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Full text of "Histoire populaire de la peinture"

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JMS 


HISTOIRE    POPULAIRE 


DE 


orouorteliyr 


LA 


PAR 


ARSÈNE    ALEXANDRE 


ECOULE    FRANCAISP] 


ILLUSTRÉE     DE      250     GRAVURES 


,^7-a  i'ip/,. 


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M 


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PARIS 

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Droits  (le  tpailurlmn  H  de  reprodurlion  réîf  i  ï«" 


HISTOIRE    POPULAIRE 


LA  PEINTURE 


ECOLE  FRANÇAISE 


DU  MEME  AUTEUR 


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RAPHAËL,  |iar  K.  Mlntz,  membre  Je  l'iiistitul. 

DURER,  par  A.  Mauclh.lier,  secrétaire  de  la  Gazette  des  Beaux-Arts. 

WATTEAU,  |iar  ('•.  Siailles,  professeur  à  la  Sorbonne, 

LÉONARD  DE  VINCI,  par  le  même. 

RUBENS,  |iarC..  Geffroy. 

DELACROIX,  |.ar  M.  Toi  knelx. 

TITIEN,  par  .M.  IIamkl,  professeur  de  l'Université. 

J.-F.  MILLET,  |iar  11,  Marcel,  membre  du  conseil  supérieur  des  Beaux-Arts. 

INGRES,  par  .1.  Momméja,  conservateur  du  Musée  d'Agen. 

PUGET,  jiar  P.  Aigi  ieu,  conservateur  du  Musée  de  Longcbamps,  à  Marseille. 


8003-U3.  —  CuuuEiL.  Im|irimt;rie  Ld.  CRKrii. 


HISTOIRE   POPULAIRE 


LA    PEINTURE 


PAR 


ARSUNE    ALEXANDRE 


ÉCOLE    FRANÇAISE 


ILLUSTRÉE     DE     "250     GRAVURES 


4. 


PARIS 

HENRI    LAURENS,    ÉDITEUR 

0,    RUli    DE    TOURNON    (VI''} 
Pi-Dits  de  tfnduction  et  de  reiuocinctinn  ivscrvés. 


/ 


HISTOIRE    POPULAIRE 

Il  F. 

LA    PEINTURE 

(ÉCOLE  FRANÇAISE; 


CHAPITRE    PREMIER 

IiiIrodiR'lioii.  —  But    cl   l'I.ui   de    l'ouviiino. 


Le  tilrc  de  ce  livre  indique  suffisamment  son  but.  Les  érudils  ne  trouve- 
raient en  aucune  façon  leur  compte  aux  éludes  qu'il  contient.  Au  contraire,  il 
est  vraisemblable  qu'ils  souriraient  dè>  les  premières  lignes.  D'ailleurs  les 
érudits  sourient  toujours. 

Nous  avons  précisément  à  rendre  aussi  simple  que  possible  la  lecture  d'un 
ouvrage  qui  se  propose  de  faire  comprendre  à  tous  la  beauté  des  grandes  oîuvres 
de  la  peinture  et  leur  enchaînement,  tout  en  rappelant  les  principaux  traits  du 
caractère  et  de  la  vie  de  leurs  auteurs.  On  dit  avec  raison  qu'une  belle  œuvre 
estde  tousles  temps,  ou,  en  d'autres  termes,  que  sa  beauté  n'est  point  une  affaire 
de  mode.  Toutefois,  indépendamment  de  ces  qualités  générales  qui  la  rendront 
admirable  aussi  bien  pour  les  contemporains  que  pour  les  descendants,  elle  revêt 
aussi  une  double  marque  qui  lui  donne  son  caractère  et  son  accent  spécial  :  c'est 
d'abord  une  espèce  de  goût  et  d'allure  [larliculiers  à  l'époque,  et  conformes  it) 
l'état  d'esprit  général,  à  l'idéal  d'une  société  ;  puis  l'originalité  même  que  l'artiste 
a  su  lui  donner  suivant  son  propre  tempérament. 

On  ne  pourra  pas  faire,  par  exemple,  que  malgré  les  caractères  généraux  et 
communs  de  beauté  qui  rapprochent  plus  qu'on  ne  croirait  une  statue  égyptienne 
d'une  statue  grecque,  et  celles-ci  d'une  statue  gothique,  ces  œuvres  ne  soient 
immédiatement  attribuables,  pour  un  œil  tant  soit  peu  exercé,  à  telle  ou  telle 
époque.  En  outre,  en  prenant  dans  une  même  épocjue  un  ensemble  de  ces  figures 
sans  noms  d'auteurs,  on  peut  les  classer,  comme  visiblement  dues  à  des  mains 
dillérentes,  dont,  avec  une  habitude,  ou  arriverait  à  déterminer  les  qualités 

1 


2  INTUOmCTION. 

d'énergie,  de  souplesse,  ou  les  défauts,  mollesse,  raideur,  etc.  Môme  aux  époques 
où  des  canons  immuables  réglaient  l'exécution  des  œuvres  de  peinture  ou  de 
sculpture,  l'homme  ne  pouvait  complètement  faire  abstraction  de  sa  person- 
nalité, de  son  tempérament  propre.  Si  cela  n'est  pas  tout  à  fait  aisé  en  pratique, 
il  n'est  aucunement  paradoxal  de  soutenir  qu'en  théorie,  on  pourrait,  même  dans 
un  art  anonyme  et  codifié,  avec  une  étude  spéciale,  arriver  à  reconnaître  la 
marque  de  tel  ou  tel  maître  que  l'on  désignerait  arbitrairement,  ou  tout  au 
moins  de  tel  ou  tel  atelier. 

Or,  c'est  cette  connaissance,  et  des  époques  et  des  maîtres,  qui  permet  de 
jouir  beaucoup  plus  vivement  des  œuvres  d'art.  L'anonymat  aux  âges  reculés 
n'est  pas  une  objection,  puisqu'il  arrive,  par  exemple,  que  certains  artistes,  très 
caractérisés,  mais  dont  le  nom  demeurera  vraisemblablement  inconnu  à  jamais, 
sont  dans  les  histoires  et  les  catalogues  désignés  par  leur  monogramme,  ou  à 
défaut  même  de  ce  signe  énigmatique,  par  leur  œuvre  la  plus  marquée.  (On 
dit  par  exemple,  dans  l'école  allemande  :  le  Maître  de  la  Mort  de  Marie.) 

Sans  doute,  il  est  des  artistes,  en  très  petit  nombre  d'ailleurs,  qui  semblent 
échapper  à  leur  propre  siècle  :  on  dit  de  leurs  œuvres  qu'elles  «  paraissent  faites 
d'hier  »  ou  encore  qu'elles  sont  «  absolument  modernes  »,  exprimant  par  là  que, 
bien  qu'elles  datent  de  plusieurs  centaines  d'années,  elles  se  rapprochent  de 
notre  propre  conception  et  vraisemblablement  produiront  le  même  elfet  encore 
à  ceux  qui  viendront  après  nous. 

Rembrandt  est  de  ce  nombre;  Léonard  de  Vinci,  Raphaël,  ont  produit  des 
œuvres,  des  portraits  entre  autres,  qui  en  effet  sontet  seront  toujours  «  parlants  », 
c'est-à-dire  conformes  à  notre  sensation  d'aujourd'hui.  Dans  un  domaine  moins 
ambitieux,  mais  qui  a  son  prix,  certaines  œuvres  modestes  peuvent  également 
paraître  douées  de  cet  avantage  de  ne  point  vieillir;  tels  certains  petits  tableaux 
hollandais  ou  les  toiles  exquises  de  notre  grand  Chardin. 

Mais  qu'on  y  regarde  de  près  :  pour  être  plus  larges,  en  pareil  cas,  les  limites 
de  temps,  de  race  et  de  personnalité  n'en  subsistent  pas  moins.  Toutmoderne  qu'il 
est,  Rembrandt  ne  l'est  pas  à  la  façon  de  Vinci,  ni  ces  deux  maîtres  à  la  façon  de 
Chardin  ;  et  si  leurs  signatures  n'avaient  jamais  été  connues,  leurs  œuvres  n'au- 
raient pas  été  moins  fortement  signées  pour  cela,  et  se  dilïérencieraient  entre 
elles  par  d'évidents  signes  de  nationalité  et  d'esprit. 

Donc  pour  bien  goûter  des  œuvres  d'art,  c'est-à-dire  pour  bien  les  connaître,  il 
ne  suffit  pas  de  s'en  rapporter  à  sa  sensation  de  regardeur  d'images  ;  le  plaisir 
et  le  profit  sont  bien  plus  grands  quand  on  a  les  points  de  repère  nécessaires  pour 
suivre  leur  enfantement.  Ce  sont  ces  points  de  repère,  ces  lignes  générales  que 
nous  voudrions  mettre  à  la  portée  du  plus  humble  lecteur,  pourvu  qu'il  fût  doué 
de  bonne  volonté  et  que  son  goût  le  purlàtù  aimer  l'art.  Mais  que  l'on  ne  croie 
pas  qu'il  suffise  d'avoir  des  yeux  pour  bien  voir,  en  pareille  matière.  Tout  le- 


lNTH(i|)UCTION.  3 

monde  s'érige  juge  en  peinture,  parce  que  (elle  image  lui  plaît  ou  lui  déplaît. 
De  là  les  grossiers  jugements  que  l'on  eulend  à  chaque  instant,  si  bien  que 
MM.  E.  et  J.  de  Goncourt  ont  pu  dire  (pie  l'olijet  du  monde  devant  leipiel  il  se 
dit  le  plus  de  sottises,  c'est  un  tableau  de  musée. 

Il  n'y  a  point  de  peinture  populaire  dans  le  sens  strict  du  mot,  et  si  la  plupart 
des  belles  œuvres  sont  parfaitement  claires,  on  n'arrive  à  comprendre  et  à 
goûter  cette  clarté  qu'après  une  élude  et  un  entraînement.  On  s'aperçoit  alors 
qu'au  début  on  ne  les  voyait  pas  du  tout  telles  qu'elles  sont. 

Ces  réflexions  générales  étaient  indispensables  à  faire  une  fois  pour  toutes. 
Nous  n'aurons  donc  pas  à  les  répéter  dans  les  volumes  suivants.  C'est  par  l'école 
française  que  nous  commençons.  Il  n'y  a  dans  cet  ordre  aucune  vanité,  aucun 
amour-propre  de  nationalité.  L'école  française  est  bien  au  contraire  celle  qui  est 
encore  la  plus  méconnue  de  toutes  ;  depuis  nos  Primitifs  jusqu'aux  maîtres 
des  xvii°  et  xviu"  siècles,  on  n'a  jamais  apprécié  à  leur  complète  valeur  ses  admi- 
rables qualités. 

Mais  nous  avons  toujours  ou  presque  toujours  eu  le  travers  de  vénérer  les 
écoles  et  d'exalter  les  artistes  des  pays  voisins  au  détriment  des  nôtres  propres  ; 
de  plus,  nous  avons  possédé  à  certaines  époques  une  bien  fâcheuse  facilité  à 
nous  laisser  influencer  soit  par  l'antiquité  mal  comprise,  soit  par  l'Italie.  On 
verra  plus  loin  que  la  Renaissance,  assez  mal  nommée,  fut  plutôt  une  décadence. 
En  revanche,  nous  avons  heureusement  d'autres  fois  prouvé  combien  forte  et 
originale  était  notre  façon  de  ressentir  et  d'exprimer  quand  nous  exprimions  et 
ressentions  par  nous-mêmes.  Alors  nous  avons  réellement  devancé  les  pays  que 
plus  tard  nous  nous  remettions  à  copier.  C'est  ainsi  que,  pour  notre  moyen  âge, 
Viollet-Ie-Duc  a  pu  écrire  ceci  avec  sa  courageuse  raison  et  son  indéniable  auto- 
rité :  «  Nos  artistes,  en  ce  qui  touche  au  dessin,  à  l'observation  juste  du  geste, 
de  la  composition,  de  l'expression  même,  s'émancipèrent  avant  les  maîtres  de 
l'Italie.  Cinquante  ans  avant  Giotto,  nous  possédions  en  France  des  peintres  qui 
avaient  déjà  fait  faire  à  l'art  ces  progrès  que  l'on  attribue  à  l'élève  de 
Cimabiic.  » 

Il  reste  enfin  une  brève  observation  à  faire  en  même  temps  qu'un  avertis- 
sement à  donner.  Une  des  choses  qui  ont  également  nui  à  la  glorification  de  nos 
grands  artistes,  et,  à  la  saine  perception  par  le  public,  des  beautés  de  leurs 
œuvres,  c'est  l'étiquetage  en  écoles  et  l'importance  donnée  aux  théories.  Ces 
querelles,  loin  d'exalter  les  qualités  forcément  opposées  des  tempéraments 
différents,  ont  fait  que  l'on  se  jetait  réciproquement  à  la  tète  ses  défauts,  ou 
que  l'on  transformait  simplement  en  défaut  la  marque  même  du  caractère. 
On  pourrait  remonter  jusqu'aux  xyi'  et  xvn'  siècles,  montrer  également,  cent  ans 
plus  tard,  notre  charmant  Boucher  accablé  sous  le  mépris  de  l'école  de  David. 
Mais  nous  trouvons  dans  notre  proi)re  temps  un  exemple  sufiisamment  éclatant  : 


4  INTRODUCTION. 

la  querelle  des  classiques  et  des  romanliques.  Delacroix  est  un  artiste  admirable  ; 
Ingres  est  un  des  plus  grands  aussi  de  tous  les  temps.  Si  nous  avons  le  malheur 
ou  la  naïveté  d'épouser  rétrospectivement  les  discussions  de  leurs  disciples, 
c'est-à-dire  de  ne  pas  vouloir  voir  par  nos  propres  yeux,  nous  tomberons  dans 
les  plus  grosses  erreurs.  Donc,  point  de  théorie,  point  d'écoles;  ce  sont  des  mots 
et  des  choses  qui  ont  l'ait  leur  temps.  Acceptons-les  comme  une  explication  de 
ce  qui  s'est  passé,  jamais  comme  une  mention  élogieuse  ou  accusatrice. 

11  reste  un  mot  à  dire  sur  la  division  adoptée  pour  l'ensemble  de  l'ouvrage  : 
l'éditeur  a  pensé  qu'en  le  renfermant  en  quatre  volumes  on  mettrait  à  la  dis- 
position du  public  une  histoire  d'un  maniement  pratique  et  d'une  division  claire. 

Après  l'école  française  un  volume  sera  consacré  aux  écoles  flamande  et  hol- 
landaise; un  troisième  aux  écoles  espagnole,  anglaise  et  allemande  ;  le  quatrième 
à  l'Italie.  C'est  une  division  un  peu  arbitraire  au  point  de  vue  historique, 
car  l'école  espagnole  qui  devrait  suivre,  dans  le  même  volume,  l'école  italienne 
dont  elle  dérive,  n'a  aucun  rapport,  par  exemple,  avec  les  écoles  anglaise  et 
allemande  ni  celles-ci  entre  elles.  Mais  il  résulterait  un  tel  défaut  d'équilibre 
dans  nos  volumes,  que  trop  de  logique  amènerait  une  incommodité. 

Quant  à  l'école  française  il  est  parfaitement  juste,  encore  une  fois,  de  com- 
mencer par  elle,  car  on  verra  que,  par  sa  diversité  et  sa  richesse,  elle  n'a  rien  à 
envier  aux  plus  glorieuses. 


STELE     ET     MOSAIQUE!)    GALLO-llOUil.NES. 


CHAPITRE     II 


Les  Primitifs  fiançai*.  — Beauté  et  variété  des  origines  do  l'art  national.  —  Les  praniles  décorations. 
—  Le  moyen  âge.  —  Les  précurseurs  de  l'art  moderne  :  Jean  Foucquet. 


Nos  ancêtres,  jusque  dans  les  temps  les  plus  reculés,  ont  possédé  des 
peintres  et  de  grands  peintres.  L'enthousiasme  que  les  uHivres  de  leurs  artistes 
excitaient  chez  les  esprits  les  plus  cultivés  se  constate  dans  un  grand  numhre 
d'écrits,  et  ces  documents  littéraires  sont  dignes  de  foi. 

Malheureusement,  l'indifTérence,  uw  pis  encore  le  bon  goût,  ou  soi-disant  Ici, 
des  âges  successifs,  a  causé  d'irréparables  dommages,  et  la  main  des  hommes, 
sous  prétexte  d'embellissement,  a  détruit  plus  de  chefs-d'œuvre  que  n'en  aurait 
certainement  ravagé  le  temps.  Il  n'y  a  que  bien  peu  d'années  que  notre  admi- 
rable moyen  âge  commence  à  ne  plus  passer  pour  une  époque  de  barbarie  et  de 
maladresse.  Or,  si  on  en  juge  par  les  débris  sauvés  miraculeusement,  ainsi  ([ue 
par  les  écrits  spéciaux,  non  seulenimt  de  longs  siècles  se  succédèrent  où  l'ins- 
piration fut  vivace,  originale  et  grandiose,  mais  encore  où  les  techniques  furent 
poussées  au  dernier  degré  de  savoir  et  d'habileté. 

La  peinture  n'était  pas  alors  restreinte  comme  maintenant  au  presque  exclusif 
usage  de  la  couleur  à  l'huile  étalée  sur  une  toile  ou  sur  un  panneau  encadré 
pour  être  pendu  aux  murailles.  Une  peinture  était  aussi  bien  le  vitrail,  la 
fresque,  la  tapisserie,  que  l'émail  ou  les  parois  du  meuble  relevées  de  ligures  et 
d'ornements  peints.  C'était  la  façon  vraiment  large  de  comprendre  cet  aif,  cl  il 
est  vraisemblable  que  l'on  en  reviendra  plus  tard  à  cette  saine  et  féconde  nolidu. 

11  faudrait  donc,  pour  bien  étudier  la  peinture  dans  les  premiers  siècles  de 

notre   ère,  faire   l'histoire  de  chacun  de  ces  procédés;   mais  cela  ne  pi'ut  se 

tenter  d'une  façon  sommaire  et  force  nous  est  de  renvoyer  aux  ouvrages  spéciaux. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  tableau   proprement  dit  ail  dû  être  absolument 

ignoré,  seulement  il  n'avait  pas  rimporlancc  anormale  (ju'dn  lui  donne  main- 


G  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

tenant.  Une  stèle  gallo-romaine  (voy.  p.  4)  montre  en  elTet  un  portrait  de  femme 
encadré  et  suspendu  dans  la  boutique  d'un  marchand  de  vin.  Mais  il  est  pro- 
bable que  le  principal  usage  de  la  peinture  était  plutôt  de  décorer  les  murailles. 
La  conquête  de  la  Gaule  par  Jules  César,  qui  déjà  une  première  fois  faisait  sentir 
l'influence  néfaste  de  l'Italie  et  dut  étouffer  d'admirables  qualités  de  vigueur 
et  de  spontanéité,  amena  dans  les  demeures  des  particuliers  les  plus  riches,  des 
décorations  murales  analogues  à  celles  de  Pompéi  et  d'Herculanum. 

Pendant  le  m"  siècle,  des  invasions  incessantes  changèrent  de  fond  en  comble 
la  physionomie  de  la  Gaule,  en  môme  temps  que  des  révoltes,  en  achevant  de 
secouer  la  domination  romaine,  accumulaient  les  ruines.  Au  iv'  siècle,  l'Orient 
exerçait  sur  nous  une  induence  définitive,  et  laissait  dans  notre  sang  et  dans 
notre  art  d'ineffaçables  éléments.  La  mosaïque,  les  vitraux,  les  tissus  d'Orient, 
les  ivoires,  adoptés  pour  l'ornementation  des  temples  et  des  palais,  propa- 
geaient le  style  et  le  goût  byzantins. 

L'on  voyait,  au  \'  siècle,  les  artistes  et  ceux  qui  les  employaient,  tout 
en  restant  fidèles  à  ces  riches  traditions  orientales,  revendiquer  une  inspiration, 
une  exécution  absolument  personnelle,  et  rejeter  définitivement  toute  suspicion 
d'influence  latine.  Grégoire  de  Tours  signalait  avec  joie  que  plus  d'une  église 
était  entièrement  construite  et  décorée  par  les  artistes  nationaux. 

Fortunat  parlait  en  ces  termes  de  l'église  de  Saint-Perpetuus,  tout  enrichie 
de  dorures  et  de  polychromie  : 

Quod  nullus  venions  Romanà  gente  fabrivit 
Hoc  vil-  barbaricà  proie  peregil  opus. 

«  Cette  œuvre,  ce  n'est  point  un  Romain  qui  l'a  faite  ;  c'est  un  homme  de 
race  barbare  !  » 

Aux  vi°  et  vii°  siècles  le  goût  barbare  ne  fut  pas  moins  triomphant  ni  moins 
fécond  et  ce  mot  de  «  barbare  »,qui  est  devenu  d'une  acception  méprisante, 
correspondit  en  réalité  à  tout  un  ensemble  d'œuvres  luxueuses  et  vigoureuses 
non  moins  que  raffinées.  Le  vu'  siècle  est  celui  de  saint  Éloi,  un  ouvrier  superbe 
et  un  homme  d'une  haute  intelligence,  qui  donnait  aux  arts  une  impulsion 
énergique. 

Pour  donner  une  idée  de  l'importance  matérielle  et  morale  que  la  peinture 
avait  prise  dans  la  décoration  des  églises,  il  suffit  de  rappeler  qu'un  concile  (692) 
dut  en  réglementer  les  tendances.  Cette  peinture  était  devenue  allégorique  et 
mystique,  et  par  suite  presque  exclusivement  ornementale.  Ce  n'étaient  que 
chimères,  griffons,  dragons,  serpents  et  guivres,  ayant  tous  un  sens  caché.  On 
prescrivit  alors,  par  réaction,  la  représentation  dn  Christ  lui-même  et  non  plus 
de  ses  symboles.  Mais  tandis  qu'en  Oiinit  (Ui  le  mollirait  avec  une  expressiop  de 


ÉCOLK  FRANÇAISE.  7 

souffrance  physique,  les  os  saillants,  le  corps  affaissé,  en  France  on  le  voulait 
impassible  et  beau. 

L'art,  brillant  sous  le  règne  de  Dagol)ert,  devait  s'obscurcir  à  la  fin  du  vn'  siè- 
cle, et  s'éclipser  presque  complètement  au  milieu  des  invasions  et  des  guerres 
qui  signalèrent  le  commencement  du  vin'. 

Charlemagne  paraît  et  de  nouveau  les  arts  fleurissent.  Sous  Louis  le  Débon- 
naire ce  mouvement  se  continue  et  la  peinture  murale  n'est  pas  une  des  moins 
brillantes  manifestations.  Les  peintures  de  la  chapelle  et  du  palais  d'ingelhcim, 
longuement  décrites  par  les  contemporains,  déroulaient  de  vastes  compositions 
comportant  une  quantité  d'épisodes  et  de  iîgures.  Quelques  noms  d'artistes  ont 
été  conservés  ;  malheureusement  il  n'en  est  pas  de  même  de  leurs  anivres  :  on 
cite  entre  autres  Éribert,  et  Sintramne,  moine  de  Saint-Gall. 

On  a  longuement  discuté  sur  la  question  de  savoir  en  quel  siècle  vécut  le  moine 
Théophile,  ([ui  laissa  un  résumé  complet,  plein  de  savoir  en  même  temps  que 
d'une  délicieuse  naïveté,  des  arts  de  la  décoration  au  moyen  âge.  Les  opinions 
les  plus  généralement  adoptées  penchent  pour  le  x'  ou  le  xi  siècle.  Quoi  qu'il 
en  soit,  on  trouve  dans  son  ouvrage  :  Dirersarum  artia/n  schedida,  les  plus 
précieux  détails  sur  la  peinture,  l'émaillerie,  le  vitrail,  etc.  Si  nous  optons  pour 
le  x'  siècle,  un  passage  de  cette  sorte  de  bréviaire  des  arts  du  dessin  nous 
montre  en  quel  honneur  était  tenue  la  peinture  et  à  quelle  richesse  elle  était 
parvenue.  Voici  ce  joli  tableau. 

Le  moine  Théophile  parle  des  plafonds  et  des  parois  «  parsemés  de  couleurs 
variées,  évoquant  si  bien  aux  yeux  des  spectateurs  l'idée  du  divin  paradis  tout 
fleuri  de  fleurs  printanières,  verdoyant  de  gazons  et  de  feuilles  »  .  Puis  il  ajoute 
avec  allégresse  :  »  L'œil  ne  sait  où  se  fixer;  regarde-t-il  les  plafonds,  ils  sont 
tendus  de  fleurs;  regarde-t-il  les  murs,  c'est  une  apparition  du  paradis...  Si 
l'âme  fidèle  contemple  la  Passion  de  Notre-Seigneur,  elle  est  pénétrée  de  com- 
ponction ;  si  elle  voit  tous  les  crucifiements  soufferts  par  les  saints  et  quel  en  fut 
le  prix  dans  la  vie  éternelle,  elle  se  soumet  aux  pratiques  d'une  vie  meilleure; 
la  révélation  des  joies  infinies  qui  nous  attendent  au  ciel,  des  supplices  affreux 
qui  nous  sont  réservés  dans  les  flannnes  de  l'enfer,  redouble  l'espérance  qu'elle 
tire  de  ses  bonnes  actions  et  la  terreur  de  ses  péchés.  Courage  donc,  homme  de 
bien,  par  l'art  et  le  travail  de  qui  sont  [)résentés  h  Dieu  tant  d'holocaustes, 
anime-toi  d'une  habileté  et  d'un  zèle  toujours  plus  grands.  » 

On  voit  quelle  recherche  de  l'expression,  quel  amour  des  belles,  simples, 
mais  riches  et  puissantes  techniques  anime  les  ouvriers  de  ces  époques  dont, 
maUieureuseraent,  il  ne  nous  reste  point  d'autres  témoignages  que  des  témoignages 
écrits.  xMais  on  peut  affirmer  qu'au  x' siècle,  véritables  temps  héroïques,  régna 
une  magnifique  activité  artistique,  si  troublés  d'ailleurs  que  fussent  ces  temps. 

<(  Les  chroniques,  dit    .M.  llnr-^in-Déon,  célèbronl   Irs  peintures,    les  mo- 


8  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

saï({ues,  les  bas-reliefs  d'argent  comniaudés  par  les  évèques  d'Auxerre,  d'Autun, 
de  lieims,  de  Toul,  de  Saumur,  etc.  Nous  connaissons  même  le  nom  de  plusieurs 
artistes,  tels  que  le  peintre-sculpteur  Hugues,  du  couvent  de  Moutiers-cn-Der, 
qui  exécuta  en  999  des  peintures  dans  Icglise  de  Châlons-sur-Marne,  et  les 
moines  de  Saint-Gall,  Nokter  et  Jean  d'Italie  (950  à  999).  L'évèque  d'Auxerre 
avait  fait  peindre,  sur  les  murs  de  sa  cathédrale,  les  supplices  de  l'enfer 
et  les  joies  du  paradis.  » 

Quand  nous  arrivons  au  xi"  siècle,  l'art  roman,  magnitique  et  originale 
expression  de  notre  race,  enfantée  à  la  fois  par  l'élément  barbare  et  l'élément 
oriental  étroitement  fondus  désormais,  prend  toute  sa  force  et  sa  beauté.  Alors, 
dans  cette  époque  méconnue,  on  vit  les  artistes,  sous  l'angoisse  féconde  de  la 
recherche  de  moyens  d'expression  neufs,  interroger  la  nature,  s'en  inspirer 
heureusement  dans  le  moindre  détail  de  leur  ornementation,  et  présenter  un 
mélange  délicieux  de  «  naturalisme  »  et  d'ingénuité.  C'est  cette  époque  robuste 
et  saine  entre  toutes,  c'est  cette  naïveté  grandiose  qu'on  a  qualifiées  de  grossières 


PFiNirr.  Ff;     he    siint  -  sa\  in. 


et  de  barbares.  Barbares  si  l'on  veut,  mais  alors,  encore  une  fois,  il  faut  prendre 
l'épi thète  dans  un  sens  glorieux. 

tJetle  année  même,  deux  artistes,  chercheurs  de  grand  mérite,  ont  mis  le 
public  à  même  de  se  rendre  compte  delà  beaulé  et  de  la  grandeur  de  la  peinture 
française  au  moyen  âge;  nous  voulons  parler  de  l'exposition  qu'ont  organisée  à 
l'École  des  beaux-arts,  .M.M.  Gélis-Didot  et  Laffillée,  des  copies  qu'ils  ont 
exécutées  d'après  les  peintures  murales  conservées  à  Saint-  Savin,  Saint- 
Philibert  de  Tournus,  Saint-Jean  de  Poitiers,  Notre-Dame  de  Montmorillon, 
Saint-Gilles  de  Montoire  (Loir-et-Cher),  Vie  (Indre-et-Loire),  Poncé  (Sarthe), 
Saint-Désiré  (Allier),  Saint-Clef  (Isère),  Auxerre,  Le  Puy,  etc. 

Dans  toutes  ces  copies  ainsi  que  dans  le  bel  ouvrage  (pfils  on!  consacré  à 
la  Peinture  tlrromt/vc  en  France  {\),  on  pouvait  apprécier,  par  la  r('uninii  et  la 
juxtaposition  mômes,  combien  dans  tout  cet  art,  du  xi'  au  xiT  siècle  inclusive- 
ment, les  peintres  eurent  la  notion  de  la  grandeur  et  de  la  sincérité  dans  le 
geste  et  l'expression,  de  la  largeur  et  de  la  franchise  dans  l'exécution. 

Les  plus  importantes  peintures  du  xi"  siècle  (jui  nous  aient  été  conservées 

(1)  May  el  MoLterez,  éditeurs.  Nos  gravures  pages  13  et  l 't  sont  empruntées  à  cet  ouvrage. 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  9 

sont  celles  de  Saint-Sa\in,  dans  la  Vienne.  Le  nailliex  (on  Monini(>  ainsi  le 
vestibule  intérieur  de  l'église)  montre  des  compositions  tirées  de  rApocalvpso; 
dans  la  nef  on  voit  des  scènes  de  la  Genèse  et  de  l'Exode;  dans  le  chonir  et  les 
chapelles  des  figures  de  saints  et  devèques;  enfin  dans  les  cryptes,  l'histoire  de 
saint  Savin  et  de  saint  Cyprien.  Parmi  les  plus  belles  compositions,  il  faut  citer 
la  Fuile  en  Egypte,  Juspphet  la  fetnmc  do  Putipliar,  les  Funérailles  d'Abraham. 
II  est  des  figures  d'anges  combattant  à  cheval  qui  sont  d'une  simplicité  et  d'une 
fierté  de  dessin  tout  à  fait  admirables  dans  leur  expressive  naïveté. 

Mais  il  ne  faudrait  pas  croire  que  naïveté  soit  ici  synonyme  de  manque  de 
savoir.  Au  contraire,  ces  grandes  simplifications  de  dessin  et  de  peinture  sont 
l'indice  d'un  art  des  plus  exercés.  Chaque  figure,  pour  être  indiquée  de  la  façon 


peimuhe   de   sai\t-savin. 


la  plus  sommaire,  est  mise  en  place  avec  une  justesse  extrême,  et  la  couleur 
d'une  grande  sobriété,  est  d'une  force  et  d'une  harmonie  saisissantes.  Le  dessin 
des  yeux,  du  nez,  de  la  bouche,  est  purement  linéaire,  et  ce  sont  des  lignes  d'un 
rouge  brun  ([ui  cernent  la  figure  ensuite  coloriée  à  plat.  Les  couleurs 
employées  sont  les  ocres  jaune  et  rouge,  la  terre  verte,  le  cobalt,  le  noir.  Des 
violets,  des  verts,  des  gris  sont  obtenus  par  les  mélanges  les  plus  simples;  les 
couleurs,  simplement  délayées  dans  l'eau,  étaient  appliquées  sur  un  enduit 
de  sable  et  de  chaux  pendant  qu'il  était  frais. 

D'autres  peintures  non  moins  caractéristiques  exist(!nt  à  \ic;  elles  sont 
beaucoup  plus  naïves  mais  non  moins  ('\|)i'essives;  une  grande  page,  YEntrée  à 
Jéritsale/it.  malgré  la  gaucherie,  d'ailleurs  délicieuse,  de  l'arrangement,  montre 
une  véritable  beauté  d'attitudes  et  de  gestes. 

A  Poncé,  on  citera  encore  le  3/(/.s-M(/erc  des  I/i//(iceiits-,  h  Nolrc-Dame  do 
Montmorillon,  une  di'cni'aiidn  de  la  clia|)elle  de  Sainli'-CallH'i-inc  si  bien  décrite 
en  ces  termes  par  M.  André  .Mitln'i  :  «  .Je  vois  encore  cette  gi-andc  Vierge  portant 


40 


HISTOIRE  POI'LLAIRE  Dl-:  LA  PEINTURE. 


à  ses  lèvres,  d'un  geste  tendre  et  passionné,  la  main  du  petit  Jésus  qu'elle  baise, 
tandis  que  deux  anges  la  couronnent  et  que  l'enlant  pose  son  autre  main  sur  la 
têtede sainte  Catherine,  deboutprès  de  lui,  tenant,  comme  une  hostie,  dans  ses 
doigts  démesurés,  l'anneau  d'or  des  mystiques  fiançailles  ». 

Dans  l'abbaye  de  Rocamadour,  les  peintures,  comme  celles  de  Vie,  trahissent 
encore  une  influence  byzantine  très  marquée,  tandis  qu'à  Saint-Savin,  à  Saint- 
Jean,  h  Saint-llilaire  de  Poitiers,  le  style  roman  est  déjà  beaucoup  plus  original 
et  plus  émancipé  ;  dans  ces  deux  derniers  édifices,  il  y  a  des  anges  d'un  sentiment 


PEINTCRES    DE    S  A  I  N  T-S  A  V  1  Ji  . 


et  d'un  dessin  remarquables.  Enfin  il  faut  citer  du  xi"  siècle  encore,  un  magni- 
fique Christ  de  la  crypte  d'Auxerre. 

Comment,  même  dans  l'état  de  mutilation  et  de  délabrement  oii  se  trouvent 
ces  restes  d'un  art  si  pur  et  si  sincère,  n'a-t-on  pas  été  frappé  de  l'importance 
et  de  l'originalité  de  l'école  française  à  ses  débuts?  Comment  et  par  quelle 
aberration,  laissant  ces  œuvres  à  l'abandon,  a-t-on  cru  nécessaire  de  se  vacciner 
avec  un  virus  étranger?  Tout,  pourtant,  indique  une  race  essentiellement  artiste 
c'est-à-dire  ressentant  de  vives  impressions  de  nature  et  de  pensée  et  les  ren- 
dant sans  vanité  et  sans  ruses;  une  race  sobre  mais  cependant  éprise  de  couleur 
et  de  riches  matières.  En  effet,  les  murailles,  les  piliers,  les  archivoltes,  les 
voûtes,  étaient  revêtues  d'ornements  polychromes  d'une  grande  variété  sur 
des  fonds  très  soutenus:  c'étaient  des  feuillages,  des  damiers,  des  quadrillages. 


ÉCOLK  Fli.\^(■..\ISI•. 


II 


des  entrelacs.  Enfin  les  sculptures  mrnus  ('■laient  peintes.  Et  sans  entrer  dans  une 
discussion  qui  serait  étrangère  à  notre  sujet,  on  peut  remarquer  (jue  si  la  poly- 
chromie dans  la  sculpture  a  été  a])andonnée  par  nous,  à  l'encontre  des  traditions 
de  tous  les  grands  peuples  artistes  y  compris  les  Grecs,  c'est  pour  faire  tomber 
cet  art  dans  une  pure  abstraction  d'école. 

Quelques  noms  de  peintres  du  xi"  siècle  nous  ont  été  transmis.  Ce  sont,  entre 
autres,  ceux  de  Herbert,  moine  de  Reims;  Bernard,  abbé  de  Quincy;  Tutilon, 
moine  de  Saint-Gall.  A  ce  propos  notons  que  ce  monastère  contenait  une  impor- 
tante école  de  peinture  où  venaiiMit  étudier  les  artistes  français,  allemands, 


LA     VIERGE     ET     l'E\F»NT    JÉSUS    (  P  E  1  N  T  U  H  E     DE     S  A  I  N  T-S  i  V  I  N). 

suisses,  soit  pour  devenir  des  décorateurs  de  murailles,  soit  des  enlumineurs 
de  manuscrits. 

Les  noms  de  peintres  que  nous  pdurrions  citer,  n'auraient  pas  grande  utilité 
ici  et  ne  nous  renseigneraient  guère  d'une  façon  particulière  sur  leur  person- 
nalité et  leurs  travaux.  Il  nous  plaît  autant  de  nous  représenter  tous  ces  braves 
gens  travaillant  en  paix  et  conscience,  sous  les  ordres  de  quelque  grand 
personnage,  seigneur  puissant,  évèque  illustre,  abbé  savant  et  riche.  Ce 
n'étaient  pas  d'ailleurs  exclusivement  des  clercs  que  ces  artistes;  il  y  avait 
aussi  parmi  eux  quelques  laïques,  comme  le  démontrent  divers   documents. 

»La  peinture  était  admirablement  favorisée  dans  son  éclosion  et  dans  son 
épanouissement  par  l'architecture  romane  qui  olïrait  aux  artistes  de  lai'ges  et 
belles  surfaces  à  décorer,  des  murailb's,  des  voûtes,  des  cryptes.  Plus  tard,  avec 
le  xni"  siècle,  l'architecture  ogivale  allait  (limirnirr  ces  surfaces,  et  la  jieinlure 
décorative,  sur  le  domaine  de    laqui'llc   ciiipiélait  impérieusement  le  vilrail, 


12 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


peinture  aérienne,  mosaïque  transparente,  devait  se  limiter  plus  spécialement  à 
la  décoration  des  retables,  des  volets  de  tryptiques  peints  ou  sculptés,  à  celle 
des  coffres  ou  meubles,  enfin  des  manuscrits.  Peu  à  peu  le  tableau  se  détachait 
de  la  muraille. 

Mais,  au  moment  où  nous  en  sommes  encore,  il  lui  demeurait  inhérent. 
Parmi  les  beaux  exemples  que  l'on  peut  citer  de  la  peinture  murale  au 
ixu"  siècle,  il  faut  parler  du  Christ  bénissant  de  la  crypte  d'Auxcrre  Quelle 
majesté  et  quelle  simplicité  dans  le  geste,  quelle  belle  harmonie  dans  cette 
robe  blanche  à  bandes  rouges  et  ce  manteau  grenat  à  revers  blanc  et  bleu  ! 


CAl-d    ET    ABEL    OFFRANT    DES    PRÉSENTS    A    D[EU    (PEIXTIRE    BE    S  Al  X  T-S  A  V I  n). 


Quelle  grâce  naïve  dans  ces  deux  figures  d'anges  placées  de  chaque  côte  du  qua- 
drilobe  qui  contient  cette  grande  figure  et  encensant  l'IIomme-Dieu! 

11  ne  faudrait  pas  non  plus  prêter  une  trop  médiocre  attention  à  la  partie 
purement  ornementale  de  ces  décorations.  Les  bandes  guillochées  noires, 
jaunes,  vertes,  rouges,  qui  entourent  les  compositions,  les  feuillages  qui  couvrent 
les  archivoltes,  eniin  les  ornements  et  jusqu'aux  simples  harmonies  de  tons  unis 
qui  décoraient  les  piliers,  tout  cela  était  de  l'art  le  plus  exquis  et  profondément 
raisonné.  On  ne  trouvait  pas  dans  de  tels  édifices,  de  ces  incohérences  et  de  ces 
abandons  au  hasard  qui  aflligent  les  yeux  dans  tant  de  nos  édifices  modernes 
où  chacun  a  tiré  de  son  cùté. 

Grâce  à  cette  passion  de  couleurs  et  de  composition,  secondée  par  des 
volontés  éclairées  et  une  ligne  de  conduite  parfiiitement  logi(]ue  el  l)ien  con(;ue, 
les  églises  romanes  durent  être  dos  merveilles  (juo  l'on   ne   peut  plus,  hélas  ! 


ÉCOLE  FllANÇAlSE. 


13 


que  reconslihicr  |tar  rimagination  el  rériidilion.  Le  luxe  décoralif  était  même 
devenu  si  grand  que  des  esprits  pieux  s'en  inquiétèrent  cl  la  lettre  célèbre  de 
l'éloquent  saint  Bernard  témoigne  de  celle  réaction  :  «  0  vanité  des  vanités! 
s  écriait-il.  Sottise  autant  que  vanité!  L'Église  brille  dans  ses  murailles  et  elle 
est  nue  dans  ses  pauvres.  Les  curieux  ont  de  quoi  se  récréer  et  les  malheureux 
n'ont  pas  de  quoi  se  nourrir!...  (Jue  signilient  ces  monstres  ridicules,  ces 
caprices  difformes  dont  on  arrive  à  admirer  la  ditrormité  !...  Pour  l'amour  de 
Dieu  !  Si  l'on  n'a  pas  honte  de  ces  sottises,  que  n'a-t-on  au  moins  honte  de 
l'argent  qu'elles  coûtent!  » 

ALais  ces  scrupules  pieux  n'arrêtaient  guère  le  mouvement  artistique  si  luxu- 
riant et  si  vivaee.  Nous  nous  en  réjouirions,  malgré  saint  Bernard  lui-même,  si 


.^oi^Hi^ 


t'j)  m 


liuai 


TVUPiN     DE    L'ESCAI.IEn     DE     LA     CATHÉtinALE     DD     PUÏ    (FRESQUE    DU     XII«    STÈCLE). 


un  plus  grand  nombre  d'œuvres  nous  avaient  été  conservées.  Si  les  églises  conçues 
d'après  la  règle  de  Cîteaux  présentaient  l'austère  nudité  voulue  par  saint  Ber- 
nard, il  n'en  était  pas  de  même  des  autres  temples.  El  nous  voyons  un 
remarquable  contraste  dans  le  langage  comme  dans  l'action  chez  Suger  (|ui,  au 
contraire,  trouve  qu'aucune  splendeur  artistique  ne  sera  de  trop  pour  la  basilique 
de  Saint-Denys,  qu'il  l'ait  reconstruire  et  décorer. 

Son  raisonnement,  pour  être  celui  d'un  homme  ingénieux  et  subtil,  n'en  est 
pas  moins  intéressant  et  juste.  Selon  lui,  la  piété  et  la  pureté  de  cohu-  sont  bien 
entendu  les  premiers  des  devoirs;  cela  ne  saurait  être  discuté.  .Mais  est-il 
défendu,  en  outre,  d'honorer  les  divins  mystères  comme  il  convient,  par  les 
pompes  les  plus  splendides?  El  d'ailleurs  les  humbles  et  les  ignorants  ne  sont- 
ils  pas  instruits  par  la  contemplation  de  ces  peintures,  leur  retraçant  ce  qu'ils 
ne  peuvent  lire  dans  les  textes  :  et  la  peinture  ne  devient-elle  pas  pour  eux  un 
enseignement  précieux  '.' 


14 


HISTOIRE  POPULAIRK  01-   LA  PEINTURE. 


Peut-être  cette  charmante  doctrine  n'est-ellc  pas  absolument  conforme  à  la 
simplicité  évangélique,  mais  nous  aurions  mauvaise  grâce  à  la  blâmer  ici,  et 
d'ailleurs  nous  n'avons  point  à  entrer  dans  des  discussions  théologiques. 

D'ailleurs,  nous  devons  faire  une  brève  diversion  à  la  peinture  religieuse. 
Il  y  avait  alors  une  autre  peinture  pour  le  plaisir  des  simples  particuliers,  et  les 
chroniques  du  temps,  en  nous  parlant  des  scènes  de  fabliaux  célèbres  retracées 
dans  les  châteaux  et  dans  les  maisons,  telles  que  les  épisodes  du  Roman  de 
Benart,  prouvent  que  le  goût  de  l'art  était  fort  répandu  dans  la  société.  D'ail- 
leurs nous  possédons  un  vénérable  monument  de  la  peinture  civile,  c'est  le 


PEINTORE    DE    LA    SALLE    DES    MOBTS    DANS    LA    CATHÉDRALE    BC    PIY    (XV"    SIÈCLE). 

coffret  du  musée  de  Vannes.  On  y  voit  retracée,  dans  divers  compartiments,  l'his- 
toire d'une  jeune  fille  qui  épouse  un  noble  chevalier,  tandis  que  son  page, 
désespéré,  renonce  au  monde  et  prend  le  froc.  Puis  le  chevalier  part  pour  la 
guerre  et  le  page,  bien  que  moine,  revient  pour  enlever  la  damoiselle.  N'est-ce 
point  là,  comme  on  dirait  maintenant,  un  parfait  spécimen  de  la  peinture  de 
genre  ? 

Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  comment  avec  l'avènement  de  l'architecture 
ogivale,  les  surfaces  propres  aux  grandes  pages  murales  se  trouvèrent  nécessai- 
rement réduites.  Cependant  on  pourrait  citer  encore  à  Reims,  au  Puy,  etc.,  des 
pages  importantes.  De  même  les  scènes  de  martyres  de  la  Sainte-Ciiapellc,  les 
décorations  de  la  Châsse  de  sainte  Ursule,  à  Albi,  le  grand  rclalde  du  musée 
de  Cluny  relatif  au  mariage  de  la  fille  de  Pliilippc  le  Bel  avec  Edouard  d'Angle- 


ËCOLi;   llîANC.AISi:. 


is 


terre  (1290),  d'uutres  pièces  encore,  (juo  nous  ne  pouvons  examiner  ici  en  détail, 
montreraient  à  quel  degré  de  grâce,  d'ingénuité,  mais  aussi  d'habileté,  se  main- 
tenait la  peinture  française  au  xiii"  siècle. 

Peut-être  un  jour  arrivcra-l-on  inTine  à  déterminer  les  caractères  des  diffé- 
rentes écoles  qui  durent,  à  n'en  pas  douter,  exister  alors  et  montrer  des  nuances 
très  tranchées.  Pour  le  moment  cette  étude,  à  laquelle  se  livrent  des  chercheurs 
passionnés  et  savants,  n'est  pas  assez  avancée  pour  pouvoir  être  résumée  en  peu 
de  mots.  11  faudra  également  noter  que  l'art  de  la  peinture  comporte  encore 
l'enluminure  des  statues  :  ce  sont  de  vrais  et  excellents  peintres  qui  tout  comme 
au  temps  de  Praxitèle  se  chargent  de  ce  soin. 

Le  vitrail  et  la  miniature  sont  poussés  à  un  haut  degré  de  perfection.  Leur 
histoire  permettra  un  jour  de  déterminer  plus  précisément  les  points  encore 
obscurs  de  l'histoire  de  la  peinture  elle-même  et  de  combler  les  lacunes.  La 
peinture  ne  cesse  pas  encore  d'être  (ijipH(iure  k  un  usage  déterminé.  Parmi  les 


PEINTLHES    DU     COFrr.ET    DE     V4\\ES. 


objets  d'art  encore  à  citer  au  xin°  siècle  il  faut  rappeler  les  célèbres  armoires 
de  Noyon  et  de  Bayeux,  recouvertes  de  compositions  peintes.  Ce  n'est  que 
vers  le  xv°  siècle  que  l'usage  du  tableau,  c'est-à-dire  de  la  peinture  détachée, 
existant   par   elle-même   et    pour    elle-même,    s'accentuera    et    se  répandra. 

Nous  venons  de  dire  un  mot  de  la  miniature  :  les  très  nombreux  manuscrits 
enrichis  d'ornements  de  scènes  d'une  variété  et  d'une  richesse  extrême  et  encore 
incomplètement  explorés  ou  tout  au  moins  encore  imparfaitement  synthétisés 
seront  aussi  une  précieuse  ressource  pour  l'histoire  du  dessin  au  moyen  âge. 
Mais  nous  ne  pouvons  qu'indiquer  cela  en  passant. 

Avec  le  xiv"  siècle,  nous  sommes  déjà  loin  des  robustes  naïvetés  de  l'époque 
romane,  ou  de  l'élan  si  expressif  des  débuts  de  l'époque  ogivale.  Une  impec- 
cable sûreté,  une  habileté  déjà  presque  trop  grande  donnent  à  cet  art  plus  d'une 
ressemblance  avec  celui  des  siècles  les  plus  classiques.  En  outre,  peu  à  peu  la 
recherche  du  caractère  personnel  dans  les  modèles  amènera  forcément  les 
artistes  à  affirmer  leur  personnalité  propre.  Plus  on  tend  à  s'éloigner  des  idées 
générales,  des  formules  mêmes,  des  traditions  servant  à  exprimer  les  grands 
dogmes  d'une  manière  déterminée,  et  plus  l'artiste  apparaît  dans  son  œuvre.  De 


16 


HISTOIRE  POPULAlRli  DE  LA  PEINTURE. 


là  à  la  signature  il  n'y  a  ({u'iui  pas.  .4u  \iv'  siècle  nous  sommes  à  la  veille  de  la 
signature.  11  ne  faut  pas  d'ailleurs  prendre  ce  mot  de  signature  dans  son  sens 
littéral;  nous  voulons  simplement  parler  de  cette  affirmation  d'une  individualité 
qui  se  fait  jour  non  moins  dans  une  touche,  dans  une  harmonie  préférée,  que 
dans  un  assemblage  de  lettres  placées  dans  un  coin  d'un  tableau.  Combien  d'œuvres 
modernes  sont  signées  qui  ne  portent  même  pas  un  monogramme.  Tandis  que 
les  grands  ouvriers  anonymes,  produits  de  l'élément  barbare  et  de  l'élément 
byzantin,  dontnous  avons  mentionné  plus  haut  les  œuvres  collectives,  se  faisaient 
une  vertu  de  disparaître  derrière  leur  œuvre,  au  contraire  le  propre  de  l'artiste 
moderne  est  de  se  faire  une  gloire  d'apparaître  dans  la  sienne.  Or,  avec  le 
xiv'  siècle,  nous  assistons  indubitablement  à  l'éclosion  de  l'art  moderne. 


CHmST    DE   LA    CRÏPTE    D   llXEnHE. 


Un  élément  nouveau  d'une  grande  importance,  s'introduisait  d'ailleurs  dans 
l'art  français  :  nous  voulons  parler  de  l'inlluence  de  l'art  du  Nord,  de  l'art  fla- 
mand, essentiellement  particulariste,  observateur  du  détail  physionomique,  de 
la  vérité  des  accessoires,  de  la  vraisemblance  terre  à  terre  du  geste,  même  dans 
les  situations  les  plus  pathétiques.  Alorsqu'aux  époques  primitives  les  plus  hauts 
sentiments  se  traduisent  par  des  sortes  de  sereines  et  presque  imperturbables 
conventions,  et  que  la  peinture  des  passions  n'existe  pour  ainsi  dire  point,  au 
contraire  on  va  voir,  peu  à  peu,  les  artistes  s'adonner  à  cette  étudepresque  exclu- 
sive et  en  creuser  les  moindres  particularités. 

Les  comptes  et  autres  documents  abondent  en  preuves  de  l'influence  de  l'art 
flamand,  dans  le  Nord,  à  la  cour  de  France,  en  Bourgogne,  etc.  Les  noms  d'ar- 
tistes flamands  sont  les  plus  fréijuents.  Ils  s'établissent  chez  nous,  y  font  souche 
d'autres  artistes,  et,  sous  leur  influence,  si  l'art  gagne  en  vérité  et  se  rapproche 
davantage  de  la  vie,  on  ne  peut  contester  qu'il  perde  en  grandeur. 

Mais  pourtant,  combien  encore  de  belles  et  grandes  œuvres  !  Et,  dans  cette 
transformation    même  et  malgré  elle,  que  de  force,  de  jeunesse  et  de   con- 


ECUI.L;  FllA.NCAlSt:. 


n 


science!  Ouolle   belle   habilelé   tccliiiii[ue    et  (luelle   sincérité   de   sentiment  I 
Si  nous  [ji-enons  d'aI)or(l  la  peinture  suivant  la  conception  moderne,  la  pein- 


ture tableau,  nous  en  avons  déjà  d'assez  nombreux  et  très  beaux  exemples,  et 
notre  musée  du  Louvre,  bien  que  moins  riche  en  œuvres  des  primitifs  français 

2 


18  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

qu'en  aulrcs  choses,  nous  en  présente  quelques  spécimens  dignes  d'arrêter  notre 
attention. 

C'est  par  exemple,  une  petite  Mise  au  tombeau^  peinture  sur  fond  d'or.  Le 
corps  du  Christ  est  placé  dans  le  sépulcre,  en  présence  de  la  Vierge  soutenue 
par  saint  Jean.  Marie-INladeleine,  Marie  Salomé  et  Joseph  d'Arimathie  assistent 
à  l'ensevelissement.  Ce  n'est  qu'un  petit  tableau  de  sainteté,  comme  on  en  put 
faire  alors  des  quantités,  mais  d'une  très  bonne  conservation  et  qui  est  assez 
touchant  de  sentiment. 

Puis,  i)lus  récemment  entrée  au  musée,  une  Flagellation.  Les  deux  bourreaux 
qui  flagellent  le  Christ  sont  hideux  à  souhait.  Ils  sont,  ainsi  que  leur  victime,  de 
membres  grêles  et  d'assez  gauche  agencement,  mais  le  tableau,  dont  la  partie 
supérieure  est  formée  d'une  belle  architecture,  est  cependant  intéressant  par 
sa  sincérité. 

Viennent  enfin  divers  tableaux  dont  il  ne  saurait  être  dit  la  date  exacte  d'exé- 
cution, mais  qui  peuvent  être  considérés  comme  de  la  fin  du  xiv°  siècle  au 
commencement  du  xv"  siècles,  soit  du  règne  de  Charles  Vil.  Le  plus  important 
et  le  plus  beau  est  celui  qui  représente  la  Dernière  Communion  et  le  martyre  de 
saint  Denys  r Aréopagite.  Ici  nous  nous  trouvons  en  présence  d'un  véritable 
artiste,  plein  de  savoir  et  de  dignité,  possédant  parfaitement  son  métier  de 
peintre  et  ressentant  très  vivement  son  sujet.  Au  centre  de  la  composition  se 
trouvent  le  Christ  en  croix,  et  le  Père  Éternel  ;  à  gauche  Jésus-Christ,  dont  l'ar- 
tiste a  su  rendre  l'attitude  et  le  visage  fort  touchants  d'une  tendresse  attentive 
et  mélancolique,  donne  la  communion  à  l'évèque  à  travers  les  barreaux  de  sa 
prison.  A  droite  est  représenté  le  martyre  du  saint,  premier  évêque  de  Paris,  et 
de  ses  deux  compagnons  de  persécution,  Rustique  et  Éleuthère  ;  l'un  d'eux  est 
déjà  décollé. 

Il  ne  faut  pas  perdre  l'occasion  de  dire  que  ce  tableau  est  beau  de  dessin  et 
de  couleur,  et  qu'il  ne  lui  manque  pour  être  célèbre,  depuis  l'époque  où 
M.  Reiset  le  donna  au  musée  (1863)  que  d'être  attribué  à  quelque  primitif 
italien.  On  ne  saurait  trop  faire  remarquer  que  l'art  de  la  peinture  était  aussi 
avancé  chez  nous  au  xiv°  siècle  qu'en  Italie,  d'où  l'on  voudrait  nous  faire 
tenir  tout  notre  patrimoine  artistique. 

Nous  en  verrions  de  non  moins  concluants  exemples  dans  les  peintures 
murales  ou  dans  les  tableaux  votifs  de  grandes  dimensions  exécutés  pour  les 
églises  ou  chapelles.  Parmi  les  premières  on  peut  citer  entre  autres  celles  de 
Saint-Philibert  de  Tournus,  et  celles  des  Jacobins  de  Toulouse.  Parmi  les 
peintures  votives,  la  belle  Yierge  au  donateur  de  la  cathédrale  de  Clermont. 
Elle  est  exécutée  avec  la  plus  grande  simplicité  de  moyens,  presque  exclusive- 
ment un  bleu  et  un  rouge  sombre,  rehaussés  d'or,  et  son  caractère  en  est  gran- 
diose et  touchant. 


fXOLE  FRANÇAISE. 


19 


Ce  ne  sont  pas  seulement  les  quelques  lignes  en  lesquelles  nous  allons  être 
forcés  de  tiailcr  la  peinture  au  xv"  siècle  qu'il  faudrait  lui  consacrer,  mais  Inen 
plusieurs  chapitres.  Plus  tard  cette  histoire  se  fera,  grâce  aux  nombreux  docu- 
ments que  l'on  possède  et  cette  fois,  marchant  en  terrain  beaucoup  plus  sûr, 
on  verra  alors  quelles  luxuriantes  qualités  possède  notre  école  et  com])icn  cette 


PLAFO.\U   UE    LA    CHAPELLE    DE     l'hOTEL    DE    JACQUES    CUEl'R    A     BOURGES    (xV   SIÈCLE). 

époque  est  vivante  et  brillante.  C'est  le  bouquet  du  feu  d'artifice  ;  c'est  la  termi- 
naison d'une  ère  glorieuse  entre  toutes  dans  l'Iiistoirc  de  l'art  français:  ce 
moyen  âge  qui  apparaissaitjadis  comme  un  barbare  et  confus  amas  de  ténèlires 
et  d'ignorance,  et  qui  est  au  contraire  l'âge  où  le  génie  national  s'est  manifesté 
dans  sa  plus  grande  originalité  et  indépendance,  faisant  de  celle  contrée  l'égale 
des  plus  illustres  terres  où  jamais  l'art  ait  fleuri. 

Mais,  encore  mie   fois,  dans  un  livre  comme  celui-ci  nous  ne  pouvons  que 
signaler  quelques  (euvres,  donner  (juebjui's  indicalious  sommaires. 


20  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Entre  autres  peintures  que  l'on  peut  étudier  au  musée  du  Louvre  nous  cite- 
rons les  suivantes.  D'aljord  une  composition  anonyme  relative  à  la  Vie  de  saint 
Georges.  C'est,  comme  le  Martyre  de  saint  Denys,  dont  nous  avons  parlé,  une 
composition  en  trois  parties  sans  liaison  ni  séparation  distinctes,  une  sorte  de 
triptyque  sans  divisions.  A  gauche  du  panneau  est  représenté  saint  Georges 
vainqueur  du  dragon  ;  au  milieu,  le  Calvaire  ;  à  droite  le  martyre  de  saint  Georges. 
La  peinture  est  belle  et  la  sûreté  du  dessin  est  remarquable.  De  nombreux  per- 
sonnages assistant  au  martyre  du  saint  sont  étudiés  avec  un  grand  souci  de 
réalisme,  une  saisissante  vérité  de  types  populaires,  qui  indique  nettement 
l'influence  de  l'art  flamand. 

Certains  portraits  montrent  aussi  cette  préoccupation  d'individualité  très 
accentuée,  du  détail  rendu  avec  exactitude  et  précision  ;  un  d'eux  est  gracieux 
et  touchant,  d'un  sentiment  de  mélancolie  presque  moderne  :  c'est  un  portrait 
de  femme,  presque  de  profil  (n°  654),  richement  vêtue  et  se  détachant  sur  un  fond 
d'or  semé  de  pensées.  Plus  austères  et  d'une  facture  plus  hardie  sont  les  por- 
traits d'Anne  de  France,  duchesse  de  Bourbon,  dame  de  Beaujeu  et  de  Pierre 
de  Bourbon  en  prières  et  assistés  chacun  d'un  saint  ;  le  fond  de  ces  tableaux 
est  formé  par  des  paysages  superbes,  traités  avec  un  parfait  sentiment  de  la 
nature  et  sans  aucune  gaucherie.  La  couleur 'de  ces  deux  panneaux  est  puis- 
sante, soutenue  ;  le  dessin  est  d'une  expérience  accomplie.  Nous  sommes  à 
la  fin  du  xv°  siècle.  Nous  n'aurons  plus,  hélas  !  à  apprendre  des  voisins  que  la 
mièvrerie,  l'affectation  et  l'absence  de  naturel  ;  nous  ne  nous  en  ferons  mal- 
heureusement pas  faute. 

Une  curieuse  peinture  est  celle  qui  représente  Jean  Juvénal  des  Ursins  en 
prières,  suivi  de  toute  sa  famille.  Nous  renvoyons  au  catalogue  du  Louvre 
pour  la  description  de  cet  important  document  ;  elle  estr  très  détaillée  et  com- 
plète. D'ailleurs  un  autre  portrait  du  même  personnage  par  un  maître  illustre, 
va  tout  à  l'heure  absorber  bien  plus  vivement  notre  attention. 

Le  musée  de  Cluny  n'est  pas  sans  posséder  non  plus  quelques  peintures  du 
xv"  siècle  ;  mais  elles  sont  si  mal  placées  qu'on  ne  peut  les  voir.  Il  serait  à 
souhaiter  qu'on  les  groupfitet  qu'on  les  mît  à  la  portée  de  l'œil.  Elles  en  valent 
certainement  la  peine. 

En  voici  une  dont  l'auteur  n'est  rien  moins  qu'un  roi  :  c'est  Marie-Madeleine 
à31arseil/e,  parle  bon  roi  René  de  Provence,  qui  «  par-dessus  toutes  ses  sublimes 
qualités,  cstoit  bon  musicien,  très  bon  poète  françois  et  italien,  mais,  sur  toutes 
choses,  aimoit  et  d'un  amour  passionné,  la  peinture,  et  l'avoit  la  nature  doué 
d'une  inclination  tant  excellente  à  cette  noble  profession,  qu'il  csloit  en  bruit 
et  réputation  entre  les  plus  excellents  peintres  et  enlumineurs  de  son  temps, 
ainsi  qu'on  peut  voir  en  plusieurs  chefs-d'œuvre  achevés  de  sa  divine  et  royale 
main,  dans  un  labeur  merveilleusement  exact  et  plaisant  ». 


ÉCOLI-:  I  RAxr.Aisii:.  21 

Citons  encore  un  tableau  votif  de  la  «  Société  du  Puy  de  rimmacult''e-Conce|)- 
tion  »,  peinture  sur  bois  représentant  la  Vicrr/e  au  froment  ;  un  autre  tableau 
-v'otif  représentant  la  Vierge  debout  devant  une  église  gothique  et  les  portraits 
du  donateur  et  de  sa  famille,  avec  la  légende  :  »  Église  où  Dieu  a  fait  sa  rési- 
dence »;  enfin  un  très  important  tableau  représentant  le  sacre  de  Louis  XII. 
Il  est  formé  de  deux  volets,  et  c'était  probablement  un  triptyque  dont  le  troisicnKî 
volet  s'est  perdu  ;  de  nombreux  personnages  en  riches  costumes  donnent  \\n 
grand  intérêt  à  cette  composition  qui  fut  découverte  naguère...  dans  un  poulail 


LA    DILIGENCE    ET     Là     PâBESSE.    PEIMIBE    DE    L'ÉGLISE    DE    KET.Mir.IA. 


1er,  auquel  elle  servait  de  porte.  Cela  donne  une  idée  des  chefs-d'aunre  qui  ont 
dû  subir  les  mêmes  traitements  du  vandalisme  ;  malheureusement  il  n'y  a  plus 
guère  de  poulaillers  en  France  auxquels  on  puisse  arracher  de  telles  portes. 
Si  les  tableaux  votifs,  panneaux  peints  et  aisés  à  transporter  sont  relative- 
ment nomltreux,  ainsi  que  les  manuscrits  enluminés,  dont  nous  dirons  plus 
loin  quelques  mots,  il  est  également  un  certain  noniiire  de  restes  de  belles 
peintures  murales,  de  vastes  composiliiuis  pouvant  nous  donner  une  idée  de 
l'art  décoratif  à  cette  époque,  mais  ces  épaves  sont  bien  laites  pour  nous 
inspirer  d'irrémédiables  regrets  de  tout  ce  <pii  a  ét('' déli'iiit  plus  encoïc  par  les 
hommes  que    par  le  lem[is. 


22  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Sans  les  décrire  longuement,  nous  mentionnerons  les  ligures  d'anges  musiciens 
de  la  chapelle  du  Chevet  à  la  cathédrale  du  Mans  ;  les  figures  de  saints  et  de 
saintes  et  de  Vertus  triomphant  des  Vices  dans  la  chapelle  de  Kermaria 
(Côtes-du-Nord)  ;  la  grande  peinture  volive  dans  la  crypte  de  la  cathédrale  de 
Bayeux,  admirable  d'harmonie,  de  richesse  et  de  douleur  ;  les  peintures  de 
Chàtelaudren  (Côtes-du-Nord)  ;  les  belles  Sibylles  de  la  cathédrale  d'Amiens, 
figures  de  femmes  magnifiquement  costumées  et  d'une  réelle  majesté. 

On  ne  saurait  omettre,  comme  étant  des  plus  caractéristiques,  les  fresques  de 
la  Chaise-Dieu  (Auvergne)  représentant  la  danse  des  morts,  ce  sujet  si  fréquem- 
ment traité  au  moyen  âge  et  qui  persiste  jusque  sous  la  Renaissance.  Celles-ci 
sont  aussi  belles  d'exécution  que  de  pensée.  Rappelons  les  célèbres  fresques 
du  Charnier  des  Innocents  à  Paris,  consacrées  au  même  thème,  et  qui  n'existent 
plus.  A  la  chapelle  de  Kermaria,  que  nous  venons  déjà  de  mentionner,  se  trouve 
aussi  une  «Danse  des  Morts  »  ;  mais  tandis qu'àla  Chaise- Dieu  elle  forme  comme 
une  espèce  de  farandole  sans  interruption,  à  Kermaria  les  sujets  sont  isolés 
sous  des  arcatures  supportées  par  des  culonnetles  qui  les  séparent  les  uns 
des  autres. 

Ce  ne  sont  pas  les  noms  de  peintres  qui  manqueraient  si  on  les  voulait 
citer;  mais  leur  attribuer  des  œuvres  est  plus  que  problématique.  Tant  de 
choses  ont  été  détruites  !  Quels  étaient  les  caractères  du  talent  de  Colard  de 
Laon,  de  Haincclin,  attaché  au  duc  d"Orléans,  de  Pierre  Hayne,  peintre  de 
Charles  Vil,  de  Vulcob,  de  Jacob  de  Litemont  qui  travailla  pour  Charles  Vil. 
de  Copin  de  Dèlft?  Beaucoup  de  ces  artistes,  comme  on  voit,  sont  d'origine  ou  de 
nationalité  flamande  ;  mais  ils  se  «  francisaient  »  rapidement  et  les  artistes 
qu'ils  formaient  ne  perdaient  aucune  des  qualités  de  notre  race.  Pour  le 
moment,  il  faut  laisser  aux  érudits  le  soin  de  recueillir  tout  ce  qui  se  rapporte 
à  cette  histoire  encore  bien  confuse,  et  espérer  que,  plus  tard,  la  lumière  se  fera, 
et  qu'on  pourra  retracer  nettement  la  part  et  les  caractères  de  chaque  école, 
car  elles  étaient  très  distinctes,  ne  fût-ce  que  celles  de  l'Ile-de-France,  de  la 
Bourgogne  fortement  marquée  des  influences  flamandes,  de  l'Auvergne,  enfin 
de  la  Provence,  au  contraire  déjà  italianisante  avec  les  artistes  appelés  par 
le  roi  René,  etc.,  etc. 

Une  belle  œuvre,  qu'on  ne  peut  oublier,  est  la  décoration  de  l'hôtel  de 
Jacques  Cœur  à  Bourges;  ce  sont  de  délicieuses  figures  d'anges  amplement 
drapées,  reliées  entre  elles  par  des  bandcroUes  couvertes  d'inscriptions,  et 
groupées  dans  les  compartiments  formés  par  les  nervures  du  plafond.  Est-ce, 
comme  on  le  croit,  l'œuvre  d'un  artiste  flamand  de  l'école  de  van  Eyck?  Est-ce, 
au  contraire,  malgré  les  apparences,  celle  dun  Français  ?  De  touto  façon, 
c'est  une  très  belle  pag(\ 

Mais  nous  voici  du  moins  arrivés  àquehiucs  peiiilres  dont  on  peut  désigner 


ÉCOI.K    FRANÇAISE.  23 

nettement  les  œuvres  en  toute  sùrelé.  Ici  le  voile  de  l'anonymat  ipii  cacliait  ces 
grands  et  modestes  artistes  a  été  soulevé  par  les  historiens.  Pourtant  ils  ne  se 
souciaient  que  de  faire  de  bonne  besogne,  et  pas  un  nom  n'est  s'igné  au  bas  de; 
leurs  plus  beaux  et  plus  authentiques  travaux. 

Le  premier  est  Jean  Foucquet.  C'est  non  seulement  un  des  plus  grands 
maîtres  du  xv°  siècle,  mais  encore  de  tout  l'art  français.  Si  nous  avions  un  peu 
plus  le  sentiment  et  le  souci  de  nos  vraies  gloires,  depuis  longtemps  Fouc([uet 
serait  notre  Albert  Durer  ou  notre  Ilolbein.  On  n'aurait  pas  laissé  ses  ouvrages 
enfouis,  égarés,  ou  se  dérobant  sous  des  attributions  erronées.  On  aurait 
reconnu  en  lui  un  merveilleux  peintre,  d'une  habileté  extrême  à  concevoir,  à 
composer  et  à  dramatiser,  un  coloriste  exquis  et  un  dessinateur  parfaitement 
précis  et  savant.  Kien  qu'à  observer  la  moindre  de  ses  miniatures  on  aurait 
constaté  que  l'étude  attentive  de  la  nature  n'est  pas  chez  nous  d'aussi  fraîche 
date  qu'on  le  suppose  et  que,  dès  le  xv'  siècle,  ce  peintre  au  moins  s'était  avisé  de 
l'intérêt  que  présentent  les  types  caractérisés,  les  paysages  clairs  et  la  joie 
qu'il  y  a  à  les  peindre.  Enfui,  en  examinant  les  quelques  portraits  qui  nous 
ont  été  laissés  de  lui  avec  d'authentiques  attributions,  et  en  les  voyant  si  fermes 
de  contour  et  de  modelé,  si  originaux  de  couleur  et  si  vivants  d'expression,  on 
aurait  peut-être  enlevé  de  tels  ou  tels  cadres  l'étiquette  d'Holbein,  de  ^^'olll- 
geniLîth,  de  Diirer,  de  tel  ou  tel  primitif  italien,  allemand  ou  ilamand,  ou 
même  simplement  la  peu  compromettante  mention  d'  «  anonyme  »  pour 
restituer  ces  portraits  à  leur  véritable  auteur. 

Ce  n'est  pas  un  des  moindres  malheurs  de  la  renaissance  italienne 
en  France  que  d'avoir  arrêté  l'essor  de  telles  œuvres,  d'avoir  détourné  les 
esprits  de  l'admiration,  du  culte  que  l'on  aurait  dû  vouer  à  de  tels  génies  et  du 
soin  dont  on  aurait  dû  entourer  leurs  travaux.  Les  goûts  étant  changés  et 
dévoyés,  on  cessa  pendant  trois  siècles  de  se  soucier  de  nos  derniers  grands 
imagiers,  et  même  de  se  douter  de  la  beauté  de  leurs  œuvres,  infiniment  plus 
éclatantes,  plus  originales  et  plus  vivaces  que  les  plates  et  froides  imitations  de 
l'antique  que  l'on  décora  du  nom  au  moins  prétentieux  de  grand  art.  Rien  de 
surprenant  que  beaucoup  de  ces  vieux  maîtres  aient  eu  à  soutlrir  de  cette 
longue  ingratitude  et  que  la  plupart  de  leurs  œuvres  les  plus  importantes, 
quand  par  hasard  elles  se  consei'vaient,  aient  perdu  leurs  papiers  eu  route. 

On  ne  connaît  même  pas  les  traits  essentiels  de  la  vie  de  Foucquet,  et  sa 
biographie  tient  en  quelques  lignes.  Il  naquit,  croit-on,  vers  \\\',\  à  Tours  et 
mourut  vers  1  iSO.  Il  étudia  d'abord  à  l'aris,  à  lecole  des  anci(iis  maîtres  de 
Saint-Luc,  il  voyagea  à  Home,  s'y  lia  avec  Vittore  Pisano,  Gentile  da  Fabriano, 
et  l'on  croit,  aussi,  avec  Hogier  van  der  W CNdcii  (|iii  s\  (roux ait  iilors.  V.n  I  i:!7 
il  peignit  le  portrait  du  pape  Eugène  INpoiii-  la  sacristie  de  IV'glisedcla.Miurrxa. 
Fnlin,  de  retour  en    France,  il  acquit  uin'  grande   répulalicui    sous   la   triple 


24  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

personnification  du  portrailisle,  de  renliimineiir  et  du  peintre  de  fresques. 
11  devint  le  peintre  attitré  de  Louis  XI,  après  la  mort  de  Charles  VII. 

Voilà  à  peu  près  tout  ce  que  l'on  sait  de  Foucquet,  en  attendant  les  nouvelles 
et  désirables  découvertes  de  l'érudition.  Seuls  le  portraitiste  et  l'enlumineur 
ont  survécu.  Le  peintre  de  fresques  pourra-t-il  jamais  sortir  de  nouveau  de 
l'inconnu  aussi  brillamment  que  l'auteur  des  portraits  de  Charles  VII  et  de 
Guillaume  Juvénal  des  Ursins,  des  miniatures  des  Antiquités  des  Juifs,  des 
Grundes  Chroniques  et  du  Livre  d'heures  de  maître  Etienne  Chevalier"'! 

Nous  venons  de  désigner  quelques-unes  des  belles  œuvres  de  Foucquet.  On 
peut  admirer  les  deux  premières  au  Louvre.  Guillaume  Juvénal  des  Ursins  est 
représenté,  le  corps  tourné  à  droite,  tête  nue,  vêtu  d'une  robe  rouge  bordée  de 
fourrure.  Il  est  en  prière  les  mains  jointes.  Le  fond  figure  des  panneaux  de 
marbi'c  vert,  encastrés  dans  des  boiseries  sculptées  et  dorées;  deux  pilastres 
ont  pour  chapiteaux  des  ours  debout  et  muselés,  soutenant  les  écussons  de  la 
famille  des  Ursins.  Tel  est  ce  beau  portrait  d'un  dessin  excellent,  d'une  riche 
couleur,  d'un  beau  caractère  et  d'un  grand  goût  d'arrangement. 

Leportrait  de  Charles  VII  est  un  chef-d'œuvre.  La  tète,  de  trois  quarts,  tournée 
à  droite,  est  coiffée  d'un  chapeau  dont  les  bords  larges  sont  relevés  et  ornés  de 
dents  d'or.  La  robe  est  de  velours  rouge;  le  col  et  les  manches  sont  garnis  de 
fourrure;  il  a  les  mains  jointes  et  appuyées  sur  un  coussin.  De  chaque  côté  du 
portrait  est  figuré  un  rideau  bleu  uni.  Ici,  il  y  a  plus  qu'un  coloriste  et  un  dessi- 
nateur, si  haute  que  se  montrent  leur  habileté;  il  y  a  aussi  un  physionomiste 
surprenant.  Est-ce  involontairement  et  à  force  de  sincérité?  Y  eut-il,  tout  au  fond 
de  rimagicr,  une  arrière-pensée  d'ironie  soigneusement  cachée?  Toujours  est-il 
que  ce  portrait  raconte  en  traits  vraiment  forts  et  incisifs  la  faiblesse  de  caractère, 
la  ruse  de  ce  prince  sans  grandeur  de  sentiments  et  qui  ne  récompensa  que  par 
une  ingratitude  sans  circonstances  atténuantes  Jeanne  d'Arc  et  Jacques  Cœur, 
celle  qui  lui  avait  permis  de  reconquérir  son  royaume  et  celui  i|ui  l'avait  aidé  à 
y  faire  renaître  la  prospérité. 

Jeanne  d'Arc...  En  vérité  l'on  est  surpris  qu'un  peintre  comme  Foucquet  ne 
nous  ait  point  laissé  d'elle  une  seule  image.  Dans  les  nombreuses  miniatures 
guerrières  et  autres  de  l'œuvre  de  Foucquet,  les  portraits  abondent.  Celui  de 
Charles  VII  y  est  fréquemment  répété,  d'autres  encore  que  l'on  arrivera  peut-être 
à  déterminer;  aucune  figure  ne  s'y  rencontre  qui  puisse  présenter  même  l'ombre 
d'une  telle  hypothèse  à  l'égard  de  la  Pucclle.  Foucquet  fit-il  acte  de  courtisanerie? 
Plus  vraisemblablement  ne  vécut-il  en  aucune  façon  de  la  vie  des  camps?  fut-il 
en  voyage  au  nutuicnt  où  avaient  lieu  les  glorieuses  campagnes,  ou  absorbé  par 
des  travaux?  Toutes  ces  suppositions  sont  |)()ssili]('s. 

