  Junius  serait  né  et  mort  dans  le  mois  de  juin. 

Réduit  de  noureau  à  VAmi  du  Peuple^  Marat 
verse  l'excédant  de  sa  bile  dans  des  brochures  ou 
dans  les  feuilles  de  ses  lieutenants.  A  la  fin  de  juil- 
let, il  lance  un  pamphlet  intitulé  :  Cen  est  fait  de 
noM^,  dont  nous  avons  déjà  plus  d'une  fois  parlé, 
où  il  dénonce  une  prétendue  conspiration  de  la 
cour,  dans  des  termes  d'une  violence  inouïe  et  que 
lui  seul  pouvait  surpasser  : 


1%  RÉVOLUTION 

Citoyens  de  tout  âge  et  de  tout  rang ,  y  disait-il ,  les  mesures 
prises  par  TAssemblée  ne  sauraient  vous  empêcher  de  pénr. 
C'en  est  fait  de  nous  pour  toujours  si  vous  ne  courez  aux  armes, 
si  vous  ne  retrouvez  cette  valeur  héroïque  qui ,  le  41  juillet  et 
le  5  octobre,  sauvèrent  deux  fois  la  France.  Volez  à  Saint-Cloud; 
s'il  en  est  encore  temps,  ramenez  le  roi  et  le  dauphin  dans  vos 
murs;  tenez -les  sous  bonne  garde,  qu'ils  vous  répondent  des 
événements;  renfermez  rAutricbienne  et  son  beau-frère,  qu'ils 
ne  puissent  conspirer.  Saisissez-vous  de  tous  les  ministres  et  de 
leurs  commis ,  mettez-les  aux  fers.  Assurez-vous  du  chef  de  la 
municipalité  et  des  lieutenants  du  maire.  Gardez  à  vue  le  géné- 
ral ;  arrêtez  l'état-major.  Enlevez  le  poste  de  l'arlillerie  de  la  rue 
Verte  ;  emparez-vous  de  tous  les  magasins  et  moulins  à  poudre  ; 
que  les  canons  soient  tous  répartis  entre  les  districts.  Que  tous 
les  districts  se  rétablissent  et  soient  à  jamais  permanents  ;  qu'ils 
fassent  révoquer  ces  funestes  décrets.  Courez,  courez,  s'il  en  est 
encore  temps,  ou  bientôt  de  nombreuses  légions  ennemies  fon- 
dront sur  vous  ;  bientôt  vous  verrez  les  ordres  privilégiés  se  re- 
lever, le  despotisme,  l'affreux  despotisme,  reparaître  plus  formi- 
dable que  jamais.  Cinq  à  six  cents  têtes  abattues  vous  eussent 
assuré  le  repos,  la  liberté,  le  bonheur  ;  une  fausse  sécurité  a  re- 
tenu vos  bras  et  suspendu  vos  coups  :  elle  va  coûter  la  vie  à  un 
million  de  vos  frères.  Que  vos  ennemis  triomphent  un  instant, 
et  c'en  est  fait  de  la  liberté,  et  le  sang  coulera  à  grands  flots;, 
ils  vous  égoi^eront  sans  pitié;  ils  éventreront  vos  femmes,  et, 
pour  éteindre  à  jamais  parmi  vous  l'amour  de  la  liberté ,  leurs> 
mains  sanguinaires  chercheront  le  cœur  dans  les  entrailles  de 
vos  enfants. 

Un  pareil  brûlot  était  fait  pour  mettre  la  capitale 
en  feu.  Tout  le  monde  s'en  émut.  Brissot  traita 
Marat  d'énergumène.  «  Surtout  mes  frères,  mes 
camarades,  disait  Baillio  dans  la  Lanterne  des 
Français,  donnez-vous  de  garde  de  la  lecture  du 


RÉVOLUTION  73 

pamphlet  dangereux  de  Marat.  Que  sais-je?  peut- 
être  Marat  est-il  un  honnête  homme ,  un  patriote 
trop  zélé,  qu'on  rappellerait  aisément  de  son  délire; 
mais,  s'il  est  vertueux,  s'il  est  citoyen,  qu'il  e£Esice 
de  ses  larmes  son  écrit  pestiféré  intitulé  .  Cm  est 
est  fait  de  nous  !  Si  c'est  à  vomir  de  telles  erreurs 
que  le  mène  son  délire,  qu'il  pose  sa  funeste 
plume.  I»  Lemaire  aussi,  dans  ses  Lettres  bougrement 
patriotiques^  «  donne  un  coup  de  gueule  à  Marat. 
C'est  un  vrai  chien,  dit-il,  trop  sanguinaire  ;  il 
aurait  mieux  fait  d'être  boucher  qu'écrivain.  Il 
voudrait  faire  assassiner  le  genre  humain.  Un  con- 
seiller pareil  est  bon  à  conduire  des  chiens  au 
combat.  Un  ami  pareil  est  un  bougre  dont  il  faut 
n'aimer  que  le  silence.  C'est  mon  avis,  foutre  !  » 

Camille  Desmoulins  lui-même,  qui  certes  ne  se 
piquait  pas  de  modération,  crut  devoir  aller,  à 
cette  occasion,  faire  quelques  représentations  au 
divin  Marat,  comme  il  l'appelait,  et  il  les  répétait 
dans  son  journal  d'une  façon  assez  blessante  pour 
celui  qui  se  plaisait  à  le  nommer  son  cher  fils. 
«  Un  numéro  extraordinaire  de  M.  Marat  (c'est-- 
à-dire publié  sous  son  nom  le  26  juillet),  intitulé  : 
Cen  est  fait  de  nous^  avait  fait  du  bruit,  et  non 
pas  de  l'effet  ;  car,  si  je  voulais  prouver  combien  est 
faux  le  mot  que  Voltaire  a  dit  si  souvent,  qu'il 
n'est  pas  question  chez  les  Français  Aq  frapper  juste  ^ 
mais  de  frapper  fortj  je  citerais  M.  Marat.  Une 

T.  Vï.  i 


71  RÉVOLUTION 

dénopciation  contre  Mi.  Garran  de  Coulon,  le  plus 
J^omBie  de.  l^ka  que  j^eusse  rencontré  de  ma  yie, 
notre  Caton ,  m'avait  tellement  indigné ,  que  je 
oourus  sur-le-champ  chez  Marat  m'exclamer  qu'il 
gâtait  la  bonne  cause,  qu'il  nous  perdait  avec  son 
intempérance  de  patriotisme,  a  Monsieur  Ma- 
rat, lui  dis-je,  tous  vous  ferez  de  mauvaises  affai- 
res, et  vous  serez  obligé  de  mettre  une  seconde 
fdis  la  mer  entre  le  Châtelet  et  vous.  Cinq  ou  siœ 
cents  têtes  abattues  !  Vous  m'avouerez  que  cela  est 
trop  fort.  Vous  êtes  le  dramaturge  des  journalistes; 
les  Danaïdes^  les  Barmécides^  ne  sont  rien  en  com- 
paraison de  vos  tragédies.  Vous  égorgeriez  tous  les 
personnages  de  la  pièce,  et  jusqu'au  souffleur.  Vous 
ignorez  donc  que  le  tragique  outré  devient  froid  ? 
Pardonnez,  cher  Marat,  si  ma  verte  jeunesse  donne 
des  conseils  à  une  tête  aussi  saine  que  ta  vôtre,  et 
qui  est  plus  mûrie  que  la  mienne  par  tes  années  et 
par  rexpérience  ;  mais  vous  compromettez  vérita- 
blement vos  amis^  et  vous  les  forcez  de  rompre  avec 
V0U6.  »  M.  Maratmelaissapérorer  (on  vavoir  pour- 
quoi: tout  à  L'heure) ,  et  me  réfuta  ensuite  d'un 
seul  mot:  J\b^  Msavoue  r^étrit  Cen  est-  fait  de  nous. 
idors,  ne  voulant  point" lui  céder  en  laconisme,  je 
tarminai  HUi  mepcufiate  comme  un  procureur  sa 
mqi\èto:fBt^ùus  ferez  bien.  » 

6ette.]ppr€iuria)ey  Mûrat  était  peu  d'humeur  à  la 
^ûter^  ouisine  fit-il  pas  attendre  sa>  riposte.  On 


RÉVOLUTION  75 

remarquera  qu'en  effet  il  y  désayoue ,  on  que  du 
moins  il  n'y  ayoue  pas  tout  d'abord  la  paternité 
du  fameux  pampilet. 

Malgré  tout  votre  eeprit,  mon:  cher  Camille^  you&  êtes  encore 
bien  neuf  en  politique..  Peut-être  cette  aimable  gaîté  qui  fait  le 
fond  de  votre  caractère ,  et  qui  perce  sous  votre  plume  dans  les 
anjets  les  plus  graves,  s'oppose*t-elle  au  sérieux  de  la  réflexion 
et  à  la  solidité  des  discussions,  qui  en  est  le  résultat.  Je  le  dis  à 
regret,  en  consacrant  votre  plume  à  la  patrie,  combien  vous  la 
serviriez  mieux  si  votre  marche  était  ferme  et  soutenue  l  niais 
vous  vacillez  dans  vos  jugements,  vous  blâmez  aujourd'hui  ce  que 
voa$  approuverez  demain,  vous  préconisez  des  inconnus  pour 
l'œuvre  la  plus  mince  :  vous  paraissez  n'avoir,  ni  plan  ni  but,  et, 
pour  comble  de  légèjeté,  vous  arrêtez  votre  ami  dans  sa  course, 
et  vous  suspendez  ses  coups ,  brsqu'il  se  bat  en  furieux  pour  le 
salut  de  la  cause  commune ,  dans  ces  moments  de  crise  où  le 
peuple  semble  iCavpir  plus  rien  à  attendre  que  de  son  dés- 
espoir. 

Les  reproches  déplacés,  mais  sanglants,  que  vous  me  faites 
dans  votre  numéro  37,  pourraient  faire  perdre  à  là  cause  de  la 
fiberté  3Qn  plus  zéîé  défboseur,  en  nfenrevant  la  confiance  d'une 
multitude  de  citoyens  peu  en  état  de  me  juger.  C'est  cette 
crainte,  qui  me  réduit,  aujourd'hui  à  la  triste  nécessité  de  vous 
exposer  le  plan  de.  n^  conduite  depuis  l'époque  de  la  Révolu- 
tion. Si  vous  Byiej;  pris  là  peine  de  suivre  ma  marche,  vous 
Taoriez  jugée  plus  sainement,  et  vous  m'auriez  épargné  la  morti- 
fication de  vous.  dire,  moi-même  ce  qui  n'aurait  pas  dû  vous  échap- 
per, {fais,  avant  de  vous  dévoiler  mon  âme  tout  entière ,  il  faut 
que  je  commence  par  faire  tomber  vos  inculpations. 

Vous  imaginez,  sans  doute,  avoir  rendu  un  grand  service  à  la 
cause  de  la  liberté,  en  vous  élevant,  avec  force  contre  la  feuille 
Cm  est  fait  de  nous,  en  accourant  chez  moi  pour  me  faire  part 
de  vos.  alarmes,  et  en  amenant  un  bel  entretien  pour  me  faire 
désavouer  cet  écrit.  Mais  je  ne  dois  pas  vous  laisser  ignorer. 


76  RÉVOLUTION 

mon  cher  Camille,  que  l'entrevue  que  vous  vous  figurez  avoir 
eue  avec  moi  n'est  qu'une  illusion  ;  que  l'Ami  du  Peuple ,  à  qui 
vous  avez  cru  parler,  était  à  deux  lieues  de  vous  ;  qu'un  plai- 
sant, entouré  des  rideaux  de  son  lit,  le  représentait  au  cas  d'évé- 
nemént,  et  que  le  beau  plaidoyer  que  vous  bâtissez  là-dessus 
n'est  qu'un  fagot.  Si  la  chambre  où  vous  fûtes  introduit  eût  été 
mieux  éclairée,  vous  auriez  reconnu  quelques-uns  des  masques 
qui  s'amusèrent  si  longtemps  de  votre  erreur.  Mais  laissons  là 
des  plaisanteries  qui  ne  sont  plus  de  saison.  A  peine  arraché  au 
décret  injuste  qui  avait  été  lancé  contre  nous,  et  à  peine  revenu 
de  vos  transes,  vous  avez  tourné  les  yeux  vers  votre  ami,  laissé 
seul  sous  le  poignard  d'un  tribunal  de  sang,  et,  pour  l'en  retirer, 
vous  avez  eu  recours  à  un  expédient  de  praticien  ;  mais  cet  expé- 
dient n'est  pas  fait  pour  moi.  J'ai  lu  avec  soin  la  feuille  préten- 
due incendiaire  qui  a  paru  sous  mon  nom  ;  j'en  ai  pesé  chaque 
article,  et  je  l'ai  trouvée  dans  les  principes  de  la  plus  saine  poli- 
tique, je  dirai  môme  dictée  par  la  justice  et  l'humanité,  car  c'est 
être  juste  et  humain  que  de  verser  quelques  gouttes  de  sang  impur 
pour  éviter  de  répandre  le  sang  pur  à  grands  flots.  Je  me  ferais 
donc  un  honneur  d'en  avouer  chaque  mot,  si  elle  était  écrite 
avec  plus  de  précision  et  d'énergie.  Ma  façon  de  voir  n'est  pas 
la  vôtre,  je  le  sais,  mais  je  doute  que,  parmi  des  patriotes  de 
sens,  laissés  juges  de  la  question,  j'eusse  un  seul  désappro- 
bateur. 

Qui  ignore  que  cet  écrit  patriotique ,  dénoncé  par  un  homme 
couvert  d'opprobre,  n'a  été  déclaré  crime  de  lèse-nation  que  par 
des  hommes  conjurés  contre  la  liberté,  par  des  hommes  perdus 
de  vices  et  vendus  à  l'iniquité,  par  des  hommes  qui  se  font  un 
jeu  de  conspirer  contre  la  patrie,  et  un  devoir  d'égorçer  ses  dé- 
fenseurs les  plus  zélés.  Or,  loin  de  m'offenser  de  leur  anathème, 
je  le  regarde  comme  un  brevet  d'honneur. 

Indigné  des  conspirations  toujours  renaissantes  des  préjugés, 
alarmé  par  la  nouvelle  de  l'approche  des  ennemis  ^  et  convaincu 
qu'il  nous  est  impossible  d'échapper  aux  horreurs  d'une  guerre 
civile ,  si  nous  ne  prenons  enfin  le  parti  d'abattre  les  tètes  les 
plus  coupables,  l'auteur  de  cet  écrit  invite  le  peuple  à  s'assurer 


RÉVOLUTION  77 

des  conspirateurs  qui  sont  au  timon  des  affaires.  Puis,  épouvanté 
à  ridée  des  malheurs  qui  seraient  la  suite  inévitable  de  leur 
triomphe,  il  lui  rappelle  que  cinq  à  six  cents  têtes  abattues  lui 
auraient  assuré  pour  toujours  repos,  liberté,  bonheur,  et  que, 
pour  les  avoir  épaji^ées,  par  un  sentiment  de  fausse  humanité, 
il  exposera  plusieurs  millions  d'innocents  à  être  massacrés. 

Proposez  cette  alternative  aux  sages  qui  se  piquent  le  plus  de 
clémence,  et  voyez  s'il  en  est  un  seul  qui  hésite.  Mais  que  l'en- 
nemi s'avance  une  fois  sur  nos  frontières,  les  citoyens  les  plus 
calmes  renchériront  à  l'envi  sur  l'auteur,  et  vous-même,  cher 
GarniUe,  vous  regretterez  amèrement  que  les  traîtres  à  la  nation 
n'aient  pas  tous  été  suppliciés ,  vœu  si  naturel  des  cœurs  hon- 
nêtes et  amis  de  la  paix,  que  mon  lâche  délateur  a  été  réduit  à 
fisdsifier  Cen  est  fait  de  nous,  et  à  employer  l'imposture  pour  en 
faire  .un  crime  à  l'Ami  du  Peuple  ;  tandis  que  ses  collègues,  achar- 
nés contre  les  plus  ardents  défenseurs  de  la  liberté ,  les  mirent 
tons  sous  l'anathème  en  s'écriant  en  chœur  :  Qu'ils  périssent. 

Ce  mystère  d'iniquité,  qui  a  couvert  d'infamie  l'Assemblée 
nationale,  était  si  révoltant,  qu'une  poignée  de  patriotes  la  força 
dès  le  lendemain  à  revenir  sur  ce  honteux  décret,  et  elle  en  au- 
rait e&cé  jusqu'à  la  moindre  trace  sans  un  reste  de  ressenti- 
ment d'un  orateur  contre  le  juriste  auquel  on  attribuait  l'écrit 
dénoncé.  Passons  sur  de  pareilles  petitesses,  dont  l'honnête 
homme  a  tant  de  peine  à  se  défendre ,  pour  jeter  un  coup  d'œil 
sur  une  atrocité  dont  elles  furent  la  cause,  et  dont  l'Assemblée 
ne  se  lavera  jamais. 

Quel  spectacle,  grand  Dieu,  que  de  voir  nos  législateurs,  faits 
pour  marquer  tous  leurs  décrets  au  coin  de  la  sagesse  et  de  la 
justice,  frapper  d'anathème  l'apôtre  de  la  liberté,  sans  s'inquié- 
ter si  les  faits  dont  on  l'accuse  sont  des  délits,  et  s'il  est  l'auteur 
de  ces  faits;  puis  de  le  livrer  à  un  tribunal  de  sang,  coupable 
d'avoir  formé  l'horrible  projet  d'égorger  tous  les  fauteurs  de  la 
Révolution,  et  convaincu  d'avoir  juré  sa  perte,  pour  avoir  dé- 
noncé ses. lâches  prévarications. 

En  lisant  cette  partie  des  annales  de  la  première  de  nos  légis- 
latures, les  lecteurs  sensibles  frémiront  d'horreur  ;  et  l'historien 


fidëe,  s'éievant  contre  ces  perfidies»  transmettra  aiut  jgéirânitieiid 
futures  les  noms  de  nos  indignes  représentants,  pour  les  UvtGt 
à  Topprobre. 

Mais  jetons  un  voile  épais  sur  cette  atrocité,  dont  les  prtriotas 
n*«nt  pu ,  sans  doute ,  se  défendre,  dans  une  ^bwemi>lée  devenoe 
trop  souvent  le  théâtre  des  plus  basses  passions,  et  tnp  «i^te 
à  dégénérer  en  cohue. 

Quant  à  moi ,  réputé  le  père  de  l'écrit  Cen  est  fait  Ée  mmà, 
je  .suis  si  intimement  convaincu  de  la  vérité  des  principes  de 
hauteur,  de  la  sagesse  de  ses  conseils,  de  la  pureté  de  ses  vtMd, 
^'illiut'  être  Tennemi  déclaré  de  la  Révokition|)our  ne  pas  vcôr 
en  hài  le  meilleur  des  patriotes. 

D'une  autre  part,  j'ai  un  si  souverain  mépris  povr  ceux  ^^ 
ont  rendu  le  décret  qui  me  déclare  ^criminel  de  lèse -nation,  dt 
plus  encore  pour  ceux  qui  ont  été  cfhargés  de  l'exécuter,  j^ 
Imt  de  confiance  dans  le  bon  sens  du  peuple,  qu^n  s'est  efiforcé 
d'égarer,  et  tant  de  certitude  de  l'attadiement  qùiH  à  pour  «on 
ami^  dont  il  connaît  le  zèle ,  que  je  suis  sans  la  plus  légère  in- 
qwétude  sur  les  suites  de  <ce  décret  honteux,  et  que  je  ne  balan- 
cerais pas  à  aller  me  remettre  entre  les  mains  «des  jugeurs  év 
Gbàtelet,  si  je  pouvais  le  reconnaître  pour  tribunal  d'Etat,  si 
j'avais  l'assurance  de  ne  pas  être  emprisonné  et  d'être  interi«og6 
à  la  face  des  deux,  certain  qu'ils  seiraitlit  plus  «■Aaftassés  qom 
moi.  S'ils  n'étaient  pas  mis  en  {»èces  «tant  que  l'Aini  d«  Poupte 
eût  achevé  de  plaider  sa  cause,  ils  apprendraient  de  lui  ce  que 
c'est  que  d'avoir  affaire  à  un  homme  de  tête  qui  ne  s'mi  laisse 
point  iopeeer,  qui  ne  prête  pas  le  flatte  à  la  marche  àè  la  chi- 
oakie^  qui  sait  i^devier  des  juges  poré^wicateurs,  les  nmener  au 
fond  de  l'a&Hre  et  le*  imentrer  dans  toute  leur  turpitude  ;  ce  que 
c'«st  qfÉd  4'avoir  âffiadre  à  un  homme  de  coeur,  fier  de  sa  vertu , 
bitâdeat  de  patnollsiAe)  émilté  par  le  sentiment  de  la  grandeur 
âe6  intérêts  ^'il  défend,  connaissant  les  grands  lÉêtfvenènte  éaë 
passions  et  l'art  d'emener  les  scènes  tragiques.  (46  août  4<90«) 

Cependant  Tattaque  de  Camille  Dêsmoulins  lui 
tient  QXL  oœur  ;  il  y  riposte  une  seconde  fois  à  quel- 


RÉVOLUTION  M 

cpieB  jours  de  là,  et  il  persiffle  impitoyablemèfât^oh 
cher  Camflle;  mais,  renonçant  à  un  système  fm- 
pbssilile  de  dénégation,  il  s'avoue  enàh  Fauteur  du 
pamphlet  cause  de  tant  de  bruit. 

Que  j'aime  le  beau  feu,  mon  cher  Camille,  avec  lequel  vous 
vous  élevez  contre  moi  au  sujet  de  la  dénonciation  du  conûté 
municipal  des  rechercHes  publiée  dans  la  feuille  Cm  est  fait  de 
misttï  ne  pouvait  jaillir  que  d'un  sein  vraiment  ^mtribtique,  et» 
s'il  ne  suppose  pas  une  tête  bien  forte,  il  annonce  du  moins  un 
coeur  bien  pur.  Croyez-en  l'Ami  du  Peuple,  il  est  moins  doulou- 
reusement affecté  de  la  sortie  que  vous  M  fieûtes  qn^ilnie  l'est 
agréablement  du  plaisir  de  voir  que  l'image  de  la  vertu  trouvé 
encom  en  vous  un  vrai  adorateur.... 

^fLe  s^è^sskit  que  d^6p^6»ér  tt/tôHté  îi  autorité,  j'oserais 
kitier  id  avec  vous,  caf  je  ^e  ^qfié  de  connaître  un  peu  léH 
hommes,  et  de  n'avoir  assez  souvent  besoin  que  d'un  coup  d'^ 
pour  hre  au  fond  de  leur  cœur 

ai  vous  aviez  fait  usage  de  votre  judiciaire  en  lisant  la  dîénon- 
ciation  contenue  dans  la  feuille  (7en  èht  Jtiit  àe  nous/Vôùs  kàÈet 
TU  qu'elle  est  marquée  au  coin  4e  la  vidrxté.... 

Or  apprenez,  puisqu'il  faut  enfin  vous  le  dire,  que  le  dénon- 
ciateur du  comité  ittuiiicipal  des  rechéi'cbés  eèt  l'Ami  du  Peuple, 
et  que  sa  dénonciation  ne  contient  pas  un  mot  qui  ne  soit  oon- 
forme  à  la  plus  pure  vérité.... 

Je  me  flatte  maintenant,  mon  cher  Camille,  que  vous  continue- 
rez à  avoir  quelque  èonéance  dans  la  manière  de  voir,  dans  la 
circonspection  et  dans  la  prudence  de  l'Ami  du  Peuple.  La  cha- 
leur de  son  cœur,  qui  lui  donne  l'air  de  l'emportement,  et 
l'impossibilité  où  il  eût  presque  toujours  de  développer  ises  idées 
et  les  motifs  de  ses  démarches,  l'ont  fait  passer,  auprès  des 
hommes  qui  ne  ndsonueht  pas,  t^r  Une  tètè  ardente,  il  le  éiii; 
mais  les  lecteurs  judicieux  et  pénétrants  qui  le  suivent  dans  «es 
Imids  savent  bien  qu'il  )a  tme  tête  ^hèà-firoide.  La  crainte  ëxt^^èffïë 
4u*il  a  de  laisser  échapper  un  seul  piège  tenau  contre  la  liberté 


80  RÉVOLUTION 

le  réduit  toujours  à  la  nécessité  d'embrasser  une  multitude 
d'objets,  et  à  les  indiquer  plutôt  qu'à  les  faire  voir.  Le  temps  le 
presse,  et  il  n'a  point  de  collaborateurs,  point  de  copistes»  point 
de  commentateurs.  U  croit  que  Tardeur  de  son  zèle  et  la  pureté 
de  son  cœur  lui  donnaient  quelques  titres  à  la  confiance  publi- 
que^ mais  il  aurait  beaucoup  mieux  réussi  à  l'obtenir  s'il  se  fût 
moins  attaché  à  la  mériter. 

Que  cette  utile  vérité  soit  mise  sous  les  yeux  de  vos  lecteurs, 
et  croyez,  mon  cher  Camille,  que  l'Ami  du  Peuple  n'eût  pas  pris 
sur  ses  occupations  accablantes  le  temps  de  vous  faire  cette 
longue  lettre,  s'il  fût  moins  jaloux  de  votre  estime. 

Ce  n'est  pas  la  seule  prise  de  corps  que  Desmou- 
lins ait  eue  avec  Marat.  Un  jour,  Camille  croit  pou- 
voir annoncer  à  ses  lecteurs  que  l'Ami  du  Peuple, 
se  laissant  aller  à  une  ^e  ces  défaillances  qui  lui 
étaient  si  fréquentes ,  à  lui  Camille ,  abandonnait 
le  champ  de  bataille  pour  aller  exercer  ailleurs 
Y  apostolat  de  la  liberté.  Pour  comble,  on  avait  im- 
primé V apostat.  Là  dessus  ,  grande  colère  de  Marat. 

Jean-Paul  Marat  a  Camille  Desmoulins. 

Pourquoi  faut-il  que  l'amour  de  la  patrie  me  mette  aujourd'hui 
la  plume  à  la  main  contre  vous  ? 

Vous  annoncez,  dans  votre  numéro  73,  «  que  l'intrépide  Marat, 
voyant  l'accusation  de  Rutleau  étouffée ,  voyant  les  honneurs 
excessifs  qui  pleuvent  sur  le  cercueil  de  Mirabeau,  succombe  au 
découragement,  et  demande  un  passeport  pour  exercer  Vapostat 
de  la  liberté  chez  une  nation  moins  corrompue  {\).  Après  avoir 

(I)  Cette  phrase  est  du  galiroathias  double,  tout  au  moins.  Qu'est-ce  que  c'est 
qv^exercer  l'apostat  chtz  tme  nation  moins  corrompue  ?  L'apostasie  serait^e 
uu  art,  une  profession,  une  science,  un  métier?  Et  pour  l'exercer  avec  fhiit,est-Q 
besoin  d'un  pays  moins  corrompu  que  la  France  ?  Camille,  dont  les  ouvrages  sans 
vues,  sans  chaleur,  sans  vie,  sont  si  peu  soignés,  malgré  le  loisir  dont  il  jouit, 
qu'ils  ne  paraissent,  aux  yeux  des  connaisseurs,  qu'un  ramassis  d'anecdotes,  une 


J 


RÉVOLUTION  84 

mené  une  vie  si  troublée,  si  laborieuse,  dans  des  souterrains,  il 
part,  ajoutez-vous,  sans  pécule  et  pauvre,  ce  qui  est  la  meilleure 
réponse  à  ses  ennemis.  C'est  sans  doute  de  ce  que  je  me  suis 
écrié,  à  la  fin  de  mon  numéro  339  :  a  0  Parisiens!  vous  éles  si 
aveugles,  si  ignares,  si  stupides,  si  présomptueux,  si  lâches,  si 
plats,  que  c'est  folie  d'entreprendre  de  vous  retirer  de  l'abîme, 
que  c'est  folie.d'entreprendre  de  vous  ouvrir  les  yeux  :  mon  âme, 
épuisée  par  d'inutiles  efforts,  est  en  proie  au  dégoût  »,  que  vous 
avez  inféré  mon  départ.  Mais  si  vous  aviez  pris  la  peine  de  trans- 
crire les  paroles  qui  suivent  immédiatement,  vous  auriez  vu  que 
je  ne  partais  pas,  puisque  je  dis  aux  Parisiens  :  «  U  y  a  long- 
temps que  je  vous  aurais  abandonnés  à  votre  malheureux  sort, 
si  je  n'étais  retenu  par  l'espoir  de  trouver  quelque  vertu  dans  les 
provinces^  par  la  crainte  d'immoler  la  postérité.  ^> 

Vous  .allez  plus  loin,  Camille  ;  vous  voulez  paraître  dans  le  se- 
cret :  vous  annoncez  que  je  demande  un  passeport,  et  vous  ne 
sentez  pas  que,  ma  tête  ayant  été  mise  à  prix  par  le  cabinet  au- 
trichien, le  général  et  les  autres  chefs  des  contre-révolutionnaires, 
cette  légèreté  de  votre  part  m'aurait  exposé  à  tomber  entre  leurs 
mains,  et  à  devenir  la  triste  victime  de  leur  fureur.  Vous  pouvez 
vous  figurer  le  sort  qujils  me  réservent.  Qu'attendre  d'eux,  que 
d'être  jeté  dans  un  four  ardent,  s'ils  me  prennent  en  secret,  et 
d'être  mis  en  hachis  par  leurs  satellites,  s'ils  m'arrêtent  publi- 
quement. 

La  tournure  que  vous  donnez  à  cette  annonce  peut  n'avoir  pas 
été  dictée  par  la  malveillance  ;  elle  n'en  est  cependant  ni  moins 
injuste,  ni  moins  cruelle.  Vous  me  faites  succomber  au  découra- 
gement et  demander  un  passeport  pour  exercer  Yapostat  de  la  li- 
berté chez  une  nation  moins  corrompue. — Mais  quitter  le  champ 
de  bataille  lorsque  l'armée  a  mis  bas  les  armes,  et  abandonner  la 
partie  lorsqu'il  n'y  a  plus  d'espoir,  ce  ne  serait  être  ni  lâche,  ni 
déserteur,  ni  apostat  :  ce  serait  fléchir  sous  les  lois  impérieuses 
de  la  nécessité. 

indigestion  de  nouvelles  de  cafés,  a  voulu  dire  sans  doute.:  »  Marat,  forcé  de  re- 
DODcer  au  projet  de  rendre  libre  une  nation  trop  dépravée  pour  défendre  ses 
droits,  se  détermine  enfin  à  aller  lui-même  chercher  la  liberté  chez  une  natioa 
moins  corrompue.» 

4. 


9»  RËVOLIJTION 

Et  puis  4taii-€e  doue  l'Ami  da  Peuple,  le  seol  des  écrivains  pft* 
Portes  qui  n'iât  pas  tarie  on  iastant  dans  aea  prindpes,  «es  y«M% 
sas  démarches,  sa  conduite,  que  yods  devwi  afficher  comme  «ft 
apostat ,  lui  dont  la  courage  n'a  jamais  molli  dans  ks  temps  ds 
crise,  et  dont  FéasTsie  a  augmenté  avec  las  duigen  ;  kii  qui,  do^ 
puis  vingt-huit  mois,  a  sacrifié  à  la  f»atrîe  aa  santé,  son  repos,  Sa 
litarté;  lui  qui,  pour  la  sauver,  s'est  enterré  tout  vivant,  «t  qui, 
depuis  une  année  entière,  défend  les  droits  du  peuple  la  tète  svr 
le  biUot? 

Jeune  faonmie^  apprenez  qu'après  la  vérité  et  la  justice,  k  li«' 
beorté  Ait  toujours  ma  déesse  favorite  ;  que  toujours  je  sacrifim  sur 
ses  aut^  mém*  sous  le  règne  du  de^tisme,  et  qu'avant  que 
vous  on  sdBBez  le  nom,  j'en  étais  l'apôtre  et  le  martyr*  Ouvrez 
l'ouvrage  que  j'ai  pul^é  à  Londres,  en  4771,  sous  le  titre  :  Chatmê 
de  Viisdavage  (Tke  chains  of  flavery)  ;  parcottrez-«n  la  préfiice, 
vous  verrez  que  j'ai  joué  en  Angleterre,  il  y  a  seize  ans,  le  rôle 
que  Je  Joue  en  France  depuis  la  Révolution.  Vous  y  verrez  que, 
profitant  de  la  réélection  du  parlement  poUf  engager  les  Aaglaîs 
à  s'honorer  par  le  choix  de  leurs  députés,  et  à  rtformer  tes  vices 
capitaux  de  leur  geuvemement,  dont  j'avais  fait  une  étade  pro- 
fonde, je  n'ai  pas  craint  d'attaquer  les  prérogatives  de  la  om- 
t^nne,  les  vues  ambitieuses  du  monarque,  les  menées  du  minis* 
tère,  la  prostitution  de  la  majorité  des  deux  chambres,  vendues  à 
la  cour,  et  de  m'exposer  pour  le  salut  du  peuple  à  leut*  haine  et 
à  leur  persécution.  Un  jour  vous  apprendrez  les  suites  de  cette 
entreprise  audacieuse  :  qu'il  vous  suffise  aujourd'hui  de  V^r  que, 
dans  quelque  pays  que  je  me  trouve,  la  justice  et  la  liberté  au^ 
ront  toujours  en  moi  un  apôtre  et  un  martyr. 

Marat,  nous  Favons  vu,  veut  bien  ne  pas  attri- 
buer à  la  malveillance  Tindiscrétion  de  Desmoulins  ; 
il  a ,  pour  penser  ainsi ,  des  raisons  qu'il  développe 
dans  une  longue  note  où  il  résume  ses  états  de  ser- 
vice, et  qui  mérite  que  nous  la  reproduisions. 


RÉYOLUTION  «S 

d'ai  qnelqiiemsmi  de  ie  erdire,  d'après  ce  qui  m'est  arri^. Sur- 
pris'de  Toir  Cannlle^  dsÉis  un  temps  de  crise  alarmante,  pêrâi^4ê 
knps  â  doDiierva  {Public  niie  immense  table  des  matières,  «n  *)i«è 
de  ihnidMerèsancttfier  et  aduler  Bfirabeau,  ranimer  le  coufi^  éî 
peiçle  ;  gard^  ie  sSence  sur  les  infâmes  machinations  dn  igénéfâH 
ai  Ifdn  de  si^aâder  è  ft^apper  un  odup  que  j'avais  ménagé  avec  art*, 
je  né  sois  permis^  dans  mon  numéro  339,  de  lui  foire  quelques 
pettts  rbprortieB  tateméls  sur  ce  lâche  abandon.  Voies  croyez 
pmit-étre  q«te  té  çrahd  GamiUe  va  réparer  ses  torts?  ^oint  du 
téut^  il  se  livre  à  son  petit  ressentiment,  et  il  cloue  â  là  fin  d'b* 
de  ses  nmoéros  de  fiéHrrièr  4791  une  note  dans  laquelle  il  ib^ae^ 
èeie  à  Gersas,  beiinmiUeiir  soudoyé,  dont  il  vante  le  côwnqjt 
peree  clu'll  court  les  rues  ;  et,  afin  de  mieux  ravaler  mendévdûeï- 
neni  à  la  ehosë  piri[)fique,  il  ta'impute  à  lâcheté  la  Vie  soùter»- 
ffttBe  que  je  mène  pour  échapper  aux  assassins  soudoyés ,  et  nie 
conserver  à  la  patrie.  Camille,  je  ne  vous  rappellerai  poidt  ces 
circonstances  orageuses  où ,  menacé  du  cachot  par  les  munici- 
paux, je  les  obligeai  à  se  réunir  en  assemblée  générale,  et,  saite 
crainte  des  bayonnettes  dont  ils  étaient  environnés-,  j'allai,  seui 
et  sans  mission,  exercer  au  milieu  d'eux  les  fonctions  d'un  cen^- 
seur  public,  chasser  quelques-uns  des  plus  efifîrontés  coquins  qui 
dé^imiorment  leur  corps,  faire  procès  à  tous  les  autres  de  la 
tessctese  de  leurs  arrêtés,  de  l'atrocité  de  leurs  attentats,  et  les 
réduire  à  l'humâiation  de  tirer  de  ma  main  certificat  de  vie  et 
mœurs.  Je  ne  vous  rappellerai  pcnnt  ces  circonstances  orageuses 
où,  dans  les  liens  de  deux  décrets  de  prise  de  corps,  j'allai  setd 
leur  donner  l'assaut  à  la  maison  de  ville,  et  à  la  mairie  traiter 
Bailly,  au  mUieu  de  ses  valets  et  de  ses  gardes,  comme  un  infâme 
prévaricateur,  lui  fixer  jusqu'à  midi  du  lendemain  le  tlélai  da(ৠ
lequel  il  «urait  à  me  faire  rendre  mes  presses  saisies  en  vaxfk 
absence,  et  le  forcer  à  devancer  ce  terme  pour  se  dâsiarrasser  de 
ffioi.  Je  ne  vous  rappellerai  point  ces  circonstances  orajgeuses  où^ 
en  butte  aut  fureurs  du  Ghâtelet  qui  instruisait  mon  procès,  j  W- 
trepriÀ  de  le  renvefser  lui-même,  lui  fis  donner  l'assaut  un  beéb 
matin  par  six  mille  patriotes,  et  arrachai  Rutlidge  de  àes  grifiës, 
malgré  l'or  du  ministre  des  finances.  Je  ne  vous  rappellerai  pas 


84  RÉVOLUTION 

ces  temps  orageux  où ,  pendant  trois  semaines  consécutives  /ma 
maison  était  assaillie  presque  chaque  nuit  par  une  légion  de  sa- 
tellites de  robe  courte  et  de  pousse-culs  nationaux,  qui  avaient 
juré  de  m'avoir  mort  ou  vif;  où,  tranquille  dans  mon  cabinet,  je 
sortais  à  la  brune,  lorsque  ma  feuille,  qui  désespérait  les  coquins, 
était  sous  presse,  et  où  je  rentrais  le  lendemain  à  la  pointe  du 
jour.  Vous  savez  cela  comme  moi  ;  mais  ce  que  vous  savez  beaa* 
coup  mieux,  c'est  que,  pendant  mon  absence,  après  la  fameuse 
expédition  du  tt  janvier,  le  courage  de  tous  les  écrivains  pa- 
triotes était  glacé;  c'est  que,  le  tondemain  de  mon  retour  de 
Londres,  vous  me  pressâtes  de  reprendre  la  plume  pour  leur  re- 
donner du  cœur;  c'est  que,  quelques  jours  après,  je  recommençai 
à  faire  une  guerre  ouverte  à  tous  les  ennemis  connus  de  la  liberté, 
continuant  à  me  montrer  en  public,  quoique  je  fusse  toujours 
dans  les  liens  de  deux  décrets  de  prise  de  corps  ;  c^est  que,  trans- 
porté de  joie  de  ma  dénonciation  contre  le  général,  vous  me  pro- 
diguâtes, dans  votre  numéro  32,  les  titres  de  divin,  de  sapeur 
des  journalistes,  et  toujours  le  premier  sur  la  brèche;  c'est  qu'in- 
terdit de  la  manière  dont  je  traitai  TAssemblée  nationale,  devant 
laquelle  vous  vous  étiez  humilié,  après  le  décret  du  crime  de  lèse- 
nation,  qui  ne  vous  avait  effleuré  que  pour  reposer  tout  entier 
sur  ma  tète,  vous  m'appelez,  dans  votre  numéro  37,  Venfant 
perdu  des  journalistes  patriotes,  et  vous  vous  déclarez  mon  émule 
indigne  ;  c'est  qu'atterré  du  parti  que  j'ai  pris,  pour  sauver  la  pa- 
trie, de  mener  une  vie  souterraine,  de  braver  tous  les  supplices, 
et  craignant  la  comparaison ,  vous  demandez  si  un  écrivain  pa- 
triote qui  n'a  pas  été  mis  en  sentinelle  par  le  peuple  est  tenu  à 
l'abnégation  de  lui-même  et  à  s'enterrer  tout  vivant  comme  Marat? 
Et  c'est  vous ,  mon  frère  d'armes ,  vous  qui  vous  prétendez  un 
Romain,  qui  venez  flétrir  les  lauriers  dont  vous  m'avez  couvert, 
et  m'imputer  à  lâcheté  un  genre  de  vie  dont  vous  n'aviez  pas 
même  la  force  de  soutenir  l'idée.  0  Camille  1  je  vous  connaissais 
pour  un  homme  irréfléchi,  léger,  superficiel;  mais  le  moyen 
d'imaginer  qu'un  moment  de  pique  vous  eût  fait  renoncer  à  toute 
pudeur?  (4  mai  4794.) 


RÉVOLUTION  85 

Marat  revient  à  la  charge  dans  son  numéro  sui- 
Tant  : 

Puisque  je  suis  sur  ce  chapitre,  je  vous  dois  encore  quelques 
observations. 

Vous  faites  suivre  Tannonce  de  ma  prétendue  apostasie  de  cette 
recommandation  :  a  Malgré  les  faussetés  dont  la  feuille  de  Marat 
est  trop  souvent  remplie,  parce  que  certains  correspondants  af- 
fectaient de  lui  faire  passer  des  notes  grossièrement  mensongères, 
pour  décrier  les  vérités  que  lui  seul  publiait,  elle  est  utile  même 
par  ses  erreurs.  »  Pour  un  papier-nouvelle,  tel  que  le  vôtre,  Ca- 
mille, sans  doute  une  pareille  inculpation  serait  très-grave  ;  mais 
pour  le  mien,  purement  politique,  elle  se  réduit  à  rien.  Que  savez^ 
vous  si  ce  que  vous  prenez  pour  de  fausses  nouvelles  n'est'  pas 
un  texte  dont  j'avais  besoin  pour  parer  quelque  coup  funeste  et 
aller  à  mon  but?  Est-ce  à  voUs,  qui  n'avez  point  de  vues,  de  pré* 
tendre  me  ramener  à  vos  petites  conceptions?...  Toujours  forcé 
par  les  événements  à  revenir  sur  vos  pas,  à  rendre  justice  à  la 
justesse  de  mes  jugements,  à  nommer  ma  prévoyance  prédiction, 
n'apprendrez-vous  donc  jamais  à  suspendre  vos  décisions  préci- 
pitées, lorsque  vous  n'apercevez  pas  les  preuves  de  mes  alléga- 
tions?... Vous  verra-t-on  toujours,  entassant  contradictions  sur 
contradictions,  chanter  la  palinodie,  et  retomber  l'instant  d'après 
dans  la  même  faute... 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  concluez-vous,  très-redoutaible  Marat,  les 
patriotes  te  conjurent  de  continuer  d'user  de  la  liberté  de  la 
presse  jusqu'à  ce  que  Chapelier,  Desmeuniers  et  Malouet  aient 
obtenu  le  décret  prohibitif  après  lequel  ce  trio  soupire  depuis  si 
longtemps.  »  Lecteur  sensé,  tu  crois  peut-être  que  cette  apostco* 
phe  est  dictée  par  le  civisme,  qu'elle  est  sentie,  qu'elle  a  même 
quelque  sens  :  détrompe-toi,  ce  n'est  que  du  remplissage  pour 
amener  ce  vain  étalage  d'érudition  dont  l'auteur  raffole  ;  écoute, 
il  va  lui-même  t'en  donner  le  commentaire  : 

«  Je  sens  bien  qu'à  peu  de  chose  près  il  en  est  de  cette  liberté 
de  la  presse  parmi  nous  comme  du  tribunal  de  l'histoire  à  la  Chine. 
On  ne  voit  pas  que  ce  tribunal  si  vanté,  qui  tient  registre,  jour 


86  RÉVOLUTION 

par  joHr,  deê  noindres  fautes  comme  des  criines  d«  despote,  ait 
jamais  corrigé  le  despotisme  chez  les  Chinois.  A  en  juger  par 
cette  foule  de  dénonciations  contre  Mottié,  Bailly,  Montmorin,  de 
Lessart,  Dedmeuniers,  eontre  Desterazy,  Bouille,  Rivarol,  (jou- 
vemel ,  (jeb ,  on  sait  bien  que  Matât  n'est  guère  plus  utile  à  Paris 
que  le  président  du  tribunal  de  ^histoire  à  Pékin.  » 

S*il  en  est  ainsi,  pourquoi  me  foire  un  si  grand  crime  du  des- 
sein ou  plutôt  du  soupçon  d'avoir  voulu  abandonner  te  pabrie? 
Qu'a-t-elle  besoin  de  ma  plume?  Bt  pourquoi,  sous  peine  de  voir 
mon  nom  flétri,  m'astreindre  à  oDUtinner  de  battre  Tair,  sans 
jamais  avancer  d'un  pas?  Enfin,  ce  grand  mot  de  très-redoutabh 
Maratne  devient-il  pas  un  persifflage  aussi  amer  qu'indécent? Ce 
n'est  pas  tout  : 

«  Mais  puisque  les  annales  de  la  Chine,  poursuit  l'auteur,  citent 
tant  d'exemples  de  membres  de  ce  tribunal  de  l'histoire  qui  se 
sont  fait  pendre  pour  tenir  registre  des  anecdotes  de  la  cour  de 
Pékin...,  il  faut  bien,  pour  l'honneur  de  la  France,  qu'on  puisse 
y  compter  doux  ou  trds  journalistes  qui  bravent  les  tyrans  pour 
consigner  dans  leurs  feuilles  des  vérités  inutiles.  » 

Mon  pauvre  Camille,  la  manie  de  foire  éb  l'esprit  vous  tour* 
mente  si  fort,  que  vous  sacrifiez  au  plaisir  de  paraître  piquant 
jusqu'à  la  craint^  de  paraître  fou ,  et  que  vous  aimes  mieux  être 
le  paillasse  de  la  liberté  que  d'en  être  l'apôtre.  Au  surplus,  il  n'y 
a  peut-être  que  vous  en  France  qui  ayez  pu  hÉag^ner  que  le  but 
de  la  liberté  de  la  presse  était  de  corriger  les  fonctioninairés  pu- 
blics, de  changer  éà  patriotes  les  suppôts  du  despotisme ,  eh  amis 
de  la  liberté  leà  bas  valets  de  la  cour,  en  hommes  intègres  les 
membres  des  comités  de  TAssràiblée  nationale,  en  gens  de  bien 
les  jugeurs,  les  mardbànds  dé  j^rolés>  les  ^^ppé^xB^lSê ageûfs 
pourris  de  l'ancien  té^Éte  ;  mais  qui  ne  sait  qu'elle  est  dbsUnée 
à  instruire  les  citoyens  de  \mt%  droits,  et  à  leur  inspirer  le  désir 
d'en  jouir,  le  coara^  de  lés  défendiiè,  l'audace  <te  le»  venger  ; 
qu'elle  est  destinée  à  leur  faire  connaîtra  les  prévaricationB  de 
feurs  mandataires,  el  à  leur  foire  sentir  la  taécé&sité  de  les  punir  ; 
qu'elle  est  destinée  à  leur  apprendre  à  à'ofoéir  qu*^tfcix  Sois  justeb 
et  sages,  à  résister  aux  lois  iniques^  i  Brq>po8er  «u  lois  tyran- 


RÉVOLUTION  87 

Dt^ies;  qu'elle  est  destinéi  à  ^prendre  aux  trouptè  &  àMi^tier 
les  dessdns  perfides  de  leurs  chefs,  à  mépriser  leurs  ordres  ar- 
bitraires, à  mettre  bas  les  armes  lorsqu'ils  leur  commandent  de 
massacrer  les  citoyens,  et  à  rire  de  leurs  menaces;  qu'elle  est 
destinée  à  rompre  tous  les  ressorts  du  despotisme,  en  attendant 
qne  Tautorité  soit  fondée  sur  la  justice;  à  arracher  à  l'oppression 
ses  tristes  victimes,  en  attendant  qu'elle  fosse  triompher  la  liberté. 
C'est  l'usage  qtie  j'en  ai  fait  jusqu'à  ce  jour,  et  j'ose  croire  que  je 
n'ai  paà  perdu  mon  temps.  Il  est  peu  arrivé  de  grands  événe- 
nentft^  â6|[l«i9  la  prise  de  la  Bastille,  que  je  n'aie  préparés,  et 
eomlMOB  n'en  at^je  pas  provoqués  moi  seuil... 

Nous  ne  sommes  pas  libres  encore,  j'en  conviens,  et  nous  ne 
pouvons  pas  espérer  de  l'être  de  sitôt,  parce  qu'une  nation  qui 
secoue  le  joug  a  longtemps  à  lutter  contre  les  suppôts  de  l'ancien 
régime,  lorsqu'elle  n'a  pas  pris  d'emblée  le  sage  parti  d'en  exter- 
nnner  les  plus  coupables  et  de  contenir  les  autres  par  la  terreur. 
Mais  avec  une  conduite  aussi  molle  que  la  nôtre,  à  quoi  en  serions- 
nous  réduits  sans  la  liberté  de  la  presse  ?...  Cessez  donc,  homme 
irréfléchi,  d'insulter  à  la  liberté  de  la  presse,  dont  vous  mécon- 
■aisseB  les  avi»tagesy  si  vous  respirez  encore,  c'est  à  elle  que 
vous  devez  ce  bienfait. 

Au  nom  du  ciel,  Camille,  contentez-vous  de  ne  pouvoir  servir 
1&  patrie,  et  ne  cherchez  pas  à  détruire  le  bien  que  je  travaille  à 
hii  foire!  C'est  déjà  trop  des  machinations  étemelles  eit  des  noirs 
attentats  de  ses  ennemis,  de  l'aveuglement  et  de  la  lâcheté  de  ses 
amis,  sans  que  j'aie  à  lutter  contre  les  entraves  de  ses  prétendus 
défenseurs. 

Déâmoulioé  fit  à  cette  rude  semonce  une  réponse 
que  nous  avons  rapportée  ailleurs  (t.  5.  p.  362.), 
et  qui  prouvé  combien  il  en  avait  été  piqué  ;  il  n'en 
garda  pourtant  pas  rancune  à  Marat,  comme  nous 
le  verrons  bientôt.  Nos  lecteurs  savent  aussi  que, 
sur  la  dénonciation  de  Malouet,  l'Assemblée  natio- 


88  RÉVOLUTION 

nale  ordonna  que  le  procureur  du  roi  au  Châtelet 
poursuivrait  comme  coupables  de  lèse-nation  les 
auteurs,  imprimeurs  et  colporteurs  de  la  feuille  in- 
titulée Cen  est  fait  de  nous. 

Ce  décret  fit  jeter  les  haut  cris  aux  patriotes  ;  non 
pas  qu'on  s'intéressât  beaucoup  à  Marat,  que  per- 
sonne n'eût  osé  défendre  dans  cette  circonstance, 
mais  parce  qu'on  voyait  derrière  lui  la  liberté  de 
la  presse.  «  Certainement,  avait  dit  A.  Lametbà 
la  tribune,  la  presse  peut  avoir  des  abus  ;  elle  en  a 
même  eu  de  très-grands  dans  ces  derniers  temps, 
et  je  suis  loin  de  vouloir  en  être  le  défenseur.  L'é- 
crit de  Marat  est  criminel,  extrêmement  criminel, 
et,  s'il  y  avait  des  lois  antérieures  sur  cet  objet,  je 
serais  le  premier  à  solliciter  vivement  de  vous  les 
poursuites  les  plus  sévères.  Mais  quel  est  le  but 
qu'on  s'est  proposé  en  vous  présentant  samedi 
dernier  un  décret  dont  les  expressions  vagues  se 
prêtaient  aux  poursuites  les  plus  arbitraires.  Ce 
but,  on  ne  peut  se  le  dissimuler,  c'est  de  fermer  la 
bouche  aux  écrivains  patriotes ,  c'est  d'empêcher 
que  la  censure  publique  ne  s'attache  à  ceux  qui 
trahissent  le  devoir  qui  leur  est  imposé  de  défendre 
les  intérêts  du  peuple.  » 

La  même  pensée  se  retrouve  dans  tous  les  jour- 
naux patriotes. 

Depuis  que  le  parti  ministériel  domine  dans  l'Assemblée  na- 
tionale, dit  Loustalot,  il  s'est  appliqué  à  violer  cette  Déclaration 


RÉVOLUTION  89 

des  Droits  de  PHomme,  qui  doit  être  la  base  de  toutes  les  lois... 
Avec  vingt-cinq  millions  de  revenu  et  le  club  de  4789  à  leurs  or- 
dres, que  ne  peuvent  pas  entreprendre  des  ministres  qui  ont 
vieilli  dans  les  intrigues?  Mais  la  presse,  la  presse  est  toujours  là  : 
elle  dévoile  les  plans  conçus  contre  Tintérêt  public  ;  elle  nomme 
le  lâche  qui  s'est  vendu,  le  fourbe  qui  n*a  servi  le  peuple  que 
pour  sortir  de  Tobscurité,  le  faible  qui  abandonne  la  défense  qui 
lui  est  confiée  ;  elle  perce  les  mystères,  elle  fond  les  coalitions, 
elle  renverse  les  idoles,  elle  rallie  les  esprits,  et  dès  lors  elfe  sème 
les  obstacles  devant  les  tentatives  ministérielles...  Il  faut  donc 
anéantir  la  presse.  Et  combien  le  ministère  n'est-il  pas  sûr  de 
trouver  de  zèle  dans  les  députés  qui  lui  sont  dévoués,  puisqu'il 
s'agit  de  satisfaire  des  vengeances  privées  en  servant  l'intérêt  de 
la  courl...  Les  rôles  se  distribuent  donc  :  Malouet  se  chaîne  de 
dénoncer  quelques  écrits  à  la  séance  du  soir  du  samedi  34  juillet  ; 
MM.  Bailly  et  Lafayette  se  chargent  de  donner  le  même  jour, 
avant  la  séance,  l'ordre  d'arrêter  tous  les  colporteurs,  et  M.  Bailly 
se  charge  de  faire  donner  pour  le  soir  une  représentation  de  la 
tragédie  de  Bamevelt  (d'abord  suspendue  comme  révolutionnaire), 
dans  l'espoir  d'y  attirer  les  députés  patriotes.. .  Effectivement,  une 
partie  de  la  gauche  va  au  spectacle,  tandis  que  les  ministériels  el 
les  noirs  se  rendent  en  foule  à  la  salle  ;  et  Malouet  demande  que 
la  presse  soit  anéantie,  et  que  les  écrivains  patriotes  soient  traités 
comme  des  criminels  de  lèse-nation. 

—  Â  la  lecture  du  Cm  est  fait  de  nous,  dit  Camille  Desmoulins, 
l'épouvante  se  peint  sur  tous  les  visages  à  la  mairie...  M.  Bailly 
ne  se  couche  point;  M.  Moitié  envoie  chercher  un  commandant 
de  bataillon  dévoué...  Grande  perquisition  de  l'invisible  Marat... 
On  remplit  un  fiacre  de  ses  numéros...  Â  minuit,  on  enlève  la 
femme  qui  distribue  son  journal,  et  M.  Bailly  l'interroge  jusqu'à 
trois  heures  du  matin...  Puis  grand  consistoire  municipal;  puis, 
le  soir,  grand  club  ministériel...  Grands  débats  dans  le  directoire: 
comment  se  débarrasser  dés  auteurs  patriotes?  C'est  Mirabeau 
qui  préside  :  il  tamise,  ventile,  passe  au  crible  les  avis...  Enfin, 
on  décide  :  Malouet  dénoncera,  le  procureur  du  roi  poursuivra, 
le  Chàtelet  jugera. 


90  BfiVOLUTlON 

t^uant  à  Marat,  il  se  riait  des  décrets  de  F  As- 
semblée autant  que  des  arrêts  du  Ghâtelet. 

Hlé  sont  les  noirs  et  les  impartiaux,  s*écriait-il,  qui  veulent 
àinéantir  la  liberté  de  la  presse...  Que  faire?  Regarder  Tinfàme 
tàatéi  du  34  juillet  comme  non  avenu  ;  se  moquer  de  Tautorité 
iùj68té  que  prétendent  usurper  les  traîtres  à  la  nation  qui  do- 
fiiiiënt  TAssemblée,  et  aUer  son  train,  en  prenant  les  précatUûms 
i^usage  contre  les  tyrans.  Si  les  auteurs  patriotiques  mollissent 
è't  batCéht  èh  retraite,  adieu  le  fruit  de  la  Révolution;  elle  n'aura 
âehri  qu^  hppesaùtir  nos  fers  et  à  les  river  à  jamais. 

Et  l'Ami  du  Peuple  va  son  train  (1),  semant 
Tagitaticm  dans  les  masses  populaires  et  Teffroi 
parmi  les  konnêtes  gens.  11  ne  cesse  de  gourmander 
leb  Parisiens,  de  leur  reprocher  leur  apathie,  leur 
mollesse,  leur  aveuglement. 

Loi^sq«e  j'entends  les  Parisrens  chanter  leur  victoii^  quelques 
jomls  apriB  la  grande  fédération;  lorsque  je  les  vois  regarder  les 
ennemis  de  la  Révolution  comme  vaincus,  accàUés,  terrassés; 
lorsque  je  les  vois  se  prosterner  devant  TAssemblée  nationale, 
adorer  indistinctement  ses  décrets,  jurer  de  les  maintenir  jusqu'à 
la  mort,  H  bénir  la  Providence  du  grand  œuvre  de  sa  Constitu- 
tion, je  <crois  entendre  un  moribond,  tranquille  sur  son  état,  se 
louer  de  sa  bonne  santé. 

-*-  Rien  n'a  plus  servi  à  prouver  le  défaut  de  vues,  l'ignorance 
extrême  des  Parisiens,  que  la  manière  dont  ils  ont  laissé  échapper 
cetle  victoire  que  la  fortune  sembMt  avoir  pris  plaisir  de  mettre 

ri)  Non  seulement  à  la  stapéfaétieB  dta  hoIkiAéleB  ^ens,  mais  encore,  paraît-il, 
an  grand  désappointement  des  spécolateara.  An  n*  182  de  l'exemplaire  de  la  Bi« 
bliothèque  impériale  est  joint  un  dotiblbtfatix),  sfgbé  par  un  certain  Perrier,  et 
qii  te  termine  par  cet  atia  :  •  IMmtém  ^euftk  «fant  été  interrompu  tant  de  fois, 
et  le  public  ne  pouvant  plus  compter  sur  le  sieur  Maret  depuis  le  décret  du 
80  juillet,  on  Couvera  dans  sdA  tibûVel  àutëdr  tk&  'défenseur  non  moins  ardent  de 
SCS  droits,  ami  de  la  raison  et  de  la  vérité.  • 


RÉVOLUTION  94 

êttoA  leurs  mtàhÈ  après  la  prise  de  la  Bastille.  Il  ne  s'agissait  pl«8 
albrs  que  de  marcher  sur  Versailles,  de  pendre  2es  mtmtdnet,  et 
êb  balayet  TÂssemblée  nationale,  tous  léS  liobles,  les  prélat»,  les 
gM6  bénéfiders,  et  la  gent,  plus  dangereuse  endMre,  des  inten* 
éMtB,  des  robins,  des  gftis  du  roi  «t  pratideift  ;  fuis  de  ùJre 
émmi^P&t  itùmédiatement  les  droits  de  la  nation  et  deS  citoyeÉis. 
Ani  Bèu  de  ii'occapêlr  dé  ^ces  grands  objets,  les  Parisiens  se  sont 
attnttâs  à  s'emivteir  de  le^r  ridi^lë  triomphe,  et  bientôt  ufiM  foule 
de  ftipùtià  ee  sont misàleiûr  tète  pour  les  tH$lÉper  et  leé  «nUeer, 
en  les  amusant  Oôflnne  des  enftucAftv 

Vers  le  même  temps,  Marat  traçait  des  Parisiens, 
dâfûô  le  Junius  français,  tin  t)ôrtrait  qui  iië  manque 
pàd  de  ress^etnbknce. 

G  Parisiens  !  hommes  légers,  faibles  et  pusillanimes,  dont  le 
g^  pour  les  nouveautés  va  jusqu'à  la  fureur,  et  dont  la  passion 
p9ttr  les  grandes  «boses  n'est  qu'un  accès  passager;  qui  n^olez 
éa  la  Uberté  mutte  des  modes  du  jour  ;  qui  n'avez  m  lumières, 
ni  pian,  ni  principes  ;  qui  pir^éré2  Tad^i^  flagorneur  au  conseiller 
«Mt»]  qcd  méconnaissez  vos  défenseurs;  qui  vous  abnukanezà 
k  ta  in  premier  ton  ;  qni  ifoIb  fivrtt  à  vos  entends  sur  leur 
IMTOle;  qui  pardonnes  aux  perfides  et  aux  traîtres  au  premier 
signe  de  contrition;  qui,  dans  vos  projets  ou  vos  vengeances, 
saivez  sans  cesse  l'impulmcm  du  moment;  qirf  êtes  toujours  prêt» 
àémner  nn  coup  de  collier;  qui  paraissetc  incapi^les  d'aucun 
eflb|(t  Soutenu;  qui  ailes  au  bien  par  vanité,  et  que  4a  nature  eût 
ftniéB  pour  les  hautes  entreprises,  si  elle  Vous  eût  inspiré  l'amour 
de  la  gloire,  si  elle  vous  eût  donné  de  la  j«idttciaire  (H  dé  la  cens- 
taiMè,  foudt^t-il  donc  toujours  vous  traiter  comme  de  vieux  en- 
ftftUl? 

1^  leçons  de  la  sâfgèdsid  et  les  vueà  de  la  prudence  m  sont  plus 
faites  pour  vous.  Des  légions  de  folliculaires  faméliques  vous  ont 
Masés  à  force  de  sottises  et  d'atrocités  ;  les  bonnes  choses  glis- 
sent sur  vodS  sans  effet.  Déjà  vous  ne  prenez  plaisir  qu'aux  con- 
seili  entrés,  aux  tritlè  déchirants^  aux  invectives  grossières;  déjà 


n  RÉVOLUTION 

les  termes  les  plus  forts  vous  paraissent  sans  énergie,  et  bientôt 
TOUS  n'ouvrirez  Toreille  qu'aux  cris  d'alarme,  de  meurtre  et  de 
trahison.  Tant  de  fois  agités  pour  des  riens,  comment  fixer  votre 
attention,  comment  vous  tenir  en  garde  contre  toute  surprise, 
comment  vous  tenir  continuellement  éveillés?  Un  seul  moyen  me 
reste  :  c'est  de  suivre  vos  goûts  et  de  varier  mon  ton.  0  Parisiens  1 
quelque  bizarre  que  ce  rôle  paraisse  aux  yeux  du  sage,  votre  an* 
cien  ami  ne  dédaignera  pas  de  le  prendre  :  il  n^est  cccupé  que  da 
soin  de  votre  salut  ;  pour  vous  empêcher  de  retomber  dans  l'abîme^ 
il  n'est  point  d'efforts  qu'il  ne  fasse  ;  et  toujours  le  Junius  françw 
sera  votre  incorruptible  défenseur,  votre  défenseur  intrépide. 

Marat  ne  laisse  échapper  aucune  occasion  de  dé^ 
nigrer  l'Assemblée  nationale,  de  pousser  le  peuple 
à  s'insurger  contre  ses  décrets. 

n  n'est  aucune  puissance  sous  le  ciel,  dit-il  à  ses  amis  lesfau* 
bouriens  à  propos  du  droit  électoral,  qui  ^t  autorisée  à  vokis 
enlever  vos  droits  de  citoyens,  reconnus  par  la  Déclaration  des 
Droits...  Le  décret  qui  exige  une  contribution  est  nul...  Assem- 
blez-vous donc  sans  balancer  \  Allez  en  corps  vous  faire  inscrire 
dans  vos  districts  respectifs  1...  Personne  jie  vous  contestera  vos 
titres,  si  vous  avez  le  courage  de  ne  pas  soufi&ir  qu'on  vous 
compte  pour  rien. 

—  Tout  mon  sang  bouillonne  contre  les  prétendus  pères  de  la 
patrie,  ces  hommes  sans  sentiment,  sans  probité,  qui  ont  prodi- 
gué des  millions  pour  payer  le  faste,  les  folies ,  les  dilapidations 
de  la  cour,  et  qui  laissent  le  peuple  mourir  de  faim...  Mes  checs 
amis,  dont  l'indigence  n'est  le  fruit  ni  des  vices  ni  de  la  fainéan- 
tise, vous  avez  droit  à  la  vie,  comme  Louis  XYI  et  tous  les  heu- 
reux du  siècles.  Non,  l'héritier  du  trône  n'a  pas  le  droit  de  dîner 
lorsque  vous  manquez  de  pain.  Rassemblez-vous  donc  en  corps 
d'armée;  présentez -vous  devant  l'Assemblée  nationale,  et  de- 
mandez à  l'instant  qu'on  vous  assigne  de  quoi  subsister  sur  les 
biens  nationaux ,  qui  vous  appartiennent  à  beaucoup  plus  juste 
itre  qu'aux  sangsues  de  l'Etat...  Si  l'on  refuse  de  vous  accorder 


RÉVOLUTION  n 

de  prompts  secours,  rassemblez-vous  en  force,  joignez-yous  à 
Tannée  :  le  moment  est  venu  où  elle  peut  entendre  ce  langage  ; 
partagez-vous  les  terres  et  les  richesses  des  scélérats  qui  ont  en- 
foui leur  or  pour  vous  réduire  par  la  faim  à  rentrer  sous  le 
joug. 

—  Banqueroute  infaillible  et  prochaine,  si  on  ne  se  hâte  de 
donner  de  I9  pelle  au  c...  aux  pères  conscrits  soudoyé» pour  pré- 
cipiter la  ruine  de  la  nation. 

—  L'Assemblée  nationale  jouant  envers  la  nation  le  rôle  d'une 
catin,  qui  débute  en  femme  à  sentiments  et  qui  finit  en  prostituée. 

Ce  sont  les  titres  de  deux  articles  des  1 9  et  28 
mai  1791. 

L'Ami  du  Peuple  a  pourtant  ses  quarts  d'heure 
de  bonne  humeur,  mais  ils  sont  rares.  Dans  un  de 
ces  moments,  voulant  faire  honte  aux  Parisiens, 
qui  ne  répondent  pas  comme  il  le  voudrait  à  ses 
provocations,  il  fait  appel  aux  Parisiennes. 

Les  citoyens  aisés  n'étant  bons  qu'à  bavarder  dans  des  cafés 
on  des  clubs,  et  les  volontaires  ignares  n'étant  propres  qu'à  faire 
les  pantins  au  commandement  de  leurs  officiers,  presque  tous 
aristocrates,  ministériels  ou  mouchards,  l'Ami  du  Peuple  les  prie 
de  se  gratter  les  fesses  au  coin  du  feu  ;  mais  il  invite  toutes  les 
bonnes  patriotes  de  la  Société  fraternelle  et  des  faubourgs,  cent 
fois  plus  courageuses  que  leurs  maris  ou  leurs  frères,  de  s'em» 
parer,  mardi  prochain,  de  la  maison  Massiat,  et  de  donner  une 
danse  à  tous  les  gueux  de  monarchiques  qu'elles  y  trouveront. 
Si  les  habitants  des  faubourgs  et  les  forts  de  la  Halle  se  montrent 
dignes  par  leur  zèle  d'être  de  l'expédition,  ils  y  seront  admis  ; 
mais  s'ils  n'ont  dessein  de  faire  que  de  l'eau  claire,  on  ne  se  soucie 
brin  d'eux  :  il  s'agit  de  donner  aux  conspirateurs  la  chasse  à  mort, 
pour  les  dégoûter  une  bonne  fois  du  métier  de  brigands,  et  de 
procurer  enfin  au  peuple  la  tranquillité  dont  il  a  si  fort  besoin, 
et  quïl  n'aura  jamais  tant  que  ces  scélérats  seront  sur  pied. 


H  RÉVOLUTION 

Les  jolis  mesdeurs  bien  frisés,  et  les  [gentilles  donzelles  bien 
coifiSâes,  sont  invités  à  préparer  des  bouts  de  corde  à  réprewve» 
Si  Texpédition  réussit  en  plein,  l'Ami  du  Peuple  proposera  un$ 
souscripticm  pour  fedre  chanter  un  Te  Deum,  le  seul  rais^uiiA^ 
qui  aurait  eu  lieu  depuis  la  Révolution  ;  puis  il  s'engage  à  comr 
poser  des  chansons  pour  céléS^rer  la  fuite  honteuse  du  général, 
du  maire,  des  municipaux  et  de  Tétat-major,  qui  aura  lieu  h 
même  jour,  à  la  brune.  Quoiqu'il  ne  sache  pas  faire  des  yers, 
l'Ami  du  Peuple  espère  ne  pas  s'en  tirer  trop  mal,  la  joie,  comme 
l'amour,  rendant  poète.  (6  mars  4794.) 

Mais,  je  le  répète,  c'est  bien  rarement  que  Ma- 
rat  se  déride  ;  il  n'a  pas,  comme  le  Phre  Dtichesne, 
ses  grandes  colères  et  ses  grandes  joies^  il  est  tou- 
jours en  fureur.  <  On  s'étonne  que  cette  violence 
uniforme,  laméme,  toujours  la  même,  cette  mont>* 
tonie  de  fureur  qui  rend  la  lecture  de  VAmi  du 
Peuple  si  fatigante,  aient  toujours  eu  action,  n'aient 
point  refroidi  le  public.  Rien  de  nuancé;  tout 
extrême,  excessif;  toujours  les  mêmes  mots  :  itit 
fâme^  scélérat j  infernal  ^  toujours  le  même  refrain  : 
la  mort.  Nul  autre  changement  que  le  chiffire  des 
têtes  à  abattre  :  600  têtes,  10,000  têtes,  20,000. 
têtes;  il  ya,  s'il  m'en  souvient,  jusqu'au  cbiSi:Q 
singulièrement  précis  de  270,000  têtes.  Cette  uni»* 
formité  même  ,  qui  semblerait  devoir  ennuyer  j 
blaser,  servit  Marat;  il  eut  la  force,  l'effet,  d'une 
même  cloche  qui  sonnerait  toujours,  (f  )^ 

«  Marat,  dit  Lamartine,  semblait  avoii*-  absoifeé 
ei^  lui  toutes  les  haines  qui  fermentent,  dans  une 

(I)  IficbeleC,  BUioin4ê  to  RifsoMkmt  t  u»  p«  S80. 


IVÉVaAVTION  95 

société  en  décompositioa;  i]^  s'était  faiity  réimpression 
pennanente  de  la  colère  dn  pfi^ple  ;  en  la  feignant, 
il  Tentretei^t.  Il  écrijvaiiî  Siveg  de  I^  I)ilQ  et  4u 
sang. 

«  Ecrivain  jusque-là obsQyr^.  et  impatienté  do^son 
obscurité,  il  avait  cherché  ïe  bnût  et  le  scandale  à 
défaut  de  k  gloire.  Nul  homm<^.  dç  son  temps  ne 
nourrissait  dans  son  âme  uno  haine  plus  sombre;  et 
plus  concentrée  contre  la  société,,  qui  n'avait  fait 
place  ni  à  ses  systèmes  scientifiquesi  ni  à  ses  idées 
sociales,  ni  à  sont  orgueil  spufErant.  Il  s'était.  jet(| 
toul;  à  coup  dans  son  élément,  au  milieu  des  n;li^e9 
et  de  l'anarchie  que  la  commotion  révolution^^re 
venait  d'entasser  à  ses  pieds.  De,  ces  iiuiinçs^  il 
s'était  fait  soudaineipent  une  tribuQje;  i\  avait  rêvé 
d'instinct  pour  lui  le  rôle  de  Marins  dqa  prolétaires. 
Sa  démagogie  était  plus  dangerei^^Q  qu^  celle  de 
Camille  Desmoulins,  parcç  qu'elle  était  plus  sin- 
cère. Le  fs^natisme  est  la  force  des^  révolutions. 
Marat  était  le  fanatique  du  peuple  ;  le  peuple  m 
pquvaiH  tarder  h  êty^  le  faxmtique  de  Mar<at. 

»  SçfÇL  sjlyle,  ix^ultÇ;,  8£^uvs^,  incisif,  déboi;- 
dapt  d'images  vulgaire»,  imbibé  de  larmes  et  de 
8qi^,,a]tteit4ri  d'une  compassion  déclamatoire,  mai» 
réelle,  sur  les  iniquités  sociales  et  sur  le^  indigences 
<^.figL)Aii^4  ayait  desi  gémissements  de  femme  pour 
les  misérables,  des  rugissements  de  lion  contre  les 
heureux.  Il  s'était  fait  dès  le  premier  jour  le  tribun 


96  RÉVOLUTION 

des  douleurs  publiques  ;  il  ameutait  les  calamités 
du  peuple  ;  il  réclamait  justice;  bientôt  il  allait  de- 
mander vengeance.  Nul  cœur  ne  paraissait  plus 
déchiré  que  le  sien  par  le  spectacle  des  pénuries 
et  des  dangers  de  la  capitale.  Ses  gémissements 
éclataient  en  sanglots  dans  sa  feuille. 

»  11  prophétisait  les  désastres,  il  subodorait  les 
complots.  Il  s'était  constitué  le  délateur  d'office  de 
la  multitude,  dévoué  tous  les  jours  en  victime  à  la 
haine  des  oppresseurs  et  des  tyrans.  Bailly,  La* 
fayette,  l'Assemblée,  la  garde  nationale,  Mirabeau, 
la  Commune  elle-même^  lui  apparaissaient  déjà 
comme  une  seconde  génération  d'aristocratie  bour- 
geoise et  d'oppresseurs  privilégiés,  n'ayant  renversé 
une  cour  despotique  que  pour  élargir  eux-mêmes 
sur  le  vrai  peuple  le  despotisme  plus  indestructible 
de  la  classe  propriétaire  sur  la  classe  dépossédée 
par  les  temps  ;  il  les  désignait  timidement  encore 
comme  les  héritiers  futurs  de  la  tyrannie  renver- 
sée, et,  pour  les  rendre  plus  odieux,  il  montrait  en 
eux  au  peuple  les  complices  cachés  de  la  cour  et  de 
l'étranger.  Le  peuple,  qui  aime  les  délateurs  parce 
qu'il  craint  partout  les  pièges,  aimait  Marat  :  il  re- 
trouvait dans  sa  feuille  tous  ses  soupçons  et  tous 
ses  tumultes  d'esprit  (1).  » 
Nos  lecteurs  feront  aisément  la  part  de  l'illusion 

(I)  Histoire  des  Girondins,  éd.  in-12,  1. 1,  p.  57;  —  Histoire  des  Constituants, 
t.  n. 


RÉVOLUTION  97 

dans  ce  portrait  tracé  par  une  plume  qui  a  le  don 
de  tout  poétiser.  La  vérité  est  que  —  pour  nous 
servir  d'une  expression  de  Louis  Blanc  —  au  mi- 
lieu de  pages  qu'on  croirait  ponctuées  avec  des 
gouttes  de  sang,  il  en  est  quelques-unes  où  l'amour 
de  l'humanité  déborde  en  épanchements  d'une  ten- 
dresse amère.  Mais,  encore  une  fois,  l'attendrisse- 
ment est  rare  chez  Marat  ;  il  est  toujours  furieux. 
Tous  les  jours  il  sonne  le  tocsin  ;  tous  les  jours  il 
démontre  le  besoin  urgent  d'une  insurrection  gêné" 
raie  telle  que  celle  du  1 4  juillet  ;  tous  les  jours  il 
prêdie  l'extermination,  et,  admirez  la  progression, 
en  juillet  1790  il  ne  demandait  que  cinq  à  six 
cents  tètes;  avant  la  fin  de  l'année  il  lui  en  faudra 
dix  mille,  cent  mille. 

n  y  a  une  année  que  cinq  ou  six  cents  têtes  abattues  vous 
auraient  rendus  libres  et  heureux*  Aujourd'hui  il  en  faudrait 
abattre  dix  mille.  Sous  quelques  mois  peut-être  en  abatlrez-vous 
cent  mille  ;  et  vous  ferez  à  merveille  :  car  il  n'y  aura  point  de 
paix  pour  vous  si  vous  n'avez  exterminé  jusqu'au  dernier  rejeton 
les  implacables  ennemis  de  la  patrie.  (47  décembre  4790.] 

—  Cessez  de  perdre  le  temps  à  imaginer  des  moyens  de  dé- 
fense, n  ne  vous  en  reste  qu'un  seul,  celui  que  je  vous  ai  re- 
commandé tant  de  fois  :  une  insurrection  générale  et  des  exécu- 
tions populaires.  Fallût-il  abattre  vingt  mille  tètes,  il  n'y  a  pas  à 
balancer  un  instant.  (48  décembre  4790.) 

—  Fendez,  pendez,  mes  chers  amis  ;  c'est  le  seul  moyen  de 
Cadre  rentrer  en  eux-mêmes  vos  perfides  ennemis...  Si  j'avais  été 
tribun  du  peuple,  j'aurais  commencé  par  faure  accrocher  tous  les 
juges  du  Châtelet  qui  avaient  voté  pour  le  renvoi  de  Bezenval. 

T.  TI,  5 


9a  RÉVOLUTION 

Le  ChâteljBt ,  et  tons  les  tribunaux  en  général , 
partageaient  avec  TAssemblée  nationale  la  haine 
de  Marat,  qui  s'élève  continuellement  contre  »  œs 
tavernes  de  voleurs ,  ces  antres  de  la  chicane,  ees 
autels  de  l'injustice ,  ces  forts  de  prévarication  , 
d'iniquité  et  de  tyrannie,  où  le  pauvre  ne  pouvait 
élever  la  voix,  où  les  cris  du  faible  opprimé  se  per- 
daient dans  les  airs,  où  le  faible  et  Forphelin  récla- 
maient inutilement  leurs  droits  contre  le  puissant 
usurpateur,  où  l'homme  en  crédit  et  Thomme  opu- 
lent écrasaient  impunément  l'humble  citoyen,  où 
tant  d'innocentes  victimes  furent  égorgées  au  nom 
du  prince  avec  le  glaive  des  lois.  » 

Marat,  je  l'ai  dit  ailleurs,  était  le  grand  dénon- 
ciateur, le  dénonciateur  en  chef;  c'était  son  rôle 
dans  la  presse  révolutionnaire. 

<c  Chacun  de  nous  a  son  lot,  disait  Camille  Des- 
moulins. Vous,  par  exemple,  Marat  et  Fréron,  vous 
êtes  nos  deux  foudres  de  guerre  contre  les  coquins  ; 
vous  êtes  notre  comité  des  recherches  et  les  dénon-- 
dateurs  par  excellence.  Vous,  Marat,  êtes  l'obser- 
vateur du  maire,  du  général,  de  réta,t-major,  des 
municipaux  et  des  districts.  Carra  inspecte  et  ea— 
téchise  l'armée;  c'est  l'espion  des  cours  étrangères: 
Carra  est  notre  tocsin  pour  l'extérieur,  et  Marat 
pour  l'intérieur.  Gorsas  tient  la  correspondance  des 
quatre-jringt-trois  départements,  Laclos  cdle  des 
Jacobins.  Il  y  a  Brissot  le  diplomatique ,  Robert 


RÉVOLUTION  99 

Lindet  le  démocratique,  Noël  l'académique,  Cenitti 
le  pédagogique ,  et  Prudhomme  l'œcuménique  ou 
rencyciopédique.  » 

Retiré  dans  son  antre,  Marat  y  attire,  y  entasse 
toutes  les  délations  privées,  et  en  grossit  le  tré- 
sor de  ses  délations  publiques.  «  Avec  une  plume 
trempée  dans  le  sang  et  dans  la  boue,  il  dénonce 
chaque  matin ,  entre  deux  arlequinades ,  les  com- 
plots du  jour,  et  les  hommes  que  le  peuple  doit , 
selon  lui,  sacrifier  au  repos  public.  Et  les  consul- 
tations de  ce  docteur  en  assassinat  sont  accueillies, 
religieusement  par  une  clientèle  fanatisée^  qui  prend 
ses  visions  pour  des  oracles  et  son  idiote  frénésie 
pour  une  sainte  et  patriotique  colère  (1  ) .  » 

Marat,  en  effet,  connaît  son  public  ;  il  sait  avec 
quelle  facilité  on  ajoute  foi  aux  crimes  imputés  à 
ceux  que  l'on  hait  ou  que  l'on  craint,^ et  que,  si 
loin  qu'aillent  la  bêtise  et  la  calomnie ,  elles  ne 
Tont  jamais  plus  loin  que  la  crédulité  d'un  peuple 
en  état  de  révolution  ;  il  n'y  a  pas  d'ineptie  gros- 
sière, il  n'y  a  pas  de  calomnie  si  absurde,  qui  ne 
soit  accueillie  par  cet  être  malfaisant ,  et  qui  ne 
soit  par  lui  jetée  en  pâture  aux  esprits  étroits  et 
exaltés.  Ainsi  il  dénoncera  les  <  manœuvres  de 
l'administration  municipale  pour  empoisonna  le 
peuple  avec  des  grains  ^tés  »  ;  ainsi  il  dénoncera 
une  conspiration  de  Bailly  et  de  Lafayette  ayant 

(I)  p.  Lanfrey,  Eêtai  sur  la  dévolution  française,  p.  U9. 


400  RÉVOLUTION 

pour  but  de  faire  écrouler  l'église  de  Notre-Dame, 
après  un  Te  Deum^  lorsqu'elle  sera  remplie  de 
citoyens,  et  aussitôt  après  que  les  municipaux  se 
iseront  retirés,  etc.,  etc. 

Avertissement. 

Demain  il  y  aura  une  éclipse  totale  de  soleil,  qui  commencera 
à  midL  Comme  les  prêtres  fanatiques  pourraient  profiter  de  oe 
phénomène  peu  commun  pour  porter  le  peuple  au  désordre,  nous 
sommons  les  administrateurs  de  la  police  de  faire  doubler  la  garde 
«t  de  prendre  les  précautions  convenables,  sous  peine  de  répon- 
dre des  événements -sur  leurs  tôtes.  (3  avril  4794.) 

Quand  il  a  dressé  l'acte  d'accusation  et  prononcé 
l'arrêt,  l'Ami  du  Peuple  charge  ses  amis  et  féaux 
de  le  mettre  à  exécution.  Après  avoir  attaqué  avec 
la  dernière  violence  un  agent  de  l'administration, 
il  a  soin  d'ajouter  : 

Ce  scélérat  est  logé  rue  Babille,  près  les  Halles,  chez  un  tapis- 
sier, au  second.  Je  donne  son  adresse  pour  que  le  peuple  aille 
Tassommer.  (48  mars  4794.) 

Le  1 5  mai ,  il  dénonce  un  officier  de  la  garde 
nationale  et  excite  les  patriotes  à  le  poignarder. 

Les  fripons,  ajoute-t-il,  crieront  au  meurtre  ;  mais  je  voudrais 
j)ien  savoir  quel  autre  moyen  il  reste  au  peuple  de  se  débarrasser 
des  scélérats  auxquels  les  fonctionnaires  publics  assurent  l'im- 
punité. 

—  Au  reste,  disait-il  le  3  juin,  après  avoir  raconté  l'assassinat 
de  citoyens  coupables  d'aristocratie  et  avoir  insulté  à  leurs  cada- 
vres, n'oublions  pas  que  nous  sommes  en  guerre,  et  que  nous 
avons  plein  droit  de  nous  défendre  de  nos  ennemis,  puisque  les 
pères  conscrits  refusent  de  nous  en  débarrasser. 


RÉVOLUTION  404 

A  l'occasioii  de  la  fuite  du  roi,  Marat  adresse  ua 
manifeste  à  la  France. 

Toute  la  France ,  dît-il,  se  rappelle  le  discours  ignoble  que 
Louis  XYI  récita  à  rÂssemblée  nationale,  le  49  avril  dernier,  pour 
se  plaindre  en  écolier  que  le  peuple  l'avait  empêché  d'ialler  à  Saint- 
Qoud,  c'est-à-dire  à  Bruxelles.  Toute  la  France  se  rappelle  aussi 
eette  fameuse  lettre  écrite  par  son  ordre  à  ses  ministres  dans  les 
cours  étrangères,  et  communiquée  officiellement  à  TAssemblée 
nationale,  pour  Êdre  parade  de  son  prétendu  civisme,  se  dire  le 
soutien  de  la  Constitution,  se  plaindre  des  doutes  des  citoyens 
éclairés,  se  récrier  contre  le  bruit  qu'il  n'était  pas  libre,  déclarer 
qu'il  n'avait  point  eu  envie  de  partir,  et  protester  qu'il  était  au 
milieu  de  ses  enfants,  de  ses  concitoyens,  de  ses  amis,  où  le 
plaisir  et  l'amour  le  retenaient.  Il  invoquait  la  vérité,  la  loyauté, 
l'honneur,  la  foi  du  serment.  La  foi  du  serment  dans  sa  bouche  ! 
Souvenez-vous  de  Henri  UI  et  du  duc  de  Guise...  Peuple,  voilà  ta 
loyauté,  l'honneur,  la  religion  des  roisl  Fiez- vous  à  leurs  ser* 
ments!...  Louis  XYI  se  riait  des  siens...  ce  roi  parjure,  sans  foi, 
sans  pudeur,  sans  remords,  ce  monarque  indigne  du  trône,  n'a 
pas  été  retenu  par  la  crainte  de  passer  pour  un  infâme.  La  soif 
du  pouvoir  absolu  le  rendra  bientôt  assassin  féroce  ;  bientôt  il 
nagera  dans  le  sang  de  ses  concitoyens  qui  refuseront  de  se  sou- 
mettre à  son  joug  tyrànnique.  En  attendant,  il  rit.de  la  sottise 
de  ses  Parisiens,  qui  se  sont  stupidement  reposés  sur  sa  pa- 
role. 

Marat  s*était  opposé  de  toute  sa  force,  de  toute 
sa  violence ,  plutôt ,  à  la  demande  de  Louis  XV  [ , 
c  qui  avait  la  fantaisie  de  vouloir  aller  prendre 
Tair  à  Saint-Cloud,  comme  s*il  ne  pouvait  se  pro- 
mener à  son  aise  dans  le  jardin  des  Tuileries , 
comme  s'il  manquait  d'amusements  à  Paris.  » — «La 
charmante  prison  que  Paris  I  ajoutait-iU  Comment 


402  RÉVOLUTION 

chercher  à  la  quitter  1 . . .  Grand  Dieu  1  que  dirait 
Louis  XYI  s'il  était  réduit  d'habiter  un  souterrain 
comme  l'Ami  du  Peuple,  et  s'il  y  était  réduit  pour 
avoir  voulu  et  vouloir  encore  sauver  la  patrie  I  Or, 
l'Ami  du  Peuple,  tout  préjugé  à  part,  croit  valoir 
un  peu  mieux  que  Louis  XVI  {i).'^ 

Le  15  juillet  1791,  il  demande  que  Louis  XYI 
soit  immolé  au  salut  du  peuple^  et,  quand  il  voit  cette 
proie  lui  échapper,  il  s'emporte  contre  l'Assemblée, 
et  il  se  donne,  à  cette  occasion,  des  airs  de  savant 
qui  ne  lui  sont  pas  ordinaires. 

L*odieux  décret  qui  rétablit  Louis  le  Faux,  qui  régifie  un  par- 
jure, est  contraire  à  toutes  les  saines  maximes...  L'Assemblée 
corrompue,  à  l'exception  de  quelques  membres,  n'est  que  le  ge- 
nuit  de  toutes  les  horreurs,  de  toutes  les  conspirations. 

Qui  pouvait  ignorer  que  la  parole  d'un  prince  devait  être  un 
sacré  dépôt,  auquel  sa  gloire  est  attachée?  Mimus  Publicanus  n'a- 
t-il  pas  dit  que  celui  qui  a  perdu  sa  foi  n'a  plus  rien  à  perdre, 

(l)hà  cour,  cela  se  comprend  aisément,  n'habitait  Paris  que  contrainte  et  for- 
cée; elle  y  manquait  de  liberté,  et  pouvait  s'y  regarder  conune  prisonnièpe.  Ce  firt^ 
dès  les  premiers  jours,  dans  Venlourage  du  trône,  le  sujet  de  doléances,  de  plaintes 
amères.  On  lit  dans  la  Chronique  de  Paris  du  16  octobre  1789  : 

«  Nous  entendons  tous  les  jours  demander,  dans  les  sociétés  aristocratiques, 
quelle  espèce  de  plaisir  le  roi  trouvera  dans  Paris,  Il  me  semble  qu'il  en  peut  join- 
dre beaucoup  de  nouveaux  à  ceux  qu'il  avait  déjà.  Les  forêts  n'en  sont  pas  asset 
éloignées  pour  qu'il  n'y  puisse  pas  prendre  le  plaisir  de  la  chasse;  et,  de  plus,  ne 
peut-il  pas  visiter  la  bibliothèque  du  roi,  le  jardin  des  plantes,  le  cabinet  d'his- 
toire naturelle,  les  académies,  etc.  etc.  ?  Après  avoir  vu  ces  superbes  établisse- 
ments nationaux,  ne  peut-il  pas  voir  les  collections  des  particuliers  dans  différents 
genres?  Ce  monarque  aime  les  arts  mécaniques  :  ne  peut-il  pas,  comme  Pierre  le 
Grand,  «lier  fréquemment  dans  les  ateliers,  les  fonderies,  les  manufactures?  Ne 
peut-il  pas,  comme  le  roi  d'Angleterre,  aller  à  tous  les  spectacles,  sans  faste,  sans 
appareil,  et  sans  faire  recommencer,  s'il  y  arrive  un  peu  tard?  Ce  priiMïe  ne  con- 
naît aucun  des  monuments  do  la  capitale  :  .que  de  choses  il  peut  observer!  que  de 
bien  il  peut  faire,  s'il  se  montre  partout  !  Ce  cortège  importun  de  citoyens  avides 
de  ses  regards,  qu'à  peine  ils  connaissent,  diminuera  insensiblement,  puisqu'ils 
auront  l'habitude  de  le  voir,  comme  Us  ont  l'habitude  de  l'aimer.  » 


RÉVOLUTION  403 

parce  que  tout  le  bien  et  rhonneur  de  l'homme  en  dépendent?.. 
Bias  disait  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'excuse  légitime  de  rompre  la 
foi,  parce  que  celui  qui  perd  le  crédit  et  la  gloire  d'être  estimé 
fidèle  Êdt  bien  une  plus  grande  perte  que  s'il  perdait  la  chose 
promise.  Cicéron  dit  qu'il  ne  faut  jamais  manquer  un  serment,  et 
les  Estions  faisaient  mourir  les  parjures,  parce  que  non  seule- 
ment ils  violent  le  respect  qui  est  dû  à  la  divinité,  mais,  davan- 
tage, as  roihpent  la  foi,  qui  est  le  plus  grand  et  le  plus  étroit 
lien  de  la  société  humaine.  Sertorius  blâme  Cinna  de  vouloir 
mettre  bu  délibération  s'il  tiendrait  parole  â  Marius.  (i^»  août 

Dô  œ  ttron^ût)  il  semble  (]u'il  redouble  de  rage, 
si  c'ââit  possible. 

Qu'attendent  les  patriotes  pour  se  montrer?  Ah!  s'il  y  avait 
dans  nos  murs  deux  Scévola  seulement,  il  y  a  longtemps  que  la 
liberté  y  serait  cimentée  à  jamais.  Un  seul  coup  de  poignard  dans 
le  cœur  de  Mottié  eût  foudroyé  ses  légions  de  satellites,  et  permis 
an  peuple  d'abattre  sous  la  hache  vengeresse  les  tètes  criminelleis 
de  ses  Mortels  ^memis...  S'ils  étaient  les  plus  forts,  ils  vous 
égorgeraient  sans  [ûtié;  poignardez-leS  donc  sans  miséricorde! 
Que  Chapelier,  Rabaud,  Emery,  Duport,  Bureau  de  Puzy,  Baf'* 
nave.  Desmeuniers,  Malouet,  Goupil,  Thouret,  Target,  Fréteau, 
Pnignon,  Regnault,  Sièyes,  Dupont,  Dandré,  Montlosier,  Bailly, 
Mottié,  soient  vos  premières  victimes.  (18  juillet  4*794 .) 

—  Si  j'avais  eu  deux  mille  hommes  comme  moi,  j'aurais  été  à 
leur  tète  poignarder  Mottié  au  milieu  de  ses  bataillons  de  brigands, 
brûler  le  despote  dans  son  palais,  et  empaler  nos  atroces  représen- 
tants sur  leur  aége.  (3  msâ  4792.) 

C'est  à  Robespierre  qu'il  aurait  tenu  ce  langage, 
à  ce  qu'il  raconte,  et  celui-ci  l'aurait  écouté  assez 
froidement  ;  aussi  s*en  montre-t-il  médiocrement 
satisfait.  Ecoutons-le  plutôt.  La  guerre  avait  éclaté 


404  RÉVOLUTION 

entre  Brissot  et  le  député  d'Arras.  Les  journaux  pre- 
naient naturellement  parti  dans  ces  guerres  intes- 
tines. Marat,  cela  va  sans  dire,  se  range  du  côté 
de  Robespierre. 

Les  misérables  !  s'écriait-il  ;  ils  jettent  leur  ombre  sur  les  plus 
pures  vertus I  Son  génie  les  offusque;  ils  le  punissent  de  ses  sa- 
crifices. Ses  goûts  rappelaient  dans  la  retraite ,  il  n*est  resté  dans 
le  tumulte  des  Jacobins  que  par  dévouement  à  son  pays;  mais  les 
hommes  médiocres  ne  s'accoutument  point  aux  éloges  d'autrui,  et 
la  foule  aime  à  changer  de  héros. 

La  faction  des  Lafayette,  des  Guadet,  des  Brissot,  Tenveloppe. 
Ds  rappellent  chef  de  parti  !  Robespierre  chef  de  parti  I  Us  mon- 
trent sa  main  dans  le  trésor  honteux  de  la  liste  civile.  Ds  lui  font 
un  crime  de  la  confiance  du  peuple,  comme  si  un  simple  citoyen 
sans  fortune  et  sans  puissance  avait  d'autre  moyen  de  conquérir 
Tamour  du  peuple  que  ses  vertus  !  Comme  si  un  homme  qui  n'a 
que  sa  voix  isolée  au  milieu  d'une  société  d'intrigants,  d'hypo- 
crites et  de  fourbes,  pouvait  jamais  devenir  à  craindre  l  Mais  ce 
t^enseur  incorruptible  les  inquiète.  Ils  disent  qu'il  s'est  entendu 
avec  moi  pour  se  faire  offrir  la  dictature.  Ceci  me  regarde.  Je 
dédare  donc  que  Robespierre  est  si  loin  de  disposer  de  ma  plume 
que  je  n'ai  jamais  eu  avec  lui  la  moindre  relation.  Je  l'ai  va  une 
seule  fois,  et  cet  unique  entretien  m'a  convaincu  qu'il  n'était  pas 
l'homme  que  je  cherche  pour  le  pouvoir  suprême  et  énergique 
réclamé  par  la  Révolution. 

Le  premier  mot  qu'il  m'adressa  fut  le  reproche  de  tremper  ma 
plume  dans  le  sang  des  ennemis  de  la  liberté,  de  parler  toujours 
de  corde,  de  glaive,  de  poignard,  mots  cruels  que  désavouait  sans 
doute  mon  cœur  et  qui  discréditaient  mes  principes.  Je  le  dé- 
trompai. «  Apprenez,  lui  répondis-je,  que  mon  crédit  sur  le  peuple 
ne  tient  pas  à  mes  idées,  mais  à  mon  audace,  mais  aux  élans  im- 
pétueux de  mon  âme,  mais  à  mes  cris  de  rage,  de  désespoir  et 
de  fureur,  contre  les  scélérats  qui  embarrassent  l'action  de  la  Ré- 
volution. Je  suis  la  colère,  la  juste  colère  du  peuple,  et  voilà 


RÉVOLUTION  fOS 

pourquoi  il  m'écoute  et  il  croit  ea  moi.  Ces  cris  d'alarme  et  de 
fureur,,  que  vous  prenez  pour  des  paroles  en  l'air,  sont  la  plus 
naïve  et  la  plus  sincère  expression  des  passions  qui  dévorent  mon 
Ame.  Oui,  si  j'avais  eu  dans  ma  main  les  bras  du  peuple  après  le 
décret  contre  la  garnison  de  Nancy^  j'aurais  décimé  les  députés 
qui  l'avaient  rendu  ;  après  l'instruction  sur  les  événements  de 
&  et  6  octobre,  j'aurais  fait  périr  dans  un  bûcher  tous  les  juges  ; 
après  les  massacres  du  Champ-de-Mars,  si  j'avais  eu  deux  mille 
homme  animés  des  mêmes  ressentiments  qui  soulevaient  mon 
sein,  je  serais  allé  à  leur  tête  poignarder  Lafayette  au  milieu  de 
ses  bataillons  de  brigands,  brûler  le  roi  dans  son  palais  et  égorger 
nos  atroces  représentants  sur  leurs  sièges  !..  »  Robespierre  m'écou- 
tait  avec  effroi.  Il  pâlit  et  garda  longtemps  le  silence.  Je  m'éloi- 
gnai. J'avais  va  un  homme  intègre  ;  je  n'avais  pas  rencontré  un 
homme  d'Etat. 

Ainsi,  dit  M.  de  Lamartine,  le  scélérat  avait  fait 
horreur  au  fanatique  ;  Robespierre  avait  fait  pitié 
à  Marat. 

Et  n'allez  pas  croire  que  ce  soit  par  cruauté  que 
Marat  prêche  ainsi  continuellement  l'extermina* 
tion  !  il  y  a  longtemps  qu'il  s'en  est  défendu. 

M'accusera-t-on  d'être  cruel,  moi  qui  ne  puis  pas  voir  souffirir 
un  insecte?  Mais  lorsque  je  pense  que,  pour  épargner  quelques 
gouttes  de  sang,  on  s'expose  à  le  verser  à  grandes  flots,  je  m'in* 
digne  malgré  moi  de  nos  fausses  maximes  d'humanité  et  de  nos 
sots  procédés  pour  nos  cruels  ennemis.  Imbéciles  que  nous  som- 
mes! nous  craignons  de  leur  faire  une  égratignure,  nous  nous 
contentons  de  les  disperser,  et  nous  les  laissons  bêtement  sur 
pied  contre  nous.  Qu'ils  soient  les  maîtres  un  seul  jour,  bientôt 
on  les  verra  parcourir  les  provinces  le  fer  et  le  feu  à  la  main, 
faire  tomber  sous  leurs  coups  tous  ceux  qui  leur  opposeront 
quelque  résistance ,  massacrer  les  amis  de  la  patrie ,  forger 

femmes  et  enfants,  et  réduire  en  cendre  nos  cités.  (34  mai  4790.) 

5. 


«06  RÉVOLUTION 

La  conclusion  d^  toutes  ces  prédications  sangui- 
naires, c'était  la  nécessité  d'une  dictature  révolu- 
tionnaire,  et  il  la  réclame  avec  insistance. 

Vous  serez  éternellement  dupes  de  ces  scélérats,  éternellement 
travaillés  par  l'anarchie  et  la  misère,  jusqu'à  ce  que  vous  ayez 
nommé  un  tribun  militaire  pour  abattre  ces  têtes  criminelles. 

—  Citoyens  amis  de  la  patrie,  s'écriait-il  dans  le  manifeste 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  vous  touchez  au  moment  de 
votre  ruine.  Je  ne  perdrai  pas  le  temps  à  vous  accabler  de  vains 
reproches  sur  les  malheurs  que  vous  avez  attirés  sur  vos  têtes 
par  votre  aveugle  confiance,  par  votre  fatale  sécurité;  ne  son- 
geons qu'à  votre  salut. 

Un  seul  moyen  vous  reste  pour  vous  retirer  du  précipice  où 
vos  indignes  chefs  vous  ont  entraînés  :  c'est  de  nommer  à  l'ins- 
tant un  tribun  militaire,  un  dictateur  suprême,  pour  faire  main- 
basse  sur  les  principaux  traîtres  connus....  Que  dans  la  journée 
le  tribun  soit  nommé  !  Faites  tomber  votre  choix  sur  le  citoyen 
qui  vous  a  montré  jusqu'à  ce  jour  le  plus  de  lumières,  -de  zèle  et 
de  fidélité  ;  jurez-lui  un  dévouement  inviolable ,  et  obéissez-lui 
religieusement  dans  tout  ce  qu'il  vous  ordonnera  pour  vous  dé- 
faire de  vos  mortels  ennemis. 

Voici  le  moment  de  faire  tomber  la  tète  des  ministres  et  de 
leurs  subalternes,  de  Mottié,  de  tous  les  scélérats  de  l'état-mayor 
et  de  tous  les  conmiandants  anti-patriotes  des  bataillons,  de 
Bailly,  de  tous  les  municipaux  contre-révolutionnaires,  de  tous 
les  traîtres  de  l'Assemblée  nationale  :  commencez  donc  par  vous 
emparer  de  leurs  personnes,  s'il  en  est  temps  encore.... 

Un  tribun,  un  tribun  militaire,  ou  vous  êtes  perdus  sans  res- 
source! Jusqu'à  présent,  j'ai  fait  pour  vous  sauver  tout  ce  qui 
était  au  pouvoir  humain  :  si  vous  négligez  ce  conseil  salutaire, 
le  seul  qui  me  reste  à  vous  donner,  je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire, 
et  je  prends  congé  de  vous  pour  toujours.  Dans  quelques  jours, 
Louis  XVI,  reprenant  le  ton  d'un  despote  dans  un  manifeste  in- 
solent, vous  traitera  en  rebelles,  si  vous  n'allez  pas  vous-mêmes 


RÉVOLUTION  4€7 

iti-âfv«it  du  joug.  D  s'avanoera  contre  vos  murs  à  la  tête  de 
tous  les  fugitifs,  de  tous  les  mécontents  et  des  légions  autri- 
cliiennes  ;  il  vous  bloquera  ;  cent  bouches  à  feu  menaceront 
d'abattus  votre  vâle  à  boulets  rouges,  si  vous  faites  la  moindre 
iWstani»;  taeudis  que  Mottié,  à  la  tète  des  hussards  allemands, 
et  peut<^tre  des  alguazils  de  Tannée  parisienne ,  viendra  vous 
désarmer.  Tout  ce  qu'il  y  a  parmi  vous  de  chauds  patriotes  se- 
ront traînés  dans  les  cachots;  TAmi  du  Peuple,  dont  le  dernier 
SDofMr  sera  pour  la  patrie ,  et  dont  la  voix  fidèle  vous  rappelle 
encore  à  la  hbeirté,  aura  pour  tombeau  un  four  ardent....  Encore 
quelques  jours  d'indécision,  et  il  ne  sera  plus  temps  de  sortir  de 
votre  létbai^e;  la  mort  vous  surprendra  dans  les  bras  du 
sommeil. 

Je  ne  sais  si  je  me  fais  illusion  ;  mais  je  crois 
voir  jusque  dans  les  plus  furieuses  de  ces  prédica- 
tions un  ton  de  conviction  qu'il  me  semble  difficile 
de  méconoaitre^  qu'on  ne  trouve  pas,  par  exem- 
ple, dans  les  philippiques  de  Camille  Desmoulins, 
ni  même,  et  encore  moins  peut-être,  dans  les  gran- 
des colères  du  Père  Duchesne.  «  Lorsqu'il  provo- 
que des  ùiesures  sanguinaires,  c'est,  comme  le  dit 
Paganel,  sans  aucun  effort  et  sans  aucuns  frai& 
de  tours  et  de  préparations  oratoires.  Les  raisons 
de  persécuter  et  d'égorger  coulent  de  sa  bouche 
comme  des  vérités  de  conviction.  »  Pour  moi^  Ma- 
rat  était  convaincu.  C'est  un  fou,  mais  un  fou  lu- 
cide, si  je  pouvais  dire  ainsi.  Il  a  une  seule  idée, 
idée  fausse,  mauvaise,  exécrable,  mais  idée  fixe  et 
qu'il  poursuit  à  outrance. 

On  voit ,  du  reste ,  quelle  haute  idée  l'Ami  du 


ces  RÉVOLUTION 

Peuple  avait  de  son  importance,  et  elle  était  grande, 
en  effet;  quand  T Assemblée  constituante,  toute 
meurtrie  des  coups  qu'il  lui  avait  portés,  cédait 
sa  place  à  de  nouveaux  législateurs,  Marat  était 
déjà  une  puissance.  «  Il  dicte  des  arrêts,  il  dispose 
du  forum  sans  y  paraître  ;  il  dresse,  à  la  manière 
de  Sylla,  ses  tables  de  proscription.  Il  a  l'indigna- 
tion des  faubourgs  à  ses  ordres.  Il  peut  étouffer  un 
homme  entre  deux  phrases.  » 

«  Il  est  impossible,  a  dit  un  écrivain  contempo- 
rain (1),  de  calculer  les  effets  qu'ont  produits  sur  le 
petit  peuple  les  journaux  de  Fréron  et  de  Maràt, 
ces  feuilles  dégouttantes  de  sang.  Le  dernier  de  ces 
individus  surtout,  maniaque  sans  talent,  espèce  de 
fou  enragé,  qu'il  faut  avoir  vu  et  entendu  pour 
s'en  faire  une  idée,  était  devenu  la  divinité  de  la 
populace,  et,  quoiqu'il  ne  fût  qu'un  instrument 
dans  les  mains  de  personnages  plus  adroits,  il  par- 
venait à  les  faire  tous  trembler,  sans  se  douter  lui- 
même  de  sa  prodigieuse  puissance.  »  ' 

«  Marat ,  dit  M.  Thiers,  avait  acquis  une  ef- 
frayante célébrité,  et  était  devenu ,  par  ces  pro- 
vocations au  meurtre,  un  objet  d'horreur  pour  tous 
les  hommes  qui  conservaient  encore  quelque  mo- 
dération. Il  étalait  dans  ses  feuilles  l'affreuse  doc- 
trine dont  il  était  rempli  :  abattre  des  milliers  de 
têtes  et  détruire  toutes  les  aristocraties  qui  ren- 

(1)  Beaulieu^  Essais  sut  la  Réwlntim,  t.  ti,  p.  U. 


RÉVOLUTION  40» 

daient  la  liberté  impossible,  voilà  son  refrain.  La 
vie  souterraine  à  laquelle  il  était  condamné  pour 
écbapper  à  la  justice  avait  exalté  son  tempérament, 
et  les  témoignages  de  Tborreur  publique  renflam- 
maient  encore  davantage.  Nos  mœurs  polies  n'é» 
taient  à  ses  yeux  que  des  vices  qui  s'opposaient  à 
l'égalité  républicaine ,  et ,  dans  sa  baine  ardente 
pour  les  obstacles,  il  ne  voyait  qu'un  seul  moyen 
de  salut,  l'extermination.  Ses  études  et  ses  expé- 
riences sur  l'homme  pbysique  avaient  dû  Thabituer 
i  yaincre  l'aspect  de  la  douleur ,  ^t  sa  pensée  ar* 
dente,  ne  se  trouvant  arrêtée  par  aucun  instinct  de 
sensibilité ,  allait  directement  à  son  but  par  des 
voies  de  sang.  Cette  idée  même  d'opérer  par  la 
destruction  s'était  peu  à  peu  systématisée  dana  sa 
tète,  n  voulait  un  dictateur,  non  pour  lui  procu- 
rer le  plaisir  de  la  toute-puissance,  mais  pour  lui 
imposer  la  chai^  terrible  d'épurer  la  société.  Ce 
dictateur  devait  avoir  un  boulet  aux  pieds ,  pour 
être  toujours  sous  la  main  du  peuple  ;  il  ne  fallait 
lui  laisser  qu'une  seule  faculté,  celle  d'indiquer  lea 
Tictimes,  et  d'ordonner  pour  unique  châtiment  la 
mort.  Marat  ne  connaissait  que  cette  peine,  parce- 
qu'it  ne  punissait  pas,  mais  supprimait  l'ob* 
stacle. 

»  Voyant  partout  des  aristocrates  conspirer  con- 
tre la  liberté ,  il  recueillait  ça  et  là  tous  les  faits 
qui  satisfaisaient  sa  passion  ;  il  dénonçait  avec  fu- 


440  RÉTOLUTION 

reur,  et  avec  une  légèreté  qui  venait  de  sa  fureur 
luème,  tous  les  noms  qu'on  lui  dé^gnait,  et  qui 
souvent  n'existaient  pas  ;  il  les  dénonçait  sans  haine 
personnelle ,  sans  crainte ,  et  même  sans  danger 
pour  lui-même,  puisqu'il  était  hors  de  tous  les 
rapports  humains,  et  que  ceux  de  l'outragé  et  de 
l'outrageant  n'existaient  plus  entre  lui  et  ses  sem- 
blables (4).  » 

Marat^  en  effet,  du  jour  où  il  avait  déclaré  la 
guerre  à  tous,  les  pouvoirs,  s'était  mis  ^i  quelque 
sorte  hors  la  société  ,  il  ne  se  montrait  que  bien 
rarement,  et  à  ses  fidèles,  c  II  affectait  le  mystère^ 
comme  tous  les  oracles.  11  vivait  dans  l'ombre;  il 
*  ne  sortait  que  la  nuit  ;  il  ne  communiquait  avec 
les  hommes  qu'à  travers  des  précautions  sinistres» 
Un  souterrain  était  sa  demeure;  il  s'y  réfugiait 
kivisiblè  contre  le  poignard  et  le  poison.  Son  jour- 
nal avait  pour  l'imagination  quelque  chose  de  siu> 
niaturel.  Marat  s'était  enveloppé  d'un  véritable  fa- 
natisme. »  On  ne  savait  jamais  précisément  où  il 
était  ;  beaucoup  de  personnes  même .,  à  ce  qu'il 
paraît;^  doutaient  de  son  existence  et  regardaiœt 
l'An^  du  Peuple  comme  un  être  idéal,  une  fiction^ 
un  mythe.  Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  de  quelle 
comédie  son  cher  fils ,  Camille  Desmoulins  lui- 
même^  avait  été  la  dupe  $  et  à  ceux  qui  lui  en  de- 

<l)  Histoire  di  la  BévoMion,  éd.  gr.  in-'S»,  1. 1,  p.  26i. 


RÉVOLUTION  444 

mandaient  des  nouvelles  Tauteur  des  Révolutions  de 
France  et  de  Brabant^  pas  plus  que  les  autres,  ne 
savait  que  répondre.  «  Où  êtes-vous,  M.  Marat? 
Adam^  ubi  es  ?  Quand  Dieu  appelait  ainsi  Adam, 
il  se  moquait  de  notre  premier  père ,  car  Dieu , 
qui  voit  toutj  ne  pouvait  ignorer  où  était  Adam. 
Pour  moi,  j'ignore  où  est  F  Ami  du  Peuple.  Il  ne  se 
passe  point  de  jour  qu'on  ne  me  demande  de  ses 
nouvelles.  Serait-il  dans  la  fosse  aux  lions  ?  disent 
les  patriotes.  Je  réponds  comme  Madeleine  :  Nescio 
ubi  posuerunt  eum.  »  —  c  Je  commence  à  croire 
qu'il  possède  l'anneau  de  Gygès  ;  il  faut  qu'il  soit 
bien  sûr  de  mettre  en  défaut  tous  les  espions  de 
l'ancienne  police  et  tous  les  observateurs  de  la 
nouvelle.  » 

J'ai  relevé  dans  la  Chronique  de  Paris  du  22  juillet 
i  791  ce  singulier  article  : 

On  lit  dans  la  Gazette  universelle  du  mercredi  210  le  passage 
suivant,  tiré  de  Y  Orateur  du  Peuple,  n®  6,  tome  vii  : 

«  Quelle  douleur  pour  les  amis  de  la  liberté,  de  sav(Hr  en  proie 
à  la  maladie  la  plus  alarmante  le  plus  intrépide  défenseur  des 
droits  du  peuple ,  un  des  écrivains  les  plus  honorés  de  la  haine 
des  conspirateurs,  qu'il  a  démasqués  sans  relâche,  un  citoyen 
enflammé  du  patriotisme  le  plus  pur  et  le  plus  infatigable ,  en 
un  mot  M.  Marat ,  TAmi  du  Peuple.  On  a  voulu  révoquer  en 
doute  son  existence  ;  mais  cette  opinion ,  qu'on  avait  des  motifs 
puissants  d'accréditer,  n'a  pas  fait  fortune  auprès  de  ceux  qui 
connaissent  personnellement  M.  Marat.  Je  suis  de  ce  nombre,  et 
j'ose  certifler  qu'il  y  a  une  quinzaine  de  jours,  après  l'avoir  dé- 
terminé à  sortir  du  tombeau  où  il  se  tenait  renfermé  depuis 


4n  RËYOLUTIO^ 

quinze  mois,  j*ai  dlnô  avec  lui  à  Vincennes,  et  que  lea  coimve8> 
étaient,  entre  autres,  MM.  Feydel,  Le  Gendre,  Maisonneuve,  La 
Poype,  tous  membres  des  Amis  de  la  Constitution,  dont  j'invoque 
ici  le  témoignage,  pour  faire  tomber  l'absurde  calomnie  de  son 
assasânat.  Puisse  cet  écrivain  cher  à  la  patrie  être  bientôt 
rendu  à  ses  vœux!  » 

Ce  passage  prouve  que  Marat  n'est  point  un  être  imaginaire, 
et  nous  l'avions  déjà  dit.  M.  Feydel  nous  a  écrit,  au  sujet  de  cet 
article,  la  lettre  ci-jointe  : 

Paris,  %0  juaiet,  Pan  III. 

Le  i  février  4  790  (4  ),  j'écrivais  r  M.  Marat  est-il  un  fou  ?  M.  Ma- 
rat esP-il  un  aristocrate  déguisé  ?  Et  peut-être  me  sends-je 
perdu  dans  cette  double  question,  si  le  grand  Voltaire,  notre 
guide  à  tous,  n'eût  pas  jugé  M.  Marat  dès  4775. 

Mais  M.  Marat  me  paraissait  un  fou  d'une  espèce  si  singulière, 
que  j^avais  un  véritable  désir  de  le  voir  face  à  face.  Au  bout  de 
quinze  mois,  l'occasion  s'en  présenta,  et  je  la  saisis  avec  empres- 
sement. Je  courus  à  deux  lieues  de  Paris ,  à  une  maison  qu'on 
m'avait  indiquée  ;  j'examinai  M.  Marat  par  devant  et  par  der- 
rière ;  je  le  vis  manger,  je  le  vis  boire,  je  l'entendis  parler,  et 
je  revins  bien  vite  à  Paris  raconter  cette  merveîlie.  BfM.  Cail- 
hava  et  Grouvelle,  si  je  ne  me  trompe,  furent  les  premières  per- 
sonnes que  je  rencontrai. 

Voilà,  Messieurs,  à  quoi  se  réduisent  mes  liaisons  avec  M.  Ma- 
rat. La  réputation  d'exactitude  dont  jouit  votre  feuille  me  force 
de  descendre  à  cette  justification. 

J'ai  l'honneur,  etc.  G.  6.  Fetdel. 

Madame  Roland  ne  vient-elle  pas  de  nous  dire 
qu'elle  aussi  elle  avait  quelquefois  douté  que  Marat 
fût  un  ^e  subsistant. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  le  peuple  avait  dans  cet 
ami,  qu'il  ne  connaissait  pas,  qu'il  ne  voyait  pas, 

(i;  VObstrvatewr,  n*  80. 


RÉVOLUTION  4U 

mais  qu'il  croyait  présent  partout,  une  confiance 
qui  tenait  du  culte.  C'est  que  Marat  possédait 
une  connaissance  profonde  de  ce  peuple ,  non  tel  qu'il 
est  dans  les  temps  ordinaires,  mais  tel  que  le  font 
l'exaltation  et  le  ferment  des  révolutions;  et  cet 
instrument  irresponsable,  grossier,  violent,  univer- 
sellement présent,  il  savait  parfaitement  le  manier  : 
tel  est  le  secret  de  sa  puissance.  Pour  en  arriver  là 
il  n'avait  point  fait  d'efforts.  Dès  les  premiers  jours, 
en  proie  à  la  même  fièvre  de  fanatisme,  il  avait 
parlé  comme  il  parlait  sous  la  Législative,  et  dès 
les  premiers  jours  il  avait  acquis  un  public  qui 
ne  l'abandonna  plus.  Au  commencement  de  la  Ré* 
volution,  ce  public  épars  était  noyé  dans  les  mas- 
ses; sous  la  Législative,  les  couches  inférieures, 
grâce  aux  divisions  des  partis  révolutionnaires, 
ayant  gagné  en  importance,  il  avait  fini  par  for* 
mer  une  force  compacte.  Les  dangers,  en  devenant 
plus  imminents,  rendaient  les  dénonciations  de  Ma- 
rat moins  ridicules ,  et  ses  menaces  mêmes  moins 
odieuses.  Et  comme  les  événements  avaient  quel- 
quefois donné  raison  à  ses  dénonciations,  justifié 
plusieurs  de  ses  soupçons,  de  ses  prédictions, 
comme  il  disait  lui-même,  ses  fidèles  lui  reconnais- 
saient volontiers  ce  don  de  prophétie  qu'il  aimait  à 
s'attribuer.  Comment,  en  effet,  ne  pas  croire  un 
homme  qui  se  montre  si  sûr  de  son  fait,  qui  ap- 
porte dans  ses  accusations  une  si  imperturbable 


4U  RÉVOLUTION 

persévérance,  et,  surtout,  qui  paraît  si  bien  in- 
formé !  Marat  ne  se  perd  jamais  dans  les  ambages 
ni  les  circonlocutions;  il  annonce  froidement  les 
choses  les  plus  extraordinaires  ;  c'est  du  ton  le  plus 
simple  qu'il  fait  les  propositions  les  plus  exagé- 
rées. Il  ne  cherche  pas,  comme  Camille  Desmou- 
lins, à  égayer  son  lecteur  sur  celui  qu'il  dénonce; 
il  ne  s'arrête  pas  à  des  ridicules,  à  moins  qu'ils  tie 
soient  de  ceux  que  le  peuple  prend  pour  des  vices. 
Ses  qualifications  et  ses  épithètes  appellent  la  haine 
ou  le  mépris.  Il  accumule  les  faits,  les  groupe,  y 
revient,  donne  des  détails  précis,  caractéristiques, 
vrais  ou  faux,  peu  importe.  Veut-il  dénoncer  les 
agioteurs  ou  les  fournisseurs,  il  note  leurs  adress^^ 
leurs  relations  de  famille,  le  chiffre  de  leur  fortune 
et  de  leurs  bénéfices.  Un  personnage  est-il  l'objet 
de  ses  soupçons,  il  le  suit  le  jour  et  la  nuit  ;  il  sait 
où  il  dine,  où  il  soupe,  mieux  encore  : 

Depuis  dût  jours  le  grand  général  Dumouriez  a  quitté  son  ar- 
mée pour  venir  intriguer  à  Paris.  D  y  a  huit  jours  qu'il  tient  des 
conciliabules  secrets  chez  sa  nymphe,  nP  23  rue  Neuve-Saint- 
Marc;  chez  celle  de  Barot,  rue  Bazette,  maison  du  vitrier,  au 
fond  de  la  cour,  et  chez  celle  de  Bouret,  n<»  8  rue  d'Orléans- 
Egalité.  Le  général  Biron  et  les  membres  de  la  faction  y  assis- 
tent régulièrement  depuis  huit  heures  du  soir  jusqu'à  deux  heures 
de  la  nuit. 

Voilà  qui  est  clair,  net,  précis  ;  il  dit  les  noms, 
là  rue,  le  numéro  :  après  cela  qui  doutera  de  lui  (1  )? 

(I)  Eugène  Maron,  Histoire  littéraire  de  la  Révolution,  p.  967;  Hiitoire  lii- 
téraire  de  la  CorwerUion ,  p.  920. 


RÉVOLUTION  445 

Il  est  même  des  personnes  sérieuses  qui  vantent 
la  sagacité  de  Marat,  et  la  sûreté  de  coup  d'œil  avec 
laquelle  il  a  prévu  quelques  trahisons  ;  on  a  dit 
qu'une  sorte  d'instinct,  de  flair,  lui  révélait  à  l'avance 
les  hommes  qui ,  révolutionnaires  encore,  devaient 
bientôt  chercher  à  arrêter  le  cours  de  la  Révolu- 
tion. J'avoue  que  cette  sagacité  dont  on  fait  bon- 
HBor  à  Marat  ne  me  paraît  pas  en  somme  très- 
merveiUeiise  :  s'il  devina  quelque  chose,  c'est  qu'il 
soupçonna  tout  ;  son  secret  consistait  à  accuser  à 
tort  et  à  travers,  à  dénoncer  en  masse,  et  à  crier 
perpétuellement  :  Voilà  un  traître  !  longtemps  avant 
la  trahison.  Il  aurait  eu  bien  du  malheur  s'il  n'a* 
Tait  pas  quelquefois  rencontré  juste.  Il  ressem- 
blait à  un  homme  qui,  pour  gagner  à  la  loterie, 
aurait  soin  de  prendre  pour  lui  tous  les  numéros  ; 
ou,  si  l'on  veut,  sa  sagacité  est  du  même  genre  que 
celle  de  ce  légat  du  pape  qui,  au  sac  de  Béziers, 
pour  être  sûr  d'atteindre  tous  les  coupables,  s'é- 
criait :  «  Tuez-les  tous.  Dieu  reconnaîtra  bien  les 
siens!  n  On  comprend  néanmoins  l'effet  que  ce 
ton  prophétique  pouvait  produire  sur  des  esprits 
bornés. 

Quant  à  ses  idées  politiques,  considérées  d'abord 
comme  extravagantes,  puis  seulement  comme  har- 
dies ou  intempestives,  le  peuple  de  Marat  les  avait 
facilement  adoptées,  et  il  voyait  en  lui  un  politi- 
que sagace,  un  homme  d'Etat  supérieur. 


116  RÉVOLUTION 

Bien  plus,  c'était  pour  cette  multitude  fanatisée 
un  redresseur  de  torts,  comme  un  franc -juge, 
mieux  encore,  une  sorte  de  divinité.  Elle  s'adressait 
à  lui  pour  tous  ses  besoins,  et  dans  toutes  ses  néces- 
sités. Elle  allait  jusqu'à  lui  dénoncer  les  mauvais 
débiteurs,  ou  les  débiteurs  impuissants,  ce  qui  re- 
venait souvent  au  même;  et,  parait-il,  ce  n'était 
pas  toujours  sans  succès. 

J'admire  votre  puissance,  cher  Ami  du  Peuple,  lui  écrit  un. 
jour  un  ami  de  la  vérité.  Le  Chàtelet  et  les  consuls,  avec  leurs 
légions  noires  de  procureurs,  d*huissiers  et  de  recors,  sont  des 
enfants  auprès  de  vous  pour  forcer  les  coquins  à  payer  leurs 
dettes  :  lorsqu'ils  se  sont  bien  moqués  de  la  justice,  avec  deux 
lignes  vous  les  amenez  à  jubé. 

«  Soir  et  matin,  dit-il  lui-même ,  le  pauvre  Ami  du 
Peuple  est  assailli  (1  )  par  une  foule  d'infortunés  et 
d'opprimés  qui  implorent  son  secours.  —  Un  plai- 
deur est-il  vendu  par  son  procureur,  son  avocat  ou 
ses  juges  ?  il  a  recours  à  l'Ami  du  Peuple.  —  Un  ci- 
toyen est-il  vexé  par  un  administrateur  public  ?  il 
requiert  l'appui  de  l'Ami  du  Peuple.  —  Un  sup- 
pliant a-t-il  quelque  mémoire  à  présenter?  il  ré- 
clame la  plume  de  l'Ami  du  Peuple.  —  Une  femma 
a-t-elle  à  se  plaindre  d'un  mari  brutal  ?  elle  presse 
l'Ami  du  Peuple  de  demander  son  divorce.  —  Un 

(I)  Je  ne  dis  riea  ici  de  la  foule  d'écrits  qui  lui  sont  adressés  journellement  par 
le»  fûseurs  de  projets,  pour  les  recommander,  comme  s'il  pouvait  leur  donner  de 
l'importance  ou  de  la  célébrité  ;  ni  d'un»  multitude  de  brochures,  pour  eu  rendre 
compte,  comme  s'il  avait  le  loisir  d'en  lire  une  seule. 


RÉVOLUTION  447 

homme  de  lettres  est-il  sans  ressources?  il  s'adresse 
à  TAmi  du  Peuple.  Comme  s'il  pouvait  se  mêler 
des  dififérends  particuliers,  comme  s'il  pouvait  con- 
naître des  affaires  de  famille,  comme  s'il  possédait 
le  secret  de  faire  de  l'or,  comme  s'il  avait  le  talent 
de  se  multiplier.  »  (5  janvier  1790.) 

Il  faut  l'entendre  raconter,  sous  le  titre  à' Aven- 
tare  singulière^  l'histoire  d'une  jeune  et  jolie  nonne 
échappée,  qui  vient  lui  demander  refuge*  Cette 
autre  religieuse  de  Diderot  se  nommait  Anne  Bar- 
bier. Tyrannisée  dans  son  couvent,  elle  était  parve- 
nue à  s'évader,  et  à  qui  recourir,  sinon  à  l'Ami  du 
Peuple  ?  La  voilà  donc  devant  Marat.  Celui-ci  l'ac- 
cueille, la  baptise  patriote,  expose  gaiement  l'anec- 
dote dans  son  journal ,  et  reprenant  tout  à  coup  son 
TÎsage  farouche  :  <c  Le  comité  de  district,  le  tribu- 
nal de  police,  écrit-il  d'un  style  péremptoire  et  su- 
périeur, doivent  protection  à  cette  infortunée...  Si 
Anne  Barbier  n'obtient  pas  bonne  justice,  elle  peut 
s'adresser  de  nouveau  à  l'Ami  du  Peuple,  avocat 
des  opprimés ...»  Et  quant  aux  persécutrices  de  la 
belle  enfant,  il  termine  en  les  prévenant  qu'il  les  ci- 
tera, s'il  y  a  lieu,  au  tribunal  des  dames  de  la  Halle. 
Son  journal  était  une  boîte  aux  lettres  ouverte  à 
tout  venant,  et,  quand  la  matière  lui  faisait  défaut, 
4L  se  montrait  peu  scrupuleux  dans  le  tri  de  cette 
étrange  correspondance;  illui  arrivait, par ex^inple. 
d'accepter  des  plaisanteries  comme  celle-ci  : 


448  RÉVOLUTION 

A  rAmi  du  Peuple, 

Ce15janTier4790. 

Le  Journal  de  Paris  de  ce  jour  a  eu  soin  de  nous  donner  le 
bulletin  de  Tétat  de  M.  Necker.  Je  vous  prie,  Monsieur,  de  vou- 
loir bien  publier  dans  votre  feuille  celui  de  la  maladie  de  mon 
cocher,  qui  s'est  trouvé  au  siège  de  ki  Bastille,  et  qui  a  pour  .le 
moins  aussi  bien  mérité  de  la  patrie  que  le  premier  ministre  des 
finances. 

a  Pierre  Le  Brun  a  eu  hier  au  soir  un  violent  accès  de  coli- 
que hépatique,  qui  a  continué  presque  toute  la  nuit  ;  il  a  dormi 
ensuite  à  quelques  reprises,  environ  sept  minutes,  d'un  mauvais 
sommeil.  Les  urines  sont  toujours  rares  ;  il  y  a  vomissements, 
nausées  ;  le  pouls  est  toujours  mauvais.  Sixte-Quint.  » 

J'espère  que  tous  les  bons  patriotes  s'intéresseront  à  la  santé 
d'un  excellent  citoyen  français,  a  Le  vice  seul  est  bas,  la  vertu 
fait  le  rang.  » 

Signé  le  chevalier  de  Blavillb. 

Cela  me  rappelle  une  scène  qui  se  passa  le  1 8  BO- 
vembre  1 792  au  conseil  de  la  Commune  : 

On  annonce  le  bulletin  de  Louis.  II  s'élève  de  grands  débats. 
On  délibère  si  on  le  lira  ;  on  met  la  proposition  aux  voix.  Les 
commissaires  de  la  Commune,  placés  à  droite,  votent  pour  la  né- 
gative; les  commissaires  à  l'audition  des  comptes,  siégeant  à 
gauche,  sont  pour  l'affirmative.  La  lecture  est  arrêtée. 

HÉBERT.  Je  réclame  l'égalité.  Vous  n'êtes  pas  des  républicains, 
des  honmies  du  40  août.  Je  demande  par  amendement  qu'on  li» 
le  bulletin  de  tous  les  prisonniers  malades. 

Martin.  Blanchelande  est  arrivé  des  îles;  il  est  très-fatigué, 
il  se  repose  à  l'Abbaye  :  il  faut  aussi  s'informer  de  sa  santé. 

Le  tumulte  continue.  Le  président  se  couvre.  Le  calme  se  ré- 
tablit :  on  fait  lecture  du  bulletin  (4). 

(4)  Chronique  de  Paris,  S3  noyembre  1792. 


RÉVOLUTION  449 

En  guerre  ouverte  avec  la  société,  Marat,  comme 
je  Tai  dit,  vivait  dans  la  plus  profonde  retraite,  im- 
primant son  journal  tantôt  ici,  tantôt  là,  où  il  pou- 
vait et  quand  il  pouvait.  Mais  ceux  qui  avaient 
affaire  à  lui  savaient  toujours  où  lui  adresser  leurs 
lettres,  leurs  réclamations  ou  leurs  dénonciations, 
et,  quand  il  lui  était  absolument  impossible  de  trou- 
ver une  presse,  il  envoyait  le  tout  à  son  lieutenant 
rOrateur  du  Peuple,  Une  armée  dévouée  veillait 
d'ailleurs  à  sa  sûreté  :  Boyer  avait  organisé  publi* 
quement  une  compagnie  de  cinquante  spadassini-' 
ddes  pour  sa  protection  et  celle  des  patriotes,  et  de 
nombreux  asiles  lui  étaient  ouverts  à  tout  besoin  : 
Legendre  se  glorifiait  à  la  tribune  des  Jacobins  de 
l'avoir  caché  chez  lui  pendant  un  an.  Mais  il  était 
bien  mieux  protégé  encore  par  la  crainte  qu'avaient 
les  dépositaires  de  Tautorité  de  provoquer,  en  le 
frappant,  un  soulèvement  dont  on  ne  pouvait  pré- 
voir les  suites.  Cependant  nous  l'avons  déjà  vu  forcé 
de  quitter  Paris,  et  plus  d'une  fois  encore,  même 
alors  qu'il  était  parvenu  à  l'apogée  de  sa  puissance, 
il  crut  devoir  fuir  devant  des  dangers  qu'il  jugeait 
trop  pressants. 

C'est  ainsi  qu'à  la  suite  des  événements  du 
Champ *de-Mars,  «  pour  se  dérober  aux  persécu-^ 
tions  des  pères  conscrits  conspirateurs  et  des  muni- 
cipalités traîtresses,  pour  défendre  le  peuple,  l'aver- 
tir, l'éclairer  sur  tous  les  complots,  il  était  obligé  de 


420  RÉVOLUTION 

fuir  dans  un  antre  souterrain,  où  on  ne  le  trouverait 
que  mort.  »  Il  s'emporte  de  nouveau  contre  les  Pa- 
risiens, «  ces  triples  badauds,  ces  imbéciles,  servi- 
les  adulateurs  des  valets  de  la  cour,  et  qui  se 
croient  spirituels  parce  qu'ils  habitent  la  ville  de 
Paris,  la  plus  corrompue  de  toute  l'Europe,  la  plus 
vénale  et  la  plus  indigne  de  toutes.  »  Il  ne  compte 
plus  que  sur  les  départements,  sur  les  campagnes. 

Que  &ut-il  donc  faire?  me  direz-yous.  Je  me  suis  cassé  la  tête 
à  vous  le  répéter.  Accablé  de  la  maladie  qui  me  tourmente,  mes 
rêves  même  tendaient  à  votre  bonheur.  Lorsque  je  vous  .ai  dit 
qu'il  fallait,  comme  Scévola,  enfoncer  le  poignard  dans  le  sein  de 
Bailly  et  de  Mottié,  vous  ne  m'avez  pas  écouté,  vous' m'avez  re- 
gardé comme  un  homme  sanguinaire.  Qu'ont-ils  fait,  ces  barba- 
res? Ils  en  ont  fait  massacrer  six  cents!  C'est  donc  cinq  cent 
quatre-vingt-dix-huit  citoyens  de  moins,  si  l'on  peut  froidement 
calculer  tant  d'horreurs.  Ne  vaut-il  pas  mieux  que  deux  co- 
quins périssent  que  six  cent»  honnêtes  citoyens? 

Ce  nouveau  contre-temps  interrompt  son  journal 
pendant  huit  jours  ;  et  comme  il  est  éloigné  de  Pa- 
ris, il  prie  ses  compatriotes  de  ne  pas  se  fâcher,  de 
ne  pas  lui  en  vouloir,  s'il  ne  fait  point  paraître  ses 
numéros  tous  les  jours*  Tantôt  un  homme  bien 
costumé  les  vendra,  tantôt  un  paysan  ;  tantôt  dans 
un  endroit,  tantôt  dans  l'autre.  Mais  l'intervalle 
qu'il  est  forcé  d'y  mettre,  pour  ne  point  faire  dé- 
couvrir le  lieu  de  sa  retraite,  de  son  souterrain,  ne 
l'empêchera  jamais  de  veiller  au  salut  de  ses  com- 
patriotes. (N*  524,  20  juillet.) 


^ 


RÉVOLUTION  4SI 

Dans  le  numéro  suivant  il  prévient  ses  compa- 
triotes que  leur  ami  est  forcé  de  faire  passer  son 
journal  par  des  laitières  de  Vincennes  et  de  Saint- 
Mandé.  Il  va  employer  encore  un  autre  moyen  j 
mais  ils  peuvent  être  certains  qu'il  ne  négligera 
rien  pour  tromper  la  vigilance  criminelle  des  trente- 
six  mille  et  un  mouchards  soudoyés  par  la  munici- 
palité. En  même  temps  il  invite  les  colporteurs  à  ne 
pas  se  laisser  surprendre  par  les  faux  Amis  du  Peu- 
ple, son  journal  ne  pouvant  paraître  tous  les  jours^ 
vu  Téloignement  du  souterrain  de  l'auteur.  (N®525, 
29  juillet.) 

Le  n^  529  (1 0  août)  est  intitulé  :  «  Numéro  de 
l'Ami  du  Peuple  qui  a  été  saisi  le  21  juillet  chez  son 
imprimeur,  et  qui  n'a  point  encore  vu  le  jour.  » 
Il  y  flétrit  en  termes  violents  les  massacres  du 
Ghamp-de-Mars  et  les  persécutions  contre  les  jour- 
nalistes patriotes.  «  C'est,  dit-il,  pour  masquer 
ces  horribles  attentats  que  Bailly  a  feint  de  pour- 
suivre Royou  et  Suleau,  collaborateurs  infâmes  de 
VAmi  du  Roi  et  de  la  Gazette  de  Paris,  qu'on  dit 
arrêtés,  mais  qui  se  divertissent  scandaleusement 
chez  eux  avec  l'or  qu'il  leur  prodigue  pour  prêcher 
l'esclavage.  » 

On  trouve  fréquemment  dans  l'Ami  du  Peuple 
des  sorties  de  ce  genre  contré  les  écrivains  royalis- 
tes. Marat,  pourtant,  ne  cesse  d'invoquer  la  liberté 
de  la  presse  ;  mais  il  la  voulait  pour  lui  et  ceux  de 

T.  VI  6 


4M  RÉVOLUTION 

son  bord  ;  il  entendait  cette  liberté  comme  nous 
avons  vu  que  l'entendait  la  Chronique^  comme  Ten- 
tendaient,  hélas  I  à  peu  près  tous  les  écrivains  mêlés 
à  cette  terrible  lutte. 

Depuis  dix-huit  mois  les  noirs  et  les  ministériels,  les  calotins 
et  les  robins,  les  suppôts  de  l'ancien  régime  et  les  suppôts  du 
despotisme,  en  un  mot  la  sainte  bande  des  contre-révolution- 
naires du  club  monarcbien,  s'agitent  jour  et  nuit  pour  décrier  les 
amis  de  la  Constitution,  les  écrivains  patriotes^  les  défenseurs  de 
la  liberté.  Les  sieurs  Marmontel,  Suard,  Séguier,  Gaillard,  La 
Harpe,  Ducis,  Lemière,  Sedaine,  Tessier  (l'abbé  ou  le  calotin  vé- 
térinaire), Lalande,  Vie  dit  d'Azir,  Lavoisier,  Brousselet,  Morellet, 
Pastoret,  Gondorcet,  et  autres  petits  écrivains  des  confréries  aca- 
démiques, n'ont  cessé  de  faire  gémir  la  presse  pour  calomnier 
sans  pudeur  le  Club  des  Jacobins  et  l'accuser  perfidement  de  vou- 
loir détruire  la  monarchie,  tandis  qu'eux-mêmes  et  leurs  compli- 
ces travaillent  sans  relâche  à  renverser  le  monarque  de  dessus 
le  trône,  en  l'entraînant  dans  d'étemelles  conspirations  contre  le 

m 

peuple.  Les  libelles  atroces  qu'ils  ont  publiés  de  concert  avec 
Desclaibes,  d'Eprémesnil,  Malouet,  contre  ces  défenseurs  de  la 
patrie,  sont  sans  nombre,  de  môme  que  ceux  que  la  plupart  d'en- 
tre eux  ont  publiés  avec  Gorsas,  Meudemonpas,  Durozoy,  Royou, 
Languedoc  dit  Estienne,  Dusaulchoy,  Cadet,  Dusaulx,  Monville, 
Beaulieu,  Grandmaison,  contre  Y  Ami  du  Peuple,  Que  ne  dirais-je 
pas,  si  je  voulais  rapporter  ici  les  brochures  dont  ils  ont  inondé 
la  capitale  et  les  provinces  pour  détruire  l'impression  salutaire 
de  ses  écrits?  N'a-t-on  pas  vu  paraître  à  la  fois  cinq  faux  Amis 
du  Peuple  pour  propager  sous  le  titre  du  vrai  la  doctrine  funeste 
des  endormeurs  de  la  cour,  des  suppôts  du  despotisme?... 

Le  moment  est  enfin  venu  de  détruire  l'engeance  infernale  des 
barbouilleurs  aux  gages  des  ennemis  de  la  Révolution.  Citoyens 
honnêtes,  comprenez  donc  une  fois  dans  la  vie  que  la  liberté 
n'est  faite  que  pour  les  hommes  qui  n'en  abusent  pas,  et  qu'il  ne 
doit  pas  plus  être  permis  aux  écrivains  de  l'aristocratie  et  du 


RÉVOLUTION  423 

despotisme  de  répandre  leurs  maximes  pestiférées,  qu*à  un  scé- 
lérat de  débiter  des  poisons  ou  à  un  brigand  d'attendre  les  pas- 
sants au  coin  d'un  bois.  Laissez-les  réclamer  la  liberté  de  la 
presse,  dont  ils  voudraient  se  servir  pour  perdre  la  patrie.  Sourds 
à  leurs  clameurs,  faites  main  basse  sur  leurs  écrits,  formez-en 
des  feux  de  joie  dans  les  carrefours.  Commencez  par  ceux  des 
mouchards  Estienne  et  Dusaulchoy,  qui  s'impriment  n»  9  rue  de 
Bussi;  par  ceux  du  mouchard  Meudemonpas,  qui  s'impriment 
rue  des  Cordiers  ;  par  ceux  destnouchards  du  Qub  monarchique, 
qui  s'impriment  rue  Christine.  Que  tous  les  colporteurs  s'assem- 
blent pour  arracher  les  plaques  d'ai^ent  des  colporteurs  de  la 
poUce  chargés  de  débiter  les  faux  Amis  du  Peuple,  les  Contre- 
poisons, les  Sabbats  des  Jacobites,  la  Gazette  de  Paris,  Y  Ami  du 
Roi,  Cicéron  à  Paris,  etc.  Qu'ils  traînent  dans  le  ruisseau  tout 
colporteur  saisi  avec  ces  écrits.  Sans  ces  infâmes  productions,  qui 
dessèchent  le  trésor  pubHc,  qui  égarent  et  qui  ruinent  le  peuple, 
il  y  a  longtemps  que  la  liberté  serait  établie  dans  nos  murs.  (20 
avril  479-1.) 

• 

Au  mo;s  de  septembre  1 791 ,  Marat  prend  de 
nouveau  le  chemin  de  l'exil.  A  l'entendre  il  y  était 
contraint  par  une  vengeance  particulière,  contre  la- 
quelle Paris  ne  semblait  plus  pouvoir  lui  offrir  de 
retraite  assez  sûre  ;  et  à  ce  propos  il  raconte  je  ne 
sais  quelle  histoire  de  femme,  dont  le  récit  ne  m'a 
pas  paru  précisément  capable  de  faire  frémir.  En 
vérité,  il  cédait  à  un  découragement  beaucoup  plus 
facile  à  comprendre.  Cela  résulte  de  longues  consi- 
dérations auxquelles  il  se  livre  sur  la*  marche  de  la 
Révolution  et  sur  le  rôle  qu'il  y  a  joué. 

Quand  on  suit  d'un  œil  attentif  la  chaîne  des  événements  qui 
préparèrent  et  amenèrent  la  crise  du  44  juillet,  on  sent  que  rien 


424  RÉVOLUTION 

n'était  si  facile  qiie  la  Révolution  :  elle  tenait  uniquement  au  mé- 
contentement du  peuple,  aigri  par  les  vexations  du  gouverne- 
ment, et  à  la  défection  des  soldats,  indignés  de  la  tyrannie  de 
leurs  chefs.  Mais  quand  on  vient  à  considérer  le  caractère  des 
Français,  Tesprit  qui  anime  les  différentes  classes  du  peuple,  les 
intérêts  opposés  des  différents  ordres  de  citoyens,  les  ressources 
de  la  cour,  et  la  ligue,  non  moins  naturelle  que  formidable,  des 
ennemis  de  Tégalité,  on  sent  trop  que  la  Révolution  ne  pouvait 
être  qu'une  crise  passagère,  et  qu'il  était  impossible  que  la  li. 
berté  se  soutint  par  les  causes  qui  l'avaient  amenée... 

Dans  ce  soulèvement,  le  despote,  entouré  de  sa  famille,  de  ses 
ministres  et  de  quelques  courtisans,  paraissait  abandonné  de  la 
nation  entière,  mais  il  n'en  conservait  pas  moins  les  légions  in- 
nombrables de  ses  suppôts  et  de  ses  satellites,  à  la  troupe  de  li- 
gne près,  dont  le  cœur  venait  de  se  donner  à  la  patrie.  Armés 
en  apparence  contre  leur  maître,  ils  ne  l'étaient  en  effet  que 
pour  sa  défense,  pour  le  maintien  de  son  empire,  pour  la  conser- 
vation de  leurs  privilèges  et  de  leurs  dignités.  On  voyait  alors  les 
favoris  insolents  de  la  cour,  sous  le  masque  du  patriotisme,  ne 
parler  que  de  la  souveraineté  du  peuple,  des  droits  de  l'homme, 
de  l'égalité  des  citoyens,  et  mendier  humblement,  sous  l'habit 
des  soldats  de  la  patrie,  les  places  de  chefs,  ou  les  acheter  adroi- 
tement sous  le  voile  de  la  bénéficence.  Ceux  qui  ne  purent  pas 
s'emparer  du  commandement  des  forces  nationales  s'emparèrent 
de  l'autorité  des  assemblées  populaires,  des  places  de  fonction- 
naires publics  ;  et  Ton  vit,  pour  la  première  fois,  de  graves  ma- 
gistrats en  moustaches  à  la  tête  d'un  bataillon  ;  des  conseillers 
d'État,  en  perruque  à  queue,  humblement  inclinés  sur  un  bureau 
de  district,  à  côté  de  leurs  tailleurs  et  de  leurs  notaires  ;  des 
ducs  superbes,  en  habit  bourgeois,  siégeant  à  un  comité  de  po- 
lice avec  leurs  procureurs  ou  leurs  huissiers  ;  et  des  prélats  pa- 
cifiques gardiens  d'un  arsenal  et  distributeurs  d'instruments  de 
mort  aux  enfants  de  Mars. 

Autour  de  ces  intrigants  ambitieux,  viles  créatures  de  la  cour^ 
se  rallièrent  bientôt  ses  suppôt»  et  ses  satellites  :  la  noblesse,  le 
clergé,  le  corps  des  officiers  de  l'armée,  la  magistrature,  les 


RÉVOLUTION  425 

gens  de  robe  et  de  loi,  les  financiers,  les  agioteurs,  les  sangsues 
publiques,  les  marchands  de  paroles,  les  agents  de  la  chicane,  la 
vermine  du  palais,  en  un  mot  tous  ceux  qui  fondent  leur  gran- 
deur, leur  fortune,  leurs  espérances,  sur  les  abus  du  gouverne- 
ment, qui  subsistent  de  ses  vices,  de  ses  attentats,  de  ses  dila- 
pidations, et  qui  s'efforçaient  de  maintenir  ces  désordres,  pour 
profiter  du  malheur  public.  Peu  à  peu  se  rangèrent  autour  d'eux 
les  faiseurs  d'aflfedres,  les  usuriers,  les  ouvriers  de  luxe,  les  gens 
de  lettres,  les  savants,  les  artistes,  qui  tous  s'enrichissent  aux 
dépens  des  heureux  du  siècle  ou  des  fils  de  famille  dérangés.  En- 
suite vinrent  les  négociants,  les  capitaliates,  les  citoyens  aisés, 
pour  qui  la  liberté  n'est  que  le  privilège  d'acquérir  sans  obsta- 
cle, de  posséder  en  assurance  et  de  jouir  en  paix.  Puis  arrivè- 
rent les  Irembleurs,  qui  redoutent  moins  l'esclavage  que  les  ora- 
g^  politiques;  les  pères  de  famille,  qui  craignent  jusqu'à  l'ombre 
d'un  changement  qui  pourrait  leur  faire  perdre  leurs  places  ou 
leur  état. 