11  n'y  a  donc  qu'à  regretter  que  le  portraitiste  du  roi  n'ait  pas  aussi  retracé  les 
traits  de  Jeanne.  Quel  trésor  inestimable  ne  serait  pa-  celui-là! 


ÉCOLE  FUANÇAISn:.  23 

Les  manuscrits,  disons-nous,  abondcnl  en  portraits.  Ce  ne  sont  môme  presque 
rien  que  des  portraits,  mais  merveilleusement  présentés,  dans  des  eomposilions 
vivantes  autant  qu'ingénieuses.  Une  des  plus  belles  et  des  plus  importantes 
enluminures  est  le  frontispice  du  Doccnce,  qui  est  à  Munich.  »  Elle  réunit,  dit 
M.  Lecoy  de  la  Marche,  sur  un  même  feuillet,  plus  de  cent  personnages  pris  sur 
nature.  Le  sujet  est  la  haute  cour  de  justice  tenue  à  Bourges  en  1458  pour  la 


ilB&mffilïlM^iia 


FOI  CQ11  ET. 


COllRONNEHEINT     11  F,    1.  à    V[EnnE. 


condamnation  du  duc  d'Alençon,  accusé  de  haute  trahison.  Au  sommet  do  La 
composition  se  détache  la  figure  sérieuse  et  digne  du  roi  ;  de  chaque  côté  de  lui, 
sur  quatre  rangs  disposés  en  losange,  viennent  le  comte  de  Dunois.  les  ducs  de 
Berry,  d'Orléans,  de  Bourbon,  le  comte  d'Angoulème,  le  comte  du  I\Laine,JuvénaI 
des  Ursins,  chancelier  de  Fimucc,  rarchevé(iuo  de  Beims,  son  frère,  ure  foule 
de  prélats,  de  seigneurs,  de  conseillers  au  ])arlement,  do  magistrats  divers, 
rangés  suivant  la  hiérarcliie  et  noniiiiali\<'ment  désignés;  puis,  en  dehors  de 


26  HISTOIRE  POPULAIUL;  DE  LA  PEINTURE. 

l'enceinte  réservé  aux  jiifïes,  des  clercs,  des  huissiers,  des  hommes  d'armes.  Celte 
page  est  tout  un  monde,  et  un  monde  vivant,  personnel,  animé.  » 

Il  faut  ajouter  que  ces  enluminures  sont  toutes  d'une  beauté  et  d'une  vivacité 
de  coloris,  d'un  fini  d'exécution  qui  en  font  des  objets  d'art  vraiment  précieux; 
les  rehauts  d'or  donnent  une  grande  richesse  à  ces  rouges,  à  ces  bleus, 
d'une  douceur  et  d'une  finesse  incomparables. 

A  défaut  de  ce  chef-d'œuvre  nous  possédons  d'autres  œuvres  inestimables  de 
Poucquet,  et  en  assez  grand  nombre.  11  y  a  d'abord  toute  l'admirable  série  des 
composition  pour  le  Livre  cr/ieures  d' Etienne  Chevalier^  qui  sont  incontestable- 
ment ce  que  Foucqueta  fait  de  plus  beau  et  de  plus  complet.  Ces  tableaux,  on 
ne  peut  les  appeler  autrement,  qui  constituent  un  des  joyaux  de  la  peinture 
française,  appartenaient  à  M.  Brentano,  de  Francfort.  On  sait  qnele  duc  d'Aumale 
s'en  est  rendu  acquéreur  et  qu'on  les  peut  désormais  admirer  à  Chantilly;  on  ne 
saurait  avoir  trop  de  reconnaissance  pour  un  don  aussi  véritablement  princier. 

Ces  compositions  vont  sans  effort  du  grandiose  au  familier,  du  touchant  et 
du  souriant  au  sublime.  On  ne  trouvera  rien,  par  exemple,  de  plus  simple  et  de 
plus  imposant  à  la  fois  que  ce  Couronnement  de  la  Vierge  reproduit  ici.  D'autre 
part,  il  est  une  certaine  Naissance  de  saint  Jean-Baptiste  qui  présente  un  délicieux 
tableau  de  mœurs,  un  intérieur  représenté  avec  une  sincérité  et  une  bonhomie 
charmantes  :  le  grand  lit  où  se  trouve  couchée  la  jeune  mère,  la  cheminée  à  vaste 
manteau  où  est  pendue  la  marmite,  les  allées  et  venues  des  amies,  des  parentes, 
des  servantes,  occupées  aux  soins  de  ménage,  tout  cela  est  retracé  avec  une 
aisance  et  une  vérité  au  moins  égales  à  celles  des  plus  grands  intimistes 
hollandais  ou  flamands. 

A  défaut  des  merveilleuses  pages  du  Livre  d'heures  d'Etienne  Chemlier,  on 
aurait  déjà  au  Louvre  un  beau  spécimen,  et  très  complet,  de  la  manière  de  Fouc- 
quet,  dans  la  belle  miniature  qui  représente  l'épisode  bien  connu  de  la  vie  de 
saint  Martin.  Ce  qui  donne  un  caractère  tout  à  fait  particulier  à  cette  page, 
comme  à  toutes  les  œuvres  de  Foucquet,  c'est  que  l'artiste  représente  des  gens 
de  son  temps  dans  leurs  attitudes,  leurs  costumes  réels,  dans  leur  milieu  exac- 
tement observé.  D'ailleurs  tous  les  anciens  maîtres  procédaient  ainsi,  et 
ils  se  souciaient  fort  peu  de  la  recherche  de  ce  qu'on  a  appelé  la  couleur 
locale. 

C'est  une  conception  toute  moderne,  et  il  faul  bien  avouer  que  pour  l'abus 
qu'on  en  a  fait,  pour  les  douteuses  ou  conventionnelles  évocations  que  l'on 
nous  a  données  à  satiété,  on  regretterait  bien  volontiers  la  beauté  et  la  vérité 
du  sentiment  qui  brillent  dans  les  vieilles  miniatures,  donnassent-elles,  comme 
le  fait  celle  de  Foucquet  dans  l'exemple  présent,  à  saint  Martin  et  à  ses  com- 
pagnons l'habillement  et  les  traits  de  bons  hommes  d'armes  du  xv'  siècle  et  au 
paysage  où  se  déroule  l'aventure,  l'aspect  frappant  d'un  quai  parisien,  ou  bien 


ÉCOLE  FRANÇAIS!:. 


27 


tourangeau,  avec  ses  ponts,  ses  parapets,  son  pavage  et  la  rangf'C  de  maisons 
aux  toits  pointus,  aux  poutres  appai'entes  sur  les  pignons. 

Ce  n'est  pas  d'ailleurs  un  des  moindres  charmes  de  l'œuvre  de  Fuuc(juet  que 
cette  sincérité  du  paysage.  Le  maître  est  un  paysagiste  uni(iuc.  et  ce  serait  de 
l'infatuation  que  de  faire  dater  de  notre  siècle  l'élude  de  la  nature  lumi- 
neuse et  gaie.  Si  Foucquet  n'avait  pas  eu  souci  de  faire  avant  tout  des  com- 
positions /n/nuiiiie.t,  de  commenter  les  épisodes  de  l'histoire  sacrée  ou  profane, 


'\ 


B0UI;I)ICI10\  ;.' 


MiMAiinE  i,Tir.rK   lui   TiTE-i.nr). 


et  si  par  impossihle  on  éliminait  ces  multiples  petites  ligures,  si  bien  actionnées, 
si  pensantes,  il  resterait  encore  des  tahleaux  de  nature  d"iui  accent  aussi  vrai, 
aussi  captivant,  que  tout  ce  que  l'on  peut  citer  dans  les  plus  beaux  paysages 
de  l'école  moderne.  Non  seulement  dis  édifices,  des  intérieurs  de  jialais  ou  do 
demeures  plus  modeslcs,  des  coins  de  vwc  adniiraldemi'ut  agencés  et  éclairés, 
mais  encore  des  échappées  lointaines  sur  la  (■am[)agne  :  ri\iéres  serpentant 
parmi  des  collines  riantes,  ciels  pleins  de  varii'h'  el  de  dard',  eaux  transpa- 
rentes et  profondes,  bMimenls  ou   petits  personnages  indiqués  à  de  longues 


28  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PELNTURL. 

distance  avec  les  dégradations  les  plus  délicates  et  les  plus  justes  de  la  pers- 
pective aérienne.  Et  tout  cela  d'une  clarté  si  grande,  d'une  telle  vivacité  et  d'une 
telle  harmonie  de  tons  en  même  temps,  que  les  paysages  modernes  les  plus 
lumineux  ne  contiennent,  en  vérité,  rien  de  j)lns.  Le  coloris  de  Foucquet  dans 
ces  paysages  où  se  déroulent  les  légendes  et  les  faits  d'armes,  est  extrêmement 
personnel,  reconnaissable  entre  tous  parmi  les  nombreux  manuscrits  à  minia- 
tures :  l'alniosphère  est  légère  et  subtile  et  il  y  règne  comme  une  sorte  de 
poudroiement  doré  auquel  on  ne  peut  se  tromper,  à  peine  a-t-on  vu  deux  ou 
trois  de  ces  miniatures. 

Parmi  les  plus  l>eaux  exemples  que  nous  possédions  encore,  il  faut  citer  le 
manuscrit  des  Antiquités  des  Jt/ifs,  dclosèphe,  et  les  Grandes  Chroniques,  deux 
des  trésors  de  la  Bibliothèque  nationale,  et  qui  sont  indubitablement  de  Fouc- 
quet, sauf  certaines  pages  que  l'on  reconnaît  aisément.  Un  autre  trait  du  talent 
de  notre  maître,  c'est  qu'il  connaît  et  dessine  parfaitement  les  chevaux,  tandis 
que  ses  contemporains  en  donnent  encore  des  représentations  saisissantes  par- 
fois, sans  doute,  mais  souvent  gauches  ou  conventionelles. 

Nous  pourrions  décrire  une  à  une  ces  miniatures  si  monvcmenlées,  si  dra- 
matiques, et  nous  y  trouverions  un  plaisir  extrême  ;  cela  détruirait  un  peu 
l'équilibre  de  ce  précis;  mais  il  nous  fallait  signaler  l'importance  de  cette 
œuvre  à  ceux  qui  en  voudraient  faire  un  examen  particulier,  et  revendiquer 
pour  Foucquet  une  des  premières  places  dans  l'école  française. 

Il  nous  reste,  avant  d'en  finir  avec  ce  grand  artiste  encore  incomplètement 
connu,  à  mentionner  deux  magnifiques  peintures  de  lui  :  le  portrait  d'Etienne 
Chevalier,  et  la  Vierge  avec  l'Enfant  Jésus.  La  Vierge  n'est  autre  qu'un  admi- 
rable portrait  d'Agnès  Sorel,  le  sein  nu.  Le  premier  de  ces  panneaux  est  à 
Francfort,  le  second  à  Anvers.  Telle  est  la  destinée  voyageuse  de  certaines 
œuvres  :  ces  deux  peintures  constituaient  en  effet  un  ensemble,  ou  pour  mieux 
dire  majeure  partie  d'un  ensemble  ;  car  on  avait  jusqu'ici  admis  qu'elles  for- 
maient un  diptyque.  .Mais  l'hypothèse  de  M.  Henri  Bouchot  est  beaucoup  plus 
vraisemblable,  de  les  considérer  comme  les  deux  panneaux  d'un  triptyque  dont 
le  troisième  panneau  est  perdu  peut-être,  irrémédiablement,  peut-être  égaré 
sous  une  fausse  attribution.  En  vérité  la  recherche  en  vaut  bien  la  peine. 

Un  autre  manuscrit  célèbre  fut  longlemps  attribué  à  Foucquet;  nous  vou- 
lons parler  du  rZ/e-Lùv  de  la  Bibliotliè(iue  nationale.  Le  même  écrivain,  qui  a 
fait  de  notre  peintre  une  étude  approfondie,  l'attribue  plutôt  à  un  autre  artiste 
attaché  à  Louis  XI,  à  .lean  Bourdichon  de  Tours  (1457-1520)  qui  fut  précisé- 
ment le  successeur  de  Jean  Foucquet  comme  peintre  et  valet  de  chambre  du 
roi,  titre  qu'il  conserva  jusque  sous  le  règne  de  François  l".  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
Tite-Live  est  encore  un  fort  bel  ouvrage  et  qui  fait  grand  honneur  à  la  peinture 
française.  Ce  sont  de  beaux  exploits  de  gens  d'armes,  des  combats,  des  assem- 


ÉCOLE  FKANCAiSE. 


2Î) 


Liées  de  clicvaliers,  des  incendies  de  villes  ou  de  camps,  des  nuilineries,  des 
cortèges  pompeux.  Or  tous  ces  tableaux  héroïques  sont  pour  la  plupart  de 
dimensions  minuscules,  ce  qui  ne  leur  enlève  rien  de  leur  i;riin(leur.  Les  i)lus 
grandes  n'occn[ieiU  pas  la  page  enlière  de  ce  liel  in-l'ulin.  cl  les  aiilres  n'occu- 
pent qu'un  tiers  de  colonne,  soit  le  sixième  de  la  ]»iigi'.  Mais  (|uelle  vie,  quel 
•louvement  dans  tout  c(da,  et  comme  le  sentiment  Aw  draine  est  toujours  juste 


BOl  li  DICIIÙN   [.j. 


Li     FILLE     UE     SenvllS     TLLLILS     (TUÉ     UU     TITE-LIVE). 


et  sans  exagération  théâtrale  !  C'est  là  que  brillent  lu  force  et  la  lucidité  du 
bon  sens  qui  caractérise  l'école  française  dans  ses  belles  époques,  bon  sens  qui 
d'ailleurs  n'avait  rien  de  vulgaire  ni  de  banal. 

Jean  Bourdichon  était,  comme  Foucquel,  non  seulement  enlumineur,  mais 
encore  peintre  de  fresques.  Malheureusement,  on  ne  saurait  lui  attribuer  même 
une  seule  œuvre  en  ce  dernier  genre.  Si  l'attribution  du  Tite-Livch  ce  peintre 
est  toute  récente,  il  n'en  est  pas  de  même  du  fjrre  il'/wNn'x  d'Auno  t/c  J{re((if/»e, 
encore  une  merveille  de  la  Bibliothèiiue  nationale.  On  sait  maintenant,  à  coup 


30  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

sûr,  grâce  au  document  mis  en  valeur  par  M.  Léopold  Delisle,  que  l'auteur  est 
bien  «  Jehan  Dourdichon,  peintre  et  valet  de  cliambre  »  de  Louis  XII  et  qu'il 
reçut  pour  prix  de  son  travail  la  somme  de  mille  cinquante  livres  tournois, 
ayant  «  richement  et  somptueusement  historié  et  cnlumyné  une  grans  Heures, 
pour  notre  usaige  et  service,  où  il  a  mis  grant  temps  ».  Une  tout  au  moins  des 
grandes  miniatures  qui  ornent  ce  splendide  volume  (il  y  en  a  cinquante  et  une 
grandes,  et  beaucoup  de  petites  servant  pour  la  décoration  des  pages)  est  célèbre 
et  a  été  souvent  reproduite,  soit  par  la  gravure,  soit  par  la  chromolithographie. 
C'est  celle  qui  représente,  en  guise  de  frontispice,  la  reine  Anne  de  Bretagne 
en  prières,  richement  costumée,  tandis  que  derrière  elle  se  tiennent  sainte  Anne, 
sainte  Ursule  et  sainte  Hélène. 

Il  y  a  là  un  sentiment  de  piété  et  d'ingénuité  sincères.  C'est  une  œuvre  bien 
française  et  qui  appartient  encore  au  moyen  âge,  (juclque  habile  et  savante  que 
soit  devenue  la  main. 

Mais  nous  approchons  des  temps  où  les  campagnes  d'Italie  auront  pour  résul- 
tat de  modifier  profondément,  mais  non  pas  à  son  avantage,  le  sentiment  artis- 
tique de  notre  pays.  Au  vivant  et  au  personnellement  ressenti  succéderont  le 
conventionnel  et  le  maniéré.  Alors  que  nos  artistes  avaient  devancé  les  Italiens 
les  plus  célèbres,  nous  allons  considérer  ceux-ci  comme  des  initiateurs,  les 
prendre  servilement  pour  modèles  et  cacher  sous  des  vêtements  d'emprunt 
nos  fortes  et  vives  qualités.  Notre  école  aura  pour  des  siècles  à  s'en  ressentir 
Nous  ne  voulons  pas  dire  que  tout  s'arrèle  à  la  Renaissance,  si  mal  nommée, 
mais  il  y  a  là  une  sorte  d'inncula/ion  qui  nous  est  fatale,  substituant  aux 
bons  ouvriers,  simples  et  attentifs,  les  virtuoses,  les  imitateurs  de  formules 
quasi  exotiques  et  les  plagiaires  littéraux  de  l'art  antique. 

Charles  VIII,  Louis  XII  emmènent  leurs  peintres  en  Italie,  dans  leurs  expé- 
ditions. Un  des  plus  connus  quant  au  nom  est  Jean  l'erréal,  dit  Jean  do  Paris. 
Si  tant  est  que  la  peinture  léguée  par  M.  Banccl  au  Louvre,  une  Vierge  ait 
Donateur,  soit  de  ce  peintre,  il  n'y  aurait  point  là  encore  d'influence  italienne; 
c'est  une  belle  et  sage  peinture,  d'une  technique  aussi  soignée  et  aussi  solide  que 
n'importe  quelle  œuvre  d'un  primitif  flamand,  avec  de  jolis  accessoires,  une 
couleur  harmonieuse  et  chaude,  et  un  sentiment  simple  et  touchant.  Mais  est- 
ce  bien  là  une  œuvre  de  Perréal? 

Arrêtons  donc  ici  ce  chapitre,  qui  contient  seulement  les  principales  indica- 
tions. Que  de  iKiins,  conservés  par  les  livres  de  comptes,  ne  sont  pas  cités  ici, 
niais  aussi  que  d'œuvres  ont  été  détruites!  On  a  compris,  mais  trop  tard,  la 
nécessité  de  sauver  ce  qui  reste.  Si  les  circonstances  avaient  voulu  que  les 
vraiment  belles  choses  fussent  conservées,  et  que  nous  n'eussions  point  le 
dédain  de  nos  propres  richesses,  mais  au  contraire  l'admiration  démesurée  et 
toute  de  mode  de  nos  voisins,  c'est  vous,  beaux  et  modestes  artistes,  excellents 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  31 

ouvriers  et  penseurs  sans  le  savoir,  qui  seriez  demeurés  les  véritables  maîtres 
de  vos  descendants,  et  une  liistoire  même  sommaire  de  la  peinture  française 
présenterait  pour  les  quelques  siècles  les  plus  vigoureux  et  les  plus  originaux  de 
son  évolution,  autre  chose  que  des  ruines,  des  conjectures  et  quelques  rares 
œuvres  intactes,  sauvées  comme  par  miracle,  et  semblc-t-il,  pour  causer  à  des 
fils  plus  avisés,  d'irréparables  regrets. 


CHAPITRE     ni 


Le  XVI'  siècle.  —  L'abdication  de  l'originalité.  —  L'influence  élrangère.  —  Les  portraitistes. 
Les  Clouct.  —  La  question  des  italianisants.  —  Jean  Cousin. 


Dès  la  fin  du  xv"  siècle,  avons-nous  dit,  l'aii  italien  avait,  par  importation, 
exercé  son  influence  en  France,  et  non  point  seulement  par  les  idées  et  les 
goûts  que  nos  propres  artistes  rapportaient  de  leurs  voyages,  mais  encore 
par  les  œuvres  que  les  artistes  italiens  venaient  exécuter  pour  le  compte  do 
grands  personnages  et  les  leçons  qu'ils  pouvaient  donner. 

Les  princes  de  la  maison  de  Bourbon,  entre  autres,  avaient  fait  venir  à  leur 
cour  divers  artistes  italiens,  et  le  plus  célèbre  d'entre  ceux-ci  Benedetto  Ghir- 
landajo.  De  même,  ce  furent  des  artistes  italiens  qui  exécutèrent  la  décoration 
très  importante  de  la  cathédrale  d'Albi,  sous  l'archiépiscopal  de  Louis  d'.\m- 
boise,  ainsi  que  les  décorations  du  chœur  de  Saint-Sernin  de  Toul'ouse,  etc. 
Enfin,  on  pourrait  mentionner,  dans  les  premières  années  du  xvi°  siècle  la 
présence  de  maîtres  uUramontains,  Andréa  Solario,  par  exemple,  appelé  par 
Charles  d'Amboise  pour  décorer  la  chapelle  de  Gaillon  (1507).  Mais  les  étrangers 
ne  sont  pas  assez  nombreux  encore  pour  constituer  vraiment  une  école  et  créer 
dans  le  pays  un  mouvement  subitement  révolutionnaire.  Ce  n'est  que  sous 
le  règne  de  François  1"  que  commence  vraiment  dans  toute  son  ampleur,  la 
Renaissance  italienne  en  France  ;  ce  n'est  qu'alors  que  l'italianisme  envahit  tout 
et  fascine  jusqu'aux  plus  grands  artistes.  Sans  doute  ils  n'abdiquent  pas  com- 
plètement leur  personnalité.  Chez  certains  d'entre  eux  elle  est  trop  élégante,  trop 
fière  pour  disparaître  absolument.  De  plus,  les  qualités  propres  d'une  race  ne 
peuvent,  quelles  que  soient  les  modes,  et  si  puissants  que  soient  les  engouements, 
et  les  procédés  même  d'éducation,  être  complètement  annihilées.  On  peut  dire 
que  si  les  plus  grands  artistes  de  la  Renaissance  s'appli<iuèi'ent  à  parler  italien, 
l'accent  français  ne  put  jamais  les  abandonner  tout  à  fait. 

Il  nous  sera  d'ailleurs  permis  de  réserver  nos  prédilielions  pour  ceux  qui,  par 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


33 


(Ion  de  nature  ou  par  parti  pris,  demeurèrent  complètement  à  l'écart  de  cet  im- 
périeux courant.  Ils  sont  d'ailleurs  bien  rares. 

C'estdanslc  poriraitque  le  tempérament  françaispersista  dans  foute  sapurcté  ; 


CI.01IKT.    —    r.  Il  A  ni.  F  S    IX. 


et  ce  sont  les  Clouet  et  Corneille  de  Lyon  qui  représentent  le  plus  glorieuse- 
ment cette  partie  de  notre  art  demeurée  indépendante,  et,  chose  en  apparence 
anormale,  en  faveur  malgré  cela  auprès  des  grands. 

Avant  d'examiner  le  mouvement  italianisant,  nous  préférons  parler  comme 

3 


31 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


ils  le  méritent,  des  Clouet  et  des  excellents  portraitistes  du  xvi°  siècle. 
D'où  venaient  les  Clouet?  Voilà  ce  qu'il  est  dilTicile  encore  de  trancher. 
On  leur  a  attribué  une  origine  flamande,  se  fondant  sur  des  analogies  de 
technique  et  de  caractère.  Mais  cette  hypothèse  n'est  confirmée  par  aucun 
document  irréfutable.  De  semblables  analogies  ne  prouvent  rien,  car,  comme 
le  fait  remarquer  avec  tant  de  bon  sens  M.  Henri  Bouchot,  qui  n'est  pourtant 
pas  éloigné  de  parti  pris  de  cette  attribution  d'origine,  on  aurait  pu  tout  aussi 
bien,  grâce  aux  mêmes  assimilations,  faire  un  Flamand  de  l'excellent  Tourangeau 
Foucquet.  11  nous  suffit,  quant  à  nous,  que  la  simplicité  et  la  légèreté  de  l'accen- 


POnTBAIT. 


tuation,  l'aisance  à  modeler  en  pleine  clarté,  qui  caractérisent  toute  œuvre  des 
Clouet,  correspondent  bien  au  tempérament  français  dans  toute  sa  verdeur.  Mais 
laissons  cette  question  de  nationalité  d'ailleurs  peu  importante  en  soi,  car  le 
premier  des  Clouet  fut  en  tous  les  cas  vite  acclimaté  et  fil  souche  d'artistes 
vraiment  français. 

Lorsque  François  I"  monta  sur  le  trône,  les  peintres  en  titre  du  roi  étaient, 
comme  nous  l'avons  vu,  Jean  Perréal  et  Jean  Bounlichon.  Ceux-ci  avaient  pour 
collaborateurs  et  sous-ordres  Nicolas  Belin,  Barthélémy  Guély  et  Jamet  Clouet, 
La  ])remière  mention  authentiqu»;  de  Clouet  à  la  cour  de  France,  dit  l'historien 
déjà  cité,  date  de  1516.  A  cette  époque  sa  situation  est  encore  modeste  :  Perréal 
et  Bourdichon  recevaient  chacun  deux  cent  (jnaranle  livres  de  gages  par  an,  alors 
qu'il  n'en  reçoit  que  cent  soixante. 


ECULK  FUAXÇAISE.  33 

En  lo22  il  i-fmpliicc  Bounliclion,  mort  en  1521,  et  son  nom  de  .Tamet  devient 
Jeliannet.  Après  1 028,  après  la  mort  de  l'erréal,  Jeliannct  Clouet  demeure  le  seul 
peintre  et  vali'l  de  eliandire  du  roi.  Enlin  en  1540,  t'poque  à  laquelle  son  nom 
n'est  plus  mentionné  dans  les  comptes,  son  fils  Fran(;ois  (llouet,  dit  Jaw/"/,  le 
remplace  dans  ces  fondions.  Ce  qui  confirme  l'origine  étrangère  du  premier 
Clouet,  mais  sans  préciser  s'il  était  Flamand  ou  d'un  au(r(>  jiays,  c'est,  à  sa  mort, 


C1.01EI.    —    ELISABETH     H  .1  l  T  r.  1  Cil  F,     FEMME     DE    CIIAHLES    IX.. 


l'acte  de  donalidu  par  François  1"  de  ses  biens  à  son  fils,  fiicns  (iui,sans  celte 
faveur,  appartenaient  de  droit  à  la  couronne,  «  au  inoïen,  dit  l'acte  royal,  de  ce 
que  le  dictdeffunct  esloitestrangier  et  non  nalif  neoi'iginaire  de  nostre  royaume, 
et  n'avoit  obtenu  de  nos  prédécesseurs  roys  ny  de  nous  aucunes  lettres  de 
nationalité  et  congié  de  tester...  » 

Sans  suivre  dans  ses  savantes  discussions  riiislorien  des  Clouet,  nous  ne  pou- 
vons pourtant  mieux  faire  que  de  lui  emprunter  encore  celle  appréciation  des 


36  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

deux  Clouet  et  de  leurs  manières  respectives,  jugement  fondé  par  l'étude  atten- 
tive des  dessins  que  possède  la  BiblioUièque  nationale  et  de  ceux  qui  se  trouvent 
dans  les  collections  do  Chantilly.  «  Jeannet  Clouet  avait  une  façon  à  lui  de  jeter 
un  croquis,  parce  que,  plus  rarement  pour  lui,  ce  croquis  restait  l'œuvre  défini- 
tive. Au  contraire  François  Clouet  composera  des  crayons  purs,  les  travaillera 
plus  longuement,  les  achèvera  et  leur  ôtera,  par  des  apports  successifs,  cette  fleur, 
ce  duvet  de  fraîcheur  dont  ceux  de  son  père  conservaient  la  grâce.  De  ces  deux 
hommes,  l'un  a  la  franchise  et  la  naïveté  jolie;  l'antre  a  la  science  et  l'acquis.  » 

A  côté  de  Jeannet  Clouet,  il  ne  faut  pas  oublier  les  noms  d'artistes  plus 
modestes,  moins  bien  en  cour,  mais  fort  réputés  cependant  en  tant  que  por- 
traitistes ;  ce  sont,  entre  autres,  J.-B.  Darly,  Tourangeau;  maître  Ambroise, 
Robinet  Testard,  Jean  Courtois,  Jean  Fannart,  etc.  Malgré  l'impossibilité  de 
leur  attribuer  précisément  tel  ou  tel  portrait,  on  conçoit  qu'il  soit  également 
difficile  de  le  donner  à  Jeannet  plutôt  qu'à  tel  d'entre  eux.  Tout  ce  que  nous 
devons  retenir,  c'est  que  l'art  du  portrait  est  alors  vraiment  florissant  et  que  tous 
ces  artistes  forment  une  école  solide,  brillante  et  originale.  Ils  se  manifestent 
comme  dessinateurs  au  crayon,  comme  peintres  à  l'huile,  et  comme  peintres 
de  miniature,  et  quel  que  soit  celui  de  ces  procédés  qu'ils  emploient,  ce  qui 
distingue  toute  cette  école,  c'est  la  précision,  la  simplicité  et  la  sincérité.  La 
précision  est  vraiment  surprenante  et  il  n'y  avait  qu'un  exercice  acharné,  une 
pratique  constante  comme  celle  de  l'ouvrier  travaillant  tous  les  jours  à  son 
établi,  qui  pût  donner  un  pareil  savoir  et  une  connaissance  aussi  sûre  de  la 
physionomie  humaine.  Cette  précision  ne  s'affirme  pas  seulement  dans  les 
détails  du  costume,  des  dentelles,  des  étoffes,  des  joailleries,  mais  dans  les 
moindres  traits  du  visage.  La  construction  du  plus  simple  de  ces  portraits  est 
surprenante  ;  il  n'y  a  pas  une  hésitation,  pas  un  accent  à  faux,  pas  la  plus  légère 
lacune  ;  le  front,  les  joues,  les  tempes,  le  menton  sont  modelés  avec  une 
force  d'autant  plus  grande  qu'elle  se  laisse  à  peine  sentir,  et  sous  la  peau,  on  sent 
l'ossature  ;  les  yeux  nets  et  franchement  ouverts,  regardent  ;  le  retroussis  d'une 
bouche,  la  subtile  palpitation  d'une  narine,  tout  cela  est  étudié  et  rendu 
d'un  trait  décisif.  L'artiste,  ou  pour  mieux  dire  l'ouvrier,  a  cru  faire  un 
simple  portrait,  et  à  tantôt  quatre  siècles  de  distance,  il  nous  révèle  un 
caractère. 

Le  musée  du  Louvre  contient  toute  une  salle  de  dessins  du  xvi°  siècle,  et  soit 
dit  en  passant,  ils  sont  assez  mal  rangés  et  présentés  :  il  y  a  également  un  certain 
nombre  de  peintures  soit  de  Clouet,  soit  de  son  école  ;  à  Versailles  il  s'en  trouve 
encore  quelques-unes  égarées  sous  les  combles,  confondues  avec  de  très  mau- 
vaises choses  et  exposées  aux  plus  fâcheuses  influences  atmosphériques;  enfin 
la  Bibliothèque  nationale  et  les  collections  de  Chantilly  sont  riches  aussi  en 
portraits  au  crayon.  Eh  bien,  examinez  ces  dessins  et  ces  peintures,  si  nous  avons 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


37 


réussi  à  vous  inspirer  de  l'in(érèl  pour  eux,  et  vous  verrez  quelle  puissance  et 
quelle  science  se  dissimulent  sous  leur  sobriété. 

C'est  que  ce  sont  des  choses  bien  faites  et  simplement  faites.  La  simplicité 
et  la  sincérité  étaient  au  nombre  des  plus  grandes  qualités  de  ces  peintres  que 
ne  gâtait  aucune  prétention.  Ce  n'étaient  point  des  infalués,  des  artistes  au  sens 
vulgaire  qu'a  pris  le  mol  dans  notre  société  moderne.  Ils  ne  crovaieutpas  faire 


CIIABLES-QUINT 


autre  chose  qu'accuniplir  un  niélici' en  (dule  conscience.  I]l  la  nn'illcure  preuve) 
c'est  que  Jean  Clouet,  malgré  sa  silnalion  de  peinln;  de  la  cciur,  passait  indiflc^ 
remnient  d'un  portrait  de  son  royal  maître  à  la  peinture  d'un  coffre  ou  à  celb; 
d'un  panneau  d'armoiries.  Vous  vomv.  d'ici  l'accueil  ([ue  ferait  quel([u'uu  de  nos 
portraitistes  àlamode  si  on  venait  lui  demander  une  telle  besdgne  que  de  poindre 
une  porte  ou  de  disposer  des  étdiles  d'or  sur  une  couche  unie  de  [x'intnre 
bleue  à  l'effet  do  décorer  un  simple  colfret.  Il  est  vrai  qu'il  aurait  la  meilleure 


33  IIÎSTOIRE  POPL'LAIRE  DE  LA.  PEINTURE. 

raison  du  monde  pour  se  mettre  en  ccdrre  :  c'est  (juil  serait  peut-être  incapable 
de  bien  faire  celte  besogne. 

La  pancarte  placée  au  bas  du  cadre  du  grand  portrait  de  François  I"  vêtu 
de  blanc,  un  des  plus  importants  que  possède  le  musée  du  Louvre;  attribue  cette 
belle  peinture  à  Jean  Clouel.  C'est  une  figure  en  buste  de  grandeur  naturelle  ; 
la  tête  est  vue  de  trois  quarts,  tournée  à  droite.  Le  roi  porte  une  «  toque  noire 
garnie  de  perles,  de  pierreries,  d'aiguillettes  d'or  et  d'une  phiine  Idanche  frisée. 
Le  cou  est  nu.  Justaucorps  coupé  carrément,  laissant  déboider  l'extrémité  de 
la  chemise  froncée  et  bordée  d'une  ganse  noire;  ainsi  que  le  vêtement  de 
dessus,  il  est  de  satin  blanc  à  bandes  de  velours  noir,  brodé  d'ornements  et 
d'entrelacs  d'or  ;  manches  larges  à  crevés  ;  collier  d'or  éniailié  avec  des  perles, 
auquel  est  suspendu  la  médaille  de  l'ordre  de  Saint-Michel.  Le  roi  a  la  main 
droite  sur  le  pommeau  de  son  épée  ;  la  gauche,  posée  sur  un  appui  de  velours 
vert,  tient  des  gants.  Fond  de  damas  rouge,  peint  probablement  sur  une  prépara- 
tion dorée  ou  argentée.  »  Cette  description  très  exacte,  nous  l'empruntons 
textuellement  au  catalogue  du  Louvre  parce  (pi'elle  nous  parait  utile  pour  mon- 
trer comment  la  peinture  était  à  ce  moment  un  véritable  objet  d'art,  qui  tenait 
presque  de  la  joaillerie.  Mais  on  trouverait  les  éléments  d'une  attentive  étude  du 
•caractère  dans  la  tète  ellc-nièmo,  cette  teinte  peinte  sans  flatterie,  on  pourrait 
presque  dire  sans  respect,  tant  la  peinture  l'a  examinée  de  près,  détaillant  sa 
|H'tite  moustache,  sa  barbe  courte  et  frisottée,  ses  longs  cheveux  plats  et  lisses 
qui  cachent  les  oreilles;  saisissant  l'expression  de  la  bouche  dédaigneuse  et  bru- 
tale, du  regard  lourd.  Comparez  maintenant  ce  portrait  pour  lequel  il  faudrait 
inventer  le  mot  de  sincérité,  avec  celui  que  Titien  a  fait  du  même  prince  et  que 
vous  pouvez  voir  dans  la  grande  galerie,  et  dites  celui  qui  vous  renseigne  le 
mieux.  Le  dernier  est  une  magnifique  et  opulente  peinture,  riche  de  ton, 
entraînante  et  large  de  facture  ;  c'est  une  joie  pour  les  yeux,  mais  c'est  une 
œuvre  en  même  temps  de  virtuose  et  un  peu  de  courtisan,  tandis  que  l'autre 
est  d'un  observateur  qui,  ne  laissant  rien  passer,  ne  nous  laisse  rien  ignorer. 

D'ailleurs  tous  ces  crayonneurs  et  portraitistes  du  xvi"  siècle  ont  un 
trait  commun,  que  leur  talent  soit  plus  ou  moins  grand;  ils  ont  une  mer- 
veilleuse adresse  à  saisir  la  ressemblance,  que  la  photographie  n'a  pas  remplacée 
ni  certes  égalée.  Ils  étaient  des  sortes  de  photographes  supérieurs,  des  photo- 
graphes sans  objectif.  Que  l'on  ne  sourie  pas  du  rapprochement.  M.  Henri 
JJouchot  emploie  fort  heureusement  le  mot  de  cliché  à  propos  de  ces  dessins  qui 
étaient  probablement  destinés,  comme  documents,  à  tirer  une  ou  plusieurs 
épreuves  peintes,  faites  à  loisir  dans  l'atelier  et  en  l'absence  du  modèle.  (Juand, 
dans  un  autre  volume  nous  étudierons  l'œuvre  dllolbein,  nous  verrons  qu'il 
n'admettait  pas  les  grands  personnages  dont  il  faisait  le  portrait  à  entrer  dans 
son  atelier  pendant  qu'il  était  en  train  de  los  peindre.  Chez  nous,  d'ailleurs,  les 


ÉCOLE  FHANÇAISi:.  39 

mo;lèlos  princiiTs  ou  lili-r-;  ([iii  forniau'iil  la  cliciilMc!  des  Cliuict  cl  de  leur 
école,  ne  devaient  pas  avoir  la  patience  pinii-  principale  vertu  ;  ohicnir  d'eux 
des  heures  de  pose  était  au-dessus  des  forces  humaines  et  d'ailleurs  ces  nobles 
personnages  auraient  considéré  cette  occupation  comme  peu  digne  d'eux.  «  Que 
ce  soit  un  crayon  pour  estre  plus  tost  faict,  »  disait  Catherine  de  Ah'dicis  eu 
parlant  d'un  portrait  commandé  à  un  de  ses  peintres.  Lu  pi-ali(pie  incessante 
leur  donnait  la  prestesse  nécessaire  pour  allier  tant  de  saisi  à  tant  de  lini. 

Mais  quand  le  jour  se  présentait  où  ils  pouvaient,  en  dehors  des  travaux  de 
leur  métier  proprement  dit,  caresser  quelque  belle  peinture,  ils  ne  s'en  faisaient 
point  faute,  et  la  preuve  s'en  rencontre  suflisamment  dans  l'admirable  petit 
portrait  du  Louvre  :  Elisabeth  d'Autriche,  reine  de  France,  femme  de  Charles  IX, 
née  en  ioo4,  morte  en  1592.  C'est  le  plus  fin  que  nous  possédions  de  François 
Clouet,  dit  Janet.  Il  n'en  est  pas  de  plus  délicieux  dans  toute  la  vieille 
école  française  et  quelle  que  soit  l'importance  des  portraits  d'.Albert  Durer  et 
d'Holbein,  on  peut  dire  sans  exagération  qu'il  les  égale  en  beauté,  mais  qu'il  les 
dépasse  en  charme.  La  finesse  exquise  de  cette  peinture,  transparente  et  délicate 
comme  la  chair  de  la  femme  elle-même;  le  goût  exquis  de  l'arrangement  en 
même  temps  que  sa  simplicité,  le  dessin  étonnant  de  ces  petites  mains  aristo- 
cratiques, la  grâce  tran(|uille  de  la  physionomie,  tels  sont  les  élénn;nls  de  cette 
QHivre  sans  prix. 

La  princesse  est  vue  de  trois  quarts,  tournée  à  gauche;  ses  cheveux  sont 
relevés  sur  le  front,  roulés  et  ornés  de  perles  et  de  pierreries  serties  dans  de 
l'or  émaillé  ;  elle  porte  une  fraise  montante  godronnée,  et  autour  du  cou  elle  a 
un  cercle  d'or  enrichi  de  pierreries  et  de  perles;  le  fichu  est  bouillonni'  avec  un 
quadrille  de  perles  ayant  à  chaque  angle  un  petit  bouton  d'or  émaillé,  La  robe, 
coupée  carrément  sur  la  poitrine,  est  en  drap  d'or  et  d'argent  avec  une  bordure 
de  pierreries  à  laquelle  se  rattache  une  pendeloque  de  rubis,  d'émeraudes  et  de 
perles;  les  manches,  à  crevés,  ont  des  perles  entre  chaque  bouillon;  enfin  les 
deux  mains  reposent  Tune  sur  l'autre  et  sont  oi'uées  de  bagues.  Telle  est  cette 
adorable  peinture  qu'il  faut  prendre  comme  type  de  l'art  français  le  plus 
accompli  du  xvi°  siècle  et  le  spécimen  le  plus  achevé  du  talent  de  Fi-ançois  Clouet. 
Le  dessin  et  le  modelé  sont  à  la  fois  précis  et  insaisissables. 

Ce  bon  peintre  était  fort  apprécié  d'ailleurs,  car  les  letlres  de  (hmalion  dtiut 
nous  avons  déjà  parlé  lui  rendent  justice  et  semblenl  mèuie  pi'édire  son 
avenii'.  Elles  reconnaissent  l'habileté  de  Jean  Clouet  de(pii  les  biens,  par  faxenr 
exceptionnelle,  sont  transmis  à  François  et  elles  ajonlenl  :  <i  j<]ii  ([uoi  son  dict 
fils  l'a  desja  très  bien  imylé  et  espérons  (pi'il  fera  et  ciinlinuera  encores  de 
bien  en  mieux  cy-après.  » 

Bien  que  très  apprécié  Clouet  a  mené  uiu,'  vie  uKuleste  f^t  sans  aucun 
faste.  Né  à  Tours  vers  Wrll.  de  .lean  Clouet  et  de  Jeanne  lioucanll,  il  succède  à 


40  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

son  père  vers  1540,  comme  peiniro  de  François  I";  en  l;Jol  il  est  nommé  com- 
missaire au  Chùtelet,  et  en  1559  contrôleur  général  des  effigies  de  la  monnaie; 
enfin,  comme  il  cesse  d'être  question  de  lui  en  1572,  époque  à  laquelle  Jean 
de  Court  figure  sur  les  états  en  qualité  de  peintre  en  titre  d'office,  il  est  vrai- 
semblable de  fixer  sa  mort  vers  cette  année-là.  Il  laissait  comme  ses  héritiers 
ses  deux  filles  Diane  et  Lucrèce,  et  sa  sœur  Catherine  Clouet,  femme  d'Abel 
Foulon  ;  il  ne  fut  pas  marié. 

Déterminer  ses  œuvres  est  l'affaire  des  érudits  et  l'écrivain  que  nous  avons  déjà 
nommé,  M.  H.  Bouchot  leur  a  déblayé  véritablement  la  besogne.  Il  nous  suffira  de 
rappeler  parmi  les  peintures  qui  lui  sont  avec  le  plus  de  certitude  attribuées, 
un  portrait  en  pied  de  Charles  IX,  à  Vienne,  un  portrait  de  la  duchesse  de  Retz 
faussement  dénommée  Catherine  de  Médicis  dans  la  collection  Czartorysky;  une 
aquarelle  représentant  la  reine  Margot  enfant,  à  Chantilly;  un  portrait  de 
Henri  II,  miniature  du  cabinet  des  estampes,  et  qui  était  autrefois  dans  le  Livre 
d'heures  de  Catherine  de  Médicis  ;  une  autre  miniature,  à  Windsor,  représente 
Marie  Stuart;  avec  beaucoup  moins  de  certitude  les  petits  portraits  de  Henri  II 
et  de  Charles  IX  qui  sont  au  Louvre  et  qui,  d'ailleurs,  peuvent  être  des  copies 
contemporaines  des  originaux  de  François  Clouet. 

Nous  ne  comptons  pas  dans  l'énuméralion  l'incontestable  portrait  d'Elisabeth 
d'Autriche  ni  les  nombreux  dessins  au  crayon  que  possède  la  Bibliothèque 
nationale.  On  suppose  que  ces  dessins  furent  légués  par  François  Clouet  à  son 
neveu  Benjamin  Foulon,  fils  de  sa  sœur  Catherine,  et  qui  commençait  à  s'adonner 
à  la  peinture. 

En  elTet,  dans  le  même  recueil  se  trouvent  des  dessins  de  la  main  de  Foulon 
(un  d'entre  eux  est  même  signé)  représentant  des  personnages  contemporains 
de  Henri  IV.  11  est  peu  vraisemblable  que  Foulon  ait  tenu  ce  recueil  d'un  autre 
que  de  son  oncle. 

Les  œuvres  des  Clouet  ont  été  souvent  confondues  avec  celles  d'un  autre 
peintre,  célèbre  également  de  son  temps.  Corneille  de  La  Haye,  dit  Corneille  de 
Lyon,  peintre  flamand,  nommé  vers  1540  peintre  de  la  maison  du  dauphin,  et, 
en  1551  peintre  en  titre  de  Henri  II.  Il  faut  lui  attribuer  les  portraits  suivants,  qui 
figurent  au  musée  de  Versailles:  le  duc  Louis  de  Montpensier;  Marguerite  de 
Bourbon,  duchesse  de  Nevers;  Jacqueline  de  Ilohan-Gyé,  marquise  de  Rothelin; 
Marguerite  de  Valois,  depuis  ducliesse  de  Savoie,  etc.  ;  et  à  Chantilly  ceux  de 
François,  dauphin  de  France;  de  Charles,  son  frère,  depuis  duc  d'Orléans;  de 
Jaccjueline  de  Longwy,  duchesse  de  Montpensier,  enfin  divers  portraits  donnés 
respectivement  comme  ceux  de  Claude  de  France,  de  Marguerite  de  Valois, 
duchesse  de  Berry,  et  de  madame  de  Lansac. 

Les  petits  portraits  de  Corneille  de  Lyon,  particulièrement  ceux  de  femmes, 
ont  beaucoup    de  finesse    et   même  de  malicieuse  gaieté;  quelques-uns  sont 


ÉCOLE    FRANÇAISE. 


41 


d'une   expression  ravissante   et  d'un  joli  dessin  léger   et  spirituel.  Ils    sem- 
blent,   un     certain    nombre    au    moins,    se    distinguer    par    des    fonds    d'un 


c  1. 0  u  E  T .  —  F  n  A  \  r.  0 1 S   1 1 ,   n  1 1  p  ii  i  N . 


vert  spécial   et  assez  vit  ([ue    les  ('.luuet  no   paraissent  pas    avoir  employés. 

Le  nombre  relativement  considérable  des  petits  portraits  du  xvi'  siècle  que  le 

temps  nous  a  conservés,  et  leur  caractère  même  de  peinture  courante  indiquant 


A±  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

• 

que  c'est  par  centaines  qu'ils  devaient  exister  dans  les  familles,  suffisent  pour 
faire  comprendre  que  la  liste  n'est  par  dose  avec  les  peintres  que  nous  venons 
d'examiner  avec  quelque  détail.  Il  nous  faudra  donc  encore  citer,  parmi  les 
principaux  portraitistes  dits  de  l'école  des  Clouet  :  Guillaume  Boutelou,  qui  avait 
commencé  par  des  travaux  de  stucature  à  Fontainebleau  sous  la  direction  du 
Primatice;  Nicolas  Denisot,  poète  et  peintre;  Scipion  Bruisbal,  René  Tibergeau, 
Pyramus  Lucas,  Gentien  Bourdonnois,  Marc  Duval,  Louis  Desmasures,  Pierre 
Woériot,  etc. 

Nous  nous  écarterons  un  peu  de  l'ordre  clironoloi;i(jue  pour  en  finir  avec 
cette  école  des  petits  portraits,  qui  se  termiiui  dans  la  premièi'e  partie  du 
xvif  siècle,  et  dont  les  derniers  représentants  furent  les  Du  Monslier.  Gomme 
nous  l'avons  dit,  à  la  mort  de  François  Clouet,  c'est  Jean  de  Court  qui  lui  suc- 
cède comme  peintre  en  titre  d'office.  La  mode  des  portraits  peints  et  crayonnés, 
loin  de  se  ralentir,  est  au  contraire  alors  dans  toute  sa  vigueur,  et  la  quantité 
ne  fait  pas  défaut,  si,  en  prenant  comme  type  de  la  perfection  le  portrait 
d'Elisabeth  d'Autriche,  la  qualité  semble  avoir  décidément  baissé.  Les  princi- 
paux peintres  sont  Antoine  Caron,  et  ses  gendres  Thomas  de  Leu  et  Pierre 
Gourdelle  ;  puis  Bunel,  Patin,  Jacrjucs  Fornazeris,  les  Quesnel,  enfin  les 
Du  Monstier. 

C'est  bien  le  moins  que  nous  disions  quohpies  mots  du  cette  deruii' ic  famille 
qui  se  transmet  de  génération  en  génération  pendant  plus  d'un  siècle  une  bril- 
lante situation  dans  l'art  du  portrait,  bien  (jue  les  Du  Monstier  n'atteignent 
point  la  gloire  ni  l'originalité  des  Clouet. 

On  trouve  le  nom  de  Geoffroy  Du  Monstier  dans  les  comptes  relatifs  aux 
peintres  de  Fontainebleau,  sous  la  direction  du  Hosso,  de  1337  à  lliiO.  Il  fait 
aussi  de  la  miniature,  de  la  gravure  et  de  la  peinture  sur  verre.  Son  fils,  Cosme, 
est  peintre  en  miniature  et  au  pastel,  et  en  1581,  il  a  le  titre  de  peintre  de  la 
reine  Catherine  de  Médicis.  Etienne  Du  Monstier  est  le  frère  du  ])récédent;  il 
est  né  en  1520  et  mort  en  1G03,  «  après  avoir  été  peintre  ordinaire  des  roys 
Henri  II,  François  II,  Charles  IX  et  Henri  III  et  de  la  très  grande  reine  Catherine 
de  Médicis  et  du  roy  à  présent  depuis  l'espace  de  ciiniuanle  ans  et  plus  jusqu'à 
jla  fin  de  son  âge  »,  nous  dit  son  épitaphe.  11  faudrait  probablement  restituera 
Etienne  Du  Monstier  plusieurs  des  crayons  ou  peintures  atdibués  à  l'école  des 
Clouet;  mais  lesquels? 

Daniel  Du  Monstier,  fils  de  Cosme,  naquit  en  1574  à  Paris  et  mourut  le 
22  juin  KiiG.  C'est  de  Daniel  Du  Monstier  que  nous  possédons  le  plus  grand 
nombre  d'œuvres  authentiques  :  des  dessins  au  musée  du  Louvre  et  à  la  Biblio- 
thèque nationale.  Lorsque  l'on  passe  eu  revue  tous  ces  vieux  dessins  au  crayon 
et  ([ue  l'on  saute  de  ceux  de  l'école  des  Clouet  à  ceux  de  Daniel  Du  Monstier, 
brusquement,  en  même  tcnqis  ([u'uiir   (lilliM-ciue  de  facture  c'est  une  société 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


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toute  nouvelle  qui  apparaît.  Le  dessin  est  plus  mou,  plus  lâché,  qii(ii(pic  très 
expressif  et  précis  encore.  Mais  les  cheveux,  les  vêtements  sont  traités  avec  moins 
de  linesse,  moins  d'élégance  et  de  netteté;  au  crayon  noir  se  m(Mr,  pour  le 
rendu  des  carnations,  un  certain  rouge   rosàtre  qui  fait  un  effet  plu  lût  désa- 


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gréable,  et  qui  est  Itien  éhiigné  de  la  sohi'ii'té  avec  laquelle  les  ("louel  mêlaient 
la  sanguine  à  leur  pierre  nuire.  Toutefois,  il  y  a  encore  de  beaux  et  opuleuls 
portraits  à  citer  :  à  un(!  race  nerveuse  et  plut(M  maigre  succède  une  race  plan- 
tureuse et  très  eu  ciiair.   11  sulliiail    di'  r;qipnicher  des  cra\ous  du  xvf  siècle 


44  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

de  la  Bibliothèque  nationale  ceux  de  Daniel  Du  Monstier;  l'étude  est  intéres- 
sante à  faire  et  ne  séduirait  pas  moins  les  philosophes  et  les  physionomistes  que 
les  historiens  purs.  Citons  parmi  les  plus  curieux  de  ces  portraits  :  Marie  de  Mé- 
dicis,  le  duc  d'Épernon,  le  marquis  de  Sillery,  le  «  duc  de  Buckinkan  »,  ma- 
dame de  Dampierre,  le  comte  de  Grammont,  la  maréchale  d'Ancre,  madame  de 
Bussy,  madame  de  Guiche,  etc.  et  la  seconde  femme  de  Du  Monstier  lui-même. 

De  Pierre  Du  Monstier  (1563-1 020)  et  de  Nicolas  (1612-1067)  nous  n'avons 
pas  grand'chose  à  dire  si  ce  n'est  que  le  premier  vendit  à  l'archiduchesse 
Isabelle  de  Flandre  les  dessins  laissés  par  Etienne,  et  dont  on  ignore  maintenant 
la  fortune,  et  que  le  second,  peintre  sage  et  académique,  se  distingua  par  son 
courage  dans  l'incendie  du  Louvre  en  1661  et  fut  reçu  académicien  avec  le  por- 
trait de  l'académicien  Errard. 

Nous  voilà  loin  des  idées  et  de  l'art  du  xvi°  siècle.  Avec  les  Du  Monstier 
s'éteignait  la  race  des  petits  portraitistes  qui  pendant  la  Renaissance  représentent 
plus  que  tous  autres  peintres  la  veine  vraiment  française.  Le  métier  même  de 
ces  peintres  les  contraignant  à  plus  de  terre  à  terre,  à  moins  de  convention,  les 
sauva,  et  ils  purent  échapper  à  toute  mythologie. 

On  trouve  d'ailleurs,  même  dans  certaines  peintures  du  xvi°  siècle  où  l'in- 
fluence italienne  se  fait  sentir,  mais  qui  confinent  de  très  près  au  genre  du 
portrait,  cette  même  saveur  française  indélébile. 

Certes,  au  temps  de  Henri  111,  l'italianisme  fait  plus  que  jamais  fureur.  Or, 
voici  deux  tableaux  du  Louvre,  très  connus  et  très  regardés  du  public.  L'un 
représente  un  Bal  à  la  cour  de  Henri  JIJ  ;  l'autre  une  fête  analogue  donnée  h 
l'occasion  du  Mariage  (VAnne  duc  de  Joyeuse  avec  Marguerite  de  Lorraine.  Ces 
deux  peintures  fort  plaisantes  par  l'arrangement  et  le  détail  sont  visiblement 
italianisantes. 

Dans  la  première,  des  seigneurs  et  des  dames  de  la  cour  dansent  en  formant 
un  grand  cercle;  à  gauche  se  trouvent  différents  personnages  debout,  parmi 
lesquels  le  roi  Henri  111  près  de  sa  mère  Catherine  de  Médicis.  Des  musiciens 
sont  placés  dans  le  fond;  des  fleurs  jonchent  le  plancher;  des  femmes  assises, 
vues  de  dos  avec  les  tailles  étroites,  les  vertugadins  énormes,  la  tète  coiffée 
d'une  sorte  d'escoffion,  semblent  de  gros  coléoptères. 

La  seconde  scène  se  passe  dans  une  salle  ornée  de  pilastres  et  de  niches  où 
sont  placées  des  statues.  Henri  III,  sa  femme  Louise  de  Lorraine  et  Catherine 
de  Médicis  sont  assis  à  gauche  sous  un  dais;  le  duc  de  Mayenne  se  tient  debout 
derrière  Catherine  et  Louise  de  Lorraine.  Le  duc  de  Guise,  le/yrt/ff/)'e'estàgauche, 
la  main  appuyée  sur  le  siège  du  roi,  et  près  de  lui  est  Marguerite  de  Navarre. 
Le  duc  de  Joyeuse,  menantsa  femme,  galamment,  par  la  main,  s'avance  au  centre 
et  semble  ouvrir  le  bal.  Enfin  des  musiciens,  des  seigneurs  et  des  femmes  se 
pressent  au  fond  de  la  salle. 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  45 

Eh  bien,  malgré  l'accent  italien  de  celte  petite  toile,  qu'on  |)eut  étudier  de 
très  près,  et  mieux  que  la  précédente,  placée  maintenant  beaucoup  trop  haut, 
on  y  trouve  encore  ce  caractère  de  vie,  cette  saveur  de  véri((''  qu'il  va  nous  être 


absolument  impossible  de  constater,  à  si  raii)li'  (lei;r(:'  (juc  ce  soit,  dans  les 
peintures  d'apparat,  les  compositions  décoratives  et  les  toiles  d'histoire  qu'il 
nous   reste    à  étudier,   et    qui    représentent    mallieurenscinrnl    Invn    plus  le 


46  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

principal  mouvement  de  la  Renaissance  que  tout  ce  que  nous  venons  de  voir. 

Les  artistes  italiens  qui,  dès  ladernièrc  partie  du  xv°  siècle,  avaient  été  appelés 
en  France,  étaient,  nous  l'avons  vu,  demeurés  impuissants  à  exercer  une  sensible 
influence  sur  l'ensemble  de  notre  école.  Mais  il  est  un  agent  décisif  des  transfor- 
mations artistiques  :  c'est  l'architecture.  De  même  que  l'architecture  gothique 
avait  profondément  changé  les  conditions  de  la  peinture  en  succédant  à  l'archi- 
tecture romane,  de  même  des  artistes  comme  Jean  Bullant,  Philibert  Delorme, 
Pierre  Lescot,  les  Du  Cerceau,  empruntant,  sur  l'ordre  du  roi,  les  principes  de 
construction  renouvelés  de  l'antique  par  les  Italiens  et  pour  lesquels  d'ailleurs 
ils  s'étaient  vraiment  passionnés  lors  de  leurs  voyages  en  Italie,  devaient  fatale- 
ment créer  de  nouvelles  nécessités  de  décoration  en  harmonie  avec  les  palais 
qu'ils  édifiaient. 

On  a  dit  très  justement  que  les  édifices  de  la  Renaissance  les  plus  visi- 
blement inspirés  de  lltalie  demeurent  des  édifices  français  et  que  des  maîtres 
comme  Philibert  Delorme  sont  vraiment  des  artistes  nationaux,  non  seulement 
par  la  race  mais  par  l'accent  même.  Qui  songerait  à  le  contester?  Mais  ces  grands 
hommes  si  savants,  si  logiques  dans  leurs  idées  ou  plutôt  dans  les  idées  qu'ils 
empruntaient  à  nos  voisins,  n'auraient-ils  pas  été  infiniment  plus  grands  et  plus 
originaux  encore,  s'ils  étaient  demeurés  à  l'abri  de  toute  influence  étrangère? 
Malheureusement  on  ne  change  pas  les  résultats  de  l'histoire  avec  des  hypothèses 
et  il  faut  prendre  les  temps  tels  qu'ils  se  présentent,  quitte  à  préférer  à  ceux  oîi 
l'on  imita  ceux  où  l'on  créa. 

C'est  dans  la  décoration  de  Fontainebleau  que  le  mouvement  trouva  sa  plus 
grande  activité  et  sa  plus  complète  expression. 

François  I"  avait  appelé  pour  la  décoration  de  ce  palais  quantité  de  peintres, 
de  sculpteurs,  de  décorateurs  de  toute  sorte  placés  successivement  sous  la 
direction  du  Rosso,  du  Primatice,  et  de  Nicolo  dell'Abbate.  Nous  ne  saurions 
décrire  ici  les  peintures  de  Fontainebleau,  qui  doivent  être  considérées  abso- 
lument comme  de  l'art  ilalien;  peut-être  verrons-nous  à  y  revenir  quand  nous 
parlerons  de  cette  école;  mais,  pour  le  moment,  des  détails  seraient  déplacés 
dans  un  livre  qui  ne  dispose  pas  de  trop  de  place  pour  mettre  bien  en  relief 
toutes  les  gloires  vraiment  françaises. 

La  décoration  de  Fontainebleau  fut  lo  point  de  départ  d'un  goût  faux  et 
maniéré,  de  toutes  espèces  d'exagérations  superficielles,  d'un  amalgame  d'anti- 
quité affadie  et  de  conventions  théâtrales  puériles  et  forcées.  Ce  n'est  pas 
à  dire  (juc  dans  ces  décorations  il  n'y  ait  pas  la  collaboration  d'artistes  de 
naissance  française,  ou  même  flamande.  Au  contraire  la  liste  en  est  fort  longiie. 
Mais  à  quoi  bon  la  citer  ici,  même  en  abrégé,  puisqu'ils  ne  jouent  là  qu'un 
rôle  subalterne  et  qu'ils  ilalianisent  à  qui  mieux  mieux?  Les  lecteurs  qui 
désireraii'iit  coinuiîlre  ces  noms  les  trouveront  dans  X'Ilistoirc  de  la  Peinture 


r:COLE  l'UAXÇAlSE.  47 

décorative  de  M.  de  Champeaux  où  ils  remplissent  plusieurs  pages,  témoignage, 
à  tout  le  moins,  d'une  grande  activité  artistique  sinon  de  l'originalité  et  de  la 
fidélité  à  l'esprit  de  terroir. 

Un  des  principaux  éléments  de  décoration  est  le  grotesque^  mélange  de  la 
figure,  parfois  obéissant  à  certaines  déformations  prévues,  de  la  fleur,  du  fruit 
et  de  l'arabesque.  Il  ne  faut  pas  confondre  ces  froides  fantaisies,  imitées  à 
satiété  de  Rapbaël  et  de  son  école,  avec  les  délicieuses  inventions  de  nos  vieux 
décorateurs  qui,  elles,  étaient  toujours  imprévues  et  vigoureuses,  et  qui  faisant, 
corps  et  non  cadre  avec  les  graudes  lignes  de  l'édilice,  ou  avec  la  composition- 
picturale  qu'elles  rehaussaient,  semblaient  jaillir  et  lleurir  de  la  construction 
elle-même.  Le  «  grotesque  »  italien,  au  contraire,  n'étant  complètement  ni 
dans  le  caprice,  ni  dans  la  réalité,  fatigue  rapidement  et  ne  laisse  aucune  forte 
impression  dans  l'esprit. 

En  résumé,  on  ne  saurait  trop  reprocher  à  rinfluence  italienne  qui  s'exerça 
sous  le  règne  de  François  I"  de  nous  avoir,  pendant  de  longs  siècles,  fait  mécon- 
naître l'esprit  de  notre  race,  et  d'avoir  altéré  notre  art  sans  l'avoir  vraiment 
fécondé.  Cela  doit  être  dit  sans  préjudice  de  l'admiration  que  l'on  peut  éprou- 
ver à  l'égard  des  grands  artistes  italiens  qui  vinrent  en  France.  Mais  en  quoi 
Léonard  de  Vinci  lui-même,  et  André  del  Sarte,  et  Cellini,  et  Primatice  et  les 
autres  pouvaient-ils  contracter  avec  la  France,  en  tant  que  productrice  d'art, 
des  alliances  étroites  et  fécondes?  Les  phénomènes  d'acclimatation  absolue  sont 
rares,  et  il  y  faut  des  affinités  toutes  particulières;  on  les  trouverait  davantage 
avec  les  artistes  flamands  qu'avec  les  italiens.  Nos  compatriotes  y  résistèrent 
de  leur  mieux.  Chez  les  très  grands,  chez  les  architectes  entre  autres,  malgré 
l'influence  de  la  mode,  de  l'ambiance  et  des  volontés  royales,  on  peut  soutenir 
et  démontrer  que  le  génie  français  persista  quand  même.  En  tous  les  cas  il  se 
trouva  plutôt  mal  à  l'aise. 

11  serait  curieux  de  pouvoir  retrouver  sous  forme  de  tableaux  authentiques 
des  preuves  irrécusables  de  la  joie  que  certains  artistes  devaient  éprouver  à 
se  ressaisir.  Ce  n'est  qu'une  hypothèse,  mais  nous  ne  pouvons  nous  empêcher 
de  penser  que  des  peintres  comme  Boutelou,  Bunel,  Du  Monslier,  etc.,  que 
les  documents  nous  montrent  tantôt  comme  petits  poiiraitistes  et  crayonneurs 
précis,  tantôt  comme  collaborateurs  des  décorations  italiennes  des  palais 
royaux,  accomplissaient  avec  beaucoup  plus  d'intérêt  et  déplaisir  la  première 
tâche  que  la  seconde.  Quant  aux  maîtres  qui,  comme  les  Clouet,  se  tenaient 
tout  à  fait  en  dehors  de  ce  goût  pompeux  et  artiticiel,  et  malgré  cela  s'im- 
posaient à  la  faveur  des  gens  de  cour,  grâce  à  leur  sincérité,  leur  science,  leur 
métier  admirable,  lums  ne  sauiions  trop  leur  savoir  gré  d'a^(li^  inainteiui  la 
conception  et  l'exécution  françaises  au  moment  où  rinfluence  italienne  s'exer- 
çait sur  certains  ai'listes  même  niaLiiiiliinieMieiit  doués. 


48 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


Jean  Cousin  est  un  de  ces  derniers.  Pourquoi  ce  peintre,  avec  les  plus 
heureuses  et  les  plus  universelles  facultés,  un  robuste  tempérament,  et  voyant 
large,  enfin  un  de  ces  beaux  artistes  de  la  Renaissance  et  qui  aurait  pu  être, 
dans  un  certain  sens,  une  sorte  de  Léonard  de  Vinci  français,  n'occupe-t-il  pas 


JEAN    COUSIN.    —    I.E    JUGEMENT    DERNIER    (  FH  A  C.  M  hN  t). 


dans  notre  école  une  des  situations  les  plus  vraiment  glorieuses?  C'est  qu'au 
lieu  d'exercer  une  influence,  il  en  subit  une.  Que  l'on  n'objecte  pas  que  c'est  à 
la  rareté  de  ses  œuvres  qu'il  faut  attribuer  cette  difliculté  de  le  classer  parmi 
les  artistes  profondément  originaux;  une  seule  œuvre  peut  suffire,  à  travers  le 
temps,  pour  constituer  à  unpeintre  sapersonnalitéet  pour  luiassurcrla  domina- 
tion. Ornons  possédons  unepeinture  très  précieuse,  très  significative,  d"une  noble 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


40 


composition,  d'une  science  fort  grande,  et  pourtant,  malgré  son  prix,  elle  ne 
saurait  passer  pour  une  des  œuvres  culminantes  de  l'esprit  humain,  et  telles  que 


celles-là  mêmes  que  Cousin  imita.  Nous  voulons  parler  du  Jurjemmt  dernier. 

C'est  une  page  importante  parmi  celles  que  le  temps  nous  a  laissées.  Le 

tableau  a  près  d'un  mètre  et  demi  de  hauteur,  un  peu  moins  de  large,  et  dans 


50  HISTOIRE    POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

cet  espace  assez  restreint  mais  que  tout  peintre  sait  déjcà  difficile  à  remplir  con- 
venablement, se  meuvent  des  centaines  de  figures  :  des  morts  qui  ressuscitent, 
des  anges  qui  armés  de  faucilles  commencent  à  opérer  le  terrible  triage  entre 
les  élus  et  les  réprouvés  ;  des  damnés,  déjà  fort  enlaidis,  que  des  démons  tirail- 
lent ou  transportent  en  barque  vers  des  lacs  sombres  ou  de  mystérieuses  ca- 
vernes, et  encore  des  anges,  des  ressuscites  et  des  damnés  qui  se  bâtent  en  bon 
ordre  vers  leurs  dernières  destinées;  puis  des  ruines,  des  villes  démantelées, 
et  dans  les  régions  supérieures,  les  grands  prophètes,  les  saints,  les  cbérubins 
groupés  autour  du  Fils  de  l'IIomme  qui  a  les  pieds  posés  sur  un  globe  et  tient 
en  main  la  faucille  de  la  suprême  vendange. 

Certes  l'ordonnance  de  ce  tableau  est  aussi  ingénieuse  qu'aisée  et  claire  malgré 
sa  complication  ;  la  couleur  est  chaude  et  vigoureuse,  le  dessin  est  d'une  science 
très  sûre,  et  le  peintre  s'est  joué  pour  ainsi  dire  de  toutes  les  difficultés  de 
lanatomie,  du  mouvement  et  du  modelé.  Mais  d'où  vient  que  ce  tableau  ne  nous 
fait  éprouver  aucune  émotion  vraiment  poignante?  C'est  qu'il  est  simplement 
un  pastiche  de  Michel-Ange  et  de  son  école.  C'est  qu'il  n'y  a,  dans  l'œuvre,  que 
les  qualités  accessoires  qui  appartiennent  à  r.îcole  française,  tandis  que  la 
conception  est  étrangère.  Nous  ressentons  au  contraire,  devant  les  fresques  de 
Saint-Savin,  de  Vie,  de  Montmorillon,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  un  grand 
serrement  de  cœur  ou  un  grand  espoir.  Nous  avons  le  sentiment  de  notre  indi- 
gnité, et  nous  pensons  à  la  miséricorde  céleste,  parce  que  le  peintre,  dans  sa 
naïveté,  en  agençant  ses  grandes  lignes  ou  ses  larges  harmonies  de  teintes 
plates,  demeurait  lui-même  sous  une  impression  de  terreur  et  d'infimité.  Ici, 
au  contraire,  nous  assistons  simplement  à  une  scène  de  théâtre,  et  l'anatomie 
a  trop  de  place  aux  dépens  de  la. véritable  éloquence.  On  a  dit  que  cette  scène, 
si  complète,  si  bien  remplie,  produirait  un  puissant  effet  si  elle  était  seulement 
agrandie  à  l'échelle  des  figures  grandeur  nature.  Nous  croyons  au  contraire 
qu'un  tel  agrandissement  ne  ferait  qu'en  accentuer  la  froideur  théâtrale  ;  ce  ne 
serait  jamais,  en  tous  les  cas,  qu'une  constatation  h  l'éloge  du  savoir  du  peintre, 
mais  non  de  la  puissance  intellectuelle  de  l'artiste. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  devons  considérer  Cousin  avec  beaucoup  de  respect, 
et  si  nous  avions  à  l'étudier  ici  comme  sculpteur,  nous  trouverions  occasion  de 
l'honorer  davantage.  Peu  d'indications  nous  sont  parvenues  sur  sa  vie  et  sur  les 
détails  de  son  œuvre.  La  date  de  sa  naissance  est  aux  environs  de  1300,  celle 
de  sa  mort  aux  environs  de  1589.  Les  rares  dates  authentiques  de  sa  carrière 
sont  les  suivantes:  le  millésime  de  1523  sur  une  peinture  du  musée  de 
Mayence,  une  Descetite  de  Croix  ;  celui  de  1530  sur  les  vitraux  de  la  cathédrale 
de  Sens,  une  de  ses  œuvres  incontestées;  son  mariage  (un  troisième  mariage)  eo 
1537  avec  Marie  Bowyier,  et  c'est  à  peu  près  tout.  On  sait  également  que  Jean 
Cousin  se  livra  d'abord  à  la  peinture  sur  verre,  et  les  vitraux  de  Sens  dont  nous 


ECOLE  FRANÇAISE. 


51 


Tenons  de  parler,  qui  représentent  la  légende  de  saint  Eiilrope,  le  monlrenl 
comme  un  décorateur  de  grand  style.  Nous  ne  saurions  parler  ici  des  nom- 
breuses œuvres  qui  lui  sont  attribuées,  vitraux  de  Saint-Gervais,  de  Villeneuve- 
sur-Yonne,  de  Moret,  de  Flavigny.  Beaucoup  d'autres  peintures  que  l'on  cite 
telles  qu'un  Christ  en  croix  pour  Sens,  le  Serpent  d'airain  dont  il  existe  des 
gravures  contemporaines  (par  Etienne  Delaulne),  des  décorations  pour  Saint- 


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JIAI;  TIN    FnÉMl\ET.    —    CUUTE    DES    ANGES. 


Patrice,  à  Rome,  etc.,  ont  été  détruites  ou  perdues.  11  faut  pourtant  ajouter  ii 
la  courte  liste  de  ce  que  le  temps  a  respecté,  une  figure  de  femme,  au  musée 
de  Sens.  Era  prima  Pandora;  enfin  un  livre  de  perspective  et  un  beau  livre  de 
portraiture,  traité  des  proportions  du  corps  humain,  (pii  atteste  la  sûreté  et 
l'étendue  du  savoir  de  l'artiste. 

Si  le  temps  a  respecté  les  deux  importantes  peintures  àEva  et  du  Jiijjemnit 
dernier,  ce  n'est  pas  sans  vicissitudes,  car  la  première  fut  découverte  dans  une 


32  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

soute  à  charbon  à  laquelle  elle  servait  de  porte,  et  la  seconde,  qui  avant  d'être  au' 
Louvre  se  trouvait  en  l'église  des  Minimes  à  Vincennes,  faillit  èlre  volée,  la  toile 
ayant  été  coupée  tout  autour  du  cadre. 

Cousin,  peintre,  sculpteur,  mathématicien  est  sans  doute  un  artiste  de  pre- 
mier ordre,  mais  ce  n'est  pas  un  chef  d'école,  ou  un  artiste  ùparf,  c'est  un  beau 
peintre  qui  fait  grand  honneur  à  l'art  français. 

Le  mouvement  créé  par  l'école  de  Fontainebleau  fut  aussi  artificiel  que  bril- 
lant et  aussi  peu  durable  que  factice.  Les  temps  qui  succédèrent  au  règne  de 
François  I"  n'eussent-ils  pas  été  aussi  troublés,  qu'une  telle  école  se  fût  encore 
éteinte  assez  rapidement  d'elle-même,  puisqu'elle  ne  correspondait  en  aucune 
façon  à  une  expression  de  la  race  qui  lui  donnait  une  hospitalité  forcée,  et  qu'elle 
n'avait  sa  raison  d'être  que  dans  le  caprice  d'un  prince.  Toutefois,  ce  qu'elle  eut 
de  déplorable  c'est  que  la  porte  était  désormais  ouverte  à  toute  influence 
étrangère  et  que  nous  avions  appris  à  ne  plus  croire  en  nous-mêmes. 

L'on  voit  alors  cet  étrange  spectacle  d'une  deuxième  école  de  Fontainebleau, 
sensiblement  inférieure  à  la  première,  et  à  la  tête  de  laquelle  se  trouvent  cette 
fois  non  plus  des  peintres  italiens,  mais  des  peintres  flamands.  Mais  que  l'on 
n'aille  pas  croire  que  l'influence  flamande,  qui  nous  avait  toujours  été  favorable, 
et  qui,  notamment  en  Bourgogne,  avait  jadis  prouvé  de  réelles  et  fécondes 
affinités  avec  notre  propre  tempérament,  devait  cette  fois  intervenir  d'une  façon 
salutaire.  Ce  sont  des  Flamands  qui  sont  appelés  à  la  cour,  mais  des  Flamand.s 
gâtés,  dénaturés  par  l'Italie,  des  imitateurs  de  Michel-Ange,  à  la  fois  ampoulé.s 
et  débiles.  N'est-ce  pas  là  un  bizarre  phénomène  d'illogisme,  et  bien  fait 
pour  ne  nous  inspirer  aucun  respect  pour  cette  triste  fin  de  l'époque  baptisée 
Renaissance,  que  cette  nouvelle  invasion  de  l'Italie...  par  le  Nord  ! 

Jérôme  Francken  est  un  de  ces  Flamands  pervertis  ;  élève  de  Franz  Floris,  il 
avait  d'abord  travaillé  à  Fontainebleau  puis  avait  séjourné  quelques  années  à. 
Rome  et  à  Venise;  à  son  retour  il  était  devenu  le  premier  peintre  de  Henri  III. 

Un  autre  peintre  célèbre  est  Ambroise  Dubois.  On  peut  voir  au  Louvre  et  à 
Fontainebleau  des  spécimens  de  sa  peinture:  elle  est  franchement  détestable, 
aussi  désagréable  de  couleur  qu'affectée  et  molle  de  dessin.  Il  avait  été  appelé 
d'Anvers  par  Henri  IV;  et  il  avait  déployé  dans  la  seconde  série  des  travaux 
de  Fontainebleau  (galerie  de  Diane,  Histoire  de  Tancrède  et  de  Clorinde,  His- 
toire de  Théagènc  et  de  C/iariclée)  une  grande  activité.  Ambroise  Dubois,  né  à 
Anvers  en  1543,  mort  à  Fontainebleau  en  1614,  fit  souche  de  peintres  et  ses 
descendants  vivaient  jusqu'au  nvuT  siècle.  La  toile  du  Louvre,  fragment  de 
la  suite  de  Théagène  et  Charicléc,  inspirerait  plutôt  l'envie  de  ne  pas  aller  i 
Fontainebleau  faire  connaissance  avec  le  reslo. 

Il  faut  encore  nommer  parmi  les  peintres  de  la  deuxième  école  de  Fontaine- 
bleau, Toussaint  Dubrcuil  (1561-1602),  qui  avait  exécuté  des  sujets  de  l'histoire 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  53 

d'IJcm/le,  et  dos  représentations  des  résidences  royales.  On  voit  en  lui  un  dessi- 


UARTIN    FRÉUINET.  —    LE    E4PTÉ1IE    DE    JÉSUS. 

nateur  expédilif  et  non  sans  habileté,  maison  peintre  assez  médiocre.  Nous  ne 


54  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

faisons  que  nommer  d'autres  décorateurs  du  même  temps,  tels  que  Guillaume 
Diimée,  Jacob  Bunel  et  sa  femme  Marguerite  Bahuche,  puisque  l'on  n'a  pour 
ainsi  dire  point  d'éléments  d'appréciations  de  leur  œuvre. 