Ainsi  formée,  la  faction  du  despote  divisa  entre  eux,  par  des 
distinctions  funestes,  ceux  qui  avaient  les  armes  à  la  main,  sé- 
duisit les  sots  par  de  fausses  promesses;  tous  ceux  qui  voulu- 
rent se  vendre  furent  achetés,  et  le  parti  des  amis  de  la  liberté 
ne  se  trouva  plus  composé  que  des  classes  indigentes,  que  d'une 
plèbe  sans  lumières,  sans  moyens,  sans  chefs ,  uniquement  dé- 
fendue par  quelques  hommes  vertueux,  mais  sans  autorité,  et 
quelques  écrivains  patriotes  sans  pouvoir. 

Dès  que  les  législateurs,  que  la  cour  avait  corrompus,  se  virent 
appuyés  par  la  force,  ils  ne  songèrent  plus  qu'à  saper  l'édifice 
qu'ils  avaient  feint  d'élever  à  la  liberté  dans  une  crise  orageuse, 
et  bientôt  la  nation  fut  remise  dans  les  fers  par  les  mains  mômes 
qu'elle  avait  chaînées  de  les  rompre,  et  auxquelles  elle  avait  im- 
prudenunent  abandonné  le  soin  de  ses  intérêts  les  plus  chers... 

Voilà  ce  qu'avait  vu  Marat,  ce  qui  l'avait  alarmé 
dès  les  premiers  jours  de  Ja  Révolution  ;  il  avait 
pressenti  dès  lors  qu'elle  ne  serait  qu'une  crise  mo- 


456  RÉVOLUTION 

mentanée,  et  il  avait  désespéré  du  salut  public. 
Pourtant,  malgré  la  réunion  de  tant  d'obstacles,  la 
patrie  aurait  triomphé,  et,  la  liberté  se  serait  enfin 
solidement  établie,  si  les  classes  indigentes,  c'est-à- 
dire  si  la  masse  du  peuple  avait  pu  sentir  la  néces- 
sité de  se  choisir  un  chef  éclairé  et  intègre,  pour 
abattre  les  têtes  criminelles  et  empêcher  les  traîtres 
de  fuir,  seul  moyen  qui  restât  de  se  soustraire  à  la 
tyrannie,  et  qu'il  a  vainement  proposé  tant  de  fois. 
Quant  à  lui,  tout  ce  qu'un  homme  de  sens  et  un 
homme  de  cœur  pouvait  faire  pour  sauver  sa  patrie, 
il  la  fait  pour  défendre  la  sienne.  Et  en  preuve  il 
recommence  pour  la  centième  fois,  mais  en  l'enjo- 
livant toujours  de  nouveaux  détails,  le  récit  de  sa 
lutte  contre  le  ciel  et  la  terre.  Seul  et  sans  appui,  il 
a  combattu  deux  années  entières  contre  les  auto- 
rités, petites  et  grandes.  Toujours  en  guerre  contre 
les  traîtres  à  la  patrie,  il  leur  a  arraché  le  masque 
et  les  a  couverts  d'opprobre.  En  butte  à  leur  rage, 
il  a  été  poursuivi  tour  à  tour  par  les  ministres  et 
l'administration  municipale,  tour  à  tour  il  a  été  dé- 
crété par  le  tribunal  de  police,  par  le  Châtelet,  par 
le  législateur.  Mais,  loin  de  fléchir  devant  ces 
cruels  ennemis  de  la  liberté,  et  d'abandonner  lâ- 
chement la  cause  du  peuple,  il  a  redoublé  d'énergie. 
Vingt  expéditions  militaires  dirigées  contre  lui,  et 
une  armée  entière  mise  en  campagne  pour  l'enlever 
au  peuple,  n'ont  fait  qu'augmenter  son  audace.  Sa 


RÉVOLUTION  4S7 

tête  a  été  mise  à  prix  ;  cinq  cents  espions  mis  à  ses 
trousses  et  deux  mille  assassins  payés  pour  l'égor- 
ger n'ont  pu  lui  faire  trahir  un  instant  le  devoir. 

Pour  échapper  au  fer  des  assassins,  il  s'est  con- 
damné à  une  vie  souterraine,  sans  cesse  relancé  par 
des  bataillons  d'alguasils,  sans  cesse  obligé  de  fuir, 
errant  dans  les  rues  au  milieu  de  la  nuit,  plaidant 
au  milieu  des  fers  la  cause  de  la  liberté,  et  défen- 
dant les  opprimés  la  tète  sur  le  billot.  Ce  genre  de 
vie,  dont  le  simple  récit  glace  les  cœurs  les  plus 
aguerris,  il  l'a  mené  dix-huit  mois  entiers,  sans  se 
plaindre  un  instant;  que  dis-je  ?  il  l'a  préféré  à  tous 
les  délices  de  la  fortune,  à  tout  l'éclat  d'une  cou- 
ronne. Il  aurait  été  protégé,  caressé,  fêté,  s'il  avait 
simplement  voulu  garder  le  silence  ;  et  que  d'or  ne 
lui  aurait-on  pas  prodigué,  s^il  avait  voulu  désho- 
norer sa  plume  I  il  serait  millionnaire  !  Mais  il  a 
repoussé  le  métal  corrupteur,  il  a  vécu  dans  la  pau- 
vreté, il  a  conservé  son  cœur  pur.  Au  lieu  de  ri- 
chesses, il  a  des  dettes,  que  lui  ont  mises  sur  le  dos 
les  infidèles  manipulateurs  auxquels  il  avait  d'a- 
bord confié  l'impression  et  le  débit  de  sa  feuille.  Il 
va  abandonner  à  ses  créanciers  les  débris  du  peu 
qtii  lui  reste,  et  il  court,  sans  pécule,  sans  secours, 
sans  ressources,  végéter  dans  le  seul  coin  de  la 
terre  où  il  lui  soit  encore  permis  de  respirer  en 
paix ,  devancé  par  les  clameurs  de  la  calomnie , 
difiTamé  par  les  fripons  publics  qu'il  a  démasqués. 


42À  RÉVOLUTION 

chargé  des  malédictions  de  tous  les  ennemis  de  la 
patrie,  abhorré  des  grands  et  des  hommes  en  place, 
et  noté  dans  tous  les  cabinets  ministériels  comme 
un  monstre  à  étouffer  :  heureux  si  les  regrets  des 
patriotes  l'y  accompagnent,  s'il  n'est  pas  bientôt 
oublié  de  ce  peuple  au  salut  duquel  il  s'est  immolé. 
Après  tout,  il  emporte  le  témoignage  honorable  de 
sa  conscience,  et  il  se  flatte  d'être  suivi  de  l'estime 
des  âmes  fortes. 

Il  n'est  pas,  d'ailleurs,  sans  espoir  de  retour.  Que 
le  peuple  se  relève,  et  il  accourra  reprendre  son 
poste.  Et  même,  tout  en  fuyant,  il  ne  cessera 
point  de  défendre  la  cause  des  opprimés;  il  ne 
quittera  la  plume  qu'au  dernier  moment;  avant  de 
la  poser  il  fera  part  au  public  des  observations  inté* 
ressantes  qu'il  fera  dans  sa  route. 

Parti  de  Paris  le  1 4  septembre,  jour  de  l'accepta- 
tion de  l'acte  constitutionnel  —  ce  qui  était  ne  pas 
vouloir  profiter  de  l'amnistie  qui  allait  être  publiée 
en  faveur  des  prévenus  de  crime  de  lèse-nation  — 
il  y  a  laissé  plusieurs  numéros  tout  prêts  (1).  Il  en 
paraît  un,  comme  d'habitude,  le  lendemain  de  son 
départ  ;  ce  numéro,  554,  est  consacré  au  parallèle 
de  l'ancien  et  du  nouveau  régime,  il  n'y  est  pas  dit 
mot  de  l'auteur;  Ce  n'est  que  le  20  et  le  2i ,  dans 
les  n***  555  et  556,  qu'il  prend  congé  de  la  patrie^ 
qu'il  lui  fait  ses  derniers  adieux. 

(l)Tous  ses  numéros,  dit-il  quelque  part,  sont  à  la  presse  treote-siz  heures 
ayant  de  paraître.  , 


RÉVOLUTION  4Î9 

Les  n^  557,  58,  59,  qui  portent  la  date  des  22, 
23  et  25  septembre,  ont  été  composés  en  courant  et 
nécessairement  au  milieu  de  préoccupations  qu'on 
ne  soupçonnerait  pas  à  les  lire.  L'un  a  été  envoyé 
de  Clermont  en  Beauvaisis  le  1 5,  l'autre  de  Breteuil, 
le  troisième  d'un  hameau  proche  Amiens .  Au  n?  560 , 
27  septembre,  Marat  est  de  retour  à  Paris,  où  l'a 
ramené  un  événement  aussi  désagréable  qu'im- 
prévu. Jusques  à  quand  y  restera-t-il?  il  l'ignore  ; 
du  moins  n'y  sera-t-il  pas  tranquille  spectateur  des 
machinations  des  ennemis  de  la  patrie  ;  le  temps 
qu'il  y  pourra  passer  sera  consacré  au  bien  pu- 
blic. Et  comme  les  citoyens  qui  prennent  intérêt  à 
l'Ami  du  Peuple  ne  seront  pas  fâchés  d'apprendre 
les  dernières  épreuves  auxquelles  l'ont  exposé  les 
suppôts  du  despotisme,  il  leur  raconte  longuement 
sa  courte  odyssée. 

Tous  ses  compagnons  de  route  étaient  des  mou- 
chards. La  police  avait  mis  en  campagne  ses  plus 
fins  limiers.  Son  signalement  était  donné  ;  le  géné- 
ral même  avait  fait  faire,  à  ce  qu'on  lui  avait  as- 
suré, une  multitude  d'épreuves  de  son  portrait , 
qu'il  avait  envoyées  aux  municipalités  des  diffé- 
rentes villes  du  royaume,  et  sans  doute  une  circu- 
laire avait  porté  l'ordre  aux  officiers  municipaux 
des  villes  d'être  aux  aguets. 

A  Clermont,  un  de  ses  compagnons  s'est  absenté 

un  quart-d'heure  avant  le  souper  ;  à  son  retour  il  a 

6. 


130  RÉVOLUTION 

regardé  Marat,  et  parlé  à  son  voisin  de  table.  Nul 
'  doute,  il  était  allé  chez  le  commandant  de  la  garde 
de  Clermont  ou  chez  le  prévôt.  Notre  fuyard  s'at- 
tend à  une  expédition  dans  la  nuit.  Ne  voulant  pas 
tomber  dans  les  mains  des  alguazils  ministériels,  il 
prend  le  parti  de  ne  point  se  coucher  ;  il  se  promène 
quelques  moments  auprès  de  Tauberge,  et,  pour  ne 
pas  perdre  le  temps^  il  passe  une  partie  de  la  nuit, 
jusqu'au  départ,  à  écrire  ses  observations  dans  un 
cabaret  sur  la  route,  toujours  ouvert,  et  d'où  il 
pouvait  apercevoir  ce  qui  se  passerait  à  son  sujet. 
Il  ne  vit  absolument  rien  :  les  autorités  de  Cler- 
mont avaient  probablement  été  retenues  par  la 
crainte  du  peuple,  très-démocrate  dans  les  campa- 
gnes et  les  petites  villes  du  royaume.  Mais  ses  abon- 
nés y  gagnèrent  le  n^  557,  où  il  leur  fait  part  d'un 
nouveau  projet  des  contre-révolutionnaires,  qu'il  a 
probablement  découvert  en  rôdant  la  nuit  autour 
de  Clermont. 

L'honneur  de  l'arrêter  avait  peut-être  été  réservé 
aux  municipaux  aristocrates  d'Amiens.  A  l'arrivée 
des  voyageurs  à  l'hôtel  d'Angleterre,  plusieurs  mou- 
chards en  hausse-col  vinrent  les  épier.  Marat  en 
fit  la  remarque  tout  haut,  et  ces  mouchards,  en 
gens  bien  appris,  s'empressèrent  de  se  retirer.  A 
peine  sorti  de  table,  il  va  sur  la  porte,  avec  un  curé 
anglican,  voir  défiler  les  jeunes  gens  du  district, 
qui  se  mettaient  en  parade  sur  la  place.  Un  instant 


RÉVOLUTION  431 

après,  trois  municipaux  en  écharpe  Tiennent  se 
placer  à  ses  côtés  ;  avec  eux  est  un  quidam  qu'il  se 
rappelle  avoir  vu  plusieurs  fois  au  Comité  de  police 
de  Paris.  Ce  quidam  le  fixe,  se  retourne,  et  dit  à  ses 
acolytes  :  «  Sacredieu,  c'est  lui  I  Oui,  foutre,  c'est 
lui-même  I .  • .  »  Au  même  moment,  l'un  des  muni- 
cipaux se  détache,  sans  doute  pour  aller  aviser  ses 
collègues  et  amener  main-forte.  Mais  pas  si  sot! 
Marat  feint  de  ne  s'apercevoir  de  rien,  et,  prenant 
aussitôt  son  parti,  il  va  à  pas  lents,  comme  un  cu- 
rieux, se  perdre  dans  la  foule,  rassemblée  à  vingt 
toises,  et  il  file. 

Presque  sûr,  à  son  départ,  de  ne  pas  arriver  à 
6a  destination,  il  avait  demandé  des  lettres  pour  les 
Amis  de  la  Constitution  des  principales  villes  sur 
la  route,  .mais  il  n'avait  pas  eu  le  temps  de  les  at- 
tendre. Ne  sachant  à  qui  s'adresser  à  Amiens  pour 
avoir  un  asile  et  apprendre  ce  qui  se  serait  passé,  il 
gagne  la  prairie  près  les  bords  de  la  Somme,  il  s'as- 
sied derrière  une  haie  vive,  sur  un  monceau  de 
pierres,  et  là,  comme  Marins  sur  les  ruines  de  Car- 
thage,  il  se  met  à  rêver  tristement  aux  vicissitudes 
des  choses  humaines,  aux  jeux  de  la  fortune,  aux 
coups  du  cruel  destin  1  Un  berger  était  à  quelques 
pas  :  il  va  à  lui  pour  s'informer  des  sentiers  de  dé- 
tour qui  peuvent  le  rejeter  dans  la  route  de  Paris, 
seul  endroit  où,  sans  se  découvrir,  il  pourra  parer 
aux  événements;  il  lui  demande  ensuite  de  lui  indî- 


432  RÉVOLUTION 

quer  quelque  bon  patriote  du  village  qui  puisse  lui 
servir  de  guide.  Le  berger  le  conduit  chez  un  ancien 
grenadier  aux  gardes  françaises,  qui  lui  pronàet  se- 
cours et  sûreté.  En  attendant  le  coucher  du  soleil,  il 
se  met  à  brocher  un  numéro,  —  sans  doute  le 
n®  559,  —  où  il  entre  ainsi  en  matière  : 

Poursuivi  en  tous  lieux  par  de  cruels  ennemis  acharnés  à  ma 
perte,  je  me  vois  arrêté  dans  ma  course. 

Mais  le  temps  que  d'autres  perdraient  à  déplorer  les  rigueurs 
du  sort,  je  vais  remployer  à  essayer  de  sauver  la  patrie  des 
nouveaux  malheurs  qui  la  menacent,  je  vais  remployer  à  conju- 
rer Torage  qui  se  forme  sur  nos  tètes,  à  tarir,  s*il  se  peut,  la 
source  de  nos  dissensions  intestines,  et  à  ramener  la  paix  dans 
nos  murs. 

On  pourra  trouver  que  le  moment  n'était  guère 
propice,  que  la  place,  du  moins,  n'était  pas  préci- 
sément commode  ;  mais  le  patriotisme  de  Marat  est 
au-dessus  de  ces  petites  considérations  ;  il  trouve 
le  moyen,  dans  cette  situation  aussi  peu  favorable 
physiquement  que  moralement,  d'adresser  à  la  nou- 
velle législature  huit  pages  de  «  Observations  sé- 
rieuses sur  l'urgente  nécessité  de  rendre  aux  ci-de- 
vant nobles  leurs  vains  titres  et  leurs  hochets,  pour 
les  empêcher  de  conspirer  éternellement  contre  'la 
patrie  et  d'allumer  dans  tout  le  royaume  les  feux 
de  la  guerre  civile.  »  S'il  avait  été  le  législateur, 
dit-il,  loin  d'avoir  dépouillé  ces  baladins  de  cour  de 
leurs  titres  et  de  leurs  ordres,  il  leur  aurait  fait  un 
devoir  de  les  porter  continuellement  en  public  :  par 


RÉVOLUTION  433 

ce  moyen,  le  peuple  les  eût  distingués  au  premier 
coup  d'œil  dans  les  élections  ;  il  eût  appris  à  s'en 
défier  et  à  les  repousser  comme  ses  ennemis. 

Son  numéro  bâclé,  il  endosse  un  habit  rustique 
et  le  voilà  parti  ;  bref  il  arrive,  non  sans  vicissitudes, 
à  Paris,  où  il  reprend  sa  vie  souterraine  et  son  rôle 
d'alarmiste.  Un  rayon  d'espérance  luit  encore  au 
fond  de  son  cœur,  depuis  qu'il  a  appris  le  soulève- 
ment entier  de  l'armée  contre  l'oppression  des 
chefs,  et  qu'il  a  été  témoin  de  l'énergie  des  habi- 
tants des  campagnes.  Si  la  prochaine  législature 
n'est  pas  aussi  pourrie  que  l'Assemblée  nationale, 
il  est  possible  que  les  patriotes  se  relèvent,  que  la 
liberté  s'établisse  à  certain  point. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dit-il  en  terminant  sa  confidence,  je  suivrai 
la  marche  du  nouveau  Corps  législatif  jusqu'à  ce  que  j'aie  péné- 
tré ses  projets,  et  que  je  puisse  prévoir  la  tournure  que  pren- 
dront les  affaires  publiques.  Pendant  le  cours  de  deux  années  que 
j'ai  combattu  pour  le  salut  du  peuple,  j'ai  eu  trop  d'occasions  de 
reconnaître  que  nous  n'étions  pas  mûrs  pour  la  liberté^  et  de  me 
convaincre  que  jamais  la  nation  ne  saura  se  prévaloir  de  ses  avan- 
tages. Elle  pouvait  assurer  son  bonheur  au  moyen  de  quelques 
sacrifices  sanglants  :  les  fripons  qui  l'égaraient  ont^tout  mis  en 
œuvre  pour  l'en  détourner  et  lui  en  faire  horreur.  Je  ne  lui  par- 
lerai donc  plus  de  ses  justes  vengeances  contre  les  ennemis  de 
son  repos,  puisqu'elle  est  d'humeur  assez  douce  pour  laisser 
égoi^er  impunément  ses  membres  infortunés  ;  mais  je  continue- 
rai à  éclairer  les  machinations  ténébreuses  des  scélérats  achar- 
nés à  sa  perte,  et  à  chercher  les  moyens  de  les  déjouer.  Je  fe- 
rai plus,  je  proposerai  les  moyens  de  ramener  peu  à  peu  les  en- 
nemis avec  lesquels  nous  sommes  forcés  de  vivre,  en  les  amusant 


434  RÉVOLUTION 

par  des  hochets,  après  leur  avoir  ôté  la   puissance  de  nous 
perdre. 

Dès  le  mois  d'août  précédent  il  avait  changé  la 
direction  de  ses  batteries.  Ainsi  il  protestait  qu'il  ne 
parlerait  plus  de  Mottié,  le  Cromwel  français,  ni  de 
son  digne  ami  le  cuistre  municipal  Bailly. 

En  vain,  disait-il  en  lâchant  cette  proie  sur  laquelle  il  s'était 
si  longtemps  et  si  violemment  acharné,  en  vain  ai-je  fait  mes  ef- 
forts pour  vous  convaincre  de  la  scélératesse,  de  la  trahison  et 
de  la  conspiration  de  Judas-Mottié  et  de  Pilate-Bailly.  Vous  êtes 
ennuyés  que  je  vous  parle  de  ces  chefs  conspirateurs  ;  ils  vivent 
encore!  Je  vous  abandonne  à  votre  sort  sur  leur  compte.  Vous 
gémirez  plus  dMne  fois  de  n'avoir  pas  écouté  votre  ami  ;  mais 
il  ne  sera  plus  temps. 

Sous  la  seconde  législature,  il  tourne  ses  coups 
contre  les  royalistes  gangrenés ,  les  Vaublanc ,  les 
Dandré,  les  Pastoret,  les  Lacretelle,  etc.,  etc.  Bien- 
tôt après  il  s'attaque  à  la  faction  des  endormeurs^ 
dans  laquelle  il  place  au  premier  rang  Brissot,  Gua« 
det,  Vergniaud,  et  les  autres  chefs  de  la  Gironde;  il 
s* acharne  plus  particulièrement  sur  le  tartufe  Du- 
port-Dutertre,  sur  Roland  et  la  clique  rolandine. 
Tous  les  ministres  d'ailleurs  sont  des  traîtres,  même 
ceux  qui  seront  pris  plus  tard  dans  la  société  d63 
Jacobins. 

Quant  à  la  nouvelle  Assemblée,  l'Ami  du  Peuple 
ne  la  traite  pas  mieux  que  la  précédente  et  ne  lui 
témoigne  pas  plus  de  confiance  ;  il  répète  sans  cesse, 
et  en  termes  fort  durs,  que  la  cause  de  la  liberté  n'a 


RÉVOLUTION  135 

rien  de  bon  à  en  attendre,  et  qu'elle  finira  dépo- 
pularisée comme  la  Constituante. 

(Test  dans  la  séance  de  lundi  dernier,  disait-il  dans  son  nu- 
méro du  4  4  décembre,  c'est  dans  cette  séance  désolante  pour  les 
patriotes  et  dont  il  fallait  être  témoin,  qu'on  a  pu  reconnaître  à 
quel  point  l'Assemblée  est  pauvre  en  membres  éclairés  et  intè- 
gres, en  amis  de  la  liberté  et  du  bien  public,  à  quel  point  elle  est 
vile  et  corrompue,  à  quel  point  elle  est  gangrenée,  à  quel  point 
elle  est  ennemie  de  la  Révolution,  à  quel  point  elle  est  prosti- 
tuée aux  volontés  du  prince.  Les  ministériels  y  sont  tout  puis- 
sants ;  rien  n'égale  leur  audace,  et,  dans  la  poignée  de  patriotes 
qui  auraient  pu  s'opposer  à  leurs  menées,  à  leurs  machinations,, 
à  leurs  atteintes  sacrilèges  contre  la  souveraineté  de  la  nation  et 
ses  droits,  il  ne  se  trouve  pas  un  seul  homme  pénétrant,  pas  un 
seul  homme  de  caractère,  pas  un  seul  homme  qui  se  dévoue  pour 
la  patrie. 

Le  lendemain,  Marat  était  de  nouveau  obligé  de 
suspendre  la  publication  de  sa  feuille  (après  le  nu- 
méro 626,  15  décembre)  et  de  prendre  la  fuite. 
Pour  la  seconde  fois  il  se  réfugia  en  Angleterre,  et 
iVne  revint  en  France  qu'après  une  absence  de  près 
de  quatre  mois.  A  son  retour  à  Paris,  une  grande 
Réputation  du  club  des  Cordeliers  alla  le  prier  de 
reprendre  sa  plume  énergique  et  de  venir  au  secours 
de  la  patrie  aux  abois,  qui  avait  trop  longtemps 
gémi  de  son  absence. 

Marat  céda  sans  peine  au  vœu  de  ses  amis,  et  re- 
prit la  publication  de  son  journal  le  12  avril  1 792. 
On  lit  en  tête  du  numéro  de  ce  jour  (n®  627)  : 


436  RÉVOLUTION 

CLUB  DES  GORDELIERS 

Société  des  Amis  des  Droits  de  r Homme  et  du  Citoyen. 

Du  5  avril  4792, 
Lan  quatrième  de  la  liberté. 

La  Société  des  Droits  de  THomme  et  du  Gtoyen,  connaissant 
la  pénétration,  les  principes  et  Tardent  civisme  de  TAmi  du  Peu- 
ple, regarde  sa  retraite  comme  une  vraie  calamité  publique.  Au- 
jourd'hui plus  que  jamais  sentant  tout  le  besoin  de  sa  plume  éner- 
gique pour  dévoiler  les  éternels  complots  des  ennemis  de  la  li- 
berté, et  réveiller  le  peuple,  qu'ils  s'efforcent  d'endormir  sur  les 
bords  de  l'abîme,  elle  conjure  l'Ami  du  Peuple  de  la  reprendre  au 
plus  tôt. 

La  Société  se  félicite  d'avoir  à  lui  manifester  le  même  vœu  de 
la  part  de  plusieurs  autres  sociétés  patriotiques,  qu'elle  a  invitées 
à  se  joindre  à  elle  dans  une  aussi  grande  cause.  Elles  se  flattent 
toutes  également  que  l'Ami  du  Peuple  n'abandonnera  point  la  pa- 
trie, dans  un  temps  où  elle  a  le  plus  besoin  de  ses  lumières.  En 
conséquence,  voulant  éviter  que  des  imposteurs  soudoyés  n'abu- 
sent encore  du  nom  de  Marat  pour  égarer  le  public,  la  Société  a 
cru  devoir  lui  adresser  le  présent  arrêté,  pour  être  mis  à  la  tète 
de  ses  premiers  numéros,  comme  une  preuve  irrécusable  que 
c'est  réellement  lui  qui  les  publie,  si  tant  est  que  les  lecteurs  les 
moins  instruits  puissent  méconnattre  sa  touche. 

Signé  :  Hébert,  président  ; 

Lbroi  fils,  secrétaire. 
Certifié  véritable  :  YEBiaéRB,  commissaire. 

N.  B,  L'époque  de  la  reprise  est  le.  4  2  avril  4792.  La  série  des 
numéros  sera  suivie  ;  en  conséquence,  le  627  est  celui  de  ce 
jour. 

Ce  numéro  est  occupé  tout  entier  par  un  tableau 
de  la  situation  actuelle  des  affaires  publiques,  que 
Marat  termine  par  ces  quelques  lignes  où  il  résume 
son  programme. 


RÉVOLUTION  437 

Développer  les  vices  de  la  Constitution,  en  indiquer  le  remède, 
former  l'esprit  public,  démasquer  lès  traîtres,  déjouer  les  ma- 
chinations, sera  Tétude  constante  de  TÂmi  du  Peuple,  comme  le 
bonheur  de  la  nation  sera  constamment  l'objet  de  ses  vœux. 

Le  numéro  suivant,  628,  commence  par  un 

Extrait  du  procès-verbal  de  la  séance  du  club  des  Cordeliers 

du  7  avril. 

La  Société  des  Droits  de  l'Homme  et  du  Citoyen  a  témoigné  à 
l'Ami  du  Peuple,  au  sévère  et  courageux  Marat,  le  désir  qu'elle 
avait  qu'il  reprit  son  journal. 

Toujours  dévoué  à  sa  patrie,  cet  écrivain  s'est  décidé  à  re- 
prendre sa  plume,  fortement  acérée  par  les  manœuvres  du  crime 
et  de  la  tyrannie.  Plus  que  jamais  Marat  va  percer  le  vice  au 
cœur,  soutenir  les  amis  de  la  liberté,  encourager,  éclairer  le 
peuple,  étonner  les  esclaves,  faire  pâlir  les  méchants. 

Qu'il  fut  douloureux  pour  l'Ami  du  Peuple  de  fuir  sur  une  terre 
étrangère,  lorsque,  ses  jours  proscrits,  sa  perte  jurée  par  les  as- 
sas^s  de  la  cour  et  de  Lafayette,  il  laissait  sans  défenseur  des 
milliers  de  victimes,  frappées  du  même  coup  que  lui!  Mais 
qu'eût-il  pu  faire  dans  ce  temps  d'horreur,  quand  la  plupart  des 
écrivains  populaires  étaient  lâches  ou  vendus?  Eût-il  servi  la 
cause  de  l'humanité  en  continuant  son  journal,  lorsque  le  plus 
tranquille  citoyen  ne  pouvait  proférer  le  nom  de  l'Ami  du  Peuple 
sans  être  traîné  dans  les  cachots? 

Aujourd'hui  que  les  Catilinas  n'infestent  plus  que  par  inter- 
valle cette  cité.. .  aujourd'hui  que  d'autres  se  forment  peut-ôtre.. . 
mais  qu'il  est  encore  temps  de  conjurer  l'orage...  Marat  va  re- 
prendre la  plume!...  Chez  un  peuple  récemment  libre,  les  écri- 
vains patriotes  ne  doivent  point  laisser  de  masque  aux  ambitieux  ; 
ils  doivent  verser  à  pleines  mains  l'infamie  sur  les  traîtres  ;  ils 
doivent  dénoncer  impitoyablement  tous  les  mandataires  déboutés 
qui  se  prostituent  sans  pudeur  au  pouvoir  exécutif,  ou  qui  insul- 
tent à  la  majesté  du  peuple  en  méconnaissant  ses  droits. 


438  RÉVOLUTION 

Le  club  des  Gordeliers  s'empresse  de  faire  connaître  aux  So- 
ciétés patriotiques  les  intentions  de  TAmi  du  Peuple,  afin  qu'elles 
le  secondent  et  Taident  à  affermir  la  Constitution  sur  les  bases 
indestructibles  de  la  Déclaration  des  Droits  de  l'Homme  et  du  Ci- 
toyen. 

Tous  les  citoyens  sont  donc  prévenus  que  c'est  véritablement 
Marat  qui  reprend  la  plume. 

Le  club  des  Cordeliers  a  nommé  pour  porter  le  présent  arrêté 
dans  les  Sociétés  MM.  Vincent ,  Dubois ,  Salbert ,  Baron ,  Berger 
et  Machaut. 

Signé  :  Hébert,  fyrésident;  Naud,  secrétaire. 

Mârat  laissa  cette  déclaration  en  tète  de  ses  nu- 
méros pendant  une  huitaine  de  jours,  jusqu'à  ce 
qu'il  «  ne  pût  rester  le  moindre  doute  qu'elle  était 
réellement  adressée  au  véritable  Ami  du  Peuple,  et 
que  c'était  réellement  lui  qui  reparaissait  depuis  le 
12  du  mois.  » 

Trois  semaines  s'étaient  à  peine  écoulées,  que 
Marat  était  une  fois  encore  réduit  à  se  cacher 
pour  se  soustraire  à  un  décret  d'accusation  et  de 
prise  de  corps  lancé  contre  lui  par  l'Assemblée,  en 
même  temps  que  contre  VAmi  du  Roi^  pour  avoir 
dans  son  n^  645,  provoqué  l'armée  à  l'assassinat 
de  ses  chefs.  J'ai  parlé  ailleurs  des  débats  qui  s'en- 
gagèrent à  cette  occasion.  Marat  en  fait  suivre  le 
récit  d'observations  où  il  se  laisse  emporter  à  sa 
violence  habituelle,  tout  en  disant  «  qu'il  ne  fera 
aucune  réflexion  sur  l'injuste  décret  porté  contre 
l'Ami  du  Peuple,  décret  qui  n'est  pas  moins  hono- 


RÉVOLUTION  439 

rable  pour  lui  qu'il  est  honteux  pour  ceux  qui 
Tout  rendu.  » 

Il  faudrait,  dit-il,  être  bien  aveugle  pour  ne  pas  voir  que 
TÂssemblée  n'a  lancé  un  décret  d'accusation  contre  lui  que  pour 
anéantir  la  liberté  de  la  presse,  en  écrasant  les  écrivains  patrio- 
tiques dans  la  personne  de  TÂmi  du  Peuple.  Et  qui  ne  sent  qu'elle 
ne  lui  a  accolé  le  contre-révolutionnaire  Royou,  un  écrivain  pros- 
titué au  despotisme,  que  pour  en  imposer  au  peuple  sur  le 
compte  de  Marat,  son  incorruptible  défenseur?  Il  est  évident  que 
les  FAUX  PATRIOTES  BT  LES  FRIPONS  de  TAssemblée  nationale  ne 
sont  entrés  en  fureur  contre  l'Ami  du  Peuple  que  parce  qu'il  leur 
arrachait  le  masque  dont  ils  se  couvrent,  parce  qu'il  éventait 
leurs  complots  et  faisait  échouer  leurs  machinations  contre-révo- 
lutionnaires. Ces  tartufes,  qui  mènent  aujourd'hui  l'Assemblée, 
tremblaient  qu'il  n'achevât  de  les  démasquer  ;  mais  ils  viennent 
eux-mêmes  de  laisser  tomber  leur  masque,  dans  la  scène  de 
forcenés  qu'ils  ont  offerte  au  public  à  son  sujet  :  cette  scène 
honteuse  aurait  suffi  pour  pénétrer  d'horreur  des  spectateurs 
judicieux. 

Je  glisse,  continue-t-il,  sur  l'accolage  qu'ils  ont  fait  de  VAmi  du 
Peuple  et  de  VAmi  du  roi  :  il  fera  rire  tout  lecteur  qui  sait  lire. 

Je  ne  m'arrêterai  point  à  repousser  l'inculpation  absurde  qu'ils 
me  font  d'être  soudoyé  par  la  même  main  pour  provoquer  la 
guerre  civile,  la  défection  de  l'armée,  la  désorganisation  sociale. 
Royou  est  bien  évidemment  soudoyé  par  la  liste  civile ,  dont  il 
sert  la  cause;  mais  j'ai  été  jusqu'à  ce  jour  la  victime  des  persé- 
cutions du  despote  et  de  ses  suppôts.  Et  par  qui,  bon  Dieu,  se- 
rais-je  soudoyé  ?  Gé  n'est  assurément  ni  par  les  puissances  étran- 
gères, ni  par  le  cabinet  des  Tuileries,  ni  par  le  Corps  législatif, 
qui  lui  est  prostitué,  ni  par  les  ex-nobles,  les  ex-prélats,  les 
ex-robins,  les  ex-financiers,  tous  ces  ennemis  de  la  Révolution  ; 
ni  par  les  chefs  perfides  de  nos  armées  ;  ni  par  les  fonctionnaires 
malversateurs;  ni  par  les  émissaires  et  les  suppôts  de  la  cour; 
ni  par  les  endormeurs  publics,  qui  ont  été  tour  à  tour  l'objet  de 


440  RÉVOLUTION 

mes  censures  et  de  mes  dénonciations.  Reste  donc  le  pauvre 
peuple,  dont  j'ai  toujours  plaidé  la  cause,  et  qui  ne  soudoie  per- 
sonne, et  qui  n'a  pas  même  de  pain. 

Ils  me  font  un  crime  d'avoir  prédit  que  la  législature  actuelle 
serait  encore  plus  gangrenée  que  la  précédente  !  Est-ce  ma  faute 
si  nos  faiseurs  de  décrets  ne  se  sont  pas  conduits  de  manière  à  me 
faire  passer  pour  faux  prophète?  —  Ils  me  font  un  crime  d'avoir 
prédit  que  les  généraux  et  les  chefs  de  Varmée  conduiraient  leurs 
troupes  à  la  boucherie  et  livreraient  à  Vennemi  les  barrières  du 
royaume!  Est-ce  ma  £aute  si,  dans  les  seules  expéditions  qui  ont 
été  faites  jusqu'à  ce  jour,  ces  chefs  perfides  ont  déjà  justifié  mes 
prédictions? 

Us  crient  au  calomniateur  lorsque  je  les  inculpe  comme  des 
mandataires  infidèles,  des  traîtres  à  la  patrie,  de  lâches  machi- 
nateurs  !  J'ai  contre  eux  un  argument  irrésistible  :  trois  cents 

PRÉDICTIONS  VÉRIFIÉES  PAR  L'ÉVÉNEMENT.  Or,  COmmOUt  SO  faifrtt 

qu'ils  soient  des  citoyens  honnêtes,  de  bons  patriotes,  de  fidèles 
dépositaires  de  l'autorité,  et  que  la  nature  se  plaise  à  réaliser 
tous  les  événements  comme  les  suites  nécessaires  des  machina- 
tions que  je  prêtai  à  ces  hommes  vertueux. 

Ds  me  font  un  crime  d'avoir  invité  le  public  à  porter  le  fer  et 
le  feu  sur  les  membres  gangrenés  du  corps  politique  auquel 
l'Assemblée  constituante  a  perfidement  remis  les  destinées  de 
l'Etat,  et  d'assurer,  par  cette  opération  salutaire,  le  salut  du 
peuple!  Mais  pour  moi  le  public  est  le  peuple,  aux  scélérats  près, 
qui  le  trahissent,  c'est  la  nation  elle-même,  c^est  le  souverain. 
Or,  non  seulement  je  l'invite  à  retrancher  par  le  fer  et  le  feu 
les  membres  gangrenés  du  corps  politique ,  mais  je  l'en  conjure 
à  genoux.  Diront-ils  que  la  nation  n'a  pas  ce  droit  1  C'est  ce  qui 
leur  reste  à  prouver.  Quant  à  moi,  je  suis  assuré  qu'elle  a  non 
seulement  le  droit  de  retrancher,  par  le  fer  et  le  feu ,  les  mem- 
bres pourris  du  corps  électoral ,  mais  celui  de  faire  périr  dans 
les  supplices  tous  les  infidèles  représentants. 

Je  conclus.  Us  ont  lancé  contre  moi  un  décret  d'accusation  : 
je  suis  prêt  à  paraître  contre  eux  devant  un  tribunal  équitable, 
mais  je  ne  me  livrerai  point  à  des  tyrans  dont  les  satellites  sou« 


RÉVOLUTION  Mî 

doyés  ont  ordre,  sans  doute,  de  me  massacrer  en  m'arrétant  ou 
de  m'empoisonner  dans  un  cachot.  Que  les  pères  conscrits  qui 
me  persécutent  me  traduisent  devant  un  tribunal  anglais,  et  je 
m^engage ,  le  procès- verbal  de  leurs  séances  à  la  main ,  de  les 
faire  condamner  aux  petites  maisons  comme  des  forcenés  ;  et  je 
m'engage,  mes  écrits  à  la  main,  de  les  faire  condamner  comine 
d'affreux  oppresseurs.  Ds  sont  déjà  couverts  d'opprobre,  puis- 
sent-ils être  bientôt  l'objet  de  l'exécration  publique! 

En  attendant  la  prudence  veut  qu'il  se  mette 
hors  de  l'atteinte  des  griffes  de  ses  persécuteurs,  et 
Tamour  de  la  patrie  lui  fait  un  devoir  d'achever 
de  les  couvrir  d'opprobre  (1). 

Et  en  effet  le  journal  de  Marat  continua  de  pa- 
raître, comme  si  de  rien  n'eût  été,  et  de  poursuivre 
l'Assemblée  de  ses  injures  et  de  ses  calomnies. 
Quelques  membres  s'émurent  de  cet  excès  d'au- 
dace, et  se  plaignirent  de  ce  que  le  ministre  de  la 
justice  n'eût  rien  fait  pour  arrêter  la  circulation 
de  cette  feuille  audacieuse.  A  la  demande  de  Bigot, 
l'Assemblée  ordonna  que  le  Comité  de  législation 
ferait  sous  trois  jours  un  rapport  sur  les  moyens 
de  réprimer  les  abus  de  la  presse,  «  c'est-à-dire, 
ajoute  Marat,  d'en  détruire  la  liberté  ».  —  «  Voilà, 
s'écrie-t-il ,  le  coup  mortel  qui  restait  à  porter  à  la 
patrie  !  Le  moment  est  arrivé  où  l'esprit  public 
anéanti  permet  aux  pères  conscrits  de  couronner 
cet  affreux  attentat,  vainement  entrepris  par  leurs 

(1)  N«  650,  du  14  mai  1793  :  Accès  de  rage  de  l'auguste  assemblée,  durant  le- 
quel elle  a  mordu  le  pauvre  Ami  du  Peuple,  et  a  fait  semblant  de  mordre  le  til 
Ami  du  Eoi. 


1 


'I 


442  RÉVOLUTION  , 

prédécesseurs.,.  Le  funeste  décret  passera  :  dès  r 
lors  plus  de  censeurs  publics  à  redouter,  et  Ta—  ' 
troce  Assemblée,  libre  de  tout  frein,  machinera  à 
son  gré  dans  les  ténèbres ,  et  marchera  à  pas  de 
géant  vers  l'époque  fatale  où  elle  décrétera  la 
contre-révolution.  » 

Lassé  de  ces  persécutions,  Marat  annonce  aux 
frères  et  amis  qu'il  est  enfin  décidé  à  la  retraite. 
Pourquoi  s'obstiner  encore  à  faire  une  résistance 
aussi  vaine  que  périlleuse  !  Le  Corps  législatif  avait 
toujours  favorisé  secrètement  les  complots  des 
contre-révolutionnaires  :  aujourd'hui  il  les  protège 
ouvertement  ;  contre  -  révolutionnaire  lui-même , 
non  content  d'accabler  les  défenseurs  de  la  patrie, 
il  vient  de  punir  de  la  prison  un  de  ses  propres 
membres  (Lecointre),  pour  avoir  veillé  un  instant 
au  salut  public.  A  la  vue  de  ce  dernier  trait  de 
perfidie,  l'Ami  du  Peuple  a  désespéré  de  la  chose 
publique,  et  la  plume  lui  est  tombée  des  mains. 

Marat  retrace  alors,  pour  la  dixième  fois,  ce  qu'il 
a  fait  pendant  trois  années  consécutives,  durant 
lesquelles,  sans  cesse  environné  de  périls  et  d'a- 
larmes, il  n'a  pas  eu  un  jour  serein,  pas  une  nuit 
tranquille  ;  ce  qu'il  a  souffert  pendant  dix-huit  mois 
qu'il  a  eu  levé  sur  son  sein  le  glaive  de  la  tyrannie, 
encore  aujourd'hui  suspendu  sur  sa  tête. 

J'ignore  ce  que  l'avenir  me  réserve,  mais  le  seul  parti  qui  me 
soit  laissé  aujourd'hui  est  de  fuir  mes  ennemis,  qui  sont  ceux 


RÉVOLUTION  U3 

de  la  patrie.  Si  le  destin  barbare  me  faisait  tomber  entre  leurs^ 
mains,  je  ne  m'abaisserais  point  à  leur  demander  grâce,  je  n& 
m'avilirais  point  à  plaider  ma  cause;  convaincu  de  toute  leur 
atrocité,  je  présenterais  le  cou  au  fer  de' ces  assassins,  et  je  pé- 
rirais martyr  de  la  liberté,  après  en  avoir  été  longtemps  Tapôtre^ 
fier  du  témoignage  de  ma  conscience  et  sûr  d'emporter  avec  moi 
dans  la  tombe  les  regrets  de  tous  les  gens  de  bien,  Festime 
même  de  mes  persécuteurs. 

U  me  reste  ici  à  repousser  quelques  reproches  que  m'ont  faits 
les  ennemis  de  la  liberté,  reproches  qui  ont  fait  sensation  sur 
les  esprits  faibles.  Us  me  font  un  crime  d'avoir  poussé  te  peuple 
à  se  défaire  des  traîtres  à  la  patrie.  Mais  s'ils  ne  se  sont  fait  eux- 
mêmes  aucun  scrupule  de  massacrer  le  peuple  et  d'égoi^er  lea^  . 
patriotes,  pourquoi  trouveraient-ils  mauvais  que  le  peuple  use- 
de  représailles?  Et  pourquoi  le  peuple,  qui  est  le  souverain, 
n'aurait-il  pas  le  droit  de  faire  périr  des  machinateurs?  Si  le 
salut  du  peuple  est  la  première  des  lois,  pour  l'assurer  tout 
moyen  est  légitime  ;  or,  je  le  répète ,  je  n'en  vois  aucun  autre 
que  de  faire  main-basse  sur  tous  les  conspirateurs. 

Ils  me  font  un  crime  pareillement  d'avoir  conseillé  la  déso- 
béissance aux  lois  vexatoifes  et  oppressives.  Pourquoi  non , 
puisque  le  premier  des  droits  |de  l'homme  qu'ils  ont  consacré- 
est  la  résistance  à  l'oppression.  Or,  quelle  plus  affreuse  oppres- 
sion que  celle  de  lois  tyranniques?  Mais  non,  les  lois  ne  peuvent 
point  exercer  de  tyrannie,  elles  sont  toujours  justes  ;  ce  sont  les 
décrets  du  Corps  législatif  dont  j'ai  voulu  parler,  et  ce  sont  ces 
décrets  tyranniques  que  j'ai  conseillé  de  fouler  aux  pieds,  car, 
de  son  aveu  même,  ces  décrets  ne  sont  pas  des  lois.  La  loi 
n'étant  que  l'expression  de  la  volonté  générale ,  des  décrets  ne< 
pourraient  être  devenus  lois  qu'autant  que  le  peuple  atfrait  con- 
couru à  leur  confection,  par  lui-même  ou  par  ses  représentants. 
Mais  il  est  notoire  que  la  moitié  de^  membres  de  l'Assemblée 
constituante  étaient  les  représentants  des  ordres  privilégiés,  et. 
que  l'autre  moitié  avait  été  choisie  par  la  cabale  de  la  cour  ; 
l'Assemblée  constituante  ne  représentait  donc  pas  le  peuple ,  et^ 
i'eût-elle  représenté,  ses  décrets  ne  pouvaient  être  revêtus  dui 


U4  RÉVOLUTION 

caractère  sacré  des  lois  qu'autant  qu'ils  auraient  obtenu  la  sanc> 
tion  du  peuple 

L'Assemblée  actuelle  ne  représente  pas  non  plus  le  peuple,  car 
elle  a  été  élue  par  les  dorps  électoraux ,  nommés  par  les  seuls 
citoyens  actifs ,  qui  ne  sont  pas  la  sixième  partie  des  membres 
de  l'Etat.  A  s'en  tenir  à  la  qualité  des  électeurs  et  à  la  composi* 
tion  de  cette  législature,  ses  membres  ne  peuvent  être  regardés 
presque  tous  que  comme  un  ramassis  de  suppôts  du  despotisme 
choisis  par  la  cabale  de  la  cour. 

Laissons  là  les  formes,  et  attachons-nous  au  fond Quel  sen* 

timent  de  vénération  pourrait  leur  porter  tout  homme  sensé  et 
impartial,  témoin  de  leurs  discussions?  A  les  voir  s'agiter  en  for* 
cenés^  lorsqu'il  est  question  d'empêcher  quelque  droit  du  peuple 
d'être  établi  ;  à  les  voir  s'élancer  de  leurs  places,  trépigner,  grin- 
cer des  dents,  courir  les  uns  sur  les  autres,  se  menacer  du  geste  ; 
à  les  entendre  s'apostropher,  se  quereller,  s'invectiver,  se  hon- 
nir, pousser  des  hurlements  furieux  et  se  livrer  à  tous  les  trans- 
ports  de  la  rage,  comment  ne  pas  reconnaître  dans  ces  prétendus 
représentants  du  peuple  des  factieux  divisés  d'intérêt,  et  achar- 
nés à  se  disputer  la  puissance?  Et  quand  on  sait  que  la  plupart 
d'entre  eux  sont  des  créatures  de  la  cour,  des  suppôts  du  des* 
potisme,  presque  tous  occupés  à  trafiquer  avec  le  despote  des 
droits  et  des  intérêts  du  peuple,  comment  ne  pas  s'indigner  contre 
ces  prétendus  législateurs?  Gomment  ne  pas  éprouver  à  leur  vue 
l'horreur  qu'inspirent  toujours  de  vils  fripons,  d'atroces  scélé- 
rats? Qui  ne  serait  indigné  à  la  vue  de  ces  faiseurs  de  décrets 
métamorphosés  en  jongleurs? 

Non,  une  bande  de  saltimbanques  montés  sur  des  tréteaux 
ne  présente  point  aux  yeux  du  public  un  spectacle  aussi  ridi- 
cule que* l'auguste  Assemblée  aux  yeux  des  spectateurs  judi- 
cieux» lorsqu'elle  a  recours  aux  rubriques  d'une  tactique  artifi- 
cieuse pour  amener  une  délibération  conforme  aux  vœux  de  la 
cour  ;  lorsqu'elle  suspend  tout  à  coup  les  délibérations  les  plus 
graves  pour  écouter  les  flagorneries  d'une  foule  de  fripons  apos- 
tés  qui  viennent  lui  présenter  leur  encens ,  ou  qu'elle  fait  jouer 
quelque  stratagème  nouveau  pour  réduire  en  fumée  les  projets 


RÉVOLUTION  445 

des  amis  de  la  liberté.  Alors,  divisée  en  deux  partis  irréconci- 
liables, qui  ne  connaissent  plus  ni  raison  ni  décence ,  elle  est  en 
proie  aux  passions  les  plus  criminelles.  Tant  que  dure  la  séance, 
on  entend  les  orateurs  se  chamailler,  tandis  que  les  confrères 
ixibillenty  rient,  crachent,  toussent  et  ricanent  pour  couvrir  la 
voix  des  acteurs. 

Tantôt  c'est  un  bourdonnement  de  murmures  et  de  clameurs, 
tantôt  c'est  un  bruyant  éclat  d'applaudissements.  Pendant  ces 
scènes  honteuses,  tout  ce  que  Tastuce,  la  fourberie,  le  mensonge, 
l'imposture,  peuvent  fournir  d'artifices,  est  mis  en  jeu  par  les  en- 
nemis de  la  patrie  pour  faire  triompher  le  parti  du  despote.  Et 
dans  ces  discussions  orageuses,  où  il  s'agit  toujours  du  salut 
public,  le  prétendu  législateur  ne  paraît  plus  qu'un  ramassis  de 
bateleurs  déboutés  ou  de  vils  fripons  appelés  à  faire  les  desti- 
nées de  l'empire.  Et  ils  prétendent  à  nos  respects  !  et  ils  nous 
imposent  une  soumission  aveugle  à  leurs  décrets!  et  ils  nous 
font  un  crime  de  résister  à  leurs  ordres  tyranniques  !  Disons-le 
enfin  sans  détours  :  Français,  vous  n'avez  point  de  législateurs  ; 
vos  prétendus  représentants  ne  sont  que  les  délégués  d'une  poi- 
gnée d'entre  vous,  et  ces  délégués  infidèles  ne  sont  presque  tous 
que  des  suppôts  du  despotisme,  qui  vous  font  ouvertement  la 
guerre.  A  part  la  seule  Déclaration  des  Droits,  que  leur  arracha  la 
crainte  de  quelques  exécutions  populaires  dans  les  premiers 
jours  de  la  Révolution,  tous  leurs  décrets  ne  tendent  plus  ou 
moins  qu'à  vous  opprimer,  qu'à  vous  remettre  sous  le  joug. 
Vous  n'aurez  de  vrais  représentants  que  lorsque  tous  les  mem- 
bres de  l'Etat  en  âge  de  raison,  et  de  bonnes  mœurs,  concourront 
librement  au  choix  de  vos  délégués,  et  vous  n'aurez  de  vérita- 
bles lois  que  lorsque  les  décrets  de  vos  représentants  auront 
reçu  la  sanction  de  tous  les  membres  de  l'Etat. 

Que  faire  de  votre  Constitution  actuelle?  En  conserver  la  Dé- 
claration des  Droits,  et  passer  Péponge  sur  tout  le  reste. 

Bientôt  les  numéros  de  Y  Ami  du  Peuple  ne  se 
fiuccèdent  plus  qu'à  des  intervalles  inégaux,  et  ils 

T.  Tl.  7 


U6  RÉVOLUTION 

n'ont  plus  trait  à  l'événement  du  jour.;  ce  sont 
comme  autant  de  pamphlets  détachés  :  Le  plan  de 
la  Révolution  absolument  manqué jpar  le  peuple;  — 
La  dernière  ressource  des  citoyens  ;  —  Obstacles  in^ 
vincibles  qui  s'opposent  parmi  nous  à  rétablisse- 
ment de  la  liberté  ;  —  Les  Français,  de  tous  les  peu^ 
pies  du  monde j  le  moins  fait  pour  être  libre  ;  —  La 
Révolution  française  toute  en  pantalonnades. 

Ce  dernier  numéro  est  trop  curieux  pour  que 
nous  n'en  citions  pas  au  moins  quelques  extraits. 

Gomment  la  liberté  aurait-elle  jamais  pu  s'établir  parmi  nous? 
à  quelques  scènes  tragiques  près,  la  Révolution  n'a  été  qu*un 
tissu  de  pantalonnades. 

Quel  tableau  grotesque  à  présenter  aux  nations  étrangères, 
dont  nous  prétendons  exciter  Tadmiration,  si  j'avais  le  temps  d'en 
rassembler  tous  les  traits  !  En  voici  quelques-uns  qui  s'eurent  à 
ma  mémoire  ;  ils  seraient  plus  que  suffisants  pour  nous  couvrir 
de  confusion,  si  nous  pouvions  en  sentir  le  ridicule. 

Dans  la  nuit  du  1 2  juillet  i  789,  on  voyait  la  plèbe  eflFrénée,  de 
retour  des  Qiamps-Elysées,  où  elle  avait  porté  en  procession  les 
bustes  de  Necker  et  d'Orléans,  réunie  à  des  soldatç,  se  porter  à 
la  lueur  des  flambeaux  aux  guinguettes  de  la  Courtille  et  des  Por- 
cherons,  en  revenir  en  dansant  au  son  des  tambours ,  se  répan- 
dre dans  le  jardin  du  Palais-Royal,  tomber  de  lassitude  et  s'y 
vautrer  dans  la  fange. 

Le  jour  suivant,  on  la  vit,  chaude  de  vin,  dévaliser  les  bouti- 
ques des  fourbisseurs,  s'y  armer  de  tout  ce  qui  tombait  sous  sa 
main,  parcourir  les  rues  en  chantant,  se  porter  au  monastère  de 
Saint-Lazare,  jeter  les  meubles  par  les  croisées,  faire  voltiger  le 
duvet  des  lits  éventrés,  se  vêtir  de  robes  de  moines,  mener  en 
procession  un  chariot  de  grains,  sur  le  siège  duquel  elle  avait 
cloué  un  squelette  en  froc  et  en  chapeau  rabattu  ;  puis,  trébu* 


RÉVOLUTION  U7 

diant  d'ivresse,  on  la  vit  transporter  les  reliques  du  monastère 
dans  réglise  des  Récollets  et  les  déposer  dévotement  sur  le  grand 
autel. 

Pendant  les  quatre  premiers  mois  qui  suivirent  la  prise  de  la 
Bastille,  on  voyait  les  bataillons  bourgeois,  tout  fiers  d'être  en 
uBiforme,  singer  Fair  militaire,  s'étirer  à  marcher  avec  grâce, 
se  donner  chaque  jour  en  spectacle,  accompagnés  de  nymphes 
vêtues  de  blancs,  courir  à  la  métropole,  faire  bénir  leurs  dra-* 
peaux,  ou  porter  du  pain  bénit  en  procession,  avec  un  appa- 
reil martial  et  au  bruit  d'une  musique  guerrière. 

Trois  semaines  avant  la  première  fête  fédérative,  on  voyait 
tous  les  habitants  de  la  capitale,  endimanchés  et  confondus  pêle- 
mêle,  remuer  la  terre,  traîner  la  brouette,  insulter  aux  aristo- 
crates par  des  chansons  grivoises,  puis  danser  en  chantant  le  re- 
frain chéri  :  Ça  ira,  ça  ira. 

Mais  c'est  dans  le  sénat  de  la  nation  que  se  passent  les  para- 
des les  plus  grotesques. 

Depuis  trois  ans  on  y  voit  accourir  de  tous  les  coins  du 
royaume  des  députations  nombreuses,  des  citoyens  qui  viennent 
le  féliciter  sur  ses  immortels  travaux,  sur  la  sagesse  des  décrets 
qui  les  ont  ruinés  constitutionnellement,  sur  les  douceurs  de  la 
liberté  dont  ils  ne  jouissent  point,  sur  la  prospérité  de  l'Etat,  en 
proie  à  la  fois  à  tous  les  fléaux  de  la  discorde,  de  la  misère,  de  la 
disette,  de  l'anarchie  et  des  dissensions  civiles. 

Les  pantakMmades  jouées  dans  le  sénat  de  la  nation  sont  offer- 
tes chaque  jour  à  l'admiration  du  peuple  dans  les  papiers  pu- 
blics ;  dtons-en  quelques  exemples.  Voici  comment  le  numéro  83 
du  Courrier  des  Frontières  rend  compte  de  la  manière  favorable 
dcmt  les  pères  conscrits  ont  entendu  le  discours  prononcé  le 
êê  mai  -1792  par  le  sieur  Senran,  mmistre  de  la  guerre  : 

«  Le  maréchal  Luckner  est  à  Puis  ;  il  a  quitté  qudques  mo- 
ments une  armée,  dont  il  est  adoré,,  pour.voler.au.  poste,  où  le 
désir  du  roi  l'appelait.  Mais  il  a  cru  qu'il  était  une  mesure  plus 
urgente  :  il  a  proposé  d'aller  à  Valenciennes,  pour  exhorter  le 
maréchal  Rochambeau,  -—  vivement  APPiAuni,  —  tous  les  offî- 


448  RÉVOLUTION 

ciers,  tous  les  soldats,  —  applaudi,  —  à  une  confiance  mutuelle; 
de  servir  sous  le  maréchal  de  Rochambeau,  comme  aide-de-camp, 
— APPLAUDI,  — jusqu'à  ce  que,  Tordre  étant  rétabli,  il  puisse  re- 
joindre son  armée.  H  vient  de  dire  au  roi  que  ces  soldats  étaient 
doux  comme  des  moutons.  —  applaudi. 

»  Les  ministres  du  roi  ont  proposé  à  Sa  Majesté  d'adopter  cette 
mesure.  —  applaudi.  —  C'est  ainsi  qu'ils  répondront  à  toutes 
les  calomnies;  c'est  ainsi  qu'ils  prouveront  qu'ils  sacrifient  tou- 
tes les  afiections  personnelles  au  salut  de  la  France.  —  applaudi, 
—  Le  maréchal  Luckner  a  demandé  à  choisir  M.  Valence  comme 
aide-de-camp.  —  vivement  applaudi. 

»  M.  Dumas  :  Je  demande  que  M.  le  président  soit  chargé  d'é- 
crire au  maréchal...  —  applaudi  dans  la  pUiS  grande  partie  de 
l'Assemblée  —  au  maréchal  Luckner,  —  applaudi  paetout,  — 
que  l'Assemblée  nationale  le  remercie.  —  applaudi  et  adopté  a 
L'uNANiMrré.  » 

«  Dans  la  séance  du  43  mai  4792,  dit  le  Journal  du  Soir 
d'Etienne  Feuillant,  les  citoyens  et  les  citoyennes  des  villages  de 
Boulogne,  d'Auteuil,  de  Passy,  qui  apportent  des  dons,  deman- 
dent la  permission  de  traverser  la  salle.  — -  admis  a  l'instant, 

S'iCRIE-T-ON  DE  TOUTES  PARTS. 

»  Ils  entrent  :  la  marche  s'ouvre  par  une  colonne  de  grena- 
diers d'une  belle  tenue,  à  la  démarche  assurée,  bien  mesurée.  — 
Viennent  ensuite  des  citoyens,  des  citoyennes,  dans  l'ordre  d'une 
fête  paisible.  Le  vieillard  à  la  marche  pesante  ajoute  au  poids 
de  ses  années  celui  de  ses  armes  ;  il  s'appuie  sur  le  plus  jeune  de 
ses  fils. 

»  Les  mères  sont  entourées  de  leurs  filles  ;  les  jeunes  gens  les 
suivent  ;  la  marche  est  terminée  par  BIM.  les  écoliers  des  trois 
paroisses.  Leurs  instituteurs  forment  l'arrière-garde.  —  Et  l'as- 
semblée d'applaudir  !  et  les  spectateurs  d'applaudir  1  » 

«  Dans  la  séance  du  Si  «mai  4792,  dit  la  même  feuille,  un  cor- 
donnier de  la  ville  de  Poitiers  présente  à  FÀssemblée  deux  paires 
de  boucles  d'argent,  Celles-d,  s'écria-t-il,  aux  grands  applaudis* 


RÉVOLUTION  149 

sements  du  sénat,  ont  servi  à  tenir  les  tirans  de  mes  souliers, 
elles  senriront  à  combattre  les  tyrans  ligués  contre  notre  li- 
berté. »  (44  juillet  4792.  ) 

Ce  n'est  que  dans  ses  derniers  numéros ,  au  mi- 
lieu de  septembre,  queV Ami  du  Peuple  s'occupe  des 
élections  à  la  Convention,  et  il  s'en  occupe  à  sa 
façon: 

Odieux  artifices  employés  avec  succès  dans  les  départements  pour 
appeler  à  la  Convention  nationale  les  traîtres  qui  se  sont  toujours 
montrés  les  plus  cruels  ennemis  du  peuple.  Malheurs  effroyables 
qui  seront  la  suite  de  indigne  choix  des  départements,  si  le  peuple 
ne  reste  pas  debout  jusqu'à  la  fin  des  travaux  de  la  Convention. 
Nécessité  indispensable  de  la  faire  siéger  dans  un  vaste  local,  sans 
garde  quelconque. 

Ce  que  j'ai  prévu  est  arrivé  :  dans  tous  les  points  de  Tempire, 
l'intrigue,  la  fourberie,  la  séduction  et  la  vénalité  se  sont  réunies 
pour  influencer  les  corps  électoraux,  et  porter  à  la  Convention 
nationale  des  hommes  flétris  par  leur  incivisme,  des  hommes  re- 
connus pour  traîtres  à  la  patrie,  des  hommes  pervers,  Técume 
de  l'Assemblée  constituante  et  de  l'Assemblée  actuelle.  Qui  croi- 
rait qu'au  nombre  des  députés  se  trouvent  des  Malouét,  des  Ra- 
baut,  des  Thouret,  des  Tai^et,  des  Pastoret,  des  Condorcet,  des 
Dumolard,  des  Castel ,  des  Yergniaud ,  des  Guadet,  des  Lacroix, 
des  Brissot! 

Français,  qu'atlendez-vous  d'hommes  de  cette  trempe?  Us 
achèveront  de  tout  perdre,  si  le  petit  nombre  de  défenseurs  du 
peuple  appelés  à  les  combattre  n'ont  le  dessus  et  ne  parviennent 
à  les  écraser.  Si  vous  ne  les  environnez  d'un  nombreux  auditoire, 
si  vous  ne  les  dépouillez  du  talisman  funeste  de  l'inviolabilité,  si 
vous  ne  les  livrez  au  glaive  de  la  justice  populaire  dès  l'instant 
qu'ils  viendront  à  manquer  à  leurs  devoirs,  abuser  de  votre  con- 
fiance et  trahir  la  patrie,  c'en  est  fait  de  vous  pour  toujours. 
Gardezrvous  donc  de  placer  la  Convention  nationale  dans  l'air 


ISO  RÉVOLUTION 

pestiféré  du  itianége  des  Tuileries.  Préparez-lui  un  local  assez 
vaste  pour  recevoir  trois  mille  citoyens  dans  les  tribunes,  parlai- 
tement  à  découvert  et  absolument  sans  gardes,  de  manière  que 
les  députés  soient  sans  cesse  sous  la  main  du  peuple,  et  n'aient 
jamais  d'autre  sauvegarde  que  leur  civisme  et  leur  vertu...  Il 
importe  que  la  Convention  nationale  soit  sans  cesse  sous  les  yeux 
du  peuple,  afin  qu'il  puisse  la  lapider,  si  elle  oublie  ses  devoirs. 
Sans  cela ,  c'est  en  vain  que  vous  auriez  mis  vos  dernières  espé- 
rances dans  la  Convention  nationale.  Les  traîtres  qui  ont  appelé 
les  ennemis  de  la  liberté,  retranchés  dans  leur  antre,  sous  le  ca- 
non des  contre-révolutionnaires,  insulteraient  au  peuple  en  tra- 
hissant ses  droits,  et  continueraient,  comme  leurs  prédécesseurs, 
h  traiter  de  brigands  les  patriotes  indignés  qui  s'efforceraient  de 
les  rappeler  au  devoir. 

Ciioyens  qui  fondez  tout  votre  espoir  sur  la  Convention  natio^ 
nale,  souvenez-vous  que  la  bonté  de  ses  opérations  dépend  uni- 
quement de  l'énergie  que  vous  montrerez  pour  être  libres.  Si 
vous  êtes  déterminés  à  tout  braver  pour  le  devenir,  vous  le  se- 
rez enfin,  sous  peu  de  jours  :  voire  audace  seule  peut  étouffer 
tous  les  complots  et  couper  le  fil  de  toutes  les  machinations  tra- 
mées pour  vous  remettre  sous  le  joug.  Soyez  donc  debout  jusqu'à 
ce  que  la  Constitution  soit  refondue,  et  pressez-en  l'achèvement 
par  votre  ardeur.  C'est  l'affaire  de  six  mois,  si  vos  représentants 
veulent  s'entendre,  et  vous  seuls  pouvez  les  forcer  à  ne  pas  con- 
sumer le  temps  en  vaines  altercations.  Voici  la  plus  glorieuse 
époque  de  la  Révolution  ;  elle  en  sera  la  plus  salutaire,  si  vous 
ne  vous  laissez  pas  égarer  par  les  ennemis  cachés  dé  la  patrie, 
qui  s'agitent  de  mille  manières  pour  vous  diviser,  et  vous  priver 
de  vos  plus  zélés  défenseurs.  N'oubliez  donc  jamais  que,  si  le  tra- 
vail de  la  Convention  nationale  est  manqué,  vous  allez  tomber 
dans  la  plus  affreuse  anarchie  ;  déchiré  par  des  factions  intesti- 
nes, l'Etat  sera  en  proie  à  toutes- les  horreurs  de  la  misère,  de 
la  famine,  de  la  guerre  civile  ;  et  après  cinquante  ans  de  désas- 
tres et  de  calamités,  vous  serez  enfin  forcés  de  vous  reposer  sous 
le  despotisme,  si  vous  ne  devenez  pas  auparavant  les  esclaves  ou 
lés  victimes  des  tyrans  ligués  pour  vous  remettre  dans  les  fers. 


RÉVOLUTION  154 

Quant  à  sa  candidature  personnelle,  il  y  fait  à 
peine  allusion  ;  il  se  borne  à  dire,  à  la  fin  de  son 
n®  682,  qu'il  a  n'ignore  pas  les  menées  de  la  fac- 
tion Brissot  contre  l'Ami  du  Peuple.  Elles  sont  di- 
gnes de  la  bassesse  de  ses  ennemis  ;  mais  il  dédai- 
gne d'employer  le  temps  à  les  déjouer.  L'Ami  du 
'  Peuple  n'a  rien  à  dire,  si  ses  titres  à  la  confiance 
publique  peuvent  encore  être  révoqués  en  doute. 
Le  seul  devoir  qu'il  ait  à  remplir  envers  ses  con- 
citoyens, les  patriotes  de  toutes  les  sections,  qui 
pourraient  être  induits  en  erreur,  c'est  de  leur  dé- 
clarer que  le  plus  ardent  de  ses  vœux  est  qu'ils 
trouvent  beaucoup  d'autres  représentants  qui  aient 
mieux  mérité  de  la  patrie.  » 

Sur  cette  salle  destinée  aux  séances  de  la  Con- 
vention, qui  préoccupait  si  fort  Marat,  nous  trou* 
vous  dans  la  Chronique  de  Paris  un  article  assez 
curieux,  dont  voici  quelques  extraits. 

La  Convention  nationale  a  fait,  le  40  mars,  son  entrée  dans  la 
nouvelle  salle,  au  château  des  Tuileries,  maintenant  le  palais  na- 
tùmcU.  On  a  donné  aux  trois  pavillons  qui  le  composent  trois 
noms  nouveaux  :  au  nom  de  Flore  a  succédé  celui  d'Egalité,  le 
pavillon  de  Mesdames  s'appellera  le  pavillon  de  la  Liberté,  et  ce- 
lui des  Cent'Suisses  le  pavillon  de  VUnité.  C'est  entre  le  pavillon 
de  la  Liberté  et  celui  de  TUnité  qu'est  placée  la  salle  de  la  Con> 
vention  nationale,  dans  la  place  qu'on  appelait  autrefois  la  Salle 
des  rruichines,  ce  qui  fournira  matière  à  plus  d'un  bon  et  d'un 
mauvais  mot.... 

La  salle,  très-spacieuse,  est  décorée  sur  un  ton  mâle  et  austère. 


45*  RÉVOLUTION 

Elle  est  entourée  de  tribunes  ;  celles  des  deux  extrémités,  qui 
sont  à  deux  étages  et  en  amphithéâtre,  peuvent  renfermer  près 
de  deux  mille  spectateurs.  Ces  tribunes,  élevées  au-dessus  des 
sièges  des  députés,  peuvent  avoir  moins  de  communication  avec 
eux  que  dans  la  salle  du  Manège ,  et  par  conséquent  leur  in- 
fluence sera  moindre 

Les  avantages  de  la  nouvelle  salle  seront  :  que  les  tribunes  au- 
ront moins  d'influence,  que  les  claquements  de  mains  se  perdront 
dans  les  voûtes  ;  que  les  battements  de  pieds  ne  fondront  pas 
sur  les  tètes  des  députés;  que  les  huées  se  croiseront  et  se  per- 
dront en  un  bruit  confus  ;  que  les  injures  seront  inarticulées  ;  et, 
quant  aux  députés,  que  le  bruit  insoutenable  qui  résultera  des  dé- 
bats bruyants  commandera  Tordre  et  le  silence,  et  que  Ton  sera 

* 

obligé  à  la  fin  de  parler  chacun  à  son  tour. 

Il  est  vrai  que  la  sortie  de  la  salle  offre  d'immenses  facilités 
pour  la  grande  lapidation  des  députés  proposée  en  il9t  ;  mais 
Dieu  sourtout,  comme  dit  avant-hier  un  opinant. 

Mais  les  journalistes  n'avaient  pas  lieu,  paraît— 
il,  d'être  enchantés  de  la  place  qu'on  leur  avait  as- 
signée. Les  constructeurs  et  inspecteurs  de  la  nou- 
velle salle  les  avaient  juchés  au  paradis,  dans  de 
petits  pigeonniers  d'où  Ton  ne  voyait  ni  n'enten- 
dait. L'un  d'eux,  le  Logotachy graphe,  en  prit  thème 
pour  adresser  à  la  Convention  cette  fière  déclara- 
tion : 

La  Convention  nationale  vient  de  transporter  ses  séances  dans 
la  nouvelle  salle  des  Tuileries.  On  avait  lieu  d'attendre  qu'on  y  se- 
rait à  son  aise,  et  que  les  journalistes  surtout  y  trouveraient  des 
facilités  propres  à  servir  la  chose  publique  ;  mais  on  s'est  trompé. 
L'architecte  Gisord,  qui  sans  doute  ne  lit  jamais  les  journaux,  a 
cru,  dans  son  vaste  génie,  que  loger  les  hommes  de  lettres  dans 
des  pigeonniers,  cela  était  suffisant. 


RÉVOLUTION  453 

L'invention  logotachygraphique  fut  accueillie  avec  le  plus  grand 
intérêt  par  TAssemblée  législative  ;  elle  rendit  un  décret,  et  une 
tribune  fut  construite  exprès  pour  y  exercer  mon  procédé. 

J'avais  lieu  d'espérer  que  les  avances  énormes  d'une  pareille 
entreprise,  et  plus  encore  l'intérêt  que  présente  ce  journal  que 
j'ai  commencé,  fixeraient  l'attention  des  commissaires  de  la  salle, 
à  qui  j'ai  demandé  infructueusement  une  place  propre  à  mon 
travail. 

Resserré,  comme  tous  les  journalistes,  dans  des  places  ridicu- 
les qui  nous  ont  été  assignées^  et  qui  nous  barrent  toute  com- 
munication avec  l'Assemblée  ;  privé  des  notes  et  décrets  indis- 
pensables pour  donner  suite  aux  débats  des  séances  ;  forcé  à  re- 
noncer aux  efforts  jusqu'ici  soutenus  pour  recueillir  tout  ce  qui 
est  intéressant  ;  trop  sensible  pour  éprouver  toujours  des  repro- 
ches d'inexactitude  qui  tiennent  à  la  disposition  du  local,  je 
suspends  le  Logotachygraphe  jusqu'à  ce  que  la  Convention  na- 
tionale ait  senti  la  nécessité  indispensable  d'un  pareil  établisse- 
ment. 

L^islateurs,  la  postérité  sentira  mieux  que  vous  le  prix  d'un 
art  que  j'inventai  pour  lui  transmettre  l'histoire  de  notre  légis- 
lation, et  si  elle  a  quelques  reproches  à  faire,  ils  ne  tomberont 
pas  sur  moi. 

Pauvres  patriotes,  prenez  patience. 

F.  E.  GUIRAUT, 

On  sait  que  Marat  fut  porté  à  la  Convention  par 
le  département  de  Paris;  il  y  arriva  en  même 
temps  que  plusieurs  autres  journalistes  et  écrivains 
patriotes,  avec  Camille  Desmoulins,  Fréron,  Lavi- 
comterie ,  CoUot-d'Herbois ,  Robespierre ,  Robert , 
Fabre  d'Eglantine.  On  a  pu  voir  déjà  quelles  dis- 
positions il  y  apportait.  Une  circonstance  cepen- 
dant donnerait  à  croire  qu'il  eut  un  instant  la  vel- 

7. 


iU  RÉVOLUTION 

léité  d'établir  une  ligne  de  démarcation  entre  son 
passé  et  l'avenir  qui  s'ouvrait  devant  lui,  devenu 
membre  de  la  Commune  et  de  la  Convention  :  il 
cessait  la  publication  de  Y  Ami  du  Peuple  le  jour 
même  où  s'ouvrait  la  nouvelle  Assemblée;  mais 
c'était  pour  le  reprendre  quelques  jours  après  sous 
un  autre  titre,  et  il  n'y  eut  réellement  que  le  nom 
de  changé.  C'est  bien  toujours  le  même  homme, 
mais  plus  puissant  que  jamais.  C'est  lui,  en  effet, 
qui  inspire  et  dirige  la  polémique  de  la  presse, 
tt  Depuis  que  les  feuilles  royalistes  ont  sombré  avec 
la  monarchie  dans  la  tempête  du  1 0  août,  Marat 
n'a  plus  autour  de  lui  et  en  face  de  lui  que  des 
journaux  révolutionnaires.  Il  entraîne  les  uns,  qui 
le  suivent  par  peur  et  pour  marquer  le  pas;  il 
exaspère  et  épouvante  les  autres,  qui  voient  en  lui 
la  légion  noire^  menaçante,  qui  veut  tout  anéantir 
et  tout  dévorer,  a  L'effroi  qu'il  inspirait  étant  par- 
»  tout,  dit  Garât,  on  croyait  le  voir  partout  lui- 
>  même.  »  Il  donne  le  ton  et  à  ceux  qui  le  combat- 
tent, et  à  ceux  qui  le  suivent  par  fanatisme,  et  à 
ceux  qui,  ayant  horreur  de  lui,  «  n'avaient  pas 
horreur  de  s'en  servir,  et  le  plaçaient  au  milieu 
d'eux,  le  mettaient  en  avant,  le  portaient  en  quel- 
que sorte  sur  leur  poitrine  comme  une  tête  de  Mé- 
duse (1).  » 

(I)  Eugène  Harou,  Histoire  littéraire  de  la  Convention,  p.  2^7. 


RÉVOLUTION  45S 

Le  dernier  numéro  de  Y  Ami  du  Peuple  est  adressé 
à  maître  Jérôme  Pétton^  qui  avait  d'abord  trouvé 
grâce  devant  Marat,  mais  qui  va  devenir  de  sa  part 
l'objet  d'attaques  non  moins  violentes  que  celles 
dont  il  avait  si  longtemps  poursuivi  son  prédéces- 
seur Bailly.  a  Quelques  sages,  surpris  de  vous  voir 
toujours  si  bien  frisé  dans  ces  temps  d'alarmes,  me 
prient  de  vous  faire  souvenir  du  prix  du  temps , 
surtout  pour  un  premier  magistrat  municipal, 
dont  tous  les  moments  appartiennent  au  peuple. 
Quitte  ta  place ,  Pétion ,  et  remets-la  à  des  mains 
plus  habiles  et  plus  fermes.  Les  Brissotins  te  mè- 
nent par  le  nez.  Ta  bonhomie,  ta  faiblesse,  ta  cré- 
dulité ,  ton  aveugle  confiance ,  ont  fait  longtemps 
notre  malheur  ;  elles  finiraient  par  nous  perdre.  » 

Encore  un  mot,  dit  l'Ami  du  Peuple  en  terminant. 

Une  seule  réflexion  m'accable,  c'est  que  tous  mes  efforts  pour 
sauver  le  peuple  n'aboutiront  à  rien  sans  une  nouvelle  insurrec- 
tion. A  voir  la  trempe  de  la  plupart  des  députés  à  la  Convention 
nationale,  je  désespère  du  salut  public.  Si,  dans  les  huit  pre- 
mières séances,  toutes  les  bases  de  la  Constitution  ne  sont  pas 
posées,  n'attendez  plus  rien  de  vos  représentants;  vous  êtes 
anéantis  pour  toujours,  cinquante  ans  d'anarchie  vous  attendent, 
et  vous  n'en  sortirez  que  par  un  dictateur  vrai  patriote  et 
homme  d'Etat.  0  peuple  babillard  1  si  tu  savais  agir  ! 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  de  quel  œil  la 
plupart  des  membres  de  la  Convention  virent  s'as- 
seoir au  milieu  d'eux  un  pareil  collègue.  Les  Gi- 
rondins, qui  ne  demandaient  qu'un  prétexte  pour 


J(56  RÉVOLUTION 

provoquer  son  expulsion,  dénoncèrent  à  la  Con- 
vention, dans  une  de  ses  premières  séances,  un 
placard  dans  lequel  il  insultait  la  représentation 
nationale  et  demandait  un  dictateur.  «  Oui,  répon- 
dit audacieusement  Marat,  c'est  moi  qui  le  premier 
et  le  seul  en  France  ai  songé  à  cette  mesure,  comme 
le  seul  moyen  d'écraser  les  traîtres  et  les  conspira- 
teurs. . .  Si,  à  la  prise  de  la  Bastille,  on  eût  compris 
la  nécessité  de  cette  mesure,  dnq  cents  têtes  scélé'- 
rates  seraient  tombées  à  ma  voix^  et  la  paix  eût  été 
affermie  dès  cette  époque...  Mes  idées,  quelque 
révoltantes  qu'elles  vous  paraissent ,  ne  tendaient 
qu'au  bonheur  public.  Si  vous  n'êtes  point  vous- 
mêmes  à  la  hauteur  de  m'entendre,  tant  pis  pour 
vous...  On  m'a  accusé  d'ambition;  mais  voyez,  et 
jugez-moi.  Si  j'avais  seulement,  voulu  mettre  un 
prix  à  mon  silence,  je  serais  gorgé  d'or,  et  je  suis 
pauvre.  Poursuivi  sans  cesse,  j'ai  erré  de  souter- 
rains en  souterrains,  et  j'ai  prêché  la  vérité  sur  le 
billot.  »  Puis  tirant  un  pistolet  de  sa  poche,  et  se 
l'appuyant  sur  le  front  :  «  Si  vous  m'eussiez  dé- 
crété d'accusation,  j'avais  de  quoi  rester  libre  :  je 
me  serais  brûlé  la  cervelle  à  cette  tribune  même.. . 
Voilà  le  fruit  de  mes  travaux,  de  mes  misères,  de 
mes  souffrances  !  Eh  bien  1  s'écrie-t-il  en  se  tour- 
nant vers  les  Girondins,  je  resterai  parmi  vous  pour 
braver  vos  fureurs.  » 

Voici  comment  la  Chronique^  dont  on  connaît  le 


RÉVOLUTION  457 

dévouement  à  la  Gironde,  raconte  cette  séance  : 
«  M.  Marat,  jugé  trop  vil  par  tous  les  membres 
de  TAssemblée  pour  trouver  parmi  eux  un  seul 
défenseur,  a  usé  de  son  droit  de  représentant  et  de 
celui  d'accusé  pour  paraître  à  la  tribune  *  là,  il  a 
déclaré  avoir  parlé  pour  la  dictature,  afin  de  diri- 
ger, a-t-il  dit,  par  le  moyen  d'un  dictateur,  Tefifet 
des  vengeances  populaires,  et  empêcher  que  les  in- 
surrections ne  fussent  toujours  renaissantes  ;  là,  il 
a  fait  l'aveu  d'avoir  conseillé  au  peuple  de  faire 
tomber  les  têtes  des  conspirateurs  pour  épargner 
le  sang  des  patriotes  ;  là,  il  n'a  pas  rougi  de  recon- 
naître une  dernière  affiche,  par  laquelle  il  conseille 
de  massacrer  les  représentants  du  peuple,  si  dans 
huit  jours  les  bases  de  la  Constitution  ne  sont  posées. 
Mais,  en  se  déclarant  l'auteur  de  cet  infâme  écrit, 
il  en  a  reculé  la  date  avant  que  la  Convention  fût 
rassemblée,  et  il  a  cité,  pour  se  justifier,  un  nou- 
veau journal,  dans  lequel,  reconnaissant  les  services 
rendus  à  la  liberté  par  la  Convention  depuis  sa 
première  séance,  il  s'engage  de  marcher  de  concert 
avec  elle. 

»  Certes,  ce  n'a  pas  été  sans  indignation  ni  sans 
scandale  que  les  représentants  d'un  peuple  libre  et 
ami  des  mœurs  ont  entendu  à  la  tribune  un  ora- 
teur provoquant  l'anarchie  et  l'assassinat,  se  dé- 
clarant le  juge  suprême  des  lois,  et  s'arrogeant  à 
lui  seul  le  droit  de  gouverner  par  ses  maximes 


458  RÉVOLUTION 

abominables  une  révolution  commencée  par  la  rai- 
son publique,  et  qui  ne  peut  s'achever  que  par  elle. 
Ce  n'a  pas  été  sans  surprise  qu'elle  a  vu  ce  même 
homme  porter  le  délire  jusqu'à  qualifier  de  fureur 
la  profonde  indignation  qu'il  lisait  sur  le  visage  de 
tous  les  spectateurs.  Mais,  comme  les  excès  de  la 
corruption  ont  aussi  leur  terme,  après  lequel  ils  dé- 
génèrent en  véritable  démence,  la  Convention  a  fait 
grâce  à  M.  Marat  d'un  décret  d'accusation;  elle  l'a 
laissé  seul  de  son  parti,  méditant  dans  ses  délires 
politiques  de  nouvelles  horreurs... 

»  Si  l'indignation  de  l'Assemblée  a  été  grande 
en  voyant  de  quel  front  un  homme  chargé  de  l'op- 
probre de  la  plupart  des  crimes  qui  ont  flétri  la 
Révolution  est  venu  faire  parade  à  la  tribune  de 
ses  principes  destructeurs  de  tout  ordre  social,  elle 
s'est  vue  partagée  entre  l'étonnement  et  la  pitié 
lorsqu'il  a  fait  paraître  théâtralement  le  pistolet 
avec  lequel  il  prétendait  terminer  sa  carrière,  dans 
le  cas  où  il  aurait  été  mis  en  état  d'accusation. 
Certes,  il  faut  l'avouer,  les  mânes  des  Caton,  des 
Brutus,  des  Beaurepaire ,  n'auraient  pas  eu  peu  à 
rougir  de  voir  M.  Marat  prétendre  se  placer  à  leur 
côté  et  arriver  à  la  célébrité  par  des  chemins  si 
contraires.  Il  est  des  actes  de  courage  qui  excitent 
l'admiration  et  qui  font  quelquefois  oublier  des 
crimes.  Il  en  est  d'autres  du  même  genre  qui  ne 
paraissent  que  ridicules.  Pourquoi  cela  ?  Quand  on 


RÉVOLUTION  459 

aura  vu  M.  Marat,  il  sera  aisé  de  l'expliquer,  et  il 
suffit  du  bon  sens  du  peuple  pour  faire  cette  diffé^ 
rence,  »  (27  septembre^1792.) 

Marat  était  de  nouveau  dénoncé  à  la  Convention 
le  20  octobre,  mais  sans  plus  de  résultat. 

«  Une  dénonciation,  dit  encore  la  Chronique^  a 
été  faite  contre  l'auteur  des  libelles  sanguinaires 
qu'on  crie  chaque  jour  à  la  porte  de  la  Convention, 
et  qui,  après  avoir  souillé  les  avenues  du  temple  de 
la  liberté,  vont  ensuite  se  répandre  à  grands  frais 
dans  les  armées  pour  y  provoquer  le  soldat  au 
meurtre  et  à  l'insubordination.  Il  serait  inutile  de 
parler  de  cette  dénonciation,  qui  ne  sert  qu'à  rap- 
peler un  homme  dont  le  nom  seul  est  une  tache  à 
la  Révolution  et  un  outrage  à  la  morale,  si  elle  n'a- 
vait donné  lieu  à  une  exposition  de  principes  dan- 
gereux et  erronés.  Un  membre  a  prétendu  que  l'in- 
violabilité attachée  au  caractère  de  représentant  ne 
permettait  pas  qu'on  entendît  contre  eux  des  dé- 
nonciateurs à  la  barre.  Ainsi  le  titre  de  représen- 
tant deviendrait  un  brevet  d'impunité,  et  le  temple 
des  lois  pourrait  être  le  refuge  du  crime.  Il  est 
étonnant  que  des  députés  ne  sachent  pas  encore 
distinguer  l'inviolabilité  qui  s'applique  seulement 
aux  opinions  politiques  énoncées  à  la  tribune,  de 
celle  qui  tendrait  à  couvrir  des  faits  particuliers 
hors  de  la  sphère  des  fonctions  législatives.  La  pre- 


160  RÉVOLUTION 

mière  est  le  gage  de  la  liberté,  la  seconde  en  serait 
le  principe  destructeur. 

>  I^es  murmures  d'improbation  qu'ont  fait  en- 
tendre contre  l'orateur  tous  les  membres  de  la 
Convention  ne  lui  ont  pas  permis  de  terminer  ce 
qu'il  avait  à  dire.  » 

Marat,  ai-je  dit,  avait  cessé  la  publication  de 
VAmi  du  Peuple  à  l'avènement  de  la  Convention , 
ou  plutôt  il  en  avait  alors  changé  le  nom.  L'Ami  du 
Peuple  finit  en  efifet  le  21  septembre  1792,  au 
n**  685  ;  mais  dès  le  25  Marat  avait  repris  la  plume, 
Seulement  il  abandonnait  ce  titre  d'Ami  du  Peuple  . 
dans  lequel  il  s'était  personnifié ,  et  qui  lui  était  si 
cher  (1);  il  lui  substituait  celui  de  Journal  de  la 
République  française^  par  Marat,  l'Ami  du  Peuple, 
député  à  la  Convention  nationale,  et  après  quelque 
hésitation  sur  l'épigraphe,  dont  la  place  demeura 
vide  dans  les  quatre  premiers  numéros,  il  adoptait 

(\)  Un  jour,  le  district  de  .Sainte-Marguerite  avait  pris  une  délibération  dans  la- 
quelle, considérant  le  ton  violent  et  peu  mesuré  des  attaques  de  Marat,  il  l'invitait 
à  supprimer  le  titre  de  son  journal,  attendu  que  ce  titre  supposait  l'assentiment 
d'une  partie  du  peuple,  qui  ne  peut  reconnaître  pour  son  véritable  ami  que  cdui 
qui  n'avance  que  des  faits  dont  il  donne  la  preuve,  et  qui  conserve  dans  ses  écrits 
le  respect  et  la  décence  dus  au  public. 

«  Vous  m'invitez,  répond  Marat,  à  quitter  le  titre  d'Ami  du  Peuple  ;  c'est  tout  au 
plus  ce  que  pourraient  faire  nos  plus  cruels  ennemis.  Comment  une  demande 
aussi  indiscrète  a-t-elle  pu  vous  échapper?  En  le  prenant,  ce  beau  titre,  je  n'ai 
consulté  que  mon  cœur;  mais  j'ai  travaillé  à  le  mériter  par  mon  zèle,  par  mon 
dévouement  à  la  patrie,  et  je  crois  avoir  fait  mes  preuves.  Consultez  la  voix  publi- 
que, voyez  la  foule  d'infortunés,  d'opprimés,  de  persécutés,  qui  chaque  jour  récla- 
ment mon  appui  contre  leurs  oppresseurs,  et  demandez-leur  si  je  suis  l'Ami  du 
Peuple.  Au  demeurant,  ce  sont  les  bienfaits  seuls  qui  font.le  bien&itenr,  et  non  le 
.  consentement  de  l'obligé.  »  (32  janvier  1790.) 


RÉVOLUTION  46^ 

celle-ci  :  Ut  redeat  miseris ,  abeat  fortuna  superbis. 
En  im  mot  Marat  semblait  vouloir  faire  peau  neuve. 

L'exemplaire  de  cette  nouvelle  feuille  que  pos- 
sède la  bibliothèque  impériale  est  précédé  d'un 
prospectus  des  œuvres  politiques  et  patriotiques 
de  Marat,  qui  «  est  trop  bien  connu  dans  l'empire 
français  pour  qu'on  perde  le  temps  à  le  caractériser 
comme  écrivain  et  comme  politique  :  resterait  à  le 
faire  connaître  comme  apôtre  et  martyr  de  la  li- 
berté ;  mais  qui  ignore  aujourd'hui  que  le  premier 
parmi  nous  il  démasqua,  etc.,  etc.,  etc.;  la  kyrielle 
ordinaire.  Les  œuvres  annoncées  sont  le  nouveau 
journal,  les  Chaînes  de  V esclavage  et  V Ecole  du 
citoyen. 

VEcole  du  citoyen^  c'est  l'histoire  philosophique 
de  la  Révolution  depuis  l'ouverture  des  Etats-Gé- 
néraux jusqu'à  celle  de  la  Convention  nationale. 
Cette  histoire  offre  le  tableau  des  ennemis  de  la  pa- 
trie conjurés  pour  remettre  le  peuple  sous  le  joug, 
le  développement  des  complots  éternels,  etc. ,  etc. 
On  y  relève  les  vices  de  la  Constitution  qui  ont  fait 
jusqu'ici  le  malheur  de  la  France,  et  les  mesures  à 
prendre  pour  établir  la  liberté  et  la  félicité  pu- 
bliques sur  des  bases  inébranlables.  Les  lecteurs 
qui  n'ont  pu  se  procurer  Y  Ami  du  Peuple  seront 
flattés  d'en  trouver  les  morceaux  les  plus  saillants 
fondus  dans  VEcole  du  citoyen^  et  d'y  lire  plus  de 
trois  cents  prédictions  publiées  par  l'auteur,  long— 


46â  RÉVOLUTION 

temps  à  l'avance ,  sur  les  principaux  personnages 
qui  ont  figuré  dans  les  afSstires  publiques,  et  sur 
les  principaux  événements  de  la  Révolution. 

I..es  Chaînes  de  V esclavage  sont  un  tableau  his- 
torique et  philosophique  de  tous  les  artifices, 
pièges,  attentats,  coups  d'Etat  et  forfaits  aux- 
quels les  princes  ont  recours  pour  détruire  la  li- 
berté et  enchaaner  les  peuples  ;  il  est  terminé  par 
le  tableau  des  scènes  épouvantables  de  la  tyrannie 
dans  les  malheureuses  contrées  soumises  au  despo- 
tisme. L'auteur  l'avait  donné  à  Londres  en  1774, 
et  il  n'avait  encore  paru  qu'en  anglais.  Le  cabinet 
de  Saint-James  avait  dépensé  (qu'on  veuille  bien 
ne  pas  oublier  que  nous  copions)  plus  de  deux 
mille  livres  à  corrompre  les  publicateurs  et  les 
journalistes  pour  empêcher  qu'il  ne  parût  à  temps  ; 
lorsqu'il  fut  dans  le  public ,  il  mérita  à  l'auteur 
la  couronne  civique. 

L'annonce  de  cet  ouvrage,  c'est-à-dire  de  la  tra- 
duction de  cet  ouvrage,  qui  devait  toujours  paraître 
le  mois  prochain,  «  sur  un  beau  papier  et  en  su- 
perbes caractères  » ,  revient  à  presque  tous  les  nu- 
méros de  la  nouvelle  feuille  (1),  avec  le  programme 
de  cette  feuille  elle-même,  conçu  en  ces  termes  : 

(1)  L'impression  en  fut,  sinon  achevée^  au  moins  commencée,  à  la  fin  de  cette 
année  1793.  Il  en  a  été  fait  une  nouvelle  édition  en  4833.  Dans  la  séance  de  la 
Commune  de  Paris  du  14  août  1793,  un  membre  demanda  qu'un  exemplaire  de 
det  ouvrage  fût  distribué  aux  commissaires  des  assemblées  primaires,  qui  allaient 
s'en  retourner  dans  leurs  foyers  :  c'était,  dit-il,  un  antidote  infaillible  contre  le 
despotisme.  Hébert  appuya  la  proposition,  igoutant  que  les  plus  grands  pnbli- 


RÉVOLUTION  463 

Le  Journal  de  rAmi  du  Peuple  est  trop  bien  connu  pour  qu*il 
soit  besoin  de  donner  ici  une  notice  détaillée  de  la  feuille  qui  le. 
remplace.  Dévoiler  les  complots  contre  la  patrie,  démasquer  et 
déjouer  les  traîtres,  défendre  les  droits  du  peuple,  rendre  compte 
des  trayaux  de  la  Convention,  suivre  sa  marche,  la  rappeler  aux 
principes  quand  elle  s'en  écartera,  préparer  la  refonte  de  la 
Constitution,  et  travailler  à  consolider  le  nouveau  gouvernement 
qui  sera  donné  à  la  France  :  tel  est  le  plan  du  Journal  de  la 
Bépublique  française  (4  ]. 

Ce  programme  sommaire  est  complété ,  dans  le 
premier  numéro,  par  une  sorte  de  profession  de 
foi,  ayant  pour  titre  :  Nouvelle  marche  de  V auteur, 
servant  de  prospectus  à  ce  journal.  Marat  y  trace  le 
tableau  des  dégoûts  dont  il  n'a  cessé  d'être  abreuvé. 
Longtemps  on  l'a  représenté  comme  un  traître  qui 
vendait  sa  plume  à  tous  les  partis  :  cette  arme 

cistes,  les  Montesquieu,  etc.,  se  seraient  fait  honneur  d'être  les  auteurs  de  cette 
production. 

Dans  le  numéro  de  l'iimt  du  Peuple  du  25  juin  1790  se  trouve  l'avertissement 
suivant,  que  je  crois  devoir  reproduire  comme  renseignement  bibliographique  : 

«  Dans  la  honteuse  expédition  du  33  janvier,  mon  appartement  ayant  été  four- 
ragé par  les  satellites  aux  ordres  de  l'administrateur  des  finances,  on  en  a  enlevé 
on  rouleau  contenant  sept  lettres  de  dénonciations  très-graves  contre  cet  agent 
du  pouvoir  exécutif;  un  rouleau  contenant  104  numéros  de  l'iimt  du  Peuple  cor- 
rigés pour  l'édition  de  mes  œuvres  politiques  ;  un  rouleau  contenant  le  commen- 
cement de  l'histoire  de  la  Révolution  ;  quarante-trois  lettres  formant  ma  corres- 
pondance d'Espagne,  relative  à  l'établissement  que  le  roi  défunt  me  fit  proposer 
en  1785  ;  cinquante-sept  lettres,  parmi  lesquelles  dix-sept  de  Franklin,  formant 
ma  correspondance  académique;  et  plus  de  trois  cents  lettres  formant  ma  cor- 
respondance particulière,  parmi  lesquelles  en  est  une  cachetée,  contenant  la 
structure  de  mon  nouvel  hélioscope  Je  supplie  les  personnes  qui  pourraient  avoir 
connaissance  de  quelqu'un  de  ces  objets  volés  de  vouloir  bien  me  faire  passer  les 
renseignements  propres  à  découvrir  les  coupables.  » 

(I;  La  distribution  du  Journal  de  la  Bépublique  se  faisait  à  l'imprimerie  de  l'au- 
teur, dans  la  cour  des  Cordeliers,  vis-à-vis  la  rue  Hautefeuille,  à  7  heures  précises. 
On  ne  délivrait  que  par  douzaines.  —  On  souscrivait,  à  Paris,  chez  l'auteur,  rue 
des  Cordeliers,  F.  S.  G.,  n«  30,  et  chez  les  secrétaires  des  sociétés  patriotiques 
aflUiécs  aux  Jacobins  dans  tous  les  départements.  Le  prix  de  la  souscription  était 
de  douze  livres  par  trimestre,  franc  de  port.  On  ne  recevait  point  de  souscriptions 
pour  Pai-is,  attendu  qu'on  ne  voulait  point  les  ôter  aux  colporteurs. 


461  RÉVOLUTION 

meurtrière,  il  Ta  brisée  dans  les  mains  de  ses  ca- 
lomniateurs en  attaquant  également  tous  les  partis 
anti-populaires.  Mais  ils  n'ont  cessé  de  l'accuser  de 
vénalité  que  pour  l'accuser  de  fureur  ;  les  lâches, 
les  aveugles,  les  fripons  et  les  traîtres,  se  sont 
réunis  pour  le  peindre  comme  un  fou  atrabilaire, 
invective  dont  les  charlatans  encyclopédistes  gra- 
tifiaient l'auteur  du  Contrat  social.  Trois  cents 
prédictions  sur  les  principaux  événements  de  la 
Révolution  justifiées  par  le  fait  l'ont  vengé  de  ces 
injures  ;  les  défaites  de  Tournai,  de  Mons,  deCour- 

trai,  les  massacres  de  Dillon,  de de  Sémon- 

ville,  l'émigration  de  presque  tous  les  officiers  de 
ligne,  les  tentatives  d'empoisonner  le  camp  de  Sois- 
sons,  la  destitution  successive  de  Mottié,  de  Luck- 
ner,  de  Montesquiou,  ont  mis  le  sceau  à  ces  tristes 
présages,  et  le  fou  patriote  a  passé  pour  prophète. 
Il  ne  restait  aux  ennemis  de  la  patrie,  pour  lui 
ôter  la  confiance  de  ses  concitoyens ,  que  de  lui 
prêter  des  vues  ambitieuses  en  dénaturant  ses  opi- 
nions sur  la  nécessité  d'un  dictateur  pour  punir 
les  machinateurs  protégés  par  le  Corps  législatif, 
le  gouvernement  et  les  tribunaux,  jusqu'ici  leurs 
complices.  Il  a  souvent  reproché  aux  plus  chauds 
patriotes  d'avoir  repoussé  cette  mesure  salutaire, 
dont  tout  homme  instruit  de  l'histoire  des  révolu- 
tions devait  sentir  l'indispensable  nécessité.  C'est 
par  civisme,  par  philanthropie,  par  humanité,  qu'il 


RÉVOLUTION  465 

a  cru  devoir  conseiller  cette  mesure  sévère ,  com- 
mandée par  le  salut  de  l'empire  ;  s'il  a  conseillé 
d'abattre  cinq  cents  têtes  criminelles ,  c'était  pour 
en  épargner  cinq  cent  mille  innocentes  ;  c'est  parce 
que  cette  mesure  n'a  pas  été  prise  à  temps  que  l'Etat 
a  été  depuis  quatre  ans  désolé  par  tant  de  calamités 
de  toute  sorte. 

Quant  aux  vues  ambitieuses  qu'on  lui  prête  , 
voici  son  unique  réponse  :  il  ne  veut  ni  emplois, 
ni  pensions.  S'il  a  accepté  la  place  de  député  à  la 
Convention  nationale,  c'est  dans  l'espoir  de  servir 
plus  efficacement  la  patrie,  même  sans  paraître. 
Sa  seule  ambition  est  de  concourir  à  sauver  le  peu- 
ple :  qu'il  soit  libre  et  heureux ,  tous  ses  vœux 
seront  remplis. 

Le  despotisme  est  détruit,  la  royauté  est  abolie, 
mais  leurs  suppôts  ne  sont  pas  abattus.  La  liberté 
a  encore  des  nuées  d'ennemis.  Comment  l'en  faire 
triompher,  si  les  amis  de  la  patrie  ne  s'entendent, 
s'ils  ne  réunissent  leurs  efforts?  Ils  pensent  tous 
qu'on  peut  triompher  des  malveillants  sans  s'en 
défaire  :  soit,  il  est  prêt  à  prendre  les  voies  jugées 
efficaces  par  les  défenseurs  du  peuple,  il  doit  mar- 
cher avec  eux. 

Amour  sacré  de  la  patrie,  je  t'ai  consacré  mes  veilles,  mon 
repos,  mes  jours,  tontes  les  facultés  de  mon  âme  ;  je  t*îmmole 
aujourd'hui  mes  préventions,  mon  ressentiment,  mes  haines.  A 
la  vue  des  attentats  des  ennemis  de  la  liberté,  à  la  vue  de  leurs 
outrages  contre  ses  enfants,  j*é(oufferai,  s*il  se  peut,  dans  mon 


466  RÉVOLUTION 

sein,  les  mouvements  d'indignation  qui  s'y  élèveront;  j'enten- 
drai, sans  me  livrer  à  la  fureur,  le  récit  du  massacre  des  vieil- 
lards et  des  enfants  égorgés  par  de  lâches  assassins;  je  serai 
témoin  des  menées  des  traîtres  à  la  patrie,  sans  appeler  sur 
leurs  tètes  criminelles  le  glaive  des  vengeances'  populaires!  Divi- 
nité des  âmes  pures,  prête-moi  des  forces  pour  accomplir  mon 
vœu!  Jamais  l'amour-propre  ou  l'obstination  ne  s'opposera,  chez 
moi,  aux  mesures  que  prescrit  la  sagesse.  Fais-moi  triompher 
des  impulsions  du  sentiment ,  et ,  si  les  transports  de  l'indigna- 
tion doivent  un  jour  me  jeter  hors  des  bornes  et  compromettre 
le  salut  public,  que  j'expire  de  douleur  avant  de  commettre  cette 
faute! 

Mais,  hélas  !  ce  n'était  là,  ce  ne  pouvait  être,  de 
la  part  de  Marat,  qu'une  vaine  déclamation,  qu'une 
tirade  sonore.  La  Ck>nvention,  nous  l'avons  vu,  ne 
devait  pas  plus  le  satisfaire,  ne  devait  pas  plus 
trouver  grâce  à  ses  yeux,  que  les  Assemblées  qui 
l'avaient  précédée.  Plus  il  voit  les  hommes,  écri- 
vait-il à  la  date  du  16  décembre,  sous  le  titre  de 
Réflexions  douloureuses^  plus  il  les  méprise,  et  plus 
il  a  lieu  de  craindre  que  ce  ne  soit  pas  avec  ceux 
qui  composent  la  Convention  que  l'on  puisse  sau- 
ver la  France  des  nouveaux  malheurs  qui  la  me- 
nacent. Il  ne  parle  pas  de  la  clique  criminelle  qui^ 
pour  assouvir  ses  projets  ambitieux ,  s'efforce  de 
réunir  la  puissance  dictatoriale  dans  les  mains  de 
Roland  :  il  est  simple  que  des  fripons  de  cette 
trempe  soient  des  scélérats  accomplis.  Mais  ce  qui 
le  peine  le  plus,  ce  qui  est  fait  pour  dégoûter  le 
censeur  le  plus  dévoué  du  peuple,  ce  qui  l'aurait 


RÉVOLUTION  467 

bientôt  déterminé  à  donner  sa  démission,  si  ses  es- 
pérances ne  se  reportaient  toujours  sur  ces  circons- 
tances impérieuses  qui  donnent  tant  de  poids  à  la 
voix  des  véritables  amis  de  la  patrie,  c'est  la  tié- 
deur de  ses  collègues.  On  voit  à  la  Montagne  des 
hommes  si  modérés^  si  froids,  si  apathiques,  que 
leur  conduite  toujours  équivoque  les  ferait  passer 
pour  des  compères  chargés  d'arrêter  les  élans  pa- 
triotiques ,  sans  compter  les  députés  véreux,  aris- 
tocratiques et  royalistes ,  qui  viennent  s'y  placer 
pour  se  faire  bonne  réputation  (1). 

Roland,  qui  a  hérité  de  la  haine  qu'il  portait  à 
Bailly  et  à  Lafayette,  est  journellement  l'objet  des 
plus  violentes  attaques. 

J'ai  dénoncé  plusieurs  fois  le  vertueux  Roland,  dont  les  hom- 
mes les  moins  éclairés  commencent  à  ne  plus  aimer  la  vertu, 
comme  un  vieux  valet  de  la  cour,  qui  n'avait  d'autre  titre  de 
recommandation  cpi'une  lettre  d'humeur  écrite  au  monarque 
après  avoir  été  mise  à  la  poste,  lettre  dont  il  a  la  bêtise  de  se 
£aire,  auprès  des  sots,  un  certificat  de  civisme.  Je  l'ai  dénoncé 
comme  le  protecteur  des  émigrés ,  qu'il  favorise  en  suspendant 
la  vente  de  leurs  biens,  comme  l'agent  secret  des  Capots  fugi- 
tifis,  comme  un  traître  vendu  au  despote.  Je  l'ai  dénoncé  comme 
un  intrigant,  un  ambitieux  qui  abuse  indignement  de  l'autorité 
qui  lui  est  confiée,  comme  un  vil  imposteur  qui,  après  avoir 
inondé  l'Etat  de  libelles  diffamatoires  contre  les  Parisiens  et  leur 
députation  à  la  Convention  nationale,  intercepte  tous  les  écrits 
patriotiques  à  la  poste,  pour  tenir  la  vérité  captive  ;  comme  un 
iaussaire  qui  pensionne  une  multitude  de  plumes  vénales  pour 
^larer  la  nation  ;  un  scélérat  qui  soudoie  une  multitude  d'émis- 

(1)  Journal  de  la  Bépubîique  française,  n*  75. 


468  RÉVOLUTION 

saires  qui  courent  les  départements  pour  soulever  le  peuple, 
qu'il  réduit  à  la  famine,  pour  amener  des  événements  désas- 
treux; de  favoriser  Fenlèvement  de  Tex-monarque ,  et  de  réta- 
blir la  royauté.  Aujourdliui  je  le  dénonce  de  nouveau  comme  le 
chef  des  accapareurs,  le  maître  des  ouvriers  de  famine,  Tauteur 
de  tous  les  troubles  qui  agitent  actuellement  la  République ,  et 
qu'il  attribue  perfidement  aux  auteurs  patriotiques,  qu'il  désigne 
bêtement  sons  le  nom  d'agitateurs,  à  la  tète  desquels  il  place 
l'Ami  du  Peuple  (4). 

11  n'épargne  pas  davantage  la  femme  célèbre 
de  ce  ministre,  c  la  Pénélope  Roland,  régente  du 
royaume.  » 

Rœderer,  dans  des  notes  qu'il  a  laissées  manus- 
crites, et  que  son  fils  vient  de  publier  dans  l'édi- 
tion de  ses  œuvres  dont  nous  avons  déjà  parlé,  a 
tracé  de  Marat,  à  l'époque  où  nous  sommes  arrivés, 
un  portrait  qui,  bien  qu'inachevé,  nous  semble 
aussi  vrai  que  vigoureusement  touché  : 

«  Figure  d'oiseau  de  proie,  bilieux,  pauvre, 
mœurs  âpres.  Ancien  médecin  ;  au*dessous  du  cy* 
nisme.  Nulle  idée  de  bienséance,  de  respect  pour 
les  autres,  de  respect  pour  soi-même.  Point  de 
principes  de  politique  ni  de  morale;  nul  respect 
pour  la  propriété,  nul  pour  la  liberté,  nul  pour  la 
vie.  Pour  but  {mots  illisibles)  ;  pour  moyen  la  dé- 
magogie. Point  d'éloquence ,  point  de  raisonne- 
ment ;  aucun  art,  aucune  retenue,  aucune  pudeur. 
Toujours  une  seule  idée,  mais  effiroyablement  to^ 

(i;  Journal  de  la  Bépublique  française,  n*  61, 30  novembre  179S. 


RÉVOLUTION  169 

pique;  une  seule  idée,  suivie  sans  distraction, 
avec  opiniâtreté  ;  une  seule  idée,  bien  entendue  de 
la  multitude,  et  qui  lui  en  assurait  l'appui.  Cui- 
rassé de  sa  popularité,  il  était  invulnérable. 

»  N'ayant  jamais  rougi  ;  ne  palliant^  ne  prépa- 
rant, ne  sauvant  rien ,  ne  démordant  de  rien  ;  ne 
s'excusant  jamais,  accusant  toujours;  rétorquant 
toutes  les  accusations  ;  bravant  toute  censure  ;  mé- 
prisant le  mépris;  fatiguant  l'indignation;  émous- 
sant  le  ridicule  ;  se  riant  et  de  l'art  et  de  la  force 
des  orateurs,  et  des  foudres  de  la  raison  et  de  l'élo- 
quence ;  soutenant  son  impudence  au  milieu  de  ses 
amis  atterrés  et  confondus  ;  fort  de  l'opinion,  ou 
plutôt  de  la  dévotion  du  peuple,  avec  lequel  il  se 
retrouvait  en  quittant  l'Assemblée. 

»  Il  serait  impossible  de  soutenir  l'aspect  d'un 
tel  homme,  si  l'art  profond  et  ténébreux  des  Robes- 
pierre et  des  Barère  pour  atteindre  leurs  victimes 
ne  semblait  donner  à  l'impudente  férocité  de  M arat 
l'air  de  la  franchise  et  de  la  loyauté  (1).  » 

Cependant  Marat,  qui  bravait  si  insolemment  la 
Convention  à  la  tribune  et  dans  ses  écrits,  ne  mon- 
trait pas  la  même  assurance  contre  des  ennemis  en 
apparence  moins  dangereux,  mais  peut-être  plus 
résolus.  A  peine  un  mois  s'était  écoulé  qu'il  se  di- 
sait forcé  de  se  rejeter  dans  son  souterrain  c  pour 

(1)  CBwores  du  comte  de  Bœderer,  publiées  par  soo  fils,  t.  in,  p.  S73. 
T.   VI.  S 


170  RÉVOLUTION 

échapper  au  poignard  des  nuées  d'assassins  sou- 
doyés, et  au  fer  d'une  multitude  de  soldats  égarés 
que  soulevaient  contre  lui  leurs  chefs  contre-révo- 
lutionnaires. »  Il  s'était  mis  en  effet  sur  les  bras 
les  Marseillais  et  le  corps  des  dragons,  qu'il  avait 
traités  de  contre -révolutionnaires,  ou  plutôt  on 
les  avait  ameutés  contre  lui  :  la  faction  de  la  répu- 
blique fédérative,  bien  convaincue  qu'elle  ne  pour- 
rait jamais  consommer  ses  desseins  désastreux  tant 
qu'elle  ne  l'aurait  pas  abattu,  avait  formé  le  projet 
de  le  rejeter  de  son  sein  par  un  décret  d'accusation, 
et  de  l'immoler  avec  le  glaive  de  la  tyrannie  ou  avec 
le  poignard  des  assassins.  Ce  projet,  elle  le  pour- 
suivait sans  relâche,  et  il  avait  failli  être  mis  à  exé- 
cution dans  le  vide-bouteille  de  Julie ,  où  il  aurait 
été  égorgé  s'il  n'avait  eu  la  précaution  de  se  faire 
accompagner  par  deux  collègues.  C'est  désolés  d'a- 
voir manque  une  si  belle  occasion  que  les  ennemis 
de  Marat  avaient  travaillé  les  Marseillais  et  les  dra- 
gons pour  le  faire  égorger. 

On  le  voit,  ce  sont  toujours  les  mêmes  halluci- 
nations, les  mêmes  visions  sanglantes. 

Le  voilà  donc  une  fois  encore  qui  se  replonge 
dans  sa  vie  souterraine;  il  l'annonce  par  une 
adresse  à  ses  commettants,  aux  frères  et  amis.  Le 
devoir  de  conserver  pour  la  défense  de  la  patrie 
des  jours  qui  lui  sont  enfin  devenus  à  charge  a 
pu  seul,  leur  dit-il,  le  déterminer  à  s'enterrer  de 


RÉVOLUTION  174 

t 

nouveau  tout  vivant.  Il  paraît  qu'il  se  tipuva  des 
«  citoyens  irréfléchis  ou  perfides  qui  osèrent  lui 
faire  un  crime  de  cette  détermination  :  il  voudrait 
bien  savoir  ce  qu'eussent  fait  à  sa  place  ces  plai- 
sants censeurs,  s'ils  eussent  été  dévoués  à  périr  par 
la  multitude  de  scélérats  qui  provoquaient  le  peuple 
aie  massacrer.  > 

Et  là-dessus,  il  recommence  ses  éternelles  récri- 
minations; il  croit  devoir  repousser  une  fois  en- 
core les  accusations  qu'on  lui  adresse.  Le  grand 
cheval  de  bataille  de  ses  détracteurs  est  de  le  pein- 
dre comme  un  homme  sanguinaire,  lui  qui  ne  peut 
pas  voir  souffrir  un  insecte.  On  l'accuse  d'avoir 
aspiré  à  la  dictature  après  l'avoir  prêchée  :  aspirer 
à  la  dictature,  lui,  pauvre  diable,  sans  amis,  sans 
partisans,  sans  fortune,  sans  moyens,  sans  asile, 

lui  qui n'a  pas  trouvé  un  seul  patriote  assez 

courageux  pour  se  dire  son  ami  dans  les  temps  de 
crise,  seule  époque  où  l'on  peut  songer  à  recourir 
à  la  dictature.  Une  fois,  cependant,  la  chose  n'a 
tenu  qu'à  lui.  Le  jour  de  l'évasion  du  roi,  —  qu'il 
avait  annoncée,  —  il  aurait  peut-être,  dit-il,  été 
nommé  tribun  du  peuple,  s'il  avait  voulu  se  mon- 
trer; mais,  quand  même  son  éloignement  naturel 
pour  toute  espèce  d'emploi  public  ne  l'aurait  pas 
garanti  des  prestiges  de  l'ambition,  la  seule  connais- 
sance qu'il  a  du  caractère  des  Français  aurait  suffi 
pour  l'en  guérir  s  quel  insensé  pourrait  se  fie»  à  des 


47«  RÉVOLUTION 

hommes  frivoles  et  versa4;iles  qui  traitent  de  vision- 
naire Tobservateur  pénétrant  qui  leur  dévoile  les 
(k)mplots  de  leurs  ennemis  ! 

Il  fut  heureux  pour  les  Français  que  Marat  en 
eût  une  aussi  mauvaise  opinion. 

Enfin,  à  ceux  qui  le  dénoncent  chaque  jour 
comme  un  agitateur  et  perturbateur  du  repos  public, 
Marat  oppose  un  étrange  argument  :  il  les  défie  de 
trouver  en  France  aucun  homme  digne  de  foi  qui 
puisse  affirmer  l'avoir  jamais  vu  dans  aucun  groupe, 
dans  aucun  rassemblement,  dans  aucune  assemblée, 
agiter  les  citoyens  et  les  pousser  au  désordre. 

Les  occupations  de  toute  nature  dont  Marat  était 
surchargé,  et  qu'il  va  nous  dire,  ne  lui  permettaient 
pas  de  faire  toujours  paraître  son  journal  bien  ré- 
gulièrement. Ainsi  au  commencement  de  janvier  il 
y  eut  une  interruption  de  cinq  jours,  du  3  au  9  ; 
les  souscripteurs  s'en  plaignant,  il  leur  répond  : 

Plusteurs  de  mes  lecteurs  ont  murmuré  de  rinterruption  de  ma 
feuille  depuis  quelques  jours  ;  je  leur  dois  une  explication  :  ils 
jugeront  si  j*ai  pu  trouver  un  instant  pour  la  faire  paraître,  sur- 
chargé comme  je  le  suis  d'occupations  accablantes.  Et  d*abord 
je  dois  leur  déclarer  que,  sur  les  vingt -quatre  heures  de  la  jour- 
née, je  n'en  donne  que  deux  au  sommeil  et  une  seule  à  la  table, 
à  la  toilette  et  aux  soins  domestiques.  Outre  celles  que  je  con-  • 
sacre  à  mes  devoirs  de  député  du  peuple,  j'en  emploie  réguliè- 
rement six  à  recevoir  les  plaintes  d'une  foule  d'infortunés  et 
d'opprimés  dont  je  suis  le  défenseur,  à  faire  valoir  leurs  récla- 
ma tionfi  par  des  pétitions  ou  des  mémoire^,  à  lire  et  à  répondre 


RÉVOLUTION  473 

une  multitude  de  lettres,  à  soigner  l'impression  d'un  ouvrage 
important  que  j'ai  sous  presse,  à  prendre  des  notes  sur  tous  les 
événements  intéressants  de  la  Révolution,  à  jeter  sur  le  papier 
mes  observations,  à  recevoir  des  dénonciations  et  à  m'assurer  de 
la  loyauté  des  dénonciateurs,  enfin  à  faire  ma  feuille.  Voilà  mes 
occupations  journalières.  Je  ne  crains  donc  pas  d'être  accusé  de 
paresse  ;  il  y  a  plus  de  trois  années  que  je  n'ai  pris  un  quart 
d'heure  de  récréation.  C4ependant  il  m'a  fallu  trouver  le  temps 
de  travailler  quelques  discours  pour  la  tribune  de  la  Convention  ; 
je  n'ai  pu  le  faire  qu'en  suspendant  mes  occupations  les  moins 
urgentes  :  c'est  la  raison  de  Pinterruption  de  mon  journal ,  elle 
trouvera  grâce  aux  yeux  de  mes  lecteurs. 

Nous  n'avons  point  à  nous  occuper  des  faits  et 
gestes  de  Marat  à  la  Convention  ;  cependant  nous 
allons  le  laisser  nous  raconter  lui-même  une  scène 
qui  montre  qu'il  avait  une  façon  non  moins  étrange 
de  servir  la  patrie  à  la  tribune  que  dans  la  presse. 

Dans  les  moments  critiques  on  sert  sa  patrie  comme  on  peut  : 
les  députés  du  peuple  eux-mêmes  sont  quelquefois  forcés  de  la 
servir  du  bec  et  des  ongles  ;  les  patriotes  de  la  Convention  ont 
été  réduits  plus  d'une  fois  à  cette  dure  extrémité  contre  leurs 
indignes  collègues. 

Le  jour  de  la  seconde  comparution  de  Louis  Capet  à  la  barre, 
les  membres  de  la  Montagne  furent  réduits  à  colleter  les  suppôts 
du  tyran,  qui  étaient  venus  les  insulter  et  les  menacer.  Le  jour 
où  l'on  agita  la  question  de  juger  Louis  Capet,  Lacroix  et  d'autres 
compatriotes  furent  réduits  à  colleter  les  royalistes,  qui  les  outra- 
geaient grossièrement.  Le  jour  de  l'apothéose  de  Pelletier,  le 
patriote  Legendre  fut  réduit  à  repousser  manuellement  l'aristo- 
crate qui  était  venu  Pinsulter  à  la  tribune.  Enfin  l'Ami  du  Peuple 
fut  réduit,  jeudi  dernier,  à  employer  le  même  expédient  contre 
l'aristocrate  Génésieux,  non  pour  repousser  quelque  insulte  per- 
sonnelle, mais  comme  l'unique  moyen  de  prévenir  le  rapport 


174  RÉVOLUTION 

d'un  article  capital  du  décret  sur  la  nomination  aux  grades  mili- 
taires ,  rapport  qui  aurait  longtemps  empêché  l'organisation  de 
Tannée,  et  qui  nous  aurait  exposés  aux  entreprises  de  nos  enne- 
mis avant  d'être  en  mesure  pour  les  recevoir  comme  il  faut. 

Voici  le  fait,  que  j'aurais  passé  sous  silence,  s'il  n'importait  de 
l'opposer  aux  libellistes  à  gages,  qui  s'empresseront  de  le  déna- 
turer : 

La  Montagne  se  trouvant  dégarnie  sur  la  fin  de  la  séance  du 
24  de  ce  mois,  les  hommes  d'Etat,  tous  ennemis  déclarés  de  la 
patrie,  et  la  plupart  en  pleine  contre-révolution,  ne  voyant  pas 
d'autre  espoir  de  salut  que  de  nous  enlever  tous  nos  moyens  de 
défense,  se  rallièrent  pour  faire  rapporter  le  décret  sur  l'avance- 
ment militaire,  ou  plutôt  l'article  de  ce  décret  qui  est  relatif  à  la 
nomination  des  officiers  par  les  soldats ,  dans  la  vue  d'asservir 
élernellement  les  subalternes  à  leurs  chefs,  presque  tous  contre- 
révolutionnaires ,  comme  leurs  patrons  conventionnels.  Les  pa- 
triotes de  la  Montagne,  craignant  de  se  voir  enlever  un  décret 
aussi  salutaire ,  et  ne  voyant  d'autre  ressource  que  d'en  deman- 
der le  renvoi  au  comité  militaire,  où  il  aurait  été  retenu  le  plus 
longtemps  possible ,  et  peut-être  assez  longtemps  pour  compro- 
mettre la  chose  publique,  je  me  déterminai  à  demander  au  pré- 
sident, au  nom  du  salut  du  peuple,  de  lever  la  séance.  H  re- 
poussa cette  mesure,  et  je  crus  devoir  me  charger  de  son  exécu- 
tion. J'allai  donc  m'emparer  de  la  tribune,  après  avoir  demandé 
la  parole.  L'aristocrate  Génésieux  vint  me  la  disputer.  Je  le  priai 
de  se  retirer;  il  refusa.  On  dit  que  je  lui  ai  apostrophé  deux 
arguments  manuels  ;  il  faut  bien  le  croire,  puisqu'on  l'affirme.  Le 
fait  est  que  je  voulais  empêcher  l'Assemblée  de  pouvoir  délibé- 
rer. Elle  fut  complètement  en  désordre.  Le  vacarme  affreux  que 
faisaient  dans  la  salle  les  contre-révolutionnaires,  qui  criaient  en 
chœur  :  A  l'Abbaye!  A  la  barre!  A  la  guillotine!  appela  tous  les 
patriotes  qui  étaient  dans  les  couloirs  et  dans  les  comités  ;  la 
Montagne  se  regarnit,  les  esprits  s'étaient  électrisés  par  cet  inter- 
mède. Cependant  le  patriote  Prieur  développa  avec  énei^e 
d'excellentes  raisons  à  la  tribune  ;  le  décret  fut  maintenu  en  son 
entier,  et  les  infidèles  députés  se  retirèrent  avec  confusion.  Ce 


RÉVOLUTION  175 

trait  nouveau  de  tactique  n'est  pas  philosophique,  je  le  sais,  mais 
il  est  très-patriotique,  et  j'ose  croire  qu'il  n'a  pas  été  sans  suc- 
cès, n  m'a  valu  d'être  rappelé  à  l'ordre  avec  censure.  J'avais 
encouru  la  peine  aux  yeux  de  ceux  qui  ignoraient  meç  motifs , 
quelque  sévère  qu'elle  eût  été,  je  l'aurais  soufferte  avec  plai- 
sir, content  d'avoir  payé  ce  nouveau  tribut  à  la  patrie.  Nos 
braves  sans-culottes  vont  se  battre  pour  nous  sur  nos  frontières, 
c'est  donc  pour  eux  que  je  me  serai  battu  à  la  tribune.  (Journal 
de  la  BépubUque.  U  février  4793.) 

On  connaît  la  conduite  de  Marat  dans  le  procès 
de  Louis  XVI,  et  je  ne  m'y  appesantirai  pas.  Un 
trait  seulement  m'a  frappé  dans  le  récit  du  Jour- 
nal  de  la  République^  et  m'a  semblé  devoir  être  re- 
levé, pour  la  rareté  du  fait  :  c'est  la  justice  que 
Marat  rend  à  la  fermeté  du  roi  et  au  courage  de 
son  défenseur. 

Mardi,  44  de  ce  mois,  sur  les  trois  heures  du  soir,  Louis  Capet 
a  paru  à  la  barre  de  la  Convention  nationale,  pour  y  subir  inter- 
rogatoire et  reconnaître  les  pièces  de  conviction. 

C'était  un  spectacle  bien  nouveau  et  bien  sublime  pour  le  pen- 
seur philanthrope  que  celui  d'un  despote,  naguère  environné  de 
l'éclat  de  sa  pompe  et  de  l'appareil  formidable  de  sa  puissance, 
dépouillé  de  tous  les  signes  imposants  de  sa  grandeur  passée,  et 
traduit  comme  un  criminel  au  pied  d'un  tribunal  populaire  pour 
y  subir  son  jugement  et  recevoir  la  peine  de  ses  forfaits.  Le  règne 
des  préjugés  serviles  est  donc  passé!... 

Que  devait-il  se  passer  dans  l'âme  de  l'ancien  despote  des  Fran- 
çais, traduit  en  criminel  devant  une  assemblée  de  ces  hommes 
sur  lesquels  il  dédaignait  autrefois  d'abaisser  ses  regards?...  Hé 
quoi  I  la  perte  d'un  trône  brillant  et  de  tous  les  plaisirs  d'une 
cour  voluptueuse  n'est  donc  rien  à  ses  yeux?  On  pourrait  le  croire 
d'après  la  manière  dont  il  en  jouissait,  lorsqu'ils  étaient  en  sa  pos- 


476  RÉVOLUTION 

session.  Combien  de  fois,  cédant  à  un  goût  naturel,  n'a-t-il  pas 
quitté  ces  délices  qui  font  Tobjet  de  tous  les  désirs  des  cœurs 
ambitieux,  pour  vaquer  aux  pénibles  travaux  des  arts  les  plus 
grossiers  l  comme  si  Tinstinct,  en  dépit  de  Torgueil,  l'eût  ramené 
à  la  place  que  lui  avait  destinée  la  nature.  On  doit  à  la  vérité  de 
dire  qu'il  s'est  présenté  et  comporté  à  la  barre  avec  décence, 
quelque  humiliante  que  fût  sa  position  ;  qu'il  s'est  entendu  ap- 
peler cent  fois  Louis  Capet  sans  marquer  la  moindre  humeur,  lui 
qui  n'avait  jamais  entendu  résonner  à  ses  oreilles  que  le  nom 
de  Majesté  ;  qu'il  n'a  pas  témoigné  la  plus  légère  impatience  tout 
le  temps  qu'on  l'a  tenu  debout,  lui  devant  qui  aucun  homme  n'a- 
vait le  privilège  de  s'asseoir. 

Qu'il  aurait  été  grand  à  mes  yeux  dans  son  humiliation,  s'il 
avait  été  innocent  et  sensible,  et  si  ce  calme  apathique  fût  venu 
de  la  résignation  du  sage  aux  dures  lois  de  la  nécessité  ! 

A  une  dénonciation  contre  M.  de  M alesherbes , 
€  qui  se  proposait  d'être  le  défenseur  officieux  du 
tyran  Louis  XVI,  et  qui  était  presque  aussi  crimi- 
nel que  lui  envers  l'Etat  »,  Marat  répondait  : 

Malesherbes  a  montré  du  caractère  en  s'ofifrant  pour  défendre 
le  despote  détrôné,  et  il  est  moins  méprisable  à  mes  yeux  que  le 
pusillanime  Target,  qui  a  l'audace  de  s'appeler  républicain,  et  qui 
abandonne  lâchement  son  maître,  après  avoir  si  longtemps  rampé 
à. ses  pieds  et  s'être  enrichi  de  ses  profusions.  J'aime  le  courage, 
même  dans  un  malfaiteur....  (Sans  comparaison,  probablement.) 

Il  semblerait  que  ce  procès  dût  absorber  toute 
l'attention  de  Marat,  comme  il  absorbait  celle  de  la 
France,  du  nionde.  Point  du  tout;  il  porte  jusqu'au 
milieu  de  ces  graves  débats  le  souci  de  sa  person- 
nalité. Faisant  un  retour  sur  lui-même,  il  se  voit 
isolé  dans  l'Assemblée,  sans  nulle  autorité;  il  ne 


RÉVOLUTION  477 

peut  même  se  dissimuler  le  sentiment  de  répulsion 
qu'il  inspire.  Il  éprouve  donc  le  besoin  de  faire  son 
portrait^  comme  nous  Tavona  dit  en  commençant, 
et  de  raconter  sa  vie  pour  expliquer  sa  conduite. 
Il  eût  dédaigné,  dit-il,  de  se  justifier,  si  un  grand 
nombre  de  ses  collègues,  encore  égarés  sur  son 
compte  par  des  scélérats  intéressés,  n'attendaient 
de  lui  une  réponse  victorieuse;  et  il  peut  la  leur 
donner.  Qu'ils  lisent  les  écrits  qu'il  a  publiés  au 
commencement  de  la  Révolution ,  et  les  cent  pre- 
miers numéros  de  VAmi  du  Peuple^  et  qu'ils  lui 
disent  dans  quel  ouvrage  renommé  par  la  sagesse 
et  la  philanthropie  ils  trouvent  plus  de  ménage- 
ment, de  prudence,  de  modération,  d'amour  des 
hommes,  de  la  liberté  et  de  la  justice. 

Depuis  qu'il  a  pris  la  plume  pour  la  défense  de 
la  patrie,  on  ne  s'est  jamais  donné  la  peine  de  ré- 
futer ses  opinions  ;  mais  chaque  jour  on  a  publié 
contre  lui  une  multitude  de  libelles  atroces.  Ceux 
que  le  gouvernement  a  fait  imprimer  pour  contre- 
balancer l'influence  de  sa  feuille  et  le  diffamer  ne 
tiendraient  pas  dans  Notre-Dame.  Qu'ont-ils  pro- 
duit ?  Rien,  que  d'enrichir  les  libellistes  et  les  im- 
primeurs. Quant  à  lui,  ils  ne  lui  ont  pas  fait  per- 
dre une  ombre  de  popularité  pour  ceux  qui  peuvent 
l'entendre  et  qui  savent  lire. 

J'ai  développé  mon  âme  tout  entière  à  ceux  de  mes  honnêtes 
collègues  qui  semblent  ne  demander  qu'à  me  connaître  à  fond 

S. 


478  RÉVOLUTION 

pour  se  rapprocher  de  moi  et  travaLUer  eafia  au  ïÀesk  da  peuple, 
trop  longtemps  oublié  par  ces  cruelles  dissensions  qui  règlent 
dans  rAssemblée.  Je  suis  prêt  à  toutes  les  condescendances  qui 
ne  compromettent  point  le  salut  public,  les  droîts  et  les  intérêts 
de  la  nation;  je  n'exige  de  leur  pari  que  de  la  boane  fin  :  çi'ils 
disent  un  mot,  et  je  suis  prêt  à  me  concerter  avec  eux  sur  les 
moyens  d'assurer  la  liberté,  la  paix  et  le  bonheur  de  la  nation. 
Je  ne  demande  pas  mieux  que  de  déposer  le  fbuet  de  la  censura 
pour  la  règle  du  législateur  ;  mais  si,  abusant  de  aoa  coaiSance, 
ils  ne  voulaient  qu'enchaîner  ma  pluoàe,  qu'ils  sachent  qu^elle  b6 
le  serait  qu'un  instant;  je  m'empresserai  de  les  marquer  du  sceau 
de  l'opprobre,  et  ils  seraient  mes  premières  victimes,  car  je  ne 
consentirai  jamais  à  tromper  le  peuple. 

Vaines  paroles  !  Marat  continue  avec  la  même 
fureur  à  s'emporter  contre  les  suppôts  clu  despo- 
tisme et  à  provoquer  le  peuple  au  meurtre  et  au 
pillage.  Il  écrivait  le  25  février  : 

Il  est  incontestable  que  les  capitalistes,  les  agioteurs,  tes  mo- 
nopoleurs, les  marchanâs  de  kuce^  les  suppéta  de  la  chicane,  les 
robins,  les  ex^nobles,  etc.,  sont  tous,  à  quelques-uns  près^  des 
suppôts  de  l'ancien  régime,  qui  regrettent  les  abus  dont  ils  pro* 
fîtaient  pour  s'enrichir  des  dépouilles  publiques.  Gomment  donc 
concourraient-ilB  de  bonne  foi  à  rétsâ>lisseBQettt  du  règne  de  la 
liberté  et  de  l'égidité?  Dans  l'impossibilité  de  changer  leur  cœur, 
vu  la  vanité  des  moyens  employés  jusqu'à  ce  jour  pour  les  rap- 
peler au  devoir,  et  désespérant  de  voir  le  législateur  prendre  de 
grandes  mesures  pour  les  y  forcer,  je  ne  vois  que  la  destruction 
totale  de  cette  engeance  maudite  qui  puœse  rendre  la  tranquil- 
lité à  l'Etat,  qu'ils  ne  cesseront  point  de  travailler  tant  qu'ils  se- 
ront sur  pied.  Aujourd'hui  ils  redoublent  de  zèle  pour  désoler 
le  peuple  par  la  hausse  exorbitante  du  prix  des  denrées  de  pre- 
mière nécessité,  et  la  crainte  de  la  lamine. 

En  attendant  que  la  nation,  fatiguée  de  ces  désordres  révoltants, 


RÉVOLUTION  479 

prenne  elle-même  le  parti  de  purger  la  terre  de  la  liberté  de  cette 
race  criminelle,  que  ses  lâches  mandataires  encouragent  au  crime 
par  l'impunité,  on  ne  doit  pas  trouver  étrange  que  le  peuple  dans 
diaque  yille,  poussé  au  désespoir,  se  fasse  lui-même  justice.  Dans 
tout  pays  où  les  droits  du  peuple  ne  sont  pas  de  vains  litres  con- 
signés £aistueusement  dans  une  simple  déclaration,  le  pillage  de 
qwlques  magasins,  à  la  porte  desquels  on  pendrait  les  accapa- 
reurs, mettrait  bientôt  fin  à  ces  malversations^  qui  réduisent  cinq 
Baillions  d'hommes  au  désespoir,  et  qui  en  font  périr  des  milHers 
de  misère  !  Les  députés  du  peuple  ne  sauront-ils  donc  jamais  que 
bavarder  sur  ses  maux,  sans  en  présenter  jamais  le  remède? 

Laissons  là  les  mesures  répressives  des  lois  :  il  n'est  que  trop 
évident  qu'elles  ont  toujours  été  et  qu'elles  seront  toujours  sans 
effet;  les  seules  efficaces  sont  des  mesures  révolutionnaires... 

Un  peu  de  patience,  et  le  peuple  sentira  enfin  cette  grande  vé- 
rité, qu'il  doit  toujours  se  sauver  lui-même.  Les  scélérats  qui  cher- 
chent^ pour  le  remettre  aux  fers,  à  le  punir  de  s'être  défait  d'une 
poignée  de  traîtres  les  2,  3  et  4  septembre ,  qu'ils  tremblent  d'être 
mis  evx-mêmes  au  nombre  des  membres  pourris  qu'il  jugera  né- 
cessaire de  retrancher  du  corps  politique. 

Et  il  terminait  en  jetant  ce  défi  à  ses  ennemis  : 

infâmes  tartufes,  qui  vous  efforcez  de  perdre  la  patrie,  sous 
prétexte  d'assurer  le  règne  de  la  loi,  montez  à  la  tribune  me  dé- 
noncer, ce  numéro  à  la  main,  je  suis  prêt  à  vous  confondre. 

Le  jour  même  où  Marat  faisait  cet  appel  aux 
mauvaises  passions ,  les  boutiques  des  épiciers  en 
gros  de  la  rua  des  Lombards  ^  de  la  rue  de  la 
Yieille-^Monnaie  étaient  envahies  et  vidées  au  prix, 
du  maximum  fixé  par  1^  pillards  eux-mêmes. 

La  Convention  s'émut  en  apprenant  ces  déaor* 
drcs,  et  eUe  releva  le  gant  que  lui  avait  jeté  Marat. 


480  RÉVOLUTION 

Dn  décret  d'accusation  fut  demandé  contre  lui,  et 
il  s'engagea  sur  ce  point  un  long  et  curieux  débat. 
Quelques  Montagnards  soutinrent  que  la  Conven- 
tion n'avait  pas  le  droit  de  décréter  d'accusation 
l'un  de  ses  'membres  avant  qu*un  tribunal  eût  fait 
une  procédure. 

L'intrigant  Carra,  qui  n'a  jamais  voté  avec  la 
Montagne  que  dans  l'affaire  de  Capet,  monte  à  la 
tribune  pour  faire  Téloge  de  son  grand  courage ,  et 
déclarer  qu'il  voit  moralement,  physiquement  et 
géométriquement,  un  conseil  au  pillage  et  au  meur- 
tre dans  le  passage  dénoncé.  —  Nous  n'avons  pas 
besoin  de  dire  que  c'est  Marat  qui  parle  ainsi  dans 
son  journal.  • —  Cependant  Carra  n'attribue  point  à 
Marat  l'intention  formelle  d'avoir  voulu  faire  le 
mal  ;  mais  il  a  été  au  moins  égaré,  et  malheureu- 
sement son  égarement  est  continuel.  Mais  Brissot, 
le  plus  hypocrite  et  le  plus  adroit  des  hommes 
d'Etat,  dit  qu'il  serait  impolitique  de  lancer  un  dé- 
cret d'accusation  contre  Monsieur  Marat,  à  cause 
des  sociétés  populaires,  des  tribunes  et  du  peuple  ; 
et  qui  sait  s'il  ne  serait  pas  absous  ?  Il  conclut  à 
un  décret  qui  déclare  Monsieur  Marat  en  délire.  Cette 
proposition  est  appuyée  par  Bancal  et  autres,  qui 
demandent  qu'il  soit  enfermé  comme  un  fou  dan- 
gereux. Fonfrède,  «  suppôt  de  la  clique  de  la  Gi- 
x*onde,  lequel,  de  même  que  son  patriote  Ducos, 
serait  patriote  moyennant  cinq  pour  cent  de  plus 


RÉVOLUTION  481 

que  ce  qu'il  gagne  à  ne  pas  Fêtre,  propose  d'un 
ton  patelin  que  Marat  soit  condamné  par  décret  à 
être  saigné  jusqu'au  blanc.  » 

Les  cochons!  les  imbéciles!  ne  cessait  de  grom- 
meler Marat,  en  lançant  des  regards  furieux  aux 
Girondins.  Monté  à  la  tribune,  il  se  retranche  der- 
rière la  liberté  de  la  presse  ;  il  se  défend  d'ailleurs 
de  toute  intention  criminelle  :  l'opinion  émise  par 
lui  dans  son  journal  n'était  qu'un  ventilage  qu'il 
ne  fallait  pas  prendre  à  la  lettre. 

Mais  il  se  montre  beaucoup  plus  libre  et  plus 
hardi  dans  son  journal  :  ce  n'est  pas  lui  qui  est  le 
coupable;  c'est  la  faction  des  hommes  d*  Etat  ^  qui, 
à  bout  de  machinations,  imagina  ce  beau  coup  pour 
le  perdre. 

n  leur  restait  à  tenter  une  dernière  atrocité  :  c*était  de  rejeter 
sur  quelque  patriote  fameux  le  noir  tissu  de  leurs  propres  scélé- 
ratesses, et  de  rimmoler  à  la  tyrannie  en  paraissant  venger  les 
lois.  On  conçoit  que  le  plus  intrépide  défenseur  de  la  liberté, 
Tincorruptible  Ami  du  Peuple,  le  député  qui  met  le  plus  d*en- 
trayes  à  leurs  trames  odieuses,  devait  être  Tobjet  de  leurs  fu- 
reurs :  aussi  est-ce  contre  moi  qu'elles  ont  été  dirigées  dans  la 
séance  du  96.  Voici  le  prétexte  dont  ils  ont  couvert  leurs  affreuses 
vengeances  :  indigné  de  voir  les  ennemis  de  la  chose  publique 
machiner  éternellement  contre  le  peuple,  révolté  de  voir  les  ac- 
capareurs de  tout  genre  se  coaliser  pour  le  réduire  au  désespoir 
par  la  détresse  et  la  faim,  désolé  de  voir  que  les  mesures  prises 
par  la  Convention  pour  arrêter  ces  conjurations  n'atteignaient 
pas  le  but,  excédé  des  gémissements  des  infortunés  qui  viennent 
chaque  matin  me  demander  du  pain,  en  accusant  la  Convention 
de  les  laisser  périr  de  misère ,  je  prends  la  plume  pour  ventiler 


482  RÉVOLUTION 

lea  meilleurs  moyens  de  mettre  enfin  un  terme  aux  conspirations 
des  ennemis  publics  et  aux  soufiFrances  du  peuple.  Les  idées  les 
plus  amples  sont  celles  qui  se  présentent  tes  premières  à  im  es- 
prit bien  fait,  qui  ne  veut  que  le  bonheur  gél&éral,  smmb  aucun 
retour  sur  lui-même  :  le  me  demande  donc  pourquoi  noua  ne 
ferions  pas  tourner  contre  des  brigands  publics  les  moyens  (qu'ils 
empbient  pour  ruiner  le  peuple  et  détruire  la  liberté.  En  consé- 
quence, j'observe  que,  dans  un  pays  où  les  droits  du  peuple  ne 
sont  pas  de  vains  titres,  le  pillage  de  quelques  magasins,  à  la 
porte  desquels  oa  pendrait  les  accapeurs,  mettrait  bientôt  fin  à 
ces  malversations.  Que  font  les  meneurs  de  la  faction  des  hom- 
mes d*Etat?  Bs  saisissent  avidement  cette  phrase,  puis  ils  se 
hâtent  d'envoyer  des  émissaires  parmi  les  femmes  attroupées 
devant  ks  boutiques  des  boutangert  pour  W»  pomser  à  enlorer, 
à  prix  coûtant,  du  savon»  des  chandelles  et  du  sucre^^  de  Ift  bou- 
tique des  épiciers  détaillistes,  tandis  que  ces  émissaires  pillent 
eux-mêmes  les  Boutiques  des  pauvres  épiciers  patriotes.  Puis  ces 
scélérats  gardent  le  silence  tout  le  jour;  ils  se  conoertent  la  nuit 
dans  un  conciliabule  nocturne,  tenu  rue  de  Rouen,  chas  la  catin 
du  contre-révolutionnaire  Yalazé,  et  ils  viennent  le  lendemain  me 
dénoncer  à  la  tribune  comme  provocateur  des  excès  dont  ils  sont 
les  premiers  auteurs. 

Us  n'y  ont  gagné  qu'une  chose,  c'est  de  faire  vendre  jusqu'à 
douze  livres  le  numéro  incriminé,  qui  avait  été  bien  vite  épuisé, 
et  que  l'on  redemandait  de  toutes  parts. 

Cette  fois  encore,  en  effet ,  Marat  échappa  au 
décret  d'accusation  :  la  Convention  se  borna  à  ren- 
voyer au  ministre  de  la  justice  la  poursuite  des  au- 
teurs et  complices  des  désordres  du  25. 

La  coupe  cependant  devait  finir  par  déborder. 

Mais  disons,  avant  d'aller  plus  loin,  qu'en  suite 
du  décret  de  la  Convention  qui  déclarait  incompa- 
tibles les  fonctions  de  représentant  et  celles  de  jour- 


RÉVOLUTION  183 

naliste,  Marat  avait  encore  une  fois  changé  le  titre 
de  son  jouroal,  et  l'avait  intitulé  le  Publiciste  de  la 
BépubHque  frêmçm^ie^  prétendant  ainsi  éluder  la  loi. 
—  «  Les  nttm^*os  de  Marat,  disait  à  ce  sujet  la  Chro^ 
nique  (16  mars  1793),  paraissent  toujours,  malgré 
le  décret  qui  défend  aux  députés  de  travailler  à 
des  journaux.  Cependant  il  ne  viole  pas  la  loi  :  il 
n'est  plus  journaliste ,  il  est  publiciste.  C'est  ainsi 
qu'il  intitule  l'ouvrage  dont  il  lui  plaît  de  vendre 
un  numéro  chaque  jour.  Le  père  de  M.  Jourdain 
n'était  pas  un  marchand  de  drap  ;  mais,  comme  il 
se  connaissait  fort  bien  en  étoffes,  il  en  faisait  venir 
des  pièces,  qu'il  cédait  par  portion ,  pour  obliger 
ses  amis.  » 

Au  commencement  de  mai  1793,  Marat  ayant 
signé,  comme  président  du  club  des  Jacobins,  une 
adresse  dans  laquelle  le  peuple  était  provoqué  à 
l'insurrection,  et  invité  en  termes  formels  à  massa- 
crer tous  les  traîtres,  un  décret  d'accusation  fut  de- 
mandé contre  lui  à  la  Convention  dans  la  séance 
du  12.  Après  de  longs  et  orageux  débats,  l'As- 
semblée ordonna  que  l'acte  d'accusation  lui  serait 
présenté  le  lendemain,  mais  que  Marat  serait  dès 
à  présent  mis  en  état  d'arrestation  et  gardé  à  vue 
chez  lui.  L'oubli  d'une  formalité  dans  le  libellé  du 
décret  d'arrestation  provisoire  en  empêcha  l'exécu- 
tion, et  Marat  put  quitter  la  salle  des  séances,  «  ac- 


484  RÉVOLUTION 

compagne  d'un  nombreux  cortège  »  ;  mais  il  se  hâte 
de  gagner  un  asile  sûr,  et  de  là  il  adresse  au  pré- 
sident de  la  Convention  une  protestation  qu'il  ter- 
mine en  déclarant  qu'il  ne  se  constituera  pas  pri- 
sonnier. 