Reste  Martin  Fréminet  (1567-1619),  par  lequel  se  terminera  notre  rcAue  de 
cette  époque.  Henri  IV  le  chargea  de  la  décoration  de  la  chapelle  de  Fontaine- 
bleau ;  il  fut  nommé  premier  peintre  du  roi  à  la  mort  d'Etienne  Du  Monstier. 

La  décoration  de  la  chapelle  de  Fontainebleau  représente  des  sujets  de  l'An- 
cien et  du  Nouveau  Testament.  Ce  sont  des  compositions  soi-disant  michclange- 
lesques,  mais  qui  ne  sont  telles  que  par  l'exagération,  le  manque  de  naturel. 
Enfin  on  peut  voir  de  lui,  au  Louvre  une  peinture,  Mercure  ordonne  à  Enée 
dabandonner  Bidon,  pauvre,  sèche  et  noirâtre.  C'est  sur  cet  artiste  de  grande 
réputation  de  son  temps,  mais  peu  intéressant  pour  nous,  que  nous  finissons  ce 
chapitre  sur  un  sentiment  de  lassitude,  et  aA"cc  un  vif  désir  de  nouveau  qui 
heureusement  ne  sera  pas  déçu. 


CHAPITRE     ÎV 


Le  xvii=  siècle.  —  Vouet.  —  Nicolas  Poussin.  —  Grandeur  et  portée  de  son  œuvre 


On  serait  tenté  de  croire  un  peu  arLilicicUe  et  convenue  la  clussilicalion  qui 
assigne  à  l'art  de  chaque  siècle  un  caractère  tranché,  qui  présente  celui-ci 
comme  agréable,  celui-là  comme  sanglant  et  convulsé.  Il  est  certain,  en  effet, 
que  dans  tous  les  temps  se  rencontrent  le  rire  et  les  larmes,  le  familier  et  le 
dramatique;  chaque  âge  peut  avoir  ses  comédies  et  ses  tragédies;  enlin  de 
nombreuses  et  longues  périodes  s'écoulent  soit  au  commencement  d'un  siècle, 
soit  à  la  fin  d'un  autre,  pendant  lesquelles  l'art  évolue  et  revêt  des  aspects 
sensiblement  différents  de  celui  qu'on  est  convenu  de  présenter  comme  le  plus 
caractéristique  de  ce  temps.  Un  siècle  empiète  et  chevauche  sur  l'autre.  Rien  ne 
ressemble  plus  à  la  peinture  de  la  fin  du  xvi°  siècle  que  celle  du  commencement 
du  xvu"  et  semblable  remarque  pourrait  être  faite  pour  le  xvn°  et  le  xvni%  et 
ainsi  de  suite.  Quand  nous  étudierons  le  xvin"  siècle,  l'école  de  Vien  et  de  Da\id, 
qui  en  occupe  une  importante  partie,  n'aura  plus  rien  de  commun  avec  celle 
de  Walteau  et  de  Boucher.  Pourtant  il  est  entendu  que  le  xvui"  siècle  est  le 
siècle  des  grâces. 

Il  y  a  donc  une  note  dominante  qui,  à  tort  ou  raison,  passe  pour  représenter 
le  siècle  et  on  peut,  à  la  condition  de  n'y  pas  attacher  trop  d'importance,  tenir 
compte  de  ces  épithètes  un  peu  générales  que  l'on  a  coutume  d'employer.  Au- 
trement, il  faudrait  ou  renoncer  à  la  division  par  siècles,  ce  à  quoi  nous  ne 
verrions  aucun  inconvénient,  ou  bien  attriiiuer  aux  différents  siècles  une  lon- 
gueur variable,  ce  qui  est  incompatible  avec  la  régularité  des  almanaclis. 

Or,  il  est  certain  que  si  on  le  prenait  ainsi,  le  xvii'  siècle,  au  point  de  vue  de 
la  peinture,  aurait  une  longueur  inusitée,  car  il  faudrait  le  faire  commencer 
avec  Martin  Fréminel,  sous  Henri  1\',  et  ne  le  faire  terminer  qu'avec  h;  règne  de 
Louis  XIV,  en  ITl.'j.  Tandis  que  le  xvui°  siècle  ne  commençant,  à  proprement 


56  HISTOIRE  POPULAIRE  DE   LA   PEINTURE. 

parler,  qu'à  la  Régence,  et  se  terminant  tout  net  à  la  Révolulion,  sinon  avant,  se 
trouverait  raccourci  tout  au  moins  d'un  bon  quart. 

Le  xvu°  siècle  mérite  incontestablement  le  nom  de  «  grand  »  qu'on  lui  a  donné 
jusqu'à  présent;  toutefois  pas  dans  l'acception  stricte  du  mot.  «  Grandiose  » 
serait  plus  exact,  car  cette  grandeur  est  pompeuse  et  factice.  D'un  bout  à  l'autre 
de  cette  longue  suite  d'années  et  d'œuvres,  on  a  été  épris  de  majesté,  de  noblesse; 
on  n'a  jamais,  ou  très  rarement,  accepté  la  nature  telle  qu'elle  est;  il  a  fallu  la 
farder,  la  présenter  sous  un  apparat  réglé  conformément  à  une  étiquette  détermi- 
née. L'enseignement  a  imprimé  aux  esprits  un  tour  classique,  une  forme  châtiée  ; 
la  volonté  royale  a  donné  aux  œuvres  une  impulsion  opulente  et  un  éclat  apprêté. 

Tout  est  réglé  et  ordonné;  le  temps  est  loin  où  chaque  centre,  chaque  pro- 
vince, pour  ainsi  dire  chaque  quartier  de  ville,  produisaient  comme  ils  l'enten- 
daient leur  moisson  variée  et  toufTue.  Tout  est  reporté  à  une  seule  pensée,  à 
une  seule  volonté.  Et  cette  volonté  enfantera  une  formule  si  tranchée,  si  impos- 
sible à  méconnaître  oii  qu'elle  se  rencontre,  qu'à  l'étranger  même  elle  aura  son 
contre-coup,  ses  imitations,  et  que,  par  exemple,  en  Allemagne,  des  princes, 
grands  ou  petits,  auront  encore,  près  d'un  siècle  plus  tard,  l'obsession  de  refaire 
des  Versailles  à  leur  usage. 

La  volonté,  en  art  comme  dans  la  vie,  est  une  grande  et  belle  chose,  et  on 
ne  crée  rien  de  durable  sans  elle.  Or,  le  xvu"  siècle,  c'est  surtout  le  siècle  de  la 
Volonté.  Toutest  volontaire,  même  l'inspiration,  depuis  un  poète  comme  Poussin 
jusqu'à  un  grand  ordonnateur  de  pompes  féeriques  comme  Le  Brun,  un  philo- 
sophe austère  comme  Philippe  de  Champaigne,  un  doux  rêveur  même,  comme 
Le  Sueur,  ou  simplement  un  opulent  portraitiste  comme  Rigaud.  Versailles  est 
une  œuvre  de  Volonté,  et  toute  sa  décoration  en  découle  avec  une  admirable 
logique.  Aussi  dans  toute  œuvre  du  xvii"  siècle,  si  l'on  ne  trouve  point  de  ces 
ravissants  caprices,  de  ces  ingénuités  des  âges  enfants,  si  on  n'y  rencontre  pas 
non  plus  la  séduisante  volupté  des  siècles  de  fêtes  galantes,  ni  la  passion 
sombre  et  tourmentée  des  temps  de  doute  et  de  romantisme,  est-on  tout  au 
moins  tenu  dans  le  respect  par  le  caractère  de  parfaite  netteté,  de  convenance 
exactement  calculée,  de  politesse  mesurée  autant  que  raffinée  qui  brille  dans 
le  moindre  détail  comme  dans  l'ensemble. 

Et  l'on  peut  dire  que  si  l'art  de  tel  temps  correspond  davantage  à  nos  inquié- 
tudes, tel  autre  à  notre  sensualité,  il  n'en  est  pas  de  plus  vraiment  français 
que  le  xvii"  siècle,  de  plus  lucide,  et  de  plus  honnête  au  sens  où  l'on  prenait  ce 
mot  à  cette  époque  même.  U honnête  homme  était  l'homme  pourvu  d'instruction, 
doué  de  talents  et  de  belles  manières;  et,  malgré  les  rivalités,  les  courtisaneries 
inévitables  sous  une  monarchie  aussi  absolue,  on  peut  dire  qu'il  n'est  pas  un 
seul  artiste  du  xvu"  siècle  qui  ne  soit  un  «  honnête  homme  ». 

Ce  ton  Jie  s'expliquerait  pas  uniquement  par  la  volonté  d'un  prince  épris  de 


SIMON    VOLET.    —    ASSOMI'TION     DH    L4    VIEnG2. 


58  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

doniiiialion  et  de  faste.  Sans  doute  cette  ordonnance  posée  et  majestueuse 
concordait  avec  son  propre  tour  d'esprit,  mais  en  réalité  il  ne  Tavait  pas  créée, 
car  le  ton,  sous  le  règne  de  Louis  .\11I,  pour  être  plus  sévère  et  plus  sombre, 
n'était  pas  moins  grave,  moins  net,  ni  moins  soutenu.  La  cause  profonde 
était  dans  l'éducation,  artisti([ue  ou  littéraire.  L'étude  de  l'antiquité  n'était  plus, 
comme  au  xvf  siècle  un  goût,  on  dirait  presque  une  toquade;  c'était  devenu 
une  règle.  ! 

On  n'était  pas  lion  écrivain  (jne  l'on  ne  connut  du  lalin  el  du  grec,  et  Ion 
n'était  point  un  peintre  en  vue,  que  l'on  n'eût  fait  le  voyage  de  Rome  et  étudié 
Raphaël  ou  Michel-Ange.  En  réalité,  ce  n'était  déjà  plus  ni  Raphaël,  ni 
Michel-Ange  que  l'on  étudiait  et  qu'on  imitait  le  plus,  mais  leurs  successeurs, 
qui  avaient  exprimé  en  formules  leur  art  déjà  fondé  sur  des  formules.  Dans  ces 
conditions  la  peinture  pouvait  devenir  un  métier  imperturbable,  où  la  passion 
même  se  traduisait  par  des  moyens  qui  s'apprenaient  à  l'école.  Le  tout  était  d'y 
mettre  du  s;noir  ou  du  génie.  Quand  on  y  mettait  du  savoir  on  était  Simon 
Vouet:  quand  on  y  mettait  du  génie  on  était  Nicolas  Poussin. 

Avant  de  i)asser  à  ce  grand  maître  que  nous  venons  de  nommer  en  dernier,  il 
faut  parler  de  Youet,  si  oublié  qu'il  soit  de  notre  temps,  car  il  est  un  peu  le 
prototype  de  l'art  du  xvii"  siècle,  et  c'est  de  son  atelier  que  sortirent  les  plus 
illustres  de  ses  successeurs.  La  composition  froide  et  apprêtée,  le  goût  théâtral 
que  nous  avons  déjà  constatés  dans  la  seconde  école  de  Fontainebleau  et  parti- 
culièrement chez  Ambroise  Dubois  et  Fréminet  prennent  ici  leur  expression 
la  plus  nette  et  la  plus  complète.  Seulement  Vouet  y  apporte  plus  d'ampleur, 
d'autorité  et  d'éclat  et,  de  plus,  il  a  déjà  donné  à  ses  évidents  pastiches  une 
tournure  plus  française. 

Simon  Vouet  naquit  en  1590  et  mourut  en  1G49.  A  peine  âgé  de  vingt-deux 
ans,  il  a  déjà  voyagé  en  Angleterre,  en  Turquie,  en  Italie;  c'est  un  enfant  prodige. 
A  Venise,  à  Rome,  il  trouve  les  plus  brillants  appuis,  les  plus  hautes  protections. 
Il  reste  en  Italie  jusqu'en  1027,  et  pendant  ce  long  séjour  il  devient  le  rival  des 
peintres  les  ])lus  célèbres  d'alors,  le  r>omini(iuin,  le  Guide,  etc.  Il  assiste  à  l'anta- 
gonisme de  deux  |)uissantes  écoles,  celle  du  réalisme  avec  le  Caravage  pour  chef, 
et  celle  de  l'idéalisme  avec  le  Josépin  pour  champion.  11  est  plus  attiré  par  la 
vigueur  du  j)renuer,  comme  à  Venise  il  avait  été  influencé  par  l'opulence  de 
Véronèse,et  à  cette  double  influence  se  substitue  un  peu  jilus  tard  celle  du  Guide, 
avec  sa  facture  claire,  mais  allcctée  et  sans  véritable  nerf.  C'est  avec  ces  invo- 
lontaires réminiscences  qu'il  se  crée  un  semblant  de  manière  personnelle,  mais 
en  réalité  beaucoup  plus  près  du  Guide  que  de  Véronèse  ou  même  du  Caravage, 
car  il  est  loin  d'avoir  l'éclat  de  l'incomparable  Vénitien  ou  le  sens  dramatique 
de  l'expression  et  du  clair  obscur  du  second  peintre. 

11  n'en  arrive  pas  moins,  en  1027,  à  la  cour  de  France,  précédé  d'une  bril- 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


59 


lante  répiilalidii,  ot  il  reçoit  l'accueil  le  plus  flatteur.  Dès  Faliord  il  occupe 
une  silualiou  considérable,  et  avec  la  femme  fort  belle  qu'il  avait  épousée  eu 


SIMON    VOCET.    —    LU     VIERGE    4U    RAMFAO. 


Italie,  Viri;iiiia  da  Vezzo,  qui  pratitjue  elle-môuie  la  peinture,  il  fait  à  Paris 
grande  figure. 

Louis  XllI  se   pique  de  peinture,  et  il  commet   quebjues    royaux  pastels 


r,0  HISTOIRE  POlTI.ATrΠ DE  LA  PEINTURE. 

SOUS  la  direction  de  Vouct  (jni  na  garde  de  le  détourner  de  sa  vocation.  Les 
commandes  abondent,  et  \omA  n'en  refuse  aucune,  secondé  qu'il  est  par  les 
élèves  qu'il  a  ramenés  d'Italie,  Jacques  Lhonime  de  Troyes,  et  Jean-Baptiste 
Mola.  Bien  que  beaucoup  de  vastes  machines  qu'il  exécuta  ou  fit  exécuter  aient 
été  détruites  il  en  reste  encore  assez  dans  nos  églises  et  nos  musées,  à 
Saint-Eustache,  Saint-Mcrri,  Saint-Nicolas-des-Champs,  etc.,  et  au  Louvre, 
pour  pouvoir  juger  de  sa  manière  large,  lisse  et  froide,  de  sa  couleur  écla- 
tante et  sans  véritable  distinction.  La  Charité,  un  portrait  de  Louis  XIII  avec 
des  figures  allégoriques,  et  une  Suzanne  Aalti.  collection  Lacaze,  sont  parmi  les 
meilleures  pages  de  Vouct.  On  ne  peut  point  dire  que  ce  soit  un  grand  artiste, 
ni  même  peut-être  un  vériliiiile  artiste,  car  son  invention  est  banale,  et  sa  cou- 
leur est  plus  brutale  que  forte,  mais  ses  œuvres  ne  font  encore  pas  trop  mauvaise 
figure  au  Louvre  :  elles  se  sauvent  par  la  tenue. 

Quoi  qu'il  en  soit  il  faut  tenir  compte  d'un  peintre  qui  eut  pour  élèves 
Le  Brun,  Mignard  et  Le  Sueur:  puis  parmi  ses  autres  et  nombreux  disciples, 
Aubin  et  Claude  Vouet,  ses  deux  frères:  Torlebat  et  Michel  Dorigny,  ses  deux 
gendres,  François  Perricr,  Michel  Corneille,  Louis  Testelin,  et  bien  d'autres 
encore,  dont  le  nom  peut  être  passé  sous  silence,  pour  ne  point  surcharger 
notre  précis  de  nomenclatures  peu  instructives.  Mais  comment  ne  pas  rappelei 
en  passant  qu'un  des  élèves  de  Vouet  fut  Le  Nôtre,  le  célèbre  architecte  es 
jardins,  et  que  ce  bel  artiste  puisa  à  Técoh'  de  N'ouet  la  science  du  dessin 
aisé  et  précis,  des  ordonnances  larges  et  claires. 

Nous  reviendrons,  s'il  le  faut,  sur  divers  peintres  qui  gravitent  plus  ou  moins 
autour  de  Vouet,  mais  nous  avons  hâte  d'arriver  au  plus  grand  artiste  du 
xvu"  siècle,  et  à^un  des  plus  grands  non  seulement  de  l'art  français,  mais  de 
toutes  les  écoles. 

Nicolas  Poussin  est  un  des  nobles  génies  de  l'humanité. 

Les  peintres  ne  sont  pas  toujours  excellents  juges  en  peinture,  mais,  en  ce 
qui  concerne  Poussin,  ceux  qui  ont  le  talent  d'écrire  ont  généralement  parlé  de 
lui  en  termes  rt'niar([uables.  Eugène  Delacroix,  outre  l'étude  qu'il  a  spéciale- 
ment consacrée  à  Poussin,  parle  fréquemment  de  lui  dans  son  Journal,  et,  à 
côté  de  restrictions  inhérentes  à  ses  propres  théories  sur  l'art,  trouve  pour  le 
louer  des  considérations  fort  élevées. 

Après  avoir  dit,  par  exemple,  qu'au  xv"  et  au  xvi'  siècle  la  peinture  est  sur- 
tout un  métier  (il  aurait  été  bon  pourtant  de  remarquer  que  cette  pratique  par- 
faite s'était  malheureusemenl  perdue),  Delacroix  ajoute  :  «  C'est  une  gloire  pour 
les  deux  grands  peintres  français,  Poussin  et  Le  Sueur,  d'avoir  cherché,  avec 
«ucccs,  ù  sortir  de  cette  banalité.  Sous  ce  rapport,  non  seulement  ils  rappellent 
la  naïveté  des  écoles  primitives  de  Flandre  et  d'Italie,  chez  lesquelles  la  franchise 
de  l'expression  n'est  gâtée  par  aucune  liabilude  d'exécution,  mais  encore  ils  ont 


KCOLK  FRANÇAISE. 


0» 


ouvert  dans  ravonir  une  carrière  toute  nouvelle.  Bien  qu'ils  aient  été  suivis 
immédiatement  par  des  écoles  de  décadence,  chez  lesquelles  l'empire  de  l'habi- 
tude, celle  surtout  d'aller  étudier  en  Italie  les  maîtres  contemporains,  ne  tarda 
pas  à  arrêter  cet  élan  vers  l'étude  du  vrai,  ces  deux  grands  maîtres  préparent  les 
voies  aux  écoles  modernes,  qui  ont  rompu  avec  la  convention,  et  cherché,  ù  la 


POUSSIN.  —  d'après  son   Ponxn.iiT   par   lui-miUie. 


source  même,  les  efiets  qu'il  est  donné  à  la  peinture  de  produire  sur  limagination 
Si  ces  mêmes  écoles  qui  sont  venues  ensuite  n'ont  pas  exactement  suivi  les  pas 
de  ces  grands  hommes,  elles  ont  du  moins  trouvé  chez  eux  une proteslatioii  unlcule 
contre  les  conventions  cTécole^  et  par  conséquent  contre  le  mauvais  goût.  » 

Ici  l'artiste  est  dans  la  vérité  absolue.  C'est,  en  ed'et,  la  plus  grande  erreur 
que  de  prendre  Poussin  pour  un  peintre  académi(fue,  et  l'art  d'école  qui  parfois 
se  réclame  de  lui  sans  le  comprendre  n"a  pas  su  voir  cii  lui.  comme  le  dit  Eugène 
Delacroix  «  un  novateur  de  l'espèce  la  plus  rare  ». 


G2  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

El  il  termine  en  disant  :  <■  Cette  indépendance  de  toute  convention  se  re- 
trouve fortement  chez  Poussin,  dans  ses  paysages,  etc.  Comme  observateur 
scrupuleux  et  poétique  en  môme  temps  de  l'histoire  et  des  mouvements  du  cœur 
humain,  Poussin  est  un  peintre  unique!...  » 

Avant  d'examiner  la  vie  et  l'œuvre  de  Poussin,  nous  voudrions  encore  pré- 
parer le  lecteur  lï  les  comprendre  i)ar  une  fort  belle  page  de  M.  Bracquemond, 
le  maître  graveur,  dans  son  livre  Du  dessin  et  de  la  couleur. 

«  L'œuvre  de  Poussin,  dit-il,  est  un  exemple  qui  présente  cette  particularité 
d'avoir  été  conçue,  dans  la  plupart  de  ses  parties,  sans  application  prédéterminée 
tout  en  ayant  l'apparence  et  la  portée  des  oeuvres  de  la  décoration  la  plus  élevée. 

»  Une  loi  de  la  décoration,  plus  rigoureusement  observée  peut-être  par 
Poussin  que  par  aucun  autre  maître,  est  la  subordination  absolue  de  tous  les 
détails  du  tableau  à  l'émission  de  son  ensemble,  ces  détails  conservant  toutefois 
leur  individualité.  Et  si  la  forme  particulière  de  chaque  objet  et  sa  coloration 
ne  font  pas  le  principal  attrait  de  l'œuvre  de  Poussin,  cependant  cette  œuvre 
immense  exprime;  toujours  le  probable  de  la  nature. 

»  Poussin  compare,  règle,  ordonne,  et  lorsque,  dans  VEnlèvemcnf  des 
Sabhies,  il  m  ul  montrer  la  confusion,  c'est  par  la  netteté  dans  l'émission  de  sa 
volonté  qu'il  parvient  à  exprimer  le  désordre  de  cette  scène.  Dans  ce  tableau 
merveilleux,  chacune  des  parties  épisodiques,  les  jeunes  filles  enlevées,  la  mère 
implorant,  les  chefs  romains  donnant  le  signal,  les  draperies,  les  terrains,  les 
chevaux,  l'architecture,  le  ciel,  tout  est  subordonné  et  sert  de  prétexte  au  dessin 
orneniciil.il.  au  modelé  général.  Aucun  intérêt  spécial  ne  détourne  un  instant 
de  l'œuvre,  (jni  uniquement  vent  exprimer  le  tumulte;  et  Poussin  n"a  ras- 
semblé tous  ces  éléments  que  comme  des  agents  qui  fournissent  à  son  dessin 
des  contrastes,  des  chocs  de  lignes,  de  clartés  et  d'ombres.  Pour  les  yeux,  autant 
que  pour  l'esprit,  le  tumulte  du  sujet  provient  du  sujet  lui-même,  et  cependant 
l'exécution,  précise  et  nette,  est  sans  emportement,  sans  fougue  apparente. 
L'auteur  ayant  la  domination  complète  de  sa  volonté,  ainsi  que  la  possession  de 
tous  les  moyens  dont  l'art  dispose,  ne  laisse  échapper  rien  (jui  puisse  distraire 
de  l'cflet  général. 

»  Cette  concentration  de  pensée  fuit  de  chaque  œuvre  de  Poussin  un  tout. 
Chez  ce  maître,  un  tableau  n'est  ni  la  suite  ni  le  fragment  d'un  autre,  un  couplet 
d'un  même  chant,  comme  il  arrive  chez  d'autres  maîtres. 

»  Ses  conceptions,  ses  compositions  sont  vastes,  amples,  exécutées  comme 
s'il  avait  à  couvrir  des  murailles.  Cependant  cette  exécution  si  habile  et  si  bril- 
lante ne  veut  pas  cire  admirée  pour  elle-même.  Elle  est  égale  et  rigoureusement 
parfaite  ;  mais  elle  ne  porte  pas  en  elle  cette  démonstration  d'amour  du  pitto- 
resque qui,  dans  le  Concert  champêtre  de  Giorgone,  fait  d'une  bouteille  de  verre 
aux  mains  d'une  femme  un  des  plus  parfaits  morceaux  de  nature  mûrie  (jue  l'on 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  0:5 

puisse  admirer.  Chez  roiissiii,  une  épée,  un  casque,  un  tronc   d'aihi-e,  rem- 
plissent le  rôle  qui  leur  est  assigné,  mais  ils  ne  provoquiMit  en  rien  raltcnlion... 
»  Parmi  les  maîtres,  Poussin  est  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  ainu;  les  arbres. 


Aussi  dans  son  œuvre  ne  sont-ils  pas  seulement  des  occasions,  des  prcicxles  a 
développement  de  lignes,  àvarialions  de  couleur,  à  oppositions  de  valeurs,  ima- 
ginés pour  faciliter  des  efTcts;  tous  ils  ont  l'importance  de  personnages  parti- 
culiers, aussi  indi\iduels  (jue  cliacunc  des  ligures  qui  vi\ent  dans  celte  grande 
œuvre. 


64  IIISKJIRE  POPLLAllili  \>E  LA  PEINTURE. 

»  L'amplr'ur  et  la  proportion  d'ensomble  que  Poussin  donne  à  ses  paysages, 
comme  Ruhens,  comme  le  Titien,  comme  Wallcau,  provient  de  l'accord  de  la 
formule  entre  toutes  les  parties,  végétations,  terrains,  eaux,  ciels,  figures, 
qu'aucune  perfection  de  réalité  uniquement  pittoresque  ne  pourrait  atteindre. 

))  Dans  le  tableau  de  Poh/phème,  après  avoir  admiré  la  beauté  du  lieu,  après 
avoir  ressenti  le  cbaniie  de  cet  amas  de  verdure,  encore  augmenté  et  agrandi 
par  tous  les  artifices  de  l'art,  lorsqu'on  a  pénétré  dans  ce  paysage  magnifique, 
on  peut  croire  qu'il  y  a  de  la  rosée  et  des  insectes,  comme  on  sait,  sans  les 
voir,  qu'il  y  en  a  dans  les  masses  de  feuillage  que  l'on  contemple  en  pleine  et 
vraie  nature. 

»  Sans  doute  aucun  oiseau  n'ira  becqueter  la  grappe  portée  par  deux 
liommes  dans  l'admirable  tableau  de  la  Tore  promise;  il  voit  bien  que  c'est  de 
la  peinture.  Pourtant  j'ai  entendu  Corot  me  dire  devant  ce  tableau  :  «  Voilà  la 
nature  »  ! 

»  Poussin  est  tellement  maître  de  son  exécution  qu'il  la  modifie  en  changeant 
di'  [)cnsée  et  de  sujet.  Ses  bacchanales  ont  une  exécution  alerte  et  apparente; 
dans  ses  sujets  austères  la  facture  se  dissimule,  s'élimine  pour  ainsi  dire,  le 
peintre  ne  voulant  montrer  que  le  sujet. 

»  Dans  ses  dessins,  destinés  à  préparer  et  à  condenser  la  matière  d'art  qu'il 
mettra  en  œuvre  dans  ses  tableaux,  il  donne  l'exemple,  plus  qu'aucun  autre 
inaîti'e,  de  la  rcclierche  du  contraste  des  lignes  claires  et  obscures,  abstrcftion 
fuite  (rune  représentation  quelconque.  C'est-à-dire  que,  ne  concevant  une  œuvre 
que  par  sa  substance  essentielle,  la  clarté.,  il  ne  retient  des  formes  qu'il  repré- 
sente complcles  dans  l'œuvre  définitive  que  le  strict  nécessaire... 

»  Plus  encore  par  ses  dessins  que  par  ses  peintures,  Poussin  démontre  à 
([uelle  sorte  d'analyse  il  soumet  la  forme,  la  couleur,  en  subordonnant  d'une 
façon  absolue  l'accessoire  au  principal  dans  la  distinction  qu'il  établit  entre  la 
clarté  qui  éclaire,  qui  montre,  qui  dessine,  et  la  lumière  qui  colore.  C'est  par  là 
qu'il  nous  révèle  la  raison  de  cette  incomparable  possession  des  ensembles  qui 
caractérise  son  génie,  lui  qui,  dépassant  toute  représentation  naturelle,  tend 
toujours  à  exprimer  une  pensée  poétique,  littéraire  pour  ainsi  dire.  En  un  mot, 
ses  dessins  seuls,  bien  qu'il  n'ait  pas  couvert  de  vastes  murailles,  suffiraient  à 
le  mettre  au  premier  rang  des  maîtres  décorateurs. 

»  Grand  décorateur  théorique,  Poussin  est  encore  un  grand  peintre  :  c'est 
aussi  un  poète  qui  sait  dire  dans  un  langage  magnifique  les  plus  sublimes  spec- 
tacles et  les  moindres  choses  de  la  nature;  c'est  enfin  un  philosophe,  à  ([ui  le 
geste  humain  sert  à  exprimer  les  sentiments  les  plus  profonds  et  les  plus 
élevés.  » 

Nous  avons  tenu  à  donner  tout  au  long  cette  page,  une  des  plus  pénétrantes 
qui  aient  jamais  été  écrites  sur  Poussin.  Et  si  nous  avons  fait  précéder  toute 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  63 

biographie  de  ces  deux  appréciations  générales,  ce  n'est  pas  sans  dessein.  On 
pourrait,  en  efTet,  se  contenter  de  ces  indications  de  Delacroix  et  de  |}rac([ue- 
mond,  puis  aller  au  Louvre  et  étudier  les  tableaux  de  i'oussin  exposés.  On  h; 


II 


.^'^''Ijp^M'"''^' 


connaîtrait  alors  à  fond;  car  il  est  des  rares  maîtres  dont  on  pourrait  presque 
sans  inconvénient  ne  pas  savoir  la  vie,  tant  ils  sont  racontés  dans  leui-  d'uvre, 
et  la  carrière  de  Poussin,  pour  ainsi  dire,  ne  nous  réserve  aucune  surprise, 

5 


G6  illSTOlRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

tant  nous  la  trouvons,  cuiiinie  la  moindre  de  ses  peinUues,  marquée  d'un  carac- 
tère de  lucidité,  de  volonté,  de  noblesse  et  d'indépendance. 

Nicolas  Poussin  nail  aux  Andelys,  au  mois  de  juin  1.594.  Ses  dispositions 
précoces  pour  le  dessin  attirent  l'attention  d'un  peintre  oublié,  Quentin  Varin, 
cbe/  le(iuel  il  reste  jusqu'à  l'âge  de  di\-luiil  ans.  II  part  alors  pour  Paris 
logeant  le  diable  dans  sa  bourse. 

Après  avoir  travaillé  quebjue  temps  avec  deux  artistes  non  moins  obscurs 
aujourd'hui  que  Varin,  Ferdinand  Elle  et  George  Lallemand,  peintres  en  vogue 
alors,  à  nu  municnt  où  il  y  avait  véritablement  disette  de  maîtres,  puisque  Fré- 
minel  était  le  plus  glorieux,  Poussin  se  débattit  tant  bien  que  mal  contre  la 
mauvaise  fortune  et  {•liercba  à  se  produire  dans  le  monde.  11  rencontra  alors  un 
jeune  Poitevin  de  qualité  qui  s'intéressa  à  lui,  lui  fit  visiter  des  collections  par- 
ticulières, et  finalement  l'emmena  avec  lui  au  château  de  sa  mère.  Mais  là 
Poussin,  traité  de  haut,  ne  tarda  pas  à  repartir  pour  Paris,  peignant  en  route 
poiii-  gagner  sa  vie,  comme  il  avait  fait  en  venant  des  Andelys.  C'est  ainsi  qu'il 
exécuta  des  peintures  pour  le  château  de  Clisson,  et  pour  les  capucins  de  Blois. 
Le  pauvre  artiste,  ballotté  par  les  circonstances,  a  bien  de  la  peine  à  se  fixer. 
A  Paris  il  tombe  malade;  il  part  pour  les  Andelys  où  il  reste  un  an,  puis  revient 
encore  à  Paris,  veut  se  rendre  à  Rome,  mais  ne  peut  aller  plus  loin  que  Flo- 
rence. Le  voici  une  fois  de  plus  à  Paris  ;  il  loge  au  collège  de  Laon  et  se  lie 
d'amitié  avec  l'hilippe  de  Champaigne,  son  ancien  camarade  à  l'atelier  de 
(ieorge  Lallemand.  Telles  sont  les  vicissitudes  de  cette  première  partie  de  sa 
vie;  il  a  alors  environ  vingt-six  ans.  Il  ne  faudrait  pas  croire  pourtant  que  tant 
de  difficulté  à  se  fixer  font  son  existence  vide  et  mal  employée.  Ce  jeune  homme 
ardent,  fougueux  sous  ses  apparences  graves,  ne  cesse  d'acquérir,  de  dessiner, 
d'observer,  de  composer.  Lorsque  les  circonstances  vont  le  mettre  en  vue,  il 
sera  déjà  en  possession  parfaite  de  sa  pensée  et  de  sa  main,  et  au  moment  oîi 
l'on  s'avisera  de  découvrir  ce  débutant,  on  s'apercevra  que  c'est  un  maître. 

Rome  attire  Poussin,  exerce  sur  lui  comme  une  fascination.  Les  gravures, 
les  médailles,  les  anti(|ues  qu'il  a  pu  voir  dans  les  collections  particulières  à 
Paris,  ce  premier  et  inconi|tlit  voyage  en  Italie,  tout  cela  a  enflammé  son  ima- 
gination, et  lui  a  inspiré  une  invincible  envie  d'étudier  longuement  l'antiquité. 
Car  c'est  l'art  antique  qui  attire  Poussin,  tandis  que  les  autres  peintres  de  son 
tenq)s  qui  font  le  voyage  d'Italie  ne  songent  qu'aux  trop  retentissants  contem- 
porains. Le  faux  goût,  les  dégénérescences  d'école  sont  juste  ce  qu'ils  vont  ad- 
mirer et  imiter,  tandis  que  Poussin  a  soif  de  vérité.  11  la  trouvera  dans  les 
chefs-d'œuvre  de  la  Grèce  et  de  l'ancienne  Rome;  ils  lui  apprendront  des  vertus 
plus  encore  ([ue  des  formes,  et  son  but  sera  de  faire  comme  les  grands  anciens 
ont  fait,  mais  non  de  refaire  ce  qu'ils  ont  fait.  C'est  toujours  ainsi  que  procèdent 
les  véritables  maîtres;  leur  admiration  n'est  jamais  servile;  ils  s'inspirent  des 


ËCOLE  FKANÇAISi:.  G7 

méthodes,  mais  ils  ont  oiix-niêmes  un  tempérament  trop  créateur  pour  reco- 
pier des  œuvres,  c'est-à-dire  pour  les  ad'adir. 

Pendant  quelque  temps  après  son  retour  à  Paris,  Poussin  travailla,  avec  le 
bon  et  simple  Philippe  de  Champaigne,  aux  travaux  de  peinture  du  Luxembourg 
sous  la  direclion  de  Duchesne,  encore  un  illustre  oublié,  mais  ces  travaux  de 
facture  le  rebutèrent  vile,  et  de  nouveau  il  voulut  entreprendre  le  voyage  de 
Rome.  Cette  fois  il  n'alla  que  jusqu'à  Lyon  ;  l'argent  manquait.  Il  trouva  du 
moins  à  Lyon  de  quoi  rentrer  à  Paris.  Cette  fois,  au  moment  où  il  dut  s'y 
attendre  le  moins,  la  délivrance  approchait. 

En  cette  année  1623,  où  il  dut  rentrer  à  Paris  assez  découragé  et  désespé- 
rant de  jamais  pouvoir  réaliser  son  rêve,  il  eut  l'occasion  de  peindre  à  la  dé- 
tremp*  six  tableaux  pour  le  collège  des  Jésuites,  qui  voulaient  célébrer  la  cano- 
nisation de  saint  Ignace  de  Loyola  et  de  saint  François  Xavier.  Ces  peintures, 
rapidement  exécutées  (il  ne  mit  guère  plus  d'une  semaine),  attirèrent  par  leur 
verve  et  leur  style  l'attention  du  cavalier  Marini,  curieuse  et  attrayante  physio- 
nomie de  poète  amphigourique,  de  confident  et  ami  de  grands  personnages,  et 
d'amoureux  d'art. 

Le  cavalier  Marini  voulut  que  Poussin  logeât  dans  sa  maison,  illustrât  son 
poème  d'Af/oHw,  et  enfin,  fit  avec  lui  le  voyage  d'Italie.  Avant  d'aller  à  Rome 
rejoindre  son  protecteur,  Poussin  termina  un  tableau  de  la  Mort  de  la  Vierr/i', 
commandé  par  la  corporation  des  orfèvres,  pour  son  offrande  annuelle  à  Notre- 
Dame.  Enfin  Poussin  touchait  la  Terre  promise,  mais  de  nouveaux  chagrins 
allaient  bientôt  l'y  rejoindre. 

Peu  de  temps  après  son  arrivée,  Marini  mourait,  et  le  cardinal  Rarberini,  à 
qui  le  cavalier  l'avait  recommandé,  dut  quitter  Rome  pour  une  ambassade.  Privé 
de  ressources  et  de  protection,  Poussin  connaît  alors  la  misère  plus  noire  que 
iamais  ;  il  vend  ses  ouvrages  à  vil  prix  ;  mais  il  ne  cesse  pour  cela  de  travailler, 
de  s'enthousiasmer  pour  son  art,  d'étudier  l'antiquité  dans  ses  monuments,  dans 
ses  grands  poètes.  En  un  mot  l'adversité  non  seulement  n'abat  pas  son  courage, 
mais  elle  le  stimule  et  l'élève,  et  peu  à  peu  Poussin  devient  un  de  ces  hommes 
avec  qui  l'on  compte.  Dans  la  lutte  entre  les  médiocres  écoles  qui  se  jalousent 
furieusement,  entre  les  réalistes  outrés  et  les  fades  maniéristes.  Poussin  prend 
une  position  significative  :  il  ne  suit  ni  l'un  ni  l'autre  parti,  mais  il  témoigne  plus 
de  sympathie  au  Dominiqnin,  homme  consciencieux  et  grave,  peintre  sobre  et 
solide.  Ce  Français  pauvre  et  ignoré  devient  le  chef  écouté  d'une  petite  colonie 
d'artistes  :  Claude  Lorrain,  Stella,  le  sculpteur  Duquesnoy,  le  Valentin  (mais 
celui-ci  sans  subir  l'influence  de  Poussinj  se  groupent  autour  d(>  lui.  .Avec 
Duquesnoy  et  l'Algarde  Pous>in  étudie,  moule,  mesure  sans  relâche  les  plus 
beaux  antiques. 

Et  lorsque  le  cardinal  Rarberini  va  revenir  et  lui  conlier  d'impurtaules  coin- 


68  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

mandes,  Poussin  se  trouvera  à  la  veille  de  posséder  une  réputation  considérable. 
Dans  l'intervalle,  il  a  encore  connu  la  maladie  et  les  soucis  graves  ;  mais  il  a 
trouvé  asile  et  aide  chez  son  compatriote  .Jacques  Duj;liet  dont  il  épouse,  par  re- 
connaissance, la  fille  (1029)  et  dont  il  devait  plus  tard  adopter  les  fils  Gaspard  et 
Jean. 

Outre  les  commandes  du  cardinal  Barberini,  il  a  bientôt  à  exécuter  des  pein- 
tures pour  le  commandeur  Cassiano  del  Pozzo,  de  Turin  (une  suite  des  Sept  Saa-e- 
ments),  pour  le  marquis  Amédée  del  Pozzo,  la  duchesse  d'.Viguillon,  le  marquis 
de  Créqui.  Ces  succès  ne  lui  tournent  pas  plus  la  tête  que  la  pauvreté  ne  l'avait 
abattu.  Dans  sa  maison  du  Montc-Pincio,  d'où  il  découvre  les  profonds  et  riches 
paysages  qui  l'inspirent  et  l'entretiennent  dans  son  profond  amour  de  la 
nature,  il  demeure  grave,  modeste,  préoccupé  exclusivement  de  son  art. 

Il  échange,  pendant  ce  temps  une  correspondance  avec  Jacques  Stella 
devenu  peintre  du  roi  et  logé  au  Louvre,  ainsi  qu'avec  M.  de  Chantclou,  maître 
d'Iiùlel  de  Louis  XllL  Et  tout  naturellement  ces  relations,  et  les  peintures  qu'il 
exécute  pour  M.  de  Chantelou  font  qu'un  jour  la  cour  de  France  veut  connaître 
et  s'attacher  ce  peintre  devenu  si  célèbre  à  Rome  après  avoir  été  si  misérable  à 
Paris.  A  des  lettres  du  surintendant  des  bâtiments  et  secrétaire  d'État,  Des 
Noyers,  Louis  XIII  joint  ses  royales  instances.  .Mais  Poussin  ne  se  décide  guère  et 
il  faut  que  M.  de  Chantelou  le  vienne  chercher  à  Rome. 

On  sent  que  Poussin  dut  quitter  avec  regret  cette  Rome  où  s'était  décidée  sa 
fortune,  et  surtout  où  son  talent  s'était  complété  et  nourri,  sa  pensée  était 
devenue  maîtresse  d'elle-même,  et  où  son  imagination  enfin  trouvait  d'inépui- 
sables aliments.  Toutefois  l'accueil  qu'il  reçut  à  Paris  n'était  pas  de  nature  à  lui 
inspirer  des  pressentiments  fâcheux.  On  le  traita  de  la  façon  la  plus  gracieuse  et 
la  plus  magnifique;  il  eut  une  maison  au  milieu  du  jardin  des  Tuileries,  avec 
«  un  grand  et  beau  jardin  planté  d'arbres  fruitiers,  et  un  joli  parterre  de  fleurs, 
trois  petites  fontaines,  un  puits,  une  fort  belle  cour  et  une  écurie...  J'ai  la  vue 
la  plus  étendue,  ajoute  Poussin  à  son  correspondant,  et  je  crois  que  l'été,  cet 
asile  est  un  vrai  paradis.  J'ai  trouvé  l'appartement  du  milieu  meublé  noblement, 
toutes  les  provisions  nécessaires,  jusqu'au  bois  et  un  tonneau  de  vin  vieux.  » 

Mais  plus  encore  que  ces  commodités  non  négligeables,  l'accueil  du  roi 
lui-même  était  de  nature  à  satisfaire  l'artiste,  car  il  décrit  ainsi  la  première 
réception  :  «  Ce  prince,  bon  et  humain,  daigna  me  caresser  et  me  fit  beaucoup  de 
questions  durant  une  demi-heure  qu'il  me  retint  auprès  de  lui;  après  quoi  s'étant 
retourné  vers  ses  courtisans,  il  dit  :  Voilà  Vouct  bien  attrapé!  et  de  suite  il 
m'ordonna  de  peindre  les  grands  tableaux  de  sa  chapelle  de  Fontainebleau  et  de 
Saint-Germain.  De  retour  chez  moi,  on  m'apporta  dans  une  belle  bourse  de 
velours  Iilcu,  deux  mille  écus  en  or.  » 

Poussin  écrivait  cela  en  janvier  1641  ;  en  septembre  1 642  il  retournait  à  Rome. 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


GO 


On  aurait  dit,  en  vérité  que  Vouet  avait  entendu  le  fameux  proi)Os  et  avait 
résolu  de  s'en  venger.  La  faveur  royale  ne  délaissa  pas  Poussin  pendant  les  pre- 
miers temps.  Au  contraire,  peu  de  mois  après  cet  accueil  si  flatteur,  Poussin  était 
nommé  premier  pcinlre  du  roi  avec  la  direction  de  tous  les  ouvrages  de  peinture 
à  exécuter  dans  les  demeures  royales,  et  c'est  bien  ce  qui  mit  le  comble  à  la 


POtSSI\.    —     VOYir.E     DE     FAINES,     DE     SATïr.ES     ET     D    II  .t  H  A  D  h^  A  D  l'.S. 


jalousie  de  ses  rivaux.  Les  principaux  étaient  Fouquicrcs,  médiocre  peintre 
ilamand,  mais  très  infatué  :  Lemercier,  premier  architecte  du  roi,  et  enfin  Simon 
Vouet. 

Une  n  campagne  »  do  calomnies  et  de  tracasseries  fut  commencée  contre  lui. 
Poussin  était  homme  à  juger  ses  adversaires  à  leur  taille  et  à  leur  tenir  tète. 
«  L'impertinence  de  mes  calomni;ileurs.  explique-t-il  dans  une  lettre,  nest  fon- 


70  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  I- \  PEINTURE 

(léc  que  sur  le  gain  considérable  qu'ils  se  proposaient  de  faire.  »  En  effet  un 
des  pricfs  de  ses  ennemis  élait  la  soi-disant  mesqninei-ie  et  parcimonie  de  ses 
projets  de  décoration.  11  est  probaMe  que  Poussin,  sans  avoir  pour  principale 
préoccupation  de  faire  faire  des  économies  ni  d'empccber  que  l'on  jetât  l'argent 
(lu  roi  par  les  fenêtres  du  Louvre,  avait  surlnni  un  goût  sobre  ctliarmonieuxqui 
lui  inspirait  l'borrcur  d'ornementations  prétentieuses  et  ronflantes  qui,  tout  en 
coûtant  fort  cher,  ne  produisaient  qu'un  piètre  aspect.  Son  intégrité  faisait  le  reste. 

Encore  dans  le  passage  suivant  de  sa  correspondance  est  montrée  avec  la 
lionne  et  forte  ironie  des  hommes  de  véritable  valeur,  l'encombrante  méchan- 
ccli'  do  ses  rivaux.  «  Le  baron  de  Fouquières  est  venu  me  trouver  avec  sa  gran- 
di'iii-  accoul limée  ;  il  trouve  fort  eslrange  de  ce  qu'on  a  mis  la  main  à  l'œuvre  de 
la  grande  galerie  sans  lui  avoir  communiqué  aucune  chose.  Il  dit  avoir  un  ordre 
du  roi,  prétendant  que  ses  paysages  soient  l'ornement  principal  dudit  lieu,  étant 
1(!  reste  seulement  des  accessoires.  J'ay  bien  voulu  vous  écrire  ceci  pour  vous 
faire  rire.  » 

Pourtant  il  vieiil  un  moment  où  rhuininc  de  la  plus  grande  valeur,  et  le  mieux. 
piiiiivu  pour  la  lutte,  se  lasse  non  point  de  combattre,  mais  de  perdre  son  temps. 
Poussin  rebuté  par  toutes  ces  puérilités,  finit  par  demander  un  congé  et  repartit 
pour  Home  avec  son  beau-frère  Jean  Dugliet.  11  va  sans  dire  que  dans  son  esprit 
ce  congé  était  définitif,  et  il  le  fut.  Durant  ses  deux  ans,  au  plus,  de  séjour  à 
Paris,  il  avait  exécuté  des  taldeaiix  pour  les  chapelles  de  Saint-Germain  et  de 
i'oiitainebleau,  les  compositions  pour  les  Travaux  cr Hercule^  destinés  à  la  déco- 
ration de  la  grande  galerie  du  Louvre,  huit  cartons  de  sujets  de  l'Ancien  Testa- 
ment pour  des  tapisseries,  divers  ouvrages  pour  le  cardinal  de  Richelieu,  le 
grand  tableau  de  Jésus-Christ  instïtuanl  le  sacrement  de  l'Eucharistie,  pour  la  cha- 
pelle de  Saint-Germain  (nmsée  du  Louvre),  celui  de  Saint  F?-ançois  Xavier,  au 
même  musée,  exécuté  pour  le  grand  hôtel  du  Noviciat  des  jésuites,  etc.,  etc. 

lue  autre  très  belle  toile,  qui  est  au  Louvre  également  et  qui  sort  un  peu 
de  la  manière  des  tableaux  qui  ont  pour  la  plupart  été  transmis,  ne  doit  pas 
être  oubliée,  tant  pour  sa  hauteur  artistique  que  pour  sa  signification  cachée. 
C'est  le  plafond  ovale  représentant  le  Temps  qui  soustrait  la  Vérité  aux  atteintes 
de  l'Envie  et  de  la  Discorde.  Il  est  à  supposer  que  Poussin,  en  peignant  cette  belle 
page,  en  fit  comme  une  sereine  et  noble  vengeance  des  mesquineries  qui  ne  lui 
avaient  pas  été  ménagées.  Les  peintres  aiment  parfois  à  se  venger  alh'^gorique- 
ment,  et  l'on  peut  rapprocher  de  cette  protestation  peinte,  des  conqiosilions 
analogues  lracé(>s  d'une  plume  fiévreuse  par  Ingres,  sur  des  feuilles  que 
conserve  le  musée  de  Montauban,  et  représentant  la  Médiocrité  gouvernant 
r Univers,  croquis  imaginés  après  certaines  injustices  dont  l'artiste  pensait 
avoir  été  victime. 

Poussin,  parti  pour  Rome,  ne  devait  [iliis  jamais  revoir  Paris,  quelques  sol- 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


71 


licitations  qui  lui  fussent  adressées.  Sa  vie  l'Iail  celle  (rmi  lra\;iilleiir  acliarné 
et  d'un  penseur.  Vivant  en  toute  siiu|ili(il('  et  hilieur  dans  sa  niaisim  de  la 
Trinilé-du-.Mont,  d'uù   il  pouvait  dominer  ces  canipaj^nes  dont  la  majesté  lui 


était  si  douce,  il  se  promenait  le  soir  en  comi)aii,nie  d'arlisles,  de  savants,  de 
poètes,  respirant  et  devisant  librement  sans  craindre  les  intrigues.  Parfois 
encore  il  faisait  des  excursions  dans  les  environs,  s'imprégnanl  de  nature, 
crayonnant  ces  grands  arbres  qu'il  savait  si  bien  faire  surgir  et  frissonner, 
étudiant  le  ciel,  les  eaux,  assistant  aux  travaux  des  laboureurs. 


72  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Vers  les  derniers  temps  de  sa  vie  il  fut  réduit  à  la  pensée,  sa  main  ne 
lui  obéissant  plus,  et  il  écrivait  h  Félibien,  à  propos  du  désir  que  M.  le  Prince 
avait  exprimé  d'acquérir  un  ouvrage  de  lui  :  «  11  est  trop  tard  pour  être  bien 
servi.  Je  suis  devenu  trop  infirme  et  la  paralysie  m'empêche  d'opérer;  aussi  il 
y  a  quelque  temps  que  j'ai  abandonné  le  pinceau,  ne  pensant  plus  qu'à  me 
préparer  à  la  mort.  J'y  toucbe  du  corps,  c'est  faict  de  moy.  » 

Et  pourtant  jamais  sa  pensée  n'avait  été  plus  lucide  et  plus  ardente,  car 
avant  cette  paralysie,  Poussin  écrivait  ces  belles  paroles  :  «  En  vieillissant,  je 
me  sens  plus  que  jamais  enflammé  du  désir  de  me  surpasser  et  d'atteindre  la 
plus  haute  perfection.  » 

Nous  possédons  le  dernier  tableau  de  Poussin,  laissé  inachevé,  et  l'on  peut 
constater  que  le  maître  en  cherchant  à  atteindre  «  la  plus  haute  perfection  » 
n'était  pas  le  jouet  d'une  sénile  illusion.  Ce  tableau,  Apollon  amoureux  de 
Dajjhnô  est  un  des  plus  saisissants  de  sentiment  et  de  composition  qu'ait  produit 
le  maître  et  l'on  dirait  presque  qu'il  mit  une  certaine  coquetterie  à  l'envoyer 
tel  quel  au  cardinal  Massimo.  Jamais  formes  plus  nobles,  sentiment  plus  profond 
de  la  nature  ne  fut  affirmé. 

Lorsque  Poussin  mourut,  le  19  novembre  1665,  à  l'âge  de  soixante-douze 
ans,  il  laissait  une  modique  somme  de  dix  mille  écus  à  ses  parents  de  Normandie. 
Tel  était  tout  le  bien  qu'avait  amassé  dans  une  si  longue  et  si  glorieuse  carrière 
cet  homme  que  les  plus  illustres  admiraient,  que  seuls  avaient  jalousé  les  mé- 
diocres et  les  intrigants,  et  qui  laissait  une  œuvre  et  un  exemple  vraiment 
admirables. 

Aussi  grand  esprit  que  grand  peintre,  les  quelques  propos  et  écrits  qu'a 
laissés  Poussin  nous  le  font  encore  mieux  comprendre  et  aimer.  Il  y  a  parfois 
de  l'ironie,  souvent  de  l'enthousiasme  grave  et  réfléchi,  toujours  de  la  modestie 
et  de  la  fermeté. 

A  propos  de  critiques  sur  le  caractère  majestueux  et  terrible  du  Christ  dans 
le  tableau  de  Saint  François  Xavie?-,  Poussin  répond  :  «  Dois-je  m'imaginer  le 
Christ  avec  un  visage  de  Torticolis  ou  de  Père  Douillet,  alors  qu'étant  sur  la 
terre,  il  était  même  difficile  de  le  regarder  en  face?  » 

A  M.  des  Noyers,  au  moment  de  ses  mécomptes,  lors  de  son  séjour  h 
Paris,  il  écrit  :  «  J'agis  pour  rendre  témoignage  à  la  vérité  et  ne  jamais  tomber 
dans  la  flatterie,  deux  choses  qui  sont  trop  opposées  pour  se  rencontrer 
ensemble.  » 

Certains  mots  (b'  lui,  d'une  grande  simplicité  pourtant,  jettent  une  vive 
lumière  sur  son  talent,  sa  conception  et  le  sens  très  juste  qu'il  en  a  lui-même. 
On  le  rencontre  rappoil.nit  d'une  |)romenade  dans  les  environs  de  iîome  des 
fleurs,  des  pierres,  des  plantes  diverses,  et  comme  on  s'étonne  qu'il  s'intéresse 
à  ces  meiuis  détails,  lui  (jui  peint  si  largement,  enfin  comme  on  lui  demande  si 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  73 

ce  sont  de  pareilles  études  qui  l'ont  conduit  à  la  perfection  de  son  art  :  «  Je  n'ai 
jamais  rien  négligé,  »  répond-il. 

A  un   peintre  plus  amateur  qu'artiste,  qui  lui  montre  ses   travaux  et  lui 


demande  sou  avis  :  »  Il  ne  vous  manque,  pour  devenir  uubon  peinln',  qu'un  peu 
de  ])auvreté.  » 

Il  parle  merveilleusement  de  son  art  en  général,  et  de  chacun  de  ses  projets 
ou  ouvrages  on  particulier  :  il  les  décrit  avec  une  élo(|uence  sobre  qui  fait  sur- 
gir chaque  objet  à  sa  place  :  «  J'ay  essayé,  dit-il  en  parlant  de  Pj/rame  et  Tliyshc, 
de  représenter  une  tempête  sur  terre,  imitant  du  mieux  que  j'ay  pu  l'effet  du 
vent  impétueux,  d'un  air  rempli  d'obscurité,  de  pluye,  d'éclairs  et  de  foudre  qui 


74  HISTOIRE  POPULAini'   DE  LA  PEINTURE. 

tombent  en  plusioui-s  riulioits  non  sans  y  fiiirc  du  désordre.  Toutes  les  figures 
qu'on  y  voit  jouent  Icui-  personnage,  selon  le  temps  qu'il  faict  :  les  unes  fuyent 
au  travers  de  la  poussière  et  suivent  le  vent  qui  les  emporte  ;  d'autres,  au  con- 
Irairc,  vont  contre  le  vent  et  marchent  avec  peine,  mettant  leurs  mains  devant 
leurs  yeux.  D'un  côté,  un  berger  court  et  abandonne  son  troupeau,  voyant  un 
lion  qui,  après  avoir  mis  à  terre  certains  bouviers,  en  attaque  d'autres  dont  les 
uns  se  défendent  et  les  autres  piquent  leurs  bœufs  en  taschant  de  se  sauver.  Dans 
ce  désordre,  la  poussière  s'élève  par  gros  tourbillons.  Un  chien  assez  éloigné 
aboyé  et  se  hérisse  le  poil  sans  oser  approcher.  Sur  le  devant  du  tableau,  on  voit 
Pyrame  mort  étendu  par  terre  et  auprès  de  lui  Thisbé  qui  s'abandonne  à  la  dou- 
leur. »  Ce  morceau  ne  montre-t-il  pas  une  poétique  et  exacte  vision  des  choses 
et  des  êtres,  un  sentiment  du  drame  de  nature  et  d'humanité  se  présentant  à 
l'esprit  de  l'artiste  entièrement  et  admirablement  composé?  Quelle  rare  aubaine, 
quelle!  rare  et  profitable  lecture  ne  serait  pas  l'analyse  de  toutes  les  toiles  de 
Poussin  par  lui-même  !  Mais  aussi  ce  court  morceau  qui  remplit  de  joie  ceux 
qui  aiment  le  vrai  bon  style  décourage  de  tenter  la  description  des  autres  œuvres. 

Quand  un  pareil  homme  parle  de  son  art,  il  faut  recueillir  ses  paroles, 
même  dans  un  ouvrage  abrégé  comme  celui-ci;  il  y  aurait  impertinence  à  ne 
pas  le  faire.  Aussi  reproduisons-nous  encore  cette  laconique  et  superbe  page 
que  Poussin  écrivit  à  M.  de  Chambray,  et  qui  forme  un  traité  complet  non  seu- 
lement d'art,  mais  encore  de  métier  et  sur  la([uelle  les  artistes  et  ceux  qui  aiment 
l'art  ne  sauraient  trop  méditer. 

«  Après  avoir  considéré  la  division  que  fait  le  seigneur  François  Junius  des 
parties  de  ce  bel  art,  j'ay  osé  mettre  icy  brièvement  ce  que  j'en  ay  appris.  Il  est 
nécessaire  premièrement  de  sçavoir  ce  que  c'est  que  cette  sorte  d'imitation,  et 
de  la  définir. 

»  Définition.  C'est  une  imitation  faicte  avec  lignes  et  couleurs,  en  quelque 
superficie,  de  tout  ce  qui  se  voit  sous  le  soleil.  Sa  fin  est  la  délectation. 

»  Principes  que  tout  homme  capable  de  raison  peut  apprendre.  II  ne  se  donne 
point  de  visible  sans  lumière,  sans  forme,  sans  couleur,  sans  distance,  sans 
instrument. 

»  Choses  qui  ne  s'apprennent  point  et  qui  font  parties  essentielles  de  la  peinture . 
Premièrement,  pour  ce  (|ui  est  de  la  matière,  elle  doit  être  noble,  qui  n'ait  reçu 
aucune  qualité  de  l'ouvrier,  et  pour  donner  lieu  au  peintre  de  montrer  son  in- 
dustrie, il  faut  la  prendre  capable  de  recevoir  la  plus  excellente  forme.  11  faut 
commencer  par  la  disposition,  puis  par  l'ornement,  le  décor,  la  beauté,  la  grâce, 
la  vivacité,  le  costume,  la  vraisemblance  et  le  jugement  partout.  Ces  dernières 
parties  sont  du  peintre  et  ne  se  peuvent  enseigner  :  c'est  le  rameau  d'or  de 
Virgile,  (pie  nul  ne  peut  trouver  ni  cueillir,  s'il  n'a  été  conduit  par  le  destin.  » 

On  voit  que  tout  à  l'encoutre  des  [k'iI.iiiIs.  INiussin  est  bien  pins  instinctif 


ÉCOLE  FP.ANÇMSE.  73 

que  savant,  ce  qui  n"est  pas  peu  dire,  et  plus  inspiré  que  raisonneur.  Il  ne  sau- 


POl'SSIN.   —    mVISblMINl     DE    SAIXT    PAOL. 


rait  donner  de  recettes  pour  trouver  et  formuler  le  beau,  et  son  langage  revient 


76  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEIXTIRE. 

à  dire  :  «  Travaille/  beaucoup,  éludiez  la  lumière,  les  formes,  la  couleur,  la  per- 
fection, et  de  là,  la  grâce,  la  dignité,  le  style,  sans  lesquels  une  peinture  est 
nulle,  vous  les  trouverez  —  si  vous  êtes  doué  pour  cela.  »  Ce  n'est  point  de  la 
naïveté  (fue  de  dire  ainsi  que  les  dons  naturels  ne  sont  rien  sans  labeur,  mais 
que  le  labeur  seul  n'est  qu'estimable,  sans  un  feu  sacré  qui  ne  se  donne  point. 

Ceux  qui  ont  pris  Poussin  pour  un  exclusif  idéaliste,  pour  un  arrangeur  et  un 
corrigeur  de  la  nature,  l'ont,  à  notre  gré,  fort  mal  compris.  11  nous  suffirait  de 
nous  autoriser  de  cette  ligne  que  nous  venons  de  transcrire  :  <(  La  peinture  est 
une  imitation  par  lignes  et  couleurs  de  tout  ce  qui  se  voit  sous  le  soleil.  » 

Jamais  ce  réaliste,  mais  réaliste  judicieux  et  qui  répond  à  une  définition 
de  l'artiste  qui  nous  tient  à  cœur  :  «  Un  inventeur  de  vérités  »,  jamais,  disons- 
nous.  Poussin  n'a  reculé  devant  le  rendu  exact  du  geste  le  plus  familier,  même 
le  plus  trivial,  pourvu  qu'il  fût  la  traduction  la  plus  expressive  du  sentiment 
dont  il  veut  animer  son  personnage. 

Dans  les  Philistins  frappés  de  la  peste,  ce  sont  des  gens  qui  se  bouchent  le 
nez  énergiquement  en  circulant  parmi  les  cadavres  bleuis,  tandis  que  de  gros 
rats  trottinent  par  la  ville,  et  semblent  sortir  d'entre  les  pavés. 

Dans  la  Femme  adultère,  cet  admirable  tableau,  ce  sont  les  accusateurs  de 
l'infortunée  qui,  après  la  réflexion  ironique  et  commisérative  du  Christ,  s'entre- 
regardentet  s'entre-moquentavec  des  ricanements  et  des  gesticulations  dérisoires 
qui  confinent  à  la  caricature. 

Dans  XdiMort  de  Soph/re,  c'est  cette  mère  emportant  son  enfant  qui  avec  une 
candeur  et  une  indifférence  parfaites,  se  suce  le  pouce. 

Dans  VEnlèvcmfnt  des  Sahlnes,  ce  sont  non  seulement  ces  résistances  furieuses 
ces  arrachements  de  cheveux,  ces  brutalités  de  soldats,  ces  supplications  de 
vieilles  femmes  défendant  leurs  filles,  mais  c'est  encore  cet  épisode  si  comique  et 
si  vraisemblable  de  la  Sabine  qui  veut  fort  bien  se  laisser  enlever  et  y  met  une 
ardeur  qui  réjouit  les  assistants  de  cette  petite  scène. 

Dans  le  Saint  Jean  baptisant  le  peuple,  ce  sont  d'humbles  catéchumènes  qui  se 
déchaussent  ou  retirent  leur  chemise  d'un  mouvement  si  naturel,  si  bien  observé. 

Il  n'est  jusqu'au  poétique  tableau  à'Oiphée  et  Euridice,  si  harmonieux,  si 
délicat,  rempli  d'une  grâce  tendre,  et  dans  un  cadre  de  nature  riant,  printa- 
nier,  qui  ne  contienne,  au  second  plan,  une  scène  de  baignade  que  n'aurait 
certainement  pas  désavoué  Rabelais  et  que  contresignerait  Daumier. 

Cette  incomplète  énumération  n'est  pas,  on  le  pense  bien,  pour  le  plaisir  de 
vouloir  paradoxalement  faire  de  Poussin  un  humouriste,  un  conteur  comique, 
mais  c'est  pour  bien  montrer  que  «  ce  novateur  de  l'espèce  la  plus  rare  »,  ainsi 
que  le  nomme  si  bien  Delacroix,  est  avant  tout  épris  de  vérité,  et  que  si  la  tour- 
nure de  son  esprit  est  de  préférence  grave,  fière,  ou  passionnée,  elle  est  aussi 
sans  aucune  hypocrisie. 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  77 

L'n  tel  maître  est,  disons-nous,  un  inventeur  de  vérités.  Kii  ('(Tet,  rien  n'est 
plus  exact,  plus  vraisemblable,  plus  facilement  lisible  que  les  scènes  qu'il  com- 
pose suivant  un  sentiment  dominant,  auquel  il  approprie  aussi  une  dominante 
de  couleur.  Il  s'en  rend  parfaitement  compte  puisqu'il  dit  en  propres  termes  : 
((  Vous  n'ignorez  pas  que  les  Grecs  avaient  inventé  plusieurs  modes  par  le  moyen 
desquels  ils  produisirent  tant  d'efTets  merveilleux.  »  Or  cette  loi  du  mode,  à  la- 
quelle Poussin  s'est  toujours  si  heureusement  conformé,  était  une  des  plus  mé- 
connues de  ses  contemporains  qui  retraçaient  volontiers  avec  des  couleurs  écla- 
tantes et  un  dessin  affecté  et  précieux  des  scènes  de  deuil,  ou  des  sujets  austères. 

L'art  italien,  surtout  dans  les  mauvaises  époques,  est  assez  coutumier  de  ces 
contresens;  la  caractéristique  de  la  musique  italienne  fut  la  jdupart  du  temps 
de  faire  chanter  les  personnages,  dans  les  situations  les  plus  dramatiques,  sur 
des  airs  dont  les  musiques  militaires  n'ont  point  de  peine  à  faire  des  valses 
ou  des  pas  redoublés.  Au  contraire  c'est  en  cette  connaissance  des  modes 
exactement  appropriés  au  sujet,  que  Poussin  est  vraiment  un  peintre  français, 
quoique  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  se  soit  passée  en  Italie.  11  veut  Iharmonie 
juste  qui  convient  au  sujet,  à  la  mélodie  picturale  si  l'on  peut  parler  ainsi, 
sombre  et  morne  si  le  sujet  est  tragique,  éclatante  et  sonore  s'il  représente 
quelque  scène  printanière  ou  quelque  sensuelle  Bacchanale 

C'est,  en  unmot,  un  éloquent  parti  quePoussin  tirede  la  tonaUté.  Prenons  par 
exemple  la  superbe  suite  de  quatre  paysages  commandés  par  le  duc  de  Richelieu 
et  dont  fait  partie  ce  tableau  que  Corot,  d'après  M.  Bracquemond,  trouvait  si 
conforme  à  la  nature.  Voici  le  Prinlemps  ou  le  Paradis  terrestre.  .Vulour  d'Eve 
et  d'Adam,  les  feuilles  d'un  %ert  tendre  frissonnent  au  souffle  d'une  légère  brise; 
partout  ce  sont  des  gazons,  des  plantes  de  toutes  sortes  qui  créent  une  fraîcheur 
exquise.  Avec  un  peu  d'habitude,  de  bonne  volonté  et  surtout  d'amour  de  lu 
peinture,  l'œil  a  vite  fait  de  percer  l'assombrissement  que  les  années  ont 
apporté  à  cette  belle  toile.  Dans  YÉté  ou  Ritth  et  Booz,  ce  sont  les  moissons 
dorées  qui  s'étendent  au  loin,  la  rangée  de  chevaux,  puissante  comme  un  bas- 
relief  antique,  les  gens  qui  sous  le  soleil  doré  se  désaltèrent  tandis  que  dans 
l'atmosphère  accablante  montent  les  chants  naïfs  de  la  cornemuse.  Devant  la 
Grappe  de  la  Terre  promise^  on  comprend  que  Corot  se  soit  écrié  :  «  \'oilà 
bien  la  nature!  »  car  sans  s'arrêter  aux  énormes  dimensions  d(^  la  plantu- 
reuse grappe  qui  forme  la  charge  de  ces  deux  magnifiques  soudards  à  figures 
de  brutes,  avec  le  sabre  de  garde  champêtre  qui  leur  pend  au  Ihuu',  ni  à  la 
rotondité  de  ces  fruits  qui  feraient  craquer  les  branches  de  l'arbre,  n'est-ce 
pas  l'automne  même,  avec  ses  colorations  déjà  apaisées  et  richement  fanées? 
Quelle  connaissance  de  la  nature  n'a-t-il  pas  fallu  pour  trouver  cet  admirable  et 
sourd  ton  du  cours  d'eau  qui  circule  dans  la  vallée  que  sur|)lombcnt  ces  rochers 
roussis?  Enfin  Y  Hiver  ou  le  Déluge  est  si  connu,  si  admiré  du  plus  intime  et  du 


78  HISTOIRE  POl-lLAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

plus  ignorant  passant  que  l'on  hésite  même  à  le  citer.  Mais  quel  désespoir  dans 
ce  ciel  impitoyablement  gris,  dans  ces  eaux  montantes;  partout  c'est  l'horreur  et 
la  mort,  et  ces  affreuses  sensations  sont  suggérées  par  les  moyens  les  plus  simples 
que  peintre  ait  jamais  employés. 

On  dira  que  l'artiste,  pour  représenter  les  Saisons,  ne  pouvait  pas  employer 
d'autres  harmonies  que  celles  propres  à  chacun  de  ces  temps.  Mais  d'abord 
le  tout  était  de  les  trouver  à  la  fois  si  significatives,  presque  si  banales,  et 
pourtant  d'une  telle  rareté  et  d'une  telle  puissance  de  ton.  Puis,  veut-on  des 
contrastes  de  couleurs  encore  plus  accusés,  dans  des  tableaux  n'ayant  pas  entre 
eux  le  lien  commun  d'une  «  série  »?  Prenez,  par  exemple,  la  Peste,  et  voyez 
quelle  désolation  règne  dans  cette  ville,  grâce  au  ciel  embrasé,  à  la  lumière 
d'urage,  à  la  chaleur  étoullunte  qui  tombent  lourdement  sur  cette  scène  déplo- 
rable. 

Et  au  contraire  regardez  le  Triomphe  de  Flore,  regardez-le  très  attentivement 
surtout,  et  autant  que  possible  en  isolant  le  tableau,  soit  avec  les  mains  disposées 
en  abat-jour,  soit  avec  une  jumelle  ou  avec  ces  isoloirs  en  carton  quiexistentdans 
certains  musées  étrangers,  ce  qui  soustrait  la  peinture  aux  rayonnements  et  aux 
influences  des  tableaux  voisins  et  lui  restitue  uTie  grande  partie  de  sa  fraîcheur 
originelle, vous  serez  frappé  de  l'éclat  et  de  la  beauté  des  tons  employés  par  le 
peintre.  Vous  verrez  combien  les  chairs  sont  fleuries,  coinbicn  à  l'horizon  les 
coteaux  s'empourprent  sous  le  ciel,  et  quelle  délicatesse  en  même  temps  que 
quelle  puissance  régnent  dans  cette  fête  des  fleurs,  ce  qu'il  y  a  de  plus  joyeux, 
de  plus  tendre  et  de  plus  enivrant  dans  la  nature. 

Que  si  du  coloris  et  de  l'exécution  nous  passons  à  l'expression,  au  geste,  au 
drame  humain,  nous  n'aurons  pas  une  moindre  source  de  profondes  émotions.  Ce 
n'est  pas  la  quantité  des  exemples  qu'il  faut  chercher  ici  ;  un  seul  exemple  bien 
choisi  est  une  clef  suffisante  pour  toute  l'œuvre  d'un  peintre.  Dire  si  Poussin, 
nourri  de  l'antique,  mais  se  Fassimilantsi  fortement  qu'il  en  refaisait  sa  chose  et 
l'expression  la  plus  parfaite  de  sa  propre  pensée,  sut  jeter  d'un  trait  d'admirables 
et  de  puissantes  formes  sur  la  toile  ou  sur  le  papier,  cela  paraîtrait  presque  nu 
pléonasme.  Mais  pourtant  on  ne  saurait  trop  appeler  l'attention  sur  les  deux 
figures  couchées  au  premier  plan  de  ce  même  Triomphe  de  Flore.  Quelles  formes 
nobles  et  hères  !  Quelle  hardiesse  inouïe  de  dessin,  et  cela  sans  exagération  appa- 
rente. Grandies,  reportées  sur  la  muraille,  ces  admirables  figures  seraient  jugées 
bien  plus  puissantes  et  opulentes  que  n'importe  quelles  figures  de  .Michel-.\nge, 
car,  le  plus  souvent,  le  maître  florentin  n'arrive  à  la  puissance  quepar  l'outrance. 

Mais  nous  ne  parlons  encore  que  de  formes  ;  il  faut  s'appesantir  davantage  sur 
l'expression  qui  est  d'une  sereine  intensité,  et  qui  dit  tout  ce  qu'elle  veut  dire  avec  la 
sobriété  la  plus  étonnante.  On  a  souvent  parlé  de  la  variété  des  expressions  dans 
le  tableau  d'Eliézer  et  lUbecca,  où  les  jeunes  filles  montrent  ingénument  surleurs 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


79 


beaux  visages,  de  l'enjouement,  de  la  distraction,  de  la  jalousie,  de  rimlifférencc. 
Il  est  une  figure  qui  nous  tient  bien  plus  à  cœur  encore,  et  c'est  une  de  ces  «  clefs  » 
de  l'œuvre  de  Poussin,  dont  nous  parlons,  il  s'agit  du  Clirisl  dans  le  tableau 


de  la  Femme  adultère.  Regardez-la  aux  yeux  et  à  la  bouche,  celle  face  si  profon- 
dément troublante,  ce  sourire  d'une  finesse  si  extraordinaire,  ce  regard  ;i  la 
fois  pitoyable  et  ironique,  mais  de  l'ironie  d'un  dieu  ;  (luand  on  l'a  bien  comprise. 


SO  IIISTOIHE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

cette  expression  si  moderne  de  bonté  et  d'imperceptible  raillerie,  on  connaît 
i'oussin  tout  entier,  on  l'aime  et  on  apprécie  en  toute  science  de  cause  le  penseur 
autant  qu'on  a  été  attiré  vers  le  peintre. 

Le  visage  du  Christ  est  encore  bien  étonnant  de  pitié  et  de  distinction  (en 
vérité  on  ne  trouve  pas  mot  de  plus  juste)  dans  les  Aveugles  de  Jéricho.  Poussin 
est  à  la  fois,  comme  inspiration,  un  chrétien  et  un  païen  admirable.  Lorsqu'il 
représente  ce  Christ  terrible  qui  était  critiqué  si  maladroitement  par  ses  mes- 
quins rivaux,  il  provoque  sans  efîort,  sans  effet  théâtral,  les  sentiments  les 
])lus  religieux.  Lorsqu'il  montre  la  douleur  d'Echo  à  la  mort  de  Narcisse,  dans  ce 
petit  tableau  que  nous  aurions  dû  citer  avant  tous  les  autres,  quand  nous  parlions 
de  la  rareté  Ag?,  harmonies  de  Poussin  en  tant  que  coloriste,  c'est  l'âme  même  de  la 
fable  antique  qui  soupire  et  se  module  en  une  plainte  désespérément  touchante. 
Mais  nous  n'en  Unirions  pas  de  citer  de  tels  exemples. 

Voilà  donc  une  partie  des  raisons  qui  font  que  nous  considérons  surtout 
Poussin  comme  un  des  plus  grands  peintres  français.  C'est  qu'il  représente 
le  plus  fortement,  avec  le  plus  d'éloquence,  de  spontanéité  et  de  profondeur  la 
netteté,  la  mesure,  la  parfaite  appropriation  des  sujets  et  des  idées  qui  distin- 
guent le  génie  français  représenté  dans  la  personne  de  ses  grands  artistes,  de 
ses  grands  poètes.  D'ailleurs  son  éducation  ne  s'est-elle  pas  faite  complète- 
ment en  France,  si  son  rêve  s'est  satisfait  en  Italie?  11  est  Français  parce 
qu'il  dit  toujours  juste  ce  qu'il  faut  dire,  sans  longueurs,  sans  ornements 
superflus,  sans  prétention,  mais  avec  une  force  extraordinaire  qui  jaillit  de 
la  sobriété  même. 

Ce  chapitre  ne  peut  se  passer  entièrement  en  appréciations,  et  il  faut  qu'il  se 
complète  de  quelques  sommaires  indications  de  catalogue;  mais  les  idées 
exprimées  dans  ce  qui  précède  n'étaient  peut-être  pas  inutiles  pour  aider  à 
comprendre  Poussin,  etmieux,  nous  l'espérons,  que  des  descriptions  de  tableaux 
et  des  anecdotes  plus  ou  moins  authentiques.  Outre  les  tableaux  que  nous 
avons  cités,  du  musée  du  Louvre,  il  faut  encore  mentionner  les  suivants  : 

Mo'ise  sauvé  des  eaux.,  sujet  traité  en  deux  compositions  diiïérentes;  Moise 
enfant  foulant  aux  pieds  la  couronne  de  Pharaon;  Moïse  changeant  en  serpent  la 
verge  d'Aaron;  les  Israélites  recueillant  la  manne,  une  des  plus  curieuses 
compositions  du  maître  et  des  plus  utiles  pour  l'étude  du  geste  et  de  l'expression  ; 
le  Jugement  de  Salomon;  V Adoration  des  Muges;  deux  Saintes  Familles; 
V  Assomption  de  la  Vierge  ;  V  Apparition  de  la  Vierge  à  saint  Jacques  le  Majeur;  le 
liavissement  de  saint  Paul.,  que  peignit  Poussin  pour  Scarron,  dont  il  n'aimait 
guère,  à  ce  qu'il  dit  dans  sa  correspondance,  le  tour  d'esprit  d'un  burlesque 
forcé:  le  Maître  d'école  de  Falisçues;  le  Jeune  Pyrrhus  sauvé;  Mars  et  Vénus; 
Mars  et  Rhéa  Sylvia;  deux  admirables  Bacchanales;  le  Concert;  les  Bergers 
d'Arcadie,  un  tableau  si  célèbre  que  nous  avons  jugé  inutile  d'en  parler  ici  plus 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


81 


longuement,  tant  il  a  été  commenté,  et  parfois  avec  un  peu  trop  de  rhétorique; 
enfin  le  Diogène  jetant  son  éctiellc,  dont  le  paysage  est  aussi  beau,  aussi 
touffu,  aussi  opulent  que  dans  le  tableau  du  Printemps;  et  le  Portrait  de  Pousiin 


par  lui-même.  Ainsi  nous  aurons  nommé  tous  les  tableaux  que  possède  le  Louvre. 

A  propos  du  dernier,  il  peut  encore  être  fait  une  remarque  utile.  Ce  portrait 

fut  l'objet  de  toute  une  longue,  minutieuse  et  parfois  presque  pénible  corres- 

6 


82  IIISTniRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

pondancc.  Les  amis  de  Poussin  restes  en  France  avaient  manifesté  le  désir 
d'avoir  nu  portrait  de  lui,  et  le  fidèle  M.  de  Chantelou  s'en  était  fait  l'inter- 
prète, l'oussin  coninien(^^a  par  quelques  faisons.  Il  ne  croyait  pas  que  cela 
valait  la  peine  de  dépenser  quelques  pistoles  «  pour  une  tète  de  la  façon  de 
M.  Milliard,  qui  est  celui  qui  les  fait  le  mieux,  quoiqu'elles  soient  froides, 
fardées,  sans  force  ni  vij;ueur  ».  La  lettre  qui  contient  une  si  piquante 
remarque  à  l'adresse  de  .Mignard,  un  des  peintres  en  faveur  à  cette  cour  qu'il 
avait  bien  connue,  est  datée  de  janvier  1648.  En  juin  1030  c'est  tout  au  plus 
s'il  a  terminé  le  portrait.  Dans  l'intervalle  il  ne  se  fait  pas  faute  de  se  plaindre 
de  l'ennui  profond  qui-  lui  cause  ce  travail  :  «  Je  confesse  ingénument  que  je 
suis  paresseux  à  faire  cet  ouvrage,  auquel  je  prends  peu  de  plaisir,  et  j'ai  fort 
peu  d'ha])itude,  car  il  y  a  vingt-huit  ans  que  je  n'ai  fait  aucun  portrait;  néan- 
moins il  faut  le  finir,  car  j'aime  bien  plus  votre  satisfaction  que  la  mienne  ».  Et 
encore,  dans  une  autre  lettre  :  «  Je  prétends  nue  ce  portrait  doit  être  une 
preuve  du  profond  attachement  que  je  vous  ai  voué,  d'autant  que  pour  aucune 
personne  vivante  je  ne  ferais  ce  que  j'ai  fait  pour  vous  en  cette  occasion.  Je  ne 
vous  dirai  pus  la  peine  que  j'ai  eue  à  faire  ce  portrait,  de  peur  que  vous 
ne  croyiez  que  je  veux  le  faire  valoir.  » 

Ces  aveux,  vraiment  pénibles,  d'hésitation  et  de  fatigue  pour  mener  à  bonne 
fin  ce  puissant  morceau,  éclairent  encore  pour  nous  tout  un  côté  du  talent 
de  Poussin.  On  peut  en  inférer  que  pour  lui  un  travail  littéral  d'après  nature 
devrait  être  la  ])lus  rebutante,  la  moins  intéressante  besogne.  Pour  lui,  faire 
œuvre  d'art  c'était  inventer  beaucoup  plus  que  copier,  et  quand  il  s'agissait 
d'un  travail  où  l'imitation  stricte  est  la  primordiale  qualité,  il  s'arrêtait  vingt 
fois  en  route,  découragé. 

Terminons  par  une  brève  énumération  des  peintures  de  Poussin  autres  que 
celles  du  musée  du  Louvre.  Le  musée  de  Toulouse  en  possède  sept  :  un  Saint 
Jean- Baptiste^  \e  Mariage,  la  Pénitence,  la  Confirmation,  \^ Eucharistie,  \ Extrême- 
onction  et  une  Sainte  Famille.  Au  musée  de  Montpellier,  il  n'y  en  a  pas  moins 
de  quinze,  parmi  lesquelles  six  paysages,  la  Mort  de  sainte  Cécile,  le  Baptême 
de  Jésus-Clirist,  VAdivation  des  bergers,  et  divers  sujets  mythologiques. 

La  National  (jallcry  de  Londres  possède  huit  tableaux  de  Poussin  :  les  pliir. 
remarquables  sont  une  Danse  de  Faunes  et  de  Bacchantes,  et  une  Venus  endormie. 
La  Pinacotlièfjue  de  Munich  possède  un  Midas  et  VE/isercIissement  du  Christ. 
A  Dresde,  sispt  tableaux  d'une  excellente  qualité;  il  faut  compter  au  nomlire 
des  plus  beaux  ouvrages  du  maître  une  Adoration  des  mages,  importante  variante 
du  tableau  du  Louvre;  VEm/nre  de  Flore,  un  tableau  d'un  éclat  merveilleux; 
une  admirable  Vénus  endormie,  dont  le  corps  est  délicieux  de  modelé  et  de  sou- 
plesse jeune;  enfin  un  très  grand  tableau  an  Martyre  de  saint  Érasme  une  des 
œuvres  les  plus  mouvementées  de  Poussin.  Notons  encore  quatre  taldcaux  au 


Ecole  française.  s3 

musée  de  Berlin  ;  un  fort  important  à  Vienne,  la  Prise  et  Destruction  de 
Jérusalem  par  Titus. 

Enfin  les  musées  de  Saint-Pétersbourg,  de  Florence  et  de  Madrid  sont 
riches  en  œuvres  de  Poussin.  Ce  dernier  surtout  en  contient  de  vraiment 
précieux,  .spécialement  toute  une  série  de  paysages  entre  autres  l'admirable 
petit  Polyphème  qu'il  serait  indispensable  d'analyser  en  détail  pour  une  étude 
complète  du  maître,  et  un  Départ  pour  la  chasse  au  sanglier.  Enfin  il  y  a  de 
beaux  Poussin  dans  les  collections  particulières. 

Mais  il  suffit  d'aller  au  Louvre  et  d'y  méditer  longuement  devant  les  œuvres 
que  nous  possédons  pour  bien  comprendre  ce  grand  artiste  et  connaître  un  des 
chapitres  les  plus  importants  de  l'histoire  de  l'art  français. 


CHAPITRE     V 


Le  xvii"  siècle  (suite).  —  Le  Valentin.  —  Le  maître  du  soleil,  Claude  Lorrain.  —  L'œuvre  des  Le  Nain. 


L'aurore  du  xvii°  siècle  est  éclatante.  Sans  doute,  dans  la  seconde  partie 
nous  verrons  des  décorateurs  fastueux  et  pompeux,  de  savants  et  nobles 
portraitistes.  Mais  s'il  fallait,  en  ce  qui  concerne  la  peinture,  maintenir  à  ce 
siècle  la  dénomination  assez  vague  et  assez  conventionnelle  de  Grand  Siècle, 
colle  fois  Louis  XIV  n'y  serait  pour  rien.  Car  avant  qu'il  régnât  s'étaient 
manifestés  certains  des  plus  plus  grands  peintres  de  notre  école  :  Nicolas 
Poussin,  Claude  Lorrain  et  les  frères  Le  Nain. 

La  grandeur  incomparable  de  Poussin  nous  a  fait  non  seulement  retarder  le 
moment  de  parler  de  Claude  et  des  Le  Nain,  mais  encore  laisser  de  côté  pour 
un  instant  la  mention  de  peintres  estimables,  quoique  de  second  ordre. 
Avant  de  passer  aux  originales  et  puissantes  figures  qui  contribuent  avec  Poussin 
à  l'éclat  de  la  première  moitié  du  xvii°  siècle,  disons  quelques  mots  rapides 
des  autres  peintres  qui  déployèrent  beaucoup  d'activité,  sinon  beaucoup  de 
verve  créatrice. 

Disons  tout  d'abord  que  c'est  à  dessein  que  nous  ne  parlons  pas  de  Porbus 
ni  de  Philippe  de  Champaigne.  Ce  sont  des  Flamands  de  race,  et  nous  nous 
occuperons  d'eux  quand  nous  parlerons  de  l'école  flamande.  Sans  doute  nous 
avons  parlé  assez  longuement  de  Jean  Clouet,  quoique  Flamand,  mais  il  était 
devenu  artiste  vraiment  français  et  avait  fait  souche  d'artistes  français.  On 
pourrait  objecter  aussi  que  Philippe  de  Champaigne  accomplissant  pour  la 
France  la  jjIus  grande  partie  de  ses  ouvrages,  on  pourrait  user  de  la  même 
liberté.  Mais  autre  cliose  est  une  hospitalilé  et  autre  cbose  une  complète 
et  absolue  acclimatation.  Or  Philippe  de  Champaigne  demeure  essen- 
tiellement flamand  de  caractère    et  de  talent,  sauf  peut-être  dans  quelques 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


85 


morceaux  tels  que  le  portrait  de  Richelieu,  où  il  est  français,  ou  encore  la  Cène^ 
où  il  est  à  moitié  italien.  Et  il  n'y  aurait  point  de  raison  pour  ne  pas  faire 
ici  une  étude  complète  sur  les  peintres  italiens  qui  travaillèrent  longtemps 
à  la  décoration  de  Fontainebleau,  ou  sur  Rubens,  à  cause  de  la  série  de 
Marie  de  Médicis.  Nous  préférons  donc  ne  parler  de  certains  peintres  étrangers 
rattachés  parfois  à  l'école  française,  que  dans  les  volumes  suivants. 

Parmi  les  artistes  réputés  au  début  du  siècle,  il  faut  citer  Nicolas 
Duchesne,  et  surtout  Jean  Mosnier,  de  Rlois,  le  décorateur  du  château  de 
Cheverny,  qu'il  orna  de  peintures  tirées  de  Don  Quichotie  et  toujours  de  la 


BU  VCHAr.P. 


A\GÉI,1IJIE    ET    MÉDOIi. 


fameuse  histoire  de  Théugène  et  Chanrlrr.  On  a  conservé  en  outre,  au 
Louvre,  une  peinture  de  Mosnier,  la  Magnificence  royale. 

Il  faut  également  citer,  parmi  les  artistes  qui  travaillèrent  pour  Richelieu 
ou  pour  Louis  XIII,  Nicolas  Prévost,  Claude  Deruet,  et  Jacques  Stella  que 
nous  avons  vu  lié  d'amitié  avec  Poussin  à  Rome  et  continuant  les  relations 
avec  lui  après  l'exil  volontaire  du  maître.  Stella  (t. 596-1 057),  était  un  tempé- 
rament délicat,  connaisseur  d'art,  bon  graveur,  mais  ses  œuvres  peintes  ne 
présentent  point  assez  d'accent  pour  nous  arrêter  ici. 

Nous  ne  saurions  non  plus  parler  bien  longuement  deJac([uesRIanchard(1000- 
1638)  que  ses  contemporains  égalèrent  sinon  préférèrent  à  Titien,  le  surnommant 
sans  ambages  le  (c  Titien  français  ».  Blanchard  avait  fait  en  effet  quelque  étud(> 
du  coloris  vénitien,  et  Tassez  insuffisant  équivalent  qu'il  en  donnait  lui 
permit  de  faire  contraste  avec  les  teintes  plates,  et  les  tonalités  crues  de 
Vouet,  qu'il  contre-balança  un  moment.  Le  Louvr(ï  possède  quatre  tableaux  de 


86  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

ce  peintre  et  on  peut  voir  de  lui,  à  Notre-Dame,  un  grand  tableau  de  la  Pentecôte. 

On  sera  tenté  d'examiner  de  plus  près  la  curieuse  et  énergique,  mais  théâtrale 
OHivre  du  Valentin.  Ce  serait  faire  une  confusion  complète  que  d'opposer  le 
Valentin  à  Poussin,  en  considérant  le  premier  comme  un  réaliste  et  le  second 
comme  un  idéaliste.  Mais  on  donne  volontiers  le  nom  de  réalistes  aux  peintres 
qui  s'assignent  pour  métier  de  montrer  des  types  accentués,  des  figures  com- 
posées de  rides  et  de  bosses  dans  des  éclairages  vivement  contrastés.  Sans 
doute  il  peut  se  rencontrer  de  vrais  réalistes  dans  ce  genre,  comme  aussi 
de  grands  poètes.  Mais  aussi  cette  rudesse  de  dessin  et  de  peinture,  cette 
perpétuelle  opposition  de  lumières  crues  et  d'ombres  noires,  cachent 
parfois  beaucoup  de  banalité  dans  la  conception,  et  nous  pourrons,  si  nous 
n'y  prenons  garde,  nous  laisser  subjuguer  par  les  seules  apparences  de 
l'énergie.  C'est,  dans  une  certaine  mesure,  le  cas  de  Jean  de  Boullongne,  dit 
le  Valentin  (1601-1632). 

Le  malheur  pour  Valentin,  c'est  d'avoir  été  naturalisé  italien,  picturalement 
parlant,  et  encore  d'une  province  très  restreinte,  de  celle  qu'avait  gouvernée 
le  Caravage.  Si  le  Caravage  est  le  père  de  l'école  espagnole,  les  maîtres  de 
cotte  école  se  sont  moins  mal  trouvés  de  cette  filiation,  car  ils  rencontraient 
dans  les  formules  de  cet  artiste  une  expression  qui  s'adaptait  bien  à  leur 
propre  tempérament.  Mais  pour  un  peintre  français  c'est  toujours  un  peu 
un  travestissement,  et  cette  inspiration  est  un  carnaval,  d'espèce  relevée,  il 
est  vrai,  mais  carnaval  tout  de  même. 

Les  concerts  de  soudards  ou  d'aventuriers  groupés  par  Valentin,  ses  corps 
de  garde,  ses  tableaux  d'histoire  sentent  encore  plus  l'arrangement  que  la 
réalité,  et  devant  eux  un  homme  de  goût  affiné  ne  saurait  jamais  dire  comme 
Corot  devant  Poussin  :  «  Voilà  la  nature  !  »  Toutefois  il  y  a  dans  ces  toiles,  à 
côté  de  types  conventionnels  dans  l'énergie,  affectés  dans  le  réalisme  d'école, 
quelques  morceaux  qui  sont  vraiment  simples  et  fortement  venus.  Nous 
n'aurons  garde  de  les  laisser  passer,  puisqu'ils  donnent  en  somme  à  Jean  de 
Boullongne  un  rang  des  plus  honorables  dans  un  art  d'essence  inférieure. 

Lorsque  le  Valentin  vint  à  Home,  le  Caravage  venait  de  mourir.  Notre 
peintre  n'en  subit  pas  moins  son  influence  assez  profondément  pour  ne  plus 
devenir  qu'un  sous-Caravage  et  pour  que  l'exemple  de  Poussin  demeurât 
pour  lui  lettre  morte.  Nous  avons  vu,  en  effet,  qu'il  rendit  hommage  à 
Poussin,  fut  lié  avec  lui  de  sympathie,  mais  qu'en  aucune  façon  il  ne  marcha 
dans  son  sillage.  Certes  nous  ne  songerions  point  à  lui  faire  un  reproche 
de  n'avoir  pas  été  de  la  race  peu  intéressante  des  imitateurs,  et  d'avoir 
su  garder,  dans  le  contact  d'un  si  grand  et  si  impérieux  talent,  sa  propre 
indépendance,  si  cette  indépendance  l'avait  aussi  bien  préservé  d'une  autre 
imitation. 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


87 


On  saitquo  le  Vuli'iilin  était  fort  à  lu  mode  en  Italie,  et  ([u'il  eut  pour 
protecteur,  entre  autres,  le  cardinal  Barberini  ([ui  avait  été  d'un  si  haut 
appui  pour  le  Poussin.  Valentin  était  en  rapport  avec  la  haute  s()(i(''té  et  il 
en  peignait  à    sa   faenu   les  types  et    les  eostunics.   Il   ne    faudrait    (huic  pas 


prendre  pour  des  réunions  de  bandits,  se  livrant  aux  douceurs  de  la  iiii:-i(|ii(î 
entre   deux  mauvais  coups,  ce   qui   est  en    réalit('   des    réunions    de  ijcutils 
hommes,  ni  trouver  trop  mauvaise  mine  à  ces  bons  compagnons  [larce  qu'ils 
émergent  un  peu  brusquement  des  ténèbi-es. 


88  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Toutefois  1rs  biographes  de  Valentin  racontent  également  qu'il  ne  dédaignait 
pas  de  courir  les  bouges  où  il  pouvait  rencontrer  quelque  type  bien  accusé, 
ou  retrouver  à  l'occasion  quelqu'un  de  ses  amis  de  qualité,  prenant  plaisir  à 
s'égarer  dans  les  mauvais  lieux,  pêle-mêle  avec  le  gibier  de  potence.  Mais 
comment  se  fail-il  qu'alors  les  tableaux  de  Valentin  n'aient  pas  l'in- 
térêt documentaire ,  ou  pour  mieux  dire  encore  l'intérêt  philosophique 
d'une  véritable  étude  de  mœurs?  Comment  nous  laissent-ils  froids,  quelle  que, 
paraisse  être  la  vérité  des  types?  C'est  que  tout  cela  sent  l'arrangement,  la 
disposition  après  coup  et  suivant  un  système,  puis  l'exécution  d'après  une 
formule.  Le  Valentin,  pourrait-on  dire,  s'y  prend  pour  grouper  ses  personnages 
comme  procéderait  un  peintre  de  nature  morte  pour  disposer  ses  plats  et 
ses  victuailles,  ce  qui  fait  que  les  tableaux  de  Valentin,  nous  entendons 
surtout  ses  tableaux  de  musique  ou  de  conversation,  sont  en  réalité  des 
natures  mortes  d'une  espèce  particulière. 

Il  faut  faire  une  exception  pour  les  tableaux  qui  mettent  en  scène  un 
épisode  déterminé  :  VInnocence  de  Suzanne  reconnue^  par  exemple,  ou  encore  le 
Jugement  Je  Salomon.  Ici  nous  ne  sommes  plus  dans  la  vie,  mais  bien  en 
plein  théâtre,  et  il  faut  reconnaître  au  Valentin  des  qualités  d'excellent 
dramaturge.  Il  ne  trouve  point  d'accents  sublimes,  de  ces  mots,  de  ces 
gestes  qui  frappent  le  spectateur  comme  d'un  coup  de  lumière  ;  mais  il  sait 
parfaitement  agencer  sa  mise  en  scène,  il  remue  son  public  par  de  gros 
moyens,  par  la  charpente  dramatique,  comme  nous  dirions  aujourd'hui. 

Nous  avons  parlé  de  beaux  et  heureux  morceaux  de  peinture  se  rencontrant 
dans  la  convention  et  dans  l'emphase  dominante.  Nous  pensions  surtout  à  la 
figure  de  Suzanne,  pauvre  tille  aux  mains  rougeaudes,  à  la  mine  confuse  et 
presque  alTolée  dans  ce  terrible  mouvement  ;  nous  songions  aussi  et  surtout 
aux  deux  mères  dans  le  Jugement  de  Salomon  et  à  la  belle  figure  de  l'enfant 
mort,  au  premier  plan,  d'un  modelé  et  d'un  dessin  remarquable  de  force  et  de 
sûreté. 

Valentin  niounil  jeune  (il  avait  à  peine  trente  et  un  ans).  Nature  ardente 
et  avide  de  plaisirs,  il  trouva  sa  fin  à  la  suite  d'excès.  Il  était  déjà  maître  dans 
son  art;  mais  serait-il  jamais  devenu,  de  bon  peintre,  un  grand  artiste?  Il 
semble  qu'en  général,  les  indices  se  déclarent  plus  tôt. 

Nous  savons  déjà  que  Claude  Lorrain  fut  à  Rome  un  des  compagnons  du 
Poussin  vers  la  trentième  année.  Non  seulement  cela  ne  saurait  surprendre 
qu'une  étroite  sympathie  ait  attiré  le  jeune  peintre  lorrain  vers  celui  qui  était 
déjà  son  aîné  en  âge,  en  t;ilenl  et  en  gloire,  mais  encore  il  paraîtrait  impossible 
que  l'influence  exercée  sur  Claude  par  Poussin  n'ait  pas  été  très  vive. 

Cela  n'est  pas  à  dire  d'iiilleurs  que  le  génie  de  Claude  ne  soit  demeuré  vigou- 
reusement personnel  et  créateur,  et  qu'il  doive  à  celui  de  Poussin  autre  chose 


ÉCOLE  FRÂNÇA.ISE. 


89 


qu'une  orientation;  en  un  mot  Claude  Lorrain,  en  tant  que  peintre,  ne  devint 
pas  un  satellite  de  Poussin,  mais  un  ami.  D'ailleurs  ce  que  Poussin  cherchait 
par  le  raisonnement,  les  fortes  méditations,  et  aussi  par  reiilliuiisiasme  cons- 


cient d'une  belle  âme,  Claude  Lorrain  ne  le  rencontra  à  un  certain  degré  que 
par  un  heureux  instinct.  Il  semble  que  les  plus  beaux  etï'ets  que  nous  admi- 
rons dans  ses  œuvres,  ces  qualités  extraordinaires,   uniques,  de  lumière  et 


90  HISTOIRE  POPUIAIRE  DE  LA  rElNTLRE. 

d'atmosphère,  tout  cela  se  soit  échappe  de  lui  comme  malgré  lui,  à  son  insu.  Car 
ce  qui  appartient  à  sa  volonté  nous  parait  intérieur.  Ses  grandes  scènes,  il  ne 
faut  pas  s'y  méprendre,  étaient  pour  lui  des  morceaux  d'histoire  encore  plus 
que  des  morceaux  de  nature;  le  sujet  n'y  était  en  aucune  façon  secondaire, 
tandis  que  cette  lumière  qui  nous  grise  encore  après  bientôt  trois  siècles, 
et  dont  cette  longue  suite  d'années,  destructrice  de  tant  de  peinture,  n'a  pu 
voiler  le  rayonnement,  cette  lumière  n'était  que  l'accessoire  et  l'accompa- 
gnement. 

Chez  Poussin  Vart  est  admirable  ;  chez  Claude  Lorrain  c'est  quand  l'art  est 
absent,  et  par  là  nous  entendons  quand  il  n'y  a  rien  de  formulé,  de  systémati- 
que ni  de  voulu,  qu'il  faut  le  plus  admirer.  Des  légendes  ont  couru  jadis  sur 
Claude  Lorrain,  et  une  d'entre  elles  a  été  toujours  écartée  avec  une  respec- 
tueuse indignation  par  ses  biographes,  à  savoir  que  le  peintre  était  d'esprit  un 
peu  vacillant,  ou  pour  dire  brutalement  le  mot  un  idiot.  Eh  bien,  faut-il 
l'avouer?  cela  ne  nous  choquerait  pas  autrement  d'apprendre  que  ce  n'est  point 
là  une  légende,  mais  une  vérité.  Nous  ne  l'aimerions  pas  moins  profondément, 
nous  ne  le  comprendrions  pas  moins  intimement  sous  cet  aspect  d'un  sublime 
idiot,  d'un  idiot  se  grisant  de  lumière,  et  trouvant  soudain  parmi  ses  bégaiements, 
un  moyen  d'exprimer,  de  reproduire,  d'emprisonner  sur  la  toile  ce  seul  objet  de 
son  admiration  :  le  soleil.  Nous  l'aimerions  et  nous  le  comprendrions  fort  bien, 
ce  pauvre  d'esprit  à  qui  le  ciel,  le  vaste  ciel  tout  lumineux,  le  ciel  d'argent 
pendant  les  matinées,  d'or  pendant  le  jour,  de  pourpre  incandescente  à  la  fin 
de  la  journée,  à  qui  le  ciel  appartiendrait  de  son  vivant.  Oui,  Claude  Lorrain 
idiot,  faible  d'esprit,  enténébré  pour  toute  autre  chose  que  son  art,  nous  semble- 
rait très  complet,  et  sa  vie  ainsi  que  son  onivre  ne  cesseraient  pas  pour  cela 
d'être  d'une  absolue  logique.  Nous  nous  soucierions  fort  peu  des  pudeurs  assez 
ridicules  d'une  critique  et  d'une  histoire  pour  qui  un  grand  artiste  est  forcé- 
ment un  raisonneur,  un  homme  qui  de  son  vivant  marche  déjà  dans  une  allure 
de  future  statue.  Nous  ne  craignons  point  d'admettre  que  les  bruits  soigneuse- 
ment étouffés  de  la  débilité  de  Claude  Lorrain  ne  s'étaient  pas  produits  sans 
quelque  fondement.  En  un  mot  il  ne  nous  paraît  pas  moins  admirable  parce 
qu'idiot.  Pour  tel  nous  le  tenons  volontiers  avec  une  grande  tendresse,  et  c'est 
comme  tel  que  nous  passons  en  revue  les  princi]iaux  traits  de  sa  vie  sans  que 
la  logique  semble  souffrir  le  plus  légèrement  de  notre  hypothèse.  Voyez 
plutôt. 

Claude  naît  en  IGOO,  le  troisième  des  fils  de  Jean  Gclléc,  au  château 
de  Chamagne.  Il  perd  ses  parents  à  l'âge  de  douze  ans.  On  conte  que  son 
père,  désespérant  de  le  voir  devenir  jamais  apte  à  quelque  profession 
comme  son  fils  aîné  Jean,  par  exemple,  graveur  sur  bois  à  Eribourg,  place 
le  petit  Claude,    qui  ne  voulait   ou   ne  pouvait  rien  apprendre  à  l'école,   en 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


91 


apprentissage  chez  un  pâtissier.  Ce  délail  parait  d'ailleurs  controuvé  et  n'est 
confirmé  par  aucun  document;  nous  n'y  tenons  donc  pas  autrement,  bien 
qu'il  ne  soit  pas  poui-  nous  déplaire  si  fort  ipi'à  ses  trop  respectueux  biographes. 


A  la  mort  de  ses  parents,  Claude  CelliM'  n'a  d'aiilic  ressource  (pie  d'aller 
retrouver  à  Frihourg  son  frère  le  graveur.  Celui-ci  l'occupe  à  de  menues  beso- 
gnes de  dessin  d'ornement,  Tinilie  tant  bien  (pie  mal  à  la  pra(i(pie  de  la  gravure. 


02  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Mais  il  est  vraiscniblalde  qu'il  ne  peut  pas  faire  grand'chose  de  son  jeune  frère, 
puisqu'il  ne  le  garde  qu'une  année  à  peine,  et  qu'il  le  confie  à  un  de  leurs 
parents,  un  marchand  de  dentelles  qui  se  rend  à  Rome.  On  imagine  que,  chemin 
faisant,  le  simple  d'esprit  ne  perdit  point  un  coup  d'œil,  que  son  intelligence 
confuse,  aussi  peu  disposée  à  mordre  à  l'écriture  ou  à  la  lecture  qu'à  la  gravure 
d'ornements,  ou  au  commerce  des  dentelles,  intelligence  purement  contempla- 
tive et  inconsciente  d'elle-même,  s'ouvrit  déjà  le  long  des  forêts,  des  monts,  des 
routes,  des  ileuves  et  des  lacs,  à  la  seule  chose  qui  la  tînt  en  joie,  l'éclatante  et 
bonne  nature,  féconde  en  mirages,  en  spectacles  changeants,  complaisante 
et  intelligible  peut-être  plus,  qui  sait,  à  l'âme  vacillante  de  l'idiot,  qu'à  celle  de 
l'homme  responsable,  raisonnable  et  marchand,  à  qui  on  l'avait  confié. 

Claude  Gellée  reste  trois  ou  quatre  ans  à  Rome,  il  y  vit  sans  autres  subsides 
que  ceux  qui  lui  parviennent  de  sa  famille  ;  et  il  ne  semble  pas  qu'à  ce  moment 
il  ait  pu  s'employer  à  quelque  besogne  rémunératrice,  ni  même  qu'il  se  rendît 
bien  compte  de  posséder  quelque  aptitude.  Jouet  des  circonstances,  incapable 
de  lutter,  de  s'insinuer,  de  s'employer,  en  un  mot,  en  attendant  un  meilleur 
sort,  le  séjour  de  Rome  lui  devient  impossible,  lorsqu'à  la  guerre  de  Trente  ans 
commençante,  les  subsides  ne  lui  parviennent  plus  de  son  pays  par  suite  de 
l'interruption  des  communications.  11  trouve,  âgé  alors  de  dix-huit  ans,  asile  à 
Naples,  chez  un  peintre  de  Cologne,  Godfried  Walls,  chez  lequel  il  acquiert 
certaines  notions  du  dessin  d'architecture  et  de  la  peinture  de  paysage.  11  ne 
reste  là  que  deux  ans,  et  le  voici  de  retour  à  Rome,  toujours  misérable, 
toujours  inconnu  non  seulement  d'autrui,  mais  probablement  encore  de  lui- 
même,  et  dans  une  profonde  et  déprimante  misère.  Tant  bien  que  mal,  il  trouve 
un  emploi  chez  un  autre  peintre,  Agostino  Tassi.  Mais  quel  emploi  !  Palefrenier 
plutôt  qu'élève,  domestique  plutôt  que  collaborateur,  puisqu'il  n'entrait  pas  seu- 
lement dans  son  emploi  d'aider  Tassi  aux  parties  d'architecture  que  nécessitaient 
certaines  décorations  dont  il  était  chargé,  mais  encore  de  recevoir  les  visiteurs, 
très  grands  personnages,  prélats,  etc.,  et  de  soigner  les  chevaux.  Il  semble 
qu'Agostino  Tassi  ait  trouvé  quelque  profil  à  employer  ce  bon  garçon  qui  con- 
naissait la  perspective  et  l'étrillage  et  n'en  tirait  pas  vanité.  Claude  reste,  en 
effet,  environ  cinq  ans  chez  ce  patron.  Puis  de  nouveau  le  voici  par  les  routes  : 
il  s'en  retourne  dans  la  direction  de  son  pays  natal  et  arrive  à  Nancy  après  avoir 
passé  par  Loretle,  N'enise  !  le  Tyrol  et  la  Bavière. 

Claude  Lorrain  à  Venise!  En  vérité  ce  rapprochement  de  noms  produit  sur 
notre  imagination  un  effet  infiniment  plus  vif  que  le  plus  explicite  document, 
déposé  et  paraplié  chez  b'S  notaires  de  l'Histoire.  Nous  ne  pouvons  nous  em- 
pêcher de  rêver  à  ceci  ;  Chiudc  ayant  à  N'enise,  pour  la  première  fois,  la  révéla- 
tion vraiment  nette  de  bi  mer  et  du  soleil.  Sans  doute  le  pauvre  hère  qui  avait 
vécu  à  Na])les,  et  comnicnl  vécu?  ne  })ouvait  pas  n'avoir  pas  demandé  souvent 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


m 


des  instants  de  contemplation  et  de  consolalion  à  la  grande  capricieuse,  et  h  ce 
soleil  qui  la  parait  de  dorures  et  de  joyaux  à  sa  guise.  Mais  passant  par  Venise, 
plus  de  cinq  ans  après,  ayant  probablement  réuni  chezTassi  un  modeste  pécule 
pour  retourner  à  Chamagne,  se  sentant  pour  la  première  fois  un  peu  son 
maître,  et  par  conséquent  un  peu  grandi  à  ses  propres  yeux,  en  la  joie  vague 
de  revoir  son  pays  d'enfance,  Claude  était  plus  à  même  qu'à  aucun  moment 
de  sentir  profondément  les  choses,  et  à  Venise  plus  que  nulle  part  ailleurs. 


t-*s^ 


CI.4UDE     LOnB*IN.    —    LE    TROUPEAC     »     L'a  BR  E  U  V  0  1  H . 


Ces  ports  et  ces  quais,  que  l'on  les  catalogue  de  Messine,  de  Naples, 
de  Tarse  ou  de  quelque  autre  cité  antique  subsistante  ou  disparue,  il  nous 
semble  qu'il  y  plane  dans  l'air  léger,  qu'il  y  clapote  dans  les  vagues  un  peu 
du  souvenir  de  rame  de  Venise  assimilée  par  l'âme  innocente  du  Lorrain  enlin 
émancipé  ! 

A  Nancy  un  parent  de  Claude  Lorrain  lui  fait  connaître  de  Ruet,  peintre  du 
duc  Henri  de  Lorraine,  et  il  trouve  à  s'employer  aux  travaux  de  décoration  que 
dirigeait  cet  artiste  en  renom.  L'histoire  raconte  ici  qu'un  accident  (une  chute), 
arrivé  à  un  ouvrier  doreur  qui  travaillait  aux  côtés  de  Claude  Lorrain  sur  un 


94  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

échafaudage  frappa  si  vivement  notre  peintre  qu'il  renonça  à  la  gloire  de 
demeurer  le  collaborateur  de  Claude  de  Huet,  et  d'exécuter  les  architectures 
plus  longtemps  dans  ses  décorations  de  l'église  des  Carmes.  11  est  beaucoup 
plus  vraisemblable  que  Claude  ayant  assez  revu  son  pays,  s'y  trouvant  à  l'étroit, 
et  rappelé  par  les  visions  d'Italie,  saisit  avec  la  grosse  finesse  et  l'obstination  des 
gens  simples  le  premier  prétexte  qui  se  présenta,  et  préféra  retourner  à  Rome 
tenter  la  -mauvaise  fortune. 

11  s'y  rendit  par  Lyon  et  par  Marseille  cette  fois.  11  était  voué  à  connaître  et 
h  peindre  la  mer  sous  ses  plus  divers  aspects  et  à  étudier  de  gré  ou  de  force  le 
mouvement  actif  et  majestueux  des  ports:  à  Marseille  il  était  retenu  par  une 
maladie,  et  de  Marseille  à  Civita-Vecchia,  une  tempête  assaillait  le  navire  où  il 
voyageait  de  compagnie  avec  le  peintre  Charles  Errard. 

De  retour  à  Uume,  on  1627,  Claude  Lorrain  fut  attiré  vers  Poussin,  qui  s'était 
fixé  là  depuis  trois  ans.  La  rencontre  de  Poussin  est  aussi  décisive  que  le  court 
passage  à  Venise.  Claude,  l'illettré,  le  simple  d'esprit,  liustinctif,  le  dédaigné  et 
le  taciturne,  jugé  bon,  par  des  artistes  très  célèbres  et  aujourd'hui  très  oubliés, 
pour  peindre  les  architectures  dans  leurs  œuvres  pompeuses  et  sans  flamme, 
Claude  enfin,  l'espèce  de  manœuvre  dont  on  sourit  quand  par  hasard  on  daigne 
s'occuper  de  lui  et  lui  jeter  un  morceau  de  pain  pour  prix  de  ses  services,  dut 
être  conquis  et  doucement  attiré  par  cette  parole  grave  et  bonne,  cette  dignité 
simple,  cette  éloquence  lumineuse  qui  se  dégageait  sans  aucun  doute  de  la 
parole  de  Poussin  comme  elle  se  dégageait  de  ses  écrits  et  de  ses  tableaux. 
C'était  le  premier  homme  qui  le  traitait  véritablement  en  ami,  et  un  grand 
homme  encore  !  qui  le  comprenait  peut-être,  et  qui,  avec  ce  clair  et  pensif  et 
honnête  regard  qui  nous  est  conservé  dans  le  beau  portrait  dont  nous  avons 
parlé,  lisait  dans  le  fond  de  cette  âme  où  tant  d'obscurité  s'agitait  avec  tant  de 
lumière. 

Claude  sentit  devant  les  tableaux  de  Poussin  de  décisives  révélations.  De 
retour  dans  l'humble  coin  où  il  nichait,  il  devait  prendre  sa  tète  à  deux  mains, 
et  se  dire  :  «  Il  me  semble  qu'en  pensant  à  Nicolas  Poussin,  je  pourrais  aussi 
faire  de  belle  choses  !  » 

Et  alors,  un  jour,  deux  licaux  paysages  sortent  de  son  pinceau,  deux  paysages 
où  l'air  circule,  où  la  lumière  ruisselle,  deux  paysages  qui  ne  demeurent  point 
sous  le  boisseau,  mais  qui  frappent  d'admiration  un  connaisseur  et  un  person- 
nage influent:  le  cardinal  Bentivoglio.  Celui-ci  se  déclare  son  protecteur,  inté- 
resse i\  lui  le  pape  Urbain  VIII.  La  vogue  suit;  Claude  Gellée,  le  Lorrain,  est 
délivré  .  il  n'a  plus  qu'à  peindre. 

11  peint  sans  relâche  ;  Poussin  a  exercé  sur  lui  une  influence  indéniable  au 
point  de  vue  d(^  l'ordonnance  et  de  la  conception  d'un  tal)leau,  et  bien  ([u'il  aime 
souvent  à  peindre,  de  préférence,  des  villageois  en  fête,  des  bergers  qui  mènent 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


95 


leur  pesant  troupeau,  il  cède  non  moins  fréquemment  à  l'impérieuse  mode  de 
faire,  de  ses  palais,  de  ses  quais  et  de  ses  ports  au  delà  desquels  s'étend  la  mer 
sous  l'argent  clapotant  du  soleil  levant,  ou  sous  l'or  en  fusion  du  couchant,  les 


cadres  de  scènes  historiques,  cadres  dont  le  style  ne  change  guère,  qu'il  s'agisse 
de  Chriséis,  d'Ulysse,  de  Cléopâtre  ou  de  David.  Les  personnages,  gauche  qu'il 
est  ou  qu'il  se  croit  à  donner  du  style  aux  ligures,  il  les  fait  peindre  par 
Philippe  Lauri,  Courtois,  Jean  Miel,  ou  Swanewell  ou  quelque  autre  camarade. 


96 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PELMIRE. 


Mais  alors,  ces  personnages  neutres,  guindés  ou  comiques,  dans  leur  gravité 
I>seudo-liistorique,  avec  leur  louche  flamande  ou  française,  comme  une  fois 
seul  Claude  les  transforme,  les  baigne  de  lumière,  les  cerne  des  reflets  frisants 
du  soleil  montant  ou  descendant  à  l'horizon  !  Comme  alors  le  grand  idiot  se 
grise  de  sa  lumière  chérie  ;  quels  trucs  extraordinaires,  révélés,  il  met  en 
œuvre  pour  faire  tournoyer  en  plein  ciel,  en  plein  milieu  de  l'inerte  tableau, 
ce  petit  paquet  de  couleur  jaune,  blanche,  ou  rougeâtre  qu'avec  l'heureuse 
intrépidité  des  inconscients  il  a  posé  là  pour  figurer  le  soleil  !  Et  comme  il 


CI.  4UDE     LOnililN.    —    LE     BOUVIEH. 


déduit  tout  le  reste  du  tableau  de  cet  audacieux  point  do  dépari,  embrasant 
le  ciel,  frangeant  du  même  éclat  les  nuages,  le  faisant  crépiter  le  long  des  toits 
ou  des  colonnades  de  ces  palais  qu'il  peint  sans  hésitation  et  qui  jadis  devaient 
être  pour  lui  la  plus  odieuse  tâche.  L'idiot  a  bien  pris  sa  revanche  sur  les  gens 
d'esprit.  Le  matin,  dans  le  plein  jour,  aux  radieux  couchers  de  soleil,  de  son 
soleil,  il  parcourt  la  campagne,  seul,  et  devant  son  aslre  passionné  parfois  il 
doit  pousser  des  cris  inarticulés,  des  mots  sans  suite  et  qui  le  font  rire  comme 
rit  le  paysan  qui  vient  de  prendre  quelque  oiseau  dans  un  piège  :  lui  vient  de 
prendre  au  jiiège  encore  un  peu  de  soleil.  Quand  par  hasard  il  rencontre 
un  confrère,  un    peintre,  comme    ce    brave   Allemand  Sandrarl   qui  nous   a 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  97 

laissé  quelques  notes  sur  lui,  U  fn'd   bi  brie,    il  feint  d'écouter    des   conseils, 
d'adopter   des  méthodes,  et  continue  à  n'en  faire  qu'à  sa   guise. 

Mais,  en  même  temps,  les  succès  qu'il  remporte  maintenant  ne  sont  pas 
sans  avoir  excité  des  envies,  et,  par  l'inévitable  bassesse  humaine,  suscité  dos 
plagiats  sans  nombre.  On  fait  des  Claude  Lorrain  qui  ne  sont  jamais  sortis  de  son 


atelier,  on  se  renseigne  sur  l'œuvre  en  train  chez  lui,  et  on  en  mmkI  une,  deux, 
dix,  qui  en  sont  la  contrefaçon  avant  que  l'œuvre  elle-même  soil  achevée.  Alors, 
incapable  de  se  défendre,  de  courir  des  aventures  de  rapières,  si  communes  dans 
les  mœurs  artistiques  de  ce  temps  et  dont  il  sortirait  maltraité  par  des  brutes, 
ridiculisé  par  des  drôles,  le  bon  Claude  Gellée  prend  des  mesures  de  naïf  et  de 

1 


..),S  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

faible,  (le  ces  défenses  d'homme  timide  et  peu  processif.  11  se  claquemure  dans 
son  atelier  et  n'admet  que  de  très  rares  et  très  éprouvées  relations.  Puis  il  com- 
mence à  dresser  son  Livre  de  Vérité,  composé  des  dessins  à  la  plume  et  au  lavis 
qui  confiiineiif  au  fur  et  à  mesure  Yinvention,  la  vérité  de  chaque  tableau  qu'il  a 
composé.  Et  d'une  main  maladroite,  d'une  main  d'enfant  ignorant  et  admi- 
rablement, et  heureusement  insouciant  de  l'orthographe,  il  inscrit  derrière 
le  dessin  initial  du  cahier  cette  textuelle  mention  :  »  Audi  10  Dagnsto  1677. 
Ce  présent  livre  appartien  à  moy  que  je  faict  durant  ma  vie  Claudio  Gi/lée, 
dit  le  Lorrains,  à  Itoma,  le  33  aos  1680.  »  Le  voilà  bien  en  mesure  et  à 
l'abri    des   plagiaires  ! 

De  la  môme  manière  il  est  défendu  des  voleurs  et  des  ingrats.  Un  estropié 
qii'il  a  pris  à  son  service,  avec  la  commisération  de  certains  faibles  pour  les 
faibles,  Domenico  Romano,  lui  intente  un  procès,  lui  réclame  des  gages,  laisse 
courir  le  bruit  qu'il  est  l'auteur  des  tableaux  du  grand  Claude  Lorrain.  Celui-ci 
prend  une  admirable  précaution  :  il  lui  fait  payer  sans  conteste  ce  qu'il  lui  ré- 
clame. Du  moins  il  est  débarrassé  d'un  hôte  dangereux,  aussi  platoniquement 
d'ailleuis  que  son  beau  Livre  de  Vérité  le  protège  contre  les  faussaires  et  les 
plagiaires. 

Débile  de  corps,  accablé  d'inlirmités,  souffrant  pendant  quarante  ans 
de  sa  vie,  d'une  maladie  que  les  médecins  d'alors  désignent  du  nor.i  assez 
peu  précis  de  la  goulet,  mais  dans  laquelle  la  science  moderne  trouverait 
peut-être  à  diagnostiquer  plus  précisément  quelque  <(  misère  nerveuse  », 
Claude  Lorrain  n'en  vécut  pas  moins  jusqu'à  un  âge  très  avancé  :  quatre- 
vingt-deux  ans. 

La  France,  heureusement,  possède  quelques-unes  de  ses  plus  belles  œuvres, 
et  le  Louvre  notamment  en  montre  une  collection  si  complète,  si  significative,  si 
opulente  que,  comme  pour  Poussin,  on  connaît  amplement  Claude  quand  on  a 
bien  médité  devant  ces  seize  peintures. 

Si  le  goût  régnait  un  peu  dans  l'arrangement  de  nos  musées,  comme  on  le  voit 
présider  à  l'arrangement  de  certains  musées  d'Allemagne,  la  Pinacothèque  de 
Munich  par  exemple,  il  y  aurait  au  Louvre  une  salle  exclusivement  consacrée  aux 
Claude  Lorrain  comme  il  y  en  aurait  une  pour  Nicolas  Poussin  tout  seul.  On  ver- 
rait, par  un  exemple  éblouissant,  la  confirmation  de  cette  loi  artistique  que  les 
œuvi'esdun  même  maître  juxtaposées  s'exaltent  l'une  par  l'autre  ot  prennent  une 
signification  aussi  imposante  qu'inattendue  alors  qu'au  contraire  on  peut  cons- 
tater dans  nos  musées  et  en  particulier  dans  le  salon  Carré  du  Louvre,  que  les 
œuvres  de  maîtres  différents  réunies  dans  un  illogique  pêle-mêle  s'annihilent  ou 
s'affaiblissent  mutuellement  par  leurs  rayonnements  opposés. 

Quelle  serait  belle,  cette  petite  salle  des  Claude  Lorrain!  Car  il  ne  serait 
point  nécessaire  (lu'elle  fût  très  grande,  même  étant  donné  que  les  seize  toiles 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  99 

fussent  toutes  placées  à  la  hauteur  de  l'œil  et  convenablement  espacées!  Avec 
quel  ravissement  on  passerait  du  blanc  soleil  matinal  de  telle  toile,  aux  ardeurs 
de  pleine  journée  de  (elle  autre  ! 

Pour  le  moment  nous  devons  nous  contenter  de  les  voir  dans  la  confusion,  et 
de  les  isoler  le  plus  possible  pour  mieux  en  jouir,  malgré  tous  les  obstacles  que 


semblent  avoir  accumulés  à  plaisir  les  cons(>rvateurs  succes>ifs.  !;i   ([naMil  nn 
pense  que  cette  salle  française  du  xvii"  siècle  est  encore  une  des   niuins  mal 


rangées  ! 


Voici  un  grand  port  de  mer  avec  un  effet  de  soleil  maliiiai,  (l(>s  onibres  tran- 
chées sur  les  personnages,  et  de  somptueux  éditices  qui  seniblcul  se  réveiller 


100  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

sous  la  lumière  commençante.  Nous  passons  sans  grand  intérêt  sur  deux  petits 
tableaux  de  commande  deux  simples  «  actualités  »  qui,  ni  comme  format,  ni 
comme  sujet,  ne  favorisent  l'expansion  du  génie  de  Claude  :  le  Siège  de  la  Rochelle  y 
et  le  Pas  de  Suze  forcé  par  Louis  XII f.  On  les  a  successivement  attribués  à  Callot, 
h  Courtois,  etc.  ;  on  les  restitue  à  Claude  Lorrain  ;  nous  n'y  voyons  ni  inconvé- 
nients ni  avantages. 

Le  Débarquement  de  Cléopàlre  à  Tarse  est  au  contraire  un  des  remarquables 
tableaux  de  la  collection.  L'opulent  va-et-vient  des  galères  superbement  déco- 
rées, la  somptuosité  du  palais  dont  la  mer  vient  baigner  les  marches,  cette  tour 
en  pleine  mer,  et  par-dessus  tout  ce  grand  soleil  noble  qui  répand  sur  toute  la 
scène  une  splendeur  tempérée,  Claude  Lorrain  est  là  tout  entier. 

De  même  on  admire  le  tableau  ^Ulysse  remettant  Chryséis  à  son  père,  où  le 
soleil  est  si  chaud  et  (b''jii  le  ciel  si  embrasé  ;  peu  importe  que  ce  soit  Claude  ou 
quelque  autre  qui  ait  imaginé  l'agencement  des  personnages,  et  cette  scène 
«  principale  »  d'Ulysse,  de  Chrysès  et  de  Chryséis  qui  tiennent  au  second  plan, 
sur  le  péristyle  d'un  temple,  si  peu  de  place  dans  le  tableau  lui-même,  tandis  que 
l'œil  s'amuse  d'un  grand  mouvement  de  matelots,  de  sacrificateurs  menant  des 
bœufs  parés  de  bandelettes.  Le  tableau  est  des  plus  nettement  venus,  et  là 
encore  Claude  Lorrain  a  répandu  sur  les  figures  qu'on  peut  attribuer  à  tel 
peintre  qu'il  plaira,  sa  souveraine  magie  de  lumière. 

Encore  est-il  peut-être  à  propos  de  dire  un  mot  bref  sur  la  prétendue  mala- 
dresse de  certaines  figures  que  toute  probabilité  doit  faire  attribuer  à  Claude  lui- 
même.  Ce  sont  les  plus  gauchement  dessinées  en  apparence,  et  contraires  à  cer- 
taines conventions  de  style  et  de  joli,  qui  nous  plaisent  le  plus  franchement.  Elles 
ont  de  fortes  et  lourdes  silhouettes,  exprimant  parfaitement  ce  qu'on  a  voulu 
leur  faire  dire.  D'ailleurs  un  paysagiste  de  haute  race,  comme  Cuyp,  Lorrain,  ou 
Corot  a  souvent  une  manière  brutale  et  forte  de  camper  un  personnage  en  pleine 
iialiirr  ([iii  n'a  rien  à  voir  avec  les  trop  spirituelles  marionnettes  des  peintres  de 
genre  ou  avec  les  trop  nobles  sires  de  ceux  que  l'on  dénomme  des  peintres 
d'iiistoire.  Dans  les  dessins  de  Claude  Lorrain,  il  est  donc  des  personnages 
entièrement  de  sa  main,  et  dans  ses  peintures  d'autres  qui  ont  été  peut-être 
heureusement  gâtés  par  lui  mais  qui,  ne  prêtant  à  aucune  ambiguïté  et  contras- 
tant par  leur  opaque  et  lourde  silhouette  avec  la  finesse  des  édifices  dans  le  ciel 
et  la  légèreté  de  l'air  ambiant,  sont  incorrects  —  et  parfaits. 

Les  deux  plus  Iteaux,  à  notre  gré,  des  paysages  que  possède  le  Louvre,  sont 
ceux  qui  actuellement  numérotés  313  et  317,  ne  représentent  pas  d'autre  sujet 
déterminé  que  de  simples  entrées  de  ports  de  mer,  avec  les  palais  obligés  et 
d'anonymes  promeneurs.  Tous  deux  sont  des  peintures  du  soleil  couchant  le  plus 
doré  et  le  plus  empourpré  qui  se  puisse  voir.  Le  premier,  daté  de  1639,  se 
reconnaît  à  l'amusant  épisode  du  premier  plan  :  des  matelots  qui  se  gourment 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


101 


et  de  nobles  promeneurs,  dont  un  tire  déjà  l  epée  pour  les  séparer  à  grands  coups 
du  plat  de  sa  lame.  Le  second  est  de  1646.  C'est  un  des  plus  simples  de  tous. 


CLAUDE  LOnnATN.  —  TOBIE  ET  L  ANGE. 


Les  personnages  y  sont  fort  peu  nombreux,  ce  sont  de  simples  repoussoirs,  dans 
des  attitudes  très  simples  et  très  justes,  mais  aucunement  faites  pour  délounicr 


102  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

l'attention  de  cet  étonnant  soleil  du  soir,  légèrement  estompé  de  brume,  rien  en 
un  mot  ni  dans  les  architectures,  ni  dans  les  êtres  jouant  leur  rjjle  avec  tant  de 
force  et  de  modestie,  qui  puisse  empêcher  de  goûter  sans  se  lasser  l'immensité 
de  l'ensemble,  le  prodigieux  accord  de  Tliorizoïi,  du  ciel,  de  la  mer  et  des  monts. 

Ce  n'est  pas  qu'après  de  telles  œuvres  nous  soyons  encore  à  bout  de  sujets 
d'admirer.  Il  faudrait  encore  citer  et  commenter  le  beau  petit  Port  de  mer,  n°  310, 
et  le  Campo  Varcino  ;  le  beau  tableau  de  David  sacré  roi,  où  le  paysage  est  si 
noble  et  d'un  orienta/isme  si  naïf,  un  palmier  et  certaine  bizarrerie  d'architecture 
en  faisant  les  principaux  frais  ;  lu  Fé(e  villageoise,  si  généreusement  éclairée, 
encore  que  celte  fois  le  soleil  ne  soit  pas  dans  le  cadre  même  ;  enfin  le  Gué!  Et 
pour  ce  dernier  tableau  nous  demanderions  un  examen  plus  attentif  que  l'on  ne 
lui  réserve  d'ordinaire,  et  une  meilleure  place  que  celle  qui  lui  est  assignée  dans 
le  coin  le  plus  mal  éclairé  de  la  salle,  affleurant  l'embrasure  d'une  porte.  11  est 
vrai,  paraît-il,  que  ce  tableau  fut  près  d'à  moitié  recouvert  par  la  maladroite  ma- 
tière d'un  de  ces  restaurateurs  de  profession  auxquels  les  administrations  confient 
les  plus  précieuses  toiles,  au  lieu  de  charger  des  soins  à  leur  donner,  des  panse- 
ments à  leur  faire,  de  véritables  artistes  qui  tiendraient  à  honneur  de  s'acquitter 
avec  autant  de  goût  que  de  respect  de  cette  délicate  besogne.  Mais  tel  qu'on  le  voit 
encore  ou  plutôt  tel  qu'on  ne  le  voit  [)as,  on  devine  un  magnifique  tableau,  d'une  si 
grande  simplicilé  de  motifs  qu'on  le  trouverait  de  conception  toute  moderne,  et 
qui,  d'une  pâte  généreuse  que  n'a  pas  pu  entièrement  détruire  le  restaurateur,  et 
d'une  fort  belle  couleur  vineuse  et  sombre,  apparaîtrait  peut-être,  guéri  de  ses 
inintelligents  emplâtres,  un  des  plus  beaux  de  la  galerie. 

Parmi  les  plus  beaux  tableaux  des  galeries  étrangères,  il  faut  citer  les 
quatorze  que  possède  l'Ermitage  et  surtout  les  Quatre  jjarties  du  Jour, 
avec  les  sujets  suivants  :  la  Pêche  de  Tobie,  le  Repas  de  la  Sainte  Famille,  la 
Rencontre  de  Jacob  avec  Rachel,  la  Lutte  de  Jacob  avec  PAnge.  La  National 
Gallery  et  le  musée  royal  de  Madrid  en  possèdent  chacun  dix  également 
imporlauts. 

Enfin  dans  les  galeries  de  Munich,  de  Dresde,  de  Naples  et  de  Florence,  on 
peut,  sur  de  précieux  et  importants  exemples,  continuer  et  compléter  l'étude 
commencée  au  Louvre  et  à  Madrid.  Les  collections  particulières  d'Angleterre 
possèdent  aussi  de  beaux  Claude  Lorrain,  et  c'est  dans  la  collection  du  duc  de 
Devonshire  qu'est  l'inappréciable  Livre  de  Vérité,  dont  il  n'y  a  pas  à  espérer  de 
voir  jamais  chez  nous  autre  chose  que  les  reproductions  à  l'aquatinte  qu'en  fit, 
en  1774,  le  graveur  Earlon. 

Ici  se  terminent  les  trop  brèves  remarques  que  nous  avions  à  faire  sur  un 
des  plus  glorieux  iirtistes  de  l'école  française  et  sur  un  des  plus  instinctifs.  C'est 
par  l'inslinct,  l'inconscience  de  bon  peintre  que  ses  œuvres  nous  transportent 
d'admiralinii,  car  celle  féconde  et  magnifique  simplicité  d'esprit  et  de  talent  a 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  103 

vite  fait  d'éclater  aux  yeux  et  de  briser  l'iillabulatiou  fadicc,  la  uiisi;  eu  scène 
conveutiouuelle  et  de  pure  mode  dont  Claude  dut  subir  sans  doulc  lanécessilé, 
l'ascendant  même,  se  contentant,  pour  le  reste,  de  mettre  de  la  couleur  sur  sa 
toile  jusqu'à  ce  que  cela  représentât  le  soleil  et  qu'il  en  fût  réjoui.  Par  cette 
docilité  à  accepter  une  formule  de  son  temps,  et  par  cette  sublime  naïveté  de 
la  faire  servir  à  une  sensation  de  nature  qui  est  de  tous  les  temps,  Claude 
Lorrain  mérite  d'être  aimé  et  honoré  parmi  les  plus  grands.  Et  ù  ce  pauvre 
et  grand  innocent  peut  s'appliquer  le  proverbe  qui  leur  attribue  la  plénitude 
des  biens  :  il  a  les  mains  pleines  de  rayons. 

En  son  genre,  Claude  Lorrain  est  un  artiste  à  part  dans  son  siècle,  une  sorte 
de  précieux  monstre.  Nous  allons  assister  à  un  non  moins  curieux  phénomène, 
celui  de  peintres  qui  seuls  se  sont  avisés  de  la  vie  réelle  dans  un  temps  où 
l'emphase  et  le  ton  héroïque,  ou  héroï-comique,  plus  faux  encore,  étaient  seuls 
de  mise,  sinon  dans  de  très  médiocres  imageries. 

Les  frères  Le  Nain  sont  ces  artistes  exceptionnels.  Et,  bien  que  les  œuvres 
que  le  temps  nous  a  laissés  deux  portent  encore  une  forte  empreinte  de  cer- 
taines conventions  de  leur  époque,  ils  sont,  de  tous,  les  plus  dégagés,  les  plus 
inattendus  et  les  plus  attrayants.  C'est  ici  qu'il  importe  de  regarder  les  choses 
d'un  peu  près,  et  tout  eu  signalant  des  raconteurs  de  choses  vraies  assez  diffé- 
rents de  leurs  contemporains,  de  ne  point  succomber  à  de  trop  feulants  et 
trop  faciles  anachronismes. 

C'en  serait  un  que  de  voir  dans  les  œuvres  des  Le  Nain  des  teiulances  philo- 
sophiques, des  plaidoyers  pour  les  misérables  tels  qu'il  en  put  échapper  parfois, 
en  termes  respectueux  et  avec  les  formes  requises  sous  un  gouvernement  très 
absolu  et  dans  une  société  peu  soucieuse  de  considérations  humanitaires,  à  un 
Racine,  à  un  Vauban  ou  à  un  La  Bruyère.  Encore  sommes-nous  avec  les  braves 
Le  Nain  assez  loin  de  la  constatation  de  ces  «  animaux  farouches,  courbés 
vers  la  terre  »,  dont  parle  l'auteur  «ies  Caractères.  Ces  peintres  ont  parfois 
représenté  des  humbles  par  un  goût  personnel,  et  un  peu  peut-être  par  une 
circonstance  spéciale  de  leur  éducation;  mais  ils  ont  portraituré  aussi,  et  selon 
les  convenances  de  leur  temps,  des  bourgeois  fort  à  leur  aise,  et  de  grands  per- 
sonnages par  qui  ils  étaient  très  honorés  d'être  distingués. 

Qu'ils  aient  consciemment  ou  non  laissé  échapper  une  prédilection  ()our 
certains  modèles  loqueteux,  pour  des  scènes  peu  somptueuses,  c'est  afTaire  de 
caractère  et  de  verve.  Mais,  encore  une  fois,  qu'on  ne  voie  pas  là  un  système,  et 
dans  certains  tableaux  célèbres  un  avant  goût,  à  plus  d'un  siècle  de  distance, 
des  revendications  populaires. 

Examinons  le  peu  que  l'on  sait  de  l'histoire  encore  bien  confuse  et  obscure 
des  frères  Antoine,  Louis  et  .Mathieu  Le  Nain.  Elle  tient  tout  nitirre.  ru  atten- 
dant peut-être  des  documents  nouveaux  ([ue  nous  devrons  à  M.  Antnuy  \ala- 


104  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

brègue,  dans  un  extrait  de  manuscrits  du  bénédictin  dom   Grenier,   extrait 
lioureusemeiit  découvert  par  Champfleury. 

«  Ils  étaient,  dit  dom  Grenier,  parents  de  Gilles  Le  Nain,  prêtre-vicaire  de 
la  paroisse  de  Saint-Pierre-le-Viel,  mort  en  1678.  Ces  frères  étaient  tous  trois 
habiles  peintres.  Les  derniers  excellaient  dans  l'histoire  et  les  paysages,  mais 
principalement  dans  les  tabagies.  Florent  Le  Comte  nous  dit  bien  qu'ils  étaient 
de  Laon,  mais  il  nous  laisse  ignorer  l'année  de  leur  mort;  lui-même,  peut-être, 
n'en  savait  rien.  Les  Mémoires  manuscrits  de  M.  Leleu  sur  la  ville  de  Laon  nous 
apprennent  que  les  trois  frères,  d'un  caractère  différent^  furent  formés  à  Laon 
par  un  peintre  étranjjer  qui  leur  donna  les  premiers  éléments  de  la  peinture 
pendant  l'espace  d'un  an.  Ensuite  ils  passèrent  à  Paris  pour  s'y  perfectionner, 
demeurant  dans  la  même  maison.  Antoine  était  l'aîné.  11  fut  reçu  peintre  le 
16  mars  1629,  dans  l'enceinte  de  Saint-Germain-des-Prés,  parle  sieur  Plantin, 
avocat,  qui  en  élail  bailli.  11  excellait  dans  la  miniature  et  dans  les  portraits 
en  raccourci.  Lui  et  ses  deux  frères  furent  reçus  le  même  jour  à  l'Académie 
royale  de  peinture  et  de  sculpture.  Leurs  lettres  de  réception  sont  datées  du 
1"  mars  1648  et  signées  par  le  célèbre  Le  Brun.  Louis  était  pour  le  portrait  en 
buste.  Il  mourut  à  trois  jours  de  son  frère  aîné;  l'un  et  l'autre  ne  furent  point 
mariés.  Malliieu  leur  survécut.  11  avait  été  peintre  de  la  ville  de  Paris  le 
22  août  163.3,  et,  le  30  du  même  mois,  lieutenant  de  la  compagnie  bourgeoise 
du  sieur  l»uri,  en  la  colonelle  de  M.  de  Sève.  Il  obtint,  le  13  septembre  1662, 
des  lettres  de  Committimus,  en  qualité  de  peintre  de  l'Académie  royale.  » 

On  sait  également  «  qu'un  des  messieurs  Le  Nain  frères  »  fut  appelé  à  peindre 
la  reine  Marie  de  Médicis,  le  cardinal  de  .Mazarin,  Cinq-Mars,  et  vraisemblable- 
ment d'autres  grands  personnages.  A  propos  du  portrait  de  Marie  de  Médicis, 
nous  trouvons  encore  ce  passage  intéressant  du  manuscrit  de  dom  Grenier  : 
«  On  a  (lil  d(!  lui  (du  peintre)  que  tirant  le  portrait  de  la  reine-mère,  le  roi 
Louis  XIII  présenl  tlil  que  «  la  reine  n'avait  jamais  été  peinte  dans  un  aussi 
beau  jour  ». 

\'oilà  donc  trois  artistes  en  excellente  situation,  soit  favorisés  de  certains  de 
ces  propos  flatteurs  qui  attiraient  sur  ceux  qui  en  étaient  l'objet  l'attention  et  la 
clientèle  du  beau  monde,  soit  j)i)urvus  de  dignités  modestes  sans  doute,  mais 
néanmoins  non  accessibles  au  premier  venu,  l'un  d'eux  Mathieu,  même  pourvu 
d'un  titre  de  noblesse,  le  chevalier  Le  Nain,  enlin  tous  trois  faisant  partie  de 
l'Académie.  A  ce  propos,  un  extrait  des  registres  de  l'.^cadémie  a  fourni  matière 
à  diverses  discussions  qui  tendraient  à  présenter  le  dernier  survivant,  soit 
Mathieu,  comme  pauvre,  et  par  déduction  les  autres  ayant  été  encore  moins  que 
lui  favorisés  de  fortune,  n'étant  conunc  lui  ni  titrés  ni  bien  en  cour.  Ce  passage 
8  trait  à  certaines  cotisations  que  l'artiste  n'avait  pas  encore  payées  plus  d'un 
an  après  son  insci'iption.  Il  ne  faut  pas  demander  aux  documents  plus  qu'ils  ne 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


105 


peuvent  donner,  ou,  si  on  les  cuniplète  par  l'imagination,  il  est  bon  de  s'assurer 
d'avance  qu'il  n'y  aura  pas  conflit  entre  deux  hypothèses  opposées  et  également 


vraiseniblahles.  Or,  une  de  ces  hypdllirsos  peut  être  la  gène  et  la  pauvreté: 
mais  une  autre  peut  être  la  simple  négligciioc  <iu'apportent  dans  de  telles  forma- 


101)  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

lités  qu'un  règlement  de  cotisation,  les  gens  les  plus  à  leur  aise.  Ce  n'est  donc 
pas  à  ce  détail  que  nous  attacherons  la  moindre  importance. 

Deux  mots  que  nous  avons  soulignés  attireront  bien  plus  notre  attention 
dans  le  manuscrit  du  bénédictin.  Le  premier  est  que  les  trois  frères  différaient 
de  tempérament.  11  n'est  donc  rien  de  moins  sûr  que  de  se  les  figurer  collabo- 
rant à  une  même  œuvre,  et  de  fait  l'absolue  diversité  des  rares  peintures  qui 
sont  signées  d'eux,  ou  qui  leur  sont  le  plus  vraisemblablement  attribuées, 
montre  bien  trois  natures  sensiblement  ditîérentes.  Il  est  certain,  par  exemple, 
^que  l'admirable  tableau  du  Repas  de  Paysans  dans  la  collection  Lacaze  est  d'une 
finspiration  et  d'une  exécution  essentiellement  diflerente,  par  exemple,  de  ce 
Corps  (le  garde  dont  nous  donnons  la  reproduction,  ou  du  Rcnieaient  de  saint 
Pierre  de  la  salle  française. 

On  ne  peut  non  plus  reconnaître  le  même  peintre  dans  le  Porlra'it  de  Henri  H 
de  Montmorency  que  contient  la  même  salle.  JN'avons-nous  pas  vu,  d'ailleurs 
que  l'un  des  frères  était  réputé  pour  ses  miniatures  et  ses  portraits  «  en  rac- 
courci »,  c'est-à-dire  en  petites  dimensions,  et  ne  faudrait-il  pas  à  celui-là  aussi 
attribuer  la  Procession  dans  une  église^  du  musée  du  Louvre,  et  qui  est  en  fait 
une  belle  suite  de  petits  portraits  qui  tiennent  de  la  miniature,  —  à  supposer, 
bien  entendu  que  ce  fort  remarquable  tableau  soit  d'un  des  Le  Nain,  ce  qui 
n'est  en  aucune  façon  démontré. 

Nous  allons  revenir  dans  un  instant  sur  les  possibilités  de  ce  partage  d'œu- 
vres  si  peu  nombreuses  ;  mais  nous  voulons  auparavant  relever  encore  le  second 
détail  caractéristique  que  nous  avions  souligné,  à  savoir  que  le  premier  maître 
des  frères  Le  Nain  fut  «  un  peintre  étranger  ».  Ici  il  nous  semble  qu'aucun 
doute  n'est  possible  :  cet  étranger  est  un  Flamand,  à  moins  que  ce  ne  soit  un 
Hollandais.  Le  voisinage  quasi  immédiat  des  Flandres,  et  mieux  encore,  le 
caractère  même  des  plus  significatifs  tableaux  des  Le  Nain,  tout  fait  présumer 
ou  même  décèle  une  éducation  flamande  Le  Repas  de  la  salle  Lacaze,  les  petits 
Joueurs  de  la  salle  Française,  etc.,  sont  des  tableaux  composés  par  des  gens  qui 
avaient  vu  l'art  flamand  de  très  près.  Qui  pourrait  même  affirmer  que  les  Le 
Nain  ne  traversèrent  pas  la  frontière,  et  (juils  ne  virent  pas  en  Belgique  et 
en  Hollande  des  toiles  de  leurs  contemporains,  Teniers,  Ten  Bosch,  les  Van 
Ostade  ou  Karel  du  Jardin? 

Il  va  sans  dire  que  nous  considérons  les  Le  Nain  comme  des  peintres  abso- 
lument d'essence  française,  parlant  le  plus  pur  et  le  plus  vigoureux  français, 
mais  avec  une  légère  pointe  d'accent  llainaïul,  de  même  que  nous  venons  de 
voir  toute  une  autre  série  d'artistes  indénialilement  de  notre  sol  et  de  notre  race, 
qui,  par  éducation,  italianisèrent  notablement  leur  allure. 

Comment,  maintenant,  parviciulrons-nous  à  dégager  la  personnalité  de  cha- 
cun des  trois  frères,  si  tant  est  (juc  ce  soit  jamais  tâche  bien  nettement  établie, 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


107 


et  appuyée  sur  antre  chose  qu'un  examen  sentimental,  et  à  la  rigueur  légère- 
ment technique  des  ditlerentes  œuvres? 

Il  y  a  d'abord  toute  une  série  qui  ne  nous  apprend  pas  grand'chose  :  les  ta- 
bleaux religieux.  Le  Louvre  en  possède  un  grand,  la  Crèche;  il  en  est  d'autres 
dans  des  églises;  ce  sont  simplement  des  travaux  de  pratique.  Quant  au  Renie- 
ment de  saint  Pierre,  c'est  une  peinture  honnête,  éclairée  et  composée  suivant  les 
-règles  courantes.de  ce  temps-là,  et  peut-être  un  peu  dramatisée  dans  un  mode 
franco-flamand,  de  même  que  les  scènes  bibliques  du  Valentin  étaient  drama- 
tisées dans  un  monde  franco-italien. 

Deux  petits  tableaux,  des  Joueurs,  finement  exécutés,  et  des  Personnages  dans 


LE    NAIN. 


Li    FiMILLE    DU     F0Br.EIlO\. 


un  intérieur,  ces  derniers,  assez  récemment  achetés,  permettraient  dans  une 
mesure  plus  grande  de  pénétrer  assez  avant  dans  la  connaissance  du  Le  Nain 
des  humbles  intimités.  Le  second  surtout  est  déjà  instructif. 

Cette  peinture,  signée  Le  Nain  tout  court,  et  datée  de  1047,  est  d'une  grande 
franchise  de  ton.  Malgré  la  simplicité  des  détails  d'ameublement,  et  les  trous  au 
coude  de  la  veste  d'un  garçonnet,  nous  ne  sommes  point  là  cliez  des  pauvres, 
mais  bien  plutôt  chez  de  petits  bourgeois  de  province,  à  la  vie  ruminante  et 
chiche.  Quelle  que  soit  la  vérité  d'observation  des  ty|)es  pris  isolément,  il  y  a 
une  convention  de  groupement  et  de  «  face  au  spectateur  »  que  nous  retrou- 
verons dans  les  autres  peintures,  mais  plus  habilement  dissimulée.  Kn  somme 
un  bon  petit  tableau  de  mœurs,  soigneusement  peint,  et  [lar  suite  bien  conservé, 


108  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

mais  n'ayant  pas  une  valeur  d'enseignement  aussi  grande   que  les  trois  qui 
vont  suivre. 

Deux  sont  célèbres  depuis  longtemps.  L'un  est  le  Maréchal  dans  sa  forge, 
autrement  dénommé  la  Famille  dn  Forgeron.  C'est  une  œuvre  vraiment  belle  et 
d'une  conception  bien  inattendue,  à  une  époque  où  en  art  rien  n'était  simple,  pas 
même  la  simplicité.  Ici  rien  de  convenu  ni  d'allégorique,  rien  d'arrangé.  C'est  la 
vie  elle-même  saisie  sur  le  fait  à  un  moment  où  personne  en  France  ne  parais- 
sait s'intéresser  à  la  vie.  En  Hollande  et  en  Flandre,  à  la  même  époque,  il  en 
était  tout  autrement,  car  jusqu'au  jour,  d'ailleurs  très  rapidement  arrivé,  où  ces 
talents  attentifs  ei  pratiques  donnèrent  dans  le  ridicule  des  imitations  italiennes 
et  y  sombrèrent,  on  ne  s'intéressait  qu'à  la  vie.  C'est  en  cela  que  la  peintre  de  la 
Famille  du  Forgeron  montre  bien  son  éducation  flamande.  Il  n'en  demeure  pas 
pour  cela  moins  exceptionnel  dans  notre  école.  Champfleury  suppose  ingénieu- 
sement, mais  avec  assez  peu  de  solidité,  que  ce  sont  des  portraits,  étant  donné 
que  les  personnages  semblent  poser.  L'écrivain,  à  notre  avis,  n'a  pas  regardé 
cette  peinture  avec  une  attention  assez  profonde  et  sa  psychologie,  toujours  un 
peu  superficielle,  s'est  arrêtée  à  la  première  donnée  amusante  que  sa  vision  de 
myope  lui  suggérait.  D'abord  pourquoi  des  portraits,  et  comment?  Bien  que  ces 
braves  gens  ne  soient  point  des  pauvres  à  proprement  parler,  qu'ils  aient  fort 
décente  mine,  qu'ils  soient,  non  point  en  haillons,  mais  en  habits  de  travail,  en 
habits  de  tous  les  jours.,  et  qu'ils  vivent  sans  doute  très  convenablement  de  leur 
métier,  ils  ne  sont  guère  en  situation  de  commander  leur  portrait  à  un  peintre 
connu  et  coté.  Puis,  s'ils  avaient  commandé  leur  portrait,  il  est  hors  de  doute 
qu'avec  les  usages  du  temps,  avec  les  usages  même  de  tous  les  temps  dans  le 
peiijde,  ils  auraient  fait  un  brin  de  toilette,  pris  une  attitude  beaucoup  plus  grave, 
et  la  pensée  seule  d'être  tirés  dans  leurs  ocecupations  habituelles,  dans  leur 
milieu  véritable  les  choquerait  horriblement.  Demandez  au  serrurier  du  coin  de 
votre  rue  de  poser  devant  vous  tel  qu'il  est  avec  ses  mains  noires,  sa  face  mal 
essuyée  et  ses  hardes  de  travail.  Il  ne  vous  comprendra  pas,  croira  même  que 
vous  voulez  faire  rire  à  ses  dépens.  Et  nous  sommes  dans  le  siècle  du  naturalisme. 
Un  portrait  est  une  chose,  on  dirait  presque  une  cérémonie,  beaucoup  trop  so- 
lennelle pour  qu'on  se  montre  en  pareille  occasion  aussi  ressemblant!  Champ- 
fleury, en  conséquence,  a  été  forcé  de  su{)poser  que  c'était  le  propre  portrait  du 
peintre,  et  pour  cela  d'insister  sur  le  côté  mélancolique  de  l'expression,  et  aussi 
de  s'appuyer  sur  une  très  incertaine  légende  qui  voudrait  que  Le  Nain  ait  été 
forgeron.  Or,  si  l'on  voulait  bien  apporter  un  peu  plus  d'esprit  d'observation  dans 
l'examen  de  cette  peinture  et  Ji'aller  point  rborcher  des  explications  subtiles  de 
choses  fort  simples,  on  trouverait  d'abord  (jue  la  ligure  surtout  du  principal 
personnage  a,  en  effet,  de  la  distinction,  mais  en  aucune  façon  plus  surprenante, 
plus  anormale  que  la  réelle  beauté  rt  règulutitc  do  traits  qu'on  peut  remarquer 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


109 


chez  beaucoup  d'ouvriers  de  notre  race.  Et,  soit  dit  en  passant,  le   caractère 
de  ce  visage  est  absolument  français,  la  légère  influence  flamande  dans  le  type 


et  dans  la  pose  du  vieil  ouvrier  assis,  est  ici  complètement  absente.  (Juaul  au 
caractère  de  «  mélancolie  »  que  le  crili«jue  a\ait  cru  voir,  il  nous  parait  plus  con- 


110  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA'  PEINTURE. 

forme  à  la  vérité  de  n'y  voir  que  la  gravité  inhérente  à  tout  visage  d'homme  du 
peuple  examiné  dans  le  courant  de  sa  vie  ordinaire.  C'est  une  conception  bien 
fausse  que  de  se  représenter  l'ouvrier,  le  paysan  comme  des  rieurs  infatigables. 
Le  rire  n'est  qu'une  grimace  accidentelle,  et  dans  les  rues,  dans  les  ateliers, 
dans  les  voilures  publiques,  vous  ne  verrez  presque  toujours  que  des  visages 
graves  dont  la  dignité  et  le  calme  vous  surprendront  quand  vous  aurez  bien 
voulu  mettre  de  côté  le  préjugé  et  le  cliché  de  cette  «  vieille  gaieté  »  qui  pour 
un  peu  nous  transformerait  en  singes. 