Je  n'entends  point  me  soustraire  à  Tezamen  de  mes  juges 
mais  je  ne  m'exposerai  pas  sottement  aux  fureurs  de  mes  enne- 
mis, des  traîtres  à  la  patrie...  Je  ne  me  constituerai  point  pri- 
sonnier pour  déférer  à  l'acte  arbitraire  en  forme  de  décret  rendu 
contre  moi  par  mes  implacables  ennemis  :  attentat  qui  n'a  pour 
but  que  de  porter  le  peuple  indigné  à  m'ouvrir  les  portes  de 
l'Abbaye,  et  à  les  ouvrir  en  même  temps  aux  machinateurs  qui 
y  sont  détenus,  aux  généraux  traîtres  à  la  patrie,  aux  assassins 
d'Orléans,  qui  ont  massacré  un  député  patriote,  etc.  Avant  d'ap- 
partenir à  la  Convention,  j'appartiens  à  la  patrie,  je  me  dois  au 
peuple,  dont  je  suis  le  défenseur.  Je  vais  donc  me  mettre  à  cou- 
vert de  leurs  atteintes,  continuer  à  soutenir  la  cause  de  la  liberté 
par  mes  écrits,  démasquer  les  traîtres  qui  mènent  la  Convention, 
,  jusqu'à  ce  que  la  nation  ait  ouvert  les  yeux  sur  leurs  projets 
criminels,  et  qu'elle  en  ait  fait  justice.  Déjà  quarante-sept  dépar- 
tements ont  demandé  la  destitution  des  députés  qui  ont  voté 
l'appel  au  peuple  et  la  détention  du  tyran.  Un  peu  de  patience 
encore,  ils  succomberont  sous  le  poids  de  l'exécration  publique. 
Je  suis  loin  de  vouloir  dissoudre  la  Convention,  comme  ils  ne 
manqueront  pas  de  m'en  accuser;  mais  je  veux  la  purger  des 
traîtres  qui  s'efforcent  d*anéantir  la  liberté  et  d'entraîner  la  pa- 
trie dans  l'abîme.  , 

La  discussion  s'ouvrit  le  lendemain  sur  l'acte 
d'accusation  dressé  par  le  Comité  de  législation 
contre  l'Ami  du  Peuple ,  et  se  prolongea  depuis 
trois  heures  du  soir  jusqu'à  huit  heures  du  matin, 
c'est-à-dire  seize  heures  consécutives,  durant  les- 


RÉVOLUTION  485 

quelles  les  députés  n'ont  point  désemparé,  non 
plus  que  le  public. 

Dans  cette  séance  solennelle,  plus  glorieuse  encore  pour  les  dé- 
putés patriotes,  par  Fénergie  qu'ils  ont  déployée  pour  défendre  les 
principes  et  la  vérité,  que  flatteuse  pour  TAmi  du  Peuple,  par  les 
témoignages  honorables  de  probité  et  de  civisme  qu*il  a  reçus  de 
ses  chers  collègues,  tout  ce  que  Tindignation  peut  suggérer  à 
d'ardents  amis  de  la  patrie  a  été  prodigué  aux  hommes  d'Etat, 
au  bruit  des  applaudissements  d*un  public  nombreux;  toutes 
leurs  machinations,  leurs  turpitudes,  leurs  scélératesses  ont  été 
mises  en  évidence  \  des  huées  accablantes  accompagnaient  leurs 
sorties  contre  l'Ami  du  Peuple.  Les  plus  modérés  se  sont  abstenus 
de  voter;  mais  tous  ont  été  couverts  d'opprobre.  Enfin  deux  cent 
dix  ont  fait  rendre  un  décret  d'accusation,  malgré  les  réclama- 
tions de  cent  trente  patriotes  qui  le  rejetaient. 

Parmi  ces  patriotes  se  fit  remarquer  tout  parti- 
culièrement le  cher  fils  de  Marat,  Desmoulins. 
Nous  savons  en  quelle  grande  estime  Camille  tenait 
r Ami  du  Peuple,  «  cet  homme  à  grand  caractère, 
cet  homme  divin  » ,  le  prenant  pour  modèle  et  met- 
tant son  ambition  à  marcher  sur  ses  traces.  «  Celui- 
là  est  révolutionnaire,  disait-il  dans  le  n®  5  de  son 
Vifiux  Cordelier^  qui  est  allé  aussi  loin  que  Marat 
en  révolution,  mais  qui  a  dit  qu'au  delà  de  ses 
motions  et  des  bornes  qu'il  a  posées  il  fallait  écrire, 
comme  les  géographes  de  l'antiquité  à  l'extrémité 
de  leurs  cartes  :  Au  delà  il  n'y  a  plus  de  cités,  plus 
d'habitations  ;  il  n'y  a  que  des  déserts  ou  des  sau- 
vages, des  glaces  ou  des  volcans.  » 

Cependant  Camille,  dans  le  n®  1 2  de  ses  Nm- 


436  RÉVOLUTION 

velles  Révolutions^  repoussait  pour  lui  et  les  siens 
l'épithète  de  Maràtiste^  non  comme  une  flétrissurOt 
mais  comme  une  inexactitude. 

«  On  n'a  rien  trouvé  de  mieux,  dit-il,  que  d'ap- 
peler Maratistes  tous  ceux  dont  le  patriotisme  est 
rectiligne  »,  et  il  affirme  que  c  Marat  fait  bande  à 
part,  aussi  isolé  dans  la  Convention  que  lorsqu'il 
était  sur  une  fesse  dans  sa  cave,  et  fidèle  à  sa  de- 
vise : 

»  L'aigle  va  toujours  seul,  et  le  dindon  fait  troupe.  » 

On  m'a  appelé  Maratiste  !  continue  Camille.  Il  est  vrai  que  Ma- 
rat m'appelle  quelquefois  son  fils,  son  cher  fils;  car  Marat,  au 
fond,  est  un  bon  homme,  et  d'une  meilleure  pâte  que  beaucoup 
de  ces  sournois  hypocrites  de  modération  que  je  vois  dans  TAs- 
semblée,  et  qui  feraient  pendre  de  fort  grand  cœur  ceux  qui  ont 
lait,  à  la  barbe  du  Corps  législatif  et  malgré  lui,  la  révolution  du 
40  août;  mais^  bien  que  Marat  m'appelle  son  fils,  cette  parenté 
n^empéche  pas  que  je  ne  me  tienne  parfois  à  une  distance  de 
l'honorable  père  respectueuse  de  bien  plus  de  quatre  degrés,  où 
on  sait  que  la  parenté  «cesse.  Et  si  par  maratisme  on  entend 
l'exaltation,  je  défie  M.  Gouthon  de  me  ranger  dans  ce  parti  ;  car, 
dans  les  sept  à  huit  volumes  révolutionnaires  in-S»  que  j'ai 
écrits,  il  ne  trouvera  pas  une  seule  ligne  où  il  puisse  se  récrier 
contre  l'exaltation  et  l'exagération  des  principes.  Or,  si  Camille 
Desmoulins  n'est  pas  maratiste,  qui  est-ce  qui,  dans  la  Conven- 
tion, le  sera?  H  est  donc  démontré  par  a  plus  b  que  le  parti 
Marat,  lequel  parti  Marat  compose  à  lui  tout  seul,  est  un  ridi- 
cule épbuvantail  dressé  par  les  intrigants  au  milieu  de  la  Con- 
vention, et  qui  ne  peut  qu'effrayer  un  peuple  de  pierrots  ou  des 
oisillons  stupides. 

Personne  ne  dut  prendre  sérieusement  ce  certi- 


RÉVOLUTION  487 

ficât  de  modération  que  Camille  se  décernait  à  lui- 
même.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  se  montra,  dans  la  cir- 
constance qui  nous  occupe ,  Tun  des  plus  ardents 
défenseurs  de  Marat. 

Comme  je  ne  juge  pas  un  écrivain  sur  le  délire  d'un  jour, 
8*écria-t-il,  mais  sur  une  vie  tout  entière  passée,  dans  le  souter- 
rain, à  combattre  tous  les  tyrans  et  les  conspirateurs  ;  comme  je 
respecte  dans  Marat  un  citoyen  couvert  d^faonorables  décrets  de 
prise  de  corps  et  martyr  de  la  Révolution,  et  qu'il  ne  manquait 
à  sa  gloire  que  d'être  poursuivi  par  Cobourg  et  Dumouriez; 
comme  je  vois  Marat  envoyé  à  l'Abbaye  par  les  mêmes  hommes 
qui  ont  fait  sortir  l'émigré  Riparal  de  l'Âbbaye  ;  comme  je  pro- 
ksae  sur  la  liberté  (te  la  presse  le  même  principe  que  des  bom- 
mes  qui  demandent  aujourd'hui  le  décret  d'accusation  contre 
Marat,  je  parle  de  Brissot  et  Lanthenas,  qui  soutenaient,  il  y  a 
trois  ans,  que  la  liberté  la  plus  illimitée,  la  plus  indéfinie,  de  la 
presse,  était  le  palladium  de  la  liberté  ;  comme  J.-J.  Rousseau  dit 
<iuelque  part  que  M.  le  lieutenant  de  police  aurait  fait  pendre 
le  bon  Dieu  sur  le  sermon  de  la  montagne ,  je  ne  veux  pas  me 
déshonorer  en  votant  le  décret  d'accusation  contre  un  écrivain 
trop  souvent  prophète,  à  qui  la  postériré  donnera  des  statues. 

Cependant,  et  malgré  tous  les  efforts  de  la  Mon- 
tagne,  le  décret  d'accusation  fut  emporté  cette  fois 
à  une  assez  grande  majorité. 

Voilà  donc  la  troisième  fois,  dit  Marat,  que  je  suis  frappé  d'un 
décret  d'accusation  par  les  ennemis  de  la  patrie,  qui  dominaient 
^âi^  nos  Assemblées  nationales,  toujours  pour  les  mêmes  raisons 
et  toujours  avec  le  même  acharnement. 

Je  l'ai  été  dans  la  Constituante  par  la  clique  des  Cazalès,  des 
Maury,  des  Vineux,  des  Rabaud,  des  Montlosier,  des  Ma- 
louet,  etc.,  pour  avoir  sonné  le  tocsin,  dans  ma  feuille  intitulée 
Cen  est  fait  de  nous ,  sur  les  complots  tramés  par  les  agents  de 


488  RÉVOLUTION 

la  cour  et  les  infidèles  mandataires  du  peuple,  vendus   au 
despote. 

Je  Tai  été  dans  la  Législative,  par  la  clique  des  Guadet,  des 
Yei^aud,  des  Brissot,  des  Lasource,  des  Gensonné,  des  Ducas- 
tel,  des  Vaublanc,  des  Jaucourt,  etc.,  pour  avoir  prédit  les  tra- 
hisons de  Lafayette,  de  Narbonne,  de  Jarry,  de  Dillon,  etc.,  pré- 
sagé le  massacre  des  gardes  nationaux  conduits  à  la  boucherie, 
nos  défaites  honteuses  devant  Mons,  Courtray,  Toumay,  et  tous 
les  événements  désastreux  de  la  première  campagne,  sous  pré- 
texte que  je  calomniais  nos  généraux  et  faisais  perdre  la  con- 
fiance à  nos  armées,  ce  qui  déplaisait  fort  aux  fripons  qui 
avaient  fait  déclarer  la  guerre. 

Je  Tai  été  dans  la  Conventionnelle,  par  la  faction  royaliste  des 
hommes  d'Etat,  à  la  tète  desquels  se  trouvent  les  Guadet,  les 
Vergniaud,  les  Buzot,  les  Brissot,  les  Rabaud,  les  Lasource,  les 
Gensonné,  etc.,  et  cela  pour  les  avoir  poursuivis  comme  les 
complices  de  Dumouriez,  pour  les  avoir  démasqués  comme  de 
lâches  hypocrites,  d'atroces  machinateurs,  et  les  avoir  forcés  de 
s'avouer  eux-mêmes  les  partisans  de  Louis-Philippe  d'Orléans, 
lés  suppôts  de  la  royauté,  les  créatures  des  Capets  émigrés  et 
rebelles. 

Comme  les  décrets  d'accusation  lancés  contre  moi  par  la  Cons- 
tituante et  la  Législative  étaient  des  actes  tyranniques,  exercés 
arbitrairement  par  les  infidèles  mandataires  du  peuple,  qui 
s'étaient  prostitués  nu  despote,  je  les  ai  foulés  aux  pieds,  en 
vertu  du  droit  imprescriptible  qu'a  tout  homme  libre  de  résister 
à  l'oppression,  sous  quelque  forme  qu'elle  se  déploie.  L'indigna- 
tion publique  m'a  fait  justice  :  ils  sont  restés  sans  effet,  et  leurs 
auteurs  ont  été  couverts  d'opprobre. 

Je  pourrais  suivre  la  même  marche  à  l'égard  du  décret  d'arres- 
tation que  vient  de  décerner  contre  moi  la  faction  royaliste  et 
contre -révolutionnaire  des  hommes  d'Etat.  Je  me  garderai  de  le 
faire^  toutefois,  non  que  je  n'en  aie  le  droit,  mais  je  ne  veux  pas 
accréditer  les  impostures  que  Roland ,  leur  patron ,  a  répandues 
dans  tous  les  départements,  et  les  calomnies  qu'ils  ne  cessent  d'y 
répandre  eux-mêmes  chaque  jour.  Je  n'attends  donc  pour  me 


RÉVOLUTION  189 

présenter  au  tribanal  révolutionnaire  que  la  signification  qu'il 
doit  me  faire  de  l'acte  d'accusation.  J'ai  pleine  confiance  dans 
l'équité  de  mes  juges  ;  il  me  sera  facile  de  confondre  mes  déla- 
teurs, de  faire  triompher  mon  innocence,  de  recouvrer  ma  liberté 
et  de  me  consacrer  de  nouveau  à  la  défense  de  la  patrie.  Ma  pré- 
sence est  plus  nécessaire  que  jamais  à  la  tribune  de  la  Conven- 
tion, aujourd'hui  que  le  salut  public  est  menacé  de  toutes  parts, 
aussi  brulé-je  d'impatience  de  couler  à  fond  cette  affaire ,  et  de 
mettre  un  terme  aux  atrocités  de  nos  ennemis.  Si  j'ai  refusé  de 
me  constituer  prisonnier,  c'est  par  sagesse.  Depuis  deux  mois, 
attaqué  d'une  maladie  inflammatoire  qui  exige  des  soins  et  qui 
me  dispose  à  la  violence ,  je  ne  veux  pas  m'exposer,  dans  un 
séjour  ténébreux,  au  milieu  de  la  crasse  et  de  la  vermine,  à  des 
réflexions  douloureuses  sur  le  sort  de  la  vertu  dans  ce  monde, 
aux  mouvements  d'indignation  qui  s'élèvent  dans  une  âme  géné- 
reuse à  la  vue  de  la  tyrannie ,  à  l'exagération  du  caractère  qui 
en  est  l'effet  nécessaire,  et  aux  malheurs  qui  pourraient  être  la 
suite  d'un  saint  emportement.  Je  déclare,  qu'au  mépris  de  tous  les 
décrets  d'accusation  du  monde,  je  me  regarderai  toujours  comme 
une  victime  innocente  des  attentats  de  mes  lâches  ennemis. 

L'acte  d'accusation,  que  Ton  peut  lire  in  extenso 
dans  le  n?  1 79  du  Publidste,  ne  s'appuyait  pas  seu- 
lement sur  l'adresse  séditieuse  qui  l'avait  provoqué. 
La  Convention  avait  un  long  arriéré  à  régler  avec 
cet  ennemi  intraitable,  et  elle  avait  voulu  en  finir 
une  bonne  fois  avec  lui.  Marat  était  donc  accusé 
d'avoir  provoqué  :  1®  le  pillage  et  le  meurtre, 
2*  un  pouvoir  attentatoire  à  la  souveraineté  du 
peuple,  3*^  l'avilissement  et  la  dissolution  de  la 
Convention  ;  lesquels  trois  chefs  d'accusation  ré- 
sultaient de  différents  numéros  de  son  journal , 
visés  dans  l'acte. 


490  RÉVOLUTION 

Marat  consacre  plusieurs  numéros  à  la  réfutation 
de  ces  divers  chefs,  et  leur  oppose  les  arguments 
qu'il  a  déjà  tant  de  fois  ressassés.  Conmie  il  Tavait 
promis,  il  se  constitua  prisonnier  aussitôt  que  Tacte 
d'accusation  lui  eût  été  notifié.  Il  était  accompagné, 
dit-il  lui-même,  de  plusieurs  de  ses  collègues  à  la 
Convention,  d'un  colonel  national,  d'un  capitaine 
de  frégate,  etc. ,  qui  ne  l'avaient  pas  quitté.  A 
peine  fut-il  entré  dans  la  prison  que  plusieurs  offi- 
ciers municipaux  et  administrateurs  s'y  présen- 
tèrent pour  veiller  à  sa  sûreté.  Ils  passèrent  la  nuit 
avec  lui,  dans  une  chambre  qu'ils  avaient  fait  pré- 
parer. Un  bon  lit  y  avait  été  porté  ;  un  souper 
qu'ils  avaient  fait  apprêter  au  dehors  y  fut  servi  ; 
ils  avaient  poussé  leurs  soins  conservateurs  jusqu'à 
accompagner  les  plats  et  faire  apporter  des  carafes 
bien  cachetées. 

Les  témoignages  de  sympathie,  d'ailleurs,  arri- 
vaient de  toutes  parts  à  l'Ami  du  Peuple.  Au  pre- 
mier bruit  du  décret  d'accusation,  la  commune 
d'Auxerre  l'avait  pris  sous  sa  protection,  et  mis 
sous  celle  des  sections  et  des  sans-culottes  de  Paris, 
qui  s'étaient  empressés  de  répondre  à  l'appd  de 
leurs  frères  de  l'Yonne  (1).  Plusieurs  sections  de  la 


(I)  Voici  l'adresse  des  patriotes  Auxerrois,  telle  que  la  rapporte  Marat  dans  le 
n*  181  du  PublicUte  : 

Auxerre,  le  ^B  avril.  —  «  Amis,  le  décret  d'accusation  lancé  contre  Marat  doit 
ttre  regardé  par  les  patriotes  comme  une  calamité  publique.  H  ne  nous  est  pas 
possible  de  courir  assez  fort  pour  nous  jeter  an-devant  du  fer  patrioticide  dont 
Veulent  le  frapper  les  contre-réTolutionnaires  conyentionnels.  Nous  allons  voler  k 


RÉVOLUTION  494 

capitale,  entre  autres  celle  des  Quatre-Nations  et 
celle  des  Quinze- Vingts ,  avaient  nommé  chacune 
quatre  commissaires  pour  accompagner  Marat  au 
tribunal  et  veiller  à  sa  sûreté.  A  peine  la  salle 
d'audience  fut-elle  ouverte,  qu'elle  fut  envahie 
par  une  multitude  de  bons  patriotes.  Dès  le  matin 
toutes  les  salles  du  palais,  les  corridors,  les  cours 
et  les  rues  adjacentes  s'étaient  remplis  d'une  foule 
immense  de  sans-culottes ,  prêts  à  venger  les  ou- 
trages qui  pourraient  être  faits  à  leur  fidèle  défen- 
seur. «  Je  rapporte  avec  attendrissement  ces  cir- 
constances, ajoute  Marat,  pour  faire  sentir  à  quel 
point  les  jours  de  l'Ami  du  Peuple  sont  chers  à  tous 
les  bons  citoyens ,  à  tous  les  amis  de  la  liberté^ 
c'est  la  meilleure  réponse  que  je  puisse  faire  à  mes 
lâches  calomniateurs  (1  ) .  » 

On  connaît  l'issue  de  ce  procès,  qui  appartient  à 
l'histoire  plus  encore  qu'à  notre  sujet;  on  sait 
comment  Marat,  acquitté  à  l'unanimité,  fut  ramené 
en  triomphe  au  sein  de  la  Convention. 

TOtre  secoure,  et  faire  triompher  avec  voas  la  cause  du  peuple;  mus,  en  attendant, 
nous  mettons  sous  la  responsabilité  des  sans-culottes  des  quarante-huit  sections 
de  Paris  la  vie  du  plus  vigoureux  et  du  plus  incorruptible  défenseur  de  nos  inté- 
rêts. Tel  est  Pavis  de  quatre  mille  Auxerrois,  vos  frères  et  amis.  » 

On  trouve  dans  le  n*  186  une  réponse  des  sans-culottes  de  la  section  de  l'Unité, 
ci-devant  des  Quatre-Nations,  à  leurs  frères  de  la  Société  des  Amis  de  la  Répu- 
blique d'Auzerre.  Les  sans-culottes  de  Paris  y  félicitent  leurs  frères  de  l'Yonne 
des  sentiments  manifestés  dans  leur  adresse,  et  «  qui  sont  ceux  de  véritables  ré- 
publicains, dignes  d'avoir  eu  pour  représentant  l'immortel  Pelletier.  »  Ils  peuvent 
être  tranquilles  sur  le  sort  de  Marat,  ce  «  volcan  salutaire  de  la  vérité  qui  doit 
bientôt  consumer  de  sa  lave  les  indignes  délégués  do  peuple  »  ;  il  ne  sera  pas  ar- 
raché un  seul  cheveu  de  sa  tête,  à  moins  que  les  royalistes  ne  marchent  sur  le 
corps  de  tous  les  sans-culottes  de  la  section  de  FUnité,  qui  sont,  ils  n'en  peuvent 
douter,  les  interprètes  de  leure  frères  des  autres  sections.  ^     ' 

(I)  Le  PublicUte,  n*  179,  du  S7  avril  179S. 


49J  RÉVOLUTION 

Après  son  acquittement,  Marat  semble  redoubler 
d'activité  dans  la  poursuite  de  son  œuvre  de  des- 
truction. Tous  les  jours  son  journal  est  rempli  de 
dénonciations  contre  les  généraux  nobles  ou  qui 
lui  paraissent  servir  mollement  la  République; 
mais  il  s'acharne  plus  particulièrement  sur  ceux 
qu'il  appelait  les  hommes  d'Etat^  les  conspirateurs, 
et  ces  excitations  sont  aussitôt  formulées,  par  les 
sociétés  populaires  et  les  sections,  en  pétitions  que 
souvent  il  rédige  lui-même.  C'est  lui  qui  demande 
la  formation  d'un  Comité  de  sûreté  générale  et 
d'un  Comité  de  Salut  public.  C'est  lui  qui  organise 
dans  son  journal  \ insurrection  morale  contre  les 
Girondins  et  prépare  les  journées  des  31  mai  et 
2  juin.  Malade  et  mourant,  il  accourt  encore  au- 
devant  des  soupçons  populaires,  et  de  son  lit  de 
douleur  il  ne  cesse  de  vouloir  diriger  la  Conven- 
tion. Le  poignard  de  Charlotte  Corday  put  seul 
faire  tomber  la  plume  de  ses  mains  ;  son  journal 
était  sous  presse  quand  il  fut  frappé,  et  parut  en- 
core le  lendemain  de  sa  mort. 

Je  me  suis  peut-être  beaxicoup  étendu  sur  VAmx 
du  Peuple;  j'en  ai  dit  les  motifs  en  commençant. 
Les  nombreuses  citations  que  j'en  ai  faites  me  dis- 
pensent du  reste  d'insister  sur  le  genre  d'intérêt 
qu'offre  cette  feuille,  non  plus  que  sur  la  person- 
nalité de  son  auteur,  de  «  cet  être  divin  qu'atten- 


RÉVOLUTION  493 

dait  le  Panthéon,  de  ce  monstre  dont  le  buste  était 
réservé  à  l'égout  » . 

Le  journal  de  Marat,  sous  ses  diverses  dénomi- 
nations, a  toujours  conservé  la  même  forme  ;  mais 
on  voit,  en  le  parcourant,  les  nombreuses  vicissi- 
tudes par  lesquelles  il  a  passé  :  il  est  imprimé  avec 
toute  sorte  de  caractères,  sur  toute  sorte  de  papiers, 
plus  mauvais  Tun  que  l'autre .  Il  y  a  des  numéros 
qui  sont  presque  illisibles.  Plusieurs  ont  paru  en 
placard,  c'est-à-dire  imprimés  d'un  seul  côté.  11 
fourmille  de  fautes,  et  des  plus  grossières,  et,  par- 
fois, des  plus  étranges.  Marat  ne  laisse  pas  que  de 
s'en  préoccuper. 

Bans  la  cruelle  position  où  se  trouve  rAmi  du  Peuple,  comp- 
tant pour  rien  les  périls  affreux  qui  renvironnent  sans  cesse,  il 
ne  sent  le  malheur  de  sa  position  que  par  Timpuissance  de  ne 
pouvoir  chercher  un  imprimeur  patriote.  Depuis  longtemps  des 
ouvriers  sans  lumières  et  sans  civisme  tronquent  impitoyablement 
sa  feuille,  pour  s'épai^er  une  heure  de  travail.  Le  dernier  éditeur 
dont  il  s'est  servi  paraissait  môme  vendu  aux  ennemis  de  la  Ré- 
volution, du  moins  à  en  juger  par  la  manière  indigne  dont  il  a 
mutilé  les  cinq  derniers  numéros.  Lecteurs  sensibles,  si  jamais 
votre  sein  fut  déchiré  par  la  douleur,  vous  pouvez  vous  former 
une  idée  des  chagrins  qui  dévorent  votre  fidèle  défenseur.  (28  no- 
vembre 4790.) 

—  La  vie  souterraine  que  je  mène  depuis  onze  mois  ne  me 
permet  pas  de  revoir  les  épreuves  de  ma  feuille  :  aussi  fourmille- 
t-elle  d'incorrections  qui  détruisent  souvent  le  sens  des  passages 
les  plus  intéressants,  comme  si  les  ouvriers  étaient  payés  pour 
dénaturer  mon  travail  et  en  enlever  les  fruits  à  la  patrie.  (40  mai 
1794.) 

T.  VI.  9 


494  RÉVOLUTION 

Marat  s'ingénie  d'abord  à  relever  les  plus  crian- 
tes de  ces  incorrections  ^  et  dresse  des  pages  en- 
tières d'errata;  maisi  il  y  renonce  bientôt. 

Le  fond  devait  également  et  nécessairement  se 
ressentir  de  la  vie  étrange  à  laquelle  Marat  était 
condamné. 

Le  pauvre  Ami  du  Peuple  est  si  excédé  de  fatigues,  de  soucis^ 
de  veilles,  qu'il  n'a  pas  la  force  de  soigner  son  travail.  Il  demande 
grâce  à  ses  lecteurs  s'il  leur  présente  aujourd'hui  un  numéro  qui 
n'est  digne  de  leur  être  offert  que  par  la  pureté  de  son  zèle  et 
l'intégrité  de  ses  sentiments. 

Le  style  de  Marat  et  sa  méthode  littéraire  étaient 
en  parfait  accord  avec  le  public  auquel  il  s'adres- 
sait. Cependant  il  ne  se  laisse  pas  aller  à  ces  in- 
tempérances, à  cette  grossièreté  de  langage,  que  le 
Père  Duchesne  avait  mises  à  la  mode.  Ayant  un  jour 
laissé  tomber  de  sa  plume,  en  parlant  de  Lafayette» 
cette  phrase  :  «  Ce  tartufe  sans  vergogne  fait  le 
j...f...  »,  il  s'excuse  aussitôt  dans  une  note  : 

Les  lecteurs  de  goût  me  feront  ici  quelques  reproches  ;  ils  di- 
ront et  rediront  sans  cesse  que  ces  épithètes  ne  sont  pas  du  bel 
usage.  Je  sais  cela  comme  eux  ;  qu'ils  ouvrent  mes  œuvres  physi- 
ques et  philosophiques,  ils  verront  que  le  style  noble  et  élevé  ne 
m'est  pas  étranger.  Mais  c'est  pour  le  peuple,  non  pour  des  sa- 
vants ou  des  gens  du  monde,  que  j'écris  ;  or  mon  premier  but  est 
d'être  bien  entendu. 

L'avis  suivant,  qui  se  trouve  dans  plusieurs  nu- 
méros des  premiers  mois  de  1791,  prouve  que 


RÉVOLUTION  495 

VAmi  du  Peuple  était  dès  lors  devenu  rare  et  était 
très-recherché. 

On  trouve  maintenant  à  l'imprimerie  de  Henri  IV,  place  Dau- 
phine,  des  collections  de  VAmi  du  Peuple  depuis  son  origine  jus- 
qu'au numéro  400  exclusivement.  Dans  le  premier  cent  se  trou- 
vent plusieurs  lacunes,  causées  par  les  coups  d'autorité  portés  à 
Tauteur  par  la  saisie  de  ses  feuilles  et  l'enlèvement  de  ses  presses, 
qui  l'ont  forcé  plusieurs  fois  à  interrompre  son  travail.  L'auteur, 
ayant  désiré  faciliter  la  propagation  des  bons  principes  par  la 
modicité  du  prix  de  son  ouvrage  (quelque  recherché  qu'il  soit  au- 
jourd'hui, et  à  quelque  somme  qu'il  ait  été  poussé  dans  plusieurs 
ventes],  l'a  fixé  à  36  livres,  c'est-à-dire  à  un  quart  au-dessous  de 
celui  de  la  souscription. 

On  trouvait  à  la  même  adresse  des  numéros  pour 
assortir  les  collections  incomplètes,  au  prix  de  4, 
5  et  6  sols  le  numéro,  suivant  le  nombre  qu'on  en 
prenait. 

D'après  cette  note,  plusieurs  fois  répétée,  les  nu- 
méros manquants  sont  de  41  à  45,  de  45  à  51 , 
de  57  à  70.  Deschiens  et  la  Bibliothèque  disent 
qu'il  manque  les  numéros  41 ,  43,  etc.;  ce  qui  sup- 
pose un  numéro  42.  Il  y  a  donc  entre  l'auteur  et 
les  bibliographes  une  contradiction  qui  paraît  assez 
étrange,  et  dont  je  ne  me  suis  pas  rendu  compte 
Bans  quelque  peine.  L'exemplaire  de  la  Bibliothèque 
contient  en  effet  un  numéro  42,  qui  a  toutes  les 
apparences  de  l'authenticité  ;  mais  c'est  un  ancien 
numéro  :  Marat  le  dit  lui-même  dans  un  avis  qui 
le  termine,  et  qui  est  ainsi  conçu  : 

L'auteur,  extrêmement  mécontent  de  la  manière  dont  son  jour- 


496  RÉVOLUTION 

nal  a  été  eccécuté  en  son  absence,  a  pris  des  mesures  pour  satis- 
faire ses  souscripteurs.  Il  leur  offre  aujourd'hui  un  ancien  nu- 
méro, où  ^il  plaide  une  cause  chère  à  son  cœur,  celle  de  deux 
citoyens  opprimés.  Dès  demain  le  journal  sera  au  courant,  et  on 
donnera  les  anciens  numéros  pour  compléter  la  collection. 

« 

Le  numéro  40,  le  dernier  paru,  est  du  19  novenir 
bre.  Ce  numéro  42  porte  la  date  du  29  octobre^  et 
rend  compte  de  la  séance  du  27  ;  mais  sous  le  som- 
maire, à  une  place  inusitée,  se  trouve  une  seconde 
date,  celle  du  jour  probablement  où  il  fut  publié, 
8  décembre. 

Le  numéro  45  est  également  un  ancien  numéro, 
puisqu'il  porte  la  date  du  11  novembre. 

Pourquoi  ces  numéros  sont-ils  chiffrés  42  et  45, 
plutôt  que  41  et  42  ?  Comment  se  fait-il  que  Marat 
mentionne  le  45 ,  et  ne  parle  pas  du  42  ?  C'est 
ce  qu'il  nous  serait  difi&cile  d'expliquer  autrement 
que  par  la  manière  dont  se  faisait  Y  Ami  du  Peuple. 

On  aura  remarqué  que  dans  l'avis  qui  termine 
le  numéro  42,  et  que  nous  venons  de  citer,  Marat  se 
plaint  de  la  manière  dont  son  journal  a  été  exécuté 
pendant  son  absence.  Il  avait  donc  des  suppléants? 
Fréron,  qu'il  appelait  son  lieutenant,  se  vante  de 
l'avoir  quelquefois  remplacé.  Mais  ici  on  ne  voit 
que  la  main  d'un  spéculateur  mal  habile,  de  l'édi- 
teur peut-être.  Dans  toute  cette  période,  en  effet, 
VAmi  du  Peuple  offre,  quand  on  y  regarde  d'un  peu 
près,  une  étrange  confusion ,  dont  je  ne  sache  pas 
que  personne  jusqu'ici  se  soit  aperçu  ;  plusieurs 


RÉVOLUTION  497 

numéros  ne  sont  en  grande  partie  qu'un  remanie- 
ment d'autres  numéros  :  ainsi,  par  exemple,  le  nu- 
méro 45,  dont  nous  venons  de  parler,  est  daté  du 
4  4  novembre ,  et  contient  un  compte-rendu  très- 
sommaire  des  séances  de  l'Assemblée  des  6 ,  7 ,  9  et 
4  0  ;  or  la  séance  du  1 0  est  rapportée  plus  au  long 
dans  le  numéro  35,  qui  se  trouve  à  son  rang,  et 
sous  la  date  également  du  11  ;  celle  du  7  dans  le 
numéro  33,  etc. 

Je  n'ai  pas  reculé  devant  la  minutie  de  ces  dé- 
tails, peut-être  fastidieux  —  mais,  qu'on  me  per- 
mette de  le  dire,  beaucoup  moins  assurément  pour 
le  lecteur  que  pour  l'auteur  —  à  cause  de  la  grande 
valeur  qui  s'attache  aujourd'hui  aux  collections 
complètes  de  l'Ami  du  Peuple^  qui  sont  devenues 
excessivement  rares.  C'est  le  même  motif  qui  m'en- 
gage à  m'étendre,  un  peu  plus  que  pour  les  autres, 
sur  la  bibliographie  de  cette  feuille  célèbre.  Elle 
parut  d'abord  sous  le  titre  de  : 

Le  Pilbiiciste  parisien,  journal  politique,  libre  et  impartial,  par 
une  société  de  patriotes,  et  rédigé  par  M.  Marat,  auteur  de  VOf- 
fraude  à  la  Patrie,  du  Moniteur  et  du  Plan  de  Constitution,  etc. 
(N*»»  4-5,  ^2-45  sept.  4789.)  In-S*».  A  partir  du  n»  6  : 

VAmi  du  Peuple;  ou  le  Publiciste  parisien,  etc.  (N«  6-685, 
46  sept.  4789-24  sept.  4792.)  7  vol. 

n  y  a  de  nombreuses  lacunes,  et  quelques  numéros,  que  nous 
avons  désignés  tout  à  l'heure,  n'ont  jamais  été  publiés.  Suspendu 
le  22  janvier  4790  (n»  405),  il  ne  reparut  que  le  48  mai.  Cette 
suspension  a  donné  lieu  à  quatre  continuations  apocryphes, 
portant  :  la  première,  les  n^  406-4  43,  du  30  janvier  au  6  février; 


498  RÉVOLUTION 

la  deuxième,  les  n®«  408-U7,  7  fév.-26  mars;  la  troisième,  les 
no«  40M61,  9  mars-24  mai;  et  la  quatrième,  les  n«»  442-161, 
27  mars-20  mai. 

n  ne  faut  donc  admettre,  pour  former  ce  que  Ton  est  convenu 
d'appeler  le  vrai  Marat,  que  les  n<»  405  et  406  (22  janvier  et 
48  mai],  et  ceux  qui,  dans  Tordre  des  dates,  suivent  le  n**  406 
(18  mai). 

VAmi  du  Peuple  finit  att  n*>  685,  le  24  septembre  1792.  Quatre 
jours  après,  Marat  lançait  une  nouvelle  feuille,  dont  il  changeait 
le  titre  après  chaque  interruption  forcée  ;  il  publiait  successive- 
ment : 

Journal  de  la  République  française,  par  Marat,  TAmi  du  Peuple, 
député  à  la  Convention  nationale.  (N<»  4-443,  25  sept.  4792- 
14  mars  4793.) 

Le  Publiciste  de  la  République  française,  ou  Observations  aux 
Français,  par  Marat...  (N<»  444-150,  44-22  mars  4793.) 

Observations  à  mes  œmmettants,  par  Marat...  (N<>*  454-456, 
25-29  mars  4793.) 

Le  n»  1 56  est  une 

Profession  de  foi  de  Marat,  TAmi  du  Peuple,  député  à  la  Con- 
velition,  adressée  au  peuple  français  en  général,  à  ses  commet- 
tants en  particulier.  (30  mars  4793.) 

n  reprit  ensuite  le  titre  de  : 

Le  Pvblidste  de  la  République  française,  ou  Observations  aux 
Français,  par  l'Ami  du  Peuple,  auteur  de  plusieurs  ouvrages  pa- 
triotiques. (No»  457-242,  4*'  avril-14  juillet  4793.) 

Chaque  numéro  du  journal  de  Marat  sa  compose  ordinairement 
de  huit  pages  in-S»,  une  demi-feuille  ;  mais  il  est  important  de 
remarquer  que  les  n<»  498,  206,  208,  216,  234,  235,  240,  388, 
389,  395,  415  et  435,  ont  chacun  seize  pages,  en  deux  demi- 
feuilles,  et  les  n<»  480,  203  et  407,  chacun  douze  pages,  en  une 
demi-feuille  et  un  quart  de  feuille,  non  intercalés.  Cette  disposi- 
tion insolite  a  donné  et  pourrait  encore  donner  lieu  à  des  mé- 
prises. 

Plusieurs  numéros  sont  doubles;  ce  sont,  dans  VAmi  du  Peuple, 


RÉVOLUTION  499 

les  no«  457,  8  et  9  juillet  4790  ;  482,  5  août  ;  349,  23  jany.  4794  ; 
355,  29  janvier;  524,  20  et 27  juillet;  525,  28  et  29  juillet;  542, 
30  août  et  4«'  sept.;  570,  8  et  40  octob.;  583,  26  et  28  octob.; 
633,  pour  633  et  634;  637,  pour  637  et  638;  650,  10  et  44  mai 
4792  ;  684 ,  24  août  et  4  3  sept.  4792.  —  Dans  le  Journal  de  la  Ré- 
publique, il  y  a  deux  n<»  40,  pour  9  et  40  (3  et  4  octob.  4792); 
—  dans  le  Publiciste,  deux  n<»  447,  pour  446  et  447  (47  et  49 
mars  4793),  et  deux  n<»  227,  pour  227  et  228  (27  et  28  juin  4793). 
Les  n<>*  244  et  245  de  Y  Ami  du  Peuple  ont  chacun  un  supplé- 
ment. 

On  annexe  au  journal  de  Marat  les  pièces  suivantes,  signées  de 
lui  et  sorties  de  son  imprimerie  : 

Cest  un  beau  rêve;  gare  au  réveil! 

V Affreux  réveil  de  fAmi  du  Peuple.  (29  août  4790.) 

L'i4mt  du  Peuple  aux  Français  patriotes.  (40  août  4792.) 

Après  la  mort  de  Marat,  le  Publiciste  fut  continué  jusqu'au 
n<>  260  par  J.  Roux,  sous  le  titre  de  : 

Publiciste  de  la  République  française,  par  l'ombre  de  Marat, 
l'Ami  du  Peuple. 

Nous  rencontrons  encore  le  n^  4  d'une  Ombre  de  Marat,  daté 
de  pluviôse  an  ni. 


Fréron. 


L Orateur  du  Peuple. 


Après  le  maître,  le  disciple  et  Témule.  VAmi  du 
Peuple  et  Y  Orateur  du  Peuple  marchaient  de  con- 
serve, toujours  prêts  à  se  prêter,  en  cas  de  détresse, 
une  fraternelle  assistance. 

Le  journal  de  Fréron  était  comme  le  déversoir  de 
celui  de  Marat.  Marat  a-t-il  du  trop  plein,  ou  se 
trouve-t-il  dans  l'impossibilité  de  donner  à  son  peuple 
sa  nourriture  quotidienne,  il  recourt  à  Fréron  : 

Vous  êtes  mon  lieutenant,  mon  cher  frère  d'armes,  et  il  faut 
bien  que  je  fasse  par  vos  mains  ce  que  je  ne  puis  faire  par  les 
miennes  pour  le  service  de  la*  patrie. 

—  Votre  feuille,  comme  la  mienne,  est  un  bien  national,  quoi 
qu'en  puissent  dire  Malouet  et  sa  clique  ;  mais  ce  bien  doit  être 
commun  entre  nous  :  souffrez  donc  que  j'en  dispose  aujourd'hui. 

—  Accablé  du  soin  de  dénoncer  les  noirs  complots  des  scélé- 
rats que  nous  avons  bêtement  placés  au  timon  des  affaires,  et  de 
veiller  au  salut  du  peuple,  je  vous  prie,  mon  cher  frère  d'armes, 
de  publier  incessamment,  dans  vos  feuilles,  les  pièces  ci-après. 

—  Je  vous  demande  votre  feuille,  mon  cher  frère  d'armes, 
pour  y  consigner  aujourd'hui  d'importantes  dénonciations,  la 
mienne  étant  consacrée  à  des  objets  politiques  de  la  plus  haute 
importance. 


RÉVOLUTION  204 

—  Encore  votre  feuille  aujourd'hui,  mon  cher  frère  d'armes, 
pour  des  dénonciations  importantes. 

Et  Fréron^se  montre  heureux,  pour  lui-même  et 
pour  ses  lecteurs,  de  la  confiance  de  TAmi  du  Peuple. 

Tant  que  vous  voudrez,  cher  frère  d'armes  :  ma  feuille  est  fort 
à  votre  service  ;  c'est  un  sable  aride  fertilisé  par  vos  écrits. 

—  G^est  encore  mon  cher  confrère  et  maître  qui  va  entretenir 
aujourd'hui  le  public  à  ma  place  ;  nos  lecteurs  ne  peuvent  que 
gagner  au  change.  Poursuis,  éloquent  et  infatigable  Marat!  Con- 
tinue de  démasquer  les  traîtres  qui  nous  obsèdent,  et,  si  ta  feuille 
ne  suffit  point  à  l'activité  de  ton  zèle  pour  le  salut  de  tes  conci- 
toyens, la  mienne  slionorera  toujours  de*  servir  de  supplément  à 
tes  salutaires  dénonciations,  et  comme  de  vase  pour  recevoir  la 
rosée  patriotique  qui  découle  de  ta  plume. 

Nous  entendrons  tout  à  l'heure  Fréron  se  vanter 
d'avoir  suppléé  Marat  dans  la  rédaction  de  l'Ami 
du  Peuple.  Cette  assertion  me  paraît  difficile  à 
admettre,  sans  cependant  que  je  puisse  la  contester 
absolument.  Ce  qui  est  plus  certain,  c'est  que  Ma- 
rat rendit  ce  service  à  son  aller  ego.  On  lit  dans  le 
n**  393  de  Y  Ami  du  Peuple  (8  mars  1 791  )  : 

M'étant  chaîné  de  la  rédaction  de  VOrateur  du  Peuple  pendant 
la  maladie  de  l'auteur,  je  préviens  mes  lecteurs  qui  n'ont  pas  eu 
le  n»  390  de  Y  Ami  du  Peup/e,  volé  aux  colporteurs  par  les  satel- 
lites du  général,  qu'ils  trouveront  demain  dans  VOrateur  la  dé- 
nonciation que  les  soldats  suisses  ont  faite  des  moyens  employés 
par  leurs  officiers  pour  les  corrompre. 

Plusieurs  numéros  de  VOrateur  sont  donc  entiè- 
rement rédigés  par  Marat,  ou,  pour  parler  plus 

justement,  furent  remplis  par  Marat,  qui  n'avait, 

9. 


tôt  RÉVOLUTION 

pour  cela  faire,  qu'à  puiser  dans  sa  boîte  aux  dé- 
nonciations. 

Les  deux  frères  d'armes  sont  un  jour  simultané- 
ment poursuivis  par  le  Comité  des  recherches  ;  ils 
adressent  tous  les  deux  le  même  appel  à  leurs  amis  : 

S*il  était  possible  que  l'on  parvint  à  supprimer  les  deux  jour- 
naux VAmi  et  VOrateur  du  Peuple,  ces  deux  tocsins  patriotiques 
qui,  pour  ainsi  dire,  sont  jour  et  nuit  en  branle  pour  dissiper  une 
sécurité  funeste  et  entretenir  une  défiance  salutaire,  alors,  ci- 
toyens, les  chefs  de  la  contre-révolution  marcheraient  à  leur  but 
tête  levée.  Soutenez-nous  donc. 

Ne  pouvant  les  tuer  par  les  persécutions,  on  es- 
sayait de  les  tuer  par  la  contrefaçon,  voire  par  la 
calomnie  ! 

Mon  correspondant,  disait  Marat  en  note  à  une  lettre  qui  lui 
dénonçait  les  sommes  fabuleuses  employées  par  l'aristocratie  à 
soudoyer  des  libelles  anti-patriotiques  (V.  t.  IV,  p.  U5),  mon 
correspondant  pouvait  tgouter  ce  qu'il  leur  en  coûte  aussi  pour 
empêcher  l'influence  salutaire  de  mon  cher  disciple  et  frère  d'ar- 
mes l'Orateur  du  Peuple,  dont  la  feuille  patriotique  a  forcé  les 
ennemis  de  la  liberté  à  lui  opposer  pareillement  un  faux  Ora- 
teur, fabriqué,  dit-on,  par  Marmontel. 

—  Les  torcheculs  qui  sortent  des  plumes  académiques  et  des 
plumes  ordurières  à  la  solde  des  contre-révolutionnaires,  dit-il 
ailleurs  (n»  375),  ont  toujours  trois  points  en  vue  :  calomnier  le 
club  des  Jacobins  ;  calomnier  MM.  Bamavé,  Lameth,  Pétion,  de 
Grancé,  Robespierre  ;  calomnier  TAmi  du  Peuple,  et  quelquefois 
aussi  son  disciple,  l'Orateur  du  Peuple. 

Tel  est  le  pamphlet  hebdomadaire  intitulé  le  Contrepoison,  or- 
dure qui  a  succédé  au  Journal  des  Halles,  digne  production  de 
Languedoc,  dit  Etienne,  mouchard,  voleur  et  assassin  privilégié 
du  héros  des  deux  mondes  ;  tels  sont  le  faux  Ami  et  le  faux 


RÉYOLOTION  t03 

Orateur  du  Peuple,  le  Journal  de  la  Cour  et  delà  Ville,  VAmi  du 
Roi,  le  Journal  de  la  Noblesse,  le  Journal  du  Clergé,  h  Journal  de 
Paris,  le  Mercure  de  France,  le  Modérateur,  etc. 

On  voit  l'étroite  affinité  qui  existait  entre  les 
journaux  de  Marat  et  de  Fréron  ;  nous  n'aurons 
donc  pas  besoin  d'entrer  dans  de  grands  détails 
pour  faire  connaître  V Orateur  du  Peuple,  au  moins 
dans  la  première  phase  de  son  existence,  car  il  en 
eut  deux  bien  distinctes. 

Nous  avons  déjà  rencontré  Louis-Stanislas  Fré- 
ron, fils  et  successeur  du  célèbre  rédacteur  de  VAn- 
née  littéraire.  Nous  Favons  vu  forcé  de  subir  des 
humiliations  dont  le  ressentiment,  joint  au  souve- 
nir de  celles  qu'avait  endurées  son  père,  ne  fiit  peut- 
être  pas  étranger  aux  violences  qui  ont  déshonoré 
son  nom.  Filleul  du  roi  Stanislas,  honoré  des  bon- 
tés de  madame  Adélaïde,  il  semble,  en  efTet,  qu'il 
eût  dû  suivre  les  traces  de  son  père  ou  de  l'abbé 
Roy  ou,  son  oncle.  Il  se  précipita  au  contraire  dans 
le  mouvement  révolutionnaire  avec  une  furie  qui 
est  à  peine  surpassée  par  celle  de  l'Ami  du  Peuple. 

Nous  ne  saurions  préciser  la  naissance  du  jour- 
nal de  Fréron,  parce  que  non-seulement  les  nu- 
méros ne  portent  point  de  date,  mais  même  on 
n'en  trouve  aucune  dans  le  corps  du  journal; 
comme  s'il  y  eût  eu  parti  pris  à  cet  égard,  les  épo- 
ques sont  désignées  seulement  par  le  jour  de  la  se- 


904  RÉVOLUTION 

maîne.  Barbier  el  Deschiens  pensent  que  la  publi- 
cation en  conunença  dans  le  courant  de  décem- 
bre 1789;  Léonard  Gallois,  d'après  des  inductions 
qui  me  paraissent  fort  plausibles,  croit  qu'il  n'a 
pu  voir  le  jour  que  vers  la  fin  de  mai  1790.  La 
chose,  du  reste,  importe  assez  peu,  car  V Orateur 
du  Peuple  n'est  point  un  journal  historique  ;  c'est 
un  pamphlet,  une  diatribe  périodique,  comme 
l'Ami  du  Peuple,  qu'il  a  pris  pour  modèle ,  et  qui 
ne  se  distingue  absolument  que  par  sa  violence. 
En  voici  le  début  : 

Braves  Parisiens  1  vous  sommeillez  dans  les  bras  de  la  victoire  ; 
vous  dormez  sur  des  précipices,  tandis  que,  profitant  de  votre 
sécurité,  vos  ennemis  vous  foirent  des  fers  dans  le  silence.  Il  en 
est  temps  enfin,  sortez  de  ce  long  assoupissement,  que  vos  dé- 
fiances se  réveillent  :  je  suis  la  trompette  qui  vous  rappelle  au 
maintien  et  à  la  défense  de  vos  droits  les  plus  chers. 

—  Bravo,  mes  amis  1  dit-il  dans  son  n<>  4,  bravo,  Loustalot, 
Noël,  Desmoulins,  Mercier,  Carra  I  Laissez  beugler  Foucault,  et 
Peltier  écrivasser  ses  Actes  des  Apôtres  :  un  feu  clair  et  vermeil 
en  a  fait  les  Actes  des  Martyrs.  Continuez  de  poursuivre  la  cafar- 
dise  des  prêtres  et  l'arrogance  des  nobles  :  tous  les  bons  pa- 
triotes vous  encouragent,  vous  applaudissent.  Bravez  les  pisto- 
lets de  J.  F.  Maury,  Tépée  flamboyante  de  Mirabeau-Paillasse,  et 
le  lutrin  de  Notre-Dame,  sous  lequel  les  chanoines  voudraient 
vous  écraser.  Je  viens  après  coup,  animé  du  même  courage  et 
des  mêmes  vues  qui  dirigent  vos  plumes  patriotiques.  Je  n'ose 
aspirer  aux  mêmes  succès  ;  mais  enfin  on  peut  glaner  où  vous 
moissonnez.  J'ai  de  la  santé,  de  la  bonne  humeur,  et  ma  mère 
m'a  dit  que  j'avais  de  l'esprit.  Eh  donc  !  je  m'enrôle  sous  vos 
drapeaux,  et  je  déclare,  sous  le  titre  d'Orateur  du  Peuple,  guerre 
ouverte  aux  aristocigates  de  tout  état,  de  tout  sexe,  de  tout  poil 
et  de  tout  âge. 


RÉVOLUTION  SOS 

Fréron  avait  pris  cette  épigraphe  retentissante  r 

Qu*aux  accents  de  ma  voix  la  France  se  réveille  ! 
Rois,  soyez  attentifs l  Peuples,  prêtez  V oreille! 

Et  son  style  est  à  l'amenant  ;  jamais  la  boursou- 
flure et  la  déclamation  n'ont  été  poussées  plus  loin. 
Je  prends  au  hasard  les  exordes  de  quelques-uns 
des  premiers  numéros  : 

Corps  électoral,  club  des  Jacobins,  députés  patriotes,  citoyens 
de  Paris,  gardes  françaises,  vainqueurs  de  la  Bastille,  vous  tous 
amis  de  la  Constitution ,  héros  de  la  liberté ,  qu'attendez-vous 
encore  pour  sauver  la  patrie? 

—  Gazette  de  Paris,  Ami  du  roi,  Spectateur  national.  Gazette 
universelle.  Journal  des  clubs,  mille  et  un  journaux  vendus  à  la 
scélératesse  autrichienne,  extasiez-vous  tant  qu*il  vous  plaira  sur 
les  dispositions  pacifiques  du  bon  Léopold  ;  concertez-vous , 
feuilles  empoisonnées,  pour  endormir  la  nation  française  dans 
une  sécurité  dont  le  terme  serait  Fesclavage,  pire  que  la  mort 
pour  des  hommes  qui  ont  entrevu  Taurore  de  la  liberté  :  je  con- 
fondrai vos  impostures,  j'arracherai  le  voile  de  votre  modération 
hypocrite. 

—  Silence,  citoyens  !  je  veux  vous  apprendre  une  nouvelle  bien 
extraordinaire  !  Soldats,  bataillons  de  la  garde  nationale,  écoutez 
ce  que  je  vais  révéler,  et,  quand  vous  m'aurez  entendu,  vous 
pourrez,  je  vous  prescris  même  de  ployer  un  genou  idolâtre 
devant  le  plus  patriote  et  le  moins  ambitieux  des  généraux! 

—  Applaudissez,  citoyens  !  votre  cause  triomphe,  vous  rem- 
portez enfin  la  plus  éclatante  victcâre  I  Eh  quoi  I  me  demandez- 
vous,  notre  flotte  a-t-elle  sauvé  nos  colonies  et  dispersé  l'escadre 
anglaise?  Quels  ennemis  avons-nous  terrassés?  La  terreur  de  nos 
armes  assiége-t-elle  le  palais  du  roi  de  Sardaigne?  Faisons-nous 
trembler  jusqu'au  fond  de  l'Escurial  le  monarque  espagnol  et  le 
grand  druide  de  l'inquisition?  Avons-nous  abattu  à  nos  pieds  la 


206  RÉVOLUTION 

* 

ligue  autrichienne?  Nos  frontières  sont-elles  humectées  du  sang 
impur  de  ses  satellites?  A-t-on  fait  prisonniers  les  chefe  de  Ta- 
ristocratie?  Les  parlements  sont-ils  bien  morts?  Le  clergé  est-il 
abattu?  L'Europe  contemple-t-elle  enfin  dans  un  respectueux  si- 
lence Fastre  de  notre  liberté  se  levant  sans  nuages  sur  son  hori- 
zon? Non,  citoyens,  non  ;  mais  c'est  plus  encore  I  c'est  le  renvoi 
des  ministres  ! 

—  Le  voile  est  déchiré  1  Vous  allez,  citoyens,  frémir  de  rage, 
bouillonner  de  fureur  1  Nous  touchons  au  dénouement  de  toutes 
les  trames  ministérielles!  Qu'ils  sont  profondément  coupables, 
les  lâches  députés  qui  ont  maintenu  dans  leurs  places  des  mons- 
tres dont  ils  connaissaient  bien  la  scélératesse  et  les  complots  ! 
Savez-vous  pourquoi  ces  ministres  abhorrés,  proscrits  par  la 
France  entière,  bravent  d'un  front  si  insolent  les  malédictions  du 
peuple,  et  semblent  boire  l'opprobre  comme  l'eau?  Savez-vous 
pourquoi,  cramponnés  près  du  trône,  ils  n'ont  pas  voulu  céder 
au  vœu  général,  et  sont  restés  au  ministère  malgré  la  nation, 
malgré  le  roi  lui-même,  dont  à  cet  égard  l'opinion  est  connue? 
Vous  me  le  demandez,  chers  et  aveugles  concitoyens  1  C'est  que 
le  grand  ouvrage  de  ténèbres  n'était  pas  consommé!  C'est  que  les 
chaînes,  les  poignards,  les  baïonnettes,  les  canons,  les  bûchers  et 
les  potences  n'étaient  pas  encore  prêts,  comme  ils  le  sont  aujour- 
d'hui, pour  verser  à  grands  flots  un  sang  coupable  par  cela  seul 
qu'il  coule  dans  les  veines  d'un  peuple  libre,  enfin  pour  anéantir 
votre  liberté,  renverser  votre  Constitution^  épouvantail  de  tous 
les  rois,  et  faire  de  la  France  un  théâtre  de  forfaits  et  de  désola- 
tions! 

—  Malheureuse  capitale  I  cesse  de  vanter  ta  valeur  patriotique  ! 
Tu  as  brisé  quelques  anneaux,  mais  non  pas  la  chaîne  du  despo- 
tisme !  Tu  as  donné  le  temps  à  tes  ennemis  de  serrer  fortement 
les  tissus  de  la  contre-révolution,  et  aux  deux  moitiés  du  ser- 
pent de  se  rejoindre,  toutes  gonflées  de  nouveaux  poisons  ! 

—  Gloire  immortelle  au  peuple  de  la  capitale!  Il  vient  de  dé- 
ployer une  seconde  fois  l'appareil  imposant  de  sa  puissance! 
La  journée  du  4  3  novembre  n'est  pas  moins  précieuse  aux  yeux 
d'un  vrai  citoyen  que  celles  des  13  et  44  juillet  4789.  Je  te  ca- 


RÉVOLUTION  ÎOT 

lomniais,  nation  juste,  libre  et  magnanime!  Je  redoutais  pour 
toi,  pour  la  Constitution,  le  long  sommeil  où  tu  paraissais  ense- 
velie !  Braves  Parisiens  I  vous  êtes  donc  toujours  les  mêmes,  tou- 
jours les  héros  de  la  plus  belle  dés  révolutions.!  Vous  avez  vengé 
dignement  vos  intrépides  défenseurs  !  L'impulsion  est  donnée!  il 
ne  sera  plus  possible  d'endormir  votre  patriotisme!  Malheur  aux 
scélérats  qui  ont  médité  la  ruine  de  la  patrie  !  Malheur  aux  as- 
sassins de  cour,  aux  sultanes  dont  la  bouche  voluptueuse  et 
cruelle  dicte  du  fond  du  sérail  des  arrêts  de  proscription  !  Mal- 
heur, enfin,  aux  insolents  visirs  dont  les  cimeterres  sont  altérés 
de  notre  sang!  Le  peuple  est  là  qui  les  observe,  et  qui  fond  sur 
tous  les  vautours  avec  la  rapidité  de  Taigle  ! 

Laissez,  chers  concitoyens,  laissez  gronder  la  calomnie,  qui 
déjà  traite  de  brigandage  une  vengeance  légitime!  Je  vous  le  dis, 
je  vous  le  répète  avec  tous  les  vrais  amis  de  la  liberté,  vous  avez 
sauvé  la  chose  publique. 

Et  sait-on  quel  était  l'exploit  magnanime  qui 
inspirait  à  Fréron  ce  dithyrambe  ?  Le  sac  de  l'hôtel 
de  Castriesr  On  connaît  le  duel  entre  MM.  de  Cas- 
tries  et  de  Lameth,  duel  dans  lequel  ce  dernier  fut 
blessé. 

On  transporta  M.  de  Lameth  dans  son  hôtel,  sous  les  yeux 
d'une  épouse  désolée.  Àvanl-hier  matin  sa  porte  fut  assises 
d'un  nombreux  concours  de  citoyens.  Le  peuple  y  donna  de  vé- 
ritables signes  de  douleur  ;  on  entendait  des  malheureux  gagne- 
deniers  dire  avec  une  effusion  de  cœur  la  plus  touchante  :  «  Je 
donnerais  six  livres  pour  que  cela  ne  lui  fût  pas  arrivé.  » 

Cependant  la  nouvelle  du  combat  et  de  ses  suites  se  répand 
généralement;  l'effervescence  s'allume,  elle  est  au  comble!  La 
tête  du  sieur  de  Castries  est  menacée  ;  un  citoyen  s'écrie  :  «  Non, 
messieurs,  point  de  sang  ;  mais  il  faut  raser  la  maison.  »  Ce  cri 
devient  celui  du  ralliement.  À  midi  trois  quarts  vingt  mille  âmes 
investissaient  déjà  Thôtel  de  Castries  ;  à  une  heure  toutes  les 


SOS  RÉVOLUTION 

croisées  étaient  déjà  brisées,  un  piquet  de  la  garde  nationale 
avait  été  forcé,  et  à  une  heure  et  demie  tous  les  meubles,  glaces, 
pendules,  lits,  secrétaires,  avaient  été  jetés  par  les  fenêtres,  et 
mis  en  pièces  par  ceux  qui  étaient  dans  la  rue... 

Braves  Parisiens,  ne  laissez  point  refroidir  le  zèle  brûlant  qui 
vous  anime  ;  marchez  en  masse,  et  que  le  véritable  souverain 
terrasse  une  bonne  fois  toutes  les  aristocraties  liguées  contre  son 
bonheur  ! 

Ce  langage  emphatique ,  combien  que  la  foule 
l'aime  et  l'admire,  ne  suffirait  peut-être  pas  pour 
expliquer  le  succès  que  rencontra  le  journal  de  Fré- 
ron,  si  l'on  ne  savait,  en  outre,  comment  le  soup- 
çon germe  et  grandit  facilement  dans  les  imagina- 
tions égarées  par  la  peur  et  par  la  haine.  Or  l'Ora- 
teur du  Peuple,  digne  élève  de  l'Ami  du  Peuple, 
excelle  à  entretenir  ces  défiances  salutaires  dont  il 
parlait  tout  à  l'heure  ;  il  n'est  rempli  à  toutes  les 
pages  que  de  dénonciations  ;  il  ne  parle  que  de  com- 
plots, de  massacres  projetés  par  les  aristocrates  ;  il 
voit  partout  des  traîtres  et  des  mouchards,  et  il  pro- 
pose quelque  part  la  fondation  d'un  club  à'espionù 
cides. 

Toute  autorité  est  suspecte,  est  odieuse  à  Fréron. 
Il  ne  cesse  de  harceler  les  ministres,  «  les  plus 
noirs  tyrans  que  l'enfer  ait  vomis  contre  la  France  ; 
le  baron  Cartouche  de  Copet  (Necker),  qui,  de  même 
qu'une  éponge  altérée,  boit  tout  le  numéraire  de  la 
France;  La  Luzerneur^  qui  lève  sur  les  marches  du 
trône  un  front  purulent  de  dénonciations  ;  Ibrahim^ 


RÉVOLUTION  209 

Guignard  (le  marquis  de  Saint- Priest),  dont  la  poli- 
tique vîzirienne  a  juré  notre  perte  ;  le  petit  Mont- 
morin,  épagneul  de  cour,  qui  jappe  jour  et  nuit  la 
guerre  civile  ;  et,  au  milieu  de  ce  lazaret  de  gangre- 
nés, La  Tour  du  Pin,  également  marqué  du  char- 
bon de  la  peste.  * 

Le  Châtelet  est  «  gangrené  dans  tous  ses  membres  ; 
ses  magistrats  sont  vendus  aux  ministres,  et  leur 
vendraient  la  nation  entière,  si  la  chose  était  pos- 
sible, eux  qui,  comme  Caligula,  voudraient  que  le 
peuple  français  n'eût  qu'une  seule  tête,  pour  l'a- 
battre d'un  seul  coup.  » 

Parmi  les  hommes  que  Fréron  poursuit  avec  le 
plus  de  rage,  il  faut  encore  citer  Honoré  Mirabeau, 
€  qui  ne  vaut  pas  mieux  que  Grégoire-Tonneau, 
mais  qui  est  infiniment  plus  dangereux  par  ses  ta- 
lents, son  esprit,  sa  souplesse,  la  fécondité  de  ses 
ressources,  l'audace  de  ses  vues  et  sa  profonde  dis- 
simulation. »  11  en  trace  un  portrait  que  l'on  dirait 
calqué,  pour  la  forme,  sur  ce  fameux  portrait  de 
Voltaire,  par  son  père,  qui  alluma  entre  le  philo- 
sophe et  le  critique  la  longue  guerre  que  nous  avons 
essayé  d'esquisser  (Voir  t.  11,  p.  389). 

Citoyens,  s'il  existait  un  homme  fameux  par  ses  crimes  avant 
de  rétre  par  ses  talents,  qui  associât  les  dons  de  Téloquence  à 
la  perversité  de  Tâme  ;  d'une  politique  raffinée,  d'une  hypocrisie 
effroyable,  espèce  de  monstre  dans  l'ordre  moral,  prêt  à  mettre 
dans  un  plateau  de  la  balance  ministérielle  la  nation  tout  entière 


t40  RÉVOLUTION 

en  échange  d'une  poignée  d'or;  flatteur  du  peuple  pour  mieux 
Tasservir,  et  n'ayant  bravé  la  cour  que  pour  s'y  vendre  plus 
chèrement  ;  tout  à  la  fois  Cicéron,  Catilina  et  Cromwel  ;  citoyens, 
un  tel  assemblage  vous  ferait  frémir  d'horreur  I  Eh  1  que  serait-ce 
donc  si  on  te  disait,  peuple  insensé  :  Il  prononce  sur  tes  desti- 
nées dans  le  temple  de  la  nation,  il  y  trame  ton  esclavage!  Que 
sera-ce,  s'il  parvient  à  se  faire  adjuger,  même  sous  tes  yeux,  le 
sceptre  des  législateurs,  l'auguste  présidence,  au  miUeu  des  plus 
belles  fêtes  de  la  liberté  ? 

Dans  un  de  ses  numéros  qui  précédèrent  la  mort 
de  Mirabeau,  Fréron  donne  un  Tableau  des  sommes 
énormes  palpées  par  Riquetti  Double-Main  pour  four- 
niture de  décrets  au  pouvoir  exécutifs  et  le  total  s'é- 
lève à  la  bagatelle  de  2,580,000  livres. 

La  municipalité,  Lafayette  et  Bailly,  dont  la  sur- 
veillance, bien  molle  cependant,  inquiétait  les  me- 
neurs de  la  démagogie,  sont,  à  chaque  page  de  VOror 
teur^  attaqués  avec  la  plus  extrême  violence. 

On  se  plaint  avec  raison  du  despotisme  absurde  de  plusieurs 
municipalités  de  province;  mais,  tandis  que  ce  serait  à  celle  de 
Paris  à  donner  l'exemple  du  plus  saint  respect  pour  la  liberté  in- 
dividuelle, c'est  elle  qui,  animée  des  principes  embaslilleurs  de 
Le  Noir,  persécute,  emprisonne,  garrotte,  et  vexe  de  mille  ma- 
nières, et  sous  les  plus  odieux  prétextes,  les  citoyens  qui  usent 
du  droit,  acheté  par  des  flots  de  sang,  d'énoncer  avec  franchise 
leurs  opinions. 

Deux  hommes  tiennent  le  gouvernail  du  vaisseau  parisien.  I^e 
premier  a  été  lancé  à  l'âge  de  soixante  ans  dans  la  carrière  poli- 
tique par  une  de  ces  révolutions  soudaines  qui  changent  la  face 
des  empires...  Ne  devait-on  pas  s'attendre  qu'imbu  des  ancien- 
nes maximes,  il  ne  chercherait  qu'à  les  faire  revivre.  Aussi  qui 


RÉVOLUTION  214 

ne  se  rappelle  ses  nombreux  attentats  contre  la  liberté  de  la  presse, 
sa  perfide  connivence  avec  Malouet  pour  écraser  ou  réduire  au  si- 
lence les  écrivains  dont  la  plume  patriotique  faisait  tomber  les 
échasses  de  sa  vanité  !  D'un  autre  côté,  vivant  à  Tombre  de  ses 
livres,  lâchant  de  petits  in-quarto  sur  l'astronomie...  par  consé- 
quent sans  connaissance  des  hommes,  sans  pratique  des  affaires, 
il  ne  pouvait  être  qu'un  détestable  administrateur. 

Le  second,  plus  adroit,  plus  fin,  plus  délié,  a  su  d'abord  capter 
habilement  tous  les  suffrages...  Le  grand  et  unique  objet  vers  le- 
quel il  dirigeait  ses  vues  fut  la  faveur  populaire...  Mais  le  masque 
épais  de  son  aristocratie  n'a  pas  tenu  longtemps  contre  le  coup 
d'œil  profond  et  pénétrant  de  quelques  citoyens  observateurs... 
Moderne  Catilina,  jusques  à  quand  abuseras-tu  de  notre  patience? 
Te  flatterais-tu  donc  encore  de  surprendre  la  loyauté  française  I 
Je  te  le  prédis,  plus  tu  crois  ton  triomphe  assuré,  plus  ta  chute 
est  prochaine  et  terrible l... 

—  Maire  inquisiteur,  commandant  général,  état-major,  quand 
viendra  le  terme  de  votre  intolérable  despotisme?  Quand  cesse- 
rez-vous  d'insulter  à  la  liberté  par  les  ordres  arbitraires  et  vexa- 
toires  que  vous  notifiez  impérieusement  à  la  garde  nationale?  De 
qui  tenez-vous  l'extrême  pouvoir  dont  vous  êtes  revêtus?  Du 
peuple  seul.  De  quel  droit,  chefs  audacieux,  abusez-vous  de  l'au- 
torité dont  vous  n'êtes  que  les  dépositaires,  pour  anéantir  la  li- 
berté de  la  presse,  ce  fanal  dont  la  lumière  importune  éclaire  vos 
attentats?... 

—  Pleurez,  mouchards,  assassins,  escrocs,  joueurs,  écrivains  à 
gages,  qui  trouvez  votre  refuge  dans  la  caverne  de  la  mairie  :  le 
maire  de  Paris  est  atteint  d'une  maladie  alarmante  ! 

—  Premier  maire  de  la  ville  de  Paris  et  le  dernier  de  ses  ci- 
toyens, magistrat  despote,  souteneur  des  tripots,  pantin  de  La- 
fayette,  père  nourricier  des  mouchards,  sangsue  publique,  pa- 
tron des  prostituées,  astronome  à  courte  vue,  bas  valet  de  la 
cour,  gardien  du  drapeau  rouge,  trompette  du  jugement  dernier, 
le  plus  noir  des  noirs,  que  vas-tu  devenir  quand  l'ange  extermi- 
nateur Mottié  sera  noyé  dans  les  flots  de  sang  qu'il  aura  fait  ré- 
pandre?... 


tMÎ  RÉVOLUTION 

Après  avoir  posé  ces  prémisses  hardies,  Fréron 
ne  reculera  pas  devant  les  conséquences.  La  lan- 
terne lui  semble  une  excellente  panacée. 

Mirabeau I  Mirabeau!  moins  de  talents  et  plus  de  vertus,  ou. 
gare  la  lanterne  1 

—  Le  voilà  donc  démasqué,  ce  grand  général,  ce  magnanime 
défenseur  de  la  liberté,  ce  flatteur  du  peuple,  ce  valet  des  rois, 
ce  dieu  qui  a  commencé  par  des  autels  et  qui  finira  par  la  lan- 
terne! 

—  Si  le  droit  de  guerre  avait  été  accordé  au  roi,  le  château 
des  Tuileries  aurait  été  livré  aux  flammes.  Le  peuple  eût  pris 
sous  sa  sauvegarde  le  monarque  et  sa  famille  ;  mais  Saint-Priest, 
mais  Necker,  mais  Montmorin,  mais  La  Luzerne,  auraient  été 
lanternes  et  leurs  tètes  promenées  dans  la  capitale. 

La  guillotine,  cependant,  le  bûcher,  Técartelle- 
ment  même,  ne  lui  paraissent  pas  des  arguments  à 
dédaigner. 

Si  nos  deux  chefis  civil  et  militaire  sont  atteints  et  convaincus 
de  ce  crime  de  lèse-liberté  (Fespionnage),  ils  doivent  non-seule- 
ment être  destitués  et  déclarés  indignes  de  la  confiance  publique, 
mais  encore  expier  sous  la  hache  du  bourreau  cet  outrage  inoui 
envers  la  nation. 

—  Comment  ne  voient-ils  pas,  et  les  abbé  d'Eymar,  et  les 
abbé  Maury,  et  les  évêque  de  Nîmes,  et  les  archevêque  de  Tou- 
louse, et  les  évêque  de  Clermont,  et  toute  la  bande  des  calotins, 
comment  ne  voient-ils  pas  qu'on  sait  tous  leurs  complots,  qu'on 
épie  tous  leurs  mouvements,  et  que,  si  le  peuple  était  menacé  de 
perdre  sa  liberté,  il  commencerait  par  les  rôtir,  eux ,  leurs  ca- 
lottes, leurs  parchemins,  leurs  mandements  et  leurS' protesta- 
tions ! 

—  S'il  est  vrai,  comme  le  bruit  s'en  répand ,  que  les  Autri- 
chiens aient  passé  la  Meuse,  Louis  XVI  doit  perdre  la  tête  sur 


RÉVOLUTION  213 

un  écbafaud,  et  Marie-Antoinette  doit,  comme  Frédégonde,  être 
traînée  dans  les  rues  de  Paris  à  la  queue  d'un  cheval  entier. 

On  sait  comment  Fréron  put  mettre  ses  prédica- 
.  tiens  en  pratique  à  Toulon  et  à  Marseille. 

Et  pourtant,  qui  le  croirait  ?  cet  homme  qui  vou- 
lait régénérer  la  France  dans  un  bain  de  sang  avait 
un  goût  décidé  pour  les  idylles  et  les  bergeries.  Il 
vivait  dans  l'intimité  de  Camille  Desmoulins,  dont 
il  aimait  la  femme.  M.  Ed.  Fleury,  dans  son  étude 
sur  Camille,  nous  montre  le  terrible  massacreur  du 
midi  s'en  allant  chez  les  Duplessis  à  Bourg-la-Reine, 
et  là  se  vautrant  sur  l'herbe  avec  des  lapins,  qu'il 
caresse,  qu'il  poursuit,  qu'il  effraie,  qu'il  embrasse^ 
qu'il  aime  tant,  que  Lucile  l'avait  baptisé  du  sur- 
nom de  Lapin.  En  revanche  il  Tappelle  Rouleau/ 
son  mari,  Bouli-Boula  ou  le  Vieux  Loup;  son  enfant^ 
le  Lapereau. 

Il  écrit  à  Desmoulins  :  «  Tu  sais  depuis  long- 
temps que  j'aime  ta  femme  à  la  folie;  je  le  lui  écris  : 
c'est  bien  la  moindre  consolation  que  puisse  se  pro- 
curer un  malheureux  Lapin  absent  depuis  huit 
mois.  »  Et  à  Lucile  :  «  Puisse  ma  lettre  vous  con- 
vaincre que  vous  avez  toujours  été  présente  à  ma 
pensée  1  Que  Camille  en  murmure,  qu'il  en  dise 
tout  ce  qu'il  voudra,  il  ne  fera  en  cela  qu'agir 
comme  tous  les  propriétaires;  mais  certes  il  ne 
peut  pas  vous  faire  l'injure  de  penser  qu'il  est  le 
seul  au  monde  qui  vous  trouve  aimable  et  qui  ait  le 


24i  RÉVOLUTION 

droit  de  vous  le  dire.  Il  le  sait,  ce  coquin  de  Bouli- 
Boula  !  car  il  disait  en  votre  présence  :  J'aime  Lan 
pin  parce  qu'il  aime  Rouleau...  Me  répondrez-vous? 
—  Ohl  non,  Stanislas!  » 

«  Adieu,  folle,  cent  fois  folle  Rouleau  chéri, 
Bauli'Boula  de  mon  cœur  ! . . .  Aimable  et  chère  Lu- 
cile,  être  indéfinissable,  adieu!...  J'embrasse  toute 
la  garenne,  et  toi,  Lucile,  avec  tendresse  et  de  toute 
mon  âme.  Ne  m'oublie  pas  auprès  du  Lapereau  et 
de  sa  belle  grand'maman  Melpomène.  —  Adieu, 
adieu  encore  une  fois,  Lucile,  méchante  diablesse. 
Votre  serpolet  est-il  cueilli?  Je  ne  tarderai  pas, 
malgré  toutes  vos  injures,  à  implorer  la  faveur 
d'en  brouter  dans  votre  main.  J'ai  demandé  un 
congé  d'un  mois  pour  me  refaire  un  peu,  car  je 
suis  exténué  de  fatigue  ;  après,  je  revole  dans  le 
sein  de  la  Convention,  et  je  vais  à  la  dérobée  m'é- 
baudir  sur  l'herbe  avec  l'âne  Martin,  dans  les  allées 
du  Bourg-l'Egalité,  malgré  vos  pétées  d'eau.  » 

Voyez- vous  d'ici  cet  innocent  Lapin^  aujourd'hui 
broutant  l'herbe  tendre,  buvant  la  rosée  de  la  nuit, 
et  demain,  redevenu  Fréron,  écrasant,  décimant, 
mitraillant  en  masse  les  malheureux  Toulonnais, 
coupables  de  peu  d'amour  à  l'endroit  de  la  Répu- 
blique. «  Je  suis  à  presser  l'exécrable  Toulon.  Je 
suis  déterminé  à  périr  sur  les  remparts  ou  à  les  es- 
calader la  flamme  à  la  main.  La  mort  me  sera 
douce  et  glorieuse,  pourvu  que  vous  me  réserviez 


RÉVOLUTION  215 

une  larme.  —  Le  Lapin  se  désole  ;  il  pense  à  tous 
sans  cesse  ;  il  y  pensait  au  milieu  des  bombes  et  des 
boulets,  et  il  aurait  dit  volontiers  comme  cet  ancien 
preux  :  Ahl  si  ma  dame  me  voyait!  » 

A  Fépoque  où  Fréron  prît  part  à  la  lutte,  la 
réaction  bourgeoise  commençait  à  se  faire  sentir, 
.  et,  comme  nous  le  savons,  elle  s'attaqua  principa- 
lenaent  à  la  liberté,  ou,  pour  mieux  dire,  à  la  li- 
cence de  la  presse.  L'Orateur  du  Peuple  ne  pouvait 
être  plus  épargné  que  l'Ami  du  Peuple,  avec  lequel 
il  rivalisait  de  violence.  Aussi  fut-il  de  bonne  heure 
inquiété.  Dès  ses  premiers  numéros  il  vit  ses  col- 
porteurs arrêtés  et  ses  feuilles  confisquées.  11  dé- 
nonce au  peuple  cet  infâme  attentat  : 

Cette  liberté  achetée  au  prix  de  votre  sang  et  devenue  votre 
conquête  ne  serait^Ue  donc  qu'un  vain  fantôme?  Faudra-t-il 
qu'il  existe  toujours  une  ligue  scandaleuse  de  quelques  agents  de 
l'autorité  contre  les  écrivains  mâles  qui,  sacrifiant  leurs  veilles, 
ne  déposent  Tépée  que  pour  s'armer  d'une  plume  patriotique  ? 
VOrateur  du  Peuple  met  en  l'air  tous  les  furets  de  la  police  ;  de 
malheureux  colporteurs,  surpris  à  débiter  ce  nouveau  journal, 
sont  traînés  i  la  Force  et  leur  marchandise  ct)nfisquéel  Ainsi,  ces 
hommes  utiles,  qui  sont,  depuis  les  premiers  jours  de  la  Révolu- 
tion, les  hérauts,  les  trompettes  de  la  liberté,  annoncent  à  tous 
les  autres  un  bien  dont  la  jouissance  leur  est  interdite,  et  res- 
semblent'à  ces  esclaves  enchaînés  qui  chantaient  derrière  le  char 
des  triomphateurs...  Qu'avons-nous  gagné  au  nouveau  régime,  si 
une  inquisition  aussi  absurde  s'établit,  s'il  nous  faut  regretter 
Sartine,  et  porter  en  pleureurs  le  deuil  de  Lenoir  ?  La  liberté  de 
la  presse  doit  être  sans  bornes,  comme  en  Angleterre  et  aux 


246  RÉVOLUTION 

Etats-Unis  d'Amérique  ;  la  modifier,  c'est  l'anéantir,  et  avec  elle 
la  liberté  publique,  dont  elle  est  le  plus  ferme  rempart... 

Mais  les  persécutions  seront  impuissantes.  «  Com- 
me un  oiseau  rapide  qui  passe  à  travers  les  toiles 
d'une  araignée,  l'Orateur  rompt  tous  les  filets  où 
l'aristocratie  en  rpchet ,  en  simare ,  en  jupon  court, 
en  froc,  en  robe,  en  camail,  en  cuirasse,  en  ca- 
lotte rouge,  voudrait  l'envelopper.  11  n'y  a  pas  de 
bâillon  capable  d'étoulTer  la  vérité  dans  sa  bou- 
che :  il  tonnera  contre  les  abus ,  il  dépistera  tous 
les  complots,  il  pourfendra  l'aristocratie,  et  fessera 
le  Châtelet  toutes  les  fois  que  l'occasion  s'en  pré- 
sentera. » 

Cependant  Fréron  fut  bientôt  arrêté  lui-même  et 
conduit  à  la  Force,  pour  un  article  de  son  n®  13, 
intitulé  :  Epouvantable  conspiration  contre  la  liberté ^ 
où  il  poussait  le  peuple  à  la  révolte. 

Il  faut  l'entendre  rugir  alors  :  Tant  que  ne  sera 
pas  levée  la  pierre  du  cachot  scellée  sur  sa  tête  par 
les  mains  tortionnaires  du  sieur  Mitouflet  de  Beau- 
vais,  il  poussera  des  cris  d'oppression  et  de  ven- 
geance qui  feront  enfin  trébucher  sur  son  siège  ce 
petit  juge  insolent  et  despote  qui  se  rengorge  dans 
son  iniquité  ;  il  le  poursuivra  jusqu'aux  enfers , 
dans  les  bras  de  Flesselles  et  de  Berthier,  qui  lui 
ont  légué  leur  robe  toute  noire  d'aristocratie. 

Citoyens,  pourrez-vous  le  croire?  l'Orateur  du  Peuple  est  dan» 


RÉVOLUTION  217 

les  fers  !  Il  n'avait  pris  la  plume  que  pour  défendre  vos  droits  ; 
le  bureau  de  la  ville  a  calomnié  ses  intentions. 

C'était  bien  la  peine  d'aSronter  la  mort  sous  les  remparts  de  la 
Bastille,  d'écraser  la  tête  de  nos  tyrans,  et  d'enfoncer  dans  des 
gouffres  de  sang  et  de  boue  le  cadavre  hideux  de  l'ancien  régime, 
s'il  faut  qu'un  Mitouflet  rive  sur  les  citoyens  les  fers  du  despo- 
tisme! Et  quel  citoyen?  Le  plus  enthousiaste  des  droits  du  peu- 
ple, son  Argus  tutélaire,  l'un  des  écrivains  les  plus  patriotes 
qu'ait  produits  la  Révolution.  Voilà  donc  le  fruit  de  ses  veilles  1 
Quelle  est  donc  cette  justice  municipale  qui  procède  ainsi  1  II  n'y 
a  qu'un  infâme  aristocrate,  bas  valet  des  aristocrates,  des  minis- 
tres et  du  Châtelet,  qui  ait  pu  conspirer  la  perte  de  l'Orateur  du 
Peuple.  Se  serait-on  flatté  d'enchahier  sa  plume  et  son  courage? 
Pitoyable  calcul  I  sa  main ,  ^us  le  poids  même  des  chaînes, 
atteint  ses  oppresseurs,  et  imprime  sur  leur  front  le  sceau  de 
l'ignominie!... 

Il  fait  appel  à  tous  les  amis,  et  surtout  aux  jour- 
nalistes et  aux  Cordeliers. 

Propagez  les  plaintes  de  l'Orateur  du  Peuple,  dont  on  veut 
étouffer  la  voix  patriotique,  leur  criait-il,  prenez  sa  défense,  et 
faites  tomber  ses  chaînes!... 

C'est  ici  la  cause  de  tous  les  écrivains  patriotes  ;  c'est  la  cause 
de  tous  les  citoyens  zélateurs  de  la  Révolution  ;  c'est  ici  la  cause 
de  la  liberté  tout  entière.  Que  tardes-tu,  district  des  Cordeliers, 
sanctuaire  où  brûle  nuit  et  jour  le  feu  sacré  du  patriotisme,  que 
tardes-tu  de  dénoncer  à  la  nation  un  coup  d'autorité  aussi  lâche 
et  aussi  exécrable  ?. . . 

En  sévissant  contre  lui,  c'est  la  liberté  de  la 
presse  que  les  aristocrates  ont  voulu  frapper. 

Croyez-vous,  citoyens,  criait-il  du  fond  de  son  cachot,  que 
votre  Orateur  soit  le  seul  écrivain  qui  ait  excité  la  terreur  et  la 
colère  des  aristocrates?  Non,  tous  ceux  qui,  comme  lui,  respirent 

T.  TI.  40 


818  RÉVOLUTION 

l'amour  de  la  liberté,  sont  devenus  l'objet  de  leur  haine  et  de 
leur  vengeance...  La  dénonciation  de  Tincorruptible  Desmoulins 
faite  à  TAssemblée  nationale  par  Taristocratissime  Malouet,  la 
proposition  de  Talon  de  dénoncer  cet  énergique  écrivain  au  pro- 
cureur du  roi  du  Châtelet,  toute  cette  rage  qui  se  tourne  contre 
les  journalistes  patriotes  vous  indique  assez  les  vues  des  ennemis 
de  la  liberté...  Nous  verrons  si  leur  acharnement  égalera  tou- 
jours leur  effronterie  ;  s'ils  enchaîneront  à  leur  gré  une  foule  d'é- 
crits qui  brûlent  de  s'échapper,  pour  s'attacher,  comme  le  feu 
grégeois,  au  triple  masque  dont  ces  traîtres  couvrent  leur  despo- 
tisme î  Nous  verrons  si,  parce  que  tel  est  leur  plaisir,  la  Révolu- 
tion immobile  s'arrêtera  tout  à  coup,  de  même  que  le  soleil  à  la 
voix  de  Josué  !  Non,  non,  ne  vous  en  flattez  point,  lâches  rené- 
gats de  la  Révolution,  petits  despotes  éclos  de  l'œuf  de  la  liberté  l 
Celle  de  la  presse  bravera  vos  regards  inquisiteurs  et  se  moquera 
de  tous  vos  limiers  1  Déjà  l'opinion  publique  vous  observe  de  ses 
cent  mille  yeux  ;  elle  plane  sur  vos  têtes  et  y  verse  l'ignominie  î 
Osez  mettre  encore  des  lisières  à  l'esprit  humain  I.  .  Aristocrates 
incurables,  vos  triomphes  sont  affreux,  et  ils  doivent  vous  épou- 
vanter; mais  ils  touchent  à  leur  terme.  Le  fouet  vengeur  du 
journaliste  et  des  écrivains  en  butte  à  vos  attentats  vous  fera 
pirouetter  sans  cesse  au  milieu  des  huées  de  tout  un  peuple... 

Fréron  eut  encore  d'autres  démêlés  avec  la  jus- 
tice; mais  il  réussit  toujours  à  se  soustraire  aux 
mandats  lancés  contre  lui,  jusqu'à  la  journée  du 
Champ-de-Mars,  à  la  suite  de  laquelle  il  fut  obligé 
de  se  cacher,  comme  plusieurs  autres  écrivains  pa- 
triotes, et  d'mterrompre  sa  feuille.  Il  la  reprit  peu 
de  temp^  après  et  la  continua  jusqu'à  la  fin  de  l'As- 
semblée constituante.  Voici  en  quels  termes  il 
alors  ses  adieux  à  ses  lecteurs  : 

Français  !  votre  esclavage  est  prononcé  I  II  n'y  a  plus  de  liberté 


RÉVOLUTION  «19 

à  espérer;  le  roi  est  tout,  et  la  nation  n'est  rien,  dans  votre^Cons- 
titution  revisée.  J'avais  bien  raison  de  vous  dévoiler  les  intrigues^ 
les  bassesses,  les  complots  et  les  noires  trahisons  de  vos  repré- 
sentants!... La  nation  est  indignement  trahie  ;  je  n'y  vois  plus 
de  remède.  Voilà  donc  le  vœu  des  Français  rejeté  !  Ds  ne  vou- 
laient plus  de  Louis  XVI,  son  nom  était  effacé  de  toutes  les  en- 
seignes du  royaume,  son  image  était  en  horreur  ;  et  nous  sommes 
obligés  de  le  reprendre  !  Âh  !  législateurs  iniques,  vous  serez  es- 
claves comme  nousl... 

Quant  à  moi,  je  déclare  que  je  suis  libre,  et  la  preuve  que  je 
suis  libre,  c'est  que  vous  êtes  des  monstres  et  que  ma  pensée 
m'appartient  :  Dieu  même  n'a  pas  le  pouvoir  de  me  l'ôter  ;  elle 
est  indépendante  de  la  matière,  et  je  défie  le  couteau  des  lois  de 
la  faire  périr.  Tant  qu'il  y  aura  des  hommes  éclairés  et  pensants, 
je  renaîtrai  en  eux^  et  ils  sauront,  comme  moi,  mépriser  vos  for- 
faits. 

V Orateur  du  Peuple  n'en  demeura  pourtant  pas 
là;  il  fut  continué  par  un  ami  de  Fréron,  Labenette, 
qui  le  rédigea,  dans  les  mêmes  principes,  jusqu'à 
la  fin  de  1 792 

Nous  n'avons  point  à  nous  occuper  de  la  vie  po- 
litique de  Fréron,  ni  à  rechercher  les  motifs  de  son 
éclatante  conversion.  Il  est  probable  que  la  mort 
de  ses  amis  Camille  Desmoulins  et  Danton,  et  sur- 
tout celle  de  Lucile,  y  fut  pour  beaucoup.  On  sait 
quelle  part  active  il  prit  au  9  thermidor  et  avec 
quelle  violence  il  se  jeta  dans  la  voie  de  la  réaction, 
à  la  tête  de  la  jeunesse  dorée,  qui  l'avait  accepté 
pour  chef. 

€  Fréron,  dit  Charles  Nodier,  répudié  par  la 


MO  RÉVOLUTION 

Montagne,  qui  Tabandonna  aux  lourdes  atteintes 
de  Moyse  Bayle  ;  repoussé  avec  horreur  par  l'an- 
cien parti  de  la  Gironde,  qui  le  dévoua  aux  impré- 
cations foudroyantes  d'Isnard  ;  Fréron,  comme  di- 
sait ce  prodigieux  Isnard,  demeuré  tout  nu  et  tout 
couvert  de  la  lèpre  du  crime^  avait  besoin  de  se  re- 
trancher sous  la  bannière  d'une  faction.  Il  y  a  dans 
les  révolutions  des  antipathies  que  l'on  a  peine  à 
concevoir;  il  y  a  aussi,  dans  les  révolutions,  des 
alliances  que  l'on  ne  conçoit  pas.  Fréron,  qui  n'é- 
tait rien,  ni  par  son  esprit,  ni  par  son  caractère^  ni 
par  sa  considération  politique,  se  trouva  tout  à 
coup  à  la  tète  d'un  parti  puissant  de  jeunesse,  d'é- 
nergie, de  vengeance,  de  ces  passions  du  temps  qui 
menaient  à  tout,  et  du  silence  des  lois,  qui  souf- 
fraient tout  (1).  » 

11  fallait  un  organe  à  ce  parti.  Fréron  reprit,  le 
25  fructidor,  la  publication  de  V Orateur  du  Peuple, 
mais  dans  un  esprit  bien  différent.  Ce  journal,  qui 
avait  si  longtemps  appelé  les  proscriptions  sur  tous 
ceux  qui  étaient  suspects  d'aristocratie,  devint  le 
journal  officiel  des  victimes  de  la  terreur;  les  Jaco- 
bins y  furent  tous  les  jours  mis  à  l'index  à  la  place 
des  royalistes.  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange,  c'est 
que  Fréron  plaça  son  Orateur  ainsi  transformé  sous 
l'invocation  de  Marat,  qui,  s'il  eût  vécu,  n'aurait 
pas  eu  assez  d'anathèmes  pour  sa  trahison. 

•■  ...  •  *  . 

(4)  Souvenirs,  Episodes  et  Portraits,  1. 1,  p.  S56. 


RÉVOLUTION  221 

Je  ressaisis  avec  audace,  s*écrie-t-ii  dans  son  premier  numéro, 
cette  plume  véridique  qui,  dans  les  premières  années  de  la  Révo- 
lution, a  démasqué  Taristocratie,  combattu  TAssemblée  consti- 
tuante, sapé  les  fondements  du  trône,  renversé  le  club  des 
Feuillants  présidé  par  Barère,  épouvanté  les  traîtres,  et  fait  triom- 
pher, avec  Marat,  les  droits  du  peuple  et  de  la  liberté  !  Assez  et 
trop  longtemps  des  voiles  épais  ont  .dérobé  la  vérité  au  peuple  ; 
je  viens  les  déchirer  tous.  L'ambition,  Tivresse  du  pouvoir,  les 
mensonges  politiques,  la  soif  des  vengeances,  ne  sont  point  en- 
sevelis dans  la  tombe  de  Robespierre;  son  ombre  erre  encore 
parmi  nous,  et  semble  dévorer  de  nouvelles  victimes...  La  tyran- 
nie s'oi^nise,  le  patriotisme  n'ose  élever  la  voix,  les  lettres  de 
cachet  s'expédient  à  bureau  ouvert,  les  échafauds  se  dressent 
dans  la  pensée ,  et  la  guillotine  va  sortir  tout  armée  du  cerveaii 
des  oppresseurs.  Je  braverai  encore  l'oppression,  de  quelque 
plâtre  qu'elle  se  couvre  !  Je  décomposerai  le  machiavélisme,  le 
barérisme  et  le  néronisme  de  quelques  membres  des  anciens 
comités  de  gouvernement,  et  j'imprimerai  à  tous  ces  lâches  Sé- 
jans,  héritiers  de  Tibère,  le  cachet  d'un  opprobre  indélébile. 

Parisiens,  ma  voix  est  connue  ;  elle  ne  vous  a  jamais  trompé  : 
la  franchise  et  l'amour  du  peuple  animent  tous  mes  discours. 
Mon  dessein  est  de  vous  rallier  une  bonne  fois  aux  principes 
éternels  de  la  justice  et  de  la  liberté.  Jamais  je  ne  composerai 
avec  ces  principes.  Ou  ils  triompheront,  ou  (je  le  dis  avec  or- 
gueil) je  m'ensevelirai  avec  eux. 

0  Marat  !  toi  qui  tant  de  fois  m'as  appelé  ton  disciple  chéri, 
le  successeur  de  ton  choix;  toi  dont  souvent  j'ai  rédigé  les 
feuilles  courageuses,  quand  tu  succombais  sous  le  poids  des  tra- 
vaux; ombre  immortelle  I  viens  m'environner  de  ta  puissance  et 
m'embraser  de  ta  chaleur.  Âide-moi  à  sauver  la  patrie,  â  terras- 
ser le  royalisme,  le  modérantisme  et  l'aristocratie,  qui  prennent 
des  forces  nouvelles  ;  à  éclairer  le  peuple  et  à  l'électriser  pour  la 
défense  et  le  maintien  de  ses  droits  ;  à  frapper  cette  nouvelle 
faction,  espoir  et  instrument  de  l'étranger,  qui  veut  remettre  la 
nation  aux  fers  et  dissoudre  la  Convention  nationale  :  car,  si  la 
cendre  du  tyran  fume  encore,  son  système  de  terreur  et  de  com- 


su  RÉVOLUTION 

pression  est  plus  que  jamais  à  l*ordre  du  jour  ;  0|i  brûle  de  s'em- 
parer de  sa  succession,  de  même  que  les  lieutenants  d'Alexandre 
se  partagèrent  ses  dépouilles.  0  mon  maure  l  6  mon  étemel  mo- 
dèle! ne  souffre  pas  que  des  fripons  et  des  bourreaux  se  dispu- 
tent, comme  des  chiens  dévorants,  les  lambeaux  de  la  Républi- 
que I  Arme  mon  bras  de  ta  plume  tyrannicide  ;  que  la  massue 
de  la  liberté  disperse  ou  écrase  tous  ses  ennemis  ;  que  les  Droits 
de  l'Homme  ressuscitent,  et  que  le  peuple  en6n  jouisse  des  bien- 
faits de  la  Révolution  ! 

On  voit  quel  nouveau  but  poursuivra  Fréron.  La 
terreur  n'était  point  tombée  avec  Robespierre  ;  elle 
ne  devait  cesser  qu'à  la  chute  de  Barère,  Billaud- 
Varennes  et  CoUot-d'Herbois.  C'est  à  ces  hommes 
de  sang  que  l'ami  de  Camille  Desmoulins  déclare 
une  guerre  à  outrance;  c'est  à  abattre  ce  redoutable 
triumvirat  que  tendront  tous  ses  efforts  ;  il  s'acharne 
sur  eux,  les  étreint,  les  secoue,  jusqu'à  ce  qu'il  les 
ait  jetés  à  terre. 

Il  eut  pour  second  dans  cette  lutte  un  jeune 
homme  qui  devait  se  faire  un  nom  dans  la  critique 
littéraire,  à  laquelle  il  était  probablement  plus  apte  ; 
je  veux  parler  de  Dussault,  un  des  premiers  et  des 
plus  honorables  rédacteurs  du  Journal  des  Débats. 

Ce  dernier  nous  a  laissé  de  son  chef  de  file,  tel 
qu'il  était  à  cette  époque ,  ou  plutôt  tel  qu'il  le 
voyait,  ce  portrait  plein  d'enthousiasme  : 

<K  Fréron  était  un  des  appuis  de  la  majorité.  C'eût 
été  une  colonne  plus  solide  encore,  s'il  avait  porté  sa 
plume  éloquente  dans  sa  bouche,  s'il  avait  eu  au- 


RÉVOLUTION  ns 

tant  de  talent  pour  improviser  que  pour  écrire,  et 
des  goûts  moins  efféminés  ;  s'il  n'avait  pas  aimé  la 
vie  molle  et  paresseuse  presque  autant  que  la  li- 
berté ;  si  la  séduction  des  plaisirs  n'avait  pas  ba- 
lancé dans  son  cœur  l'horreur  du  despotisme. 
C'était  un  Achille  caché  dans  les  réduits  de  la 
beauté ,  qui  n'allait  point  chercher  une  épée  pour 
combattre,  mais  qui  la  saisissait  dès  qu'elle  s'of- 
frait à  lui  parmi  les  hochets  de  la  mollesse.  > 

Après  les  journées  de  prairial,  Fréron  abandonna 
V Orateur  du  Peuple  à  son  collaborateur.  Celui-ci 
rengagea  insensiblement  dans  les  voies  de  la  réac- 
tion contre-révolutionnaire,  où  il  se  brisa  bientôt 
contre  les  résistances  du  Directoire  ;  il  cessa  de  pa- 
raître le  26  thermidor  an  III. 


Nous  retrouverons  Dussault  aux  Débats.  Quant 
au  premier  collaborateur  et  intérimaire  de  Fréron, 
à  Labenette,  je  manque  absolument  de  renseigne- 
ments sur  cet  écrivain,  dont  le  nom  ne  se  trouve 
dans  aucune  biographie.  Cependant,  outre  sa  colla- 
boration à  YOrateur  du  Peuple,  dont  il  a  rédigé 
seul  sept  volumes,  Labenette  a  publié  en  1790  un 
Journal  du  Diable^  où  les  événements  sont  présentés 
sous  une  forme  plaisante  et  qui  quelquefois  ne 


Î24  RÉVOLUTION 

manque  pas  de  sel  ;  et  en  1 791  un  Journal  des  Droits 
de  VHomme^  dont  le  titre,  disait  le  prospectus,  de- 
vait suffire  pour  prévenir  en  faveur  de  Técrivain.  Ce 
titre  annonçait  une  âme  honnête  et  sensible,  qui 
prenait  rengagement  solennel  de  ne  parler  aux  vrais 
amis  de  la  liberté  que  les  Droits  de  l'Homme  à  la 
main,  et  c'était  pour  les  maintenir  qu'il  prenait  la 
plume.  En  conséquence  il  s'engageait  à  donner  tous 
les  jours  au  public  une  dissertation  sur  les  décrets 
qui  les  blesseraient.  Il  promettait  encore  de  pren- 
dre la  défense  des  opprimés.  Du  reste,  en  galant 
homme  qu'il  est,  le  champion  des  droits  du  sexe 
fort  se  préoccupe  également  de  ceux  du  sexe  faible. 
C'est  ainsi  qu'on  lit  dans  le  numéro  du  1 0  août  : 

Sans  contredit,  le  plus  grand  ouvrage  qui  soit  sorti  de  la  tète 
de  nos  législateurs,  c'est  la  Déclaration  des  Droits  de  THomme. 
Mais  ils  auraient  dû  faire  le  pendant  ;  ils  auraient  dû,  dis-je,  dé- 
créter les  droits  de  la  femme.  Je  ne  suis  pas  extrêmement  édifié 
de  cet  oubli  de  leur  part.  Ces  messieurs  ne  sont  pas  galants  ;  je 
dirai  même  qu'ils  ont  manqué  au  devoir  de  la  reconnaissance. 
Nous  n'avons  pas  une  idée,  un  souvenir  agréable,  un  sentiment 
tendre,  qui  ne  soit  le  résultat  des  sensations  vives  et  délicieuses 
qu'elles  nous  ont  communiquées.  Elles  placent  dans  notre  âme 
toute  la  délicatesse  de  la  leur  ;  sensibles,  elles  ont  cet  avantage 
sur  nous,  qu'elles  sont  toujours  averties  des  maux  que  notre 
grossière  enveloppe  nous  empêche  de  pcévoir  ;  et  c'est  pour 
nous  épargner  les  chagrins  de  l'avenir,  qu'elles  s'empressent  à 
essuyer  les  larmes  amères  que  nous  fait  répandre  le  présent. 
Avec  de  pareils  avantages,  comment  n'avez-vous  pas  réfléchi  que 
les  femmes  méritaient  des  droits  particuliers?  Mais,  à  bien  con- 
sidérer, elles  sont  plus  susceptibles  que  nous  de  répandre  la  lu- 


RÉVOLUTION  225 

mière  dans  vos  assemblées.  Ayant  les  organes  plus  déliés,  plus 
délicats,  l'impression  qu'elles  reçoivent  des  objets  qui  les  frappent 
est  plus  vive  que  la  vôtre;  elle  augmente  la  chaleur,  l'énergie, 
donne  de  l'activité  à  la  pensée  et  enfante  le  sublime.  Les  fem- 
mes! elles  ont  la  rapidité  de  l'éclair.  Pendant  que  vous  vous  tuez 
à  délibérer,  elles  ont  déjà  saisi  toutes  les  nuances  des  objets  qui 
vous  échappent.  Vous  êtes  encore  aux  opinions,  que  leur  arrêt 
est  prononcé,  avant  même  que  vous  n'ayez  accordé  la  raison  avec 
le  sentiment  de  votre  propre  conscience. 

Labenette  a  encore  publié,  à  la  fin  de  1792,  une 
vingtaine  de  numéros  d'un  Journal  de  la  Savonnette 
républicaine^  à  l'usage  des  députés  ignorants  et  de 
ceux  qui  se  proposent  de  trahir  la  patrie,  qui  por- 
tait cette  épigraphe  :  Oh!  je  les  poursuivrai^  les  co- 
quins! Son  but  était  «  de  faire  connaître  la  clique 
infernale  qui  fait  déclarer  la  guerre  pour  servir  les 
projets  de  vengeance  de  Louis  Sanguinola...  Il  veut 
parler  et  il  parlera  de  ces  hommes  qui  ont  préparé 
et  amené  la  fatale  journée  du  Champ-de-Mars  pour 
soustraire  le  général  des  brigands,  enfermé  dans  la 
tour  du  Temple,  à  Téchafaud  qui  l'attendait  à  son 
retour  de  Varennes.. .  Il  parlera  de  ces  hommes  qui, 
au  lieu  d'envoyer  le  dernier  roi  des  Français  à  la 
guillotine  au  moment  où  il  venait  de  faire  assassi- 
ner le  peuple,  l'ont  reçu  à  bras  ouverts  dans  l'antre 
des  conspirateurs,  qu'on  appelait  alors  Assemblée 
nationale,  et  qui,  dans  la  crainte  d'être  dévoilés 
par  Louis  Capet,  dont  ils  étaient  les  complices, 
l'ont  soustrait  à  la  juste  vengeance  du  peuple,  dans 

40. 


î«6  RÉVOLUTION 

respérance  de  rejeter  dans  son  sein  cette  pomme 
de  discorde...  Enfin  il  conduira  le  monstre  décou- 
ronné à  Téchafaud,  et  alors  il  cessera  d'écrire  !  1 1  » 


TILLIEN 


VAmi  des  Citoyens 

En'  consacrant  une  mention  particulière  à  l'Ami 
des  Citoyens  y  j'ai  plutôt  égard  au  nom  de  l'au- 
teur qu'au  mérite  de  cette  feuille,  dont  les  nom- 
breuses vicissitudes  attestent  suffisamment  le  peu 
de  consistance  ;  et  si  je  fais  succéder  Tallien  à 
Fréron,  j'y  suis  uniquement  déterminé  par  la  soli- 
darité qui  les  unit  le  9  thermidor.  Si,  en  effet , 
j'avais  voulu  suivre  une  progression  ascendante, 
c'est  Hébert  qui  aurait  dû  venir  après  Marat  et  son 
lieutenant,  car  le  Père  Duchesne  prétendait  à  bon 
droit  avoir  hérité  du  manteau  de  l'Ami  du  Peuple, 
qu'il  surpassait  même  de  beaucoup  en  cynisme; 
mais  nos  lecteurs  aimeront  sans  doute  à  se  reposer 
un  peu  de  ces  violentes  émotions. 

VAmi  des  Citoyens,  journal  fraternel^  par  J.  L. 
Tallienj  citoyen  soldat^  parut  d'abord  sous  la  forme 
d'un  placard  qui  s'affichait  toutes  les  semaines, 
et  auquel  on  pouvait  aussi  s'abonner,  moyennant 
71iv.  10  s.  Nous  en  avons  déjà  parlé,  t.  IV,  p.  86. 
Ce  journal-affiche  avait  pour  objet  de  porter  à  la 


tn  RÉVOLUTION 

connaissance  du  peuple,  de  recommander  à  son  res- 
pect, toutes  les  lois,  surtout  celles  dont  l'exécution 
l'intéressait  plus  particulièrement,  et  que  leur  pro- 
mulgation officielle  ne  lui  aurait  fait  souvent  con- 
naître que  très-tardivement.  Il  remplissait  encore 
un  autre  but,  courageusement  poursuivi  par  son 
rédacteur,  celui  d'éclairer  les  causes  des  agitations 
populaires,  de  prévenir,  par  l'insinuation  de  la  vé- 
rité et  les  conseils  de  la  raison,  de  nouvelles  sédi- 
tions, toujours  funestes  au  bonheur  du  peuple  et  à 
l'intérêt  de  la  liberté,  enfin  de  provoquer  l'utile  et 
juste  surveillance  des  citoyens  à  l'égard  des  opé- 
rations de  ses  administrateurs  et  des  machinations 
de  ses  ennemis.  La  société  centrale  des  Amis  de  la 
Constitution  aidait  pécuniairement  cette  publica- 
tion, qui  méritait  bien  en  effet  d'être  encouragée. 
La  Bibliothèque  possède  un  seul  numéro  de  ce 
placard  (in-folio  à  2  colonnes,  en  très-gros  carac- 
tères), le  n®  9,  du  22  septembre  1 791 .  Je  le  trans- 
crirai en  entier,  parce  qu'il  m'a  paru  très-propre  à 
donner  une  idée  et  de  ce  qu'était  cette  sorte  de 
journal,  et  de  la  ligne  que  suivait  alors  Tallien  et 
le  parti  auquel  il  appartenait. 

Instruire  nos  concitoyens,  propager  les  principes  de  justice,  de 
liberté  et  d'égalité,  qui  forment  les  bases  de  notre  Constitution  ; 
prêcher  le  respect  des  lois  et  Tobéissance  aux  autorités  constitu- 
tionnelles, déjouer  les  trames  des  ennemis  du  bien  public ,  pré- 
server le  peuple  de  ses  propres  erreurs,  telle  est  la  tâche  que 
nous  nous  sommes  imposée  en  entreprenant  cet  ouvrage.  Nous 


RÉVOLUTION  229 

nous  sommes  efforcé  de  la  remplir  avec  sagesse  et  modération  ; 
les  bons  citoyens  nous  ont  encouragé,  les  mauvais  nous  ont  ca- 
lomnié  :  nous  remercions  les  uns  et  les  autres  de  leur  bienveil- 
lance. Nous  avons  vu  avec  douleur  que  Ton  cherchait  à  ramener 
les  Français  à  ce  système  d'idolâtrie  qui  prolongea  pendant  si 
longtemps  notre  esclavage.  Nous  étions  occupé  à  mettre  en  ordre 
quelques  réflexions  sur  ce  sujet,  lorsque  nous  avons  eu  occasion 
de  prendre  lecture  de  la  cent  soixante-quatorzième  lettre  du  vé- 
ritctble  Père  Duchéne  (4):  nous  y  avons  trouvé  un  article  dont  les 
principes  sont  entièrement  conformes  aux  nôtres  ;  nous  croyons 
devoir  le  publier.  Nous  n'y  avons  changé  que  les  expressions  qui, 
propres  à  Toriginalité  de  cet  ouvrage  patriotique,  ne  peuvent  pas 
convenir  au  ton  de  notre  journal. 

l'amour  royal  substitué  a  l'amour  national. 

a  Je  serais  désolé  qu'on  ne  respectât  pas  le  roi  :  c'est  une  chose 
infiniment  essentielle  d'honorer  la  majesté  des  lois  dans  la  per- 
sonne qui,  DE  PAR  L'AUTORrré  NATIONALE,  ost  chargée  de  leur 
exécution.  Dans  un  pays  où  le  roi  serait  méprisé,  la  sainteté  des 
lois  risquerait  de  l'être  ;  mais  je  suis  désespéré  qu'on  cherche  à 
substituer  V adoration  au  respect,  seul  sentiment  permis  à  un 
peuple  libre. 

j>  Vadoration  est  presque  toujours  aveugle,  au  lieu  que  le  respect 
y  voit  clair,  et  sait  pourquoi  il  agit.  Vadoration  gâte  les  rois  ;  un 
respect  raisonné,  un  respect  froid,  les  contient.  Vadoration  nous  a 
fait  longtemps  opprimer  par  ces  dieux  qui  nous  croyaient  leurs 
créatures,  et  fut  toujours  la  cause  de  notre  avilissement.  N'en 
serions-nous  sortis  que  pour  nous  y  replonger  comme  des  in- 
sensés? 

»  Vadoration  pour  les  rois  étouffe  la  juste  adoration  des  lois,  et, 
s'ils  y  réfléchissaient  un  peu,  ils  préféreraient  le  respect;  car  le 
respect  est  le  prix  que  la  raison  accorde  aux  vertus,  au  lieu  que 

(I)  Lettres  bougrement  patriotiques,  par  Lemaire,  qu'on  représente  géuérale- 
meot  comme  nn  ultra-roTaliste.  Nous  en  parierons  plus  loin. 


Î30  RÉVOLUTION 

Vadoration  est  le  contingent  de  la  bêtise,  payé  souvent  à  rimbécillité. 

»  Ne  prêchez  que  le  culte  des  rois,  ils  deviendront  despotes,  et, 
tôt  ou  tard,  les  adorateurs  lassés  les  culbuteront  ;  mais  alliez  le 
culte  des  lois  au  respect  pour  les  rois,  tout  ira  à  merveille,  Tun 
et  l'autre  seront  révérés. 

»  U  est  temps  qu'un  écrivain  ami  de  Tordre,  et  qui  bravera  l'uni- 
vers entier,  tant  qu'il  ne  s'écartera  pas  des  grands  principes  de 
liberté  sage  et  bien  entendue,  arrête  avec  fermeté  ce  torrent  de 
ROTAUSME  qui  commenco  à  dépasser  les  digues  opposées  par  la 
raison,  et  qui  peut  submerger  dans  une  inondation  prochaine 
l'édifice,  encore  tout  frais,  de  la  Constitution. 

»  Oui,  c'est  avec  peine  que  je  vois  partout  les  emblèmes  de  la 
royauté  prodigués,  multipliés  à  l'infini.  En  vain  mon  œil  étonné 
cherche,  dans  ce  déluge  de  colifichets  à  la  royale,  les  emblèmes 
sacrés  de  notre  liberté  :  je  les  y  vois  à  peine.  Les  bijoux  sont  à  la 
royale,  les  vêtements  sont  à  la  royale  ;  les  boutons,  les  gilets,  les 
bagues,  les  gants,  les  tabatières,  les  tableaux,  les  rubans,  les 
mines,  les  propos,  les  spectacles,  tout  est  à  la  royale, 

»  Des  comédiens  qui  se  disent  de  la  nation  ,  et  qui ,  naguère 
rampant  dans  la  fange  de  l'ignominie,  ont  oublié  déjà  que  la 
main  du  sénat  les  en  a  retirés  pour  leur  donner  une  consistance 
politique,  ont  oublié  déjà  que,  comme  de  vils  animaux,  on  les 
séparait  même  de  la  sépulture  des  autres  citoyens,  en  les  jetant, 
pour  ainsi  dire,  à  la  voirie,  affectent  bassement  une  aristocratie 
qu'on  a  peine  à  pardonner  à  des  princes,  affectent  de  ne  plus 
donner  au  peuple  que  des  pièces  où  triomphe  l'idolâtrie,  où  la 
liberté  est  foulée,  pour  ainsi  dire,  sous  lès  genoux  d'un  acteur, 
qui  marche  dans  cette  posture  devant  un  roi  des  coulisses  ;  affec- 
tent de  crier  bravo  et  de  chanter  des  hymnes  à  l'idole  du  jour, 
qu'on  couvre  de  flagorneries  révoltantes  pour  les  âmes  dont  la 
fierté  ne  peut  s'ébranler  ;  affectent  enfin  d'étouffer  l'esprit  public 
dans  ces  lieux  mêmes  où  l'on  sut  lui  donner  la  redoutable  énergie 
qui,  quelques  instants,  fit  croire  au  prodige  d'une  métamorphose 
nationale;  et  pendant  ces  farces  pitoyables,  on  crie  une  protes^ 
tation  que  ne  dénoncera  pas  l'accusateur  public,  protestation  qui 
est  un  véritable  délit  de  haute  trahison  contre  la  nation  et  son  roi. 


RÉVOLUTION         ^  231 

»  0  légèreté  !  ô  démence!  ô  stupidité  française!  vous  ne  pouvez 
vous  arrêter  quand  une  fois  la  bride  est  lâchée. 

0  Le  roi  a  accepté  la  Constitution  :  en  cela  nos  vœux  sont  remplis, 
comblés,  et,  je  ledisavec  franchise,  oui,  son  bonheur  m'est  plus  cher 
que  le  mien  ;  mais  il  n'a  fait  que  son  devoir  :  il  a  travaillé  pour  lui  ; 
il  a  assuré  sa  couronne  toujours  chancelante  sur  sa  tête  sacrée  ;  il 
s'est  épai^é  des  maux  affreux  ;  il  a  arrêté  l'hémorrhagie  effroya- 
b!e  prête  à  inonder  de  sang  le  pays,  qu'il  aurait  déshonoré,  perdu, 
anéanti  peut-être,  avec  la  résistance  atroce  commandée  depuis 
longtemps  par  des  tigres  furieux,  guidés  par  la  soif  criminelle  de 
la  vengeance  et  de  la  rage.  Que  lui  devons-nous  pour  cette  con- 
duite? L'oubli  du  passé,  le  respect,  l'obéissance  quand  il  parlera 
au  nom  de  la  loi,  et  rien  de  plus.  Sans  cela  nous  devenons  des 
brutes,  digues  des  siècles  honteux  de  l'esclavage,  et  indignes  de 
posséder  une  Constitution  qui  a  rétabli  les  droits  méconnus  des 
hommes.  » 

Nous  ajouterons  à  ces  excellentes  réflexions  quelques  observa- 
tions : 

On  nous  dit  que  la  reconnaissance  n'est  point  une  idolâtrie,  mais 
un  acte  de  justice.  Nous  le  demandons,  la  reconnaissance  peut- 
elle  exister  là' où  il  n'y  a  point  de  bienfait?  Examinons,  dans 
notre  position  actuelle,  qui,  de  la  nation  ou  de  Louis  XVI,  est  le 
bienfaiteur.  Le  peuple  français,  après  quatorze  siècles  d'esclavage, 
se  ressaisit  de  sa  souveraineté ,  usurpée  par  les  agents  du  des- 
potisme ;  il  reconnaît  comme  dette  de  la  nation  les  dilapidations 
de  la  coui  ;  il  comble  le  gouffre  profond  du  déficit  ;  il  conserve  la 
monarchie  héréditaire  ;  il  pose  une  couronne  constitutionnelle  sur 
la  tête  de  Louis  XVI;  il  l'entoure  d'une  inviolabilité  absolue;  il 
lui  donne  une  liste  civile  de  trente  millions  ;  il  le  déclare  chef 
suprême  des  armées  de  terre  et  de  mer;  il  laisse  à  sa  disposition 
un  grand  nombre  de  places.  Que  fait  Louis  XVI  ?...  Il  accepte... 

Nous  aimons  à  croire  que  le  roi  s'empressera  de  prouver  son 
attachement  à  la  Constitution,  et  qu'il  forcera  la  nation,  par  une 
conduite  loyale  et  franche,  à  oublier  le  passé  ;  mais,  jusqu'à  ce 
moment,  nous  devons  suspendre  notre  jugement. 


tZt  RÉVOLUTION 

Nous  déclarons  que  nous  sommes  prêt  à  verser  jusqu'à  la  der- 
nière goutte  de  notre  sang  pour  le  maintien  de  la  Constitution 
décrétée  par  TAssemblée  nationale  ;  mais  nous  déclarons  aussi 
que  nous  ne  cesserons  de  nous  élever  avec  courage  contre  ces 
acclamations  serviles,  contre  ces  applaudissements  individuels 
qui  compromettent  le  salut  de  la  chose  publique,  et  que  dans 
notre  cœur  le  sentiment  d'attachement  pour  la  nation,  la  loi  et 
le  roi,  est  indivisible.  La  liberté,  la  Constitution,  voilà  nos  idoles, 
et  jamais  nous  ne  brûlerons  d'encens  que  sur  l'autel  de  la  patrie. 
Nous  obéirons  aux  lois  et  à  ceux  qui  sont  chargés  par  la  Cons- 
titution de  les  faire  exécuter  ;  mais  jamais  nous  n'idolâtrerons  au- 
cun individu.  Telle  est  notre  profession  de  foi. 

J.-L.  Tallien,  Citoyen  soldat, 

rue  de  la  Perle,  n*  17. 

Ce  journal-affiche  s'adressait  presque  exclusi- 
vement aux  Parisiens.  Au  commencement  d'oc- 
tobre 1791,  Tallien  le  transforma  en  un  journal 
qui  paraissait  deux  fois  par  semaine,  en  1 6  pages 
in-8®,  au  prix  de  1 8  livres,  et  qu'il  destinait  prin- 
cipalement aux  habitants  des  campagnes.  Rendre 
compte  des  séances  du  Corps  législatif,  rappeler 
les  événements  avec  fidélité  et  impartialité,  accom- 
pagner le  récit  des  faits  de  quelques  réflexions 
courtes  et  instructives,  telle  était  la  tâche  qu'il 
s'imposait. 

Au  moment  de  la  Révolution,  disait-il  dans  lavertissement 
placé  en  tête,  tous  les  citoyens  doivent  être  soldats  ;  tous  doivent 
indistinctement  combattre  pour  conquérir  la  liberté.  Lorsque  la 
Révolution  est  terminée,  lorsque  l'édifice  gothique  de  l'ancien 
gouvernement  est  détruit,  et  que  les  représentants  du  peuple  ont 
établi  sur  les  bases  immuables  de  la  justice  et  de  l'égalité  une 


RÉVOLUTION  233 

Constitution  qui  doit  assurer  le  bonheur  des  générations  futures 
et  préparer  la  chute  des  despotes,  alors  il  reste  aux  bons  citoyens 
une  fonction  importante  à  remplir  :  celle  de  propager  les  lumières 
et  rinstruction,  sans  laquelle  il  est  impossible  de  conserver  la 
liberté. 

C'est  dans  la  vue  de  remplir  cette  tâche  pénible,  mais  hono- 
rable, que,  sur  la  demande  d'un  grand  nombre  de  nos  concitoyens, 
nous  nous  sommes  déterminé  à  laire  paraître  deux  fois  par  se- 
maine le  journal  VAmi  des  Citoyens,  déjà  connu  par  les  placards 
que  nous  av.ons  fait  imprimer,  et  que  nous  continuerons  de  rédi- 
ger, indépendamment  de  cette  feuille. 

Nous  savons  que  nous  avons  été  précédé  dans  cette  carrière 
par  des  citoyens  dont  nous  sommes  habitué  à  respecter  les  lu- 
mières et  les  vertus  civiques  ;  mais  nous  croyons  qu'il  est  encore 
des  soins  à  donner  à  la  culture  de  ce  champ  qu'ils  ont  commencé 
à  défricher  :  le  fanatisme,  le  despotisme,  et  leurs  nombreux  sup- 
pôts, avaient  tant  enraciné  d'erreurs  dans  les  campagnes,  qu'il  est 
important  qu'un  grand  nombre  de  véritables  amis  de  la  patrie  se 
réunissent  pour  détruire  jusqu'au  dernier  vestige  de  ces  funestes 
fléaux. 

Le  peu  de  succès  qu'il  rencontra  et  le  mauvais 
état  de  sa  santé  forcèrent  Tallien  à  abandonner  sa 
publication  au  commencement  de  1792,  après  33 
numéros. 

L'amour  du  bien  public,  le  désir  de  répandre  l'instruction,  de 
défendre  la  Révolution  contre  les  attaques  de  ses  ennemis,  tels 
ont  été  les  motifs  qui  m'ont  déterminé  à  entreprendre  ce  journal. 
Je  me  suis  efforcé  de  remplir  cette  tâche  pénible  avec  zèle;  je  ne 
me  suis  jamais  écarté  du  ton  de  modération  qui  doit  caractériser 
les  écrits  du  véritable  patriote.  Aucunes  vues  d'intérêt  pécuniaire 
ne  m'ont  dirigé  dans  cette  entreprise,  et  je  puis  prouver  qu'elle 
me  coûte  plus  de  huit  cents  livres,  les  souscriptions  n'ayant  ja- 
mais pu  me  couvrir  de  mes  frais.  Malgré  cette  perte,  considérable 
pour  un  homme  sans  fortune,  je  me  serais  déterminé  à  faire, 


tZi  RÉVOLUTION 

pendant  quelques  mois  encore,  un  sacrifice  pour  contribuer  à 
rinstruction  de  mes  concitoyens;  mais  les  gens  de  Tart,  mes  pa- 
rents et  mes  amis  me  défendent  toute  occupation... 
Ce  numéro  sera  le  dernier  qui  paraîtra. 

Repris  à  une  époque  que  nous  ne  saurions  dé- 
terminer, TAmi  des  Citoyens  fournit  encore  une 
carrière  à  peu  près  égale,  sans  incident  qui  mérite 
d'être  signalé. 

Le  23  fructidor  an  II  nous  le  voyons  reparaître 
par  le  n®  81,  dans  des  conditions  et  avec  des 
chances  qui  semblaient  beaucoup  plus  favorables. 
Membre  de  la  Convention,  son  auteur  occupait  une 
grande  place  sur  la  scène  politique.  Tallien  avait 
eu  à  la  révolution  du  9  thermidor  la  part  que  tout 
le  monde  sait;  mais,  comme  Fréron,  son  allié  dans 
cette  bataille,  il  pensait  que  la  victoire  n'était  pas 
complète  pour  avoir  renversé  le  colosse,  et  c'est 
dans  le  but  de  la  compléter,  c'est  pour  abattre  la 
queue  de  Robespierre,  qu'il  reprenait  la  plume. 

Dans  toutes  les  circonstances  orageuses  de  la  Bévolution,  dit-il 
dans  une  sorte  de  manifeste,  on  vit  paraSl^re  TAmi  des  Citoyens. 
Lorsque  Lafayette  dominait  par  la  terreur,  lorsque  la  cour  était 
toute  puissante,  lorsque  la  liste  civile  répandait  la  corruption  par 
tous  les  canaux,  lorsque  les  factions  antipopulaires  voulaient  ren- 
verser Topinion  publique,  TAmi  des  Citoyens  était  à  son  poste; 
il  Ta  abandonné  un  moment  pour  se  livrer  aux  devoirs  que  la 
confiance  publique  lui  avait  imposés.  Aujourd'hui  que  des  hommes 
nouveaux,  qui  ont  eu  soin  de  se  cacher  au  jour  du  péril,  parais- 
sent sur  le  théâtre  révolutionnaire  pour  empoisonner  les  inten- 
tions les  plus  pures,  pour  perdre  les  vieux  amis  de  la  liberté,  il 


RÉVOLUTION  t35 

faut  se  présenter  aussi  sur  la  brèche,  et  montrer  à  tous  les  ca- 
méléons politiques  que  rien  ne  peut  porter  la  terreur  dans  l'âme 
des  hommes  de  bien  et  des  véritables  patriotes... 

J'entrerai  en  lice  avec  tous  les  champions  de  Taristocratie  et 
du  terrorisme  ;  aucune  réputation  ne  m'effraiera.  Je  suis  déter- 
miné à  tout  affronter  pour  être  utile  à  mes  semblables. 

Depuis  longtemps  on  discute  sur  la  liberté  de  la  presse  ;  moi  je 
n  attends  pas  le  décret  qui  la  consacre  ou  qui  la  garantisse  :  j'en 
use. 

U  ne  fallut  pas  un  décret  des  représentants  du  peuple  pour 
renverser  la  Bastille  le  U  juillet;  pour  aller  chercher  Capet  le 
5  octobre;  pour  renverser  le  trône  le  <0  août;  pour,  le  3<  mai, 
obtenir  justice  de  mandataires  infidèles;  pour,  le  9  thermidor, 
anéantir  Robespierre  et  ses  complices  :  il  fallut  de  l'audace.  Eh 
bien  I  ayons  de  Vaudace,  et  nous  serons  vainqueurs  de  tous  les 
ennemis  de  la  presse. 

Je  déclare  solennellement  une  guerre  à  mort  à  tous  ces  patriotes 
de  deux  jours,  à  tous  ces  insectes  méprisables  qui  ne  parlent  de 
liberté  que  pour  en  faire  haïr  le  nom...  Je  combattrai  les  auteurs 
des  journaux  antipopulaires  qui  paraissent  chaque  jour,  avec  le 
même  courage  que  j'ai  combattu,  il  y  a  trois  ans,  Durosoy,  Royou 
©t  Gauthier  ;  je  prouverai  que  tous  veulent  aller  au  même  but. 
Q«e  m'importe  à  moi  la  manière  dont  on  veut  rétablir  le  pouvoir 
ohsolu?  Je  n'aime  pas  plus  Robespierre  que  Louis  XVI;  tel  autre 
moderne  tyran  que  Louis  XVI.  Je  veux  la  liberté  tout  entière  ;  je 
la  veux  non  pour  quelques  individus,  mais  pour  tous  les  Français. 
Je  veux  dire  aux  puissants  révolutionnaires  du  jour  la  vérité, 
comme  je  la  disais  aux  constitutionnels  de  M9%  ;  je  veux  révéler 
les  mensonges  impudents,  les  flagorneries  dégoûtantes,  d'un  rap- 
porteur banal,  comme  je  relevais  ceux  des  ministres  du  roi,  des 
Jolly,  des  Lessart  et  des  Roland.  Je  veux  publier  la  liste  civile  de 
DOS  derniers  tyrans,  comme  j'ai  publié  celle  de  Laporte...  Je  ne 
^rai  aucune  des  atrocités  commises  dans  les  prisons,  où  des 
bassinais  journaliers  ont  été  exécutés  par  le  tribunal  révolution- 
ïiaire  sous  le  règne  de  Robespierre  et  de  ses  infâmes  complices  : 
l'histoire  les  réclame,  et  je  ne  ferai  pas  comme  le  rédacteur  d'un 


136  RÉVOLUTION 

ouvrage  périodique  qui,  dans  un  de  ses  numéros,  déclarait  que 
c'était  à  son  insu  que  les  détails  véridiques  donnés  aux  Jacobins 
par  Réal  avaient  été  insérés  dans  son  journal.  On  n*avait  pas,  il  est 
vrai,  besoin  de  cette  annonce  pour  savoir  que,  dans  ces  derniers 
temps,  la  vérité  ne  trouva  jamais  place  dans  ces  petites  feuilles. 

Je  m'expliquerai  d'une  manière  très-précise  sur  les  principes 
du  gouvernement  révolutionnaire.  Je  soutiendrai  que  la  justice 
doit  être  la  base  de  toutes  les  institutions...  Je  combattrai  tous 
les  projets  liberticides,  et  surtout  ceux  qui  tendraient  à  ramener 
parmi  nous  le  système  de  terreur  et  de  cruauté  que  Robespierre 
et  ses  adhérents  y  avaient  introduit... 

Vous,  citoyens  de  Paris  et  des  départements,  pour  que  le  sys- 
tème affreux  de  tyrannie,  de  cruauté  et  de  terreur,  que  la  Con- 
vention a  détruit  le  9  thermidor,  ne  revienne  jamais,  ralliez-vous 
autour  de  la  Convention  nationale,  respectez  la  représentation  du 
peuple,  ne  souffrez  pas  que  jamais  on  l'avilisse,  car  alors  vous 
serviriez  le  parti  de  Vétranger,  S'il'  se  trouve  parmi  vous  un  am- 
bitieux, qu'il  disparaisse  à  l'instant;  mais  que  celui  qui  voudrait 
rétablir  le  régime  affreux  de  la  tyrannie,  de  l'arbitraire  et  du 
terrorisme,  disparaisse  aussi  devant  la  majesté  du  peuple  :  car  le 
peuple  veut  la  justice,  il  en  a  soif,  et  ceux-là  seuls  sont  ses  vrais 
amis  qui  lui  rappellent  sans  cesse  les  vrais  principes.  Telle  est 
la  tâche  que  je  me  suis  imposée  :  je  la  remplirai. 

Et  il  disait  plus  loin  : 

Il  faut  donc  enfin  déchirer  le  voile  que  les  vrais  patriotes,  par 
amour  pour  la  paix,  avaient  consenti  à  jeter  sur  les  crimes  des 
complices  de  Robespierre...  C'est  le  sang  des  triumvirs  qui  avaient 
conçu  le  dessein  de  vous  enchaîner  que  l'on  veut  venger  en  ce 
moment  ;  c'est  la  mémoire  de  Robespierre  que  l'on  veut  réhabi- 
liter; ce  sont  ses  complices,  ses  héros,  que  Ton  veut  sauver; 
c'est  enfin  la  Convention  nationale  que  l'on  veut  détruire. 

Oui,  citoyens,  tel  est  le  but  que  se  proposent  vos  ennemis. 
Lisez  leurs  discours,  leurs  journaux,  suivez  attentivement  leur 
conduite,  leurs  démarches,  et  vous  les  surprendrez  versant  des 
larmes  sur  la  tombe  de  Robespierre 


RÉVOLUTION  237 

Ne  croyez  pas  que  nous  demandions  leur  tête.  Non,  nous  leur 
réservons  un  supplice  plus  cruel,  plus  terrible  :  celui  de  voir  tous 
les  Français  devenus  un  peuple  de  frères,  d'amis,  réunis  sous  des 
lois  justes,  bienfaisantes,  sévères  pour  le  coupable,  rassurantes 
pour  le  bon  citoyen.  Voilà  la  vengeance  digne  des  hommes  li- 
bres... 

Le  1  •'^  brumaire  an  III,  l'Ami  des  Citoyens  devint 
quotidien  et  quitta  son  titre  de  Journal  patriotique 
pour  celui  de  Journal  du  Commerce  et  des  Arts,  par 
Tallien  et  une  société  de  patriotes. 

Jusqu'ici,  dit  le  nouveau  programme,  TAmi  des  Citoyens  s'était 
borné  à  surveiller  les  ennemis  publics,  à  les  démasquer,  à  les 
combattre  :  aujourd'hui  que  le  crime  abattu  se  débat  à  peine  sous 
les  coups  de  la  vérité  triomphante  ;  aujourd'hui  que  le  champ  de 
bataille  paraît  assuré  aux  principes  et  à  la  liberté,  une  carrière 
plus  vaste  s'offre  à  son  ambition  :  les  traîtres  sont  découverts, 
mais  les  maux  qu'ils  ont  faits  à  la  patrie  ne  sont  pas  guéris... 

Ce  programme  est  signé  de  Tallien  ;  mais  il  est 
évident  qu'absorbé  par  les  affaires  publiques  et 
celles  de  son  parti,  le  célèbre  conventionnel  ne  prit 
plus  que  peu  de  part  à  la  rédaction  de  sa  feuille. 
Le  principal  rédacteur  alors  est  Méhée  fils,  auteur 
de  la  Queue  de  Robespierre ,  qui  se  cacha  d'abord 
sous  l'anagramme  transparent  de  Felhémési.  On  lit 
dans  le  numéro  39  : 

Un  petit  Jacobin,  à  qui  quelqu'un  avait  dit  que  cet  écrit  était 
de  moi,  fit  part  de  cette  découverte  dans  un  pamphlet  intitulé  * 
Les  Fripons  dériMsqués,  pamphlet  qu'il  n'a  pas  encore  osé  ré- 
pandre, on  ne  sait  pourquoi.  Dans  ce  pamphlet,  il  apprend  que 
Felhémési  n'est  autre  chose  que  Méhée  fils,  ci-devant  secrétaire- 


Î38  RÉVOLUTION 

greflBer  de  la  commune,  qui  a  volé  cinq  à  six  cent  mille  livres;  il 
en  a  les  preuves  dans  sa  poche,  et  c*est  par  bonté  qu*il  ne  les 
donne  pas  à  Taccusateur  public. 

L'universel  Audouin  a  transmis  à  Tunivers  celte  bonne  décou- 
verte, au  moment  où  tout  le  monde  la  connaissait. 

Puisque  tout  le  monde  le  sait,  il  faut  bien  que  j'en  convienne, 
et  que  je  quitte  cette  anagramme  perfide,  sous  laquelle,  disait  Fou- 
cbé,  j'attaquais  les  meilleurs  patriotes.  D'autres  considérations 
m'invitent  encore  à  signer  mon  véritable  nom  :  on  va  faire  une  loi 
contre  la  calomnie,  et  il  faut  que  Cambon  sache  à  qui  s'adresser. 

MÉHÉE  fils. 

De  ce  raoment  le  nom  de  Tallien  disparaît  du 
titre  et  est  remplacé  par  celui  de  Méhée;  mais 
l'Ami  des  Citoyens  n'en  demeure  pas  moins  Tun 
des  organes  les  plus  accrédités  du  parti  thermi- 
dorien. 

Le  1®'  ventôse  an  III,  TAmi  des  Citoyens  subit 
encore  une  nouvelle  transformation.  Un  prospec- 
tus inséré  dans  le  n®  120  et  signé  Méhée,  Real,  et 
autres,  en  informait  le  public.  Tant  qu'il  ne  s^é- 
tait  agi  que  de  démasquer  et  de  combattre  les 
suppôts  ou  les  dupes  de  Y  ancien  Comité  de  désastre 
public^  y  était-il  dit,  le  cadre  de  ce  journal  avait 
paru  suffisant  ;  mais,  la  scène  politique  s'agran- 
dissant  en  raison  des  efforts  et  des  victoires  de 
la  République ,  d'autres  obligations  s'imposaient 
aux  rédacteurs.  En  conséquence  ils  annonçaient 
qu'ils  allaient  agrandir  leur  format,  et  en  même 
temps  ils  changeaient  leur  titre  pour  celui  de  : 
le  Spectateur  français^  ou  VAmi  des  Citoyens.  En 


J 


RÉVOLUTION  239 

conservant  celte  dernière  partie  de  leur  titre,  ils 
avaient  voulu  indiquer  que  l'ouvrage  n'était  point 
changé,  que  le  Spectateur  français  serait  rédigé 
dans  le  même  esprit  qui  avait  présidé  à  la  ré- 
daction de  l'Ami  des  Citoyens,  et  qu'ils  avaient 
résumé  dans  leur  nouvelle  épigraphe  :  Amiens 
PlatOy  magis  arnica  veritas. 

Cette  tentative  de  rajeunissement  ne  fut  pas 
heureuse;  l'âme  qui  avait  fait  vivre  l'Ami  des 
Citoyens  n'avait  point  passé  dans  le  Spectateur  : 
it  mourut  de  consomption  au  bout  de  quelques 
mois. 


LOUVET 


La  Sentinelle 


La  Sentinelle  fut  d'abord,  comme  Y  Ami  des  Ci- 
toyens,  un  journal-affiche,  destiné  à  battre  la  royauté 
en  brèche.  Mais  elle  eut  bien  plus  de  retentisse- 
ment et.de  succès.  C'est  qu'elle  ne  fut  pas  seule- 
ment Toeuvre  d'un  individu;  c'était  l'arme  d'un 
parti  puissant  par  le  génie,  par  l'idée,  et  son  ré- 
dacteur, «  âme  généreuse,  dit  M.  Lanfrey,  à  la  fois 
ardente  et  légère,  consumée  par  sa  propre  flamme  » , 
était  éminemment  doué  pour  cette  prédication  po- 
pulaire. 

Louvet  nous  a  déjà  dit  lui-même  (V.  t.  IV,  p.  485) 
comment  la  Sentinelle  était  née;  nous  trouvons 
encore  dans  les  mémoires  de  madame  Roland  quel- 
ques détails  intéressants  sur  son  origine. 

«  On  avait  senti,  dit-elle,  le  besoin  de  balancer 
l'influence  de  la  cour,  de  l'aristocratie,  de  la  liste 
civile,  et  de  leurs  papiers,  par  des  instructions  po- 
pulaires d'une  grande  publicité.  Un  journal-placard 
en  affiches  parut  propre  à  cette  fin.  Il  fallait  trou- 
ver un  homme  sage  et  éclairé,  capable  de  suivre 


RÉVOLUTION  lil 

les  événements  et  de  les  présenter  sous  leur  vrai 
jour,  pour  en  être  le  rédacteur.  Louvet,  déjà  connu 
comme  écrivain,  homme  de  lettres  et  politique, 
fut  indiqué,  choisi,  et  accepta  ce  soin.   Il  fallait 
aussi  des  fonds  ;  c'était  une  autre  affaire  :  Péthion 
lui-même  n'en  avait  point  pour  la  police  ;  et  ,cepen- 
dant,  dans  une  ville  comme  Paris,  et  dans  un  tel 
état  de  choses,  où  il  importait  d'avoir  du  monde 
pour  être  informé  à  temps  de  ce  qui  arrive  ou  de 
ce  qui  se  prépare,  c'était  absolument  nécessaire.  Il 
eût  été  difficile  de  l'obtenir  de  l'Assemblée  ;  la  de- 
mande n'eût  pas  manqué  de  donner  l'éveil  aux 
partisans  de  la  cour,  et  de  rencontrer  des  obstacles. 
On  imagina  que  Dumouriez,  qui  avait,  aux  affaires 
étrangères,  des  fonds  pour  dépenses  secrètes,  pour- 
rait remettre  une  somme  par  mois  au  maire  de 
Paris  pour  la  police,  et  que  sur  cette  somme  seraient 
prélevés  les  frais  du  journal  en  affiche,  que  surveil- 
lerait le  ministre  de  l'intérieur.  L'expédient  était 
simple,  il  fut  arrêté.  Telle  a  été  l'origine  de  la 
Sentinelle.  » 

Plus  loin,  madame  Roland  revient  encore  sur 
cette  feuille  et  sur  son  auteur,  pour  les  apprécier. 

«  Les  gens  de  lettres  et  les  personnes  de  goût 
connaissent  les  jolis  romans  de  Louvet,  où  les 
grâces  de  l'imagination  s'allient  à  la  légèreté  du 
style,  au  ton  de  la  philosophie,  au  sel  de  la  cri- 
tique. La  politique  lui  doit  des  ouvrages  plus  gra- 

T.  VI  44 


842  RÉVOLUTION 

ves,  dont  les  principes  et  la  manière  déposent  éga- 
lement en  faveur  de  son  âme  et  de  ses  talents.  Il  a 
prouvé  que  sa  main  habile  pouvait  alternative- 
ment secouer  les  grelots  de  la  folie,  tenir  le  burin 
de  l'histoire,  et  lancer  les  foudres  de  l'éloquence 

»  La  Sentinelle  est  un  modèle  de  ce  genre  d'affi- 
ches et  d'instructions  quotidiennes  destinées  à  un 
peuple  qu'on  veut  éclairer  sur  les  faits,  sans  jamais 
l'influencer  que  par  la  raison,  ni  l'émouvoir  que 
pour  le  bien  de  tous,  et  le  pénétrer  par  des  affec- 
tions heureuses  qui  honorent  l'humanité.  C'est  une 
belle  opposition  à  faire  avec  ces  feuilles  atroces 
et  dégoûtantes,  dont  le  style  grossier,  les  sales  ex- 
pressions, répondent  à  la  doctrine  sanguinaire,  aux 
mensonges  impurs,  dont  elles  sont  l'égout  ;  œuvres 
audacieuses  de  la  calomnie,  payées  par  l'intrigue 
à  la  mauvaise  foi,  pour  achever  de  ruiner  la  morale 
publique,  et  à  l'aide  desquelles  le  peuple  le  plus 
doux  de  l'Europe  a  vu  pervertir  son  instinct,  au 
point  que  les  tranquilles  Parisiens,  dont  on  citait 
la  bonté,  sont  devenus  comparables  à  cçs  féroces 
gardes  prétoriennes  qui  vendaient  leurs  voix,  leur 
vie  et  l'empire,  au  plus  offrant  et  dernier  enché- 
risseur (1).  » 

La  Sentinelle  était  tn-j)/ano ,  généralement  à  trois 
colonnes,  sur  papier  rose,  et  en  gros  caractères. 
Il  en  était  fait  une  édition  in-8^,  «  pour  les  per- 

(I)  Mémoir9t  de  madame  Roland,  éd.  lUTeoel,  1. 1,  p.  82S,  et  t.  ii,  p.  140. 


RÉVOLUTION  M 

sonnes  qui  voulaient  former  des  collections  » .  Cette 
circonstance  parait  avoir  été  ignorée  par  tous  lea 
.  bibliographes,  et  il  en  est  résulté  d'inévitables  co&« 
fusions. 

Cela  a  tenu  évidemment  à  la  rareté  de  cette 
feuille  sous  sa  première  forme.  On  comprend  en 
effet,  et  nous  l'avons  déjà  dit,  que  les  journaux 
destinés  à  être  affichés,  comme  tous  les  placards, 
se  soient  difficilement  conservés.  La  Bibliothèque 
impériale  ne  possède  qu'une  vingtaine  de  numéros 
détachés  de  l'affiche  de  Louvet.  Deschiens  n'eu 
avait  aucun  ;  mais,  dans  son  catalogue,  il  fait  pré- 
céder la  Sentinelle  in-4®  dont  nous  parlerons  tout  à 
l'heure,  la  dernière  forme  du  journal  de  Louvet, 
d'une  Sentinelle  in-8®,  1792,  sans  nom  d'auteur, 
dont  il  possédait  quarante-sept  numéros,  et  qui  est 
évidemment  l'édition  in-8®  de  l'affiche.  La  Biblio- 
thèque impériale  possède  un  numéro  de  cette  re- 
production ;  mais  elle  donne  par  erreur  cet  in-8* 
pour  un  premier  état,  un  précédent  du  placard. 
Léonard  Gallois  paraît  en  avoir  complètement  igno- 
ré l'existence. 

Ce  sont  là  des  détails  un  peu  minutieux  peut- 
être  ;  mais  ils  étaient  nécessaires  pour  &ire  cesser 
une  confusion  toujours  fâcheuse. 

* 

Je  ne  saurais  dire  au  juste  le  jour  où  conmiença  la 
publication  delà  Sentinelle  ;  mais  ce  fut  dans  la  der- 


1144  RÉVOLUTION 

nière  moitié  de  mai  1 792.  Le  premier  des  numéros 
qui  sont  à  la  bibliothèque  est  le  23*,  et  il  n'est  pas 
daté  ;  mais  il  est  rempli  par  une  philippique  contre 
Lafayette,  et  les  faits  qui  y  sont  relatés  ont  trait  à  la 
journée  du  20  juin.  Le  n®  27  est  du  7  juillet,  et  le 
journal-affiche  était  annoncé  comme  devant  paraître 
kpeu  près  de  deux  jours  l'un.  On  lit  d'ailleurs  dans 
le  Patriote  français  du  26  mai  1 792  : 

«  On  vient  d'afficher  un  journal  sous  le  titre  de 
la  Sentii\elle.  L'auteur  a  bien  saisi  le  danger  qui 
nous  menace  maintenant;  il  a  bien  vu  qu'une 
nouvelle  aristocratie  nobiliaire  cherchait  par  tous 
les  moyens  à  se  recréer  sous  le  masque  des  deux 
chambres.  Le  système  de  cette  noblesse  et  les  maux 
qu'elle  nous  a  causés  sont  bien  éloquemment  re- 
tracés dans  les  paragraphes  suivants....  » 

Et  le  Patriote  français  reproduisait  tout  au  long 
le  manifeste  de  Louvet  contre  la  noblesse.  Brissot, 
du  reste,  dont  les  opinions  politiques  et  les  vues 
concordaient  avec  celles  de  l'auteur  de  la  Sentinelle, 
se  faisait  un  devoir  de  recommander  cette  publica^ 
tion  patriotique,  «  dans  chacun  des  numéros  de 
laquelle  on  trouvait  d'excellents  morceaux  »,  et  il 
en  donnait  à  ses  lecteurs  do  fréquents  extraits. 
On  trouve  notamment  dans  sa  feuille  cet  avis  des 
éditeurs  —  c'était  le  Cercle  social,  dont  nous  par- 
lerons bientôt,  —  qui  en  est  comme  le  pro- 
gramme : 


RÉVOLUTION  U$ 

C'est  à  faire  pénétrer  dans  toutes  les  tètes  les  principes  de  notre 
Constitution,  le  résultat  le  plus  simple  des  affaires  publiques  et 
les  réflexions  les  plus  naturelles  qu'elles  fournissent,  qu'on  a  cru 
devoir  consacrer  un  journal  de  peu  d'étendue,  et  qui  paraît  par 
affiches,  sous  le  titre  de  la  Sentinelle.  Ce  journal,  accueilli  par  les 
meilleurs  patriotes  de  l'empire,  ne  peut  être  trop  répandu.  La 
vérité,  le  bien  de  la  patrie,  ont  seuls  inspiré  l'idée  de  cette  en^ 
(reprise,  digne  d'être  soutenue  par  tous  les  bons  citoyens.  Nous 
les  invitons,  partout  où  il  s'en  trouve,  à  se  procurer  ce  journal^ 
à  l'afficher  et  à  le  lire  publiquement  dans  les  lieux  où  il  peut  faire 
le  plus  de  bien  pour  l'instruction  publique,  à  laquelle  on  le  con-» 
sacre.  Par  lui  chacun  sera  instruit  de  ce  qu'il  y  a  à  craindre  ou 
à  espérer  pour  le  salut  de  la  chose  publique... 

Le  prix  était  :  Paris,  2  liv.  10  s.  pour  25  feuilles; 
province,  5  liv.  pour  30  feuilles;  en  prenant  deux 
affiches  de  chaque  numéro,  on  en  recevait  35  pour 
10  Uv. 