Reste  la  particularité  de  composition  qui  fait  que  quatre  sur  six  de  ces  braves 
gens  regardant  en  face,  et  n'étant  point  figurés  dans  un  mouvement  violent,  on 
a  cru  pouvoir  en  inférer  qu'ils  posaient.  Vous  trouverez  là,  au  contraire,  après 
examen  attentif  du  tableau,  la  marque  d'un  observateur  très  précis  et  un  trait 
fort  juste  et  fort  naturel.  Remarquez  en  effet  que  le  travail  n'est  pas  mlerrompu 
dans  la  forge,  mais  simplement  suspendu,  ce  qui  est  tout  différent.  Et  suspendu 
pourquoi,  et  pour  qui?  Tout  simplement  pour  celui  qui  entre  en  ce  moment 
dans  la  boutique,  le  peintre,  vous,  moi,  un  ami  ou  un  parent,  n'importe  qui. 
Le  forgeron  et  sa  bonne  femme  se  sont  vivement  retournés  de  ce  côté,  ainsi  que 
deux  des  enfants,  et  encore  l'ouvrier  n'a-t-il  point  lâché  le  fer  qu'il  maintenait 
sur  les  braises,  et  le  grand  gamin  demeure-t-il  le  bras  en  l'air  ayant  à  peine 
cessé  de  souffler  depuis  une  seconde,  car  la  flamme  brille  et  pétille  toujours. 
Quant  au  vieux,  il  se  soucie  peu  des  visites,  il  a  passé  l'âge  de  la  curiosité  et  le 
gamin  qui  se  tient  caressant  près  de  lui  a  l'attention  attirée  encore  par  quelque 
mouche  qui  vole,  ou  peut-être  regarde-t-il  ses  frères  regarder. 

Le  peintre  a  donc  tout  simplement  été  séduit  par  ce  mouvement  très  joli  et 
très  amusant  de  gens  que  l'on  visite  en  pleine  activité.  Le  tableau  cesse  d'être 
la  fiction  picturale  qui  consiste  à  supprimer  un  mur  et  à  supposer  les 
personnages  ignorants  de  la  présence  d'un  spectateur.  Aussi,  à  notre  gré, 
n'en  est-il  que  plus  exceptionnel  et  plus  essentiellement  vivant. 

Ce  qui  est  fait  pour  nous  séduire  dans  les  trois  tableaux  que  nous  examinons 
en  ce  moment,  et  dont  les  deux  autres  sont  le  Repas  des  paysans  et  le  Retour  de 
la  fenaison,  c'est  qu'ils  n'accusent  justement  point  un  esprit  de  système,  une 
théorie  esthétique  ou  «  humiwiitaire  »  quelle  qu'elle  soit.  Nous  nous  trouvons 
en  présence  d'un  peintre  tout  simplement,  comme  avec  La  Fontaine  nous  nous 
trouvons   en   compagnie  d'un  vrai  conteur  sans  mythologie  et  sans  faribole. 

Le  cas  est  d'ailleurs  infiniment  trop  beau  et  trop  rare  pour  qu'on  n'en  ait 
pas  toujours  été  vivement  frappé.  Thoré-Burger  avait  fait  ressortir  non  seule- 
ment le  .caractère  inusité  du  sentiment,  mais  encore  celui  de  la  facture  :  a  La 
gravité  et  la  simplicité  des  attitudes,  écrivait  le  maître  critique,  la  sobriété  des 
gestes,  la  franchise  de  l'exéctilion  par  larges  plans,  avec  une  gamme  de  couleurs 
très  restreinte,  courant  du  gris  au  brun,  sauf  quelques  rehauts  de  rouge,  tout 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  111 

dans  cette  peinture,  constitue  une  singulière  anomalie  au  milieu  de  l'art  théâtral 
et  pompeux  du  xvii^  siècle.  »  Un  seul  mot  manque  à  cette  excellente  re- 
marque :  il  aurait  fallu  dire  :  «  dans  l'art  français,  si  théâtral  et  si  poni|)(Mix,  etc.  » 
De  tous  les  tableaux  de  Le  Nain,  voilà  le  plus  français  d'atmosphère  et  de 
types,  et  de  sentiment,  mais  le  plus  flamand  de  composition.  Le  gamin  aux 
cheveux  embrouillés  qui  se  tient  debout  derrière  les  paysans  assis  et  qui  porto 
un  violon  est  certes  flamand  d'idée  et  de  pose;  de  même  Vhôte  les  mains 
jointes  et  son  chapeau  sur  les  genoux.  Mais  cette  légère  saveur  que  nous  croyons 
percevoir,  une  fois  signalée,  quelle  constatation  simple,  ingénue  et  forte  des 
traits  d'une  race  qui  n'a  point  changé.  Comme  certaines  figures,  et  cela  leur 
crée  un  mérite  et  une  valeur  inouïs,  sentent  peu  le  peintre  de  profession  et  de 
prétention,  mais  le  narrateur  véridique,  le  photographe  sans  appareil,  si  supé- 
rieur à  l'arrangeur  académique,  ou  à  notre  propre  photographe  avec  appareil. 
Nous  l'avons  déjà  vu  portraitiste  au  xvT  siècle,  ce  bon  photographe  conscien- 
cieux, patient,  et  aucunement  truqueur  ;  le  revoici  dans  sa  plus  grande  perfection 
avec  ces  deux  étonnantes  figures  de  l'homme  en  bonnet  de  coton,  qui  porte  le 
verre  à  ses  lèvres  et  boit  comme  religieusement,  et  de  la  femme  qui  se  tient 
debout  derrière  lui,  sans  expression  sur  son  admirable  face  vulgaire,  sorte  de 
nonne  paysanne  et  animale.  Cela  est  d'une  grande  beauté  justement  parce  que 
cela  s'ignore,  et  que  le  peintre  lui-même  n'en  a  rien  su.  Il  a  cru  faire  comme  on 
disait  alors,  une  Immbochade  et  ni  lui  ni  personne  de  son  temps  n'a  pu  prévoir 
que  ce  tableau  survivant  serait  un  de  ceux  qui  nous  passionneraient  et  nous 
frapperaient  à  l'âme  le  plus  vivement.  Y  voir  d'autre  part  une  sorte  de  reven- 
dication réaliste  et  socialiste,  une  page  d'un  Courbet  prématuré,  serait  la  plus 
grossière  et  la  plus  ridicule  conception  d'une  telle  œuvre.  Ce  sont  des  paysans 
à  leur  aise  ayant  le  toit,  le  pain  et  le  vin,  les  habits  rapiécés,  mais  solides  el 
chauds,  les  pieds  nus  sans  doute,  mais  par  habitude  ou  par  économie,  non  par 
pauvreté.  Enlin,  c'est  racontée  à  plein,  comme  elle  ne  l'a  jamais  été,  ses  peintres 
ayant  presque  toujours  été  des  caricaturistes,  des  faiseurs  de  plaidoyers  préten- 
tieux, ou  bien  alors  d'insupportables  enjoliveurs,  c'est  racontée  avec  une  vérité 
et  une  simplicité  admirable,  la  forte,  résignée  et  parcimonieuse  race  de  Franco. 
Et  pour  dire  d'un  seul  exemple  toute  notre  pensée,  l'historien  de  notre  terre, 
nous  entendons  l'historien  vraiment  physionomiste,  humain,  non  rhétoricien, 
pourrait  se  passer  de  beaucoup  des  paysans  de  Millet;  il  ne  pourrait  ignorer, 
peints  qu'ils  ont  été  il  y  a  plus  de  deux  cents  ans  et  immualilos,  le  paysan 
buveur  de  Le  Nain  et  sa  bonne  femme. 

Reste  le  troisième  tableau  auquel   nous  réservons  une  profonde  tendresse, 
car  il  est  le  complément,  la  note  en  marge  du  précédent.  C'est  le  Eetour  de  la' 
fenaison.  Ce  sont  les  mêmes  femmes,  les  mêmes  enfants  aussi  gauchement  et 
aussi  justement  posés,  ayant  la  même  animalilé,  les  mêmes  joies,  inslinclives  et- 


112 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


peu  mouvementées,  d'un  peu  de  musique  grossière  entendue,  d'un  peu  de  repos 
qu'on  va  prendre.  Et  cette  fois,  la  scène  se  passe  dans  le  seul  paysage  réel  que 
présente  tout  le  xvii'  siècle.  Avec  Claude  Lorrain  nous  avons  eu  d'incomparables 


vérités  de  lumière,  avec  Poussin  des  vérités  poétiques  d'une  force  et  d'une 
élévation  sans  rivales.  Mais  leurs  représentations  sont  grandes  et  magnifiques 
parce  qu'elles  ont  un  style. Le  coin  déterre  tel  queLeNain  l'a  r('|irésenté,  crayeux, 
ingrat,  et  pourtant  fécond  à  force  de  labeur,  est  touchant,  parce  que  le  style  en 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  11,} 

est  absent  d'une  façon  heureuse,  parfaite,  absolue.  Et  il  n'est  si  prolonflément 
absent  que  parce  que  l'artiste  n'a  même  pas  songé  à  le  bannir  ;  s'il  y  avait 
songé,  s'il  avait  eu  un  système,  le  parti  pris  d'être  rustique,  cela  se  serait  vu 
aussitôt,  et  le  tableau  devenait  insignifiant  à  cause  qu'il  aurait  voulu  signifier 
quelque  chose. 

Et  maintenant,  il  nous  paraît  évident  que,  les  autres  étant  laissés  de  côté,  ces 
trois  tableaux  le  Repas,  le  Forgeron  et  la  Fenaison  ne  peuvent  appartenir  ({u'à  un 
seul  et  même  peintre,  tant  est  étroite  la  liaison  de  sentiment  qui  les  anime.  I<;t 
ce  peintre  est  demeuré  le  plus  vivant  parce  qu'il  a  été  le  plus  simple  et  le  plus 
ignorant  de  la  mode;  il  a  été  aussi  le  plus  peintre  :  examinez  la  façou  dont 
sont  rendus  les  cochons  qui  vont  cherchant  leur  vie  dans  un  coin  du  tableau  de 
la  Fenaison  ;  ils  semblent  peints  d'hier  et  avec  des  simplifications  que  la  critique 
respectueuse  ne  pardonnerait  pas  à  un  impressionniste. 

Quelestce  peintre?  Cen'estpointsans  doute  celui  des  portraits  en  miniature, 
et  en  «  raccourci  »  Antoine  Le  Nain  ;  ce  n'est  point  sans  doute  non  plus  le 
((  lieutenant  de  la  compagnie  bourgeoise  du  sieur  Duri  »  le  chevalier  Mathieu,  à 
qui  probablement  reviennent  le  liepas  de  famille  et  le  Corps  de  yarde  très  factice 
et  très  «  époque  »,  reproduits  dans  l'illustration  de  ce  livre.  Quant  aux  tableaux 
religieux,  il  nous  est  loisible  de  supposer  qu'ils  furent  peints  en  collaboration, 
étant  travaux  de  plus  grande  dimension,  et  comportant  fort  bien,  pour  la  com- 
modité et  la  rapidité,  une  aide  fraternelle.  Mais  l'auteur  de  nos  trois  tableaux 
rustiques  et  intimes  ne  pouvant  avec  beaucoup  de  vraisemblance  être  ni  le 
portraitiste  à  la  mode,  ni  le  peintre  anobli  et  le  plus  académique,  ne  fût-ce  que 
par  cette  bonne  raison  qu'il  fut  de  l'Académie  beaucoup  plus  longtemps  que 
ses  frères,  auxquels  il  survécut,  notre  peintre,  disons-nous,  ne  serait-il  pas  ce 
Louis  Le  Nain  dont  on  parle  le  moins?  Par  notre  classification,  arbitraire  [)eut- 
être,  mais  non  absurde,  ce  qui  est  déjà  beaucoup,  ne  trouverait-on  pas  contii'mé 
cet  important  détail  de  l'éducation  commune,  mais  du  caractère  dillerent  de 
ces  trois  frères,  jxisqu'ici  confondus,  et  qui,  d'ailleurs,  avec  une  insouciance 
que  nous  devons  d'autant  plus  aimer  que  nous  n'en  rctiouveruns  plus 
d'exemples  dorénavant,  ont  signé  leurs  œuvres  du  simple  nom  collectif  de  leur 
famille,  —  ou  ne  les  ont  point  du  tout  signées? 


CHAPITRE     VI 


Le  Brun,  vice-roi  de  la  peinture.  —  Le  siècle  de  Louis  XIV.  —  Mignard.  —  Le  Sueur. 

Caractère  de  son  œuvre. 


Toutes  les  fois  qu'une  volonté  maîtresse,  une  unité  de  direction  se  fera  sentir 
dans  un  ensemble  de  travaux  artistiques,  l'époque  iïït-elle  détestable,  l'éducation 
fausse,  le  goût  le  plus  douteux,  il  restera  une  œuvre,  et  cette  œuvre  aura  une 
signification.  Versailles  conçu,  construit  et  décoré  dans  des  conditions  infiniment 
moins  défavorables  que  celles  que  nous  supposons,  mais  résultat  d'une  impul- 
sion unique,  d'une  puissante  volonté,  est  un  des  plus  complets  exemples  qu'on 
puisse  citer. 

Nous  disons  d'une  volonté  unique.  Pour  être  plus  exact  il  faudrait  peut-être 
dire  :  d'une  seule  volonté  en  deux  personnes.  Versailles,  c'est  l'œuvre  de 
Louis  XIV  et  de  Le  Brun,  ces  deux  hommes  ayant  un  but  commun  et  l'absolue 
autorité  nécessaire  pour  l'atteindre  :  le  roi  voulant  un  peintre  fastueusement 
flatteur  et  capable  de  réaliser  un  décor  assez  héroïque  et  luxueux  pour  loger 
comme  il  convient  son  orgueil;  le  peintre  se  proposant  uniquement  d'aller  au- 
devant  de  ce  rêve  et  possédant,  pour  le  satfsfaire  pleinement,  assez  d'enflure  dans 
le  talent  et  dans  l'inspiration,  assez  de  hauteur  et  d'énergie  dans  le  caractère. 

Si  nous  ne  parlons  pas  des  architectes  qui  ont  joué  aussi  un  grand  rôle,  c'est 
que  Le  Brun  est  une  figure  absolument  complète  et  logique,  et  que  cette  sorte  de 
vice-roi,  dirigeant  à  la  baguette  tout  le  royaume  des  arts  pour  le  compte  du  Hoy, 
incarne  tout  un  temps  avec  une  netteté  et  un  relief  singulier.  C'est  donc  par  lui 
que  nous  commençons  ce  chapitre,  bien  qu'il  pût  nous  rester  d'autres  artistes 
dont  on  aurait  dû  parler  chronologiquement  avant  lui. 

Le  Brun  naquit  en  1619  et  mourut  en  1690,  ces  dates  sont  significatives  et 
presque  symboliques.  Le  Brun  est  d'une  façon  absolue  l'homme  du  xvii"  siècle  ;  il 
ne  peut  matériellement  avoir  été  influenré,  à  supposer  qu'il  fût  le  plus  légèrement 


ECOLE  FRANÇAISE. 


113 


influençable,  ni  au  début  de  sa  carrière  par  le  goût  subtil  et  efTéminé  de  la  fin 
du  xvi°  siècle,  ni,  dans  ses  dernières  années,  par  les  gentillesses  commençantes 
qui  devaient  annoncer  un  temps  moins  guindé. 

C'est  un  enfant  |)récoce,  et  rien  n'est  ménagé  pour  développer  sa  vanité. 
A  l'âge  'de  onze  ans,  ses  premiers  essais  attirent  l'attention  du  chancelier 
Pierre  Séguier  qui  s'intéresse  à  ses  premiers  essais,  le  choie,  et  le  confie  à  Simon 
Vouet  ;  à  quinze  ans,  il  exécute  des  compositions  pour  le  cardinal  de  Richelieu, 
et  est  remarqué  par  Poussin  qui,  quebjues  années  plus  tard  (1G42),  l'emmène  à 
Rome.  Ainsi  à  quinze  ans  il  se  rendit  déjà  célèbre  ;  à  quatorze  ans,  son  roi  ne 
devait-il  pas  plus  tard  entrer  dans  son  Parlement  tout  l»(jtté  et  la  cravache  à  la 


ciubi.es   le    nr. in. 


\0f.    SiCBIKlE    AI'l'.ÈS    SA    SORTIE    DE    LAnCIIE. 


main?  Il  est  juste  de  dire  que  le  peintre  ne  tut  pas  seulement  un  enfant  précoce, 
mais  aussi  un  enfant  extrêmement  laborieux.  Il  [)eignait,  gravait,  modelait  en 
cire,  enfin  acquérait  en  sonmétier  une  habileté  et  une  décision  qui  ne  devaient 
pas  être  pour  peu  de  chose  dans  l'ascendant  impérieux  qu'il  exerça  plus  tard  sur 
ses  collaborateurs. 

Son  séjour  en  Italie  dure  quatre  ans  ;  il  s'est  fixé  exclusivement  à  Rome,  où  il 
conquiert  une  réputation  de  plus  en  plus  grande,  et  en  rentrant  en  France,  il  ne 
passe  même  pas  par  Venise.  Kc  Michel-Ange,  de  Raphaël  et  de  son  grand  contem- 
porain Poussin,  il  n'aura  vu  que  le  côté  extérieur,  et  il  lui  aura  été  refusé  de  les 
sentir  en  profondeur.  Les  primitifs  seront  demeurés  pour  lui  lettre  morle,  et  dans 
l'art  anti(iue,  cest  Rome  seule,   Rome  pompeuse  et  lourde,  qui  lui  aura  été 


116  HISTOIRE  rOPULAlRE  DE  LA  PEINTURE. 

révélée.  En  un  mot  quand  il  revient  en  France,  c'est  un  artiste  absolument 
complet  :  s'il  avait  du  génie  on  le  trouverait  manqué.  Qu'on  ne  prenne  pas  cette 
remarque  pour  trop  sévère  :  il  ne  suffit  pas  d'èlre  un  peintre  superbement  doué, 
d'une  santé  robuste,  d'un  tempérament  opulent,  d'être  capable  de  couvrir  avec 
une  imperturbable  et  infatigable  activité  de  grandes  surfaces,  de  composer  des 
arrangements  éclatants  et  magnifiques,  de  pouvoir  commander  à  des  légions 
d'exécutants  et  de  leur  faire  ouvrer  sur  ses  milliers  de  dessins,  des  tapisseries, 
des  meubles,  et  jusqu'à  des  boutons  de  porte.  Cela  est  d'ailleurs  tout  à  fait 
exceptionnel  et  doit  faire  l'admiration  des  connaisseurs.  Aux  yeux  de  la  plupart 
des  hommes  cela  peut  passer  pour  quelque  chose  de  plus  que  le  génie  ;  devant 
le  jugement  de  ceux  qui  pensent  et  sentent  vivement,  c'est  un  peu  moins.  Quoi 
qu'il  en  soit,  le  génie,  c'est  beaucoup  plus  simple  que  cela. 

A  peine  fut-il  de  retour  à  Paris  que  Le  Brun  commença  par  donner  carrière 
à  son  besoin  d'action  et  de  direction.  En  1648,  il  était  un  des  plus  zélés  fondateurs 
de  l'Académie  royale  de  peinture.  Quand  un  homme  comme  Le  Brun  contribue 
à  fonder  une  semblable  institution,  c'est  avec  le  dessein  de  la  diriger,  d'abord, 
puis  de  s'en  faire  un  moyen  de  domination  de  plus. 

L'année  suivante,  nous  le  voyons  occupé  aux  travaux  de  décoration  de  l'hôtel 
Lambert,  dont  Le  Sueur  exécute  une  importante  partie  que  nous  étudierons  plus 
loin.  11  trouve  ici  un  rival,  et  la  légende,  d'ailleurs  un  peu  atténuée  depuis,  le 
montrait  comme  ayant  fuit  de  ce  rival  une  victime.  Le  Brun,  il  est  vrai,  n'était 
pas  homme  à  voir  d'un  œil  très  résigné  une  réputation  grandir  à  côté  de  la 
sienne. 

11  redouble  d'cllbrls  et  d'activité  et  du  moins  n'a  point  de  concurrent  à  ses 
côtés  lorsque  le  surintendant  Fouquet  le  choisit  pour  décorer  sa  célèbre  résidence 
de  Vaux.  Ce  qui  avait  en  grande  partie  déterminé  la  perte  du  financier  fut  au  con- 
tiaire  la  cause  de  la  fortune  définitive  du  peintre.  Louis  XIV  jugea  que  l'homme 
qui  avait  dirigé  la  décoration  artistique  de  Vaux  était  celui  qu'il  convenait  d'atta- 
cher à  sa  personne  pour  éterniser  sa  gloire  et  lui  orner  un  séjour  digne  de  lui.  En 
même  temps  qu'il  décorait  la  résidence  de  Fouquet,  Le  Brun  avait  dirigé  dans  le 
voisinage,;!  IMaincy,  une  fabrique  de  tapisseries  pour  son  usageexclusif  :  Le  Brun 
fut  nommé  par  Colbert  directeur  des  Gobelins,  qui  devinrent  manufacture  royale 
de  tapisseries  et  d'ameublements.  A  la  disgrâce  et  à  la  condamnation  de  Fouquet, 
Le  Brun  était  devenu  le  peintre  du  roi,  et  il  amenait  avec  lui  le  contingent  de 
ses  collaborateurs  :  Baudrin  Vvart,  Courant,  Lcfcbvre,  Philippe  Lallement  de 
Reims,  etc. 

Comme  directeur  des  Gobelins,  Le  Brun  exerça  sur  l'art  de  son  temps  une 
grande  et  incontestable  influence.  Nous  avons  parlé  de  cela  avec  plus  de  détails 
que  nous  ne  pouvons  le  faire  ici  dans  notre  Histoire  de  Fart  décoratif.  Les 
quatre    énormes    compositions    des    Dalaillea    crAlcvandre   que    l'on   voit   au 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


Louvre  :  le   P, 
Alexandre  et 


117 


P^'ssaged,   Gnuu^ue.  la  DnUalle  .fArhelles.  la  Tente  de  Darù., 
Parus,  lEntrce  d  Alexandre  dans  Dahylone,  élaient  deslin.^es  à  être 


reprodui 
^'randu  e 


tes  en  tapisseries.  C'était  une  entreprise  immense  et  une  llallerie  |dus 
ncore.  Mais  malgré  ses  énormes  proportions,  son  déploiement  de  per- 


H8  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

sonnages  et  de  chevaux,  l'effet  solennel  de  l'ensemble,  l'effort  considérable  pour 
mener  à  bien  (fût-ce  avec  des  collaborateurs  tels  que  Claude  Audran,  etc.); 
d'aussi  vastes  machines,  on  peut  dire  que  l'ensemble  en  constitue  seulement  une 
des  premières  parmi  les  œuvres  d'art  de  second  ordre.  Le  Brun  s'y  montre 
beaucoup  plus  voisin  de  Jules  Romain  que  de  Raphaël.  Toutefois  il  peut  être 
remarqué  que  dans  telle  de  ces  compositions  il  se  trouve  une  source  d'inspira- 
tion (pour  ne  pas  dire  plus)  assez  inattendue.  A  ceux  que  tenterait  la  comparai- 
son faite  de  près,  nous  signalerons  simplement  les  frappantes  analogies  que 
présente  avec  la  Bataille  d'Arbelles  de  Le  Brun  la  petite  peinture  consacrée 
au  même  sujet  par  Brueghel  de  Velours;  il  est  des  figures  qui  semblent 
simplement  copiées  et  agrandies  par  Le  Brun  ou  ses  collaborateurs,  et  il  faut 
avouer  que,  pour  l'éclat  et  le  mouvement,  l'avantage  ne  demeurerait  pas  à  la 
grande  toile. 

A  cette  série  qu'on  ne  saurait  admirer  sans  de  fortes  réserves,  quel  que  soit 
le  mérite  de  certains  morceaux  et  la  fougue  redondante  du  dessin,  nous  pré- 
férerons de  beaucoup  celle  de  VHisloire  du  Boy,  à  notre  gré  la  plus  belle 
œuvre  de  Le  Brun,  en  dix-sept  compositions.  Là  du  moins,  le  parti  pris  d'éclat 
et  de  magnificence  ne  semble  point  comporter  la  moindre  exagération  ;  c'est 
une  cour  opulente,  ce  sont  des  cérémonies  superbes,  des  costumes  d'apparat, 
des  campagnes,  des  palais,  des  allées  et  venues  de  soldats,  de  courtisans, 
d'ouvriers,  tous  payant  leur  tribut  de  respect,  de  labeur,  d'empressement  à  leur 
maître.  Ce  sont  de  véritables  pages  d'histoire,  des  renseignements  précieux  en 
même  temps  que  de  véritables  œuvres  d'art.  La  description  et  le  commentaire 
détaillé  en  sont  plus  à  leur  place  dans  une  histoire  de  la  tapisserie.  Toutefois 
ceux  qui  n'auront  pas  vu  cette  belle  suite  (et  les  occasions  ne  manquent  pas, 
puisque  depuis  quelques  années  les  tapisseries  de  ^Histoire  du  Boy  sont 
fréquemment  employées  pour  la  décoration  des  expositions)  ne  connaîtront  pas 
un  des  chapitres  importants  de  l'histoire  de  la  peinture  du  xvii°  siècle. 

Après  l'incendie  qui,  en  1661 ,  détruisit  la  petite  galerie  du  Louvre,  Le  Brun 
fut  chargé  de  sa  restauration  et  de  sa  décoration.  11  prit  comme  sujet  le 
Triomphe  d'' Apollon^  encore  une  de  ces  allusions  peu  A'oilées  dont  la  modestie 
de  Louis  XIV  ne  s'offensait  pas.  Bien  que  les  peintures  de  la  galerie  d'Apollon 
ne  subsistent  plus  dans  leur  ensemble  et  que  la  seule  décoration  importante  qui 
ait  été  conservée  soit  la  peinture  du  fond  de  la  galerie,  le  Triomphe  de  Neptune 
et  d'Amphitrite,  il  est  équitable  de  nommer  encore  ici  quelques-uns  des  colla- 
borateurs de  Le  Brun,  dissimulés  dans  son  ombre  si  ample.  Girardon,  les 
frères  de  iMarsy  et  Rognaudin  exécutaient  les  encadrements  et  les  figures  en 
stuc;  «  Paul  Goujon  dit  la  Baronnièrc  peignait  et  dorait  les  ornements;  Baudrin 
Yvart,  Léonuixl  Gautier,  Ballin,  Delarc,  les  Lemoine  exécutaient  les  arabesques 
et  les  peintures  d'ornement  ;  Jacques  Gervaisc  les  médaillons  bas-reliefs  en 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  119 

camaïeu  de  la  voûte,  et  Jean-Baptiste  Monnoyer  les  vases  de  (leurs  ».  Mais  ces 
grands  travaux  cèdent  encore  le  pas  à  ceux  de  Versailles,  auxquels  allait  passer 


CHARLES  LE  BRUN.  —  LA  MAUP.  I.  IIM?. 


Le  Brun  après  avoir  décoré  aussi  le  château  et  les  pavillons  de  Sceaux  apipar- 
tenant  à  son  grand  protecteur  :  Colbert. 

La  grande  galerie  de  Versailles  est  la  plus  fastueuse  expression  du  talent 


120  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

allégorique  et  grandiloqueal  de  Le  Brun.  L'aiiiste  y  retraça  dans  vingt  et  un 
tableaux  et  six  imitations  de  bas-reliefs  l'histoire  de  la  vie  du  roi;  il  exécuta 
également  les  peintures  des  salons  de  la  Paix  et  de  la  Guerre  ;  aux  extrémités 
de  cette  galerie;  d'autres  peintures  dans  l'escalier  des  Ambassadeurs,  etc. 

Et  que  de  choses  nous  laissons  de  côté  dans  cette  énumération  des  princi- 
pales œuvres  de  Le  Brun  :  les  décorations  de  Marly,  de  la  chapelle  du  séminaire 
de  Saint-Sulpice,  d'une  chapelle  de  Saint-Nicolas  du  Chardonnet,  quantité  de 
cartons  pour  les  Gobelins,  soit  seul,  soit  en  collaboration  avec  Van  der  Meulen,, 
Ilouasse,  Revel,  Licherie,  Testelin,  Bonnemer,  Stella,  Paillet,  de  Sève,  les 
Yvart,  etc.,  etc.;  enfin  les  travaux  considérables  qu'il  dirigea  aux  Tuileries^ 
C'est,  quand  on  considère  tous  ces  travaux,  une  véritable  orgie  de  peinture. 

Quelques  mots  enfin  sur  l'ensemble  des  appartements  de  Versailles  ;  cela 
nous  donnera  l'occasion  de  ne  pas  omettre  complètement  des  artistes  de  mérite 
auxquels  nous  n'aurions  point  la  place  de  consacrer  des  notices  détaillées. 
Le  plafond  de  la  salle  de  l'Abondance  est  peint  par  Hpuasse  ;  celui  de  la  salle 
de  Vénus  par  le  même  peintre  aidé  de  son  fils  ;  de  la  salle  de  Diane  par  Blan- 
chard ;  du  salon  de  Mars  par  Claude  Audran;  du  salon  de  Mercure,  par  Jean- 
Baptiste  de  Champaigne,  neveu  de  Philippe  de  Champaigne.  La  décoration  de 
la  chambre  de  la  Reine,  figurant  le  Triomphe  du  Soleil  est  de  Gilbert  de  Sève  ; 
du  grand  cabinet  de  la  Reine,  de  Michel  Corneille  ;  de  la  salle  des  gardes  de  la 
Reine  par  Noël  Coypel  ;  l'escalier  est  orné  de  perspectives  peintes  par  Meusnier, 
avec  des  figures  par  Poërson  et  des  fieurs  par  Blain  de  Fontenay. 

Nous  reparlerons  de  Jouvenct,  qui  exécuta  le  plafond  de  la  tribune  royale 
dans  la  chapelle,  et  de  Delafosse  qui  peignit  la  Bésurrection  de  Jésus-Christ  sur 
la  voùle  du  chevet.  Ajoutons  enfin  que,  dans  cette  même  chapelle  la  grande 
composition  de  la  voijte  centrale  est  d'Antoine  Coypel,  et  les  plafonds  des 
grandes  travées  du  premier  étage,  représentant  les  douze  apôtres,  sont  de 
Louis  de  Boullongne. 

Que  de  talents  divers  représentent  tous  ces  noms,  mais  aussi  quel  enrégi- 
mentement  de  tous  ces  talents  devenant  impersonnels  non  moins  par  la  nécessité 
de  se  plier  à  la  volonté  souveraine  du  roi  de  France  et  du  vice-roi  de  la  peinture, 
que  par  le  tour  même  qu'il  faut  donner  à  l'ensemble  de  cette  décoration.  Tous 
ces  peintres  aboutissent  à  un  seul  peintre.  Plus  d'originalité,  plus  d'efforts 
individuels,  plus  de  recherches  personnelles.  Quel  contraste  avec  un  temps 
comme  le  nôtre,  par  exemple,  où  au  contraire  l'éparpillement  des  personnalités 
cl  la  proclamation  d'un  grand  homme  au  moins  par  atelier  sont  le  principe 
de  la  production.  Ici  rien  de  semblable  :  il  y  a  un  maréchal,  un  généralissime 
qui  commande  des  manœuvres  picturales  à  des  mestres  de  camp,  des  capi- 
taines et  des  sous-officiers  qui  exécutent  fidèlement  les  commandements.  .Uissi 
quelle  unité  dans  cette  campagne  ;  et  malgré  les  altérations,  les  mutilations 


122  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTLRE. 

apportées  par  les  hommes  et  par  le  temps,  comme  les  grandes  lignes  en 
demeurent  nettes  et  saisissables  !  Nous  iw  pouvons  que  nous  en  féliciter,  puisque 
cette  unité  de  pensée  demeure  pour  nous  une  importante  leçon,  dont  il  est 
malheureusement  à  craindre  que  nous  ne  soyons  plus  très  en  mesure  de 
pnifiler.  Grâce  à  celte  unité  Versailles  demeure  une  superbe  œuvre  d'art.  Mais 
il  faut  encore  faire  une  dernière  remarque  à  ce  propos.  Une  œuvre  d'art  est 
significative  et  frappante,  nous  l'avons  dit,  quand  elle  est  inspirée  par  une 
pensée  unique,  mais  cette  pensée  peut  elle-même  être  juste  ou  fausse  ;  elle  peut 
être  l'expression  d'une  race  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  profond  et  de  plus 
spontané,  ou  simplement  le  reflet  d'un  goût  factice  et  passager.  C'est  ce  qui 
différenciera,  par  exemple,  une  cathédrale  du  moyen  âge  de  Versailles  et  de  ses 
conventionnelles  splendeurs. 

Alors  régna  une  fureur  d'allégorie  et  de  mythologie  qui  ne  pouvait  avoir  de 
racines  profondes  dans  la  race  elle-même,  ne  se  proposant  pour  but  que  de 
comparer  le  plus  souvent  possible  le  maître  à  un  héros  ou  à  un  demi-dieu.  Et 
ces  comparaisons,  on  en  empruntait  la  formule  à  un  art  étranger,  et  encore  en 
choisissant  les  maîtres  qui  représentaient  la  décadence  de  cet  art.  C'est  pourquoi 
les  peintres  de  l'école  de  Le  Brun  et  Le  Brun  lui-même,  merveilleux  arrangeurs, 
improvisateurs  habiles  et  vigoureux  de  fêles  et  d'allégories  à  point  nommé, 
pourront  exciter  en  nous  la  surprise  par  leur  faste,  leur  belle  allure,  leur 
majestueuse  perruque  ;  mais  devant  leurs  œuvres  nous  ne  saurons  jamais 
é[)rouver  de  profondes  ou  fines  émotions.  Ce  n'est  pas  dailleurs  que  Versailles 
ne  nous  réserve  pas  de  ces  émotions  charmantes  ;  mais  on  remarquera  que  nous 
ne  parlons  que  de  la  peinture,  et  que  le  grand  et  complexe  plaisir  (jue  nous 
réserve  la  résidence  du  Grand  Roy  tient  à  d'autres  causes,  aux  dispositions 
de  l'ensemble,  à  l'ampleur  des  arrangements,  à  la  nature  du  sol  même,  dont 
on  a  su  tirer  un  admii'able  parti  jusijue  dans  ce  qu'il  y  a  de  plus  artificiel. 

Nous  ne  nous  appesantirons  pas  davantage  sur  la  vie  de  Le  Brun  et  sur  son 
œuvre.  D'importants  travaux  ont  été  publiés  sur  lui,  mais  le  résumé  que  nous 
en  pourrions  faire  paraîtrait  monotone  au  lecteur.  Le  Brun  mourut  aux  Gobe- 
lins  le  12  février  1690.  Depuis  plusieurs  années  son  étoile  avait  pâli,  du  moins 
il  se  l'imaginait.  Il  est  vrai  que  Colbert,  son  protecteur  et  son  ami,  était  mort 
en  1683,  et  que  Louvois  lui  succédant  comme  surintendant  était  peu  disposé  à 
continuer  la  même  faveur  au\  protégés  de  celui  qu'il  avait  considéré  comme  un 
rival.  Toutefois  la  faveur  royale  avait  été  conservée  jusqu'au  bout  à  Le  Brun, 
et  de  la  manière  la  plus  flatteuse. 

Son  œuvre  est  fougueuse,  ample  et  forte,  avec  une  emphase  caractéristique. 
C'est  l'œuvre  d'une  haute  personnalilé,  nuiis  non  d'un  esprit  génial.  Cette 
peinture  solide  à  la  tonalité  rougeâtre,  ce  dessin  vraiment  large  et  victorieux 
comme  un  beau  paraphe,  sont  inconteslablement  d'un  maître  en  son  métier. 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


123 


Mais  Le  Brun  n'a  créé  qu'un  slyle  sous  luciuol  il  n'y  a  point  do  pensée.  C'est 
une  curieuse  figure  de  courtisan  impérieux  et  aclit',  et  qui  aUirc  plus  nos 
sympathies  que  Mignard  dont  nous  allons  parler  maintenant  puisqu'aussi  bien 


son    nom  a   été    amené  logiquement  [lar  celui  de  son  rival  Le   lirun  et  celui 
de  Louvois  son  protecteur. 

Nous  pourrions,  si  nous  le  voulions,  suivre  la  vie  de  Mignard  presque  jour 


124  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

par  jour.  On  ne  nous  a  riêu  laissé  ignorer  de  ses  déplacements,  de  ses  travaux, 
des  distinctions  dont  il  fut  l'objet  ;  nous  avons,  à  une  toile  près,  la  liste  complète 
de  ses  œuvres,  et  il  n'est  pour  ainsi  dire  pas  un  seul  des  nombreux  portraits 
qu'il  a  peints  que  le  temps  ait  laissé  détruire  ou  égaré,  —  et  tout  cela  nous 
laisse  aujourd'bui  lùcn  indifférents.  A  l'abondance  des  détails  sur  ce  peintre  si 
célèbre,  si  à  la  mode,  si  bien  en  cour,  nous  préférerions  le  moindre  éclaircisse- 
ment sur  la  vie  et  l'œuvre  des  Le  Nain,  et  quant  à  sa  peinture,  si  elle  est  de 
celles  qu'on  ne  saurait  mépriser,  étant  consciencieuse,  propre  et  habile,  et 
constituant  un  intéressant  ensemble  de  documents  sur  une  société,  surtout  en 
lant  que  peinture  de  portraits,  elle  ne  peut  non  plus  nous  passionner  dans  la 
plus  légère  mesure.  Encore  trouverons-nous  plus  loin  des  portraits  beaucoup 
plus  significatifs,  plus  forts  et  plus  beaux. 

Quant  aux  tableaux  d'hisloire  ou  de  religion,  aux  vastes  machines  comme  la 
coupole  du  Val-de-Grâce,  il  nous  est  impossible  de  nous  associer  à  l'enthousiasme 
des  contemporains,  ni  de  nous  associer  aux  éloges  de  Louis  XIV,  même  souscrits 
par  Molière  et  par  La  Bruyère.  Les  gens  de  lettres,  pas  plus  que  les  rois,  ne 
sont  parfois  excellents  connaisseurs  en  peinture.  Les  rois  se  croient  le  pouvoir  de 
créer  de  grands  hommes  par  leur  seule  approbation,  et  de  fait,  pendant  leur 
règne  tout  au  moins,  ils  peuvent  faire  des  hommes  célèbres.  Quant  aux  écrivains 
et  aux  poètes,  ils  n'y  regardent  pas  de  près  ;  d'ailleurs,  ayant  d'autres  aptitudes 
et  d'autres  préoccupations,  il  leur  est  plus  commode  et  plus  agréable  d'aller  dès 
l'abord  aux  réputations  toutes  faites.  Mais  le  temps  remet  les  gens  eu  leur 
vraie  place,  quelque  brillante  qu'ait  été  celle  qu'ils  occupèrent  de  leur  vivant. 
On  voit  alors  des  inconnus,  des  dédaignés  sortir  de  l'ombre  avec  un  extraor- 
dinaire relief,  grâce  parfois  à  un  nombre  d'œuvres  vraiment  infime,  tandis 
que  peu  à  peu  les  plus  célèbres  passent  au  second  plan.  Seulement,  en 
conservant  quelques  rares  témoins  du  labeur  de  ces  méconnus,  le  hasard  ne 
transmet  pas  toujours  par  la  même  occasion  une  idée  très  nette  des  auteurs 
eux-mêmes.  C'est  ainsi  qu'on  voit  des  Le  Nain  sur  lesquels  nous  sommes  réduits 
à  des  conjectures,  tandis  que  sur  Mignard  nous  savons  tout  ce  que  nous  n'avons 
pas  besoin  de  savoir  et  même  davantage. 

Le  peu  de  traits  et  de  détails  que  nous  conserverons  de  cette  ample  biographie 
nous  montre  Mignard,  à  la  dilféi-ciice  des  tempéraments  près,  un  artiste  comme 
Le  Brun  :  expert  en  son  métier,  Iiabile  imitateur,  excellent  courtisan,  peintre 
sans  génie.  On  ne  peut  s'intéresser  vraiment  qu'à  ceux  qui  créent  quelque 
chose,  ceux  qui  se  font  leur  coin  à  eux.  lUi  nioment  qu'un  artiste  cesse  d'être 
de  son  pays,  de  sa  race  et  pour  ainsi  dire  de  sa  propre  personne,  pour 
s'imprégner  de  l'imitation  d'autres  maîtres  et  s'efforcer  en  un  mot  de  ressembler 
il  quelqu'un,  son  effort  aura  pu  être  considérable,  sa  carrière  longue  et  abon- 
damment remplie,  ses  relations  magnitiques,  et  sa  situation  la  plus  brillante 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


125 


du  monde,  l'histoire  ne  lui  tiendra  aucun  compte  de  tout  cela.  Elle  enregis- 
trera sans  doute  qu'il  tint  beaucoup  de  place  dans  son  temps,  mais  elle  le 
fera  en  peu  de  lignes,  et  elle  sera  daccord  avec  la  critique  pour  parler  bien 
plus  longuement,  pour  interroger  avec  beaucoup  plus  d'anxiété,  ceux  qui  se 
sont  appliqués  à  exprimer  quelque  petite  pensée  bien  humaine,  soit  h  racon- 


M  COLA  s    MIGNAF.  D. 


ror. Tr. AIT   rr    cimiE  D  UAUCOir. T. 


ter  très  exactement  leur  époque   sans  la  flatter  et  sans  même    qu'elle   s'en 
doutât. 

Cette  éducation  italienne  que  nous  avons  si  vivement  déplorée  au  siècle 
précédent  est  maintenant  devenue  une  règle.  Le  Brun  obtint  en  KiiHi  lacréatieu 
d'une  école  française  à  Home.  En  1G48  nous  avons  vu  la  fondation  de  r.\cadémie, 
où  sont  honorés  et  maintenus  les  principes  de  l'imitation  ilalicnne  ;  etMignard, 
qui  par  esprit  de  rivalité  se  mettra  à  la  tèle  de  l'Académie  de  Saint-Luc,  ne  fora 
là  qu'un  acte  d'opposition  personnelle,  mais  non  d'opposition  d'i<lées.  C'est  donc 


120  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

merveille  qu'avec  cette  éducation  si  parfaitement  empruntée,  nos  artistes 
du  xvii'  siècle  aient  pu  conserver  des  qualités  et  un  accent  français  :  mais  il  faut 
distinguer  que  ces  qualités  sont  plutôt  inhérentes  à  un  tour  d'esprit  indélébile 
(ju'à  la  conception  ou  même  à  l'exécution  ;  elles  consistent  dans  une  certaine 
netteté,  dans  une  ordonnance  claire  et  facile,  dans  un  ton  modéré,  mais  aussi 
dans  une  observation  superficielle  et  flatteuse. 

Ce  sont  les  qualités  qui  brillent  chez  Mignard.  Né  en  IGIO,  Pierre  Mignard,] 
de  qui  le  frère  aîné,  Nicolas,  était  peintre,  avait  manifesté  de  précoces  dispositions 
pour  la  peinture  .  Comme  Le  Brun  il  eut  des  succès  prématurés  et  obtint  l'appui 
de  hauts  personnages,  le  maréchal  de  Vitry,  M.  Hugues  de  Lionne,  etc.  A  l'âge 
de  vingt -cinq  ans,  il  partait  pour  l'Italie  et  il  y  devait  rester  vingt-deux  ans. 
Il  y  acquit  la  célébrité,  —  et  le  surnom  de  Mignard  le  liomain,  tant  il 
s'était  identifié  le  style  de  ses  maîtres  d'adoption.  Son  maître,  avant  le  départ 
pour  l'Italie  avait  été  Simon  Vouet,  mais  nous  savons  qu'être  élève  de  Vouet 
équivalait  à  recevoir  une  éducation  purement  italienne.  De  telle  sorte  qu'on 
pourrait  considérer  Mignard  comme  un  peintre  italien  appelé  en  France  passé 
la  quarantaine.  Au  reste,  on  nous  apprend  que  ses  amis,  après  une  douzaine 
d'années  de  séjour  à  Rome,  le  félicitaient  d'avoir  perdu  absolument  le  peu 
qu'il  avait  pu  avoir  de  goût  «  ultramontain  ».  N'est-ce  pas  un  assez  singulier 
éloge  à  l'adresse  d'un  peintre  français? 

On  sait  que  le  maître  dont  les  œuvres  exercèrent  le  plus  d'influence  sur 
Mignard  fut  Annibal  Carrache.  Comme  nous  l'avons  remarqué  à  propos  de 
Le  Brun,  des  maîtres  tels  que  Michel-Ange,  Raphaël,  Léonard  de  Vinci,  pour  les 
peintres  français  qui  s'expatriaient  croyant  leur  propre  pays  indigne  de  leur 
fournir  des  enseignements  et  des  modèles,  étaient  des  éducateurs  trop  formi- 
dables ;  quant  aux  primitifs,  il  n'en  faut  même  pas  parler.  Ce  que  fit  et 
peignit  Mignard  pendant  ses  vingt-deux  ans  de  séjour  ressortirait  plutôt  d'une 
histoire  de  la  peinture  italienne  ;  en  tous  les  cas  nous  croyons  avoir  donné  des 
raisons  suffisantes  pour  que  nous  soyons  justifié  de  la  brièveté  avec  laquelle 
nous  parlerons  de  ses  relations  avec  les  grands  personnages,  de  ses  portraits 
d'Innocent  X,  d'Alexandre  VII,  et,  enfin  de  ses  divers  voyages  à  travers  l'Italie 
en  compagnie  de  son  inséparable  ami,  le  peintre  Du  Fresnoy.  Notons  ce  nom 
pour  n'avoir  pas  à  revenir  plus  loin  sur  l'artiste  :  Du  Fresnoy,  s'est  rendu 
célèbre  beaucoup  moins  par  ses  peintures  que  par  un  poème  en  vers  latins  sur 
l'art  de  peindre.  Nous  avons  peu  besoin  de  dire  que  ce  titre  de  gloire  (sst 
devenu  plus  mince  de  notre  temps  qu'aux  deux  siècles  derniers,  et  qu'il  n'y 
aurait  pas  grande  utilité  pour  les  peintres  qui  ne  sauraient  pas  le  latin  à  ne 
l'apprendre  que  pour  pouvoir  lire  ce  poème. 

Il  peut  être  retenu  encore  des  voyages  de  Mignard  à  travers  l'Italie  qu'il 
visita  Venise  cl  (juil  y  resta  même  dix-liuil  mois.  L'effet  en  fut  excellent  pour  lui 


121 


rXOLE  rU.\NÇM>l--  .^ 

et  avec  son  ie.pe.an.nt  plus  ^^^^'^^ ^^ Z:!:^:  ZlZl^^^^^ 
dut  à  l'éUule  des  Vénitiens  une  chaleui  tl  une 


y^-\ 


piEF.P.E    MinNVP.B.    —    41" 

VU,  avait  puicmcnl  négligé  celte 
que  chez  Le  Brun,  qui, 
«ilapc. 


connue  nous  l'avons 


123 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


Mignard,  rappelé  en  France  par  la  volonté  du  roi  en  1637,  s'arrêta  pendant 
quelques  mois  à  Avignon  pour  cause  de  maladie  auprès  de  son  frère,  Nicolas 
Mignard  (160o-lG68)  qui  ne  sera  que  mentionné  dans  notre  précis.  C'est  à  Avi- 
gnon que  Pierre  Mignard  connut  Molière  et  qu'il  se  lia  d'étroite  amitié  avec  lui 


PIERRE    UIGNiRD. 


L*  V 1  E n  r. E . 


Le  succès  de  Mignard,  dès  qu'il  fut  à  Paris,  se  dessina  promptement. 
Causeur  agréable,  habile  courtisan,  peintre  suave  et  flatteur,  il  avait  pour  lui 
un  tout-puissant  i)arli,  seul  capable  de  lui  faire  tenir  tète  sans  désavantage 
à  l'important  personnage  qu'était  Le  Brun.  Nous  voulons  parler  du  parti  des 
femmes.  Parmi  les  amies  ou  les  protectrices  qu'il  rencontra  dans  celte  seconde 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


129 


partie  de  sa  carrière  ;  la  reine  mère,  la  reine  Marie-Thérèse,  Madame    la  l*ala- 
liue,   la  duchesse  de   Brissac,  mademoiselle   de  La  Vallière,  la   duchesse  de 


FIER  RE    MICXjnn.    —    L4    VISITATION 


Ventadour,  la  manjuise  de  Sévigué,  sa  lille  madame  de  (jrigiuiu  (dont  il 
fil  un  joli  portrait  récemment  acquis  par  le  musée  Carnavaleti,  la  grande 
Mademoiselle,    Mademoiselle    de  Blois,  madame   de   Monaco,   madame  de  La 


1:îO  IIISTUIHK  POPULAIRE  DE  LA  PELNTIRE. 

Fajetlc,  la  duchesse  de  Lude,  Athénaïs  de  Mortemart  duchesse  de  Montespan, 
madame  de  Fontanges,  puis  madame  Scarron,  et  Ninon  de  Lenclos.  La  liste 
est  iucomplcte.  Parles  deux  dernières,  Mignard  avait  l'appui  des  écrivains,  des 
heaux  esprits.  On  voit  qu'avec  de  telles  protections,  il  était  possible,  ù  la 
rigueur,  de  se  passer  de  talent. 

Mignard  n'était  point  dans  ce  cas  ;  c'était  malgré  ses  relations  mondaines 
un  laborieux  et  un  actif  tempérament  de  peintre  :  il  en  fit  la  preuve  la  plus 
considérable  dans  son  immense  )iiachi//c,  la  décoration  de  la  coupole  du  Val- 
de-Grâce.  Cette  vaste  composition,  qui  contient  environ  deux  cents  figures 
trois  fois  grandeur  nature,  vaut  la  peine  d'une  visite;  toutefois  nous  n'en 
ferons  pas  une  description  même  sommaire,  estimant  que  si  elle  représente  un 
déploiement  de  force  et  d'habileté  considérable,  ce  n'en  est  pas  moins  une 
œuvre  bâiarde,  de  conception  conventionnelle  et  d'inspiration  étrangère. 

A  la  mort  de  Le  Brun,  Mignard  lui  succéda  comme  premier  peintre  du  l'oi  ; 
l'Académie,  dans  laquelle  il  avait  refusé  d'entrer  lors  du  vivant  de  son  rival,  le 
nomma  son  directeur  et  chancelier;  enfin  il  fut  fait  directeur  des  manufactures 
royales  ;  toutes  les  dignités,  faveurs  et  places  de  Le  Brun  lui  revenaient  comme 
de  droit.  11  put  jouir  de  ces  avantages  pendant  cinq  ans  et  mourut  h  l'âge  de 
quatre-vingt  quatre-ans,  ayant  encore  sollicité  et  entrepris  de  décorer  le  dôme 
des  Invalides,  mais  la  mort  ne  lui  permit  d'exécuter  de  son  projet  qu'un 
simple  dessin. 

Les  portraits  de  Mignard  seront  à  nos  yeux  les  meilleurs  morceaux  que  l'on 
pourra  citer  et  étudier  de  lui.  Le  Louvre  en  possède  quelques-uns  d'importants  : 
ceux  du  dauphin  Louis  de  France  et  de  sa  famille  réunis  dans  une  grande 
composition,  ceux  de  la  marquise  de  Maintenon,  et  du  peintre  par  lui-mènn>.  Il 
y  a  aussi  de  nombreux  portraits  à  Versailles,  puis  des  peintures  décoratives. 

Enfin  les  galeries  étrangères,  notamment  celles  de  Madrid,  de  Munich,  de 
Berlin,  possèdent  de  beaux  portraits  :  Berlin  entre  autres  nous  montre  un 
portrait  de  Marie  de  Mancini,  des  plus  gracieux,  cela  va  sans  dire,  mais  d'une 
simplicité  inattendue. 

Les  qualités  de  grâce  et  de  séduction  plutôt  mondaine,  que  déploie  le  peintre 
dans  ses  portraits,  deviennent  décidément  de  l'alTéterie  dans  ses  compositions 
religieuses.  Déjà  ses  contemj)orains,  jouant  sur  les  mots,  appelaient  mignardes 
les  nombreuses  vierges  qu'il  peignait  d'après  sa  femme,  Anna  Avolara,  qu'il  a\ait 
épousée  deux  ans  avant  son  départ  d'Italie.  La  Vienje  à  la  grappe^  Jésus  sur  le 
rheiiiiii  du  Calvaire,  Rcce  hoino,  le  Suinl  Luc,  lu  Sa/nle  Cécile,  la  Fui  et  ÏEsjiê- 
ra/ice,  qui  sont  au  Louvre  peuvent  être  donnés  comme  suffisants  échantillons  de 
la  peinture  religieuse,  où  le  sentinn>nl  religieux  n'est  pas  ce  qui  brille  le  plus. 

Entre  Mignard  et  Le  Brun  apparaît  la  timide  et  douce  figure  d'Eustache 
Le  Sueur.  N'ayant  point  l'esprit  hautain,  la  dévorante  ambition  de  Le  Brun,  la 


ÉCOLE  FUANCAISE. 


i;il 


souplesse  de  courlisaii  de  Mignard,  Le  Sueur  fut  à  ce  point  dédaigné  de  ses 
contemporains  que  l'on  ne  connaît  que  fort  peu  de  détails  sur  sa  vie,  et  que  le 
peu   qui   nous  en   est  parvenu  est  tout  à  fait   obscur  et   sommaire.    Il   serait 


dommage  que  son  «ruvre  fût  traitée  par  nous  avec-  le  nn'iue  dédain,  et  pourtant, 
quel([ue  grand  que  soit  le  respect  qu'inspirent  celle  (eu\i'e  et  la  personne  du 
peintre,  (ui    n'est  que  trop  tenté  de  traverser  distraiteineul  les  salles  qui  lui 


132  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

sont  consacrées  au  Louvre.  Les  mâles  et  profondes  beautés  de  l'œuvre  de 
l'oussin  vous  allirenl;  puis  c'est  le  charme  intime  des  trop  rares  tableaux  des 
Le  Nain  ;  plus  loin  la  noblesse,  l'étonnante  vaillance  de  peinture  des  portraitistes 
tels  que  Rigaud,  Lefèvre,  Largillière;  Claude  Lorrain  est  proche  également,  et 
l'on  a  hâte  de  prendre  avec  lui  de  grands  bains  de  soleil;  enfin  Watteau  et 
Clianlin  sont  dans  une  autre  salle  et  on  y  revient  sans  cesse.  Tout  cela  .st  ou 
puissamment  affirmé,  ou  plein  de  sollicitations  subtiles,  de  tentations  rusées, 
tandis  que  le  pauvre  Le  Sueur,  avec  sa  crainte  d'appuyer,  l'eiracement  volontaire 
de  sa  personnalité,  quelque  chose  comme  une  pudeur  de  retenir  ceux  qui  ne  se 
plairaient  point  en  sa  compagnie,  et  d'accaparer  leur  attention.  Le  Sueur  est 
suffisamment  glorifié,  mais  fort  peu  regardé.  Sa  contemplative  finesse  doit  être 
et  demeure  un  charme  pour  les  âmes  respectueuses  et  efîarouchées.  Mais 
nous  qui  sommes,  en  général,  portés  vers  les  émotions  plus  vives,  les  contrastes 
plus  accusés,  ou  vers  les  régals  de  matière,  nous  avons  besoin  de  quelque 
réflexion  pour  nous  rendre  compte  de  ce  qu'il  y  a  de  réellement  original  dans 
cette  apparente  absence  d'originalité  et  pour  goûter  de  la  peinture  de  Le  Sueur 
la  douceur  fugitive  et  le  charme  si  facilement  replié  en  lui-mèiue. 

11  faut  être  dans  de  certaines  dispositions  d'esprit  pour  dégager  de  ces 
peintures  tout  le  plaisir  qu'elles  peuvent  procurer,  ou  être  doué  d'une  particu- 
lière bienveillance  et  même  d'une  sorte  d'humilité  attentive  à  l'égard  de  nos 
semblables.  Vous  savez  qu'il  est  des  personnes  à  l'aspect  effacé,  pour  ainsi 
dire  banal,  des  femmes  ou  des  hommes  dont  la  timidité  paralyse,  dans  la  plu- 
part des  circonstances  de  la  vie,  l'attitude  et  le  langage.  Nulle  assurance  en  leur 
maintien,  une  sorte  de  gêne  qui  les  fait  se  placer  toujours  au  second  plan,  des 
paroles  rares,  insignifiantes,  prononcées  d'une  voix  faible  et  hésitante  lorsque 
ces  personnes  sont  pressées  de  questions  ou  prises  directement  à  partie.  Le 
visage  paraît,  comme  l'allure,  sans  caractère  et  sans  accent;  il  n'est  ni  coloré 
ni  absolument  pâle,  mais  plutôt  comme  usé  et  fripé;  les  yeux  ne  sont  pas 
mornes  et  éteints,  mais  ils  sont  sans  étincelles.  Four  de  telles  personnes,  les 
gens  frivoles  ont  un  jugement  sommaire  :  ce  sont  des  imbéciles.  Les  bien 
portants,  les  actifs  les  méprisent,  et  les  brutaux  passent  à  côté  de  ces  êtres  doux 
et  inoffensifs  sans  même  les  voir,  ou  en  les  coudoyant.  .Mais  de  rares  obser- 
vateurs et  esprits  avisés,  quand,  avec  toutes  les  précautions  voulues,  ils  auront 
pu  pénétrer  dans  l'intimité  de  ces  effacés,  découvriront,  avec  une  surprise  tou- 
jours nouvelle,  quelque  beau  trait  de  bonté,  de  sinqilicité,  d'aU'ection,  de  rares 
facultés  d'aimer  et  de  se  rendre  aimables,  un  jugement  très  net,  très  exact 
des  choses  et  des  gens,  qui  pourrait  même  être  malicieux  et  (jui  préfère  être 
constamment  bienveillant.  Enfin  cette  réserve,  cette  contrainte  qui  paraissait 
de  la  timidité  et  de  l'absence  d'énergie  devient  en  réalité  une  volonté  de  n'être 
point  bruyant.  La  peinture  d'Luslache  Le  Sueur  ressemble  à  de  telles  âmes. 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


i:n 


Quand  on  est  en  liumeiir  de  bonté  et  de  résignation;  quand  ou  est  las  des 
yidcs  fracas  du  dehors  ou  rassasié  des  spectacles  trop  sublimes  ou  trop  matériels; 


PIEUBE    MICNSni'.    —   CYTIlCIllM-    MIC.NAr.D. 


soit  enfin,  lorsqu'on  sent  quelque  blessure  vive  et  ({u'on  s'excite  à  l'apaisement, 
alors  on  peut  converser  à  demi-voix  avec  ce  peintre  et  y  trouver  bciiucoup  de 
profit  et  de  douceur.  En  un  mot,  pour  le  bien  apprécier,  il  faut  être  ou  nalu- 


134  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

rellement  bon,  ou  avoir  été,  par  quelque  déception,  rappelé  rudementà  la  bonté. 

Notre  peintre  na(|iiil  à  Paris  en  1G17.  Il  était  fils  d'un  tourneur  qui  était 
venu,  de  Montdidier,  s'établir  à  Paris,  Calhelin  Le  Sueur. 

Voici  tout  ce  qu'on  sait  de  sa  vie.  Il  fut  mis  à  l'école  de  Simon  Vouet; 
il  n'alla  pas  en  Italie,  mais  n'eut  pas  l'ignorance  des  maîtres  italiens.  Du 
moins  il  vit  h  Lyon  des  tableaux  de  Raphaël.  Il  fut  admis  dans  la  confrérie  des 
maîtres  peintres,  et  lorsqu'eul  lieu  la  création  de  l'Académie  royale  de  pein- 
ture, en  1648,  il  se  sépara  de  la  première  société. 

Il  exécuta,  étant  encore  sous  l'influence  de  Vouet,  huit  compositions  tirées 
du  Songe  de  Polyphïle,  destinées  à  être  reproduites  aux  Gobelins  eu  tapisserie. 
Puis  il  commença  la  décoration  de  l'hôtel  Lambert  et  de  celui  de  Thorigny; 
ces  peintures  que  Ton  voit  maintenant  au  Louvre  ne  furent  pas  faites  en  une 
seule  fois  ;  Le  Sueur  les  exécuta  à  diverses  reprises.  Il  obtint  de  fréquents  et 
importants  travaux,  ce  qui  ôte  toute  vraisemblance  à  la  légende  qui  le 
représente  comme  fort  pauvre  et  devant,  pour  vivre,  se  livrer  à  des  besognes 
secondaires.  Il  avait,  il  est  vrai,  des  charges  de  famille,  six  enfants;  puis 
des  collaborateurs  à  payer,  car,  pour  venir  à  bout  de  ses  nombreuses  décorations, 
il  se  fit  aider  par  ses  trois  frères  Pierre,  Philippe  et  Antoine,  par  son  beau- 
frère  Thomas  Gousse,  et  par  Patel  pour  le  paysage.  On  conclut  à  la  misère 
parce  qu'il  dessina  des  frontispices,  des  illustrations,  des  compositions  pour 
des  thèses;  mais  il  suffit  de  remarquer  que  ce  ne  sont  point  là  des  besognes 
inférieures,  et  que  seule  une  fausse  et  prétentieuse  conception  de  l'art  peut 
qualifier  ainsi  des  travaux  où  les  anciens  maîtres  ont  mis  beaucoup  d'art. 

Parmi  les  importantes  décorations  entreprises  par  Le  Sueur,  il  faut  citer 
«^elles  des  appartements  du  roi  et  d'Anne  d'Autriche,  au  Louvre,  et  dont  il 
ne  reste  plus  de  traces;  des  peintures  pour  la  maison  d'un  trésorier  de 
l'épargne,  M.  Fieubet,  ayant  pour  sujet  \ Histoire  de  Tobie  et  de  Moïse  \  enfin 
d'autres  en  assez  grand  nombre  pour  divers  personnages  et  pour  les  églises 
de  Saint-Étitnne-du-Mont,  de  Saint-Germain-l'Auxerrois,  de  Saint-Gervais,  etc. 
En  1649  il  poignit  le  Mai  de  Notre-Dame  :  un  Sainl  Paul  à  Ephèse.  Enfin  sa 
grande  suite  dt  la  Yie  de  saint  Bruno,  pour  le  petit  cloître  des  Chartreux  à  Paris, 
lui  prit  trois  années  de  sa  vie,  de  1643  à  1648.  Le  Sueur  mourut  jeune  :  il 
avait  trente-huit  ans.  Il  fut  enterré  dans  l'église  de  Saint-Étienne-du-Mont. 

Voilà  tous  les  éléments  précis  de  sa  biographie.  Devant  cette  pénurie, 
les  historiens  romanesques  et  les  romanciers  historiques  ont  eu  beau  jeu 
pour  lui  attribuer  des  aventures  plus  ou  moins  touchantes  ;  un  profond  amour 
éprouvé  dans  sa  jeunesse  pour  une  religieuse  qui  lui  aurait  servi  de  modèle 
lorsque,  avec  son  maître  Simon  Vouet,  il  travaillait  à  la  décoration  de  la 
chapelle  de  Vincennes  ;  la  mélancolie  que  cette  passion  aurait  jetée  sur  tout  le 
reste  de  sa  carrière  ;  la  p('rs('(  iilinn  acharnée  de  Le  Brun,  senlimonl  d'implacable 


ËCOLE  FRANÇAISE.  43;j 

hostilité  qui  se  serait  traduite  à  la  mort  de  Le  Sueur  par  cotte  parole  aussi 


LE    SUEtiR.    —     MOI,  T     h  K     S  Al  .\  T     F.  I.  L  \  0 

haineuse  qu'invraisemIdaMe  :  «  Voilà  qui  m'ôtc 


une  grande  éiiiiie  du  pied  »  ;  une 


136  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

histoire  (le  duol;  et  enfin  une  retraite  et  la  mort  au  couvent  des  Chartreux. 
Tout  cela  peut  présenter  beaucoup  d'attrait  pour  ceux  qui  ne  sentent  point 
qu'une  vie  tout  unie,  toute  simple,  faite  uniquement  de  labeur  continu  et 
patient,   de  pensée  poursuivie  sans  emphase  et  sans  bruyantes  prétentions, 


LE     SlEin.    —    SAINT    BKDKO    HEFUSE    I.  *    MlXnE    d'a  RCIl  E  V  ÊQ  U  E, 


enfin  de  charges  même,  acceptées  avec  courage  et  résignation,  présente  tout 
autant  de  beauté  qu'une  existence  romanesque,  traversée  d'orages  et  de 
grands  effets.  On  peut  d'ailleurs  chercher  dans  la  vie  de  tous  les  i;rinuls  artistes. 
A  part  (iuebiues  rares  excepliens,  on  y  (l'ouvera  toujouis,  coninie  trait  carai  - 


ÉCOLE  FR.\^•ÇA1SE.  .  137 

téristique,  l'absence  de  grandes  aventures  et  de  scènes  propres  à  être  tournées 


?5^^ 


LE     SDEim.    —     PRÉDICATION    DE    SAINT    DAII,    *    ÉPIIÈSE. 


en  roman.  C'csl  pdiir  cela  que  loi'S(|uc  le  nom  d'un  maître  est  prestigieux  et  que 
ces  aventures  nVxistenl  pas,  on  les  iincnlc. 


138  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

11  est  d'ailleurs  permis  de  supposer  (et  il  serait  même  anormal  qu'il  en  lui 
autrement),  que  le  caractère  de  Le  Sueur  fut  contemplatif,  résigne,  aflectueux 
et  «  mélancolique  »  h  une  époque  où  ce  sentiment  existait  peu.  C'est  là  même 
ce  qui  donne  le  véritable  attrait  à  sa  douce  peinture,  si  simple  et  si  sincère 
parmi  tant  d'autres  œuvres  qui  sont  ambitieuses  et  conventionnelles.  Peu 
importe  que  ce  sentiment  fût  naturel,  inné,  en  (luelque  sorte  inhérent  à  la 
naissance  de  Le  Sueur  dans  une  famille  d'humbles  ouvriers  et  sous  le  ciel 
sittristé  du  Nord,  ou  qu'il  eût  été  provoqué  de  bonne  heure  par  une  de  ces 
aventures  qui  meurtrissent  à  jamais  le  cœur  de  certains  hommes. 

Quelle  que  soit  l'authenticité  des  propos  que  l'on  a  pu  lui  prêter,  celui-ci 
entre  autres,  à  l'occasion  des  injustices  de  ses  rivaux  à  son  égard  :  «  J"ai  tout  fait 
et  je  ferai  tout  encore  pour  en  être  aimé,  »  il  est  certain  qu'on  se  trouve  en 
présence  d'une  âme  pleine  de  mansuétude  et  de  tendresse,  beaucoup  plus  sen- 
sible à  la  grâce  féminine  que  sensuelle;  d'une  âme,  aussi,  d'une  piété  sincère 
ou  tout  au  moins  capable  d'éprouver  très  sincèrement  le  sentiment  de  la  piété 
en  traitant  des  sujets  religieux.  Des  artistes  et  de  très  grands  ont  pu  parfois 
peindre  ces  sujets  de  façon  à  émouvoir,  sans  absolument  en  ressentir  eux- 
mêmes  l'émotion.  Mais  alors,  quoi  qu'ils  fassent,  c'est  la  beauté  de  la  peinture 
ou  du  dessin  qui  prédomine,  tandis  que  dans  la  Vie  de  saint  Bruno,  Le  Sueur 
a  expressément  voulu  que  le  sentiment  pas.'^àt  devant  et  que  la  peinture  fût 
un  simple  langage,  le  plus  sobre,  le  plus  réduit,  et  le  moins  fait  pour  donner 
une  distraction  matérielle.  Il  était  donc  parfaitement  religieux  au  moment  où 
il  peignait  ces  compositions,  et  sans  avoir  eu  besoin  de  faire  chez  les  Chartreux 
une  retraite  effective,  il  avait,  par  la  sincérité  de  son  sentiment,  réussi  à  se 
mettre  dans  les  mêmes  dispositions  d'esprit  que  les  moines  peintres  de  jadis. 
Ce  sont  ces  peintures  de  la  Vie  de  saint  Bruno  qui  mettent  Le  Sueur  hors  de 
pair  et  lui  constituent  son  originalité  véritable,  sa  place  si  à  l'écart  de  tous  les 
boursouflés  imitateurs  de  la  décadence  italienne,  de  tous  les  courtisans  beaux 
parleurs  chez  qui  la  piété  revêt  une  forme  invinciblement  allégorique  ou 
théâtrale.  En  ce  temps  d'apparat,  on  a  rarement  songé  à  représenter  ainsi, 
sans  exagération,  les  scènes  mêmes  qui  n'en  comportaient  aucune.  Vainement 
on  objectera  que  toute  la  peinture  n'est  pas  de  la  main  même  de  Le  Sueur, 
puisqu'il  se  fit  aider,  au  dire  des  mieux  informés,  par  ses  collaborateurs 
ordinaires,  et  en  particulier  par  sou  beau-frère  Gousse.  Mais  cette  objectimi  na 
aucune  importance,  et  dans  les  tableaux  entièrement  peints  par  l'artiste  comme 
dans  ceux  qui  fnrcut  exécutés  sous  sa  direction  et  avec  ses  retouches,  c'est 
son  absolue  volonté  qui  prédomine,  ainsi  que  l'exacte  réalisation  de  ses  dessins, 
ou  de  SCS  «  desseins  »,  comme  on  disait  au  xvii°  siècle  dans  une  très  judicieuse 
confusion.  D'ailleurs  elle  existe  et  on  l'a  conservée  aussi  au  Louvre,  la  suite 
de  dessins  à  la  plume  rehaussés  de  bistre,  pour  la  Vie  de  saint  Bruno.  Elle 


ÉCOLE  FRANÇAISE 


1;J9 


permet  d'apprécier  avec  quelle  sobriélé,  iiuclle  justesse  les  compositions 
s'agençaient,  avec  quelle  simplicité  d'attitude  et  de  gestes  chaque  [)ci'sonnago 
concourait  à  l'ensemble,  et  combien  Le  Sueur  avait  le  sentiment  des  belles 
lignes  calmes  sans  monotonie,  et  de  la  réserve  sans  impuissance.  Uiiant  à 
l'exécution,  l'on  peut  dire  qu'elle  est,  malgré  les  collaborations,  de  Le  Sueur  lui- 
même,  puisque  «  sous  sa  conduite  »  comme  dit  le  biographe  d'Argenville,  elle 
atteignit  et  conserva  d'un  bout  à  l'uulre  de  l'onivre  le  degré  d'impersonnalitc 


LE  SUEUR. 


EUTERPE,  tr.ATO,  POI.ÏMME 


qu'il  avait  désiré.  Jusqu'au  siècle  dernier  l'école  française  ne  connut  point  ou 
ne  voulut  pas  connaître  les  artifices  de  la  touche,  les  séduisantes  et  mystérieuses 
cuisines  de  la  couleur.  La  peinture  était  lisse,  claire,  brillante,  et  ce  langage 
limpide  n'était  relevé  d'aucune  séduction  inbérente  à  la  matièr(;  elle-même. 
Le  Sueur  renchérit  encore  sur  cette  indillérence  ou  cette  méconiuussancc  des 
prestiges  de  la  matière,  qu'à  la  même  époque  les  grands  peintres  hollandais  et 
llamands  mettaient  au  contraire  en  œn^  re  avec  une  verve  si  éblouissante,  et 
la  peinture  de  Saint  Bruno  arrive  au  dei-nier  degré  dans  l'absence  d'accentua- 
tion :  il  semble  qu'elle  ait  fait  voni  de  pau\i'clé  et  d'huniilité. 


UO  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Lorsque  le  peintre  obtient  un  efTet  véritablement  saisissant  et  dramatique, 
c'est  pour  ainsi  dire  sans  contrastes  :  la  Mort  de  saint  Bruno,  exemple  le  plus 
connu  et  le  plus  frappant  que  l'on  puisse  citer,  est  peinte  d'un  seul  ton,  sans 
rugosités,  presque  sans  grandes  oppositions  d'ombres  et  de  lumières,  mais  ce 
ton  est  trouvé  à  point  pour  éveiller  l'idée  lugubre,  et  tout  le  drame  provient 
de  la  grande  simplicité  des  gestes,  belle  et  large  mélodie  dont  cette  tonalité 
blafarde  constitue  l'ascétique  harmonie. 

De  même  la  3Iort  de  Raymond  Diocrès  se  passe  en  pl(;inc  lumière,  et  il  n'y 
aura  pas  une  âme  vraiment  jeune  et  non  pourrie  de  scepticisme  ou  de  préten- 
tion qui  ne  soit  terriliée  par  cette  scène  si  imposante.  Si  l'on  énumérait,  en  les 
analysant  un  à  un,  les  vingt-deux  tableaux  de  la  Vie  de  saint  Bruno  (et  cela  est 
bien  inutile  puisque  ces  choses  demandent  à  être  vues  et  longuement  méditées 
dans  l'état  de  calme  nécessaire)  l'on  trouverait  partout  ces  grandes  qualités 
de  franchise  et  en  même  temps  de  réserve.  Tout  se  passe  au  grand  jour,  dans 
la  lumière  blanche  et  reposée  des  églises  telles  qu'on  les  concevait  au  xvu"  siècle, 
sans  le  mystère  angoissant  des  cathédrales  gothiques,  ou  bien  dans  le  calme 
austère  des  cloîtres.  Si  l'on  veut  examiner  une  à  une  ces  compositions,  on  y 
verra  que  pas  un  geste  n'est  exagéré,  et  pourtant  qu'il  dit  ce  qu'il  veut  dire, 
que  chaque  chose  est  en  sa  place,  chaque  personnage  simplement  présenté, 
vivant  sa  vie  propre  et  non  jouant  un  rôle.  Et  alors  on  comprendra  pourquoi 
nous  avons  dit  que  Le  Sueur  était  profondément  original  dans  son  siècle,  et 
on  verra  que  cette  œuvre,  que  l'on  aurait  été  tenté  de  dédaigner  pour  son 
effacement,  son  absolue  insuffisance  en  séductions  matérielles,  est  véritable- 
ment une  œuvre  d'art. 

C'est  aussi  une  œuvre  française.  Et  ici  nous  avons  à  revenir  sur  une  indica- 
tion trop  brièvement  donnée,  à  savoir  que  Le  Sueur  n'alla  pas  en  Italie.  I\e 
voulut-il  pas  y  aller,  comme  écrivent  les  notices;  fut-il  simplement  empêché  par 
les  circonstances  de  la  vie,  peu  inq)orte.  Le  fait  suffit:  il  n'eut  pas  à  assister 
aux  oiseuses  discussions  de  préséance  entre  des  écoles  également  prétentieuses 
et  médiocres.  Ses  yeux  furent  jiréservés  des  envahissantes  et  fâcheuses  modes 
qui  avaient  conquis  les  Français  qui  firent  le  voyage,  sans  être  comme  Poussin 
des  créateurs,  ou  de  ces  esprits  assez  puissants  pour  demeurer  eux-mêmes, 
quelque  langue  qu'ils  emploient  ou  empruntent. 

Nous  venons  de  prononcer  le  nom  de  Poussin.  Ses  rapports  avec  Le  Sueur 
ont  été  trop  mal  définis,  trop  peu  précisés  pour  qu'on  sache  à  quel  degré  son 
influence  s'est  exercée  sur  mitre  artiste.  Toutefois  cette  influence  semble  se  lire, 
dans  une  certaine  mesure,  dans  les  peintures  mythologiques  de  l'hôtel  Lambert; 
les  compositions  relatives  à  V Histoire  de  Ciipidon  et  ;\  la  représentation  des 
Muses.  .Mais  là  encore,  l'influence  ne  s'est  exercée  que  quant  à  un  certain  goût 
général,  et  Le  Sueur  y  demeure  lui-même,  quoique  bien  inférieur  h  ce  qu'il  se 


LE     50EIB. 


_    LE   M^lVrVIF.   BE   SUNT    LiCKENT. 


142 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


montre  dans  la  Vie  de  sahit  Bruno.  Ici  il  est  clair,  élégant,  mais  sans  passion  et 
sans  suffisante  sensualité.  Cette  décoration  est  brillante  et  facile,  elle  n'est  point 
joyeuse  et  n'exprime  guère  ce  qu'elle  a  pour  mission  d'exprimer.  L'allégorie, 
les  fêtes  païennes,  ne  sont  point  le  fait  de  cet  esprit  méditatif.  II  s'en  est  tiré 
convenablement  mais  sans  entrain.  Toute  cette  décoration  devient  purement 
artificielle,  et  comme  l'artiste  ne  la  relève  point  par  une  particulière  saveur  de 
peinture,  il  semble  que  ce  soit  encore  de  la  mythologie  à  l'usage  d'un  couvent. 


l.i!    bLEUIl.    —    SAINT    BRUNO    EN    PniEllËS. 


Toulofois  les  Miiscf  ont  plus  heureusement  inspiré  le  peintre.  Il  a  trouvé 
pour  les  représenter  telles  qu'il  les  concevait  dans  son  joli  et  chaste  esprit,  des 
poses  nobles  et  gracieuses,  des  traits  séduisants  sans  trop  de  coquetterie,  des 
yeux  bien  ouverts,  un  front  large  et  candide.  «  C'est,  dit  Théophile  Gautier, 
une  antiquité  charmante,  un  peu  modernisée  comme  dans  les  tragédies  de 
Racine,  adoucie,  une  antiquité  ayant  du  monde  et  de  la  politesse  ;  mais  Le  Sueur 
a,  de  plus  que  le  poète,  une  ingénuité  virginale,  un  fonds  de  candeur  inalté- 
rable, et  (pioiqu'on  sente  que  ses  Muscs  ont  été  peintes  sous  Louis  XIV,  elles 
n'en  sont  pas  moins,  par  leur  beauté  tranquille  et  leur  grâce  décente,  les  sœurs 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  1  ',:{ 

cadettes  de  ces  belles  figures  de  la  Poésie,  de  la  Théologie,  de  la  .hislice, 
que  Raphaël  a  peintes  dans  les  tympans  et  les  voussures  des  chambres  du 
Vatican.  » 

L'écrivain,  en  parlant  de  Racine,  semble  un  peu  oublier  Esther  et  Athalie  qni 
seraient  plus  dans  le  ton  de  Le  Sueur.  Les  Blases  de  l'hôtel  Lambert  ont  d'ail- 
leurs en  effet  quelque  pureté  racinienne,  mais  une  subtile  pointe  d'ingiMuiiti; 
en  plus.  Pour  tout  dire,  ce  sont  des  demoiselles  de  Saint-Cyr,  qui  n'auraient 
pas  été  à  Saint-Cyr. 

«  Eustache  Le  Sueur,  conclut  Théophile  Gautier,  peut  s'asseoir  modesle- 
ment  aux  pieds  du  divin  Sanzio.  »  Sans  doute  ce  serait  sa  place  de  prédilec- 
tion, encore  que  les  pages  le  plus  visiblement  exécutées  sous  l'influence  de 
Raphaël  (puisque  ce  fut  à  peu  près  le  seul  maître  italien  qui  vraiment  le  trou- 
bla), telles  par  exemple  que  le  grand  tableau  de  Saint  Paul  à  Éphèse^  soient  loin 
de  l'énergie  et  de  la  force  d'expression  des  compositions  du  Sanzio.  Cette  [tein- 
ture est  extrêmement  connue  du  public,  grâce  à  un  certain  nègre  qui  souffle  le 
feu  auquel  on  vient  livrer  les  trésors  de  la  bibliothèque.  Mais  malgré  la  clarté 
de  la  composition,  la  belle  ordonnance,  la  couleur  toujours  simple  et  soln-c, 
cela  ne  nous  peut  produire  que  l'impression  d'un  tableau  d'école  d'un  ordre  su- 
périeur. Là  Le  Sueur  n'est  pas  sensiblement  plus  grand  que  Le  Brun  ou  (jue 
Mignard  tout  affectés  qu'ils  soient;  l'intérèf  manque  avec  la  véritrible  intensité 
de  sentiment. 

Au  conlraire  elle  se  retrouve,  cette  captivante  et  unique  sensibilité  du  pein- 
tre de  saint  Bruno,  dans  certaines  toiles  religieuses  telles  que  la  Sainte  Véronique 
et  sui-fiiul  (|ae  la  Messe  de  saint  Martin^  créçae  de  Tours.  Là  encore  tout  est 
clarté,  simplicilé,  piété,  et  sans  entrer  dans  l'analyse  des  autres  peintures  de 
Le  Sueur  que  possède  le  Louvre  et  qui  ne  nous  apprendraient  rien  de  plus,  nous 
demeurerons  sur  cette  impression.  Elle  suflit  à  faire  cunqu'endre  pourquoi,  sans 
être  un  peinta-e  passionné  pour  la  peinture,  un  décorateur  magnidque  et  fou- 
gucu'.'.  saus  être  même,  à  proprement  parler,  un  peintre  intéressant,  Le  Sueur  est 
un  eiand  ai'tiste. 


CHAPITRE     VIT 


ucs  autres  peintres  du  xvii"  siècle.  —  Les  prands  portraitistes.  —  Claude  Le  Fèvrc.  —  Itigaud. 
Largillière.  —  L'approche  du  iviii'  siècle. 


Nous  avons  dû  examiner  tout  d'abord  les  artistes  qui.  soit  par  leur  influence, 
soit  par  leur  œuA  re,  dominent  tout  le  xvii"  siècle.  Ils  permettent  déjà  de  se  faire 
une  idée  du  caractère  dominant  de  cet  art,  mais  il  s'en  faut  que  le  tableau  soit 
complet.  Pour  achever  de  l'esquisser  et  nous  permettre  de  conclure  en  connais- 
sance de  cause,  il  nous  reste  à  passer  en  revue  un  certain  nombre  de  peintres 
qui,  si  oubliés  qu'ils  soient  à  présent,  si  peu  nombreux  que  nous  aient  été 
conservés  leurs  ouvrages,  ou  si  indifférents  qu'ils  nous  laissent,  n'en  ont  pas 
moins  occupé  de  leur  temps  une  place  considérable. 

Voici  par  exemple  François  Perrier,  qui  naît  en  1590  et  meurt  en  16C0  et 
dont  la  vie  par  conséquent  est  presque  exactement  parallèle  à  celle  de  Poussin, 
l'errier,  après  s'être  formé  à  Lyon,  achève  son  éducation  en  Italie  où  il  se  fixe 
pour  longtemps.  Puis  il  revient  à  Lyon,  pour  exécuter  des  travaux  importants, 
entre  autres  une  Vie  de  saint  Bruno;  d(,'  là  il  se  rend  à  Paris,  collabore  avec 
^'ouet  aux  décorations  du  chcàteau  de  Chilly,  et  produit  ensuite  un  grand  nombre 
d'ouvrages,  retourne  à  Home  pendant  quelque  temps,  et  revient  enfin  habiter 
Paris  depuis  1643  jusqu'à  sa  mort.  De  toute  cette  carrière  laborieusement  rem- 
plie il  ne  reste  que  trois  tableaux  assez  médiocres,  au  Louvre,  divers  dessins 
et  gravures,  la  grande  galerie  de  l'hôtel  La  Vrillière,  c'est-à-dire  une  série 
de  compositions  mythologiques  assez  brillantes  et  non  moins  factices,  et 
enlin,  surtout,  le  souvenir  d'avoir  été  un  des  maîtres  de  Le  Brun,  cl  de  lui  avoir 
quehjue  peu  préparé  les  voies. 

Laurent  de  La  Hire  (100G-1GG6)  a  plus  d'originalité;  il  vaudrait  presque  la 
peine  qu'on  l'étudiàt  avec  détail,  et  qu'on  regrettât  la  dispersion  de  ses  ouvrages, 
—  si  Le  Sueur  n'avait  pas  existé.  Un  de  ses  tableaux,  au  Louvre,  Nicolas  V  se 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  145 

fait  ouvrir   le  caveau  gui  contenait  le  corps  de  saint  François  d'Assise  pourr-ait 


LAl;BE^T    DE    LA    IIIBE. —  1.  E    PAPE    NICOLAS   V    SE    FAIT    OLVBIR    LE    CAVEAU    QUI    CONTENAIT    LE    COUPS 

DE     SAINT      FRANÇOIS      u'aSSISE. 


en  effet,  toutes  proportions  gardées,  être  considéré  comme  un  Le  Sueur  plus 
vigoureux  niii's  moins  liuemenl  inspiré,  un  Le  Sueur  maléricl.  On  ne  trouve  pas 

10 


lif) 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEIMURE. 


dans  toute  cette  époque,  à  part  les  compositions  de  Le  Sueur,  un  tableau  d'his- 
loire  aussi  simplement  mis  en  scène.  Il  n'y  a  point  d'exagération  théâtrale 
(iiuis  le  geste  du  pontife  agenouillé  qui  soulève  la  robe  du  saint  pour  y  constater 
les  stigmates.  De  même  les  autres  personnages  sont  très  sobres  de  gestes  ;  tout 
au  plus  pourrait-on  constater  quelque  afîectation  et  convention  d'école  dans 
l'attitude  du  moine  porteur  de  torche.  En  un  mot,  c'est  un  tableau  simple, 
et  on  sait  combien  jusqu'ici  nous  en  avons  rarement  trouvé  qu'on  pût  ainsi 
qualifier. 

Laurent  de  La  lliro  était  d'une  famille  fort  aisée.  Son  père,  après  avoir  fait  de 


SÉBASTIEN    BOUKUOK,    DAPKtS     SON     l'ORTIlAlT    PAU    I.CI-MÉVE. 


la  peinture,  s'était  rendu  acquéreur  d'une  charge  importante,  et  Laurent  se 
trouvait  en  relations  avec  la  haute  bourgeoisie,  ainsi  qu'avec  le  monde  de  la 
linaucc.  11  faut  donc  voir  surtout  dans  son  œuvre,  histoire,  sujets  religieux,  déco- 
rations, paysages  (et  sauf  la  décoration,  le  Louvre  possède  quelques  spécimens 
de  tout  cela)  la  peinture  d'un  homme  qui  ne  saurait  ni  ne  voudrait  se  soustraire 
aux  modes  de  son  temps.  On  dirait  à  cela  que  La  Hire  fut  également  en  relations 
suivies  avec  le  monde  religieux,  mais  là  encore  régnent  des  modes,  et  à  moins 
d'être  Poussin  ou  Le  Sueur,  on  les  subit  au  lieu  de  les  dominer. 

Comliien  d'artistes,  môme  des  mieux  doués,  même  placés  dans  des  circons- 
tances favorables  au  dévelojjpement  de  l'originalité,  demeurent  de  simples  reilets. 


ÉCOLE  FRAXÇAISE. 
ef  par  smte  ne  peuvent  occuper  qu'une  place  n.frein(e  dans  une  histoire  d\ 
semble.  .ebasUen  Bourdon  est  de  ce  non.bre,  conune  les  précédents,  ^t  ^ourtm, 


en- 


peu  s'en  faudrait  (,ue,  dans  certains  laM.aux,  il  u.U.l^uU  un.  v,^riiahlo  mai 
Inse;  mais  il  y  manque  ce  léger  et  iud.linissalde  acc,,„|  q„i  l'ail  le  ^^énie  m 


génie,  ou 


us  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

bien  cette  entraînante  et  uniforme  production  qui  peut  en  donner  comme  le 
trompe-l'œil. 

Voici  un  portrait  par  Sébastien  Bourdon,  celui  de  Descartes  (musée  du 
Louvre).  On  ne  peut  point  nier  que  ce  ne  soit  une  excellente  peinture,  sobre, 
harmonieuse  dans  sa  tonalité  un  peu  sombre,  expressive  encore  qu'un  peu  super- 
ficielle et  n'allant  évidemment  pas  au  fond  de  l'âme  du  modèle,  mais  à  tout 
prendre,  une  œuvre  d'une  fort  belle  tenue.  On  en  peut  dire  autant  des  deux  por- 
traits de  l'artiste  par  lui-même  ;  il  n'est  jusqu'à  celui  des  deux  où  le  peintre  s'est 
représenté  méditant  sur  une  sculpture  antique,  qui,  malgré  ce  trait  un  peu  bien 
académique,  n'échappe  à  tout  reproche  d'aflfectation.  Bourdon  est-il  donc  un 
portraitiste  ? 

Mais  voici,  du  même  peintre,  un  peu  plus  loin,  des  bambochades^  fort  bien 
touchées,  des  Haltes  de  Bohémiens^  des  Mendiants^  dans  le  goût  de  l'école 
hollandaise  italianisée.  Trop  d'ingéniosité  dans  les  détails,  trop  peu  de  véritable 
simplicité  dans  l'attitude  de  ces  pauvres  gueux,  trop  de  recherche  dans  cette 
touche  élégante,  suave,  fondue,  empêcheront  qu'on  ne  prenne  ces  petits  tableaux 
pour  des  Le  Nain,  ou  même  pour  quelqu'une  des  introuvables  peintures  du  gra- 
veur Callot  (1),  un  des  grands  fournisseurs  de  cette  littérature  plus  théâtrale  que 
vraiment  populaire.  Mais  enfin  ce  sont  de  fort  jolis  morceaux  et  dont  une  série 
un  peu  ample  et  suivie  suffirait  à  faire  la  fortune  d'un  artiste.  Bourdon  est-il 
donc  un  peintre  de  genre? 

Pas  précisément  non  plus,  car  voici  encore  de  lui  des  tableaux  d'histoire, 
profane  ou  sacrée,  une  Adoration  des  bergers,  un  Repos  de  la  Sainte  Famille,  un 
Christ  avec  les  petits  enfants,  etc.,  qui  dénotent  un  imitateur  de  Poussin,  mais 
un  imitateur  superficiel,  méridional  pour  ainsi  dire,  on  le  devinerait  si  la  bio- 
graphie ne  nous  l'apprenait  pas,  un  imitateur  n'empruntant  que  l'extériorité,  et 
ne  pouvant  s'inspirer  de  l'âme.  Bourdon  est-il,  bien  qu'inférieur  en  ce  genre 
en  dépit  de  ses  brillantes  qualités  d'exécution,  un  peintre  d'histoire?  On  ne 
saurait  absolument  le  dire.  Et  voilà  pourquoi  cet  excellent  peintre  ne  peut  en 
somme  exciter  bien  longuement  nos  méditations. 

C'est  d'ailleurs  une  assez  curieuse  figure  :  commençant  en  aventurier.  Bour- 
don finit  en  académicien.  Né  à  Montpellier  (1G16),  fils  d'un  ouvrier  peintre  sur 
verre,  il  vient  à  Paris  à  l'âge  de  sept  ans  ;  dès  l'âge  de  quatorze  ans,  il  quitte  Paris 
et  se  met  à  courir  le  monde  ;  il  se  rend  à  Bordeaux,  oîi  il  fait  des  travaux  de  décora- 
lion,  puis  à  Toulouse;  puis  il  se  fait  soldat,  la  peinture  ne  lui  donnant  pas  de  pain  ; 
il  quitte  l'armée  ;  se  rend  à  Rome  ;  y  fait  des  besognes  de  contrefaçon,  imitant 

(1)  C'est  à  dessein  que  nous  n'avons  parlé  ni  de  Callot  ni  d'Abraham  Bosse  dans  ce  livre  consa- 
rré  à  la  peinluri".  Il  faudrait  étudier  dans  les  autres  siècles  bien  d'autres  graveurs  non  moins  signi- 
licatifs  pour  leur  époque.  D'ailleurs  il  y  aura  profil  pour  ceu.\  qui  voudront  taire  celte  élude,  à 
rapprocher  des  Le  Nain  les  f,'raveurs  de  leur  temps. 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


149 


les  peintres  en  vogue  (et  c'est  sans  doute  dans  ce  métier  de  pasticheur  alors  asse? 
fréquemment  exercé  à  cette  époque,  qu'il  gagne  sou  lialiilclé  et  perd  sou  origi- 


nalité) ;  puis  il  revient  à  Paris,  réussit  assez  Lien  à  si'  f;iii'c  roiiniiilrr  comme 
peintre  de  bambochades  ;  parvient  à  obtenir  la  connuanilc  d'iui  .Mai  pour  Notre- 
Dame;  et  en  1648  il  est  un  des  fondateurs  de  l'Académie.  ..  . 


130  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

En  1652  nouvelle  aventure  :  le  voici  en  Suède,  peintre  ordinaire  de  la  reine 
Christine.  C'est  son  dernier  voyage  ;  après  trois  ans  de  Suède,  il  rentre  à  Paris, 
où  il  devient  le  modèle  des  académiciens  discoureurs,  et  c'est  merveille  de  l'en- 
tendre disserter  savamment  sur  le  grand  art  et  recommander  en  superbes 
phrases  d'apprendre  à  ce  point  «  les  belles  antiques  »  que  de  les  pouvoir  des- 
siner de  mémoire.  Telle  est  en  résumé  la  vie  de  Bourdon.  Esprit  trop  vif,  trop 
assimilateur,  il  est  certainement  un  des  premiers,  sinon  le  premier  parmi  les 
artistes  sans  personnalité  du  xvii"  siècle.  Il  décore  l'hôtel  de  M.  de  Bretonvil- 
liers  ;  on  prend  plus  tard  ses  peintures  pour  des  Le  Brun.  Elles  sont  parmi  les 
derniers  grands  travaux  qu'il  produisit,  et  ce  trait  résume  assez  bien  une  carrière. 
De  telle  sorte  que  ce  peintre,  si  on  connaissait  beaucoup  bien  moins  sa  vie  et  si 
on  n'avait  conservé  de  lui  que  le  portrait  de  Descartes  et  son  portrait  par  lui- 
même  (le  plus  petit),  pourrait  passer  pour  un  des  artistes  exceptionnels  de 
son  temps. 

Pour  Charles  Errard  (I608-IG89)  qui  tint  un  rang  très  important,  c'est  le  mo- 
dèle des  académiciens  et  la  notice  qui  le  concerne  peut  être  rapidement  faite. 
11  dirige  de  nombreux  travaux  dont  il  ne  reste  rien,  exécute  des  décorations  qui 
n'existent  plus,  s'occupe  un  peu  de  tout,  sculpture,  peinture,  architecture,  sans 
laisser  de  trace  vigoureuse  dans  aucun  de  ces  arts;  on  le  nomme  directeur  de 
l'.Vcadémie,  et  lorsque  Le  Brun  veut  mettre  la  main  sur  cette  place,  et  que  les 
deux  artistes  entrent  en  rivalité,  on  envoie  Errard  diriger  l'Ecole  de  Rome,  où 
l'on  cesse  à  peu  près  de  s'occuper  de  lui.  Tels  sont  les  principaux  traits  de  la  vie 
de  cet  excellent  homme  qui  ne  fut  peut-être  pas  plus  maladroit  ni  moins  brillant 
que  beaucoup  des  artistes  qui  nous  passent  en  ce  moment  sous  les  yeux  ;  mais 
c'est  une  indulgente  supposition,  puisqu'il  ne  reste  rien  de  lui, sinon  les  fresques 
de  la  coupole  de  Saint-Pierre  à  Nantes,  et  encore  —  sont-elles  attribuées  par 
divers  auteurs  à  son  père.  Ainsi  l'académicien  Errard  nous  apparaît  un  peu 
comme  le  Conrard  de  la  peinture. 

On  ne  saurait  non  plus  être  fort  prolixe  sur  le  compte  d'artistes  estimables 
sans  doute,  mais  <[ui,  sages  observateurs  de  la  discipline,  demeurent  dans 
l'ombre  de  Vouet,  de  Le  Brun,  de  Poussin,  ou  sont  simplement  de  classiques 
décorateurs  selon  la  formule.  Tels  Louis  et  Henri  Testelin,  François  Verdier, 
Nicolas  Loir,  Cliarmeton  de  Lyon,  Nocret  de  Nancy,  Charles  Poërson, 
Louis  Boullongne  et  ses  deux  fils  Bon  et  Louis.  Une  étude  détaillée  de  cer- 
tains de  ces  artistes  ne  serait  pas  dépourvue  de  tout  intérêt  ;  au  contraire, 
on  y  pourrait  v<iir  l'aftirmation  d'une  conscience  particulière,  d'un  sens  très 
honorable  de  la  dignité  et  un  éditiant  respect  de  l'art.  Mais  cet  art-là  est  dans 
son  ensemble  vile  apprécié  et  sufiisamment  connu.  Il  est  fait  de  formules,  et 
de  fornuiles  peu  attrayantes;  l'imitatinii  de  la  pompeuse  école  des  Carrachc, 
c'est-ii-dire  d'une  école  clle-mèmi'  sans  conviction  et   sau>  force  créatrice   en 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  ir,l 

fait  la  moitié  des  frais.  Certaines  conventions  de  noblesse  et  certains  préjugés 
d'expression  contribuent  pour  l'autre  moitié.  Tout  cela  est  brillant  et  creux, 
majestueux  maisnon  émouvant,  necontient  rien  de  vraiment  luimaiii.  La  religion, 


l'histoire,  la  vie,  tout  cela  est  traité  de  même,  selon  le  mode  allégorique  et 
théâtral,  et  avec  une  exécution  généralement  lisse,  correcte,  savante  et  iniper- 
sonnelle. 


152  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Sans  doiito,  certaines  grandes  époques  d'art  présentent  un  effacement  des 
personnalités  derrière  une  pensée  dominante,  en  vue  d'une  commune  et 
grandiose  entreprise.  Mais  alors  règne  une  terrible  et  puissante  simplicité,  aux 
temps  d'inflexible  despotisme,  ou  une  ingénuité  délicieuse,  un  accent  de 
poignante  supplication,  aux  siècles  de  profonde  foi.  De  toute  fagon  l'art  présente 
alors  un  accent  de  création  :  la  pensée  y  affecte  un  tour  spontané,  impossible 
à  méconnaître,  et  ne  pouvant  prêter  à  aucune  confusion.  Certains  petits  pays, 
parfois,  produisent  aussi  un  art  bien  à  eux,  et  qui  semble  un  produit  du  sol. 
comme  serait  une  fleur.  Ici  rien  de  semblable.  Le  xvii"  siècle,  nous  ne  parlerons 
ni  de  la  sculpture  qui  n'entre  point  dans  notre  sujet,  ni  de  l'architecture  qui 
est  certainement  beaucoup  plus  créée,  et  dont  une  des  branches,  l'art  purement 
ornemental  présente  la  même  opulente  vigueur,  le  xvif  siècle,  en  peinture, 
disons-nous,  s'exprime  dans  une  langue  d'emprunt.  Et  on  ne  pourra  constater 
que  les  légers  autant  qu'indélébiles  stigmates  d'une  race  dans  la  plupart  de  ces 
grandes  peintures  décoratives  exécutées  sous  l'influence  d'une  des  plus 
mauvaises  écoles  italiennes. 

Sans  doute  le  toui-  d'esprit  d'une  société  polie,  éprise  de  représentation, 
majestueusement  lucide,  non  moins  que  l'identique  volonté  d'un  des  souverains 
les  plus  jaloux  de  leur  autorité,  contribuèrent  à  donner  à  toute  cette  école 
l'unité  qui  fait,  avons-nous  dit,  les  époques  significatives.  Mais  entre  une 
époque  fortement  caractérisée  et  une  grande  époque,  il  y  a  un  abîme.  Or  il 
nous  faut  dire  que  l'école  de  peinture  du  xvif  siècle,  pour  présenter  des  diffé- 
rences très  accentuées  avec  celle  du  précédent,  et  pour  être  en  apparence  plus 
éloquente,  plus  ample,  a  simplement  l'affectation  du  guindé  au  lieu  de 
l'aflectation  du  maniéré.  Les  grands  artistes,  sans  se  soustraire  à  la  loi  commune 
des  modes  d'un  siècle,  s'échappent  au  delà,  d'un  bon  coup  d'aile;  mais  les 
personualilés  sont  égoïstes  :  elles  ne  suivent  pas  un  temps;  en  mettant  à 
part  les  quelques  grands  artistes  que  nous  ne  nous  sommes  pas  fait  faute 
d'admirer,  nous  devons  dire  que  le  «  siècle  de  Louis  XIV  »  est  un  siècle 
pompeux,  fortement  caractérisé,  mais  non  pas  un  grand  siècle;  et  pour  être 
différent  du  xvi°  siècle,  il  est  comme  lui  (nous  ne  parlons  toujours  que  peinture) 
un  siècle  de  décadence. 

Quelque  estime  que  nous  ayons  pour  certains  maîtres  ou  chefs  de  dynasties 
artistiques  dont  il  nous  reste  à  dire  quelques  mots,  nous  ne  pouvons  les 
admirer  à  l'égal  du  plus  modeste  créateur. 

Nous  avons  parlé  en  passant  de  la  dynastie  des  BouUongne,  dynastie 
régnant  en  sous-ordre,  dans  une  petite  province  des  domaines  de  Le  Brun. 
En  voici  deux  autres  sur  lesquelles  nous  pouvons  donner  un  peu  plus  de 
détails  :  les  Coypel  et  les  .\u(lran. 

Noël  Coypel   (1628-]"07j   avait  d'abord,  dans   sa  jeunesse,  conirihui'   anv 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  ^îjg 

travaux  de  décoration  pour  l'opéra  A'Orphée,  puis  il  avait  été  le  collaborateur 
d'Errard  alors  chargé  des  travaux  de  peinture  du  Louvre.  On  ne  s'étonnera 
donc  pas  de  lui  voir  un, goût  théâtral  et  académique.  Noël  Coypel  fut  aussi  un, 


I 


^4^    iMjf^s 


-des  décuruleurs  de  FontaineJjh'au,  des  'l'uilrries,  du  l'al;ii>-ll()val,  de  la  grande 
chambre  d'audience  du  parlement  de  Reiiucs,  etc.  11  fui,  de  m.-iiir  ([uErranl. 
directeur    de    l'Académie  de  France  à  Hume  ;    rappelé   eu   Fimikt'  à  la  mmi 


154  HISTOIRE  POPULAIRl'   DE  LA  PEINTURE. 

de  Le  Drun,  .MM.  Luuvuis  et  de  N'ilhiceir  lui  cunimandèrent  d'importantes 
compositions  pour  la  manufacture  des  Gobelins.  La  mort  de  Mignard  fit  de  lui 
le  directeur  de  l'Académie  royale.  On  voit  que  c'est  un  des  personnages  les  plus 
importants  du  siècle,  et  s'il  n'y  avait  pas  de  lui  d'assez  froids  petits  ta- 
bleaux dhistoire  au  Louvre,  on  pourrait  dire  que  cette  importance  serait 
justifiée  à  nos  yeux  principalement  par  les  opulents  travaux  d'ornementation, 
arabesques,  grotesques,  etc.,  qu'il  exécuta  pour  les  Gobelins. 

Un  autre  important  ouvrage  de  lui  subsiste,  la  représentation  des  mystères 
de  la  Trinité  et  de  VAswmption  au-dessus  du  maître-autel  des  Invalides.  Claire 
et  majestueuse  décoration,  cette  œuvre  ne  sera  pas  ici  décrite  plus  longuement 
que  la  coupole  de  Mignard  au  Val-de-Gràce. 

Antoine  Coypel,  son  fils  (1661-1 722j,  n'est  pas  moins  célèbre,  mais  il  est 
notablement  plus  affecté.  Nous  retrouverons  dans  sa  carrière  toutes  les  étapes  par 
lesquelles  doit  rigoureusement  passer  alors  un  peintre  célèbre  : 

Dispositions  précoces  ; 

Étude  des  maîtres  italiens  tels  que  Raphaël,  Michel- .\nge  et  surtout 
Annibal  Carrache; 

Protection  de  quelque  peintre  ou  connaisseur  bien  en  vue  en  Italie  (ici  ce 
sont  le  cavalier  Bernin  et  Carie  Maratte)  ; 

Voyage  en  Italie  et  séjour  d'au  moins  trois  ans  ; 

Retour  à  Paris  et  prix  de  l'Académie,  puis  commande  par  la  corporation 
des  orfèvres  d'un  3fai  pour  iNotre-Dame. 

Grands  travaux  de  décoration  pour  quelque  palais,  château,  ou  résidence 
princière  ; 

Titre  honorifique  de  premier  peintre  du  roi  ou  tout  au  moins  d'un  prince 
du  sang  (ici  c'est  de  Monsieur)  ; 

Enfin  professeur,  recteur,  ou  directeur  de  l'Académie  Royale  (et  Coypel 
occupa  successivement  ces  fonctions). 

Nous  venons,  en  un  seul  artiste,  de  retracer  la  carrière  de  presque  tous  l(>s 
peintres  en  vue  que  nous  avons  énumérés.  11  n'y  aurait  à  relever  que 
quelques  différence  de  titres  ou  de  succession  des  honneurs  ;  mais  l'ensemble 
est  le  même.  On  ne  sera  donc  point  surpris  de  trouver  quelque  monotonie 
dans  une  école  où  les  plus  célèbres  artistes  suivent  exactement  la  même  voie 
et  où  le  beau  ou  tout  moins  la  conception  que  l'on  en  a  est  en  quelque  sorte 
un  chapitre  de  l'étiquette. 

Le  style  d'Anloine  ('oy|u'l  est  iuconteslablement  cent  fois  plus  afTecté  que 
celui  de  son  père,  et  celui-ci.  en  comparaison,  a  la  simplicité  de  Poussin. 
Il  n'est  rien  de  plus  théâtral  et  de  plus  faux  que  ces  grands  tableaux  du  Louvre. 
Ath'ilie  cluissèc  du  Tenijile.  Es/kcr  en  ])résence  d'Assiiériis,  etc.  C'est  de  la 
mauvaise  tragédie,  en  alexandrins  .monotones  et  ampoulés,  avec  un  jeu  exagéré 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


\  ;)o 


des  acteurs,  et  des  ajustements  aussi  riches  que  ridicules.  Cela  se  sauve  pourtant 
par  quelque  sauvagerie  de  couleur   et   de    chamarrures,  et   ou    serait    tenté 


d'en  venir  à  cette  dériiiiliou   un  peu  pessiruisie  de  I,i   haule  socirir   à  la  fin 
du  xvii°  siècle  :  des  sauvages  en  perruque,  dorés  et  fardés.  I ("ailleurs,  au  siècle 


156  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

prochain  nous  verrons  un  peintre  encore  moins  doué  du  sens  du  naturel 
qu'Antoine  Coypel,  ce  sera  son  fils,  Charles-Antoine,  petit-fils  de  Noël. 

Quant  à  la  famille  des  Audran,  elle  est  des  plus  fournies,  mais  nous  ne 
pouvons  parler  ici  que  des  principaux  peintres  appartenant  à  cette  famille, 
en  laissant  de  côté  les  graveurs  de  mérites  inégaux  qui  en  font  également 
partie. 

Nous  rencontrons  d'abord  Claude  II  Audran  (1639-1684),  qui  est  collabora- 
teur d'Errard  et  de  Le  Brun.  Puis  Claude  III  Audran,  neveu  du  précédent,  et 
qui  atteignit  comme  peintre  de  décoration  et  de  grotesques  une  haute  réputation  ; 
son  genre  était  ingénieux  et  aisé  (1).  Mais  nous  devons  surtout  retenir  de  sa 
biographie  qu'il  fut  le  maître  de  Watteau,  et  nous  verrons  bientôt  dans  quelles 
conditions. 

Les  arabesques,  rinceaux,  guirlandes  des  Audran  ont  bien  un  style  à 
eux,  et  l'on  peut  s'en  rendre  compte  dans  certaines  parties  de  la  décoration 
de  Versailles,  ainsi  qu'au  musée  de  tapisserie  des  Gobelins.  Pour  les  autres 
artistes  de  la  famille,  et  un  des  plus  illustres,  entre  autres  Gérard  Audran,  ce 
sont  des  graveurs  dont  nous  n'avons  point  à  étudier  l'œuvre. 

Charles  De  la  Fosse  (1636-1716)  est  avec  Jouvenet  et  Coypel  un  des  grands 
décorateurs  de  la  fin  du  xvii°  siècle  et  le  type  par  excellence  de  ces  talents 
savants,  facilement  et  abondamment  productifs,  à  grand  effet.  Il  apprend 
les  éléments  du  dessin  chez  son  père,  qui  exerçait  le  métier  d'orfèvre,  puis 
il  entre  à  l'atelier  de  Le  Brun,  part  pour  l'Italie,  et  séjourne  surtout  à  Venise. 
On  le  voit,  beaucoup  de  ces  artistes  ont  été  hantés  par  le  rêve  de  suivre 
les  traces,  de  devenir  les  émules  des  grands  Vénitiens  ;  mais  ils  n'ont  pris  de  ces 
maîtres  que  la  lettre,  et  ils  ne  se  sont  pas  dit  qu'ils  avaient  été  des  innovateurs, 
et  non  des  copistes.  C'est  pourquoi  les  œuvres  les  plus  importantes  d'un  homme 
comme  La  Fosse,  par  exemple  le  grand  et  éclatant  plafond  de  la  voûte  du 
chevet  dans  la  chapelle  de  Versailles,  ou  la  superbe  coupole  des  Invalides, 
nous  inspirent  sans  doute  une  profonde  estime  pour  le  mérite  et  l'ampleur 
de  l'effort,  mais  elles  ne  nous  font  jamais  ressentir  le  charme  des  œuvres 
vraiment  créées. La  petite  reproduction  que  nous  donnons  de  ce  dernier  travail 
ne  rend  sans  doute  point  l'effet  imposant  et  éclatant  de  la  peinture,  mais 
elle  montre  suffisamment  combien  peu  la  composition  présente  de  véritable 
intérêt;  non  point  cet  intérêt  philosopliiifue  que  l'on  demanderait  à  une 
petite  toile  de  Poussin,  mais  la  simph»  originalité  de  lignes  trouvées,  inventées, 

(1)  Il  est  impossible  ici  de  ne  pas  au  moins  mentionner  les  grands  décorateurs-ornemanistes 
du  xvii"  siècle  :  Jean  Le  Pautre  (1617-1081),  vigoureux,  opulent,  pompeux;  Jean  Bérain  (1638-1711), 
déjà  beaucoup  plus  gai,  fin  et  spirituel,  annonçant  presque  les  goûts  nouveaux  ;  puis  Marot,  Gissey, 
dessinateurs  des  fêtes  et  des  ballets  du  roi,  etc.  Pour  cette  école  et  sa  transformation  au  xvn"  siècle 
vaéc  r.(il»ert  de  Cotle  nous  avons  traité  la  (piestion  avec  détail  dans  notre  Histoire  de  l'Art  décoratif. 
.(11.  Lauri'us,  éditeur.) 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  157 

et  non  apprises  par  cœur.  Parmi  les  autres  ouvrages  que  La  Fosse  exécuta  et  dont 


plusieurs  sont  détruits,  il  faut  citer  la  chapelle  des  mariages  à  Saint  Kustache 
(détruite],  la  voûte  du  chœur  et  du  dôme  de  l'église  de  lAssomption,  etc., 


158  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

des  peintures  pour  les  châteaux  de  Versailles,  de  Meudoii.  Tout  cela  dénote 
une  activité  considérable,  une  remarquable  facilité. 

La  Fosse  se  rendit  à  Londres  sur  la  prière  de  lord  Monfaigut  pour  décorer 
son  palais  à  Londres.  Pour  celle  importante  décoration  il  fut  aidé  de 
Jacques  Rousseau  (i 630-1 693)  que  nous  aurions  pu  joindre  à  la  liste  générale 
que  nous  donnons  un  peu  plus  haut,  et  par  Jean-Baptiste  Monnoyer,  de  qui  nous 
dirons  un  mot  tout  à  l'heure. 

Entre  autres  protecteurs  à  Paris,  le  peintre  comptait  parmi  les  plus  chaleureux 
le  financier  Crozat,  qui  était  lié  avec  Mansard,  et  c'est  à  ces  puissantes  relations 
qu'il  devait  d'avoir  exécuté  des  ouvrages  aussi  importants  que  ceux  du  château 
et  de  la  chapelle  de  Versailles,  de  Trianon,  des  Invalides,  etc.  Ces  ouvrages, 
malgré  les  restrictions  que  nous  avons  formulées  à  leur  égard,  sont  néanmoins  assez 
agréables  à  voir  en  passant  durant  les  excursions  que  l'on  peut  faire  dans  ces  édi- 
fices. Ils  sont,  en  somme,  l'expression  décorative  qui  convenait  à  une  société 
éprise  de  luxe,  d'apparat,  fussent-ils  improvisés,  et  ne  se  souciait  pas  d'attacher 
auxchosesun  sens  un  peu  profond,  unesociété  à  qui  des  beautés  conventionnelles 
suffisaient.  On  ne  lirait  point  avec  autant  d'agrément  un  roman  de  mademoiselle 
de  Scudéry,  ou  une  tragédie  de  Campistron,  et  pourtant  ces  œuvres  renferment 
des  qualités  équivalentes.  Mais  c'est  le  propre  de  la  peinture  de  pouvoir  être 
vue  et  appréciée  d'un  seul  coup,  même  celle  qui  à  l'analyse  dégagerait  un  profond 
ennui,  tandis  que  la  litlérature  ne  déroule  cet  ennui  que  successivement. 
C'est  aussi  pour  cela  qu'il  faut  se  défier  du  préjugé  qui  jusqu'en  ces  dernières 
années  attribuait  l'appellation  de  f/ra/id  art  aux  vastes  compositions  telles  que 
celles  que  nous  avons  énumérées  au  cours  de  ces  deux  derniers  chapitres  : 
il  s'ensuivrait  rigoureusement  que  ces  grandes  pages,  donnant  tout  leur  effet 
au  premier  examen  et  supportant  mal  une  étude  plus  approfondie,  tandis  que 
certaines  anivres  de  dimensions  bien  plus  modestes  réservent  toujours  de 
nouvelles  émotions  plus  on  les  interroge,  le  grand  art  serait  en  réalité  la  forme 
de  l'art  la  plus  secondaire. 

Jean  Jouvenet  (1644-1717),  comme  La  Fosse  et  Antoine  Coypel,  vient  nous 
montrer  que  pour  l'art  décoratif  de  la  fin  du  xvii°  siècle,  il  est  plus  d'une  façon 
d"èt.re  théâtral.  AvecLaFossc,  illelail  de  façon  spirituelle,  brillante,  superliciellc, 
coulant  de  source  comme  des  vers  de  Quinault.  Avec  Antoine  Coypel,  le  dernier 
venu  des  trois,  il  est  théâtral  de  la  façon  la  plus  affectée,  la  plus  elTéminéc 
et  précieuse,  avec  des  recherches  d'une  extraordinaire  complication,  un  mauvais 
goût  qui  ravit  le^  beaux  esprits,  un  entassement  de  velours,  de  joaillerie, 
d'architecture  à  colonnes  torses,  vraiment  énervant  et  qui- sent  la  décadence 
de  la  décadence.  Avec  Jouvenet  il  se  maintiendra  dans  une  apparence  de 
simplicité  qui  sera  surtout  de  la  roideur.  Les  gestes  seront  amples,  mais  figés  ; 
la  terreur,  quand  pour  certains  sujets  le  peintre  .y  aura  recours,  y  sera  conven- 


4NT0]NE  COÏPEL.  —  pnÉSENT    D'Êi.iizun    \   r.!:i;Fcci. 


ino  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

lionnello  comme  la  joie,  comme  la  prière  ;  et  nous  en  reviendrons  toujours 
à  la  conception  de  Le  Brun,  empruntée  aux  Italiens,  et  encore  clarifiée  par  lui, 
d'une  expression  déterminée  pour  un  sentiment  donné,  expression  se  rendant 
par  des  formules  infaillibles.  Et  nous  pensons  à  ce  passage  d'une  conférence 
œuvre  d'un  des  collaborateurs  de  Le  Brun,  Henri  ïestelin  :  »  Quand  le  sourcil 
s'élève  par  le  milieu,  il  marque  des  mouvements  agréables,  mais  lorsqu'il 
élève  sa  pointe  vers  le  milieu  du  front,  il  représente  de  la  tristesse  et  de  la 
douleur.  De  même  que  les  sourcils  suivent  les  impressions  du  cerveau,  la  bouche 
est  la  partie  du  visage  qui  marque  le  plus  particulièrement  les  mouvements  du 
cœur  ;  ce  qui  fait  que  lorsque  le  sourcil  s'élève  par  le  milieu,  la  bouche  hausse 
ses  côtés,  ce  qui  est  signe  de  la  joie.  »  Le  Brun,  dans  son  traité  de  V Expression, 
a  des  remarques  semblables  :  «  Cet  homme  (il  s'agit  dans  le  tableau  de  la  Manne 
de  Poussin  d'une  figure  d'homme  qui  regarde  une  mère  allaitant  son  enfant) 
représente  bien  une  personne  étonnée  et  surprise  d'admiration  :  l'on  voit  qu'il  a 
les  bras  retirés  et  posés  contre  le  corps,  parce  que  dans  les  grandes  surprises 
tous  les  membres  se  retirent  d'ordinaire  les  uns  auprès  des  autres...  Cet  homme 
semble  même  se  retirer  un  peu  en  arrière  pour  faire  voir  le  respect  qu'il  a  en 
même  temps  pour  la  vertu  de  cette  femme  qui  donne  sa  mamelle.  »  Et  plus 
loin  encore  :  «  Par  cette  jeune  fdle  qui  regarde  en  haut  et  qui  tend  le  devant  de 
sa  robe  (pour  recueillir  la  manne),  il  (Poussin)  a  exprimé  la  délicatesse  et  humeur 
dédaigneuse  de  ce  sexe  qui  croit  que  toutes  choses  doivent  lui  arriver  à  souhait.  » 

Comme  on  le  voit,  la  théorie  de  l'expression  en  art  pourrait  mener  aux  plus 
puériles  exagérations  et  à  de  nombreuses  intentions  nichées  très  arbitrairement 
derrière  l'emphase  d'un  geste  très  convenu.  Examinez  par  exemple  au  Louvre 
le  tableau  bien  connu  de  la  Résurrection  de  Lazare.  Le  Christ,  les  assistants, 
le  ressuscité  lui-même  si  heureusement  composés  et  agencés  qu'ils  soient,  sentent 
la  scène  convenue,  la  formule  et  l'expression  figurée  suivant  une  recette  donnée. 
C'est  pourquoi  ce  grand  tableau,  malgré  ses  qualités  d'arrangement  et  de 
peinture,  bien  supérieures  à  la  moyenne  de  l'art  de  cette  époque,  ne  nous  réserve 
aucune  émotion.  Jouvenel,  avec  un  autre  tempérament  un  peu  plus  porté  àlasim- 
plificalion,  est  strictement  l'élève,  le  meilleur  élève  si  l'on  veut,  de  Le  Brun. 

Jean  Jouvenet  (1044-1717)  était  d'une  famille  d'artistes.  De  Rouen,  son  père 
l'envoya  à  Paris  où  ses  essais,  dans  la  manière  et  suivant  les  conceptions  de 
Poussin,  attirèrent  l'attention  de  Le  Brun  ([ui  le  prit  avec  lui  pour  travailler 
à  la  décoration  de  Versailles.  II  suffira  de  dire  que,  sauf  le  voyage  en  Italie,  — 
et  l'on  peut  ajouter  que  c'est  peut-être  parce  qu'il  ne  le  fit  pas  que  Jouvcyict  fut 
diins  son  genre  simplifié,  lucide,  moins  affecté  que  le  ton  régnant,  une  espèce 
de  novateur,  —  sauf  ce  voyage,  disons-nous,  l'artiste  passe  par  la  fdière  indiquée 
plus  haut,  commande  du  Mai  et  successives  dignités  à  l'Académie.  C'est  "lui  qui 
à  la  mort  de  Le  Brun  devient,  moralement  du  moins,  le  véritable  successeur 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


ir.l 


de  ce  peintre.  Ses  travaux  sont  variés  et  très  importants  A  Rennes,  à  Versailles, 
à  Uouen.  à  Vervins,  aux  Invalides,  dans  de  nombreuses  églises,  il  rt''[)an(l 
quantité  de  peintures  attestant  son  habileté  et  sa  fougue.  Quand  en  ITliJ  il 
est  paralysé  (déjà  quatre  ans  auparavant  un  accès  do  goutte  l'avait  empêché  de 


UE     LA    FOSSE.   —    Mniït    SAUVÉ    DES    EAUX. 


Taire  le  voyage  en  llalic  que  Louis  \1\'  Vdulail  lui  Caire  eiilp(qireudre  à  srs  frais), 
il  peint  de  la  main  gauche  et  le  mentionne  lièrcment  à  côté  de  sa  signalure. 

Les  ([uelques  grands  tableaux  que  possède  le  Louvre,  Jésus  gtté/issa/t/  les 
malades^  la  Pêche  miraculeuse,  Lazare,  les  Vendeurs  chassés  du  Temple,  la  Des- 
<iente  de  croix,  etc..  permettent  d'étudier  très  complètement  Jouvenel,  et  de  voir, 
h  côté  de  ratTeclalinn  iiili(Tenle  aiiv  préjugés  du  lem|is,  d'excellents  morceaux 
de  peinture. 

Et  c'est  ce  qui  mérite  à  .Jouvenet  une  atleuiion  particulière;  il  est  déjà  [ilus 

11 


1G2  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

amoureux  de  la  matière,  de  la  peinture  pour  elle-même  que  ne  l'ont  été  beau- 
coup d'académiciens  ci-dessus  examinés.  Deux  toiles  au  moins  en  font  foi  :  la 
Vue  du  mallre-autel  de  Notre-Dame,  tableau  de  moyenne  dimension,  excellem- 
ment éclairé,  d'une  louche  juste  et  s{)irituellc,  avec  des  personnages  très  bien 
disposés,  et  le  Portrait,  de  Façjon,  médecin  du  roi.  Ce  dernier  morceau  est  tout 
à  fait  un  régal;  on  se  réjouit  de  trouver  un  portrait  peint  alors  avec  une  telle 
simplicité;  cette  face  ravagée,  cette  chevelure  grise  assez  mal  peignée,  ce  regard 
fatigué  et  fouilleur  en  même  temps;  tout  cela  est  parfaitement  observé  et  a 
une  bonne  saveur  de  franche  peinture.  On  ne  connaît  pas  assez  généralement 
cette  toile,  bien  plus  siguilicalive  que  beaucoup  des  grandes  compositions 
du  même  maître  et  que  toutes  les  pages  à  effet  des  ambitieux  et  vides  aca- 
démiciens. Déjà  il  nous  semble  y  trouver  un  goût  de  cet  amour  de  la  peinture 
pour  elle-même  et  non  pour  exprimer  des  idées  plus  ou  moins  littéraires  et 
conventionnelles,  amour  de  la  matière  que  d'excellents  maîtres  du  siècle  arri- 
vant vont  porter  au  plus  haut  degré. 

D'ailleurs,  en  étudiant  rapidement  les  grands  portraitistes  de  la  fin  du 
xvii°  siècle,  nous  entrons  dans  un  ordre  d'idées  tout  à  fait  différent  de  tout  ce 
que  nous  venons  de  voir.  Il  faut,  bien  entendu,  laisser  de  côté  les  autres  grands 
portraitistes  du  début  du  siècle,  qui  s'appelèrent  Philippe  de  Champaigne  ou 
Pourbus.  Ce  sont  des  Flamands.  Quant  aux  autres  portraitistes  de  la  première 
partie  du  siècle,  notamment  l'école  des  Du  .Monslier,  ce  sont  encore,  dans  une 
certaine  mesure,  des  peintres  du  xvi'  siècle  attardés. 

Il  y  aurait  toutefois,  avant  d'arriver  à  .Mignard  et  à  Le  Brun,  plus  spéciale- 
ment envisagés  comme  peintres  de  portraits,  puis  aux  grands  artistes  dont  il 
nous  reste  à  parler,  une  étude  intéressante  à  faire  des  deux  cousins,  Henri  et 
Charles  de  Beaubrun,  qui  eurent  sous  Louis  XIU  et  conservèrent  sous  Louis  XIV 
une  grande  réputation.  «  Ils  étaient  ingénieux,  nous  dit-on,  à  donner  aux  dames 
un  air  avantag<'u\  et  une  belle  disposition  de  coiffures.  »  Sans  doute  beaucoup 
de  portraits  d'eux  existent  sans  attributiitii  précise  dans  les  musées  et  dans  les 
collections  particulières.  Il  serait  curieux  de  retrouver  ce  qui  appartient  plus 
spécialement  à  ces  peintres.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  que  le  musée  royal  de 
Madrid  possède  d'eux  toute  une  série  de  portraits  princiers,  bien  et  dûment 
authentiqués. 

Deux  autres  peintres  de  portraits,  et  des  plus  remarquables,  précèdent  encore 
Largillière  et  Higaud.  Ce  sont  Claude  Le  Fèvre  et  François  de  Troy. 

>"cût-il  produit  que  le  niaguifi(|ue  portrait  du  Précepteur  et  son  éirre  qui  est 
au  Louvre  —  et  nous  sommes  bien  loin  de  compte  — Claude  Le  Fèvre  mériterait 
d'être  classé  au  nombre  des  meilleurs  peintres  français.  Né  à  Fontainebleau 
en  1633,  d'une  famille  de  petite  noblesse  et  dont  un  des  membres  avait  été 
«  premier  peintre  »  de  Henri  IV,  Le  Fèvre  avait  sous  les  yeux  les  plus  fâcheux 


ECOLE  FRANÇAISE. 


1G3 


modèles:  Primatice  et  le  Rosso  qu'on  lui  lit  élndioi-  et  eoitier  dans  sa  jeunesse, 
et  de  riufluence  dgsquels  sou  vigoureux  et  simple  IcniiM'ianii'ul  le  préserva. 
Du  moins  si   les  peintures  de  Fcuitaineiileau  axaient  inipi-imé  en  sim  esprit 


DE    LA    FObSE.   —   COtl'OI.  F    DES   (N\  AI,  IDES. 


quelques  traces,  ne  furent-elles  pas  assez  profcuides  pour  qu'un  séjour  chez 
Le  Sueur  ne  les  eût  complèLement  ellacées  et  ne  lui  donnai  en  éehangc  un  grand 
goût  de  simplicité. 

Lq  Précepk'W   ello  Pojirail  dliomim,   du    Louvre,  ainsi  (jue  le  CoîOeri  au. 


lf)4  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

musée  de  Versailles  (qui  possède  encore  d'autres  et  fort  Ix-aux  portraits  de  Le 
Fèvre)  pourraient  prêter  matière  à  de  longues  et  utiles  méditations.  Le  beau 
métier  de  peintre!  La  riche  sobriété  de  couleur  et  de  sentiment!  Et  comme  de 
telles  effigies  permettraient  de  creuser  à  fond  l'esprit  d'une  race  et  d'une  époque! 
Ici  nous  ne  sommes  pas  en  présence  de  portraits  d'apparat,  campés  et  flattés. 
Ce  sont  des  œuvres  de  réalité  fortement  pensée  et  par  cela  même  les  plus  sim- 
ples d'entre  les  œuvres  d'art.  Ce  sont  des  portraits  de  race  française,  et  qui 
compensent  de  toutes  les  médiocrités  ronflantes  et  pseudo-italiennes  que  nous 
avons  dû  avaler.  La  face  grave,  ravagée,  affirmative,  de  cet  homme  de  savoir,  le 
visage  du  jeune  homme  contrastant  par  sa  douceur  et  son  air  d'attention,  res- 
pectueux sans  contrainte,  cela  raconte  sans  flatterie,  sans  exagération,  les 
belles  et  fortes  qualités  d'une  société  dont  on  voit  trop,  lorsqu'on  pense  au 
XVII"  siècle,  le  côté  orgueilleusement  frivole  et  le  fastueux  vide. 

Claude  Le  Fèvre  avait  été,  outre  les  significatives  leçons  de  Le  Sueur,  protégé 
par  Le  Brun.  Il  fit  un  voyage  en  Angleterre  et  s'y  fit  estimer  presque  à  l'égal  de 
Van  Dyck.  Sa  vogue  ne  fut  pas  moins  grande  en  France,  bien  qu'il  ne  paraisse 
point  avoir  été  un  flatteur.  «  11  y  a  peu  de  maisons,  dit  d'x\rgenville,  où  l'on  ne 
voie  des  portraits  de  famille  de  Le  Fèvre,  aussi  frappants  par  la  ressemblance 
que  par  le  beau  ton  de  couleur.  »  La  bourgeoisie,  le  monde  des  artistes  et  la 
cour  fournirent  des  modèles  à  Le  Fèvre  :  M.  de  Seignelay,  le  comte  de  Lude,  la 
duchesse  d'Aumont,  le  président  de  Thorigny,  l'organiste  Couperin,  le  peintre 
Martin,  le  comédien  Poisson,  etc.,  sont  quelques-uns  de  ses  portraiturés.  Il 
mourut  h  Paris  en  1675;  il  avait  été  reçu  à  l'Académie  en  1GG3,  comme  peintre 
de  portraits,  bien  qu'il  se  fût  livré  à  un  certain  moment  à  la  peinture  d'histoire. 
C'est  un  observateur  sérieux  et  fort,  et,  dans  le  sens  le  plus  complet  du  mot,  un 
beau,  et  même  un  très  beau  peintre. 

François  de  Troy  (I6io-I720)  peut  être  considéré  dans  une  certaine  mesure 
comme  le  successeur  de  Claude  Le  Fèvre,  bien  que  sa  manière  soit  beaucoup 
plus  léchée  et  son  talent  quelque  peu  maniéré;  cela  s'explique  par  sa  pre- 
mière éducation  d'abord  :  il  avait  été,  à  Paris,  en  arrivant  de  Toulouse,  élève 
d'un  pciiili-c  correct  et  soigneux,  mais  sans  flamme,  Nicolas  Loir,  et  le  pli 
devait  être  pris  quand  il  entra  chez  Claude  Le  Fèvre;  puis  par  sa  clientèle  qui 
était  celle  des  dames  de  la  cour.  Celles-ci  aimaient  à  être  représentées  en 
déesses  de  la  mythologie  comprise  suivant  les  modes  du  temps,  et  de  Troy 
n'avait  pas  la  rigueur  de  les  contrarier  dans  ce  goût.  A  la  mort  de  Claude  Le 
Fèvre,  il  dcviiil  le  pnilr;iilisle  à  la  mode.  Higaiid  et  Largillière,  plus  jeunes 
que  lui,  étaient  avec  lui  en  d'excellents  termes.  Le  musée  de  Versailles  pos- 
sède de  lui  un  portrait  de  Mansard. 

Fnfin  nous  ne  pouvons  omettre,  avant  de  passeraux  deux  grande  p(uiraitisles, 
la  curieuse  figure  de  Santerre  (1650-1717)  qui,  après  avoir  oblrim  le  succès 


-f      5 


'€-"■•  p^.''N/.X..;;.-<;c' 


JOCVEVET.    —    DESCENTE     DE    CHOIX. 


lf,G  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

comme  portraitiste,  se  rebuta  des  observations,  critiques,  demandes,  que  ne 
manquent  jamais  de  taire  les  clients,  et  ne  voulut  plus  peindre  les  têtes  que  de 
fantaisie.  C'est  à  lui  qu'on  doit  cette  gracieuse  Suzniine  (Louvre)  où  se  perçoit 
un  bien  froid  et  bien  timide  avant-goùt  des  voluptueuses  élégances  du  xviii' siècle. 
Elle  est,  d'ailleurs,  de  170i  mais  vous  savez  qu'à  ce  moment-là  le  xviii'  siècle 
n'est  pas  encore  commencé. 

Rigaiid  et  Largillière  sont  bien  des  peintres  du  wii'  siècle  quoi(iui'  la  seconde 
partie  de  leur  vie  déborde  largement  sur  le  siècle  suivant,  ou,  pour  plus  exacte- 
ment parler,  ce  sont  des  peintres  du  grand  règne.  Tout  en  étant,  dans  un  certain 
sens,  infiniment  plus  réalistes  et,  par  suite,  plus  véritablement  peintres  que  les 
académiciens  du  milieu  du  xvn'  siècle,  ils  tiennent  encore  à  eux  par  certaines 
traditions  de  style  qui  pourraient  nous  les  faire  paraître  apprêtés,  à  nous  qui 
avons  vu  aller  dans  le  naturalisme  aussi  loin  qu'il  était  possible  d'aller.  Pourtant 
ils  ne  peignaient  que  ce  qu'ils  voyaient,  mais  avec  un  grand  goût  d'arrangement, 
puis,  en  somme,  ils  n'exagéraient  point  le  ton  grandiloquent  et  les  belles  manières, 
la  constante  représentation  dont  se  piquaient  leurs  modèles,  et  ils  les  flattaient 
moins  qu'on  le  pourrait  croire.  Débarrassez  ces  modèles  des  [)erruques  majes- 
tueuses, des  amples  manteaux  de  velours  et  de  soie,  vous  retrouverez  des  types 
français  très  foi-lcmeiit  étudiés  et  caractérisés.  Où  il  y  a  seulement  une  question 
de  mode,  de  temps,  d'étiquette,  il  faut  se  garder  de  voir  un  parti  pris  d'enjoli- 
vement et  d'idéalisation. 

Toutefois,  il  y  a  une  différence  de  nuance  très  importante  à  signaler  entre 
Higaud  et  Largillière  :  IJigaud  demeure  plus  particulièrement  l'incarnation 
du  peintre  du  xvii"  siècle,  tandis  que,  dans  Largillière,  il  y  a  des  élégances,  des 
souplesses,  quelque  chose  de  caressant  et  de  voluptueux  qui  indique  déjà  la 
transition.  Peu  importe  l'époque  à  laquelle  ont  été  respectivement  peintes  leuis 
œuvres.  Encore  une  fois  la  division  d'un  siècle,  au  point  de  vue  de  l'art  ne 
correspond  pas  rigoureusement  à  sa  division  suivant  le. calendrier.  Nous  allons 
bientôt  voir  Watleau,  né  il  est  vrai,  une  trentaine  d'années  après  Largillière  et 
liii:au(l.  mais  iikhI  une  vini-inine  d'années  avant  eux,  ouvrir  radieusement  le 
xvin'  siècle,  en  donner  comme  le  lever  de  rideau,  mais  un  lever  de  rideau  qui 
constitue  presque  la  plus  importante  partie  du  speclaide,  tandis  que  ces  deux 
peintres  continuent  le  xvii"  siècle  longtemps  après  sa  tin  elfective.  Seulement, 
comme  nous  venons  de  le  dire,  Largillière  représente  des  tendances  \\\\x?,  jeunes 
que  celles  que  maintient  si  fermement  Higaud. 

Ces  deux  maîtres  parconrenl  une  carrière  égale:  Higaud  naquit  en  1G59  et 
mourut  en  1743;  Largillière  naquit  en  1656,  et  mourut  en  17.46.  Ce  n'est  donc 
pas  une  différence  d'âge,  mais  de  tempéniment  (pii  ét;d)lit  les  nuances  que  nous 
allons  étudier  de  plus  près. 

nigaud  était  né  à  Perpignan.   Son  père  était  tils  de  peintre,  mais  Hyacinthe 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  167 

Rigaudn'avait  que  huit  ans  quand  son  aïeul  mou  rut.  Après  un  séjour  à  Montpellier, 
à'i'àge  de  quatorze  ans,  et  durant  lequel  il  prit  les  leçons  ou  les  conseils  de  deux 
peintres,  Pezet  et  Ranc,  il  vint  à  Lyon,  et,  en  I  (iSI .  ;i  Paris,  où  il  suivit  les  cours 

r 


de  l'Académie.  11  y  remporta  le  premier  |»ri\  de  peiiilure  ;  il  déluilait  donc  comme 
peintre  d'histoire,  mais  il  se  livrait  th'\\h  h  smi  goùl  pour  le  portrait.  Le  Brun  vit 
celui  qu'il  a-sait  l'ait  de  La  Fosse...  Le  Irait  est  piijuant,  et  pres(jue  increvable  : 


108 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


c'est  Le  Brun  qui,  sur  le  vu  des  portraits  du  jeune  artiste,  le  dissuada  d'aller  en 
Italie,  où  il  n'aurait  que  faire.  Il  semble  impossible  que  Le  Brun,  alors  tout  à 
fait  proche  du  terme  de  sa  carrière,  ait  ressenti  quelque  ombrage  des  débuts  d'un 
peintre  largement  et  facilement  doué.  Il  nous  paraît  plus  juste  et  plus  vraisem- 


C  L  1  1  U  li     LE    1  E  V  l;  E . 


t  .\   ri;EC  Kl- f  EL  i;   Li    so\  ellve. 


i)lable  de  supposer  <[\\c  le  vieux  maître  sentit  avec  clairvoyance  que  Rigaud 
réussirait  à  merveille  dans  le  portrait,  tandis  que  s'il  se  lançait  dans  la  pein- 
ture d'histoire,  avec  son  tempérament  de  .Méridional  et  certaines  tendances  à 
l'emphase,  il  pourrait  bien  n'y  apporter  qu'un  talent  vide,  superficiel  et  dévoyé. 
Les  peintures  d'iiistoire  de  Kigaiid  titie  nous  possédons  ne  sont  pas,  malgré 
leurs  qualités,  pour  démentir  cette  façon  de  prévoir.  Et  d'ailleurs  Le  Brun,  en 


ÉCOLI']  FRANÇAISE. 


169 


colle  occasion,  n'aurail  fait  que  coiiliniier  celle  vérité  que   l'on  lit  toujours 
plus  clair  dans  la  carrière  des  autres  que  dans  la  sienne  propre. 

Uigaud  n'alla  donc  point  en  Italie,  et  de  nouveau  nous  pourrons  constater 
que  ce  fut  pour  lui  une  économie  de  temps  et  d'originalité.  11  se  mil  alors  plus 
que  jamais  à  étudier  et  à  copier  des  œuvres  de  Van  L)\ck;  ce  mailre  exquis 


F.    UE     lUUÏ.   —    MULION,    M  l  b  1  L  MJ  \     I' li     LU  l:  I  S    MV. 


l'avait  fort  {)réoccupé  dés  sa  jeunesse,  car  on  cumpurail,  avec  un  peu  d'excès,  à 
Van  Dyck,  son  maître  Ranc  le  père.  La  grande  préociii])arKiii  de  Higaud  fut 
d'être  le  Vau  Dyck  frnn(:ais.  On  elle  de  lui  (cllc  paroli'  ciirach'risliiiue.  lu 
portrait  qu'il  avait  fait  dans  sa  jeunesse,  lui  ayant  élé  [)résciili'  pour  savoir  s'il 
était  bien  de  lui.  il  l'examina  avec  attention,  l(;  reconnut  et  aj<iul;i  :  «  La  lèle 
pourrait  être  de  \'au  Dyck,  mais  la  dra[)erie  n'est  pas  digne  de  Iligaud;  »  puis  il 
tint  à  la  repeimlre  gratuilemenl. 

Réussil-il  à  être  noUe  \aii  l'yck?  Il  fut  autre  cli()>e  ;  il   fut  lîigaud,  c'est- 


170 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


à-dire  non  pas  comme  le  maître  flamand  un  artiste  délicat,  nerveux,  aussi  aigu 
dans  la  simplicité  que  dans  le  maniérisme,  suivant  le  modèle  ou  suivant  ses 
propres  dispositions,  mais  un  peintre  puissant  en  pleine  clarté  et  netteté, 
excellent  dans  la  présentation  magistrale,  dans  les  arrangements  luxueux, 
hautains  et  f'estivaux;  pour  tout   dii'e,   le  peintre  dont  l'éloquence  procédant 


SA\TI^^.I1^.   —    SIZA.VMÎ   AU    BAIN. 


par  amples  périodes  et  opulents  déroulements,  était  seule  capable  d'intcrprélc;' 
de  tels  personnages  que  Louis  XIV  et  Bossuet. 

il  est  tout  entier  dans  ces  miigniliqncs  poili-aits.  Louis  XIV  est  représenté 
en  aucune  façon  inlV'iicur  à  ce  (pfil  Minliit  être:  c'est  donc  l'image  la  plus  vraie 
au  sens  profond  du  mot.  Sous  le  somptueux  dais  de  velours  rouge  largement 
disposé,  il  se  tient  dans  une  attitude  vraiment  simple  et  majestueuse;  l'cirroyable 
ampleur  de  ces  ajustements  d'apparat,  celte  vaste  perruque  aux  deux  lourdes 


ItlCJt  1).    —    LOUIS    M  V 


172  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

masses  bouclées,  ce  large  rabat  dr  raidc  dciilelle,  cet  immense  manteau  de 
velours  bleu  semé  de  fleur  de  lis  dor,  doublé  dherminc,  tdut  enfin  jusqu'à  cette 
pose  qui  serait,  à  un  millimètre  de  plus  d'écarlement  de  la  pointe  du  pied 
ou  de  campement  de  la  main  sur  la  hanche,  le  commencement  d'indication  d'un 
noble  pas  de  ballet,  toute  cette  peinture  non  seulement  n'éveille  pas  un  instant 
une  idée  ridicule,  mais  encore  elle  défie  pour  des  siècles  les  railleries  les  mieux 
aiguisées  et  le  iionl  de  son  cadre  n'est  même  pas  atteint  par  les  grossières, 
qu'elle  écrase.  Ce  n'est  point  un  respect  du  pouvoir  monarchique  qui  nous  fait 
employer  ces  termes,  encore  qu'il  nous  faille  reconnaître  qu'il  est  seul  capable 
de  faire  surgir  un  art  aussi  magnitiquemcnt  représentatif,  qu'une  époque  bour- 
geoise ou  démocratique  ne  saurait  jamais  atteindre  ni  peut-être  même  com- 
prendre. .Nous  ne  voulons  point  non  plus,  par  contre,  nous  perdre  dans  les 
constatations  trop  aisées  de  tout  ce  (juil  y  a  de  factice  dans  cette  magnificence 
fixée  et  éternisée  au  moment  même  (1701)  où  les  plus  graves  soucis,  la  maladie. 
l'angoisse,  la  conscience,  refoulée  et  niée  à  soi-même,  des  misères  commen- 
çantes du  royaume  minaient  déjà  ce  roi  sous  son  vêtement  de  soie,  de  dentelle 
et  d'or.  Une  œuvre  d'art,  à  nous  tenir  exclusivement  dans  cette  considération, 
est  avant  tdiit  uih^  affirmalinn  et  très  rarement,  dans  toute  l'histoire  de  la  pein- 
ture française,  fut  affirmée  avec  une  pareille  force  la  double  volonté  d'un  peintre 
et  d'un  modèle.  Et  j'imagine,  en  même  temps,  un  yieintre  d'un  non  moindre 
talent  que  Rigaud,  plus  grand  même  si  l'on  veut,  et  plus  apte  à  buriner  profon- 
dément le  moindre  détail  physionomique,  un  [leintre  haineux,  par  exemple,  une 
sorte  de  Saint-Simon  de  la  peinture;  je  suppose  ce  peintre  traçant  en  secret  la 
véritable  image  de  cet  homme  couronné,  sans  omettre  ses  rides,  son  teint 
noiraud,  sa  peau  grêlée,  sa  petite  taille,  son  air  d'intrailai)ie  et  hargneuse  hau- 
teur. Si  une  telle  image  nous  était  transmise  et  placée  à  côté  de  celle  de  Rigaud. 
laquelle  serait  la  vraie;  à  la(|uelle  irions-nous  de  préférence?  La  clandestine 
et  la  réelle  nous  retiendrait  un  instant  connue  une  anecdote  piquante,  comme 
un  ducuineat  recueilli  pai'  un  myope.  L'aulre  demeurei'ait  encore,  malgré  le 
mensonge  ou  à  cause  de  lui,  comme  on  voudra,  la  plus  véridique,  car  le  portrait 
d'une  personne,  c'est  peu  de  chose,  c'est  périssable  et  peu  explicatif,  tandis  que 
le  portrait  d'une  volonté  demeure. 

Rossuet  est  la  Parole  de  ce  règne.  C'est  l'oralcur.  le  théologien  et  1  liisidrien 
sui\  ant  le  cdMir  de  et;  roi.  I  le  tels  honniies  smil  des  sys[émali(|iics  et  des  absolus, 
mais  ce  qu'ils  ont  de  remarquabh;  et  d"exc('|ili(iiiiiel,  c'est  que  la  faculté  de  vouloir 
et  d'agir  est  chez  eux  à  la  hauteur  de  celle  de  concevoir,  et  que  l'inflexibilité  de 
leur  caractère,  l'ampleur  de  leur  activité  font  que  les  mois  de  sécheresse  ou 
d'arrogance,  applitpiés  à  eux,  paraissent  de  mescpiins  contresens.  Rigaud  ne 
pouvait  avoir  manqué  le  portrait  de  Bossuet.  lui.  le  peintif  (pii  deux  ans  plus 
tard  faisait  ce  portrait  de  Louis  .\lV(|ui  vient  de  mms  anèlcf  (iu(di[iie  temps. 


U.   Div     Hr.CI  LLlKnC.  —    EX-VOTO. 


ITi  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Vous  pourrez,  quel  que  soit  le  caractère  d'apparat  de  ce  portrait  de  <(  docteur 
évèqne  »  en  robe  de  moire  bleue  recouverte  de  majïiiifique  dentelle,  debout 
près  de  la  table  qui  soutient  Tècritoire,  les  papiers,  les  livres,  riu-folio  sur  lequel 
s'appuie  son  affirmative  senestre,  faire  de  Bossuet  une  étude  en  profondeur.  Cet 
imperhniialile  et  ce  puissant,  avec  le  sourire  où  il  entre  plus  d'orgueil  que  de 
bonté,  pourrait,  à  un  espiit  dénué  de  frivolité,  devenir  le  sujet  de  longues 
méditations  auxquelles  une  si  belle  image  serait  un  inépuisable  prétexte. 
/  C'est  l'homme  qui  a  pu,  sans  qu'il  s'y  mêlât  rien  de  comique,  être  surnommé 
aigle  par  les  autres  hommes,  alors  que  la  plupart,  alVublésd'un  tel  surnom,  n'en 
paraîtraient  ipie  mieux  des  oisons. 

Mais  laissant  de  côté  l'attraction  de  pensée  que  Rigaud  a  pu  mettre  dans  ces 
toiles  par  le  fait  même  de  sa  flatteuse  fidélité  de  portraitiste,  il  convient  pour 
nous  de  dire  que  ce  sont  aussi  des  œuvres  belles  et  précieuses  de  dessin  et  de 
matière.  Cette  peinture  est  forte  et  généreuse  ;  quoique  lisse  elle  n'est  ni  sèche, 
ni  cassante,  ni  mesquine.  Elle  est  largement  et  richement  posée  par  franches 
JKirmonies  qui  épousent  étroitement  un  dessin  vraiment  énergitpie  et  lier,  il  y 
avait  chez  de  tels  maîtres,  un  savoir,  une  sùr('l('',  un  a  entraînement  »  pourparler 
le  langage  sportif  de  ce  temps,  qui  leur  faisait  non  point  se  jouer  avec  les  diffi- 
cultés, mais  plus  exactement  ne  point  s'y  arrêter.  Ils  n'avaient  pas  cède 
insu]iporlable  crànerie,  cette  virtuosité  de  certains  portrailisles  de  notre 
époque,  en  réalité  des  ignorants  sachant  exploiter  quelque  truc,  quelque  ficelle 
(|ui  forme  tout  leur  fond  de  commerce.  Ils  étaient  simplem(Mit  habiles  et  forls, 
mais  forts  sans  déploiement  apparent  de  force,  presque  avec  bonhomie.  Ce 
n'était  point  à  un  petit  arlifice,  à  une  petite  recette  de  cuisine  [liclnrale  qu'on 
reconnaissait  leur  personnalité,  mais  à  la  constante  affirmation  d'une  certaine 
façon  de  voir,  en    un  mot,  à  un  tour  d'esprit  plutôt  qu'à  un  tour  de  main. 

Chez  Rigaud  ce  sera  un  fier  goût  d'arrangement,  une  tournure  fière  et  étoffée, 
nue  manière  de  cniupcr  le  personnage,  orgueilleuse  sans  doute,  mais  lucide  et 
]ilen(lidemeiit  française.  Chez  Largillière  ce  sera,  comme  nous  le  verrons  tout 
à  l'heure,  plus  de  sensibilité,  quebjue  accent  d'abandon  et  une  qualité  do 
peinture  souple,  grasse  et  fine.  .Mais  avant  tout  chez  eux  la  main  est  un  merveilleux 
instrument  et  non  un  phénomène. 

Rigaud,  diinl  ni'  pdiivons  ('tudior  ici  l'd'uvre  en  (h'Iail,  a  ib'pensé  pendant 
soixante-deux  ans  sa  force  et  sa  fougue  sur  de  maguifi(pu.'s  effigies.  Au  Louvre,  on 
peut  voir,  outre  les  deux  (|ue  nous  avons  analysés,  ceux  de  sa  mère,  du  sculpteur 
Desjardins,  le  double  portrait  ih;  Le  Rrun  et  de  .Miguard,  celui  de  .Mansart,  etc.  ; 
de  plus,  deux  ou  trois  toiles  d'histoire.  A  Versailles,  Louis  .\V,  le  foud(.'ur  Keller, 
le  superbe  Pnrlrail  do.  Dangcau^  etc.  A  Aniieus.  à  Crenoble,  à  Lyon,  à  A'îmes,  à 
INantes,  à  Orh'Mus,  à  Toulouse  sont  des  poilmils  de  grands  é(  riNains,  de  grands 
artistes  ou   sinqdement  de  grands  seigneurs.  Ils   procureront  à  ceux  qui   les 


ÉCOLE  ITxANÇAISE. 


17o 


éludici'ont  de   près,  la  joie  de  bon  et  sdlide  aloi  que  donnent,  par  excellence, 
les  choses  bien  faites. 

Largillière  ne  peut  procurer  un  nidindre  plaisir  et  il  se  mêle  à  ce  plaisir  une 


K.    DE    Linc:ILLinRI>.    —    UÉLÈ\E    I.AMIIKKT. 


séduction  très  rafllnèe.  Savoure/,  je  vous  prie,  avec  toute  rallentinn  qu'il  mé- 
rite, le  triple  portrait  du  peinti-e,  de  sa  femme  et  de  sa  lille.  à  la  salle  La  Gaze. 
Lexviii'  siècle  est  là.  déjà  pressenti  presque  tout  au  lonj:  daii>  riiarmonie  tendre 


17fi 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE, 


et  brillante  de  l'ensemble,  dans  la  chaude  souplesse  des  étoffes,  ï air  d'abandon 
de  bonne  conipaf;'Mic  des  personnages,  la  grâce  roucoulante  de  la  jeune  fille  qui 
égrène  les  noies  argentines  de  sa  romance  dans  un  coin  de  parc  point  trop  dif- 
férent de  ceux  que  créa  Watteau  ;  il  est  xviii''  siècle  enfin,  dans  ce  particulier  bril- 
lant des  yeux,  cet  aimable  et  ce  fin  du  sourire,  qui  est  déjà  si  éloigné  delà  gravité 
que  la  société  du  xvii"  siècle  apportait  jusque  dans  l'élégance,  et  de  cette  tenue 
qu'elle  conservait  jusque  dans  ses  rares  folies.  Mais  c'est  un  xviif  siècle  pres- 
senti  par  un  homme  qui  a  conservé  la  forte  éducation,  la  probe   et  solide 


CiSrAlll)      1>L(;11ET.    —     CAMPAGNE      DE     ROME. 


technicpic  du  prinirc  du  xvii".  La  plus  niiguarde  des  dames  de  Mignard  paraî- 
trait d'une  austéiilé  à  la  MainiciMni.  au|ircs  (\v  la  lionne  ot  accorte  madame  Lar- 
gillière,  qui  semble  être  de  celles  (jui  ne  réussissent  pas  à  vieillir;  quand  elle 
ne  pose  point  devant  le  maître  et  qu'elle  ne  se  considère  pas  comme  tenue  de 
prendre  cet  air  qui  est  le  nuiximum  de  sa  gravité,  elle  doit  fort  aimer  h  y  a  miner 
avec  sa  fille  et  s'entendre  dire,  non  sans  plaisir,  qu'elle  en  est  —  tout  au  plus  — 
la  sœur  aînée. 

Puis,  si  nous  i)assons  aux  nubiles  de  la  ininlure,  nous  nous  plaisons  fort  h 
sa  générosité  et  à  sa  savante  agilité.  C'est  largement  et  spirituellement  touché  ; 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


177 


ces  gris  et  ces  rouges  sont  magnifiques,  les  accessoires  des  parures,  la  contexture 
des  étoffes,  tout  cela  est  indiqué  sans  mièvrerie,  avec  une  grande  justesse,  mais 
n'arrête  point  dans  la  solide  harmonie  de  l'ensemble;  les  figures  sont  conduites 


d'un  beau  et  sûr  dessin;  bref  c'est  une  des  remarquables  œuvres  de  la  peinture 
française.  Toutefois,  on  ne  peut  se  méprendre  à  ceci  :  Uigaudest  plus  [(ureiiieu*, 
français,  et  ehezLargillière  il  se  mêle,  par  éducation  d'ailleurs,  une  légère  saveur 

12 


178 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


flamande  qui  est  peut-être  ce  qui  donne  à  cette  peinture  son  air  plus  riant  "f, 
plus  épanoui. 

Largillière  avait  en  effet  passé  presque  toute   son  enfance  et  sa  jeunesse  à 


MO  «NOYER.    —    COllIÎElLLE     DE    FLEURS. 


Anvers.  Son  père  s'élant  établi  négociant  dans  cotte  ville,  l'avait  fait  revenir, 
à  l'âge  de  trois  ans,  de  Paris  où  il  était  né.  Puis  il  l'avait  envoyé  vers  la 
dixième  année  h  Londres,  où  il  était  resté  près  de  deux   ans,  et,  de  retour  à 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


17!) 