La  Sentinelle  n'était  point  un  papier-nouvelles  ; 
c'était  un  discours,  une  instruction  ayant  pour  but 
d'apprendre  à  chacun  a  ce  qu'il  y  avait  à  craindre 
ou  à  espérer,  ce  qu'il  fallait  faire  ou  éviter  —  pour 
arriver  au  but  que  se  proposaient  ses  auteurs,  le 
renversement  du  trône,  —  une  sorte  d'oratio  de 
ofjîciis,  une  proclamation  ;  quelquefois  c'est  un  sim- 
ple appel  ou  un  avertissement.  Tel  est,  par  exemple, 
le  numéro  du  14  juillet,  n®  32,  qui  est  imprimé 
en  caractères  d'afliche  et  en  lignes  de  toute  la  lar- 
geur du  papier.  Le  voici  tout  entier  : 


tl6  RÉVOLUTION 

LA  SENTINELLE 

SUR  LA  FÊTE  DE  LA  FÉDÉRATION. 

Français  î 

Noos  n'ignorons  pas  que  l'intention  de  la  cour  est  d'allumer  la 
gaerre  civile  ;  depuis  quinze  jours  surtout  elle  a  redoublé  ses 
efforts.  Vous  êtes  restés  calmes,  et  vous  les  avez  déjoués.  On  dit 
qa%y  dms  ce  jour  solennel,  elle  se  prépare  à  ne  faire  crier  que 
Vive k  roi  !  On  dit  que  des  gens  soudoyés  crieront  A  bas  km! 

Le  seul  cri  de  ralliement  des  Français  est  VIVE  LA  NAUONI 
parce  que  la  nation  comprend  tout. 

Quoi  qu'on  fasse  pour  nous  provoquer,  soyons  aœez  sages  poar 
n'opposer  que  le  calme  et  l'union  aux  hommes  qui  dédrent  ub 
mouvement,  et  dont  vous  connaissez  les  vues  perfides. 

Et  vous,  nos  fi*ères  des  départements,  qui  venez  partager  nos 
périls,  veuillez  marcher  de  concert  avec  vos  frères  de  Paris.  De- 
puis longtemps  ils  savent  souffrir  et  attendre. 

Attendez,  et  le  triomphe  de  la  liberté  est  assuré. 

Cette  proclamation  ejt  suivie  d'un  post-scriptum 
ainsi  conçu  : 

te  moyen  le  plus  facile,  le  plus  prompt  et  le  moins  dispendieux 
de  répandre  la  vérité  dans  un  moment  où,  de  tous  les  points  de 
l'empire,  on  prête  l'oreille,  c'est  un  journal  susceptible  d'être  af- 
fiché. L'extrait  des  nouvelles  de  chaque  jour  et  des  réflexions 
qu'elles  fournissent  peut  être  réduit  à  un  espace  extrêmement 
court  pour  celui  <^ui  voit  les  objets  à  une  certaine  hauteur  et  qui 
n'envisage  que  le  bien  public. 

Suit  un  appel  aux  patriotes  pour  les  engager  à 
répandre  et  afficher  la  Sentinelle  partout  où  besoin 
serait,  et  aussi  à  veiller  à  ce  qu'on  ne  déchire 
point  les  numéros  placardés,  ce  qui,  paraît-il,  arri- 
vait souvent. 


RÉVOLUTION  «47 

J'ai  pris  une  tÂche  importante  et  pénible,  dit  Louvet  dans  un 
autre  endroit  :  celle  de  veiller  pour  vous.  Ma  vigilance  désespère 
nos  ennemis  :  ils  déchirent,  la  nuit,  mes  affiches;  leur  lâche  fureur 
contre  elles  se  manifeste  de  mille  manières,  à  chaque  pas.  Veillez 
donc,  bons  citoyens,  pour  réprimer  ce  délit  ;  ne  permettez  pas 
que  personne  viole  le  droit  sacré  de  la  liberté  de  la  presse  et  des 
Qffkhes. 

Le  n®  du  1 5  atteste  encore  les  inquiétudes  que 
l'approche  de  la  Fédération  avait  jetées  dans  les  es- 
prits. 

Français  1  veillez,  armez-vous,  soyez  prêts  !  La  patrie  est  en 
péril.,. 

Peuple,  généreux  peuple,  et  vous,  nos  frères  des  départements, 
vous ,  que  le  besoin  de  partager  nos  périls  amène  au  milieu  de 
nous,  gardez-vous  du  piège  où  vos  ennemis  veulent  vous  attirer, 
Paris,  devenu  le  théâtre  des  vengeances  du  despotisme,  Paris, 
inondé  de  sang  et  couvert  d'échafauds,  Paris,  infailliblement, 
périrait.  Ne  répondez  à  leurs  insultes  que  par  le  mépris,  n'op- 
posez à  leur  agression  qu'une  résistance  passive,  et  bientôt  vous 
verrez  la  tyrannie  tomber  épuisée  par  ses  excès  :  alors  saisissez 
le  moment;  réunissez- vous  pour  empêcher  qu'elle  ne  se  relève... 

Mais  tout  s'est  bien  passé. 

Amis  des  nations,  félicitez-vous  1  lit-on  dans  le  placard  du  47; 
la  fédération  du  44  juillet  s'est  renouvelée  plus  civique,  plus 
imposante,  plus  solennelle  qu'elle  ne  fut  encore.  Certains  indivi- 
dus que  vainement  on  surcharge  de  titres  pompeux  ont  à  peine 
été  aperçus  dans  leur  extrême  petitesse;  et  toi  seule,  majesté, 
MAJESTÉ  DU  PEUPLE,  tu  t'es  montrée  dans  ton  incommensu- 
rable grandeur. 

On  lit  dans  Taffiche  du  8  août  que,  la  Commune 
de  Paris  ayant,  par  les  députés  des  47  sections 


UH  RÉVOLUTION 

réunis,  demandé  la  déchéance,  quelques  patriotes 
avaient  pensé  encore  qu'il  ne  serait  point  inutile 
que  tous  les  citoyens  rassemblés  allassent  devant 
l'Assemblée  nationale  renouveler  ce  vœu.  Le  di- 
manche 5  avait  paru  marqué  pour  cette  démar- 
che, plus  solennelle  que  nécessaire.  Mais  le  samedi^ 
la  cour  —  car  ce  ne  pouvait  être  qu'elle  —  fit  aflS- 
cher  un  faux  n®  43  de  la  Sentinelle  dans  lequel  il 
était  dit,  entre  autres  choses,  «  que  beaucoup  de 
coquins,  qu'on  pourrait  prendre  pour  des  sans- 
culottes,  mais  qui  étaient  en  effet  des  brigands,  de- 
vaient, sous  prétexte  d'aller  à  TAssemblée  natio- 
nale demander  la  déchéance,  se  rallier  pour  pil^ 
1er  et  assassiner  ;  qu'il  fallait ,  par  conséquent ,  dès 
qu'ils  se  montreraient,  fermer  toutes  les  maisons  et 
tomber  sur  eux.  »  Le  but  de  la  cour,  en  contrefai- 
sant la  Sentinelle,  n'était  pas  seulement  de  discré- 
diter une  feuille  que  les  patriotes  honoraient  de  leur 
confiance,  mais  encorcd' entraîner  à  la  guerre  civile. 

Peuple  de  Paris  I  Tintérêt  de  tes  ennemis  est  d'exciter  on 
mouvement  sur  le  Château.  Le  tien  est  de  seconder  de  tous  tes 
moyens  Tactive  surveillance  de  ton  digne  maire  et  de  tes  magis- 
trats; le  tien  est  d* empêcher  qu'on  n'enlève  Louis  XVI .  Mais,  en 
même  temps,  garde-toi  de  céder  aux  conseils  égarés  ou  perfides 
qui  t'ipviteraient  à  te  porter  en  armes  sur  les  Tuileries. 

L'affiché  du  9  contient  encore  des  conseils  dans 
le  même  sens  ;  on  y  insiste  davantage  encore  sur  le 
complot  tramé  pour  enlever  Louis  XVI,  et  l'on  mon- 


RÉVOLUTION  249 

tre  les  principaux  acteurs  réunis  aux  Tuileries  et 
tout  prêts  à  saisir  l'occasion.  Rien  autre  chose,  du' 
reste ,  qui  puisse  faire  pressentir  les  événements 
qui  devaient  rendre  la  journée  du  lendemain  si  fa- 
meuse. Les  numéros  qui  suivirent  le  10  août  man- 
quent à  la  Bibliothèque. 

J'ai  dit  ailleurs,  et  il  serait  inutile  de  le  répéter, 
quelle  influence  devait  exercer  sur  les  masses  une 
pareille  publication,  affichée  avec  profusion  à  tous 
les  coins  de  rue. 

Interrompue  à  un  moment  que  je  ne  saurais  pre^ 
ciser,  la  Sentinelle  reparut  sur  les  murs  de  Paris 
dans  les  premiers  jours  de  1793.  Le  Bulletin  des 
Amis  de  la  Vérité  (Voir  plus  loin),  qui  reproduisait 
les  nouveaux  placards  de  Louvet,  nous  en  a  con- 
servé huit,  qui  parurent  du  3  janvier  au  1 8  février. 

Vous  avez  cru  votre  Sentinelle  endormie  I  disait  Louvet  en  repa- 
raissant ;  vous  vous  êtes  trompés.  La  vérité  est  de  tous  les  temps  ; 
mais  il  est  des  temps  pour  la  vérité  :  donc  il  est  des  jours  pour 
le  silence.  La  vérité  n'a  qu'une  voix;  la  discorde  en  a  mille. 
Quand  je  me  suis  tu,  ces  mille  voix  retentissaient  dans  les  car- 
refours de  Paris.  Elles  se  sont  enrouées  :  la  voix  de  la  vérité  re- 
prend son  Umbre  sonore. 

Après  avoir  ainsi  expliqué  son  silence,  Louvet, 
prenant  à  parti,  l'un  après  Tautre,  les  sections,  la 
Commune,  le  conseil  exécutif  provisoire,  les  minis^ 
très,  l'Assemblée,  tous  les  républicains,  enfin,  leur 
demande  ce  qu'ils  ont  fait  pendant  son  absence. 


Ui  RÉVOLUTION 

Qu'avez-Yous  fait,  Jacobins?  Vous  brisiez  les  statues  de  plâtre, 
quand  c'étaient  les  passions  qu'il  fallait  briser!...  Vous  oubliez 
que  TOUS  devez  Texemple  de  la  concorde,  du  calme  dans  les  dé* 
libérations,  de  la  stoïcité  républioiine  dans  les  alarmes. 

Représentants  du  peuple,  qu'avez-vous  fait?  Vous  vous  êtes 
disputés,  et  pourtant  vous  êtes  là  pour  faire  des  lois  *...  Jusques 
à  quand  étonnerez-yous  l'Europe  par  le  spectacle  de  vos  divi- 
sions! Ce  n'est  pas  à  votre  raison  que  je  parle  aujourd'hui,  c'est 
à  votre  cœur...  Voulez-vous  briser  la  dernière  tète  de  l'hydre  de 
l'aristocratie,  réduire  au  silence  la  langue  efféminée  des  Feuillants, 
faire  refluer  la  vie  dans  tous  les  canaux  des  sociétés  populaires, 
retenir  sur  les  bords  du  Danube  les  phalanges  des  esclaves  au- 
trichiens, foudroyer  en  un  instant  les  flottes  de  Portsmouth,  river 
enfin  les  fers  de  tous  les  tyrans  de  la  t^rre?  Vous  le  pouvez  en 
UBe  minute.  Placez  au  milieu  de  vous  le  génie  de  la  France; 
pressez-vous  autour  de  lui  ;  que  nos  bras  s'ouvrent  ;  qu'il  n'y  ait 
plus  de  Robespierre,  de  [Brissot,  de  Gironde  ;  qu'il  n'y  ait  que 
des  amis,  que  des  frères  !  Est-il  si  difficile  à  des  Français  de  se 
efaérir?  Faites  la  paix,  soyez  unis,  législateurs,  et  l'univers  est 
libre. 

Je  ne  sais  quelle  suite  peut  avoir  eue  cette  reprise 
de  la  Sentinelle  affiche,  et  s'il  y  eut  d'autres  numé- 
ros que  les  huit  conservés  par  le  journal  de  Bonne- 
ville. 

Proscrit  après  la  journée  du  31  mai,  Louvet 
erra  longtemps  d'asile  en  asile^  jusqu'à  la  journée 
libératrice  du  9  thermidor.  Quand,  rentré  à  la 
Convention,  il  vit  la  réaction  thermidorienne  dé- 
bordée par  la  réaction  contre  -  révolutionnaire , 
comme  Tallien,  comme  Fréron,  il  se  détacha  du 
parti  qui  semblait  travailler  à  détruire  la  Répu- 
blique, et  comme  eux  il  reprit  la  plume  pour  dé- 


BÉVOLUTION  154 

fendre  les  principes  qui  avaient  été  ceux  de  toute 
sa  vie. 

La  Sentinelle  reparut  donc  le  6  messidor  an  III, 
mais  dans  la  forme  d'un  journal  ordinaire,  et  non 
plus  en  placard.  Nous  nous  bornerons  à  donner  un 
extrait  du  premier  article,  sorte  de  programme,  de 
profession  de  foi,  dans  laquelle  Louvet  faisait  con- 
naître la  ligne  politique  qu'il  se  proposait  de  suivre. 

Nous  étions  au  printemps  de  ^^9t:  la  plupart  des  défenseurs 
de  la  cause  populaire  lui  avaient  été  successivement  arrachés,  les 
uns  par  la  mort,  les  autres  par  la  corruption.  La  cour  en  était 
venue  au  point  de  conspirer  ouvertement  contre  la  Constitution 
acceptée  ;  tous  ceux  qui  travaillaient  à  la  détruire  étaient  assurés 
de  Tappui  des  perfides  conseillers  du  roi.  On  encourageait  à  la 
fois,  par  des  émissions  de  numéraire,  des  journaux  bien  payés, 
d'officieux  veto,  et,  par  toutes  les  plus  détestables  manœuvres  du 
machiavélisme,  les  réviseurs  de  Lafayette,  les  insermentés  de  Tabbé 
Maury,  les  nobles  de  Tarmée  de  Condé.  Les  armées  ennemies 
touchaient  nos  frontières;  elles  préparaient  leurs  canons  et  leurs 
manifestes;  le  pouvoir  exécutif  écrivait  dans  leur  sens,  n'aver- 
tissait pas  de  sa  marche,  et  n'organisait  pour  la  défense  des  places 
fortes  aucune  armée  :  la  patrie  était  en  péril. 

Nous  sommes  en  4795:  on  a,  sous  prétexte  de  fédéralisme, 
assassiné  les  meilleurs  républicains  ;  on  a,  sous  le  nom  de  la  Ré- 
publique, afin  de  la  rendre  haïssable,  commis  d'horribles  forfaits. 
Une  secte  nouvelle,  longtemps  inconnue  dans  notre  révolution, 
s'est  élevée  enfin,  et  a  couvert  la  France  de  ses  forcenés  prosé- 
lytes :  on  l'appelait  maratisme,  il  y  a  deux  ans;  on  l'appelle  ter- 
rorisme aujourd'hui.  Chef  auprès  d'eux,  le  royalisme  déguisé  s'en 
est  emparé  trop  souvent,  et  même  aujourd'hui  le  pousse  à  de 
nouveaux  crimes.  Tous  deux  au  même  degré,  ils  appellent  la  sur- 
veillance des  amis  de  la  liberté  ;  tous  deux  ils  ont  dévoré  nos 
subsistances,  dilapidé  la  fortune  publique  ;  tous  deux  ils  s'atta-* 


J5Î  RÉVOLUTION 

cbent  à  jeter  les  finances  dans  le  discrédit.  Sur  quelques  points 
de  la  République,  il  est  temps  de  le  dire,  le  fanatisme  royal  et 
religieux  s'agite  avec  fureur;  il  organise  à  son  tour  la  terreur  et 
Fassassinat.  Quiconque  a  servi  la  Révolution  est  par  lui  signalé 
erroriste  et  livré  à  des  hommes  de  sang.  Dans  quelques  com* 
munes,  la  contre-révolution  marque  ses  victimes,  lève  ses  poi- 
gnards, imprime  ses  manifestes,  enrôle  ses  soldats.  Triomphante 
au  dehors,  la  patrie  est  au  dedans  déchirée  par  les  secrets  agents 
des  puissances.  Vainement  quinze  armées  républicaines  auront 
vaincu  TEurope,  si  dans  Tintérieur  tous  les  bons  Français  ne  se 
réunissent  contre  les  perfides  émissaires  de  l'étranger.  La  patrie 
est  encore  en  péril. 

En  4792,  comme  aujourd'hui,  c'était  contre  la  représentation 
nationale  que  les  agents  de  l'Angleterre  dirigeaient  leurs  efforts. 
Sans  cesse  ils  ont  voulu  l'avilir,  sans  cesse  ils  ont  espéré  la  dis- 
soudre. Ils  ont  toujours  ameuté  contre  elle  une  bande  de  libel- 
listes  salariés  pour  calomnier  les  législateurs,  dénigrer  les  ma- 
gistrats du  peuple,  dépraver,  de  toutes  les  manières,  l'opinion 
publique.  Alors  ils  s'appelaient  la  Gazette  de  Paris,  le  Journal  de 
la  CoWf  Y  Ami  du  Roi;  aujourd'hui  c'est  sous  d'autres  noms  que, 
propageant  la  même  doctrine,  ils  marchent  au  même  but.  Alors, 
pressé  du  sentiment  des  dangers  de  la  chose  publique,  je  pris  la 
plume  ;  j'attaquai  à  la  fois  Lafayette  et  Robespierre,  d'Orléans  et 
Louis  XVI,  et  tous  leurs  satellites,  et  tous  leurs  écrivains.  Alors, 
seul,  j'osai  défendre  l'Assemblée  nationale  traînée  dans  l'avilisse- 
ment J  j'osai  défendre  cet  excellent  côté  gauche  contre  lequel  tous 
les  Anglo-Français  dirigeaient  leurs  efforts.  Ce  que  je  fis  alors, 
parce  que  le  péril  était  grand,  parce  que  la  nécessité  était  pres- 
sante, je  yeux  le  faire  aujourd'hui. 

La  nouvelle  Sentinelle  paraissait  tous  les  jours, 
dans  le  format  in-V.  Le  prix  de  Tabonnement,  de 
9  livres  par  trimestre  en  argent  ou  en  mandats  ter- 
ritoriaux,  fut  porté  jusqu'à  560  livres  en  assignats. 
Elle  ne  cessa  de  paraître,  selon  Descliiens,  que  le 


RÉVOLUTION  J53 

14  floréal  an  VI.  En  l'an  V  les  titres  portent  :  par 
J.  J.  Leuliète,  et  en  pluviôse  an  VI  :  par  une  société 
de  gens  de  lettres.  Baudin  des  Ardennes  y  rédigeait 
les  séances  du  Conseil  des  Anciens,  et  Daunou  y 
donnait  quelques  articles  de  politique  et  de  philo- 
sophie. 

Suivant  la  Biographie  universelle^  Louvet  aurait 
encore  rédigé  sous  la  Convention,  et  pour  la  défen- 
dre, un  journal-affiche,  intitulé  Front^  dans  lequel 
il  provoquait  les  militaires  contre  les  habitants  de 
Paris,  et  qui,  précurseur  immédiat  de  la  révolu- 
tion du  13  vendémiaire,  n'aurait  pas  peu  con- 
tribué à  exciter  les  soldats  contre  les  Parisiens. 
Je  n'ai  pas  trouvé  trace  de  ce  placard. 


CÉBUTTI,    RABiUD    SAINT- ETIENNE ,    GBOUTELLB, 

GINGUENÉ»   LEQUINIO 


La  Feuille  villageoise.  —  Journal  des  Laboureurs, 

Tous  les  journaux  allaient  en  province,  en  plus 
ou  moins  grand  nombre ,  certains  même  y  avaient 
la  plus  forte  partie  de  leur  clientèle;  mais,  en 
général,  ils  étaient  écrits  pour  Paa*is,  et  parce  qtie 
les  intérêts  et  les  passions  trouvaient  à  Paris  des 
instruments  dociles  et  toujours  sous  la  main,  et 
parce  qu'alors,  comme  aujourd'hui,  c'était  Paris 
qui  donnait  la  renommée  et  la  fortune  sous  toutes 
ses  formes.  Quelques  feuilles,  cependant,  s'adres- 
saient d'une  façon  spéciale  aux  habitants  des 
départements,  dont  elles  se  proposaient  de  faire 
l'éducation  politique  :  ainsi ,  comme  nous  l'avons 
vu,  VAmi  des  Citoyens  de  Tallien ,  dans  la  seconde 
période  de  son  existence  ;  ainsi ,  et  plus  spéciale- 
ment encore,  comme  l'indique  son  titre,  la  Feuille 
villageoise,  adressée  chaque  semaine  à  tous  les  vil- 
lages de  la  France,  pour  les  instruire  des  /ow,  des 
événements,  des  découvertes,  qui  intéressent  tout  ci" 
toyen^  proposée  par  souscription  aux  propriétaires, 


RÉVOLUTION  S55 

pasteurs,  habitants  et  amis  des  campagnes,  à  7  liv. 
4  sous  par  an,  franc  de  port.  Voici  le  prospectus 
de  cette  feuille,  remarquable  dans  sa  spécialité,  et 
dont  les  sages  principes  et  le  ton  modéré  contras- 
taient avec  la  violence  ou  la  feinte  exaltation  de  la 
plupart  de  écrits  périodiques  du  même  temps  : 

Si  un  peuple  esclave  a  besoin  du  joug  de 
Vignorance,  un  peuple  libre  a  besoin  du  frein 
de  l'instr%u:tion. 

Un  membre  de  l'Assemblée  nationale  qui,  soit  dans  ses  écrits, 
soit  dans  ses  discours,  ne  s*est  pas  départi  un  seul  moment  des 
vrais  principes  de  la  législation,  M.  Rabaud  de  Sain t-É tienne;  un 
littérateur  qui,  malgré  sa  jeunesse,  a  manifesté  des  connaissances 
étendues  et  un  coup  d'œil  profond,  M.  Grouvelle  ;  un  écrivain 
qui,  tour  à  tour,  a  invité  les  peuples  à  la  liberté  et  à  la  modéii^- 
tion,  M.  Cérutti,  réunis  par  les  mêmes  sentiments,  et  dégagés  de 
toute  ambition,  sans  en  excepter  l'ambition  littéraire,  ont  concerté 
le  plan  d'une  feuille  nouvelle,  peu  brillante,  mais  utile  et  presque 
indispensable. 

Sans  cesse  méditant  sur  la  Constitution  française,  ils  ont  com- 
pris que,  pour  la  faire  triompher  de  tous  les  obstacles  et  chérir 
de  tous  les  citoyens,  il  fallait  que  la  monarchie  s'éclairât  dans 
toutes  ses  parties  à  la  fois,  depuis  la  capitale  jusqu'aux  frontières, 
et  depuis  les  académies  jusqu'aux  hameaux. 

Assez  de  philosophes,  de  publicistes  et  de  savants  en  tout  genre, 
veilleront  pour  propager  dans  les  classes  instruites  de  la  société 
la  science  du  gouvernement  et  la  culture  des  arts  agréables  ;  assez 
d'écrivains  môme  consacreront  leur  plume  à  développer  l'esprit 
et  à  former  les  mœurs  de  la  foule  ignorante  qui  habite  les  villes. 
Pour  nous,  c'est  à  la  portion  la  plus  nombreuse  et  la  plus  utile 
de  l'Etat,  c'est  à  la  race  négligée  qui  féconde  les  campagnes,  que 
nous  voulons  procurer  l'instruction  facile,  graduelle  et  uniforme, 
qui  lui  est  devenue  nécessaire. 


S56  RÉVOLUTION 

Ce  peuple,  qui  doit  ses  vertus  à  la  nature  et  dont  les  vices 
étaient  l'ouvrage  de  Tadministration,  compté  pour  rien,  jusqu'à 
nos  jours,  dans  le  système  du  monde,  était  abandonné  à  la  plus 
épaisse  ignorance.  Elle  semblait  moins  fatale  pour  lui,  tant  que, 
réduit  au  sort  de  l'animal  compagnon  de  ses  travaux,  il  ne  re- 
présentait qu'un  automate  laboureur  ;  mais  aujourd'hui  qu'il  re* 
présente  un  homme  libre,  aujourd'hui  qu'il  est  devenu  un  citoyen 
armé,  aujourd'hui  qu'il  possède  le  droit  souverain  d'élire  et  d'être 
élu,  il  faut  lui  apprendre,  en  même  temps,  deux  grandes  choses  :  à 
JUGEE  et  à  oBéia. 

La  liberté,  sans  laquelle  il  n'existe  point  de  véritable  empire, 
et  l'ordre,  sans  lequel  il  n'existe  point  de  liberté  durable,  ne 
peuvent  s'allier  que  par  l'autorité  réunie  des  droits  et  du  bon 
sens.  La  longue  tyrannie  des  préjugés  antiques,  le  trouble  inévi- 
table des  réformes  subites,  les  conseils  pervers  des  mécontents, 
et  la  contagieuse  influence  de  l'exagération,  ont  égaré,  ont  affaibli 
le  bon  sens  populaire  :  il  faut  le  ramener,  il  faut  le  raffermir  dans 
ces  tètes  innombrables  qui  n'ont  que  lui  pour  se  conduire.  On  a 
rendu  à  chaque  paysan  l'arme  de  la  liberté  ;  il  est  temps  de  lui 
rendre  le  flambeau  de  la  raison. 

C'est  par  des  lectures  courtes,  faciles  et  habituelles,  c'est  par 
des  feuilles  simples  et  précises,  que  Ton  peut  répandre  sur  les 
campagnes  la  clarté  qui  leur  manque.  Mais  il  faut  que  ces  lec- 
tures, mais  il  faut  que  ces  feuilles  soient  habilement  proportion- 
nées à  la  conception  tardive  ou  malaisée  des  lecteurs  auxquels  on 
les  destine.  Il  n'est  aucune  vérité  en  politique,  ni  en  morale,  ni 
dans  les  arts,  que  vous  ne  puissiez  réduire  au  simple  bon  sens,  et 
mettre  à  la  portée  des  esprits  les  plus  incultes,  si  vous  la  faites 
descendre  de  son  élévation  ou  sortir  de  sa  profondeur,  si  votre 
métaphysique»  se  rend  sensible  par  des  images  familières,  et  si  le 
raisonnement  marche  par  gradation  du  principe  connu  au  prin- 
cipe ignoré,  et  d'une  logique  naturelle  à  une  logique  plus  déliée 
et  plus  subtile. 

Cet  art  de  populariser  les  idées  demande  un  esprit  qui  re- 
monte aux  causes,  qui  observe  les  effets,  qui  embrasse  l'ensemble 
et  qui  sépare  les  détails.  Il  veut  aussi  une  plume  qui  possède 


RÉVOLUTION  257 

Ions  les  secrets,  toutes  les  ressources  de  la  langue.  Loin  de  ce 
travail  la  phrase  embarrassée,  le  style  peu  naturel,  la  fausse  ac- 
ception des  mots,  les  termes  trop  savants  de  l'art.  Ainsi  donc  la 
Feuille  villageoise  ne  saurait  être  l'œuvre  d'un  homme  médiocre 
ou  superficiel,  puisqu'elle  exige,  au  contraire,  un  philosophe  ca- 
pable de  tout  approfondir  et  un  écrivain  habile  à  tout  simplifier. 

Nous  sommes  bien  éloignés  de  croire  que  nous  réunissions  ces 
qualités  ;  mais,  exercés  dès  longtemps  à  écrire,  accoutumés  à 
réfléchir,  aidés  par  le  cours  des  idées  publiques,  et  animés  tout 
à  la  fois  par  la  difficulté  et  par  l'importance  de  l'entreprise,  nous 
osons  nous  présenter  pour  être  les  professeurs ,  les  journalistes 
des  hameaux. 

Voilà  comment  nous  avons  conçu  cette  rédaction  ;  voici  com- 
ment nous  devons  l'exécuter  :  Il  paraîtra  chaque  semaine,  et  de 
jeudi  en  jeudi,  à  dater  du  30  septembre  prochain,  une  feuille  de 
seize  pages  d'impression  in-S**,  sur  du  papier  commun,  mais  en 
beaux  caractères,  laquelle  contiendra,  sous  une  forme  simple  et 
dans  un  style  clair,  Pexposé  successif  des  lois,  des  événements, 
des  découvertes,  qui  peuvent  intéresser  les  campagnes. 

Ce  prospectus  est  précédé  d'un  avertissement 
ainsi  conçu  : 

Ce  prospectus  étant  destiné  aux  souscripteurs,  on  a  cru  pou- 
voir se  permettre  un  style  plus  élevé  que  celui  qui  convient  à  la 
Feuille  villageoise,  et  l'on  s'est  laissé  entraîner  par  la  grandeur 
du  sujet.  On  sera  plus  simple  dans  son  exécution,  et  l'on  n'ou- 
bliera jamais  que  Ton  écrit  pour  de  bons  villageois  auxquels  il 
faut  traduire  toutes  les  expressions  qui  ne  sont  pas  dans  leur 
langue,  et  quelquefois  même  les  pensées  enveloppées  qui  sont 
dans  leur  esprit.  C'est  une  fonction  plus  délicate  que  l'on  n'ima- 
gine ;  c'est  celle  dont  s'acquittait  si  bien  Socrate  en  enseignant  la 
morale  aux  gens  les  plus  frivoles,  et  Fontenelle  en  expliquant 
aux  gens  du  monde  les  autres  mondes  qu'ils  ignoraient. 


S58  RÉVOLUTION 

Ailleurs,  rendant  compte  de  la  Trompette  du  Phre 
Duchesne^  les  rédacteurs  disaient  encore  : 

On  nous  a  quelquefois  demandé  pourquoi  nous  ne  donnions 
jamais  nos  instructions  sous  cette  forme  familière  et  plaisante... 
C'est  que  sa  trivialité,  sa  popularité  même,  est  un  signe  de  l'avi- 
lissement dans  lequel  les  anciennes  lois  avaient  plongé  le  peuple. 
Nous  qui  voulons  qu'il  se  relève,  qu'il  s'épure,  qu'il  sente  sa  di- 
gnité, nous  lui  parions  le  langage  le  plus  digne,  le  plus  pur  et  le 
plus  élevé.  Cest  un  signe  d'inégalité  que  cette  différence  cho- 
quante entre  les  propos  des  différentes  classes  :  dès  qu'il  y  a  deux 
idiomes,  il  semble  qu'il  y  ait,  en  effet,  deux  espèces  d'hommes... 

Enfin,  répondant  à  une  dame  qui,  sur  le  vu  du 
prospectus,  «  frappée  de  l'importance  de  la  Feuille 
villageoise,  pénétrée  de  son  utilité  et  jalouse  de 
contribuer  au  bonheur  qui  en  devait  certainement 
résulter  pour  le  peuple  des  campagnes  » ,  deman- 
dait à  être  comprise  dans  la  souscription  pour  six 
exemplaires,  Cérutti  complétait  ainsi  son  pro- 
gramme : 

II  ne  s'agit  pas  de  faire  du  paysan  un  savant,  un  politique,  un 
jurisconsulte  :  il  s'agit  simplement  de  former  ses  idé-es  et  de  ré- 
former ses  erreurs.  Mes  deux  associés  ont  infiniment  d'esprit, 
mais  ils  convertiront  tout  cet  esprit  en  bon  sens.  Plusieurs  per- 
sonnes craignent  que  je  ne  veuille,  pour  ma  part,  étaler  l'imagi- 
nation ou  semer  les  antithèses  dans  les  campagnes.  Sans  pouvoir 
répondre  de  mes  talents  champêtres,  j'ose  assurer  néanmoins 
que  je  mettrai  dans  ce  travail  toute  la  clarté  et  toute  la  simpli- 
cité qu'il  exige.  Si  notre  prospectus  ne  s'est  pas  réduit  au  lan- 
gage qui  convenait  aux  habitants  des  hameaux,  c'est  qu'il  était 
destiné  aux  habitants  des  villes.  Nous  avons  cru  devoir  leur  expo- 
ser à  leur  manière  toute  l'importance  de  notre  entreprise,  afin 


RÉVOLUTION  J59 

de  les  mieux  exciter  à  y  concourir,  en  souscrivant  pour  les  vil- 
lages où  sont  leurs  terres.  Assurément  nous  ne  ferons  pas  haus- 
ser le  bail  de  leurs  fermes;  mais,  en  éclairant  leurs  fermiers  et 
leurs  voisins,  nous  servirons  peut-être  à  maintenir  la  paix,  à  dé- 
fendre les  propriétés  et  à  aiguillonner  Tindustrie.  Le  bon  mffni 
est  le  principe  de  tout  bien.  Enfin  ceux  qui,  liés  eux-fliknes  à  la 
chaîne  des  préjugés,  voudraient  y  clouer  pour  jamais  le  reste  du 
monde,  verront  un  jour  la  différence  qui  s'établira  entre  les  vil*- 
lages  ignorants  et  les  villages  instruits ,  et  ils  seront  forcés  alors 
d'avouer  que,  si  les  fausses  connaissances  et  les  demi-lumières 
sont  dangereuses,  les  idées  justes  ne  peuvent  jamais  être  inutiles 
€Kk  malfaisantes.  Us  sentiront  même  que  plus  la  classe  laborieuse 
acquiert  de  raison,  et  plus  la  classe  propriétaire  acquiert  de  re- 
venus et  de  sécurité.  C*est  en  conversant  ensemble  que  se  fortifie 
la  bienveillance  réciproque.  Dans  mes  voyages  sur  les  Alpes,  j'é- 
tais ému  de  la  sagesse  et  de  l'instruction  des  paysans  helvétiques. 
Le  paysan  anglais  offre  le  même  phénomène  :  il  a  des  livres,  des 
journaux,  qu'il  lit  dans  sa  famille  ;  ses  maisons,  qui  ne  sont  pas 
des  chaumières,  ses  valets,  qui  ne  sont  pas  des  misérables,  ses 
campagnes  florissantes  et  sa  dignité  rustique,  si  j'ose  parler 
ainsi,  démontrent,  de  concert,  la  favorable  influence  des  lectures 
villageoises. 

Je  citerai  encore,  comme  très-propre  à  faire  con- 
naître le  fondateur  de  la  Feuille  villageoise,  le  dé- 
but et  la  conclusion  d'une  lettre  qu'il  adressait  à 
la  Chronique  de  Paris  en  réponse  à  certaines  insi- 
ouations  contre  Necker  : 

L'extrait  ingénieux  et  raisonné  que  vous  avez  fait  de  ma  dis- 
cussion épistolaire  sur  la  noblesse  m'a  honoré  beaucoup  et  beau- 
coup affligé.  Je  suis  forcé,  non  par  la  sainteté  de  mon  ministère^ 
comme  a  dit  si  plaisamment  M.  l'abbé  Maury,  mais  par  le  devoir 
sacré  d'une  juste  modestie  et  d'une  équité  blessée,  de  repousser 
des  éloges  donnés  à  mes  écrits  aux  dépens  d'un  homme  supérieur 


t60  RÉVOLUTION 

de  toutes  les  manières.  H  Test  par  ses  talents,  il  Test  par  ses 
travaux,  il  Test  par  sa  renommée  ;  j'ajouterais  qu'il  Test  par  sa 
place,  si  une  place  aujourd'hui  était  autre  chose  qu'un  but  contre 
lequel  tous  les  arcs  sont  tendus  et  tous  les  yeux  sont  armés. 
Vous  dites,  Messieurs,  que  cet  homme  tant  applaudi  et  tant  ca«> 
lomnié  n'a  mérité  peut-être  ni  ses  ennemis  ni  ses  enthousiastes. 
Je  soutiens,  au  contraire,  qu'il  a  mérité  et  ses  enthousiastes  et 
ses  ennemis. 

Après  avoir  parcouru  d'un  coup  d'oeil  les  épo- 
ques de  la  vie  de  Necker,  Cérutti,  comme  conclu- 
sion, citait  a  un  avis  donné  par  notre  maître  com- 
mun, par  le  premier  censeur  des  bons  écrivains, 
par  Quintilien,  en  un  mot  :  Modeste  ac  circonspecte 
de  tantis  viris  judicandum,  la  liberté  des  jugements 
ne  doit  point  faire  oublier  le  respect  dû  aux  hom- 
mes célèbres  »  ;  et  il  ajoutait  en  post-scriptum  ces 
«  quelques  réflexions  détachées  »  : 

^^  Je  ne  suis  lié  avec  le  ministre  que  je  défends  ni  de  société, 
ni  d'obligation,  ni  d'espérance  aucune. 

2o  Je  ne  m'acharne  à  sa  défense  que  parce  que  l'on  s'acharne 
à  sa  ruine,  et  je  combats  de  colère  encore  plus  que  d'amitié. 

3»  Je  changerai  de  héros  à  l'instant  que  j'aurai  vu  un  admi- 
nistrateur plus  juste,  plus  laborieux,  meilleur  écrivain  ou  meil- 
leur économe. 

40  Je  pense  qu'un  ministre  est  un  homme  qui  ne  doit  pas  être 
invulnérable,  mais  non  un  but  insensible  où  tous  les.  maladroits 
et  tous  les  malveillants  s'exercent  à  tirer. 

&>  Je  trouve  les  cabales  des  patriotes  aussi  viles  que  celles  des 
courtisans. 

6«  Je  n'aime  pas  mienx  la  république  des  pirates  que  la  mo- 
narchie des  janissaires. 

70  Je  blàme  quiconque  travaille  à  rendre  le  peuple  aussi  fan- 


KÉVOLUTION  tel 

tasque,  aussi  soupçonneux,  aussi  despote  que  les  sultans  d'Asie. 
8°  J*aime  le  peuple  avec  tendresse,  avec  passion;  mais  je  ne 
ferai  pas  de  ma  plume  une  hache  soumise  à  son  caprice. 

Nec  sumit  aut  ponit  securem 
Arbitrio  popuîaris  aurœ. 

(Horace,  od.  S.,  lib.  3.) 

Ces  déclarations  s'adressaient  aux  souscripteurs, 
comme  le  dit  Cérutti  lui-même,  et  il  n'entendait 
pas  par  là  les  habitants  des  campagnes,  ceux  en 
\ue  desquels  il  écrivait,  et  qui,  ne  sachant  pas  lire 
pour  la  plupart,  étaient  d'ailleurs  peu  en  état  de 
souscrire  à  un  journal ,  si  peu  cher  qu'il  coûtât , 
mais  aux  gens  de  bien ,  et  tout  spécialement  aux 
curés,  sur  lesquels  il  comptait  pour  l'accomplisse- 
ment de  son  œuvre  philanthropique.  Cest  ainsi 
que  nous  avons  vu  Louvet,  mais  dans  un  but 
moins  désintéressé,  faire  appel  aux  hommes  de 
son  parti  pour  la  propagation  de  son  affiche. 

Dans  son  premier  numéro,  du  30  septembre 
1 790,  Gérutti  entre  en  communication  directe  avec 
son  auditoire. 

C'est  pour  vous  que  nous  écrivons,  paisibles  habitants  des 
campagnes,  leur  dit-il,  en  leur  exposant  ses  vues  générales;  il 
est  temps  que  Tinstruction  parvienne  jusqu*à  vous.  Ci-devant  elle 
était  renfermée  dans  les  villes,  où  de  bons  livres  ont  insensible- 
ment éclairé  les  esprits  et  préparé  la  Révolution,  dont  vous  avez 
recueilli  les  premiers  fruits...       » 

Nous  avons  vu  le  temps  où  Ton  n'avait  pas  honte  d'assurer 
que  l'ignorance  devait  être  votre  partage  :  c'est  que  l'ignorance 
de  ceux  qui  sont  gouvernés  semblé  faire  la  sûreté  de  ceux  qui 


nt  RÉVOLUTION 

gouvernent  ;  c*est  que  des  puissants  qui  abusent  craignent  tou- 
jours d'être  observés.  Ce  temps  d'obscurité  n'est  plus.  Un  nouveau 
gouvernement  va  succéder  à  celui  qui,  d'abus  en  abus,  avait  ao> 
cumulé  les  maux  sur  tous  les  rangs  et  toutes  les  conditions.  U  se 
soutenait  par  les  préjugés  qui  entretiennent  l'ignorance,  ou  par 
l'autorité  qui  impose  silence  aux  réclamations  et  aux  plaintes. 
Celui  auquel  vous  allez  être  soumis  ne  peut  se  soutenir  que  par 
les, lumières;  il  se  fortifie  par  l'instruction;  il  se  nourrit,  dans 
chacune  de  ses  parties,  par  l'émulation  et  par  les  connaissances 
que  chacun  y  apporte  ;  il  se  remonte  par  la  surveillance  de  tous 
ceux  qui  l'étudient  et  qui  l'observent  :  il  périrait  s'il  n'était 
éclairé. 

Et  après  avoir  fait  comprendre  à  ?es  villageois 
combien  il  était  indispensable  que  chacun  d'eux 
connût  les  droits  que  la  Constitution  nouvelle  leur 
assurait,  de  même  que  les  devoirs  imposés  par  les 
lois,  Cérutti  leur  promettait  de  leur  expliquer  le 
sens  des  décrets  et  I9.  corrélation  qui  existerait  entre 
eux. 

Persuadé  enfin  que  les  lumières  naissent  des  lumières,  et  que 
l'esprit  s'éclaire  en  proportion  de  ce  qu'il  est  éclairé,  nous  vou^ 
présenterons,  habitants  des  campagnes,  disait-il  en  terminant  son 
programme,  toutes  les  découvertes  utiles  qui  pourront  rendre 
votre  sort  meilleur,  enrichir  vos  retraites,  faciliter  vos  travaux, 
et  vous  instruire  des  arts  et  métiers  qui  peuvent  vous  ouvrir  de 
nouvelles  sources  d'abondance. 

Recevez  donc  les  lumières  ;  qu'elles  se  répandent  dans  votre 
esprit  comme  la  joie  se  répand  dans  le  cœur,  et  n'oubliez  jamais 
que,  si  la  liberté  se  conquiert^  par  la  force,  elle  ne  se  conserve 
que  par  l'instruction. 

Un  recueil  de  cette  nature  ne  saurait  s'analyser* 


RÉVOLUTION  263 

C'est  une  vaste  encyclopédie  à  Tusage  des  classes 
laborieuses,  une  sorte  de  magazine  assez  semblable 
à  notre  ancien  Journal  des  Connaissances  utiles.  C'est 
une  suite  d'instructions  familières  sur  l'état  ancien 
et  l'état  nouveau  de  la  France,  sur  la  Constitution, 
les  droits  et  les  devoirs  de  l'homme  et  du  citoyen, 
sur  les  tribunaux ,  sur  les  fonctions  et  les  devoirs 
des  officiers  municipaux  et  des  conseils  commu- 
naux, sur  les  finances,  etc.,  etc.  L'agriculture  y 
occupe  nécessairement  une  large  place.  Chaque 
numéro  commence  par  une  leçon  de  géographie 
embrassant  toutes  branches  de  cette  science,  et 
contient  un  résumé  succinct  des  travaux  de  l'As- 
semblée nationale,  et  une  sorte  de  chronique  sous 
le  titre  à' Evénements.  On  y  trouve  en  outre  de 
nombreuses  lettres  de  curés,  de  maires,  de  maîtres 
d'écoles,  de  fermiers,  etc.,  apportant  aux  rédac- 
teurs le  concours  de  leurs  idées,  ou  leur  proposant 
des  questions,  qui  sont  presque  toujours  immédia- 
tement suivies  de  la  réponse.  Enfin  il  y  est  rendu 
compte  des  livres  pouvant  intéresser  les  habitants 
des  campagnes. 

La  Feuille  villageoise  fut  accueillie  avec  la  plus 
grande  faveur,  et  eut  un  prompt  et  grand  succès. 
Avant  la  fin  de  la  première  année,  elle  avait  dépassé 
le  chifBre  de  dix  mille  souscripteurs,  chiffre  énorme 
pour  l'époque,  et  pour  une  publication  qui  ne  s'a- 
dressait point  aux  passions.  «  La  jeunesse  de  nos 


264  RÉVOLUTION 

villes  y  prend  tellement  goût,  lit-on  dans  le  Lende^ 
main  (23  février  1791),  qu'à  Marseille,  à  Lyon,  à 
Bordeaux,  les  pensionnaires  des  collèges,  et  des 
bourgeois,  se  privent  du  nécessaire  pour  se  procurer 
un  abonnement.  On  en  fait  la  lecture  en  commun, 
et  Ton  en  transcrit  les  morceaux  les  plus  curieux. 
Cette  idée  est  digne  de  Jean-Jacques  ou  de  Fénelon. 
La  raison  y  parle  un  langage  clair,  précis  et  orné. 
Les  anecdotes  y  sont  choisies,  et  portent  toujours 
coup  aux  ennemis  de  la  paix  et  du  bon  sens.  — 
Mais,  ajoute  la  feuille  royaliste,  les  rédacteurs, 
quoique  patriotes  très -prononcés,  n'en  sont  pas 
moins  les  partisans  les  plus  zélés  de  la  monarchie  : 
ils  ont  trop  d'esprit  pour  ne  pas  sentir  et  prouver 
que  la  France  est  très-géographiquement  monar- 
chique. > 

Tous  les  bons  esprits  se  trouvèrent  d'accord  sur 
l'utilité  de  ce  recueil,  non-seulement  pour  la  cam* 
pagne,  mais  même  pour  les  villes,  et  de  nombreux 
écrivains  voulurent  concourir  à  son  succès.  Ma- 
dame de  Genlis,  entre  autres,  y  inséra,  sous  le 
titre  de  Lettres  de  Félicie  à  Mariane^  une-suite  d'arti- 
cles qui  avaient  pour  objet  de  relever  la  condition 
des  paysannes.  On  y  trouve  des  articles  de  Ker- 
saint,  de  Lanthénas,  de  Lequinio,  de  Boileau,  de 
François  de  Neufchâteau,  qui,  notamment,  après  la 
mort  de  Cérutti,  y  raconta  aux  villageois  la  vie  de 
leur  instituteur,  qu'il  appelait  un  So'crate  rustique* 


RÉVOLUTION  S65 

Cérutti  ne  jouît  pas  longtemps  du  succès  de  sou 
œuvre.  Atteint  d'une  maladie  grave  et  douloureuse, 
il  était  bientôt  forcé  d^abandonner  à  Grouvelle  la 
rédaction  de  sa  feuille.  C'est  ce  dernier  qui  l'an- 
nonçait aux  souscripteurs  dans  le  n®  15  de  la 
deuxième  année.  «  Après  avoir,  pendant  quatre 
ans,  servi  la  liberté  et  la  raison  par  ses  nombreux 
écrits,  M.  Cérutti,  disait-il,  avait  espéré  porter 
avec  quelque  fruit  à  la  tribune  législative  l'indépen- 
dance courageuse  de  se^  opinions.  Cet  espoir  avait 
un  moment  ranimé  ses  forces  ;  les  premières  sé- 
ances de  l'Assemblée  nationale  les  ont  bientôt  con- 
sumées... L'hiver  ayant  irrité  ses  maux,  il  s'est  vu 
forcé,  pour  dernière  privation,  de  renoncer  quelque 
temps  à  son  travail  favori,  à  la  Feuille  villageoise. 
Cependant  il  la  suit,  il  la  surveille  toujours.  Son 
unique  coopérateur,  qui  est  en  même  temps  son 
disciple  et  son  ami,  écrit,  pour  ainsi  dire,  sous  ses 
yeux;  il  puise  dans  son  entretien  les  vues,  les  sen- 
timents, quelquefois  les  expressions  mêmes  de  ce 
philosophe  patriote.  De  cette  manière,  l'intérim  se 
fera  moins  sentir  à  nos  bons  villageois,  et  ils  atten- 
dront plus  patiemment  qu'une  saison  meilleure  leur 
rende  tout  entier  leur  brillant  et  sage  instituteur.  » 

L'espoir  de  Grouvelle  fut  malheureusement  trotn- 
pé  :  Cérutti  mourut  peu  de  jours  après ,  le  3  fé- 
vrier 1792.  Resté  seul  à  la  tête  de  la  Feuille  vil- 
lageoise, Grouvelle  s'associa  un  autre  ami  de  Ce- 

T.  VI.  42 


t66  RÉVOLUTION 

rutti,  Ginguené,  dont  «  les  regrets  et  les  espé- 
rances, selon  qu'il  le  disait  lui-même,  se  tournaient 
sans  cesse  vers  les  champs.  > 

Les  nouveaux  rédacteurs  firent  bientôt  subir  à 
l'œuvre  de  Cérutti  une  profonde  altération.  La  po- 
litique alors  absorbait  l'attention  des  habitants  de 
la  campagne  :  ils  crurent  devoir  lui' donner  place 
dans  leur  feuille,  à  laquelle,  sans  cependant  quitter 
absolument  la  ligne  que  leur  avait  tracée  leur  pré- 
décesseur, ils  imprimèrent  une  teinte  plus  républi- 
caine. Cette  transformation  ne  fut  pas  du  goût  de 
tout  le  monde.  L'éditeur,  Desenne,  par  une  préten- 
tion assez  étrange,  mais  qui  n'était  pas  rare  alors, 
comme  nous  l'avons  vu  notamment  à  propos  de  Ca- 
mille Desmoulins,  prétexta  de  cette  transformation 
pour  évincer  les  rédacteurs.  Il  fit  précéder  le  nu- 
méro du  5  juillet  de  cet  avis,  que  les  intéressés  ne 
durent  pas  lire  sans  quelque  étonnement  : 

Le  vertueux  Cérutti,  en  traçant  le  plan  sage  et  courageux  de 
la  Feuille  villageoise,  n'eut  d'autre  but  que  de  la  rendre  utile  et 
instructive  aux  habitants  des  campagnes...  Avant  sa  mort,  il  la 
recommanda  à  M.  Grouvelle,  son  disciple...  Les  numéros  que  cet 
écrivain  consacra  à  célébrer  les  vertus  et  les  talents  de  son  illus- 
tre instituteur  parurent  annoncer  tout  ce  qu'on  pouvait  attendre 
de  lui. 

Mais  M.  Grouvelle  oublia  bientôt  les  conseils  de  ce  grand 
homme,  et,  dégagé  de  toutes  entraves,  se  fit  l'écho  d'un  parti  qui 
semble  vouloir  anéantir  cette  même  Constitution  dont  il  se  dit 
cependant  le  plus  chaud  partisan.  Nous  déplorions  ce  chaBge- 


RÉVOLUTION  267 

ment,  nous  sentions  combien  cette  manière  insidieuse  de  pré- 
senter des  faits  avérés  pouvait  induire  en  erreur  et  fausser  le 
jugement  des  bons  cultivateurs,  lorsqu'un  homme  de  lettres  aussi 
vertueux  que  désintéressé  nous  offrit  de  consacrer  ses  talents  et 
ses  veilles  à  cet  intéressant  ouvrage.  Jaloux  de  mériter  Testime, 
je  dirai  môme  Tamitié  des  lecteurs,  nous  avons  accepté  ses  offres 
avec  reconnaissance,  et  la  Feuille  villageoise,  en  continuant  d'of- 
frir les  avantages  promis  par  M.  Cérutti,  ne  leur  montrera  plus, 
dans  le  numéro  prochain  et  les  suivants,  que  la  vérité,  rien  que 
la  vérité. 

Les  rédacteurs  en  appelèrent  aux  tribunaux  de 
ce  singulier  procédé,  et  un  jugement  intervint  qui, 
attendu  que  la  société  qui  existait  entre  le  libraire 
et  les  rédacteurs  ne  pouvait  être  dissoute  qu'à  la  fin 
des  abonnements,  condamna  Desenne  à  imprimer 
les  numéros  qui  restaient  à  publier.  Forts  de  ce  ju- 
gement, Grouvelle  et  Ginguené  contraignirent  De- 
senne  à  insérer  un  autre  avis,  dans  lequel  ils  ren- 
daient compte  à  leurs  abonnés  de  leur  contestation 
avec  leur  éditeur,  qu'ils  accusaient  de  s'être  laissé 
circonvenir  par  un  parti  puissant,  ennemi  de  la  Ré- 
Tolution  et  de  la  liberté. 

Dans  le  danger  imminent  qui  menace  la  liberté  publique,  di- 
saient-ils, ou  voudrait  amortir  le  feu  du  patriotisme  ;  on  voudrait 
qœ  le  peuple,  et  surtout  celui  des  campagnes,  se  laissÀt  effrayer, 
tromper  ou  séduire...  On  a  cru  faire  aisément  de  nous  ce  qu'on 
voudrait  faire  de  tous  les  Français,  et  que  pour  nous  vaincre  il 
se  fallait  que  nous  déclarer  la  guerre.  On  a  cru  qu'il  suflisait 
d^écrire  en  tète  de  notre  travail  qu'il  n'y  avait  plus  de  société 
entre  notre  libraire  et  nous  pour  que  cette  société  fût  dissoute, 
et  que  nous  fussions  évincés  de  notre  propriété  ;  mais  des  juges 
équitables  en  ont  décidé  autrement. 


Î68  RÉVOLUTION 

Quelques  semaines  après,  Desenne  tombait  en 
faillite,  et  les  rédacteurs  de  la  Feuille  villageoise 
durent  remplir  à  leurs  frais  les  engagements  con- 
tractés par  un  libraire  déloyal.  Ils  y  furent  aidés 
par  les  directeurs  du  Cercle  social ,  avec  lesquels 
ils  traitèrent  pour  la  publication  de  leur  journal. 
On  lit  en  tête  du  numéro  du  1 1  octobre  1 792  y  le 
premier  de  la  troisième  année  : 

La  seconde  année  de  cette  feuille  est  révolue;  la  troisième 
commence.  Comme  le  peuple  français,  le  Journal  villageois  a  été 
le  jouet  des  révolutions  ;  il  a  triomphé  comme  le  peuple  même,  et 
s'appuie  enfin  sur  des  bases  solides. 

Quand  Cérutti  vint  à  s'éteindre,  on  crut  voir  pâlir  avec  lui  le 
flambeau  qu'il  avait  allumé  ;  il  se  ranima  cependant,  et,  depuis, 
on  Ta  vu  dissiper  encore  les  préjugés  ténébreux  et  l'ignorance 
meurtrière. 

Bientôt  après  la  cour  divisa  la  nation  ;  elle  soudoya  de  faux 
patriotes  ;  elle  effraya  des  patriotes  faibles.  Le  moment  vint  où 
il  fallut  se  prononcer  entre  la  royauté  et  la  liberté.  Nous  restâmes 
fidèles  à  la  liberté.  Nous  attaquâmes,  d'une  voix  ferme  et  hardie, 
les  opinions  alors  accréditées  et  les  hommes  alors  puissants.  La 
persécution  contre  les  écrivains  libres  et  véridiques  ne  nous 
épai^a  point  ;  n*ayant  pu  corrompre  notre  plume,  on  voulut  la 
briser.  Le  corsaire  Desenne  nous  l'arracha  effirontément  des  mains  ; 
il  prétendit  qu'il  était  le  maître  de  débiter,  malgré  nous,  des  sot- 
tises et  des  mensonges,  à  deux  ou  trois  cent  mille  lecteurs  que 
nous  avions  jusque-là  no\irris  de  bon  sens  et  de  vérité.  La  jus- 
tice nous  vengea  cette  fois  ;  nous  fîmes  force  de  rames,  et  notre 
barque,  échappée  aux  grapins  du  pirate,  fut  remise  à  flot.  On  sait 
que,  peu  de  temps  après,  notre  libraire  nous  manqua  tout  à  coup, 
et  que  la  Feuille  villageoise  n'a  encore  surnagé  qu'à  force  de  sa- 
crifices. 

Elle  est  sauvée  enfin  :  remise  en  des  mains  habiles  et  pnreSy 


J 


RÉVOLUTION  269 

nos  lecteurs  l'ont  vue,  imprimée  avec  tout,  le  soin  possible,  repa* 
raitre  avec  toute  TejLactitude  désirable. 

Outre  ses  orages  particuliers,  notre  journal  a  peut-être  souffert 
encore  des  tempêtes  publiques.  Les  événements  nous  ont  de- 
mandé plus  d'espace,  les  instructions  en  ont  eu  moins.  Mais  nous 
n'avons  point  oublié  notre  plan  et  nous  y  reviendrons.»* 

Maintenant  avons-nous  besoin  de  dire  qne  jamais  le  Journal  des 
hameaux  ne  fut  plus  nécessaire?  Au  moment  où  l'égalité  absolue 
et  la  liberté  illimitée  laissent  aux  passions  le  plus  grand  essor, 
quiconque  vit  parmi  les  habitants  des  campagnes  n'y  pourra  vivre 
en  paix  qu'en  leur  procurant  Tinstruction  qui  leur  manque  ;  qui- 
conque veut  modérer  doit  éclairer.  Cultivateurs  et  propriétaires, 
ceci  s'adresse  à  vous.  L'instruction  est  aujourd'hui  la  seule  force 
de  la  loi,  la  seule  garantie  de  vos  droits. 

Par  UD  avis  placé  en  tête  du  premier  numéro  de 
la  quatrième  année,  Ginguené  annonçait  à  ses  leo* 
teurs  que,  «  l'existence  de  son  collaborateur  appar- 
tenant désormais  tout  entière  aux  grandes  fonctions 
dont  il  était  chargé  —  Grouvelle  venait  d'être 
nommé  ambassadeur  à  la  cour  de  Copenhague,  — 
il  restait  seul  chargé  de  la  rédaction  de  la  Feuille 
villageoise,  et  qu'elle  demeurerait  désormais  son 
ceuvre  exclusive.  Il  la  rédigea  en  effet  jusqu'au 
1 5  thermidor  an  III ,  époque  où  elle  prit  fin ,  sans 
que  Ton  sache  quels  motifs  purent  déterminer  Gin- 
guené à  l'abandonner. 

La  Feuille  villageoise  renfermait  bien  encore, 
dans  la  dernière  période  de  son  existence,  un  assez 
grand  nombre  d'articles  qui  rappelaient  son  cafac- 


1170  RÉVOLUTION 

tère  primitif,  mais,  en  abandomiant  la  spécialité 
qui  avait  fait  son  succès  et  sa  force,  en  s'assimilant 
à  la  foule  des  autres  journaux,  dont  elle  ne  dépas- 
sait pas  le  niveau  commun,  elle  s'était  nécessaire- 
ment amoindrie. 


Mentionnons  dans  le  même  genre,  mais  sur  un 
plan  différent,  un 

Journal  des  Jiécrets  de  V Assemblée  luUùmale  pour 
les  Habitants  des  Campagnes ,  et  de  correspondiffiee 
entre  les  municipalités  des  villes  et  des  campagnes 
du  royaume,  par  M.  de  Saint-Martin,  dont  Des- 
chiens possédait  trente  volumes ,  allant  du  5  mai 
1789  à  la  fin  de  1792,  et  que  sa  spécialité  et  sa 
longue  existence  sembleraient  recommander  à  l'at- 
tention, mais  sur  lequel  je  n'ai  pu  avoir  de  rensei- 
gnements. —  Et  un 

Journal  des  Laboureurs,  par  M.  Lequinio ,  mem- 
bre de  la  seconde  législature.  Etre  utile  à  cette  classe 
précieuse,  reconnue  de  tous  les  temps  la  plus  né- 
cessaire, et  cependant  la  plus  négligée  chez  tous  les 
peuples,  la  plus  oubliée  jusqu'ici  dans  les  déserts 
où  sans  cesse  elle  sillonne  au  profit  des  cités  ;  con- 
courir efficacement  à  la  rendre  bonne  et  heureuse, 
en  répandant  l'instruction  chez  elle  ;  porter  la  nou^ 
riture  morale  à  ceux  qui,  tous  les  jours  de  la  vie, 


RÉVOLUTION  t7l 

fournissent  à  notre  subsistance  physique  ;  les  dé- 
pouiller de  leurs  préjugés  et  détruire  leurs  erreurs; 
leur  montrer  en  tous  points  la  justice  et  la  vérité  ; 
les  mettre  également  en  garde  contre  les  tentatives 
audacieuses  des  ennemis  de  la  Constitution  et  contre 
les  séduisantes  insinuations  de  la  perfide  hypocri- 
sie, et  contre  la  fallacieuse  turbulence  des  patriotes 
exaltés  ou  des  hommes  pervers  qui  masquent  leurs 
passions  sous  des  dehors  civiques  ;  conduire  enfin , 
comme  par  la  main,  vers  le  bonheur  et  la  paix 
sociale,  ces  citoyens  estimables  qui  travaillent  si 
utilement  pour  la  société  entière,  tel  était  le  but 
du  Journal  des  Laboureurs,  qui  vécut  de  1790  à 
1792. 


BARËRE 


Le  Point  du  Jour,  ou  Résultat  de  ce  qui  s'est  passé 
la  veille  à  V Assemblée  nationale. 


î.e  titre  de  cette  feuille  dit  bien  ce  qu'elle  est  : 
c'est  une  sorte  de  procès-verbal  des  séances  des 
Etats-Généraux  ;  ce  n'est  ni  plus  ni  moins,  et  l'on 
y  chercherait  vainement  d'autres  détails  sur  les 
événements  et  sur  les  hommes  de  l'époque  que 
ceux  qui  résultent  des  débats  législatifs.  Mais  dans 
cette  spécialité ,  si  nous  pouvons  ainsi  dire ,  et  à 
cause  même  de  cette  spécialité ,  le  Point  du  Jour 
se  recommande  tout  particulièrement  à  l'attention 
de  l'historien.  C'est  une  des  feuilles,  assurément, 
qui  méritent  le  plus  d'être  consultées  pour  l'his- 
toire de  notre  première  assemblée  nationale  :  elle 
reproduit  les  séances  de  cette  mémorable  session 
non  seulement  avec  vérité ,  non  seulement  avec  une 
remarquable  sagacité,  mais  encore  avec  un  esprit 
de  suite,  une  méthode  et  une  étendue  que  l'on  ne 
trouverait  dans  aucune  autre  feuille,  pas  même 
toujours  dans  le  Moniteur, 


RÉVOLUTION  tn 

On  comprend  qu'une  pareille  feuille  échappe  à 
toute  analyse,  et  que  nous  puissions  nous  borner  à 
quelques  détails  sommaires. 

Commencé  au  moment  où  les  communes  se  cons- 
tituèrent en  Assemblée  nationale,  le  Point  du  Jour 
contient  le  compte-rendu  de  toutes  les  séances  de  la 
Constituante,  depuis  celle  du  18  juin  1789  (1)  jus- 
qu'à celle  du  1  "  octobre  1 791 .  Pour  compléter  l'his- 
toire de  cette  Assemblée,  les  éditeurs  publièrent,  en 
1790,  un  volume  intitulé  :  Résultat  de  ce  qui  s'est 
passé  aux  Etats-Généraux  depuis  le  27  avril  1789, 
jour  annoncé  pour  leur  ouverture^  jusqu'au  7  juin  de 
la  même  année  ^époque  où  les  communes  se  sont  cons" 
tituées  en  Assemblée  nationale.  Ce  yolumo,  où  sont 
consignés,  dans  les  plus  grands  détails,  tous  les 
préliminaires  de  l'ouverture  des  Etats-Généraux, 
est  très-curieux. 

«  Le  Point  du  Jour,  dit  un  concurrent  (2),  est  une 
analyse  bien  faite  des  débats  de  l'Assemblée  ;  il  est 
rédigé  avec  décence;  enfin,  sous  tous  les  rapports, 
ce  journal  est  d'un  très-bon  ton.  Quoique  partisan 
de  la  Révolution,  Barère  n'apostrophe  jamais  ses 
adversaires  d'une  manière  offensante.  On  y  voit 
surtout  le  plus  profond  respect  pour  la  personne 
du  roi,  dont  il  n'oublie  jamais  de  célébrer  les  vertus 
toutes  les  fois  qu'il  en  trouve  l'occasion.  En  un 

(I)  David,  dans  son  tableau  fameux  de  la  séance  du  Jeu  de  Paume,  a  repré' 
^senté  Barère  écrivant  sur  ses  genoux  le  compte-rendu  de  sette  séance. 
(S;  Beaulieu,  Euaû  swr  la  Révolution,  t.  ii,  p.  S9. 

42. 


t74  RÉVOLUTION 

mot,  pour  qui  n'a  pas  connu  Tidentité  des  person- 
nesy  il  est  impossible  de  croire  que  le  Barère  de  89 
soit  devenu  le  Barère  de  93.  » 

On  connaît  en  effet  la  versatilité  du  rédacteur  du 
Point  du  Jour,  «  figure  à  deux  faces,  Tune  tournée 
vers  le  succès  parvenu ,  l'autre  vers  le  succès  qui 
s*annonce  » ,  nature  servile  et  cédant  à  tous  les  vents 
de  la  fortune,  un  de  ces  hommes,  enfin,  qui  ne  ré- 
sistent pas  au  courant,  et  qui,  emportés  par  l'in- 
térêt ou  la  peur,  suivent  docilement  le  flot  qui  les 
pousse.  Barère  se  fait  d'abord  remarquer  par  la 
modération  de  ses  idées;  quatre  ans  après,  il  sera 
devenu  l'Anacréon  de  la  guillotine,  et  douze  ans 
plus  tard  cet  ex-membîe  du  Comité  de  Salut  public 
sera  le  libelliste  et  l'espion  du  gouvernement  im- 
périal. 

Proscrit,  comme  on  le  sait,  par  le  Directoire, 
Barère  était  demeuré  caché  jusqu'au  1 8  brumaire, 
et  même  un  peu  plus  tard,  par  précaution,  car  les 
véritables  intentions  de  Bonaparte  n'étaient  pas 
connues.  De  sa  retraite  il  avait  adressé  au  jeune 
général  un  exemplaire  de  son  livre  sur  la  Liberté 
des  merSj  et  huit  jours  après  il  avait  été  compris 
dans  une  espèce  d'amnistie  qui  rappelait  un  certain 
nombre  de  proscrits.  En  reprenant  ses  droits  de 
cité,  il  oublia,  dit-il,  que  Bonaparte  avait  attaqué 
les  droits  de  sa  patrie,  et  n'écouta  plus  que  le  sen- 


RÉVOLUTION  t75 

timent  de  la  reconnaissance.  Â  peine  rendu  à  la 
liberté  de  locomotion,  il  s'empressa  d'aller  portca* 
au  premier  consul  le  tribut  de  cette  reconnaissance 
un  peu  exagérée.  Bonaparte  Fininita  d'abord  à  réfu- 
ter quelques  écrits  anglais  dirigés  contre  le  nouveau 
gouvernement,  et  surtout  contre  la  personne  de 
son  chef;  puis  il  lui  offrit  la  rédaction  d'un  jour- 
nal de  l'armée  :  «  Vous  êtes,  lui  aurait-il  dit,  aimé 
des  soldats  français ,  qui  savent  de  quelle  manière 
vous  excitiez  leur  courage  et  célébriez  leurs  vic- 
toires. »  Mais,  soit  qu'un  tel  rôle  lui  parût  une  dé- 
chéance après  celui  qu'il  avait  joué,  soit  qu'il  pré- 
vît l'emploi  que  ferait  bientôt  Napoléon  des  armées 
nationales  dans  ses  vues  personnelles ,  Barère  ré- 
pondit avec  un  peu  d'ironie  :  «  Le  premier  consul 
voudrait  faire  de  moi  un  barde,  mais  nous  ne  som- 
mes plus  au  siècle  d'Ossian.  » 

Il  redevint  pourtant  journaliste  ;  mais  ce  fut,  di- 
sent les  éditeurs  de  ses  Mémoires,  par  une  impul- 
sion spontanée  et  toute  patriotique.  La  rupture  du 
traité  d'Amiens  avait  rallumé  sa  verve ,  et  l'idée  lui 
était  venue  qu'une  guerre  de  plume  contre  l'Angle- 
terre servirait  d'auxiliaire  utile  à  celle  que  prépa- 
rait le  Gouvernement  français.  Il  avait  d'abord  son- 
gé, poursuivant  le  développement  de  son  livre ,  à 
publier  un  recueil  périodique  intitulé  la  Liberté  des 
mers;  mais,  le  titre  plus  franchement  hostile  de 
Mémorial  anti^britanniqm  aurait  obtenu  la  préfé- 


ne  RÉVOLUTION 

rence.  Il  aurait  soumis  son  projet  au  premier  con- 
sul ,  qui  Taurait  approuvé  et  aurait  promis  une 
subvention,  promesse  que,  d'après  Barère,  il  n'au- 
rait point  tenue.  On  s'accorde  à  dire  cependant  que 
ce  fut  le  premier  consul  qui  inspira  et  soutint  cette 
feuille.  Quoi  qu'il  en  soit,  elle  ne  vécut  que  peu  de 
temps  :  le  nom  seul  de  Barère  aurait  été  un  obstacle 
à  son  succès. 

Barère,  néanmoins,  était  fréquemment  consulté 
sur  des  objets  auxquels  le  gouvernement  attachait 
de  l'importance,  et  l'on  semblait  mettre  du  prix  à 
ses  opinions.  Napoléon  finit  même  par  le  choisir 
pour  un  de  ses  correspondants  secrets,  prouvant 
ainsi  le  cas  qu'il  faisait  de  ses  lumières  et  de  son 
expérience  politique;  le  9  jQoréal  an  XI,  il  lui  fit 
adresser  la  note  suivante  : 

Le  premier  consul,  ayant  appris  le  départ  prochain  du  citoyen 
Barère  pour  son  pays,  désire  qu'il  reste  à  Parid. 

Le  citoyen  Barère  fera  un  rapport  chaque  semaine,  soit  sur 
Topinion  publique,  soit  sur  la  marche  du  gouvernement,  soit  sur 
tout  ce  qu'il  pourra  croire  être  intéressant  au  premier  consul  de 
connaître. 

n  peut  écrire  en  toute  liberté. 

n  remettra  en  main  propre  son  rapport  cacheté  au  général 
Duroc,  qui  le  remettra  au  premier  consul  ;  mais  il  est  indispen- 
sable que  personne  ne  se  doute  de  cette  espèce  de  conununica- 
tion,  sans  quoi  le  premier  consul  la  ferait  cesser. 

Il  peut  aussi  mettre  souvent  dans  les  journaux  des  articles 
tendant  à  animer  l'esprit  public,  surtout  contre  les  Anglais. 

Barère ,  «  qui  n'avait  rien  à  refuser  à  celui  qui 


RÉVOLUTION  m 

lui  avait  rendu  le  plus  grand  de  tous  les  biens,  la 
liberté  » ,  accepta  cette  tâche ,  peu  digne  de  sa  po- 
sition, comme  il  en  convient  lui-même,  mais  singu- 
lièrement bien  appropriée  à  la  nature  de  son  ta- 
lent ;  car  c'était ,  malgré  tout ,  un  esprit  agile  et 
perspicace ,  et  il  avait  acquis  dans  la  pratique  des 
grandes  affaires  une  remarquable  sagacité.  Cette 
correspondance  dura  jusqu'à  la  fin  de  \  807.  Barère 
préparait  son  223**  bulletin,  lorsqu'il  reçut  de  Du- 
roc  le  billet  suivant . 

Je  suis  chaîné  de  vous  écrire,  Monsieur,  qu'il  devient  inutile 
que  vous  continuiez  de  m'envoyer  des  bulletins,  les  occupations 
de  Sa  Majesté  ne  lui  permettant  plus  de  les  lire.  Si  par  la  suite 
il  en  était  autrement ,  je  m'empresserais  de  vous  en  faire  part. 

Dégagé  par  la  mort  de  Napoléon  de  la  réserve  à 
laquelle  il  était  obligé,  Barère  songea  à  publier  sa 
correspondance ,  et  il  était  sur  le  point  de  mettre  ce 
projet  à  exécution  à  Bruxelles,  quand  arriva  la  ré- 
volution de  \  830,  qui,  d'après  ses  biographes,  l'au- 
rait entravé,  je  ne  vois  pas  trop  pourquoi.  La  chose 
n'en  est  pas  moins  regrettable,  car  cette  correspon- 
dance, qui  se  prolongea  pendant  cinq  années,  ne 
peut  qu'être  fort  intéressante  pour  l'histoire  de 
Napoléon. 

On  dit  encore  que  Barère,  en  même  temps  qu'il 
faisait  le  Point  du  Jour,  aurait  pris  part  à  la  fonda- 
tion et  à  la  rédaction  d'une  autre  feuille  qui  n'était 


t78  RÉVOLUTION 

également,  dans  l'origine ,  comme  le  disait  son  sous- 
titre,  que  le  récit  de  ce  qui  s^était  passé  aux  séances 
de  r Assemblée  nationale  :  je  veux  parler  du  Joumai 
des  Débats  et  des  Décrets^  souche  du  Joumai  des 
Débats  actuel. 


ROBESPIERBE 


Le  Défenseur  de  la  Constitution. 

Ce  que  j'ai  dit  de  Barère,  je  puis  le  dire  de  Ro- 
bespierre :  son  rôle  comme  journaliste  a  été  com- 
plètement effacé  par  son  rôle  d*homme  politique  ; 
disons  aussi  tout  de  suite  qu'il  fut  loin  d'avoir  l'im- 
portance qui  s'attache  naturellement  au  nom  de 
Robespierre. 

Ce  fut  assez  tardivement,  en  juin  1792,  que  le 
grave  député  d'Arras  descendit  dans  cette  arène  tu- 
multueuse^ dont  les  habitudes  quelque  peu  désor- 
données devaient,  ce  semble,  l'effaroucher.  On  parle 
bien  de  sa  collaboration  à  quelques  feuilles,  notam- 
ment à  V  Union,  journal  de  la  liberté  y  qui  parut  en 
1 789,  et  ne  se  fit  guère  remarquer  que  par  la  gran- 
deur inusitée  de  son  format  ;  mais  ce  ne  sont  là  que 
de  très-vagues  assertions,  et  le  Défenseur  de  la  Con- 
stitution est  bien  le  premier  journal  de  Robespierre, 
si  l'on  peut  donner  ce  nom  à  une  publication  qui 
n'avait  du  journal  que  la  périodicité  :  ouvrage  pé' 
riodique  proposé  par  souscription^  disait  le  titre. 


1180  RÉVOLUTION 

Le  Défenseur  de  la  Constitution  est,  en  réalité, 
une  œuvre  toute  personnelle,  un  recueil  de  plai- 
doyers pro  domo  suâ,  entremêlés  de  thèses  politi- 
ques inspirées  par  les  circonstances ,  et  de  philip- 
piques  contre  les  hommes  qui  faisaient  obstacle  à 
l'auteur.  Le  titre  n'est  qu'une  enseigne,  mais  dont 
le  choix ,  de  la  part  de  Robespierre ,  était  bien  fait 
pour  étonner;  il  le  comprend  lui-même,  et  il  croit 
devoir  s'en  expliquer  dès  les  premières  lignes. 

C'est  la  Constitution  que  je  veux  défendre,  la  Constitution  telle 
qu*eile  est.  On  m'a  demandé  pourquoi  je  me  déclarais  défenseur 
d'un  ouvrage  dont  j'ai  souvent  développé  les  défauts.  Je  réponds 
que,  membre  de  l'Assemblée  constituante,  je  me  suis  opposé  de 
tout  mon  pouvoir  à  tous  les  décrets  que  l'opinion  publique  pros- 
crit aujourd'hui  ;  mais  que,  depuis  le  moment  où  Pacte  constitu- 
tionnel fut  terminé  et  cimenté  par  l'adhésion  générale,  je  me  suis 
borné  à  réclamer  son  exécution  fidèle  :  non  pas  à  la  manière  de 
cette  secte  politique  que  l'on  nomme  modérée,  qui  n'en  invoque 
la  lettre  et  les  vices  que  pour  en  tuer  les  principes  et  l'esprit; 
non  pas  à  la  manière  de  la  cour  et  des  ambitieux,  qui,  violant 
éternellement  toutes  les  lois  favorables  à  la  liberté,  exécutent  avec 
un  zèle  hypocrite  et  une  fidélité  meurtrière  toutes  celles  dont  ils 
peuvent  abuser  pour  opprimer  le  patriotisme  ;  mais  comme  un 
ami  de  la  patrie  et  de  l'humanité,  convaincu  que  le  salut  public 
nous  ordonne  de  nous  réfugier  à  l'abri  de  la  Constitution,  pour 
repousser  les  attaques  de  l'ambition  et  du  despotisme... 

Cela  dit,  Robespierre  s'occupe  fort  peu  delà 
Constitution,  malgré  cet  amour  un  peu  tardif  dont 
il  veut  faire  croire  qu'il  est  épris  pour  elle.  Ce 
qu'il  a  voulu  en  fondant  un  journal ,  c'est  unique- 


RÉVOLUTION  284 

ment  élever  une  tribune  à  son  usage  en  face  de 
celles  dont  ses  adversaires,  Brissot,  Gondorcet  et 
autres,  disposaient,  et  souvent  contre  lui.  Voici, 
du  reste ,  le  prospectus  dont  il  fit  précéder  la  pu- 
blication de  son  journal  : 

La  raison  et  l'intérêt  public  avaient  commencé  la  Révolution: 
l'intrigue  et  l'ambition  l'ont  arrêtée  ;  les  vices  des  tyrans  et  les 
vices  des  esclaves  l'ont  changée  en  un  état  douloureux  de  trouble 
et  de  crise. 

La  majorité  de  la  nation  veut  se  reposer,  sous  les  auspices  de 
la  Constitution  nouvelle,  dans  le  sein  de  la  liberté  et  de  la  paix  : 
quelles  causes  l'ont  privée  jusqu'ici  de  ce  double  avantage? 
L'ignorance  et  la  division.  La  majorité  veut  le  bien  ;  mais  elle  ne 
connaît  ni  les  moyens  de  parvenir  à  ce  but,  ni  les  obstacles  qui 
l'en  éloignent  ;  les  hommes  bien  intentionnés,  môme,  se  partagent 
sur  les  questions  qui  tiennent  le  plus  étroitement  aux  bases  de  la 
félicité  générale.  Tous  les  ennemis  de  la  Constitution  empruntent 
le  nom  et  le  langage  du  patriotisme  pour  semer  l'erreur,  la  dis* 
corde  et  les  faux  principes  ;  des  écrivains  prostituent  leur  plume 
vénale  à  cette  odieuse  entreprise.  Ainsi  l'opinion  publique  s'é- 
nerve et  se  désorganise;  la  volonté  générale  devient  impuissante 
et  nulle,  et  le  patriotisme,  sans  système,  sans  concert  et  sans 
objet  déterminé,  s'agite  péniblement  et  sans  fruit,  ou  seconde 
quelquefois,  par  une  impétuosité  aveugle,  les  funestes  projets  des 
ennemis  de  notre  liberté. 

Dans  cette  situation,  un  seul  moyen  nous  reste  de  sauver  la 
chose  publique,  c'est  d'éclairer  le  zèle  des  bons  citoyens,  pour  le 
diriger  vers  un  but  commun.  Les  rallier  tous  aux  principes  de  la 
Constitution  et  de  l'intérêt  général  ;  mettre  au  grand  jour  les  vé- 
ritables causes  de  nos  maux,  et  en  indiquer  les  remèdes  ;  déve- 
lopper aux  yeux  de  la  nation  les  motifs,  l'ensemble,  les  consé- 
quences des  opérations  politiques  qui  influent  sur  le  sort  de  l'Etal 
et  de  la  liberté  ;  analyser  la  conduite  publique  des  personnages 
qui  jouent  les  principaux  rôles  sur  le  théâtre  de  la  Révolution  ; 


tS%  RÉVOLUTION 

citer  au  tribunal  de  TopinioD  et  de  la  vérité,  ceux  qui  échappent 
facilement  au  tribunal  des  lois,  et  qui  peuvent  décider  de  la  des- 
tinée de  la  France  et  de  l'univers  :  voilà,  sans  doute,  le  plus 
grand  service  qu'un  citoyen  puisse  rendre  à  la  cause  publique. 

Un  ouvrage  périodique  qui  remplirait  cet  objet  m'a  paru  Toc- 
cupation  la  plus  digne  des  amis  de  la  patrie  et  de  l'humanité  : 
j'ai  osé  l'entreprendre*  L'esprit  qui  le  dirige  est  annoncé  par  son 
titre  :  le  Défamwr  de  la  Constitution. 

Placé,  dans  forigine  de  notre  Révolution,  au  centre  des  évé- 
nements  politiques ,  j'ai  vu  de  près  la  marche  tortueuse  de  la 
tyrannie  ;  j'ai  vu  que  les  plus  dangereux  de  nos  ennemis  ne  sont 
pas  ceux  qui  se  sont  ouvertement  déclarés  ;  et  je  tâcherai  que  ces 
connaissances  ne  soient  point  inutiles  au  salut  de  mon  pays. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  Tamour  seul  de  la  justice  et  de 
la  vérité  dirigera  ma  plume.  C'est  à  cette  condition  seulement  que, 
descendu  de  la  tribune  du  sénat  français,  on  peut  monter  encore 
à  celle  de  l'univers,  et  parler  non  à  une  assemblée,  qui  peut  être 
agitée  par  le  choc  des  intérêts  divers,  mais  au  genre  humain, 
dont  l'intérêt  est  celui  de  la  raison  et  du  bonheur  général.  Peut- 
être  que,  lorsqu'on  a  quitté  le  théâtre  pour  se  ranger  parmi  les 
spectateurs,  on  juge  mieux  la  scène  et  les  acteurs;  il  semble  do 
moins  qu'échappé  au  tourbillon  des  affaires  on  respire  dans  une 
atmosphère  plus  paisible  et  plus  pure,  et  que  l'on  porte  sur  les 
hommes  et  sur  les  choses  un  jugement  plus  certain,  à  peu  près 
comme  celui  qui  fuit  le  tumulte  des  cités,  pour  s'élever  sur  le 
sommet  des  montagnes,  sent  le  calme  de  la  nature  pénétrer  dans 
•son  àme  et  ses  idées  s'agrandir  avec  l'horizon. 

J'ai  vu  des  membres  connus  de  la  législative,  réunissant  deux 
fonctions  presque  également  importantes,  raconter  et  apprécier  le 
lendemain,  dans  leurs  écrits,  les  opérations  auxquelles  ils  avaient 
concouru,  la  veille,  dans  l'Assemblée  nationale. 

Quoique  ce  dernier  soin  ait  suffi  pour  m'occuper  tout  entier 
au  temps  où  il  m'était  confié,  je  n'en  al  pas  moins  applaudi  aux 
législateurs  qui  rendaient  cet  hommage  éclatant  à  la  nécessité  et 
à  la  dignité  du  ministère  des  écrivains  politiques  et  philosophes; 
je  crois  même  qu'ils  auront  un  double  titre  à  l'estime  de  leurs 


RÉVOLUTION  «83 

commettants,  s*ils  remplissent  Tune  et  Tautre  tâche  avec  la  même 
intenté.  Celui  qui  se  déclare  le  censeur  du  vice,  Tapôtre  de  la 
raison  et  de  la  vérité,  ne  doit  être  ni  moins  pur  ni  mmns  cou- 
rageux que  le  législateur  lui-même.  Les  erreurs  de  ce  dernier 
laissent  une  grande  ressource  dans  Topinion  et  dans  Tesprit  pu- 
blic; mais  quand  Topinion  est  dégradée,  quand  l'esprit  public  est 
altéré,  le  dernier  espoir  de  la  liberté  est  anéanti  :  Técrivain  qui, 
prostituant  sa  plume  à  la  haine,  au  despotisme  ou  à  la  corrup- 
tion, trahît  la  cause  du  patriotisme  et  de  l'humanité,  est  plus  vil 
que  le  magistrat  prévaricateur,  plus  criminel  que  le  représentant 
même  qui  vend  les  droits  du  peuple. 

Telle  est  ma  profession  de  foi,  tels  seront  l'esprit  et  l'objet  de 
l'ouvrage  que  je  consacre  à  la  liberté  de  mon  pays. 

Malgré  la  célébrité  du  journaliste  et  la  popula- 
rité cb  son  ncHn,  le  Dé&nseur  de  la  Constitution 
n'eut  qu^une  influence  très-restreinté  et  un  succès 
fort  contesté ,  très-inférieur,  par  exemple ,  à  celui 
qu'obtenaient  à  la  même  époque  les  diatribes  furi- 
bondes de  Marat  et  les  ordures  d'Hébert.  Le  style 
élégant  de  Robespierre ,  ses  périodes  compassées  y 
bien  équilibrées^  n'étaient  point  en  rapport  avec 
ce  besoin  de  sensations  rapides  et  violentes  qui 
tourmentait  les  partis  extrêmes.  Il  n'en  faudrait 
pourtant  pas  conclure  que  le  journal  de  Robespierre 
soit  sans  valeur.  Rien  de  ce  qui  est  sorti  de  la  plume 
d'un  pareil  homme  ne  saurait  être  indifférent.  J'a- 
jouterai même  que  le  Défenseur  de  la  Constitution 
est  un  des  recueils  que  l'historien  saurait  le  moins 
se  dispenser  de  consulter  :  outre  le  jour  qu'il  jette 
sur  Robespierre  lui-même ,  aucun  autre  n'est  aussi 


284  RÉVOLUTION 

propre  à  initier  aux  querelles  qui  divisèrent  sitôt 
le  camp  des  patriotes,  et  même  il  renferme  sur 
certains  événements,  notamment  sur  la  révolution 
du  1 0  août,  des  détails  du  plus  haut  intérêt.  Quel- 
ques extraits  permettront  d'en  juger. 

Nous  avons  vu  Robespierre,  dans  un  conciliabule 
oiî  s'agitait  la  question  de  la  république  (V.  t.  Y, 
p.  277),  demander,  en  mordant  ses  ongles,  qu'est- 
ce  que  c'était  que  la  république.  Il  explique  dans 
sa  feuille ,  vers  la  même  époque ,  peut-être  même 
au  sortir  de  cet  entretien ,  comment  il  entendait 
le  républicanisme,  que  quelques-uns  l'accusaient 
pourtant  de  professer. 

Je  suis  républicain  I  Oui,  je  veux  défendre  les  principes  de 
régalité  et  rexercice  des  droits  sacrés  que  la  Constitution  garantit 
au  peuple  contre  les  systèmes  dangereux  des  intrigants  qui  ne  le 
regardent  que  comme  Tinstrument  de  leur  ambition.  J'aime  mieux 
voir  une  assemblée  représentative  populaire  et  des  citoyens  libres 
et  respectés  avec  un  roi,  qu'un  peuple  esclave  et  avili  sous  la 
vei^e  d'un  sénat  aristocratique  et  d'un  dictateur...  Est-ce  dans 
les  mots  de  république  ou  de  monarchie  que  réside  la  solution  du 
grand  problème  social  ?  Sont-ce  les  définitions  inventées  par  les 
diplomates  pour  classer  les  diverses  formes  de  gouvernement  qui 
font  le  bonbeur  et  le  malbeur  des  nations,  ou  la  combinaison  des 
lois  et  des  institutions  qui  en  constituent  la  véritable  nature? 
Toutes  les  constitutions  politiques  sont  faites  pour  le  peuple; 
toutes  celles  où  il  est  compté  pour  rien  ne  sont  que  des  attentats 
contro  rbumanité. 

Il  reproche  à  Brissot  et  à  Condorcet  d'avoir  de- 
mandé intempestivement  l'abolition  de  la  royauté. 


RÉVOLUTION  t85 

Le  seul  mot  de  république,  ajoute-t-il,  jeta  la  division  parmi 
les  patriotes,  donna  aux  ennemis  de  la  liberté  le  prétexte  qu'ils 
cherchaient.  C'est  par  ce  mot  qu'ils  égarèrent  la  majorité  de  l'As- 
semblée constituante;  c'est  ce  mot  qui  fut  le  signal  du  carnage 
des  citoyens  paisibles  forgés  sur  l'autel  de  la  patrie.  Â  ce  nom^ 
les  vrais  amis  de  la  liberté  furent  travestis  en  factieux  par  les 
citoyens  pervers  ou  ignorants,  et  la  Révolution  recula,  peut-être, 
d'un  demi-siècle. 

Et  quand  le  trône  eût  été  renversé,  il  dit  encore: 

Le  nom  de  république  ne  suffit  pas  pour  affermir  l'empire  de  la 
liberté...  Ce  n'est  point  un  vain  mot  que  la  république;  c'est  le 
caractère  des  citoyens ,  c'est  la  vertu ,  c'est-à-dire  l'amour  de  la 
patrie,  le  dévouement  magnanime  qui  confond  tous  les  intérêts 
privés  dans  l'intérêt  général...  Ce  n'est  point  assez  d'avoir  ren- 
versé le  trône  ;  ce  qui  nous  importe,  c'est  d'élever  sur  ses  débris 
la  sainte  égalité,  les  droits  imprescriptibles  de  l'homme... 

• 

Lorsque  Lafayette  s'attaqua  aux  Jacobins  et  les 
dénonça  à  l'Assemblée  nationale,  Robespierre  le 
prit  corps  à  corps,  et  dans  un  acte  d'accusation  en 
trois  numéros,  où  il  amoncelé  grief  sur  grief,  il 
convainc  le  général  et  son  parti  du  crime  de  lèse- 

liberté. 

• 

Sommes-nous  déjà  arrivés  au  temps  où  les  chefs  des  années 
peuvent  interposer  leur  influence  ou  leur  autorité  dans  nos  af- 
faires politiques,  agir  en  modérateurs  des  pouvoirs  constitués, 
en  arbitres  de  la  destinée  du  peuple?  Est-ce  Cromwell  ou  vous 
qui  parlez  dans  cette  lettre  que  l'Assemblée  législative  a  entendue 
avec  tant  de  patience?  Avons-nous  déjà  perdu  notre  liberté,  ou 
bien  est-ce  vous  qui  avez  perdu  la  raison?  La  Constitution  déclare 
que  la  force  armée  est  essentiellement  obéissante,  et  vous  donnez, 
des  leçons  aux  représentants  de  la  nation  I... 


t86  RÉVOLUTION 

Quelle  conformité  de  vue  et  de  langage  entre  les  ennemis  da 
dedans  et  ceux  du  dehors  1  Est-ce  notre  liberté  que  M.  Lafayette 
veut  attaquer?  Point  du  tout,  il  veut  rétablir  Tordre  et  la  trm- 
quiUité;  il  veut  anéantir  la  tyrannie  des  sociétés  patriotiques,  et 
faire  respecter  f  autorité  royale.  Pourquoi  les  monarques  autri* 
chiens  nous  ont-ils  menacés?  pourquoi  nous  font-ils  la  guerre? 
Est-ce  pour  renverser  notre  Constitution  et  nous  donner  des  fers? 
Non,  c'est  pour  notre  bien  ;  c'est  pour  protéger  Vautorité  consti* 
tutionnelle  du  roi,  et  la  nation  elle-même,  contre  ces  mêmes  fac- 
tieux, contre  ces  clubs,  que  M.  Lafayette  vous  dénonce,  avec  eax, 
comme  les  auteurs  de  tous  les  désordres.  Détruisez  les  clubs,  ré- 
primez les  factieux,  respectez  et  perfectionnez  la  Coostitutioa 
selon  les  vues  de  Lafayette  et  des  princes  autrichiens,  et  voos 
aurez  la  paix.  Et  vous  voulez  que  M.  Lafayette  fasse  la  guerre 
aux  Autrichiens!  Et  pour  quel  motif?  Avons-nous  de  meillears 
amis,  des  précepteurs  plus  sages  que  les  rois  de  fiohéme  et  de 
Hongrie?. . . 

Robespierre  salue  avec  enthousiasme  l'arrivée 
des  fédérés,  dans  lesquels  il  voit  le  dernier  espoir 
de  la  liberté ,  et  il  leur  trace  en  quelque  sorte  le 
programme  de  l'œuvre  qu'ils  auront  à  accomplir. 

Ce  sont  les  cris  du  patriotisme  opprimé,  c'est  la  voix  de  la 
patrie  en  danger  qui  vous  a  appelés,  généreux  citoyens.  Ces  dan- 
gers sont-ils  passés?  Us  sont  plus  grands  que  jamais.  Au  dehors, 
les  tyrans  rassemblent  contre  nous  des  armées  nouvelles;  au 
dedans,  d'autres  tyrans  nous  trahissent...  L'Assemblée  nationale 
existe-t-elle  encore?  Elle  a  été  outragée,  méconnue,  avilie  ;  et  elle 
n'est  point  vengée  I 

Un  chef  privilégié  est  venu  insulter  à  la  nation,  menacer  le  pa- 
triotisme, fouler  aux  pieds  la  liberté  au  nom  de  l'armée,  qu'il 
divise  et  s'efforce  de  corrompre  ;  et  il  demeure  impuni  I 

Les  tyrans  de  la  France  ont  feint  de  déclarer  la  guerre  à  leurs 
complices  et  à  leurs  alliés  pour  la  faire  de  concert  au  peuple 
français;  et  les  traîtres  demeurent  impunis  ! 


RÉVOLUTION  Î87 

Une  multitude  de  fonctionnaires  que  la  Révolution  a  créés  égale 
ceux  que  le  despotisme  avait  enfantés  en  tyrannie  et  en  mépris 
pour  les  hommes,  et  les  surpasse  en  perfidie. 

Des  honunes  qu'on  nomme  les  mandataires  du  peuple  ne  sont 
occupés  que  de  l'avilir  et  de  l'égorger.  La  plus  belle  de  toutes  les 
révolutions  dégénère,  chaque  jour,  en  un  honteux  système  de  ma- 
chiavélisme et  d'hypocrisie.  Les  droits  de  {'humanité  sont  l'objet 
d'un  trafic,  la  fortune  publique  la  proie  de  quelques  brigands. 
Tous  les  vices  calomnient  toutes  les  vertus,  et  changent  le  règne 
de  la  liberté  en  une  longue  et  cruelle  proscription  exercée  au  nom 
de  l'ordre  public  contre  les  honnêtes  gens  qui  ont  de  la  probité 
et  du  courage,  par  les  honnêtes  gens  qui  n'ont  que  de  l'cr,  des 
vices  et  de  l'autorité. 

Tant  d'attentats  ont  enfin  réveillé  la  nation,  et  vous  êtes  ac- 
courus... Citoyens  généreux,  dernier  espoir  de  la  patrie,  c'est  à 
vous  qu'il  appartient  de  déjouer  ces  attentats  que  méditent  les 
ennemis  de  la  liberté...  Votre  mission  est  de  sauver  l'Etat...  Les 
destinées  de  la  génération  présente  et  des  races  futures  sont  entre 
vos  mains  ! 

Il  applaudit  tout  particulièrement  au  patrio- 
tisme des  Marseillais. 

Tout  est  perdu  si  nous  ne  nous  élevons  à  ce  degré  d'énergie 
dont  une  partie  de  l'empire  a  donné  l'exemple,  si  le  feu  sacré 
qui  anime  les  généreux  Marseillais  ne  se  communique  à  tous  les 
Français.  Florissante  et  immortelle  cité,  reçois  les  honmiages  de 
tous  les  hommes  libres  !  Que  la  patrie  reconnaissante  tresse  des 
couronnes  civiques  pour  le  front  de  tes  enfants  magnanimes  !..• 
A  leur  approche,  la  liberté  se  réveille,  le  patriotisme  se  console, 
et  le  despotisme  pâlit...  Nous  combattrons,  nous  triompherons 
avec  vous;  ou,  si  la  cause  de  l'humanité  pouvait  succomber,  nous 
tournerions  vers  Marseille  nos  derniers  regards;  nous  irions  dans 
ses  murs  sacrés  nous  ensevelir  avec  vous  sous  les  ruines  de  la 
patrie. 


t88  RÉVOLUTION 

On  sait  la  part  que  les  fédérés,  et  particuliè- 
rement les  Marseillais,  eurent  à  la  journée  du  1 0 
août.  Robespierre  raconte  dans  les  plus  grands  dé- 
tails cette  révolution,  «  la  plus  belle  qui  ait  honoré 
rhumaniié,  disons  mieux,  la  seule  qui  ait  eu  un 
objet  digne  de  l'homme,  celui  de  fonder  enfin  les 
sociétés  politiques  sur  les  principes  immortels  de 
l'égalité,  de  la  justice,  de  la  raison.  » 

Le  numéro  qui  contient  ce  récit ,  le  n**  1 2 ,  se 
termine  par  cet  avis  : 

Les  circonstances  actuelles  et  rapproche  de  la  Convention  na- 
tionale semblent  nous  avertir  que  le  titre  de  Défenseur  de  la  Cons- 
titution ne  convient  plus  à  cet  ouvrage,  quoique  nous  ayons  dé- 
claré, dès  Torigine,.  que  ce  n'était  point  ses  défauts  que  nous 
voulions  défendre,  mais  ses  principes  ;  quoique  notre  but  n'ait 
jamais  été  de  la  défendre  contre  le  vœu  du  peuple,  qui  pouvait 
et  qui  devait  la  perfectionner,  mais  contre  la  cour  et  contre  tous 
les  ennemis  de  la  liberté,  qui  voulaient  la  détruire  ou  la  dété- 
riorer. 

Nous  continuerons  désormais  cette  publication  sous  un  titre 
plus  analogue  aux  conjonctures  où  nous  sommes. 

Il  la  reprit  en  effet ,  dès  que  la  Convention  fut 
réunie,  sous  le  titre  de  Lettres  de  Maœimilien  Robes- 
pierre j  membre  de  la  Convention  nationale  de  France^ 
à  ses  commettants. 

Les  nouvelles  fonctions  que  vous  m'avez  confiées»  dit-il  dans  sa 
première  lettre»  m'imposent  l'obligation  de  consacrer  au  bonheur 
de  la  patrie  tous  mes  moments  et  toute  mon  existence.  J'ai  mis 
au  rang  de  mes  premiers  devoirs  celui  de  rendre  compte,  de 
temps  à  autre,  à  mes  concitoyens,  de  mes  principes,  de  ma  con* 


RÉVOLUTION  289 

duite  et  de  la  siluation  des  affaires  publiques...  Je  tracerai  le  ta- 
bleau fidèle  de  TÂssemblée  qui  doit  rédiger  les  lois  du  peuple  fran- 
çais ;  j'exposerai  à  vos  yeux  les  ressorts  de  tous  les  grands  évé- 
nements qui  doivent  fixer  la  destinée  de  la  France  et  du  monde  ; 
je  vous  ferai  même  parcourir  le  dédale  où  Tintrigue  cherche, 
depuis  trop  longtemps,  à  ^rer  la  liberté  ;  je  défendrai  toutes  ces 
maximes  immuables,  ces  principes  fondamentaux  de  Tordre  so- 
dal,  éternellement  reconnus  et  éternellement  violés,  que  le  char- 
latanisme ne  cesse  d'obscurcir,  et  que  Tambition  s'efforce  d'effa- 
cer. J'oserai  même  appeler  à  l'opinion  publique  et  à  la  postérité 
de  funestes  décisions  qu'ils  pourraient  arracher  à  l'erreur  et  aux 
préjugés. 

Les  amis  éclairés  du  bien  public  cherchent,  dans  cette  foule  de 
papiers  qui  inondent  les  quatre-vingt-trois  départements,  les  prin* 
cipes,  la  raison,  la  vérité,  et  ils  ne  trouvent,  dans  la  plupart,  que 
la  passion,  l'esprit  de  parti,  des  flagorneries  étemelles  pour  les 
idoles  que  l'on  veut  accréditer,  des  calomnies  intarissables  contre 
tous  les  patriotes  que  l'on  hait  ou  que  l'on  redoute.  Tous  les  bons 
citoyens  désirent  de  voir  éclore  des  écrits  véridiques  qui  puissent 
offrir  le  contre-poison  de  ces  impostures  périodiques.  Peut-être 
remplirai-je  en  partie  leur  vœu. 

Dans  sa  deuxième  lettre,  Robespierre,  «  con- 
vaincu que  l'un  des  plus  puissants  moyens  d'ins- 
truction publique ,  ce  sont  les  exemples  des  hom- 
mes libres  » ,  raconte  d'une  façon  dramatique  la 
séance  des  Jacobins  du  14  octobre,  où  Dumouriez, 
après  avoir  repoussé  les  Prussiens,  et  avant  de  par- 
tir  pour  aller  punir  l'Autriche  et  affranchir  les  Bel- 
ges, est  venu  visiter  ses  frères  les  Jacobins,  séance 
qui  a  présenté,  à  son  avis,  un  spectacle  digne  de  la 
République  française,  et  qui  eût  honoré  les  plus 
beaux  temps  de  la  Grèce  et  de  Rome. 

T.  VI  43 


%90  RÉVOLUTION 

Dans  le  sixième  Duméi*o  du  1^' trimestre,  il  traite 
des  Papiers  publics. 

L'opinion  est  la  reine  du  monde.  Comme  toutes  les  reines,  elle 
est  courtisée  et  souvent  trompée.  Les  despotes  visibles  ont  be> 
soin  de  cette  souveraine  invisible  pour  affermir  leur  propre  puis- 
sance, et  ils  n'oublient  rien  pour  faire  sa  conquête. 

Le  secret  de  la  liberté  est  d'éclairer  les  hommes,  comme  celui 
de  la  tyrannie  est  de  les  retenir  dans  l'ignorance...  Aussi  vit-on 
de  tout  temps  ceux  qui  gouvernent  attentifs  à  s'emparer  des  pa- 
piers publics  et  de  tous  les  moyens  de  maîtriser  l'opinion.  C'est 
pour  cela  uniquement  que  le  mot  de  gazette  est  devenu  synonyme 
de  celui  de  roman,  et  que  l'histoire  elle-même  est  un  roman... 

Le  sort  du  peuple  est  à  plaindre  quand  il  est  endoctriné  préci- 
sément par  ceux  qui  ont  intérêt  à  le  tromper,  et  que  ses  agents, 
devenus  ses  maîtres  par  le  fait,  se  constituent  encore  ses  pré- 
cepteurs. C'est  à  peu  près  comme  si  un  homme  d'affaires  était 
chargé  d'apprendre  l'arithmétique  à  celui  qui  doit  vérifier  ses 
comptes.  Le  gouvernement  ne  se  contente  pas  de  prendre  sur  lui 
le  soin  d'instruire  le  peuple,  il  se  le  réserve  comme  un  privilège 
exclusif,  et  persécute  tous  ceux  qui  osent  entrer  en  concurrence 
avec  lui.  De  là  les  lois  sur  la  liberté  de  la  presse,  toujours  jus- 
tifiées par  le  prétexte  de  l'intérêt  public.  On  peut  juger  par  là 
combien  le  mensonge  a  d'avantages  sur  la  vérité.  Le  mensonge 
voyage  aux  frais  du  gouvernement  ;  il  vole  sur  l'aile  des  vents  ;  il 
parcourt  en  un  clin  d'œil  l'étendue  du  plus  vaste  empire;  il  esta 
la  fois  dans  les  cités,  dans  les  campagnes,  dans  les  palais ,  dans 
les  chaumières;  il  est  bien  logé,  bien  servi  partout;  on  le  comble 
de  caresses,  de  faveur  et  d'assignats.  La  vérité,  au  contraire, 
marche  à  pied  et  à  pas  lents  ;  elle  se  traîne  péniblement  de  ville 
en  ville,  de  hameaux  en  hameaux  ;  elle  est  obligée  de  se  dérober 
aux  regards  jaloux  du  gouvernement  ;  il  faut  qu'elle  évite  à  la  fois 
les  commis,  les  agents  de  la  police  et  les  juges;  elle  est  odieuse 
à  toutes  les  factions  ;  tous  les  préjugés  et  tous  les  vices  s'ameu- 
tent autour  d'elle  'pour  l'outrager  ;  la  sottise  la  méconnaît  ou  la 


RÉVOLUTION  294 

repousse  ;  quoiqu'elle  brille  d'une  beauté  céleste ,  les  haines  et 
l'ambition  affirment  qu'elle  est  laide  à  faire  peur  ;  l'hypocrite  mo- 
dération l'appelle  exagérée,  incendiaire  ;  la  fausse  sagesse  la  traite 
de  téméraire  et  d'extravagante  ; .  la  perfide  tyrannie  l'accuse  de 
Tioler  les  lois  et  de  bouleverser  la  société.  La  ciguë,  les  poignards, 
sont  le  prix  ordinaire  de  ses  salutaires  leçons  ;  c'est  sur  un  écha- 
laud  qu'elle  expie  souvent  les  services  qu'elle  veut  rendre  aux. 
hommes.  Heureux  si  dans  sa  course  laborieuse  elle  trouve  quel- 
que mortel  éclairé  et  vertueux  qui  lui  donne  un  asile  jusqu'à  ce 
que  le  temps,  son  protecteur  fidèle,  puisse  terminer  sa  captivité 
et  venger  ses  outrages  !  A  ce  prix  vous  jugez  bien  qu'elle  doit 
avoir  peu  de  sectateurs. 

Ce  morceau  peut  donner  une  idée  du  genre  de 
Robespierre.  «  C'est  là,  dit  M.  Eugène  Maron,  après 
en  avoir  cité  un  extrait,  un  tableau  artistément 
composé,  mais  vaguement  peint,  contenant  des 
traits  qui  peuvent  servir  à  tracer  en  d'autres  temps 
des  tableaux  du  même  genre.  Les  traits  de  Marat 
auraient  été  autrement  précis  :  il  eût  nommé  les 
hommes,  le  ministre,  les  journalistes  ;  il  eût  dit 
combien  Roland  dépensait ,  combien  Louvet  rece- 
vait ;  ce  qu'au  fond  Robespierre  voulait  faire ,  et 
qu'il  ne  faisait  pas  par  préoccupation  littéraire*  » 

Les  Lettres  s'arrêtent  au  n^  22,  portant  la  date 
du  15  mars  1793,  sans  qu'aucun  indice  puisse 
faire  soupçonner  le  motif  qui  détermina  Robes- 
pierre à  cesser  sa  publication  dans  des  circonstan- 
ces aussi  critiques  que  celles  où  se  trouvait  la  France 
dans  ce  moment-là. 


292  RÉVOLUTION 

La  lettre  suivante,  adressée  à  Robespierre  et 
trouvée  dans  ses  papiers,  aurait  sans  doute  été 
mieux  placée  à  Tarticle  du  Moniteur;  mais  je  ne 
l'ai  connue  que  tardivement.  C'était  cependant  une 
pièce  trop  importante  pour  que  je  ne  saisisse  pas 
l'occasion  qui  s'offrait  à  moi  de  la  reproduire. 

Paris,  le  48  juin  an  II  de  la  BépMique, 

G....,  rédacteur  en  chef  de  Varticle  Convention  nationale  du 
Moniteur, 

Au  aTOTEN  ROBESPIIEAB. 

Citoyen,  plusieurs  personnes  m'ont  fait  craindre  que  votre  mo- 
tion de  dimanche  dernier  ne  tendit  à  une  proscription  générale 
des  feuilles  publiques.  Quoique  je  ne  puisse  croire  qu'une  feuille 
aussi  utile  que  la  nôtre  puisse  avoir  été  l'objet  de  votre  proposi- 
tion, au  moment  où  des  lettres  des  commissaires  de  la  Convention 
attestent  qu'elle  a  principalement  et  efficacement  contribué  à 
éclairer  l'opinion  d'un  grand  nombre  de  départements  sur  la  ré- 
volution du  %  juin,  je  vous  prie  de  me  communiquer  fraternelle- 
ment les  reproches  que  vous  pourriez  avoir  à  nous  faire.  Souv^t 
on  attribue  à  l'intention  ce  qui  n'appartient  qu'à  l'erreur.  L'écri- 
vain le  plus  dévoué  à  la  cause  du  patriotisme  est  sujet  à  être  ac- 
cusé ;  souvent  on  le  soupçonne  pour  la  plus  légère  omission,  parce 
qu'on  ne  songe  pas  combien  il  est  difficile  qu^un  travail  aussi  ra- 
pide et  aussi  compliqué  que  le  nôtre  atteigne  toujours  une  en- 
tière perfection,  surtout  lorsque,  avec  des  matériaux  immenses,  on 
est  forcé  de  le  circonscrire  dans  les  limites  d'une  feuille  d'impres- 
sion. Il  n'y  a  que  deux  mois  qu'on  avait  l'opinion  qu'un  journal 
devait  également  publier  tout  ce  qui  s'est  dit  dans  une  séance 
pour  et  contre,  en  sorte  que  nous  étions  forcés,  sous  peine  d'être 
dénoncés,  sous  peine  de  perdre  la  confiance  de  nos  abonnés,  de 


RÉVOLUTION  293 

publier  les  diatribes  les  plus  absurdes  des  imbéciles  ou  des  intri* 
gants  du  côlé  droit.  Cependant,  vous  devez  avoir  remarqué  que 
toujours  le  Moniteur  a  rapporté  avec  beaucoup  plus  d'étendue  les 
discours  de  la  Montagne  que  les  autres.  Je  n'ai  donné  qu'un  court 
extrait  de  la  première  accusation  qui  fut  faite  contre  vous  par 
Louvet,  tandis  que  j'ai  inséré  en  entier  votre  réponse.  J'ai  rap" 
porté  presqu'en  entier  tous  les  discours  qui  ont  été  prononcés 
pour  la  mort  du  roi,  et  je  ne  citais  quelques  extraits  des  autres 
qu'autant  que  j'y  étais  indispensablement  obligé  pour  conserver 
quelque  caractère  d'impartialité.  Je  puis  dire  avec  assurance  que 
la  publicité  que  j'ai  donnée  à  vos  deux  discours  et  à  celui  de 
Barère  en  entier  n^a  pas  peu  contribué  à  déterminer  l'opinion 
de  l'Assemblée  et  celle  des  départements.  Nous  avons  publié 
l'appel  nominal  de  cette  délibération  avec  la  plus  grande  étendue  ; 
il  nous  a  occasionné  six  mille  ficancs  de  frais;  et  vous  avez  dû  re- 
marquer que  ce  travail,  fruit  de  mes  veilles,  a  été  rédigé  dans  le 
éens  le  plus  pur,  et  que  toutes  les  opinions  qui  concluaient  à  la 
mort  du  tyran  ont  été  mises  dans  leur  intégrité.  Personne  ne 
contestera  non  plus  que  le  Moniteur  n'ait  rendu  les  plus  grands 
services  à  la  révolution  du  40  août.  Depuis  plusieurs  mois,  je 
fais  les  plus  grands  efforts  pour  détruire  les  préventions  qu'ont 
pu  exciter  contre  nous  quelques  séances  retouchées  par  Rabaud 
Saint-Etienne,  l'hiver  dernier  et  pendant  mon  absence.  Il  est 
connu  que  ce  Rabaud  n'a  été  que  pendant  trois  semaines  au 
Moniteur.  Nous  l'en  avons  exclu,  ainsi  qu'un  nommé  His,  qui 
rédige  actuellement  le  Républicain,  et  nous  allons  changer  de  ré- 
dacteur pour  la  partie  politique.  Au  reste,  il  suffit  de  jeter  un 
coup  d'œil  sur  nos  feuilles,  depuis  un  mois,  pour  voir  qu'il  n'est 
aucun  journal  qui  ait  plus  contribué  à  culbuter  dans  Topinion  les 
intrigants  dont  le  peuple  va  faire  justice.  Aussi  avons-nous  perdu 
mille  abonnés  dans  le  Midi  et  dans  la  Normandie  ;  aussi  à  Mar- 
seille a-t-on  d'abord  arrèlé  à  la  poste,  puis  brûlé  le  Moniteur  en' 
place  publique.  D'après  cela,  nous  croyons  avoir  quelque  droit  à 
l'indulgence,  et  même  à  la  protection  des  patriotes. 

C'est  à  M.  Léon  de  la  Sicotière  que  je  dois  la 


294  RÉVOLUTION 

connaissance  de  cette  lettre  curieuse  (1).  J'y  ai  vu, 
comme  Térudit  Alençonnais,  une  page  intéres- 
sante pour  l'histoire  de  la  presse,  bonne  à  repro 
duire  à  ce  titre;  mais  je  n'en  saurais  tirer  contre 
la  valeur  historique  du  Moniteur  des  conséquences 
aussi  rigoureuses  qu'il  le  fait,  en  y  voyant  une 
preuve  de  «  la  couardise  et  de  la  partialité  qui  pré- 
sidaient à  la  rédaction  de  cette  feuille.  »  Il  faut  con- 
sidérer l'époque  à  laquelle  elle  a  été  écrite.  Il  est 
bon  également  de  se  rappeler  que  le  Moniteur  n'a- 
vait pas  alors  le  caractère  officiel  qui  lui  a  été  at- 
tribué depuis,  et  même  ce  caractère,  dans  de  pareils 
temps,  n'aurait  point  été,  tant  s'en  faut,  une  ga- 
rantie d'impartialité.  Il  appartenait  à  un  homme 
dont  nos  lecteurs  connaissent  l'extrême  circonspec- 
tion, qui  avait  pour  politique  —  si  l'on  veut  bien 
me  passer  cette  expression  —  de  ménager  la  chèvre 
et  le  chou,  et  les  moins  attentifs  auront  reconnu, 
sinon  sa  plume,  au  moins  son  inspiration,  dans  la 
lettre  en  question  ;  s'il  ne  l'a  pas  écrite,  c'est  lui 
évidemment  qui  l'a  dictée  ;  lui  seul  pouvait  dire  : 
Cela  nous  a  coûté  six  mille  francs,  — •  Nous  avons 
exclu  celui'Ciy  —  Nous  allons  changer  celui-là^  etc. 
La  conséquence  à  tirer  de  cet  incident,  c'est 
qu'en  lisant  les  journaux  de  la  Révolution,  même 

(I)  Elle  fait  partie  des  papiers  trouvés  chez  Robespierre  après  sa  mort,  etpa- 

bliés  par  ordre  de  la  GoDTeution  avec  le  rapport  de  Courtois  (n*  17  des  Piîcu 

'  justificatives).  Elle  a  aussi  été  imprimée  à  la  fin  des  Mémoires  de  Buzot.  l'ai  vai- 

nement  cherché  dans  le  Moniteur  la  motion  de  Robespierre  qui  Fa  moiiYée.  Je  ne 

saurais  dire  non  plus  d'une  façon  quelque  peu  certaine  quel  en  est  le  signataire. 


RÉVOLUTION  295 

le  Moniteur j  qui  ne  pouvait  être  absolument  exempt 
des  faiblesses  humaines,  il  faut  avoir  égard  au 
temps,  je  dirais  presque  au  jour,  où  chaque  nu- 
méro fut  écrit  ;  mais  je  n'en  persiste  pas  moins  à 
dire  que  le  Moniteur  est  le  répertoire  historique  le 
plus  vaste,  le  plus  curieux  et  le  plus  complet,  et  je 
pourrais  ajouter  que,  relativement,  il  est  encore 
de  tous  les  journaux  le  plus  indépendant  et  le  plus 
impartial. 


GORSAS 

Courrier  de  Versailles  à  Paris,  etc. 

Gorsas  fut  un  des  journalistes  de  la  première 
heure,  et  sa  feuille  doit  être  comptée  parmi  les 
plus  importantes,  mais  moins  pour  ce  qu'elle  fut 
tout  d'abord  que  pour  ce  qu'elle  devait  être.  On 
imaginerait  difficilement,  en  effet,  une  œuvre  plus 
confuse,  plus  lourde,  plus  pâteuse,  que  le  Courrier 
de  Versailles,  qui  devait  cependant  devenir,  sous 
le  titre  de  Courrier  des  83  départements,  un  des 
principaux  organes  du  parti  de  la  Gironde.  La  per- 
sévérance de  l'auteur,  le  peu  de  frais  qu'entraînait 
alors  la  publication  d'un  journal ,  et  l'avidité  des 
lecteurs,  peuvent  seuls  expliquer  la  réussite  de  cette 
feuille,  appelée  à  une  si  longue  carrière.  On  en  ju- 
gera par  quelques  extraits  d'une  sorte  de  profession 
de  foi  qui  commence  le  n®  2. 

Nous  n*avons  fait  précéder  notre  Courrier  d'aucun  avis,  d'au- 
cun prospectus  :  s*il  sert  bien,  on  l'agréera;  s'il  sert  mal,  il  sera 
rejeté. 

Nous  sommes  cependant  obligés  de  prévenir  nos  lecteurs  du 
motif  qui  nous  a  déterminés  à  faire  imprimer  cet  écrit. 

L*auteur,  citoyen  estimé,  excellent  patriote,  avait  conçu  le  pro- 
et  de  suivre  les  travaux  des  Etats  depuis  l'époque  de  leur  ouver- 


REVOLUTION  Î97 

ture  ;  il  avait  aussi  résolu  de  recueillir  tous  les  événements  et 
toutes  les  anecdotes  qui  avaient  un  rapport,  direct  ou  indirect, 
avec  cette  assemblée  de  la  nation  ;  mais  la  longue  stagnation  des 
affaires,  et  des  désagréments  domestiques,  Tavaient,  en  quelque 
sorte,  découragé.  Enfin  Theureuse  révolution  qui  vient  de  s'opé* 
rer  a  ranimé  ses  forces. 

Les  Etats-Généraux  ont  déjà  parcouru  plusieurs  époques,  sur 
lesquelles  nous  reviendrons.  Celle  où  commence  le  Courrier  est 
des  plus  remarquables.  Un  député  des  communes,  un  simple  cî^ 
toyen,  riche  de  ses  vertus,  sans  doute,  mais  sans  d'autre  fortune 
que  des  bienfaits  du  roi,  contre  le  vœu  duquel  il  va  souvent  être 
€ib\\gé  d'agir,  sans  d'autre  éclat  dans  le  monde  que  celui  que 
donnent  des  talents  aujourd'hui  si  dédaignés,  M.  Bailly,  enfin,  se 
trouve,  par  un  concours  de  circonstances,  le  chef  des  députés 
d'une  des  premières  nations  de  la  terre  ;  il  préside  la  plus  au* 
guste  assemblée.  Un  prince  du  sang  royal  s'honorerait  d'être  son 
successeur,  si  sa  modestie,  plus  encore  que  sa  politique,  ne  l'ar- 
rêtait. Un  prince  de  l'Eglise,  recommandable  par  son  mérite  dis- 
tingué, plus  recommandable  encore  par  ses  vertus  patriotiques. 
à  peine  assis  à  sa  place,  consacre  ses  premiers  instants  à  payer 
un  tribut  de  reconnaissance  à  ce  digne  prédécesseur. 

Sous  cette  nouvelle  présidence,  les  grands  événements  prépa- 
rés sous  l'administration  précédente  sont  sur  le  point  de  se  réali- 
ser. Un  clergé  vénérable  vient  donner,  dans  l'assemblée  de  la 
,  nation,  des  exemples  de  modération  et  d'équité.  Une  noblesse 
illustre  dépose  les  vains  préjugés  qui  l'avaient  égarée  jusqu'alors. 
Le  troisième  ordre  de  l'Etat  ne  s'est  rendu  compte  de  ses  forces 
que  pour  opérer  le  bien  général,  et  ne  veut  les  employer  que 
pour  n'en  abuser  jamais.  Enfin,  le  souffle  de  la  discorde  avait 
égaré  quelques  esprits;  une  fermentation  dangereuse,  suscitée 
par  des  méchants,  indignes  du  nom  de  citoyen,  nom  désormais 
si  sacré,  préparait  les  plus  grands  maux  :  tout  se  dissipe,  tout 
s'apaise  ;  l'ordre  renaît  de  toutes  parts  ;  un  roi  bon,  invoqué  par 
son  peuple  fidèle,  pardonne.  Et  c'est  ce  moment  que  notre  Cour- 
rier .choisit  pour  s'élancer  dans  la  carrière  qu'il  veut  parcourir. 

Encore  une  fois  pouvait-il  choisir  une  époque  plus  heiu^use? 

43. 


Î98  .RÉVOLUTION 

Son  mandat  ne  se  borne  point  à  rendre  compte  des  séances 
publiques  des  Elats-Généraux  ;  il  rendra  compte  encore  de  tout 
ce  qu'il  verra  ou  apprendra  dans  ses  voyages.  Il  détruira  les  faux 
bruits,  que  des  gens  mal  intentionnés  ne  répandent  que  pour  al- 
lumer le  feu  des  troubles,  et  qu'ils  n'attisent  que  pour  en  faire 
un  criminel  profit.  S'il  en  raconte  de  véritables,  ce  ne  sera  ja- 
mais que  dans  un  esprit  de  paix  et  de  conciliation.  S'il  publie  des 
abus,  ce  ne  sera  que  pour  avertir  ceux  qui  en  sont  les  auteurs  de 
veiller  à  les  détruire,  ou  de  se  déranger  de  sa  route.  Il  lui  arri- 
vera peut-être  de  donner  à  sa  monture  de  légers  coups  d'éperon  ; 
mais  il  tâchera  de  ne  jamais  la  blesser. 

11  sera  possible  qu'on  trouve  dans  ses  récits  la  teinte  de  son 
caractère  et  une  disparate  justifiée  par  les  circonstances.  Gai  ou 
sévère,  précis  ou  conteur,  suivant  l'exigence  des  cas,  il  ne  trai- 
tera peut-être  point  de  la  même  manière  l'orateur  des  Etats  et  le 
bavard  d'un  club,  une  députation  de  la  nation  assemblée  à  son 
prince  et  une  députation  d'un  café  à  l'Assemblée  nationale,  des 
groupes  de  bons  et  dignes  citoyens  qui  s'assemblent  dans  le  pa- 
lais d'un  prince  patriote  pour  y  saisir  la  nouvelle  du  bien  qu'aura 
préparé  ou  fait  l'Assemblée  nationale  pendant  le  jour,  et  ces  tour- 
bes circulaires  et  tumultueuses  de  gens  qui,  la  bouche  béante  et 
l'oreille  tendue,  saisissent  habilement  les  impertinences  débitées 
par  des  sots,  ou  des  nouvelles  dangereuses  affirmées  par  un 
homme  mal  intentionné. 

Comme  les  séances  de  l'Assemblée  nationale  sont  l'objet  le  plus 
important,  le  seul  même  qui  ait  déterminé  les  fréquentes  excur- 
sions de  notre  Courrier,  elles  seront  aussi  celui  duquel  nous  nous 
occuperons  avec  plus  de  zèle  et  d'activité. 

Ce  début  n'annonçait  pas  un  concurrent  bien 
dangereux  pour  les  Mirabeau,  les  Brissot,  et  autres 
journalistes  patriotes  déjà  en  possession  de  la  fa- 
veur publique.  Gorsas  évidemment  n'a  pas  le  feu 
sacré;  les  plus  grands  événements  ne  sauraient 
l'émouvoir,  pas  même  la  prise  de  la  Pastille ,  qu'il 


■m^ 


RÉVOLUTION  299 

raconte  avec  un  laconisme  et  un  sang- froid  qui 
contrastent  singulièrement  avec  l'enthousiasme  gé- 
néral. 

Les  premiers  numéros  du  Courrier  ne  portent 
aucune  indication  d'auteur,  d'imprimeur,  de  prix, 
ni  même  de  bureau.  C'est  au  n®  19  qu'on  voit  pour 
la  première  fois  le  nom  de  Gorsas ,  citoyen  de  Pa- 
ris, ajouté  au  titre,  et  l'auteur  explique  en  ces  ter- 
mes cette  addition  : 

Le  comité  permanent  a  fait  afficher  un  placard  par  lequel  il  in- 
vite MM.  les  imprimeurs  à  n'imprimer  que  des  nouvelles  authen- 
tiques. Le  comité  permanent  paraît  aussi  désirer  que  les  auteurs 
se  nomment.  Cette  invitation  est  un  ordre  pour  tous  les  citoyens 
que  le  bien  public  anime.  Le  patriotisme  de  l'auteur  du  Courrier 
rengage  donc  à  donner  lexemple.  Si  jusqu'alors  il  n'a  pas  mis 
son  nom  à  quelques  écrits  sortis  de  sa  plume,  c'est  qu'il  n'a  ja- 
mais été  guidé,  en  écrivant,  que  par  le  plaisir  qu'il  a  eu  de  trai- 
ter tel  ou  tel  sujet,  et  jamais  par  gloriole  d'écrivain. 

Gorsas,  cependant,  avait  embrassé  les  idées  nou- 
velles avec  ardeur,  et  dès  le  premier  jour  il  est 
rangé  parmi  les  journalistes  patriotes  ;  mais  il  est 
loin  de  partager  les  exagérations  de  la  plupart  d'en- 
tre eux  ;  il  veut  l'ordre  dans  la  liberté  ;  il  s'inquiète 
de  ces  mouvements  populaires  alors  si  fréquents; 
il  n'aime  pas  le  bruit,  il  hait  l'anarchie. 

Le  10  juillet,  les  ouvriers  de  Montmartre,  exci- 
tés par  la  présence  des  troupes,  et  surtout  des  trou- 
pes étrangères ,  descendept  en  tumulte  au  Palais- 
Royal  :  c(  Ce  commencement  de  fermentation ,  il 


:300  RÉVOLUTION 

£aut  l'espérer,  n'aura  pas  de  suites,  dit  Gorsas,  ^ 
ces  ouvriers  retourneront  à  leurs  travaux.  » 

Apprenant  la  disgrâce  de  Necker  :  «  Puisse  la 
capitale,  lorsqu'elle  le  saura,  ne  voir  naître  dans 
«on  sein  aucune  fermentation  dangereuse  !  s'écrie- 
t-il.  Puissent  les  mauvais  citoyens  ne  pas  en  pro- 
fiter pour  causer  des  désordres  et  répandre  des 
bruits  capables  d'allumer  le  feu  de  la  sédition  !  » 
—  Et  plus  loin  :  «  Cette  nouvelle  n'a  pas  été  plutôt 
sue  à  Paris  qu'elle  y  a  causé  la  plus  grande  fer- 
mentation ;  plus  de  cinq  cents  jeunes  gens  ont  pris 
la  cocarde  verte.  Aller  sonner  le  tocsin,  prendre 
les  armes,  ont  été  le  malheureux  résultat  de  leurs 
délibérations.  » 

Qui  reconnaîtrait  là  la  fameuse  scène  du  Palais- 
Royal  où  Camille  Desmoulins  commença  son  rôle 
de  tribun,  le  prologue  de  la  prise  de  la  Bastille  ! 

«  Nous  venons  d'être  témoin  des  scènes  les  plus 
aflfligeantes,  dit-il  une  autre  fois.  Nous  osons  dire 
qu'avec  plus  de  prudence  et  moins  d'aigreur  on 
aurait  évité  bien  des  mauxc  » 

C'est  toujours  par  quelque  sage  réflexion  de  ce 
genre,  par  quelqu'une  de  ces  phrases  banales,  que 
Gorsas  terminait  ses  articles  les  plus  agressifs,  et 
il  semble  bien  pâle  auprès  de  la  plupart  des  autres 
journalistes  patriotes;  mais  il  y  a  ^ans  sa  ma- 
nière un  parfum  d'honnêteté  qu'on  ne  saurait  mé- 
connaître. 


REVOLUTION  304 

Cependant,  le  Courrier  de  Versailles  gagne  rapi- 
dement en  intérêt.  Son  rédacteur  se  façonne,  s'as- 
souplit sous  la  pression  des  événements  ;  il  justifie 
bien  la  devise  qu'il  s'était  choisie  :  Vires  acquirit 
eundo.  Peu  de  feuilles  offrent  le  mouvement  et  la 
vie  qui  règne  dans  la  sienne  à  partir  de  1791 .  La 
lutte,  d'ailleurs,  le  fortifie  et  l'enhardit. 

L'effet  que  nous  avons  vu  la  fuite  du  roi  pro- 
duire sur  la  Chronique  de  Paris,  et  qu'elle  produisit 
sur  tant  d'esprits  disposés  à  la  conciliation,  elle  le 
produisit  également  sur  Gorsas.  Louis  XVI ,  qu'il 
avait  regardé  jusque-là  comme  un  monarque  rem- 
pli de  vertus  et  de  bonnes  intentions,  n'est  plus 
à  ses  yeux,  qu'un  perfide,  un  traître,  une  bûche 
royale,  un  monstre,  et  il  se  joint  aux  démagogues 
pour  demander  sa  déchéance.  Il  est  encore  loin 
pourtant  de  la  république. 

Nous  avons  fait  depuis  longtemps  notre  profession  de  foi  sur 
la  France  république,  dit-il  dans  son  numéro  du  25  juillet  4794, 
et ,  après  quelques  raisonnements  qui  nous  paraissent  fondés, 
nous  avons  cité  la  fable  des  grenouilles  Nous  rappelons  cette  ci- 
tation pour  prouver  combien  nous  sommes  éloigné  de  défendre  le 
républicanisme,  et  qu'en  repoussant  le  projet  des  comités,  ce  n'est 
pas  contre  le  roi,  mais  contre  Louis  XVI,  contre  un  prince  par- 
ricide  de  ses  sujets,  que  nous  nous  élevions. 

Gorsas  n'en  applaudit  pas  moins  à  la  journée  du 
20  juin,  qu'il  regarde  comme  une  grande  et  utile 
manifestation  populaire;  et  il  glorifie  celle  du  10 
août,  dont  il  avait  été,  par  son  journal,  l'un  des 


aoa  RÉVOLUTION 

fauteurs  les  plus  influents,  si  influent  même  que 
les  patriotes  du  faubourg  Saint-Antoine  le  placent 
en  tête  des  journalistes  auxquels  ils  croient  devoir, 
à  cette  occasion,  adresser  leurs  félicitations.  Voici 
la  curieuse  adresse  qu'ils  lui  firent  remettre ,  ainsi 
qu'à  trois  de  ses  confrères. 

Extrait  des  délibérations  de  la  section  des  Quinze-Vingts,  du 
24  août  an.  Van  IV  de  la  liberté,  le  /»  de  Végalité, 

Sur  la  proposition  d'un  membre,  TAssemblée  a  adopté  en  son 
entier  la  proposition  suivante  : 

La  section  des  Quinze-Vingts,  faubourg  Saint-Antoine, 

Considérant  que,  pendant  la  Révolution,  les  écrivains  patriotes 
ont  préparé  au  peuple  français  le  chemin  de  la  liberté  et  de  l'éga- 
lité; qu'ils  ont  toujours  donné  Téveil  au  moindre  danger  de  la 
patrie  ;  qu'ils  ont  hardiment  annoncé  les  complots  des  conspira- 
teurs et  les  trames  infernales  qui  s'ourdissaient  aux  Tuileries  à 
l'aide  d'un  calme  trompeur; 

Considérant  que  leurs  écrits  ont  répandu  dans  l'empire  le  feu 
électrique  qui  va  nous  donner  une  Constitution  digne  d'un  peuple 
souverain  ; 

Déclare  à  toute  l'Europe  que 

Gorsas,  auteur  du  Courrier  des  83  départements; 

Carra,  auteur  des  Annales  patriotiques  ; 

Prudhomme,  auteur  des  Révolutions  de  Paris; 

Desmoulins,  auteur  des  Révolutions  de  France  et  de  Brabant^ 

Ont  bien  mérité  de  la  patrie. 

L'Assemblée  générale  vote  des  remerciements  à  tous  les  écri- 
vains  qui  ont  prêché  la  liberté  et  l'égalité, 

Arrête,  en  outre,  que  le  présent  arrêté  sera  porté  par  les  com- 
missaires aux  quatre  auteurs  qu'elle  vient  de  désigner. 

Le  fait  était  d'autant  plus  significatif,  en  ce  qui 
touche  Gorsas,  qu'il  s'était  dès  longtemps  prononcé 


RÉVOLUTION  303 

<;ontre  les  districts  et  contre  les  assemblées  popu- 
laires qui  prétendaient  régenter  la  France.  A  pro- 
pos de  la  loi  martiale  provoquée  par  les  événements 
du  Champ-de-Mars,  et  qui  fit  jeter  les  hauts  cris  à 
tous  les  écrivains  patriotes,  il  s'exprimait  ainsi  : 

La  loi  martiale,  généralement  accueillie  par  tous  les  amig  de 
Tordre  et  de  la  paix,  parce  que  les  amis  de  Tordre  et  de  la  paix 
espèrent  qu'on  ne  se  trouvera  pas  dans  la  dure  nécessité  d*en 
faire  Tapplication,  trouve  cependant  beaucoup  de  contradicteurs 
à  Paris.  Quelques  districts  improuvent  cette  loi,  et  celui  de  Saint- 
Martin  des-Champs  a  cru  devoir  mettre  dans  la  balance  son  au- 
torité avec  celle  de  TAssemblée  nationale.  Cette  opposition  fait 
rire  beaucoup  de  gens,  car  on  rit  encore  quelquefois  à  Paris, 
malgré  la  sévérité  des  circonstances  dans  lesquelles  on  se  trouve  ; 
on  rit  de  voir  un  soixantième  d'une  ville,  convoqué,  dans  le  temps, 
pour  choisir  quelques  citoyens  qui,  réunis  avec  ceux  des  cin- 
quante-neuf autres  districts,  pouvaient  désigner  une  petite  quan- 
tité de  représentants  à  TAssemblée  nationale,  sans  d'autres  droits 
que  ceux  qu'il  s'est  arrogés,  sans  d'autre  puissance  active  que 
celle  que  l'anarchie  lui  permet  de  s'approprier,  on  rit,  dis-je,  de 
voir  cette  cbétive  autorité,  qui  peut,  tout  au  plus,  connaître  de 
quelques  affaires  de  police,  s'ériger  en  tribunal,  et  prendre  un  ar- 
rêté qui  infirme  un  décret  que  l'Assemblée  nationale  a  pesé  dans 
sa  justice;  que  dis-je?  qui  infirme,  qui  défend  de  le  mettre  à 
exécution... 

Si  l'Assemblée  nationale  n'y  met  ordre  une  fois  pour  toutes, 
ajoutait-il  en  attaquant  une  délibération  du  district  des  Cordeliers 
relative  à  la  même  loi,  ce  sera  bientôt  des  décrets  que  prononce- 
ront des  districts... 

Nous  avons  dit,  et  nous  le  répétons,  qu'il  serait  très-utile  qu'un 
corps  de  municipalité  bien  organisé  renvoyât  tous  les  membres 
de  districts  à  leurs  boutiques,  à  leur  commerce,  à  leurs  bu- 
reaux, etc. 


304  RÉVOLUTION 

Aussi  chante-t-il  victoire  le  jour  où  la  Constitu- 
tion a  organisé  les  municipalités. 

Enfin,  s'écrie- t-il,  on  ne  verra  plus  dans  une  même  ville 
soixante  républiques  donner  souvent  des  scènes  scandaleuses 
de  despotisme,  dans  le  moment  où  la  bienfaisante  liberté  est  pro- 
noncée par  toutes  les  bouches,  comme  elle  remplit  tous  les  cœurs. 
....Puissance  dangereuse  et  ridicule  des  districts,  soyez  à  jamais 
anéantie!  Votre  arrêt  est  prononcé,  et,  en  bon  citoyen,  j*ai  ap- 
plaudi à  Toracle. 

Mais  c'est  là  le  Gorsas  de  90 ,  et  celui  que  com- 
plimentaient les  patriotes  du  faubourg  Saint-An- 
toine ne  lui  ressemblait  que  de  bien  loin . 

Cependant,  les  districts  avaient  ramassé  le  gant 
que  leur  avait  jeté  le  rédacteur  du  Courrier,  et  nos 
lecteurs  se  souviennent  peut-être  qu'il  fut  dénoncé 
notamment  à  celui  de  Saint-Roch  (V.t.  IV,p.  161). 

En  même  temps  que  Gorsas  était  signalé  aux 
districts  comme  un  mauvais  citoyen ,  il  se  ^voyait 
poursuivi  par  les  sarcasmes  des  écrivains  royalistes  : 
Tauteur  des  Sabats  jacobites  le  vouait  à  la  risée  dans 
une  facétie  dont  il  serait  assez  difficile  d'expliquer 
la  vogue,  si  la  vogue  chez  nous,  surtout  en  fait  de 
refrains,  avait  besoin  d'être  expliquée.  Qu'on  nous 
permette  cependant  de  reproduire  cette  charge, 
pour  égayer  un  peu  notre  route. 

Les  Chemises  a  Gorsas 
ou  r Arrestation  de  Mesdames,  tantes  du  roi,  à  Amay-le-Duc. 

Gorsas  avait  dit  dans  son  journal  que  les  chemises  de  Mes- 
dames lui  appartenaient.  Les  patriotes  de  province,  qui  lisent 


RÉVOLUTION  305 

exactement  le  Courrier  dans  les  quatre-vingt-trois  départements, 
crurent  de  bonne  foi  que  Mesdames  avaient  emporté  les  chemises 
de  Grorsas.  L'estime  que  Ton  a  conçue  pour  les  écrits  de  ce  grand 
homme  fait  que  Ton  prend  même  intérêt  à  tout  ce  qui  lui  appar- 
tient, et  notamment  à  ses  chemises. 

Les  habitants  d'Âmay,  ci-devant  le  Duc,  instruits  de  cette 
aventure,  et  sachant  que  Mesdames  devaient  passer  par  leur  ville, 
s'assemblèrent  et  décidèrent  qu'il  fallait  les  arrêter  à  leur  passage 
pour  leur  faire  rendre  les  chemises  qu'elles  avaient  dérobées  au 
folliculaire  Gorsas.  A  peine  cette  civique  résolution  est-elle  prise 
que  Ton  voit  entrer  dans  la  ville  les  deux  tantes  du  roi  avec  toute 
leur  suite.  On  les  arrête  de  la  part  de  la  nation  et  de  Gorsas;  on 
les  fait  descendre  de  voiture,  et  les  oflBciers  municipaux,  avec  leurs 
habits  noirs,  leur  gravité,  leurs  écharpes,  leur  civisme  et  leurs 
perruques,  disent  à  Mesdames  : 

Air  :  Rendez-moi  mon  écuelle  de  bois. 

Donnez-nous  les  chemises 

A  Gorsas, 
Donnezrnous  les  chemises. 
Nous  savons,  à  n*en  douter  pas. 
Que  vous  les  avez  prises. 
Donnez-nous  les  chemises 

A  Gorsas f 
Donnez-nous  les  chemises. 

Madame  Adélaïde,  étonnée  d'un  tel  propos,  répond  sur  le  même 
air  que  ces  messieurs  de  la  municipalité  : 

Je  nai  point  les  chemises 

A  Gorsas, 
Je  n'ai  point  les  chemises. 
Cherchez,  messieurs  les  mctgistrats. 
Cherchez  dans  nos  valises. 
Je  n'ai  point  les  chemises 

A  Gorsas, 
Je  n'ai  point  les  chemises.  ' 


306  RÉVOLUTION 

Madame  Victoire  dit  à  son  tour  : 

Avait-il  des  chemises 

GùTsas? 
Avait-il  des  chemises  ? 
Moi,  je  crois  qu'il  n*en  avait  pas , 
Où  les  aurait-il  prises  ? 
Avait-il  des  chemises, 

Gorsas? 
Avaitril  des  chemises  ? 

MM.  les  municipaux,  qui  connaissent  de  réputation  les  che- 
mises de  l'écrivain  Gorsas,  répondent  avec  une  gravité  toute  mu- 
nicipale : 

Il  en  avait  trois  grises, 

Gorsas, 
Il  en  avait  trois  grises. 
Avec  l*argent  de  son  fatras 
Sur  le  Pont-Neuf  acquises  ; 
Il  en  avait  trois  grises 

Gorsas, 
Il  en  avait  trois  grises. 

La  municipalité  se  mit  alors  en  devoir  de  fouiller  dans  les 
malles  de  Mesdames,  en  disant  : 

Cherchons  bien  les  chemises 

A  Gorsas, 
Cherchons  bien  les  chemises. 
Cest  pour  vous  un  fort  vilain  cas. 
Si  vous  les  avez  prises. 
Mais  où  sont  les  chemises 

A  Gorsas, 
Mais  où  sont  les  chemises  ? 

Enfin,  ne  pouvant  distinguer,  parmi  tant  de  chemises,  lesquelles 
appartenaient  à  Gorsas ,  et  les  tantes  du  roi  persistant  à  nier 


RÉVOLUTION  307 

qu'elles  eussent  dérobé  celles  de  ce  grand  homme,  la  munici- 
palité d'Amay,  ci-devant  le  Duc,  accorda  à  Mesdames  la  permis- 
sion de  cx)ntinuer  leur  voyage,  après  les  avoir  cependant  rete- 
nues prisonnières  Tespace  de  dix  jours.  0  liberté! 

Mais  de  bien  plus  rudes  coups  et  des  adversaires 
bien  autrement  redoutables  attendaient  le  rédacteur 
du  Ck)urrier.  S'il  avait  de  plus  en  plus  mérité  les 
malédictions  du  parti  royaliste,  il  s'était  avancé 
d'autant  dans  les  bonnes  grâces  des  patriotes,  et  il 
avait  fait  complètement  oublier  ses  réserves,  sa 
tiédeur  des  premiers  jours ,  par  les  assauts  qu'il 
avait  livrés  au  trône.  Une  fois  sur  cette  pente,  il  s'y 
était  laissé  fatalement  glisser.  Il  applaudissait  à  la 
razzia  opérée  par  la  Commune,  dans  la  nuit  du  29 
au  30  mars,  contre  les  hommes  suspects  d'inci- 
visme :  <c  On  a  ainsi  appris  aux  malveillants ,  di- 
sait-il, que  le  régne  des  traîtres  est  passé.  »  Il  célèbre 
Tenthousiasme  avec  lequel  le  peuple  de  Paris  ré- 
pondit à  l'appel  de  la  Commune,  l'élan  de  la  capi- 
tale pendant  la  journée  du  dimanche  2  septembre. 

Le  moment  terrible  est  venu.  Des  hordes  de  cannibales,  avides 
de  sang  et  de  pillage,  ont  violé  Tasile  de  la  liberté  ;  ils  ne  dissimu- 
lent pas  qu'ils  ont  des  intelligences  intérieures  sur  lesquelles  ils 
comptent...  Us  veulent  la  mort  des  patriotes...  C*est  donc  au- 
jourd'hui un  combat  à  outrance  1...  Qu'ils  périssent!...  Nous 
sommes  en  guerre  ouverte  avec  les  ennemis  de  notre  liberté  : 
t7  faut  que  nous  périssions  par  leurs  mains,  ou  qu'ils  périssent  par 
Us  nôtres.  Telle  est  la  cruelle  alternative  où  nous  sommes  placés! 

Pendant  que  cent  mille  citoyens  volaient  aux  armes  pour  se 
porter  auk  frontières,  cent  mille  autres,  ou  plutôt  tout  Paris  se 


308  RÉVOLUTION 

portail  aux  prisons,  encombrées  de  brigands,  avec  Tintention  de 
tout  sacrifier  à  la  sûreté  publique.  Mais  un  sentiment  de  justice  a 
bientôt  mis  des  bornes  à  ce  premier  élan.  Un  jury  se  forme  ;  on 
fait  apporter  les  registres  des  écrous  ;  on  interroge  les  prison* 
niers  :  tous  les  innocents,  tous  les  malheureux  arrêtés  pour  dettes, 
toutes  les^  victimes  d'un  moment  teneur  ou  d! imprudence^  sont 
portés  chez  eux  en  triomphe,  et  le  crime  seul  expire.  La  Force, 
la  Gonciei^erie,  le  Chàtelet,  Bicètre,  enfin  toutes  les  demeures 
du  crime,  n'ont  plus  que  les  murs;  tous  les  conspirateurs,  tous 
les  scélérats,  ont  vécu,  tous  les  innocents  sont  sauvés... 

On  ne  s'attend  pas  sans  doute  que  nous  rappellerons  ici  tout 
ce  qui  s'est  passé  dans  ces  diverses  demeures  de  la  scélératesse 
et  du  crime  :  ces  détails  sont  trop  pénibles,  et  l'homme  humain 
détourne  ses  regards,  alors  même  qu'il  sait  que  c'est  le  sang  des 
scélérats  qui  a  coulé,  et  ce  sang-là  seul  a  coulé... 

On  voit  quel  chemin  Gorsas  avait  fait,  et  si  les 
patriotes  étaient  fondés  à  compter  sur  lui.  Cepen- 
dant, arrivé  à  la  Convention,  il  y  manifeste  des  in- 
tentions moins  violentes  qu'on  ne  l'aurait  supposé  ; 
il  se  sépare  des  démagogues  dans  le  procès  de 
Louis  XVI,  en  votant  pour  la  détention.  En  même 
temps  il  se  lie  avec  Roland  et  les  Girondins ,  et 
quand  la  lutte  éclate  entre  ces  derniers  et  les  Jaco- 
bins, le  Courrier,  qui  n'est  plus  dès  lors  qu'un  ins- 
trument de  parti ,  fait  une  guerre  à  outrance  à  la 
Montagne  et  à  la  Commune  de  Paris,  et  son  rédac- 
teur engage  une  lutte  corps  à  corps ,  une  lutte  où  il 
devait  périr,  contre  Marat ,  Hébert ,  Prudhommc, 
Desmoulins,  etc.  Il  va  jusqu'à  flétrir  les  journées 
de  septembre,  qui  l'avaient  trouvé  si  indulgent,  et 
il  ne  craint  pas  de  demander  la  punition  de  leurs 


RÉVOLUTION  30» 

auteurs.  Nous  l'avons  vu  dénoncé  pour  ce  fait  à  la 
Commune,  qui  ordonnait  que  ses  premières  opi- 
nions sur  ces  funèbres  journées  seraient  imprimées 
et  affichées  en  regard  de  celles  qu'il  manifestait 
alors  (V.  t.  IV,  p.  156).  Un  article  pris  au  hasard 
montrera  ce  qu'était  le  Courrier,  au  fond  et  dans 
la  forme,  dans  les  premiers  mois  de  1793.  On  re- 
marquera le  titre  de  cet  article,  titre  qui  se  retrouve 
dans  presque  tous  les  numéros  de  cette  époque. 

Paris.  —  Thermomètre  de  cette  ville. 