Anvers,  ie  jeune  Largillière,  ([iii  déjà  dessinait,  était  entré  dans  l'atelier 
d'un  peintre  nommé  Goebow,  ou  Gouheau.  A  di\-liiiit  ans  il  avait  Iroiivé  à 
s'employer,  auprès  de  Pierre  Lély,  à  des  travaux  et  restaurations  du  cliàtcau 
de  \\'iiidsor,  et  une  de  ces  resiauralions,  particulièrement  heureuse,   lui  avait 


valu  l'allention  de  Charles  11.  La  persécution  des  catholi((ues  l'ayant  de  nou- 
veau induit  ù  quitter  l'.Angleterre,  il  était  venu  ;\  Paris.  Il  y  avait  fait  ([uelqnes 
portraits,  entre  autres  celui  de  \;\n  der  Moiilcii.  dont  il  a\ait  gagné  l'amitié 
ainsi  que  celle  de  Le  l'.run,  (jui  le  [irotcgcait  et  le  déluurnail  déliiiilivement 


180  llIMMlItl-   JMJI'LLAlIil-;  DK  LA  l'tilMURE. 

d'accepter  les  ollres  iMillantes  qu'on   lui  faisait  maintenant  d'Angleterre  (1). 

Le  grand  portrait  de  Le  Brun,  assis,  enveloppé  d'une  robe  de  chambre  de 
velours  rouge,  et  entouré  d'esquisses,  de  cartons,  d'antiques,  est  le  morceau  de 
réception  de  Largillière  à  l'Académie.  C'est  un  fort  beau  et  sobre  morceau,  qui 
fut  pendant  longtemps  tout  ce  que  le  Louvre  possédait  de  l'artiste,  jusqu'au 
moment  où  la  collection  La  Gaze  fit  entrer  au  musée  l'admirable  trio  que  nous 
venons  de  voir,  l'opulent  portrait  du  Président  de  Laage^  dont  on  ne  remarque 
pas  assez,  à  cause  de  sa  place  défavorable,  la  belle  et  forte  harmonie  en  brun, 
vert  et  or,  la  riche  esquisse  d'un  grand  tableau  détruit  :  le  Prévôt  des  marchands 
et  les  échevins  de  la  ville  de  Paris  ;  enfin  divers  autres  portraits  qui  doivent  être 
fort  beaux,  et  qu'on  aimerait  à  étudier  et  à  apprécier  si  le  manque  de  place,  . 
mais  plus  encoi'e  l'inditlérence  de  la  conservation  du  musée,  ne  les  laissait 
relégués  à  d'inabordables  hauteurs. 

Largillière  avait  fait  des  travaux  d'histoire  et  quelques-uns  de  ces  tableaux 
d'apparat  tels  que  le  Re/ias  donné  à  Louis  XIV  au  sujet  de  sa  convalescence 
(1687),  et  le  Mariage  du  dac  de  Bourgogne  avec  Marie- Adélaïde  de  Savoie  (1697). 
Mais  où  il  triomphe,  c'est  dans  le  portrait.  Il  fréquentait  peu  la  cour,  que  Rigaud 
surtout  peignait,  et  il  avait  plutôt  pour  »  clientèle  »  la  magistrature,  la  haute 
bourgeoisie.  Largillière  avait  épousé  la  fille  du  peintre  Forest  (1636-1712). 
Il  était  fort  lié  avec  Higaud,  et  c'était  un  aimable  homme  autant  que  savant 
peintre. 

Nous  ne  pouvons,  ces  derniers  mots  écrits,  terminer  ici  ce  qui  concerne 
Largillière  sans  rappeler  quel  savant  et  judicieux  théoricien  il  était  en  son 
art.  Oudry,  son  élève,  a  résumé  ses  entretiens,  dans  un  mémoire  :  Réflexions 
sur  la  manière  (l'étudier  la  couleur^  qui  contient  d'excellentes  choses.  Ne 
fût-ce  que  ce  trait  :  Oudry  arrivant  un  matin  chez  son  maître  et  celui-ci 
le  chargeant  d'aller  dans  le  jardin  cueillir  des  fleurs  afin  de  les  peindre  et  de 
prendre  une  bonne  leçon  de  couleur,  l'élève  rapportant  une  botte  de  fleurs  mul- 
ticolores, et  Largillière  lui  disant  avec  une  narquoise  bienveillance  :  «  C'est  pour 
vous  former  dans  la  couleur,  que  je  vous  avais  proposé  cette  étude-là.  Mais 
croyez-vous  que  le  choix  que  vous  venez  de  faire  soit  bien  propre  pour  remplir 
cet  objet?  Allez  choisir  un  paquet  de  fleurs  (jui  soient  toutes  blanches!  »  Et  il 
faut  voir  là-dessus  la  belle  leçon  de  couleur  qu'il  lui  donne.  Il  faudrait  citer 
aussi  les  fortes  et  sagaces  méthodes  qu'il  développait  pour  peindre  clairement,  en 
pleine  lumière,  et  sans  devoir  un  semblant  de  vigueur  à  d'artificiels  con- 
trastes ;  enfin  tout  un  enseignement  se  fondant  sur  l'observation  des  objets 
placés  dans  la  lumière  nainrclle. 

Au  reste,  notre  temps  a  eu  quebjuc  peu  la  fatuité  de  prétendre  avoir  décou- 

(I)  Largillière  fil  ceponJant    un  dornier  voyage  à  LondrL's  à  ravoiirniijit    de  .lacquos   II  pour 
peindre  le  roi  et  la  reine,  mais  il  repartit  au'^siti'd  après. 


ÉCOLE  FRANÇAIS!'. 


181 


vert  la  lumière  en  peinture.  Sans  doute,  de  grands  artistes  ont  analysé, 
décomposé  la  lumière  dans  ses  etl'ets  les  plus  subtils,  et  lixé  sur  Icni's  toii(!S 
les  spectacles  les  plus  éblouissants  ou   les  plus  délicats.   Mais  les  niailrcs  du 

m 


xvif  siècle  ne  sont  certainement  pas  [)arnii  les  pcinli-cs  d'autrefois  ceux  ipii 
ont  le  moins  aimé  la  pleine  lumière.  Us  out  iiralicpié.  au  |ircmier  clud',  la 
peinture  claire.   Il  suffit  de  voir  les  porli'aits  de  Largillièi('   uu  de   l{ii.'aud,   les 


182  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Le  Sueur,  \ Ihtér'œur  de  Notre-Dame,  de  Jouvenet,  etc.,  pour  voir  combien 
cette  peinture  était  cl  est  demeurée  claire. 

Il  est  vrai  que  si  nous  poursuivons  la  comparaison,  c'est  dans  le  paysage  sur- 
tout que  notre  école  contemporaine  a  cherché  ces  effets  lumineux,  et  dans  le 
paysage  pur.  Or,  au  xvif  siècle,  le  paysage  pour  lui-même,  existe  peu.  A  part 
le  magnifique  Claude  Lorrain,  et  encore  celui-ci  emprunte-t-il  le  plus  souvent 
à  un  sujet  histoi'ique  le  prétexte  de  son  tableau,  ne  voit-on  guère  chez  nous 
de  paysagistes  proprement  dits,  et  l'équivalent,  par  exemple  d'un  Huysdaël 
ou  d'un  Ilobbema,  qui  cependant  sont  du  même  temps.  Nous  avons  vu  d'ail- 
leurs que  nos  maîtres  du  xvif  siècle  ne  manquent  pas  d'un  certain  sentiment 
de  la  nature  ;  mais  elle  n'est  dans  leur  œuvre  que  l'accompagnement  et  non 
le  thème  lui-même.  Il  suffît  de  se  reporter  à  ce  que  nous  avons  dit  de  Poussin. 

Si  l'on  voulait  donc  faire  une  étude  approfondie  àMpaysar/e  à  cette  époque, 
ce  n'est  pas  que  les  éléments  feraient  défaut.  Mais  il  faudrait  savoir  les  dégager, 
ce  que  n'ont  pas  certainement  fait  ceux  qui  ont  nié  que  ces  peintres  eussent  la 
moindre  idée  des  beautéspurementnaturelleset  sans  arrangement.  On  analyserait, 
entre  autres,  la  .sensation  intense  du  paysage  dans  le  Retour  de  la  Fenaisoji  de 
Le  Nain;  jusque  dans  certains  grands  tableaux  d'école,  tels  que  la  Pêche 
miraculeuse  de  Jouvenet,  on  découvrirait  une  échappée  sur  un  océan  aussi 
largement  traité  que  celui  du  Naufrage  de  la  Méduse.  D'un  certain  nombre 
de  remarques  analogues  l'on  conclurait  que  ces  peintres  ri  igu  or  aie  ut  pas  la 
nature  brute,  mais  qu'ils  ne  la  préféraient  point.  Mais  nous  ne  pouvons 
nous  attarder  à  cette  étude,  et  il  nous  reste,  pour  finir  ce  chapitre,  à  dire  quel- 
ques mots  de  différents  genres,  parmi  lesquels  le  paysage,  qui  ont  occupé  dans 
l'école  d'alors  une  moindre  place. 

A  la  suite  de  Poussin,  mais  à  une  distance  considérable,  se  tient  leGuaspre  ou 
Gaspard  Dugliet(1613-107o)  à  la  fois  son  beau-frère  et  son  élève.  Mais  que  dire 
de  ce  peintre,  qui  certainement  avait  beaucoup  étudié  les  arbres,  les  ciels,  les 
rocs,  les  montagnes,  mais  ne  peut,  par  ses  arrangements  de  tout  cela,  nous 
inspirer  d'émotion?  C'est  la  formule  de  Poussin,  sans  le  génie.  Et  même  lorsque 
ce  peintre,  consciencieux  et  noble,  nous  peint  des  orages,  ce  (jui  fut  un  de  ses 
sujets  favoris  et  un  des  motifs  de  sa  réputation,  nous  demeurons  assez 
tranquilles. 

Plus  loin,  nous  trouvons  Jean  Forest  (1636-1712),  gendre  de  La  Fosse  et  beau- 
père  de  Largillière.  Ses  paysages  tendent  à  exprimer  des  sentiments  austères  ou 
terribles  :  ce  sont  donc  également  des  paysages  systématiques. 

On  voit  dans  certains  muses,  et  particulièrement  dans  ceux  d'Allemagne 
(Munich,  Dresde*,  de  beaux  paysages  dans  le  style  de  Poussin,  et  qui  ne  sont  pas 
dépourvus  de  qualités  personnelles.  Ils  sont  peuplés  de  personnages  antiques  et 
ornés,  avec  un  certain  excès,  de  monuments  et  de  fabriques.  Toutefois,  ce  qu'ily  a 


ÉCOLE  FRANÇAISt:. 


183 


d'absolument  conventionnel  dans  ce  genre,  est  racheté  par  un  sentiment  assez 
large  de  ratmosi)hère  et  des  qualités  de  peinture  assez  grasses  et  plantureuses. 
Ils  sont  de  Francisque  Millet  (1042-1080).  Bien  que  né  à  Anvers,  et  étant  resté 
jusqu'à  dix-sept  ans  dans  les  Flandres,  Millet  n'a  aucun  lien  avec  l'école  flamande  • 


aussi  le  mentionnons-nous  ici ,  et  d'ailleurs  sa  naissance  anversoise  est  aciiden  telle, 
son  père  étant  de  Dijon  et  étantvenu  s'établir  dans  le  Nord  pour  exercer  son  métier 
d'ivoirier.  On  ne  peut  que  regretter  une  éducation  et  des  modes  qui  ont  emprisonné 
un  réel  talent  de  peintre.  Millet  a  rarement  rencontré  la  simplicité,  et  Poussin 


184 


liisTuirtE  rui'LLAiiti-:  de  la  pei.ntlRI'. 


seul  pouvait  s'élever  d'un  grand  coup  de  génie  bien  au-dessus  de  telles  formules. 

Les  remarques  que  nous  avons  faites  ci-dessus  peuvent  également  s'appliquer 
à  Patel  le  père  (né  en  1020)  et  qui  est  encore  plus  froid  que  les  autres. 

Nous  rattacherons  indifféremment  à  la  décoration  ou  au  paysage,  la  peinture 


des  fleurs.  Peu  imporle  d'ailleurs,  car  les  deux  principaux  représcnlants  de  ce 
genre,  Jean-BaplislcMonnoyer  (1035-1009)  el  Blin  de  Foutenay  ont  fait  delà  fleur 
une  chose  très  apprêtée  et  très  solennelle,  sans  grâce,  sans  fraîcheur  et  sans 
imprévu.  Ici  les  idées  du  temps  font  véritablement  des  victimes  sans  nombre. 


ÉCOLK  rUANÇAISE.  183 

La  peinture  (['animaux  elde  rhasscs,  qui  devait  prendre  une  spéciale  cxlerision 
sous  le  règne  de  Louis  XV,  est  en  revanciie  représentée  avec  éclal  par  Desportes 
(I6G1-1743)  qui  fut  aussi,  comme  nous  1  avons  dit,  un  beau  et  savant  [)or(railistc. 
(Voir  son  propre  portrait  et  celui  d'un  chasseur  au  Louvre.)  Portraitiste,  il  U>  l'ut 
des  chiens  du  grand  roi,  et  ces  excellentes  bêtes  n'ont  point  de  morgue.  Elles 
échappent,  quelque  poli  que  soit  leur  poil,  et  brillants  leurs  yeux,  etbien  décou- 
plés leurs  membres,  aux  pompes  de  l'étiquette. 

La  peinture  de  chasses  est  une  suffisante  transition  pour  arriver  enfin  à  la 
peinture  debatailles.  Nous  avons  indiqué,  autre  part,  commentLe  Brun  fit  encoie, 
en  ce  genre,  sentir  sa  prépondérance.  11  faudrait  parler  ici  de  Van  der  Meulen,  et 
nous  aurions  occasion  de  l'examiner  également  comme  paysagiste.  Mais  nous  le 
considérons,  ainsi  que  nous  l'avons  fait  pour  Philippe  deChampaigne,  conimc  un 
peintre  purement  flamand,  et  nous  l'étudierons  dans  un  autre  volume.  On  ne 
citera  donc  que  le  Bourguignon  (10121-1676),  avec  ses  petites  toiles  animées, 
spirituelles,  noires  de  poudre  et  de  fumée,  et  Joseph  Parrocel  (1648-1704)  non 
moins  fougueux  et  énergique,  mais,  à  tout  prendre,  aussi  factice  et  aussi  peu 
émouvant  au  fond. 

L'art  de  tous  ces  peintres  est  fort  théâtral,  en  somme,  avec  une  apparence 
de  réalisme  qui  cède  vite  à  l'examen.  Les  maîtres  du  siècle  suivant  allaient  nous 
donner  du  véritable  réalisme,  mais,  par  une  grâce  spéciale  et  tout  à  fait  excep- 
lionnelle,  un  réalisme  paré  de  toutes  les  grâces  de  la  féerie. 


CHAPITRE     VIII 


Watteau.  —  r.illot.  —  Boucher. 


Changement  de  décor. 

«  Au  bord  d'une  mer  dont  l'azur  vague  se  confond  avec  celui  du  ciel  et  des 
lointains,  près  d'un  bouquet  d'arbres  aux  branches  légères  comme  des  plumes, 
se  dresse  une  statue  de  Vénus,  ou  plutôt  un  buste  de  la  déesse  terminée  en  gaine 
à  la  façon  des  Termes  et  des  Hermès.  Des  guirlandes  de  fleurs  s'y  suspendent.  Un 
arc  et  un  carquois  y  sont  attachés.  Non  loin  de  la  déesse,  sur  un  banc,  une  jeune 
femme  jouant  de  l'éventail  semble  hésiter  à  partir  pour  l'ile  de  Cythère.  Un 
pèlerin  agenouillé  près  d'elle  lui  chuchote  à  l'oreille  de  galantes  raisons  et  un 
petit  Amour,  le  camail  sur  les  épaules,  la  tire  par  le  pan  de  sa  robe.  11  doit  être 
du  voyage,  sans  doute.  A  côté  de  ce  groupe,  un  cavalier  prend  par  les  mains, 
pour  l'aider  à  se  lever,  une  jeune  beauté  assise  sur  le  gazon.  Un  autre  emmène 
sa  belle,  qui  ne  résiste  plus,  et  dont  il  entoure  du  bras  le  fin  corsage.  .4u  second 
phin,  trois  groupes  d'amoureux,  le  camail  au  dos,  le  bourdon  à  la  main,  se  diri- 
gent vers  la  barque  où  sont  déjà  arrivés  deux  groupes  de  pèlerins  de  la  tournure 
la  plus  svelte  et  la  plus  coquette.  Avec  quelle  élégance  la  femme  qui  va  entrer 
dans  l'esquif  relève,  par  derrière,  d'un  petit  tour  de  main,  la  traîne  de  sa  robe. 
Il  n'y  a  que  Watteau  pour  suivre  au  vol  ces  mouvements  féminins.  La  barque 
est  sculptée,  dorée,  et  porte  à  sa  proue  une  chimère  ailée,  cambrant  son  torse  et 
renversant  sa  tète  dans  une  coquille  à  cannelures.  Des  rameurs  demi-nus  la 
manœuvrent  et  de  petits  Amours  en  déploient  la  tente.  Au-dessus  de  l'esquif, 
dans  des  tourbillons  de  légères  vapeurs,  pareilles  à  des  gazes  d'argent,  volent, 
se  roulent  et  jouent  des  Cupidons  enfants,  dont  l'un  agite  une  torche.  Voilà  bien 
à  peu  près  les  principaux  linéaments  de  la  composition  et  la  place  des  person- 
nages. Mais  quels  mots  pourraient,  exprimer  ce  coloris  tendre,  vaporeux,  idéal, 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


187 


si  bien  choisi  pour  un  rêve  de  jeunesse  et  de  bonlieur,  noyé  de  frais  a/ur  et  de 

brume  lumineuse  dans  les  lointains,  réchautl'é  de  blondes  transparences  sur  les 

premiers  plans,  vrai  comme  la  nature  et  brillant  comme  une  apothéose  d'opéra.  » 

Ce  décor  chatoyant  et  capricieux,  (jui  succède  soudain  au  décor  pompeux  di 


Louis  XIV,  sous  le  propre  règne  de  Louis  XIV,  c'est  le  décor  de  Watteau,  c'est 
son  parc  indéiini,  indéiiuissable,  rempla(;ant  brusquement 

..    Le  janliu  de  Le  Nùtre, 
Cori'ect,  riiliculu  cl  cliariiuiiit. 


188  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Encore  le  jardin  de  Le  Nôtre  n'est-il  charmant  pour  nous  qu'à  distance  et 
par  évocation.  Mais  à  sa  froide  régularité,  cumi)icn  ne  préférons-nous  pas  le 
perpétuel  imprévu  de  ces  horizons  à  la  fois  riches  et  vagues,  frais  et  dorés,  dont 
Théophile  Gautier  vient  de  décrire  si  bien  les  délicates  splendeurs. 

Si  l'on  admet  ([u'cn  art  le  génie  consiste  surtout  à  trouver  des  formules  abso^ 
lument  neuves  et  personnelles  pour  rendre  des  sentiments  vieux  comme  le  monde, 
par  cela  même  qu'ils  sont  des  sentiments,  il  faut  reconnaître  en  Watteau  un 
artiste  de  génie,  car  c'est  bien  lui  qui  a  inventé  ses  moyens  d'expression,  et  il 
y  est  demeuré  inimitable.  11  a  des  points  communs  avec  les  Vénitiens  et  avec  les 
Flamands,  et  il  n'est  ni  flamand  ni  vénitien  ;  son  passage  chez  Gillot  et  chez 
Audran,  ses  deux  principaux  maîtres,  a  pu,  dans  une  certaine  mesure,  influer 
sur  le  choix  de  ses  sujets,  sur  la  direction  de  ses  idées,  mais  il  ne  ressemble  en 
rien  à  Audran  ni  à  Gillot.  Enfin  il  est  Watteau,  c'est-à-dire  le  créateur,  presque 
à  peine  le  xvju'  siècle  commencé,  de  tout  ce  que  le  xviii'"  siècle  eut  en  art  de 
plus  exquis.  On  peut  dire  qu'un  artiste  ou  un  écrivain  crée  véritablement  son 
époque  quand  il  en  dégage  puissamment  la  formule,  quand  il  en  interprète  le 
sentiment  latent,  quelle  que  soit  la  dominante  de  celte  formule,  de  ce  sentiment  : 
force  ou  grâce,  sauvagerie  ou  sensibilité.  Car  n'est-ce  pas  créer  une  personne  ou 
une  société  que  de  lui  donner  la  conscience  d'elle-même  ? 

Avec  Watteau  nous  assisterons  donc  à  quelque  chose  de  plus  qu'à  un  simple 
changement  de  décor,  mais  à  un  changement  d'idées  et  de  goûts,  à  une  véritable 
révolution  esthélicjue.  On  aimeràVà paiiitxre  avec  passion  pour  la  peinture  elle- 
même,  beaucoup  plus  que  pour  l'idée  qu'elle  représente  ;  ou  plutôt  on  la  tiendra 
quitte  pour  un  bon  bout  de  temps  d'exprimer  quelque  idée  que  ce  soit,  pourvu 
qu'elle  montre  de  riches  couleurs,  une  matière  rare  et  savoureuse,  des  lignes 
élégantes,  adorables;  qu'elle  soit  l'image  voluptueuse,  spirituelle  ou  tendrement 
émue  de  la  vie,  que  ce  soit  la  vie  vivante  ou  la  vie  rêvée.  En  un  mot,  peu  im- 
portera qu'elle  soit  ou  non  une  histoire  pourvu  qu'elle  soit  une  image.  Et  la 
tendance  que  nous  venons  d'indiquer  s'incarnera  merveilleusement  en  trois  ou 
quatre  des  plus  grands  peintres  français,  au  sens  le  plus  exact  du  mot  peintre, 
c'est-à-dire  de  l'artiste  passionnément  épris  de  la  matière  picturale,  se  grisant 
de  lignes  et  de  couleurs,  pour  exprimer,  suivant  son  tempérament  particulier  : 
^^  alteau  la  grâce  et  l'esprit;  Boucher  la  volupté;  Chardin  la  tendresse  intime; 
Latour,  dans  certains  portraits  de  femme,  la  volupté  et  l'esprit.  Tout  cela,  bien 
entendu,  avec  des  mélanges  plus  ou  moins  accenlués;  il  est  é\  idcnt.  par  exemple, 
que  Watteau  est  aussi  tendre  qu'il  est  spirituel;  que  Boucher,  en  qui  domine  la 
volupté,  est  parfois  infiniment  spirituel  quoi  que  Diderot  en  ait  [)u  dire;  enfin 
que  Chardin,  tendre  avant  tout,  et  de  la  plus  honnête,  de  la  plus  pure  tendresse, 
a  aussi  beaucoup  d'esprit  à  sa  façon,  qui  est  excellente. 

Au  surplus  nous  examinerons  cela  plus  au  fond,  en  résumant  l'œuvre  et  la  vie 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


18'J 


de  Chacun  d'eux,  et  nous  commencerons,  après  cette  indicalion  ,lu  profond  chan- 


gement imminent,  parmi  porlrail  dv  W  allcau,  allravaiit  c, 


'1 peintre  aulant 


190  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEIiSTURE. 

qu'il  est,  comme  homme,  digne  d'être  chéri  par  ceux  qui  sentent  vivement  les 
choses  humaines. 

Antoine  Watteau,  né  à  Valenciennes  en  1684,  était  le  fils  d'un  couvreur.  On  a 
supposé  qu'il  n'avait  pas  trouvé  à  la  maison  paternelle  une  bien  enveloppante 
alTection  et  que  le  maître  couvreur  manifesta  peu  de  bienveillance  à  l'égard  de  la 
naissante  vocation  de  son  fils.  Ce  sont  là  des  suppositions  que  l'on  peut  adopter 
'ou  rejeter,  comme  on  voudra,  puisque  le  père  de  Watteau,  en  somme,  le  plaça 
chez  un  peintre  aussitôt  que  cette  vocation  se  fut  manifestée  d'une  façon  un  peu 
énergique,  et  que  d'ailleurs,  plus  tard,  à  deux  reprises  dans  sa  vie,  Watteau 
voulut  revoir  le  pays  natal,  qui  lui  aurait,  au  contraire,  laissé  de  mauvais  souvenirs 
s'il  y  avait  été  si  durement  traité. 

Le  jeune  garçon  fut  un  précoce  barbouilleur  :  «  Ilprofitoit,  dit  Gersaint,  un 
de  ses  biographes,  de  ses  momens  de  liberté  pour  aller  dessiner  sur  les  places 
les  différentes  scènes  comiques  que  donnent  d'ordinaire  au  public  les  marchands 
d'orviétan  et  les  charlatans  qui  courent  le  pays.  » 

N'y  a-t-il  point  là  une  piquante  indication ,  et  celui  qui  plus  tard  prendra  pour 
son  prétexte  favori  les  délicieuses  élégances  delà  comédie  italienne  est  ainsi,  dès 
l'enfance,  attiré  par  la  troupe  nomade  et  fantaisiste,  et,  pour  être  moins  brillant 
que  le  monde  théâtral  qu'il  verra  plus  tard,  il  en  prend  toujours  avec  ravisse- 
ment la  copie  et  la  vulgarisation  qu'il  trouve  à  sa  portée. 

Le  peintre  chez  qui  Watteau  fut  mis  en  apprentissage  s'appelait  Gérin. 
.Aucune  indication  exacte  de  ce  qu'il  put  faire  lui-môme  et  enseigner  à  son  élève. 
11  mourut  en  1702.  Après  ce  maître,  Watteau  en  aurait  eu  un  autre  dont  on 
ignore  cette  fois  le  nom  et  avec  lequel  il  serait  venu  à  Paris,  d'après  une  version. 
Suivant  une  autre  il  vint  tout  simplement  à  Paris,  s'y  lia  avec  un  de  ses  compa- 
triotes, nommé  Spoede  et  y  chercha  à  gagner  sa  vie  tant  bien  que  mal,  plutôt 
très  mal  que  bien.  Un  passage  de  Gersaint  confirme  encore  ce  second  thème  : 
<(  Il  quitta  la  maison  paternelle  sans  argent  et  sans  bardes,  dans  le  dessein  de 
se  réfugier  à  Paris  chez  quelque  peintre  pour  pouvoir  y  faire  quelques  pro- 
grès. »  11  n'eut  pas  en  cela  beaucoup  de  chance.  Loin  de  tomber,  comme  dit 
une  autre  légende,  chez  un  peintre  décorateur  qui  l'aurait  introduit  tout  de  go 
à  l'Opéra  (et  l'on  voit  combien  cette  légende  serait  brillante  et  flatteuse),  le 
pauvre  Watteau  trouva  d'abord  quelque  médiocre  besogne  chez  un  peintre  assez 
mal  achalandé,  Métayer,  puis,  bienlùl  après,  chez  un  singulier  industriel  du  pont 
Notre-Dame  qui  avait  la  spécialité  de  «  faire  faire,  dit  spirituellement  M.  Paul 
Mantz,  à  des  jeunes  gens  mal  payés,  des  tableaux  à  la  douzaine,  copies  d'un 
original  sans  cesse  reproduit,  peintures  grossières  destinées  aux  églises  de  vil- 
lage, pastiches  approximatifs  dédiés  aux  amateurs  sans  défense  ». 

Watteau  pour  exécuter  ces  pastiches  à  la  journée,  pastiches  qui  ne  devaient 
guère  le  mettre  à  même  de  «  faire  quelques  progrès  »,  notamment  un  certain 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


191 


Saint  Nicolas  et  une  Vieille  femme  à  lunelles  de  Gérard  Dow,  avait  trois  livres  par 
semaine  et  une  soupe  tous  les  jours.  Le  pauvre  hère,  inconnu,  sans  relations, 
sans  ressources,  dnt  faire,  pendant  cette  période  de  sa  vie,  d'assez  douloureuses 
réflexions  et  probablement  sa  sanlé  en  fut  aussi  durement  éprouvée,  et  pour  le 
reste  de  sa  vie.  Mais,  basle  !  d'humeur  douce  et  mélancolique,  mais  avec  un  fond 
narquois  et  non  dépourvu  de  causticité,  il  en  était  quitte  pour  exécuter,  à  la  fin, 
parcœ(//',  ses  «  Saint  Nicolas  »  et  ses  «  Vieilles  liseuses  »,  en  attendant  mieux. 
Puis,  qui  pourrait  dire  quel  était  en  ce  moment  son  rêve  d'art? 

Le  mieux  fut  de  l'excellent.  La  preuve  que  Watteau  n'avait  peut-être  pas  tout 


LE    POnTIiAIT. 


à  fait  perdu  son  temps  tout  en  se  livrant  à  ses  mécaniques  besognes,  c'est  que 
certains  dessins  de  lui  tombèrent  sous  les  yeux  d'un  maître  dont  l'opinion  favo- 
rable et  la  protection  devaient  avoir  pour  lui  une  valeur  et  une  importance 
singulières,  Claude  Gillot,  et  que  ces  essais  d'un  inconnu  ne  déplurent  point  au 
charmant  fantaisiste. 

11  nous  faut  dire  ici  quelques  mots  de  Gillot  avant  de  reprendre  l'histoire  de 
Watteau.  Gillot  (né  à  Langres  en  1073,  mort  en  1722)  doit  être  considéré 
comme  non  seulement  le  maître  de  Watteau,  mais  comme  un  précurseur  de 
cette  aimable  liberté,  de  cette  gaieté  pimpante  et  chantante,  dont  nous  disions 
tout  à  l'heure  l'avènement. 

Agé  d'onze  ans  de  plus  que  Watteau,  il  était  déjà,  lorsqu'il  le  rencontra, 
en  possession  d'une  pleine  célébrité.  La  vivacité  de  son  imagination, 
l'esprit  d'un  crayon  agile,  mo(|ueur,  volontairement  et  heureusement  négligent, 


192  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

lui  faisaient  une  personnalité  vraiment  rare.  Décorateur,  habilleur,  dessinateur 
des  scènes  prestes  et  joyeuses  de  la  comédie  italienne  ou  de  fantaisies  mytho- 
logiques où  s'ébattaient  de  très  vivantes  dryades  et  des  faunes  espiègles,  Gillot 
créait  vraiment  un  genre.  Non  que  l'introduction  de  ces  personnages  fût  une 
nouveauté  en  elle-même,  mais  sous  le  crayon  animé,  jaillissant,  perpétuellement 
improvisateur  de  Gillot,  ils  cessèrent  complètement  de  se  prendre  au  sérieux  ; 
ils  descendirent,  pour  s'étirer,  de  leurs  rinceaux  et  de  leurs  arabesques  un 
peu  raphaélesques  et  académiques. 

On  a  conservé  fort  peu  de  chose  de  l'œuvre  gravée  et  dessinée  de  Gillot, 
presque  rien  de  son  œuvre  peinte;  mais  le  peu  que  l'on  possède,  dessins  à  la 
sanguine  de  la  Comédie-Italienne  (musée  du  Louvre,  etc.),  gravures  enlevées 
d'une  pointe  légère,  décorations  de  paravents,  modèles  de  tapisseries,  de 
clavecins,  ornementations  d'arquebuserie,  etc.,  etc.,  tout  cela  part  d'un  esprit 
vif  et  brillant,  d'une  main  agile,  et  montre  l'influence  de  Gillot  sur  rémanci- 
pation  de  l'art  ornemental  de  son  temps. 

11  fut,  en  1713,  agréé  de  l'Académie  sur  un  tableau  de  Don  Qt/chotle,  qui 
convenait  tout  à  fait  à  sa  verve,  et  reçu  académicien  sur  un  Christ  qui  va  être 
atluclié  à  la  croix,  qui  était  beaucoup  moins  son  affaire.  Il  serait  fort  amusant 
d'étudier  et  de  portraiturer  plus  en  détail  cet  homme  d'esprit  et  de  bon  sens, 
fréquentant  dans  le  monde  comme  chez  les  comédiens,  aimé,  gai,  spirituel 
et  très  philosophe  dans  les  moments  difficiles,  tels  que  celui  de  sa  ruine  lors 
de  la  déconfiture  de  Law. 

Le  maître  et  l'élève  se  brouillèrent  au  bout  de  peu  de  temps.  «  Soit  que 
Gillot,  dit  Caylus,  en  eût  agi  par  le  motif  d'une  jalousie  que  bien  des  gens  lui  ont 
attribuée,  soit  qu'à  la  fin  il  se  rendît  justice  et  convînt  que  son  élève  l'avait 
surpassé,  il  quitta  la  peinture  et  se  livra  au  dessin  et  à  la  gravure  à  l'eau-forte 
dans  laquelle  il  sera  à  jamais  célèbre  par  l'intelligence  et  l'agrément  de  la  com- 
position. »  Il  paraît  plus  vraisemblable  que  c'est  son  goût  personnel  qui  le  porta 
à  la  fin  à  préférer  exclusivement  ces  moyens  plus  expéditifs  et  d'ailleurs  très 
complets  en  eux. 

Et  cette  brouille  elle-même?  Voici  comment  s'explique  Gersaint  là-dessus  : 
o  Watteau  n'a  guère  puisé  chez  Gillot  qu'un  certain  goût  pour  les  grotesques  et 
le  comique,  et  aussi  pour  les  sujets  modernes  dans  lesquels  il  a  donné  par  la 
suite.  Il  faut  cependant  avouer  qu'il  se  débrouilla  totalement  chez  lui  et  qu'il 
commença  à  donner  alors  des  marques  plus  vives  d'un  talent  qu'il  devait  pousser 
Idin.  .la mais  caractères  d'hommes  n'eurent  plus  de  ressemblance  :  mais  comme 
ils  avaient  les  mêmes  défauts,  jamais  aussi  il  ne  s'en  trouva  de  plus  incompa- 
tibles. Ils  ne  purent  vivre  longtemps  ensemble  avec  intelligence  ;  aucune  faute 
ne  se  passait  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre  et  ils  furent  enfin  obligés  de  se  séparer 
tous  les  deux  d'une  manière  assez  désobligeante  des  deux  parts  :  quelques-uns 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  1^3 

mrme  veulent  que  ce  soit  une  jalousie  malentendue  que  GiUot  prit  contre  son 
disciple,  qui  occasionna  cette  séparation;  mais  ce  qui  est  vrai  c  est  -lu  ils  se 


\V»I  1H41.    —     LEbLAl;i'OI,liTtli. 


nuilloront  an  moins  avec  anlanlck.  sali.furlion  .(n'ils  sV.|aienlanpa,-avant  nn,s.  . 
'  A  n  ns  lonl  de  snile  que,  sun.dou.e,  Wallean  et  GiUol  „ enren  p  us>an,a,s 
de  Xrls  asddns.  .nuis  que  celle  ialou.ie  dont  on  .en.blc  avel.  taMuel,,ne 


194  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

bruit  est  en  partie  démentie  par  ce  simple  fait  :  Gillot,  le  })lus  irrégulier,  le 
moins  ponctuel  des  hommes  et  le  moins  assidu  des  académiciens,  tint  plus  tard 
à  venir  prendre  part  à  la  séance  oii  Watteau  fut  reçu  de  l'Académie. 

(Juoi  qu'il  en  soit,  une  indication  excellente  demeure  tout  à  fait  acquise  de  ce 
récit  de  Gersaint  :  c'est  que  Watteau  chez  Gillot  trouva  l'orientation  de  ses  idées, 
le  choix  d'un  certain  ordre  de  sujets  plaisants,  animés,  et  sans  aucune  morgue; 
entin  la  troupe  à  peu  près  complète  de  ses  personnages  :  soit  les  acteurs  et 
actrices  de  la  Comédie-Italienne.  Après  son  départ  de  chez  Gillot  et  son  entrée 
chez  un  autre  peintre  en  vue,  il  allait  trouver  encore  bien  mieux,  son  maître, 
ou  pour  mieux  parler,  ses  maîtres,  les  grands  flamands. 

Le  peintre  chez  lequel  entrait  Watteau  était  Audran,  de  qui  nous  avons  parlé 
et  qui  exerçait  alors  les  fonctions  de  «  concierge  »  (c'est-à-dire  de  conservateur) 
du  palais  du  Luxembourg.  Audran,  dont  nous  avons  dit  la  verve  décorative 
ingénieuse  et  noble,  employa  Watteau  à  ses  travaux  et  celui-ci  lui  fut  certaine- 
ment de  bon  service  tant  pour  la  légèreté  de  son  pinceau  que  pour  son  goût  et 
son  imagination  qui  commençaient  à  avoir  conscience  d'eux-mêmes.  Disons  à  ce 
propos  que  chez  Audran  comme  chez  Gillot,  notre  artiste  se  perfectionna  dans 
la  peinture  purement  ornementale,  et  que  les  dessus  de  clavecin,  les  éventails, 
les  paravents,  trumeaux,  etc.,  qu'il  exécuta  sont  au  rang  de  ses  plus  exquises  et 
de  ses  plus  originales  productions.  Elles  ont  été  gravées,  et  dans  le  travail  sur 
l'art  décoratif  que  nous  avons  cité  plus  haut,  nous  avons  longuement  parlé  de  ces 
compositions  adorables,  de  ces  combinaisons  si  fines  de  personnages,  ou  plutôt 
de  travestis  réels,  et  de  feuillages,  de  branchettes,  de  coquilles,  de  spirituels 
accessoires,  de  toutes  sortes  de  motifs  mignons  :  dénicheurs  de  moineaux, 
buveurs,  scènes  de  galanterie,  parties  d'escarpolette,  etc.,  etc. 

En  même  temps  qu'il  secondait  Audran  et  cette  fois  faisait  non  plus  «  quelques 
progrès  »  mais  achevait  la  complète  conquête  de  son  génie,  Watteau  était  à 
môme  devoir  au  Luxembourg,  les  opulentes  et  magistrales  peintures  de  Rubens, 
de  Jordaeus,  de  Van  Dyck,  enfin  ceux  qui  devaient  achever  de  le  passionner 
pour  la  grasse  et  généreuse  peinture.  Son  véritable  maître  fut  donc  Rubens, 
et  Gillot  ainsi  qu' Audran  furent  simplement  ses  «  moniteurs  ».  Au  reste  nous 
avons  le  témoignage  de  Watteau  lui-même,  témoignage  vraiment  précieux  et 
caractéristique  de  son  admiration  pour  Rubens,  et  bien  que  nous  n'en  soyons 
pas  encore  h  la  partie  de  sa  vie  où  il  adressa  cette  lettre,  il  nous  faut  nous 
hàler  de  la  transcrire. 

«  Monsieur,  écrivait-il  à  M.  de  Julienne  (un  de  ses  amateurs  et  protecteurs  les 
plus  étroitement  affectueux).  Ilapleu  à  M.  l'abbé  de  Noirterre  de  me  faire  l'envoi 
de  cette  toile  de  P.  Rubens  où  il  y  a  les  deux  testes  d'anges,  et  au-dessous  sur  le 
nuage  cette  figure  de  femme  plongée  dans  la  contemplation.  Rien  n'aurait  sçu  me 
rendre  plus  heureux  assurément  si  je  ne  restois  persuadé  que  c'est  par  l'aniilié 


ÉCOLE  FRAXCAISt-:. 


195 


qu'il  a  pour  vous  et  pour  xM.  votre  neveu,  que  M.  de  Noirterre  se  dessaisit  en  ma 
faveur  d'une  aussi  rare  peinture  que  celle-là.  Depuis  ce  moment  où  je  l'ai  reçue 
je  ne  puis  rester  en  repos,  et  mes  yeux  ne  se  lassent  pas  de  se  retourner  vers  le 
pupitre  où  je  l'ai  placée  comme  dessus  un  tuhernucle  !  On  ne  saurait  se  persuader 


facilement  que  P.  Ruliens  eùl  jaiimis  licii  fait  de  plus  achevé  que  cette  loile.  Il 
vous  plaira,  Monsieur,  de  faire  agréer  mes  véritables  remerciements  à  Monsieur 
l'abbé  de  Noirterre  jusqu'à  ce  que  je  puisse  les  lui  adresser  par  nioy-mènie.  .le 
prendrai  le  moment  du  messager  d'Oi'léans  pour  lui  escrire  et  lui  envoier  le 
tableau  du  Repos  de  la  Sainte  Fdinille  que  je  lui  destine  en  reconnaissance.  » 
Quel  enthousiasme,  quelle  adoration  pour  le  grand  peintre  flamand  se  lisent 


196  HISTUIRE  POPULAIRE  DE  LA  PELMl  RE. 

dans  cette  lotlro  de  Watteau,  ordinairement  assez  froid  et  laconique  dans  sa 
correspondance  tout  comme  dans  sa  conversation.  Sans  doute,  à  ce  moment,  dans 
la  dernière  partie  de  vie,  il  se  souvientavec  émotion,  avec  tendresse,  des  jeunes 
années  où  chez  Audran  son  âme  s'éveillait  en  présence  de  la  série  de  Marie  de 
Médicis,  où  il  s'éprenait  d'admiration  pour  cette  peinture  blonde,  lumineuse, 
savoureuse,  pétrie  de  vie  et  de  soleil.  On  sent  (jue  le  maître  d'Anvers  avait  laissé 
en  son  esprit  les  ineffaçables  traces  des  premiers  et  si  féconds  enthousiasmes 
que  provoque,  chez  un  jeune  et  exceptionnel  talent,  la  découverte  des  œuvres  des 
grands  hommes  qui  correspondent  le  mieux  à  sa  propre  aspiration. 

Watteau  donc,  achevait  chez  Audran  de  «  se  débrouiller  totalement  »  ;  il 
trouvait  même  au  Luxembourg  jusqu'au  paysage  qu'il  devait  varier  à  l'infini 
en  le  donnant  comme  cadre  à  ses  héros  et  héroïnes  de  prédilection.  Dans  sa 
biographie,  le  comte  de  Caylus  (1)  dit  qu'il  <(  copioil  et  étudioit  avec  avidité  les 
plus  beaux  ouvrages  du  maître  d'Anvers  et  qu'il  dessinoit  sans  cesse  les  arbres 
de  ce  beau  jardin  qui,  brut  et  moins  peigné  que  ceux  des  autres  maisons  royales, 
lui  fournissoit  dés  points  de  vue  infinis.  »  C'est  bien  cela,  et  l'on  pourrait  presque 
encore,  à  certaines  heures  de  la  soirée,  évoquer  le  souvenir  des  décors  qui 
avaient  si  vivement  séduit  l'imagination  de  Watteau,  dans  ce  Luxembourg  sans 
doute  bien  défiguré,  mais  qui  a  pourtant  beaucoup  moins  souffert  encore  que 
les  Tuileries.  Quand  le  jour  baisse  et  que  le  ciel  se  dore  et  s'empourpre,  en  se 
plaçant  dans  certains  coins  d'où  l'on  n'aperçoit  plus  les  maisons  ou  les  édifices 
avoisinants,  on  peut  voir  les  beaux  et  légers  panaches  des  grands  arbres  former 
un  fond  magnifujucment  riche  et  nuancé;  les  allées  sont  belles,  spacieuses, 
certaines  s'enfoncent  par  de  douces  inflexions;  les  promeneurs  passent  comme 
des  ombres  devant  les  yeux  distraits  et  émerveillés,  et  l'on  ne  serait  point 
surpris  de  les  voir  soudain  vêtus  en  Gilles  ou  en  Trivelins,  avec  des  promeneuses 
au  bras,  juchées  sur  de  hauts  talons  et  revêtues  de  robes  de  satin  multicolore 
dont  la  longue  traîne  partirait  en  grands  plis  du  haut  de  la  ruche  des  épaules. 

Voilà  Watteau  vers  la  vingt-cinquième  année,  on  possession  de  tout  ce 
dont  il  avait  besoin,  son  dieu,  sa  troupe  et  son  théâtre.  Mais  arrêtons-nous 
une  minute  à  discuter  ceci.  Nous  ne  voulons  pas  entendre  par  là  que  \\'atteau 
ait  composé  son  talent  d'influences  diverses.  A  Rubens,  à  Gillot,  à  Audran,  à  la 
Comédie-Italienne,  au  Luxembourg,  il  doit  tout  et  ne  doit  rien.  Un  tempérament 
comme  le  sien  n'a  besoin  que  de  prétextes  pour  se  manifester,  et  de  motifs 
d'excitation  pour  donner  le  meilleur  de  lui-même.  Bien  qu'éduqué  par  les 
Flamands  et  capricieux  historiographe  des  comédiens  italiens,  c'est  un  peintre 
français,  profondément  et  exclusivement  français.  Il  ne  procède  d'aucun  de 

(1)  Celte  Vie  de  Wntlcaii,  par  le  comte  de  Caylus,  a  été  retrouvée  i)ai'  les  frères  Je  Goncourl.  El  à 
ce  propos,  disons  une  fois  pour  toutes  que  cesl  à  ces  deux  mailrcs  écrivains  que  l'on  doit  tout  ce  qui 
a  été  écrit  de  jiUis  exipiis,  de  [dus  sagace  et  de  dédnilif  sur  l'arl  fiançais  au  xvui'  siècle. 


ÉCOLE  FR.\>C.\ISE. 


197 


ceux  (jiii  lui  ont  ouvert  les  yeu\  ou  facililù  les  di'liuts.  C'est  à  lui  et  i\  lui  seul 
(ju'il  doit  cette  gnice  et  cette  finesse  de  l'expression,  cette  fleur  des  chairs,  ces 
yeux  si  doux  et  si  brillants  de  ses  femmes,  cette  manière  souple,  chaud(;. 
éclatante  de  rendre  les  élolfes,  de  faire  apparaître  un  paysage.  Dessinant  et 
peignant  sans  relâche  il  perfectionnera  sans  doute  sa  manière,  l'assouplira, 
l'enrichira,  lui  donnera  du  corps  et  de  la  saveur  par  un  labeur  acharni';,  par  un 
amour  de  son  métier  (|ui  ira  creusant  et  minant  sa  pauvre  carcasse  débile,  mais 
cette  langue,  il  la  possédée  et  créée  dés  les  premiers  temps.  Elle  a  été  comme 


W  A  T  T  f  A  II .    —    P  A  r.  T  1  E    C  A  1'.  R  É  E. 


le  jaillissement,  l'iMuanation  naturelle  de  son  esprit,  l'expression  rigoureuse  de 
sa  vision,  de  son  esprit  élégant  et  tendre,  et  cela,  il  ne  le  doit  à  personne,  pas 
même  à  Rubens.  Tout  ce  que  fait  un  tel  peintre  n'est  que  signes,  que  prétextes, 
et  peu  importe  qu'il  pi'igne  des  réalités  ou  des  travestissements,  des  décors 
vrais  ou  des  décors  imaginés;  tout  est  pour  lui  assimilation,  et  ce  n'est  pas 
Voccasion  mais  ['accent  qui  décèle  le  grand  peintre. 

Au  bout  de  quelques  nuu's,  ^^'atteau  couunença  à  trouver  le  temps  long 
chez  Audran  et  par  désirer  un  peu  s'en  aller  de  par  le  monde  et  conquérir  tout 
h  fuit  sa  lilicil('.  [lieu  ijuAuihau  fût  un  excellent  honuur,  ici  se  place  une  petite 
scène  assez  piquiuilr  ci  liicn  liiini.iiuc.  W'alleau,  dans  ses  moments  de  loisir, 
avait  composé  un  priil  luldcau.  un  JJcj,arl  de  (roupcs,  tri  qiu'  ceux  qu'il  lit  un 


198  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

peu  plus  tard  assez  nombreux  et  dans  lesquels,  au  milieu  de  charmants 
paysages,  il  groupait  des  soldats,  des  charrettes,  des  fourgons,  des  tentes,  sans 
oublier  quelques  très  accortes  vivandières  et  autres  compagnes  des  expédi- 
tionnaires, destinées  à  charmer  les  loisirs  du  camp.  Le  tableau  était  exquis, 
c'était  déjà  tout  Watteau,  et  Audran  consulté  par  son  élève  n'eut  garde  de  ne 
pas  s'en  apercevoir.  Mais  craignant  de  perdre  bientôt  un  bon  collaborateur,  il 
le  dissuada,  ou  tenta  de  le  dissuader  de  s'occuper  de  ces  frivolités.  Avec  un 
caractère  mobile,  inquiet  et  indépendant  comme  celui  du  jeune  peintre, 
on  devine  que  le  conseil  était  tout  au  moins  naïf. 

Watteau  prétexta  un  violent  désir  de  retourner  pour  quelque  temps  à 
Valenciennes.  Il  ne  lui  manquait  que  l'argent.  Le  Départ  de  troupes  le  sauva 
précisément.  Son  camarade  Spoede  lui  fit  faire  la  connaissance  de  M.  Sirois,  un 
amateur,  beau-père  de  Caylus,  qui  acheta  la  petite  peinture  soixante  livres  et 
en  commanda  une  autre,  une  Halle  cFanjïée,  moyennant  deux  cents  livres.  C'était 
pour  la  première  fois  la  fortune  qui  tintait  dans  la  poche  de  Watteau,  et  la 
liberté  qui  s'ouvrait,  enivrante,  devant  lui.  Il  ne  resta  d'ailleurs  que  peu  de 
temps  à  Valenciennes,  où  du  moins  il  se  lia  d'amitié  avec  un  brave  officier  et 
un  excellent  homme,  Antoine  de  La  Roque,  qu'il  connut  au  lendemain  de 
la  bataille  de  Alalplaquet  où  La  Hocpie  avait  été  grièvement  blessé.  La  Roque, 
qui  devait  devenir  directeur  du  3hrci(re  de  France,  fut  plus  tard  un  admirateur 
et  un  acheteur  assidu  des  œuvres  de  Watteau. 

C'est  vers  ce  moment  que  Walteau  exécuta  cette  ravissante  série  de  tableaux 
militaires  dont  nous  venons  de  parler. 

En  1712  nous  le  retrouvons  à  Paris  et  cette  fois  en  belles  relations.  Il  est 
installé  en  l'hôtel  du  financier  Crozat,  grand  amateur  de  peinture,  pour  lequel  il 
exécute  d'importantes  décorations.  Là  aussi,  vraisemblablement,  il  lie  connais- 
sance avec  l'académicien  La  Fosse,  qui  lui  fut  d'un  actif  appui  pour  son  entrée  à 
l'Académie,  bien  que  les  circonstances  de  cette  entrée  et  jusqu'aux  paroles  de 
La  Fosse  semblent  avoir  été  très  «  arrangées  »  par  Gersainl. 

La  légende  est  trop  connue  pour  que  nous  fassions  autre  chose  que  de  la 
résumer.  Watteau  voulait  obtenir  la  protection  de  l'Académie  afin  de  pouvoir 
aller  en  Italie.  Il  avait  déjà  concouru  en  1709  et  avait  été  classé  second,  avec 
un  sujet  qui  ne  paraît  vraiment  pas  avoir  dû  être  bien  dans  son  goût  :  David 
accordant  à  Ablfjdil  le  pardon  île  Nahail!  11  fait  porter  dans  la  salle  par  où  pas- 
sent les  académiciens  les  deux  petits  tableaux  achetés  par  Sirois.  Les  peintres 
s'arrêtent,  s'enquièrent,  et  La  Fosse  dit  au  jeune  homme,  introduit  dans  la 
salle  :  «  Mon  ami,  vous  en  savez  plus  que  nous,...  nous  vous  regardons  comme 
un  des  nôtres.  » 

Tout  cola  est  très  inexact  et  de  plus  très  invraisemblable.  Ce  n'est  même 
pas  sur  ses  deux  panneaux  de  scènes  militaires  qu'il  fut  agréé  ;  une  des  peintures 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  199 

présentées  par  lui  était  les  Jaloux^  ce  qui  indique  au  contraire  que  déjà  le  peintre 
avait  inauguré  ses  sujets  capricieux  et  amoureux,  empruntes  en  partie  au 
théâtre,  en  partie  au  monde,  et  en  meilleure  encore  à  son  rêve  d'élégances. 

Ce  qu'il  y  a,  en  tous  les  cas,  de  bien  acquis,  c'est  que  Watteau  n'alla  pas  en 
Italie.  Ce  n'est  pas  un  des  moins  précieux  exemples  à  ajouter  à  notre  collection 
de  peintres  français  vraiment  personnels  n'ayant  point  fait  le  fatal  voyage. 
Nous  devons  tout  de  suite  dire  que  si  le  xviii'  siècle,  dans  toute  l'histoire  de  la 
peinture  française,  est  un  des  plus  originaux,  des  plus  fortement  marqués  d'un 
caractère  d'esprit  et  de  race,  c'est  que  les  plus  grands  de  ses  artistes  n'allèrent 
pas  en  Italie,  ou  furent  absolument  préservés  de  son  influence.  Nous  avons 
déjà  trop  insisté  là-dessus  pour  que  les  conclusions  ne  se  dégagent  point  toutes 
seules  de  ces  simples  faits  :  Watteau,  Chardin,  Lancret,  Pater,  Nattier,  Oudry, 
n'allèrent  pas  en  Italie  ;  Boucher  y  alla  mais  s'y  «  ennuya  à  périr  »  ;  Greuze  fit 
également  le  voyage,  mais  tout  son  temps  fut  occupé  par  de  romanesques 
intrigues  beaucoup  plus  que  par  la  peinture  ;  Fragonard  s'y  désola  devant  les 
grands  maîtres,  mais  s'y  amusa  dans  les  petits  chemins.  Une  fois  pour  toutes,  on 
verra,  quand  nous  traiterons  delapeinture  italienne,  que  ce  n'est  pas  à  cet  art  lui- 
même  (|ue  nous  avons  ici  cherché  querelle,  mais  à  son  influence,  ce  qui  est 
tout  autre  chose. 

Watteau  a  maintenant  la  vogue;  ses  décorations  chez  Crozat,  ses  ta- 
bleaux de  genre,  demandés  par  des  amateurs  vraiment  délicats  et  libéraux, 
Julienne,  La  Uoque,  le  marchand  Gersaint,  etc.,  l'ont  mis  tout  à  fait  en  vue.  Et 
c'est  alors  précisément  que  loin  d'être  gâtée  par  le  succès,  sa  conscience  s'affine 
encore  et  devient  un  véritable  tourment  artistique,  qui  influe  sur  son  humeur 
comme  sur  sa  santé,  sans  que  le  travail  d'ailleurs  s'en  ressente  une  minute. 
Pauvre  Watteau  !  il  semble  qu'il  mette  ses  bouchées  doubles,  comme  on  dit,  et 
que  sentant  sa  fin,  non  tout  à  fait  prochaine  évidemment,  mais  plus  rapprochée 
pour  lui  que  pour  le  commun  des  hommes,  il  ne  veuille  pas  perdre  un  trait  de 
crayon,  une  touche  de  pinceau,  et  qu'il  se  dérobe  d'autant  plus  farouchement 
à  la  compagnie  envahissante  et  si  ruineuse  des  importuns. 

Voyez  ce  portrait  que  les  frères  de  Concourt  ont  tracé  si  vivement  de  lui  que 
ce  serait  folie  et  outrecuidance  d'en  jamais  tenter  un  autre.  Il  vous  dira  déjà 
presque  tout  l'homme. 

«  Le  voilà  jeune,  pris  au  vif:  un  masque  inquiet,  maigre  et  nerveux;  le 
sourcil  arqué  et  fébrile,  l'œil  noir,  grand,  remuant;  le  nez  long  et  décharné  ;  la 
bouche  triste,  sèche,  aiguë  de  contour,  avec,  des  ailes  du  nez  au  coin  des  lèvres, 
un  grand  pli  de  chair  tiraillant  la  face.  Et,  de  portraits  en  portraits,  comme 
d'années  en  années  vous  le  verrez  aller  maigrissant  et  mélancolique,  ses  longs 
doigts  perdus  dans  ses  amples  manchettes  ;  son  habit  plissé  sur  sapoitrine  osseuse, 
vieillard  à  trente  ans,  les  yeux  enfoncés,  la  bouche  serrée,  le  visage  anguleux. 


20i)  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

ne  gardant  que  son  beau  front,  respecté  des  longues  boucles  d'une  perruque  à 
la  Louis  XIV.   » 

Et  maintenant  lisez  encore  ces  portraits  moraux  par  des  contemporains  et 
amis,  qui,  comme  tous  les  amis,  ont  juste  la  stricte  bienveillance,  mais  pas 
toujours  une  grande  perspicacité  morale.  Gersaint  écrit  :  «  Watteau  étoit  de 
moyenne  taille  et  d'une  faible  constitution,  il  avoit  le  caractère  inquiet  et 
changeant,  il  étoit  entier  dans  ses  volontés,  libertin  d'esprit  mais  sage  de  mœurs; 
impatient,  timide,  d'un  abord  froid  et  embarrassé,  discret  et  réservé  avec  les 
inconnus,  bon,  mais  difficile  ainsi  ;  misantlirope,  même  criti(iue  malin  et  mor- 
dant, toujours  mécontent  de  lui-même  et  des  autres,  et  pardonnant  difficile- 
ment; il  aimoit  beaucoup  la  lecture;  c'étoit  l'unique  amusement  qu'il  se  pro- 
curoit  dans  son  loisir;  quoique  sans  lettres,  il  décidoit  assez  sainement  d'un 
ouvrage  d'esprit.  » 

Nous  pensons  qu'on  sentira  cette  nuance  :  pour  nous,  ce  portrait  de  Gersaint 
n'est  pas  dépourvu  d'affection,  mais  il  est  sans  tendresse  bien  profonde. 
Beaucoup  plus  chaleureux,  et  de  cette  chaleur  de  cœur  qui  ne  se  trompe 
pas,  est  le  portrait  tracé  par  le  bon  et  sensible  M.  de  Julienne  : 

«  Watteau  étoit  de  moyenne  taille  et  de  constitution  foible;  il  avoit  l'esprit 
vif  et  pénétrant  et  les  sentiments  élevés,  il  parlait  peu,  mais  bien,  et  écrivoit 
de  même,  il  méditoit  presque  toujours;  grand  admirateur  de  la  nature  et  de 
tous  les  maîtres  qui  l'ont  copiée,  le  travail  l'avoit  rendu  un  peu  mélancolique. 
D'un  abord  froid  et  embarrassé,  ce  qui  le  rendoit  quelquefois  incommode  à  ses 
amis  et  souvent  à  lui-même,  il  n'avait  point  d'autre  défaut  que  celui  de  l'indiffé- 
rence et  d'aimer  le  changement.  » 

A  part  le  dernier  trait,  qui  est  la  simple  constatation  d'un  homme  du 
monde  habitué  aux  plaisirs  d'une  conversation  enjouée  et  les  recherchant,  et 
encore  cette  constatation  atténuée  par  la  bonne  et  douce  fin  de  la  phrase,  ce 
porlrait-là  est  bien  plus  vivement  senti,  et  l'on  se  porterait  garant  qu'il  ne 
renferme  aucune  amicale  flatterie. 

Caylus,  esprit  vif  et  malin,  sentant  justement  les  choses  d'art  et  par  cela 
forcément  admirateur  de  Watteau,  mais  aussi  imbu  de  maints  préjugés 
académiques  ou  mondains,  et  parfois  pas  absolument  bienveillant,  ajoute  une 
touche  très  curieuse  et  faisant  bien  image.  Il  parle  de  quelques  entreliens 
sur  l'art  et  la  peinture  que  Watteau  aimait  à  avoir  parfois  dans  son  atelier 
avec  lui  et  de  rares  amis  communs:  «  Je  puis  dire  que  Watteau,  si  sombre,  si 
atrabilaire,  si  timide,  si  caustique  partout  ailleurs,  n'était  plus  alors  que  le 
Watteau  de  ses  tableaux,  c'est-à-dire  l'auteur  qu'ils  font  imaginer,  agréable, 
tendre,  et  peut-être  un  peu  berger.  »  Ce  dernier  mot  est  fort  joli. 

Nous  tenons  donc  maintenant  tout  notre  Watteau,  et  nous  aurons  pour  lui. 
pour  ce  malade  et  ce  génie,  la  plus  grande  admiration    mêlée  de  je  ne  sais 


V.'iriEAU.    —    lÈTE    DANS     l  \     l'AUC. 


202  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

quelle  tendresse  qui  est  comme  ce  qu'il  y  aurait  de  supérieur  et  d'aimant 
dans  un  mélange  de  respect  et  de  pitié. 

Le  voici  le  matin  à  ses  exercices,  à  ce  qu'il  appelle  ses  «  pensées  du  matin  », 
etpendant  toute  cette  première  partie  de  la  journée  il  ne  cessera,  opiniâtrement, 
de  dessiner,  à  la  sanguine  souvent  rehaussée  de  pierre  noire  et  d'un  peu  de 
blanc  parfois,  ces  admirables  choses  éparses  dont  le  Louvre  a  heureusement 
recueilli  quelques-unes  des  plus  inestimables.  Tout  lui  est  bon,  des  scènes, 
des  attitudes,  des  airs  de  tète  variés  à  l'infini  sur  très  peu  de  thèmes. 

Parfois  des  fillettes  joufflues,  naïves  et  cependant  si  mignonnes;  parfois  des 
scapins  en  vogue  ou  des  nègres;  parfois  des  ressouvenirs  de  Rubens  ;  et  aussi 
(c'est  ici  une  indication  de  culte  infiniment  précieuse)  des  croquis  d'après 
Véronèse  et  Titien;  puis  ce  sont  des  beaux  indolents  qui  s'avancent  sur  la 
pointe  du  pied,  bien  drapés  dans  leur  court  manteau,  claquant  impertinemment 
des  doigls,  avec  le  geste  de  cette  étonnante  petite  peinture  A<àXInilï{févmt  de  la 
salle  La  Caze,  ou  bien  se  redressant  fièrement  ou  prenant  des  airs  spirituels  et 
intéressants.  11  lui  arrive  de  dessiner  jusqu'à  des  coquillages,  oui,  de  ces  gros 
coquillages  dont  il  aime  à  suivre  les  sinuosités,  les  élégants  renflements,  le  galbe 
capricieux.  Mais  le  plus  souvent  encore  revient  dans  ces  «  pensées  du  matin  »  un 
fin  et  malicieux  type  de  femme,  qui  répond  si  bien  au  sentiment  de  grâce 
innée  dans-iWatteau  qu'on  le  croirait  plutôt  inventé  que  copié,  si  l'on  n'était 
d'autre  part  porté  à  supposer  que  c'est  là  cette  «  servante  qui  était  belle  »  et 
dont  on  nous  dit  qu'il  se  servait  beaucoup  comme  de  modèle.  D'ailleurs  ce  type 
se  retrouve  avec  une  telle  variété  d'expression  dans  sa  persistance  qu'il  faut 
bien  le  reconnaître  rigoureusement  exact  quoiqu'interprété  avec  une  supérieure 
finesse  :  c'est  déjà  faire  un  chef-d'œuvre  d'art  que  sentir  et  de  rendre  en  traits 
aussi  simples,  et  pourtant  si  surprenants,  les  nuances  fugitives  d'un  si  beau 
visage;  la  ligne  si  délicate  de  ce  petit  nez  droit,  l'air  tantôt  pensif,  tantôt  mutin, 
tantôt  espiègle,  tantôt  interrogateur  de  ces  yeux  vifs  aux  sourcils  arqués,  de  cette 
petite  bouche  spirituelle. 

Avec  quel  plaisir  il  sabre  son  papier  des  traits  vigoureux  qui  lui  suffisent 
pour  obtenir  des  effets  aussi  subtils!  Et  quelle  étonnante  légèreté  de  main  il 
acquerra  par  cette  superbe  obstination  à  dessiner  pour  sa  seule  joie  comme 
s'il  ne  savait  rien!  Quoi  d'étonnant  après  cela  ([uc,  pour  lui,  fixer  d'insaisissables 
attitudes  soit  un  jeu,  et  qu'il  fasse  parler  comme  pas  un  les  mains,  le 
moindre  détail  d'une  physionomie;  qu'il  trouve  à  chaque  instant  de  si  jolis 
gestes,  si  éloquents  et  si  neufs;  mais  les  mains  surtout,  il  faut  en  revenir  aux 
mains,  qui  font  le  désespoir  de  tant  de  peintres,  et  la  confusion  du  plus 
grand  nombre  d'entre  eux.  Car  une  main,  c'est  si  vivant! 

Puis,  lorsqu'il  ne  dessine  pas  il  peint,  presque  toujours  mécontent  de  lui- 
même,  et  plus  d'une  fois  effaçant  complètement  un  ialilciui  ((iii  avait  fait  pousser 


ÉCOLK  FHA.N'CMSE. 


203 


les  hauts  cris  d'admiration  à   ses  amis.   II  a,  pour  poindre,  des  rrcflles.  des 
ciawiea  à  lui,  qui  parfois  surprennent  pour  ne  pas  dire  scaudaiiscul  certains. 


F.    LliMOY\C.    —    CLI'IlAl.t     li  \  I,  E  V  L  E    l'Ai. 


lial)i(n.^s  au  métier  propre,   nef,  Iiss.^  fn.id  H,  suis  ;..y,v/,V.  ,,„i  a    iu.mrà  re 
moment  régné  dans  l'école  française.  Wall.uu  inaugure   vérMaMemcat  cette 


-201  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

passion  de  la  «  belle  matière  »  de  la  matière  aimée  pour  elle-même,  dans 
SCS  efîets  surprenants  même  pour  l'artiste,  qui  pourtant  la  domine  et  la  tra- 
vaille à  bon  escient.  Seulement  cette  passion  a  été  de  notre  temps,  remar- 
quons-le, poussée  à  l'excès  en  ce  sens  que  l'on  en  a  fait  toute  la  peinture  ou  peu 
s'en  faut,  tandis  que  Watleau,  quelque  joie  qu'elle  lui  causât,  savait  où  il 
allait  avec  elle.  C'était  pour  lui  une  esclave  chérie,  et  non  une  exclusive  despote. 

Il  faut  voir  avec  quel  dédain  l'académicien  Caylus  parle  des  triturations  de 
son  ami  Watteau.  «  Pour  accélérer  son  effet  et  son  exécution,  dit-il,  il  aimoit  à 
peindre  à  gras.  Cette  manœuvre  a  eu  toujours  beaucoup  de  partisans,  et  les 
plus  grands  maîtres  en  ont  fait  usage.  Mais,  pour  l'emploïer  avec  succès,  il  faut 
avoir  fait  de  grandes  et  d'heureuses  préparations  et  Watteau  n'en  faisoit  presque 
jamais.  Pour  y  suppléer  en  quelque  façon,  il  étoit  dans  l'habitude,  lorsqu'il 
reprenoit  un  tableau,  de  le  refrotter  indifféremment  d'huile  grasse  et  de  peindre 
par-dessus.  Cet  avantage  momentané  a,  par  la  suite,  fait  un  tort  considérable 
à  ses  tableaux,  à  quoi  encore  a  beaucoup  contribué  une  certaine  malpropreté 
de  pratique  qui  a  dû  faire  tourner  ses  couleurs.  Rarement  il  ncttoyoit  sa 
palette  et  étoit  souvent  plusieurs  jours  sans  la  changer.  Son  pot  d'huile  grasse 
dont  il  faisoit  un  si  grand  usage,  étoit  rempli  d'ordures  et  de  poussière  et  mêlé 
de  toutes  sortes  de  couleurs  qui  sortoi^nt  de  ses  pinceaux  à  mesure  qu'il  les  y 
li'empoit.   » 

Le  malheureux  critique,  que  la  pratique  de  la  gravure  aurait  pourtant  dû 
rendre  ouvert  à  tous  les  artifices,  mystères  et  trucs  succulents  des  dillérents 
arts,  n'a  pas  compris  que  pour  quelques  toiles  peut-être  gâtées  (et  encore)  par 
telle  ou  telle  cause,  ce  fameux  pot  d'huile  grasse,  Watteau  se  serait  bien  gardé  de 
l'épurer,  d'en  filtrer  et  d'en  décolorer  les  mélanges  volontairement  imprévus, 
les  beaux  mélanges  qui  donnaient  à  sa  peinture  une  qualité  si  onctueuse,  si 
dorée,  que  pas  un  de  ses  rivaux  ne  put  atteindre,  et  dont  le  très  grand  Chardin 
lui-même  ne  trouva  pas  toujours  l'équivalent,  bien  que  lui  aussi  ait  été  un 
étonnant  et  non  moins  admirable  magicien  es  couleur  et  matière  que  Watteau. 
D'ailleurs  les  peintures  de  Watteau  n'ont  pas  déjà  si  mal  résisté  aux  atteintes 
du  temps.  Ne  sont-elles  pas  encore  parmi  les  plus  légères,  les  plus  délicieuse- 
ment fraîches,  les  plus  éclatantes  parmi  toutes  celles  que  les  musées  conservent 
de  notre  école? 

Tel  est  Watteau  à  l'ouvrage,  parfaitement  irrégulier  pour  son  temps,  mais 
parfaitement  logique  pour  lui-même,  et  cela  suffit.  Dans  sa  vie,  il  ne  s'arrange 
pas  moins  de  façon  <i  dérouter  les  formalistes.  Il  n'est  pas  de  bons  égards  ni  de 
prévenances  qui  l'attachent  à  une  maison  (il  n'a  que  l'embarras  du  choix  entre 
d'excellentes  et  de  très  riches),  et  cet  homme  étrange  a  la  suprême  bizarrerie 
de  vouloir  conserver  toute  son  indépendance,  à  ce  point  de  déménager  fré- 
quemment et  de  ne  pas  toujours  aimer  qu'on  le  déniche.  Désintéressé  avec  cela. 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


205 


et  donnant,  par  exemple,  au  grand  scandale  de  ses  amis,  un  tableau  pour  une 
perruque  qui  lui  plaît,  et  qui  est  cependant  fort  ordinaire.  11  se  soucie  peu  du 
prix  de  ses  tableaux;  pourvu  qu'il  en  vive  cela  lui  suffit.  C'est,  en  un  mot,  un 


I'.    L  h  u  u  1  \  f  . 


l'Ell  StE    l)ELI\Rl\T     AMIBOMtDE. 


innovateur  aussi  en  ce  genre.  Et  comme  on  lui  fait  d'amicales  remontrances 
sur  les  inconvénients  qu'amènera  son  insouciance,  ne  va-t-il  pas  répondre,  et  il 
faut  voir  comme  Caylus  en  est  froissé  et  stupéfait  jilus  encore  :  <i  Le  pis-aller  n'est- 
ce  pas  l'hôpital?  On  n'y  refuse  personne!  »  Il  répond  tria.  Wallcaii,  d'un  ton 


206  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

très  doux  et  paifaitenient  détaché.  Les  artistes  que  nous  avons  vus  jusqu'à  pré- 
sent, malgré  les  estampes  satiriques  du  xvii"  siècle  qui  représentent  des  peintres 
(de  bas  étage  il  est  vrai  et  qui  ne  comptent  pas)  dans  des  intérieurs  délabrés, 
et  malgré  le  proverbe  «  gueux  comme  un  peintre  »,  ces  artistes,  dirons-nous, 
ont  tous  été  des  gens  fort  mesurés  et  des  personnages,  pourvus  de  titres, 
d'honneurs  et  de  considération.  Tout  cela  est  le  moindre  souci  de  Watteau. 

Ce  n'est  qu'en  1717,  c'est-à-dire  près  de  cinq  ans  après  avoir  été  agréé  à 
l'Académie,  où  d'ailleurs  il  n'a  presque  point  mis  les  pieds,  qu'il  se  décide  à  se 
faire  recevoir.  Et  son  morceau  de  réception  est,  à  proprement  parler,  une  esquisse 
de  premier  jet.  Il  est  vrai  qu'elle  est  glorieuse  et  féerique  entre  toutes  œuvres 
d'art  :  c'est  VEmbaifjnement  pour  Ci/lhère,  et  cette  esquisse  fraîche,  radieuse, 
d'une  inouïe  légèreté  est  plus  belle  encore  et  plus  dorée,  à  notre  gré,  que  la 
pointure  plus  poussée,  et  si  admirable,  qu'il  fera  du  même  sujet,  et  qui  est  à 
présent  un  des  plus  précieux  trésors  du  palais  impérial  de  Berlin. 

Vers  1719,  Watteau  s'en  fut  faire  un  voyage  en  Angleterre,  on  a  insinué  que 
ce  fut  dans  le  désir,  un  peu  tard  venu,  de  gagner  beaucoup  d'argent.  Cela  ne 
paraît  pas  d'une  bien  grande  vraisemblance.  II  pourrait  aussi  bien  être  admis 
que  c'était  une  impulsion,  une  inquiétude  de  malade  qui  commençait  à  le  brûler, 
comme  peu  de  temps  avant  sa  mort  il  souhaitait  de  faire  encore  un  voyage  à 
Valenciennes.  Quelle  que  soit  la  cause  de  ce  déplacement,  il  lui  fut  fatal.  En 
1720,  Watteau  revenait  mortellement  atteint.  Pourtant,  si  malade,  si  phthisique 
qu'il  soit,  il  fait  encore  d'admirables  choses,  ne  fût-ce  que  l'enseigne  pour 
son  ami  Gersaint  le  marchand  de  tableaux.  h'E)iseigne  de  Gersaint  est  certaine- 
ment une  des  merveilles  de  la  peinture  française.  Quand  on  l'a  vue  au  palais 
impérial  de  Berlin,  on  en  garde  dans  les  yeux  un  inoubliable  souvenir,  tant 
cette  gamme  grise  et  brune  de  l'ouvrage  est  d'une  suavité  et  d'une  finesse 
rares.  C'est  simplement  l'intérieur  d'un  magasin  de  choses  d'art,  avec  des 
femmes  qui  examinent,  des  gens  qui  vont,  viennent,  déclouent  des  caisses, 
transportent,  puis  des  tableaux  pendus  à  la  muraille,  enfin  une  scène  sim])le  et 
réaliste  entre  toutes,  mais  avec  cette  intensité  d'élégance  et  d'esprit  que  sait 
mettre  Watteau  dans  les  choses  les  moins  compliquées. 

Watteau  se  sentant  plus  malade,  se  retira  à  Nogent  où  il  fut  entouré  de  soins 
attentifs  par  ses  bons  amis  Julienne,  Gersaint,  l'abbé  Haranger,  etc.  Son  der- 
nier ouvrage  fut  un  Christ  qu'il  faisait  pour  le  curé  de  Nogent.  Et  qu'on  ne 
s'étonne  point  de  le  voir  se  livrer  à  un  sujet  austère.  Nous  connaissons  la  gravité 
de  son  caractère,  le  tour  mélancolique  de  son  esprit  où  fleurissent  si  spontané- 
ment la  grâce  et  l'esprit.  Seuls  les  gens  de  peu  d'observation  et  de  peu  de  finesse 
pourraient  s'étonncid'un  Id  Cdulra-lc  1  Tailleurs,  il  est  dans  l'œuvre  de  Watteau 
quelques  pages  d'une  grave  tenue,  j)oi'lraits,  etc.,  qui  ont  fait  dire  à  certains 
écrixains  de  son  temps  cette  bonne  boui'de  qu'il  aurait  pu  devenir  un  artiste 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  207 

sérieux,  s'il  l'avait  voulu.  Comme  s'il  n'y  avait  pas  d'affaire  plus  sérieuse  et 
moins  commune  que  de  charmer,  de  charmer  surtout  avec  une  pareille  force 
d'enivrement. 

C'est  le  18  juillet  1721   que  mourut  Watteau,  ayant  accompli  à  l'âge  de 


lillUCUEn.    —    LES    GRACES    AU     BAIN. 


tronte-sepl  ans  une  œuvre  considérable,  décisive,  et  sans  In  plus  légère  tare,  la 
plus  imperceptible  faiblesse  au  gré  des  plus  difficiles. 

Cette  œuvre  il  ne  faut  pas  songer  à  rénumérer  ici  ;  et  il  faut  renvoyer  aux 
beaux  travaux  de  .M.M.  de  (iimcourt  et  l'an!  Mantz  pour  le  détail. 