En  4790,  les  aristocrates,  qui  n'étaient  autre  chose  que  les 
prétendit  amis  du  peuple  d'aujourd'hui,  avaient  besoin  de  sou- 
lever les  citoyens  et  de  les  porter  à  des  excès,  afin  de  faire  passer 
la  loi  martiale  et  développer  le  drapeau  rouge.  Tout  à  coup  une 
disette  factice  est  annoncée  dans  les  groupes,  et  voilà  le  peuple 
qui  assaillit  les  boutiques  des  boulangers,  etc.  Dans  la  crainte  de 
manquer  le  lendemain,  le  surlendemain,  il  prend  le  triple,  le 
quadruple  de  sa  subsistance  ;  enfin  la  disette  devient  effective,  et 
l'effervescence  s'accroît.  Il  fallait  une  victime,  et  cette  victime 
liit  le  malheureux  boulanger  de  la  rue  du  Marché-Palu. — Une  vic- 
time, c  était  bien  peu  I  dira-tH)n.  Cela  est  vrai  ;  mais  d'autres  temps, 
S  autres  besoins  :  une  victime  sufi&sait  alors,  et  Marat  lui-même  en 
fut  satisfait,  ainsi  qu'on  peut  le  voir  dans  ses  numéros  de  VAmi 
du  Peupk  de 'Cette  époque.  Alors  le  profond  politique  n'avait  pas 
supputé  qu'il  fallût  encore  trois  cent  mille  tètes...  et  Ton  se  rap» 
pelle  ce  calcul  mesquin,  qui  fut  cependant  dénoncé  à  l'Assemblée 
constituante  par  Lally-Tolendal  (4).  Quoi  qu'il  en  soit,  le  plan 
réussit,  la  loi  martiale  passa,  le  drapeau  de  la  mort  fut  déployé 

(I)  Les  mêmes  hommes  qui  triomphent  aujourd'hui  avûcnt  fait  faire  une  gra* 
Ture  qui  représentait  Barème  calculant  sur  son  bureau  les  tètes  déjà  coupées,  et 
sous  cette  gravure  était  écrit  :  Qui  de  iO  paye  6,  reste  13.  (On  est  bien  revenu  de 
cette  mesquinerie.) 


340  RÉVOLUTION 

et  le  peuple  fut  lui-même  victime  des  suggestions  perfides  de  ses 
prétendus  amis;  et  si  quelques  écrivains  énergiques  n'eussent 
alors  ranimé  son  courage,  mais  toujours  en  l'invitant  à  respecter 
les  lois,  c'en  était  fait,  et  la  liberté  poussait  son  dernier  cri  (4  ). 

Les  extrémités  se  touchent,  et  les  personnes  de  bonne  foi,  qui 
veulent  voir  les  choses  de  près,  doivent  rapprocher  les  événe- 
ments, en  examiner  le  concours,  et  surtout  porter  les  yeux  sur 
cette  Montagne,  aujourd'hui  si  brûlante  de  patriotisme,  et  qui 
-se  trouve  composée  en  majeure  partie  de  ci-devant  nobles,  de 
prêtres,  é*évéques,  enfin  de  plusieurs  de  ces  mêmes  hommes  qui 
avaient  applaudi  à  la  loi  martiale.  Il  est  vrai  que  Robespierre  et 
ses  disciples  s'y  rendent,  comme  autrefois  les  apôtres  sur  la  mon- 
tagne des  Oliviers;  mais  l'on  connaît  la  caste  noble  et  celle  de^ 
.  derviches  ;  elles  ont  besoin  d'un  appui  pour  être  quelque  chose, 
et  leur  place  sera  toujours  où  le  maître  leur  commandera  d'aller. 
Vti6e,  Domir^,  et  ibimus. 

Que  veulent  aujourd'hui  ces  fiers  républicains?...  Ils  veulent 
substituer  à  un  despotisme  royal  un  despotisme  plus  funeste  ;  ils 
veulent  régner  au  nom  du  peuple,  qu'ils  égarent  ;  ils  veulent  en- 
vahir tous  les  pouvoirs,  être  à  eux  seuls  toutes  les  autorités,  et 
substituer,  comme  nous  l'avons  dit  mille  fois,  le  régime  muni- 
cipal de  Rome  à  celui  qui  pesait  sur  nos  têtes  depuis  tant  de 
siècles...  Leurs  preuves,  ils  les  ont  faites  après  la  journée  du 
40  août,  et  Robespierre,  qui  avait  refusé  tous  les  emplois,  toutes 
les  places,  convaincu  que  la  municipalité  de  Paris  allait  être  la 
reine  de  toutes  les  ruitions,  s'est  empressé  d'aller  s'y  asseoir,  et  de 
venir  à  sa  tête  prescrire  des  ordres  à  l'Assemblée  l^slative.., 
À  cette  époque,  les  amis  du  peuple  affichèrent  des  placards  qui 
disaient  hautement  qu'il  ne  fallait  pas  de  Convention,  mais  des 
municipalités,  mais  des  tribuns,  mais  des  dictateurs;  à  cette 
époque,  des  missionnaires  furent  envoyés  dans  toutes  les  parties 
de  la  France  pour  prêcher  la  même  doctrine...  Des  oppositions 

(1)  II  n'y  a  eu  que  les  Bévolutions  de  Paris  et  nous  qui  ayons  osé  élever  la  yoix  : 
aussi  les  dénonciateurs  d'alors  nous  traitaient-ils  comme  les  dénonciateurs  d'au- 
jourd'hui. Alors  nous  étions  des  factieux;  on  aiguisait  contre  nous  les  poignards.., 
AiiÛourd'hui  nous  sommes  des  royalistes,  qu'il  faut  égorger  au  pied  de  l'arbre  de  U. 
liberté.  (Voyez  la  séance  des  Jacobins.) 


RÉVOLUTION  344 

naissent,  on  en  craint  de  plus  grandes  :  les  massacres  du  2  sep- 
tembre sont  ordonnés,  non-seulement  à  Paris,  mais  dans  tous  les 
départements  ;  une  circulaire  funeste  est  écrite.  Quels  étaient  les 
^gnataires  de  cette  circulaire?...  Les  mêmes  hommes  qui  aujour- 
d'hui crient  au  royalisme  contre  les  sincères  amis  de  la  patrie 
qui  ont  dévoilé  leurs  trames  criminelles,  et  qu'il  faut  égorger 
avant  de  pouvoir  espérer  des  succès. 

En6n  quel  est  leur  plan,  quel  doit  être  leur  plan?  Celui  de  faire 
naître  des  émeutes,  celui  de  faire  éclore  des  abus  ei  des  maux, 
afin  de  pouvoir  en  accuser  ceux  qui  luttent  en  vain  pour  déjouer 
leurs  projets  libertiddes...  Et  ce  plan  a  été  suivi  avec  une  astu- 
cieuse audace  pendant  ces  deux  ou  trois  jours.  : —  Nous  le  répé- 
tons, ils  ont  (tssassiné  pour  régner  ;  car  à  Tépoque  trop  fameuse 
des  massacres,  massacres  qu'ils  avaient  disposés,  qu'ils  comman- 
daient, qu'ils  salariaient,  ils  faisaient  demander  au  peuple  de 
Paris,  pour  eux  et  pour  un  des  leurs,  les  titres  de  domination  qui 
convenaient  à  leur  plan,  comme  les  seuls  qui  pussent  sauver  la 
chose  publique...  (Ce  sont  leurs  propres  termes,  je  les  ai  sous  les 
yeux.) 

Ils  ont  voulu  bégner,  et  ils  le  veulent  encore...  car,  lors- 
qu'une fois,  une  seule  fois,  on  a  eu  soif  de  la  domination,  on  ne 
lâche  plus  prise...  Semblables  à  ces  loups  du  nord  qui  suivent 
les  armées  pour  en  dévorer  les  cadavres,  et  qui  ne  veulent  plus 
Tivre  que  de  chair  humaine  quand  ils  l'ont  une  fois  goûtée,  les 
tyrans  d'un  seul  jour  veulent  l'être  toute  leur  vie;  leur  imagina- 
tion ne  sait  plus  se  repaître  que  des  jouissances  exclusives,  que 
des  atroces  plaisirs  de  la  tyrannie. 

Ils  ont  voulu  régner,  et  ils  le  veulent  encore.  ..  car  ils  ont 
besoin  d'être  rois,  sous  quelque  dénomination  que  ce  puisse  être, 
pour  échapper  à  la  punition  des  crimes  que  le  désir  de  régner 
leur  a  foit  commettre.  Si  la  loi  triomphe  enGn,  leui^  têtes  cou- 
pables tomberont  sous  son  glaive;  ou  du  moins  ils  n'ont  plus 
d'espoir  que  dans  la  clémence  nationale.  Or,  un  fxirdon  flétrissant 
ne  leur  convient  plus:  leurs  fronts,  empreints  du  sceau  du  crime, 
quand  les  troubles  cesseront  d'exister,  inspireraient  l'effroi  à 
ceux-là  même  qu'ils  ont  égarés;  ils  pourraient  vivre,  mais  ils 


312  RÉVOLUTION 

languiraient,  méprisés  et  maudits,  dans  un  néant  pire  que  la  mort. 
Il  faut  qu'ils  soient  ROIS  ou  qu'ils  ne  soient  RIEN;  il  Haut  qu'à 
force  de  crimes  ils  ressaisissent  le  pouvoir  que  des  crimes  affireux 
leur  avaient  d'abord  procuré  ;  il  faut  qu'ils  comUent  la  mesure, 
enfin,  pour  vivre  sans  crainte  et  sans  remords  (4). 

• 

A  quelques  jours  de  là,  rimprimerie  de  Gorsas 
était  saccagée,  et  il  n'échappait  lui-même  qu'à 
grand'peine  au  fer  des  assassins.  Après  avoir  ra- 
conté cette  scène  de  vandalisme,  il  ajoute  : 

Je  ne  parlerai  pas  des  attentats  commis  à  l'imprimerie  de 
Fiévée  et  dans  la  rue  Guénégaud.  Quoique  le  dégât  ait  été  moins 
grand,  il  a  peut-être  un  caractère  plus  odieux  (car  je  suis  bien 
loin  ici  de  me  targuer  de  mes  prérogatives  de  représentant  de  la 
nation).  Au  moins  ces  scélérats  avaient-ils  un  prétexte  en  sacca> 
géant  mes  propriétés  :  ils  pillaient  leur  ennemi,  puisque  je  suis 
l'ennemi  du  brigandage  ;  ils  punissaient  en  moi  l'auteur  du  Cour- 
rier  des  Départements,  qui  a  déclaré  une  guerre  à  outrance  aux 
anarchistes,  aux  violateurs  des  propriétés,  aux  pillards...  Chez. 
Fiévée,  au  contraire,  ils  exerçaient  un  brigandage  qui  manquait 
son  but,  puisqu'il  n'atteignait  ni  Condorcet,  ni  Rabaut,  qui 
étaient  les  auteurs  de  l'ouvrage  dont  le  crime  avait  à  se  plaindre, 
mais  seulement  des  caractères  mobiles,  qui,  sous  la  main  d'un 
Robespierre  ou  d'un  Marat,  auraient  pu  retracer  des  motions  de 
sang,  des  dénonciations  contre  la  vertu,  ou  des  sentences  de 
proscription. 

Diront-ils  que  c'est  le  peuple  de  Paris  qui  s'est  livré  à  ces  excès^ 
comme  ils  l'ont  accusé  d'avoir  participé  aux  journées  des  t  et 
3  septembre?...  Ehl  le  peuple  même  de  leurs  tribunes  aurait 
rougi  de  se  livrer  à  de  pareilles  atrocités.  Il  leur  a  fallu  ouvrir 
leur  repaire  à  deux  ou  trois  cents  lâches  spadassins  que  Cartouche, 
ou  du  moins  Mandrin,  n'auraient  pas  jugés  dignes  de  servir  sous 

(0  Courrier  du  quatre-vingt-trois  départements,  26  février  I79Î. 


RÉVOLUTION  313 

leurs  bannières...  car  ce  dernier  surtout  voulait  des  scélérats  qui 
osassent  se  montrer  en  plein  jour... 

Je  ne  parlerai  pas  de  la  manière  dont  a  été  accueillie  Fannonce 
faite  à  la  Convention  de  ces  horreurs;  je  ne  parlerai  pas  de  ces 
applaudissements  que  les  siècles  les  plus  barbares  eussent  désa- 
voués... :  ils  ne  doivent  être  imputés  qu'à  une  trentaine  de  repUles 
qui  rentreront,  au  premier  orage,  dans  la  fange  qui  les  a  vomis, 
et  qui  les  réclame. 

Le  Courrier  ne  reparut  que  le  1 9  mars.  Il  n'avait 
pas  dépendu  de  Gorsas  qu'il  en  fût  autrement; 
mais  les  vandales  l'avaient  mis  dans  Timpossibilité 
d'imprimer  son  journal,  et  il  aurait  craint,  en  re- 
courant à  un  de  ses  confrères,  de  l'exposer  au 
même  sort,  d'attirer  sur  sa  tête  le  même  orage , 
toujours  facile  à  soulever  avec  une  orgie  et  un  écu 
par  tête.  Enfin ,  il  est  en  mesure,  «  le  Courrier  re- 
paraît, et  il  reparaîtra  constamment,  à  moins  que 
les  poignards  de  l'anarchie  et  de  la  licence  ne  vien- 
nent à  bout  d'assassiner  sans  retour  la  liberté  et 
son  plus  ardent  défenseur.  »  Impavidum  ferientnii- 
ncBy  telle  est  sa  nouvelle  devise. 

La  Convention,  comme  s'en  plaint  Gorsas,  s'était 
montrée  très-peu  émue  du  récit  qui  lui  avait  été 
fait  de  ces  scènes  de  barbarie  ;  mais  c'est  à  cette 
occasion  qu'elle  décréta ,  comme  nous  l'avons  dit 
ailleurs  (t.  IV,  p.  1 85),  que  les  députés  journalistes 
seraient  forcés  d'opter  entre  leur  mandat  et  leur 
journal.  En  annonçant  cette  mesure,  Gorsas  s'en 
exprime  ainsi  en  tête  de  son  numéro  du  20  mars  : 

T.  VI.  •  Ai 


341  RÉVOLUTION 

Un  décret  a  été  rendu  sur  la  motion  de  Lacoroix,  qui  n'a  pas 
rougi  de  profiter  du  pillage  commis  dans  mon  domicile  pour  le 
proposer.  En  était-il  le  complice?  Je  l'ignore.  D'ailleurs,  je  n'ai 
pas  l'habitude  de  juger  sur  les  apparences.  Le  décret  est  rendu, 
cela  me  suffit.  Mon  devoir  est  d'obéir,  et  j'ai  obéi,  4o  en  étant 
mon  nom  qui  était  en  télé  du  Courrier;  t^  en  ne  m'en  réservant, 
à  l'avenir,  que  l'inspection  et  l'impression  (mon  métier  est  d'être 
imprimeur,  et  si  la  loi  m'empêche  de  penser,  elle  ne  m'empêchera 
pas  d'imprimer  et  de  méditer  les  pensées  d'autrui). 

Ce  n'était  là  qu'une  déclaration  pour  là  forme , 
et  le  Courrier  continua ,  à  n'en  pas  douter,  à  être 
rédigé  par  Gorsas.  A  chaque  page  on  reconnaît  sa 
plume,  on  le  reconnaît  surabondamment  aux  notes 
dont  il  charge  volontiers  ses  articles,  comme  celle- 
ci,  entre  autres ,  qu'on  lit  dans  le  numéro  du  22 
mars,  en  renvoi  à  l'expression  journaux  modérés, 
employée  dans  un  article  de  correspondance  : 

C'est  être  modéré  aujourd'hui  de  tonner  contre  vous,  lâches 
anarchistes!...  C'est  être  modéré  de  prêcher  Vamour  de  V ordre,  le 
respect  pour  les  lois!.,.  C'est  être  modéré,  6  Legendre!  de  ne  pas 
parler  de  tocsin,  d'incendie,  de  pillage!!!...  {Les  journaux  mo- 
dérés ont  encore  été  dénoncés  hier  à  la  Convention  par  Varchi- 
prêtre  JvMen  ///) 

Personne,  d'ailleurs,  ne  s'y  trompait,  comme  le 
prouve  surabondamment  cette  pièce  curieuse  que 
je  trouve  dans  les  Lettres  de  Rohespieire  à  ses  œnv* 
mettants  : 


1 


RÉVOLUTION  345 

le  Comité  de  correspondance  et  de  surveillance  de  Strasbourg 

aux  Jacobins  de  Paris. 

29  mars,  Van  II  de  la  République 
une  et  indivisible. 

L'indigne  Corsas  continue  son  bavardage  contre-révolution- 
naire. Nous  vous  envoyons  copie  de  la  lettre  que  cet  arcbî-scé- 
lérat  a  arrachée  à  notre  indignation  : 

«  Monsieur  de  Gorsas, 

»  Depuis  trop  longtemps  vous  faites  circuler  gratis  le  poison  de 
votre  journal  ;  les  empoisonneurs  en  chef  ont  sûrement  soin  de 
vous  défrayer.  La  citoyenne  Laveaux,  à  qui  vous  avez  constam- 
ment adressé  cette  peste  morale,  Ta  présentée  à  la  Société.  L'in- 
dignation de  deux  à  trois  mille  républicains  s'est  manifestée  : 
Au  feu,  au  feu  Gorsas  !  Des  musicien^  patriotes  étaient  là  :  le 
Ça  ira  !  s'est  fait  entendre  pendant  les  préparatifs,  et,  au  mo- 
ment où  vos  feuilles  ont  été  présentées  à  une  flamme  civique, 
nos  citoyens,  les  béros  de  la  liberté  et  les  Jacobins,  ont  entonné  le 
couplet  :  Tremblez,  tyrans,  et  vous,  perfides,  Vopprobre  de  tous  les 
partis. 

Nous  vous  envoyons  les  cendres  qu'ont  fournies  vos  feuilles 
pestilentielles.  Nous  ne  pensons  pas  qu'elles  puissent  vous  ren- 
dre sage  ;  mais  du  moins  vous  verrez  que  nous  savons  vous  ap- 
précier. 

Le  Courrier  tomba  avec  les  Girondins,  le  31  mai, 
et  son  rédacteur  paya  de  sa  tête,  quatre  mois  après, 
sa  courageuse  opposition  aux  hommes  et  au  sys- 
tème qui  allaient  étouffer  la  liberté  sous  le  poids 
de  la  terreur. 

Dans  cette  lutte,  Gorsas  déploya  une  "vigueur, 
un  talent ,  dont  on  l'aurait  à  peine  cru  capable ,  et 


346  RÉVOLUTION 

sa  feuille  est  une  des  plus  dramatiques,  et,  sous 
tous  les  rapports,  une  des  plus  intéressantes  de 
l'époque. 

Le  Courrier,  dont  le  titre  varia  plusieurs  fois, 
comme  on  le  pourra  voix  à  la  Bibliographie,  ne 
forme  pas  moins  de  quarante-huit  volumes  ;  mais, 
dans  cette  vaste  collection,  il  faut  s'attacher  de 
préférence  aux  huit  derniers  volumes,  où  sont  re- 
tracés le  procès  de  Louis  XYI  et  le  drame  parle- 
mentaire qui  vint  aboutir  à  la  proscription  de  la 
Gironde. 


PRUDHOMME,    LOUSTALOT,    TOURNON. 


Révolutions  de  Paris. 


Les  Révolutions  de  Paris  sont  un  journal  sut  ge- 
neris^  et  qui  tient  bien  ce  que  promet  son  titre. 
C'est  le  tableau  le  plus  complet,  le  plus  exact ,  le 
plus  impartial,  des  agitations  de  la  capitale  pendant 
les  premières  et  les  plus  dramatiques  années  de  la 
Révolution.  Quand  je  dis  impartial,  il  faut  enten- 
dre relativement  ;  car  l'impartialité  était  à  peu  près 
impossible  aux  acteurs  de  cette  lutte  passionnée. 
Mais  Prudhomme  se  faisait  gloire  de  tenir  unique- 
ment aux  principes,  de  ne  faire  acception  de  per- 
sonne, et  de  ne  jamais  moins  dire  que  ce  qu'il  fal- 
lait dire;  et  l'indépendance  est  bien,  en  effet,  le  ca- 
ractère distinctif  de  son  journal.  On  n'en  trouverait 
pas  un  autre  qui  exprimât  aussi  spontanément, 
aussi  constamment ,  l'opinion  générale,  à  mesure 
qu'elle  se  dégageait  dans  le  pays  au-dessus  des  par- 
tis politiques.  Chez  tous  il  y  a  trace  de  parti  pris, 
d'esprit  de  système;  ils  subissent  l'influence,  celui- 
ci  d'une  grande  réputation,  celui-là  d'une  coterie. 


348  RÉVOLUTION 

parlementaire,  cet  autre  d'un  salon  ou  d'un  club.  Les 
Révolutions  de  Paris  sont  les  seules  derrière  les- 
quelles on  n'entrevoit  ni  les  caprices  et  les  exagé- 
rations d'une  personnalité,  ni  la  tactique,  les  réti- 
cences et  les  ruses  d'une  coterie  ou  d'un  parti. 

Cette  particularité  seule,  comme  l'a  très-judi- 
cieusement remarqué  M.  Eugène  Maron,  suffirait 
pour  expliquer  l'immense  succès  de  cette  feuille.  A 
une  époque  où  les  esprits,  sollicités  en  tous  sens, 
hésitent  à  choisir  entre  des  voies  diverses,  celui  qui 
parle  selon  sa  propre  conscience,  sans  être  ébloui 
par  le  tourbillon  des  intrigues  et  l'éclat  des  réputa- 
tions, n'a  point  de  peine  à  se  mettre  d'accord  avec 
la  conscience  publique. 

Une  remarque  est  à  faire  encore,  qui  est  à  la  fois 
l'explication  et  la  conséquence  de  ce  que  nous  ve- 
nons de  dire.  Les  principaux  journaux  de  la  Révo- 
lution étaient  l'organe,  l'expression,  je  dirais  pres- 
que l'incarnation  d'une  individualité  puissante  et 
bien  connue,  d'un  écrivain  ou  d'un  homme  poli- 
tique qui  les  rédigeait  ou  les  inspirait,  et  qui  leur 
donnait  son  nom.  Ainsi  le  Courrier  de  Provence, 
c'était  le  journal  de  Mirabeau  ;  les  Révolutions  de 
France  et  de  Brabanty  c'était  le  journal  de  Desmou- 
lins; le  Courrier  des  Départements,  c'était  le  journal 
de  Gorsas,  etc.  Pour  les  Révolutions  de  Paris,  au 
contraire,  on  ne  sait  que  vaguement  quels  furent 
ses  rédacteurs;  le  nom  dominant,  c'est  celui  de 


RÉVOLUTION  319 

Prudhomme,  qui  n'en  était  pourtant  que  l'éditeur, 
ou,  si  Von  veut,  le  directeur-propriétaire.  Prud- 
homme tenait  essentiellement  à  ce  qu'on  dit  le 
journal  de  Prudhomme ,  et  ses  prétentions  à  cet 
égard,  prétentions  qui  lui  attirèrent  fréquemment 
les  sarcasmes  des  vrais  journalistes,  fijiirent  par 
triompher;  ce  qui  prouverait  au  besoin  que  l'édi- 
teur des  Révolutions  de  Paris  n'était  pas  un  homme 
ordinaire. 

Prudhomme  était  un  libraire-papetier  qui  s'était 
fait  l'ardent  propagateur  de  tous  les  écrits  des- 
tinés à  révolutionner  la  France;  il  se  vantait  lui- 
même  d'avoir  répandu  en  quelques  années  des 
milliers  de  brochures  propres  à  préparer  et  à  ac- 
célérer le  mouvement.  Il  avait  subi  plusieurs  em- 
prisonnements pour  ce  fait,  et  il  était,  de  la  part  de 
la  police,  l'objet  d'une  surveillance  incessante.  Je 
trouve  dans  la  Police  dévoilée  une  lettre  du  direc- 
teur de  la  librairie,  Maissemi,  dans  laquelle  on  lit, 
entre  autres  choses  : 

Une  saisie  a  été  faite  chez  Royer,  libraire,  par  les  officiers  de 
la  chambre  syndicale,  qui  en  ont  dressé  un  procès-verbal  que  je 
porterai  demain  en  cour.  On  sera,  par  là,  à  même  de  faire  un 
exemple.  Mais,  pour  faii^  plus  d'effet,  il  faudrait,  par  le  même 
arrêt,  pouvoir  interdire  plusieurs  Ubraires.  Je  vais,  Monsieur, 
vous  en  indiquer  deux  qui,  j'ai  lieu  de  le  présumer  d'après  les 
renseignements  que  je  nie  suis  procurés,  seront  pris  en  contra- 
vention. L'un  est  le  nommé  Prudhomme,  qui  tient  boutique  sous 
le  nom  du  sieur  Dupuis,  lequel  est  absent  de  Paris.  Ce  Prud- 
homme, papetier  bouquiniste,  demeure  rue  Jacob,  vis-à-vis 


no  RÉVOLUTION 

celle  Saint-Benott.  M.  Henri  doit,  au  surplus,  le  connaître.  H 
parait  constant  que  c'est  ce  Prudhomme  qui  est  chargé  de  la 
distribution  du  bulletin  intitulé  Etats-Généraux,  et  qu*il  a  Tha- 
bitude  de  vendre  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  répréhensible.  J'y  en- 
Terrais  bien  la  chambre  syndicale  ;  mais,  comme  Prudhomme  peut 
avoir  des  magasins  séparés  de  la  boutique,  il  serait  essentiel  que 
la  visite  fût  faite  par  un  commissaire  et  un  de  vos  inspecteurs, 
avec  le  plus  grand  soin  et  le  plus  grand  secret...  Il  circule  aussi 
un  prospectus  ayant  pour  titre  :  Résumé  général  ou  Extrait  des 
cahiers  des  bailliages,  pour  lequel  on  souscrit  chez  M.  Laurent  de 
Mézières,  rue  Saint-Benoit,  n»  28,  faubourg  Saint-Germain.  On 
croit  que  Prudhomme  y  est  pour  quelque  chose.  Ce  serait  en- 
core un  objet  à  rechercher  et  à  saisir.  Il  serait  encore  bien  né- 
cessaire d'arrêter  VOrateur  des  Etats-Généraux,  l'une  des  bro- 
chures les  plus  audacieuses  qu'ait  produites  la  licence  du  temps. 
Enfin  on  m'a  dénoncé  un  autre  libelle  affreux,  ayant  pour  titre  : 
Réponse  de  M.  de  Colonne  à  la  dernière  lettre  de  M,  Lebrun.  Vous 
aurez  sûrement  donné  des  ordres  pour  l'arrêter. 

«  M.  Prudhomme,  ajoute  Manuel,  s'est  bien  ven- 
gé de  toutes  ces  lâches  persécutions  en  fournissant 
des  presses  à  Loustalot,  le  premier  évangéliste,  et 
peut-être  le  martyr  de  la  Révolution.  » 

C'est  au  mois  de  juillet  1 789  que  commença  la  pu- 
blication des  Révolutions  de  Paris.  L'inventeur  réel 
de  cette  feuille  célèbre  et  son  premier  rédacteur  fut 
un  écrivain  assez  obscur,  nommé  Tournon,  qui  pro- 
posa et  fit  facilement  accepter  cette  affaire  à  Prud- 
homme, mais  je  ne  sais  à  quelles  conditions.  Elle 
était  dédiée  à  la  nation  et  au  district  des  Petits-Augus- 
tins;  on  connaît  son  épigraphe  fameuse  :  Les  grands 


RÉVOLUTION  324 

ne  nous  paraissent  grands  qxie  parce  que  nous  som- 
mes à  genouœ. . .  Levons-nous  ! 

Le  premier  numéro  porte  la  date  des  1 2-1 7  juillet, 
et  contient  la  relation  détaillée,  et  jour  par  jour,  de  . 
tout  ce  qui  se  passa  à  Paris  et  à  Versailles  dans  cette 
semaine  mémorable.  Il  eut  un  succès  prodigieux  : 
Toumon  dit,  dans  un  factum  dont  je  parlerai  tout 
à  l'heure,  qu'on  en  publia  dix  éditions,  «  sans  celles 
qui  ne  furent  pas  annoncées  » . 

.  Il  en  fut  de  même,  plus  ou  moins,  pour  les  au- 
tres numéros,  toutes  les  fois  que  l'attention  se  trou- 
vait surexcitée  par  les  événements;  et  c'est  ainsi 
qu'il  faut  comprendre  le  chiffre  fabuleux  d'abonnés 
que  l'on  prête  aux  Révolutions  de  Paris.  Quand  on 
a  dit,  et  tant  de  fois  répété  depuis,  que  Loustalot 
avait  groupé  deux  cent  mille  souscripteurs  autour 
du  journal  de  Prudhomme,  ce  n'a  pu  être  qu'une 
façon  de  parler,  qu'il  ne  faudrait  pas  prendre  à  la 
lettre.  Les  moyens  dont  l'imprimerie  disposait 
alors  auraient  été  loin  de  suffire  au  service  d'un  pa- 
reil nombre  d'abonnés,  et  aujourd'hui  même  on  n'y 
parviendrait  pas  sans  des  efforts  extraordinaires. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  succès  des  Révolutions  de 
Paris  dépassa  tout  ce  qu'il  était  possible  d'espérer, 
tout  ce  que  l'on  avait  jamais  vu.  Et  ce  succès,  il 
faut  le  dire  à  l'honneur  de  Prudhomme,  elles  le  du- 
rent non-seulement  au  talent  des  rédacteurs,  non- 
seulement  à  leur  ardent  patriotisme,  mais  encore  à 

44. 


322  RÉVOLUTION 

la  manière  intelligente  dont  elles  étaient  conçues. 
Chaque  numéro  formait  une  brochure  d'une  cin- 
quantaine de  pages,  en  caractères  assez  serrés,  et 
ces  cinquante  pages  étaient  presque  exclusivement 
consacrées  aux  événements  de  Paris,  qu'elles  pou- 
vaient ainsi  raconter  avec  plus  de  méthode  et  beau- 
coup plus  de  détails  que  tous  les  autres  journaux, 
bien  qu'elles  ne  parussent  que  toutes  les  semaines. 
Ajoutez  à  cela  des  gravures,  assez  mauvaises,  il  est 
vrai,  mais  qui  n'en  avaient  pourtant  pas  moins  un 
certain  charme  pour  des  lecteurs  qui  n'étaient 
point,  comme  ceux  d'aujourd'hui,  blasés  sous  ce 
rapport. 

Dès  le  n®  6,  le  journal  de  Prudhomme  eut  une 
concurrence,  qui  s'annonça  sous  le  titre  de  Nou- 
velles Révolutions  de  Paris  ^  par  un  des  rédacteurs 
des  premiers  numéros.  C'est  à  ce  concurrent  qu'ap- 
partient cette  réflexion  profonde,  que  j'ai  vue  plu- 
sieurs fois  citée  comme  extraite  de  la  feuille  de 
Prudhomme  : 

«  Le  philosophe  qui  embrasse  l'univers,  qui  voit 
les  âges  se  succéder,  les  empires  se  former,  s'éten- 
dre, se  détruire  et  s'écraser  les  uns  les  autres,  et  de 
leurs  ruines  de  nouveaux  empires  se  former  encore 
pour  être  détruits,  s'arrête  sans  étonnement  sur  la 
révolution  présente,  occasionnée  en  apparence  par 
la  mauvaise  politique  des  princes  et  des  ministres, 


RÉVOLUTION  3Î3 

mais  en  effet  par  l'ordre  immuable  de  la  Providence, 
qui  semble  avoir  placé  la  stabilité  du  monde  dans  ses 
vicissitudes.  »  Parole  aussi  profonde  qu'elle  est  élo- 
quente. 

Quel  était  ce  collaborateur  qui  avait  fait  si 
promptement  scission?  C'est  ce  que  je  ne  saurais 
dire;  mais  assurément  ce  n'est  pas  Tournon, 
comme  l'avance  Léonard  Gallois. 

11  est  bien  vrai  que  Tournon  lui-même  ne  tarda 
pas  à  se  brouiller  avec  Prudhomme,  mais  ce  ne  fut 
qu'après  la  publication  du  quinzième  numéro  qu'il 
s'en  sépara.  Lui  aussi  voulut  faire  concurrence  à 
son  ex-associé,  et  fonda  sous  le  même  titre  un  jour- 
nal de  tout  point  semblable,  ou,  si  l'on  veut,  et 
comme  il  le  prétendait,  continua  de  son  côté  le 
journal  dont  il  revendiquait  la  propriété  :  de  sorte 
qu'il  y  eut  à  la  fois  trois  journaux  du  même  nom. 
Tournon  fit  même  réimprimer  les  quinze  premiers 
numéros  pour  ses  abonnés,  mais  en  y  pratiquant 
de  nombreuses  coupures,  afin  de  pouvoir  les  don- 
ner à  meilleur  marché. 

Cette  rupture  donna  lieu,  entre  les  deux  associés, 
à  un  échange  d'invectives  qui  ne  dut  pas  laisser  que 
d'amuser  la  galerie.  Comme  ils  se  prétendaient  tous 
les  deux  propriétaires  des  Révolutions,  ils  portè- 
rent leur  contestation  devant  le  comité  de  police, 
^ui,  par  sentence  du  4  novembre  1 789,  reconnut 


324  RÉVOLUTION 

Prudhomme  comme  le  chef  de  Tentreprise,  mais 
autorisa  Tournon  à  continuer  le  journal  de  son  côté, 
si  bon  lui  semblait. 

Prudhomme,  d'ailleurs,  et  bien  que  ses  concur- 
rents ne  fussent  pas  de  force  à  lutter  avec  lui,  s'é- 
tait de  bonne  heure  mis  en  mesure  de  leur  tenir 
tète.  Il  proteste  hautement  contre  «  les  publications 
qui  n'ont  rien  de  commun  avec  la  sienne,  quoi- 
qu'on ait  annoncé  qu'elles  étaient  faites  par  les 
rédacteurs  et  auteurs  des  premiers  numéros,  »  II 
amplifie  ainsi  son  titre  :  «  avec  un  extrait  des  pa- 
piers trouvés  dans  la  Bastille,  et  le  résultat  de  l'As- 
semblée nationale,  nouvelles  des  provinces,  et  au- 
tres pièces.  »  Il  annonce  que,  «  pour  reconnaître  les 
bontés  dont  le  public  l'a  honoré,  il  fera  paraître,  et 
enverra  gratis  à  ses  abonnés,  une  Introduction  aux 
Révolutions^  ouvrage  qui  contiendra  un  tableau 
historique  et  politique  de  tout  ce  qui  s'est  passé  en 
France  depuis  la  première  assemblée  des  notables, 
et  qui  démontrera  les  causes  politiques  de  l'éton- 
nante révolution  qui  vient  de  s'opérer.  Cette  intro- 
duction fut  en  effet  publiée  en  janvier  1 790.  II 
ajoute  à  son  journal  des  gravures  qui  tiennent, 
dit-il,  à  l'histoire  de  la  Révolution,  <  dans  l'espé- 
rance qu'elles  mettront  le  public  à  portée  dé  le  dis- 
tinguer des  contrefaçons  et  de  le  venger  de  la  super- 
chérie  des  contrefacteurs.  »  Pendant  plusieurs  mois 
il  place  en  tète  de  ses  numéros  un  extrait  de  la  sen- 


RÉVOLUTION  325 

tence  du  comité  de  police;  mais,  par  une  petite  su- 
percherie qui  est  plus  réelle,  celle-là,  il  s'arrête  à  la 
partie  qui  est  favorable  à  Tournou,  qu'il  accable  de 
son  dédain  :  «  Ce  particulier,  soi-disant  homme  de 
lettres  et  membre  de  plusieurs  académies,  répand 
avec  profusion  des  diatribes  dans  lesquelles  il  se  dit 
l'auteur  de  cet  ouvrage  ;  sa  profonde  ignorance  fait 
ma  justification.  »  —  Prudhomme  «  ose  d'ailleurs 
se  flatter  que  ses  sacrifices  et  ses  soins  prouveront 
à  ses  concitoyens  et  sa  reconnaissance  et  son  désir 
de  servir  la  cause  publique.  »  Enfin  il  marque  tous 
ses  numéros  d'un  timbre  portant  son  nom  et  sa 
qualité  d'éditeur  et  seul  propriétaire  des  Révolu- 
tions de  Paris. 

A  cette  tactique,  à  ces  insinuations,  Tournon  ré- 
pond par  cet  avis  dont  il  fait  longtemps  précéder  sa 
feuille  : 

La  voix  publique  répète  de  toutes  parts  que  Ton  doit  défendre 
la  continuation  de  deux  ouvrages  des  Révolutions, — L'un  des  deux 
est  faux,  dit-on.  Rien  n'est  plus  vrai,  et  l'arrêté  pris  à  cet  égard 
par  le  comité  de  police  le  confirme  pleinement.  Voici  cet  arrêté, 
mot  pour  mot ,  et  j'observe  que  jamais  le  sieur  Prudhomme  ne 
l'a  imprimé  en  entier  : 

«  Le  Comité  de  police  déclare,  sur  la  contestation  entre  MM.  Tour- 
non  et  Prudhomme,  que  ce  dernier,  comme  chef  de  Ventreprise  du 
journal  intitulé  :  BévoltUions  de  Paris,  peut  continuer  cette  en- 
treprise (4);  que  M.  Tournon  [comme  inventeur  et  auteur  dudit 

(I)  Pnidhomme,  dans  sa  citatioii,  s^arrètait  là,  en  ajoutant  toatefois  :  «  et  est 
propriétaire  des  souscriptions  »  ;  ce  qui  pouvait  bien  être  encore  une  petite^  su- 
percberie,  car  ce  membre  de  phrase  finit  par  disparaître. 


326  RÉVOLUTION 

OUVRAGE  (4)]  peut,  de  son  côlé,  continuer  Tentreprise,  concur- 
remment et  sous  le  même  titre,  s*il  le  juge  à  propos,  ni  Tun  ni 
l'autre  n'ayant  pour  cet  ouvrage  aucun  privilège  exclusif,  et  le 
nom  de  Véditeur  des  deux  ouvrages  suffisant  pour  les  distinguer, 
»  Fait  au  Comité  de  police  le  i  novembre. 

Signé  :  Fabbé  Fauchet,  Manuel,  Thorillon,  Isnard 
de  Bonneuil,  de  la  Bastide,  B.  du  Luc.  b 

n  résulte  de  l'arrêté  de  ce  comité  que  M.  Toumon  est  l'au- 
teur de  l'ouvrage  intitulé  Bévolutions  de  Paris;  que  le  sieur  Prud- 
homme,  au  contraire,  n'a  été  que  le  bailleur  de  fonds  ;  que,  pour 
éviter  un  bouleversement  immanquable  dans  ses  affaires,  ce  co- 
mité a  cru  devoir  lui  permettre  de  continuer,  sauf  à  laisser  au 
public  la  liberté  de  choisir  l'ouvrage  du  contrefacteur  bailletir  de 
fonds,  ou  celui  de  I'autbur  reconnu  dudit  ouvrage.  Cet  exposé 
suffît  pour  éclaircir  la  vérité,  et  nous  osons  dire  que  les  nouveaux 
succès  dont  le  public  nous  honore  nous  sont  garants  qu'il  n'est  pas 
dupe  des  supercheries,  des  plates  injures  et  des  basses  calomnies 
dont  me  gratifiait  ci-devant  mon  très-honnête  contrefacteur. 

J'ai  rencontré  à  la  Bibliothèque  une  pièce  assez 
curieuse  relative  à  cette  querelle.  C'est  un  factumde 
Tournon.  II  porte  en  tête  :  Révolutions  de  Paris.  — 
Assemblée  des  représentants  de  la  Commune  de  Paris. 
Comité  de  police ^  et  commence  par  cet  acte  étrange, 
sorte  de  billet  de  confession  : 

Le  Comité  de  police  a  reçu  avec  satisfaction  l'assurance  que  loi 
donne  M.  Toumon  de  n'insérer  dans  le  journal  intitulé  Bévolu- 

(I  )  Penoone  ne  peut  me  contester  cet  titres  :  I*  parce  que  j^SYais  fait  imprimer 
le  commencement  de  cet  ouvrage  à  Tinsu  du  sieur  Pnidhomme,  ainsi  qu'il  en  est 
cooYSBa  lai-mème,  et  plusieurs  jours  avant  de  le  lui  communiquer;  8*  parce  que 
mon  nom,  comme  auteur,  est  imprimé,  de  son  aveu,  sur  les  premiers  cahiers  qui 
parurent  ;  8"  parce  que  je  n'ai  cessé  de  travailler  à  mon  ouvrage  que  lorsque 
j'en  ai  prévenu  le  public,  et  que  je  n'ai  jamais  eu  que  des  collaborateurs  payés  par 
mol,  ou  sur  les  sommes  que  m'assurait  mon  traité  avec  mon  débitant.  Les  preuves 
de  ces  faits  sont  déposées  chez  mon  libraire,  le  sieur  Foullé;  chacun  peut  les  y 
consulter. 


RÉVOLUTION  3î7 

tions  de  Paris  aucuh  article  capable  d'alarmer  les  bons  citoyens, 
aucuns  discours  incendiaires,  aucune  inculpation  téméraire,  et  lui 
donne  acte  du  désaveu  qu'il  fait  de  tout  ce  qu'il  y  a  eu  de  ré- 
préhensible  dans  les  feuilles  précédentes  de  ce  journal,  de  sa  dé- 
claration qui  constate  que  c'est  malgré  lui  que  ces  articles  y  ont 
éié  insérés,  et  qu'il  n'y  en  paraîtra  plus  de  semblables. 
Fait  au  Comité  de  police,  le  2  novembre  4789. 

On  remarquera  la  date  de  cet  acte  :  il  est  anté- 
rieur de  deux  jours  à  la  sentence  que  nous  venons 
de  transcrire,  et  porte  les  mêmes  signatures.  Sa  si- 
gnification est  plus  facile  à  présumer  qu'à  définir. 
Un  passage  que  j'ai  relevé  dans  un  petit  journal 
contemporain,  bien  qu'il  n'en  donne  pas  évidem- 
ment la  véritable  clef,  peut  cependant  aider  à  en 
pénétrer  le  slsns  : 

«  Parisiens,  admirez  la  sagesse  profonde  qui  pré- 
side aux  jugements  du  comité  de  police. 

»  Un  sieur  Tournon ,  jusqu'alors  inoonnu  dans 
le  monde  littéraire,  se  disant  homme  de  lettres, 
membre  de  plusieurs  académies,  etc.,  stipendié  par 
un  sieur  Prudhomme  pour  travailler  aux  Révolu- 
tions de  Paris,  puis  rebuté  par  ce  dernier,  se  trans- 
porte, la  rage  dans  le  cœur,  au  comité  de  police, 
où,  après  avoir  fait  amende  honorable,  par  le  dés- 
aveu formel  des  articles  incendiaires  insérés  dans 
plusieurs  numéros,  il  se  fait  autoriser  à  continuer 
seul  le  journal,  en  promettant  de  ne  rien  écrire 
contre  les  représentants  de  la  Commune  et  le  très- 
scrupuleux  comité. 


318  RÉVOLUTION 

»  Le  sieur  Prudhomme,  instruit  par  la  voix  pu- 
blique de  cette  supercherie,  se  rend  au  comité,  où 
il  expose  des  raisons  très-sonnantes,  et  sur-le-champ 
il  obtient  la  radiation  de  la  délibération  antérieure. 

*  Si,  du  2  au  4  novembre,  les  vertueux  membres 
de  ce  comité  jugent  d'une  manière  si  contradictoire, 
combien  de  bévues  dans  un  mois  (1  )  !  » 

A  la  suite  de  ce  certificat  de  bonnes  vie  et  mœurs, 
Tournon  donne  un  certain  nombre  de  pièces  ten- 
dant à  prouver  qu'il  est  bien  YinvefUeur  des  Révo- 
lutions de  Paris,  et  il  termine  ainsi  :  «  Et  je  serais, 
moi,  malgré  tant  de  preuves,  moi  homme  de  lettres, 
auteur  de  quantité  d'ouvrages  connus,  membre  de 
diverses  académies,  moi  je  serais  le  manœuvre  d'un 
marchand  papetier,  d'un  homme  qui  ne  sait  pas 
même  l'orthographe!  Non,  le  public  ne  le  croira 
pas!  » 

Je  ne  sais  ce  qu'en  pensa  le  public  ;  je  dois  dire 
cependant  que  les  journalistes  se  prononcèrent  pour 
Tournon.  Mais  c'était  la  lutte  du  pot  de  terre  contre 
le  pot  de  fer.  Tournon  était  pauvre  :  son  journal 
ne  prolongea  quelque  peu  son  existence  qu'à  force 
d'expédients  et  d'alliances  plus  ou  moins  mal  as- 
sorties (V.  la  Bibliographie),  tandis  que  celui  de 
Prud'homme  poursuivit  avec  le  même  élan  sa 
carrière  victorieuse,  jusqu'au  terme  que  son  pro- 
priétaire lui  fixa  lui-même. 

(I)  Fofut  national,  10  novembre  1789. 


BÉVOLUTION  3J9 

II  faut  dire  aussi  que  Prudhomme  avait  eu  la 
bonne  fortune  de  mettre  la  main  sur  un  écrivain  qui 
aurait  pu  à  lui  seul  faire  le  succès  d'un  journal  :  je 
veux  parler  de  Loustalot.  C'est  à  peine  si  la  plu- 
part des  historiens  de  la  Révolution  prononcent  le 
nom  de  ce  jeune  publiciste,  et  cependant  il  en  est 
peu  qui  l'aient  égalé  en  influence.  Il  n'avait  pas 
l'éclat  ni  le  brillant  de  certains  autres;  mais  il 
trouva  dans  sa  droiture  et  son  honnêteté  la  source 
d'un  vrai  talent  politique.  «  Loustalot,  dit  Lamar- 
tine, avait  ce  caractère  excessif  et  ombrageux  du 
républicain  probe  et  désintéressé,  qui  conquiert  l'es- 
time du  peuple  en  lui  disant  des  vérités  quelquefois 
sévères  et  en  ne  flattant  que  ses  passions  honnêtes. 
Les  factions,  les  séditions,  les  crimes  du  peuple, 
lui  faisaient  horreur  ;  mais,  plus  philosophe  que  po- 
litique, il  s'armait  contre  toute  espèce  de  force, 
comme  si  toute  force  eût  été  une  tyrannie.  Lousta- 
lot, par  son  enthousiasme,  par  son  honnêteté,  par 
ses  illusions  même  de  jeunesse,  répondait  complè- 
tement à  la  majorité  de  la  France  en  ce  moment.  Il 
popularisa  des  erreurs,  jamais  des  crimes.  Il  eut 
un  auditoire  immense,  et  tel  qu'il  n'en  exista  pas 
un  pareil  pour  un  écrivain  politique.  »  L'historien 
anglais  de  notre  révolution,  Carlyle,  compare  Lous- 
talot à  un  jeune  prunier  sauvage  dont  les  fruits  ne 
seraient  pas  destinés  à  mûrir.  Il  y  avait  en  effet 
quelque  chose  d'un  arbre  sauvage  dans  l'abondance. 


330  RÉVOLUTION 

dans  la  verdeur  de  son  style,  et  il  s'était  donné  à  la 
Révolution  avec  une  conviction  si  sérieuse,  avec  une 
passion  si  prompte  à  se  changer  en  inquiétude  ou 
en  douleur,  que  tout  jeune  encore  il  mourut  de  son 
amour  pour  la  liberté. 

Nous  ne  saurions  dire  au  juste  dans  quelle  me- 
sure Loustalot  prit  part  à  la  rédaction  des  Révolu- 
tions de  Paris,  puisque  les  articles  de  cette  feuille 
ne  sont  point  signés  ;  mais  tant  qu'il  y  travailla,  il 
en  fut  comme  Tincarnation,  et  c'est  à  lui  qu'on  at- 
tribuait toutes  les  meilleures  pages.  Le  journal  de 
Prudhomme,  sous  son  influence,  n'est  plus  aussi 
exclusivement  consacré  aux  faits  ;  on  y  trouve  de 
nombreux  articles  de  fond  sur  toutes  les  questions 
à  l'ordre  du  jour.  Ceux  de  Loustalot  sont  marqués 
d'un  cachet  qui  les  signalait  tout  d'abord  au  lecteur 
quelque  peu  habitué.  Grave,  austère,  concentré,  il 
demeure  sérieux  jusque  dans  ses  écarts. 

<c  Loustalot,  dit  M.  Eugène  Maron,  est  le  plus 
calme  des  journalistes  de  la  Constituante,  et  celui 
qui  raisonne  le  plus.  Il  procède  par  preuves  et  par 
déductions  ;  à  une  époque  où  les  principes  et  les 
abstractions  jouent  un  si  grand  rôle,  il  s'attache  à 
n'en  saisir  que  le  côté  politique  et  les  conséquences 
pratiques.  Si  sa  pensée  manque  d'étendue,  sa  polé- 
mique ne  manque  jamais  de  solidité. 

»  De  même,  si  son  style  n'a  pas  d'éclat,  on  y 


RÉVOLUTION  331 

sent  une  émotion  contenue  qui  lui  donne  un  grand 
caractère  de  gravité  et  de  fermeté.  En  cherchant 
un  point  de  comparaison  chez  les  écrivains  anté- 
rieurs, on  ne  trouverait  guère  que  chez  les  jansé- 
nistes, avec  un  mérite  littéraire  supérieur,  ce  mé- 
lange de  véhémence  et  de  sécheresse,  tant  de  cha- 
leur de  conviction  unie  à  tant  de  froideur  d'imagi- 
nation. 

»  Réunis,  ces  défauts  et  ces  qualités  ont  une 
grande  force  de  propagande.  Dans  la  vie  publique, 
ce  n'est  ni  à  l'esprit,  ni  à  l'imagination,  ni  à  tous 
les  dons  brillants  de  l'intelligence,  que  le  public 
s'attache  le  plus;  il  s'en  défie  volontiers  comme 
d'une  séduction,  et  comme  s'il  avait  peur  de  se  lais- 
ser entraîner  par  surprise.  Cela  surtout  peut  s'ap- 
pliquer au  journalisme,  qui  ne  doit  voir  des  choses 
que  le  côté  général.  L'originalité  trop  prononcée  y 
semble  une  fantaisie  de  l'imaginationj  le  lecteur 
soupçonneux  croit  y  voir  une  vanité  intéressée  à 
faire  montre  de  son  esprit.  Le  lecteur  ne  se  trompe 
pas  toujours  :  il  est  certain  que  là  où  l'homme  ap- 
parent avant  l'écrivain,  il  y  a  un  degré  de  sincérité 
de  plus,  et  que  l'émotion  est  plus  profonde.  Aux 
premiers  faits  qui  signalent  les  ferments  de  la  guerre 
civile  qui  devait  désoler  la  Révolution,  à  la  nouvelle 
du  massacre  de  Nancy,  le  calme  et  sévère  Loustalot 
se  sentit  atteint  dans  les  malheurs  de  l'avenir,  et 
mourut  de  douleur  ;  ce  qui  n'arriva  ni  à  l'irascible 


332  RÉVOLUTION 

Marat,  ni  au  spirituel  DesmoulinSi  ni  au  politique 

Bri880t(1).» 

Loustalot  avait  pris  au  sérieux  son  rôle  de  jour- 
naliste» rôle  qui  est  en  réalité,  pour  nous  servir  de 
Texpression  de  M.  Géruzez,  une  fonction  publique, 
un  bénéfice  à  charge  d'âmes.  Aussi  se  montre-t-il 
jaloux  des  franchises  de  la  presse,  et  dès  qu'il  s'a- 
perçoit qu'on  songe  à  la  limiter  arbitrairement,  il 
jette  un  cri  d'alarme. 

Le  premier  soin  de  ceux  qui  aspireront  à  nous  asservir,  ravons- 
nous  déjà  entendu  dire,  sera  de  restreindre  la  liberté  de  la  presse 
ou  même  de  l'étouffer... 

«  Si  la  liberté  de  la  presse  pouvait  exister  dans  un  pays  où  le 
despotisme  le  plus  absolu  réunit  dans  une  seule  main  tous  les 
«.  pouvoirs,  elle  suffirait  seule  pour  faire  contre-poids...  »  Cette 
maxime,  d'un  écrivain  anglais,  est  trop  connue  du  gouvernement 
pour  qu'il  ne  cherche  pas  à  limiter  la  presse,  à  en  rendre  l'exer- 
cice redoutable  aux  écrivains  courageux,  à  quelque  prix  que  ce 
soit.  S'il  réussissait,  on  verrait  le  plus  grand  nombre  des  gens  de 
lettres  se  couvrir  la  tète  et  se  laisser  immoler  ;  mais  quelques  au- 
tres feraient  sans  doute  la  plus  vigoureuse  résistance.  S'U  ea 
reste  un  seul  qui  soit  tout  à  la  fois  intrépide  et  inflexible,  qui  ne 
craigne  ni  les  coups  de  l'autorité,  ni  le  couteau  des  lois,  ni  les 
fureurs  populaires,  qui  sache  être  au-dessus  des  honneurs  et  de 
la  misère,  qui  dédaigne  la  célébrité,  et  qui  se  présente  quand  il 
le  faut  pour  défendre  légalement  ses  écrits,  ah  I  qu'il  ne  cesse 
d'abreuver  l'esprit  public  de  la  vérité  des  bons  principes,  et  nous 
lui  devrons  la  Révolution  et  la  liberté  !  Ecrivains  patriotes,  voyons 
qui  de  nota  cuei^a  cette  palme  l  Qu'il  serait  glorieux  d'être 
vaincu! 

Nous  avons  vu  avec  quel  enthousiasme  Camille 

(1)  Histoire  littéraire  de  la  Révolution,  p.  5S. 


RÉVOLUTION  333 

Desmoulins  répondît  à  cet  appel;  on  en  retrouve 
Técho  dans  toutes  les  feuilles  patriotiques. 

Les  ministériels,  dit  Marat,  ont  décidé  de  mettre  tout  en  œuvre 
pour  imposer  silence  aux  plumes  patriotiques,  engourdir  le  zèle, 
endormir  la  vertu.  En  conséquence,  cinq  cent  mille  livres  ont  été 
puisées  dans  le  trésor  de  la  nation  pour  corrompre  ses  défenseurs. 
Nous  avons  la  consolation  d'en  connaître  dont  la  vertu  serait  à 
l'épreuve  d'une  couronne  ;  mais  nous  en  connaissons  aussi  dont 
la  vertu  fera  naufrage  à  la  première  tentation.  Malheur  aux  faux- 
frères  !  Nous  prenons  l'engagement  sacré  de  les  traîner  dans  la 
boue  et  de  les  disséquer  tout  vivants  I 

Les  Révolutions  de  Paris,  du  reste,  sont  constam- 
ment demeurées  fidèles  à  cette  cause;  on  les  voit 
dans  toutes  les  occasions  prendre  la  défense  des 
écrivains  persécutés,  de  TAmi  du  Roi  comme  de 
TAmi  du  Peuple,  et  stimuler  la  vigilance  et  le  cou- 
rage des  écrivains,  même  de  ceux  de  la  province. 

Un  mot  aux  journalistes  de  province. 

Nous  avons  beau  parcourir  la  plbpart  des  journaux  de  province, 
nous  n'y  rencontrons  jamais  le  plus  petit  mot  d'avis  sur  les  ma- 
nœuvres sourdes  des  ennemis  de  la  Révolution ,  jamais  une  ré- 
flexion en  faveur  du  peuple ,  jamais  le  moindre  élan  de  patrio- 
tisme ,  jamais  rien  pour  la  liberté.  Et  cette  profonde  inertie  est 
bien  faite  pour  révolter  les  amis  du  bien  public. 

Nous  leur  rappelons  donc  ici,  et  c'est  un  devoir  sacré  dont  nous 
nous  acquittons,  que  la  vocation  d'écrire  n'est  honorable  que 
quand  elle  a  pour  but  l'amour  de  la  patrie,  la  liberté  du  peuple, 
la  défense  des  droits  de  l'homme  et  la  dénonciation  des  méchants  ; 
que  la  liberté  de  la  presse  n'est  fondée  que  sur  l'opinion  que  la 
vertu  d'une  nation  a  de  la  vertu  de  ses  membres,  et  pour  discer- 
ner ceux  qui  sont  dignes  de  son  estime  par  leur  marche  cens- 


33i  RÉVOLUTION 

tante  dans  le  chemin  de  la  vérité,  d'avec  ceux  qui  ce  méritenl 
que  son  mépris,  soit  par  leurs  écrits  indolents,  soit  par  leurs 
paradoxes  pervers.  La  liberté  de  la  presse  est  la  plus  sage  de 
toutes  les  institutions;  elle  charge  adroitement  Famour-propre 
d'arracher  le  masque  dont  se  couvrent  les  vices. 

Messieurs  les  journalistes  de  province,  serait-ce,  par  hasard, 
Faristocratie  de  vos  municipalités  qui  vous  gênerait?  Quelle 
odieuse  faiblesse  !  Un  vil  respect  pour  quelques  hommœ  vous  ar- 
racherait au  respect  que  vous  devez  à  la  nation  !  Si,  comme  ci- 
toyens actifs,  vous  avez  eu  la  maladresse  de  mal  choisir  vos  of- 
ficiers, que  vous  reste-t-il  à  faire  pour  réparer  votre  faute,  sinon 
de  les  surveiller  sans  cesse,  d'éclairer  vos  concitoyens  sur  leurs 
prévarications,  de  les  dénoncer  à  Topinion  de  la  France,  et  de 
faire  ainsi  graduellement  remonter  jusqu'à  TAssemblée  nationale 
la  défiance  qu'elle  doit  concevoir  de  leurs  principes?  Que  crai- 
gnez-vous? Qu'ils  arrêtent  vos  presses?  Us  n'oseraient  :  la  loi  veille. 
Qu'ils  vous  haïssent?  Tant  mieux  :  la  haine  des  pervers  est  ho- 
norable. 

De  quelle  vive  indignation  n'est-on  pas  saisi  quand  on  voit  le 
Journal  de  Lyon  circuler  dans  toute  la  France  honteusement 
muni  d'un  permis  d*imprimer,  signé  Berthelot,  officier  municipal. 
Ainsi  un  homme  libre,  un  journaliste,  se  voue  à  la  honte  hebdo- 
madaire de  se  dénoncer  lui-même  à  tout  l'empire  comme  le  plus 
lâche  des  hommes,  comme  le  violateur  profane  du  premier,  du 
plus  saint  de  tous  les  droits,  le  droit  de  penser  tout  haut!  Un 
homme  libre  ne  rougit  pas  de  tenir  d'un  autre  la  permission  de 
ne  pas  dire  ce  qu'il  voudrait  dire,  et  il  est  assez  borné  pour  ne 
pas  sentir  que  ce  Berthelot  ne  lui  permet  dimprimer  son  journal 
que  pour  cacher  au  public  ce  qu'il  se  permet  sans  doute  contre 
la  loi  ! 

Eh  bien  !  Messieurs  les  journalistes  de  province,  nous  parle- 
rons, nous,  si  vous  ne  parlez  p^,  et  nous  n'aurons  besoin  que  de 
la  permission  de  la  vérité.  En  conséquence,  nous  invitons  tous 
ceux  qui  auraient  éprouvé  quelques  vexations  aristocratiques  des 
municipalités,  des  directoires  des  départements,  des  tribunaux 
expirés  et  des  tribunaux  naissants,  ceux  qui  s'apercevraient  de 


RÉVOLUTION  33& 

qaelqae  atteinte  portée  à  la  Constitution  et  à  la  liberté  de  la  na- 
tion; cens  enfin  ((ui  découvriraient  quelques  menées,  quelques 
mouvements,  quelques  complots  dangereux  à  la  patrie,  nous  les 
invitons,  dis-je,  à  s'adresser  à  nous,  à  nous  les  dénoncer  sans 
crainte  et  sans  délai,  et  nous  leur  jurons  qu'ils  trouveront  en  nous 
le  zèle  fraternel  et  patriotique  qu'ils  ne  rencontrent  pas  sans  doute 
dans  les  journalistes  glacés  que  quelque  génie  malfaisant  a  placés 
à  leurs  côtés. 

Le  n*  110  de  l'année  1 791  contient,  sous  le  titre 
d'Instnœtions  sur  la  liberté  absolue  de  la  presse^  un 
long  article  dont  nous  croyons  devoir  reproduire 
les  parties  les  plus  saillantes. 

Citoyens,  on  cherche  à  vous  égarer  ;  on  calomnie  devant  vous 
le  plus  grand  des  bienfaits  de  la  Révolution  ;  on  voudrait  vous 
faire  regarder  la  liberté  absolue  de  la  presse  comme  une  mons- 
truosité destructive  de  l'ordre;  on  qualifie  de  perturbateurs  du 
repos  public  vos  défenseurs  les  plus  courageux.  Les  Spartiates 
enivraient  des  esclaves  pour  inspirer  à  leurs  enfants  le  dégoût  du 
vin  ;  on  en  agit  de  même  en  ce  moment  :  pour  vous  faire  peur  de 
la  liberté  de  la  presse ,  on  vous  cite  avec  complaisance  quelques 
livres  obscènes  et  des  libelles,  piège  grossier  auquel  vous  ne  vous 
laisserez  pas  prendre. 

Citoyens,  la  liberté  incomplète  de  la  presse  a  déterminé  la  Ré- 
volution  ;  la  liberté  indéfinie  de  la  presse  peut  seule  achever  la 
Révolution.  Que  l'Assemblée  nationale  révise  ses  décrets,  à  la 
bonne  heure  ;  mais  la  presse  libre  s'en  acquittera  mieux  qu'elle  : 
la  presse  libre  est  le  creuset  où  la  Constitution  doit  venir  s'épu- 
rer, où  les  bons  principes  se  dégageront  de  l'alliage  que  les  mains 
mercenaires  des  députés  esclaves  y  ont  furtivement  glissé. 

Ce  que  redoutent  surtout  les  ennemis  de  la  liberté,  ce  sont  ces 
feuilles  quotidiennes  qui  circulent  dans  toutes  les  mains...  Grâce 


33e  RÉVOLUTION 

aux  pamphlets  patriotes,  enfants  perdus  de  la  liberté  absolue  de 
la  presse,  le  peuple  éclairé  ne  s*est  point  rué  comme  une  béte 
fauve  sur  les  aristocrates  ;  il  s*est  contenté  de  les  poursuivre  au 
bruit  des  sifflets.  Avant  l'invention  de  l'imprimerie,  la  nation 
stupide  se  serait  laissé  entraîner  aux  sophismes  des  rhéteurs  en 
rabat  et  en  simarre. 

Béni  soit  l'inventeur  de  cet  art  divin  qui  multiplie  les  vérités 
comme  les  grains  de  sable  de  la  merl  Bénie  soit  l'année  où  cet 
art  divin  a  été  dégagé  des  liens  qui  le  rendaient  à  peu  près  nul! 
Malédiction  sur  la  tète  de  celui  qui  médit  de  la  liberté  de  la 
presse  pour  se  ménager  le  droit  de  la  restreindre  ! 

A  quels  signes  certains  pouvons-nous  reconnaître  l'aristocratie 
de  nos  mandataires,  de  nos  fonctionnaires,  de  nos  magistrats? 
Aux  lois  coercitives  de  la  presse.  Le  prêtre  Sièyes  donnait  des 
espérances  jusqu'au  moment  où  il  déroula  à  l'Assemblée  natio- 
nale son  projet  de  décret  contre  la  franchise  absolue  de  l'impri- 
merie :  depuis  cette  époque,  il  est  jugé  ;  jusqu'à  ce  qu'il  ait  expié 
ce  projet  liberticide,  l'opinion  publique  range  le  prêtre  Sièyes 
parmi  les  citoyens  plus  que  douteux. 

L'opinion  publique  est  la  souveraine  du  monde  ;  ses  décrets 
passent  avant  ceux  des  assemblées  nationales  et  durent  davan- 
tage; elle  casse  les  édits  du  despotisme,  et  annule  les  règle- 
ments aristocratiques  de  la  police  municipale  :  or  l'imprimerie 
franche  est  la  mère  nourrice  de  l'opinion. 

Nos  mandataires,  nos  administrateurs,  nos  ofiSciei*s  municipaux 
et  nos  juges  se  coalisent  pour  nous  dire  : 

De  quoi  vous  plaignez-vous?  Il  y  a  deux  ans  vous  soupiriez 
après  la  liberté  de  la  presse  telle  qu'elle  se  trouve  établie  à 
Londres  :  vous  en  jouissez,  et  vous  n'êtes  pas  contents.  Que  vous 
faut-il  davantage?  Voudriez-vous  être  plus  libres  que  les  Anglais? 
Soyez  du  moins  aussi  sages  qu'eux. 

Gtoyens,  répondez  à  vos  chargés  d'affaires  :  Nous  ne  voulons 
pas  ressembler  à  une  nation  chez  laquelle  on  persécute  l'éditeur 
des  Lettres  de  Junius;  nous  serions  au  désespoir  si  la  Constitu- 
tion française  ressemblait  à  cette  charte  anglaise  qui  permet  à  un 


RÉVOLUTION   •  337 

ministre  de  faire  condamner  à  la  prison  et  à  une  amende  un  im- 
primeur pour  avoir  eu  la  témérité  de  publier  que  la  flotte  prête 
à  mettre  à  la  voile,  depuis  plusieurs  mois,  à  Spithead,  est  desti- 
née contre  la  France  :  un  peuple  qui  souffre  chez  lui  la  presse 
des  matelots  et  Temprisonnem^ént  des  imprimeurs  n'est  pas  digne 
de  nous  servir  de  modèle. 

Quelques  journalistes  pusillanimes  semblent  avoir  adopté  cette 
autre  maxime,  qui  n'en  est  pas  meilleure  pour  être  ancienne  : 

Parcere  personis,  dicere  de  vitiis'. 
Blâmer  la  faute,  épargner  la  personne. 

Où  en  serions-nous  si  nous  avions  adopté  ce  principe,  auquel 
on  paraît  vouloir  nous  faire  retourner?  Le  règne  de  la  liberté 
désavoue  cette  mesure,  qui  ne  convient  qu'à  des  esclaves.  Les 
hommes  sont  égaux  devant  la  loi  ;  pourquoi  ne  le  seraient-ils  pas 
devant  Topinion  écrite  ou  verbale?  La  presse  est  un  tribunal  au 
pied  duquel  doivent  comparaître  non  seulement  les  particuliers, 
mais  principalement  les  hommes  publics.  C'est  le  seul  frein  qui 
puisse  arrêter  ceux-ci... 

Depuis  le  commencement  de  la  Révolution,  nous  avons  professé 
hautement,  imperturbablement,  ces  principes  de  liberté  absolue 
de  la  presse.  Rien  n'a  été  sacré  pour  nous  que  la  vertu  bien  re- 
connue et  la  vérité  bien  prouvée.  A  la  hauteur  à  laquelle  nous 
nous  sommes  placés,  personne  ne  nous  en  a  imposé.  Nous  avons 
rougi  pour  ces  folliculaires  sans  pudeur  qui,  se  laissant  aller  au 
premier  vent  qui  souffle,  blâment  la  liberté  de  la  presse  quand  ils 
la  voient  persécutée,  insultent  lâchement  aux  victimes  des  per- 
sécuteurs, et  qui,  lorsque  l'orage  est  passé,  retournent  aux  prin- 
cipes et  encensent  aujourd'hui  la  divinité  qu'ils  ont  outragée  la 
veille... 

Citoyens,  permettez-nous  de  vous  proposer  notre  exemple.  Une 
fois  bien  pénétrés  des  droits  de  l'homme  libre  et  des  principes 
étemels  qui  en  sont  la  base,  et  qui,  en  petit  nombre,  sont  faciles 
T.  VI.  45 


338  ^RÉVOLUTION 

à  reconnaître,  nous  les  avons  embrassés  de  toutes  nos  forces  ;  et, 
dût  un  déluge  de  prohibitions,  d'injonctions,  de  menaces,  fondre 
sur  nous,  nous  nous  tiendrons  tellement  attachés  à  ce  tronc  de  la 
liberté  nationale,  la  franchise  illimitée  de  rimprimerie,  que  nous 
ne  le  quitterons  qu'en  perdant  la  vie... 

Citoyens,  nous  ne  saurions  trop  vous  le  répéter,  défendez  de 
tous  vos  moyens,  de  tous  vos  pouvoirs,  de  toutes  vos  ressources, 
la  liberté  indéfinie  de  la  presse;  chacun  de  vous  dût-il  en  souf- 
frir dans  sa  réputation,  dans  celle  des  personnes 'qui  lui  senties 
plus  chères,  faites-en  le  sacrifice  plutôt  que  de  renoncer  à  cette 
première  de  toutes  les  prérogatives  d'une  nation  qui  s'est  rendue 
libre,  et  qui,  probablement,  ne  veut  pas  l'être  pour  un  seul  jour. 
Dans  quelque  état  que  se  trouve  la  chose  publique,  n'en  déses- 
pérez pas,  tant  qu'elle  aura  pour  sentinelle  la  liberté  absolue  de 
la  presse.  Mais  n'attendez  rien  du  salut  de  la  patrie  si  vous  vous 
laissez  dessaisir  de  cette  arme,  avec  laquelle  vous  serez  invulné- 
rables, sans  laquelle  vous  redeviendrez  esclaves.  Répétez  avec 
nous  et  faites  répéter  à  vos  familles,  d'âge  en  âge,  ce  serment 
solennel,  garant  de  tous  les  autres,  et  que  nous  avons  gravé  sur 
la  porte  de  notre  imprimerie,  vierge  encore  : 

LA  UBERTÉ  DE  LA  PRESSE 
ou  LA  MORT. 

Ailleurs  (octobre  1790),  dans  un  article  sur  la 
Dépravation  des  moeurs^  le  rédacteur  des  Révolutions 
essaie  de  démontrer  la  connexion  des  bonnes  moeurs 
et  de  la  liberté  de  la  presse. 

Peuple  français  !  la  liberté  vous  a  mis  au  rang  des  premières 
nations  du  monde.  Vous  devez  à  cette  liberté  et  votre  grandeur 
et  une  Constitution  nouvelle.  Que  vous  reste-t-il  à  faire  pour  con- 
server la  première  et  consolider  la  seconde?  Le  voici  :  c'est  l'épu- 
rement  de  vos  mœurs. 

Vous  sortez,  peuple  français,  d'un  long  sommeil,  où  tous  les 


RÉVOLUTION  339 

rêves  de  la  volupté  salissaient  votre  imagination.  La  France  en- 
Uère  n'était  que  le  palais  de  Sardanapale,  et  le  spectacle  des  hon- 
teux plaisirs  de  vos  tyrans  engourdissait  vos  sens,  gangrenait 
votre  cœur  et  putréfiait  votre  âme.  A  votre  réveil,  vous,  avez 
franchi  le  seuil  de  ce  palais  du  crime  ;  mais  on  compte  peut-être 
^  beaucoup  sur  les  souvenirs  qui  vous  en  restent.  Ce  sont  les  pas-  ^ 
sions  que  Ton  va  charger  de  la  cause  de  Taristocratie  ;  et  tandis 
qu'au  dehors  les  gouffres  du  jeu  et  les  temples  de  la  débauche 
seront  ouverts  et  protégés,  que  les  théâtres  ne  vous  offriront  que 
la  mollesse,  au-dedans  de  vos  asiles  on  fera  refouler  un  torrent 
de  livres  corrupteurs,  d'ouvrages  libertins,  de  gravures  licen- 
cieuses, qui  déjà  commence  à  se  déborder.  Si  vous  mordez  à  cet 
appât,  si  vous  n'y  reconnaissez  pas  le  besoin  qu'on  a  de  votre  dé- 
pravation, c'en  est  fait  de  votre  liberté.  Paralysés  par  le  poison 
d'une  lecture  pestiférée,  sen tirez-vous  alors  la  nécessité  d'enten- 
dre les  austères  écrivains  qui  combattent  pour  votre  liberté? 
Votre  âme  débile  ne  pourra  plus  digérer  la  crudité  de  leurs  pré- 
ceptes; dans  l'oubli  de  vous-mêmes,  vous  ne  vous  souviendrez 
plus  de  la  patrie,  et  vous  serez  tombés  dans  l'épouvantable  op- 
probre d'être  indifférents  même  à  la  joie  de  vos  ennemis. 

Voilà  cependant  leur  espoir  !  voilà  ce  qu'ils  attendent  du  temps, 
leur  unique  idole!  et  c'est  par  une  contre-révolution  morale  qu'ils 
se  flattent  de  consommer  par  degrés  une  contre-révolution  phy- 
sique. Quel  est,  ô  peuple  français  !  le  préservatif  d'un  aussi  grand 
malheur? Il  est  entre  vos  mains:  ce  sont  les  bonnes  mœurs,  ces 
filles  antiques  de  la  nature  et  de  la  liberté,  qui,  cachées  dans  les 
forêts  du  Scythe,  vainquirent  Darius,  dont  le  bras  avait  vaincu 
le  monde.  Peuple  français  !  vous  voilà  prévenu.  Laissez  mainte- 
nant vos  ennemis  s'entacher  à  leur  aise,  aux  yeux  de  la  postérité, 
de  la  plus  insigne  mauvaise  foi,  par  cette  foule  de  libelles  antina- 
tionaux qui,  pour  venger  l'humanité,  seront  immortels  comme  la 
bible  de  Jacques  Clément.  Laissez-les  se  vautrer  dans  la  fange 
impure  de  leurs  sales  compositions.  Passez  auprès  d'elles  comme 
le  bloc  de  glace  passe  sans  se  fondre  à  côté  du  feu  que  les  en- 
fants allument  sur  la  rive.  Mais  gardez  de  vous  plaindre  de  leur 
écrits,  et  voyez  que  c  est  de  leur  part  un  attentat  oblique  contr 


340  RÉVOLUTION 

la  liberté  de  la  presse,  et  c'est  pour  arriver  jusqu'à  elle  qu'ils 
chercheront  à  corrompre  vos  mœurs  ;  ils  savent  qu'où  règne  la 
liberté  de  la  presse  la  liberté  de  la  nation  est  toujours  vierge  : 
voilà  pourquoi  ils  voudraient  la  détruire.  Mais  ils  savent  aussi 
que  la  pureté  des  mœurs,  unique  conservatrice  de  la  liberté  de 
la  presse,  assigner  à  chaque  ouvrage  la  place  qui  lui  convient  ;  et 
voilà  pourquoi  les  mœurs  seront  les  premiers  objets  de  leur  atta- 
que. En  effet,  est-ce  chez  une  nation  libre  et  vertueuse  que  l'homme 
oserait  écrire  ce  que  le  dernier  citoyen  refuserait  de  faire?  Où 
les  mœurs  exercent  la  censure,  il  n'est  bientôt  plus  de  livres 
dangereux.  Quand  l'opinion  publique  a  la  vertu  pour  base,  laissez 
sans  crainte  au  pervers  le  droit  d'écrire  ce  qu'il  voudra  :  cette 
impunité  est  la  plus  grande  des  punitions.  Nul  homme  n'a  le 
droit  d'empêcher  un  autre  homme  d'écrire,  de  publier  ce  qu'il  lui 
platt;  mais  tout  homme  a  le  droit  d'être  ferme  dans  les  principes 
du  bien;. et  si  tous  s'accordent  dans  la  sévérité  de  leur  pratique, 
que  devient  l'ouvrage  licencieux  ?  Les  livres  n'ont  de  droit  sur  les 
mœurs  que  celui  que  l'homme  leur  concède;  mais  les  mœurs  ont 
un  droit  sur  les  livres  qu'ils  ne  peuvent  éviter. 

Ainsi,  dans  une  république  où  tout  se  meut  en  bien,  la  liberté 
d'écrire  en  mal  n'est  plus  qu'une  chimère.  De  là,  par  la  pureté 
des  mœurs,  ô  peuple  français  1  vous  vous  conserverez  la  liberté 
de  la  presse,  ce  rempart  de  votre  liberté  nationale,  et,  sans  qu'ib 
s'en  doutent,  vous  l'ôterez  à  vos  ennemis.  Gela  vaut  la  peine  d'y 
penser. 

Loustalot  mourut  à  peine  âgé  de  vingt-huit  ans, 
avant  Theure  des  déceptions  et  des  repentirs,  «  con- 
sumé par  le  patriotisme  qu'il  avait  allumé  dans  des 
millions  de  cœurs.  »  Sa  mort  fut  généralement  at- 
tribuée à  Teffet  que  produisit  sur  lui  la  nouvelle 
des  massacres  de  Nancy.  Le  début  de  Tarticle  où 
il  raconte  ce  désastre  est  empreint  d'une  telle  tris- 
tesse, entrecoupé  de  si  douloureuses  exclamations, 


RÉVOLUTION  341 

qu'il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître,  dans  une 
âme  ainsi  agitée,  une  atteinte  profonde. 

Le  sang  des  Français  a  coulé  1  La  torche  de  la  guerre  civile  a 
été  allumée!...  Ces  vérités  désastreuses  abattraient  notre  courage, 
si  la  perspective  des  dangers  qui  menacent  la  patrie  ne  nous  fai- 
sait un  devoir  de  faire  taire  notre  profonde  douleur.  Que  vous  dire, 
Français?  Quel  conseil  vous  donner?  Quel  avis  pouvez-vous  en- 
tendre? Dans  certaines  crises,  tout  se  touche,  tout  se  confond  : 
le  bien  et  le  mal  s'opèrent  presque  par  les  mêmes  moyens. 

Justice  et  vérité,  sous  quel  épais  nuage  vous  présentez-vous  aux 
regards  de  vos  sincères  adorateurs  !  Comment  se  préserver  des 
pièges  où  le  corps  législatif,  où  les  sages  de  la  France  sont  tombés? 
Comment  saisir  sous  de  fidèles  rapports  une  multitude  de  faits, 
tous  extraordinaires,  que  tant  de  citoyens  ont  besoin  de  connaître 
tout  à  l'heure,  sans  réticence  et  sans  déguisement?  Comment  ra- 
conter avec  une  poitrine  oppressée?  Comment  réfléchir  avec  un 
sentiment  déchirant  ?  Ils  sont  là,  ces  cadavres  qui  jonchent  les 
rues  de  Nancy ,  et  cette  cruelle  image  n'est  remplacée  que  par  le 
spectacle  révoltant  du  sang-froid  de  ceux  qui  les  ont  envoyés  à  la 
boucherie,  par  le  rire  qui  égaya  le  front  des  ennemis  de  la  li- 
berté. 

Attendez,  scélérats!  la  presse, qui  dévoile  tous  les  crimes  et  qui 
détruit  toutes  les  erreurs,  va  vous  enlever  votre  joie  et  vos  espé- 
rances. Il  serait  doux  d'être  votre  dernière  victime. 

Un  immense  concours  de  patriotes  accompagna 
Loustalot  à  sa  dernière  demeure.  Plusieurs  dis- 
cours furent  prononcés  sur  sa  tombe,  mais  aucun 
ne  produisit  autant  d'effet  que  cette  courte  apos- 
trophe de  Legendre  : 

«  Malheureux  ami  de  la  Constitution  !  s'écria  le 
fougueux  démagogue,  va  dans  l'autre  monde,  puis- 
que telle  est  ta  destinée  I  C'est  la  douleur  du  mas- 


342  RÉVOLUTION 

sacre  de  tant  de  nos  frères  à  Nancy  qui  a  causé  ta 
mort.. ...  Va  leur  dire  qu'au  seul  nom  de  Bouille  le 
patriotisme  frémit!  Dis- leur  que  chez  un  peuple 
libre  rien  ne  reste  impuni!...  Dis-leur  que  tôt 
ou  tard  ils  seront  vengés  !  » 

C'était  à  Camille  Desmoulîns  que  revenait  natu- 
rellement rhonneur  de  faijre  Toraison  funèbre  du 
vaillant  athlète  si  tôt  moissonné,  son  frère  d'armes 
et  son  ami.  On  nous  saura  gré  de  reproduire  quel- 
ques pages  de  son  discours,  aussi  honorable  pour 
celui  qui  Ta  écrit  que  pour  celui  qui  en  était  l'objet. 

Prêt  à  sacrifier  au  bien  public  jusqu^à  sa  réputation,  Loustalot 
tendait  au  terme  qu'il  avait  montré  avec  une  persévérance  et  une 
tenue  qui  nous  servait  de  modèle  à  tous.  C'est  en  cela  que  je  ne 
pouvais  m*empêcher  d'admirer  sa  supériorité,  et  de  reconnaître 
combien  son  âme  était  plus  grande  et  sa  marche  plus  assurée  que 
la  mienne.  Je  Tavouerai,  Messieurs,  au  milieu  de  tant  de  gens  qui 
nous  appelaient  scélérats,  dignes  de  mille  morts,  rassuré  mal  par 
ma  bonne  foi  et  par  le  sentiment  intérieur,  j'ai  craint  plus  d'une 
fois  de  servir  à  égarer  mes  concitoyens,  en  les  conduisant  non 
pas  où  je  ne  savais,  mais  où  je  ne  pouvais  ;  dans  le  soulèvement 
de  tant  de  monde  contre  mes  feuilles,  pour  me  raffermir  j'avais 
besoin  d'une  autorité  autre  que  celle  de  ma  conscience  :  je  la 
trouvais,  Messieurs,  dans  les  encouragements  dont  vous  avez 
daigné  plus  d'une  fois  honorer  mes  confrères.  J'opposais  aux 
murmures  et  les  nombreux  applaudissements  qui  nous  venaient 
de  toutes  parts,  et  l'amitié  des  patriotes  les  plus  illustres,  et  ces 
lettres  fraternelles  que  nous  recevions  des  différentes  sociétés  des 
Amis  de  la  Constitution,  et  jusque  des  extrémités  du  monde.  Je 
me  souviens  que  je  montrais  à  Loustalot  une  lettre  d'une  ville  du 
département  du  Var  où  on  avait  baptisé  un  enfant  du  nom  d'un 
journaliste,  pour  le  venger  de  l'opprobre  dont  cherchaient  à  le 


RÉVOLUTION  3i3 

couvrir  de  mauvais  citoyens,  et  une  autre  lettre  contenant  un  pa- 
rallèle très-Oatteur  entre  nos  deux  journaux,  qui  m'était  envoyée 
par  le  maire  d'une  grande  municipalité.  Loustalot  me  regarda  en 
pitié  d'avoir  besoin  de  ce  véhicule.  Pour  lui,  il  n'ouvrait  aucune 
lettre,  s'enveloppait  de  sa  vertu,  se  soutenait  de  sa  seule  force, 
et  planait  au-dessus  d'une  nuée  d'ennemis. 

Loustalot  sentait  toute  Timporlance  de  son  poste,  toute  la  di- 
gnité de  ses  fonctions.  Que  le  vulgaire  continue  d'attacher  les 
mêmes  idées  à  un  mot  qui  a  perdu  son  ancienne  signification  ;  le 
temps  n'est  plus  où  le  journaliste  n'était  ou  qu'un  juge  de  co- 
médie et  du  prix  du  chant,  qui  prononçait  si  Vestris  dansait 
mieux  que  Dauberval  ;  ou  un  maitre  d'affiches  qui  indiquait  les 
maisons  à  vendre,  les  effets  perdus,  le  prix  des  foins  et  la  hau- 
teur de  la  rivière;  ou  un  anatomisie  au  scalpel  de  qui  on  n'aban- 
donnait que  les  morts,  tandis  que  l'exercice  et  l'application  de 
son  art  lui  étaient  défendus  sur  les  vivants  ;  ou  un  Aristarque 
éternellement  en  guerre  avec  les  talents  et  en  paix  avec  les  vices, 
arrêtant  les  livres  et  laissant  passer  les  crimes,  insultant  au  génie 
et  à  genoux  devant  le  despotisme.  Le  journaliste  tel  que  Lous- 
talot s'en  formait  et  eu  remplissait  l'idée  exerçait  une  véritable 
magistrature  et  les  fonctions  les  plus  importantes  comme  les  plus 
difficiles.  Telle  était,  selon  lui,  la  nécessité  de  ces  fonctions,  qu'il 
ne  cessait  de  répéter  cette  maxime  d'un  écrivain  anglais  :  Si  la 
liberté  de  la  presse  pouvait  eocister  dans  un  pays  où  le  despotisme 
le  plus  absolu  réunit  dans  une  seule  main  tous  les  pouvoirs,  elle 
suffirait  seule  pour  faire  contre-poids.  Aujourd'hui,  il  fallait  à  l'écri- 
vain périodique,  et  la  véracité  de  l'historien  qui  parle  à  la  posté- 
rité, et  l'intrépidité  de  l'avocat  qui  attaque  des  hommes  puissants, 
et  la  sagesse  du  législateur  qui  règne  sur  ses  contemporains.  Il 
se  représentait  un  véritable  journaliste  tel  que^^l'un  d'eux  en  a 
fait  le  portrait ,  comme  le  soldat  de  l'innocence  et  de  la  vérité, 
engagé  à  un  examen  scrupuleux  avant  que  d'entreprendre,  à  un 
courage  inébranlable  après  avoir  entrepris.  Il  pensait  que  tous  les 
citoyens  devaient  trouver  en  lui  un  ennemi  implacable  de  l'injus- 
tice et  de  l'oppression,  armé  pour  les  attaquer  sous  quelque  forme 
qu'elles  se  montrassent,  forcé,  sous  peine  d'être  regardé  comme 


344  RÉVOLUTION 

un  lâche  déserteur,  d^augmenter  de  zèle  et  de  chaleur  en  raison 
de  la  faiblesse,  de  l'impuissance  de  Topprimé,  et  de  ce  que  Tin- 
trigue  et  Timposture  lui  opposaient  d'obstacles;  engagé  à  se  sa- 
crifier, s*il  fallait,  pour  repousser  leurs  efforts,  et  à  périr,  s'il  ne 
pouvait  vaincre.  Si  ce  ministère  est  pénible,  combien,  d'un  autre 
côté,  il  le  trouvait  honorable  pour  les  journalistes  (je  parle  de 
ceux  qui  sont  dignes  de  ce  nom)!  U  voyait  en  eux,  jusqu'à  l'achè- 
vement de  la  Constitution,  les  censeurs  par  intérim  qui  biffaient 
les  noms  des  citoyens  sur  l'album  national.  Ils  étaient,  à  ses  yeux, 
les  rois  d'armes  de  la  nation,  selon  la  belle  expression  de  M.  Clootz, 
les  Stentor  de  l'opinion,  qui  se  faisaient  entendre  de  tout  le  camp 
des  Grecs;  les  tribuns  du  peuple,  qui  avaient  la  véritable  initia- 
tive de  son  veto;  les  précurseurs  intrépides  de  la  volonté  géné- 
rale, qui  fait  les  plébiscites,  et  à  qui  seule  il  appartient  de  faire 
des  lois  immuables.  Ils  occupaient  la  tribune  extérieure  de  l'As- 
semblée nationale,  d'où  ils  proclamaient  les  décrets,  d'où  leur 
voix  remplissait  non  seulement  la  place  publique,  mais  tout  l'em- 
pire, mais  toutes  les  nations;  c'était  le  levier  d'Archimède  qui 
remuait  le  monde.  Les  deux  cent  mille  lecteurs  de  Loustalot  sont 
une  preuve  qu'il  n'était  pas  au-dessous  de  cette  idée  qu'il  s'était 
faite  du  journaliste.  La  propagation  de  cette  famille  de  lecteurs 
le  passionnait  bien  moins  que  celle  de  la  grande  famille  des  pa- 
triotes. Il  espérait  bien  voir  celle-ci  se  multiplier  comme  les 
étoiles  du  ciel  et  les  sables  de  la  mer.  11  s'en  regardait  comme 
un  des  conducteurs  vers  une  terre  promise.  Hélas!  il  ignorait 
qu'il  allait  mourir  aussi  à  la  vue  de  cette  terre  promise  ! 

Loustalot  ne  signait  point  ses  articles.  Plus  sage  que  nous,  ce 
publiciste  français  se  cachait  sous  le  nom  de  Prudhomme,  comme 
le  publiciste  anglais  sous  celui  de  Juniqs.  Il  savait  que  c'est  en  se 
montrant  peu  qu'on  fait  beaucoup. 

De  La  Harpe  à  Loustalot,  il  semble  qu'il  y  ait  un 
siècle.  Le  célèbre  critique  vivait  encore,  cependant, 
et  il  éprouva  le  besoin  de  dire  son  sentiment  sur  le 
jeune  publiciste  dont  la  mort  laissait  un  si  grand 


RÉVOLUTION  345 

vide  dans  les  rangs  des  patriotes,  et  de  si  justes 
regrets.  Nous  citerons  ce  jugement  comme  con- 
traste et  comme  curiosité: 

«  Un  M.  Loustalot,  écrivait-il  à  son  auguste  cor- 
respondant, auteur  des  Révolutions  de  Paris ,  im- 
primées sous  le  nom  de  Prudhomme ,  est  mort  ces 
jours-ci  d'une  fièvre  chaude.  11  y  avait  longtemps 
qu'il  l'avait  en  écrivant,  surtout  depuis  le  jour  de 
la  Fédération.  Il  ne  pouvait  concevoir  qu'on  eût 
tant  crié  Vive  le  Roi!  et  qu'on  n'eût  pas  crié  Vive 
l'auteur  des  Révolutions  de  Paris  !  C'est  ce  qu'il 
a  imprimé  expressément,  en  trois  pages  de  repro- 
ches à  la  nation  sur  son  ingratitude  envers  les  écri- 
Yains  patriotes.  Il  n'a  pu  y  résister,  et  il  est  mort 
de  cette  noble  douleur  (1).  » 

Du  reste,  La  Harpe,  comme  on  le  voit,  ne  tenait 
pas  plus  compte  de  Prudhomme  que  Desmoulins, 
et  cette  espèce  de  dédain  général  irritait  profondé- 
ment l'éditeur-propriétaire  des  Révolutions  de  Pa- 
ris. Il  en  témoigne  à  différentes  reprises  son  dépit, 
et  revendique  avec  hauteur  ce  qu'il  appelle  son 
droit.  Dans  l'occasion  qui  nous  occupe,  il  crut  voir 
sous  les  éloges  donnés  par  Camille  à  Loustalot  une 
perfide  insinuation  pouvant  compromettre  l'avenir 
de  son  journal ,  et,  dans  un  article  qui  commence 
le  numéro  des  9-16  octobre  1790,  il  «  déjoue  la 
politique  de  l'aristocratie,  dont  la  coupable  adresse 

(I)  Correspondance  littéraire,  lettre  8M. 

45. 


346  RÉVOLUTION 

chargea  les  cent  bouches  de  la  renommée  de  la  nou- 
yelle  de  la  mort  de  Loustalot.  et  se  flattait  déjà  d'une 
victoire  insigne  si,  par  là,  sa  perfidie  lui  arrachait 
un  seul  de  ses  auditeurs.  » 

Réflexions  sur  la  vraie  manière  d'honorer  la  mémoire 

d'un  écrivain  patriote. 

La  douleur  de  ramitié  est  presque  toujours  profonde,  silen- 
cieuse, ennemie  de  l'éclat;  ou,  si  quelquefois  elle  parle  de  ses 
pertes,  si  elle  peint  les  vertus  de  Thomme  qu'elle  pleure,  un  seul 
mot  lui  sufQt;  et  ce  mot  est  l'explosion  du  sentiment,  c'est  un 
éclair;  c'est  enfin  l'épanchement  sublime  de  M.  Legendre  sur  la 
tombe  de  Loustaîot... 

L'ouvrage  des  Révolutions  de  Paris  fut  le  gymnase  où  Loustaîot 
combattit  dignement  contre  les  ennemis  du  bien  public;  mais  j'ai 
la  noble  fierté  de  me  citer  ici  moi-même  :  c'est  moi  dont  les  mains 
eurent  la  patriotique  audace  de  bâtir  les  murs  de  ce  gymnase, 
d'élever  ce  boulevard  conservateur  de  la  liberté  de  ma  patrie  ;  et 
tandis  qu'au  dedans  Loustaîot  foi^eait  sans  cesse  des  traits  pour 
frapper  les  pervers,  seul  je  me  montrais  au  dehors  de  l'édifice, 
mon  nom  s'imprimait  sur  toutes  ses  parois,  et  j'étais  l'unique  ta- 
lisman qui  conjurait,  bravait  et  repoussait  les  orages.  Le  destin 
de  ces  murailles  était-il  donc  attaché  à  la  perte  prématurée  de 
mon  malheureux  ami?  Etait-il  écrit  qu'elles  s'écrouleraient  pour 
lui  servir  de  cercueil?  La  mort  d'un  patriote  éteint-elle  le  flam- 
beau du  patriotisme?  Loustaîot  est  la  preuve  que  je  me  connais- 
sais en  soldats  de  la  liberté,  que  je  savais  bien  choisir  mes  frères 
d'armes.  Je  vis  encore,  et,  parce  que  mon  courage  a  pris  le  deuil, 
a-t-il  cessé  d'être  le  même?... 

Je  te  donnerai,  ô  Loustaîot!  des  successeurs  dignes  de  toi,  des 
successeurs  que  je  n'irai  point  choisir  dans  ces  manufactures  d'en- 
cens et  de  parfums  dont  la  république  des  lettres  s'honorait  tant 
jadis ,  des  successeurs  que  je  n'irai  point  choisir  parmi  les  lettrés 
qu'on  ne  voit  maintenant  à  genoux  devant  la  patrie  que  parce 


RÉVOLUTION  347 

que  la  pourpre  des  rois,  des  prêtres  et  des  grands,  est  aujourd'hui 
trop  courte  pour  que  leur  bouche  esclave  puisse  la  baiseï'  sur  les 
pavés  des  palais;  mais  des  successeurs  que  je  prendrai  parmi  ces 
hommes  dont  l'âpre  génie  est  devenu  d'acier  sous  les  marteaux 
du  despotisme,  qui  ne  connurent  les  Séjan  que  par  leurs  injus- 
tices, les  grands  que  par  leur  abandon,  le  peuple  que  par  ses 
larmes,  et'le  besoin  d'écrire  que  par  humanité  ;  ces  hommes  enfin 
qui  sont  nés  avec  la  liberté  de  la  France,  et  qui  ont  trouvé  leurs 
titres-académiques  gravés  sur  l'autel  de  la  Fédération. 

Il  revient  sur  cette  question  irritante  et  la  coule 
à  fond,  si  je  puis  ainsi  dire,  dans  une  note  que  j'ai 
trouvée,  à  la  Bibliothèque  impériale,  annexée  au 
1 4*  volume  des  Révolutions,  et  où  il  proclame  hau- 
tement ses  titres,  sous  lesquels  il  écrasejles  préten- 
tions rivales. 

Des  intrigailleurs  littéraires,  pour  se  faire  une  réputation  de 
civisme  et  de  courage,  et  pour  parvenir  à  des  postes  honorables 
ou  lucratifs,  ne  cessent  de  dire  en  confidence  à  toutes  les  per- 
sonnes qui  se  trouvent  sur  leur  chemin  qu'ils  ont  été  pendant 
tant  de  mois,  tant  d'années,  les  rédacteurs  encJiefdes  Révolu- 
lions  de  Paris,  On  en  a  cru  plusieurs  sur 'parole,  et  ces  messieurs 
se  voient,  en  effet,  avantageusement  placés  pour  prix  d'une  be- 
sogne  à  laquelle  ils  ont  à  peine  coopéré,  et]qui,  sans  moi,  eût  été 
plus  souvent  nuisible  qu'utile.  Eh  bien  I  il  faut  leur  donner  un 
démenti  formel.  Je  déclare  donc  que  personne  n'a  pu,  ne  peut  et 
ne  pourra  se  dire  le  principal  rédacteur  d'un  journal  que  j'ai  le 
droit  d'appeler  mien,  bien  que  je  ne  sois  pas  littérateur.  Mais  si 
les  principes  des  Révolutions  de  Paris  n'ont  pas  varié  d'une  ligne 
depuis  quatre  ans,  s'ils  ont  toujours  été  à  la  hauteur  de  l'esprit 
public,  et  l'ont  quelquefois  devancé  et  fait  pressentir;  si  aucun 
événement,  ^cun  homme  en  place,  n'a  pu  influer  cette  feuille 
hebdomadaire;  si  mon  journal,  pour  dire  la  vérité,  n'a  jamais  at- 
tendu le  moment  de  la  dire  sans  risque  et  péril  ;  si,  assez  souvent 


348  RÉVOLUTION 

seul  de  son  avis,  le  temps  a  confirmé  presque  toujours  ses  juge- 
ments, tels  que  ceux  qu'il  a  portés  contre  Lafayette  dès  4789; 
contre  la  Constitution,  même  avant  sa  révision  ;  contre  Louis  XYI, 
sans  attendre  le  voyage  de  Montmédy  et  la  Saint-Laurent,  etc., 
etc.,  etc.;  enfin,  si  les  ennemis  de  la  chose  publique  Tont  tous 
craint  davantage  que  les  filoux  ne  craignent  les  réverbères,  c'est 
qu'en  donnant  l'existence  à  ce  journal,  je  lui  ai  imprimé  mon  ca- 
ractère imperturbable  ;  c'est  que,  si  je  ne  rédige  pas,  la  surveil- 
lance et  la  conservation  des  principes  m'appartiennent  tout  en- 
tières, j'en  suis  seul  responsable  ;  c'est  que,  la  Révolution  étant 
faite  pour  moi  bien  avant  4789,  j'avais  déjà,  depuis  plusieurs 
années,  appris  à  lutter  contre  toutes  les  aristocraties  ;  c'est  que 
je  n'avais  pas  attendu  le  siège  de  la  Bastille  pour  attaquer  de  front 
les  abus  les  plus  respectés  ;  c'est  que,  bien  avant  le  premier  nu- 
méro de  mon  journal,  j'avais  déjà  fait  composer  plus  de  quatre 
mille  ouvrages  dont  les  principes  ont  contribué  à  mûrir  l'opinion 
publique  ;  c'est  que,  du  moment  que  je  me  suis  tracé  un  plan,  les 
obstacles  qui  se  présentent  à  son  exécution ,  loin  de  me  refroidir, 
ne  font  qu'irriter  mon  courage  et  le  poussent  jusqu'à  l'audace,  et 
j'en  ai  donné  plus  d'une  preuve.  La  force  armée  des  districts  et 
des  sections,  les  mandats  d^arrêt,  les  décrets  de  prise  de  corps, 
les  assassins  de  nuit  et  de  jour,  et  de  tout  nombre  et  de  toutes 
armes,  n'ont  pu  m'amener  à  faire  fléchir  du  côté  qu'ils  désiraient 
les  principes  de  mon  journal.  Je  les  ai  placardés  sur  toutes  les 
murailles,  je  les  ai  répétés  sur  toutes  les  pages,  je  les  ai  fait  écrire 
sur  les  murs  de  ma  maison.  On  m'a  toujours  trouvé  ;  je  laisse  à 
d'autres  la  gloire  de  s'être  réfugiés  dans  une  cave. 

Plusieurs  membres  de  la  Convention,  redoutant  déjà  pour  eux 
et  leur  parti  la  sévérité  du  journal  des  Révolutions,  et  se  disant 
autorisés  par  une  portion  du  pouvoir  exécutif  provisoire,  ont  osé 
me  proposer  de  céder  mon  journal,  sous  la  condition  qu'il  porte- 
rait toujours  mon  nom.  On  ne  m'eût  pas  fait  un  plus  grand  ou- 
trage si  on  fût  venu  me  proposer  de  me  vendre  moi-même  en 
personne,  comme  cela  se  pratiquait  jadis.  Je  fis  à  ces  négociateurs 
ma  réponse  accoutumée: 

Retournez,  Messieurs,  auprès  de  ceux  qui  vous  envoient,  et 


RÉVOLUTION  349 

dites-leur  qu'aucune  puissance  humaine  ne  sera  capable  de  faire 
changer  mon  journal  de  principes  et  de  propriétaire.  J'en  ai  fait 
le  serment  civique,  et  celui-là  ne  sera  point  violé.  Mon  journal 
est  voué  à  la  liberté  de  mon  pays,  et  je  jure  de  le  continuer  jus- 
qu'à l'époque  heureuse  où  je  verrai  mon  pays  véritablement 
libre  et  digne  de  l'être.  Ce  terme  n'est  pas  encore  arrivé.  Aucun 
être  sous  le  ciel  ne  pourra  venir  à  bout  de  le  dénaturer. 

Quelques-uns  de  ces  intrigailleurs  littéraires  dont  j'ai  parlé  plus 
haut,  .et  que  je  rencontre  partout,  même  à  l'assemblée  électorale 
dont  je  suis  membre,  et  à  la  Convention,  n'ayant  pu  me  gagner, 
se  coaliseront  peut-être  pour  essayer  d'élever  autel  contre  autel, 
et  me  donner  un  rival.  Je  ne  les  crains  pas  ;  je  les  crains  si  peu, 
que  je  déclare  ici  que  jamais  aucun  membre  de  la  Convention 
n'aura  l'honneur  de  coopérer  à  mon  journal.  Il  est  vrai  qu'il  en 
est  plus  d^un  parmi  nos  législateurs  actuels, 

//  en  est  jusqu*à  trois  que  je  pourrais  nommer, 

dont  j'ai  essayé  la  plume.  Marat  en  sait  quelque  chose.  Il  ne  me 
fut  pas  possible  de  me  servir  de  son  travail,  qui  n'était  point  du 
tout  à  la  hauteur  de  mon  journal.  Quelques-uns  de  ses  collègues, 
plus  dociles,  s'en  sont  bien  trouvés  ;  j'en  ai  converti  plus  d'un  aux 
vrais  principes,  avec  lesquels  ils  n'étaient  pas  très-familiers.  Je 
pourrais  citer  en  preuve  les  articles  de  mon  journal  qui  traitent 
de  la  guerre  offensive  et  défensive;  je  tins  bon  pour  celle-ci. 

A  quoi  suis-je  redevable  du  droit  que  j'ai  de  parler  ainsi  de 
moi?  Je  le  dois  à  ma  conduite  :  je  n'ai  point  épousé  de  parti,  je 
ne  suis  entré  dans  aucun  club,  et  j'ai  reconnu  que  c'était  le  seul 
moyen  de  conserver  invariablement  les  mêmes  principes. 

Je  le  dois  à  quatorze  années  d'expérience,  qui  m'ont  valu  une 
correspondance  politique  extrêmement  étendue  :  le  journal  des 
Révolutions  de  Paris  et  celui  du  patriote  Oorsas  sont,  sans  con- 
tredit, les  mieux  servis  de  tous. 

Je  le  dois  aux  différentes  bourrasques  que  j'ai  essuyées  dans  ma 
vie  commerciale,  et  qui  m'ont  mené  au  port  sans  avoir  entraîné 
personne  dans  mes  naufrages  passagers.  J'eusse  éprouvé  moins 


350  RÉVOLUTION 

de  revers  si  je  n*avais  été  que  bibliopole  et  typographe,  si  mes 
entreprises,  et  principalement  celle  de  mon  journal,  n'eussent  été 
que  des  spéculations  mercantiles. 

J'ai  eu  des  succès,  et  je  puis  les  avouer,  parce  que  je  les  dois  à 
mon  patriotisme  et  à  la  confiance  de  mes  concitoyens.  Mes  enfants 
n'auront  point  à  rougir  de  l'héritage  que  je  leur  laisserai.  J'ose  le 
dire  :  le  journal  des  Révolutions  de  Paris  et  la  collection  des  cri- 
mes de  tous  les  scélérats  couronnés  du  globe  sont  des  monuments 
honorables  pour  leur  inventeur. 

On  ne  sait  pas  bien  quels'  successeurs  Prud- 
homme  donna  à  Loustalot.  Sachant  par  expérience 
Tinconvénient  qu'il  y  avait  pour  lui  à  s'adjoindre 
des  collaborateurs  prépondérants,  il  agit  de  ma- 
nière à  ce  que  le  public  ne  pût  plus  attacher  à  son 
journal  d'autre  nom  que  le  sien.  On  nomme  cepen- 
dant, parmi  les  rédacteurs  des  Révolutions,  Fabre 
d'Eglantine,  Sylvain  Maréchal  et  Chaumette. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  cela  encore  est  à  l'honneur 
de  Prudhomme,  il  fit  si  bien  qu'il  réussit  à  faire 
oublier  Loustalot,  et  que  les  Révolutions  ne  per- 
dirent rien  de  leur  vogue  primitive.  Elles  ne  con- 
servèrent pourtant  pas  toujours  ce  caractère  de 
gravité  qui  distinguait  la  rédaction  de  Loustalot. 
Quand,  sous  l'influence  des  clubs,  les  journaux 
extrêmes  se  laissent  aller  à  tous  les  emportements, 
le  journal  de  Prudhomme  est  encore  celui  qui  sem- 
ble le  moins  s'abandonner  au  torrent;  il  raisonne 
encore  quelquefois,  il  fait  preuve  souvent  d'impar- 
tialité; il  cherche  à  s'expliquer  la  situation  des 


RÉVOLUTION  351 

partis.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des  tentatives  timi- 
des; il  en  vient  bientôt,  lui  aussi,  au  système  des 
personnalités  et  des  dénonciations,  et,  à  certains 
jours,  son  langage  est  à  l'unisson  de  toutes  les  vio- 
lences. 

Peuple,  la  grande  journée  du  40  août  est  manquéepour  toi; 
jamais  peut-être  il  ne  s'offrira  une  occasion  plus  belle  d'imprimer 
une  terreur  salutaire  dans  Tâme  des  tyrans,  en  leur  laissant  un 
grand  exemple  de  ta  sévère  équité  dans  la  personne  de  Louis  le 
Traître  et  de  sa  Médicis..,  Le  chef  des  conspirateurs  est  entre  tes 
mains,  et  tu  le  laisses  vivre  !  tu  le  gardes  comme  un  otage  I  Quel 
mélange  d'énergie  et  de  faiblesse  1...  Une  nation  se  montre  sur  un 
pied  respectable  quand  elle  grave  sur  i'échafaud  destiné  aux  cou- 
pables : 

Et  la  garde  qui  veille  aux  barrières  du  Louvre 
N'en  défend  pas  nos  rois. 

—  Donnons,  dans  la  personne  des  Bourbons  et  de  tous  leurs 
complices,  un  exemple  éclatant  qui  fasse  pAlir  les  autres  rois. 
Qu'ils  aient  toujours  devant  eux  et  présent  à  leur  pensée  le  fer  de 
la  guillotine  tombant  sur  la  tête  ignoble  de  Louis  XVI,  sur  le  chef 
altier  et  insolent  de  sa  complice... 

—  Aussi  scélérat  que  Cromwell,  disait-il  en  parlant  de  La- 
fayette,  il  n'en  aura  pas  les  destinées.  Ses  crimes  sont  évidents  ; 
son  arrêt  est  prononcé  ;  tout  citoyen  a  reçu  pour  le  frapper  un 
ordre  irréfragable.  Celui-là  sera  proclamé  le  vengeur  de  la  France, 
le  digne  enfant  de  la  patrie,  qui,  sa  tête  à  la  main,  viendra  se 
présenter  à  la  barre  de  l'Assemblée. 

Ces  coupables  excitations  nous  rappellent  un 
article  de  la  fin  de  1790,  dans  lequel  les  Révolu- 
tions discutent  longuement  et  à  fond  la  doctrine  du 
tyrannicide.  Cet  article,  qui  prouve  jusqu'où  la  vio- 


352  RÉVOLUTION 

lence  était  poussée  dès  cette  époque  dans  les  ima- 
ginations, est  trop  curieux  pour  que  nous  n'en 
transcrivions  pas  quelques  parties. 

Français ,  qu'attendons-nous?  Plusieurs  Porsenna  s'approchent 
de  nos  frontières,  sous  divers  prétextes,  et  méditent  de  grands 
attentats  contre  notre  liberté,  menacée  déjà  au  sein  même  de  la 
patrie  par  une  foule  de  Catilina  !  Qu'attendons-nous  pour  rétablir 
ce  certain  droit  des  gens  exercé  avec  tant  d'héroïsme  par  Har- 
modius  et  Aristogiton.  par  Scévola  et  les  deux  Brutus?... 

Un  bataillon  de  cent  jeunes  enthousiastes  de  la  liberté,  avoués 
par  la  nation,  et  liés  entre  eux  par  le  serment  solennel  d'immoler, 
à  leurs  risques  et  périls,  le  premier  tyran  ou  ses  principaux 
agents  qui  se  lèveraient  contre  la  patrie,  offrirait  un  spectacle 
bien  plus  frappant,  et  serait  susceptible  de  rendre  de  bien  plus 
grands  services  à  l'espèce  humaine  qu'une  armée  de  quatre  mil- 
lions de  confédérés. 

Cette  paix  universelle,  à  laquelle  Henri  IV  crut  un  moment,  que 
le  bon  abbé  de  Saint-Pierre  prêcha  toute  sa  vie,  dont  J.-J.  Bous- 
seau  adopta  le  projet  avec  transport ,  ce  beau  rêve  des  gens  de 
bien  deviendrait  une  douce  réalité,  du  moment  qu'il  existerait 
une  phalange  de  tyrannicides,  à  l'épreuve  des  tourments  et  de  la 
mort,  patria  jtAbente.... 

C'est  par  ce  bataillon  qu'il  fallait  commencer  la  prise  d'armes. 
Le  bataillon  des  enfants  et  celui  des  vieillards  eussent  suffi  au 
maintien  de  la  police  chez  une  nation  qui  doit  obéir  sans  résis- 
tance à  des  lois  qu'elle  a  faites  elle-même.  La  légion  sacrée  des 
tyrannicides  une  fois  organisée  comme  elle  doit  l'être,  nos  quatre 
millions  de  citoyens  armés  pourraient  se  dispenser  désormais  de 
sacrifier  leurs  travaux  domestiques  aux  exercices  du  Champ  de 
Mars.  Cent  patriotes  au-dessus  des  événements  sont  assez  pour 
soutenir  et  défendre  les  droits  de  vingt-cinq  millions  d'hommes  ; 
cent  tyrannicides,  patria  jubente,  feront  face,  sans  peine,  à  tous 
nos  ennemis  du  dedans  et  du  dehors.  Mais  cette  poignée  d'hom- 
mes doit  être,  pour  ainsi  dire,  la  quintessence  de  la  nation  ;  cette 


RÉVOLUTION  353 

troupe  sainte  n'admet  point  de  demi-patriotes;  il  les  faut  tous  du 
caractère  de  ce  jeune  citoyen  qui,  le  H  juillet  4789,  sur  les  de- 
grés de  la  maison  commune,  d'une  main  montre  à  ses  concitoyens 
la  lettre  accusatrice  surprise  à  Flesselles,  et  de  Tautre,  armée  d'un 
pistolet,  met  à  mort  le  traître... 

Que  ceux  donc  qui  tiennent  encore  plus  au  maintien  de  la  li- 
berté qu'à  la  conservation  de  leur  existence  ;  que  ceux  aux  yeux 
de  qui  la  patrie  éclipse  tout  ;  que  ceux  qui  frissonnent  d'une  no- 
ble émulation  à  la  rencontre  des  saintes  images  de  Scévola  et  des 
deux  Brutus,  qui  font  leurs  délices  de  la  lecture  des  écrits  libres 
de  Sydney,  d'Hubert  Languet,  d'Etienne  de  la  Boëtie,  de  J.-J. 
Rousseau,  de  Raynal,  \iennent  inscrire  leurs  noms  dans  un  re- 
gistre déposé  sur  l'autel  de  la  patrie,  au  Champ  de  la  Fédération, 
et  confié  à  la  garde  du  plus  digne  d'entre  nos  représentants. 

Ces  noms,  après  en  avoir  écarté  ceux  qui  n'auraient  pu  sou- 
•tenir  un  examen  sévère,  seraient  jetés  dans  une  urne  recouverte 
d'un  crêpe.  Les  cent  patriotes  que  le  sort  aurait  favorisés  se  ren- 
draient, pendant  la  nuit,  autour  de  l'autel  de  la  patrie,  pour  y 
être  revêtus  mystérieusement  du  titre  sublime  de  tyrannicides, 
et  armés  de  la  main  même  du  père-œnscript  chargé  de  leur 
donner  l'accolade  au  nom  de  la  patrie  ;  puis,  après  leur  jproclama- 
mation  tacite,  le  représentant  dépositaire  recevrait  de  chacun 
d'eux  le  serment  solennel  de  n'exister  que  pour  la  destruction 
des  tyrans  et  consorts,  de  s'attacher  à  leur  personne  comme  le 
remords  au  cœur  du  coupable,  d'essayer  tous  les  moyens  connus 
et  à  connaître,  d'imaginer  de  nouveaux  expédients  pour  parvenir 
à  délivrer  la  patrie  des  monstres  couronnés  et  de  leurs  vils  agents 
qui  manifesteraient  le  dessein  d'attenter  à  la  liberté  nationale,  en 
approchant  des  frontières  avec  des  dispositions  hostiles  ;  le  ser- 
ment solennel  de  porter  le  glaive  sacré  dont  la  patrie  arme  son 
bras  jusque  dans  les  entrailles  des  despotes  les  plus  en  garde 
contre  toute  surprise;  de  faire  arme  de  tout  dans  cette  louable 
intention  ;  de  mettre  en  jeu  toutes  les  passions  pour  satisfaire 
cette  noble  audace  :  en  sorte  que  ces  tètes  hautaines  qui  domi- 
nent insolemment  .les  peuples  de  la  terre  connaissent  enfin  l'ef- 
froi, et  sachent  que  le  diadème  dont  elles  sont  si  vaines,  loin  de 


354  RÉVOLUTION 

leur  servir  d'abri,  appelle,  au  contraire,  sur  elles,  toutes  les  tem- 
pêtes, et  les  expose  à  tous  les  orages. 

Osez  maintenant  vous  présenter  sur  nos  frontières,  princes 
germains,  monarques  ibériens,  souverains  de  TEtrurie,  et  vous 
aussi,  puissances  maritimes  ! 

Vous  tous,  qui  frémissez  de  rage  à  la  vue  des  Francs,  dignes 
enfin  de  leur  nom,  paraissez  1  Ce  n'est  plus  sur  vos  soldsrts,  en- 
core aveugles,  que  nous  dirigerons  nos  coups  ;  vos  tètes  seules 
seront  désormais  le  but  de  nos  armes,  Tobjet  unique  de  tous  les 
stratagèmes  que  Tamour  de  la  patrie  et  de  l'indépendance  saura 
nous  inspirer.  Ceints  de  pistolets  et  de  poignards,  nos  cent  ty- 
rannicides  vont  désormais,  déguisés  sous  mille  formes,  rôder  au- 
tour de  vos  demeures,  assiégeront  la  porte  de  vos  réduits  les  plus 
secrets.  Vous  ne  pourrez  plus  faire  un  pas  sans  rencontrer  un 
abîme;  vous  marcherez  partout  sur  des  charbons  allumés;  l'air 
même  que  vous  respirerez  deviendra  mortel  pour  vous  et  vos 
ayant-cause,  pour  tout  ce  que  vous  aurez  de  plus  cher  au  monde. 
Craignez  tout  de  gens  qui  ne  tiennent  plus  à  l'existence,  et  qui 
ne  vivent  que  pour  vous  effacer  du  nombre  des  vivants  î  Lâches, 
vous  serez  atteints  par  eux  jusque  dans  votre  quartier-général, 
qui  va  cesser  d'être  un  asile  inviolable,  jusqu'au  fond  de  vos 
tentes-boudoirs,  d'où  vous  ordonniez  froidement  la  mêlée,  et  d'où 
vous  assistiez,  de  loin,  au  massacre  de  vos  soldats  aux  prises 
avec  les  nôtres  !  Craignez  tout  de  gens  que  les  lauriers  de  la  gloire 
et  lè  myrte  des  plaisirs,  que  les  bénédictions  de  la  patrie  et  toutes 
les  faveurs  de  la  beauté,  attendent,  s'ils  rentrent  chez  eux  teints 
de  votre  sang  impur!... 

Ce  morceau  curieux  se  termine  par  ces  lignes, 
qui  ne  le  sont  pas  moins,  et  auxquelles  on  ne  se 
serait  certainement  pas  attendu  : 

Citoyens,  un  bruit  sourd  se  répand  ;  on  se  dit  à  l'oreille  qu'il 
existe  une  faction  qui  porte  le  délire  aristocratique  jusqu'à  mé- 
diter un  attentat  sur  les  jours  de  Louis  XVL  Citoyens,  redoublez 
de  vigilance  autour  de  sa  personne.  Ce  monarque  est  du  très- 


RÉVOLUTION  355 

petit  nombre  de  ceux  qui  réconcilieraient  un  Brutus  avec  la 
royauté.  Un  roi  qui  laisse  asseoir  à  côté  de  lui  sur  le  trône  la 
liberté  nationale  mérite  tout  rattachement  de  la  nation.  Le  repos 
du  peuple  tient  à  l'existence  d'un  tel  roi. 

On  peut  juger,  par  le  langage  que  tenaient  les 
Révolutions  après  le  10  août,  du  chemin  qu'elles 
avaient  fait  en  dix-huit  mois.  C'est  dans  le  même 
esprit  qu'elles  parlent  des  massacres  de  septembre. 
Après  avoir  raconté,  avec  les  détails  les  plus  cir- 
constanciés ,  comment  la  massue  du  peuple-Hercule 
nettoya  les  étables  (TAugias^  elles  ajoutent  : 

n  reste  encore  une  prison  à  vider  :  le  peuple  fut  tenté  un  mo- 
ment de  œuronner  ses  expéditions  par  celle-là ,  puisque,  sous  le 
règne  de  Tégalité,  le  crime  reste  impuni  parce  qu'il  a  porté  une 
couronne  ;  mais  le  peuple  en  appelle  et  en  réfère  à  la  Conven- 
tion. 

Juges  1  tout  le  sang  versé  du  2  au  3  septembre  doit  retomber 
sur  vous  :  ce  sont  vos  criminelles  lenteurs  qui  ont  porté  le  peuple 
à  des  extrétoitéâ  dont  vous  seuls  devez  être  responsables.  Le 
peuple  impatient  vous  arracha  des  mains  le  glaive  de  la  justice, 
trop  longtemps  oisif,  et  remplit  vos  fonctions.  Si  quelques  inno- 
cents périrent,  qu'on  n'en  accuse  que  vous,  et  que  votre  cons- 
cience soit  votre  premier  bourreau  : 

Discite  justitiam  moniti,  et  non  temnere  plebem. 

Qui  croirait,  après  tout  cela,  que  Prudhomme 
put  un  jour  être  arrêté  comme  suspect  d'incivisme? 
C'est  pourtant  ce  qui  lui  arriva  à  la  suite  des  jour- 
nées où  succomba  la  Gironde  ;  mais  il  fut  bientôt 
rendu  à  la  liberté.  Il  nous  a  laissé,  de  cette  mésa- 
venture, dans  son  premier  numéro  dé  juin  1793, 


356  RÉVOLUTION 

r 

un  long  récit,  auquel  nous  renvoyons  les  curieux. 
Il  en  a  même  fait,  —  et  cela  était  bien  naturel,  — le 
sujet  de  l'image  qui  orne  ce  numéro.  On  y  voit  le 
bureau  des  Révolutions  de  Paris  ;  la  porte  en  est 
gardée  par  des  soldats.  Prudhomme  et  sa  femme, 
coiffes  l'un  et  l'autre  d'un  chapeau  tromblon,  sont 
au  milieu  de  la  rue,  entourés  de  leurs  enfants  et  de 
leurs  bagages.  Des  gens  du  peuple  semblent  leur 
tendre  des  provisions.  On  lit  à  la  marge  supé- 
rieure :  a  Le  citoyen  Prudhomme  expulsé  de  sa 
maison ,  ainsi  que  sa  femme  et  ses  quatre  enfants , 
pour  avoir,  depuis  1 788,  osé  montrer  le  patriotisme 
le  plus  ardent  et  dévoilé  les  faux  patriotes.  »  Et  à  la 
naarge  inférieure  :  «  Le  mardi  4  juin  1793,  l'an  IP 
de  la  République  française,  par. suite  d'un  empri- 
sonnement en  vertu  d'ordres  contre -révolution- 
naires ,  qui  portaient  même  de  vendre  son  impri- 
merie et  ses  effets,  le  citoyen  Prudhomme  se 
présente  avec  sa  famille  pour  rentrer  chez  lui.  Il 
est  obligé  de  rester  dans  la  rue,  à  l'injure  du  temps, 
pendant  l'espace  de  six  heures.  » 

Cette  arrestation  paraît  avoir  produit  sur  Prud- 
homme une  profonde  impression.  Il  se  montre 
dès~lors  beaucoup  plus  réservé  ;  bientôt  même  son 
journal  éprouve  des  perturbations  dans  sa  publica- 
tion, jusque-là  si  régulière,  et  il  est  tout  à  fait  in- 
terrompu pendant  les  mois  d'août,  septembre  et 
octobre.  Enfin,  dans  le  n®  225,  qui  porte  la  date 


RÉVOLUTION  357 

du  25  pluviôse  an  II  de  la  République  française  une 
et  indivisible  (28  février  1794),  Prudhomme  an- 
nonce à  ses  souscripteurs  que  le  délabrement  de  sa 
santé ,  ruinée  par  un  travail  pénible  de  quatre  an- 
nées et  plusieurs  maladies ,  le  met  dans  l'impossi- 
bilité physique  de  continuer  son  journal.  En  quit- 
tant la  lice,  une  pensée  adoucit  ses  regrets,  c'est 
qu'il  a  atteint  le  but  de  ses  efforts  :  la  France  est 
libre  et  républicaine.  Il  aura  tout  fait  pour  être 
pendu,  si  la  contre-révolution  était  possible  ;  il  est 
d'ailleurs  trop  l'ami  de  la  liberté  de  son  pays  pour 
ne  pas  être  toujours^  tant  qu'il  le  pourra,  son  plus 
ardent  propagateur,  et  son  martyr,  s'il  le  faut. 

J'ai  juré  de  ne  cesser  mes  Révolutions  de  Paris  que  lorsque 
mon  pays  serait  libre  :  j'ai  tenu  parole.  ' 

Mon  pays  est  libre,  puisque  les  Français  ont  juré  la  liberté, 
régalité,  l'indivisibilité; 

Mon  pays  est  libre,  puisque  nous  avons  une  Constitution  vrai- 
ment républicaine,  digne  de  servir  de  modèle  à  tous  les  peuples 
qui  voudront  cesser  d'être  esclaves  ; 

Mon  pays  est  libre,  puisque  les  Français  font  trembler  les  des- 
potes; 

Mon  pays  est  libre,  puisque  les  Français  sont  en  état  de  pro- 
curer la  liberté  à  tous  les  autres  peuples; 

Mon  pays  est  libre,  puisque  aucun  des  abus  de  l'ancien  régime 
ne  subsiste  :  plus  de  féodalité,  plus  de  monarchie,  et  bientôt  plus- 
de  superstition  ; 

Mon  pays  est  libre,  puisque  le  fédéralisme  est  anéanti  ; 

Mon  pays  est  libre,  puisque  les  patriotes  sont  venus  à  bout  de 
tous  les  ennemis  de  la  liberté  ; 

Mon  pays  est  libre,  puisque  les  sans-culottes  ont  reconquis  leur8> 
droits  et  qu'ils  occupent  toutes  les  places  ; 


35S  RÉVOLUTION 

Mun  pays  est  libre,  puisque  la  Convention  a  décrété  qu'il  n*y 
aurait  plus  de  mendicité  ;  que  les  patriotes  indigents  auront  une 
indemnité  sur  les  biens  des  ennemis  de  la  Révolution,  et  les  pa- 
triotes mutilés  des  propriétés  territoriales. 

La  Révolution  est  faite,  puisque  l'épigraphe  que  j'ai  mise  à 
mon  journal,  et  que  je  lui  ai  religieusement  conservée,  a  enfin 
son  plein  et  entier  efiet  :  le  peuple  n'est  plus  à  genoux  ;  il  s*est 
levé,. et  a  réduit  les  grands  à  leur  véritable  grandeur; 

La  Révolution  est  faite,  si  la  Convention  ne  se  divise  pas,  et  si 
les  patriotes  se  rallient  toujours  à  elle; 

La  Révolution  est  faite,  si  les  patriotes  et  vrais  républicains,  tou« 
jours  unis,  conservent  leur  énergie  et  leur  amour  pour  la  liberté; 

La  Révolution  est  faite,  si  les  sans-culottes  sont  toujours  bien 
persuadés  des  grands  avantages  qui  résultent  de  l'exercice  indé- 
fini de  la  liberté  des  opinions  et  de  la  presse,  consignée  dans  la 
Déclaration  des  Droits,  ainsi  que  de  la  résistance  à  l'oppression  ; 

La  Révolution  est  faite,  si  le  peuple  français  se  pénètre  bien 
des  beautés  du  gouvernement  républicain. 

Priidhomme  fait  suivre  ces  adieux  d'un  article 
sur  les  Beautés  (T un, gouvernement  républicain  et  les 
vertus  nécessaires  à  sa  conservation. 

La  Révolution  est  faite,  oui,  elle  est  faite!  Oui,  la  liberté  est 
fondée I  Oui,  la  République  est  affermie  pour  jamais!  Oui,  le 
peuple  français  a  conquis  tous  ses  droits  pour  l'éternité  !  S'il  a 
acheté  le  plus  grand  des  bienfaits  de  la  nature  au  prix  de  ses 
sueurs  et  de  son  sang ,  ce  n'est  pas  pour  s'en  désemparer  ou  ne 
pas  en  jouir.  Oui,  les  sans-culottes  ont  atteint  le  meilleur  de  tous 
les  gouvernements,  et  s'y  maintiendront!  Ils  ont  triomphé  de  tou» 
les  vices,  ils  donneront  l'exemple  de  toutes  les  vertus... 

Si  ce  langage  de  Prudhomme  était  sincère^ 
il  dut  emporter  dans  sa  retraite  une  bien  douce 
consolation  ;  mais  j'ai  quelque  lieu  de  croire  qu'il 


RÉVOLUTION  359 

n'était  pas  très -convaincu,  et  que  ce  n'était  là 
qu'une  amplificatioD  :  nous  l'entendrons  tout  à 
l'heure  confesser  lui-même  qu'en  quittant  la  lice 
il  fuyait  devant  la  guillotine,  qui  s'avançait  à 
grands  pas  pour  l'atteindre. 

Les  Révolutions  de  Paris  forment  dix-sept  forts 
volumes  in-8*  de  plus  de  700  pages  chacun.  Dans 
les  derniers  temps  de  sa  publication,  Prudhomme 
remplaça  les  gravures  par  des  cartes  des  nouveaux 
départements,  ce  qui  était  encore  une  heureuse 
idée;  ces  cartes  ont  été  réunies  en  un  volume,  qui 
forme  ordinairement  le  1 8*  de  la  collection. 

J'ai  déjà  indiqué  par  quel  genre  de  mérite  se  re- 
commande cette  feuille.  Voici  le  jugement  qu'en 
portait  la  Chronique  de  Paris,  dès  le  mois  de  sep« 
tembre  1789  :  «  La  variété,  la  liberté,  l'impartia- 
hté,  qui  y  régnent,  lui  ont  assuré  le  plus  grand 
succès.  Des  anecdotes  piquantes  ajoutent  à  Fjntérêt 
des  faits  publics ,  qui  paraissent  consignés  avec  la 
plus  grande  exactitude.  L'auteur  montre  partout 
les  sentiments  d'un  bon  citoyen,  et  le  patriotisme 
guide  toujours  sa  plume.  Cet  ouvrage  offrira  un 
jour  d'excellents  matériaux  pour  l'histoire.  »  Et 
on  n'en  trouverait  nulle  part,  en  effet,  d'aussi  abon- 
dants et  d'aussi  sûrs.  Le  Moniteur,  le  Point  du  Jour, 
le  Patriote  français,  le  Courrier  de  Provence,  et  quel- 
ques autres  feuilles  encore,  donnent  avec  plus  d'é- 


360  RÉVOLUTION 

tendue  les  séances  de  nos  Assemblées  nationales  -y 
d'autres,  telles  que  le  Journal  des  Débats  des  Jaco- 
bins, le  Journal  des  Clubs,  le  Journal  de  la  Montagne^ 
font  mieux  connaître  les  sociétés  populaires;  mais 
aucune  n'est  plus  riche  en  détails  sur  l'ensemble 
des  quatre  premières  années  de  la  Révolution  et  les 
grands  événements  dont  elles  furent  marquées. 
Ajoutons  enfin ,  et  ce  n'est  pas  un  petit  mérite  à 
nos  yeux ,  que  chaque  volume  des  Révolutions  de 
Paris  est  terminé  par  une  table  alphabétique. 

Le  journal  de  Prudhomme  eut  l'honneur  d'être 
parodié  par  un  grand  seigneur.  La  Bibliothèque 
impériale  possède  vingt  numéros  d'un  Journal  du 
Journal  de  Prudhomme,  ou  petites  observations  sur 
de  grandes  réflexions,  attribué  à  Stanislas  Clermont- 
Tonnerre.  C'est  une  satire,  parfois  spirituelle,  des 
Révolutions,  qu'elle  prend  corps  à  corps,  et  nu- 
méro par  numéro,  à  partir  du  75*. 

Cinq  ans  après  la  cessation  des  Révolutions^ 
Prudhomme ,  qui ,  somme  toute ,  avait  une  valeur 
plus  grande  que  celle  qu'on  lui  accorde  générale- 
ment, reparaissait  sur  la  scène,  et  lançait  le  pros- 
pectus d'un  nouveau  journal,  auquel  il  donnait  le 
titre  assez  étrange  de  Le  Voyageur,  journal  de 
Prudhomme^  et  cette  épigraphe ,  pâle  imitation  de 
celle  de  sa  première  feuille , 

Les  esclaves  sont  à  genoux 

Lorsque  les  hommes  libres  sont  debout. 


RÉVOLUTION  364 

LOUIS  PRUDHOHME  A  SES  CONCITOYENS 

Sur  la  nécessitéy  pour  relever  l'esprit  public^  de  reprendre  un  jour- 
nal sous  le  titre  de  Journal  de  Prudhomhe,  à  dater  du  ^^  mes^ 
9idor  prochain. 

Je  me  sens  oppressé  du  besoin  d'écrire.  En  rentrant  dans  la 
carrière  pénible  de  journaliste,  mon  seul  but  est  de  défendre  la 
liberté.  Depuis  deux  ans  je  conspire  dans  le  silence  pour  elle  ; 
mais  un  plus  long  silence  serait  un  crime. 

Mon  journal  sera  encore  une  fois  l'épouvante  des  ennemis  de 
la  République,  de  ceux  qui  ont  méconnu  les  droits  sacrés  du 
peuple.  Je  serai  une  sentinelle  incommode  pour  ceux  qui  com- 
mettent des  abus.  Je  poursuivrai  avec  acharnement  les  voleurs , 
dilapida teurs ,  fournisseurs  infidèles:  il  faut  que  tous  ces  vam- 
pires de  la  substance  publique  disparaissent....  Nulle  considéra- 
tion ne  pourra  arrêter  ma  véracité.... 

Mon  nouveau  journal  sera  dans  les  mêmes  principes  impartiaux 
et  sévères  que  j'ai  toujours  manifestés.... 

Plutôt  la  mort  que  de  vivre  dans  un  étal  de  langueur.  Je  re- 
parais sur  la  scène  avec  la  fierté  de  l'homme  qui  n'a  pas  fait  un 
commerce  honteux  de  la  Révolution,  qui  se  glorifie  de  n'avoir 
demandé  d'autre  sang  que  celui  du  dernier  roi  des  Français. 

Il  est  glorieux  pour  moi  d'avoir  su  lutter  contre  toutes  les  fac- 
tions ,  sans  avoir  été  d'aucune.  La  liberté  seule  est  mon  patri- 
moine :  je  défendrai  ce  patrimoine  avec  le  même  courage  que 
j'ai  mis  pendant  les  six  premières  années  de  la  Révolution.  Je 
n'ai  flagorné  aucun  parti.  J'ai  averti  deux  cents  fois  mes  conci- 
toyens de  ce  qui  leur  est  arrivé L'accusateur  public  instruisit 

contre  moi  pour  avoir  prévenu  mes  concitoyens  des  intentions 
perfides  du  roi ,  qui  se  disposait  à  fuir  :  j'adressai  à  cet  accusa- 
teur des  pièces  pour  lui  faciliter  son  accusation....  J'ai  étéincar 
céré  au  31  mai  pour  avoir  dit  que  cette  malheureuse  journée 
nous  en  amènerait  de  plus  funestes  encore.  J'ai  dénoncé  seul, 
dans  mon  journal,  le  premier  acte  de  tyrannie  du  Comité  de  sû- 
T.  yi.  46 


36«  RÉVOLUTION 

reté  générale.  Je  me  suis  prononcé  contre  le  gouvernement 
révolutionnaire,  conlre  les  tribunaux  révolutionnaires  et  les 
commissions  militaires.  J'ai  déclaré  que  ce  système  enveloppe- 
rait rinnocent  et  le  coupable,  le  royaliste  et  le  républicain  ;  que 
la  France  de^îend^ait  une  boucherie  ;  que  Ton  ne  pouvait  pas 
mieux  servir  TAngleterre.  Mais  je  fus  obligé  de  m'arréter  devant 
la  guillotine,  qui  s'avançait  à  grands  pas  pour  m'atteindre.  Je 
préférai  quitter  Paris,  et,  quoique  mon  journal  des  Révolutions 
fût  ma  seule  fortune,  je  l'abandonnai  plutôt  que  de  servir  lâche- 
ment un  système  dangereux  pour  la  liberté.... 

Braves  républicains,  je  vous  vengerai  des  outrages  que  vous 
font  tous  les  jours  les  ennemis  de  la  liberté.  Surtout,  suivez  mes 
conseils.  J'ai  le  droit  de  vous  tenir  ce  langage;  vous  pouvez 
compter  sur  moi.... 

Et  vous.  Directoire  français,  vous  êtes  l'ouvrage  des  républi- 
cains, vous  leur  devez  votre  puissance.  Je  vous  déclare  qu'ils 
vous  soutiendront,  si  vous  avez  plus  de  confiance  en  eux  :  ils  ont 
besoin  de  vous ,  et  vous  ne  pouvez  vous  conserver  que  par  eux. 
Mais  éloignez  de  vous  ceux  qui  vous  caressent  servilement  et  qui 
vous  détestent.  Surveillez  ceux  qui  répandent  que  vous  seuls 
pouvez  gouverner  la  France,  que  les  deux  Conseils  sont  inutiles  : 
les  perfides  qui  tiennent  de  tels  propos  vous  auraient  bientôt 
étouffés,  s'ils  parvenaient  à  détruire  le  Corps  législatif. 

Il  importe  dans  ce  moment  que  l'esprit  public  se  révèle...; 
mais  je  le  déclare,  point  d'esprit  public  sans  la  liberté  de  la 
presse  :  ma  vieille  expérience  révolutionnaire  m'a  prouvé  que 
sans  elle  l'on  ne  peut  que  rétrograder...  Ehl  n'est-il  pas  hon- 
teux pour  les  Français  qu'au  bout  de  dix  ans  de  révolution,  ils 
n'osent  pas  même  se  plaindre  par  la  voie  de  la  presse  de  la 
tyrannie  du  plus  petit  fonctionnaire  public  I 

Comment  les  deux  Conseils  et  le  Directoire  peuvent-ils  con- 
naître ce  qui  doit  être  leur  grand  régulateur,  l'opinion  publique? 
N'en  doutons  pas,  c'est  surtout  le  silence  de  la  presse  que  doi- 
vent redouter  pour  eux-mêmes  les  premiers  magistrats ,  et  c'est 
par  lui  que  périt  la  République.  Cette  vérité  fut  sentie  par  les 
hommes  de  génie  qui  se  trouvaient  à  l'Assemblée  constituante. 


RÉVOLUTION  363 

Les  avantages  de  la  liberté  de  la  presse  sont  plus  grands  que 
les  désavantages  de  la  licence  de  la  presse. 

Je  démontrerai  dans  le  n<>  ^^  de  mon  journal  que  le  silence 
-de  la  presse  a  causé  la  mort  de  plusieurs  individus,  et  que  la 
licence  de  la  presse  n'a  tué  personne.  Je  prouverai  que  tous 
^^eux  qui  ont  entravé  la  presse  ont  été  sacrifiés.  Les  plus  beaux 
discours,  les  plus  grandes  discussions,  pour  prouver  le  danger 
de  la  liberté  de  la  presse,  ne  sont  que  de  vains  sophismes  ;  Ton 
pourrait  appeler  cela  le  charlatanisme  de  la  parole.  Tout  se  ré- 
duit à  celte  question  :  La  liberté  de  la  presse  est-elle  incompa- 
tible avec  un  gouvernement?  Moi,  Prudhomme,  je  réponds  : 
Non! 

Le  Voyageur  s'arrête  au  n**  105  (11  vendé- 
miaire an  8)  ;  un  avis  placé  à  la  fin  de  ce  numéro 
en  annonçait  la  cessation  : 

L.   PRUDHOMME  A  SES  LECTEURS 

Le  délabrement  de  ma  santé  m'oblige ,  pour  la  seconde  fois , 
de  suspendre  mon  journal.  Mais ,  en  interrompant  mon  envoi , 
je  me  dois  à  moi -même,  je  dois  aux  républicains  qui  s'y  étaient 
abonnés,  de  le  remplacer  par  une  feuille  inattaquable  du  côté 
des  principes ,  et  dont  les  nouvelles  eussent  à  la  fois  le  mérite 
de  la  fraîcheur  et  de  l'authenticité.  Je  me  flatte  d'avoir  mérité 
leur  reconnaissance  en  fixant  mon  choix  sur  le  Bim-Informé, 
digne  sous  tous  les  rapports  de  la  confiance  des  bons  citoyens, 
et  dont  la  réputation ,  déjà  consolidée  avant  que  la  tyrannie  le 
condamnât  au  silence,  se  confirme  et  augmente  depuis  que  la 
Constitution  lui  a  rendu  la  parole. 

De  vieux  amis  de  la  liberté ,  qui  ne  s'en  sont  pas  fait  un  pié- 
destal pour  monter  aux  places  et  à  la  fortune,  ont  repris  avec 
amour  le  travail  pénible  qu'exige  sa  rédaction.  Us  s'attachent 
surtout  à  faire  aimer  la  République,  à  exciter  l'ardeur  belli- 
queuse des  conscrits,  à  dévoiler  les  abus,  à  prouver  la  faiblesse 
des  associations  royales  et  la  force  incalculable  des  peuples  libres. 


364  RÉVOLUTION 

Aucun  journal  n'a  des  correspondances  aussi  vastes  et  aussi  sû- 
res, ne  tient  par  autant  de  fils  à  tous  les  ressorts  des  événements 
politiques.  Pouvais-je  ne  pas  le  préférer? 

Que  mes  concitoyens  ne  croient  pas  pour  cela  que  j'aban- 
donne la  cause  de  la  liberté,  à  laquelle  j'ai  donné  des  preuves 
constantes  d'attachement  depuis  le  commencement  de  la  Révolu- 
tion :  jusqu'à  mon  dernier  soupir,  tous  mes  moments  lui  seront 
consacrés.  Les  républicains  me  trouveront  toujours. 

Les  biographes  de  Prudhomme  ne  parlent  point 
fie  son  Voyageur.  En  revanche,  ils  disent  —  et  cela 
nous  paraîtrait,  comme  à  eux,  digne  de  remarque 
—  qu'en  1 814,  il  se  montra  favorable  à  la  Restau- 
ration, et  qu'on  le  vit,  pendant  plusieurs  jours, 
publier  un  journal  (ils  ne  le  désignent  pas  autre- 
ment), où  il  manifesta  hautement  cette  opinion. 


MERCIER   ET   CARRA. 


Annales  patriotiques  et  littéraires. 


«  Les  Annales  patriotiques,  quoique  écrites  sans 
goût  et  d'un  style  platement  vulgaire,  étaient  ce- 
pendant la  boussole  de  tous  les  Jacobins  des  dépar- 
tements ;  il  n'y  avait  pas  une  de  leurs  associations 
qui  n'eût  son  Carra;  on  le  lisait  à  l'ouverture  de 
cbaque  séance  avec  un  respect  religieux  ;  tout  ce 
qu'il  annonçait  était  autant  d'oracles  auxquels  il 
était  défendu  de  ne  pas  croire,  et  toutes  les  maxi- 
mes qu'il  débitait  autant  de  préceptes  divins  aux- 
quels, sous  peine  d'anathème,  on  était  tenu  de  se 
conformer.  Le  Patriote  français  avait  aussi  ses  zéla- 
teurs y  mais  beaucoup  moins  que  les  Annales  pa- 
triotiques ;  non  pas  qu'il  professât  d'autres  prin- 
cipes, mais  parce  qu'il  était  un  peu  mieux  écrit. 
Cela  est  si  exact,  que  la  Chronique  de  Paris,  quoi- 
que rédigée  avec  beaucoup  de  talent  et  d'élégance, 
n'avait  guère  de  lecteurs  qu'à  Paris  :  tant  il  est 
vrai  que,  dans  ce  temps  de  vertige  les  plus  grands 
succès  ont  toujours  été  en  raison  de  la  plus  grande 


366  RÉVOLUTION 

ineptie  des  manœuvres  employées  pour  les  obtenir. 
C'est  la  philosophie,  sans  doute ,  qui  a  préparé  la 
révolution  de  France,  mais  c'est  Textravagance 
qui  Ta  exécutée  (1).  » 

Ce  jugement  n'est  peut-être  pas  très-impartial, 
les  considérants  le  donnent  assez  à  entendre  ;  au 
fond  pourtant  il  ne  manque  pas  de  justesse,  et  les 
écrivains  qui  ont  eu  à  se  prononcer  sur  le  journal 
de  Mercier  et  Carra  n'en  ont  guère  porté  d'autre. 
Aussi,  quelle  qu'ait  été  la  vogue  de  cette  feuille, 
nous  nous  y  arrêterons  peu.  On  n'y  saurait  rien 
trouver  de  bien  piquant  lorsqu'on  vient  de  parcou- 
rir les  journaux  de  Marat,  de  Fréron,  de  Desmou- 
lins, de  Prudhomme,  etc.  Si  cependant  les  doctri- 
nes sont  les  mêmes  dans  toutes  ces  publications, 
celle  de  Carra  diffère  des  autres  par  la  forme,  et 
c'est  à  cela  peut-être  qu'est  dû  son  succès.  Les 
feuilles  que  nous  venons  de  nommer  sont  moins 
des  journaux,  nous  l'avons  déjà  dit,  que  des  re- 
vues, ou  même  des  pamphlets  ;  elles  ne  donnent 
point  ou  peu  de  nouvelles  ;  elles  ne  parlent  géné- 
ralement des  événements  que  pour  les  commenter 
à  leur  point  de  vue,  et  sans  les  raconter.  Les 
Annales  patriotiques,  au  contraire,  sont  une  véri- 
table gazette  —  in-V  à  deux  colonnes  —  dans  le 
genre  du  Journal  et  de  la  Chronique  de  Paris  j  et  des 

(I)  Histoire  d$  la  Rholution  française  par  deux  amis  de  la  liberté ,  t.  ¥iii, 
p.  140. 


RÉVOLUTION  367 

gazettes,  ou  papiers-nouvelles,  comme  on  disait 
encore,  c'est  la  plus  avancée.  Là,  je  le  répète,  est 
probablement  Texplication  de  leur  réussite  :  si  les 
esprits  exaltés  se  plaisaient  aux  déclamations  de 
Fréron  et  consorts,  la  masse  du  public  devait  re- 
chercher les  nouvelles  avec  non  moins  d'avidité. 

C'est  le  5  octobre  1789  que  parut  le  premier 
numéro  des  Annales  patriotiques  et  littéraires  de  la 
France^  et  affaires  politiques  de  V Europe,  journal 
libre,  par  une  société  d'écrivains  patriotes,  avec 
cette  épigraphe,  tirée  du  Contrat  social  :  On  peut 
acquérir  la  liberté^  mais  on  ne  la  recouvre  jamais. 

Le  nouveau  journal  s'annonçait  comme  devant 
être  écrit  avec  une  liberté  impartiale  et  décente.  Se 
défendant  de  faire,  suivant  l'usage  immémorial,  un 
exposé  pompeux  de  tous  les  objets  qu'ils  se  propo- 
saient d'embrasser^  les  auteurs  se  bornent  à  l'indi^ 
cation  sommaire  des  matières  qui  entreront  dans 
leur  plan.  C'étaient  :  1**  le  résultat  exact  et  rai- 
sonné des  opérations  de  l'Assemblée  nationale  et 
de  la  Commune  de  Paris,  épuré  de  tous  les  détails 
minutieux  et  sans  importance  ;  2^  les  opérations  et 
résultats  d'administration  des  assemblées  provin- 
ciales et  municipales  du  royaume  ;  3®  les  anecdotes 
les  plus  piquantes  qui  seront  relatives  à  la  grande 
révolution  de  la  liberté  française,  et  l'analyse  des 
écrits  qui  concourront  à  ses  progrès  ;  4"  les  princi- 
paux événements  que  la  politique  et  la  guerre  ne 


368  RÉVOLUTION 

cessent  d'opérer  dans  les  différentes  parties  da 
monde,  et  surtout  en  Europe;  5®  le  redressement 
des  nouvelles  apocryphes,  des  erreurs  et  des  bé- 
vues géographiques,  parfois  plaisantes,  qui  se 
glissent  assez  fréquemment  dans  toutes  les  ga- 
zettes; 6^  les  notions  les  plus  curieuses  et  les  plus 
intéressantes  de  la  statistique;  7^  un  compte- 
rendu  succinct  des  productions  de  la  littérature 
française  et  étrangère.  «  Il  suffit  d'annoncer,  ajou- 
tait une  note,  que  M.  Mercier  est  le  principal  ré- 
dacteur de  ces  Annales,  pour  que  nous  puissions 
espérer  qu'il  fera  naître  l'intérêt  qu'inspirent  les 
écrits  de  l'auteur  du  Tableau  de  Paris.  » 

Somme  toute,  les  Annales  patriotiques  sont  un 
des  journaux  les  plus  variés  de  l'époque ,  comme 
elles  en  sont  l'un  des  plus  grands  succès.  Leur  vé- 
ritable rédacteur  en  chef  était  Carra,  beaucoup 
moins  connu  alors  que  Mercier,  dont  le  nom  avait 
été  pris  pour  enseigne,  mais  qui  ne  devait  pas 
tarder,  lui  aussi,  à  arriver  à  la  célébrité.  Ecoutez 
plutôt  le  malin  auteur  des  Sabatsjacobites,  dans  sa 
Chanson  diplomatique  en  V honneur  de  M.  Carra,  écri- 
vain patriote  : 

Air  :  Oui,  noir;  mais  pas  si  diable. 

Oh  !  c'est  un  bien  grand  homme 
Que  mon  ami  Carra  ! 
Il  faudrait  plus  d'un  tome 
Pour  vous  prouver  cela, 
Pour  vous  (bis)  prouver  cela. 


RÉVOLUTION  369 

Au  Monomotapa, 
En  Chine,  au  Canada, 
Dans  la  Grèce  et  dans  Rome, 
Il  est  gens  qu'on  renomme 
Et  que  Von  prise  comme 
Vor  au  plus  fin  carat,.. 

Carra,  Carra 
Vaut  bien  mieux  (bis)  que  cela. 

Oh  !  c*est  un  phénomène 

Si  jamais  il  en  fut  / 

//  bégayait  à  peine 

Qu'un  Caton  il  se  crut, 

Qu*un  Ca  (bis)  ton  il  se  crut. 

A  trente  ans  il  voulut 

Mettre  tout  au  rebut. 

Ce  foudre  d^éhquence 

Dit  avec  assurance 

Qu'il  rendrait  à  la  France 

Le  plus  brillant  éclat. 

Carrai  Carra! 
Rien- de  mieux  (bis)  gtie  cela. 


Puis  après  il  compose. 
Pour  cent  écus  par  an. 
Un  journal  que,  pour  cause. 
On  lit  en  se  couchant. 
On  lit  (bis)  en  se  couchant. 
On  y  fronde  à  la  fois 
Les  prêtres  et  les  rois; 
Et  le  folliculaire, 
Pour  cette  ceuvre  si  chère, 
S'est  rendu  nécessaire 
Au  clémentin  sénat. 
Carra  /  Carra  ! 
Rien  de  mieux  que  cela  I 

46. 


370  RÉVOLUTION 

Malgré  tant  d^aventures. 
Le  sublime  Carra 
De  vomir  des  injures 
Fait  son  unique  état. 
Fait  son  (bis)  unique  état. 
Il  insulte  les  rois, 
n  foule  aux  pieds  les  lois. 
Un  temps  viendra,  je  pense, 
Où  récrivain,  en  France, 
Qui  prêche  la  licence, 
A  la  potence  ira. 

Carra!  Carra f 
Tu  verras  (bis)  ce  temps-là. 

«  Fort  bonhomme  et  très-mauvaise  tète,  dit  ma- 
dame Roland  dans  ses  Mémoires ^  en  parlant  de 
Carra.  On  n'est  pas  plus  enthousiaste  de  révolu- 
tion, de  république  et  de  liberté;  mais  on  ne  juge 
pas  plus  mal  les  hommes  et  les  choses.  Ses  Annales 
réussissent  merveilleusement  dans  le  peuple  par 
un  certain  ton  prophétique  toujours  imposant  pour 
le  Yulgaire.  » 

Carra  nous  a  tracé  lui-même  son  portrait  dans 
une  sorte  de  déclaration  dont  il  fit  précéder  sa 
rentrée  aux  Annales  patriotiques,  qu'il  avait  été 
obligé  d'abandonner  quelque  temps  à  la  suite  des 
événements  du  Champ-de-Mars. 

J'ai  quarante-neuf  ans.  J'ai  voyagé  pendant  onze  ans  en  Europe; 
j'avais  appris  alors  sept  langues  étrangères,  parce  que  c'était  dans 
la  classe  de  ce  qu'on  appelle  le  peuple  que  je  voulais  étudier  les 
hommes  de  tous  les  pays.  Ma  plume  n'est  pas  restée  oisi?e  au 


RÉVOLUTION  374 

mitieu  des  observations  que  j'ai  faites  en  Russie,  en  Turquie,  en 
Allemagne,  en  Suisse,  en  Italie,  en  Angleterre  ;  et,  tout  en  obser- 
vant les  choses,  j*observais  très-scrupuleusement  les  personnes. 
C'est  là  que  j'ai  pris  une  forte  haine  pour  les  rois  et  un  tendre 
amour  pour  l'humanité.  Les  différents  ouvrages  que  j'ai  publiés 
depuis  plus  de  vingt  ans  constatent  mes  principes  et  mes  opinions. 
Mon  courage  et  mon  patriotisme  ne  sont  pas  douteux  :  qu'on  lise 
VOrateur  des  États-Généraiix,  répandu  avec  profusion  en  mai  et 
juin  1789,  dans  la  capitale,  surtout  au  milieu  de  l'Assemblée  na- 
tionale, et  dont  il  y  a  eu  près  de  cinquante  éditions,  tant  en  France 
que  dans  les  provinces  belges;  qu'on  ouvre  aussi  le  premier  vo- 
lume des  procès-verbaux  des  électeurs  de  Paris,  réunis  en  juillet 
4789,  on  y  trouvera  la  motion  que  je  fis,  le  40  du  même  mois, 
pour  la  formation  de  la  garde  citoyenne  de  Paris,  motion  qui 
détermina,  le  jour  suivant,  l'arrêté  des  électeurs  à  cette  occasion^ 
Toutes  ces  circonstances,  je  ne  les  rappelle  que  pour  prouver  que 
c'étaient  l'étude  et  une  longue  expérience  des  choses  et  des  per* 
sonnes,  et  non  l'impulsion  du  moment,  qui  avaient  rempli  mon 
âme  du  feu  sacré  de  la  liberté  et  de  l'amour  de  la  patrie. 

Je  défie  maintenant  à  personne  de  dire  que  j'aie  jamais  varié 
dans  mes  principes  depuis  la  Révolution  ;  je  fais  plus,  je  défie, 
dans  tous  les  pays  où  j'ai  vécu,  et  surtout  à  Paris,  où  je  suis  fixé 
depuis  quinze  ans,  qui  que  ce  soit  d'avoir  aucun  reproche  fondé 
à  me  faire  sur  mes  mœurs  et  ma  vie  privée.  Eh  bien,  fort  de 
mon  expérience,  de  ma  conscience  et  de  la  confiance  que  j'ai 
méritée  parmi  les  bons  citoyens,  je  déclare  à  mon  siècle  et  à  la 
postérité  que  les  hommes  pour  lesquels  j'ai  la  plus  profonde 
estime  sont  :  MM.  Pétion,  Robespierre,  Buzot,  l'évéque  Grégoire 
jet  Brissot.  Je  déclare,  en  outre,  que  je  suis  resté  attaché  à  la 
Société  des  Amis  de  la  Constitution  séante  aux  Jacobins,  parce 
que  c'est  là  où  j'ai  vu,  comme  M.  Pétion,  la  justice,  le  désinté- 
ressement, la  bonne  foi  et  le  fonds  des  vrais  principes.  Je  sais 
bien  que  cette  portion  restant  aux  Jacobins  exige  un  scrutin  épu- 
ratoire  :  il  aura  lieu  dans  huit  jours.  Mais  la  portion  réfugiée 
aux  Feuillants  est-elle  donc  si  pure  !  Je  Tavoue,  quand  même  on 
n'épurerait  pas  la  section  restant  aux  Jacobins,  j'aimerais  mieux 


37«  RÉVOLUTION 

encore  y  vivre  que  d'aller  respirer  un  air  commun  à  MM.  Dandré, 
Desmeunier,  Chapelier,  et  quelques  autres  étouffoirs  du  génie,  du 
sens  commun  et  de  Tespril  public. 

Tous  les  articles  de  Carra  sont  signés,  au  moins 
de  ses  initiales.  Nous  en  citerons  encore  un,  comme 
spécimen,  pris  un  peu  au  hasard  dans  ce  premier 
volume. 

Observations  sur  le  mot  populace. 

Sous  le  règne  du  despotisme,  tout  est  avili,  tout  est  dénaturé, 
jusqu'à  la  langue  même,  et  les  courtisans  surtout  n'ont  rien  de 
plus  à  cœur  que  de  chercher  à  voiler,  par  des  termes  grossiers 
et  dédaigneux,  la  majesté  du  peuple,  en  désignant  ce  même  peuple 
sous  le  nom  de^populace,  et  souvent  sous  celui  de  canaille;  mais 
sous  le  règne  de  la  liberté,  il  faut  changer  de  ton  et  d'expression, 
comme  de  principes  et  de  manières.  C'est  donc  avec  une  extrême 
surprise  que  nous  voyons,  non  pas  des  gens  de  cour,  mais  des 
journalistes,  se  servir  encore  fréquemment,  aujourd'hui  de  ce  mot 
populace,  en  parlant  du  gros  de  la  nation  et  de  la  classe  la  plus 
précieuse  de  l'empire.  Qu'ils  apprennent  que  ce  mot  est  un  bar- 
barisme insolent  dans  la  langue  d'un  peuple  libre,  et  qu'il  n'est 
plus  permis  de  s^en  servir,  sous  peine  d'être  chassé  de  la  société, 
comme  on  est  chassé  de  la  maison  d'un  homme  qu'on  va  insulter 
chez  lui.  Dans  quelle  circonstance  d'ailleurs  peut-on  appliquer  ce 
mot?  Est-ce  dans  un  marché,  lorsque  le  peuple  des  campagnes 
vient  en  foule  nous  apporter  des  subsistances?  Est-ce  dans  une 
fête  de  village,  lorsque  ce  bon  peuple  se  délasse  de  ses  travaux 
pénibles  et  journaliers?  Est-ce  pour  les  ouvriers  des  villes,  lors- 
qu'ils s'assemblent  sur  les  prom<>nades  publiques,  ou  dans  les 
spectacles,  ou  dans  les  guinguettes,  pour  y  jouir,  une  fois  par 
semaine,  de  quelques  divertissements,  bien  maigres  en  compa- 
raison de  ceux  dont  les  riches  jouissent  tous  les  jours?  Est-ce 
parce  que  ce  peuple  est  couvert  de  haillons,  et  qu'il  n'a  ni  croix, 
ni  cordons,  ni  carrosses?  car  le  peuple  à  carrosses  et  à  cordons 


RÉVOLUTION  373 

rouges  et  bleus  n'est  pas  de  la  populace  pour  les  journalistes  dont 
nous  parlons  :  c'est  monseigneur  le  prince,  monseigneur  le  duc  ; 
enfin  ce  sont  là  des  gens  comme  il  faut,  pour  ces  journalistes. 
Est-ce  le  peuple  qui  s'assemble  pour  prendre  la  Bastille,  pour 
aller  à  Versailles  sauver  la  France,  pour  teindre  ses  haillons  de 
son  sang  en  haine  du  despotisme  et  en  faveur  de  la  liberté?  Ah  l 
oui ,  c'est  celui-là  sûrement  que  ces  journalistes  entendent  dési- 
gner nominativement  par  le  mot  populace.  Misérables  I  il  vous  sied 
bien  d'insulter  ainsi  un  peuple  de  héros,  qui  sacrifiait  sa  vie  pour 
vous,  tandis  que  vous  étiez  tout  tremblants.  Allez,  et  sachez  dé- 
sormais respecter  le  peuple,  sotis  tous  les  points  de  vue,  et  sur- 
tout le  peuple  qui  a  su  conquérir  sa  liberté  en  trois  jours  de 
temps,  après  un  esclavage  et  une  oppression  inouïs  depuis  cinq 
cents  années.  J'interpelle  donc  tous  nos  lecteurs  de  nous  dénoncer 
le  journaliste  qui  osera  profaner  la  majesté  suprême  du  peuple 
français  en  le  désignant ,  quelque  part  que  ce  soit  et  dans  quel- 
que circonstance  que  ce  puisse  être,  sous  le  nom  de  populace. 

Dans  le  morceau  suivant,  sorte  de  revue,  de  ta- 
bleau de  la  première  année  de  la  Révolution,  on 
reconnaîtra  facilement  la  plume  de  l'auteur  du 
Tableau  de  Paris  et  de  VAn  2440  : 

A  Vannée  4789. 

Adieu,  mémorable  année,  et  la  plus  illustre  de  ce  siècle  I  année 
unique,  où  les  augustes  Français  ramenèrent  dans  les  Gaules  l'éga- 
lité, la  justice,  la  liberté,  que  le  despotisme  aristocratique  tenait 
captives  1  Adieu,  année  immortelle,  qui  avez  fixé  un  terme  à  l'avi- 
lissement du  peuple,  qui  l'avez  ennobli  en  lui  révélant  des  titres 
dont  l'original  s'était  égaré  1  Adieu,  très-glorieuse  année,  par  le 
courage  et  l'activité  des  Parisiens,  par  la  mort  de  haut,  puissant 
et  magnifique  Clei^é,  et  par  le  décès  de  dame  puissante  et  hau- 
taine Noblesse,  morte  en  convulsion  I 

Merveilleuse  année  !  le  Patriotisme  est  sorti  tout  armé  de  vos 


374  RÉVOLUTION 

flancs  généreux ,  et  c'est  lui  qui  a  mis  tout  à  coup  à  leur  place 
une  foule  de  citoyens  éclairés,  qui  a  fait  éclore  des  talents  in- 
connus, et  qui  a  donné  enfin  à  l'Europe  attentive  et  étonnée  de 
grandes  leçons,  dont  elle  profitera  sans  doute. 

Année  incomparable!  vous  avez  vu  finir  le  gouvernement  d'é- 
pouvantable mémoire  qui  avait  une  si  étroite  accointance  avec  la 
Bastille ,  sa  première  favorite  et  la  femelle  la  plus  grosse  et  la 
plus  monstrueuse  qu'on  ait  jamais  vue,  morte  d'une  attaque  su- 
bite et  violente  ;  et  c'est  par  là  qu'on  vit  le  même  jour  nos  bra- 
ves et  heureux  compatriotes  sauver  T Assemblée  nationale  (qu'on 
allait  couper  à  boulets  rouges],  briser  les  chaînes  de  l'esclavage, 
et  épouvanter  le  glaive  du  despotisme,  que  le  prince  de  Lambesc 
avait  déjà  fait  étinceler,  ce  glaive  perfide  placé  dans  la  main  des 
troupes  étrangères,  et  qui  (quoi  qu'on  en  dise)  voulait  nous  im- 
moler pour  s'épargner  le  soin  de  nous  payer. 

Que  d'événements  inattendus  renferme  cette  année  l  Dans  l'es- 
pace de  quelques  mois,  on  a  réparé  les  malheurs  et  les  fautes  ûe 
plusieurs  siècles  ;  l'homme  a  recouvre  sa  dignité  première,  et  ce 
système  de  féodalité,  d'oppression,  qui  outrageait  l'humanité  et 
la  raison,  est  anéanti. 

Je  vous  offre  mon  encens,  auguste  année  !  Vous  avez  changé 
mon  Paris,  il  est  vrai,  il  est  tout  autre  aujourd'hui  ;  mais  encore 
un  peu  de  temps,  et  il  sera  le  séjour  de  la  liberté  et  du  bonheur. 
y  Y  respire  déjà  Vair  des  montagnes  de  la  Suisse  ;  j'y  suis  soldat, 
non  comme  un  dogue  guerrier  lancé  par  le  despotisme,  mais 
comme  un  citoyen  qui  donnera  sa  vie  avec  joie  pour  la  vraie 
cause  de  sa  patrie.  Depuis  trente  ans  j'avais  un  pressentiment 
secret  que  je  ne  mourrais  point  sans  être  témoin  d'un  grand  évé- 
nement politique  ;  j'en  nourrissais  mon  âme  et  mes  écrits.  Voilà 
du  nouveau  pour  ma  plume  ;  je  vous  en  rends  grâce  trois  fois,  ô 
bienfaisante  année  1  Si  mon  Tableau  est  à  refaire,  l'on  dira  du 
moins  un  jour  :  En  cette  année  les  Parisiens  ont  montré  au  trône 
et  au  ciel  trois  cent  mille  bras  armés  en  quarante-huit  heures  ; 
ils  n'ont  pas  voulu  laisser  détruire  leur  ville;  ils  ont  fait  un  mou- 
vement, et  ce  mouvement  s'est  communiqué  à  la  France,  au 
reste  de  l'Europe  :  tant  le  peuple  est  une  puissance,  et  môme  la 


RÉVOLUTION  375 

seule  puissance  ;  ce  qu'il  faut  que  les  souverains  sachent  enfin  ! 

Grande  année  !  vous  serez  l'année  régénératrice  ;  vous  en  por- 
terez le  nom  ;  l'histoire  célébrera  vos  hauts  faits.  Vous  fuyez  pour 
vous  enfoncer  dans  les  temps:  adieu,  puisqu'il  est  impossible  à 
nos  vœux  d'allonger  votre  terme  ;  mais  dites  bien  du  moins  à  ma 
chère  fille  V Année  2440  que  nous  courrons  au-devant  d'elle  de 
toutes  nos  forces,  que  nous  précipiterons  notre  marche  pour  l'at- 
teindre et  pour  l'embrasser... 

Adieu,  année  sans  pareille  dans  notre  histoire  I  Moi  qui  fus  libre 
bien  avant  le  jour  de  noire  liberté,  puis-je  manquer  d'être  fidèle  à 
votre  souvenir?  Non  ;  chaque  jour  je  remercie  l'Etre  suprême  de 
m'avoir  fait  voir  l'aurore  du  soleil  de  la  liberté;  il  va  luire  sur  ma 
patrie,  armé  de  tous  ses  rayons.  Montesquieu,  Rousseau,  Diderot, 
Mably,  Helvétius,  Voltaire,  Turgot,  Thomas,  sont  dans  la  tombe  ; 
ils  n'ont  point  vu  ces  jours  étonnants,  ces  jours  de  gloire  que  leur 
génie  avait  préparés.  Oh!  de  quelles  louanges  n'auraient-ils  pas 
salué  le  peuple  français  régénéré!  C'était,  hélas!  à  leur  organe, 
et  non  au  mien,  qu'il  appartenait  de  chanter  les  vertus  patrioti- 
ques qui  ont  devancé  mon  attente  tardive  et  surpassé  mes  espé- 
rances; mais  j'écrirai  au  moins  ce  que  f  ai  vu,  afin  que  tels  événe- 
ments ne  sortent  point  de  la  mémoire  des  hommes  nés  et  à  naître , 
afin  qu'ils  apprennent,  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les  lieux, 
qu'il  ne  tient  qu'à  leur  bras  et  à  leur  tête  de  détruire  toute  espèce 
de  tyrannie ,  qu'il  ne  faut  que  vouloir,  et  que  Dieu  protège  visi- 
blement toute  insurrection  généreuse... 

Les  Annales  poursuivirent  leur  carrière  jusqu'à 
la  fin  de  Tan  V ,  mais  à  travers  des  vicissitudes  dont 
on  trouvera  le  tableau  à  la  Bibliographie. 

On  sait  comment  finit  Carra.  Après  lui  les  An- 
nales eurent  pour  principal  rédacteur  Salaville,  qui 
l'avait  déjà  suppléé  lorsqu'il  avait  été  envoyé  en 
mission  dans  les  départements,  et  dont  Babeuf  fait 
l'éloge  comme  d'un  ardent  républicain. 


76  RÉVOLUTION 

Mercier  reprit  la  direction  de  sa  feuille  au  com- 
mencement de  Tan  lY,  et  c'est  dans  ses  mains 
qu'elle  mourut.  J'ai  parlé  ailleurs  de  la  part  qu'eut 
cet  écrivain  à  la  rédaction  de  la  Chronique  du  Mois. 


FàUGHET.  BONNEYILLE. 


Le  Tribun  du  Peuple.  —  Le  Cercle  social.  —  La 
Bouche  de  Fçr.  —  Journal  des  Amis.  —  Bulletin 
des  Amis  de  la  Vérité. 


«  Un  fou  nommé  Bonneville,  et  une  autre  espèce 
de  fou,  l'abbé  Fauchet^  enthousiaste  qui  n'est  pas 
sans  quelque  talent,  quoiqu'il  soit  absolument  dé- 
nué de  goût,  se  sont  avisés  (de  quoi  ne  s'avise-t-on 
pas  aujourd'hui  pour  être  quelque  chose?)  de  join- 
dre les  mystères  de  la  Maçonnerie  aux  principes 
de  la  Constitution,  et  de  cet  amalgame  bizarre  ils 
ont  composé  un  journal  qu'ils  appellent  la  Bouche 
de  Fer,  attendu  qu'ils  ont,  en  effet ,  placé  une  bou- 
che de  fer  au  dépôt  de  leur  journal,  près  du  Théâtre- 
Français,  en  invitant  tous  les  citoyens  à  y  jeter, 
comme  on  fait  dans  celle  de  Venise,  leurs  idées  sur 
le  gouvernement,  leurs  questions,  leurs  accusa- 
tions, etc.  Cette  invention  n'a  pas  prospéré  jus- 
qu'ici ;  car  il  est  clair,  par  leur  journal,  que  ce  sont 
eux  qui  font  les  demandes  et  les  réponses.  Rien 
n'est  plus  plaisant  ni  plus  ridicule  que  la  démence 


378  RÉVOLUTION 

sérieuse  qui  règne  dans  cet  ouvrage,  où  se  trouvent 
pèle-mèle  toutes  les  rêveries  des  illuminés  avec  les 
discussions  politiques,  le  jai^on  de  la  mysticité 
avec  l'emphase  des  prédicateurs,  où  Ton  remonte 
jusqu'à  la  tour  de  Babel  et  l'arche  de  Noë,  pour 
redescendre  aux  sections  et  aux  districts,  où  l'on  ne 
projette  rien  moins  qu'une  religion  universelle^  une 
régénération  universelle,  etc.  Nos  deux  prophètes 
ont  ouvert  un  Cercle  social,  par  lequel  ils  préten- 
dent communiquer  avec  toutes  les  nations  de  Yuni- 
vers.  Ainsi,  grâce  à  eux,  la  Révolution  aura  eu 
aussi  ses  illuminés,  tout  comme  si  nous  étions  au 
temps  des  Frh'es  rouges  de  Cromwell  et  des  confré- 
ries de  la  Ligue.  Heureusement,  ceux-ci  ne  sont 
pas  dangereux;  ils  ne  sont  qu'extravagants,  et  ne 
veulent  régénérer  l'univers  qu^par  V amour.  » 

C'est  La  Harpe  qui  parle  ainsi,  mais  dans  sa 
Correspondance  littéraire  (lettre  293),  et  l'on  sait 
que  ces  épanchements  confidentiels  du  célèbre  cri- 
tique ne  se  recommandent  pas  précisément  par  leur 
impartialité.  Cependant  c'était  bien  là  le  fond  de 
l'opinion  contemporaine,  et  la  postérité  n'a  guère 
porté  d'autre  jugement  sur  ces  deux  novateurs. 

«  Anacharsis  Clootz,  Fauchet  et  Bonneville,  dit 
M.  Lanfrey,  allaient,  par  leurs  complaisantes  uto- 
pies, remuer  au  fond  des  cœurs  cette  soif  de  l'im- 
possible, cette  passion  de  l'absolu,  ces  aspirations 
vers  le  rêve,  qui  ne  plaisent  tant  aux  peuples  que 


RÉVOLUTION  379 

parce  qu'elles  les  flattent  en  dissimulant  sous  des 
chimères  les  labeurs  de  leur  tâche,  et  qui  perdent 
infailliblement  les  révolutions  où  elles  parviennent 
à  prévaloir.  L'abbé  Fauchet,  qui  vaut  mieux  que 
sa  descendance,  est  le  père  légitime  de  ces  apôtres 
de  V amour  qui  ont  depuis  pullulé  pour  notre  honte, 
et  dont  les  maximes  lâches  et  efféminées  ont  tant 
contribué  à  énerver  la  virilité  des  hommes  de  ce 
siècle  (1).  » 

On  connaît  Claude  Fauchet,  ancien  abbé,  l'un 
des  premiers  électeurs  de  Paris  et  des  présidents  de 
la  Commune,  l'un  des  vainqueurs  de  la  Bastille,  et 
l'un  des  hommes  qui  se  placèrent  tout  d'abord,  par 
le  courage  de  la  pensée  et  de  la  parole,  au  premier 
rang  parmi  les  athlètes  de  la  Révolution,  celui  de 
tous  peut-être  que  la  nature  et  l'éducation  sem- 
blaient  avoir  plus  particulièrement  formé  pour  re- 
muer les  passions  vulgaires  et  électriser  les  passions 
les  plus  nobles.  On  connaît  également  sa  doctrine  : 
Fauchet  proclama  l'accord  du  christianisme  et  de  la 
démocratie  ;  le  premier  il  fit  de  cette  idée,  jusqu'a- 
lors vague  et  à  l'état  de  sentiment,  un  système  ri- 
goureux qu'il  appuyait  de  preuves  métaphysiques 
et  historiques  (2) . 

Philosophe  nourri  du  mysticisme  de  Saint-Mar- 
tin, un  des  plus  enthousiastes  et  des  plus  audacieux 

(I)  Essai  sur  la  Révolution  française,  p.  249. 

(S)  Voir  une  remarquable  étude  de  la  doctrine  de  Fauchet  dans  E.  Maron, 
Histoire  littéraire  de  la  Révolution,  p.  137  et  suir. 


380  RÉVOLUTION 

parmi  les  publicistes,  Bonneville  appelle  l'attentioD 
moins  par  son  talent,  qui  était  assez  médiocre,  que 
par  ses  doctrines,  qu'on  a  vues  reparaître  de  nos 
jours  sous  le  nom  de  socialisme,  et  conquérir  de 
nombreux  adeptes.  Comme  Fourier,  et  avant  Fou- 
rier,  Bonneville  avait  forgé  sa  théorie  du  bonheur 
parfait;  elle  devait  se  réaliser,  suivant  lui,  par  deux 
moyens  fort  simples  :  une  nouvelle  répartition  des 
biens,  et  la  communauté  des  femmes.  Dès  avant 
1789,  on  le  voit  préoccupé  de  donner  à  la  Révolu- 
tion, qu'il  était  facile  de  prévoir,  la  direction  qu'il 
croit  la  plus  conforme  aux  besoins  et  au  bonheur 
de  l'humanité.  Vers  le  milieu  de  1789,  il  publie^ 
sous  le  titre  de  Tribun  du  Peuple,  des  lettres  à  l'imi- 
tation de  celles  de  Junius.  La  première  est  adressée 
à  la  nation  française  : 

Restes  du  plus  vertueux  des  peuples,  soyez  attentifs,  pensez  à 
vos  antiques  honneurs,  à  ce  nom  d'homme  franc,  encore  le  plus 
beau  titre  que  puisse  désirer,  chez  toutes  les  nations,  un  véritable 
ami  de  J'humanité.  Contemplez  avec  respect,  en  ces  temps  mo- 
dernes, le  spectacle  majestueux  d*un  grand  peuple,  dont  le  plus 
faible  citoyen  marche  l'égal  des  rois,  et,  pour  réclamer  ses  fran- 
chises, ne  leur  offre  point  à  genoux  des  complaintes  et  des  do- 
léances... 

Peuple  français,  je  parle  à  tous  1  Malheur  à  Thomme  né  pour 
les  forfaits  et  la  servitude  qui  voudrait  ambitionner  un  plus  beau 
titre  que  celui  de  citoyen  français  ! 

Citoyens,  quelle  ivresse  délicieuse  inspire  le  sentiment  de  la 
liberté,  quand  on  en  jouit  pour  la  première  fois  après  tant  de 
siècles  de  servitude  I  Mais  prenons  garde  de  trop  compter  sur  les 
promesses  de  qui  pourra  perdre  ou  envahir.  Il  y  avait  un  jour  de 


RÉVOLUTION  381 

fête  chez  les  Romains  où  les  esclaves  étaient  servis  par  leurs  maî- 
tres. Voilà  à  peu  près  où  nous  en  sommes.  Le  lendemain  arrivait  l 
Craignez,  citoyens,  de  n*avoir  pas  assez  prévu  ce  lendemain  fatal 
où  vous  serez  tous  isolés,  désunis,  et  peut-être  enchaînés  les  uns 
par  les  autres.  N'en  a-t-il  pas  toujours  été  ainsi  de  vos  anciennes 
assemblées?  Et  tant  qu'il  existera  des  privilèges  exclusifs  et  hé- 
réditaires, qui  accordent  à  un  seul  ce  qui  appartient  à  tous,  les 
formes  de  la  tyrannie  pourront  changer  avec  les  occurrences,  mais 
la  tyrannie  existera  toujours.  Ce  moment,  qui  doit  briser  nos  fers 
ou  les  river  pour  toujours,  mérite  toute  notre  attention. 

Si  le  souverain,  heureusement  éclairé  sur  ses  propres  intérêts^ 
veut  le  bonheur  de  son  peuple,  croyez-vous  que  les  princes  et  les 
grands  seigneurs,  et  tous  ceux  dont  les  abus  sont  le  patrimoine, 
ne  cherchent  pas  tous  les  moyens  de  tromper  ses  bons  des- 
seins?... 

Craignez  le  haut  clergé,  c'estrà-dire  la  soûle  partie  du  clergé 
qui  soit  noble,  qui  soit  riche,  qui  soit  oisive  ;  et  la  haute  noblesse, 
la  seule  partie  de  la  noblesse  qui  obtient  par  ses  bassesses  dans 
les  cours  les  récompenses  qui  sont  dues  aux  longs  et  pénibles 
travaux  de  la  petite  noblesse.  Voilà  les  ennemis  de  la  nation;  ce 
sont  eux  qui  ont  mis  en  délibération  si  une  poignée  d*oisifs  ap- 
partient à  vingt-quatre  millions  d'hommes,  ou  si  vingt-quatre 
millions  d'hommes  appartiennent  à  une  poignée  d'oisifs.  Laisse- 
rons-nous encore  longtemps  cette  question  douteuse?  a  C'est  mé- 
riter tous  les  affronts  que  d'en  souffrir  d'éternels  sans  vengeance.  » 

Grénéreux  peuple,  peuple  français,  oseras-tu  donc  enfin  une 
première  fois  demander  un  faible  soulagement  de  tes  maux  à  ces 
tyrans  qui  n'ont  jamais  rougi  de  trafiquer  même  de  tes  vertus, 
après  avoir  envahi  tes  biens  et  tes  espérances  I 

Quel  pays  où,  depuis  quatorze  siècles,  on  ne  voit  qu'intrigues,, 
et  cabales,  et  proscriptions  ;  un  peuple  appauvri,  dépouillé  de  tous 
ses  droits,  même  du  droit  sacré  de  la  plainte,  réduit  pour  toute 
nourriture  à  des  restes  d'herbages  et  de  patates  ;  où  W  prix  d'une 
journée  entière  de  travail  ne  suffit  pas  à  payer  de  l'eau  pour  dés- 
altérer la  malheureuse  famille  d'un  citoyen  l  encore  l'a-t-il  sou- 
vent mauvaise  et  corrompue  ! 


3«î  RÉVOLUTION 

Pauvre  peuplel  ces  palais  dorés  où  vos  ennemis  se  perdent  de 
mollesse,  vous  les  avez  bâtis  ;  vpus  leur  préparez  à  jeun  ces  re- 
pas somptueux  qui  les  enivrent  de  luxure;  ces  chevaux,  sous  les- 
quels ils  vous  écrasent  en  courant  à  leurs  rendez- vous  stériles, 
c'est  vous  qui  les  avez  domptés. 

Que  vous  a-t-on  laissé? 

Permettez-moi  d*abord  de  vous  féliciter  que  la  tyrannie  en  soit 
venue  à  ce  dernier  terme  où  la  flatterie  ne  peut  plus  séduire,  où 
la  bonne  foi  du  moins  éclairé  des  citoyens  ne  peut  plus  être 
trompée.  Bénissez  Tauguste  souverain  qui  veut  entendre  vos 
plaintes  de  votre  propre  bouche  !  Mais  il  faut,  par  un  dévoue- 
ment noble  et  généreux,  mériter  le  grand  bienfait  qui  vous  est 
offert,  et  les  respects  de  l'Europe  entière  et  de  la  plus  éloignée 
postérité. 

Donnez  tout  ce  qu'on  vous  a  laissé  ;  toutefois  que  cet  abandon 
ne  soit  pas  l'effet  de  la  crainte  ou  de  l'indifférence.  Sachez  dé- 
fendre avec  courage,  et  jusqu'au  dernier  soupir,  les  droits  im- 
prescriptibles de  tous  les  peuples,  et  que,  par  vos  soins  et  un  en- 
tier abandon  de  vous-mêmes,  vos  enfants  et  les  enfants  de  vos 
enfants  jouissent,  dans  le  sein  de  l'abondance  et  de  la  paix,  d'un 
code  fraternel. 

0  mes  concitoyens!  travaillons  avec  courage  à  ce  grand  œuvre, 
comme  si,  devant  renaître  un  jour  sur  la  terre,  nous  avions  be- 
soin pour  nous-mêmes  d'y  retrouver  des  lois  impartiales  et  toutes 
les  vertus  qu'enfante  la  liberté ,  cette  liberté  qui  n'est  pas  la  li- 
cence, et  toujours  si  persécutée  qu'elle  avait  des  temples  à  Rome 
et  n'y  habitait  pas. 

Dans  la  deuxième  lettre,  adressée  aux  Etats- 
Généraux,  Bonneville  donne  Texplication  du  titre 
qu'il  a  choisi  pour  sa  feuille  : 

Dernièrement,  quelques  artisans  dont  je  défendais  les  droits^ 
qui  sont  les  miens,  m'ont  appelé  le  Tribun  du  peuple.  Alors  mon 
pauvre  cœur,  flétri  par  de  longues  souffrances,  s'est  un  peu  ré^ 
chauffé  :  le  nom  de  Tribun  du  peuple,  qui  a  porté  dans  tous  mes 


RÉVOLUTION  383 

ossements  la  sainte  ivresse  du  patriotisme,  m*a  paru  grand  et 
harmonieux;  j'y  ai  trouvé  le  titre  heureux  d'un  ouvrage  selon 
mon  cœur.  Qu'il  me  serait  doux  si  dans  ma  vieillesse,  ignoré 
dansla  foule,  j'entendais  hénir  quelquefois 

Le  Tribun  du  peuple  ! 

La  troisième  lettre  est  adressée  à  la  noblesse,  la 
quatrième  au  clergé  ;  Bonneville  adresse  la  cin- 
quième à  son  éditeur. 

Fidèle  au  plan  que  je  me  suis  proposé,  y  dit-il,  je  publierai 
mes  lettres  comme  Junius  Bru  tus  a  publié  les  siennes  en  Angle- 
terre, comme  le  sage  auteur  Des  droits  et  des  devoirs  du  citoyen 
eût  publié  ses  observations,  si,  pendant  sa  vie,  il  eût  pu  trouver 
un  imprimeur  et  un  éditeur. 

De  grâce,  point  de  souscriptions,  point  de  livraisons  périodiques, 
point  de  censeurs  royaux,  point  de  journal. 

Ces  journaux  souscriptûmnés  et  périodiques  sont  tous  soumis  à 
une  censure  ministérielle  plus  ou  moins  rigoureuse,  à  proportion 
de  l'influence  que  leur  donne  leur  succès  particulier  :  esclavage 
onéreux  et  funeste  au  développement  de  toute  vérité  qui  pour- 
rait choquer  les  intérêts  des  censeurs  ou  des  liaisons  de  ces  cen- 
seurs royaux. 

Ainsi  tout  homme  qui  publie  aujourd'hui  un  journal  soumis  à 
la  censure  ministérielle  est  un  mauvais  citoyen.  Celui  qui  l'en- 
courage par  ses  souscriptions  est  un  mauvais  citoyen.  A  moins 
que  la  bassesse  de  nos  ordres  ministériels  n'ait  trop  avili  nos  âmes,. 
ces  principes  sont  incontestables.  Les  ordres  d'un  ministre  ne  sont 
pas  des  lois. 

Sans  doute  il  est  permis  à  un  homme  honnête  do  saisir  tous 
les  moyens  d'augmenter  sa  fortune,  et  de  lier  si  étroitement  son 
intérêt  particulier  à  l'intérêt  de  tous,  que  la  source  du  bien  pu- 
blic soit  pour  lui-même  une  source  de  prospérités  ;  mais  périsse 
le  cœur  lâche  et  criminel  qui,  négligeant  les  plus  petits  détails 
qui  intéressent  la  chose  publique,  permettrait  au  despotisme  de 


384  RÉVOLUTION 

s'enraciner  dans  quelque  place  ténébreuse,  où  il  serait  souvent 
trop  tard  pour  le  bon  patriote  d*en  découvrir  Texistence... 

Vos  livraisons  périodiques  sont  des  chaînes,  et  je  n'en  veux  pas. 
J*aime  à  travailler  à  mon  heure.  Mes  livraisons  seront  partidles, 
et  plus  ou  moins  considérables,  selon  les  circonstances. 

J'aurai  soin,  toutefois,  que  ma  dernière  livraison  forme  toujours 
un  ouvrage  complet  :  car,  il  faut  le  dire,  malgré  la  liberté  ou 
plutôt  la  tolérance  accordée  à  toutes  les  brochures  qui  ne  sont  pa» 
périodiques,  sait-on  à  quel  d^ré  il  nous  sera  permis  de  révéler 
d'énormes  abus,  et  de  crier  haro  sur  le  baudet  ? 

Les  préjugés  nous  aveuglent  et  nous  séduisent  au  point  qu& 
des  hommes  très-estimables  ne  veulent  pas  consentir  à  une  li- 
berté indéfinie  de  la  presse.  Us  craignent  que  l'on  n'abuse  de  cette 
liberté  indéfinie  pour  corrompre  les  mœurs  et  calomnier  l'homme 
vertueux.  Hélas  1  il  est  trop  vrai  de  dire  que  celui  qui  veut  le- 
bien  ne  le  voit  pas  toujours.  La  liberté  indéfinie  de  la  presse  est 
si  essentielle  à  la  liberté ,  que  là  même  où  elle  n'est  pas  indéfinie 
il  n'y  a  point  de  liberté,  il  n'y  a  pas  même  de  patriotisme. 

Où  la  liberté  existe,  il  y  a  des  lois  sages  et  fidèlement  exécu- 
tées qui  protègent  également  tous  les  individus  ;  leurs  personnes 
et  leurs  propriétés  sont  en  sûreté.  Dès  lors  si  un  calomniateur 
veut  dérober  à  un  citoyen  sa  réputation,  qui  est  souvent  toute  sa 
richesse,  de  bonnes  lois  lui  ofifriront,  comme  en  Angleterre,  les 
moyens  de  se  défendre  et  de  la  recouvrer.... 

Ecoulez  le  sage  Mably,  digne  des  respects  de  l'Europe  entière  i 
«  La  licence,  qui  produit  quelquefois  des  libelles,  prévient  un  mal 
plus  grand,  que  produirait  Tignorance  des  citoyens.  » 

Le  Tribun  du  Peuple  eut  un  succès  que  Ton  au- 
rait peine  à  concevoir  aujourd'hui,  si  Ton  n'avait 
pas  tant  d'autres  e&emples  de  succès  moins  mé- 
rités; il  eut  cinq  ou  six  éditions. 

Fauchet  s'était  tenu  d'abord  éloigné  des  luttea 
de  la  presse,  et  de  la  part  d'un  homme  aussi  ar- 


RÉVOLUTION  385 

deDt,  cette  abstention  pouvait  étonner.  Il  s'en  expli- 
que dans  une  lettre  qu'il  adresse,  le  25  novembre 
i  789,  aux  rédacteurs  du  Journal  de  Paris  : 

• 

Je  vous  prie  de  rendre  publique  cette  déclaration  :  je  ne  fais 
point  de  journal  et  je  ne  travaille  pour  aucun.  L'annonce  en  mon 
nom  d'un  écrit  périodique  intitulé  le  Colporteur,  et  d'un  autre 
sous  le  titre  de  la  Correspondance,  est  la  centième  petite  mé- 
chanceté de  mes  ennemis.  Ds  me  connaissent  bien  peu  s'ils 
croient,  par  toutes  leurs  manœuvres,  lasser  mon  courage.  Dès 
que  la  police  de  la  municipalité  me  laissera  Ifbre  de  travailler 
d'une  autre  manière  pour  la  patrie,  j'écrirai.  J'ai  observé  de  près 
des  hommes  infiniment  moindres  que  leur  réputation.  J'ai  de 
grandes  vérités  à  révéler  à  mes  contemporains  et  à  la  postérité  : 
je  remplirai  ma  tâche. 

La  conformité  de  leurs  doctrines,  ou  plutôt  de 
leurs  aspirations,  réunit  de  bonne  heure  Fauchet 
et  Bonneville,  et,  sans  que  nous  puissions  dire  com- 
ment se  forma  leur  association,  nous  les  voyons 
travailler  d'accord  à  se  créer  les  deux  grands 
moyens  de  propagande  que  la  Révolution  mettait 
à  la  disposition  des  novateurs.  Ils  fondèrent  au 
Palais-Royal  un  Cercle  social^  dont  Fauchet  s'insti- 
tua le  procureur  général  et  Bonneville  le  secrétaire, 
et  ils  lui  donnèrent  pour  organe  une  feuille  qu'ils 
intitulèrent  la  Bouche  de  Fer. 

Le  Cercle  social  était  d'abord  une  loge  de  francs- 
maçons,  qui  comptait  beaucoup  d'hommes  distin- 
gués. Cette  loge,  prétendant  que  la  franc-maçonne- 
rie avait  le  même  but  que  la  Révolution  française, 

T.  VI  47 


38C  RÉVOLUTION 

la  régénération  du  genre  humain^  se  constitua  dès 
lors  en  club  ordinaire  ou  en  société  publique, 
ayant  pour  but  principal,  comme  l'indiquait  le 
titre  qu'elle  se  donna,  la  réforme  sociale.  Elle  s'ap- 
pela aussi  Société  des  Amis  de  la  Vérité,  se  propo- 
sant d'organiser  une  confédération  universelle  des 
francs-maçons  ou  des  amis  de  la  vérité  dans  tous 
les  pays,  afin  de  réunir  tous  les  rayons  épars  dans 
un  centre  commun  d'amour  et  d'humanité,  et  de 
ne  faire  de  tous  les  peuples  qu'une  seule  famille. 
La  prétention  du  Cercle  social  n'allait  à  rien 
moins  t  qu'à  bannir  la  haine  de  la  terre  pour  n'y 
laisser  subsister  que  l'amour.  »  Rien ,  d'ailleurs , 
selon  Fauchet  et  ses  collaborateurs,  n'était  plus 
facile  que  de  résoudre  à  la  satisfaction  générale 
toutes  les  questions  sociales  et  politiques.  Pour 
résoudre  les  premières,  il  suffisait  c  que  la  patrie 
s'obligeât  à  assurer  à  tous  les  pauvres  valides  les 
jouissances  nécessaires  de  la  vie  avec  le  travail,  et 
à  tous  ceux  qui  ne  peuvent  pas  travailler  la  faculté 
de  vivre  et  d'être  soignés  dans  leurs  besoins.  »  Pour 
résoudre  la  seconde,  il  suffisait  de  déclarer  c  que 
le  tout  doit  régir  le  tout,  et  que  la  volonté  générale 
ordonne,  sans  exception,  tous  les  actes  de  l'Etat.  » 
«  Ce  système,  disait  Fauchet  avec  l'exaltation 
d'un  inspiré,  ce  système  est  aussi  simple  dans  son 
établissement  que  facile  dans  son  exécution...  L'er» 
reur  est  diverse,  la  vérité  est  une.  » 


RÉVOLUTION  387 

L'inauguration  de  la  confédération  générale  des 
Amis  de  la  Vérité,  qui  eut  lieu  le  1 3  octobre  1 790, 
avait  attiré  au  Cirque  national  une  foule  immense, 
députés  à  FAssemblée  nationale,  électeurs  de  1 789 
et  anciens  représentants  provisoires  de  la  Com- 
mune, membres  de  la  nouvelle  municipalité  et  de 
toutes  les  sociétés  patriotiques,  des  étrangers,  les 
vieux  enfants  de  la  nature^  en  très-grand  nombre  ; 
les  galeries  étaient  remplies  de  spectatrices  attenti- 
ves, presque  toutes  épouses  ou  mères  des  premiers 
Amis  de  la  Vérité  auxquels  il  eût  été  donné  de  se 
réunir  avec  autant  de  solennité,  et  de  s'occuper 
paisiblement  et  franchement  d'un  pacte  fédératif 
du  genre  humain ... 

«  Une  grande  pensée  nous  rassemble,  dit  Fau- 
chet  :  il  s'agit  de  commencer  la  confédération  des 
hommes,  de  rapprocher  les  vérités  utiles,  de  les 
lier  en  système  universel,  de  les  faire  entrer  dans 
le  gouvernement  des  nations,  et  de  travailler,  dans 
un  concert  général  de  l'esprit  humain,  à  composer 
le  bonheur  du  monde.  » 

Le  Cercle  social  eut  tout  d'abord  une  très-grande 
vogue;  dix  mille  personnes,  dit-on,  se  pressaient 
tous  les  vendredis  dans  la  vaste  enceinte  du  Cirque 
pour  entendre  Fauchet,  et  dans  le  nombre  de  ces 
auditeurs  empressés  on  remarquait  des  hommes 
tels  que  Sièyes,  Condorcet,  Brissot,  Barère,  Ca- 
mille Desmoulins,  Thomas  Payne,  etc. 


388  RÉVOLUTION 

La  tribune  du  Cercle  social,  comme  son  journal, 
était  ouverte  à  tous  les  amis  de  la  vérité. 

Nous  avons,  disaient  les  directeurs,  établi  pour  tous  les  écri- 
vains distingués  par  leur  franchise,  par  un  ardent  amour  de  la 
vérité,  un  rendez-vous  de  conférence,  où,  tour  à  tour  maîtres  et 
disciples,  tour  à  tour  donnant  et  recevant  des  informations,  ils 
auront  chacun  plus  de  moyens  d'éclairer  le  peuple,  de  connaître 
la  vérité,  de  protéger  Thonnête  homme  calomnié,  de  servir  de 
jeunes  talents,  et  de  porter  à  rassemblée  fédérative  des  Amis  de 
la  Vérité  leurs  espérances,  ou  leurs  alarmes,  ou  leurs  desseins. 

Les  apôtres  de  la  nouyelle  doctrine  invitaient 
tous  les  frères  des  départements  à  les  seconder,  à 
les  imiter. 

Nous  conjurons  donc  tous  les  hommes  amis  des  lumières  et  de 
la  vérité,  tous  les  francs,  au  nom  de  cette  vérité,  d'imiter  le 
parlement  d'Angleterre,  du  moment  où  ils  auront  terminé  leurs 
travaux  particuliers.  Dans  les  objets  épineux,  ce  parlement  se 
forme  en  grand  comité,  cessant  alors  d'être  législateur.  Nous  les 
conjurons  de  se  former  en  cercle  social,  d'y  intern^er  les  con- 
fessions d'une  bouche  de  fer  qu'ils  établiraient  chacun  dans  leur 
ville  ;  et,  après  avoir  été  les  médiateurs,  les  conciliateurs  des 
afiEedres  de  la  cité,  nous  les  prions  de  correspondre,  pour  les  af- 
faires générales,  avec  le  bureau  parisien,  qui  de  toutes  leurs  ins- 
tructions partielles  rédigerait  un  cahier  public  et  quotidien  pour 
l'Assemblée  nationale... 

La  bouche  de  fer  [ferrea  vox),  institution  dont  l'origine  se  perd 
dans  la  nuit  des  temps,  est  vraiment  la  voix  d'un  peuple  franc  et 
généreux.  Si  elle  parle  aux  méchants,  c'est  à  haute  voix;  c'est 
en  présence  du  public  qu'elle  les  interroge...  Ce  ne  sont  pas  seu- 
lement des  plaintes  qu'elle  exprime,  ni  des  complots  atroces^ 
qu'elle  dévoile  :  elle  communique  des  idées,  des  motions  utiles,, 
des  projets  de  lois,  des  lectures  à  la  fois  intéressantes  et  instruc- 
Uve8« 


RÉVOLUTION  389 

Nous  avons  dit  qu'à  la  porte  du  bureau  du  jour- 
nal était  placée  une  boîte,  une  bouche  de  fer,  «  dont 
Tallégorie  ingénieuse  et  frappante  avait  donné  le 
titre  à  la  feuille  de  Fauchet  et  Bonneville.  On  y 
peut  déposer  —  c'est  Camille  Desmoulins  qui  parle 
—  mémoires,  lettres  d'avis,  vues  ou  projets  utiles. 
Une  société  de  gens  de  lettres ,  sous  le  nom  de  Cer^ 
cle  social ,  assiste  tous  les  jours  à  l'ouverture  du 
lai^e  crâne  de  la  Bouche  de  fer,  observe  le  cerveau, 
et,  par  la  voie  du  journal,  annonce  au  public  les 
bons  et  mauvais  présages  :  c'est  une  sorte  de  co- 
mité des  recherches.  Il  faut  convenir  qu'il  n'y  a 
point  de  journal  dont  le  titre  promette  davantage.  » 

La  Bouche  de  Fer  et  la  Société  dont  elle  était 
l'organe  ne  faisaient,  pour  ainsi  dire,  qu'un  seul 
corps,  et  n'avaient  qu'une  même  âme. 

Le  cercle  social,  qui  surveille  et  dirige  la  Bouche  de  Fer,  journal 
patriotique  et  fraterael,  a  pour  objet  dans  cet  ouvrage,  disaient 
les  rédacteurs,  la  confédération  universelle  des  amis  de  la  liberté. 
Une  partie  de  cet  ouvrage  est  destinée  au  développement  et  à  la 
discussion  des  principes  d'un  pacte  fédératif,  et  à  consacrer  les 
résultats  de  l'assemblée  fédérative  des  Amis  de  la  Vérité,  qui  se 
réunissent  tous  les  vendredis  au  Cirque  national,  à  Paris. 

La  Bouche  de  Fer,  en  effet ,  était  avant  tout ,  et 
presque  exclusivement,  l'organe  du  club  social;  elle 
est  remplie  en  grande  partie  par  les  thèses  philo- 
sophiques et  politiques  soutenues  au  cercle,  par 
les  discours  de  ses  membres,  et  surtout  de  son  pro* 


390  RÉVOLUTION 

cureur  général.  On  n'y  trouve  ni  les  débats  de  T As- 
semblée, ni  les  nouvelles  du  jour,  rien,  en  un  mot, 
de  ce  qui  constitue  le  journal  proprement  dit;  mais 
elle  abonde  en  articles  de  toute  nature,  et  quelques- 
uns  très-curieux,  envoyés  de  toutes  les  parties^  de 
l'Europe  à  la  Société.  On  y  rencontre  aussi  fréquem- 
ment des  questions  déposées  dans  les  bouches  de 
fer,  et  ayant  trait  aux  préoccupations  du  moment, 
dans  le  genre  de  celles-ci  : 

—  Bouche  de  Fer,  dis-nous  s*il  est  vrai  que  le  signalement  des 
drislocrates  soit  un  ruban  noir? 

—  Est-il  ^rai  qu'il  y  ait  une  assemblée  aristocratique  en  forme 
de  loge  qui  se  tient  rue  Ghabannais,  deux  ou  trois  jours  par  se- 
maine? 

—  Serait-il  vrai  que  tous  les  espions  de  Tancienne  police  soient 
encore  aux  gages  du  trésor  public,  et  sous  les  ordres  de  Gui- 
gnard,  qui  les  emploie  ? 

On  y  lit  quelques  lettres  curieuses  de  Cloots  à 
Fauchet,  avec  les  réponses,  une  lettre  fort  remar- 
quable de  Gondorcet  sur  les  spectacles,  des  articles 
de  Thomas  Payne  et  d'autres  publi cistes.  Une  sa- 
vante et  spirituelle  Hollandaise,  madame  d'Aelders, 
y  a  publié  plusieurs  discours  sur  la  condition  des 
femmes,  leur  éducation,  et  leur  influence  dans  les 
gouvernements.  Enfin,  elle  nous  a  conservé  d'ex- 
cellents discours  sur  les  questions  les  plus  inté- 
ressantes ,  notamment  sur  le  caractère  des  hommes 
destinés  par  la  nature  à  réveiller  les  nations,  sur  la 
question  de  savoir  si  le  même  gouvernement  peut 


RÉVOLUTION  391 

être  propre  à  tous  les  pays,  et  si  tous  les  peuples 
peuvent  être  également  libres,  etc.  On  y  voit  propo- 
sée la  formation  d'un  tribunal  national  pour  juger 
les  différends  des  rois,  et  les  rois  eux-mêmes.  Etc., 
etc. 

Il  est  à  peine  besoin  de  dire  que  le  Cercle  social 
rencontra  de  nombreux  détracteurs.  V Orateur  du 
Peuple  le  regardait  comme  une  institution  contre- 
révolutionnaire. 

«  Je  viens  à  un  autre  louangeur  périodique  du 
général  (il  venait  de  parler  du  Père  Ducbesne  Le* 
maire)  :  c'est  Claude  Fauchet ,  qui  a  pris  la  tâche 
d'assourdir  tous  les  huit  jours  le  public,  au  cirque 
du  Palais-Royal,  de  ses  déclamations  sonores,  ma- 
çoniques,  unitives,  auxquelles  personne  n'entend 
rien,  mais  qu'on  applaudit  ou  qu'on  siffle  à  ou- 
trance. Le  procureur  général  est  le  partisan  fana- 
tique ,  le  fervent  admirateur  et  l'ami  intime  de  no- 
tre Mottié.  Entendons-nous  bien ,  mon  cher  frère 
d'armes  :  quand  je  vous  parle  d'un  procureur  gé- 
néral ,  ce  n'est  pas  celui  de  la  lanterne ,  mais  de 
celui  du  Cercle  social.  Vous  ne  comprendrez  peut- 
être  rien  à  ce  jargon  mystique;  ni  moi  non  plus, 
parce  que  ces  messieurs  du  Cercle ,  non  contents 
d'être  inintelligibles ,  se  disent  encore  invisibles,  de 
même  que  feu  Poinsinet.  C'est  avec  ce  batelage, 
ces  grands  mots,  ces  scènes  de  tréteaux ,  que  nos 
ennemis  essaient  de  donner  le  change  au  peuple. 


39J  RÉVOLUTION 

89  a  voulu  jouer  un  tour  aux  Jacobins,  voilà  le  fin 
mot;  et  on  en  rit  (1).  > 

La  Harpe,  outre  l'appréciation  sommaire  que 
nous  lui  avons  empruntée,  consacre  à  la  réfutation 
des  doctrines  des  Amis  de  la  Vérité,  dans  le  Mercure 
de  1790,  deux  longs  articles,  où  il  les  persiffle 
cruellement.  Fauchet  lui  répond  avec  une  évangé- 
lique  philosophie  : 

M.  La  Harpe,  bon  citoyen^  littérateur  délicat,  poète  pur,  ob- 
servateur léger,  s*est  égayé  sur  notre  journal  et  notre  confédé- 
ration. Nous  pourrions,  avec  la  même  innocence,  faire  des  rail- 
leries sur  son  Mercure  et  sur  l'association  de  ses  amis.  Nous  ne 
voulons  pas  employer  les  armes  de  la  dérision  contre  un  patriote 
si  estimable  et  un  homme  de  lettres  si  distingué. 

Et  après  lui  avoir  expliqué  le  but  des  Amis  de  la 
Vérité,  il  termine  ainsi  : 

Je  répéterai  à  M.  La  Harpe,  en  finissant,  cette  maxime  tout 
évangélique,  qui  ne  peut  lui  déplaire,  comme  elle  a  eu  le  mal- 
heur de  déplaire  à  quelques  autres  critiques  moins  sages  :  Ai- 
mons-nous mutuellement,  c'est  toute  la  morale,  c'est  toute  la 
religion,  c'est  toute  la  société,  c'est  toute  la  loi  de  la  nature. 

L'un  reprochait  à  Fauchet  de  prêcher  la  loi  agrai- 
re, lorsqu'il  ne  faisait  qu'émettre  le  vœu  que  tous 
les  pauvres  eussent  quelque  chose  ;  l'autre  Taccuse 
de  mysticisme;  ceux-là  de  conspiration  secrète, 
ceux-ci  d'irréligion.  Fauchet  a  réponse  atout;  il  a 
de  la  nature  du  tribun ,  il  est  taillé  pour  la  lutte. 

(i)  L'Orateur  du  Peuple,  t.  m,  p.  42T. 


RÉVOLUTION  a93 

a  Son  génie,  dit  Paganel,  s'élançait  de  lui-même 
vers  les  grands  mouvements.  Il  se  plaisait  au  mi- 
lieu des  cris ,  et  ne  s'effrayait  pas  des  tempêtes , 

s'il  s'en  promettait  de  grands  effets Sa  tête  ni 

son  cœur  ne  reposèrent  jamais.  *  Ecoutons-le  re- 
pousser l'imputation  d'irréligion  que  lui  a  adressée 
Cloots. 

C*est  bien  une  misérable  philosophie  que  celle  qui  croit  pou- 
voir former  une  patrie  sans  religion,  et  instituer  une  nation  sans 
conscience.  La  nature  a  fait  Thomme  avec  des  rapports  religieux, 
que  Torgueil  des  faux  génies  ou  la  bassesse  des  cœurs  dépravés 
peuvent  seuls  méconnaître,  mais  qu'aucune  combinaison  possible 
ne  détruira  jamais,  parce  que  ces  rapports  entrent  dans  l'es- 
sence générale  de  l'espèce  humaine,  et  qu'ils  se  font  sentir  aux 
impies  eux-mêmes,  dans  les  moments  lucides,  comme  les  re- 
mords aux  scélérats. 

Ne  vous  abusez  point,  patriotes  !  le  christianisme  est  indes- 
,  tructible,  parce  qu'il  n'a  dans  sa  substance  aucun  caractère  d'in- 
vention politique.  Ce  ne  sont  pas  des  ambitieux  et  des  despotes 
qui  ont  fabriqué  l'Evangile;  il  les  confond  à  chaque  ligne  :  l'éga- 
lité sainte  y  est  tracée  en  caractères  inimitables.  C'est  le  code  de 
la  fraternité  pure  ;  c'est  la  loi  céleste  de  la  liberté  ;  c'est  la  sanc- 
tion de  la  Divinité  donnée  à  l'humanité  même.  Il  faut  être  arrivé, 
par  l'orgueil  ou  le  vice,  à  l'obtusion  du  sens  intime  ou  à  la  pu- 
tréfaction de  la  conscience,  pour  ne  pas  sentir  la  vérité  de  cette 
religion  fraternelle,  et  ne  pas  goûter  la  perfection  de  vertu  so- 
ciale où,  fidèlement  suivie,  elle  doit  élever  le  genre .  humain. 
Abattez  tous  ,les  échafaudages  imposteurs  dont  le  despotisme  des 
gouvernements,  qui  a  produit  le  despotisme  des  prêtres,  et  qui 
s'en  est  ensuite  étayé,  avait  entouré  cet  édifice  simple  et  majes- 
tueux ;  mais  après  avoir  balayé  d'une  main  sévère  le  dehors  et 
le  dedans  du  temple,  ne  touchez  pas  à  ses  fondements  :  vous  bri- 
seriez la  liberté  sur  la  pierre  immobile,  vous  dévoreriez  l'empire^ 

17. 


394  RÉVOLUTION 

plutôt  que  d*entamer  une  des  assises  de  la  religion.  Vous  la  croyez 
ébranlée  parce  qu*une  petite  et  bruyante  multitude  de  génies  sans 
frein  et  d'hommes  sans  mœurs  s'accordent  pour  la  blasphémer. 
Détrompez-vous  :  la  masse  nationale  ne  peut  jamais  être  impie , 
c'est  contre  nature  ;  c'est  comme  si  on  voulait  se  persuader,  lors- 
que, dans  les  maisons  riches,  les  Crassus  se  livrent  à  la  glouton- 
nerie, et  que,  dans  les  pauvres  tavernes,  la  canaille  s'abandonne 
à  l'ivresse,  que  toute  la  nation  se  gorge  et  s'enivre.  Non,  il  n'y 
a  que  les  deux  extrémités  qui  soient  en  ferveur  de  débauches; 
tout  le  corps  de  la  nation  est  dans  la  sagesse  :  les  innombrables 
familles  des  gens  de  bien  vivent  sobrement  dans  leurs  paisibles 
foyers,  et  ont  horreur  ou  pitié  des  orgies  de  l'opulence  et  de  la 
misère.  Écrivains  imprudents  I  Si  vous  veniez  à  persuader,  en 
effet,  que,  sous  ce  nom  sacré  de  liberté  publique,  c'est  la  religion, 
c'est  le  premier  des  biens  de  l'humanité,  la  morale  étemelle,  que 
l'on  veut  livrer  à  tous  les  attentats  de  la  licence,  ah  !  c'est  alors 
que  tous  les  honnêtes  gens,  c'est-à-dire  toute  la  France  (enten- 
dez-vous?) se  soulèveraient,  avec  une  indignation  divine,  contre  ce 

* 

petit  tas  d'insolents  et  cette  vile  tourbe  de  misérables  qui  vou- 
draient condamner  tous  les  Français  à  être  aussi  infimes,  aussi 
dépravés  qu'eux.  On  ne  peut  pas  plus  ôter  la  religion  à  un  peu- 
ple qu'on  ne  peut  ôter  Dieu  de  la  nature... 

Au  commencement  de  1791 ,  Fauchet  fut  choisi 
pour  évêque  par  les  électeurs  du  Calvados  ;  la  page 
que  nous  venons  de  citer,  en  Tabrégeant,  et  qui  a 
de  nombreux  pendants ,  suffirait  seule  à  expliquer 
ce  choix.  Bonne  ville ,  resté  maître  absolu  du  ter- 
rain,  ne  tarda  pas,  sous  la  pression  des  événements, 
à  transformer  la  Bouche  de  Fer.  D'organe  des  doc- 
trines sociales  qu'elle  avait  été  jusque-là  presque 
exclusivement,  il  en  fit  un  journal  politique  quoti- 
dien ,  et  un  journal  des  plus  avancés  et  des  plus  ar- 


RÉVOLUTION  395 

dents.  Â  la  fuite  de  Louis  XYI,  Bonneyille,  donnant 
libre  carrière  à  ses  sentiments  républicains,  de- 
mande immédiatement  la  déchéance ,  l'abolition  de 
la  royauté ,  et  son  remplacement  par  un  gouverne- 
ment national.  Nulle  part  le  principe  monarchique 
n'est  attaqué  avec  un  plus  singulier  mélange  d'es- 
prit et  de  fougue  que  dans  la  Bouche  de  Fer.  Il  est 
de  Bonneville ,  ce  mot  dont  Brissot  fut  heureux  de 
pouvoir  s'emparer,  sans,  du  reste,  en  dissimuler 
la  source  :  «  Les  Egyptiens  avaient  mis  sur  le  trône 
une  pierre  pour  leur  servir  de  roi  ;  faisons  de  mê- 
me, et  donnons  à  cette  pierre ,  éternel  symbole  du 
cœur  d'un  roi,  un  excellent  conseil  exécutif.  » 

Le  24  juin,  la  Bouche  de  Fer  commençait  par  ces 
mots  :  Crimes  de  Louis  XVI;  le  lendemain  par  ceux- 
ci  :  Point  de  roi,  point  de  roi  !  voilà  le  cri  général. 
Le  numéro  suivant  est  encore  plus  significatif.  Bon- 
neville .  comme  Camille  Desmoulins ,  avait  voulu 
se  repaître  de  l'humiliation  de  la  royauté ,  ramenée 
en  captivité. 

Onze  heures  sonnenjt,  et  je  prends  la  plume  pour  retracer  ce 
que  j*ai  vu  et  entendu.  Les  chemins  étaient  remplis  d'une  foule 
innombrable.  Les  gardes  nationales  arrivent,  a  Paix  là!  paix  là! 
Silence!  Enfoncez  votre  chapeau,  restez  couverts I  II  va  passer 
devant  ses  juges.  »  Représentants  du  peuple,  vous  n'avez  plus  à 
délibérer  :  le  peuple  libre  et  souverain  s'est  couvert  en  r^ar- 
dant  avec  mépris  le  ci-devant  roi.  Voilà  enfin  un  plébiscite  :  La 

RÉPUBLIQUE  EST  SANCTIONNÉE  ! 

—  N'allez  pas  tomber  dans  les  pièges  qu'on  tendait  toujours 
aux  peuples,  avait-il  dit  à  la  première  nouvelle  de  la  fuite  du  roi» 


396  RÉVOLUTION 

On  changeait  le  nom  de  mangeurs  d'hommes,  et  l'on  conservait 
toujours,  sous  d'autres  formes,  la  race  maudite.  Oui,  maudite 
par  tous  les  anciens  amis  du  peuple  ;  et  il  est  écrit  dans  TEvan- 
gile  :  le  Ciel  nous  a  donné  des  rois  dans  sa  colère. 

Notre  ennemi,  c'est  notre  maître, 
Je  voMS  le  dis  en  bon  français, 

s'écriait  Lafontaine.  Ce  maitre-là  s'appelait  jadis  un  tyran;  et 
nos  enfants  riront  un  jour  de  pitié  quand  on  leur  apprendra  que 
nous  disions  quelquefois  :  un  bon  roi,.. 

Non,  mes  amis,  il  ne  faut  point  de  mangeurs  d'hommes  ;  il  ne 
faut  point  sur  la  terre  de  ces  espèces  de  monstres  qui  dévorent 
de  vingt-cinq  à  trente  millions  par  an,  comme  vous  un  morceau 
de  pain  bis,  qui  trafiquent  de  la  liberté,  qui  n'entretiennent  dans 
la  plus  affreuse  misère  tant  de  citoyens  que  pour  les  forcer  de 
trahir  la  patrie  pour  avoir  du  pain... 

Que  les  quatre-vingt-trois  départements  se  confédèrent  et  dé- 
clarent qu'ils  ne  veulent  ni  tyrans,  ni  monarques,  ni  protecteurs, 
•ni  régents,  qui  sont  des  ombres  de  rois  aussi  funestes  à  la  chose 
publique  que  l'ombre  du  bohon-hupas,  qui  est  mortelle. 

A  ceux  qui  lui  objectent  que  les  temps  n'étaient 
pas  mûrs  pour  la  République,  Bonneville  répond, 
avec  cet  emportement  sombre  et  lyrique  qui  lui 
est  habituel  : 

Si  les  temps  ne  sont  pas  mûrs,  vous  qui  en  un  clin  d'œil  mû- 
rissez les  bastilles,  ô  amis  de  la  vérité,  allumez  dans  tout  l'uni- 
vers un  feu  si  terrible  que  la  liberté  mûrisse  enfin  pour  les  na- 
tions. Que  de  tous  côtés  l'on  ç'écrie  : 

Les  temps  sont  arrivés,  et  pour  le  châtiment 
La  trompette  a  sonné  le  dernier  jugement* 

—  On  répand  que  les  ambassadeurs  refusent  de  traiter  direc- 
tement au  nom  de  leurs  maîtres  : 

Nous  combattrons  vos  rois,  retournez  les  servir. 


RÉVOLUTION  397 

C'est  dans  rimprimerie  du  Cercle  social  que  fut 
imprimée  la  fameuse  pétition  du  Champ-de-Mars, 
qui  eut  les  suites  funestes  que  l'on  connaît.  Bonne- 
ville,  plus  compromis  encore  que  ses  confrères  déjà 
en  fuite,  fut  obligé  d'imiter  l'auteur  des  Révolur- 
lions  de  France  et  de  Brabant,  et  dut  suspendre  la 
publication  de  la  Bouche  de  Fer. 

La  plume  me  tombe,  des  mains,  disait-il  en  s'adressant  pour  la 
dernière  fois  à  ses  souscripteurs.  Écrivains  patriotes,  la  plume  de 
l'Ami  de  la  Vérité  ne  peut  tracer  des  crimes  aussi  atroces;  je  la 
poserai.  Déposez  votre  plume  sur  l'autel  de  la  patrie.  Si  le  sang 
répandu  de  tant  de  citoyens  ne  crie  pas  assez  haut,  comment 
espérez-vous  de  vous  faire  entendre?  Laissez-le  parler  seul  ;  posez 
la  plume,  et  vous  aurez,  sous  peu  de  jours,  une  autre  législature  ! 
Ce  sera  l'instant  du  réveil. 

Mais  avant  de  quitter  la  plume,  il  avertit  les  pa- 
triotes des  dangers  qui  les  menacent,  et  les  engage 
à  l'union. 

Quel  orage  se  prépare  !  Soyez  attentifs  I  On  conspire  contre  la 
liberté,  contre  les  principes  de  la  Révolution.  L'heure  fatale  ar- 
rive ;  les  trahisons,  les  enlèvements,  le  mépris  de  l'indignation  de 
tous  les  siècles,  les  assassinats,  tout  annonce  une  tempête  terri- 
ble. Frères  et  amis,  prenez  une  attitude  fière;  demandez  une  • 
autre  législature.  Périssez,  s*il  le  faut,  mais  en  hommes  libres... 

—  L'univers  se  réveillera  tôt  ou  tard  à  la  voix  innombrable  et 
toute  puissante  des  Amis  de  la  Vérité... 

—  Que  les  citoyens  s'unissent  ici  et  là  :  les  tyrans  pâliront,  et 
les  rois  et  les  dictateurs  rentreront  dans  la  poussière... 

Oui,  je  prendrai  le  deuil,  et  je  chanterai  ces  paroles  d'un 
psaume  funèbre  : 

a  Nations,  levez-vous!  jugez  les  superbes  selon  leurs  œuvres* 


398  RÉVOLUTION 

B  Us  ont  humilié  le  peuple,  et  souillé  de  son  sang  son  propre 
héritage. 

B  Us  ont  tiié  la  veuve  et  l'étranger,  et  mis  à  mort  les  orphe- 
lins. » 

Vous,  les  plus  abrutis,  prenez  garde  à  ceci  !  Et  vous,  insensés, 
quand  aurez-vous  des  yeuy  pour  voir? 

La  Bouche  de  Fer  cessa  définitivement  ses  pré- 
dications le  28  juillet,  au  n®  104.  Elle  paraissait 
trois  fois  par  semaine.  Elle  portait  en  tête  un  fleu- 
ron bizarre  :  au  milieu  est  une  tête  humaine  avec 
une  bouche  de  fer,  et  surmontée  d*un  coq;  d'un 
côté ,  la  foudre  sortant  d'un  nuage  ;  de  l'autre,  un 
signe  maçonnique  dans  une  gloire,  et  autour,  sin- 
gulièrement disposée,  cette  épigraphe  :  Tu  regere 
ehquio  popidos ,  6  Galle  y  mémento. 

La  bibliographie  du  journal  du  Cercle  social  est 
assez  obscure.  «  Le  journal  h  Bouche  de  Fer,  disent 
les  auteurs  de  Y  Histoire  parlementaire ,  commencé 
en  janvier  1790,  devint  au  1®'  octobre  de  la  même 
année  l'organe  d'un  club  philosophique  ouvert  par 
ses  fondateurs  au  cirque  du  Palais-Royal.  »  Des- 
chiens mentionne ,  en  effet ,  une  première  Bouche 
de  Fer,  en  janvier,  17  livraisons,  plus  8  numéros 
intitulés  Bulletin  de  la  Bouche  de  Fer  ;  et  une  se- 
conde allant  du  1  "  octobre  1 790  au  28  juillet  1 791 . 
Le  catalogue  de  la  Bibliothèque  indique  trois  sé- 
ries :  1",  janvier  1790,  1  vol.  ;  2®,  octobre-décem- 
bre 1790, 1  vol.;  3%  janvier-juillet  1791,  3  voL  ; 
plus  deux  séries  de  Bulletins  en  un  volume.  Mais 


RÉVOLUTION  399 

on  n'a  pu  me  communiquer  que  deux  plaquettes, 
contenant  un  prospectus  et  un  Bulletin.  Le  même 
catalogue  porte  un  Cercle  social j  indiqué  comme 
rédigé  par  Fauchel  et  Bonneville  parallèlement  à 
la  Bouche  de  fer  ;  ce  qui  s'explique  assez  difficile- 
ment. Divers  indices  me  feraient  croire  que  c'est 
là  la  première  série ,  la  première  forme  de  la  Bou- 
che de  Fer.  Deschiens ,  du  reste ,  ne  fait  pas  men- 
tion de  ce  Cercle  social. 

Enfin ,  je  Us  dans  Léonard  Gallois  la  note  sui* 
vante  : 

Quoique  rorganisation  et  rinauguration  de  l'assemblée  fédéra- 
tive  des  Amis  de  la  Vérité  et  du  Cercle  social  n'ait  eu  lieu  que  le 
43  octobre  4790,  et  que  le  premier  numéro  de  la  Bouche  de  Fer 
ne  date  que  de  cette  époque,  Tabbé  Faucbet  eut  Fidée  de  faire 
remonter  cette  publication  jusqu'au  commencement  de  la  Révo- 
lution. À  cet  effet,  il  donna  le  titre  de  Bouche  de  Fer  à  trois  vo- 
lumes publiés  en  partie  par  lui,  dont  le  premier  contient  le  Ré- 
sultat de  la  séance  des  électeurs  réunis  au  Musée  le  %^juin,  que  les 
électeurs  n'osèrent  pas  alors  insérer  dans  leur  procès-verbal.  Cette 
relation  ne  contient  pas  moins  de  24  6  pages  ;  elle  est  de  Faucbet. 
Le  deuxième  volume  contient  le  tableau  analytique  des  principes 
décrétés  par  l'Assemblée  nationale,  depuis  sa  formation  jusqu'au 
décret  sur  le  droit  de  paix  et  de  guerre.  EnGn,  le  troisième  vo- 
lume renferme  quatorze  livraisons  d'une  Bouche  de  Fer  antérieure 
à  celle  qui  servit  d'organe  au  Cercle  social.  La  collection  de  ce 
Journal  dont  je  dois  la  communication  à  l'obligeance  de  M.  le 
colonel  Maurin  ne  commence  qu'au  u9  4  de  la  deuxième  année. 

J'ai  cru  devoir  entrer  dans  ces  détails  à  cause  de 
Tintérêt  réel  qui  s'attache  aux  publications  du  Cer- 
cle social  ,  publications  qui  accélérèrent  le  dévelop- 


400  RÉVOLUTION 

pement  des  idées  philosophiques  et  politiques.  Pa^ 
mi  leur  fatras  de  faux  mysticisme  et  de  franc-ma- 
çonnerie^ elles  renferment  beaucoup  de  choses  élo- 
quentes et  bizarres,  beaucoup  de  bonnes  choses , 
et  elles  mériteraient  peut-être  d'être  réimprimées, 
au  moins  en  partie ,  comme  curiosité  historique. 
€  Le  Cercle  social ,  disent  MM.  Bûchez  et  Roux, 
est  une  origine  très-précieuse  à  constater  dans  l'in- 
térêt des  idées  nouvelles.  L'histoire  de  la  philoso- 
phie ne  peut  manquer  d'y  recueillir  des  renseigne- 
ments importants  pour  donner  toute  leur  valeur 
d'invention  ou  d'élaboration  aux  travaux  du  dix- 
neuvième  siècle.  » 

Bonneville  reparut  sur  la  scène  au  mois  de  no- 
vembre, et  fonda  avec  Condor  cet  et  autres  la  Chro- 
nique du  MoiSj  dont  nous  avons  parlé  précédem- 
ment (t.  V,  p.  284  ). 

Au  commencement  de  1793,  le  Cercle  social  en- 
treprit la  publication  d'un  nouveau  journal ,  inti- 
tulé Bulletin  des  Amis  de  la  Venté  ^  à  propos  duquel 
les  auteurs  de  YHisfoire  parlementaire  sont  entrés 
dans  des  détails  inusités ,  tout  en  disant  qu'on  s'en 
exagère  la  valeur,  qu'il  n'offre  aucun  système. 
Le  prospectus ,  disent-ils ,  est  rédigé  par  Bonne- 
ville,  dans  le  style  et  dans  les  formules  du  mysti- 
cisme maçonnique.  Il  y  attaque  violemment  les  ja- 
cobins; voici  l'apostrophe  par  laquelle  il  résume 
leur  histoire  : 


RÉVOLUTION  idi 

Hommes  méprisables,  sanguinaires,  parce  que  vous  êtes  lâches 
et  que  vous  avez  peur  d*être  démasqués,  et  vous  le  serez,  où 
étiez-vous  en  89,  quand  nous  parlions  seuls,  et  avec  tant  de 
force,  de  réunir  les  électeurs  et  les  districts  de  tout  Tempire,  et 
d'appeler  les  représentants  du  peuple  à  Paris,  et  d'organiser  une 
garde  nationale  ?  Sur  quels  tréteaux  ou  dans  quelles  antichambres 
étiez-vous?  Etiez-vous  encore  aux  gages  d'un  comte  d'Artois  ou 
aux  pieds  d'un  Necker,  que  vous  portiez  en  triomphe  et  que  nous 
dénoncions  à  toute  l'Europe?  Quand  nous  écrivions  l'histoire  du 
6  octobre  et  des  crimes  de  Lafayette,  et  que  nous  vengions  les 
Pai'isiens  si  indignement  accusés,  étiez-vous  à  ses  gages,  ou  aux 
gages  de  Philippe  d'Orléans?  En  quelle  année  étiez-vous  aux 
pieds  des  Lameth  et  dans  leurs  conciliabules  pour  écraser  Mira- 
beau? En  4790,  aux  pieds  de  Bamave;  en  4794,  aux  pieds  de 
Robespierre;  en  4792,  aux  pieds  de  Marat.  —  Notre  plume,  tou- 
jours pure,  qui  vient  de  les  peindre,  vous  parait  maintenant 
souillée.  Vous  républicains  1  Ô  liberté,  liberté  !  ô  justice  I 

«  Le  cadre  habituel  du  journal  dont  il  s'agit,  con- 
tinuent MM.  Bûchez  et  Roux,  est  marqué  par  les 
titres  suivants  :  Cercle  social ,  Convention  nationale^ 
Parlement  d'Angleterre^  Imprimerie  et  librairie^  Du 
nouvel  ordre  social ,  République  indivisible ^  Variétés^ 
Nouvelles. 

»  Le  titre  Cercle  social  n'est  d'abord  accompa- 
gné que  de  cet  aphorisme  panthéistique  : 

Le  cercle,  c'est  le  sceau  des  lois  de  la  nature, 

Amour,  égalité! 
C'est  Tannée  et  Vanneau  de  la  fratétnitê. 

Toujours  entière  et  toujours  pure  ; 
Point  de  commencement  ni  fin  :  Eternité  ! 

»>  Ce  même  titre,  le  17  et  le  18  janvier,  est  suivi 


402  RÉVOLUTION 

d'un  commentaire  en  vers  sur  la  vérité,  sur  le 
peuple  franc ,  sur  les  Templiers  du  Dieu  de  la  na- 
ture. Ce  commentaire  est  d'un  esprit  dérangé,  à  la 
poursuite  de  calembours  symboliques,  qui  prend 
au  sérieux  des  analogies  de  mots ,  les  décrit  em- 
phatiquement, et  veut  en  faire  la  base  des  destinées 
futures  du  monde.  Après  ces  deux  pièces  de  vers, 
le  chapitre  Cercle  social  porte  seulement  le  mot 
justice  y  du  19  au  21  janvier,  et  celui  d' union  j  du 
21  janvier  au  30  avril. 

Les  titres  Convention  nationale  ^  Parlement  d' An- 
gleterre j  ouvrent  des  analyses  très-courtes  et  très- 
incomplètes  des  séances  de  ces  deux  assemblées. 

Le  titre  Imprimerie  et  Librairie  n'est  autre  chose 
que  la  réserve  d'un  cadre  pour  les  annonces  de  la 
maison  N.  Bonneville  et  compagnie.  Le  n®  3  dési- 
gne ainsi  la  matière  de  ce  titre  : 

La  maison  de  commerce  des  directeurs  de  Fimprimerie  du 
€ercle  social,  d'après  son  institution,  la  confédération  universeUe 
des  Amis  de  la  Vérité,  qui  a  causé  un  grand  ébranlement,  qui  se 
prolonge  toujours,  et  qui  bientôt  commencera  un  pacte  fédératif 
entre  les  nations,  est  véritablement  établie  sur  des  bases  plus 
larges  que  la  librairie  ordinaire.  Elle  offre  de  procurer  tous  les 
livres  anciens  et  modernes,  et  de  toutes  les  langues,  latins,  grecs, 
russes,  portugais,  polonais,  hollandais,  italiens,  anglais,  allemands, 
espagnols,  etc.,  etc. 

Bonneville  promettait ,  en  outre ,  de  se  charger 
de  tous  les  manuscrits ,  dont  il  espérait  enfin ,  di- 
sait-il ,  tirer  de  grandes  ressources  pour  la  plupart 


RÉVOLUTION  403 

des  écrivains,  jusque-là  toujours  trompés,  trahis, 
insultés  dans  leur  honorable  indigence  par  de  mi- 
sérables livriers^  qu'ils  ont  comblés  de  richesses. 

c  Le  titre  Nouvel  ordre  social  est  annoncé  de  la 
sorte  : 

Ici,  nous  réunirons  les  articles  qui  auront  pour  objet  de  pré- 
parer tes  questions  à  traiter  à  la  Convention,  les  motions  impor- 
tantes, un  compte  fidèle  des  discours  prononcés  par  les  repré- 
sentants du  peuple  et  par  tout  autre  citoyen,  quel  qu'il  soit, 
pourvu  qu'il  aime  la  justice,  qu'il  défende  avec  énergie  le  faible 
qu'on  persécute,  qu'il  ne  tienne  à  aucun  parti,  et  qu'il  remplisse 

les  devoirs  austères  d'un  ami  de  la  vérité, 

» 

«  Le  titre  République  indivisible  est  rempli  par 
une  série  de  tableaux  sur  les  progrès  de  l'esprit 
public  dans  les  départements ,  et  sur  les  établisse- 
ments dont  ils  ont  besoin ,  «  d'après  la  nature  de 
leur  sol  ou  de  leurs  habitants.  »  Quelquefois  la  re- 
production de  la  Sentinelle^  placard  rédigé  par  Lou- 
yet,  occupe  la  place  du  tableau  des  départements. 

»  Le  titre  Variétés  renferme  des  morceaux  litté- 
raires qui  sont  ordinairement  dialogues.  Chacun 
de  ces  drames  a  un  intitulé,  et,  parce  que  le  même 
sujet  est  souvent  continué,  un  numéro  d'ordre  suit 
toujours  l'intitulé.  Ainsi,  on  trouve  le  Misanthrope^ 
n®  1  ;  le  Promeneur  sentimental,  n?  1  ;  V Applifudis-- 
seur,  n"  1  ;  les  Demeures  de  la  sottise ^  vfi  1  ;  etc. 

»  Enfin,  le  titre  Nouvelles  est  entièrement  consa- 
cré aux  faits.  » 

Ce  prospectus ,  qui  n'a  point  d'autre  date  que 


404  RÉVOLUTION 

celle  de  Tan  I  de  la  République,  a  pour  épigraphe 
cette  comparaison  extraite  par  Bonneville  de  son 
Esprit  des  Religions  :  «  Achille  qui  courut  sans  ar- 
mes repousser  tout  le  camp  troyen,  c'est  la  vérité, 
qui  sait  triompher  de  l'imposture  sans  effort  et 
sans  cruauté.  »  Entre  autres  choses  qui  y  sont 
promises,  nous  remarquons  encore  des  «  Variétés 
amusantes  pour  aider  les  bons  desseins  de  toutes 
les  Sociétés  d'hommes  libres ,  qui  en  feront  des  lec- 
tures publiques.  Partout  une  guerre  étemelle  aux 
tyrans ,  partout  un  choix  sévère  d'observations  et 
dénonciations  des  abus»  vus  en  grand,  etc.  » 

Le  Bulletin  des  Amis  de  la  Vérité ,  rédigé  dans 
les  principes  de  la  Gironde,  dont  il  épousa  cha- 
leureusement la  querelle  avec  la  Montagne,  con* 
tient  le  développement  du  système  de  république 
que  ce  parti  voulait  faire  prédominer.  Il  ne  vécut 
qu'un  trimestre,  et  il  est  aujoud'hui  très-rare. 
Ajoutons,  comme  singularité ,  qu'il  avait  adopté 
le  format  du  Moniteur^  in-folio  à  trois  colonnes. 

En  l'an  VI,  Bonne  ville  publia  quelques  numéros 
d'un  journal  dont  il  composa  le  titre  de  ceux  de 
ses  d#ux  premières  feuilles  :  Le  Vieux  Tribun  du 
peuple  et  sa  Bouche  de  Fer.  Nous  le  voyons  ensuite 
rédiger  le  Bien- Informé  avec  son  ami  Mercier.  Mais 
le  temps  n'était  plus  à  ces  excentricités ,  à  ces  har- 
diesses de  langage  dont  il  était  coutumier  :  s'étant 


RÉVOLUTION         *  40S 

permis,  dans  cette  dernière  feuille,  de  comparer 
Bonaparte  à  Cromwel,  il  subit  pour  ce  fait  un  long 
emprisonnement.  Il  mourut  à  peu  près  fou ,  en 
1 828 ,  dans  une  misérable  boutique  de  bouquiniste 
du  quartier  latin. 

Quant  à  Fauchet ,  devenu  évêque  du  Calvados , 
puis  député  à  l'Assemblée  législative  pour  ce  même 
département,  il  n'avait  pas  cessé  d'écrire,  et  avec 
la  même  verve  ;  mais  il  se  tint  en  dehors  du  jour- 
nalisme jusqu'au  commencement  de  1793,  où, 
nommé  à  la  Convention,  il  lança,  en  même  temps 
que  Bonneville  son  Bulletin,  et  pour  défendre  la 
même  cause,  une  feuille  intitulée  Journal  des  Amis; 
en  voici  le  prospectus  : 

Les  Français  veulent  fortement  la  liberté  :  ils  l'aiment  ardem- 
ment ;  mais  la  plupart  n'en  ont  qu'une  idée  vague  et  un  senti- 
ment confus.  On  idolâtre  son  image,  on  embrasse  son  fantôme  ; 
la  moitié  des  vrais  principes  n'est  pas  connue,  et  de  ceux  qu'on 
connaît  les  habiles  tirent  des  conséquences  fausses  qui  poussent 
la  multitude  à  la  licence  et  les  portent  eux-mêmes  au  despotisme, 
inévitable  effet  de  l'anarchie.  Cependant  les  nations  nous  regar- 
dent, l'univers  nous  contemple  et  la  postérité  nous  attend.  Fran- 
çais I  nous  ne  trahirons  pas  les  espérances  du  genre  humain  et 
nous  ne  laisserons  pas  avorter  le  bonheur  du  monde  :  nous  at- 
teindrons à  la  hauteur  de  la  plus  belle  destinée  qui  fut  jamais 
réservée  à  aucun  peuple. 

n  est  aussi  impossible  de  développer  la  série  des  vrais  prin- 
cipes dans  la  tribune  des  assemblées  nationales  que  dans  celle 
des  sociétés  populaires.  Des  hommes  qui  n'ont  que  la  suffisance 
de  l'orgueil  et  le  génie  de  la  vanité  s'en  emparent  despotique- 


406  RÉVOLUTION 

Hient  ;  les  plus  petites  questions,  les  plus  chétives  rivalités,  y 
absorbent  l'éloquence,  y  tuent  la  raison.  On  s'y  chamaille  comme 
au  marché;  on  est  prêt  à  s'y  battre  comme  des  portefaix;  la 
sage  philosophie  est  huée,  les  expressions  d'humanité  y  sont  re- 
poussées par  des  cris  de  cannibales.  Cependant  la  Convention  est 
composée,  à  la  très-grande  majorité,  d'estimables  républicains, 
les  sociétés  populaires  sont  généralement  remplies  d'hommes 
sensés;  mais  la  parole  est  presque  toujours  accaparée  par  de 
petits  insolents  ou  de  grands  scélérats,  qui  profanent,  à  chaque 
phrase,  les  noms  sacrés  de  liberté,  de  république,  pour  insulter 
à  la  sagesse  mâle  et  faire  égorger  la  vertu  courageuse,  qui  pour- 
raient déconcerter  leurs  projets  de  désorganisation  et  de  proscrip- 
tion. Us  voudraient  être  les  seuls  hommes,  les  maîtres  absolus. 
Téméraires!  ce  n'est  pas  pour  porter  votre  joug  que  les  nations 
secouent  les  fers  de  leurs  anciens  despotes  ;  ce  n'est  pas  pour 
être  rongés  par  des  insectes  que  les  peuples  auront  enchaîné  les 
lions  et  muselé  les  tigres  couronnés.  Bientôt  les  rois  auront  dis- 
paru ;  toutes  les  races  de  tyrans  s'éteignent  :  vous  serez  balayés 
à  votre  tour  comme  les  dernières  immondices  de  l'humanité. 

Je  veux  reprendre  la  parole  dans  un  écrit,  puisque,  depuis 
deux  ans,  je  ne  peux  plus  l'avoir  dans  les  tribunes.  Tous  les 
partis  ont  cherché  à  m'obscurcir  ou  à  me  réduire  au  silence, 
parce  qu'ils  ont  senti  que  le  propagateur  de  la  fraternité  géné- 
rale ne  pouvait  servi;*  aucune  coalition  partielle.  Je  suis  resté 
seul  avec  un  ami,  qui  se  sent,  comme  moi,  le  courage  de  dire  et 
de  défendre  la  vérité.  C'est  l'auteur  anonyme  de  plusieurs  dis- 
cours que  je  prononçai  avec  tant  de  succès  dans  les  assemblées 
nombreuses  des  Amis  de  la  Vérité,  au  Cirque,  et  qu'on  s'obsti- 
nait à  m'attribuer,  malgré  mes  protestations  réitérées;  c'est  le 
même  qui,  au  mois  de  juillet  dernier,  lorsque  le  despotisme 
croyait  toucher  au  moment  de  son  triomphe,  nous  retraçait,  dans 
sa  Journée  de  Marathon,  ces  belles  époques  de  l'histoire  de  la 
Grèce,  où  l'on  reconnaît  toute  la  force  d'un  peuple  qui  combat 
pour  ia  liberté.  Nous  continuerons  le  développement  des  vrais 
principes  de  l'ordre  social  ;  nous  poursuivrons  avec  le  flambeau 
de  la  vérité  les  imposteursjpii  égarent  l'opinion;  nous  tuerons 


RÉVOLUTION  407 

avec  le  glaive  de  la  parole  et  le  feu  de  la  pensée  les  réputations 
exécrables  des  tyrans  populaires,  qui  incendient  matériellement 
la  République  et  massacrent  positivement  la  liberté.  S*ils  nous 
égorgent  après  cette  annonce,  notre  mort  servira  encore  le  genre 
humain. 

Ce  collaborateur  annoncé  par  Fauchet  était 
J.-F.  Giiéroult;  la  nouvelle  feuille  devait  être  l'œu- 
vre commune  des  deux  amis ,  et  c'est  même  de  là 
qu'elle  avait  d'abord  pris  son  titre.  Cette  particula- 
rité assez  curieuse  m'a  été  révélée  par  un  prospectus 
dans  lequel  le  journal  est  annoncé  sous  le  titre  de 
Journal  des  Deux  Amis^  par  Claude  Fauchet,  évêque 
du  Calvados,  et  Jean-François  Guéroult.  Mais  au 
moment  de  l'exécution  le  courage  avait  manqué 
à  ce  dernier,  et,  au  lieu  de  la  copie  qu'il  attendait 
pour  son  premier  numéro,  Fauchet  recevait  de  son 
collaborateur  une  lettre  par  laquelle  celui-ci  le 
prévenait  de  ne  plus  compter  sur  lui. 

Je  me  suis  essayé  de  toutes  les  manières,  mon  cher  ami,  et  je 
Tois  qu'il  m'est  impossible  de  travailler  à  la  toise,  et  que  je  ferais 
plutôt  vingt  paires  de  souliers  qu'une  bonne  page  de  journal  en 
un  jour.  J'ai  passé  la  nuit,  mais  la  nuit  tout  entière;  j'ai  essayé 
de  recoudre  les  excellents  morceaux  des  discours  prononcés  dans 
Tafiaire  du  roi,  et  dont  il  était  si  facile  de  faire  un  bon  extrait, 
et  je  n'en  ai  fait,  moi,  qu'une  guenille  pitoyable,  que  j'ai  jetée  au 
feu  ce  matin...  J'aimerais  mieux  ramer  aux  galères  que  d'être 
ainsi  commandé  par  mon  travail,  et  obligé  de  suer  sang  et  eau 
pour  faire  une  besogne  détestable. 

Voilà  donc  Fauchet  chargé  de  tout  le  fardeau,  et 
il  le  portera  courageusement.  Il  a  le  travail  facile, 


i08  RÉVOLUTION 

il  l'aime,  et  il  s'efforcera  d'autant  plus  de  contenter 
ses  souscripteurs,  qu'il  aura  seul  toute  la  respon- 
sabilité. Cependant,  le  sage  Lalande,  évêque  de  la 
Meurthe,  qui  demeure  avec  lui,  et  qui  réunit  le 
savoir  et  les  talents  à  la  moralité  pure  et  à  la  vraie 
philosophie,  lui  fournira  quelques  articles.  Quant 
au  titre  du  journal ,  il  restera  le  même ,  avec  seu- 
lement un  mot  de  moins.  Ce  sera  le  Journal  des 
Amis^  et  ce  titre  lui  conviendra,  car  les  philanthro- 
pes sont  les  seuls  à  qui  l'auteur  ait  l'ambition  de 
plaire,  et  il  est  assuré  d'y  réussir  en  ne  leur  parlant 
que  le  langage  de  l'humanité,  de  la  liberté,  de  la 
sociabilité,  de  l'amitié  universelle. 

En  attendant,  et  pour  remplir  le  vide  laissé  par  la 
défaillance  de  Guéroult,  Fauchet  bffre  à  ses  lecteurs 
quelques  portraits  «  dans  le  genre  que  les  peintres 
appellent  des  croûtes,  et  qu'il  vient  d'esquisser  à  la 
hâte.  Il 

Les  vrais  citoyens  de  tous  les  départements  remarqueront  avec 
une  satisfaction  pure  qu'il  n'existe  pas  un  seul  homme,  parmi  les 
anarchistes  et  les  ennemis  de  la  souveraineté  du  peuple,  qui  ait 
un  talent  réel,  et  encore  moins  le  génie  de  Téloquence.  Quelques- 
uns  sont  astucieux  comme  le  mensonge  et  violents  comme  la  fu- 
reur ;  aucun  n'a  ni  grâce  ni  sentiment  :  ils  sont  des  bateleurs 
ridicules  ou  des  énergumènes  en  convulsions;  ils  jettent  de  la 
poussière  ou  ils  vomissent  du  sang.  Robespierre  seul  réunit  ce 
double  mérite  :  aussi  c'est  le  grand  homme.  Il  a  des  pensées 
fausses,  mais  soutenues,  son  style  est  en  mouvement  comme  son 
visage  :  c'est  une  grimace  perpétuelle;  il  se  passionne  à  froid  ;  il 
voit  dans  les  autres  toutes  les  fureurs  qui  le  dévorent,  et  en  lui- 


RÉVOLUTION  409 

même  toutes  les  vertus  qu'il  n'a  pas  et  qui  honorent  ses  adver- 
saires. La  seule  chose  qui  m'étonne,  c'est  qu'un  être  si  vain,  si 
chétif,  si  honteusement  pédant,  si  froidement  barbare,  si  triste- 
ment factieux,  ait  pu  trouver  des  sots  qui  l'admirent  et  des  en- 
thousiastes qui  l'encensent.  Jugez  du  servum  pecus  dont  il  est  le 
bélier.  Tous  les  autres  orateurs  de  la  faction  ne  font  que  glousser 
comme  des  dindons,  ainsi  que  Marat  lui-même  le  leur  a  dit,  ou 
crier  comme  les  oies  de  la  Montagne,  selon  l'heureuse  expression 
de  Gensonné.  Ces  êtres-là  sont  voués,  par  leur  nullité  intellec- 
tuelle, au  mépris  de  tous  les  hommes  de  bon  sens,  et  seront 
bientôt  sous  les  pieds  de  la  République  entière  par  l'excès  de 
leur  perversité. 

Il  n'est  pas  étonnant  qu'il  ait  pris  en  horreur  la  députation  de 
la  Gironde,  qui  est  composée  d'hommes  d'esprit  et  d'une  rare  élo- 
quence. Yei^iaud  les  a  balayés  devant  lui  comme  des  insectes 
malfaisants  qui  rongent  le  germe  de  la  liberté  publique.  Gensonné 
les  a  écrasés  comme  des  reptiles  tortueux  qui  ne  bavent  que  du 
venin.  Que  peut  opposer  la  faction  entière  à  l'énergie  et  à  la  su- 
périorité des  talents  de  Guadet  ? 

Le  petit  Barrère,  nouveau  Janus  à  trois  visages,  dont  l'un  re- 
garde l'anarchie,  l'autre  la  République,  et  le  troisième  le  despo- 
tisme représentatif,  a  rabâché  et  déraisonné  pendant  trois  grandes 
heures,  et  n'a  rien  prouvé  que  sa  demi-faiblesse,  sa  demi-férocité, 
son  inconséquence  tout  entière.  Il  a  de  l'esprit  en  petite  monnaie 
et  du  pédantisme  en  grosse  somme  ;  il  régente  la  Convention  à  la 
faire  rire,  s'il  ne  la  faisait  pas  bâiller 

Voilà  le  plus  illustre  champion  de  l'opinion  de  ceux  qui, 

caressant  toujours  le  peuple  par  une  adulation  servile  et  men- 
songère, ne  veulent  pas  qu'il  soit  souverain  de  fait,  et  le  prennent 
pour  une  bête  féroce  qu'il  faut  toujours  museler  par  le  despo- 
tisme de  ses  propres  mandataires. 

Tous  ces  gens-là  vous  parlent  principes,  justice,  vertu,  égalité, 
liberté,  souveraineté  nationale,  bien  plus  haut  que  les  républicains 
sincères.  Marat  vaut  mieux  qu'eux  tous  :  il  est,  du  moins,  vrai, 
celui-là;  il  dit  son  vœu  :  deux  cent  mille  têtes  coupées  et  un 

T.  VI  ^8 


440  RÉVOLUTION 

dictateur.  Chabot  ne  voudrait  pas  qu'il  le  dît;  il  dénonce  cette 
indiscrétion  courageuse.  G  monstres  !  vous  voyez  bien  que  je  ne 
vous  crains  pas  :  je  sais  les  massacres*  médités,  et  je  parle  ainsi  ! 
La  suite  au  numéro  prochain,  car  les  lâches  scélérats  ne  réus- 
siront pas  même  à  me  faire  assassiner. 

Voici  le  début  de  ce  premier  numéro,  qui  parut 
le  dimanche  6  janvier  1793,  et  non  pas  le  1*'  jan- 
vier, comme  le  dit  Deschiens. 

Oui,  l'univers  sera  libre  ;  tous  les  trônes  seront  renversés  ;  la 
virilité  des  peuples  se  prononce  ;  l'âge  de  raison  pour  l'humanité 
s'avance.  Nous  éprouvons  les  derniers  orages  de  la  jeunesse  du 
monde.  La  sagesse  sociale  s'élèvera  sur  les  débris  des  passions 
tyranniques  et  serviles  qui  régissaient  l'ignorance  des  nations.  Le 
bonheur  nattra  de  Talliance  des  lumières  et  des  vérités.  La  so- 
ciété embrassera  la  nature.  Délivrés  de  toutes  les  chaînes,  nous 
serons  heureux  de  tous  les  biens.  La  fraternité  ralliera  la  famille 
humaine,  et  l'égalité  des  droits  rendra  enfin  l'homme  roi  de  la 
terre  :  c'est  à  lui,  et  non  pas  à  quelques-uns,  qu'elle  a  été  donnée 
en  domaine  ;  il  est  majeur,  il  se  saisira  de  son  empire  et  rem- 
plira sa  destinée. 

Nous  éprouvons  des  maux  extrêmes,  et  nous  sommes  tentés  de 
nous  croire  loin  d'un  si  grand  bonheur;  cependant  nous  y  tou- 
ehons,  noua  n'en  sommes  séparés  que  par  le  torrent  de  l'anarchie 
qui  roule  des  ruines  :  il  va  se  dessécher.  Ce  sont  les  dernières 
eflusions  des  tempêtes  de  tous  les  despotismes  expirants  et  des 
vapeurs  de  tous  les  cloaques  du  vice  que  la  longue  servitude 
des  peuples  avait  creusés.  Le  feu  de  la  liberté  les  fait  bouillonner 
avec  violence  ;  mais  bientôt  il  les  aura  taris  :  c'est  l'infaillible  efifet 
de  sa  chaleur  divine.  Après  cette  épuration,  il  ne  versera  que  des 
flots  de  lumière  et  ne  laissera  couler  que  l'or  de  la  vertu. 

Citons  encore  une  page,  qui  achèvera  de  donner 
une  idée  de  la  verve  avec  laquelle  toute  cette  feuille 
est  écrite. 


RÉVOLUTION  441 

De  la  position  morale  de  la  France  et  des  destinées 
'du  genre  humain. 

L'ancien  monde  touche  à  son  terme,  il  va  bientôt  achever 
de  se  dissoudre  ;  un  second  chaos  va  précéder  la  création  nou- 
velle: il  faut  que  les  éléments  de  la  nature  sociale  se  mêlent,  se 
combattent,  ce  confondent,  pour  faire  éclore  enfin  la  société  vé- 
ritable. C'est  la  guerre  universelle  qui  va  enfanter  la  paix  de 
l'univers;  c'est  l'entière  dissolution  des  mœurs  qui  va  créer  la 
vertu  des  nations;  c'est  le  malheur  de  tous  qui  va  nécessiter  le 
bonheur  général. 

Nous  sommes  au  moment  de  la  crise  la  plus  terrible  de  l'hu- 
manité. J'ai  cru  que  la  philosophie,  qui  l'a  préparée,  pourrait 
l'adoucir,  et  rendre  moins  douloureux  ce  second  enfantement  de 
la  nature.  Mais  la  philosophie,  dont  l'invocation  est  sur  toutes  les 
lèvres,  n'a  point  encore  d'empire  dans  les  âmes  ;  on  en  sent  le 
besoin  partout,  en  n'en  trouve  la  réalité  nulle  part.  Rien  de  plus 
opposé  à  la  philosophie  que  ces  tètes  dominantes  et  prétendues 
législatives,  qui  n'ont  pas  môme  les  éléments  des  mœurs  et  les 
principes  du  sens  commun.  Avec  le  matérialisme,  on  a  la  morale 
des  brutes;  avec  l'irréligion,  on  a  la  dissociabililé  même;  avec 
l'irréflexion  habituelle,  on  a  l'impuissance  de  faire  des  lois  stables 
et  de  créer  un  gouvernement  ;  avec  toutes  les  passions  sans  frein, 
on  a  tous  les  maux  sans  remède.  Ainsi,  nous  touchons  à  l'extré- 
mité des  choses  humaines. 

Regardez  donc,  regardez,  s'il  vous  est  possible,  ces  hommes  qui 
s'appellent  amis  de  la  sagesse,  et  reculez  d'horreur:  ce  sont  des 
monstres  d'une  violence  effrénée,  d'une  morale  infâme;  une  in- 
satiable fureur  de  domination  les  possède  ;  ils  ont  faim  de  toutes 
les  tyrannies  et  soif  de  tous  les  crimes  :  voilà  les  pères  de  la  li- 
berté! Oui,  certes,  ils  l'enfenteront  par  la  nécessité  où  ils  auront 
mis  l'humanité  de  la  produire  pour  exterminer  ce  dernier  despo- 
tisme de  la  licence  et  de  l'impiété,  qui  veut  largement  remplacer 
tous  les  despotismes  des  cours  et  des  superstitions.  Non,  domina- 
teurs cannibales  de  l'opinion,  vous  ne  dévorerez  pas  jusqu'à  la 


i4«  RÉVOLUTION 

racine  la  raison  et  la  liberté  du  genre  humain  :  il  verra  bientôt  que 
toute  cette  ogrerie  qui  le  porte  à  s*entre-déchirer  et  à  fouler  aux 
pieds  toutes  les  vertus  est  votre  ouvrage;  il  appellera  la  religion 
fraternelle,  Tévangile  de  T^lité,  le  dieu  des  douces  mœurs,  an 
secours  de  Thumanité  aux  abois  :  elle  renaîtra  de  ses  débris.  Vons 
serez  alors  confondus  par  sa  majesté  sainte,  et  vou»  mourrez  de 
son  bonheur. 

Cette  verve  de  Fauchet  rentraînait  quelquefois 
au-delà  des  bornes.  On  lui  reprochait,  c'est  lui  qui 
nous  le  dit,  d'être  colère  et  satirique  dans  son  jour- 
nal. Cependant,  ceux  qui  le  connaissent  savent 
combien  il  est  doux  et  tolérant  ;  mais,  ajoute-t-il, 

Mais  il  est  une  mesure  de  perfidie,  d'impudence  et  de  scéléra- 
tesse, dans  quelques  hommes,  qui  me  pousse  à  Tindignation  et  à 
l'emportement,  surtout  quand  les  grands  intérêts  de  la  vérité  et 
de  la  société,  compromis  par  eux,  enflamment  mon  cœur.  Alors 
les  pensées  de  la  justice  me  brûlent,  les  sentiments  de  Thumanité 
me  dévorent.  Les  perfides  et  les  méchants,  quand  ils  auraient  mille 
moyens  de  mort  à  m'opposer,  me  trouveraient  prêt  à  leur  faire 
face,  à  les  poursuivre  avec  le  feu  de  la  vérité  jusqu'au  fond  de 
leur  conscience,  et  à  les  illuminer  de  leurs  crimes,  selon  l'expres- 
sion de  Mirabeau...  Comment  veut-on  que,  dans  la  crise  où  quel- 
ques furieux  mettent  la  patrie,  mon  âme,  et  mon  style,  qui  en 
est  toujours  l'expression  fidèle,  ne  soient  pas  brûlants  d'un  coui^ 
roux  civique  et  d'une  religieuse  horreur! 

Le  Journal  des  Amis,  commencé  au  moment  où 
s'engageait  la  lutte  terrible  entre  le  parti  de  la  Gi- 
ronde et  celui  qui  triompha  le  31  mai,  et  tombé 
quelques  jours  après  les  Girondins,  se  recommande 
par  les  renseignements  précieux  qu'il  contient  sur 
rhistoire  de  cette  époque  mémorable. 


RÉVOLUTION  443 

On  sait  que  Fauchet,  qui,  après  avoir  suivi  avec 
ardeur  le  courant  révolutionnaire,  avait  reculé, 
après  le  1 0  août  et  les  massacres  de  septembre ,  de- 
vant les  conséquences  de  ses  théories,  partagea  le 
sort  de  ses  amis,  sort  de  presque  tous  les  journa- 
listes de  ce  temps  :  il  monta  sur  Féchafaud  le 
34  octobre. 


BABEUF. 


Le  Tribun  du  Peupk. 


A  quelques  années  de  là  apparaissait  un  autre 
tribun  du  peuple,  mais  celui-là  bien  plus  redou* 
table  que  Bonneville  :  je  veux, parler  de  Gracchus 
Babeuf.  Entre  ces  deux  utopistes,  il  y  a  plus 
qu'une  communauté  de  titre  ;  d'autres  corrélations 
encore  peuvent  motiver  le  rapprochement  que  j'en 
fais,  sans  que,  d'ailleurs,  je  prétende  aucunement 
les  assimiler.  Il  y  a  loin,  en  effet,  du  babouvisme 
aux  doctrines  du  C4ercle  social  :  Bonneville  et  Fau- 
chet  voulaient  régénérer  l'univers  par  l'amour; 
Babeuf,  rêvant  une  égalité  impossible,  voulait  ar- 
river au  bonheur  commun  par  l'extermination. 

Mais  je  n'ai  point  à  m*occuper  ici  du  socialiste, 
ni  à  raconter  la  conspiration  qui  a  fait  la  célébrité 
de  Babeuf.  Mon  rôle  doit  se  borner  à  caractériser  le 
journaliste,  et  quelques  traits  suffiront,  car  Babeuf 
n'est,  en  somme,  qu'un  très-médiocre  pamphlé- 
taire ,  qui  put ,  à  l'époque  où  il  écrivait ,  se  faire 
remarquer  par  la  hardiesse  de  son  langage  et  de  ses 


RÉVOLUTION  541 

théories,  mais  dont  les  violences,  après  celles  de 
Marat,  n'ont  plus  rien  qui  puisse  nous  étonner 
aujourd'hui. 

Babeuf  était  commissaire-terrier  à  Roye  quand 
éclata  la  Révolution.  Il  en  adopta  les  principes  avec 
enthousiasme,  et  prit  aussitôt  la  plume  pour  les 
propager  et  les  défendre.  Un  journal  intitulé  le 
Correspondant  picard  se  publiait  à  Amiens  :  il  y  fit 
insérer  plusieurs  articles  d'économie  politique,  no- 
tamment sur  la  suppression  de  la  gabelle  et  des 
droits  féodaux.  Mais,  sortant  bientôt  du  domaine 
des  idées,  il  s'attaqua  aux  hommes,  et,  dit  Buona- 
rotti,  son  complice  et  son  apologiste,  «  ses  discours 
et  ses  écrits  populaires  lui  firent  de  nombreux  enne- 
jnis,  qui  eurent  assez  de  crédit  pour  le  faire  pour- 
suivre et  condamner  comme  faussaire.  » 

Malgré  cette  condamnation,  nous  voyons  Babeuf 
à  Paris  dans  les  premières  années  de  la  Révolution, 
toujours  libre,  toujours  actif,  se  donnant  en  pure 
perte  beaucoup  de  mouvement  pour  attirer  les  re- 
gards sur  lui.  Après  thermidor,  il  se  fait  remar- 
quer parmi  les  réactionnaires  les  plus  exagérés; 
on  le  voit  partout  avec  Fouché,  avec  Tallien.  Le 
1 7  fructidor  enfin,  il  fonde  un  journal  dans  lequel 
il  s'attaque  à  la  terreur  vaincue  avec  un  acharne- 
ment qu'on  ne  retrouverait  dans  aucune  autre 
feuille. 


446  RÉVOLUTION 

On  sait  de  quelle  réaction  fut  suivie  la  chute  de 
Robespierre,  et  nous  avons  dit  quelle  part  y  eut  la 
presse  royaliste,  A  Tépoque  où  Babeuf  se  fit  jour- 
naliste, il  était  question  dans  la  Convention  et  aux 
Jacobins  de  refréner  les  journaux  contre-révolu- 
tionnaires, qui  avaient  tout  à  coup  pullulé.  Le 
gouvernement,  débordé  par  cette  foule  d'écrivains 
qui  sapaient  journellement  la  République,  favori- 
sait l'opinion  tendant  à  limiter  la  liberté  d'écrire,  et 
un  grand  nombre  de  républicains  sincères  le  secon- 
daient, se  fondant  sur  les  circonstances  et  sur  ce 
que  le  gouvernement  révolutionnaire  devait  sauver 
la  liberté  par  tous  les  moyens.  C'étaient  alors  les 
journaux  contre-révolutionnaires  qui  voulaient  que 
la  presse  fût  libre,  et  l'on  devine  pourquoi.  C'était 
aussi  une  raison  pour  que  le  parti  contraire  récla- 
mât plus  vivement  une  loi  répressive. 

Babeuf  se  fit  le  champion  de  la  liberté  illimitée, 
non  pas  en  vue  assurément  de  seconder  les  projets 
des  contre-révolutionnaires,  mais  pour  soutenir, 
disait-il,  les  grands  principes  proclamés  par  la  Dé- 
claration des  Droits  et  la  Constitution  de  93,  dont 
il  ne  voulait  pas  qu'on  s'écartât.  C'est  dans  ce  but 
qu'il  fonda  un  journal  auquel  il  donna  le  titre  si- 
gnificatif de  Journal  de  la  Liberté  de  la  Presse. 

Ce  ne  seront  point  des  nouvelles  fraîches  que  je  donnerai,  di- 
sait-il :  nous  avons  trop  de  gazettes  et  de  gazetiérs  ;  c'est  un  jour- 
nal pour  les  penseurs  que  je  prétends  faire,  c'est  la  théorie  des 


RÉVOLUTION  iM 

lois  successivement  rendues,  et  l'examen  de  leurs  divers  rapports 
avec  la  liberté  et  le  bonheur  du  peuple... 

—  Je  fixe  un  point,  ajoutait-il,  pour  rallier  à  la  liberté  de  la 
presse  un  bataillon  de  défenseurs;  car  à  cette  mesure  est  attaché, 
j'ose  le  croire,  le  triomphe  de  la  liberté  publique. 

Et  un  avis  placé  au  bas  de  chaque  numéro  portait . 

Ce  journal  est  un  grand  livre  ouvert  à  toutes  les  vérités,  la 
boîte  aux  lettres  de  tous  les  surveillants  de  la  patrie,  et  la  tri- 
bune publique  des  hommes  libres,  énei^iques  et  amis  des  prin- 
cipes. Tous  les  bons  citoyens  sont  donc  appelés  à  faire  parvenir 
à  la  même  adresse  les  avis,  lettres  et  documents  qu'ils  croiront 
utiles,  et  qui  seront  dans  l'esprit,  les  vues,  le  caractère  libre  et 
courageux  du  journal. 

—  Un  procès  pour  la  presse  au  milieu  de  la  France  républi- 
caine, disait-il  dans  son  2^  numéro ,  est  un  phénomène  vraiment 
étrange  ;  c'est,  sans  contredit,  un  grand  scandale  pour  tous  les 
hommes  libres  que  son  existence  au  bout  de  cinq  années  de  ré- 
volution; et  nous  devons  paraître  bien  ridicules  aux  yeux  de 
l'univers,  qui  voit  un  tel  procès  causer  un  partage  sérieux  d'opi- 
nions, une  discussion  vive  et  animée,  chez  un  peuple  qui  se  croit 
démocrate  à  quelques  degrés  au-dessus  d'Athènes...  Comment  se- 
rait-il réservé  à  l'époque  présente  de  mettre  ce  sujet  en  pro- 
blème, lorsqu'à  l'époque  de  la  Déclaration  des  Droits  de  4789,  au 
sortir  des  chaînes  du  despotisme  monarchique,  le  droit  passa  sans 
réclamation,  avec  garantie  qu'il  ne  pourrait  être,  en  aucun  cas, 
interdit,  suspendu,  ni  limité;  s'il  est  encore  vrai  que,  depuis  lors, 
personne  ne  se  soit  avisé  de  lui  déclarer  la  guerre,  surtout  une 
guerre  polémique,  et  que  la  tyrannie  de  Robespierre  n'ait  elle- 
même  osé  l'anéantir  qu'indirectement  et  par  astuce,  il  faut  con- 
venir que  c'est  parce  que  nous  sommes  redescendus  dans  l'en- 
fance des  idées  de  liberté  et  retombés  dans  la  servitude.... 

Réapprendre  est  plus  difficile  qu'apprendre,  parce  qu'à  force 
de  persévérance  on  se  fatigue...  Nos  premières  révolutions  ont 
marché  à  pas  de  géant  ;  celle  du  40  thermidor  s'est  à  peine  traînée 
pour  abattre  un  tyran  et  quelques  complices.  Dès  que  je  me  dévoue 

48. 


us  RÉVOLUTION 

à  la  défense  de  la  liberté  de  la  presse,  concluait-il,  il  doit  m'étre 
pennis  de  parler  de  tout  sans  contrainte.  Au  surplus,  l'article  7 
de  la  Déclaration  des  Droits  existe  ;il  me  paraît  une  assez  bonne  ga- 
rantie provisoire,  en  attendant  celle  que  tout  le  peuple  demande. 

Dans  son  3*  numéro,  il  essaie  de  démontrer  que 
la  liberté  indéfinie  de  la  presse  n'est  point  incompa- 
tible avecle  gouvernement  révolutionnaire,  et  qu'elle 
doit  exister  tout  entière. 

Nos  législateurs,  s*écrie-t-il,  ne  doivent  pas  hésiter  à  la  garantir. 
Fera-t-on  un  problème  à  résoudre  de  ce  qui  n'en  fut  jamais  un? 
0  Marat!  que  dirais-tu,  si  tu  nous  entendais! 

Croira-t-on  qu'il  se  soit  trouvé  des  hommes  assez  osés  pour 
dire  au  peuple  français  :  Vous  ne  méritez  pas  encore  qu'on  vous 
accorde  l'entière  faculté  de  penser  et  d'écrire  ;  vous  n'êtes  qu'un 
composé  d'idiots,  qui  vous  laisseriez  entraîner  par  le  premier  pré- 
dicateur insensé  qui  vous  proposerait  un  roi...  Vils  calomniateurs 
du  peuple,  apprenez  que  ce  n'est  pas  pour  établir  un  roi  que 
nous  avons,  pendant  cinq  ans,  prodigué  nos  biens,  nos  sueurs, 
notre  sang;  apprenez  que  c'est  le  comble  de  l'impudence  de  dire 
à  un  peuple  qui,  par  cinq  ans  de  sacrifices  et  d'efforts,  a  fait 
triompher  les  principes  de  la  liberté,  qu'il  n'est  pas  en  état  de 
raisonner  sur  ces  principes  et  de  les  apprécier...  Inquisiteurs  de 
la  pensée,  vous  déguisez  mal  vos  alarmes,  et  vous  ne  tromperez 
personne  par  les  prétextes  dont  vous  vous  enveloppez  ! 

— Je  ne  démentirai  point  les  titres  de  général  de  la  liberté  de  la 
presse,  et  d* Attila  des  Rohespierristes,  que  vient  de  me  donner  un 
journaliste,  ajoutait-il  plus  loin.  Insensiblement  j'aguerrirai  ces 
soldats  timides  qui  semblent  encore  voir  l'ombre  de  Maximilien 
l'exterminateur  ;  je  les  accoutumerai  au  feu  ;  je  les  conduirai  jus- 
qu'au pied  de  la  brèche  et  je  ferai  d'eux  des  vainqueurs... 

Et  il  remplit  ainsi  les  vingt  premiers  numéros 
de  son  journal  d'arguments  propres  à  en  justifier 
le  titre. 


RÉVOLUTION  449 

Jusque-là  Babeuf  semble,  aux  yeux  des  Jacobins 
et  des  Montagnards,  un  de  ces  libellistes  contre- 
révolutionnaires  qui,  disait-on,  voulaient  assassi- 
ner la  République  avec  les  armes  de  la  liberté,  et 
qui  gravitaient  autour  de  VAmi  des  Citoyens  et  de 
VOrateur  du  Peuple.  Mais  tout  à  coup  il  s'opère 
dans  son  langage  un  complet  revirement,  que 
Buonarotti  n'explique  pas  sans  quelque  embarras. 
€  A  la  suite  du  9  thermidor,  écrit-il,  Babeuf  ap- 
plaudit un  moment  à  Tindulgence  dont  on  usa  en- 
vers les  ennemis  de  la  Révolution.  Son  erreur  ne 
fut  pas  de  longue  durée,  et  celui  qui  avait  pris  les 
Gracques  pour  modèles  de  sa  conduite  ne  tarda 
pas  à  s'apercevoir  que  rien  ne  ressemblait  moins  à 
ces  illustres  Romains  que  ces  post-Thermidoriens. 
Plus  grand  que  s'il  n'avait  jamais  erré,  Babeuf 
avoua  sa  méprise,  revendiqua  les  droits  du  peuple, 
démasqua  ceux  par  qui  il  avait  été  trompé,  et 
porta  si  loin  son  zèle  en  faveur  de  la  démocratie, 
que  les  aristocrates  qui  gouvernaient  la  République 
ne  tardèrent  pas  à  l'emprisonner.  » 

Il  abandonne  alors  le  premier  titre  de  son  jour- 
nal, qu'il  intitule  le  Tribun  du  Peuple^  ou  le  Défen- 
seur des  Droits  de  r Homme  ^  et,  empruntant  à  ses 
héros  de  prédilection  deux  noms  qui  sont  tout  un 
programme,,  il  se  proclame  lui-même  Caïus  Grac- 
chus^  tribun  du  peuple. 

Il  a  changé  de  titre,  dit-il,  ainsi  qu'il  avait  an- 


120  RÉVOLUTION 

nonce  qu'il  le  ferait  aussitôt  que  l'objet  du  premier 
pris  par  lui  serait  rempli,  c'est-à-dire  aussitôt  que 
la  conquête  du  palladium  anti-tyrannique ,  de 
l'arme  infaillible  et  irrésistible  de  la  presse,  se- 
rait assurée.  Cette  conquête  n'étant  plus  douteuse, 
l'arme  étant  désormais  bien  assurée  dans  ses 
mains,  il  va  faire  front  aux  usurpateurs  des  droits 
de  l'homme,  avec  une  nouvelle  qualité  analogue  au 
rôle  vigoureux  qu'il  se  sent  le  courage  de  soutenir 
dans  la  lutte  déjà  engagée. 

Je  justifierai  aussi  mon  prénom,  ajoutait-il.  J'ai  eu  pour  but 
moral,  en  prenant  pour  patrons  les  plus  honnêtes  gens,  à  mon 
avis,  de  la  république  romaine,  puisque  ce  sont  eux  qui  voulurent 
l^  plus  fortement  le  bonheur  œmmun,  j'ai  eu  pour  but,  dis-je, 
de  faire  pressentir  que  je  voudrais  comme  eux  ce  bonheur,  quoi- 
que avec  des  moyens  différents...  On  sait  que  tous  ceux  qui  se 
sont  montrés  sur  notre  théâtre  avec  des  noms  de  grands  hommes 
n'ont  pas  été  heureux  :  nous  avons  envoyé  à  Téchafaud  nos  Ca- 
mille, nos  Anaxagoras,  nos  Ânacharsis  ;  mais  tout  cela  ne  m'in- 
timide pas...  Je  me  dis  heureux  par  avance  si,  comme  mes  pa- 
trons, je  dois  mourir  martyr  de  mon  dévouement... 

Déjà  il  avait  dit  : 

Je  suis  lancé.  Dussé-je  ne  pas  sortir  de  longtemps  de  l'un  des 
caveaux  de  Marat,  qui  est  tout  disposé,  et  où  j'ai  déjà  mon  éta- 
blissement monté,  ma  vieille  lampe,  ma  petite  table,  ma  chaise 
et  ma  cassette;  dussent  mes  colporteurs  jouer  au  fin,  si  de  nou- 
veaux limiers  fayettistes  s'avisaient  de  les  arrêter  devant  les  corps 
de  garde  et  de  confisquer  mes  vérités  entre  leurs  mains,  il  est 
arrêté  que  ces  vérités  circuleront ,  qu'elles  concourront  à  montrer 
au  peuple  que  l'on  peut,  et  bientôt,  changer  en  réalité  la  plus 
belle  des  maximes,  qui  ne  fut  jusqu'ici  qu'une  illusion  :  Le  but  de 
la  société  est  le  bonheur  commun. 


RÉVOLUTION  421 

Voici,  du  reste,  le  prospectus  du  Tribun  du 
Peuple  : 

a  Le  but  de  la  société  est  le  bonheur  commun.  Telle 
était  ma  devise  avant  que  le  gouvernement  d'un 
peuple  libre  n'eût  donné  à  mon  égard  une  preuve  à 
jamais  mémorable  de  son  respect  pour  le  droit 
sacré  de  la  presse. 

>  Ce  but  de  la  société ,  cette  maxime  fondamen- 
tale, mère  de  tous  les  principes  du  juste,  sera  en- 
core le  fanal  exclusif  à  la  lueur  duquel  je  conti- 
nuerai de  marcher ,  après  que  le  canon  du  1 3  ven- 
démiaire, qui  a  brisé  mes  fers,  m'a  permis  le 
réarmement  de  ma  plume  véridique  et  plébéienne. 
Le  but  de  la  Révolution  française  est  aussi  le  bon- 
heur  commun.  L'honorable  tâche  tribunitienne  que 
j'ai  eu  le  courage  d'embrasser  m'impose  le  sublime 
devoir  d'indiquer  aux  Français  le  chemin  qui  peut 
les  conduire  à  ce  but  de  délices.  Qu'ils  me  suivent, 
ils  y  arriveront,  malgré  les  obstacles  semés  en  pro- 
fusion sur  cette  route,  malgré  toutes  les  sourdes 
menées,  les  intrigues,  les  complots  du  royalisme  et 
du  patriciat.  » 

Le  Tribun  du  Peuple  était  annoncé  comme  devant 
paraître  d'une  manière  irrégulière,  cinq  ou  six  fois 
par  mois.  Le  volume  des  numéros  ne  serait  point 
non  plus  uniforme  ;  il  dépendrait  de  l'importance 
des  matières  et  des  circonstances.  Tous  les  lecteurs 
raisonnables  sentiraient  qu'un  travail  substantiel 


m  RÉVOLUTION 

et  de  nature  à  être  mûri  ne  pouvait  être  mesuré 
à  l'aune  ni  assujetti  au  quart  d'heure,  comme 
l'œuvre  routinière  des  journalistes  à  nouvelles  et 
des  marchands  de  remplissage. 

Il  prenait  encore  prétexte  de  la  nature  toute  spé- 
ciale de  son  œuvre  pour  ne  point  donner  l'adresse 
de  son  imprimerie,  les  termes  dans  lesquels  était 
conçu  l'art,  i*""  de  la  loi  du  28  germinal  Ten  dis- 
pâisant  évidemment.  Cet  article,  en  effet,  assujet- 
tissait à  cette  formalité  les  seuls  journaux,  gazettes 
et  feuilles  périodiques.  Or,  on  ne  pouvait  légitime- 
ment donner  à  son  ouvrage  le  titre  de  journal  ou 
de  gazette  ;  ce  n'était  pas  non  plus  une  feuille  pé- 
riodique, puisqu'il  ne  paraîtrait  pas  à  des  époques 
fixes  et  régulières.  Ses  écrits  étaient  précisément  des 
mémoires  critiques  et  historiques  sur  la  Révolution. 

L'abonnement  était  porté  à  500  livres  par  tri- 
mestre, en  conséquence  de  l'énorme  renchérisse- 
ment des  matières  et  de  la  main-d'œuvre.  Du  reste, 
ce  n'était  point  pour  Babeuf  une  spéculation,  mais 
comme  une  affaire  de  famille.  On  le  voit  plusieurs 
fois  prévenir  ses  souscripteurs  qu'il  n'a  plus  d'ar- 
gent, et  les  prier  de  lui  en  donner,  s'ils  veulent  qu'il 
continue  de  leur  faire  imprimer  des  numéros. 

Ainsi  donc,  il  ne  s'agit  plus,  dans  le  nouveau 
journal,  de  cette  pauvre  petite  question  de  la  liberté 
de  la  presse,  mais  du  bonheur  commun^  seul  but 


RÉVOLUTION  «3 

que  la  société  puisse  avouer  hautement.  Dans  ses 
premières  pages  Babeuf  prend  chaleureusement  la 
défense  de  la  Constitution  de  1793,  que  la  Con- 
vention, «  infâme  marâtre,  va  tuer  de  ses  propres 
mains,  pour  lui  substituer  la  fade  compilation  de 
1 795.  »  En  effet ,  la  Constitution  de  Robespierre 
renfermait  en  germe  les  doctrines  babouvistes,  les 
doctrines  du  bonheur  commun^  de  V égalité  vraie ^ 
dont  Babeuf  posera  les  principes  dans  le  Tribun 
du  Peuple.  Et  malheur  à  qui  oserait  porter  la  main 
sur  Tarche  sainte  ! 

Tyrannicides  !  je  vous  convoque  tous.  Que  le  premier  esclave 
qui  osera  encore  attaquer,  directement  on  indirectement,  le  sys- 
tème républicain  indivisible,  soit  irrémissiblement  frappé  de  mort. 
Que  le  premier  chicaneau  liberticide  qui  viendra  opposer  ses 
moyens  de  nullité  aux  Droits  de  FHomme,  parce  qu'ils  ont  été 
proclamés  depuis  le  31  mai,  soit  écartelé  vif  par  le  peuple,  si  les 
lois  qui  punissaient  capitalement  le  premier  de  tous  les  forfaits 
sont  devenues  sans  vigueur.. .  Pour  moi,  je  déclare  que  le  premier 
mandataire  du  peuple  qui  osera  proposer  le  renversement  de  la 
Déclaration  des  Droits  et  de  rActeconstitutionnel,ye2epo}^marcIe... 
au  sénat,  chez  lui,  dans  les  rues,  partout  :  il  ne  m'importe.:. 

Nous  ne  saurions  analyser  les  quarante -trois 
numéros  dont  se  compose  le  Tribun  du  Peuple; 
nous  essaierons  seulement  d'en  donner  une  idée. 

Babeuf  classe  la  nation  en  peuple  culotté  et  peuple 
déculotté,  celui-ci  formant  l'immense  majorité  ;  il 
établit^  dans  son  n°  39,  qu'il  y  a  en  France  quatre- 
vingt-dix-neuf  individus  qui  n'ont  pas  assez,  contre 


iU  RÉVOLUTION 

un  centième  qui  a  trop;  et  à  plusieurs  reprises^ 
prêchant  la  guerre  des  pauvres  contre  les  riches , 
des  plébéiens  contre  les  patriciens,  de  ceux  qui 
n'ont  rien  contre  ceux  qui  ont  tout,  il  proclame 
hautement  «  qu'il  est  conforme  à  Téquité  première, 
fondamentale  et  éternelle ,  de  prendre  partout  où 
il  y  a  du  superflu,  pour  compléter  partout  où  se 
trouvent  des  parts  insuffisantes.  »  Il  réclame  Texé- 
cution  de  deux  lois  des  plus  mauvais  temps  révo- 
lutionnaires :  Tune  qui  décrétait  l'extinction  de  la 
mendicité,  l'autre  qui  promettait  aux  défenseurs  de 
la  patrie  un  milliard  de  biens  nationaux.  Il  veut 
qu'on  crée  des  hospices  pour  tous  les  vieillards,  et 
que  des  ressources  et  des  travaux  soient  assurés  à 
tous  les  âges,  à  tous  les  sexes,  à  toutes  les  indus- 
tries. 

Il  écrit  ce  principe,  neuf  alors  :  «  La  propriété 
individuelle  est  la  source  principale  de  tous  les 
maux  qui  pèsent  sur  la  société.  » 

Pour  lui,  le  Directoire  n'est  qu'un  «  gouverne- 
ment perfide ,  une  tyrannie  qui  se  meurt  et  perd  la 
tète.  »  Les  cinq  Directeurs,  il  les  appelle  «  séquelle 
infâme  des  Luxembourgeois,  cinq  mulets  empana- 
chés ;  nouveaux  Tarquins  qu'il  est  temps  de  faire 
disparaître  ;  des  tyrans  dont  chaque  pensée,  chaque 
acte,  est  un  délit  national  dont  les  preuves  sont 
tracées  en  caractères  de  sang  dans  toute  la  Répu- 
blique. » 


RÉVOLUTION  4«5 

Dans  une  autre  page  de  son  journal,  saisi  d'une 
recrudescence  de  haine,  il  ose  s'écrier  : 

La  société  est  une  caverne,  Tharmonie  qui  y  règne  est  un  crime. 
Que  vient-on  parler  de  lois  et  de  propriétés  !  Les  propriétés  sont  le 
partage  des  usurpateurs,  et  les  lois  l'ouvrage  du  plus  fort.  Le 
soleil  luit  pour  tout  le  monde  et  la  terre  n'est  pour  personne.  Allez 
donc,  ô  mes  amis,  déranger,  bouleverser,  culbuter  cette  société  qui 
ne  vous  convient  pas.  Prenez  partout  tout  ce  qui  vous  conviendra. 
Le  superflu  appartient  de  droit  à  celui  qui  n'a  rien.  Ce  n'est  pas 
tout,  frères  et  amis  :  si  Von  opposait  à  vos  généreux  efforts  des 
barrières  constitutionnelles,  renversez  sans  scrupules  et  les  barrières 
et  les  Constitutions.  Egorgez  sans  pitié  les  tyrans,  les  patriciens,  le 
million  doré,  tous  les  êtres  immoraux  qui  s'opposeraient  à  votre 
bonheur  commun.  Vous  êtes  le  peuple,  le  vrai  peuple,  le  seul 
peuple  digne  de  jouir  des  biens  de  ce  monde  I  La  justice  du  peuple 
est  grande  et  majestueuse  comme  lui.  Tout  ce  qu'il  fait  est  légi- 
time, tout  ce  qu'il  ordonne  est  sacré. 

Citons  encore  un  extrait  du  n®  40,  un  de  ceux  qui 
firent  le  plus  de  bruit.  Nous  en  empruntons  l'ana- 
lyse au  Moniteur;  l'article  est  signé  de  Trouvé. 

Nous  avons  une  double  marche  à  suivre  pour  miner  Tédifice  du 
crime,  et  pour  jeter  les  fondements  de  celui  de  la  vraie  justice  : 
faire  détester  les  pouvoirs  régnants,  en  découvrant  toujours  à  nu 
leurs  continuels  for&its,  et  faire  adorer  le  système  de  la  réelle 
égalité  en  en  développant  de  plus  en  plus  les  charmes. 

Si  perdre  dans  l'opinion  publique  les  envahisseurs  de  tous  les 
droits  du  peuple,  ses  affameurs,  ses  sangsues,  ses  tyrans,  ses 
bourreaux,  n'était  point  un  préalable  utile  avant  les  grandes  me- 
sures qui  devront  substituer  à  ce  régime  affreux  celui  du  bonheur 
commun,  nous  ne  nous  occuperions  pas  des  turpitudes  et  des 
scélératesses  journalières  de  nos  jugula teurs...  Il  est  encore  né- 
cessaire de  stimuler  l'ire  du  peuple,  et  de  l'éclairer  sur  des  hor- 
reurs masquées  que  seul  il  n'apercevrait  pas. 


426  RÉVOLUTION 

«  Ce  plan  une  fois  bien  exposé ,  Babeuf  marche 
à  l'exécution  en  difEsimant  les  actes  du  gouverne- 
ment, en  calomniant  ses  intentions,  en  attaquant 
le  Corps  législatif,  et  appelant  le  Conseil  des  An- 
ciens :  «  les  deux  cent  cinquante  usurpateurs  du  veto 
du  Peuple.  » 

€  Mais  voyons  quel  est  ce  bonheur  commun ,  cet 
édifice  de  la  vraie  justice  dont  ces  prédicants  d'anar- 
chie et  de  crime  veulent  jeter  les  fondements.  Répu- 
blicains vertueux,  Français  amis  des  lois  et  de  l'hu- 
manité, jugez-en  par  cette  apologie  que  le  tribun 
fait  des  massacres  du  2  septembre,  et  connaissez, 
par  ce  seul  trait,  tous  les  fauteurs  de  la  réeUe 
égalité. 

>  Il  s'étonne  de  ce  que  le  tribunal  criminel  du 
département  de  la  Seine  entame  le  procès  des  pré- 
tendus auteurs  des  journées  de  septembre  1792.  Il 
en  augure  qu'on  veut  peut-être  calmer  le  feu  de 
cette  énergie  sans-culottique  que  Ton  aperçoit  se 
.  ranimer  un  peu.  Selon  lui,  c'est  encore,  comme  à  la 
suite  de  thermidor,  recommencer  le  procès  à  la 
Révolution.  » 

L'extermination  des  traîtres,  dit-il,  est  le  crime  général  des 
légions  qui  se  sont  formées  à  Tissue^de  la  journée  glorieuse  du 
40  août;  c'est  aussi  le  crime  de  toutes  les  sections  de  Paris,  qui 
envoyèrent  chacune  des  commissaires  pour  reconnaître  ceux  des 
détenus  quils  croiraient  innocents,  et  pour  désigner  à  la  vindicte 
du  peuple  exerçant  lui-même  sa  justice  les  individus  qu'ils  juge- 
raient criminels.  Aux  yeux  de  Téquité  civique,  cette  coopération 


RÉVOLUTION  Atl 

des  commissaires  des  sections  de  Paris  avec  une  réunion  d'hom- 
mes qui,  quoi  qu'en  disent  les  avocats  des  conspirateurs,  formaient 
un  tribunal,  ce  concert,  dis-je,  a  légalisé  les  jugements  qui  ont 
véritablement  précédé  toutes  les  mises  à  mort... 

«  Quelque  pénible  que  soit  la  lecture  de  ce  plai- 
doyer de  l'assassinat,  surmontons  un  moment  notre 
dégoût,  pour  en  faire  connaître  la  péroraison,  plus 
épouvantable  encore. 

»  Après  avoir  dit  que  les  hommes  de  septembre, 
que  Ton  veut  donner  au  peuple  pour  des  bour- 
reaux ,  n^ont  été  que  les  prêtres  ^  les  sacrificateurs 
d'une  juste  immolation  qu  ordonnait  le  salut  commun, 
Babeuf  s'adresse  aux  patriotes  : 

Béunissez-vous  tous,  s'écrie-t-il,  pour  les  défendre  dans  ce 
sens  ;  formez  une  triple  barrière  autour  d'eux  ;  que  le  peuple  en 
guenilles,  que  la  foule  affamée,  aille  entourer  ce  tribunal  appelé  à 
les  juger  !  qu'elle  suive  constamment  les  auditions  de  ce  grand 
procès  !  qu'elle  les  occupe  toutes  I  qu'elle  ne  s'y  laisse  point  pré- 
venir par  la  classe  dorée  !  Qu'elle  dise,  sans  trembler,  que  ces 
exterminations  qu'on  condamne  aujourd'hui  furent  légitimes  et 
vivement  commandées  par  le  bien  de  la  masse  1  Qu'elle  prononce 
également,  sans  hésiter,  sans  rougir,  qu'elle  reconnaît  les  acteurs 
de  ces  scènes  politiques  pour  les  exécuteurs  d'une  tragédie  utile 
et  indispensable,  démontrée  telle  par  les  crimes  étemels  de  la 
faction  riche,  mieux  démontrée  encore  depuis  le  9  thermidor, 
terme  à  partir  duquel  cette  infâme  faction  mit  plus  en  grand  à 
Tordre  du  jour  la  famine,  la  ruine,  le  dépouillement,  Tassassinat 
du  peuple  ;  que  les  exterminateurs  des  coryphées  de  cette  secte 
horrible  n'ont  donc  que  bien  mérité  de  la  majorité  de  leurs  con- 
citoyens !  que,  s'il  est  quelque  chose  à  regretter,  c'est  qu'un  2  sep- 
tembre plus  vaste,  plus  général,  n'eût  pu  faire  disparaître  la  tota- 
lité des  affameurs,  etc.... 


A%S  RÉVOLUTION 

>  C'est  bien  là  qu'on  peut  dire,  sans  figure,  que 
la  plume  s'arrête  et  tombe  !  » 

Quelle  que  fût  la  faiblesse  du  gouvernement,  et 
quelque  indulgente  que  fût  Topinion  publique,  de 
pareilles  doctrines  ne  pouvaient  longtemps  s'affi- 
cher impunément.  Aussi  les  persécutions  ne  man- 
quèrent-elles pas  à  Babeuf.  C'avait  été  d'abord  son 
imprimeur  qui ,  lui  soupçonnant  «  l'intention  de 
présenter  le  poison  des  agitations  populaires  dans 
la  coupe  sacrée  des  droits  de  l'homme  » ,  lui  avait 
refusé  ses  presses  ;  et,  chose  assez  étrange,  cet  im- 
primeur était  le  représentant  Guffroy,  que  nous 
verrons,  sous  l'anagramme  transparent  de  Rou- 
gyffj  ramasser  la  succesion  de  Marat.  Bientôt  après, 
Babeuf  fut  obligé  de  se  cacher  ;  sa  femme,  qui  dis- 
tribuait ses  numéros,  fut  arrêtée,  et  ses  bureaux 
d'abonnement  détruits.  Mais,  soutenu  par  de  nom- 
breux amis,  il  ne  se  laissa  point  décourager. 

Les  bons  patriotes  qui  ont  remarqué  avec  satisfaction  le  plan  de 
mon  journal,  disait-il  dans  ses  t9^  et  30»  numéros,  considèrent 
avec  peine  les  suspensions  auxquelles  des  tracasseries  toujours 
nouvelles  me  forcent  ;  ils  ont  craint  que  les  retards  successifs 
dans  lesquels  ces  entraves  me  jettent  ne  leur  fassent  perdre  des 
parties  essentielles  d'une  suite  d'observations  sur  la  marche  jour- 
nalière du  gouvernement  qu'ils  regardent  comme  importantes 
par  leur  caractère  d'extrême  véracité  et  d'application  toujours 
étroitement  serrée  aux  principes.  Qu'ils  s'attendent  que  mon 
coup  d'œil  censorial  ne  leur  laissera  rien  perdre  ;  qu'un  peu  plus 
tôt  ou  un  peu  plus  tard,  ils  auront,  de  ma  main,  le  relevé  très- 


RÉVOLUTION  4Î9 

complet,  très-chronologique,  des  bévues  et  des  malveillances  de» 
gouvernants  ;  qu'ils  soient  certains  que  je  ne  craindrai  jamais  de 
grossir  le  volume  de  ma  feuille,  toutes  les  fois  que  le  cas  l'exigera, 
et  que  j'irai  toujours  reprendre  le  récit  où  je  suis  resté.  C'est  ma 
tâche  de  recueillir,  pour  transmettre  à  la  postérité,  la  vérité  nue, 
toute  la  vérité,  sur  les  hommes  et  leurs  actes.  Si  je  ne  la  rem- 
plissais point,  peut-être,  par  les  soins  du  mensonge  soudoyé,  nos 
neveux  jugulés  ignoreraient  par  qui  et  comment  ils  seraient  par- 
venus à  l'être. 

Réveillez- vous,  écrivains  patriotes  1  aidez-nous  à  dévoiler  les 
coupables  efforts  des  factions  scélérates.  Sois  des  nôtres,  coura- 
geux Audouin,  toi  que  je  sermonnai  lorsque  je  crus  que  tu  t'écar- 
tais de  la  voie  droite  :  le  patriote  n'a  point  de  fiel  ;  il  poursuit 
les  mauvaises  maximes,  les  principes  erronés,  et  non  les  hommes. 

—  On  s'abonne  pour  ce  journal,  écrivait-il  au  bas  de  son 
30«  numéro,  au  bureau  que  les  patriotes  trouveront  bien.  Les  aris- 
tocrates se  donneraient  des  peines  inutiles  pour  le  découvrir.  La 
souscription  est  de  50  livres  pour  un  an,  ou  plutôt  pour  480  nu- 
méros, qui  formeront  4 ,440  pages. 

Cependant,  malgré  l'énergie  de  Babeuf  et  l'assis- 
tance de  ses  adeptes,  le  Tribun  du  Peuple  ne  parais- 
sait plus  qu'à  des  intervalles  inégaux  et  assez 
longs;  les  numéros  ne  se  succédaient  plus  qu'à 
des  distances  de  quinze,  vingt  jours,  un  mois 
même.  En  revanche,  ce  n'étaient  plus  de  simples 
demi-feuilles;  c'étaient  des  brochures  de  vingt- 
quatre,  de  trente-deux  et  jusqu'à  soixante-quatre 
pages  en  caractères  très-compactes.  Ce  qui  n'empê- 
chait pas  Babeuf  d'envoyer  de  fréquents  articles  à 
YEclaireur  du  Peuple^  rédigé  par  un  de  ses  amis. 
On  raconte  à  ce  propos  une  anecdote  assez  curieuse. 

Le  n®  5  de  YEclaireur  commençait  par  une  lettre 


430  RÉVOLUTION 

signée  Babeuf.  Cette  lettre  était  immédiatement  sui- 
vie d'un  commentaire  qui  paraissait  appartenir  à 
la  rédaction  ordinaire  de  YEclaireurj  et  où  Ton  fai- 
sait le  plus  pompeux  éloge  de  Babeuf,  de  son  jou^ 
nal,  de  ses  doctrines.  Bientôt  après  parut  le  n^  34 
du  Tribun  du  Peuple^  qui  rendait  compliments  pour 
compliments  :  YEclaireur  était  le  meilleur,  le  plus 
sensé ,  le  plus  patriotique  des  journaux.  Or,  une 
indiscrétion  apprit  au  public  que  c'était  Babeuf  qui 
avait  écrit  les  deux  articles. 

Comme  un  grand  nombre  de  journaux  de  la  Ré- 
volution ,  les  numéros  du  Tribun  du  Peuple  étaient 
précédés  d'un  sommaire  ;  ce  qui  nous  fait  en  parler, 
c'est  leur  étendue  inusitée  :  ils  remplissent  quelque- 
fois jusqu'à  deux  et  même  trois  pages  en  petit  texte. 

Une  chose  qui  frappe  encore  dans  les  écrits  de 
Babeuf,  ce  sont  les  nombreux  néologismes  dont  ils 
sont  émaillés  ;  on  y  rencontre  des  mots  tels  que 
ceux-ci  :  amoncelage  ^  dépopuler^  dépropriétairiser, 
égorgerie^  foudroyade^  furorisme,  nationicide^  popu- 
licide^  etc.,  etc.  C'est  à  lui,  si  Ton  en  croit  M.  Ca- 
bet,  que  notre  langue  doit  le  mot  terroriste,  qui 
eut  une  meilleure  fortune  que  la  plupart  de  ceux 
qu'enfanta  sa  manie  d'innover. 

Le  Tribun  du  Peuple  s'arrête^ au  n®  43.  Voici  le 
dernier  anathème  lancé  par  Babeuf  contre  des  fan- 
tômes qu'il  évoquait  à  plaisir  pour  semer  l'agitation 
dans  les  masses  et  pousser  à  la  révolte  : 


RÉVOLUTION  134 

Tout  est  consommé.  La  terreur  contre  le  peuple  est  à  Tordre 
du  jour.  U  n'est  plus  permis  de  se  parler  ;  il  n'est  plus  permis  de 
lire  ;  il  n'est  plus  permis  de  penser. 

U  n'est  plus  permis  de  dire  que  l'on  souffre  ;  il  n'est  plus  per- 
mis  de  répéter  que  nous  vivons  sous  le  règne  des  plus  afihreux 
tyrans. 

n  n'est  plus  permis  d'exprimer  la  douleur,  quand  nos  bour- 
reaux nous  déchirent  sous  les  tenailles,  quand  ils  arrachent  par 
lambeaux  nos  membres  palpitants  ;  il  n'est  plus  permis  de  de- 
mander à  ces  barbares  des  tortures  moins  atroces,  moins  de  raf- 
finement dans  les  genres  de  supplices,  une  mort  moins  cruelle  et 
moins  lente. 

H  n'est  plus  permis  d'obéir  à  la  nature,  qui  commande  la  cris- 
pation des  membres,  l'altération  des  traits,  à  l'épreuve  des  an- 
goisses qui  résultent  des  plus  horribles  tourments. 

U  n'est  plus  permis  de  s'écrier  que  la  législation  de  Constanti- 
nople  est  extrêmement  modérée  et  populaire  auprès  des  ordon- 
nances de  nos  souverains  sénateurs. 

Il  n'est  plus  permis  d'épancher  le  désir  que  Dracon  vienne  nous 
gouverner  en  lieu  et  place  de  nos  absolus  du  jour. 

n  est  ordonné  de  laisser  le  gouvernement  affamer,  dépouiller, 
civiliser,  torturer,  faire  périr  le  peuple  sans  empêchement,  obsta- 
cle ni  murmure. 

n  est  ordonné  de  louer,  d'admirer,  de  bénir  cette  oppression,  et 
d'articuler  qu'il  n'y  a  au  monde  rien  de  si  beau  et  de  si  adorable. 

Il  est  ordonné  de  se  prosterner  devant  le  Code  atroce  de  4795» 
et  de  l'appeler  loi  sainte  et  vénérable  ;  et  il  est  ordonné  de  mau- 
dire le  pacte  sacré  et  sublime  de  4793,  en  l'appelant  lui-même 

atroce. 
Sommes-nous  bientôt  las  de  tant  de  vexations?  Puisqu'il  n'est 

plus  de  terme  où  l'on  puisse  concevoir  que  nos  dominateurs 

s'arrêteront  d'eux-mêmes,  nous  demanderons,  nous,  quel  est  le 

terme  que  nous  voulons  convenir  qu'ils  ne  dépasseront  pas  ? 

On  connaît  la  fin  de  Babeuf,  qui  ne  fut  pas  sans 
courage  ni  sans  quelque  dignité. 


JOURNAUX    DES    CLUBS 

J'ai  dit  que  les  principaux  clubs  avaient  leurs 
organes  plus  ou  moins  officiels.  Le  rôle  que  cer- 
taines de  ces  Sociétés  jouèrent  dans  la  Révolution 
donne  aux  feuilles  consacrées  à  raconter  leurs  faits 
et  gestes  une  importance  facile  à  comprendre,  et 
qui  m'engage  à  en  dire  quelques  mots. 

Journal  des  Amis  de  la  Constitution,  —  Journal  des 
Débats  de  la  Société  des  Amis  de  la  Constitution 
séante  aux  Jacobins,  —  Journal  de  la  Montagne, 
—  Journal  du  Club  des  Cordeliers,  —  Journal  des 
Clubs, 

Par  un  arrêté  pris  le  31  octobre  de  Tan  II*  de  la 
liberté,  et  signé  Du  Port  et  Chabroud,  présidents, 
et  Feydel,  secrétaire,  la  Société  des  Amis  de  la 
Constitution  décida  «  qu'un  de  ses  membres  serait 
autorisé  à  publier  la  correspondance  de  la  Société, 
sans  autre  approbation  que  celle  de  l'authenticité 
de  la  correspondance,  et  que  ce  membre  serait 
M.  de  Laclos. 

M.  Micbelet ,  parlant  de  la  création  de  ce  jour- 


RÉVOLUTION  433 

nal  et  des  motifs  qui  la  firent  décider,  s'étonne  avec 
quelque  raison  du  choix  du  rédacteur.  «  Le  30  oc- 
tobre, dit-il,  les  évêques  avaient  publié  leur  Expo- 
sition de  principes ,  un  manifeste  de  résistance  qui 
plaçait  sous  une  sorte  de  terreur  ecclésiastique  tout 
le  clergé  inférieur,  ami  de  la  Révolution.  Le  31 , 
par  représailles,  les  Jacobins  décidèrent  qu'un  jour- 
nal serait  créé  pour  publier  par  extraits  la  corres- 
pondance de  la  Société  avec  celles  des  départe- 
ments ,  publication  formidable ,  qui  allait  amener 
à  la  lumière  une  masse  énorme  d'accusations  con- 
tre les  prêtres  et  les  nobles.  Un  tel  journal,  qui 
devait  désigner  tant  d'hommes  à  la  haine  du  peu- 
ple (qui  sait?  peut-être  à  la  mort),  était,  dans  la 
réalité,  une  magistrature  terrible;  l'homme  qui 
devait  choisir,  extraire,  dans  ce  pèle- même  im- 
mense, les  noms  que  l'on  dévouait,  allait  être 
comme  investi  d'un  étrange  et  nouveau  pouvoir 
qu'on  aurait  pu  appeler  dictature  de  délation. 

aLes  hauts  meneurs  des  Jacobins  étaient  encore, 
à  cette  époque,  Duport,  Barnave  et  Lameth.  Quel 
fut  le  grave  censeur,  l'homme  irréprochable  et  pur, 
à  qui  ils  firent  confier  ce  pouvoir  ?. . ,  Qui  le  croi- 
rait? à  l'auteur  des  Liaisons  dangereuses,  à  l'agent 
connu  du  duc  d'Orléans ,  à  Choderlos  de  Laclos. 
—  C'est  lui  qui,  dans  l'ombre  même  du  Palais- 
Royal,  à  la  porte  de  son  maître,  cour  des  Fon- 
taines ,  publiait  chaque  semaine  ce  recueil  d'accu- 

T.  VI.  49 


iZi  RÉVOLUTION 

«allons,  sous  le  titre  peu  exact  de  Journal  des  Amis 
de  la  Constitution  :  peu  exact,  car  alors  il  ne  don- 
nait nullement  les  débats  de  la  Société  de  Paris, 
semblant  en  faire  un  mystère  ;  il  publiait  seulement 
les  lettres  qu'elle  recevait  des  Sociétés  de  province, 
lettres  pleines  d'accusations  collectives  et  anony- 
mes ;  à  quoi  Laclos  ajoutait  quelque  article ,  insi- 
gnifiant d'abord,  puis  naïvement  orléaniste,  de 
sorte  que,  pendant  sept  mois  (de  novembre  en 
juin),  Torléanisme  courait  la  France  sous  le  cou- 
vert respecté  de  la  Société  jacobine.  Cette  grande 
machine  populaire ,  détournée  de  son  usage ,  jouait 
au  profit  de  la  royauté  possible,  i 

L'arrêté  qui  créa  le  Journal  des  Amis  de  la  Cons- 
titution dit  assez  quel  en  était  le  but  :  publier  pério- 
diquement la  correspondance  de  la  Société.  C'est 
donc  à  tort  que  quelques  écrivains,  trompés  pro- 
bablement par  Deschiens ,  ont  avancé  que  les  dé- 
bats  du  fameux  club  y  sont  rapportés  in  extenso. 
Je  ferai  même  remarquer  que  la  correspondance 
à  laquelle  il  s'agissait  de  donner  de  la  publicité 
n'était  pas,  à  proprement  parler,  la  correspon- 
dance de  la  Société,  émanant  de  la  Société,  mais  la 
correspondance  des  Sociétés  affiliées  avec  la  Société 
mère.  Réduit  à  ces  termes,  ce  recueil  n'a  sans  doute 
pas  la  valeur  historique  qu'il  aurait  dans  la  suppo- 
sition contraire,  mais  il  ne  laisse  pas  pour  cela  de 
présenter  un  intérêt  assez  vif  encore. 


RÉVOLUTION  435 

Laclos,  du  reste,  ne  se  crut  pas  obligé  de  se  ren- 
fermer rigoureusement  dans  le  cadre  étroit  qui  lui 
avait  été  donné.  L'objet  indiqué  dans  l'arrêté  de  la 
Société,  dit-il  dans  un  avertissement,  n'est  pas  le 
seul  que  l'auteur  se  propose  de  remplir.  D'abord 
il  insérera  dans  sa  feuille,  exactement,  soit  en  tota- 
lité, soit  en  partie,  suivant  l'importance  de  la  ma- 
tière, les  avis  ou  renseignements  que  les  différentes 
Sociétés  affiliées  à  celle  de  Paris  jugeront  à  propos 
de  lui  adresser.  On  y  trouvera  de  plus  un  tableau 
historique  et  raisonné  des  travaux  de  l'Assemblée 
nationale,  depuis  l'ouverture  des  Etats  généraux,  et 
un  compte  fidèle  de  tous  les  événements  qui  pour- 
ront intéresser  la  Révolution.  Ainsi  il  se  divisera 
en  deux  parties  distinctes  et  séparées,  l'une  uni-^ 
quement  tirée  des  archives  de  la  Société,  l'autre 
qui  n'aura  traita  cette  Société  que  par  l'honorable 
encouragement  qu'elle  a  donné  à  l'auteur,  en  le 
nommant  rédacteur  de  l'extrait  de  sa  correspon- 
dance au  moment  où  elle  a  résolu  de  la  publier. 

Quant  à  l'esprit  de  cette  feuille,  Laclos  le  résu- 
mait dans  une  phrase  de  son  préambule  : 

a  Le  but  principal  de  cet  ouvrage  est  de  faire 
aimer  la  Constitution  ;  le  moyen  qu'on  emploiera 
sera  de  la  faire  connaître.  » 

Le  journal  était  revêtu  du  cachet  de  la  Société, 
sur  lequel  on  lit,  au  milieu  d'une  couronne  de 
chêne  :  Vivre  libres  ou  mourir. 


436  RÉVOLUTION 

Lorsqu'au  mois  de  juillet  4794,  la  scission 
éclata  au  sein  de  la  Société  des  Amis  de  la  Consti- 
tution, le  journal  fondé  par  Laclos,  mais  qu'il  ne 
paraît  pas  avoir  rédigé  au-delà  de  cette  époque, 
demeura  l'organe  de  la  Société  scissionnaire  des 
Feuillants,  et  ses  derniers  numéros  contiennent  sur 
cette  scission  et  ses  suites  de  très-curieux  détails. 
Il  cessa  de  paraître  le  20  septembre  suivant.  Je  ne 
sache  pas  que  le  club  des  Feuillants  ait  eu  depuis 
d'autre  oi^ane  accrédité. 


Mais  dès  avant  la  «cission,  il  s'était  établi,  sous 
le  nom  de  Journal  des  Débats  de  la  Société  des  Amis 
de  la  Constitution  séante  aux  Jacobins^  un  journal 
dont  le  titre  annonçait  nettement  l'objet.  C'était 
bien,  celui-là,  le  procès-verbal  des  séances  du  club 
des  Jacobins  :  il  donnait  le  récit  Qdèle  de  tout  ce 
qui  se  passait  dans  chaque  réunion,  et  au  moins 
l'analyse  des  discours  qui  y  étaient  prononcés.  En 
cas  d'abondance,  il  publiait  un  supplément  dans 
lequel  on  était  admis  à  faire  insérer  les  discours  qui 
n'avaient  pu  être  prononcés  dans  l'Assemblée,  ainsi 
que  les  avis  et  annonces  que  l'on  voulait  faire  pas- 
ser aux  Amis  de  la  Constitution.  On  prenait  au  bu- 
reau ,  à  cet  égard ,  les  arrangements  les  plus  hon- 
nêtes. 


RÉVOLUTION  437 

Le  1  •'janvier  1 792,  le  journal  ajoute  à  son  titre  r 
et  de  la  Correspondance;  et  Ton  y  trouve,  en  effet, 
quelques  extraits,  mais  courts  et  rares,  de  lettres 
de  Sociétés  affiliées;  mais,  dès  le  mois  précédent, 
une  feuille  annexe,  exclusivement  consacrée  à  la 
correspondance,  avait  été  créée,  et  elle  paraissait, 
comme  le  journal ,  trois  fois  par  semaine.  —  Le 
23  septembre  an  P'  de  TEgalité  (1792),  le  titre  fat 
encore  une  fois  modifié,  comme  il  suit  :  Journal  des 
Débats  de  la  Société  des  Jacobins,  amis  de  l'égalité  et 
de  la  liberté. 

La  fondation  de  ce  journal  avait-elle  été  inspirée 
par  la  Société,  ou  bien  était-ce  une  entreprise  indi- 
viduelle? C'est  ce  que  je  ne  saurais  dire  ;  mais,  si  ce 
ne  fat  pas  la  Société  qui  le  créa,  elle  ne  tarda  pas  du 
moins  à  l'adopter.  Je  lis  en  effet  dans  le  compte- 
rendu  de  la  séance  du  25  juillet  1 791  : 

On  observe  qu'il  faut  oi^aniser  promptement  le  bureau  de  cor- 
respondance, et  nommer  des  commissaires  pour  rédiger  le  Jour- 
nal de  la  Société,  dont  M.  Laclos  était  ci-devant  rédacteur. 

M.  Deflers,  rédacteur  du  Journal  des  Débats  de  la  Société,  est 
nommé  rédacteur  du  Journal  de  la  Société. 

Cette  rédaction  n'est  pas  très- claire,  mais  il  n'en 
résulte  pas  moins  que  le  journal  qui  nous  occupe 
était,  comme  le  précédent,  et  plus  exclusivement 
encore,  l'organe  officiel  du  club  des  Jacobins,  et 
que  le  rédacteur  en  avait  été  nommé  par  la  Société. 
On  en  pourrait  conclure  encore  que  c'est  à  ce  même 


i38  RÉVOLUTION 

Deflers  que  fut  confié  le  soin  de  publier  la  corres- 
pondance; c'est,  du  reste,  ce  qui  résulte  d'un  aTÎs 
placé  en  tête  de  la  feuille  qui  y  fut  consacrée  quel- 
ques mois  après,  et  dans  lequel  est  rappelé  et  con- 
firmé à  son  profit  l'arrêté  du  25  juillet. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  Journal  des  Débats  était 
rédigé  avec  une  indépendance,  parfois  même  avec 
une  irrévérence  qui  n'était  pas  du  goût  des  sei- 
gneurs Jacobins.  La  raison  ne  présidait  pas  tou- 
jours à  leurs  délibérations;  il  s'y  passait  quel- 
quefois des  scènes  qui  n'étaient  pas  précisément 
sérieuses.  Le  rédacteur  du  journal,  qui  n'avait 
point  l'optimisme  de  Garât,  se  permettait  quelque- 
fois de  sourire.  Or,  les  membres  du  club  tout-puis- 
sant étaient  moins  endurants  encore  que  ceux  de 
l'Assemblée  nationale.  J'ai  déjà  donné  (t.  IV,  p.  1 69) 
quelques  preuves  de  leur  intolérance  à  l'égard  des 
journaux,  et  nous  avons  vu  le  rédacteur  du  Journal 
des  Débats  lui-même  chassé  de  la  Société.  Mais 
cette  proscription,  qu'il  partagea  avec  tous  les 
journalistes,  prouve-t-elle  que  c'était  un  faux-frère? 
Je  ne  le  pense  pas. 

M.  Eugène  Maron,  dans  son  Histoire  littéraire  de 
la  Convention  y  a  fait  une  longue  appréciation  du 
Journal  des  Débats  des  Jacobins ,  et  il  présente  cette 
feuille  sous  un  jour  tout  à  fait  nouveau ,  que  per- 
sonne, que  je  sache,  n'avait  entrevu  avant  lui.  Mais 
peut-être,  après  ce  que  j'ai  dit  il  y  a  un  instant, 


RÉVOLUTION  139 

trouvera-t-on  qu'il  va  un  peu  loin  quand  il  repré- 
sente son  rédacteur  presque  comme  un  Girondin 
déguisé,  comme  un  loup  qui  se  serait  introduit 
dans  la  bergerie.  Deflers,  en  se  justifiant  de  l'accu- 
sation dirigée  contre  lui,  donne  de  sa  conduite 
l'explication  la  plus  satisfaisante,  — j'entends  pour 
Fhistorien,  non  pour  les  Jacobins.  11  proteste  qu'il 
n'a  voulu  servir  que  la  vérité,  qu'il  déteste  autant 
les  flatteurs  du  peuple  que  les  adulateurs  des  rois. 
De  quoi  l'accuse-t-on?  D'avoir  déguisé  la  vérité  ? 
Non,  le  dénonciateur  le  dit  expressément,  mais  d'a- 
voir rédigé  le  journal  avec  perfidie  ;  d'avoir  parlé 
des  applaudissements  unanimes  que  reçoit  l'Ami 
du  Peuple  lorsqu'il  entre  aux  Jacobins  ;  d'avoir 
appris  au  public  que  Marat  avait  obtenu  la  parole 
de  préférence  à  un  autre  citoyen  qui  l'avait  avant 
lui.  Est-ce  donc  là  de  la  perfidie?  Il  a  purement 
et  simplement  rapporté  ce  qu'il  a  vu ,  et  en  cela  il 
a  fait  son  devoir  de  journaliste. 

Si  c'est  faire  une  bonne  action  que  d'applaudir  Marat,  peut-on 
commettre  un  crime  en  apprenant  au  public  l'accueil  honorable 
que  vous  lui  faites?  Si  c'est  un  crime  que  de  parler  des  app1au« 
dissements  universels  que  reçoit  l'Ami  du  Peuple,  c'est  aussi  un 
crime  de  l'applaudir  :  la  conséquence  est  naturelle.  Dans  cette 
même  séance,  Marat  obtient  la  parole  de  préférence  à  un  autre 
membre  qui  l'avait  depuis  longtemps;  cette  préférence  de  la  So- 
ciété, qui  ne  pein  être  fondée  que  sur  le  mérite  qu'elle  trouve 
dans  Marat,  excite  des  débats  assez  longs.  Quel  était  le  devoir 
d'un  écrivain  qui  doit  la  vérité,  et  rien  de  plus?  De  présenter  aux 
lecteurs  l'image  fidèle  de  cette  séance  ;  c'est  ce  que  j'ai  fait.  Mon 


440  RÉVOLUTION 

journal  est  un  miroir  fidèle  où  chacun  peut  se  voir  tel  qu'il  est. 
Malheur  à  celui  qui  a  des  taches  sur  la  figure  ;  8*11  trouve  étrange 
d*ayoir  des  difformités  au  visage,  ce  n'est  pas  la  faute  du  miroir, 
ni  la  mienne. 

Mais  il  eut  beau  dire,  il  fut  renvoyé  à  Tunam- 
mité,  et  «  il  prit  promptement  la  fuite,  emporté  par 
le  vent  des  huées  universelles.  »  Il  n'en  continua  pas 
moins  son  journal,  dans  la  même  forme  et  avec  la 
même  étendue  et  la  même  exactitude.  Je  ne  sais 
par  quelle  voie  lui  arrivait  le  compte- rendu  des 
séances. 

Tant  d'audace  dut  irriter  les  Jacobins,  et  ils 
furent  plus  d'une  fois  amenés  à  en  délibérer;  mais 
le  moyen  de  faire  taire  ce  terrible  homme  ?  Un  jour 
enfin  la  mesure  se  trouva  comble. 

Tout  à  coup,  dit  notre  journaliste  dans  son  numéro  du  5  jan- 
vier, il  s'élève  une  très-longue  et  très-chaude  discussion  sur  les 
journalistes.  G...  prend  la  parole.  Ce  membre  parait  avoir  été 
particulièrement  remarqué  par  le  Journal  des  Débats  ;  il  note  ses 
interruptions,  ses  motions.  G...  prend  donc  la  parole  comme  pour 
se  venger  du  journaliste  qui  le  persécute,  a  Qui  de  vous,  s'écrie- 
t-il  tragiquement,  n'est  pas  surpris  de  l'audace  du  rédacteur  da 
Journal  des  Débats,  que  nous  avons  chassé  du  temple  de  la  li- 
berté? Quoi  !  ce  rédaoieur  perfide,  malgré  notre  défense  formelle, 
malgré  sa  publique  expulsion,  continue  toujours  son  infâme  jour- 
nal. Est-il  possible  de  concevoir  un  homme  plus  audacieux?  Com- 
ment ce  folliculaire  peut-il  connaître  nos  discussions,  et  donner 
quelquefois  nos  discours  tels  que  nous  les  avo|y  prononcés  ?  Ceci 
est  invraisemblable.  Cependant  ne  serait-il  pas  vraisemblable  que 
ce  libclliste  aurait  ici,  parmi  nous,  des  membres  gangrenés  et 
vendus  qui  lui  rapporteraient  tout  ce  qiie  nous  disons?  Mais  ne 
seraitrii  pas  plus  croyable  que,  parmi  vie  peu  de  journalistes  aux- 


RÉVOLUTION  'i44 

quels  nous  permettons  de  publier  nos  séances,  il  s'en  trouvât 
quelques-uns  qui  se  soient  parés  du  masque  du  patriotisme  pour 
nous  séduire,  et  qui  trahissent  ensuite  la  cause  des  Jacobins?  S'il 
en  était  ainsi,  Jacobins,  soyez  inflexibles,  et  chassez  du  sanctuaire 
de  la  liberté  ce  reste  impur  d'écrivains  soudoyés  par  Roland  et 
Brissot.  »  (Applaudissements  très-vifs.  A  la  porte  1  à  la  porte!  s'é- 
crient les  tribunes  ;  il  faut  chasser  tous  les  journalistes,  ce  sont 
des  Brissotins.) 

Un  membre  veut  calmer  le  bouillant  patriotisme 
des  ennemis  des  journalistes;  il  veut  qu'on  distin- 
gue, qu'on  examine,  qu'on  les  admoneste?  Point 
de  grâce  1  s'écrie-t-on.  Qu'on  les  chasse! 

MoENNE.  J'aperçois  un  grand  nombre  de  personnes  qui  pren- 
nent des  notes;  cela  me  paraît  suspect.  Il  faut  savoir  pour  qui 
sont  ces  notes. 

.    On  interroge  les  journalistes.   Tumulte ,   ru- 
meurs. 

Ici  le  journal  fait  parler  le  club  tout  entier  à  la 
fois ,  à  la  manière  du  chœur  dans  les  tragédies  an- 
tiques. 

Le  nombre  des  journalistes  est  trop  grand  I  —  Qu'avons-nous 
besoin  que  le  public  apprenne  ce  qui  se  passe  ici?  —  Un  seul 
journal  suffit.  —  C'est  le  journal  de  Milcent-Créole.  —  C'est  là 
un  journal  excellent!  admirable!  —  C'est  le  seul  que  puiss^t 
avouer  les  Jacobins!  —  Milcent  seul  est  à  la  hauteur  des  Jaco- 
bins! —  Que  tous  les  journalistes  soient  chassés  !  —  Que  Milcent 
seul  soit  conservé  ! 

L'orateur  C...  remonte  à  la  tribune.  «  On  avait  lieu  de  croire 
que  l'expulsion  du  rédacteur  des  Débats  rendrait  à  la  raison  et  à 
la  justice  cette  foule  de  folliculaires  qui  se  nourrissent  de  la  sub- 
stance du  peuple.  Mais  nous  nous  sommes  cruellement  trompés  : 

49. 


4lt  RÉVOLUTION 

il  n'en  est  aucun  qui  ne  se  moque  de  nous,  et  ne  tourne  Bfarat  en 
ridicule  et  les  meilleurs  appuis  de  la  société  !  Qu'on  les  chasse 
donc  tous,  excepté  le  patriote  Milcent,  qui,  encore  bien  qu'il  ne 
soit  pas  très-connu,  n'en  est  pas  moins  le  meilleur  des  journa- 
listes. » 

Mais  le  célèbre  Defieux  comprend  que  cette  mesure  ne  serait 
qu'injurieuse ,  sans  être  efficace  ;  il  monte  à  la  tribune,  et,  poli- 
tiquement, offre  un  tempérament  propre,  selon  lui,  à  concilier 
toutes  les  opinions  :  c*est  d'établir  un  bureau  de  censeurs  pour 
examiner  les  productions  des  journalistes. 

À  ces  mots,  C...,  qui  est  sincère,  s'indigne  et  s'écrie  :  a  Gom- 
ment peut-on  proposer  de  recréer  des  censeurs  royaux  dans  un 
pays  libre  ?  » 

Murmures  violents  contre  C... 

Defieux,  sans  s'émouvoir,  reprend  tranquillement  :  «  On  parle 
de  censeurs  royaux  ;  il  ne  s'agit  pas  de  cela,  il  s'agit  de  censeurs 
créés  par  la  Société  1  Cela  est  bien  différent.  »  (Applaudissements.) 
Dans  son  système ,  les  censeurs  examineraient  les  comptes-ren- 
dus des  journaux  :  s'ils  étaient  à  la  louange  des  Jacd^ins ,  les 
censeurs  donneraient  leur  approbation;  s'ils  étaient  défavora- 
bles, on  chasserait  ignominieusement  le  journaliste  insolent,  a  Au 
moins,  de  cette  manière,  nous  aurons  aussi  nos  écrivains.  Ne 
croyez  pas  que  les  écrivains  amis  de  la  liberté  des  opinions  soirat 
effarouchés  à  l'aspect  de  nos  censeurs  :  non ,  les  censeurs  n'ef- 
fraieront que  les  Brissotins  ;  mais  la  censure  n'a  rien  d'effrayant 
pour  un  vrai  Jacobin.  (Applaudissements.)  Le  rédacteur  du  Jow- 
nal  des  Débats  ayant  trouvé  le  secret  de  ce  que  nous  disons  sans 
venir  ici ,  cet  infîSime  échappera  à  la  censure ,  mais  les  autres 
n'y  échapperont  pas.  » 

En  effet,  les  propositions  de  Defieux  furent  adop- 
tées. La  Société  arrêta  que  les  censeurs  seraient 
spécialement  chargés  de  censurer  toute  espèce  de 
proposition  brissotine,  rolandiste,  girondine  ou 
buzotiste.  Après  quelques  corrections  fraternelles , 


ÎIÉVOLUTION  m 

ils  chasseront  tous  les  écmains  qui  ne  seront  pas  à 
la  hauteur  des  Jacobins  ! . . . 

Le  Journal  des  Jacobins  finit  le  24  frimaire  an  II, 
au  n®  556  des  Débats ,  et  320  de  la  Correspon- 
dance. 

«  Ce  journal,  dit  Deschiens ,  est  le  plus  utile  à 
consulter  pour  l'histoire  de  la  Révolution,  et  sur- 
tout pour  celle  du  gouvernement  révolutionnaire. 
C'est  là  que  Ton  apprend  à  connaître  et  à  apprécier 
les  causes  premières,  les  forces  motrices  et  les 
moyens  d'exécution  de  ce  gouvernement  qui  a 
pesé  sur  la  France  depuis  1 792  jusqu'au  9  thermi- 
dor an  II.  On  y  trouve  non  seulement  les  débats  qui 
préparaient  et  déterminaient  souvent  les  décisions 
des  assemblées  nationales,  qui  provoquaient,  sou- 
tenaient et  faisaient  triompher  les  insurrections  po- 
pulaires ,  mais  la  correspondance  de  la  société  de 
Paris  et  des  sociétés  de  toute  la  France  et  de  l'Eu- 
rope. «  On  trouve  notamment,  dans  la  première 
quinzaine  de  juillet,  les  débats  sur  la  fuite  du  roi, 
débats  qui  furent  la  cause  de  la  scission. 


La  succession  An  Journal  des  Débats  des  Jacobins 
fut  recueillie  par  le  Journal  de  la  Montagne^  qui  lui 
faisait  déjà  une  sorte  de  concurrence.  Cette  feuille, 


Hi  RÉVOLUTION 

en  effet,  rédigée,  depuis  le  l*"^  juin  1793,  par  J,- 
Ch.  Lavaux, Th.  Rousseau  et  autres,  n'avait  guère, 
dans  l'origine,  que  ces  deux  rubriques  :  Débats  de 
la  Convention,  suivis  de  sa  correspondance,  et  Dé- 
bats de  la  Société  des  Amis  de  la  Liberté  et  de  l'E- 
galité ,  séante  aux  Jacobins ,  suivis  également  de 
la  correspondance  de  cette  Société.  Plus  tard  elle 
eut  un  article  Commune  de  Paris  et  un  article  Tri- 
bunal révolutionnaire.  Elle  admit  même  des  nou- 
velles étrangères  et  des  nouvelles  des  armées  ;  mais 
ce  n'était  là  qu'un  accessoire,  une  sorte  de  remplis- 
sage, qui  disparaissait  dès  que  la  matière  qui  faisait 
l'essence  du  journal  venait  à  abonder.  Ainsi  on  lit 
dans  le  numéro  du  27  fructidor  an  II  cet  avis  du 
rédacteur,  remarquable  d'ailleurs  comme  expres- 
sion de  la  situation  quelques  semaines  après  le  9 
thermidor  : 

L'abondance  des  matières  et  la  précipitation  arec  laquelle  nous 
avons  été  forcés  de  rédiger  hier  cette  feuille  ne  nous  a  pas  pe^ 
mis  de  prévenir  nos  lecteurs  sur  la  suspension  plus  ou  moins 
longue  de  Tarticle  Nouvelles  étrangères,  et  de  quelques  autres 
articles  qui  doivent  céder  leur  place  à  des  paragraphes  d^un  inté- 
rêt bien  plus  pressant.  Que  se  passe-t-il  aujourd'hui  dans  la  Ré- 
publique? C'est  avec  la  plus  vive  douleur  que  nous  en  faisons 
l'aveu;  mais  cet  aveu,  la  vérité  nous  Farrache.  Sur  tous  les 
points  de  la  République,  Taristocratie  et  le  modérantisme ,  l'une 
à  force  ouverte,  l'autre  par  une  fausse  et  trop  coupable  pitié, 
veulent  nous  contraindre  à  transiger  avec  les  ennemis  jurés  de  la 
liberté,  de  l'égalité  et  du  peuple.  D'une  extrémité  de  la  France  à 
l'autre,  les  plaintes  et  les  réclamations  retentissent  contre  les 
perfides  menées  de  ces  enfants  ingrats,  ou  plutôt  de  ces  monstres 


RÉVOLUTION  445 

qui,  pour  faire  triompher  les  chimériques  et  absurdes  prétentions 
de  l'orgueil,  de  la  vanité,  de  Tamour-propre,  de  l'ambition  et  de 
Tavarice,  arment  déjà  leurs  bras  parricides,  sont  prêts  à  porter 
le  fer  et  la  flamme  dans  le  sein  de  leur  patrie  et  à  poignarder 
leur  mère.  Voilà  la  vérité.  Ce  n'est  pas  assez  que  de  la  dire,  il 
faut  la  prouver,  la  rendre  en  quelque  sorte  palpable  aux  plus 
incrédules;  et  c'est  pour  les  en  convaincre  que  nous  rassem- 
blons ici  tous  les  renseignements,  toutes  les  plaintes  et  les  récla- 
mations qui  nous  arrivent  en  foule  des  départements ,  sur  l'inso- 
lente audace  avec  laquelle  les  aristocrates  et  les  modérés  sem- 
blent, de  toutes  parts,  voler  à  un  triomphe  assuré  sur  les  pa- 
triotes et  les  francs  républicains.  Nous  allons  former,  de  tous  les 
documents  qu'on  s'empresse  de  nous  adresser  sur  ce  point,  un 
faisceau  de  lumières  qui ,  en  nous  éclairant  sur  les  complots  de 
ce^  éternels  conspirateurs,  mettra  à  même  de  prendre  les  grandes 
mesures  que  sollicitent  les  circonstances  et  l'impérieuse  néces- 
sité de  réduire  une  bonne  fois  les  perfides  ennemis  du  peuple  et 
de  la  République  à  l'impuissance  absolue  de  leur  nuire. 

Cet  a^is  est  suivi  de  la  correspoudance  des  Jaco- 
bins, qui  remplit  les  douze  ou  quinze  numéros  sui- 
vants, et  qui  prouve,  dit  Deschiens,  que  les  hom- 
mes du  9  thermidor  avaient  été  entraînés  au-delà 
du  but  qu'ils  s'étaient  proposé,  et  qu'ils  faisaient 
d'incroyables  efiforts  pour  ressaisir  les  rênes  du 
gouvernement  révolutionnaire.  «  C'est  dans  les  Dé- 
bats et  la  Correspondance  des  Jacobins^  continués  par 
le  Journal  de  la  Montagne,  avait  déjà  dit  le  savant 
collectionneur,  qu'il  est  écrit  en  toutes  lettres  que 
le  gouvernement  révolutionnaire  n'a  été  attaqué 
qu'en  apparence  le  9  thermidor  an  II ,  uniquement 
pour  sauver  un  parti  plus  sanguinaire  encore  que 


446  RÉVOLUTION 

celui  qui  a  succombé,  et  que  le  lion,  qui  fut  enfin 
muselé,  se  serait  relevé  plus  furieux  après  la  chute 
de  Robespierre,  s'il  n'avait  pas  été  entraîné  par  le 
mouvement  qu'il  avait  excité  lui-même  dans  le 
seul  intérêt  de  sa  conservation.  » 

Le  Journal  de  la  Montagne  est  un  des  plus  mar- 
quants du  parti,  mais  il  est  fort  rare  et  très-diffi- 
cile à  compléter.  11  portait  cette  épigraphe  remar- 
quable :  La  force  de  la  raison  et  la  force  du  peuple^ 
c'est  la  même  chose.  Il  y  faut  joindre  le  Premier  Jour- 
nal de  la  Convention j  rédigé  par  les  mêmes  auteurs 
et  dans  les  mêmes  principes ,  et  auquel  il  succéda 
immédiatement. 

Enfin ,  pour  avoir  l'image  complète  et  fidèle  de 
ce  club  fameux,  qui  prépara  toutes  les  journées 
révolutionnaires  ;  qui ,  par  ses  trois  mille  Sociétés 
affiliées  répandues  sur  tout  le  sol  de  la  France,  sub- 
juguait et  gouvernait  le  pays  ;  qui  décidait  souve- 
rainement des  réputations  et  du  patriotisme  des 
citoyens  ;  qui  dictait  ses  lois  aux  Assemblées  ;  qui 
faisait  monter  ses  chefs  au  pouvoir  et  signalait  ses 
adversaires  à  la  proscription  et  à  la  mort,  il  faut 
consulter  encore  le  Journal  des  Clubs  ou  Sociétés  pa- 
triotiques, dédié  aux  amis  de  la  Constitution  mem- 
bres des  différents  clubs  de  France,  par  J.-J.  Le 
Roux,  ci-devant  des  Tillets,  médecin  et  officier  mu- 
nicipal de  Paris  ;  Jos.  Charon ,  président  du  pacte 
fédératif  et  officier  municipal,  et  D.-M.  Révol,  ci- 


RÉVOLUTION  447 

devant  professeur  de  l'Oratoire.  Cette  feuille  com- 
mença en  novembre  1 790  ;  ainsi  que  le  dit  son 
titre,  elle  embrassait  dans  son  programme,  qu'elle 
remplit  d'ailleurs  très-imparfaitement,  toutes  les 
Sociétés  patriotiques  du  royaume,  mais  elle  don- 
nait, comme  cela  devait  être,  la  meilleure  place  au 
club  des  Jacobins. 

La  Société  des  Droits  de  l'Homme  et  du  Citoyen 
eut  aussi  son  journal,  mais  il  dura  peu.  Le  Journal 
du  Club  des  Cordeliers,  rédigé  et  imprimé  par  Mo- 
moro,  premier  imprimeur  de  la  liberté  nationale  et 
mari  de  ]a  déesse  Raison,  n'eut  que  dix  numéros,  et 
vécut,  paraut-il,  d'une  façon  très-précaire.  Il  y  est 
rendu  compte  des  séances  de  la  Société  ;  un  article 
Variétés  contient,  en  outre,  les  motions  adressées  à 
la  Société,  et  la  correspondance,  qui  roule  sur  toute 
sorted'obj  ets,  principalement  sur  l'armée. 


Journal  de  la  Société  des  Amis  de  la  Constitution 
monarchique.  —  Journal  des  Impartiaux.  — Jour- 
nal  de  la  Société  de  1 789.  —  Journal  des  Amis  de 
la  Paiœ. 

» 

Le  Journal  des  Amis  de  la  Constitution  eut  presque 
immédiatement  un  pendant  dans  le  camp  opposé. 
€  Ce  journal  patriote,  disait  la  Chronique  de  Paris 
(24  déc.  1790),  a  donné  Tidée  aux  anti-patriotes 


4i8  RÉVOLUTION 

de  répandre  leurs  perfides  principes  sous  un  titre  à 
peu  près  semblable,  celui  de  Journal  des  Amis  de  la 
Constitution  monarchique.  Nous  prévenons  nos  lec- 
teurs que  le  premier  de  ces  journaux  est  le  véri- 
table antidote  du  Mercure^  et  que  le  deuxième  n'en 
est  qu'un  insipide  supplément.  » 

Si  je  cite  ce  passage  de  la  Chronique^  ce  n'est 
point,  on  le  pense  bien,  pour  le  jugement  qu'elle 
formule  sur  la  nouvelle  feuille,  jugement  qui  n'est 
rien  moins  qu'impartial,  mais  comme  un  témoi- 
gnage du  sentiment  hostile  avec  lequel  elle  fut  ac- 
cueillie par  les  patriotes^  qui  n'avaient  pu  voir  que 
d'un  très-mauvais  œil  la  formation  de  la  Société 
des  Amis  de  la  Constitution  monarchique. 

C'était,  en  effet,  par  opposition  au  club  des  Jaco- 
bins, que  cette  Société  avait  été  fondée  par  le  comte 
Stanislas  de  Clermont- Tonnerre,  de  concert  avec 
Malouet  et  quelques  autres  hommes  du  parti  cons- 
titutionnel. Voici  comment  elle  exposait  ses  prin- 
cipes dans  un  prospectus  joint  aux  premiers  numé- 
ros du  journal  qu'elle  n'avait  pas  tardé  à  fonder  : 

La  Société  des  Amis  de  la  Constitution  monarchique  a  des  prin- 
cipes invariables,  et  ne  se  découragera  pas. 

Le  moment  où  se  sont  manifestées  des  opinions  dangereuses 
pour  Tautorité  légitime  du  roi  et  la  Constitution  monarchique 
décrétée  par  TAssemblée  nationale  a  été  celui  de  sa  naissance. 
Des  efforts  constants  pour  la  propagation  des  bons  principes,  et 
rétablissement  d*une  correspondance  suivie  avec  un  grand  nombre 
de  citoyens  amis  de  Tordre  et  de  la  liberté,  ont  été  ses  premiers 
travaux. 


RÉVOLUTION  449 

Aussi  loin  des  préjugés  de  rancien  régime  que  des  passions 
•des  novateurs,  la  devise  de  ses  membres  est  :  Liberté  et  fidélité. 

Us  regardent  comme  la  loi  des  Français  la  Constitution ,  par 
laquelle  il  est  établi  que  : 

«  Le  gouvernement  français  est  monarchique  ;  qu'il  n'y  a  pas 
«n  France  d'autorité  supérieure  à  la  loi;  que  le  roi  ne  règne  que 
par  elle;  que  ce  n'est  qu'en  vertu  des  lois  qu'il  peut  exiger 
l'obéissance  »  ; 

La  Constitution,  par  laquelle' 

«  L'Assemblée  nationale  a  reconnu  et  déclaré  comme  points 
fondamentaux  de  la  monarchie,  que  la  personne  du  roi  est  invio- 
lable et  sacrée  ;  que  le  trône  est  indivisible ,  et  que  la  couronne 
est  héréditaire  dans  la  race  régnante,  de  mâle  en  mâle,  par 
ordre  de  primogéniture ,  et  à  l'exclusion  absolue  des  femmes  et 
de  leur  descendance.  • 

S'il  se  trouvait  des  décrets  dont  les  dispositions  semblassent 
contraires  à  l'intérêt  public ,  c'est  des  seuls  moyens  légaux  et 
constitutionnels  que  la  Société  pense  qu'il  en  faut  attendre  et 
obtenir  la  réformation. 

La  Société  voit  avec  une  profonde  indignation,  et  repoussera 
avec  une  constance  imperturbable,  les  efforts  que  l'on  fait  depuis 
longtemps  pour  anéantir  la  monarchie. 

La  Société  s'attachera  à  combattre  les  écrivains  incendiaires, 
et  les  hommes,  plus  coupables  qu'eux,  dont  ils  sont  les  ins- 
truments. 

Comme  la  feuille  rivale ,  le  Journal  des  Amis  de 
la  Constitution  monarchique  portait  le  cachet  de  la 
Société ,  composé  des  armes  de  France  supportant 
une  balance  dans  un  des  plateaux  de  laquelle  était 
le  bonnet  de  la  liberté,  et  dans  l'autre  la  couronne 
royale  ;  en  exergue  :  Libres  et  fidèles  ;  sur  le  tout 
une  banderole  portant  le  nom  de  la  Société  ;  en  bas 
de  l'écu,  dans  un  médaillon,  1790. 


450  RÉVOLUTION 

Le  journal  du  club  monarchique  devait  être, 
paraît-il ,  rédigé  par  Fontanes  ;  c'est  du  moins  ce 
qu'on  peut  inférer  de  cet  avis ,  qu'on  lit  à  la  fin  du 
troisième  numéro  : 

Plusieurs  membres  de  la  Société  se  proposant  de  concourir  au 
travail  du  journal,  et  M.  de  Fontanes  ayant  demandé  de  n*ôtre 
point  chargé  de  la  rédaction,  en  continuant  toutefois  de  lui  four- 
nir des  articles,  la  Société  a  arrêté  qu'il  sera  nommé  un  comité 
de  rédaction  auquel  seront  remis  les  divers  articles  ;  ceux  qui 
seront  importants  seront  toujours  signés  par  leurs  auteurs. 

La  Société  des  Amis  de  la  Constitution  monar- 
chique se  vit  dès  le  premier  jour  en  butte  à  des 
persécutions  de  toute  nature ,  dont  on  trouvera  le 
récit  dans  son  journal.  C'était  une  réunion  de  cons- 
pirateurs, au  dire  de  ses  ennemis,  qui  s'efforcèrent 
de  soulever  contre  elle  les  districts,  la  Commune, 
et  même  l'Assemblée  nationale,  si  bien  qu'enfin  elle 
fut  obligée  de  se  dissoudre.  Son  journal  n'eut  que 
vingt -sept  numéros,  du  18  décembre  1790  au 
18  juin  1791 ,  formant  trois  volumes  in-8^,  au- 
jourd'hui très-rares,  et  que  Deschiens  a  vu  vendre 
jusqu'à  1 50  francs. 


Parmi  les  feuilles  où  l'on  peut  chercher  l'esprit 
des  associations  politiques ,  si  nombreuses  dans  les 
premières  années  de  la  Révolution ,  nous  citerons 
encore  : 


RÉVOLUTION  m 

Le  Journal  des  Impartiaux,  organe  du  club  du 
même  nom.  Le  premier  numéro  de  cette  feuille,, 
dont  l'épigraphe  était:  Justice^  Vérité^  Constance,  est 
précédé  de  (Jeux  écrits  intitulés,  l'un,  Cluh  des  Irn^ 
partiaux,  exposé  des  motifs  qui  ont  porté  les  Im- 
partiaux à  se  réunir,  et  récit  des  circonstances  qui 
ont  précédé  cette  réunion;  l'autre.  Principes  des 
Impartiaux.  Selon  la  Biographie  universelle,  ce 
journal  aurait  été  fondé,  comme  le  précédent,  par 
Stanislas  Clermont-Tonnerre ,  avec  le  concours  de 
Fontanes.  Ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  le  rédac- 
teur en  nom  était  M.  Salles  de  la  Salle,  et  que  le 
Journal  des  Impartiaux,  attaqué  à  la  fois  par  les 
deux  partis  extrêmes,  ne  vécut  guère  au  delà  de 
deux  mois  ; 

Le  Journal  de  la  Société  de  1789,  dont  j'ai  dit 
quelques  mots  dans  mon  précédent  volume  (p.  1 58)  ; 

Le  Journal  des  Amis  de  la  Paix  et  du  Bonheur  de  la 
Nation,  organe  du  club  de  la  Réunion. 


LE   PÈRE   DUGHESNE 


Lemaire.  —  Hébert, 


Il  n'est  personne  qui  n'ait  entendu  parler  du  Pire 
Duchesnej  personne  qui  ne  connaisse,  au  moins  de 
réputation,  le  journal  qui  s'est  acquis  sous  ce  nom 
une  si  triste  célébrité.  Mais  qu'était-ce  que  le  Père 
Duchesne?  Quelle  est  l'origine  de  ce  nom?  C'est  ce 
qu'on  sait  beaucoup  moins.  «  C'était,  dit  la  tradi- 
tion, l'homme  de  son  temps  qui  faisait  le  mieux  des 
fourneaux,  et  aussi  celui  qui  prononçait  le  mieux 
un  juron.  »  Voilà  le  bruit  contemporain,  tel  que  le 
rapporte  la  Feuille  villageoise.  Ce  n'était  pas  assez 
pour  les  fouilleurs  modernes.  M.  Charles  Brunet, 
qui  a  consacré  un  volume  à  la  bibliographie  du 
journal  d'Hébert ,  est  plus  précis.  «  Le  nom  du 
Père  Duchesne  (1),  dit-il,  était  connu  de  longue 
date.  On  trouve  dans  une  réimpression  publiée  par 
Caron,  et  qui  est  intitulée  le  Plat  de  Carnaval 
(mais  de  quelle  date?),  la  relation  d'une  aventure 

(I)  On  trouve  ce  nom  écrit  tantôt  Dwhéne,  tantôt  Duchesne,  mais  le  plus  or- 
dinairement avec  cette  dernière  orthographe. 


RÉVOLUTION  453 

arrivée  au  père  Duchesne,  potier  de  terre  et  mar- 
chand de  fourneaux,  rue  Mazarine ,  qui  jure  ou  est 
toujours  prêt  à  jurer  à  chaque  phrase.  »  Un  autre 
fureteur  en  a  trouvé  une  explication  différente  dans 
Rétif  de  la  Bretonne,  c  On  sait,  disait  le  fécond 
romancier  dans  le  douzième  volume  de  Y  Année  des 
Dames  nationales j  que  le  nom  du  Père  Dûchesne 
vient  d'une  pièce  de  Nicolet,  dans  laquelle  un  bas 
marin  est  toujours  prêt  à  jurer  devant  une  mar- 
quise dont  il  doit  épouser  la  femme  de  chambre.  > 
En  somme  il  est  probable  que  le  Père  Dûchesne  n'a 
pas  plus  existé  que  Mayeux,  un  type  à  peu  près  du 
même  genre,  adopté  par  la  faveur  populaire  à  la 
suite  d'une  autre  révolution. 

Après  tout,  j'avoue  que,  pour  ma  part,  j'attache 
assez  peu  d'importance  à  cette  question.  Ce  qui  est 
certain  —  et  c'est  la  seule  chose  que  nous  ayons 
besoin  de  savoir,  et  encore  !  —  c'est  que  le  type 
du  Père  Dûchesne  existait  dès  avant  la  Révolution  ; 
c'est  que  Hébert,  dans  qui  il  devait  se  personnifier, 
n'en  fut  pas  l'inventeur;  j'ajouterai  même  tout  de 
suite  que  ce  n'est  pas  à  lui  qu'appartient  l'idée 
d'en  avoir  fait  le  titre  d'un  journal,  mais  à  un  com- 
mis des  postes,  nommé  Lemaire,  qui  mériterait 
d'être  mieux  connu  qu'il  ne  l'est.  Il  est  également 
probable  que  c'est  du  théâtre  que  ce  type  passa  sur 
la  place  publique.  Nous  trouvons  le  Père  Dûchesne, 
en  1789,  à  la  foire  Saint-Germain,  égayant  de  ses 


454  RÉVOLUTION 

saillies  les  plus  hypocondriaques.  «  Mon  Dieu,  mon 
Dieu,  que  j'ai  donc  de  chagrin!  dit  un  brave 
homme  dans  une  petite  feuille  que  j'ai  citée  (  t.  IV, 
p.  37)  ;  il  faut  que  j'aille  voir  le  Père  Duchesne  à  la 
foire  Saint-Germain  :  on  dit  que  cela  me  dissipera.  » 
De  là  sera  venue  très-probablement  l'idée  démettre 
sous  le  nom  de  ce  personnage  des  facéties  popu- 
laires, puis  de  lui  prêter,  comme  on  le  faisait  à 
Rome  à  Pasquin  et  à  Marforio ,  des  vérités  qu'on 
n'eût  pas  osé  faire  circuler  ouvertement.  Le  pro- 
cédé réussit;  le  Père  Duchesne  fut  adopté  par  les 
masses,  comme  l'ont  été  depuis  tant  d'autres  types, 
comme  le  sont  journellement  encore  tant  de  refrains 
plus  spirituels  les  uns  que  les  autres,  et  l'on  vit 
bientôt  pleuvoir  les  Père  Duchesne,  ou  je  dirais,  si 
Ton  voulait  me  passer  cette  expression  triviale, 
qu'on  mit  le  Père  Duchesne  à  toutes  les  sauces. 
Pour  en  donner  une  idée,  je  citerai  quelques  titres, 
dans  l'ordre  chronologique  : 

—  La  Colère  du  Père  Duchesne  à  Vaspect  des  abus. 

—  Les  Vitres  cassées,  par  le  véritable  Père  Duchesne,  député  aux 
Etats-Généraux. 

—  Lettre  du  Père  Duchesne  à  un  de  ses  amis  en  province. 

—  Réponse  de  Nicolas-Pierre  Foutre,  jardinier,  au  Père  Du- 
chesne, ^m  vieux  camarade  d'école. 

—  Nouveaux  massacres  commis  à  Nancy,  avec  des  réflexions 
du  Père  Duchesne. 

—  Réponse  bougrement  raisonnable  de  Sans-Souci,  grenadier  au 
régiment  du  roi,  à  la  lettre  du  Père  Duchesne. 

—  Colère  du  Père  Duchesne  sur  le  départ  de  M,  Necker. 


RÉVOLUTION  455 

—  Le  Père  Duchesne  premier  ministre. 

-^  Don  patriotique  du  Père  Duchesne  à  la  ncUion, 

—  Ribote  de  Jeanbar  et  du  Père  Duchesne  en  réjouissance  de  la 
destruction  du  Parlement  et  du  Chdtelet. 

—  Réception  du  Père  Duchesne  au  célèbre  dub  des  Jacobins,  et 
le  discours  bougrement  patriotique  quHl  a  prononcé, 

—  Remontrance  bougrement  patriotique  du  véritable  Père  Du- 
chesne aux  pères  de  famille  et  aux  amis  de  la  Constitution, 

—  Dialogue  bougrement  patriotique  du  Père  Duchesne  avec  le 
pape, 

La  mère  Duchesne,  qui  ne  saurait  avoir  sa  lan- 
gue dans  sa  poche,  intervient  bientôt  dans  cette 
conversation  à  tue-tête  ;  elle  a  aussi  ses  joies  et  ses 
colères,  qu'elle  exhale  non  moins  énergiquement; 
quand  elle  est  plus  calme,  elle  écrit  à  ses  bonnes 
amies  des  lettres  tout  aussi  bougrement  patrioti- 
ques. Il  n'est  pas  jusqu'au  cousin-germain  du  Père 
Duchesne,  l'illustre  général  La  Pique,  qui  ne  trouve 
le  moment  de  faire  sa  petite  correspondance ,  et 
qui,  dans  ses  bons  moments,  ne  quitte  son  arme 
terrible  pour  prendre  la  plume.  Mais  au-dessus  de 
tout  ce  bruit  éclatent  les  jurons  sonores  de  l'inter- 
locuteur et  ami  du  Père  Duchesne,  du  terrible  Jean 
Bart  : 

—  Je  m'en  fouts!  Liberté,  libertas,  foutre! 

—  Si  tu  fen  fouts,  je  m'en  contre-fouts. 

—  Tune  fen  foutras  pas,  et  moi  je  m'en  contre-fouts, 

—  Les  sept  Trompettes  du  père  Jean  Bart  pour  annoncer  le  jour 
terrible  de  la  fin  des  aristocrates.  Sa  grande  colère  contre  les  pro- 
pos aristocratiques  sur  les  écrivains  patriotes. 


456  RÉVOLUTION 

—  le  MasquB  des  traitres  arraché  far  Jean  Bart  sur  leur  plate 
figure,  ou  les  Vérités  bougrement  patriotiques, 

—  Les  Lunettes  bougrement  patriotiques  de  Jean  Bart  pour  voir 
au  premier  œup  d'œil  tous  les  complots  de  V aristocratie.  Sa  grande 
colère  contre  les  réfractaires  aux  décrets  de  r Assemblée  nationale, 
et  son  projet  de  faire  prendre  des  bains  aux  calotins  énergumènes 
et  à  leurs  agents,  pour  les  guérir  de  la  rage. 

Etc ,  etc.,  etc. 

Voici,  comme  échantillon,  comme  point  de  com- 
paraison, un  extrait  de  la  plus  ancienne  de  ces  piè- 
ces que  j'aie  rencontrée  à  la  Bibliothèque  impériale^ 
la  Colère  du  Phre  Duchesne  à  l'aspect  des  abus  : 

F...  ourche,  f...  ourche,  quand  je  vois...  ce  que  je  vois,  je 
suis  d'une  colère  de  b...  onze. 

Quand  je  vois  Pautorité,  les  plaisirs  et  l'oisiveté  d'un  côté,  les 
soins  et  la  misère  de  l'autre,  cela  me  f...  ournit  de  l'humeur.  Quand 
je  vois  des  hommes  manger  en  un  seul  repas  ce  qui  suffirait  à 
la  subsistance  de  dix  familles,  cela  me  f...  àche,  et  beaucoup. 

Quand  je  vois  de  jeunes  ou  de  vieux  étourdis  perdre  leur  for- 
tune au  jeu,  cela  me  f...  ait  de  la  peine;  mais  quand  ils  y  per- 
dent celle  de  leurs  créanciers,  cela  m'en  f...  ait  bien  davantage. 

Quand  je  vois  de  petits  écuyers  mal  montés  protester  contre 
les  arrêtés  de  la  majeure  partie  de  la  noblesse,  je  les  regarde 
comme  des  gens  f...ougueux. 

Quand  je  vois  de  grands  pygmées  prendre  l'arrogance  pour  la 
grandeur,  l'inhumanité  pour  la  fermeté,  et  la  fourberie  pour  l'es- 
prit, je  dis  en  moi-même  :  Cela  ne  vaut  pas  un  fou...  rneau. 

Quand  je  vois  des  gens  solliciter  des  emplois  qu'ils  se  sentent 
incapables  de  remplir,  je  trouve  qu'ils  mériteraient  bien  d'être 
fou...  rrés  à  la  porte. 

Quand  je  vois  des  individus  dénués  de  toute  espèce  de  mé- 
rite arracher  des  pensions  par  des  importunités,  je  les  regarde 
comme  des  ...  ardeauz. 


RÉVOLUTION  457 

Quand  j'entends  un  homme  en  place  dire  :  Je  n'ai  pas  le  tempSy 
cela  me...  car...  sac...  à  papier,  ce  n'est  pas  au  public  à  prendre 
le  temps  de  lliomme  en  place,  mais  bien  à  Tbomme  en  place  à 
prendre  celui  du  public. 

Quand  je  pense  aux  lettres  de  cachet,  à  la  vénalité  des  char» 
ges,  aux  capitaineries,  aux  loteries,  aux  privilèges,  aux  accapara 
rements,  au  célibat,  aux  impôts,  et  surtout  à  Tagio,  tout  cela  me 
met  d'une  colère  de  b...  ouc. 

Quand  je  vois  des  hommes  composés  de  chair  et  d'os  renon- 
cer au  mariage,  cela  me... 

Quand  je  les  vois  regarder  en  tapinois  les  oies  du  frère 
Philippe,  cela  me... 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  (comme  je  l'espère)  je  suis  un  des  dépu- 
tés de  ma  communauté,  je  demanderai  spécialement  deux  choses  : 
la  première  sera  la  liberté  de  la  presse,  et  l'autre  la  parité  des 
mesures,  car  depuis  longtemps  je  suis  scandalisé  que  la  mesure 
de  Paris  ne  soit  pas  aussi  grande  que  celle  de  Saint-Denis. 

Je  citerai  encore  quelques  phrases  de  la  Colère  du 
Père  Duchesne  sur  le  départ  de  M.  Necker^  qui  est 
d'une  année  plus  tard,  de  1 790. 

Foutre!  je  le  savais  bien,  que  le  marchand  de  farine  foutrait 
le  camp  sans  rendre  compte.  Ce  que  je  n'aurais  pas  cru ,  c'est 
que  nous  fussions  jamais  assez  couillons  pour  le  laisser  partir. 
Million  d'un  tonnerre!  qu'avions-nous  donc  besoin  de  la  respon- 
sabilité des  ministres!... 

Je  m'en  étais  toujours  douté,  que  ce  sacredieu-là  nous  tourne- 
rait casaque,  et  qu'il  n'était  si  brave  homme  que  pour  la  frime, 
et  pour  mieux  nous  mettre  dedans... 

Mille  millions  de  tonnerres!  ça  sautait  aux  yeux,  pourtant, 
que  ce  bougre-là  n'était  qu'un  tartufe.  A  quoi  songions-nous, 
aussi,  d'aller  chercher  si  loin  des  ministres?  Es^ce  qu'il  n'y  a  pas 
assez  d'honnêtes  gens  en  France,  et  des  gens  foutre,  sans  aller  dé- 
terrer dans  les  pays  de  Calvin  un  foutu  prédicant  qui  n'a  jamais  su 

T.  VI  ÎO 


i58  RÉVOLUTION 

qu'empranter  et  favoriser  ses  nom-de-dieu  de  confrères  les  ban- 
<|uier8  et  les  agioteurs? 

Je  ne  me  donne  point  pour  un  homme  d'esprit  ;  mais ,  sacre- 
bleu!  quand  je  vis  cet  honnête  homme,  ce  brave  intendant  de 
Languedoc,  ce  Turgot,  dont  Tàme  était  si  belle  et  dont  les  vues 
étaient  si  droites,  foutre!  quand  je  le  vis  chassé  du  ministère, 
je  jurai  comme  un  rendoublé  de  tonnerre... 

Devions-nous  laisser  vider  à  ce  charlatan  sa  gibecière?  Quand 
il  nous  a  tout  escamoté  et  qu'il  fout  le  camp,  il  se  vante  d'aban- 
donner i  notre  bonne  foi  des  gages  de  ses  comptes!  Sacré  mille 
foutre!  mille  million  d'un  bombardement!  cela  me  refout.  Ne 
voyez-vous  pas  que  les  gages  de  ses  vols  sont  chez  l'étranger? 
Le  jeanfoutre  n'a  rien  acquis  ici,  pour  ne  rien  regoi^r.  Sacrés 
couillons  que  nous  sommes!  il  y  a  trop  longtemps  que  la  lanterne 
ne  fait  rien. 

De  ces  publications,  la  plupart  étaient  de  sim- 
ples libelles  sans  lendemain  ;  trois  ou  quatre  eurent 
une  suite  plus  ou  moins  longue,  et  se  distinguaient 
par  le  nom  de  la  rue  d'où  elles  sortaient  :  dans  le 
nombre  on  remarque  un  Père  Duchesne  de  la  rue  du 
Vieux-Colombier,  un  sans-culotte  enragé,  auquel 
Hébert  vola  sa  fameuse  vignette,  sous  prétexte 
«  qu'il  lui  était  libre  de  se  faire  graver  comme  il  lui 
plaisait  »  ;  les  deux  enfin,  Lettres  bougrement patrio- 
tiques  du  Pire  Duchesne^  par  Lemaire,  et  les  Cran- 
des  joies  et  les  grandes  colères  du  Père  Duchesne^  par 
Hébert  y  prirent  les  allures  périodiques  d'un  jour- 
nal, et  fournirent  l'une  et  l'autre  ime  assez  longue 
carrière. 

Tout  naturellement  chacun  de  ces  Père  Duchesne 
avait  la  prétention  d'être  le  premier,  le  seul  véri- 


RÉVOLUTION  459 

table,  et  tout  naturellement  encore  cette  prétention 
devait  être  plus  accentuée  chez  Hébert ,  quand  il 
fut  devenu  un  personnage  et  le  type  du  genre,  pour 
avoir  mieux  su  que  les  autres  flatter  et  exploiter  les 
passions  populaires.  Plusieurs  fois  il  proteste  contre 
le  brigandage  des  contrefacteurs,  priant  le  public 
de  se  rappeler  depuis  quel  temps  sa  feuille  a  paru  : 
«  Elle  existait,  dit-il,  plus  de  six  mois  auparavant 
que  tous  les  bâtards  eussent  vu  le  jour,  et  elle  n'a 
cessé  de  se  distribuer  chez  Tremblay,  mon  impri- 
meur. »  —  A  d'autres  !  lui  répond  Camille  Desmou- 
moulins.  «  Il  est  certain  qu'avant  de  t'efibrcer  de 
Yoler  la  succession  de  popularité  de  Marat,  tu  avais 
dérobé  une  autre  succession,  celle  d'un  Père  Du- 
chesne  qui  n'était  pas  Hébert,  car  ce  n'était  pas  toi 
qui  le  faisais  il  y  a  deux  ans,  le  Phre  Diichesne;  je 
ne  dis  pas  la  Trompette  du  Phre  Ducheme^  mais  le 
véritable  Phre  Duchesne,  le  Mémento  mort;  c'était  un 
autre  que  toi ,  dont  tu  as  pris  les  noms ,  armes  et 
jurements,  et  dont  tu  t'es  emparé  de  toute  la  gloire, 
selon  ta  coutume.  »  La  Feuille  villageoise^  à  l'en- 
droit que  nous  citions  tout  à  l'heure,  dit  positive- 
ment que  ce  fut  Lemaire,  «  un  homme  d'esprit,  qui 
ressuscita  ce  fameux  personnage  du  PèreDuchesne.  » 
Il  y  avait,  du  reste,  tant  de  ressemblance  entre 
toutes  ces  productions,  et,  dans  l'origine,  la  ligne 
qui  séparait  les  deux  principaux  antagonistes  était 
si  peu  marquée,  qu'il  était  bien  difficile  de  s'y  re- 


160  RÉVOLUTION 

connaître,  même  pour  les  contemporains.  Marat 
lui-même  pouvait  s'y  tromper,  et  son  lieutenant 
croit  devoir  le  tirer  de  son  erreur  et  l'éclairer  à  cet 
^rd. 

«...  Quand,  lui  écrit  Fréron,  vous  nous  donnez 
le  sieur  Estienne  pour  auteur  d'un  faux  Père  Du- 
chesne  s'égosillant  à  chanter  les  litanies  du  général, 
vous  êtes  dans  Terreur,  et  permettez  à  votre  succes- 
seur de  vous  éclairer  là-dessus.  C'est  précisément 
celui  qui  se  dit  le  véritable  Père  Duchesne  (imprimé 
chez  Châlon);  c'est  un  nommé  Lemaire,  commis 
aux  postes ,  qui  allume  trois  fois  par  semaine  ses 
fourneaux  en  l'honneur  du  général,  et  il  en  est  si 
infatué,  qu'il  insulte  à  tort  et  à  travers,  dans  les 
endroits  publics ,  ceux  qui  se  plaignent  de  l'odeur 
de  sa  pipe ,  et  qui  ne  sont  pas  d'humeur,  comme 
lui,  à  ployer  le  genou  devant  le  général.  Ce  même 
personnage,  qui  crie  à  tue-tête  qu'il  est  excellent 
patriote,  et  qui  n'a  pas  laissé  que  de  le  persuader  à 
beaucoup  de  monde ,  proteste  qu'tï  ne  parlera  ja- 
mais des  gens  en  place,  mais  qu'au  contraire,  il  en 
fera  toujours  l'éloge.  Avant-hier,  dans  le  café  Pro- 
cope ,  il  nous  a  menacés  tous  les  deux  (  l'Ami  et 
l'Orateur  du  Peuple)  d'une  diatribe  amère,  parce 
que  nous  ne  voulons  pas  dire  du  bien  de  sa  fétiche. 
Il  nous  a  traités  d'incendiaires;  or,  vous  savez  que 
c'est  là  le  cri  de  ralliement,  le  terme  d'argot  de 
messieurs  les  modérés,  qui  nagent  entre  le  club 


RÉVOLUTION  461 

de  89  et  les  Jacobins,  qui  s'imaginent  qu'une  révo- 
lution se  fait  et  se  soutient  en  criant  d'une  voix  pa- 
cifique :  Paix  là!  silence.  Messieurs!  comme  un 
huissier  à  l'audience.  On  leur  en  fera,  des  révolu- 
tions !  Enfin ,  ce  fournailleur  a  soutenu  que  nous 
étions  des  écrivains  pires  que  les  Du  Rosoy  et  les 
Gauthier.  Voilà  pourtant  ce  que  c'est  que  votre  vé- 
ritable Père  Duchesne  1 . . . 

»  Quant  à  la  véhémente  colère  du  Père  Du- 
chesne, qui  n'est  pas  faite  pour  atteindre  à  la  hau- 
teur de  vos  vues,  de  votre  patriotisme,  de  votre 
grand  caractère  (quoique  personne  ne  dût  mieux 
imiter  que  nous  les  Romains,  qui  n'attendaient 
jamais  qu'on  leur  déclarât  la  guerre),  quant  à  ses 
foudroyantes  menaces,  vous  en  ferez  le  cas  qu'elles 
méritent;  vous  savez  bien  qu'il  suffirait  d'un  coup 
de  votre  patte  de  lion  pour  renverser  tous  ses  four- 
neaux et  l'enterrer  sous  les  débris. 

»  Adieu,  Brutus  journaliste  1  ajoutait  Fréron; 
l'orage  ne  grondera  pas  toujours  sur  votre  tête. 
Continuez  de  veiller  sur  la  République,  d'éclairer 
vos  concitoyens,  de  démasquer  et  de  torturer  les 
traîtres,  enfin  de  vous  immoler  pour  le  salut  de 
tous  :  la  patrie  ouvrira  enfin  les  yeux ,  et  paiera  vos 
courageux  travaux  de  la  couronne  civique  (I).  » 

Un  autre  fidèle  de  Marat  croit  devoir  également 
lui  adresser,  pour  son  instruction,  sur  le  même 

(I)  L'Orateur  du  Peuple,  t.  tii,  p.  425. 


462  RÉVOLUTION 

sujet,  quelques  renseignements  qu'il  a  pris  exprès* 
sèment  à  son  intention. 

A  VAmi  du  PeupU. 

Notre  cher  Marat,  votre  vie  de  reclus  ne  vous  permet  pas 
toujours  de  voir  les  choses  par  vous-même,  et  il  en  est  quelques- 
unes  que  Ton  vous  laisse  ignorer  complètement  D  y  a  quelques 
ours  que  j*ai  été  scandalisé,  ou  plutôt  édifié,  de  vous  entendre 
dire  du  bien  d'un  certain  Père  Duchesne,  se  disant  le  véritable, 
qui  avait  dit  beaucoup  de  mal  de  vous  ;  et  ne  doutant  nulle- 
ment, d'après  vo^re  apologie  de  ce  plat  barbouilleur,  que  vous 
ne  le  connaissiez  pas,  que  vous  ne  l'aviez  même  point  lu,  j'ai 
été  aux  informations ,  pour  vous  faire  passer  quelques  notes  sur 
son  compte. 

Vous  saurez  donc  que-  plusieurs  feuilles  périodiques  courent 
Paris  sous  le  nom  du  Père  Duchesne.  La  bonne,  celle  très-certai* 
nement  dont  vous  avez  vu  quelques  numéros,  est  faite  par  un 
homme  de  sens ,  grand  sacreup  et  bon  patriote ,  quoiqu'un  peu 
exalté.  Toutes  les  autres  sont  faites  par  des  écrivailleurs  à  la 
solde  des  ennemis  de  la  Révolution ,  petits  filous  qui  escroquent 
l'argent  du  public  en  l'infectant  de  maximes  aristocratiques  et 
régaliennes. 

De  ce  nombre  est  un  petit  drôle  nommé  Lemaire,  qui  hante  le 
café  Procope,  où  je  viens  d'apprendre  que  le  divin  Mottié  l'a  mis 
en  station ,  non  seulement  pour  servir  de  mouchard  contre  les 
chauds  patriotes  (1),  mais  pour  être  instruit  de  leurs  relations 
avec  ceux  des  cafés  de  Foy  et  du  Caveau ,  à  l'effet  de  prévenir 
les  succès  de  leurs  motions,  et  pour  lui  faire  des  adorateurs. 
Pour  prix  de  toutes  ses  turpitudes,  Mottié  lui  a  promis  une 
place  lucrative;  en  attendant,  il  lui  fait  passer  chaque  quinze 
jours  un  billet  de  deux  cents  livres  pour  payer  l'impression  et 

<I)  On  prétend  que  c'est  ce  même  barbouilleur  qui  a  fait  enlever  Saiot-Huruge 
du  caveau,  il  y  a  trois  mois,  et  qu'il  est  chargé  d'escamoter  de  la  poste«  où  il  eet 
commis,  les  lettres  adressées  aux  patriotes  de  marque  dans  les  provinces. 


RÉVOLUTION  46a 

le  mettre  en  état  de  donner  gratis  aux  colporteurs  sa  feuille» 
qu'ils  crient  eux-mêmes  quelquefois  à  deux  liards. 

Ainsi  le  nommé  Lemaire,  commis  aux  postes,  est  un  scribe 
mouchard,  et  vous  avez  oublié  de  le  porter  sur  la  liste  de  ceux 
du  grand  général.  Après  cela,  on  conçeit  d'où  vient  son  admira^ 
tion  pour  le  héros  des  deux  mondes. 

Voilà  pourtant  l'homme  indigne  pour  lequel  vous  imploriez 
l'indulgence  publique.  Je  suis  bien  sûr  que  vous  ne  l'avez  jamais 
lu.  En  expiation  de  votre  erreur,  je  me  rendrai  un  beau  soir  au 
café  Procope ,  et ,  s'il  a  le  malheur  de  se  trouver  sous  ma  main^ 
je  lui  ferai  avaler  un  camouflet. 

N.  B.  Sa  feuille  porte  deux  étoiles  à  la  dernière  page. 

Signé  :  D.  G. ,  capitaine  de  grenadiers 
de  la  garde  volontaire* 

Réponse  de  VAmi  du  Peuple. 

Je  n'ai  jamais  vu  que  deux  numéros  ilititulés  :  Boutades  du 
Père  Duchesne.  Le  dernier  parut  il  y  a  environ  deux  mois.  Il  y 
gourmandait  très-fort  la  rapsodie  :  Lafayette  traité  comme  il  le 
mérite,  et  raillait  assez  bien  ce  sot  apologiste,  qui  excusait  le 
général  de  ses  fréquentes  visites  à  Saint-Cloud,  en  faisant  de  son 
héros  un  espion.  C'est  ce  Père  Duchesne  dont  j'ai  parlé  dans 
mon  n»  S87.  Quant  au  plat  quidam  du  café  Procope,  à  la  fois 
scribe  et  mouchard,  Messieurs,  je  vous  le  livre. 

Suit  un  petit  avis  y  par  lequel  Marat  veut  sans 
doute  réparer  l'erreur  qu'on  lui  reproche. 

Le  mouchard  Estienne,  ce  digne  favori  du  vertueux  Mottié,  est 
à  rédiger  un  libelle  de  son  patron  contre  MM.  Lameth,  Barnave, 
Menou,  etc.  L'Ami  du  Peuple  prie  les  braves  colporteurs  patriotes 
d'en  enlever  l'édition  entière  aux  coquins  qui  la  leur  propose- 
ront, puis  d'y  mettre  le  fou  et  de  jeter  ces  coquins  dans  les 
flammes,  pour  les  purifier  un  peu  de  leurs  souillures. 


i6i  RÉVOLUTION 

11  termine  enfin  en  répétant  son  invitation  aux 
bons  patriotes  de  couper  les  oreilles  à  tous  les 
mouchards,  afin  qu'on  les  reconnaisse  en  tout 
temps,  et  qu'ils  ne  puissent  plus  tromper  per- 
sonne (1). 

Je  n'ai  pas  besoin  assurément  de  mettre  le  lec- 
teur en  garde  contre  les  jugements  de  Marat  et  com- 
pagnie.  Lemaire  n'était  pas  im  démagogue,  voilà 
la  vérité  ;  mais  il  y  a  loin  de  là  à  être  un  royaliste, 
surtout  dans  le  setis  qu'on  attachait  alors  à  ce  mot, 
et  que  semblent  y  attacher  les  rares  écrivains  qui 
en  parlent  —  toujours  à  l'occasion  d'Hébert,  — 
en  accolant  cette  épithète  à  son  nom.  Lemaire  était 
un  homme  de  progrès,  mais  un  homme  de  bon 
sens.  On  en  va  juger. 

Avant  ses  Lettres  bougrement  patriotiques ^  Le- 
maire avait,  selon  toutes  les  probabilités,  publié 
quelques  brochures  sous  le  nom  du  Père  Duchesne, 
et  jouissait  déjà  d'une  certaine  notoriété.  Les  Vitres 
cassées^  que  j'ai  placées  en  seconde  ligne  dans  la 
nomenclature  qui  précède,  et  qui  remontent  évi- 
demment au  commencement  de  1789,  sont  de  lui. 
Elles  ne  portent  pas  son  nom,  mais  on  l'aurait  re- 
.  connu  à  l'épigraphe.  In  vino  veritas,  et  au  nom  de 
l'imprimeur,  quand  même  il  ne  les  aurait  pas 
avouées  lui-même  dans  les  éditions  suivantes. 
Cette  brochure  eut  en  effet  plusieurs  éditions;  j'ai 

(O  VAmi  du  Peuple,  n«  307,  du  ii  décembre  4790. 


RÉVOLUTION  165 

eu  dans  les  mains  la  quatrième,  sur  le  titre  de  la- 
quelle  on  lit  cette  curieuse  mention  :  «  Imprimé 
pour  la  première  fois  en  1789,  à  trois  éditions,  et 
réimprimé  par  ordre  de  la  nation  en  1 791 ,  deux 
ans  après  la  conquête  de  la  liberté.  » 

Dans  quelques  lignes  d'avertissement ,  Lemaire 
répudie  la  paternité  de  la  Cotère  du  Pire  Duchesne  à 
Y  aspect  des  abus^  qu'on  lui  attribuait,  paraît-il,  et 
non  sans  quelque  apparence  de  raison,  car  c'est 
bien  le  même  genre. 

H  parait  déjà  un  b brinborion  intitulé  :  Colère,.,  Je  le  dés- 
avoue. J'ai  fait  ce  que  vous  allez  lire  sans  colère,  après  avoir 
fait  péter  le  bou...  chon  d'une  champenoise,  au  fond  de  la* 
quelle  j'ai  trouvé  ce  que  j'écris.  Je  proteste  d'avance  contre  tout 
ce  qui  pourra  m'étre  attribué... 

Signé  de  sang  froid  :  Père  Duchesne, 
fumiste  ordinaire  de  Sa  Majesté. 

On  aura  remarqué  que,  sur  le  titre  de  cette  bro- 
chure, Lemaire  se  donne  comme  le  véritable  Père 
Duchesne,  ce  qui  ferait  supposer  qu'il  y  avait  déjà 
lutte,  concurrence. 

On  lit  dans  l'avertissement  de  la  quatrième  édi- 
tion : 

Il  y  a  deux  ans  que,  la  Bastille  existant,  il  ne  faisait  pas  bon 
casser  les  vitres  ;  cependant  le  Père  Duchesne  se  foutit  de  Tordre 
et  cassa  les  vitres,  comme  vous  l'allez  voir.  L'accueil  que  de 
bons  patriotes  ont  fait  4^6^  Lettres  bougrement  patriotiques 
m'a  déterminé  à  faire  réimprimer  ce  petit  ouvrage ,  dans  lequel 
on  trouvera  que  j'étais  un  petit  prophète. 

10. 


166  RÉVOLUTION 

Cette  quatrième  édition  est  quelque  peu  augmen* 
tée  et  enjolivée;  les  jurons,  notamment,  y  sont 
en  toutes  lettres.  L'extrait  qui  suit,  et  qui  témoi- 
gnera qu'en  effet  Lemaire  ne  manquait  ni  de  per- 
spicacité ni  de  hardiesse ,  est  pris  de  la  première 
édition. 

• 

Mille  bombardes!  quel  bruit  je  vais  faire!  Ni  rubans,  ni  plu- 
mets, ni  médailles,  ni  croix,  rien  ne  m'en  imposera.  La  crainte, 
le  silence,  la  timidité,  sont  pour  les  âmes  faibles.  Celui  qui  parle 
pour  défendre  les  droits  de  la  nature  et  de  la  raison  doit  élever 
la  voix.  Je  parlerai  donc,  et  je  suis  sûr  qu'on  m'écoutera,  ou 
dites  que  je  suis  un  Jean...  ot.  Recevez-en  le  serment,  vous  n'au- 
rez pas  de  défenseur  plus  ferme  et  plus  intrépide,  ovl  que  la 
foudre  me  pulvérise! 

Quel  discours  je  me  prépare  à  faire  contre  les  abus  !  Comme 
je  me  sens  la  tète  échauffée  de  toutes  les  bonnes  choses  que  j'ai 
recueillies  !  D'ailleurs,  le  peu  d'études  que  j'ai  faites  avant  d'èlre 
matelot  me  servira  pour  parler  devant  l'Assemblée  générale  de 
manière  à  n'être  pas  tout  à  fait  regardé  comme  un  sot  ou  comme 
un  fou.  Trente-six  mille  boulets  rouges!  si  le  roi  s'y  trouve,  et 
sans  doute  il  y  sera,  j'exposerai  mes  raisons  avec  bien  plus 
d'assurance  encore.  Je  lui  parlerai  à  cœur  ouvert.  Il  est  si  bon, 
•qu'il  m'écoutera  jusqu'à  la  fin  !  D'ailleurs  il  me  connaît  bien  ;  et 
quand  j'ai  raccommodé  ses  f...  fourneaux  au  château,  il  me  dit 
sans  façon  :  a  Eh  bien,  père  Duchesne,  comment  vous  portez- 
vous?  Je  lui  répondis  :  Sire,  vous  me  f...  faites  bien  de  l'hon- 
neur. —  Voulez-vous  boire  un  coup?  —  Volontiers,  Sire.  — 
Dauphin,  va  à  la  cave.  »  Il  est  si  joli,  ce  petit  1  il  y  fut  si  vite, 
qu'il  fracassa  la  première  bouteille  ;  mais  la  seconde  n'eut  pas  le 
même  sort,  et  je  la  bus  à  la  santé  du  cher  petit  prince,  que 
j'aim&  de  tout  mon  cœur,  et  dont  je  n'oublierai  jamais  la  com- 
plaisance. Voilà  des  titres,  je  crois;  vous,  marquis  et  baronets 
parfumés,  qui  montez  dans  les  voitures  de  ce  bon  roi,  m'en 
feriez-vous  voir  de  pareils? 


RÉVOLUTION  m 

Enfin  je  crierai  à  tue-tête  contre  les  abus  et  les  privilèges,  n 
y  en  a  tant,  que  je  serai  obligé  d'en  faire  la  liste  pour  les  dé- 
noncer.... 

Feu  d'enfer!  mèche  allumée!  Ecoutez  un  «peu,  messieurs  dii 
clergé!  Nous  ne  pouvons  concevoir,  avec  cette  belle  morale  que 
vous  nous  débitez  tous  les  jours,  d'abdiquer  les  richesses,  que 
votre  ordre  soit  le  plus  opulent.  Votre  conduite  est  un  tissu  de 
contradictions  avec  vos  discours.  Le  royaume  du  maître  que 
vous  encensez  n'est  pas  de  ce  monde ,  et  vous  fourrez  votre  nez 
partout.  Mais  tant  va  la  crucbe  à  l'eau ,  qu'à  la  fin  elle  se  brise. 
Ce  temps  où  vous  meniez  les  rois  par  le  nez  est  passé.  Le  fana- 
tisme, ce  monstre  qui  vous  a  vomi  des  trésors,  est  écrasé  ;  votre 
empire  va  finir,  votre  autorité  va  cesser,  votre  gloire  mondaine 
expire  et  succombe.  Moins  riches,  vous  serez  moins  vains  ;  avec 
moins  de  moyens  pour  vous  livrer  aux  plaisirs ,  vous  remplirez 
mieux  vos  devoirs,  et  vous  serez  l'exemple  du  monde,  au  lieu 
d'en  être  le  scandale.  Â  propos,  messieurs  les  curés,  cette  classe 
d'hommes  utiles,  demandent,  à  ce  qu'on  dit,  la  destruction  des 
moineaux.  N'est-il  pas  venu  dans  l'idée  du  facétieux  père  Du- 
chesne  de  partir  de  là  pour  une  comparaison  ;  la  voici  :  les  moi- 
neaux sont  méchants  et  vorac«s,  les  moines  sont  vindicatifs  et 
gourmands;  les  moineaux  sont  voluptueux  jusqu'à  la  luxure,  les 
moines  ne  leur  ressemblent-ils  pas  de  ce  côté-là?  Les  premiers^ 
toujours  ardents,  mangent  le  blé  que  le  cultivateur  prend  bien 
de  la  peine  à  semer;  encore,  du  moins,  s'ils  nous  enchantaient 
comme  l'alouette,  le  rossignol  ou  le  pinson ,  mais  quel  gosier  que 
celui  des  moineaux!  Les  moines,  sans  l'avoir  gagné,  mangent  le 
meilleur  pain,  et,  pour  tous  travaux,  ils  chantent  comme  des 
corbeaux  ou  braillent  du  latin  qu'ils  comprennent  à  peu  près 
comme  le  père  Duchesne.  La  superbe  existence!  Et  ces  b...  bien- 
heureux mortels,  mille  millions  de  malédictions  !  sont  au  nombre 
de  cent  mille  fainéants,  logés  comme  des  princes,  et  qu'on  ren- 
contre partout  promjBnant  leur  ennui,  leur  crasse,  leur  ridicule,, 
leur  oisiveté,  leur  ignorance  et  leur  embonpoint!  F...  faites  ins- 
truire nos  petits  garçons,  qui  ne  s'élèveront  plus  dans  la  débauche 
et  le  crime,  et  qui  feront  à  leur  tour  de  bons  citoyens.  Mettes^ 


468  RÉVOLUTION 

moi  tons  ces  messieurs  en  habit  décent  et  uniforme.  Que  dans  ce 
âècle  poticé,  on  ne  voie  plus  ni  pieds  nus  dégoûtants,  ni  barbes 
de  bouquins,  ni  tètes  pelées.  Bataillons  enfroquésl  la  nature 
TOUS  donna  des  cheveux  :  eh!  gardez-les,  vous  n'en  serez  pas 
moins  agréables  à  celui  qui  vous  en  orna  le  crâne.... 

Mes  bons  amis^  mes  chers  camarades ,  dans  cette  Assemblée 
majestueuse  où  la  première  nation  du  monde  doit  envoyer  ce 
qu'elle  a  de  plus  instruit  et  de  plus  sage....  je  serai  ravi  de 
pouvoir  être  un  instant  écouté....  Avec  quel  plaisir  j'y  dirai,  à 

haute  et  intelligible  voix  :  F faites  payer  les  plus  riches  sans 

miséricorde  ;  visitez  scrupuleusement  la  liste  immense  des  pen- 
sions exorbitantes;  conservez  celles  que  le  mérite  a  obtenues, 
rayez  toutes  celles  accordées  à  la  faveur  par  une  imprudente 
libéralité  :  vous  verrez  qu'il  en  restera  bien  peu.  Encouragez  sur- 
tout, encouragez  l'agriculture....  Avec  quel  plaisir  j'y  dirai  :  Oc- 
cupez les  troupes  inutiles,  qu'on  fait  mouvoir  toute  l'année 
comme  des  automates,  et  que  les  bras  les  plus  nerveux  de  l'em- 
pire l'embellissent  pendant  la  paix ,  pour  être  mieux  disposés  à 
le  défendre  pendant  la  guerre  I  Occupez-les  à  percer  de  grandes 
routes,  à  faire  des  chaussées,  à  creuser  des  canaux,  surtout  dans 
nos  provinces,  où  le  commerce  languit;  mais  surtout  payez-les 
bien  mieux....  Encouragez,  par  l'espoir  d'un  avancement  sans 
obstacle,  le  simple  guerrier  :  le  mérite  étant  récompensé  par 
l'honneur,  vous  aurez  des  héros,  et  non  pas  des  esclaves....  Dé- 
luge de  grenades  enflammées  I  Père  Duchesne  a  servi  son  roi  avec 
honneur.  Pendant  trente  ans ,  le  bruit  des  canons  a  retenti  au- 
tour de  ses  oreilles,  son  bras  s'est  signalé,  vingt  cicatrices  sont 
ses  décorations  ;  eh  bien!  il  est  réduit  à  vivre  sur  les  fumées  de 
Paris.  Pauvre  tiers-état!  la  gloire  a  pour  toi  des  attraits,  mais  on 
craint  que  tu  t'enivres  de  ses  faveurs....  Je  les  entends  déjà  pro- 
clamer ces  sages  règlements;  je  l'entends,  cette  voix  terrible, 
mais  consolante,  qui  vous  crie  :  Pauvres  malades,  on  vous  bâtira 
des  hôpitaux  avec  les  ruines  des  murailles  de  Paris,  qui  s'écrou- 
leront à  la  voix  de  la  nation  assemblée...  Vous,  mendiants,  on 
vous  occupera,  on  vous  aidera...  Vous,  vieillards  infirmes  et  dé- 
crépits, on  vous  donnera  des  asiles,  au  lieu  d'élever  des  temples 


RÉVOLUTION  469 

à  la  volupté...  Vous,  filles  trop  joyeuses  et  fringantes,  on  vous 
fera  tricoter  aux  petites  maisons  pour  donner  des  bas  aux  ma- 
lades de  l'Hôtel-Dieu,  et  vous  ne  ferez  plus  rougir  les  femmes 
honnêtes  au  Palais-Royal...  Citoyens  des  grandes  villes,  vous  ne 
serez  plus  exposés  à  des  épidémies,  parce  qu'on  fera  mieux  net- 
loyer  les  rues,  dorénavant  mieux  éclairées;  une  police  pré- 
voyante et  bien  administrée  aura  le  plus  grand  soin  de  vous 
procurer  des  denrées  à  meilleur  compte;  on  éloignera  de  vous 
les  boucheries,  les  cimetières  et  les  fonderies.  Gabelous,  furets 
de  barrière,  recors  et  mouchards,  vous  serez  détruits,  pour 
avoir  fait  la  guerre  depuis  si  longtemps  à  tout  le  monde  !...  Vous, 
danseurs,  chanteurs,  histrions,  vous  n'aurez  plus  trente  mille 
livres  de  rente,  tandis  que  cent  pères  de  famille,  honnêtes,  labo- 
rieux ,  assidus ,  irréprochables ,  ressentent  le  funeste  aiguillon  de 
la  faim...  Enfin  on  donnera  plus  de  vigueur  au  grand  arbre  de 
la  société,  en  élaguant  toutes  les  branches  inutiles,  en  écrasant 
toutes  les  chenilles  qui  rongent  ses  feuilles  et  font  mourir  ses 
fleurs.... 

Je  vous  ai  fait  entendre  quelques  vériés,  non  pas  avec  le  ton 
d'un  simple  courtisan ,  qui  saij;  l'art  de  les  déguiser  ou  de  les 
taire,  mais  avec  la  franchise  d'un  sujet  fidèle,  d'un  serviteur 
enflammé  de  l'amour  du  bien.  De  grâce,  pardonnez  ce  ton  brus- 
que, cette  f...  fureur  de  grossir  le  mot  pour  mieux  faire  entendre 
la  plainte.  C'est  une  habitude  contractée  sur  les  vaisseaux  de 
Votre  Majesté,  conservée  dans  les  combats  où  j'ai  versé  mon 
sang,  et  non  de  l'eau,  pour  vous.  C'est  en  jurant  que  vos  mate- 
lots traversent  les  mers  pour  défendre  la  patrie,  qu'ils  bravent  le 
tonnerre ,  les  éclairs  et  la  colère  des  flots  écumants ,  pour  vous 
procurer  les  douceurs  de  la  paix  et  de  l'abondance.  C'est  en  ju- 
rant que  vos  soldats  remportent  des  victoires;  c'est  en  jurant 
que  les  précieux  agents  du  commerce  font  mouvoir  des  masses 
énormes,  et  qu'elles  roulent  nuit  et  jour,  pour  alimenter  vos 
villes,  enrichir  vos  ports.  Tous  ces  gens-là,  Sire,  sont  du  tiers 
état.  Mais,  devant  vous,  je  n'aurais  dû  jurer  que  pour  vous  dire 
que  la  vie  du  Père  Duchesne  est  toute  à  son  roi. 


470  RÉVOLUTION 

Les  Lettres  de  Lemaire  n'étant  pas  datées  et  ne 
s'occupant  que  très-rarement  et  très-accidentelle- 
ment des  événements  du  jour,  il  serait  difficile  de 
préciser  l'époque  à  laquelle  elles  commencèrent  à 
paraître  ;  il  y  a  toute  apparence  cependant  que  ce 
fut  peu  de  temps  après  la  retraite  de  Necker,  car, 
dans  sa  deuxième  lettre,  Lemaire  se  défend  de  nou- 
veau d'être  l'auteur  de  la  Colère  du  Père  Duchesne 
iur  le  départ  de  M.  Necker. 

Les  Lettres  bougrement  patriotiques  ne  sont  pas 
plus  un  journal  que  tant  d'autres  publications  pério- 
diques que  j'ai  déjà  citées  ;  c'est  une  suite  d'ins- 
tructions, de  remontrances,  d'objurgations,  qui 
s'adressent  à  l'armée  principalement,  mais  aussi  au 
peuplé,  à  la  bourgeoisie,  à  TAssemblée  nationale, 
au  roi,  à  tout  le  monde  enfin.  Une  pareille  publica- 
tion échappe  à  l'analyse,  quand  même  l'espace  ne 
me  manquerait  pas  pour  l'analyser.  Je  me  bornerai 
donc  à  quelques  citations,  qui,  jointes  à  celle  que 
j'ai  faite  à  l'article  Tallien ,  suffiront  pour  donner 
une  idée  de  l'esprit  et  du  genre  de  ces  lettres.  Voici 
un  extrait  du  premier  numéro. 

Lettre  bougrement  patriotique  du  véritable  Père  Duchesne 
à  tous  les  soldats  de  Varmée. 

Mes  bons  amis,  quel  foutu  tintamarre  faites-vous  donc  partout? 
A  qui  diable  en  voulez- vous  donc?  Âuriez-vous  oublié  que  vous 
êtes  Français?  Quel  démon  vous  agite  au  moment  qu'on  s'occupe 
d'améliorer  votre  sort?  Quand  on  vous  foutait  des  coups  de  bà- 


RÉVOLUTION  ni 

tODy  VOUS  étiez  plus  tranquilles,  vous  receviez  la  schiague  comme 
des  jeanfoutreàB  ;  et  maintenant  que  d'honnêtes  gens  travaillent  à 
vous  rendre  plus  heureux,  à  faire  de  vous  des  hommes,  car  on 
faisait  moins  de  cas  de  vous  que  de  vos  chevaux ,  vous  laites  un 
boucan  infernal!...  Je  ne  vous  conçois  foutre  pas,  ou  le  diable 
m'extermine.  On  dirait  que  vous  voulez  foutre  tout  en  capilo- 
tade et  fiadre  une  omelette  de  la  France.  Ma  foi,  pendant  trente 
ans  que  j'ai  servi  mon  pays  et  mon  roi  avec  honneur,  je  n'ai 
jamais  vu  un  pareil  carillon.  Mais,  tonnerre  de  mille  dieux  !  si  on 
voulait  vous  accabler,  vous  opprimer,  vous  vexer,  diminuer  votre 
paie,  vous  assujettir  à  une  discipline  trop  rigoureuse,  à  des  cor- 
vées pénibles,  avilissantes  ;  si  l'on  voulait  faire  revivre  le  plan  du 
fameux  Guibert ,  le  Prussien  ;  si  l'on  voulait  vous  conserver  les 
grêles  de  coups  de  sabre,  les  punitions  arbitraires,  ne  pas  faire 
plus  de  cas  de  vous  qu'on  n'en  faisait,  c'est-à-dire  vous  traiter 
comme  de  vils  esclaves,  vous  fermer  la  porte  aux  honneurs,  aux 
dignités,  établir  encore  une  ligne  de  démarcation  insurmontable; 
si  l'on  voulait  étouffer  votre  voix  qui  s'élèverait  pour  de  justes 
réclamations ,  je  serais  le  premier  à  vous  crier  de  confondre  et 
d'éventrer  la  foutu  canaille  inhumaine,  injuste  et  despotique,  qui 
soufflerait  ainsi  sur  vous  l'esclavage,  le  déshonneur  et  la  torture. 
Mais,  mille  noms  d'un  boulet  ramé!  les  écrivains  patriotes  et 
vos  véritables  amis  de  l'Assemblée  nationale  ont  répandu  depuis 
un  an  presque  autant  d'encre  pour  tracer  et  défendre  vos  droits, 
que  vous  avez  versé  de  sang  dans  les  batailles  en  y  gagnant  des 
victoires  pour  de  tristes  et  ridicules  automates  qui  s'en*  attri- 
buaient toute  la  gloire  !  Mais  on  s'est  occupé  d'augmenter  votre 
paie,  et  du  moins  quelquefois  vous  pourrez  vous  foutre  par  le 
ventre  un  bon  rôti,  au  lieu  de  manger  si  souvent  du  visage  de 
bœuf  assaisonné  d'haricots  indigestes  qui  vous  foutaient  une  co- 
lique d'enragés  ;  vous  boirez  quelquefois  le  sacré-chien  tout  pur 
pour  noyer  le  chagrin  ! . . . . 

D'ailleurs,  soldats,  ne  perdez  jamais  de  vue  que  l'honneur  est 
votre  premier  guide.  Avec  lui ,  mille  boulets  rouges  1  vous  serez 
toujours  dignes  du  nom  français,  et  vous  ne  déshonorerez  jamais 
les  drapeaux  déployés  sur  vos  tètes  ;  avec  lui ,  vous  ne  vous  dé* 


in  RÉVOLUTION 

graderez,  foutre,  jamais  par  des  brigandages  et  des  cruautés.  Vous 
êtes  la  force  aguerrie  que  voudraient  voir  dissoudre  ou  désunir 
Bos  ennemis  et  les  vôtres.  N'en  faites,  foutre,  rien,  et  vous  ver? 
lez  que  les  bougres  auront  le  nez  long  comme  un  mât  de  beau- 
pré. Ecoutez,  il  y  a  trois  choses  bien  essentielles  à  défendre,  à 
protéger,  trois  choses  qui  ne  peuvent  être  séparées,  et  qui  font 
une  espèce  de  trinité  :  c'est  la  nation,  la  loi  et  le  roi.  Je  veux 
que  vingt-cinq  mille  diables  m'entrent  dans  le  ventre  le  sabre  à 
la  main,  si,  dans  ces  trois  choses-là,  vous  ne  trouvez  pas  tout  ce 
qu'il  faut  pour  être  pénétrés  des  grandes  obligations  que  vous 
impose  votre  état.  La  nation  1  mais  c'est  vous.  Or,  celui  qui 
appelle  la  nation  une  bougresse,  une  voleuse,  à  coup  sûr  vous 
fout  un  soufflet,  et  j'espère  qu'on  a  des  baïonnettes  et  du  poil! 
La  nation,  c'est  vos  parents,  vos  amis,  la  blonde  et  la  brune,  et 
les  petits  marmots  à  venir  ;  la  nation,  c'est  le  souverain  qui  doit 
plier  sous  les  lois  qu'il  s'impose  lui-même  ;  c^t  le  souverain  qui 
ne  doit  pas  foutre  tout  par  les  fenêtres,  qui  ne  doit  pas  se  d^pra- 
der  jusqu'à  se  manquer  de  respect  à  lui-même  ;  c'est  le  souve- 
rain qui  ne  doit  pas  abuser  de  sa  force,  et  casser  la  gueule  ou 
couper  la  tète  au  premier  venu.  La  belle  avance,  quand  cin- 
quante hommes  se  foutent  sur  un  I  La  loi,  c'est  la  volonté  de  ce 
même  souveram  ;  c'est,  après  lui,  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré.  Le 
roi,  c'est  le  premier  ressort  qui  Mi  aller  la  loi ,  ressort  qu'il  ne 
faut  pas  briser,  parce  qu'il  doit  indiquer,  à  chaque  heure  du 
jour,  la  justice  et  l'ordre  immuable ,  sans  lesquels  rien  n'est 
d'accord.  Aimez  donc,  et  beaucoup,  la  nation,  qui  est  vous  ;  la  loi, 
qui  est  votre  volonté  ;  le  roi ,  qui  vous  représente. 

Dans  les  exécrables  libelles  griffonnés  par  Lucifer  et  compa- 
gnie, vous  voyez  tout  autre  chose.  On  vous  peint  vos  vrais  amis 
comme  des  anges  de  ténèbres  et  de  mille  millions  de  malédic- 
tions. Un  Dubois  de  Crancé,  avec  qui  j'ai  ribotté,  et  qui  est  bien 
la  meilleure  pâte  d'homme  possible ,  on  voulait  vous  persuader 
indignement  qu'il  avait  injurié  l'armée ,  lorsqu'il  en  est  le  défen- 
seur le  plus  ardent  Un  Menou,  des  Lameth,  un  Bamave,  qui  ne 
boudent  foutre  pas,  sont  des  gens  maudits ,  selon  ceux  qui  en- 
ragent dans  leurs  peaux  de  loups-garous  qu'on  leur  ôte  le  droit 


RÉVOLUTION  473 

de  s'enrichir  à  vos  dépens  et  de  vous  vexer  à  leur  aise.  Fiez- 
vous  encore  à  un  certain  hypocrite,  écrivain  ennuyeux  et  lar- 
moyant, le  plus  plat  jeanfoutre  et  la  plus  indécrottable  mâchoire 
que  Béelzebut,  dans  ses  accès  de  colique  infernale,  ait  vomi  sur 
la  terre,  ce  foutu  singe  de  Durozoi,  qui  vous  adule  et  vous  mé- 
prise  en  même  temps  !  Fiez-vous  à  ce  prôneur  insipide  et  men- 
songer de  la  chevalerie  de  nos  ci-devant  preux,  quand  il  cherche 
à  discréditer  les  travaux  de  nos  patriotes,  à  qui  sa  feuille  ne  sert 
pas  même  à  la  garde-robe ,  tant  ils  craindraient  d'attraper  des 
hémorroïdes  1  Fiez-vous  encore  à  Pelletier,  le  faiseur  d'Actes, 
l'apôtre  fougueux  qui  va  mettre  au  jour  un  nouveau  code  mili- 
taire en  calembours  et  en  épigrammes,  faire  commander  l'exer- 
cice en  chansons  !  Fiez- vous  à  cet  abbé  Royou,  cet  insipide  bou- 
gre, ex-jésuite,  qui  se  dit  l'ami  du  roi  et  de  la  vérité,  des 
Français  et  de  l'ordre ,  et  qui  n'aime  rien  de  tout  cela  !  Si  vous 
voulez,  je  serai  votre  correspondant,  comme  je  suis  votre  ami. 
Vous  venez  si  j'aime  ma  patrie ,  si  je  respecte  mon  prince^  et  si 
je  veux  mériter  une  confiance  étendue.  Ah  !  puissent  les  senti- 
ments qui  m'animent  passer  dans  l'âme  de  tous  les  soldais  1  ils  se 
diraient  :  Tonnerre  de  Dieu,  camarades,  aimons  la  paix  et  l'union  I 

Lemaire  n'aimait  pas  plus  TAmi  du  Peuple  que 
FAmi  du  Roi.  11  ne  finira  pas  sa  deuxième  lettre, 
adressée  au  peuple,  «  sans  donner  un  coup  de  gueule 
à  Marat.  C'est  un  vrai  chien,  trop  sanguinaire;  il 
aurait  mieux  fait  d'être  boucher  qu'écrivain.  11  vou- 
drait faire  assassiner  le  genre  humain.  Un  conseiller 
pareil  est  bon  à  conduire  des  chiens  au  combat.  Un 
ami  pareil  est  un  bougre  dont  il  faut  n'aimer  que  le 
silence.  C'est  son  avis,  foutre  I  > 

On  lit  à  la  fin  de  cette  même  lettre  : 

La  Colère  du  Père  Duchesne  sur  le  départ  de  M.  Necker  est  d'un 
bâtard  ;  je  la  désavoue,  et  je  préviens  que  tout  ce  qui  sortira  de 


m  RÉVOLUTION 

ma  plume  sera  imprimé  chez  M.  Chaloot  avec  ces  deux  petites 
étoiles  (ce  que  les  bibliographes  ont  appelé  des  croix  de  Malte), 
par  lesquelles  on  sera  en  garde  contre  les  contrefaçons  et  les 
bougreries  qu'on  pourrait  nous  attribuer  faussement  sous  le  nom 
du  Père  Duchasne. 

La  troisième  lettre  est  intitulée  :  Achetez  ça  pour 
deux  som,  vous  rirez  pour  quatre^  ou  plutôt  com- 
mence par  un  avertissement  sous  ce  titre,  dans 
lequel  Lemaire  met  ses  lecteurs  en  garde  contre  les 
contrefacteurs. 

Tous  les  bons  patriotes  doivent  se  garder  d'être  salis  par  la 
boue  qu'éclaboussent  deux  ou  trois  cochons  échappés  qui  courent 
les  rues  de  Paris,  et  à  qui  il  est  entré  des  diables  dans  le  corps, 
qui  leur  font  accroire  et  dire  en  grommelant  qu'ils  sont  le  véri- 
table Père  Duchesne.  Le  succès  de  la  lettre  bougrement  patrio- 
tique aux  soldats  de  l'armée  a  provoqué  aux  indécences,  aux  tri- 
vialités, aux  grossièretés,  aux  sottises,  telles  qu'un  dogue  qui 
aurait  écrit  en  aurait  pu  tracer.  Un  déluge  de  saletés  ont  paru 
presque  en  même  temps,  et  le  peu  de  gloire  du  loyal  et  véritable 
Père  Duchesne,  de  qui  on  a  eu  l'audace  de  prendre  le  nom  et  la 
qualité,  a  été  pour  ainsi  dire  étouffé  sous  un  tombereau  d'im- 
mondices. 

«  Vive  le  Roi  1  Sa  santé  est  rétablie,  j'en  suis  bien  content.  H 
va  suivre  sans  doute  l'ordonnance  du  Père  Duchesne,  et  la  rôtie 
finira  de  lui  donner  bonne  mine  et  vigueur.  Au  foutard  l'émé- 
tique,  la  rhubarbe  et  le  séné.  II  faut  des  forces  pour  porter  une 
couronne ,  et  le  bon  vin  vaut  mieux  que  toutes  les  drogues  de 
Cadet  l'apothicaire.  Si  j'avais  un  estomac  royal,  je  n'y  foutrais 
jamais  d'autre  drogue  que  du  Bourgogne.  Mon  médecin,  c'est 
mon  marchand  de  vin;  aussi,* foutre!  jamais  je  ne  suis  malade. 

n  y  a  pourtant  une  autre  recette  pour  les  rois.  Pour  que  leur 
corps  et  leur  esprit  se  portent  bien ,  il  faut  qu'ils  sachent  avoir 


RÉVOLUTION  475 

un  caractère  :  car,  si  malheureusement  ils  sont  des  girouettes  à 
tout  vent  ;  s'ils  écoutent  les  vieux  renards  qui  sont  intéressés  à 
les  tromper  ;  s^ils  écoutent  les  commères  de  la  cour,  qui  s'enten* 
dent  mieux  en  chiffons  qu'en  politique  ;  s'ils  ne  consultent  pas 
l'intérêt  du  peuple  avant  tout  ;  s'ils  n'écoutent  que  les  cajoleries 
de  ces  singes  grimaciers  qui  les  pincent  en  les  caressant...,  ils 
sont  toujours  indécis,  inquiets,  tourmentés,  chagrinés,  malheu- 
reux ;  la  bile  et  les  soucis  les  rongent  ;  ils  sont  plus  à  plaindra 
qu'un  faiseur  de  fourneaux,  qui  se  fout  du  qu'en  dira-t-on,  et  qui 
boit  sa  gourde  en  fumant  sa  pipe. 

Si  j'étais  roi  de  France,  foutre  !  je  voudrais  d'abord  savoir  tout, 
lire  tout,  le  pour  et  le  contre,  et  si  une  fois  je  m'étais  décidé 
pour  un  parti,  l'enfer  et  tous  les  diables  ne  me  feraient  pas  chan- 
ger. Je  serais,  sans  doute,  roi  patriote  ;  alors  je  me  dirais  :  Mal- 
gré les  beaux  conseils  des  séduisants  chevaliers  et  des  robino- 
crates,  je  suis  trop  raisonnable  pour  jouer  à  pair  ou  non  une 
belle  et  bonne  couronne  constitutionnelle  que  je  dois  laisser  à 
mon  petit  garçon...  Le  premier  bougre  qui  chercherait  à  me  £sdre 
changer  de  sentiment,  quand  une  fois  je  me  serais  fourré  dans  la 
tète  de  bonnes  vérités ,  je  le  foutrais  dehors  de  mon  château  à 
coups  de  sceptre,  et  défense  à  lui  de  reparaître. 

Je  me  dirais  :  Réjouis-toi,  Père  Duchesne  ;  ta  couronne  t'appar- 
tient maintenant,  et,  foutre!  ce  ne  sera  pas  pour  rien  que  tu  auras 
fait  le  serment  solennel  de  défendre  les  lois ,  qui  te  l'ont  telle- 
ment clouée  sur  la  tète ,  qu'on  t'arracherait  plutôt  le  toupet  que 
le  diadème. 

Je  me  dirais  :  Je  suis  plus  puissant  que  jamais,  car  plus  de 
GRANDS  dans  mon  royaume,  qui  usurpaient  mon  pouvoir  pour 
écraser  mon  pauvre  peuple,  et  qui  ne  m'aimaient  que  pour  des 
croix,  des  places  ou  des  pensions. 

Je  me  dirais:  Plus  de  parlements,  qui  m'assommaient  avec 
leurs  foutues  remontrances,  et  qui,  m'appelant  très-gravement  le 
uigneur  roi,  se  croyaient  plus  seigneurs  que  moi. 

Je  me  dirais  :  Plus  d'oRDRB  du  clergé,  qui  se  nommait  avec 
orgueil  le  premier  de  mon  empire,  quand  il  aurait  dû  être  le 
dernier  par  humilité  ;  qui  conduisait  fort  xnal  le  peuple,  en  l'édi- 


i76  RÉVOLUTION 

fiant  fort  mal  ;  qui  possédait  à  lui  seul  le  quart  des  biens  de  la 
BatioD,  et  qui  faisait  des  bombances,  quand  les  pauvres  bougres 
de  fidèles  manquaient  souvent  de  pain. 

Je  me  dirais  ;  Bientôt  plus  de  défictt,  foutre  !  par  la  vertu 
toute  puissante  de  mon  Assemblée  nationale ,  qui  a  osé  faire  ce 
que  je  n'aurais  pu  seulement  annoncer. 

Je  me  dirais  :  La  prospérité  va  s'établir  dans  les  campagnes 
surtout,  car  les  plus  misérables  de  mon  royaume  vont  être  enfin 
délivrés  d'un  milliard  de  mangeries  que  j'ignorais ,  et  que  l'As- 
semblée nationale  a  foutues  de  côté. 

Je  me  dirais  enfin  :  J'ai  le  commandement  suprême  d'une 
armée  formidable ,  composée  maintenant  d^hommes ,  et  non  pas 
de  foutus  automates ,  qui  ne  sont  plus  des  greniers  à  coups  de 
trique.  J'ai  le  pouvoir  d'arrêter  avec  quatre  lettres  (le  veto)  les 
grandes  opérations  des  sénateurs  français  ;  je  peux  nommer  aux 
premières  places  de  l'armée.  J'ai,  foutre!  les  plus  beaux  palais, 
les  plus  beaux  jardins  de  l'Europe  ;  j'ai  trente  millions  à  dépen- 
ser par  an,  ce  qui  fait,  morbleu!  mille  écus  par  heure.  J'ai 
toute  la  Faculté  à  mes  ordres  quand  je  suis  malade  ;  quand  je 
me  rétablis,  le  bon  peuple,  qui  m'aime,  brûle  autant  de  lampions 
qu'il  y  a  de  cœurs  qui  me  sont  dévoués  ;  on  sonne  les  cloches, 
on  tire  le  canon ,  on  applaudit  quand  je  passe,  comme  si  j'étais 
un  dieu.  J'ai  une  jolie  famille,  et,  par  dessus  tout  cela,  une  belle 
couronne  d'or  massif,  enrichie,  foutre!  des  diamants  les  plus 
beaux.  Ma  foi,  je  défie  un  roi  de  Cocagne  d'être  plus  heureux  que 
moi,  qui  suis  chef  d'une  nation  sans  égale,  et  le  premier  du  pre- 
mier royaume  du  monde.  Où  îoutrais-je  le  camp  pour  être  mieux? 
Malheur  à  celui  qui  me  conseillera  de  déguerpir!  Je  lui  fais  fimtn 
cent  coups  de  pied  au  cul  par  ma  garde  nationale. 

Voilà  pourtant  comme  je  chasserais  le  chagrin,  moi  pauvre 
bougre  de  faiseur  de  fourneaux! 

Les  Lettres  bougrement  patriotiques  sont  au 
nombre  de  quatre  cents,  de  huit  pages  chacune, 
grand  in-octavo,  caractères  serrés. 


RÉVOLUTION  477 

On  lit  à  la  fin  des  n®*  1-5:  «  Signé  :  le  Père 
Duchesne,  fumiste  ordinaire  de  Sa  Majesté,  au  châ- 
teau des  Tuileries,  Tan  second  de  la  liberté  »  ;  et  à 
la  fin  du  n®  6  :  €  Signé  :  le  plus  véritable  des  vérita- 
bles Père  Duchesne,  marchand  de  fourneaux.  [J'ai 
quitté  la  cour.  ]  »  —  Les  n®*  7-400  portent  la  même 
signature,  à  Texception  de  la  parenthèse.  Chaque 
numéro  se  termine  par  deux  croix  de  Malte.  —  A 
partir  de  la  dix-neuvième  lettre,  les  titres  sont  sur- 
montés d'un  cartouche  au  milieu  duquel  on  lit  les 
mots  :  Véritable  Duchesne.  —  Les  n~  28-400  por- 
tent l'épigraphe  :  Castigat  bibendo  mores,  avec  la 
traduction. 

On  lit  dans  le  n«  399  : 

Je  vais  finir  ma  iOO«  lettre  dans  deux  jours,  et  je  préviens  mes 
lecteurs  que  je  dois  changer  le  titre  de  ma  petite  foutue  feuille 
bougrement  patriotique,  mais  non  pas  le  ton.  Comme  voilà  la 
guerre  allumée,  je  prends  pour  titre  :  la  Trompette  du  Père  Dur 
ehesne,  avec  cette  épigraphe  :  In  vino  veritas,  dans  le  vin  la 
vérité. 

Voilà  le  moment  où  tous  les  écrivains  patriotes  doivent  à  Tenvi 
servir  la  chose  publique,  éviter  les  petits  détails,  les  petites  que- 
relles particulières,  pour  ne  s'occuper  que  de  la  grande  affaire* 
Voilà  l'instant  où  chacun  doit  être  animé  d'un  nouveau  zèle  et 
redoubler  de  courage.  Pour  moi ,  je  n'en  manquerai  foutre  pas , 
tant  que  j'aurai  de  bon  vin  ;  n'ayant  d'autre  ambition  que  de 
servir,  que  de  défendre  ma  patrie ,  on  ne  me  verra  jamais  bron* 
cner .  • .  • 

Je  vous  renouvelle  encore  aujourd'hui  de  vouloir  bien  faire , 
entre  moi  et  le  singe  ridicule  et  grossier  qui  me  copie ,  la  diffé- 
rence que  je  crois  mériter.  H  s'intitule  ordinairement  les  érfon- 


478  RÉVOLUTION 

des  Colères,  les  Grandes  Joies.  Cest  un  maroufle  bon  à  torcher 
tous  les  culs.  Comme  on  m'a  souvent  confondu  avec  ce  sale  per- 
sonnage ,  je  suis  bien  aise  d'y  revenir. 

Voici  en  quels  termes  la  Feuille  villageoise^  dont 
on  connaît  le  patriotisme,  annonçait  (7  juin  1792) 
la  nouvelle  publication,  ou  plutôt  la  nouvelle  série 
du  journal  de  Lemaire  : 

«  Il  y  a  peu  de  gens  qui  n'aient  entendu  parler 
du  Père  Duchesne.  C'était,  dit  la  tradition,  l'homme 
de  son  temps  qui  faisait  le  mieux  des  fourneaux,  et 
aussi  celui  qui  prononçait  le  mieux  un  juron.  Un 
homme  d'esprit  a  ressuscité  ce  fameux  personnage. 
Déjà  il  a  donné  sous  son  nom  quatre  cent  Lettres 

b patriotiques^  qui  ont  eu  un  grand  succès 

et  qui  ont  fait  un  grand  bien.  Le  même  auteur  pu- 
blie un  journal  nouveau  sous  le  titre  qu'on  vient  de 
lire.  Il  débute  par  une  adresse  à  tous  les  peuples, 
dans  laquelle  l'énergie  des  sentiments  est  merveil- 
leusement assaisonnée  par  la  mâle  rhétorique  du 
bon  marchand  de  fourneaux.  On  trouvera  dans  cette 
petite  feuille  gaîté  sans  indécence  et  vigueur  sans 
violence.  C'est  surtout  dans  Tannée  qu'elle  est 
bonne  à  répandre  :  le  Père  Duchesne  et  son  style 
sont  tout  à  fait  du  goût  militaire.  Il  y  a  de  faux 
Père  Duchesne,  mais  celui-ci. est  le  véritable.  Il  est 
facile  à  reconnaître  :  original  et  vrai ,  jovial  et  spi- 
rituel ,  ami  du  peuple  et  ami  de  la  loi,  ces  quali- 
tés ne  se  contrefont  pas  aussi  aisément  que  les 


RÉVOLUTION  479 

B.  et  les  F.  Cependant,  de  peur  que  le  public  ne 
s'y  trompe  encore,  son  amusant  journal  sera  dis- 
tingué par  une  trompette,  qui  lui  sert  de  frontis- 
pice. » 

La  Trompette  ne  différant  point  des  Lettres^  je 
me  bornerai  à  une  citation. 

Remarques  bonnes  à  faire  dans  les  cirœnstances. 

Je  n'y  vais  foutre  pas  par  quatre  chemins  ;  il  est  bon  de  con- 
naître les  véritables  ennemis  de  la  liberté,  pour  s'en  méfier  tou- 
jours ;  il  est  bon  de  dire  sous  combien  de  masques  ils  se  présen- 
tent. J'en  vois  beaucoup,  et  je  crois  que  les  aristocrates  les  moins 
dangereux  sont  ceux  qui  sont  de  francs  aristocrates,  si  toutefois 
la  franchise  a  jamais  pu  s'allier  avec  toute  l'impureté  la  plus  vi- 
rulente. Faisons  quelques  rapprochements,  et  voyons  sans  pas- 
sion, sans  parti,  sans  fiel,  les  différentes  espèces  de  jeanfoutres 
qui  veulent  nous  nuire  au  moment  où  tous  osent  dire  ouverte- 
ment que  bientôt  le  roi ,  secondé  par  ce  qu'ils  appellent  les  hon» 
nétes  gens,  doit  se  rendre  encore  à  Montmédy  (s'il  le  pbdt). 
Comme  il  y  va  tout  uniment  d'un  petit  projet  de  dénouement  in-^ 
femal,  tendant  à  proposer,  après  la  seconde  équipée  royale,  un 
accommodement,  c'est-à  dire,  foutre!  l'anéantissement  de  la  li- 
berté, celui  de  la  Constitution,  celui  de  la  souveraineté  nationale, 
celui  de  l'égalité  politique,  le  rétablissement  de  la  divine  et  déli* 
cieuse  noblesse,  le  désarmement  des  citoyens,  le  règne  des  an- 
ciens tyrans,  etc.,  etc.,  ou  bien  d'une  très-jolie,  très-amusante, 
très-avantageuse  guerre  civile  ,  il  est  bon,  tandis  que  nous  pou- 
vons encore  hausser  la  voix,  de  poursuivre  et  de  démasquer  tous 
les  traîtres,  tous  les  hypocrites,  tous  les  faux  amis  de  la  Consti- 
tution ,  tous  les  lâches  dont  l'audace  est  au  comble  aujourd'hui. 
Je  ne  parlerai  pas  des  Gauthier,  des  Pelletier,  des  Mallet  du  Pan, 
des  Royou,  des  Derosoi,  des  Baudy,  des  Lacroix,  et  de  toute  la 
cohue  des  vils  polissons  connus  pour  de  fieffés  aristo-gredins  que 


480  RÉVOLUTION 

ne  lisent  presque  pas  les  patriotes,  tant  ces  écrivassiers  fangeux 
sont,  foutre!  dégoûtants^  et  tant  ils  ont  inspiré  d'horreur  pour 
leurs  cochonneries  révoltantes.  Mais  qu*a-t-on  fait ,  quand  on  a 
Yu  que  les  patriotes  ne  lisaient  pas  ces  plats  vauriens,  et  que 
c'était  du  papier  perdu  ?  On  a  dit  :  Il  faut  avoir  des  cuistres  à 
tant  le  supplément,  qui  feront  d'abord  les  patriotes ,  qui  pleure- 
ront sur  les  désordres ,  qui  plaindront  bien  le  peuple ,  qui  loue- 
ront beaucoup  la  garde  nationale  (ce  que  font  aussi  les  aristo- 
dindes  qui  la  craignent  en  la  maudissant)  ;  il  faudra  qu'ils  pa- 
raissent très-animés  du  bien  public  ;  alors  ils  crieront  après  les 
clubs ,  après  les  plus  chauds  patriotes ,  qu'ils  feront  passer  pour 
de  foutus  coquins,  pour  des  factieux,  pour  des  perturbateurs, 
pour  des  enragés  sans  principes,  pour  des  ambitieux,  et  c'est 
ainsi  qu'ils  s'empareront  plus  facilement  des  esprits.  Alors  on  a 
donc  vu  paraître  cette  fourmilière  de  venimeux  insectes  qui,  sous 
prétexte  de  défendre  la  liberté,  la  détruiront  insensiblement. 
Alors  ils  sont  dégringolés  sur  l'estimable  et  très-irréprocbable 
PÉTHioN  ;  les  injures,  les  calomnies  les  plus  atroces,  ont  tombé  sur 
lui  comme  la  grêle  ;  alors  ils  ont  cherché  à  le  perdre  dans  l'esprit 
du  peuple;  alors  ils  ont  dénigré  le  nouveau  ministère,  qui  n'était 
foutre  pas  d'avis  de  leur  envoyer  quelques  mille  francs ,  comme 
celui  qu'on  a  foutu  sous  la  main  de  la  loi ,  à  Orléans ,  et  quils 
yantaient  bougrement,  comme  tout  le  monde  sait.  Tous  ces  gueux- 
là  sont  les  dignes  auteurs  de  la  Gazette  universelle,  que  tous  les 
yrais  patriotes  font  brûler,  et  qui ,  cent  fois  plus  odieuse  que  la 
gazette  de  Royou,  ne  s'attache  qu'à  déchirer  les  amis  de  la 
liberté,  tout  en  faisant  semblant  de  l'être.  C'est  encore  le  Jour» 
nal  insipide  de  Paris,  composé  par  cet  animal  amphibie  qui  vo- 
missait tous  les  soirs  les  rapsodies  du  Postillon  par  Calais, 
auxquelles  il  osait  donner  le  titre  de  RéfUasions  ;  c'est  encore  le 
Gardien  de  la  Constitution,  platitude  insignifiante  autant  que  ridi- 
culement bète,  faite  par  un  petit  matou  qui  se  disait  l'ami  de  Ifi- 
rabeau  ;  c'est  aussi  le  Modérateur,  autre  cochonnerie  qui  m'a  Mt 
mal  au  cœur  toutes  les  fois  que  j'ai  voulu  m'ennuyer  avec  ;  c'est 
encore  une  serviette  à  cul  intitulée  :  la  Feuille  du  Jour,  où  de 
temps  en  temps  un  nommé  Chaz  s'escrime  comme  un  antéchrist, 


RÉVOLUTION  48! 

sans  rime  ni  raison,  contre  les  sans-culottes,  et  qui  n'en  a  foutre 
pas  lui-même,  car  il  vit  d'emprunt  et  du  venin  qu'il  vend  ;  c'est 
enfin  une  foule  de  griffonneurs  infects,  .qui  cherchent  à  miner 
peu  à  peu  la  Constitution,  sous  prétexte  de  déclamer  pour  la 
défendre,  et  qui  mériteraient,  un  beau  matin,  qu'on  leur  fît  la 
barbe  avec  ce  que  le  prophète  Ezéchiel  fut  obligé  de  manger  sur 
son  pain.  C'est  avec  toute  cette  foutue  canaille  que  l'aristocratie 
a  réussi  à  diviser  les  patriotes,  qui  ne  lisaient  ni  les  Royou  ni  les 
Mallet  du  Pan,  et  que  peu  à  peu  ils  nous  amèneront  à  nous 
foutre  un  bon  coup  de  peigne,  ce  qui  les  amusera  beaucoup,  car 
ils  le  désirent  de  tout  leur  cœur. 

Il  faut  être  bien  stupide  ou  n'avoir  pas  d'yeux  pour  ne  pas 
voir  qu'en  nous  parlant  liberté,  ces  misérables  cuistres  ont  tou- 
jours parlé  comme  nos  plus  exécrables  ennemis.  Us  déclament 
contre  les  Sociétés  patriotiques.  Avant  eux ,  il  n'y  avait  que  les 
Derosoi,  qu'aucun  patriote  ne  lisait,  et  on  ne  disait  point  de  mal 
des  Sociétés  patriotiques.  Ils  marchent  donc  évidemment  dans  le 
chemin  de  Taristocratie,  qui  déteste  bien  sincèrement  ces  Socié- 
tés, dont  la  très-grande  majorité  s'est  soutenue,  composée  d'excel- 
lents patriotes',  qui  ont,  foutre,  rendu  les  plus  grands  services  à 
la  patrie.  On  trouve  souvent,  dans  ces  paperasses  empoisonnées^ 
l'éloge  le  plus  pompeux  de  la  garde  nationale,  et  ne  le  trouve- t-on 
pas  de  même  dans  tous  les  débordements  de  bile  aristocratique, 
à  côté  des  plus  abominables  déclamations  contre  les  lois  et  la 
Constitution?  Ne  trouve-t-on  pas  des  éloges  pour  la  garde  natio- 
nale jusque  dans  le  foutu  guenillon  de  Gauthier,  dans  lequel  on 
a  cependant  vu  cette  mauvaise  épigramme  un  jour  contre  celte 
même  garde  nationale  : 

Manufacture  de  fayence  bleue. 
De  plats  qui  ne  vont  pas  au  feu. 
S'adresser,  pour  en  faire  emplette. 
Au  général  Lafayette, 

Enfin,  je  ne  finirais  foutre  pas,  si  je  faisais  les  rapprochements 
qui  se  trouvent  sans  cesse  dans  les  écrits  fastidieux  des  ennemis 

T.  VI.  U 


48Î  RÉVOLUTION 

les  plus  acharnés  de  la  liberté,  depuis  le  commencement  de  la 
Révolution ,  avec  ses  sot-disanU  défenseurs.  Ainsi ,  patriotes,  ju- 
gez comlHen  vous  devez  vous  fi^  à  toute  cette  race  impure,  gui- 
dée par  la  rage  perfide  de  l'hypocrisie  la  plus  raffinée ,  et  par  le 
vil  appât  du  gain,  car  ils  sont  trop  d'accord  pour  n'être  pas  lar- 
gement payés.  Fiez- vous  donc  à  ces  endormeurs,  dans  ce  mo- 
ment où  vous  devez  ouvrir  de  grands  yeux. 

Je  ne  saurais  dire  quelle  fut  la  durée  de  la  Trom- 
pette. La  Bibliothèque  impériale  en  possède  cent  un 
numéros;  Deschiens  en  a^vait  cent  quarante- sept. 
Le  n°  101  commençait  Tannée  1793.  En  voici  le 
début,  qui  montre  que  Lemaire  demeura  jusqu'au 
bout  fidèle  à  ses  opinions  : 

La  Bonne  Année,  ou  les  Etrennes  républicaines. 

Amis,  je  vais  commencer  avec  vous  l's^nnée  4793,  et  vous  ofifnr 
pour  etrennes  le  tribut  de  mes  boutades  patriotiques.  Daignez 
les  accueillir  comme  vous  avez  fait  depuis  que  j'ai  pris  la  plume, 
et  votre  suffrage  flatteur  et  votre  amitié  me  dédommageront  de 
mes  veilles.  Plus  occupé  des  choses  que  des  personnes,  vous  ne 
me  verrez  pas  m'amuser  à  la  moutarde  ;  et,  si  j'entonne  avec  ma 
trompette,  ce  sera  pour  frapper  vos  oreilles  républicaines  avec 
les  sons  moelleux  de  la  vérité.  Je  mêlerai  quelquefois  le  buries- 
que  badinage  à  la  raison,  pour  en  égayer  la  froideur  ;  et  le  Père 
Duc)iesne^  qui  n'est  pas  assez  bête  pour  se  fourrer  dans  les  fac- 
tions, pour  se  mêler  de  leurs  pitoyables  querelles,  ni  assez  ni- 
gaud pour  s'exposer  à  psfiser  pour  l'épouseur  de  telle  ou  telle 
idole,  parce  qu'il  abhorre  l'intrigue  et  méprise  les  intrigants, 
sera  du  parti  de  la  liberté;  le  seul  qui  devrait  exister,  pour 
donner  de  la  force  aux  lois,  et  faire  aller  enfin  le  gouvemem^t, 
qui  peut  seul  calmer  nos  inquiétudes  sur  l'avenir. 

Je  trouve  encore  l'indication  d'un  Ami  des  Sol- 


RÉVOLUTION  483 

dats,  par  l'auteur  des  Lettres  bougrement  patrioti-- 
ques ,  et  même  d'une  suite  de  cet  Ami^  mais  je  ne 
sais  ce  que  fut  cette  publication. 

Cette  volumineuse  collection  des  Lettres  et  de  la 
Trompette^  qui  témoigne  d'une  grande  facilité,  et 
qui  est  écrite,  comme  on  en  a  pu  juger,  avec  un 
grand  sens  et  un  certain  talent,  est  assurémmit  une 
des  publications  les  plus  curieuses  de  l'époque; 
mais,  pour  me  servir  des  expressions  de  Lemaire, 
son  peu  de  gloire  a  été  pour  ainsi  dire  étouffé  sous 
les  immondices  d'Hébert,  et  pas  un  biographe  n'a 
daigné  seulement  recueillir  son  nom  (1). 

Et  cependant  ce  ne  sont  pas  là  les  seuls  titres  de 
Lemaire.  Il  prit  une  large  part  à  la  rédaction  du 
Courrier  de  VEgalité^  et  il  publia  seul  trois  autres 
journaux,  qui  fournirent  une  assez  longue  carrière, 
et  où  il  continuait,  avec  une  constance  bien  rare,  à 
parler  le  langage  de  la  raison ,  dans  un  temps  où 
la  raison  avait  si  peu  de  chance  de  se  faire  écouter  : 
le  Journal  du  Bonhomme  Richard^  ans  IIl-IV  ;  Y  Ora- 
teur des  Assemblées  primaires,  an  V;  un  Patriote 
français,  an  VI;  enfin,  en  Tan  VIII,  un  Citoyen 
français j  qui  s'est  continué  jusqu'en  1 81 0. 

On  nous  permettra  d'extraire  de  ces  dernières 
feuilles  deux  citations  qui  achèveront  de  démon- 


(4)  Quérard  cependant  en  fait  mention.  Il  le  dit  né  à  Montargia  le  80  novembrt 
4758.  Mais  il  ne  parle  pas  de  son  emploi  de  commis  des  postes  ;  il  le  dit  imprimeur 
à  Paris,  ex-archiviste  de  l'ancien  Directoire ,  membre  de  Tancien  Musée  et  du 
portique  républicain.  Y  aurait-il  confusion? 


484  RÉVOLUTION 

trer  ce  que  j'avais  surtout  à  coeur  d'établir,  savoir 
que  Lemaire  est  un  des  écrivains  les  plus  estima- 
bles de  la  Révolution,  et  qu'il  méritait  d'être  vengé 
de  l'oubli  où  il  a  été  laissé. 

Bons  citoyens,  ne  craignez  point  de  vous  égarer  si,  n'écoutant 
que  votre  conscience,  vous  ne  nommez  que  des  hommes  purs, 
plus  jaloux  de  la  gloire  de  la  patrie  que  dirigés  par  leurs  passions 
ou  occupés  de  leurs  intérêts.  Les  vertus  privées  sont  la  pierre  de 
touche  des  vertus  publiques  et  les  seuls  garants  de  l'austère  pro- 
bité, n  ne  faut  point,  dans  les  emplois,  de  ces  hommes  pusilla- 
nimes, indécis,  tremblants,  qui  capitulent  avec  leurs  devoirs.  H 
faut  qu'ils  aient,  en  acceptant  des  fonctions,  la  volonté  ferme  de 
faire  exécuter  les  lois.  C'est  donc  celui  qui  a  toujours  témoigné 
le  plus  de  respect  pour  elles  qu'il  faut  charger  de  leur  exécution; 
sans  cela,  tous  les  freins  sont  brisés,  et  le  désordre  naît  de  l'in- 
souciance, de  la  mollesse  ou  de  la  prévarication  des  magistrats. 

Garantissez-vous,  surtout,  des  erreurs  de  l'enthousiasme  et 
d'une  exaltation  démesurée. 

Choisissez  celui  qui,  dans  la  société,  a  toujours  montré  l'intel- 
ligence unie  à  la  bonté  naïve,  à  la  droiture,  à  la  probité.  La  dis- 
simulation est  un  vice  dont  vous  devez  craindre  les  trompeuses 
souplesses  :  un  homme  dissimulé  qui  vante  ses  talents  et  fait  va- 
loir ses  moyens  ne  veut  que  des  places,  n'envie  que  domination. 
Il  vous  cajole  aujourd'hui;  demain,  tout  puissant,  il  vous  traitera 
avec  dédain ,  il  trahira  vos  intérêts  et  ses  serments. 

{L'Orateur  des  Assemblées  primaires,  n«  6.) 


Sur  les  querelles  de  plusieurs  journalistes. 

N'est-il  pas  indécent  de^  voir  des  écrivains,  dont  le  premier 
soin,  dont  la  plus  belle  tâche,  devraient  être  de  prêcher  l'unioii, 
l'oubli  des  injures,  s'invectiver  chaque  jour  avec  une  sorte  de 
frénésie  qui  fait  pitié? 


RÉVOLUTION  485 

Eh!  laissez  là  vos  querelles;  occupez-vous  de  la  patrie,  et  ne 
nous  occupez  pas  de  vous. 

Où  en  serions-nous  si  nos  valeureux  défenseurs  ressemblaient 
aux  journalistes ,  qui,  tous,  d*un  commun  accord,  aujourd'hui, 
devraient  combattre  Tennemi  commun,  au  lieu  de  se  chamailler 
comme  des  conunères  de  la  halle,  et  de  donner  Texemple  de  la 
division  cruelle  qui  fut  cause  de  toutes  nos  calamités! 

Ecrivains  patriotes,  ô  vous  qui  combattîtes  pour  la  liberté, 
voyez  vos  rangs  éclaircis  par  la  faux  de  la  discorde,  et  rougissez 
de  n*étre  point  unis  | 

Eclairez  vos  concitoyens,  et  ne  vous  querellez  point  en  leur 
présence  si  vous  voulez  captiver  leur  estime  et  les  guider  par 
la  touchante  persuasion  d'un  langage  dégagé  d'injures  qui  vous 
dégradent,  mais,  au  contraire,  embelli  de  vérités  qui  vous  ho- 
Dorent. 

Eh  quoi  !  si  le  faisceau  qui  vous  rassemble  pour  défendre  la 
même  cause  et  chérir  la  Constitution  de  Tan  III  se  divise,  n'en- 
tendez-vous pas  bientôt  les  royalistes,  qui  vous  épient,  se  délecter 
et  dire  avec  l'accent  de  l'ironie  :  Les  frères  et  amis  se  divisent  1 
Que  répondrez-vous  à  ce  reproche  mérité,  si,  mutuellement  oc- 
cupés à  vous  déchirer,  sans  profit  pour  la  patrie,  vous  ramenez 
parmi  nous  la  funeste  manie  des  combats  de  plumes,  qui  fut  long- 
temps suivie  de  celle  des  combats  de  poignards? 

Est-ce  ainsi  que  devraient  agir  ceux  qui  se  disent  les  régula- 
teurs de  l'opinion  publique?  Est-ce  ainsi  qu'ils  espèrent  voir  enfin 
succéder  un  calme  salutaire  après  les  plus  horribles  tempêtes? 
Est-ce  ainsi  qu'ils  pénétreront  tous  les  cœurs  du  saint  respect 
pour  les  lois,  et  qu'ils  feront  disparaître  cet  esprit  de  vengeance 
et  d'animosité  qui  nous  a  coûté  tant  de  sang  et  de  larmes?  Est-ce 
ainsi  que,  par  l'heureux  ascendant  de  leur  exemple  et  la  sagesse 
de  leurs  expressions,  ils  feront  renaître  la  paix  si  désirable,  et  le 
bonheur  si  longtemps  ajourné? 

N'entendez-vous  pas  déjà  dire  ;  C'est  l'amour-propre,  la  jalou- 
sie, la  cupidité,  qui  les  excitent?  Ne  ressemblez  donc  plus  à  ces 
mercenaires  et  vils  gladiateurs  que  fuyaient  les  sages,  mais  que 
les  sots  et  les  méchants  couvraient  d'applaudissements  barbares. 


4S6  RÉVOLUTION 

quand,  furieux,  élancés  Tun  sur  Tautre,  acharnés  à  se  lacérer  les 
flancs,  ils  rougissaient  Tarène  de  leur  sang.  Songez  que  vous 
n'auriez  pas  méme^  en  tombant,  la  triste  ressource  de  tous  des- 
siner avec  gr&ce  pour  vous  épargner  la  honte  d'une  cfaute  avilis- 
sante. 

(Lb  Patriote  fronçai»,  n<>  454.) 


Mais  il  est  temps  que  nous  venions  au  plus  fa- 
meux des  Pères  Duchesne,  on  pourrait  dire  au  vé- 
ritable, à  Tunique,  à  l'homme  enfin  dans  lequel  ce 
type  s'est  personnifié. 

Hébert  était  à  Paris  depuis  plusieurs  années 
lorsque  la  Révolution  éclata,  et  il  y  menait  une  vie 
précaire  et  assez  peu  honorable,  à  ce  qu'il  paraît, 
mais  que  nous  n'avons  envie  ni  de  raconter  ni  de 
discuter.  «  Ehl  que  nous  importe,  disait  Robes- 
pierre jeune  à  la  tribune  des  Jacobins,  en  présence 
d'Hébert  lui-même,  que  nous  importe  qu'Hébert 
ait  volé  en  donnant  des  contre-marques  aux  Varié- 
tés? »  Que  nous  importe  qu'il  ait  dévalisé  l'ami 
généreux  qui  avait  donné  un  asile  à  son  indigence? 
Qu'est-ce  que  cela  pourrait  ajouter  à  l'infamie  qui 
couvre  son  nom  ? 

Comme  tant  d'autres  aventuriers,  Hébert  se  lança 
à  corps  perdu  dans  le  mouvement,  espérant  y  trou- 
ver une  issue  à  la  position  fâcheuse  dans  laquelle  il 
se  débattait.  Il  parvînt  à  se  faire  remarquer  au  club 
des  Cordeliers;  il  chercha  a  attirer  l'attention  et  à 


RÉVOLUTION  4ST 

se  faire  quelque  argent  par  diverses  brochures,  dont 
on  trouvera  la  liste  dans  le  petit  volume  de  M.  Bru- 
net,  auquel  nous  renvoyons  les  curieux,  et  pour 
les  premiers  essais  d'Hébert,  et  pour  les  menus  dé- 
tails de  la  bibliographie  du  Phre  Duchesne ,  biblio- 
gi*aphie  tellement  enchevêtrée  que  les  plus  savants, 
y  compris  Deschiens,  s'y  étaient  perdus. 

Jusqu'ici,  par  exemple,  on  avait  placé  la  nais- 
sance du  journal  d'Hébert  aux  premiers  jours 
de  1791.  Ce  qui  a  induit  les  bibliographes  en  er- 
reur^ c'est  qu'en  effet  les  numéros  d'ordre  ne  par- 
tent que  de  cette  époque  ;  mais  il  en  avait  déjà  paru, 
à  la  fin  de  1790,  une  trentaine  de  feuilles  non  nu- 
mérotées. Cela  résulte  évidemment  de  cette  men- 
tion, qu'on  trouve  dans  la  feuille  qui  porte  le  n**  1  : 
«  J'ai  une  erreur  à  réparer  dans  ma  feuille  du 
Réveillon  du  Père  Duchesne  et  de  M.  Mirabeau.  Ces 
premières  feuilles,  d'ailleurs,  sont  absolument  sem- 
blables aux  premières  numérotées  ;  elles  sortent  éga- 
lement de  l'imprimerie  de  Tremblay,  qui,  très-pro- 
bablement, était  propriétaire  du  journal,  et  portent 
la  même  vignette  caractéristique. 

Cette  vignette  représente  le  Père  Duchesne  une 
pipe  à  la  bouche  et  une  carotte  de  tabac  à  la  main. 
Sous  la  vignette  on  lit  cette  légende  :  Je  suis  le  véri^ 
table  Père  Duchesne,  foutre!  que  Ton  pourrait  regar- 
der comme  le  titre  du  journal,  car  il  n'en  a  pas 
d'autre;  chaque  numéro  a  un  intitulé  particulier, 


188  RÉVOLUTION 

dont  les  formules  les  plus  ordinaires  sont  :  La  grande 
joie,  —  La  grande  colère  du  Pire  Duchesne^  etc. 
Au  bas  de  la  dernière  page,  les  deux  étoiles  ou  croix 
de  Malte  de  la  feuille  de  Lemaire. 

Au  premier  numéro  de  janvier  1791  commence 
le  numérotage  du  journal,  adopté,  sans  doute,  pour 
en  faciliter  la  collection. 

Au  n**  13,  Hébert  change  sa  vignette,  en  copiant 
presque  complètement  celle  du  Père  Duchesne  de 
la  rue  du  Vieux-Colombier.  Dans  cette  nouvelle 
gravure  le  père  Duchesne,  toujours  la  pipe  à  la 
bouche,  mais  la  lèvre  ornée  de  moustaches  et  deux 
pistolets  à  la  ceinture ,  brandit  une  hache  dont  il 
menace  un  pauvre  petit  abbé  qui  implore  à  deux 
mains  sa  pitié.  Sous  Tabbé  on  lit  :  Mémento  mori. 

A  partir  du  n°  23,  les  deux  étoiles  sont  rempla- 
cées par  deux  fourneaux  à  formes  très-anguleuses, 
et  dont  Tun  est  renversé. 

Enfin,  à  partir  du  131 ,  chaque  numéro  porte  la 
signature  autographiée  d'Hébert.  Il  en  donne  la  rai- 
son dans  son  n°  1 30  : 

On  nous  a  prévenu  que  cette  feuille  doit  être  incessamment 
contrefaite  ;  pour  Ten  empêcher,  elle  sera  signée  dorénavant  de 
celui  qui  Ta  imaginée  et  faite  sans  interruption  depuis  les  pre- 
miers jours  de  la  Révolution. 

11  y  revient  dans  ses  n®*  136  et  137,  en  dénon- 
çant les  contrefaçons  dont  il  est  victime. 

Pendant  longtemps  on  a  ignoré  quel  était  le  véritable  auteur 


RÉVOLUTION  iS9 

du  Père  Duchesne,  Il  aurait  toujours  gardé  Tanonyme  si  les  per- 
sécutions qu'il  a  éprouvées  ne  Tavaient  forcé  de  se  faire  connaître. 
Maintenant  plusieurs  faussaires  prennent  son  titr^  et,  sous  ce 
cachet,  débitent  toute  sorte  de  mensonges  et  d'absurdités.  Il  dés- 
avoue donc  hautement  tous  ces  bâtards,  dont  il  ne  fut  jamais  le 
père,  et,  entre  autres,  celui  qui  se  fabrique  chez  la  soi-disant 
veuve  Errard,  rue  Saint-Sauveur.  C'est  une  diatribe  dégoûtante, 
particulièrement  dirigée  contre  Testimable  auteur  des  Lettres  du 
Père  Duchesne.  Pour  n'être  pas  confondu  avec  le  lâche  qui  a  volé 
notre  titre  et  l'emblème  de  cette  feuille,  elle  sera  signée  de  son 
auteur. 

—  Le  vil  plagiaire  qui  a  volé  le  titre  de  mon  ouvrage,  mon 
cachet  et  la  griffe  de  mon  imprimeur,  prétend  que  j'attente  à  la 
liberté  de  la  presse  en  dévoilant  sa  turpitude.  Quoi  donc  !  la  li- 
berté de  la  presse  s'étend-elle  jusqu'à  autoriser  le  premier  bar- 
bouilleur à  s'emparer  du  titre  d'un  ouvrage  et  de  l'invention  de 
l'auteur?  Au  surplus  son  larcin  ne  lui  a  pas  profité.  Aussi  mau- 
vais singe  du  style  du  Père  Duchesne  que  de  son  patnotisme,  il 
a  été  contraint  de  vendre  à  la  beurrière  ses  plates  déclamations. 
La  maîtresse  de  boutique  eut  hier  avec  une  dame  de  la  halle  le 
court  entretien  consigné  dans  les  vers  suivants  : 

Combien  vends-tu  ton  Duchesne  bâtard  ? 

—  Rien  que  deux  liards,  répond  la  veuve  Errard. 

—  Mais  dis-fious  donc  le  nom  et  la  demeure 
De  son  auteur,  pour  le  complimenter, 

—  Point  je  ne  veux,  commère,  le  citer, 

^       Car  n*en  voudrais  envelopper  ton  beurre. 

A  quelques  jours  de  là  Hébert  se  brouillait  avec 
son  imprimeur,  et  ils  se  séparaient.  Son  n*  138 
porte  :  Imprimerie  de  la  rue  des  Filles-Dieu ^  n9  8,  ci- 
devant  Tremblay.  Les  fourneaux  ne  sont  plus  les 
mêmes  ;  ils  sont  beaucoup  plus  petits  et  n'ont  plus 

«1. 


490  RÉVOLUTION 

le  même  aspect,  jusqu'au  n®  141 ,  où  ils  reprennent 
à  peu  près  leur  forme  primitive. 

Tremblay  publiait  de  son  côté  un  n®  1 38,  qui  ne 
différait  des  précédents  que  par  sa  signature ,  mise 
à  la  place  de  celle  d'Hébert,  et  il  annonçait  l'inten- 
tion de  continuer. 

Le  sieur  Hébert,  disait-il  dans  un  avertissement,  est  libre  de 
continuer  son  journal;  je  continuerai  aussi  le  mien.  Je  pourrais 
lui  rappeler  qu'il  n'a  pas  eu  pour  moi  les  égards  que  se  doivent 
les  honnêtes  gens  ;  mais  comme  cette  discussion  ne  serait  d'au- 
cune utilité  pour  mes  lecteurs,  je  me  tais.  Je  les  préviens  seule- 
ment qu'un  citoyen  connu  par  son  civisme  et  par  quelques  écrits 
en  faveur  de  la  liberté  a  bien  voulu  se  charger  de  la  rédaction  de 
cette  feuille,  et  je  puis  assurer  qu'on  y  trouvera  toujours  la  vérité 
tout  entière,  dégagée  de  toute  personnalité,  et  surtout  de  tout 
esprit  de  parti. 

Mais  quel  citoyen,  si  plein  de  civisme  qu'il  fût, 
aurait  été  de  taille  alors  à  lutter  avec  Hébert?  Aussi 
tous  ces  bâtards,  comme  il  disait,  n'eurent- ils 
qu'une  existence  éphémère.        ^ 

Il  est  probable  qu'il  arriva  plus  d'une  fois  que 
des  spéculateurs  firent  réimprimer  des  numéros 
isolés  du  père  Duchesne  pour  les  vendre  en  contre- 
bande. Il  faut  se  rappeler  aussi  qu'après  le  1 0  août, 
et  surtout  après  le  31  mai,  les  gouvernants  firrat 
circuler  le  Ph'e  Duchesne  avec  profusion  dans  les 
départements ,  et  l'envoyaient  par  ballots  aux  ar- 
mées. Or,  on  peut  supposer  que  l'imprimerie  du 
journal  ne  pouvait  pas  toujours  sufi&re  à  ces  tirages 


RÉVOLUTION  494 

extraordinaires,  que  Ton  dut  alors  recourir  à  des 
imprimeries  étrangères,  que  l'imprimerie  du  gou- 
vernement put  même  se  charger  de  quelques-uns 
de  ces  tirages.  De  là  quelques  doubles,  dont  la  ren- 
contre pourrait  surprendre. 

Ainsi,  un  savant  collectionneur  que  nous  avons 
déjà  cité,  M.  Léon  de  La  Sicotière,  possède  deux 
n®*  345,  le  premier  avec  la  vignette  et  la  griffe ,  le 
second  portant  en  tète ,  au  lieu  de  la  vignette ,  un 
encadrement  jQeuronné,  avec  ces  mots  superposés  : 
Patrie  y  Liberté^  Egalité.  Ce  dernier  numéro  a  la 
même  indication  d'imprimeur  que  l'autre,  mais 
pas  de  signature. 

Le  même  obligeant  amateur  nous  fait  observer, 
à  cette  occasion ,  qu'Hébert  a  employé  successive- 
ment, et  même  simultanément,  des  griffes  différen- 
tes, ce  qui  n'avait  point  encore  été  remarqué,  et  il 
ajoute  que  ni  les  unes  ni  les  autres  ne  fac-similisent 
exactement  sa  signature,  beaucoup  moins  correcte. 

M.  Brunet ,  lui ,  possède  un  exemplaire  du 
n^  334  (non  numéroté)  réimprimé  in-quarto,  où  la 
vignette  du  Père  Duchesne  est  remplacée  par  celle 
qui  se  trouve  en  tète  des  actes  du  gouvernement,  et 
sortant  de  l'imprimerie  de  la  rue  de  la  République. 

Le  3  brumaire  an  H,  Montant  disait  à  la  tribune 
des  Jacobins  :  «  Je  déclare  qu'étant  dans  l'armée 
que  commandait  Custine,  j'y  ai  vu  les  officiers,  tous 
aristocrates,  qui  tenaient  l'armée  dans  une  torpeur 


in  RÉVOLUTION 

infiniment  dangereuse  pour  la  chose  publique.  Il 
fallait  un  journal  écrit  avec  adresse,  pour  réveiller 
la  curiosité  des  soldats.  Les  représentants  du  peu- 
ple sentirent  l'utilité  du  Père  Duchesne,  et  le  firent 
réimprimer' aux  dépens  de  la  République,  etc.  » 

ft  Cet  Hébert,  lit-on  dans  les  Mémoires  de  Mallet 
du  Pan  (t.  II,  p.  499),  a  laissé  plus  de  deux  mil- 
lions. La  feuille  du  Père  Duchesne  était  si  courue, 
qu'on  la  tirait  à  80,000  exemplaires  (1).  Les  bu- 
reaux en  délivraient  50,000  gratis  aux  armées,  aux 
municipalités,  etc.  Un  jour  le  maire  de  Caen,  sol- 
licité pour  une  affaire  dont  on  voulait  occuper  la 
Commune  à  l'instant,  répondit  :  «  Je  ne  puis  ;  nous 
avons  une  assemblée  ce  matin  pour  lire  le  Père 
Duchesne.  » 

Camille  Desmoulins,  dans  cette  lutte  passionnée 
qu'il  soutint  contre  Hébert;  et  dont  nous  avons  déjà 
rapporté  quelques  épisodes ,  reproche  entre  autres 
choses  au  Père  Duchesne  de  faire  chauffer  sa  cui- 
sine et  ses  fourneaux  de  calomnie  avec  la  braise  du 
ministre  de  la  guerre,  Bouchotte. 

€  Est-ce  toi,  lui  dit-il  dans  le  n°  5  de  son  Vieux 
Cordelier^  est-ce  toi  qui  oses  parler  de  ma  fortune, 
toi  que  tout  Paris  a  vu,  il  y  a  deux  ans,  receveur 
de  contre-marques  à  la  porte  des  Variétés ,  dont  tu 
as  été  rayé  pour  cause  dont  tu  ne  peux  pas  avoir 

(I)  M.  Michelet  va  jusqu'à  600,000;  mais  je  ne  sais  sur  quelle  autorité  il  appuie 
ce  chiffre  fabuleux,  non  plus  que  cette  autre  assertion,  qu'Hébert  faisait  écrire  son 
journal  par  un  certain  Marquet. 


RÉVOLUTION  493 

perdu  le  souvenir  !  Est-ce  toi  qui  oses  parler  des 
quatre  mille  livres  de  rentes  que  ma  femme  m'a 
apportées,  toi  qui  reçois  cent  vingt  mille  livres  de 
traitement  du  ministre  Bouchotte  pour  soutenir  les 
motions  des  Clootz  et  des  Proly .. . .  Cent  vingt  mille 
livres  à  ce  pauvre  sans-culotte  Hébert  pour  calom- 
nier Danton ,  Lindet ,  Cambon ,  Thuriot ,  Lacroix , 
Phélippeaux,  Bourdon  de  TOise,  Barras,  d'Eglan- 
tinc,  Fréron,  Legendre,  Camille  Desmoulins,  et 
presque  tous  les  commissaires  de  la  Convention! 
pour  inonder  la  France  de  ses  écrits,  si  propres  à 
former  Tesprit  et  le  cœur,  cent  vingt  mille  francs 

de  Bouchotte  !....» 

* 

»  Quel  sera  le  mépris  des  citoyens  pour  cet  im- 
pudent Père  Duchesne ,  quand ,  à  la  fin  de  ce  nu- 
méro, ils  apprendront,  par  une  note  levée  sur  les 
registres  de  la  Trésorerie ,  que  le  cafard  qui  me 
reproche  de  distribuer  gratis  un  journal  que  tout 
Paris  court  acheter,  a  reçu,  en  un  seul  jour  d'octo- 
bre dernier,  soixante  mille  francs  de  Mécenas  Bou- 
chotte pour  six  cent  mille  numéros,  et  que,  par 
une  addition  facile ,  le  lecteur  verra  que  le  fripon 
d'Hébert  a  volé ,  ce  jour-là  seul ,  quarante  mille 
francs  à  la  nation  !  » 

Le  n**  5  du  Vieux  Cor  délier  se  termine,  en  effet, 
par  un  extrait  des  registres  de  la  Trésorerie  natio- 
nale, d'où  il  résulte  qu'Hébert  avait  reçu  cent 
Irente-cinq  mille  livres  le  2  juin  :  «  le  2  juin! 


494  RÉVOLUTION 

s'écrie  Desmoulins^  tandis  que  tout  Paris  avait  la 
main  à  l'épée  pour  défendre  la  Convention  natio- 
nale, Hébert  va  mettre  la  main  dans  le  sac  ;  — plus, 
au  mois  d'août,  dix  mille  livres  ;  —  plus,  le  4  oc- 
tobre, soixante  mille  livres.  Calculant  a  ce  dernier 
coup  de  filet  » ,  Camille  trouve  que  le  total  du  vrai 
prix  des  six  cent  mille  exemplaires  est  de  seize  mille 
huit  cent  seize  livres.  «  Qui  de  soixante  mille  li- 
vres, comptées  par  Bouchotte  à  Hébert  le  4  oc- 
tobre 1793,  et  que  celui-ci,  avec  une  impudence 
cynique,  dans  son  dernier  numéro,  appelle  la  braise 
nécessaire  pour  chauffer  son  fourneau,  ôte  seize  mille 
huit  cent  seize  livres,  reste  volé  à  la  nation,  le  4  oc- 
tobre 1 793,  quarante-trois  mille  cent  quatre-vingt- 
quatre  livres.  » 

Et  quelques  jours  après  Camille  renouvelait  la 
même  accusation  à  la  tribune  des  Jacobins. 

Hébert  répond  à  Camille  Desmoulins  dans  ses 
n«»  330  et  331  : 

Camille  Desmoulins  vient  de  faire  imprimer  à  grands  frais,  et 
avec  de  bonnes  guinées,  sans  doute,  que  le  rot  Bouchotte  vidait 
k  trésor  national  pour  me  graisser  la  patte  et  pour  empoisonner 
les  armées  de  mes  écrits.  Braves  défenseurs  de  la  patrie,  vous 
qui  lisez  avec  tant  de  plaisir  mes  Joies  et  mes  Colères ,  vous  que 
j'ai  avertis  de  toutes  les  trahisons  de  Tinfàme  Dumouriez,  du 
traître  Custine,  du  palfrenier  Houchard,  c'est  à  vous  à  me  rendre 
justice.  Vous  ai-je  jamais  trompés?  M'avez- vous  jamais  vu  fla- 
gorner les  ministres?  N'ai-je  pas  toujours  été  votre  ami  sincère? 
Si  Bouchotte  eût  été  suspect,  je  serais  tombé  le  premier  sur  sa 
friperie,  et  je  vous  l'aurais  dénoncé.  Je  me  fouts  bien  des  hom- 


RÉVOLUTION  495 

mes  ;  je  ne  vois  que  la  République.  Si  mon  père  était  un  traître, 
je  ne  l'épargnerais  pas  plus  qu'un  autre.  C'est  par  ordre  du  Co- 
mité de  Salut  public  que  Boucfaotte  vous  envoie  ma  feuille,  ainsi 
que  les  autres  journaux  patriotiques.  Si  je  suis  un  homme  vendu, 
le  brave  Audouin,  Duval,  auteur  du  Républicain,  Rougyff,  le  sont 
comme  moi  ;  Marat  l'était  donc  aussi.  Si  Bouchotte  est  coupable 
pour  avoir  éclairé  ses  frères  d'armes,  il  faut  donc  aussi  accuser 
les  comités  de  la  Convention.  Pour  chauffer  mes  fourneaux,  on  sait 
bien  qu'il  me  fout  de  la  braise,  foutre  ! 
—  Encore  une  petite  bouffée  de  ma  pipe  à  Poincinet-Camille, 
Il  n'est  pas  si  fou  qu'on  s'imagine,  le  benêt  Camille  ;  et  si  on 
le  prend  pour  un  niais,  je  dis,  foutre  !  que  c'est  un  niais  de  So- 
logne, car  il  sait  amadouer  les  aristocrates  et  leur  escamoter  jo- 
liment leurs  corsets,  D  a  vendu  plus  de  cent  mille  exemplaires  de 
son  Vieux  Cordelier  à  vingt  sous  le  numéro,  et  il  me  fait  un  crime 
d'avoir  débité  mes  feuilles  à  deux  sous  la  pièce  pour  les  armées. 
Il  prétend  que  je  suis  riche  comme  un  Crésus  parce  que  depuis 
le  mois  de  juin  j'en  ai  débité  neuf  cent  mille,  ce  qui  fait  90,000 
livres.  Une  telle  somme  à  un  misérable  marchand  de  fourneaux  I 
Mais  Camille  doit  rabattre  de  son  calcul  plus  de  45,000  livres  de 
dépenses  pour  achat  de  presses  et  de  caractères,  le  papier,  les 
frais  journaliers,  les  dépenses  de  bois  et  de  chandelle,  la  paie 
de  dix  ouvriers,  les  gratifications  de  nuit,  une  augmentation  de 
loyer.  Ce  qui  reste  est  bien  peu  de  chose,  et  encore  n'en  ai-je 
que  la  moitié,  puisque  j'ai  un  associé.  Au  surplus,  j'ai  placé  mon 
bénéfice  dans  Femprunt  volontaire  :  c'est  là  ce  que  Camille  ap- 
pelle voler  la  République  I 

M.  Thiers  ayant  reproduit,  dans  80P  Histoire  de 
la  Révolution  j  les  allégations  de  Desmoulins,  et 
leur  ayant  donné  une  tournure  qui  semblait  incul- 
per Bouchotte,  celui-ci  le  réfuta  dans  un  mémoire 
que  les  auteurs  de  V Histoire  parlementaire  ont  re- 
produit en  partie  (t.  XXXI,  p.  236),  et  dans  lequel 
on  lit  : 


i96  RÉVaLUTION 

«  Le  16  avril  1793,  la  ConyentioQ  nationale  a 
mis  à  la  disposition  du  Conseil  exécutif  six  mil- 
lions (assignats)  pour  avancer  l'œuvre  de  la  Révo- 
lution, et  plus  tard,  en  juin,  dix  millions  dans  le 
même  but.  Sur  ce  fonds,  le  Conseil  exécutif  a  assi- 
gné au  ministre  de  la  guerre ,  par  divers  arrêtés , 
une  somme  d'environ  douze  cent  mille  livres,  en  lui 
prescrivant  d'envoyer  des  journaux  patriotiques 
aux  armées. 

B  En  vertu  de  ces  décisions,  il  y  eut  des  abonne- 
ments aux  journaux  patriotiques  dans  la  proportion 
d'une  feuille  par  jour  pour  cent  hommes,  et  il  y  en 
avait  plus  d'un  million.  Huit  journaux  eurent  part 
à  ces  abonnements  :  la,  Montagne ^  les  Hommes  libres^ 
le  Phre  Duchesne,  VUniverselj  le  Batavcj  le  Rougyffj 
VAnti' fédéraliste  et  le  Journal  militaire,  » 

Ici  se  présente  naturellement  cette  question  : 
Hébert  agissait-il  par  intérêt?  Nous  sommes,  avec 
M.  Léon  de  La  Sicotière,  pour  la  négative.  «  On  a 
beaucoup  insinué,  après  la  mort  d'Hébert  et  jus- 
qu'à ces  derniers  temps,  qu'il  était  vendu  à  l'étran- 
ger. Mensonge  1  il  était  sincère,  comme  un  lâche 
qu'il  était.  » 

Hébert,  d'ailleurs,  il  est  bon  de  le  remarquer,  ne 
fut  pas  toujours  l'homme  violent  et  cynique  que 
nous  connaissons  ;  il  avait  commencé  par  être  cons- 
titutionnel. En  1790  et  1 791  on  le  voit  faire  l'éloge 


RÉVOLUTION  497 

* 

du  roi,  qu'il  représente  comme  un  homme  trompé; 
il  loue  Lafayette  et  blâme  Marat. 

«  Crois-tu  donc,  lui  dit  Desmoulins,  qu'on  ne 
m'a  pas  raconté  qu'en  1790  et  1791  tu  as  persé- 
cuté Marat?  Tu  as  écrit  pour  les  aristocrates. . .  » 

Hébert  répond  en  escamotant  la  moitié  de  l'accu- 
sation :  «  Relis  les  feuilles  de  Marat,  et  tu  y  trouve- 
ras dans  plusieurs  l'éloge  du  journal  de  Tremblay, 
que  je  rédigeais  alors,  et  sur  lequel  il  copiait  litté- 
ralement les  séances  de  l'Assemblée  nationale.  » 

Et  encore  le  journal  de  Tremblay  dont  il  est  ici 
question  n'est  pas  le  Père  Duchesne,  qui  ne  rendait 
pas  compte  des  séances  de  l'Assemblée,  mais  un 
Journal  du  Soir,  sans  réflexions^  dont  Marat,  en  efifet, 
parle  deux  ou  trois  fois,  notamment  dans  le  n"*  592 
(7  nov.  1791)  de  VAmi  du  Peuple,  où  il  invite  le 
nouveau  rédacteur  du  Journal  du  Soir,  qui  se  montre 
patriote,  à  enrichir  sa  feuille  de  l'affiche  de  l'ordre 
du  jour  dès  qu'elle  paraîtra.  De  la  sorte ,  fournis- 
sant l'occasion  aux  écrivains  politiques  de  discuter 
les  projets  des  comités,  ils  formeraient  l'esprit  pu- 
blic et  préviendraient  beaucoup  de  mauvais  décrets  : 
ce  sera  servir  doublement  la  patrie,  gloire  qu'il  par- 
tagera avec  eux.  Dans  son  n°  672  (14  juillet  1792), 
Marat,  citant  cette  même  feuille,  l'appelle  le  Journal 
du  Soir  d'Hébert.  Ajoutons  enfin  que  le  nom  de  ce 
dernier  se  lit  en  grandes  capitales  en  tête  du  n°  654, 
qui  donne  la  séance  du  1 8  janvier  1 792. 


i98  RÉVOLUTION 

Disons  encore,  puisque  roccasion  s'en  présente, 
—  et  la  chose  est  à  remarquer,  —  que  Marat  ne 
parle  jamais  d'Hébert ,  et  que,  si  le  nom  du  Père 
Duchesne  se  rencontre  quelquefois  dans  ses  feuilles, 
ce  n'est  qu'accidentellement. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Hébert  était  assez  mal  venu  à 
prétendre  au  monopole  du  patriotisme,  et  Desmou- 
lins avait  beau  jeu  contre  lui. 

«  Regarde  ta  vie,  pouvait  lui  dire  avec  raison  le 
Vieux  Cordelier^  depuis  le  temps  où  tu  étais  un  res- 
pectable frater  à  qui  un  médecin  de  notre  connais- 
sance faisait  faire  des  saignées  pour  douze  sous , 
jusqu'à  ce  moment  où,  devenu  notre  médecin  poli- 
tique et  le  docteur  Sangrado  du  peuple  français,  tu 
lui  ordonnes  des  saignées  si  copieuses,  moyennant 
cent  vingt  mille  livres  de  traitement  que  te  donne 
Bouchotte  ;  regarde  ta  vie  entière,  et  ose  dire  à  quel 
titre  tu  te  fais  l'arbitre  des  réputations  aux  Ja- 
cobins I 

M  Est-ce  à  titre  de  tes  anciens  services?  Mais 
quand  Danton,  d'Eglantine  et  Paré,  nos  trois  an- 
ciens présidents  permanents  des  Cordeliers  (  du  dis- 
trict, s'entend),  soutenaient  un  siège  pour  Marat; 
quand  Thuriot  assiégeait  la  Bastille  ;  quand  Fréron 
faisait  V Orateur  du  Peuple;  quand  moi,  sans  crain- 
dre les  assassins  de  Loustalot  et  les  sentences  de 
Talon,  j'osais,  il  y  a  trois  ans,  défendre  presque 
seul  l'Ami  du  Peuple  et  le  proclamer  le  divin  Ma- 


REVOLUTION  499 

rat  ;  quand  tous  ces  Tétérans  que  tu  calomnies  au- 
jourd'hui se  signalaient  pour  la  cause  populaire, 
où  étais-tu  alors,  Hébert?  Tu  distribuais  tes  contre- 
marques, et  on  m'assure  que  les  directeurs  se  plai- 
gnaient de  la  recette. . . . 

»  Ce  qui. est  certain,  c'est  que  tu  n'étais  pas  avec 
nous  en  1 789  dans  le  cheval  de  bois  ;  c'est  qu'on  ne 
t'a  point  vu  parmi  les  guerriers  des  premières  cam- 
pagnes de  la  RéYolution ,  c'est  que,  comme  les  gou- 
jats, tu  ne  t'es  fait  remarquer  qu'après  la  victoi- 
re, où  tu  t'es  signalé  en  dénigrant  les  vainqueurs, 
comme  Thersyte,  en  emportant  la  plus  forte  part 
du  butin  et  en  faisant  chauffer  ta  cuisine  et  tes  four- 
neaux de  calomnies  avec  les  cent  vingt  mille  francs 
et  la  braise  de  Bouchotte. 

»  Serait-ce  à  titre  d'écrivain  et  de  bel  esprit  que 
tu  prétends,  Hébert,  peser  dans  ta  balance  nos  ré- 
putations ?  Est-ce  à  titre  de  journaliste  que  tu  pré- 
tendrais être  dictateur  de  l'opinion  aux  Jacobins? 
Mais  y  a-t-il  rien  de  plus  dégoûtant,  de  plus  ordu- 
rier,  que  la  plupart  de  tes  feuilles?  Ne  sais-tu  donc 
pas ,  Hébert ,  que  quand  les  tyrans  d'Europe  veu- 
lent avilir  la  République ,  quand  ils  veulent  faire 
croire  à  leurs  esclaves  que  la  France  est  couverte 
des  ténèbres  de  la  barbarie;  que  Paris,  cette  ville 
si  vantée  pour  son  atticisme  et  son  goût ,  est  peu<^ 
plée  de  Vandales;  ne  sais-tu  pas,  malheureux ,  que 
ce  sont  des  lambeaux  de  tes  feuilles  qu'ils  insèrent 


iM)0  RÉVOLUTION 

dans  leurs  gazettes  ?  Comme  si  le  peuple  était  aussi 
bète,  aussi  ignorant,  que  tu  voudrais  le  faire  croire 
à  M,  Pitt,  comme  si  on  ne  pouvait  lui  parler  quun 
langage  aussi  grossier,  comme  si  c'était  là  le  lan- 
gage de  la  Convention  et  du  Comité  de  Salut  pu- 
blic, comme  si  tes  saletés  étaient  celles  de  la  nation, 

comme  si  un  égout  de  Paris  était  la  Seine 

»  Et  ce  patriote  nouveau  sera  le  diffameur  éternel 
des  vétérans  !  Cet  homme,  rayé  de  la  liste  des  gar- 
çons de  théâtre  pour  vol,  fera  rayer  de  la  liste  des 
Jacobins,  pour  leur  opinion ,  des  députés  fonda- 
teurs immortels  de  la  République!  Cet  écrivain  des 
charniers  sera  le  législateur  de  l'opinion,  le  Mentor 
du  peuple  français!  Un  représentant  du  peuple  ne 
pourra  être  d'un  autre  sentiment  que  ce  grand  per- 
sonnage sans  être  traité  de  viédase  et  de  compirateur 
payé  par  Pilt  !  0  temps  !  ô  mœurs  !  0  liberté  de  la 
presse,  le  dernier  retranchement  de  la  liberté  des 
peuples,  qu'êtes-vous  devenue  ?  0  liberté  des  opi- 
nions, sans  laquelle  il  n'existerait  plus  de  Conven- 
tion, plus  de  représentation  nationale,  qu'allez- 
vous  devenir?  » 

Originairement,  la  feuille  d'Hébert  était  rédigée 
à  peu  près  dans  le  même  style  et  dans  le  même 
esprit  que  celle  de  Lemaire,  mais  elle  s'en  distingua 
bientôt  par  sa  violence  et  son  cynisme.  Le  nouveau 
Père  Duchesne  n'était  d'ailleurs,  pas  plus  que  les 


RÉVOLUTION  504 

Lettres  bougrement  patriotiques  ^  ce  que  Ton  peut  ap- 
peler un  journal.  C'est  plutôt  un  pamphlet,  une 
sorte  de  philippique,  écrite  toute  d'une  haleine,  sur 
le  sujet  à  Tordre  du  jour  ou  sur  celui  qui  préoccu- 
pait Hébert.  Mais,  dans  la  période  qu'il  embrasse, 
il  ne  s'est  rien  passé  d'important  que  le  vieux  mar- 
chand  de  fourneaux  n'ait  dénoncé  à  l'approbation  ou 
à  l'improbation  de  ses  bons  amis  les  sans-culottes. 
Sous  ce  rapport,  le  Père  Duchesne  ne  laisse  pas  que 
d'oflfrir  un  certain  intérêt  à  l'historien  qui  ne  craint 
point  de  chercher  l'initiation  sous  sa  grossière  en- 
veloppe. 

Chaque  numéro  est  précédé  d'un  sommaire  qui 
en  indique  à  peu  près  le  contenu  ;  et  ces  sommaires, 
destinés  à  être  criés  dans  les  rues,  sont  toujours 
conçus  en  termes  propres  à  piquer  la  curiosité  pu- 
blique. On  jugera,  par  les  extraits  que  nous  allons 
donner,  de  l'effet  que  de  pareils  cris^  hurlés  par 
cent  aboyeurs  des  plus  sans-culottes,  devaient  pro- 
duire à  une  pareille  époque.  Nous  prenons  un  peu 
au  hasard,  et  nous  croyons  pouvoir  nous  dispenser 
de  commenter  chaque  citation,  les  faits  qu'elles 
rappellent  étant  suffisamment  connus  ou  faciles  à 
deviner.  Ces  citations  feront  voir  aussi  combien 
les  opinions  d'Hébert  varièrent  de  1790  à  1793 
Dans  l'origine,  c'étaient  les  tendances  qu'il  com- 
battait ,  c'étaient  les  partis  plutôt  que  les  hommes 
qu'il  attaquait;  mai^  bientôt  il  n'y  avait  plus  eu 


sot  RÉVOLUTION 

rien  de  sacré  pour  lui,  et  Marat  seul  put  lui  dis- 
puter en  férocité. 

—  La  Grande  coUre  du  Père  Duchesne  contre  la  création  des  mou- 
chards par  le  nouveau  régime. 

—  La  Grande  colère  du  Père  Duchesne  contre  les  maîtres  perru- 
ruquiers  et  les  privilégiés  qui  se  sont  assemblés  à  rArchevéché 
pour  aviser  aux  moyens  de  faire  la  barbe  à  la  municipalité. 

—  Le  Grand  complot  du  Père  Duchesne  de  foutre  le  fouet  aux 
dévots  et  dévotes  qui  s'avisent  de  distribuer  de  petits  livres 
incendiaires  à  la  porte  des  églises. 

—  La  Grande  coUre  du  Père  Duchesne  de  voir  nos  généraux  s'a- 
muser à  la  moutarde,  au  lieu  de  foutre  à  bas  tous  les  trônes 
des  tyrans.  Ses  bons  avis  au  maréchal  Luckner  pour  qu'il  se 
foute  enfin  un  grand  coup  de  peigne  avec  les  Autrichiens,  en 
lui  promettant  d'aller,  à  la  tète  des  braves  sans-culottes,  lui 
aider  à  exterminer  tous  les  ennemis  de  la  France  et  de  la  li- 
berté. 

—  A  bas  les  cUn^es  I  ou  grande  découverte  du  Père  Duchesne 
pour  faire  de  la  mo\inaie  et  des  canons. 

—  Ils  ne  s'en  foutront  plus,  les  coquins!  ou  grande  joie  du  Père 
Duchesne  sur  Tinstallation  des  nouveaux  juges  au  Palais. 

—  VIndignation  du  Père  Duchesne  contre  l'indissolubricité  (sic) 
du  mariage,  et  sa  motion  pour  le  divorce. 

—  Le  Coup  de  grâce  des  fermiers  généraux  et  des  commis  de 
barrière,  ou  la  grande  joie  du  Père  Duchesne  sur  le  décret  qui 
supprime  les  droits  d'entrée  sur  le  vin,  la  viande  et  toutes  les 
denrées. 

Mille  millions  de  tonnerre!  les  voilà  donc  enfin  terrassés,  ces 
fermiers  généraux  qui  ne  s'enrichissaient  que  de  la  ruine  du  pau- 
vre peuple  1  C^  })ougres  de  commis,  gagés  pour  soutenir  et  mul- 
tiplier leurs  rapines»  n'en  reviradront  pas!  Le  temps  de  leur 
insolence,  foutre  !  est  passé.  Ils  auront  beau  apercevoir  de  loin 
les  jolies  villageoises  entrer  dans  la  ville ,  à  eux  défendu  d'y  tou- 
cher. Oh  l  les  jeanfoutres  I  ils  se  sont  trop  souvent  permis  de 


RÉVOLUTION  603 

» 

prendre  des  baisers  sur  ces  minois,  qui,  pour  être  brunis  par  le 
soleil,  n'en  sont  pas  moins  piquants.  Je  ne  parle  pas  de  ces  gestes 
impudents  sous  prétexte  de  chercher  des  marchandises  prohi- 
bées... 

Ainsi  donc,  foutre  !  tous  nos  jurons  qui  aiment  un  peu  à  lever 
le  coude  ne  vont  plus  être  écrasés,  ruinés  par  les  droits.  Un 
pauvre  bougre  excédé  de  fatigue  après  avoir  travaillé  tout  le 
jour,  et  qui  pouvait  à  peine  se  mettre  un  enfant  de  chœur  (4)  sur 
la  conscience,  pourra  boire  tous  les  jours  sa  chopine.  Qu'il  me 
tarde  de  voir  mon  ami  Jean  Bart,  et  de  célébrer  avec  lui  cet 
heureux  événement!  Ah!  foutre!  quelle  joiel  quelle  ribole! 
Comme  nous  allons  nous  en  donner!  Au  lieu  de  boire  de  la  ri- 
popée,  nous  pouvons  désormais  nous  enivrer  avec  du  Bourgogne, 
et  nous  enverrons  au  foutre  le  vin  de  Suresnes. 

Ce  qui  me  réjouit  le  plus,  foutre  !  c'est  de  voir  abattre  cette 
vilaine  muraille  que  les  jeanfoutres  de  fermiers  généraux  avaient 
fait  élever  avec  tant  de  frais.  Ces  jolies  maisons,  ou  plutôt  ces 
palais  construits  par  ces  foutus  galopins  de  commis,  seront  des 
guinguettes  charmantes,  où  nous  irons  tous  les  dimanches  avec 
nos  femmes,  nos  enfants,  nos  maîtresses,  oublier  nos  chagrins  de 
la  semaine,  et  boire  à  la  santé  de  nos  braves  députés,  quand  ils 
auront  fait  d'aussi  bonne  besogne... 

Allons,  mes  commères  de  la  halle,  réjouissez-vous  :  c'est  là 
une  occasion  de  vous  passer  par  le  cou  plusieurs  taupettes. 
Chantez,  dansez,  célébrez  cette  belle  journée... 

Bon  peuple  de  Paris,  bénis  à  jamais  l'Assemblée  nationale; 
oui,  foutre  !  bénis-la  de  t'avoir  délivré  de  ces  sangsues  qui  s'en- 
graissaient de  ton  sang... 


—  La  France  %aMKé6^  ou  les  bienfaits  de  la  Révolution,  et  la 
gramàt  joie  du  Père  Duchesne  sur  l'émission  des  petits  assi- 
gnats. 

(I)  Un  demi-setier  de  rio  roage. 


504  RÉVOLUTION 

Malgré  tous  les  bienfaits  de  la  République,  nous  étions  foutus 
et  refoutus  sans  les  assignats  :  ils  ont  paru,  et  la  France  est  sau- 
vée... Mes  amis,  je  suis  si  content,  que  je  vais  échanger,  à  la 
Courtille,  un  petit  assignat  contre  six  pintes  de  vin  que  Jean  Bart 
est  allé  faire,  tirer. 


—  La  Grande  colère  du  Père  Duchesne  contre  les  marchands  qui 
se  foutent  du  maximum,  et  qui  accaparent  toutes  les  denrées; 
contre  les  épiciers  qui  volent  à  la  journée  les  pauvres  sans- 
culottes;  contre  les  marchands  de  vin  qui  les  empoisonnent 
plus  que  jamais  avec  leur  bougre  de  mélange  ;  contre  les  bou- 
chers qui  n'ont  plus  que  des  os  pour  les  petites  pratiques  ; 
contre  [les  cordonniers  qui  n'ont  plus  de  cuir  pour  chausser 
les  sans-culottes ,  mais  qui  ne  manquent  pas  de  carton  pour 
.  fabriquer  les  souliers  de  nos  braves  défenseurs.  Sa  grande  joie 
de  voir  que,  petit  à  petit,  la  vertu  de  sainte  guillotine  nous 
délivrera  de  tous  ces  mangeurs  d'hommes...  Sa  grande  motion 
pour  que  les  bouchers,  qui  traitent  les  sans-culottes  comme 
des  chiens,  et  qui  ne  leur  donnent  que  des  os  à  ronger,  jouent 
à  la  main  chaude  (4],  comme  tous  les  ennemis  de  la  République, 
ainsi  que  les  marchands  de  vin  qui  font  vendange  sous  le  Pont- 
Neuf,  et  qui  empoisonnent  avec  leur  ripopée  les  pauvres  sans- 
culottes. 

—  Je  ne  vous  quitterai  pas  plus  que  votre  ombre,  s'écrie-t-il  un 
jour,  vous  qui  vous  engraissez  aux  dépens  du  peuple;  vous  qui 
accaparez  nos  subsistances  ;  vous  qui  avez  deux  visages,  qui  ten- 
dez les  mains  aux  sans-culottes  en  signe  d'amitié,  et  qui,  dans 
le  fond  du  cœur,  voudriez  les  vo^r  aux  cinq  cent  mille  diablçs  ; 
vous  qui  voulez  vous  emparer  de  l'autorité,  et  qui  vous  servez 
de  la  patte  du  chat  pour  tirer  les  marrons  du  feu  ;  vous  qui  por- 
tiez la  besace  avant  la  Révolution,  et  qui  nagez  maintenant  dans 
l'or  ;  vous  qui  avez  été  les  avocats  de  Dumouriez,  et  qui  avez 
partagé  avec  lui  les  dépouilles  de  la  Belgique.  Point  de  quartier 

(i;  Montent  but  Téchafoud. 


RÉVOLUTION  505 

pour  les  voleurs,  les  intrigants,  les  ambitieux.  J*y  périrai,  foutre  ! 
ou  les  projets  des  traîtres  s'en  iront  en  eau  de  boudin. 

—  Grande  colère  du  Père  Duchesne  contre  l'abbé  Maury,  pour 
l'avoir  dénoncé  à  l'Assemblée  nationale. 

—  Fats  beau  cul  et  tu  n'en  aurcis  guère,  ou  l'abbé  Maury  fouetté 
par  le  Père  Duchesne  pour  avoir  jeté  un  député  en  bas  de  la 
tribune  de  l'Assemblée  nationale. 

—  Grande  joie  du  Père  Duchesne  sur  la  nomination  du  nouveau 
garde  des  sceaux,  et  sa  visite  au  roi  pour  le  remercier  d'avoir 
choisi  M.  Duport  du  Tertre. 

—  Le  Père  Duchesne  à  la  toilette  de  la  reine,  ou  détail  des  vérités 
qu'il  lui  a  apprises,  et  les  bons  conseils  qu'il  lui  a  donnés. 

—  Les  Bons  avis  du  Père  Duchesne  à  la  femme  du  roi,  et  sa 
grande  colère  contre  les  jeanfoutres  qui  lui  conseillent  de  partir 
et  d'enlever  le  dauphin. 

—  La  Grande  visite  du  Père  Duchesne  à  Mesdames  au  sujet  de 
leur  départ  pour  Rome,  et  la  grande  demande  qu'il  leur  fait 
d'envoyer  des  indulgences  pour  les  aristocrates. 

Et,  quelques  jours  après  : 

* 

. —  Vous  ne  partirez  pas,  foutre  !  La  Grande  colère  du  Père  Du- 
chesne marchant  à  la  tête  des  sections  de  Paris  pour  s'opposer 
au  départ  des  tantes  du  roi. 

—  La  Grande  joie  du  Père  Duchesne  à  l'occasion  de  la  nomina- 
tion de  M.  Mirabeau  au  commandement  du  bataillon  de  la  sec- 
tion Grange-Batelière  ;  sa  grande  ribote  avec  lui,  et  l'accolade 
de  l'abbé  Maury. 

Mais  bientôt  les  choses  ont  changé  de  face;  c'est  : 

— -  La  Grande  colère  du  Père  Duchesne  contre  le  ci-devant  comte 
de  Mirabeau,  qui  a  foutu  au  nez  de  l'Assemblée  nationale  une 
motion  contraire ^ux  intérêts  du  peuple. 

—  La  Grande  joie  du  Père  Duchesne  au  sujet  de  la  nomination 
de  l'abbé  Grégoire  à  la  place  de  président  de  l'Assemblée  na- 

T.  VI;  t% 


«00  RÉVOLUTION 

dans  leurs  gazettes  ?  Comme  si  le  peuple  était  aussi 
bête,  aussi  ignorant,  que  tu  voudrais  le  faire  croire 
à  M,  Pitt,  comme  si  on  ne  pouvait  lui  parler  qu'un 
langage  aussi  grossier,  comme  si  c'était  là  le  lan- 
gage de  la  Convention  et  du  Comité  de  Salut  pu- 
blic, comme  si  tes  saletés  étaient  celles  de  la  nation, 

comme  si  un  égout  de  Paris  était  la  Seine 

»  Et  ce  patriote  nouveau  sera  le  diffameur  éternel 
des  vétérans  !  Cet  homme,  rayé  de  la  liste  des  gar- 
çons de  théâtre  pour  vol,  fera  rayer  de  la  liste  des 
Jacobins,  pour  leur  opinion,  des  députés  fonda- 
teurs immortels  de  la  République!  Cet  écrivain  des 
charniers  sera  le  législateur  de  l'opinion,  le  Mentor 
du  peuple  français  !  Un  représentant  du  peuple  ne 
pourra  être  d'un  autre  sentiment  que  ce  grand  per- 
sonnage sans  être  traité  de  viédase  et  de  conspirateur 
payé  par  Pilt  !  0  temps  !  ô  mœurs  !  0  liberté  de  la 
presse,  le  dernier  retranchement  de  la  liberté  des 
peuples,  qu'êtes-vous  devenue  ?  0  liberté  des  opi- 
nions, sans  laquelle  il  n'existerait  plus  de  Conven- 
tion, plus  de  représentation  nationale,  qu'allez- 
vous  devenir?  » 

Originairement,  la  feuille  d'Hébert  était  rédigée 
à  peu  près  dans  le  même  style  et  dans  le  même 
esprit  que  celle  de  Lemaire,  mais  elle  s'en  distingua 
bientôt  par  sa  violence  et  son  cynisme.  Le  nouveau 
Père  Duchesne  n'était  d'ailleurs,  pas  plus  que  les 


RÉVOLUTION  504 

Lettres  bougrement  patriotiques  y  ce  que  Ton  peut  ap- 
peler un  journal.  C'est  plutôt  un  pamphlet,  une 
sorte  de  philippique,  écrite  toute  d'une  haleine,  sur 
le  sujet  à  Tordre  du  jour  ou  sur  celui  qui  préoccu- 
pait Hébert.  Mais,  dans  la  période  qu'il  embrasse, 
il  ne  s'est  rien  passé  d'important  que  le  vieux  mar- 
chand de  fourneaux  n'ait  dénoncé  à  l'approbation  ou 
à  l'improbation  de  ses  bons  amis  les  sans-culottes. 
Sous  ce  rapport,  le  Père  Duchesne  ne  laisse  pas  que 
d'offrir  un  certain  intérêt  à  l'historien  qui  ne  craint 
point  de  chercher  l'initiation  sous  sa  grossière  en- 
veloppe. 

Chaque  numéro  est  précédé  d'un  sommaire  qui 
en  indique  à  peu  près  le  contenu  ;  et  ces  sommaires, 
destinés  à  être  criés  dans  les  rues,  sont  toujours 
conçus  en  termes  propres  à  piquer  la  curiosité  pu- 
blique .  On  jugera,  par  les  extraits  que  nous  allons 
donner,  de  l'eflfet  que  de  pareils  cris,  hurlés  par 
cent  aboyeurs  des  plus  sans-culottes,  devaient  pro- 
duire à  une  pareille  époque.  Nous  prenons  un  peu 
au  hasard,  et  nous  croyons  pouvoir  nous  dispenser 
de  commenter  chaque  citation,  les  faits  qu'elles 
rappellent  étant  suffisamment  connus  ou  faciles  à 
deviner.  Ces  citations  feront  voir  aussi  combien 
les  opinions  d'Hébert  varièrent  de  1790  à  1793 
Dans  l'origine,  c'étaient  les  tendances  qu'il  com- 
battait, c'étaient  les  partis  plutôt  que  les  hommes 
qu'il  attaquait;  mai^  bientôt  il  n'y  avait  plus  eu 


508  RÉVOLUTION 

chard,  qui,  comme  son  maîlre  Custine,  a  tourné  casaque  à  la 
sans-culotterie.  Sa  grande  joie  de  voir  bientôt  ce  butor  mettre 
tenez  à  la  fenêtre  (4).  Ses  bons  avis  aux  braves  soldats  répu- 
blicains pour  qu'ils  livrent  dorénavant  tous  les  jeanfoutres  qui 
r^rettent  la  royauté,  et  qui  préfèrent  porter  la  livrée  du  tyran 
plutôt  que  d'endosser  l'habit  des  hommes  libres. 

Si  les  revers  dé  nos  armées  mettaient  le  Père 
Duchesne  en  fureur,  il  n'avait  pas  assez  d'expres- 
sions pour  rendre  sa  joie  lorsqu'il  avait  à  annoncer 
quelque  bonne  nouvelle. 

Quelle  carmagnole  on  vous  fait  danser,  Autrichiens,  Prussiens, 
Anglais  1..;  Brigands  couronnés,  ours  du  Nord,  tigres  d'Allema- 
gne, vous  croyiez  qu'il  n'y  avait  qu'à  se  baisser  et  à  prendre  des 
villes!  Messieurs  les  bougres,  vous  savez  maintenant  ce  que  peut 
le  bras  des  patriotes...  Je  suis  d'une  si  grande  joie,  foutre!  que 
je  ne  me  possède  pas.  Ah  !  quelle  pile  !  Je  vais  m'en  donner  en 
réjouissance!... 

Victoire,  foutre  !  victoire  !  Aristocrates,  que  vous  allez  manger 
de  fromage  1  Sans-culottes,  réjouissez-vous  ;  chantez,  buvez  à  la 
santé  de  nos  braves  guerriers  et  de  la  Convention.  Nos  ennemis 
sont  à  quia,  Toulon  est  repris,  foutre  !  Brigands  couronnés,  man- 
geurs d'hommes,  princes,  rois,  empereurs,  papes,  qui  vous  dis- 
putez les  lambeaux  de  la  République,  tous  vos  projets  s'en  vont 
ainsi  en  eau  de  boudin. 

—  La  Grande  colère  du  Père  Duchesne  de  voir  que  la  bande  de 
Mandrins  de  la  Gironde  et  les  Cartouches  Brissotins  font  en- 
core la  pluie  et  le  beau  temps.  Sa  grande  joie  de  ce  que  le 
marchand  de  baume  qu'ils  avaient  fait  maire  de  Paris  jette 
le  manche  après  la  coignée.  Ses  bons  avis  aux  braves  sans- 
culottes  pour  qu'ils  nomment  à  sa  place  le  brave  Pache,  qui  a 
reçu  un  croc-en-jambes  pour  avoir  été  trop  honnête  homme 
et  parce  qu'il  n'a  pas  voulu  se  laisser  graisser  la  patte  par  les 
brigands  couronnés. 

(I)  Autre  ■yDonyme  de  monter  tor  l'échafaud. 


RÉVO.LUTION  609 

—  La  Grande  joie  du  Père  Duchesne  au  sujet  de  la  grande  révo- 
lution qui  vient  de  foutre  à  bas  l'infâme  clique  des  Brissotins 
et  des  Girondins,  qui  vont  à  leur  tour  siffler  la  linote.  Grand 
jugement  du  peuple  pour  faire  regorger  à  tous  ces  fripons  les 
monceaux  d'or  qu'ils  ont  reçus  de  l'Angleterre  pour  allumer  la 
guerre  civile,  et  les  assignats  qu'ils  ont  volés  à  la  nation.  Ses 
bons  avis  aux  braves  Montagnards  pour  qu'ils  réparent  le 
temps  perdu,  et  nous  dbnnent  une  bonne  Constitution. 

—  La  Grande  joie  du  Père  Duchesne  de  voir  que  les  avocats  de  la 
veuve  Capet  qui  ont  accaparé  le  savon  pour  blanchir  Car- 
touche-Brissot  et  les  Mandrins  de  la  Gironde  perdront  leur 
lessive.  Ses  bons  avis  au  fonctionnaire  Samson  pour  qu'il  graisse 

.  promptement  ses  poulies,  afin  de  faire  faire  la  bascule  à  ces 
scélérats  que  cinq  cent  millions  de  diables  ont  vomis  sur  la 
France  pour  perdre  la  République  et  anéantir  la  liberté. 

—  La  Grande  joie  du  Père  Duchesne  après  avoir  vu  la  procession 
des  Brissotins,  des  Girondins  et  des  Rolandins,  pour  aller  jouer 
à  la  main  chaude  sur  la  place  de  la  Révolution.  Le  testament 
de  Cartouche-Brissot  et  la  confession  du  prêtre  Fauchet,  qui  a 
fait  le  caffard  jusqu'à  la  fin  pour  faire  pleurer  les  vieilles  dé- 
votes, mais  qui,  dans  le  fond  du  cœur,  se  foutait  autant  du 
Père  Eternel  que  du  grand  diable  Belzébutb. 

< —  La  Grande  douleur  du  Père  Duchesne  au  sujet  de  la  mort  de 
Marat,  assassiné  à  coups  de  couteau  par  une  garce  du  Calvados 
dont  révoque  Fauchet  était  le  directeur.  Ses  bons  avis  aux 
sans-culottes  pour  qu'ils  se  tiennent  sur  leurs  gardes. 

Marat  n'est  plus,  foutre  !  Peuple,  gémis  ;  pleure  ton  meilleur 
ami  ;  il  meurt  martyr  de  la  liberté...  (Suit  le  récit  de  la  mort  de 
Marat.) 

Ce  coup-là  n'est  pas  le  dernier  que  nos  ennemis  doivent  porter 
aux  patriotes.  Les  mêmes  jeanfoutres  qui  ont  tant  de  fois  excité 
les  pillages  n'ont  plus  d'autre  moyen  que  de  mettre  Paris  sens 
dessus  dessous,  que  de  massacrer  en  détail  tous  les  bons  citoyens. 
Bobespierre,  Pache,  Chaumette  et  moi,  nous  sommes  les  premiers 
sur  leurs  listes.  Tous  les  jours  je  reçois  des  billets  doux  dans  les- 


510  RÉVOLUTION 

quels  on  m'annonce  que  je  dois  être  massacré,  pendu,  rompu, 
brûlé  à  petit  feu  ;  d'autres  me  mandent  qu'ils  mangeront  mon 
cœur  en  papillotte;  d'autres  qu'ils  boiront  mon  sang;  d'autres 
qu'ils  fendront  mon  crâne  et  boiront  dedans  à  la  santé  du  roi.  Je 
me  fous  des  menaces  ;  elle  ne  m'empêcheront  pas  de  dire  la  vé^ 
nié.  Tant  qu'il  me  restera  un  souffle  de  vie,  je  défendrai  les 
droits  du  peuple  et  ma  République.  Ma  vie  n'est  point  à  moi, 
elle  est  à  ma  patrie,  et  je  serais  trop  heureux  si  ma  mort  pou- 
vait être  utile  à  la  sans-culotterie,  qui,  malgré  les  assasans  et  1^ 
empoisonneurs,  sera  toujours  la  plus  forte... 

—  Ah  I  quel  bougre  de  métier,  dit-il  ailleurs,  que  celui  de  se 
faire  imprimer  tout  vivant,  et  de  dire  pour  deux  sous  la  vérité 
à  ceux  qui  ne  veulent  pas  l'entendre  !  Il  n'y  a  pas  de  cheval  de 
YM  qui  souffre  autant  qu'un  pauvre  diable  qui  s'est  lui-même 
imposé  la  tâche  de  dénoncer  tous  les  fripons  et  les  traîtres  qui 
lui  tombent  sous  la  patte,  et  de  dévoiler  tous  les  complots  que 
l'on  manigance  contre  la  République.  S'il  a  de  trop  bons  yeux, 
on  veut  les  lui  crever  ;  s'il  ne  ménage  ni  Pierre  ni  Paul  dans  ses 
discours,  on  trouve  bientôt  le  secret  de  lui  couper  la  parole,  soit 
en  l'amadouant,  soit  en  l'épouvantant.  Sur  quelle  mauvaise  herbe 
avais-je  donc  marché  le  jour  où  il  me  prit  fantaisie  de  quitter 
mes  fourneaux  pour  me  mettre  à  broyer  du  noir?...  Et  voilà 
depuis  quatre  ans  les  menus  plaisirs  du  Père  Duchesne,  toujours 
marchant  entre  deux  feux,  toujours  sous  le  couteau  des  fripons. 

C'était  quelques  semaines  avant  de  porter  sa  tête 
sur  Téchafaud  qu'Hébert  écrivait  ces  lignes.  On 
veit  qu'il  ne  se  faisait  point  illusion  sur  le  sort  qui 
lui  était  réservé.  Peut-être  s'étonnait-il  lui— même 
d'avoir  si  longtemps  échappé,  à  la  fois,  à  la  vin- 
dicte publique  et  aux  coups  de  ses  ennemis  pe^ 
sounels. 

Et  en  effet,  tandis  que  Marat  avait  été  réduit  à  se 
séquestrer,  à  s'enterrer  tout  vivant  pour  échapper 


RÉVOLUTION  5H 

aux  atteintes  de  la  justice,  Hébert  avait  joui  ouver- 
tement et  paisiblement  de  la  fortune  et  de  la  popu- 
larité que  lui  avait  valu  son  journal.  Une  fois  cepen- 
dant la  Commission  des  Douze  avait  osé  le  faire 
arrêter  ;  mais  nous  avons  vu  (t.  IV,  p.  115)  com- 
ment il  était  sorti  triomphant  de  cette  poursuite. 
Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  la  «  Grande  colère 
du  Père  Duchesne  de  se  voir  obligé  de  siffler  la 
linotte  dans  la  prison  de  TAbbaye  par  les  ordres  du 
Comité  d'inquisition  de  la  Convention  nationale  », 
et  sa  «  Grande  joie  au  sujet  de  la  grande  victoire 
remportée  par  les  sans- culottes  sur  le  Comité  de 
contre-révolution  qui  l'avait  fait  mettre  à  l'ombre, 
et  qui  avait  été  forcé  de  mettre  les  pouces  et  de  lui 
rendre  la  clef  des  champs.  » 

Quelque  temps  auparavant,  Hébert  avait  déjà 
été  poursuivi  pour  un  de  ses  numéros,  le  115,  di- 
rigé contre  la  reine;  mais  cette  affaire  n'avait  pas 
eu  de  suite.  Elle  donna  lieu  néanmoins  à  un  procès- 
verbal  contenant  quelques  détails  qui  ne  sont 
pas  sans  intérêt.  Nous  en  empruntons  l'analyse  à 
rexcellent  travail  de  M.  Brunet.   . 

L'an  4792  (IV«  de  la  liberté),  le  4  mars,  à  huit  heures  du  matin, 
est  comparu  devant  nous,  Jean-Valentin  Buob,  juge  de  paix  et 
officier  de  police  de  la  ville  et  département  de  Paris,  le  sieur 
Jean-Jacques  Guérin,  demeurant  à  Paris,  rue  Ba<îse-Porte-Saint- 
Denis,  n»  7,  lequel  nous  a  déclaré  qu'en  sortant,  hier  dans  Ta- 
près-midi,  de  chez  lui,  il  avait  entendu  crier  dans  les  rues  par  un 
colporteur  et  offrir  en  vente  une  feuille  intitulée  :  Grande  colère 


ut  RÉVOLUTION 

du  Père  Duchesne  contre  madame  Veto,  qui  lui  a  offert  une  pension 
sur  la  liste  civile  pour  endormir  le  peuple  et  le  tromper,  afin  de 
rétablir  la  noblesse  et  de  ramener  V ancien  régime;  que  la  curiosité 
la  lui  a  fait  acheter,  et  qu'il  n*a  pu  résister  au  sentiment  d'indi- 
gnation; que  les  expressions  scandaleuses  qu'il  contient  sont  con- 
traires aux  bonnes  mœurs,  et  la  dénonciation  contre  la  reine  des 
Français  un  véritable  scandale. 

Le  juge  de  paix  mande  l'imprimeur  Tremblay^ 
qui,  sur  la  présentation  de  la  feuille,  déclare  qu'il 
n'en  est  pas  le  rédacteur,  mais  il  convient  Tavoir 
imprimée  et  fait  distribuer  hier,  qu'il  en  a  le  ma- 
n'iscrit  chez  lui. 

A  lui  demandé  de  nous  déclarer  le  nom  et  la  demeure  de  Fau- 
teur de  ladite  feuille,  a  répondu  se  nommer  Hébert  ;  qu'il  était 
le  rédacteur  de  la  feuille  dont  est  question,  et  de  tous  les  autres 
ouvrages  qui  se  sont  distribués  à  son  imprimerie  ;  que  ledit  sieur 
Hébert  demeurait  il  y  a  encore  quinze  jours  chez  lui ,  mais  que 
présentement  il  demeure  rue  Saint-Antoine,  vis-à-vis  le  petit 
Saint- Antoine,  maison  d'un  papetier. 

On  fait  venir  Hébert.  Il  commence  par  prendre  à 
partie  le  juge  de  paix  Buob,  qui,  dit-il,  lui  a  ma- 
nifesté une  partialité  marquée,  qui  s'est  permis  de 
le  calomnier  et  de  le  menacer  de  son  autorité ,  à 
raison  de  différentes  feuilles  dont  lui,  Hébert,  était 
le  rédacteur,  notamment  à  l'époque  du  1 4  juillet  de 
l'année  dernière  (1791),  et  de  l'avoir  menacé  de  la 
prison  s'il  se  permettait  la  moindre  réflexion  dans 
son  journal,  etc. 

Le  juge  de  paix  lui  fait  observer  que  ses  feuilles 
tendent  à  porter  le  peuple  à  la  révolte  et  au  manque 


RÉVOLUTION  ÔI3 

de  respect  à  tous  les  pouvoirs  constitutionnels,  et 
que  c'est  toujours  dans  les  circonstances  les  plus 
orageuses  que  les  feuilles  distribuées  chez  Tremblay 
provoquaient  le  peuple  contre  les  autorités  les  plus 
légitimes,  répandaient  des  soupçons  sur  les  dé- 
marches les  plus  innocentes,  et  enfin  portaient  le 
scandale  plus  universel  parmi  les  citoyens  paisibles 
et  amis  de  la  loi ,  etc. 

Hébert  répond  qu'il  est  faux  qu'il  ait  cherché  à 
semer  le  trouble  et  la  révolte  ;  que  ses  actions,  ses 
discours  et  ses  écrits  n'ont  jamais  eu  pour  objet  que 
d'éclairer  le  peuple,  que  de  lui  dévoiler  les  complots 
et  les  machinations  de  ses  ennemis,  etc.  ;  que  l'As- 
semblée législative,  qui  a  applaudi  à  ses  efforts,  lui 
a  accordé,  dans  le  lieu  de  ses  séances,  par  un  dé- 
cret, un  emplacement  pour  lui  et  pour  trois  de  ses 
coopérateurs,  pour  traduire  dans  toutes  les  langues 
les  décrets  de  l'Assemblée,  etc. 

Le  juge  de  paix  lui  réplique  qu'il  ne  signe  aucun 
de  ses  ouvrages. 

Hébert,  après  des  réserves  et  des  protestations, 
se  décide  à  répondre.  Il  décline  ses  nom,  prénoms, 
domicile,  etc.,  et  déclare  que  le  numéro  saisi  est  de 
lui,  ainsi  que  tous  ceux  dont  il  fait  la  suite  ;  qu'en 
composant  cette  feuille  dans  un  style  grivois,  il  n'a 
eu  Tintention  que  de  se  mettre  à  la  portée  de  cette 
classe  peu  instruite  du  peuple  qui  ne  pourrait  com- 
prendre d'importantes  vérités  si  elles  n'étaient 


su  RÉVOLUTION 

énoncées  avec  des  expressions  qui  lui  sont  particu- 
lières ;  qu'il  ne  faut  pas  confondre  cet  ouvrage  avec 
plusieurs  autres  qui  ont  usurpé  son  titre  pour 
donner  créance  à  des  productions  véritablement 
incendiaires,  etc. 

Le  juge  de  paix  ordonne  que  Tremblay  sera  re- 
laxé, et  qu'Hébert  sera  conduit  au  dépôt  du  Comité 
central,  etc. 

Mais  il  paraît  qu'il  fut  presque  immédiatement 
relaxé  ;  c'est  du  moins  ce  qui  résulte  de  son  n*  1 1 6  : 

Larrestation  du  Père  Duchesne  par  les  ordres  de  madame  Veto. 
Sou  procès  et  interrogatoire  devant  le  juge  Brid'oison.  Sa 
grande  joie  d'avoir  vu  tous  les  braves  sans-culottes  prendre  sa 
défense  et  s*armer  de  leurs  piques  pour  le  délivrer  des  griffes 
des  mouchards.  Grand  jugement  par  lequel  il  est  reconnu 
comme  un  brave  bougre,  et  qui  ordonne  de  lui  rendre  la  li- 
berté. 

Hébert  n'avait  jamais  beaucoup  ménagé  la  reine; 
mais  il  s'était,  dans  l'origine,  montré  plein  de  res- 
pect pour  le  roi. 

Nous  le  voyons  d'abord,  rempli  d'enthousiasme 
pour  les  grandes  réformes  opérées  par  l'Assemblée 
constituante,  confondre  dans  son  amour  le  roi  et  les 
députés. 

Quand  j'examine  tout  ce  qu'il  a  fallu  de  raison,  de  force,  de 
lumière,  d'intrépidité,  de  prudence,  pour  concevoir,  suivre  et 
exécuter  tant  et  de  si  belles  idées,  oui,  foutre!  j'en  conviens  sans 
rougir,  je  suis  comme  un  aveugle  à  qui  l'art,  ou  quelque  hasard 
heureux,  rend  l'usage  des  yeux,  et  qui  jouit  pour  la  première  fois 


RÉVOLUTION  515 

de  l'aspect  du  soleil. ..  Je  ne  puis  apprécier  chaque  partie  du  tout, 
mais  son  ensemble  me  paraît  admirable...  J'idolâtre  la  Constitu- 
tion comme  un  amant  sa  maîtresse...  Ce  n'est  pas  à  nos  seuls  re- 
présentants que  nous  avons  des  hommages  à  rendre.  Le  roi  aime 
la  Constitution,  foutre  !  il  l'a  acceptée  de  bonne  foi  ;  il  l'a  jurée, 
il  la  défendra.  J'aime  le  roi  de  tout  mon  cœur.... 

Apprend-il  que  le  roi  est  malade,  vite  il  fait  pro- 
clamer : 

La  grande  douleur  du  Père  Duchesne  au  sujet  de  la  maladie  du 
roi,  et  sa  grande  colère  contre  les  aristocrates  qui  empoisonnent 
sa  vie. 

Non,  foutre  1  s'écrie*t-il,  il  n'est  plus  de  plaisir  pour  moi;  le 
vin  me  semble  amer,  et  le  tabac  répugne  à  ma  bouche.  Mon  roi, 
mon  bon  roi  est  malade  1  Français,  pleurez  avec  moi  :  notre  père 
est  alité  ;  le  restaurateur  de  la  liberté  française  est  retenu  dans 
son  lit.  Oh  !  foutre  !  son  cœur  est  toujours  au  milieu  de  son  peu- 
ple, qu'il  aime  bougrement,  et  dont  il  est  bougrement  aimé... 

Mais  bientôt  il  ne  trouvera  plus  d'injures  assez 
grossières  pour  en  salir  l'infortuné  monarque.  Son 
bon  roi  ne  sera  plus  qu'un  ogre  royal ^  un  ivrogne, 
un  cochon^  etc.,  qu'il  faut  raccourcir^  ainsi  que  son 
infâme  Autrichienne^  madame  Veto.  Nul  autre  ne 
poussera  avec  un  plus  horrible  acharnement  à  la 
déchéance,  au  jugement  et  au  supplice  du  roi  et  de 
la  reine. 

La  grande  colère  du  Père  Duchesne  au  sujet  de  toutes  les  trahi- 
sons de  Louis  XVI,  et  des  couds  de  chien  qu'il  médite  contre 
la  nation.  Sa  grande  dénonciation  à  l'Assemblée  nationale  contre 
le  roi  parjure,  et  les  bons  avis  qvî'il  donne  aux  députés  de  ne 
pas  se  laisser  graisser  la  patte,  et,  au  lieu  de  faire  de  la  bouillie 


516  RÉVOLUTION 

pour  les  chats,  comme  à  la  révision,  de  prononcer  la  déchéance 
contre  le  roi  de  Coblentz. 

La  grande  joie  du  Père  Duchesne  au  sujet  du  si^  de  la  ména- 
gerie royale  et  de  la  prise  du  château  de  Ck>blentz  par  les  braves 
sans-culottes  et  les  fédérés.  Sa  grande  colère  contre  ce  traître 
Veto  qui  vient  de  jouer  au  roi  dépouillé,  et  les  bons  avis  qu'il 
donne  à  tous  les  braves  bougres  qui  aiment  la  liberté  de  ne  pas 
s'endormir  dans  la  victoire. 

Le  Père  Duchesne  nommé  gardien  de  la  tour  du  Temple  pour 
surveiller  la  ménagerie  royale.  Sa  grande  colère  contre  la  femme 
Gapet  qui  voulait  se  faire  enlever  avec  le  gros  Louis  par  La- 
fayette  et  les  chevaliers  du  poignard,  pour  aller  prendre  pos- 
session du  royaume  de  Coblentz.  Sa  grande  joie  de  ce  que  la 
municipalité  a  fait  rafle  de  toutes  les  coquines  qui  entouraient 
madame  Veto,  qui  ne  peut  plus  conspirer  maintenant  qu'avec 
les  chauve-souris. 

Il  a  déjà  rendu  son  arrêt,  et  il  le  proclame. 

Bonjour,  bonne  osuvre,  ou  le  bouquet  de  Louis  le  Traître,  ci- 
devant  roi  des  Français.  Grand  jugement  du  Père  Duchesne, 
qui  condamne  le  scélérat  à  être  raccourci  avec  Tinfàme  Antoi- 
nette et  toutes  les  bétes  féroces  de  la  ménagerie,  pour  avoir 
voulu  mettre  la  France  à  feu  et  à  sang  et  Mre  égorger  les 
citoyens. 

La  Convention  instruit  le  procès  du  roi,  mais  elle 
va  trop  lentement  au  gré  du  Père  Duchesne;  il 
craint  qu'on  ne  lui  vole  sa  proie,  que  le  jugement 
de  Togre  Capet  ne  s'en  aille  en  eau  de  boudin. 

La  grande  colère  du  Père  Duchesne  au  sujet  de  tous  les  coups  de 
chien  qu'on  prépare  pour  donner  la  volée  à  la  nichée  de  hi- 
bous  du  Temple,  et  pour  empêcher  la  Convention  nationale  de 
s'assembler.  Sa  grande  joie  de  voir  arriver  de  tous  les  départe- 
ments les  braves  bougres  qui  vont  faire  le  procès  du  comard 
Capet,  et  l'envoyer  à  la  guillotine  avec  la  louve  autrichienne. 


RÉVOLUTION  517 

Songeons,  foutre  I  que  nous  sommes  environnés  de  faux-frères. 
Tous  les  conspirateurs  n'étaient  pas  à  Orléans  et  à  TÂbbaye  ;  leurs 
complices  sont  encore  au  milieu  de  nous.  Ces  honnêtes  gens,  au 
nom  desquels  le  traître  Mottié  voulait  exterminer  les  patriotes, 
existent  encore  dans  Paris.  Ils  sont  couverts  d'un  autre  masque  ; 
mais  au  fond  ils  ne  respirent  que  sang  et  carnage.  Il  n'est  pas  de 
bon  citoyen  qui  n'ait  à  ses  trousses  un  de  ces  mauvais  anges,  qui 
l'empoisonne  de  ses  conseils,  en  attendant  le  moment  de  lui  plon- 
ger le  poignard  dans  le  cœur...  Oui,  foutre!  le  traître  Louis,  en- 
fermé comme  un  hibou  dans  la  tour  du  Temple,  n'y  serait  pas 
aussi  tranquille  s'il  n'avait  pas  un  fort  parti  dans  Paris.  Déjà, 
fou  Ire!  on  a  tenté  plus  d'un  coup  de  main  pour  l'enlever.  Les 
courtisans,  qui  se  glissent  partout,  ont  pénétré  plus  d'une  fois 
dans  cette  fameuse  tour,  en  graissant  la  patte  à  quelques-uns  de 
ses  gardiens.  Heureusement  que  nous  avons  des  bougres  à  poil  à 
la  Commune,  qui  ont  des  yeux  partout,  et  qui  savçnt  tout  ce  qui 
se  passe.  Sans  nos  commissaires,  foutre  I  il  y  a  déjà  longtemps 
que  la  nichée  de  chats-huants  aurait  pris  sa  volée  pour  Coblentz. 
Il  ne  faut  pas  que  le  plus  grand  scélérat  qui  eût  jamais  existé 
reste  impuni.  Il  est  bon  que  le  peuple  souverain  s'accoutume  à 
juger  les  rois.  Oh  !  la  bonne  fête  I  et  quelle  pile  je  me  foutrais 
si  nos  armées  victorieuses  avaient  fait  rafle  de  tous  les  brigands 
couronnés  ,^si  le  Mandrin  de  Prusse  et  le  petit  garnement  d'Au- 
triche, enchaînés  comme  des  bêtes  féroces,  étaient  conduits  à 
Paris  par  Dumouriez  !  Quel  beau  point  de  vue  que  trois  guillotines 
placées  en  rang  d'oignon  où  l'on  verrait  la  tête  cornue  du  gros 
Capet,  celles  de  Frédéric  et  de  François,  prises  dans  le  traque- 
nard, et  tomber  d'un  seul  coup  de  temps  ! 

—  Cette  Convention  si  vantée  marche  comme  les  écrevisses. 
Une  poignée  de  fripons  y  jette  le  désordre.  Au  lieu  de  faire  le 
bonheur  de  la  nation,  elle  va  lui  donner  le  coup  de  grâce,  si  la 
nation  entière  ne  se  redresse  pas  encore  une  fois  pour  exterminer 
tous  les  traîtres.  Le  plus  difficile  à  écorcher,  c'est  la  queue; 
maintenant  qu'il  n'y  a  plus  à  reculer,  et  qu'il  faut  faire  sauter  le 
pas  à  l'ivrogne  Capet,  tous  les  capons  saignent  du  nez.  Quoi  !  di- 
sent-ils ,  nous  jugerions  un  roi  1  Que  diront  de  nous  les  autres 
nations  si  Louis  le  Traître  est  raccourci? 


548  RÉVOLUTION 

Le  procès  marche  cependant,  et  le  Père  Duchesne 
voit  ses  vœux  sur  le  point  d*être  réalisés. 

La  grande  joie  du  Père  Duchesne  de  voir  que  la  Conyention  a 
pris  enfin  le  mors  aux  dents  et  va  faire  essayer  la  cravate  de 
Samson  au  cornard  Capet.  Sa  grande  colère  contre  les  ci-devant 
marquises  et  comtesses  qui  doivent  se  déguiser  en  poissardes, 
et  les  foutriquets  ci-devant  nobles  qui  prendront  Thabit  de 
charbonnier,  pour  aller  crier  grâce  autour  de  l'échafaud. 

Enfin  la  tête  de  Louis  XVI  a  roulé  sur  Téchafaud, 
et  le  Père  Duchesne  chante  victoire  dans  des  termes 
que  la  plume  se  refuse  à  reproduire.  C'est  : 

Oraison  funèbre  de  Louis  Capet,  demief  roi  des  Français,  pro- 
noncée par  le  Père  Duchesne  en  présence  des  braves  sans-cu- 
lottes de  tous  les  départements.  Sa  grande  colère  contre  les  ca- 
iolins  qui  veulent  cononiser  ce  nouveau  Desrues,  et  vendent 
ses  dépouilles  aux  badauds  pour  en  faire  des  reliques. 

On  ne  saurait  rien  imaginer  de  plus  révoltant 
que  cette  prétendue  oraison  funèbre  où  le  Père  Du- 
chesne s'acharne  sur  le  cadavre  royal  avec  la  féro- 
cité d'une  hyène;  c'est  le  chef-d'œuvre  de  cet 
homme  abominable,  le  nec  plus  ultra  de  l'infamie. 
En  voici  la  conclusion  : 

C'est  à  vous  maintenant,  républicains,  à  achever  votre  ouvrage, 
et  à  purger  la  France  de  tous  les  jeanfoutres  qui  ont  partagé  les 
crimes  de  ce  tyran.  Ils  sont  encore  en  grand  nombre.  Sa  femme 
et  sa  bougre  de  race  vivent  encore  :  vous  n'aurez  de  repos  que 
lorsqu'ils  seront  détruits.  Petit  poisson  deviendra  gro3  ;  prenez-y 
garde  :  la  liberté  ne  tient  qu'à  un  cheveu. 

Il  disait  encore  : 
Une  autorité  qui  est  assez  puissante  pour  détrôner  un  roi 


RÉVOLUTION  519 

commet  un  crime  contre  l'humanité  si  elle  ne  profite  pas  du  mo- 
ment pour  l'exterminer  lui  et  sa  bougre  de  race.  Que  dirait-on 
d'un  benêt  qui,  en  labourant  son  champ,  viendrait  à  découvrir 
une  nichée  de  serpents,  s'il  se  contentait  d'écraser  la  tète  du  père, 
et  qu'il  fût  assez  poule  mouillée  pour  avoir  compassion  du  reste  ; 
s'il  disait  en  lui-même  :  C'est  dommage  de  tuer  une  pauvre  mère 
au  milieu  de  ses  enfants  :  tout  ce  qui  est  petit  est  si  gentil  !  Em- 
portons ce  joli  nid  à  la  maison  pour  divertir  mes  marmots.  Ne 
commettrait-il  pas,  par  bêtise,  un  très-grand  crime?  Car,  foutre  i 
les  monstres  qu'il  aurait  réchauffés,  et  auxquels  il  aurait  ainsi 
conservé  la  vie,  ne  manqueraient  pas,  pour  le  récompenser,  de 
darder  lui,  sa  ménagère  et  sa  petite  marmaille,  qui  périraient 
victimes  de  sa  pitié  mal  entendue.  Point  de  grâce  1  autant  qu'il 
nous  tombera  sous  la  main  d'empereurs,  de  rois,  de  reines,  d'im- 
pératrices, délivrons-en  la  terre. 'Mieux  vaut  tuer  le  diable  que 
le  diable  nous  tue.  Jamais  nous  ne  ferons  autant  de  msil  à  ces 
monstres  qu'ils  nous  en  ont  fait  et  qu'ils  nous  en  veulent  faire   . 

Il  n'aura  plus  de  cesse  qu'il  n*ait  vu  tomber  la 
tête  de  Marie-Antoinette  ;  ce  sera  la  plus  grande  de 
toutes  ses  joies. 

La  grande  colère  du  Père  Duchesne  de  voir  que  l'on  cherche  midi 
à  quatorze  heures  pour  juger  la  tigresse  autrichienne,  et  que  l'on 
demande  des  pièces  pour  la  condamner  ;  tandis  que,  si  on  lui 
rendait  justice,  elle  devrait  être  hachée  comme  chair  à  pâté, 
pour  tout  le  sang  qu'elle  a  fait  répandre.  Ses  bons  avis  aux 
sans-culottes  pour  qu'ils  soient  amis  comme  frères,  attendu 
que  les  aristocrates,  les  royalistes,  les  prêtres,  les  gros  mar- 
chands, les  riches  fermiers  et  les  accapareurs,  se  tiennent 
tous  par  la  main  pour  nous  manigancer  un  nouveau  coup  de 
chien. 

—  La  grande  joie  du  Père  Duchesne  au  sujet  du  raccourcissement 
de  la  louve  autrichienne,  convaincue  d'avoir  ruiné  la  France, 
et  d'avoir  voulu  faire  égorger  le  peuple  pour  le  remercier  de 
tout  le  bien  qu'il  lui  avait  fait.  Ses  bons  avis  aux  braves  sans- 


520  RÉVOLUTION 

culottes  d'être  sur  pied  pour  donner  la  chasse  aux  muscadins 
d^uisés  et  aux  fausses  poissardes  qui  se  disposent  à  crier 
grâce  quand  la  guenon  paraîtra  dans  le  vis-à-vis  de  maître 
Samson. 

—  La  plus  grande  de  toutes  les  joies  du  Père  Duchesne  après  avoir 
vu,  de  ses  propres  yeux,  la  tête  du  Veto  femelle  séparée  de 
son  foutu  col  de  grue.  Grand  détail  sur  Tinterrogatoire  et  le 
jugement  de  la  louve  autrichienne,  et  sa  grande  colère  contre 
les  deux  avocats  du  diable  qui  ont  osé  plaider  la  cause  de  cette 
guenon. 

J'ai  honte  de  transcrire  de  pareilles  abominations, 
mais  c'était  une  nécessité  de  ma  tâche;  je  me  suis 
cru  forcé  d'aller  jusqu'au  bout.  Hébert  sentait  bien 
lui-même  quelle  réprobation,  quel  dégoût,  devaient 
soulever  ces  continuelles  provocations.au  meurtre; 
il  s'en  défend  par  les  mêmes  arguments  que  Marat: 

Tu  ne  parles  que  d'étouffer,  de  tuer,  de  raccourcir,  de  massa- 
crer, me  diront  les  Feuillants!  Tu  as  donc  grand  soif  de  sang, 
misérable  marchand  de  fourneaux!  N*en  a-t-on  pas  assez  versé? 

—  Beaucoup  trop,  foutre  !  Mais  à  qui  la  faute?  C'est  la  vôtre, 
bougres  d'endormeurs,  qui  avez  arrêté  le  bras  du  peuple  quand 
il  était  temps  de  frapper.  Si  on  avait  lanterné  quelques  centaines 
de  scélérats  dans  les  premiers  jours  de  la  Révolution,  il  n'aurait 
pas  péri  depuis  plus  d'un  million  de  Français...  Nous  avons  agi 
comme  des  poules  mouillées;  nous  avons  donné  le  temps  à  nos 
ennemis  de  se  fortifier,  de  s'armer  jusqu'aux  dents,  et,  à  nos  dé- 
pens, de  nous  diviser.  Ce  n'était  qu'un  peloton  de  neige  au  com- 
mencement; mais  ce  peloton  est  devenu  une  masse  énorme  quia 
manqué  de  nous  écraser.  Que  le  passé  nous  serve  de  leçon  ;  pro- 
fitons des  sottises  que  nous  avons  faites  pour  ne  plus  en  faire  par 
la  suite.  Plus  de  grâce  à  des  coquins  que  nous  avons  trop  long- 
temps ménagés,  qui  ne  nous  en  feraient  pas  s'ils  avaient  un  seul 
instant  le  grappin  sur  nous.  Le  combat  à  mort  entre  les  hommes 


RÉVOLUTION  624 

du  peuple  et  les  ennemis  du  peuple  est  engagé  ;  il  ne  peut  finir 

que  lorsque  Tun  des  deux  côtés  aura  anéanti  Tautre 

—  Si,  dès  \e  H  juillet,  dit-il  ailleurs,  vous  aviez  fait  main-basse 
sur  vos  ennemis,  vous  seriez  maintenant  libres  et  heureux. 

«  Eh  bien!  au  milieu  de  tout  cela,  faut-il  le  dire? 
nous  en  frémissons,  nous  rougissons,  notre  plume 
s'arrête  :  Hébert  a  du  talent!  Surmontez  le  dégoût 
qu'il  inspire,  osez  vaincre  ce  frémissement  qu'on 
éprouve  au  contact  d'un  reptile  hideux,  et  vous  lui 
trouverez  des  qualités  de  style,  une  manière  de 
s'exprimer  vive  et  nette,  des  phrases  originales  et 
pittoresques,  des  rapprochements  imprévus  et  in- 
génieux. >  A  travers  toutes  ces  férocités,  qui  ont 
rendu  le  nom  d'Hébert  exécrable,  on  rencontre 
quelques  pages  pleines  de  sens  et  de  raison.  Il  va 
sans  dire  qu'il  apporte  toujours  son  dada  au  milieu 
des  plus  sages  arguments. 

Ainsi  on  le  voit  dénoncer  les  tripots  et  les  mai- 
sons de  jeu  : 

La  grande  colère  du  Père  Duchesne  contre  la  municipalité  de  Paris, 
qui  souffre  des  académies  et  des  tripots  de  jeu  qui  causent  la 
ruine  des  citoyens. 

Mille  millions  d-un  tonnerre  !  Quel  démon  possède  la  tète  de 
nos  municipaux  pour  les  empêcher  de  remédier  à  des  excès  qui 
conduisent  à  mille  malheurs!  Parlez  donc,  messieurs  à  écharpe! 
Attendrez-vous  que  tous  les  citoyens  soient  écharpés  pour  ouvrir 
les  yeux?  Et  vous,  grand  Bailly,  qui  savez  si  bien  lire  aux  astres, 
comment  n'apercevez-vous  pas  les  abus  qui  se  commettent  dans 
une  ville  confiée  à  votre  vigilance?  Et  tous  vos  foutus  com- 
missaires de  police,  à  quoi  s'occupent-ils?...  Ah!  bougre!  ou 


5ît  RÉVOLUTION 

nous  vante  une  révolution  qui  va  ramener  la  décence  des  mœurs, 
et  Ton  tolère  impunément  tout  ce  qui  peut  les  corrompre.  J'ai 
bien  peur,  messieurs  les  gens  d*esprit,  que  vous  ne  vous  con- 
naissiez guère  en  administralion  et  en  politique.  Vous  êtes  des 
bougres  qui  nous  faites  de  beaux  discours;  mais  le  cœur  n'y 
touche,  comme  on  dit,  et,  quand  on  a  bien  claqué  des  mains, 
vous  êtes  tout  transportés  aux  nues,  sans  vous  embarrasser  de 
ce  qui  se  passe  dans  les  rues  de  Paris,  qui  devraient  principale- 
ment vous  occuper. 

Quoi!  jeahfoutres,  vous  ne  direz  mot!  vous  serez  indifférents 
pendant  que  cette  ville  est  inondée  d'infâmes  tripots  qui  sont  de 
vrais  coupe-gorges,  où  la  jeunesse,  Tâge  mûr,  la  vieillesse  même, 
se  ruinent  journellement  ;  où  le  fils  débauché  va  jouer  et  perdre 
l'argent  qu'il  vole  à^son  père;  où  le  père  dénaturé  va  jouer  et 
perdre  la  fortune  de  ses  enfants,  l'époux  la  dot  de  sa  femme,  le 
marchand  son  magasin  !  Ah  !  bougre  !  ne  voilà- t-il  pas  la  vraie 
cause  des  brigandages,  des  banqueroutes,  des  suicides,  des  assas- 
sinats !  Comment  1  la  municipalité  est  instruite  de  ces  désordres, 
et  elle  se  tait,  et  elle  semble,  par  un  silence  coupable ,  autoriser 
ces  jeux  perfides  qui  désolent  les  familles  I  Mille  bombes  !  jusqu'à 
quand  subsisteront-ils  donc  ces  tombeaux  de  la  vertu,  des  mœurs, 
de  la  probité,  de  l'industrie,  du  travail  et  des  fortunes!... 

D'autres  fois ,  il  s'attaque  à  l'ignorance ,  et  ré- 
clame à  grands  cris  l'organisation  de  l'instruction 
nationale  ;  il  fait  crier  : 

La  grande  colère  du  Père  Duchesne  de  voir  que  l'instruction  pu- 
blique ne  va  que  d'une  aile,  et  qu'il  existe  des  accapareurs 
d'esprit  qui  ne  veulent  pas  que  le  peuple  soit  instruit,  afin  que 
les  gueux  continuent  de  porter  la  besace.  Ses  bons  avis  à  toutes 
les  sociétés  populaires  pour  qu'elles  donnent  le  grand  coup  de 
collier  à  l'instruction  des  sans-culottes,  afin  d'écraser  une  bonne 
fois  le  fanatisme  et  la  tyrannie. 

Le  plus  grand  malheur  de  l'homme,  c'est  l'ignorance,  foutre! 


RÉVOLUTION  523 

elle  est  la  cause  de  presque  toutes  les  sottises  et  de  tous  les 
crimes  qui  se  commettent  sur  la  terre.  C'est  elle,  foutre!  qui 
a  engendré  tous  les  maux  qui  nous  affligent.  Le  despotisme  est 
son  ouvrage,  le  fanatisme  est  son  chef-d'œuvre  :  car,  foutre  1  si 
les  hommes  avaient  eu  le  sens  commun,  jamais  ils  n'auraient  été 
dupes  dee  tours  de  gibecière  des  charlatans  à  calotte,  et  ils  ne 
se  seraient  pas  laissé  lier,  garrotter  et  museler  pendant  tant  de 
siècles  par  des  faquins  qui  osent  s'intituler  princes,  rois,  empe- 
reurs. Le  premier  qui  fut  prêtre  fut  un  bougre  un  peu  plus  dé- 
goisé  que  les  sauvages  avec  lesquels  il  vivaitr.  Il  avait  remarqué 
que  son  chat  se  frottait  le  museau  ou  que  son  âne  remuait  l'oreille 
toutes  les  fois  que  le  temps  devait  changer.  Tout  fier  d'avoir  fait 
cette  grande  découverte,  il  s'en  servit  pour  tromper  les  autres  et 
pour  les  voler,  en  leur  disant  que  le  Père-Eternel,  ou  même  le 
diable,  lui  soufflait  dans  l'oreille  pour  lui  annoncer  la  pluie  ou  le 
beau  temps.  Comme  on  sait  qu'il  n'y  a  que  le  premier  pas  qui 
coûte,  foutre  1  l'imposteur,  après  avoir  une  fois  trouvé  des  dupes, 
imagina  d'autres  sornettes  pour  embêter  les  sots  qui  l'écoutaient. 
Il  se  joignit  ensuite  à  d'autres  fourbes  qui  lui  servirent  de  pail- 
lasses, et  qui  imaginèrent  d'autres  tours  de  force  pour  jeter  de  la 
poudre  aux  yeux.  Voilà,  foutre!  la  véritable  origine  du  métier  de 
calotin,  qui  est  devenu  si  bon  pour  ceux  qui  l'exerçaient,  et  si 
funeste  pour  les  peuples  qui  se  sont  laissé  gourer  par  ces  bate- 
leurs. C'est  donc,  foutre  !  parce  que  de  pauvres  badauds,  qui  ne 
savaient  ni  À  ni  B,  n'avaient  pas  examiné  pourquoi  les  chats  se 
grattaient,  c'est  parce  qu'ils  ne  savaient  pas  toute  la  science  qu'il 
y  a  dans  les  oreilles  d'un  âne,  qu'ils  ont  eu  des  prêtres,  et  que  le 
chancre  du  fanatisme  a  si  longtemps  rongé  l'espèce  humaine. 

Si  on  veut  également  remonter  au  premier  roi,  on  trouvera  un 
brigand  farouche  et  cruel,  un  véritable  chouan,  qui  n'a  eu  d'autre 
mérite  que  d'avoir  une  crinière  plus  longue  et  plus  noire  que 
celle  des  autres  sauvages,  et  de  savoir  jouer  du  bâton  à  deux 
bouts.  Voilà,  foutre!  le  premier  sceptre  qui  a  existé  sur  la  terre  : 
ce  n'était  qu'un  casse-tête  qui  servait  à  ce  mangeur  d'hommes  à 
fendre  les  crânes  de  ceux  qui  osaient  lui  disputer  la  meilleure 
part  de  la  chasse... 


524  RÉVOLUTION 

Les  tyrans,  foutre  1  qui  savent  bien  que  leur  pouvoir  est  fondé 
sur  rignorance,  ont  grand  soin  de  Tentretenir,  car  il  ne  faut  qu'un 
souffle  de  la  raison  pour  renverser  tous  leurs  châteaux  de  cartes. 
Us  protègent  la  superstition ,  parce  que  la  superstition  abrutit 
rhomme  et  lui  ôte  son  courage  et  son  énei^ie... 

Il  faut  donc,  foutre  !  que  tous  les  bougres  qui  ont  du  sang  dans 
les  veines,  et  qui  savent  aussi  que  la  raison  est  la  botte  secrète 
pour  tuer  la  tyrannie,  ne  cessent  de  prêcher  la  raison;  il  faut 
donc,  si  on  veut  sincèrement  établir  la  liberté,  combattre,  étouffer 
les  préjugés';  il  faut  instruire  tous  les  hommes  :  car,  foutre!  si 
nous  continuons  de  laisser  toujours  tous  les  œufs  dans  le  même 
panier,  c'est-à-dire  si  les  sans-culottes  ne  peuvent  se  procurer 
autant  d'instruclion  que  les  riches,  bientôt  ils  redeviendront  es- 
claves ;  il  y  aura  bientôt  un  accaparement  de  science,  et  les  gueux 
porteront  toujours  la  besace. 

Ahl  foutre!  si  TAssemblée  constituante  avait  joué  beau  jeu  bel 
aident  ;  si  elle  avait  été  de  bonne  foi  comme  la  Convention,  les 
écoles  primaires  seraient  établies  depuis  quatre  ans,  et  il  n'y  au- 
rait pas  un  seul  sans-culotte  dans  toute  retendue  de  la  République 
qui  ne  sût  lire  et  écrire.  Nous  ne  serions  pas  à  la  merci  des  gens 
de  loi  et  des  calotin^,  qui  occupent  toutes  les  places,  et  qui  feront 
la  pluie  et  le  beau  temps  jusqu'à  ce  que  les  sans-culottes  soient 
instruits.  Pour  réparer  le  temps  perdu,  et  pour  écraser  une  bonne 
fois  toutes  les  vermines  de  l'ancien  régime,  je  voudrais  que  tous 
les  amis  de  la  liberté  se  réunissent  pour  donner  un  grand  coup 
de  collier  à  l'instruction  publique. 

Sociétés  patriotiques,  quelle  belle  tâche  je  vous  propose  !  Dé- 
signez tous  les  hommes  purs  et  éclairés  pour  remplir  les  places 
dans  les  écoles  primaires  ;  chargez- vous  vous-mêmes  d'instruire 
les  sans-culottes,  et  ouvrez,  toutes  les  décades,  des  cours  d'ins- 
truction pour  les  pauvres  sans-culottes;  donnez  des  prix  à  ceux 
qui  composeront  les  meilleurs  ouvrages  pour  cette  instruction,  et 
pour  les  livres  élémentaires  que  la  Convention  a  décrétés;  obligez 
chacun  de  vos  membres  à  payer  le  tribut  qu'il  doit  à  la  patrie. 
Quand  tous  les  hommes  qui  savent  penser  et  écrire  auront  couché 
leurs  idées  sur  le  papier,  vous  ramasserez  tout  ce  que  vous  trou- 


RÉVOLUTION  555 

verez  de  bon.  C'est  vous,  foutre!  qui  avez  fondé  la  liberté;  mais 
ce  n'est  pas  assez,  vous  devez  nous  apprendre  à  la  conserver.  Dé- 
livrez-nous donc  du  mensonge  et  de  Tignorance,  et  vous  donne- 
rez le  coup  de  grâce  à  toute  espèce  de  tyrannie,  foutre! 

—  Ce  n'est  qu'avec  des  lois  sévères,  dit-il  ailleurs,  et  surtout 
par  l'éducation,  que  l'on  corrigera  les  vices  et  que  les  bonnes 
mœurs  s'établiront;  mais  attendons  peu  de  ceux  qui  ont  sucé  le 
lait  du  despotisme  et  qui  ont  croupi  dans  l'esclavage.  Les  hom- 
mes sont  comme  les  arbres  :  celui  qui  a  été  planté  par  un  bon 
cultivateur,  qui  a  été  greffé  à  temps,  dont  les  rameaux  ont  été 
émondés,  dont  une  main  salutaire  a  éloigné  toutes  les  plantes  vé- 
néneuses ou  parasites  qui  auraient  dévoré  sa  sève,  croît  à  vue  d'oeil 
et  rapporte  bientôt  d'excellents  fruits  ;  mais  le  triste  sauvageon 
qui  se  trouve  jeté  au  hasard  sur  une  terre  aride  et  qui  est  aban- 
donné à  lui-même  est  étouffé  par  les  épines  ;  les  chenilles  le  dé- 
pouillent de  sa  verdure,  et  il  dessèche  sans  rien  produire. 

Non,  foutre!  non,  jamais  on  n'aura  de  bons  généraux,  de  bons 
magistrats,  jusqu'à  ce  qu'une  bonne  éducation  ait  réformé  les  hom- 
mes! Empressons-nous  donc  de  former  nos  enfants  dans  les  prin- 
cipes républicains.  Que  leurs  mères  soient  leurs  nourrices,  la 
nature  l'ordonne  ;  que  les  premiers  mots  qu'elles  leur  feront  bal- 
butier soient  ceux  de  liberté  et  6!égaliié 

Aussitôt  que  l'enfant  républicain  marchera,  foutre,  qu'il  soit 
placé  dans  les  écoles  publiques,  où  on  lui  apprendra,  avec  l'A  B  C, 
la  Constitution  ;  ce  sera  là  son  premier  catéchisme.  Surtout,  que 
les  prêtres  n'approchent  jamais  de  lui ,  car  ils  corrompraient  bien- 
tôt sa  jeunesse  :  ils  lui  apprendraient  à  être  fourbe,  orgueilleux, 
intrigant.  La  liberté  de>s  cultes  étant  permise,  il  choisira,  quand 
il  aura  l'âge  de  raison,  la  religion  qui  lui  conviendra  le  mieux  : 
s'il  veut  être  chrétien,  sll  croit  que  quelques  mots  de  latin  et  un 
peu  d'eau  salée  puissent  laver  son  âme  et  effacer  un  crime  qu'il 
n'a  pas  commis,  alors  il  se  fera  arroser  la  tête;  s'il  veut  être  juif, 
il  se  fera  raccourcir  tout  ce  qu'il  lui  plaira,  quoique  la  nature  n'ait 
rien  fait  de  trop  ;  s'il  veut  adopter  la  foi  de  certains  peuples  in- 
diens qui  ne  veulent  manger  ni  chair  ni  poisson,  qui  croiraient 
étouffer  s'ils  avaient  dévoré  les  entrailles  d'un  être  vivant,  il  fera 


5Î6  RÉVOLUTION 

bien,  foutre  1  car  je  ne  crois  pas  que  les  hommes  aient  le  droit  de 
tout  détruire,  de  s'engraisser  du  sang  des  animaux,  qui  ont  autant 
coûté  au  Créateur  que  Thomme ,  qui  prétend  être  le  roi  des  ani- 
maux, et  qui  Test  en  effet,  puisqu'il  les  mange.  Je  ne  serais  pas 
fâché,  foutre  !  que  tous  les  habitants  de  l'univers  fussent  quakers, 
car  ces  braves  gens  ont  le  sang  en  horreur  :  ils  se  laisseraient 
plutôt  égorger  eux-mêmes  que  de  porter  la  main  sur  leurs  sem- 
blables, et  c'est  dans  l'Evangile  qu'ils  ont  puisé  ces  principes 
d'humanité;  tandis,  foutre!  que  les  prêtres  catholiques,  cet 
Evangile  à  la  main,  ont  fait  égorger  la  moitié  de  la  terre  par 
l'autre  moitié.  Oui,  cet  Evangile,  sans  les  prêtres,  serait  le  meil- 
leur livre  que  l'on  puisse  donner  aux  jeunes  gens  ;  il  formerait 
leur  cœur  à  la  vertu  ;  ils  trouveraient  le  modèle  de  toute  perfec- 
tion dans  le  bon  sans-culotte  qui  a  fait  ce  livre  divin.  Je  ne  con- 
nais pas  de  meilleur  jacobin  que  ce  brave  Jésus.  C'est  le  fondateur 
de  toutes  les  sociétés  populaires.  Il  ne  les  voulait  pas  trop  nom- 
breuses, car  il  sait  que  les  grandes  assemblées  dégénèrent  pres- 
que toujours  en  cohues,  et  que  tôt  ou  tard  il  s'y  glisse  des 
Brissotins.  dos  Rolandins,  des  Buzotins.  Le  club  qu'il  créa  n'était 
composé  que  de  douze  membres,  tous  pauvres  sans-culottes  ;  en- 
core, dans  ce  nombre,  se  glissa-tril  un  faux  frère,  appelé  Judas  : 
ce  qui  signiOe,  en  langue  hébraïque,  un  Pétion.  Avec  ces  onze 
jacobins,  Jésus  enseigna  l'obéissance  aux  lois,  prêcha  l'égalité,  la 
liberté,  la  charité,  la  fraternité,  fit  une  guerre  étemelle  aux  prê- 
tres, aux  financiers,  anéantit  la  religion  des  Juifs,  qui  était  un 
culte  sanguinaire;  il  apprit  aux  hommes  à  fouler  aux  pieds  les  ri- 
chesses, à  honorer  la  vieillesse,  à  pardonner  l'offense.  Toute  la 
sans-culotterie  se  rangea  bientôt  autour  de  lui.  Plus  les  rois,  les 
empereurs,  persécutèrent  ses  disciples ,  plus  le  nombre  en  aug- 
menta. Malheureusement,  foutre!  l'ivraie  se  mêle  avec  le  bon  blé. 
D'autres  Judas  succédèrent  à  celui  qui  le  vendit,  et,  après  sa  mort^ 
ils  le  crucifièrent  encore  en  devenant  papes,  cardinaux,  évêques, 
abbés,  moines  et  chanoines.  Cette  foutue  canaille,  au  nom  de  ce 
divin  législateur  qui  n'aimait  que  la  pauvreté,  s'enrichit  de  la  dé- 
pouille des  sots  en  imaginant  un  purgatoire,  un  enfer,  en  vendant 
au  poids  de  l'or  les  indulgences  !  C'est  ainsi,  foutre  !  que  les  Feuil- 


RÉVOLUTION  527 

lants,  comme  les  prêtres,  ont  voulu  perdre  la  liberté  en  la  désho- 
norant et  en  volant  de  toutes  mains. 

En  formant  le  cœur  et  l'esprit  de  nos  enfants,  habituons-les  au 
travail  ;  qu*ils  apprennent  à  supporter  la  fatigue,  à  endurer  le  froid 
et  le  chaud  ;  que  leurs  bras  s^exercent  au  maniement  des  armes, 
pour  défendre  leur  patrie  et  puiser  la  terre  de  tous  les  rois  et  de 
tous  les  monstres  qui  ne  veulent  pas  le  bonheur  de  Thumauité. 
Quels  hommes  nous  aurons  dans  vingt  ans!  C'est  alors,  foutre! 
que  la  République  s^établira  sur  des  bases  inébranlables.  Si  elle 
rencontre  tant  d'obstacles,  c'est  que  les  hommes  ne  sont  pas  assez 
mûrs.  Chacun  veut  jouer  au  fin  et  tirer  son  épingle  du  jeu.  Etouf- 
fons l'intérêt  particulier,  et  nous  ferons  le  bonheur  de  tous, 
foutre  I 

Ecoutez  le  vieux  marchand  de  fourneaux  raison- 
nant sur  la  nature  de  Tliomme  et  sur  sa  destinée. 

Ceux  qui  disent  que  le  Père  Eternel  a  fait  l'homme  à  son  image 
et  à  sa  ressemblance  lui  font  un  foutu  compliment  ;  car  il  n'y  a 
pas  dans  le  monde  d'animal  plus  méchant  que  celui  qui  marche 
à  deux  pieds.  Il  se  vante  d'être  le  chef-d'œuvre  de  la  nature,  et 
il  est  pétri  de  défauts  et  de  vices.  Il  a  des  mains  fort  adroites,  et 
il  ne  s'en  sert  que  pour  nuire  à  ses  semblables.  11  tire  les  métaux 
du  sein  de  la  terre ,  il  leur  donne  la  forme  qu'il  lui  plaît,  et  il  en 
fait  des  armes  pour  tuer,  pour  massacrer  tout  ce  qui  l'entoure. 
Il  a  l'oi^eil  de  croire  que  le  morceau  de  boue  qui  le  compose  est 
animé  par  un  autre  esprit  que  les  autres  morceaux  de  boue,  qui 
pensent  mieux  que  lui,  puisqu'ils  se  conduisent  mieux. 

—  Te  voilà  donc  dans  ton  humeur  noire,  vieux  radoteur!  Ne 
va-t-il  pas  te  prendre  fantaisie  de  marcher  à  quatre  pattes,  et  de 
manger  de  l'herbe,  pour  faire  croire  que  tu  es  plus  sage  que  les 
autres  hommes  1  II  convient  bien  à  un  sac  à  vin  tel  que  toi  de 
faire  des  raisonnements  à  perte  de  vue  et  de  parler  de  choses  que 
tu  ne  comprends  pas  !  Tu  oses  nous  comparer  avec  les  brutes  !  A 
t'en  croire,  l'instinct  des  animaux  vaut  mieux  que  notre  raison. 
Vois  donc  les  merveilles  que  la  tête  de  l'homme  a  enfantées  ;  vois 
les  chefe-d'œuvre  qui  sortent  de  ses  mains  l 


528  RÉVOLUTION 

Je  réponds  au  bougre  d'endormeur  qui  monte  sur  ses  grands 
chevaux  pour  combattre  mon  raisonnement  qu'il  n*est  rien  de  si 
facile  que  de  prouver  la  vérité  de  ce  que  j'avance.  Oui,  foutre  1 
il  n*y  a  pas  d'animal  dans  le  monde  qui  n'ait  plus  d'intelligence 
que  l'homme,  puisque  tous  trouvent  moyen  d'exister  et  d'être 
heureux  sans  avoir  besoin  des  autres.  Les  petits  oiseaux  ont  en- 
core la  coquille  sur  la  queue,  qu'ils  trottinent  dans  les  champs  ; 
presque  aussitôt  que  leur  bec  peut  s'ouvrir,  ils  mangent  seuls; 
tandis  qu'il  faut  pendant  deux  ou  trois  ans  torcher,  empâter 
avec  de  la  bouillie,  le  monstre  orgueilleux  qui  s'appelle  homme, 
qui  prétend  être  le  roi  de  tous  les  êtres  vivants,  et  qui  l'est  en 
effet,  puisqu'il  les  mange.  Il  faut  le  mener  presque  autant  de 
temps  à  la  lisière  avant  qu'il  puisse  marcher,  et  il  est  obligé  de 
ramper  pendant  plusieurs  mois,  et  de  porter  des  bourrelets  pour 
ne  pas  se  casser  le  cou  quand  il  essaie  de  se  jucher  sur  ses  deux 
pieds. 

Jusqu'alors  il  n'a  fait  que  souffrir  et  crier  ;  cependant  c'est  en- 
core le  temps  le  plus  heureux  de  sa  vie  :  car  quand  il  commence 
à  parler,  il  devient  esclave.  Au  lieu  de  jouer,  de  gambader,  comme 
il  le  désire  et  comme  la  nature  l'exige,  il  est  obligé  d'être  enfermé 
dans  une  école,  entouré  de  férules,  de  verges,  de  martinets.  H  ne 
rit  qu'à  la  sourdine  ;  il  a  toujours  sur  les  épaules  un  cuistre  mau- 
dit qui  le  fait  bâiller  sur  un  grimoire  latin.  S'il  parle ,  on  le  fait 
taire;  s'il  rit,  on  le  fait  pleurer;  s'il  pleure,  on  veut  qu'il  rie;  s'il 
veut  se  servir  de  sa  main  gauche,  on  lui  rappelle  la  civilité  pué- 
rile et  honnête. 

Quand  il  a  enduré  ce  supplice  pendant  dix  à  douze  ans,  il  lui 
reste  bien  d'autres  chats  à  tondre;  c'est  alors  qu'il  va  manger  do 
la  vache  enragée  !  Demande-t-il  un  métier,  on  lui  en  donne  un 
autre;  a-t-il  du  goût  pour  être  militaire,  il  faut  qu'il  soit  calotin. 
Pour  se  consoler  de  toutes  les  misères  qu'il  a  endurées,  la  vue 
d'une  jeune  fillette  fait  palpiter  son  cœur  ;  il  la  cherche,  elle  lui 
répond  de  la  prunelle  ;  tous  deux  se  serrent  la  main,  s'embrassent 
innocemment;  ils  s'aiment,  ils  semblent  faits  l'un  pour  l'autre; 
ils  croient  être  unis.  Mais  un  père  avare,  une  mère  acariâtre, 
mettent  leur  veto  à  leur  bonheur  :  l'amoureuse  n'est  pas  assez 


RÉVOLUTION  529 

riche,  ou  le  garçon  n'est  pas  d'un  état  assez  brillant.  Bref,  voilà 
nos  deux  aimables  enfants  séparés  pour  la  vie  :  le  jeune  homme 
est  obligé  d'épouser  une  vieille  sempiternelle  qui  serait  sa  grand'- 
mère  ;  la  fille,  un  vieux  pingre  qu'elle  abhorre,  et  qu'elle  enrôle 
dans  la  grande  confrérie  pour  s'en  venger  :  les  femmes  ont  du 
moins  cette  consolation. 

Voilà,  foutre  t  trait  pour  trait,  le  tableau  de  la  vie  humaine  : 
l'enfance  se  passe  dans  les  larmes,  la  jeunesse  dans  le  désir,  l'âge 
viril  dans  le  travail  et  la  peine,  et  la  vieillesse  dans  les  infirmités; 
la  mort  termine  tout,  et  un  homme  mort  ne  vaut  pas  un  chien 
vivant,  foutre!... 

On  me  répond  que  l'homme  a  des  plaisirs  et  des  jouissances 
proportionnés  à  ses  maux.  Les  animaux  sont  condamnés  à  brouter 
l'herbe,  tandis  que  nous  savourons  les  mets  les  plus  exquis.  Oui, 
foutre  !  mais  pour  rassasier  notre  appétit  dévorant,  il  faut  faire 
la  guerre  à  toute  la  nature  ;  il  faut  étouffer  la  colombe  pour  dé- 
vorer sa  chair;  il  faut  égorger  l'agneau  pour  manger  ses  entrailles. 
Kous  avons  de  beaux  palais  où  règne  l'abondance  ;  mais  à  côté  est 
la  cabane  du  pauvre,  où  la  plus  aO'reuse  misère  existe.  Nous  cons- 
truisons des  vaisseaux  ;  mais  c'est  pour  aller  chercher  l'or  et  l'ar- 
gent au  fond  des  Indes,  et  avec  ces  trésors  on  nous  amène  la 
corruption.  Nous  lisons  aux  astres  pour  prédire  les  éclipses,  la 
pluie  et  le  beau  temps  ;  mais  nous  ne  voyons  pas  sur  la  terre  le 
précipice  où  nous  nous  jetons  à  chaque  pas.  Nous  avons  inventé 
l'écriture  et  l'imprimerie  ;  en  sommes-nous  plus  instruits?  en  va- 
lons-nous mieux?  Le  grand  livre  de  la  nature  est  ouvert  :  c'est 
celui-là  qu'il  faudrait  consulter  ;  il  nous  éclairerait  davantage  que 
toutes  les  rêveries  des  marchands  d'esprit. 

Vous  qui  voulez  être  républicains,  foutre  1  voyez  une  fourmi- 
lière amasser  pendant  l'été  les  provisions  de  l'hiver.  Insectes  qui 
remuez  sur  cette  partie  de  la  terre,  prenez  exemple  sur  ces  in- 
sectes beaucoup  plus  sages  que  vous.  Cette  famille  est  encore  plus 
nombreuse  que  la  vôtre,  et  elle  trouve  le  moyen  de  vivre  en  paix 
et  de  s'approvisionner.  Il  n'y  a  pas  là  de  paresseux  ni  d'ambitieux  ; 
chacun  travaille  pour  la  communauté  ;  l'un  apporte  autant  que 
l'autre  ;  l'un  ne  veut  pas  manger  plus  que  l'autre.  Voilà  pourquoi 

T.  VI.  t3 


530  IIÉVOLUTION 

les  fourmis  vivent  en  paix.  Point  de  bonheur  sans  le  travail  et 
l'égalité.  Si  les  bougres  qui  nous  gouvernent,  au  lieu  de  vouloir 
tout  dévorer,  comme  les  aigles  et  les  vautours,  n'étaient  que  des 
fourmis  laborieuses  comme  les  autres,  la  République  serait  bientôt 
heureuse  et  triomphante... 

«  Le  journal  d'Hébert,  dit  Pagaiïel  (1),  avait  pour 
objet  de  familiariser  la  multitude  avec  toutes  les 
matières  d'intérêt  public  :  elles  y  étaient  présentées 
dans  son  propre  langage ,  et  sous  les  images  les 
plus  grossières.  Il  composait  ses  couleurs  et  ses 
tableaux  d'après  nature,  empruntant  l'imagination 
€t  les  pinceaux  de  tout  ce  qu'il  y  avait  alors  de 
femmes  bardies,  de  plus  effréné  parmi  les  hom- 
mes, étudiant  ses  modèles  sur  les  quais  et  dans  les 
balles,  comme  Molière  avait  étudié  les  marquis  à  la 
cour,  les  médecins  dans  les  boudoirs,  et  les  savants 
dans  les  Académies. 

»  Le  journal  d'Hébert  propageait  rapidement  le 
désir  et  le  goût  de  cette  vie  oisive  et  turbulente  qui 
met  le  peuple  d'une  grande  ville  à  la  disposition 
de  tous  les  partis.  Tout  conseil,  toute  maxime, 
exprimés  dans  la  langue  de  la  licence  et  du  vice, 
étaient  accueillis  par  des  lecteurs  qui  n'en  parlaient 
pas  d'autre,  et,  leur  idiome  étant  devenu  comme 
naturel  au  Père  Ducbesne ,  ils  s'attribuaient  tout 
l'esprit,  toutes  les  saillies,  tout  le  mérite  politique 
de  son  journal.  C'est  ainsi  qu'amusant  les  groupes, 
Hébert  s'en  rendait  le  maître,  et  les  passait,  si  je 

(I)  Essai  historique  et  critique  sur  la  Révolution,  t.  m,  p.  95. 


RÉVOLUTION  531 

puis  parler  ainsi,  aux  mains  de  Marat,  de  Robes 
pierre  et  du  conseil  dirigeant  de  la  Commune. 

1^  Au  nom  seul  du  Père  Duchesne,  les  deux  tiers 
de  la  France  étaient  glacés  de  terreur,  et  pourtant 
ceux  qui  exécraient  le  plus  sa  doctrine  et  ceux  à  qui 
son  style  était  le  plus  étranger  étaient  également 
empressés  à  lire  son  obscène  journal  ;  ils  le  deman- 
daient avec  une  sorte  d'ostentation ,  ils  en  parlaient 
avec  une  joie  simulée  :  c'était  une  manière  de  sor- 
tir des  rangs  des  suspects,  et,  selon  les  expres- 
sions du  Père  Duchesne,  de  se  sans-culottiser.  L'i- 
mage de  l'orateur  fumant  sa  pipe  et  pétrissant  ses 
fourneaux  était  chaque  jour  étalée  comme  une  sau- 
vegarde sur  la  toilette  des  plus  jolies  femmes,  dans 
les  cabinets  des  savants ,  dans  les  salons  des  ri- 
ches et  sur  les  comptoirs  du  commerce.  Les  Giron- 
dins, les  modérés,  traversaient  les  salles  et  arri- 
vaient jusqu'aux  banquettes  souriant  à  la  lecture 

du  Père  Duchesne.  Le  front  méditatif  de  S 

(Sièyes,  probablement)  lui-même  brillait  de  gaîté, 
et  ses  lèvres  jouaient  l'approbation  lorsque,  dans 
les  couloirs  ou  sur  le  siège,  il  lisait  la  feuille  pro- 
tectrice. 

»  Je  ne  sais  si  quelque  annaliste  jaloux  de  con- 
server pour  l'instruction  de  la  postérité  les  écrits 
de  ce  temps,  qui  attestent  les  erreurs.des  uns  et  les 
crimes  de  tant  d'autres,  a  pu  dérober  cetle  produc- 
tion  à  la  fureur  des  vengeances  ;  il  est  à  désirer 


53S  RÉVOLUTION 

qu'elle  passe  aux  derniers  âges,  pour  lesqiiels  rhis- 
toîre  complète  de  notre  révolution,  son  origine, 
ses  progrès,  ses  déviations  et  son  dénouement  se- 
ront à  la  fois  une  source  d'instruction  et  un  sujet 
de  curiosité. 

»  Avec  quel  étonnement  nos  neveux  apprendront 
que  l'auteur  de  ce  journal,  qui,  chaque  jour,  appe- 
lait la  multitude  à  l'insubordination ,  les  déposi- 
taires de  l'autorité  à  l'injustice,  et  les  deux  sexes 
au  mépris  de  la  décence  du  langage  et  des  mœurs  ; 
qui,  pour  ramener  tous  les  hommes  à  l'égalité,  n'é- 
levait aucun  rang,  mais  les  faisait  tous  descendre 
dans  la  classe  la  plus  grossière  et  la  plus  abjecte  ; 
qu'Hébert  n'était  rien  moins,  avant  cette  époque, 
que  grossier,  immoral  et  féroce  1  Une  physionomie 
douce,  une  gaîté  aimable,  un  esprit  orné,  le  distin- 
guaient parmi  les  révolutionnaires ,  et  son  éduca- 
tion ainsi  que  ses  talents  promettaient  bien  autre 
chose  à  la  société  que  la  composition  d'une  feuille 
séditieuse ,  et  à  lui-même  une  autre  fin  que  l'écha- 
faud.  » 

Il  n'en  était  pas,  en  effet,  d'Hébert  comme  de 
Marat.  Sa  mise  était  aussi  soignée,  ses  manières 
aussi  polies,  que  son  style  était  cynique,  déver- 
gondé. Il  était  petit,  mince,  avec  des  cheveux 
blonds,  les  yeux  bleus,  la  figure  la  plus  douce» 
«  Sous  le  masque  brutal  et  rébarbatif  qu'il  avait 
adopté,  dit  l'historien  des  Femmes  célètres  de  la 


RÉVOLUTION  533 

Révolution^  M.  LairtuUier,  d'après  la  Révolution  en 
Vaudevilles,  il  cachait  l'extérieur  le  plus  agréable  et 
les  manières  les  plus  élégantes.  Chez  lui  se  réunis- 
sait une  société  tout  épicurienne,  à  laquelle  prési- 
dait unç  des  femmes  les  plus  spirituelles  du  temps, 
Marie  Goupil,  ex-religieuse  du  couvent  de  la  Con- 
ception  Saint-Honoré,  à  Paris,  devenue  sa  femme»  , 
et  dont  Robespierre,  dit-on,  aimait  beaucoup  la 
conversation. 

Hébert  enfin  était  tout  l'opposé  de  ce  qu'on  se  le 
représenterait  d'après  ses  écrits. 

Sur  mon  journal  une  horrible  pQurc 
Me  présentait  en  perruque  de  crin  ; 
Mais,  en  effet,  fêtais  un  muscadin. 
Et  seulement  sans-culotte  en  peinture, 

dit  une  sorte  de  complainte  intitulée  :  Histoire  de 
la  conjuration  du  Pire  Duchesne^  et  ses  adieux  à  sa 
Jacqueline. 

Adieu,  projets  1  adieu,  ma  Jacqueline  ! 
Innocemment  j'ai  voulu  m* agrandir  ; 
Pour  récompense  on  va  me  raccourcir,    ' 
Tai  cru  régner,,,  et  Von  me  guillotine. 

J'ai  dit  quelle  avait  été  la  vogue  du  Père  Du- 
chesne  ;  on  ne  sait  que  trop  quelle  influence  exerça 
sur  la  marche  de  la  Révolution  cet  homme  abomi- 
nable, cent  fois  pire  encore  que  Marat,  et  qui  pré- 
tendait, dit  Danton,  que  sa  pipe  ressemblait  à  la 
trompette  de  Jéricho,  et  que,  lorsqu'il  avait  fumé 


5:^8  RÉVOLUTION 

Je  réponds  au  bougre  d'endormeur  qui  monte  sur  ses  grands 
chevaux  pour  combattre  mon  raisonnement  qu'il  n'est  rien  de  si 
facile  que  de  prouver  la  vérité  de  ce  que  j'avance.  Oui,  foutre  l 
il  n'y  a  pas  d'animal  dans  le  monde  qui  n'ait  plus  d'intelligence 
que  l'homme,  puisque  tous  trouvent  moyen  d'exister  et  d'être 
heureux  sans  avoir  besoin  des  autres.  Les  petits  oiseaux  ont  en- 
core la  coquille  sur  la  queue,  qu'ils  trottinent  dans  les  champs  ; 
presque  aussitôt  que  leur  bec  peut  s'ouvrir,  ils  mangent  seuls; 
tandis  qu'il  faut  pendant  deux  ou  trois  ans  torcher,  empâter 
avec  de  la  bouillie,  le  monstre  orgueilleux  qui  s'appelle  homme, 
qui  prétend  être  le  roi  de  tous  les  êtres  vivants,  et  qui  l'est  en 
effet,  puisqu'il  les  mange.  Il  faut  le  mener  presque  autant  de 
temps  à  la  lisière  avant  qu'il  puisse  marcher,  et  il  est  obligé  de 
ramper  pendant  plusieurs  mois,  et  de  porter  des  bourrelets  pour 
ne  pas  se  casser  le  cou  quand  il  essaie  de  se  jucher  sur  ses  deux 
pieds. 

Jusqu'alors  il  n'a  fait  que  souffrir  et  crier  ;  cependant  c'est  en- 
core le  temps  le  plus  heureux  de  sa  vie  :  car  quand  il  commence 
à  parler,  il  devient  esclave.  Au  lieu  de  jouer,  de  gambader,  comme 
il  le  désire  et  comme  la  nature  l'exige,  il  est  obligé  d'être  enfermé 
dans  une  école,  entouré  de  férules,  de  verbes,  de  martinets.  Il  ne 
rit  qu'à  la  sourdine  ;  il  a  toujours  sur  les  épaules  un  cuistre  mau- 
dit qui  le  fait  bâiller  sur  un  grimoire  latin.  S'il  parle ,  on  le  fait 
taire;  s'il  rit,  on  le  fait  pleurer;  s'il  pleure,  on  veut  qu'il  rie;  s'il 
veut  se  servir  de  sa  main  gauche,  on  lui  rappelle  la  civilité  pué- 
rile et  honnête. 

Quand  il  a  enduré  ce  supplice  pendant  dix  à  douze  ans,  il  lui 
reste  bien  d'autres  chats  à  tondre;  c'est  alors  qu'il  va  manger  de 
la  vache  enragée  !  Demande-t-il  un  métier,  on  lui  en  donne  un 
autre;  a-t-il  du  goût  pour  être  militaire,  il  faut  qu'il  soit  calotin. 
Pour  se  consoler  de  toutes  les  misères  qu'il  a  endurées,  la  vue 
d'une  jeune  fillette  fait  palpiter  son  cœur  :  il  la  cherche,  elle  lui 
répond  de  la  prunelle  ;  tous  deux  se  serrent  la  main,  s'embrassent  > 
innocemment;  ils  s'aiment,  ils  semblent  faits  l'un  pour  Tautre;  } 
ils  croient  être  unis.  Mais  un  père  avare,  une  mère  acariâtre, 
mettent  leur  veto  à  leur  bonheur  :  l'amoureuse  n'est  pas  assez 


RÉVOLUTION  529 

riche,  ou  le  garçon  n'est  pas  d'un  état  assez  brillant.  Bref,  voilà 
nos  deux  aimables  enfants  séparés  pour  la  vie  :  le  jeune  homme 
est  obligé  d'épouser  une  vieille  sempiternelle  qui  serait  sa  grand'- 
mère  ;  la  fille,  un  vieux  pingre  qu'elle  abhorre,  et  qu'elle  enrôle 
dans  la  grande  confrérie  pour  s'en  venger  :  les  femmes  ont  du 
moins  cette  consolation. 

Voilà,  foutre  t  trait  pour  trait,  le  tableau  de  la  vie  humaine  : 
l'enfance  se  passe  dans  les  larmes,  la  jeunesse  dans  le  désir,  l'âge 
viril  dans  le  travail  et  la  peine,  et  la  vieillesse  dans  les  infirmités  ; 
la  mort  termine  tout,  et  un  homme  mort  ne  vaut  pas  un  chien 
vivant,  foutre!... 

On  me  répond  que  l'homme  a  des  plaisirs  et  des  jouissances 
proportionnés  à  ses  maux.  Les  animaux  sont  condamnés  à  brouter 
rherbc,  tandis  que  nous  savourons  les  mets  les  plus  exquis.  Oui, 
foutre  1  mais  pour  rassasier  notre  appétit  dévorant,  il  faut  faire 
la  guerre  à  toute  la  nature  ;  il  faut  étouffer  la  colombe  pour  dé- 
vorer sa  chair;  il  faut  forger  l'agneau  pour  manger  ses  entrailles. 
Kous  avons  de  beaux  palais  où  règne  l'abondance  ;  mais  à  côté  est 
la  cabane  du  pauvre,  où  la  plus  affreuse  misère  existe.  Nous  cons- 
truisons des  vaisseaux  ;  mais  c'est  pour  aller  chercher  l'or  et  l'ar- 
gent au  fond  des  Indes,  et  avec  ces  trésors  on  nous  amène  la 
corruption.  Nous  lisons  aux  astres  pour  prédire  les  éclipses,  la 
pluie  et  le  beau  temps  ;  mais  nous  ne  voyons  pas  sur  la  terre  le 
précipice  où  nous  nous  jetons  à  chaque  pas.  Nous  avons  inventé 
l'écriture  et  l'imprimerie  ;  en  sommes-nous  plus  instruits?  en  va- 
lons-nous mieux?  Le  grand  livre  de  la  nature  est  ouvert  :  c'est 
celui-là  quMl  faudrait  consulter  ;  il  nous  éclairerait  davantage  que 
toutes  les  rêveries  des  marchands  d'esprit. 

Vous  qui  voulez  être  républicains,  foutre!  voyez  une  fourmi- 
lière amasser  pendant  l'été  les  provisions  de  l'hiver.  Insectes  qui 
remuez  sur  cette  partie  de  la  terre,  prenez  exemple  sur  ces  in- 
sectes beaucoup  plus  sages  que  vous.  Cette  famille  est  encore  plus 
nombreuse  que  la  vôtre,  et  elle  trouve  le  moyen  de  vivre  en  paix 
et  de  s'approvisionner.  Il  n'y  a  pas  là  de  paresseux  ni  d'ambitieux; 
chacun  travaille  pour  la  communauté  ;  l'un  apporte  autant  que 
l'autre  ;  l'un  ne  veut  pas  manger  plus  que  l'autre.  Voilà  pourquoi 

T.  VI.  23 


536  RÉVOLUTION 

toniierre  !  Les  enfaDts  de  la  liberté  ne  peuvent  pas  mieux  être 
commandés  que  par  celui  qui  en  est  le  plus  ferme  appui.  Le 
hausse-col  figurera  bien  sous  le  menton  de  ce  grand  patriote.  Oh  î 
pour  celui-là,  sacrédié  !  il  n'ira  pas  faire  des  courbettes  auprès 
de  M.  Moithié  ;  il  est  en  état  de  lui  faire  des  leçons  en  manière 
d'avis,  d'un  grand  goût.  Il  fera  bien  ;  au  lieu  de  lui  foutre  de  l'en- 
censoir par  le  nez,  il  surveillera  toutes  ses  démarches.  C'est  que 
Mirabeau  est  un  fier  bougre,  qui  sait  lire  dans  l'écriture  d'un  livre, 
n  faudrait  être  bougrement  fin  pour  lui  en  donner  à  garder  ! 

Jean  Bart  s'élevait  contre  la  manie  du  clubisme  : 

.  On  ne  parle  plus  maintenant  que  clubs,  qu'assemblées,  que 
tripots  patriotiques.  Ehl  je  me  fous  bien,  ventre  mille  dieux!  de 
tnut  ce  sacré  patriotisme  à  la  toise  1...  Je  rencontre  partout  des 
babillards,  des  motionnaires^  des  motionneux,  et,  au  milieu  de  ce 
gâchis,  il  n'y  a  pas  encore  assez  de  Français.  Et  puis,  admirez  la 
contradiction  !  la  France  se  soulève  contre  l'esprit  de  parti  ;  elle 
sait  combien  les  marchands  de  bons  dieux  ont  été  nuisibles  à  son 
bonheur  :  elle  supprime  les  moines!  Eh  bien!  j'entre  dans  une  so- 
ciété où  je  suis  inconnu.  —  Qu'est-ce  que  c'est  que  cet  babit  bleu- 
là,  avec  sa  grande  culotte?  —  Madame,  c'est  M.  Jean  Bart.  — 
Est-il  Cordelier?  est-il  Prémontré?  est-il  Feuillant?  est-il  Jacobin? 
—  Je  suis  marin,  foutre.  Madame;  Français  pour  la  vie,  et  pas 
foutu  pour  être  moine.  — Vous  n'êtes  pas  au  courant,  monsieur 
le  marin. — Triple  Dieu  !  je  vous  demande  mille  millions  d'excuses! 
Mais  je  croyais,  comme  un  jeanfoutre,  que  l'homme  libre  ne  pou- 
vait s'honorer  d'un  titre  plus  beau  que  celui  de  Français!...  Ja- 
cobin !  Eh  !  je  me  fouts  bien  d'aller  dans  une  église  où  des  moines 
•criminels  de  lèse<nation  armèrent  Jacques  Clément  pour  frapper 
Henri  III,  et  firent  croquer  une  hostie  à  ce  scélérat?  Et  c'est  du 
nom  de  Jacobin  que  vous  déshonorez  de  bons  patriotes  ;  car  il  y 
en  a  dans  cette  société...  Jacobin!  Je  hais  ce  nom,  et  j'embrasse 
les  vrais  Français  que  la  malheureuse  mode  a  transformés  en  ja- 
■cobiuaille.  Ces  bougres-là  sont  mes  frères,  et  je  rejette  avec  exé- 
cration tous  ceux  qui  osent  avec  une  carte  se  dire  bons  citoyens, 


RÉVOLUTION  63T 

et  achètent  pour  six  francs  de  patriotisme.  Point  de  partis,  nom 
d*un  million  de  boulets  rames!  Point  de  partis!  Tesprit  de  corps 
est  le  poison  de  la  liberté. 


Le  Père  Duchesne  de  la  rue  du  Vieux-Colombier, 
le  véritable  Père  Duchesne,  foutre  !  était  bien  autre- 
ment enragé. 

Avertissement  du  Père  Duchesne  à  tous  les  citoyens  et  clubs  pa- 
triotiques au  sujet  d*un  décret  contre  la  liberté  de  la  presse 
dont  on  nous  menace,  en  profitant  de  la  présidence  de  M.  Dan- 
dré. 

Si  cela  arrive,  Père  Duchesne  est  foutu.  D'abord  ce  ne  sont  pas 
les  pandours  de  Léopold  et  les  soldats  du  pape  que  je  crains, 
nous  n'en  aurons  pas  pour  deux  bouchées.  Nos  plus  cruels  enne- 
mis ne  sont  pas  sur  la  frontière;  ils  sont,  foutre,  tous  au  cœur 
de  la  France ,  je  veux  dire  au  château  des  Tuileries,  au  Manège, 
au  Département,  à  la  Mairie,  à  la  place  de  Grève  et  dans  la  rue 
de  rUniversité. 

Bons  bougres  de  patriotes  qui  écrivez  du  soir  au  matin,  vous 
jouissez  de  votre  reste,  je  vous  en  avertis.  Donnez-vous-en,  ce 
sera  pour  longtemps.  Gare  à  nous  tous,  voilà  Dandré  président 
pour  la  troisième  fois!.... 

Au  reste,  je  m'en  foutrais  encore  :  qu'est-ce  que  ça  me  ferait 
qu'un  Maury,  un  Bonnal,  ci-devant  évèque  de  Clermont,  soit  pré- 
sident, pourvu  que  l'Assemblée  ne  soit  pas...  vous  m'entendez? 
jusqu'aux  os?  Mais  pour  cette  fois,  Père  Duchesne  est  foutu.  Je 
n'ai  pas  plus  de  courage  qu'une  catin  du  château  de  Versailles  ou 
des  Tuileries.  On  me  verra  foutre  par  mes  fenêtres,  un  de  ces 
jours,  mes  caractères  et  toute  la  boutique.  Aussi  bien,  à  quoi  me 
vont-ils  servir  à  présent?  A  charger  mon  fusil  à  mitraille  et  à 
marcher  contre  les  Capets. 

Î3. 


6:^8  RÉVOLUTION 

Je  réponds  au  bougre  d'endormeur  qui  monte  sur  ses  grands 
chevaux  pour  combattre  mon  raisonnement  qu'il  n'est  rien  de  â 
facile  que  de  prouver  la  vérité  de  ce  que  j'avance.  Oui,  foutre  I 
il  n'y  a  pas  d'animal  dans  le  monde  qui  n'ait  plus  d'intelligence 
que  l'honune,  puisque  tous  trouvent  moyen  d'exister  et  d'être 
heureux  sans  avoir  besoin  des  autres.  Les  petits  oiseaux  ont  en- 
core la  coquille  sur  la  queue,  qu'ils  trottinent  dans  les  champs  ; 
presque  aussitôt  que  leur  bec  peut  s'ouvrir,  ils  mangent  seuls; 
tandis  qu'il  faut  pendant  deux  ou  trois  ans  torcher,  empâter 
avec  de  la  bouillie,  le  monstre  orgueilleux  qui  s'appelle  homme, 
qui  prétend  être  le  roi  de  tous  les  êtres  vivants,  et  qui  l'est  en 
effet,  puisqu'il  les  mange.  Il  faut  le  mener  presque  autant  de 
temps  à  la  lisière  avant  qu'il  puisse  marcher,  et  il  est  obligé  de 
ramper  pendant  plusieurs  mois,  et  de  porter  des  bourrelets  pour 
ne  pas  se  casser  le  cou  quand  il  essaie  de  se  jucher  sur  ses  deux 
pieds. 

Jusqu'alors  il  n'a  fait  que  souffrir  et  crier  ;  cependant  c'est  en- 
core le  temps  le  plus  heureux  de  sa  vie  :  car  quand  il  commence 
à  parler,  il  devient  esclave.  Au  lieu  de  jouer,  de  gambader,  comme 
il  le  désire  et  comme  la  nature  l'exige,  il  est  obligé  d'être  enfermé 
dans  une  école,  entouré  de  férules,  de  verges,  de  martinets.  II  ne 
rit  qu'à  la  sourdine  ;  il  a  toujours  sur  les  épaules  un  cuistre  mau- 
dit qui  le  fait  bâiller  sur  un  grimoire  latin.  S'il  parle ,  on  le  fait 
taire;  s'il  rit,  on  le  fait  pleurer;  s'il  pleure,  on  veut  qu'il  rie;  s'il 
veut  se  servir  de  sa  main  gauche,  on  lui  rappelle  la  civilité  pué- 
rile et  honnête. 

Quand  il  a  enduré  ce  supplice  pendant  dix  à  douze  ans,  il  lui 
reste  bien  d'autres  chats  à  tondre;  c'est  alors  qu'il  va  manger  de 
la  vache  enragée  !  Demande-t-il  un  métier,  on  lui  en  donne  un 
autre;  a-t-il  du  goût  pour  être  militaire,  il  faut  qu'il  soit  calotin. 
Pour  se  consoler  de  toutes  les  misères  qu'il  a  endurées,  la  vue 
d'une  jeune  fillette  fait  palpiter  son  cœur  ;  il  la  cherche,  elle  lui 
répond  de  la  prunelle  ;  tous  deux  se  serrent  la  main,  s'embrassent 
innocemment;  ils  s'aiment,  ils  semblent  faits  l'un  pour  l'autre; 
ils  croient  être  unis.  Mais  un  père  avare,  une  mère  acariâtre, 
mettent  leur  veto  à  leur  bonheur  :  l'amoureuse  n'est  pas  assez 


RÉVOLUTION  529 

riche,  ou  le  garçon  n'est  pas  d'un  état  assez  brillant.  Bref,  voilà 
nos  deux  aimables  enfants  séparés  pour  la  vie  :  le  jeune  homme 
est  obligé  d'épouser  une  vieille  sempiternelle  qui  serait  sa  grand'- 
mère  ;  la  fille,  un  vieux  pingre  qu'elle  abhorre,  et  qu'elle  enrôle 
dans  la  grande  confrérie  pour  s'en  venger  :  les  femmes  ont  du 
moins  cette  consolation. 

Voilà,  foutre!  trait  pour  trait,  le  tableau  de  la  vie  humaine  : 
l'enfance  se  passe  dans  les  larmes,  la  jeunesse  dans  le  désir,  l'âge 
viril  dans  le  travail  et  la  peine,  et  la  vieillesse  dans  les  infirmités; 
]a  mort  termine  tout,  et  un  homme  mort  ne  vaut  pas  un  chien 
vivant,  foutre!... 

On  me  répond  que  l'homme  a  des  plaisirs  et  des  jouissances 
proportionnés  à  ses  maux.  Les  animaux  sont  condamnés  à  brouter 
Vberbc,  tandis  que  nous  savourons  les  mets  les  plus  exquis.  Oui, 
foutre  !  mais  pour  rassasier  notre  appétit  dévorant,  il  faut  faire 
la  guerre  à  toute  la  nature  ;  il  faut  éloufTer  la  colombe  pour  dé- 
vorer sa  chair;  il  faut  égorger  l'agneau  pour  manger  ses  entrailles. 
Nous  avons  de  beaux  palais  où  règne  l'abondance  ;  mais  à  côté  est 
la  cabane  du  pauvre,  où  la  plus  affreuse  misère  existe.  Nous  cons- 
truisons des  vaisseaux  ;  mais  c'est  pour  aller  chercher  l'or  et  l'ar- 
gent au  fond  des  Indes,  et  avec  ces  trésors  on  nous  amène  la 
corruption.  Nous  lisons  aux  astres  pour  prédire  les  éclipses,  la 
pluie  et  le  beau  temps  ;  mais  nous  ne  voyons  pas  sur  la  terre  le 
précipice  où  nous  nous  jetons  à  chaque  pas.  Nous  avons  inventé 
l'écriture  et  l'imprimerie  ;  en  sommes-nous  plus  instruits?  en  va- 
lons-nous mieux  ?  Le  grand  livre  de  la  nature  est  ouvert  :  c'est 
celui-là  quMl  faudrait  consulter  ;  il  nous  éclairerait  davantage  que 
toutes  les  rêveries  des  marchands  d'esprit. 

Vous  qui  voulez  être  républicains,  foutre  1  voyez  une  fourmi- 
lière amasser  pendant  l'été  les  provisions  de  l'hiver.  Insectes  qui 
remuez  sur  cette  partie  de  la  terre,  prenez  exemple  sur  ces  in- 
sectes beaucoup  plus  sages  que  vous.  Cette  famille  est  encore  plus 
nombreuse  que  la  vôtre,  et  elle  trouve  le  moyen  de  vivre  en  paix 
et  de  s'approvisionner.  Il  n'y  a  pas  là  de  paresseux  ni  d'ambitieux  ; 
chacun  travaille  pour  la  communauté  ;  l'un  apporte  autant  que 
l'autre  ;  l'un  ne  veut  pas  manger  plus  que  l'autre.  Voilà  pourquoi 

T.  VI.  23 


532  RÉVOLUTION 

qu'elle  passe  aux  derniers  âges,  pour  lesqtiels  l'his- 
toire complète  de  notre  révolution,  son  origine, 
ses  progrès,  ses  déviations  et  son  dénouement  se- 
ront à  la  fois  une  source  d'instruction  et  un  sujet 
de  curiosité. 

»  Avec  quel  étonnement  nos  neveux  apprendront 
que  l'auteur  de  ce  journal,  qui,  chaque  jour,  appe- 
lait la  multitude  à  l'insubordination ,  les  déposi- 
taires de  l'autorité  à  l'injustice,  et  les  deux  sexes 
au  mépris  de  la  décence  du  langage  et  des  mœurs  ; 
qui,  pour  ramener  tous  les  hommes  à  l'égalité,  n'é- 
levait aucun  rang,  mais  les  faisait  tous  descendre 
dans  la  classe  la  plus  grossière  et  la  plus  abjecte  ; 
qu'Hébert  n'était  rien  moins,  avant  cette  époque^ 
que  grossier,  immoral  et  féroce  1  Une  physionomie 
douce,  une  gaîté  aimable,  un  esprit  orné,  le  distin- 
guaient parmi  les  révolutionnaires ,  et  son  éduca- 
tion ainsi  que  ses  talents  promettaient  bien  autre 
chose  à  la  société  que  la  composition  d'une  feuille 
séditieuse ,  et  à  lui-même  une  autre  fin  que  l'écha- 
faud.  » 

11  n'en  était  pas,  en  effet,  d'Hébert  comme  de 
Marat.  Sa  mise  était  aussi  soignée,  ses  manières 
aussi  polies,  que  son  style  était  cynique,  déver- 
gondé. Il  était  petit,  mince,  avec  des  cheveux 
blonds,  les  yeux  bleus,  la  figure  la  plus  douce. 
«  Sous  le  masque  brutal  et  rébarbatif  qu'il  avait 
adopté,  dit  l'historien  des  Femmes  cétéires  de  la 


RÉVOLUTION  533 

Révolution,  M.  LairtuUier,  d'après  la  Révolution  en 
Vaudevilles,  il  cachait  Textérieur  le  plus  agréable  et 
les  manières  les  plus  élégantes.  Chez  lui  se  réunis- 
sait une  société  tout  épicurienne,  à  laquelle  prési- 
dait unç  des  femmes  les  plus  spirituelles  du  temps, 
Marie  Goupil,  ex- religieuse  du  couvent  delaCon- 

*  

ception  Saint-Honoré,  à  Paris,  devenue  sa  femme»  , 
et  dont  Robespierre,  dit-on,  aimait  beaucoup  la 
conversation. 

Hébert  enfin  était  tout  l'opposé  de  ce  qu'on  se  le 
représenterait  d'après  ses  écrits. 

Sur  mon  journal  une  horrible  figure 
Me  présentait  en  perruque  de  crin  ; 
Mais,  en  effet,  fêtais  un  muscadin. 
Et  seulement  sans-culotte  en  peinture, 

dit  une  sorte  de  complainte  intitulée  :  Histoire  de 
la  conjuration  du  Pire  Duchesne ,  et  ses  adieux  à  sa 
Jacqueline. 

Adieu,  projets  I  adieu,  ma  Jacqueline  ! 
Innocemment  j'ai  voulu  m' agrandir; 
Pour  récompense  on  va  me  raccourcir,    ' 
Tai  cru  régner.,,  et  Von  me  guillotine. 

J'ai  dit  quelle  avait  été  la  vogue  du  Père  Du- 
chesne ;  on  ne  sait  que  trop  quelle  influence  exerça 
sur  la  marche  de  la  Révolution  cet  homme  abomi- 
nable, cent  fois  pire  encore  que  Marat,  et  qui  pré- 
tendait ,  dit  Danton ,  que  sa  pipe  ressemblait  à  la 
trompette  de  Jéricho,  et  que,  lorsqu'il  avait  fumé 


54t  RÉVOLUTION 

que  se  trouvent  les  seuls  renseignements  que  nous 
possédions  sur  cet  écrivain ,  que ,  tout  naturelle- 
ment, ils  \ilipendent  à  Tenvi. 

«  Sans  préjudice  des  libelles  que  le  mouchard 
Estienne  Languedoc  fait  imprimer  tous  les  jours,  il 
vient  de  répandre,  à  six  sols  la  douzaine,  le  premier 
numéro  d'un  journal  intitulé  le  ÇorUre^Poison.  Cette 
feuille  paraîtra  trois  fois  la  semaine;  chaque  nu- 
méro, composé  de  seize  pages,  sera  un  recueil  com- 
plet de  calomnies  contre  les  patriotes  deTAssemblée 
nationale,  le  club  des  Jacobins,  et  surtout  les  vain- 
queurs de  la  Bastille.  Sa  fabrique  est  établie  chez 
Sentier  l'aîné,  imprimeur,  rue  de  Bussy,  n®  9.  Les 
amateurs  des  productions  du  sieur  Estienne  pour- 
ront également  s'adresser,  pour  souscrire ,  rue  de 
Bourbon ,  à  l'hôtel  du  Cheval  blanc ,  où  on  trouve 
aussi  des  collections  du  Journal  des  Halles,  de  la 
Râpée ^  du  Rogomiste,  etc.  » 

Ils  lui  attribuent  encore  un  Cicéron  à  Paris ,  qui 
parut  en  1 791 ,  et  un  faux  Ami  du  Peuple ,  c  rapso- 
die  dégoûtante  répandue  gratis  pour  endormir  le 
peuple  en  attendant  qu'on  l'égorgé.  »  Voici  quelques 
échantillons  de  la  manière  d'Estienne,  tirés  du 
Journal  de  la  Râpée  ou  de  ça  ira,  ça  ira,  et  du 
Journal  des  Halles. 

Grfind  spécifique  contre  r aristocratie. 

Comme  je  ne  nous  estimons  pas  tant  seulement  foutu  pour  faire 
des  matelottes,  ousce  que,  dans  la  science  de  cette  cuisine-là  J*ont 


RÉVOLUTION  Si3 

une  vc^e  que  faut  y  voir,  mais  j'adonuons  aussi  notre  temps  i 
instruire  le  public  qui  veut  être  savant  des  nouvelles,  je  venons 
d'apprendre  un  remède  contre  VariELocratie,  quej'allons  l'y  don- 
ner pour  qu'il  s'en  serve  dans  l'occasion... 

Prenez  un«  portion  de  sel  essentiel  de  salpêtre,  avec  égal  quan- 
tité de  charbon  et  de  soufre  ;  miles  eruemite  ef  la  réduisez  en  pou- 
dre; formez  des  boles  d'extraits  de  mine  de  plomb,  et  faites  infuser 
le  tout  dans  un  fui/ou  d'aeier.  Administrez  le  remède  par  injection. 

S'adresser,  au  surplus,  pour  la  roauière  de  l'administrer,  i 
H.  Bainave,  l'un  des  députés  à  l'Assemblée  naliouale,  et,  pour 
s'assurer  de  ses  heureux  effets,  à  M.  Cazalës,  son  confrère.  On 
croit  qu'il  est  boo  pour  la  Conslitulion.  Quel  que  soit  le  tempé- 
rament du  malade  auquel  le  remède  est  administré,  qu'il  garde  le 
lit  le  plus  loi^lemps  possible. 

(/oumol  de  la  Mpée,  rfi  5.) 

J'enlendons  tous  les  jours  gueuler  à  nos  oreilles  du  papier  où 
je  ne  voyons  goutte,  qui  perle  de  mille  histoires  dont  je  n'avons 
que  bire.  Comme  il  y  a  trop  d'esprit  pour  nous  dans  ces  pape- 
rasses, j'avons  imaginé,  dana  notre  manière  de  voir,  d'en  faire 
imprimer  un  que  les  gens  de  notre  sorte  puissionl  entendre,  sans 
avoir  besoin  d'avoir  fai4  leux  études,  ni  de  savoir  le  latin.  Le  Jour- 
nal des  Halles  nous  a  paru  notre  fait.  C'est  pour  cela  que  j'en 
hasardons  un  numéro  pour  afin  de  voir  si  on  pourra  y  mordre. 
J'avertissons  d'avance  que  je  dirons  sans  gène  tout  ce  que  j'au- 
rons  sur  le  cœur,  et  que  je  ne  prendrons  jamais  des  gants  et  des 
mitaines  quand  j'aurons  quelque  rancune  contre  quelqu'un,  et 
que  je  mènerons  tambour  battant,  mèche  allumée,  quiconque 
n^ra  pas  droit  son  chemin,  ou  voudra  s'écarter  du  drapeau.  En 
voilà  assez  de  dit;  il  faut  venir  au  fait,  sans  tant  tourner  autour 
du  pot. 

[Journal  des  Halles,  d9  4" 

Ce  ne  sont  pas  les  aristocrates  que  j'avons  à  craindre, 
ont  reçu  leur  coup  de  grâce;  mais  c'est  une  autre  clii; 
s'assemble  aux  Jacobins  de  la  rue  Saint-Honoré,  qui,  si  oi 
sait  faire,  nous  mettrait  bientôt  dedans,  sans  que  nous  i 


544  RËYOLUTION 

doutions.  Us  se  font  appeler  les  Amis  de  la  Constitution,  et  avec 
ce  nom  ils  sont  les  plus  grands  ennemis  du  roi,  car  ils  voudraient 
en  faire  un  roi  en  peinture,  qu'on  puisse  mener  par  le  nez.  Mais 
ça  ne  fait  pas  notre  compte.  Je  voulons  avoir  un  roi  qui  puisse 
se  mêler  des  affaires,  sans  cependant  y  nuire  ;  un  roi  à  qui  il  ne 
soit  pas  possible  de  faire  le  mal,  mais  qui  ait  le  droit  de  faire  le 
bien.  Mais  non  ;  les  jacobinistes  n'entendent  point  cela  ;  ils  ont 
une  autre  manière  de  voir,  et,  avec  leur  grand  mot  :  liberté,  ils 
vous  fourrent  droit  comme  un  i  dans  Tesclavage. 
.  —  Je  devons  en  conscience  avertir  messieurs  de  la  nation  que 
ces  agrefins  dont  le  duc  d'Orléans  se  servit  pour  faire  ameuter  le 
fauboui^  Saint- Antoine,  brûler  la  maison  de  Réveillon;  que  les 
maquereaux  et  les  chevaliers  de  la  manchette  de  ce  prince  ;  que 
ses  gouines,  Lameth,  Barnave,  Duport,  d'Aiguillon,  Marat,  Danton, 
Linguet,  font  leur  impossible  pour  afin  de  nous  donner  le  change 
sur  le  compte  de  ce  prince  manqué  ;  qu'ils  mettent  tout  le  monde 
en  ribotte  pour  nous  empaumer  ;  que  ce  sont  encore  eux  qu'avont 
mis  le  feu  aux  étoupes  entre  les  vainqueurs  de  la  Bastille  et  les 
gardes-françaises,  pour  pouvoir  encore  pécher  en  eau  trouble. 

Dans  une  autre  feuille,  il  suppose  que  Danton 
rend  ses  comptes  à  Philippe-Capon  : 

Pour  un  lit  bleu  donné  à  Camille  Desmoulins,  4 ,800  livres  ; 
donné  à  l'Ami  du  Peuple,  pour  l'engager  à  faire  fermenter  les  es- 
prits, à  allumer  le  feu  de  la  guerre  civile,  à  calomnier  le  roi  el 
l'Assemblée  nationale,  à  détracter  Meunier,  Lafayette,  etc.,  la 
somme  de  3,000  livres. 

—  L'aboyeur  Marat,  qui  se  dit  l'Ami  du  Peuple ,  lorsqu'il  est 
monté  sur  ses  échasses,  est  un  sacré  gredin  qui  s'est  vendu  à  un 
autre  gredin  qu'on  appelle  Danton,  grand  dogue  de  la  république 
des  Cordeliers,  qui,  à  son  tour,  est  vendu  depuis  longtemps  an 
grand  gredin  le  duc  d'Orléans.  Ainsi  voilà  une  chaîne  de  gredins 
qui  ne  nous  pèseront  pas  une  once,  maintenant  que  je  savons  de 
quoi  y  retourne. 


RÉVOLUTION  645 

Avis  de  M.  Josse  pour  que  ça  aille. 

Si  vous  voulez  que  ça  aille,  reoToyez  les  districts,  et  ne  leur 
laissez  que  la  sonnette,  dont  ils  auront  toujours  besoin. 

Ne  nommez  Danton  à  aucune  place,  à  moins  que  ce  n'en  soit 
une  de  juré  crieur,  et  ça  ira. 

Mettez  un  bâillon  dans  la  gueule  de  Marat,  et  ça  ira. 

Méfiez-Yous,  comme  d'un  voleur  de  foire,  de  Philippe-Capon 
(d'Orléans),  et  ça  ira. 

Ne  vous  laissez  pas  jeter  de  la  poudre  aux  yeux  par  les  Lameth, 
Barnave,  Dupont,  et  toute  la  clique,  et  ça  ira. 

Anéantissez  les  Jacobins,  comme  vous  avez  anéanti  les  Capu- 
cins, et  ça  ira. 

Conservez  comme  la  prunelle  de  votre  œil  M.  de  Lafayette,  et 
ça  ira. 

Mettez  en  déroute  tous  les  motionnaires  et  les  faiseurs  d'écrits 
incendiaires,  et  ça  ira. 


On  aurait  pu  croire  le  Père  Duchesne  bien  mort 
a\ec  Hébert  et  ses  successeurs  immédiats  ;  on  le  vit 
pourtant  reparaître  sous  le  Directoire,  au  milieu  de 
cette  recrudescence  de  la  presse  dont  j'ai  esquissé 
le  tableau. 

La  Bibliothèque  impériale  possède  quarante-deux 
numéros  de  ce  dernier  des  Père  Duchesne.  (1)  Le 
n®  1®^  est  précédé  d'un  avis,  signé  Labisol,  ainsi 
conçu  : 

(1)  Je  rencontre  pourtant  encore  un  Père  Duchesne  en  mai  1815,  criant  bien 
haut  sa  «  grande  joie  de  voir  que  les  Parisiens  allaient  une  seconde  fois  sauver  la 
France  »  ;  mais  c'était  un  ridicule  anachronisme. 


548  RÉVOLUTION 

Et  a  décrété  que  le  Père  Duchesne  serait  pourchassé  comme 
un  vaurien,  malgré  son  costume  républicain  ;  qu'il  sera,  de  plus, 
sans  broncher,  iiadt  un  message  au  conseil  des  Cinq-Cents  à  reffet 

de  déclarer,  à  la  face  de  la  République,  que  les  b et  les  f..... 

mettaient  la  patrie  en  danger,  et  qu'il  soit,  sans  plus  barguigner, 
lancé  les  mille  millions  do  foudres  législatives  contre  les  sacn- 

pans  de  b et  de  f ,  dont  le  gros  Père  Duchesne  écorche 

militairement  les  oreilles  de  chien  de  tous  les  honnêtes  gens  des 
galeries  du  Palais-Royal. 


FIN    DU   SIXIEME    VOLUME 


'r\ 


i^ 


TABLE 


NOTICES  SUR  LES  PRINCIPAUX  JOURNAUX  ET  JOUR- 
NALISTES DE  LA  RÉVOLUTION.  (Suite.)  5 

Maràt.  —  L'Ami  du  Peuple.  7 

Faéron.  —  VOrateur  du  Peuple,  800 

Taluen.  —  L'Ami  des  Citoyens.  %V7 

LouYET.  —  La  Sentinelle.  240 

CÉRUTTi,  Rabaud  Saint-Etienne,  Grocyelle,  Ginguené, 
Lequinio.  —  La  Feuille  villageoise.  —  Journal  des  La- 
boureurs. 254 

Barère.  —  Le  Point  du  Jour.  272 

Robespierre.  —  Le  Défenseur  de  la  Constitution.  279 

GoRSAS.  —  L$  Courrier  de  Versailles  à  Paris,  etc.  296 

PrudhommEi  Loustalot,  Tournon.  —  Révolutions  de  Paris.  317 

Mercier  et  Carra.  —  Annales  patriotiques  et  littéraires.  365 

Fauchet,  BoNNEvaLB.  —  Le  Cercle  social.  —  La  Boiche 
de  Fer.  —  Journal  des  Amis.  —  BuUetin  des  Amis  de  la 

Vérité.  377 


550  TABLE 

Babeuf.  —  L0  Tribun  du  Peuple.  41  i 

JouHNAUX  DBS  Clubs.  —  Joumal  des  Amis  de  la  Constp" 
tution.  —  Joumal  des  Débats  de  la  Société  des  Amis  de 
la  Constitution  séante  aux  Jacobins.  —  Joumal  de  la 
Montagne.  —  Joumal  du  Club  des  Cordeliers.  —  Joumal 
des  Clubs.  43t 

Joumal  de  la  Société  des  Amis  de  la  Constitution  monar- 
chique.  — Joumal  des  Impartiaux.  — Joumal  de  la  So- 
ciété de  4789.  —  Joumal  des  Amis  de  la  Paix.  447 

Le  Père  Duchesne,  —  Lemaire.  —  Hébert.  45Î 


r 

I 


FIN  D^  LA  TABLE. 


/