Pourlaiil  comment  ne  pas  au  moins  mcnlionner  les  merveiUes  (pie  possède 


208  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

notre  musée  du  Louvre?  D'abord  après  VEnibarcjnenient,  le  morceau  capital  de 
GiKes,  cet  inoubliable  Gillea  aux  figures  grandeur  nature,  avec  ce  magnifique  et 
tin  nigaud  dans  son  costume  de  satin  blanc;  puis  à  la  même  salle  La  Gaze  :  la 
Finette  et  Xludïff^érent,  deux  petits  tableaux  d'une  subtilité  extrême,  ce  petit 
Indifférent  avec  son  allure  dégagée,  ses  bas  de  soie  rose  glacés  de  bleu,  cette 
iFinetle,  assise  dans  un  parc  en  grande  robe  de  satin,  et  grattant  sa  mandoline; 
l'exquise  petite  Assemblée  dans  un  parc,  le  Faux  pas,  V Automne]  puis  le  Jitye- 
meiit  de  Paris  et  le  Jupiter  et  Antiope,  où  l'on  voit  le  peintre  si  heureusement 
épris  des  Vénitiens.  11  faut  cependant,  semble-t-il,  rayer  de  l'œuvre  de  Watteau 
VEscumoteur  de  la  collection  La  Gaze,  et  le  rendre  à  un  imitateur  notablement 
sec.  Mercier.  On  voit  que  XEmbarquement  excepté,  c'est  à  un  collectionneur, 
à  un  particulier  que  le  musée  doit  ce  qu'il  possède  de  Watteau.  L'État,  dans 
tous  les  temps  a  négligé  cet  artiste  unique,  et  conservé  pour  lui  les  mêmes 
dédains  que  l'on  avait  au  commencement  du  siècle.  Sans  doute,  c'est  une 
institution  contestable  que  celle,  dans  un  musée,  d'un  Salon  Garré,  d'un 
Salon  d'Honneur,  où  l'on  réunit  les  chefs-d'œuvre  des  écoles  et  des  maîtres  les 
moins  faits  pour  voisiner.  Mais  cette  institution  existant,  il  sera  dit  et  retenu,  à 
la  honte  de  ceux  qui  furent  de  notre  temps  chargés  de  diriger  le  Louvre,  que 
XEmbarquement  pour  Cythère  fut  retiré  par  eux  de  ce  salon  Carré,  probablement 
comme  indigne  de  figurer  dans  une  salle  qui  contient  pourtant  Garrache,  des 
Guerchin,  un  tableau  des  plus  surfaits  et  des  moins  spirituels  de  Gérard  Dow, 
et  même  quelques  fort  médiocres  Raphaël. 

En  Allemagne  on  rend  mieux  justice  à  notre  grand  peintre,  et  le  cas  que 
l'on  fait  à  Potsdam  de  quelques  superbes  tableaux,  à  Berlin  de  la  répétition  de 
XEmbarquement  et  des  deux  moitiés  de  XEnseigne  de  Gersainf,  h  Dresde  enfin, 
d'une  Réu7Ûon  en  plein  air  et  d'un  Amuseme?it  champêtre,  «  deux  perles  »,  suivant 
l'expression  du  Scivant  et  aimable  professeur  Wœrmann,  directeur  du  musée, 
sera  pour  nous  une  consolation  inattendue  de  ce  manque  d'intelligence  de  nos 
propres  compatriotes. 

D'autres  collections  étrangères  possèdent  de  fort  beaux  tableaux  de  Watteau; 
le  musée  de  Berlin  en  a  encore  trois.  En  Russie,  au  palais  d'Hiver  et  à  (iatchina 
il  y  en  a  quelques-uns  des  plus  précieux;  deux  au  musée  de  Madrid  :  un  nombre 
plus  important  dans  les  collections  particulières  anglaises.  Enfin  en  France,  le 
musée  de  Valenciennes  a  le  Portrait  de  Pater,  par  son  maître  Watteau;  et  dans 
la  collection  de  M.  Groult,  l'amateur  le  plus  avisé  et  le  plus  heureux  en  matière 
d'école  fran*jaise  du  xviu''  siècle,  brillent  duii  incomparable  éclat  deux  chefs- 
d'œuvre  :  le  Portrait  de  M.  de  Julienne  et  les  Comédiens  Italien^,  que  Watteau 
fit  à  Londres;  enfin  une  petite  peinture,  le  F/iVeiir,  d'un  effet  charmant. 

Les  lignes  que  nous  venons  de  consacrer  ;\  cet  artiste,  un  des  plus  grands  et 
des  plus  originaux  de  notre  école,  sont  bien  insuffisantes,  bien  incomplètes  et  ne 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


209 


molliront  pas  avec  aillant  de  noKelé  et  de  inrce  t\ut'  nonsie  voudrions  comni-nt, 
("lit  en  se  complaisant  à  raconter  le  i nie  l'iicticc  et  d(di(iciis('m(Mil  fiiiiN  du 


B  0  l  C  H  E  il  .     —    SI  ,1 D  A  SI  E     DE     P  0  M  P  A  11  0  C  II . 


(Iiéàtre  et  de  la  galanterie,  en  faisant  évoluer  ce  monde  dans  un  décor  (jui  (lent 
du  rêve,  Walteau  est  l'artiste  de  son  temps  qui  évoqua  les  idées  et  les  émotions 


210  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

les  plus  réelles.  Oui,  Waltcau  est  à  sa  façon  un  grand  réaliste;  mais  on  devra 
entendre  par  là  qu'il  dégagea  mieux  que  personne  la  réalité  des  désirs  de  son 
époque;  or,  se  rencontrer  très  exactement  avec  ce  que  nous  voudrions  être, 
n'est-ce  pas  faire  de  nous  le  plus  vrai  portrait,  et,  au  fond  le  plus  ressemblant? 
Watteau  a  donc  moitié  créé,  moitié  interprété  les  goûts,  les  élégances  uniques 
de  son  siècle;  il  a  pour  cela  trouvé  le  vocabulaire  le  plus  souple  et  le  plus 
riche,  la  syntaxe  la  plus  ingénieuse,  la  plus  spirituelle  et  la  plus  imprévue. 
Puissions-nous,  malgré  la  sécheresse  et  la  froideur  de  notre  analyse,  avoir 
amené  quelques  esprits  à  se  rendre  compte  par  eux-mêmes,  en  méditant  au 
Louvre  devant  les  œuvres  de  Watteau,  en  se  déplaçant  pour  les  voir  à  l'étran- 
ger, combien  cette  opinion  est  fondée  et  dépourvue  de  toute  exagération 
d'enthousiasme. 

La  méthode  voudrait  peut-être  que  de  Watteau  l'on  passât  ici  à  ceux  qui  par 
le  genre  se  rapprochent  le  plus  de  lui,  ainsi  que  par  un  désir  de  lui  ressembler. 
Nous  préférons,  dans  ce  chapitre  parler  d'un  artiste  qui,  tout  en  différant  pro- 
fondément de  lui,  représente  le  mieux  avec  lui,  pourtant,  l'àme  élégante  et 
voluptueuse  du  xviif  siècle.  Nous  parlons  de  Boucher,  moins  génial,  moins 
extraordinaire  que  Watteau,  mais  à  peine  moins  original  que  lui. 

Ce  qui  est  vraiment  remarquable  dans  Boucher,  et  ce  qui  n'est  en  aucune 
façon  commun,  c'est  que  lui  aussi  trouva  l'expression  très  exacte  des  goûts  de  son 
époque  et  que  cette  expression  est  en  même  temps  celle  de  sa  propre  personnalité. 
Son  dessin,  sa  couleur  sont  bien  à  lui,  il  les  a  bien  inventés  On  l'imitera, 
comme  Watteau  ;  pas  plus  que  lui  on  ne  l'égalera.  Entin,  il  faut  mesurer  lim- 
portance  de  la  place  qu'il  occupe  pendant  sa  plus  belle  époque,  et  le  rôle  con- 
sidérable qu'il  joua,  par  la  violence  même  de  la  réaction  qui  sera  dirigée  contre 
lui  au  moment  où,  par  suite  du  perpétuel  jeu  de  bascule  qui  forme  le  plus 
clair  de  ce  qu'on  appelle  l'évolution  de  l'art,  les  esprits  combattront  pour  un 
autre  idéal.  Seulement  il  y  aura  entre  eux  et  Boucher  cette  difTérence  qu'ils  se 
feront  gloire  d'être  des  imitateurs,  tandis  que  ce  qui  fait  de  Boucher  un  très 
grand  artiste,  c'est  qu'il  n'aura  imité  personne. 

Watteau  était  venu  à  une  époque  où  l'on  commençait  fort  à  s'ennuyer  des 
conventionnelles  beautés  du  <i  grand  siècle  »  ;  Boucher  arriva  à  un  moment  où 
ces  beautés  étaient  parfaitement  oubliées.  Sous  le  règne  de  Watteau  on  recher- 
chait le  plaisir  ;  sous  le  règne  de  Boucher  on  en  était  à  la  frénésie.  Aussi  l'hé- 
roïne de  Watteau  est  la  belle  comédienne,  pimpante,  provocante  dans  sa  robe 
de  satin  au  corsage  largement  échancré,  à  la  longue  et  molle  traîne  qui  semble 
un  négligé  ;  la  reine  de  théâtre  vive  et  gracieuse,  s'avançant  d'un  pas  tantôt  menu, 
tantôt  grandement  langoureux,  et  faisant  claquer  ses  petits  talons.  Chez  Boucher 
le  personnage  féminin  qui  tient  le  plus  de  place,  que  l'on  voit  à  chaque  instant 
reparaître,  c'est  Vénus  en  personne  ;  mais  non  point  la  terrible  déesse  que  dé- 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


211 


peint  Racine  dans  Phi'Jre  :  k  Vénus  tuut  enticre  à  sa  proie  attachée; ...  Vénus  et 
ses  feux  redoutables.  »  C'est  une  déesse  infiniment  plus  humaine  et  moins  féroce  ; 
son  corps,  pétri  de  liiniiérc  et  ca}iitonué  de  fossettes,  est  d'une  élégance  de  mar- 
quise. Ses  «  feux  redoutables  »,  ils  sont  allégoriquement  représentés  par  une 


D  0  l  C  H  E  n . 


LE    MOULIN. 


torche  enrubannée  qui  ne  brûle  qu'autant  qu'il  faut  pour  ne  faire  aucun  mal, 
et  que  trimballent  une  ribambelle  de  petits  Amours  elfrontés,  auxquels  nous 
■verrons  tout  à  l'heure  Diderot,  avec  la  lourdeur  d'un  pliiloso|)he,  chercher  la 
plus  étrange  et  la  plus  ridicule  querelle.  <Juant  aux  hommes,  ils  sont  représentés 
de  la  façon  la  plus  inditïérente  et  la  plus  dédaigneuse.  C'est  un  Vulcain  ou  un 


212  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Mars  insignifiants  comme  des  bergers;  puis  des  bergers  qui  ressemblent  plutôt 
à  des  femmes  en  travesti,  tandis  que  cliez  Watteau  l'on  voyait  encore  de  malins 
gaillards,  bien  musclés,  à  l'air  spirituel  et  insolent.  Mais  Boucher  est  le  peintre 
favori  d'une  femme  et  cette  femme  est  toute-puissante. 

La  vie  de  Boucher  offrira  pour  nous  moins  d'originalité,  évoquera  moins 
d'ardente  sympathie  que  celle  de  Watteau.  Pourtant  un  trait  commun  entre  les 
deux  :  nous  avons  vu  que  Watteau  était  «  libertin  d'esprit  et  sage  de  mœurs  »  ; 
bien  que  n'affectant  en  aucune  façon  d'être  plus  sage  de  mœurs  que  d'esprit, 
Boucher  est,  lui  aussi,  un  grand  laborieux.  Quelque  dépense  de  plaisir  qu'il  fasse, 
il  ne  sacrifiera  jamais  ses  dix  heures  de  travail  chaque  jour,  et  c'est  encore 
moins  son  admirable  facilité  que  cette  assiduité  exemplaire,  (jui  nous  vaudra 
la  surprenante  abondance  de  son  œuvre  dessinée  et  peinte. 

François  Boucher  était  né  à  Paris,  rue  de  la  Verrerie,  le  29  septembre  17o3.  Il 
était  fils  de  Nicolas  Boucher  »  maître  peintre  »,  ce  qui  ne  paraît  pas  avoir  voulu 
dire  bien  excellent  peintre.  Celui-ci  d'ailleurs  eut  la  sagesse  de  confier  son  fils  à 
d'autres  qu'à  lui  pour  en  faire  un  artiste.  Il  le  plaça  chez  Le  Moyne,  dont  nous 
allons  parler  tout  de  suite  pour  ne  pas  faire  souffrir  la  chronologie. 

C'est  à  Le  Moyne  (1688-1737)  que  l'on  doit  l'immense  et  très  remarquable 
machine  qu'est  le  Plafond  du  salon  d'Hercule^  au  palais  de  Versailles,  un  des 
plus  vastes  et  des  plus  intéressants  morceaux  de  la  peinture  décorative  française. 
Cette  vaste  page  où  sont  vaincues  de  grandes  difficultés  de  composition  et  d'éclai- 
rage, témoigne  d'un  talent  vraiment  clair,  brillant  et  vigoureux.  Le  Moyne  avait 
été  en  Italie  en  \  723  ;  il  y  avait  été  vivement  frappé  par  les  œuvres  de  Pierre  de 
Cortone  et  de  Lanfranco,  et  c'est  en  partie  sous  leur  influence  qu'il  exécuta  cette 
belle  toile  à' Hercule  et  Omphale  qui  est  dans  la  salle  La  Gaze.  Avant  de  s'attaquer 
à  l'immense  Piaf ond ê Hercule ^  qui  lui  prit  quatre  années  de  sa  vie  (1732-1730), 
il  avait  été  exécuter  les  peintures  de  la  coupole  de  la  chapelle  de  la  Vierge  à  l'église 
de  l'Assomption.  Le  Plafond  d'Hercule  valut  à  Le  Moyne  d'être  nommé  premier 
peintre  du  roi.  Mais,  sous  l'empire  de  fatigues  et  de  surmenage.  Le  Moyne,  se 
croyant  mal  récompensé  et  ayant  espéré  les  mêmes  faveurs  et  gratifications  que 
Le  Brun  sous  Louis  XIV,  termina  sa  vie  en  se  perçant  de  son  épée. 

Le  malheur  pour  ce  peintre  est  d'avoir  été  tout  à  fait  un  ai'tiste  de  transition. 
Moins  sévère  que  les  peintres  du  règne  de  Louis  XIV,  moins  riant  que  ceux 
de  la  Bégence  et  de  Louis  XV,  il  ne  manque  point  des  plus  heureuses  qualités, 
mais  il  n'a  pas  la  seule  qui  compte  :  l'accent.  Son  tableau  d'Hercule  et  Omphale, 
que  nous  venons  de  citer,  est  certes  une  des  bonnes  toiles  de  l'époque.  Le  corps 
de  la  femme  est  traité  de  la  façon  la  plus  gracieuse  et  la  plus  lumineuse,  et 
l'on  pourrait  dire,  au  pied  de  la  lettre,  que  dans  la  peinture  de  Boucher,  il  n'y 
a  rien  de  plus  que  ce  que  l'on  trouve  dans  celle-ci,  et  pourtant  l'élève  se  place 
infiniment  plus  haul  que  le  maître.  C'est  que  l'élève  a  la  franchise  de  ses  goûts. 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


2i;{ 


le  courage  de  son  tempérament,  en  un  mol  il  a  ce  qui  constitue  l'originalilé. 

Aussi  Boucher  pouvait-il  dire,  bien  que  Le  Moyne  lui  eût  mis  le  pinceau  à  la 

main  et  que  ses  premiers  ouvrages  se  ressentent  absolument  de  l'imitation  de 


son  maître,  qu'il  n'avait  été  que  très  peu  lelcve  de  Le  Moyne.  Que  la  discussion 
porte  sur  le  plus  ou  moins  de  temps  qu'il  passa  dans  cet  ahdier,  peu  importe: 
un  artiste  viMimcnt  [)ersonnel  ne  doit  à  son  maître  (pie  son  éducation,  ce  qui  es|. 


214  HISTOIRE   POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

certes  quelque  chose,  mais  il  ne  lui  doit  pas  sa  propre  façon  de  se  distinguer 
des  autres,  ce  qui  est  la  seule  chose  qui  compte. 

Après  son  séjour  chez  Le  Moyne,  Boucher  entra  comme  dessinateur  et  gra- 
veur chez  le  père  de  Laurent  Cars,  le  graveur  célèhre.  Boucher  y  gagnait  soixante 
livres  par  mois,  le  vivre  et  le  couvert,  ce  qui  était  une  fortune  pour  un  débutant. 

Une  meilleure  fortune  encore  fut  d'être  choisi  par  M.  de  Julienne  pour  graver 
une  importante  partie  de  l'œuvre  de  Watteau,  travail  qui  lui  était  bien  payé 
et  qu'il  réussit  avec  son  talent  déjà  très  spirituel,  agile  et  léger.  En  1723, 
Boucher  concourt  à  l'Académie  et  remporte  le  premier  prix  de  peinture  avec 
ce  sujet  qui  semblait  pourtant  bien  peu  de  nature  h  échauffer  sa  verve  :  Evil- 
merodac/i,  fils  et  successeur  de  Nabuchodonosor,  délivrant  des  chaînes  Joachim,  que 
son  père  tenait  captif  depuis  dix-sept  ans.  Boucher  fit  le  voyage  d'Italie,  mais  non 
en  qualité  d'élève  pensionné  ;  il  le  fit  à  ses  frais  et  en  compagnie  de  Carie  Van 
Loo.  Nous  avons  dit  qu'il  n'y  contracta  pas  la  maladie  de  l'imitation,  et  l'on 
affirme  même  que  Raphaël  et  Michel-Ange  le  laissèrent  beaucoup  plus  froid 
que  le  facile  et  brillant  Tiepolo.  De  toute  façon  il  ne  revint  pas  d'Italie  plus 
semblable  à  Tiepolo  qu'à  Raphaël. 

En  1731  Boucher  se  présenta  à  l'Académie  et  fut  agréé;  il  fut  reçu  acadé- 
micien en  1734,  avec  un  tableau  de  Renaud  et  Ar7nide,  pour  lequel  il  s'était  mis 
quelque  peu  en  frais  de  style  et  d'architecture  :  «  Cet  homme,  s'écriait  Diderot 
un  peu  plus  lard  dans  ses  trop  fameux  Salons,  cet  homme  (c'est  presque  tou- 
jours en  ces  termes  qu'il  morigène  Boucher),  lorsqu'il  était  nouvellement  revenu 
d'Ilalie,  faisait  de  très  belles  choses;  il  avait  une  couleur  forte  et  vraie;  sa 
composition  était  sage.  »  Relativement,  car  la  figure  d'Armide  est  déjà  fort 
séduisante  et  coquette. 

Un  an  avant  sa  réception  Boucher  avait  épousé  une  jeune  fille  de  dix-sept  ans, 
Marie-Jeanne  Buseau,  qui  devait  lui  servir  non  seulement  de  compagne,  mais 
encore  de  modèle  et  aussi  de  collaboratrice,  car  elle  fit  de  la  peinture  et  grava 
plusieurs  œuvres  du  maître.  Sa  réputation  grandit  rapidement  ;  il  multiplie  les 
gravures,  les  illustrations,  notamment  celle  de  Molière  (1734)  aussi  spirituelle 
qu'anachronique,  les  peintures,  les  dessins,  et  toutes  ses  œuvres  sont  tôt 
enlevés  par  de  noml)roux  amateurs.  Ce  sont  toujours  des  sujets  mytholo- 
gicjues  et  pastoraux,  infiniment  variés,  d'une  grâce  et  d'un  caprice  charmants 
et  d'un  effet  décoratif  si  parfaitement  approprié  à  l'architecture  des  apparte- 
ments, au  goût  des  contemporains  que  l'on  peut  dire  que  Boucher  est  l'un  des 
plus  parfaits  décorateurs  de  notre  école  et  que  ces  compositions  pourtant 
si  délicieuses  à  voir  au  musée,  gagneraient  encore  considérablement  à  être 
vues  dans  la  place  à  laquelle  elles  furent  destinées.  On  jieut  s'en  rendre  compte 
en  allant  étudier  à  riiùtcl  Soubise,  aujourdiiui  palais  des  Archives,  quelques- 
uns  des  plus  beaux  Boucher  qui  soient  à  Paris.  Bien  que  les  vastes  pièces  aient 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  215 

perdu  beaucoup  de  la  coquetterie  et  du  moelleux  qu'elles  durent  avoir  jadis  et 
senlonlplus  le  musée  que  Ihabitation,  comme  ces  murs  et  ces  en.'adrements 


tOlLIIEIl.    —     LA     lltn.l    B    ClISlMfillB. 


blancs,  ou  ])lulùt  d'un  gris  de  lin  très  clair,  font  doucement  ressorlir  la  rareté 
cl  la  fraîcheur  de  la  peinture,  et  comme  on  comprend  qu'un  tel  décorateur 
ait  été  la  passion  de   son   temps,  que  madame   de  l'ompadour  lait  employé  à 


210  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

(i  iiiipoiiants  travaux  et  qu'elle  ait  traité  avec  la  plus  grande  faveur  cet  élégant 
artiste,  cet  homme  spirituel  et  galant  ! 

Boucher  est  aussi  fort  occupé  à  des  travaux  de  décors  pour  l'Opéra, 
notamment  de  1737  à  1739,  et  de  1744  à  1748,  et  cela  encore  convient  à 
merveille  à  sa  vivante  et  infatigable  imagination.  Que  ne  fait-il  pas?  A  quelle 
mode  ne  sacrifie-t-il  pas  gaiement,  sûr  qu'il  est  d'imprimer  à  chacune  de  ses 
productions  samarque  beaucoup  moins  périssable  que  la  mode  elle-même.  Tantôt 
ce  sont  des  «■  chinoiseries  »,  tantôt  des  «  pantins  »,  au  moment  où  chinoiseries 
ou  pantins  seront  la  toquade  du  jour. 

Cela  ne  l'empêche  pas,  outre  ses  décorations  et  ses  tableaux  de  chevalet,  de 
bross(>r  de  très  grandes  toiles  comme  le  Lever  ci  le  Coucher  du  soleil  (1753), 
magniliques  et  éclatantes  compositions,  les  plus  importantes  de  son  œuvre  (col- 
lection Richard  Wallace);  enfin  de  produire  en  quantité  des  dessins  exquis 
que,  par  une  heureuse  innovation,  il  met  à  la  mode,  alors  que  jusqu'à  ce  moment 
les  artistes  gardaient  les  dessins  dans  leur  atelier,  sans  beaucoup  s'en  soucier, 
ou  ne  les  considéraient  que  comme  des  documents  pour  leur  seul  usage.  Or  ces 
dessins  de  Boucher  sont  charmants  et  on  leur  fait  fête.  <c  Ils  prennent  place 
familièrement  dans  le  boudoir,  le  salon,  la  chambre  à  coucher,  à  côté  du 
tableau...  11  était  de  bon  air  d'en  avoir...  C'étaient  de  faciles  et  vives  croquades 
sorties  sans  effort  de  la  main  du  peintre,  des  figures  rondement  enlevées  h  la 
pierre  d'Italie  ou  à  la  sanguine,  des  scènes  de  campagnes  grassement  esquissées, 
des  bergerades,  des  tableaux  mythologiques  où  des  corps  de  déesses  et  do 
nymphes  se  débrouillaient  voluptueusement  dans  toutes  les  coquetteries  du 
déshabillé;...  sous  ces  lignes  courantes,  roulantes,  grasses  comme  les  touches 
(l'un  ébauchoir,  des  rondes,  des  troupes,  des  bouquets  d'Amours  naissaient  et 
s'épanouissaient  ;  des  académies  de  femmes  en  pleine  chair  et  tout  étoilées  de 
fossettes  se  levaient  dans  une  nudité  opulente.  » 

La  protection  de  madame  de  Pompadour  avait  favorisé  Boucher  :  dès  l'an- 
née 1746  elle  lui  faisait  décorer  les  châteaux  et  résidences  royales,  ses  propres 
maisons,  hii  achetait  le  Lever  et  le  Coucher  du  soleil,  se  faisait  peindre  par  lui 
en  grand  portrait,  prenait  de  lui  des  leçons  d'eau-forte;  elle  avait  de  la 
sympalliie  et  de  l'admiration  pour  son  si  élégant  peintre,  et  ne  pouvait  au 
fond  ne  pas  éprouver  de  la  reconnaissance  pour  celui  qui  avait  contribué  à 
distraire  le  roi  et  à  l'entourer  elle-même  d'un  si  aimable  décor,  si  dans  ses 
goûts,  si  neuf',  paraissant  si  bien  inspiré  par  elle  et  inventé  pour  elle. 

Enfin  Boucher  fournissait  amplement  les  manufactures  des  Gobelins  et  de 
fieauvais  «le  modèles  de  toutes  sortes,  et  il  succédait  à  Oudry  dans  la  direction, 
lorsqii'entre  ce  peintre  et  le  personnel  éclatait  un  conflit  technique.  En  1705,  il 
était  directeur  de  l'Académie  ;  c'i  la  mort  de  Carie  N'an  Loo  (1763)  il  était  devenu 
premier  peintre    du  roi.    On   voit  que  les  honneurs  ne  manquèrent  pointa 


jeunesse 


'^^"^^    "E    LA     V,E    CH.u,P,;x„E. 


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218  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PKIMURE. 

et  des  criti(iues  il  avait  aussi  les  plus  chaleureux  admirateurs  ;  et  cela  n'était  pas 
si  inutile  qu'on  le  pouvait  croire,  car  il  avait  aussi  quelques  adversaires 
acharnés  et  de  ceux  qui  comptent.  L'un  était  Grimm,  (jui  trouvait  rien  moins 
que  «  détestable  »  son  coloris  et  son  dessin,  et —  cela  suflit.  —  lui  préférait 
beaucoup  Carie  Van  Loo.  L'autre  dont  il  faut  tenir  beaucoup  plus  de  compte, 
était  Diderot. 

Sans  doute  Diderot  (dont  il  ne  s'afi;it  point  ici  de  contester  le  génie  de 
penseur  et  d'écrivain,  mais  dont  la  critique  péroreuse,  tranchante,  protectrice, 
ne  saurait  aujourd'hui  être  écoutée  avec  la  même  déférence  que  jadis),  Diderot 
a  vaillamment  soutenu  Chardin  et  La  Tour,  mais  il  a  exalté  un  bien  discutable 
peintre,  Greuze,  et  en  a  accablé  un  très  bon,  F'rançois  Boucher.  «  Cet  homme  » 
est  sa  bête  noire  ;  il  le  prend  à  partie  à  chaque  instant  ;  quand  il  expose,  il  lui  fait 
reproche  de  vouloir  tout  accaparer  et  dévorer  ;  quand  il  n'expose  pas,  il  l'accuse 
de  se  dérober,  enfin  il  lui  cherche  toutes  sortes  de  chicanes  aussi  éloquentes  que 
puériles. 

Souvent  ses  critiques  sont  d'une  dureté  surprenante  ;  dans  les  rares  mo- 
ments où  le  système  ne  l'aveugle  pas,  et  où  il  serait  tenté  de  se  laisser  aller 
au  charme,  il  se  reprend  vite.  «  Quelles  couleurs  !  s'écrie-t-il  un  jour,  quelle 
variété!  quelle  richesse  d'objets  et  d'idées!  Cet  homme  a  tout,  excepté  la  vérité!  >> 
Mais  c'est  justement  de  la  vérité  que  Boucher  se  soucie  le  moins;  il  en  a  par- 
faitement horreur,  et  ce  qui  précisément  nous  charme  en  lui  c'est  que  tout, 
dans  son  art,  est  invention  et  arrangement.  Il  faut  pourtant  prendre  les  tempé- 
raments pour  ce  qu'ils  sont  et  ne  pas  tomber  dans  des  erreurs  comme  celle-ci  : 
<(  Toutes  ses  compositions  font  aux  yeux  un  tapage  épouvantable,  c'est  le  plus 
mortel  ennemi  du  silence  que  je  connaisse  ;  il  en  est  aux  plus  jolies  marion- 
nettes du  monde  ;  il  tombera  dans  l'enluminure.  »  Ici  vraiment  on  ne  peut 
parler  plus  faux,  car  Boucher  est  l'harmonie  même,  jamais  rien  de  discordant 
ni  de  tapageur  n'a  pu  se  rencontrer  dans  ses  fraîches  peintures,  même  au 
moment,  où  sorties  de  son  pinceau,  le  temps  n'en  avait  pas  encore  atténué 
l'éclat  comme  aujourd'hui. 

Mais  écoutezencore  Diderot:  «  Quand  il  faitdes  enfants, il  les  groupe  bien,  mais 
qu'ils  restent  à  folâtrer  dans  les  nuages.  Dans  toute  cette  innombrable  famille, 
vous  n'en  trouverez  pas  un  à  employer  aux  actions  réelles  de  la  vie,  à  étudier  sa 
leçon, à  lire,  àécrire,àtiller  du  chanvre.  »  Ah!  pour  celle-là,  elle  est  d'un  comique 
extraordinaire.  Si  jamais  lespetits  joul'llusde  Boucher  ont  eu  besoin  d'étudier  une 
leçon  (et  de  la  réciter,  peut-être,  avec  la  ponctuation?)  ou  s'ils  savent  même  ce 
que  c'est  que  de  tiller  du  chanvre,...  quelle  idée  de  philosophe!  Cela  vous 
donnerait  envie  de  faire  des  charges,  de  crier  au  bon  Diderot  que  ces  Amours 
et  non  pas  ces  enfants,  la  différence  est  grande)  sont  créés  parle  peintre  non  pas 
pour  tiller,  mais  pour  titiller.  Boucher  l'aurait  sans  doute  encore  mis  fort  en 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  219 

colère  s'il  lui  avait  dit  que  ces  mauvais  apprentis  ne  sont  simplement  pour  lui 
que  de  jolies  taches  roses,  destinées  à  former  des  harmonies  avec  d'autres  roses, 
avec  des  draperies  d'un  bleu  ou  d'un  rose  léger,  avec  des  nuages  nacrés,  avec 
toutes  sortes  de  ces  choses  diaprées  qu'il  collectionnait  chez  lui  avec  passion. 
Mais  laissons  là  Diderot. 

Ce  peintre,  en  effet,  qu'il  va  jusqu'à  accuser  de  trop  vivre  dans  le  monde 
de  la  galanterie  (et  après  tout  le  peintre  de  Louis  XV  n'était  pas  tenu  d'être 
un  saintj,  s'était  fait  une  vie  tout  à  fait  raffinée,  pleine   de  goûts  délicats  et 


1"-^.. 


MOTIF  DU  PLiFOND  b  0  CHiTE.lU  DE  FONT  i  1  S  EB  L  E  A  D. 


de  satisfactions  artistes.  Il  s'entourait  de  tableaux,  de  dessins,  d'estampes  de 
maîtres,  de  bronzes,  de  porcelaines,  de  laques,  de  bijoux,  comme  un  connaisseur 
qu'il  était.  Il  disposait  dans  des  armoires  garnies  de  glaces,  qui  en  décuplaient  le 
chatoiement,  mille  matières  précieuses,  naturelles,  que  fournissaient  les  trois 
règnes,  plumes  d'oiseaux  rares,  métaux  irisés,  co(iuillages  introuvables, 
C'étaient  «  les  pierres  fines,  les  quartz  et  les  cristaux  de  roche,  les  améthystes 
de  Thuringe,  les  cristaux  d'étain,  de  plomb,  de  fer,  les  pyrites  et  les  niarcassites. 
L'or  natif,  les  buissons  d'argent  vierge  en  végétation,  les  cuivres  gorges-de- 
pigeon  et  queue-de-paon,  les  morceaux  d'azur,  les  malachites  de  Sibérie,  les 
jaspes,  les  poudingues,  les  cailloux,  les  agates,  les  coraux,  les  sardoincs  ;... 
puis,  dans  ce  merveilleux  musée  des  couleurs  célestes  de  la  terre,  venaient  les 
coquilles  avec  leurs  mille  nuances  délicates,  leurs  prismes,  leurs  reflets  chan- 
geants, leurs  chatoiements  d'arc-en-cicl,  leur  rose  tendre  et  pâle  comme  une 


220  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA   PEINTURE. 

rose  noyée,  leur  vert  doux  comme  l'ombre  d'une  vague,  leur  blanc  caressé  d'un 
rayon  de  lune  :  les  tuyaux  de  mer,  les  buccins,  les  pourpres,  les  tonnes,  les 
volutes,  les  porcelaines,  les  huîtres,  les  pétoncles,  les  cœurs,  les  moules,  végé- 
tations de  perles,  d'émail  et  de  nacre  groupées  comme  des  parures  dans  les 
meubles  de  Boule,  dans  les  cabinets  de  bois  d'amaranthe,  ou  répandues  sur  les 
tables  d'albâtre  oriental,  h  côté  des  torchères  de  bois  sculpté.  » 

En  vérité,  cette  énumération  merveilleusement  résumée  par  les  frères  de 
Concourt  d'après  le  catalogue  de  la  vente  de  Boucher  est  la  plus  parfaite  et  la 
complète  explication.  Elle  dispense  et  décourage  de  chercher  à  entrer  plus  avant 
dans  la  démonstration  des  surprenantes  qualités  coloristes  de  notre  peintre. 
Et  quant  à  son  dessin  si  souple,  si  spontané,  d'un  jet  si  fier  quoique  si  volup- 
tueux, on  ne  peut  que  dire  en  terminant  d'aller  voir  au  Louvre,  surtout  dans  le 
Bai7i  de  Diane  et  dans  Vénus  chez  Vulcain,  combien  il  épouse  victorieusement 
la  plus  rare  et  la  plus  chatoyante  couleur  qui  ait  rayonné  sur  une  palette  fran- 
çaise après  celle  de  Watteau. 


CHAPITRE    IX 

Un  grand  artiste,  Chardin.  —  Greuze  et  son  dangereux  ami.  —  Le  portraitiste  du  xviii»  siècle,  Lalour. 


La  simplicité,  dans  l'art  comme  dans  la  vie,  est  la  qualité  la  plus  rare  et  la 
plus  méconnue.  Aux  yeux  des  passants  vulgaires,  au  jugement  des  esprits, 
superficiels,  elle  apparaît  même  comme  une  (jualité  négative,  sinon  comme  la 
négation  de  toutes  les  autres  qualités  ;  on  la  dédaigne,  on  ne  prend  point  garde 
à  elle.  La  tendance  des  hommes,  en  général,  et  en  particulier  de  ceux  qu 
ambitionnent  de  se  distinguer  en  un  art  quelconque,  est  d'agir,  de  penser, 
d'exprimer  leur  pensée  d'une  façon  compliquée.  Et  pour  être  vraiment  simple, 
il  faut  ou  beaucoup  d'exercice,  ^  et  c'est  là  l'exercice  le  plus  admirable,  le  plus 
i  digne  d'exercer  la  volonté  de  tout  être  bien  né  et  soucieux  de  sa  propre  culture, 
—  ou  bien  des  dons  naturels,  mais  qui  sont  tellement  rares  que,  dans  l'art, 
la  littérature  ou  la  vie,  des  hommes  ainsi  doués  ne  se  rencontrent  dans  toutes 
les  écoles  qu'à  l'état  le  plus  exceptionnel.  Chardin  est  un  de  ces  hommes 
précieux. 

Il  pourrait  être  soutenu  par  de  très  bonnes  raisons  que  le  talent  de  Boucher 
et  de  Watteau  est  simple,  et  que  c'est  cela  qui  en  fait  le  prix,  ou  du  moins  qu'il 
est  beaucoup  plus  simple  que  ceui  des  grands  académiciens  du  xvii°  siècle, 
ou  que  celui  des  «  innovateurs  »  de  la  lin  du  xviii"  siècle,  qui  croyaient  être 
simples  et  austères,  alors  qu'ils  étaient  d'une  sécheresse  compliquée  et  empha- 
tique. Mais  on  n'arriverait  à  cette  démonstration  de  la  simplicité  dans  leur 
élégance  et  leur  joliesse  que  par  une  analyse  un  peu  subtile  et  qui  pourrait  être 
accusée  de  tour  paradoxal.  Du  moins,  en  présence  de  Chardin,  il  n'y  a  pas  de 
contestation  possible. 

Voici  donc  un  de  nos  plus  merveilleux  peintres,  un  des  plus  attrayants  et  des 
plus  originaux  de  toute  notre  école,  et  des  quatre  plus  grands  du  xviu"  siècle, 


222  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

et  cela  dû  seulement  à  la  simplicité  et  à  la  bonté.  La  biographie  de  Chardin  tient 
en  peu  de  lignes  et  son  caractère  se  dépeint  en  ces  deux  mots  ;  il  faudrait  pourtant, 
pour  que  le  portrait  soit  achevé,  en  ajouter  un  troisième,  et  l'on  aurait  donc  : 
bonté,  simplicité,  finesse. 

Chardin  naît  à  Paris  le  2  novembre  1699.  11  est,  non  pas  de  la  bourgeoisie, 
mais  du  peuple.  Son  père  est  un  bon  menuisier,  fabricant  des  billards  du  roi, 
un  habile  ouvrier  et  un  brave  homme.  Chardin  vient  donc  au  monde  dans  un 
milieu  fort  humble,  fort  honnête,  excellent  en  un  mot.  Il  aime  à  dessiner, 
h  tripoter  la  couleur,  il  s'apprend  tout  seul  comment  on  peut  faire;  il  prend 
pour  cela  le  moyen  le  plus  simple  :  il  se  procure  tout  ce  qu'il  faut  pour  peindre 
et  suivant  une  recette  naïve,  mais  encore  la  meilleure  de  toutes,  »  il  met  de  la 
couleur  jusqu'à  ce  que  cela  ressemble  »  à  ce  qu'il  veut,  à  ce  qu'il  voit. 

11  faut  pourtant  un  maître  pour  enseigner  le  pur  métier,  ce  qu'on  perdrait 
trop  de  temps  à  deviner  ;  son  père  le  place  chez  Gazes,  un  peintre  très  oublié,  qui, 
de  son  temps  même,  n'avait  pas  grand  éclat,  mais  qui  probablement  suffit  à 
débrouiller  matériellement  son  élève.  C'est  à  lui  de  faire  le  reste. 

Il  s'en  faut  que  Chardin,  au  sortir  de  l'atelier  de  Cazes  soit  un  artiste,  ait 
conscience  de  ce  qu'il  veut  et  peut  faire.  Il  cherche  à  s'employer  comme  il  peut, 
comme  une  sorte  de  manœuvre  plein  de  bonne  volonté  et  d'une  heureuse 
ignorance.  Un  jour  il  est  chez  Noël-iNicolas  Coypel  comme  aide,  et  l'artiste  le 
juge  digne  de  peindre  un  fusil  dans  un  portrait  de  chasseur,  quitte  h  le  retou- 
cher. Un  autre  jour  le  voilà  embauché  par  Van  Loo  pour  des  travaux  de 
restauration  à  Fontainebleau.  Pendant  tout  ce  temps  le  bon  garçon  travaille 
assidûment,  ingénument;  aucune  leçon  n'est  pour  lui  perdue,  pas  plus  l'intérêt 
qu'il  peut  y  avoir  à  bien  peindre  un  simple  accessoire,  tel  que  le  fameux  fusil, 
à  le  bien  disposer  en  bonne  lumière,  que  les  enseignements  de  tel  ou  tel 
maître  qu'il  va  suivre  à  l'Académie,  tout  en  pensant  aux  moyens  de  gagner  sa  vie. 

Mais  il  en  prend  et  il  en  laisse  ;  il  est  simple  et  têtu,  comme  un  brave 
(ils  d'artisan  qu'il  est.  Les  belles  machines  ne  lui  disent  rien  :  il  songe  déjà 
qu'il  n'est  tel  que  de  faire  à  son  idée,  et  il  ne  paraît  pas  avoir  eu  un  seul 
instant  de  velléités  de  tâter  de'la  mythologie,  de  l'allégorie,  ou  de  la  tragédie. 
Il  aime  bien  ce  qu'il  voit  autour  de  lui,  et  il  y  trouve  beaucoup  d'amusement 
inconnu  aux  ambitieux  :  un  pot,  un  poisson  frais  rapporté  du  marché,  encore 
tout  gluant  de  la  mer,  un  bonhomme  rencontré  dans  la  rue,  un  bouquet  de 
fleurs,  une  miche  ou  une  fouace,  que  dire  encore!  Tout  cela  lui  suffit  parce 
qu'il  le  sent  bien,  le  voit  bien,  a  pour  ces  objets  de  l'amitié  à  cause  de  l'humble 
et  suffisant  plaisir  qu'ils  leur  causent.  Or  savez-vous  la  vraie  recette  pour 
devenir  un  grand  homme?  C'est  simplement  de  regarder  les  choses  plus 
longuement  que  ne  le  font  les  autres  hommes.  Et  Chardin  a  pris  la  bonne 
manière. 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


22:{ 


Ses  premiers  essais  sont,  en  vérité  marqués  de  cette  sagesse  et  de  cctU! 
esthétique  sensée.  Tenez,  écoutez  tout  cela,  voyez  ce  qu'il  va  faire.  Ah!  que  cela 
€st  nouveau  pour  nous,  et  quel  repos  après  toutes  les  choses  sublimes  que  nous 
avons  déjà  vues... 

Un  des  amis  de  son  père,  un  chirurgien,  c'est-à-dire  un  de  ces  praticiens 
qui  rasent,  saignent,  purgent,  font  et  vendent  tout  ce  qui  concerne  leur  éljit, 
veut  donner  au  jeune  homme  une  occasion  de  se  distinguer;  «  Mon  gaiihirc', 


CIl.inulN.     —     LK     JEU     DE     LOIE. 


nous  verrons  bien  si  tu  es  ou  non  un  peintre  et  si  tu  as  des  cliances  (h>  de\<'iiir 
le  Mignard  de  ton  époque.  Je  te  donne  ma  confiance;  tu  vas  uv  peindre  une 
enseigne  pour  ma  boutique.  »  N'allez  pas  croire  que  l'appronti  artiste  fait 
la  moue  et  considère  sa  dignité  comme  offensée.  Que  non  pas  ;  il  va  faire  une 
enseigne,  et  une  fameuse  enseigne,  et  bien  s'appliquer,  encore,  à  la  faire  de  son 
mieux. 

Voyons,  va-t-il  chercher  quehiue  chose  qui  le  pose  en  bel  esprit  ?  \'a-l-il 
faire  appel  à  Esculape  et  aux  Muses,  et  invoquer  l'allégorie  à  son  aide  |iour 
attirer  l'attention    sur  le    magasin  d'un   barbier,    poseur  de  sangsues   et    de 


224  lllSTUlIvE  ruPULAIRE  DE  LA  PELNTLRE. 

compresses?  Il  n'a  garde;  il  a  souvent,  en  flànont  par  les  rues  de  Paris  été 
témoin  d'accidents  ;  il  a  été  partie  intégrante  de  la  foule  qui  se  presse  autour 
du  blessé,  coup  d'épée  ou  coup  de  timon.  Avec  les  passants  et  les  badauds  il  a 
donné  son  avis  sur  l'aventure,  aidé  à  transporter  le  pauvre  hère,  collé  son  ne/ 
aux  vitres  du  magasin  pour  voir  où  en  est  le  malade  et  comment  se  fait 
le  pansement.  Et  voilà  :  pour  lui,  c'est  ça  la  chirurgie;  ce  ne  sont  môme  pas 
toutes  sortes  d'instruments  compliqués  dont  l'acier  donne  la  chair  de  poule, 
et  qui  feraient  plutôt  fuir  les  clients,  comme  on  descend  précipitamment 
l'escalier  du  dentiste  avant  même  d'avoir  touché  sa  sonnette  ;  pour  lui  la 
chirurgie,  c'est  un  blessé  qu'un  apporte,  des  gens  qui  s'attroupent,  un  sergent 
de  ville  qui  les  contient,  un  commissaire  qui  s'approche  pour  verbahser  et 
un  savant  homme,  aidé  de  son  élève,  qui,  ajustant  ses  besicles  et  penché  sur  la 
plaie,  s'apprête  à  la  traiter  suivant  les  règles  de  l'art. 

C'est  l'enseigne  de  Chardin.  Elle  attire  la  foule  une  fois  en  place,  la  bonne 
foule  instinctive  et  nature  comme  le  bon  jeune  diable  de  peintre.  On  dit  : 
«  Comme  c'est  ça!  comme  c'est  bien  imité!')  Quant  au  chirurgien,  qui  est 
du  ((  grand  siècle  »  il  aurait  peut-être  voulu  quelque  chose  d'un  peu  plus  pom- 
peux, on  bien  quelque  chose  de  plus  en  rapport  précis  avec  sa  profession  ;  mais 
il  est  bien  obligé  de  céder  devant  le  jugement  de  la  foule. 

L'enseigne  du  barbier  n'existe  plus  ;  une  précieuse  petite  esquisse  en  a  été 
bridée  en  1871  ;  il  en  reste  seulement  comme  souvenir  une  petite  eau-forte  de 
Jules  de  Concourt.  Mais,  si  du  moins  il  est  impossible  de  savoir  ce  que  pouvait 
être,  comme  qualité  de  peinture,  cette  entreprise  d'un  débutant,  du  moins  on  a 
d'autres  éléments  d'appréciation  de  ce  qu'il  savait  faire  avant  la  trentaine  et  ce 
qu'il  savait  faire  était  merveilleux. 

Voici  encore  quelque  chose  de  bon  à  savourer  et  à  méditer,  car  avec  Chardin 
c'est  partout  le  sourire  et  partout  un  repos.  Depuis  de  bien  longues  années,  c'est 
la  coutume  qu'à  l'octave  de  la  Fête-Dieu  l'on  tende  sur  le  passage  de  la  proces- 
sion des  belles  tapisseries,  tout  ce  qu'on  a  de  meilleur  et  de  plus  riche. 
A  l'occasion  de  cette  fête,  les  peintres  appendent  le  long  des  tentures,  des 
tableaux  dont  ils  sont  contents,  des  tableaux  à  vendre.  Cette  exposition  en  plein 
vent  a  lieu  sur  la  place  Dauphine.  Parfois  des  maîtres  illustres  ne  dédaignent 
|)as  d'y  prendre  part,  de  façon  qu'il  y  a  du  mauvais  et  du  bon;  en  tous  les  cas, 
personne  ne  néglige  d'aller  voir  si  quelque  inconnu  ne  s'y  révélera  pas,  et  les 
académiciens  les  plus  célèbres  ne  se  font  pas  faute  d'aller  en  corps  voir  la  pein- 
ture comme  les  autres. 

Ce  serait  bien  mal  comprendre  le  loyal  Chardin  que  de  ne  pas  l'aller  chercher 
place  Dauphine  à  ses  débuts,  et  il  n'est  pas  de  ceux  à  qui  il  faut  tout  de  suite 
les  palais  ou  les  «  salons  »  en  vue.  Il  expose  un  jour  un  petit  tableau  imitant 
un  l»as-reliof  de  bronze,  et  ni  plusTii  moins  que  J.-B.  Van  Loo  s'en  rend  acqué- 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


225 


reur.  Mais  le  trioni|iIic  c'est  en  1728.  Chardin  a  don»^  alors  au  plus  vingt- 
neuf  ans.  La  merveille,  la  bonne  peinture  grasse,  et  riche,  et  opulente,  et  sim- 
ple, et  roliuste,  et  précieuse,  c'est  uu   'laldcau  qui  représente  une  raie  pendue 


C  II  \  r.  n  l  \  .    —    L\    G  O  L  \  K  li  .\  A  \  1  E  . 


au  croc,  une  raie  blanche,  rouge,  rose,  nacrée,  avec  ses  petits  yeux  et  sa  gueule 
qui  a  l'air  de  rire,  une  raie  qui  préside  à  une  réjouissante  assemblée  de  vic- 
tuailles et  d'objets  de  ménage:  un  gros  pot  bleu  -serdiltre,  une  écumoire,  un 

chaudron,  une  casserole;  des  poissons,  des  huîtres  ouvertes  et  qui   l'ont  venir 

do 


22R  IIIsroiRI'   l'Ol'ULAlUE  DE  LA    PEINTURE. 

l'eau  h  la  bouche,  ol  des  poireaux,  des  beaux  poireaux,  et  uu  matou  qui 
circule  parmi  ces  choses,  avec  circonspection,  un  matou  blanc  et  gris, 
noblesse  de  gouttière,  (|ui  marclie  sur  le  bout  des  pattes  et  arrondit  l'échiné. 

Eh  bien,  cela  ne  s'est  jamais  fait  depuis  qu'il  y  a  une  Académie  en  France  ; 
on  a  toujours  eu  besoin  d'anoblir  les  objets,  et  de  mettre  devant  les  fruits  et  les 
fleurs  une  particule,  à  moins  encore  qu'ils  ne  soient»  tributaires  de  Pomone  ou  de 
Flore  ».  Pas  plus  que  les  êtres  humains  ils  n'avaient  échappé  à  la  mythologie  ou  à 
l'étiquette.  Chardin  n'y  pense  même  pas.  Avec  la  science  qu'il  s'est  fabriquée  et 
avec  le  sentiment  que  lui  a  fabriqué  la  nature,  il  a  représenté  tout  cela  simple- 
ment, largement,  et  cela  est  si  fort  qu'il  faut  bien  dire  que  ce  jeune  homme  de 
trente  ans  est  un  maître.  Largilliùre  ne  s'y  trompe  pas,  lui,  le  vrai  bon  peintre 
qui  s'est  élevé  à  l'école  flamande,  et  il  est  de  ceux  qui  engagent  Chardin  à  se 
présenter  à  l'Académie... 

Nous  vous  disions  qu'il  y  avait  dans  Chardin  un  grain  de  malice...  Décidé- 
ment nous  sommes  voués  à  l'anecdote  aujourd'hui.  «  Désirant,  dit  le  Nécrologe 
de  1 780,  pressentir  les  opinions  des  principaux  officiers  de  ce  corps  (l'Académie), 
Chardin  se  permit  un  innocent  artifice:  il  plaça  dans  une  petite  salle,  comme 
au  hasard,  ses  tableaux,  et  se  tint  dans  la  seconde.  M.  de  Largillière,  excellent 
peintre,  l'un  des  meilleurs  coloristes  et  des  plus  savants  théoriciens  sur  les  efTets 
de  la  lumière,  arrive  ;  frappé  de  ces  tableaux  il  s'arrête  à  les  considérer  avant 
d'entrer  dans  la  seconde  salle  de  l'Académie,  où  était  le  candidat  ;  en  y  entrant  : 
«  Vous  avez  !à,  dit-il,  de  très  beaux  tableaux;  ils  sont  assurément  de  quelque 
bon  peintre  flamand,  et  c'est  une  excellente  école  pour  la  couleur  que  celle  de 
Flandre  ;  à  présent  voyons  vos  ouvrages.  —  Monsieur,  vous  venez  de  les  voir. 
—  Quoi  !  ce  sont  ces  tableaux  que...?  —  Oui,  monsieur.  —  Oh  !  dit  .M.  Largil- 
lière, présentez-vous,  mon  ami,  présentez-vous.  »  .M.  Chardin  fut  agréé  avec  un 
applaudissement  général.  Ce  ne  fut  pas  tout  !  Comme  M.  Louis  de  Boullongne, 
directeur  et  peintre  du  roi  entroit  à  l'assemblée,  .M.  Chardin  lui  observa  que  les 
dix  ou  douze  tableaux  qu'il  exposait  étoient  à  lui,  et  qu'ainsi  IWcadémic  pouvoit 
disposer  de  ceux  dont  elle  seroit  contente.  «  Il  n'est  pas  encore  agréé,  dit 
»  M.  de  Boullongne,  et  déjà  il  parle  d"ètre  reçu.  Au  reste,  ajouta-t-il,  tu  as  bien 
»  fait  de  m'en  parler  ».  (C'étoit  une  habitude  qu'il  avoit  de  s'exprimer  ainsi.)  Il 
rapporta  en  effet  la  proposition,  elle  fut  saisie  avec  plaisir;  l'Académie  prit  deux 
d(!  ces  tableaux  :  l'un,  un  buffet  chargé  de  fruits  et  d'argenterie,  l'autre,  le 
beau  tableau  représentant  une  raie  et  quelques  ustensiles  de  ménage,  qui  fait 
encore  l'admiration  des  artistes,  tant  la  couleur  en  est  fière,  lant  Felfet  et  le 
faire  sont  admirables.  » 

Le  second  tableau  est  au  Louvre,  à  côté  de  la  fameuse  raie  :  c'est  cette  sur- 
prenante grande  loile,  où.  sur  une  fable  couverte  d'une  nappe  blanche,  des 
fruits  s'élèvent  en  pyramide,  puis  des  huîtres  dans  une  assiette,  des  carafes 


i-.colp:  francmsi:. 


227 


dean  et  de  vin,  délicieuses  de  forme,  des  verres,  un  pot  en  argent  ;  puis  un  per- 
roquet perché  sur  un  yraud  vase,  et  un  cliieu  épagneul  se  dressant  vers  l'oiseau 
parleur. 

Tout  cclii  ne  sent-il   pas  le  brave  homme,  et   riioninic  (|ui  rciul  anlmif  de 


lui  la  boulé  eonl.igiiu-i- .  ><<)<■/■  assui'é  ([u'un  huninic.  un  artiste  qui  aura 
connu  des  succès  de  cet  aloi,  jamais  ne  sera  entiiclié  d'orgueil,  d'arroganc'  ou 
d'égoïsme,  quelque  haute  situation  à  iai|ui'llc  il  parvienne.  Nuih'i  tout  un  coté 
du  xvin'  siècle  <[u'on  ne  saurait  li'op  l'fiirt!  rcssorlir:  le  cùlé  vraiment  i'aniilicr 
et  simple,  et  droit,  avei;  une  rc'clle  mais  i-olui>te  délicatesse.  C'est  en  C.hardia 
que  ce  wiii"  siècle-là  se  concen'i-e  et  >"(''pauuinl. 


2^8  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  l'ElMl  lii;. 

•  Chardin  a  aussi  son  roman  d'amour.  11  est  comme  le  reste.  L'artisle  s'était 
marié  à  trente-deux  ans,  plusieurs  années  après  les  accordailles,  car  on  voulait 
(jue  sa  position  lut  un  peu  sûre.  Dans  rintervalle,  la  famille  de  la  jeune  lille, 
Marguerite  Saintar,  est  complètement  ruinée,  et  alors  que  le  père  Chardin  veut 
rompre  le  mariage,  J.-B.  Siniéon  tient  énergiquement  à  honneur  de  respecter 
ses  engagements.  La  femme  de  Chardin  était  de  faible  santé;  elle  mourut  au  bout 
de  quatre  ans  de  mariage,  lui  laissant  un  fils.  Ce  fils  mourut  plus  tard,  lorsque 
Chardin  approchait  de  la  soixantaine.  Toutes  ces  douleurs  le  trouvèrent  résigné, 
mais  toujours  bon,  doux  et  bienveillant.  La  difficulté  même  de  vivre,  car  il  ne 
produisait  qu'à  ses  heures,  ne  faisait  point  d'embarras,  et  n'exigeait  point  de 
très  ha'uts  prix,  fut  une  des  causes  de  son  second  mariage  (1744)  avec  une  brave 
femme,  une  veuve,  Françoise-Marguerite  Pouget,  fine,  spirituelle  et  sérieuse 
comme  lui,  et  dont  il  nous  a  laissé  un  portrait  attendri. 

Écoutez-le  parler  un  peu  maintenant.  C'est  Diderot  qui  a  sténographié  son 
langage  et  cette  fois  nous  n'avons  que  de  la  reconnaissance  à  éprouver  envers» 
le  »  salonnier  ». 

«  Messieurs,  messieurs,  de  la  douceur.  Entre  tous  les  tableaux  qui  sont  ici, 
cherchez  le  plus  mauvais;  et  sachez  que  deux  mille  malheureux  ont  brisé  entre 
leurs  dents  le  pinceau,  de  désespoir  de  faire  aussi  mal...  Si  vous  voulez 
m'écouter,  vous  apprendrez  peut-être  à  être  indulgents...  Après  avoir  séché  des 
journées  et  passé  des  nuits  à  la  lampe  devant  la  nature  immobile  et  animée,  on 
nous  présente  la  nature  vivante,  et  tout  à  coup  le  travail  de  toutes  les  années 
précédentes  semble  se  réduire  à  rien  :  on  ne  fut  pas  plus  emprunté  la  première 
fois  qu'on  prit  le  crayon.  11  faut  apprendre  à  l'œil  à  regarder  la  nature  et  com- 
bien ne  l'ont  jamais  vue  et  ne  la  verront  jamais!  C'est  le  supplice  de  notre  vie. 
On  nous  a  tenus  cinq  à  six  ans  devant  le  modèle,  lorsqu'on  nous  livre  à  notre 
génie,  si  nous  en  avons.  Le  talent  ne  se  décide  pas  en  un  moment.  Ce  n'est  pas 
au  premier  essai  qu'on  a  la  franchise  de  s'avouer  son  incapacité.  Combien  de 
tentatives  tantôt  heureuses,  tantôt  malheureuses  !  Des  années  précieuses  se  sont 
écoulées  avant  que  le  jour  de  dégoût,  de  lassitude  et  d'ennui  ne  soit  venu.  L'élève 
est  âgé  de  dix-neuf  ans  à  vingt  ans,  lorsque,  la  palette  lui  tombant  des  mains,  il 
reste  sans  état,  sans  ressource  et  sans  mœurs  ;  car  d'avoir  sans  cesse  sous  les 
yeux  la  nature  toute  nue,  être  jeune  et  sage,  cela  ne  se  peut.  Que  faire  ?  que 
devenir?  Il  faut  se  jeter  dans  quehjues-unes  de  ces  conditions  subalternes,  dont 
la  porte  est  ouverte  à  la  misère,  ou  mourir  de  faim...  » 

Non  seulement  nous  pouvons  l'entendre  parler,  mais  encore  nous  pouvons- 
bien  le  connaître,  le  voir,  —  grâce  à  lui-même.  H  s'est  représenté  bien  franche- 
ment et  bien  familièrement,  en  doux  de  ces  portraits  au  pastel  qu'il  fit  dans  la 
deinière  partie  de  sa  vie,  pour  piquer  un  peu  l'indifférence  du  public  et  de  la 
critique   qui   commençaient  à  ne   plus  paraître  se  douter  cpiel  grand  pcintra 


r;ro[.E  ritANCAisi'. 


22!) 


c'était  là.  Pastels  vraiment  l)eaii\  dÏMiorgie,  d'honnêteté  et  en  même  temps 
d'hal)ileté  snrprenante  dans  la  facture.  Il  n'a  pas  fait  loilrlte,  nous  n'en  sommes 
que  |ilus  à  Taise  avec  lui.  Son  bonnet  blanc  est  armé  d'une  visière  verte  uDur 


bien  protéger  sa  vue  ([uaiid  il  pcini  ;  d,-  grosses  besicles  sont  pc.sées  sur  son  ne/; 
il  regarde  en  face,  dun  air  coi-dial,  lin,  et  candide:  son  visage  pi,. in.  rasé,  sa 
bouche  pleine  de  franchise  et  dVspril,  Ir  iimindrr    ddail,  jnMin'à    sa  mbc de 


230  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

chambre  d'un  beau  ton,  tout  cela  est  sans  aucune  complication,  mais  distingué 
et  fort,  au  possible.  Ces  deux  portraits,  puis  le  portrait  de  sa  femme,  une 
aimable  vieille,  aux  traits  doucement  accusés,  à  l'œil  plein  d'intelligence,  vous 
raconteront  toute  une  âme,  ou  achèveront  de  vous  la  bien  faire  com- 
prendre si   vous   méditez  un  peu  devant  eux  après  avoir   lu  ce   qui  précède. 

Que  dirions-nous  de  plus,  d'ailleurs?  Quelques  traits  biographiques,  quel- 
ques dates  n'ajouteront  pas  grand'chose  au  portrait.  Il  fut  nommé  conseiller 
de  l'Académie  en  1743,  trésorier  en  1745,  et  il  eut  un  logement  au  Louvre; 
en  1765  il  fut  élu  «  officier  »  de  l'Académie  de  Houen;  enfin  pendant  de  longues 
années  il  fut  chargé  du  placement  des  tableaux  aux  expositions  annuelles  du 
Louvre,  et,  pendant  tout  ce  temps  et  en  remplissant  ces  épineuses  fonctions, 
il  ne  se  conserva  que  des  amis  dans  la  race  irritable  des  peintres. 

Enfin  une  indication  pénible;  la  froideur  croissante  de  la  critique  à  son 
égard  :  on  le  trouve  monotone;  puis  c'est  toujours  un  tort  de  vieillir,  même 
quand  on  demeure  le  maître  habile  et  l'artiste  toujours  tendre  et  ému.  Une  in- 
dication gracieuse  et  touchante  aussi  ;  <<  Madame  Victoire  »,  ravie  d'une  tète  de 
jaquet  (de  petit  laquais)  et  envoyant  au  pauvre  vieux  Chardin  une  belle  boîte 
d'or  en  hommage,  —  et  cette  année-là  (1779)  Chardin  mourait. 

Voilà  tout,  et  maintenant  il  nous  restera  à  l'étudier  au  Louvre,  et  à  saluer 
bien  bas  lorsqu'on  un  musée  de  province  ou  de  l'étranger,  à  Lille  ou  h  Munich, 
par  exemple,  ou  dans  quelque  heureuse  collection  particulière,  nous  rencontre- 
rons de  lui  un  morceau,  toujours  savoureux,  toujours  sain,  réjouissant  à  l'oeil 
et  satisfaisant  pleinement  l'esprit. 

Au  Louvre  ce  sera  le  Bénédicité,  la  Mère  laboriew^e,  la  Pourvoyeuse,  les  deux 
grands  tableaux  que  nous  avons  cités,  puis  toutes  les  natures  mortes  ;  la 
brioche  du  dimanche,  avec  le  couteau  prêt  à  entrer  dans  sa  croûte  dorée  et  sa 
mie  toute  chaude  ;  le  panier  de  pèches  vermeilles  ;  la  pomme  près  d'un  gobelet 
brillant;  le  bocal  de  prunes;  les  noix  rugueuses;  jusqu'aux  maigres  harengs 
pendus  au  mur,  ou  au  lièvre  dont  le  poil  est  chaud  et  léger.  Tout  cela  émer- 
veille, ravit,  et  attendrit,  et  c'est  simple,  simple  comme  la  bonne  nature  du  bon 
Dieu  que  c'est.  On  ne  céderait  que  trop  à  la  facilité  d'écrire  des  pages  entières 
sur  toute  l'intimité  de  ces  humbles  choses,  et  pourtant  sur  leur  distinction  su- 
prême. Mais  c'est  presque  une  superfiuilé  d'essayer  d'écrire  de  belles  phrases  sur 
cette  petite  Pourvoyeuse  si  parfaite  de  dessin  et  de  matière,  si  rare  de  couleur  ; 
sur  les  fillettes  (pii  joignent  les  mains  pendant  (jue  la  mère  va  servir  la  soupe; 
sur  cette  autre,  grandcletle  et  attentive  à  laquelle  la  mère  explique  un  point 
de  tapisserie,  tandis  qu'un  chien,  un  admirable  carlin,  beau  comme  un  chien 
de  Vèlas{|uez,  est  là  qui  veille,  comme  c'est  son  devoir  de  carlin.  Oui.  c'est 
folie  que  d(!  raconter  des  histoires  qui  sont  toutes  racontées,  il  ([iie  hmt  le 
monde  comprend    et  ipii    énieuveut    tout  le  monde,    les  simples  comme    les 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


231 


raffinés,   ceux    qui    ignorent    la  |ii>inliir('   comme  ceux    (|iii    la    coni|ircrineiil , 
Ceux-ci  demeureront  toujours  surpris  de  la  profonde  el  pn's(|ue  iiisaisissal)lc 


LF    BÉ\f.  tUCITÉ. 


f('rlini([iir  (Ir  Chardin,  et  iiiii  nVst  insaisi<sai)le  (|ue  parce  qu'elle  ne  comporte 
aucune  ruse  et  consiste  uniqucmcul  dans  la  sincérité,  (hni>   lu  jus|,.vsi-,  mais 


232 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


aussi  dans  le  désespérant  tour  de  main  d'un  bon  ouvrioi'.  l'iiis  (>nfin,  l'iiomme 
spirituel  que  voilà  ;  comme  cela  est  posé,  composé  et  groupé  finement  et  ingé- 
nieusemcnl  sans  qu'il  y  paraisse  !  Enfin  pour  être  des  motifs  en  apparence 
humbles  et  secondaires,  de  simples  sujets  de  mœurs,  ou  de  constantes 
natures  mortes,  si   vous  saviez  la  force  et  la   noblesse  réelle  de  tout  cela! 


j.-u.  suit  ON   Cil  4  mas. 


DAPKLS     bO.\     PORTRAIT     I' »  U     Ltl-IIK.UE. 


l'aites,  par  exemple,  rexpéricnoe  à  la  salle  française  du  Louvre,  do  regarder, 
en  reculant  de  quelques  pas,  un  j)anneau  qui  contient  des  Chardin,  au  milieu 
d'autres  choses,  quelles  qu'elles  soient,  le  Bencdkitô^  ou  la  Mère  laborieuse,  par 
exemple,  même  à  côté  du  radieux  l'embarquement  û.(i  Watleau,  et  voyez  la  belle 
note  sobre  dt  sévère  que  cela  donne,  comme  cela  paraît  plein,  et  grave,  et  sans 
le  moindre  accroc,  sans  la  moindre  inutilité  uu  liésilation  !  En  un   hkiI   connue 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


233 


on  sent  qu'on  est  en  présence,  non  pas  seulement  d'un  bonhomme,  mais  d'ua 
grand  homme  !  ' 


eu  inriîv.  —   L'A\TiQi'Air\E. 

Oui.  Chardin  est  grand  dans  IVv.nHiun  .t  gra.ul  dans  la  pensée,  et  ce  serait  se 
placer  a  uu  pn.m  ,|,.  ^  .„.  ,n,,s,j„in  ,,„.  de  voir  en  lui.  comme  on  l'a  fait  simple- 
menl  le  pnnlr'c  ùdiiryrois  du  xviii    siècle. 


234 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PELNTURE. 


Nous  voudrions  avoir  démontré  qu'un  tableau  de  Chardin  c'est  le  dernier  mot 
de  la  peiiilure,  cl  aussi    le  premier. 

A  côté  de  son  originalité  si  naturelle,  de  sa  simplicité  (il  faut  répéter  le  mot 
cent  fois)  si  peu  acquise,  combien  roriginalité  de  Greuze  paraît  tourmentée  et 
fausse,  combien  sa  sensibilité  maniérée,  son  attendrissement  pleurnichard  et 
sa  vertu  insupportable.  Mais  c'est  le  peintre  tel  que  le  conçoit  Diderot.»  liendre 
la  vertu  aimable,  le  vice  odieux,  le  ridicule  saillant,  voilà  le  projet  de  tout  hon- 
nête homme   qui   prend  la  plume,    le  pinceau  ou    le   ciseau.   »  11  faut  faire 


CnBlZE.  —  LA  CRUCHE  CASSÉE. 


grâce  de  toutes  les  tirades  pathétiques  de  Diderot  à  l'occasion  des  plus  célèbres 
compositions  de  Greuze  :  l'Accordée  de  Village,  la  Malédiction  pulernelle,  le 
Fils  puni,  etc.  Elles  procèdent  toutes  de  ce  principe  qui  peut  se  résumer  à 
ceci,  que  l'artiste  doit  être  un  moraliste  plutôt  qu'un  charmeur.  Or  c'est  en  nous 
charmant  qu'il  nous  fait  au  contraire  la  meilleure  morale,  puisipi'il  s'adresse 
à  ce  qu'il  y  a  véritablement  de  supérieur  en  nous,  le  goût  du  iieaii.  VA  l'on 
n'en  arrive  pas  moins  à  cette  piquante  inconséquence,  que  le  peintre  moraliste 
suivant  le  cœur  de  Diderot,  ne  pouvant  se  dispenser  de  charmer  par  quelque 
côté,  par  cela  seul  qu'il  est  peintre,  et  même  joli  peintre  en  dépit  de  ses 
criants  défauts,  a  recours  aux  mêmes  séductions  que  les  peintres  qui  paraissent 
les  plus  immoraux.  En  vérité,  cela  est  ainsi  :  Greuze  s'efforce  de  «  rendre  la 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  235 

vertu  aimable  »  comme  dit  l'écrivain,  et  même  trop  aimable,  cai'  il  (ioiiiie  aux 

«  mères  vertueuses  »  des  appas  et  des  mines  de  tout  point  semblables  aux  mines  et 

aux  appas  des  coquettes,  et  à  l'ingénuité,  àl'innocence,  les  airs  b's  |»Iiis  l'ripons. 

Et  il  se  trouve  qu'en  fin  de  conifile,  Greu/e  serait  tout  aussi  corni|)lour  ([uo 


cr.rrzE.  —  n   TuicoTRrSF   fndobmie. 


ce  Boucber  auquel  Diderot  l'opposi^  sans  cesse,  s'il  pouvait  iMn'  ailtnis  un 
seul  instant  que  la  vraiment  bonne  peinture  soit  le  moins  du  monde  corruptrice. 
Greuze  a  parfois  fait  de  bonne  peinture;  il  en  a  fait  aussi  de  bien  insup- 
portable, sinon  de  mauvaise.  Il  est  de  son  temps  et  l'on  compi-end  ([ue  sa 
vogue  ait  été  immense,  bien  plus  gnindc  (|ue  celle  de  Gliaidiii.  (|ni  c^l  lui.  de 
tous  les  temps.  Greuze  a  un  senliini'iii  1res  personnel  de  la  grâce,  mais  non  pas 


ti3G  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

(le  la  grâce  vraiment  simple.  Telle  jeune  fille  de  lui,  vraiment  ravissante  au 
premier  aspect,  a  encore  suffisamment  letofTe  d'une  mijaurée.  Il  se  sauvera 
cependant  aux  yeux  des  délicats  par  ces  têtes  de  jeunes  filles  (parfois  aussi  de 
jeunes  garçons  bouclés,  joufllus,  et  d'ailleurs  non  moins  conventionnels 
en  leur  genre  que  les  Amours  de  Boucher  (ceux  qui  ne  savent  pas  réciter  leurs 
leçons  ni  travailler  le  chanvre)  qui  sont  d'un  vrai  peintre,  lumineux,  délicat, 
trouvant  de  fraîches  et  délicieuses  matières. 

D'ailleurs  ce  qui  fait  encore  que  ce  peintre,  tout  en  étant  l'objet  de  beaucoup 
moins  d'enthousiasme  que  naguère,  peut  tout  de  même  être  considéré  parmi 
les  plus  intéressants  de  son  siècle,  c'est  que  lui  non  plus  ne  doit  rien  à  per- 
sonne :  sa  couleur,  qui  est  parfois  grinçante  et  commune,  son  dessin  qui  est 
ondoyant  et  alfecté,  mais  parfois  spirituel  et  hardi,  sa  conception  mélodrama- 
tique et  boursouflée  de  la  vie,  sa  sensuelle  vertu,  ses  qualités  et  ses  défauts  en 
un  mot,  sont  bien  à  lui.  Ce  fut  ce  que  l'on  appelle  une  nature^  mélange  de 
brave  homme  au  fond  et  d'infatué  souvent  ridicule,  mais  d'une  naïveté  qui 
désarme  ;  sa  faiblesse  de  caractère  n'a  d'égale  que  ses  bonnes  intentions,  et 
à  tout  prendre  il  est  plutôt  à  plaindre,  mais  sans  que  l'on  ressente  dans  cette 
commisération  la  moindre  tendresse.  On  le  plaint  parce  qu'il  épousa  une  fort 
mauvaise  femme  qui  apporta  chez  lui  le  désordre  et  le  déshonneur;  on  le  plaint 
parce  qu'il  eut  beaucoup  à  souffrir  dans  son  orgueil,  qui  était  en  somme,  le  plus 
actif  mobile,  et  comme  la  consolation  de  son  talent;  on  le  plaint  enfin  à  cause  de 
sa  vie  finie  dans  la  plus  noire  misère  (1805)  à  l'âge  de  près  de  quatre-vingts  ans. 
La  biographie  de  Greuze  n'offre  rien  de  plus  essentiel  que  ce  que  nous  venons 
de  dire,  et  la  peinture  de  son  caractère  est  suffisamment  esquissée.  Quantàcettc 
fin  navrante,  en  somme,  c'est  beaucoup  moins  la  fin  d'un  homme  que  la  fin 
d'un  guùt,  d'une  conception  artistique  épousée  avec  excès  par  la  foule,  puis 
aveuglément  abandonnée  par  elle  quand  vint  une  révolution  artistique  pa- 
rallèle à  celle  qui  se  produisit  dans  la  politique. 

Ce  n'est  pas  à  Greuze  que  s'attaquait  plus  particulièrement  cette  indifTérence  ; 
c'était  à  l'art  tout  entier  du  xviii"  siècle.  Nous  étudierons  tout  à  l'heure  cet 
acheminement.  Mais  nous  pouvons  déjà  remarquer  que  de  Watteau  à 
Boucher,  de  Boucher  à  Chardin  ou  à  La  Tour,  de  Chardin  à  Greuze,  il  y  a, 
malgré  les  différences  de  tempérament,  difîérences  d'ailleurs  qui  font  notre 
joie,  un  lien  commun.  Après  eux  ce  lien  se  rompt  brusquement,  et 
les  perles  admirables  qui  formaient  ce  collier  incomparable  de  l'art  du  siècle 
dernier,  ainsi  que  les  ravissantes  petites  perles  qui  les  relient  entre  elles  et 
qui  sont  tous  les  ]>ctits  maîtres  doni  nous  aurons  encore  à  dire  un  mot, 
s'égrènent  soudain  dans  le  plus  profond  oubli.  Les  véridiques  comme  les 
apprêtés,  les  vraiment  forts  et  simples  comme  Chardin  et  La  Tour,  sont 
victimes  du  même  sort  que  les  plus  artificiels  et  les  plus  voluptueusement 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  237 

fardés.    Les    natures   mortes   et    les    inlérieurs    de  Chardin   trament   sur    les 
quais  pour  quelques  écus;  des  poriraits  admirables  de  La  Tour  se  vendent 


misérablement   aux    enchères    et    atteignent    parfois    vin^;!    ou    trente   livres. 

Nous  venons  de  nommer  encore  un  des  grands  seigneurs  de  la  peinture 

française  au  xvin'  siècle  (etChardin  aurait  beau  rire  d'être  ainsi  monseigneurisé, 


238  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PELMLRE. 

il  faut  bien  qu'il  accepte  le  litre  tout  comme  Waltcau  et  La  Tour);  quand  nous 
l'aurons  étudié  un  peu,  nous  connaîtrons  alors  les  principaux  aspects  de  cet 
art,  et  nous  pourrons  dorénavant  marcher  d'un  pas  plus  rapide  dans  la 
revue  d'ensemble  de  cette  époque  infiniment  féconde.  Nous  aurons  pour 
tous  les  autres  maîtres  et  petits  maîtres  l'admiration  qu'ils  méritent  ;  mais  il 
nous  sera  plus  aisé  avec  eux  de  procéder  par  groupes,  alors  que  jusqu'ici 
nous  ne  pouvions  faire  autrement  que  de  procéder  par  individualités. 

Au  reste  Watteau,  Boucher,  Chardin  et  Greuze  nous  ont  permis  de  voir  la 
vie  générale  du  siècle,  ses  aspirations,  élégantes  ou  intimes,  et  jusqu'à  son 
atrectation  et  ses  travers.  La  Tour  précise  et  fait  passer  devant  nos  yeux  les  per- 
sonnages. Avec  une  vérité  surprenante  il  nous  détaille  et  nous  met  en  relief  ses 
modèles  et  ils  conservent  dans  lestons  riches  et  suaves,  à  peine  fanés,  du  pastel, 
la  vie  qu'il  leur  donna  au  premier  jour.  Un  pastel  de  lui  a  une  double  et 
inestimable  valeur  :  d'abord  c'est  un  La  Tour,  puis  c'est  vraiment  le  portrait 
d'une  âme  et  partant  le  portrait  d'une  époque. 

Le  peintre  le  savait  bien  lui-même  quand  il  disait,  au  plus  brillant  moment 
de  sa  carrière  :  «  Ils  croient  que  je  ne  saisis  que  les  traits  de  leurs  visages,  mais 
je  descends  au  fond  d'eux-mêmes  à  leur  insu  et  je  les  remporte  tout  entiers  !  » 
Cette  parole  garde  l'accent  de  ce  qu'il  y  avait  d'ardent,  de  vif  et  de  spirituel  dans 
ce  caractère.  La  Tour  offre  un  attrayant  mélange  de  finesse  et  de  brusquerie, 
de  bonne  grâce  et  de  courageuse  indépendance,  d'habileté  et  de  causticité  qui 
font  de  lui  l'homme  du  xviii°  siècle  dans  toute  la  pureté  du  type,  et  même  par 
certains  côtés  un  de  ces  élégants  et  pétulants  avant-coureurs  de  la  Révolution, 
qui  pour  être  au  mieux  avec  la  haute  société  ne  la  ménageaient  point  et  ne  se 
faisaient  pas  d'illusion  sur  elle.  La  Tour,  talent  admirable  et  vraiment  spontané, 
est  un  peu,  intellectuellement,  frère  de  Beaumarchais  et  de  Diderot. 

La  Tour  naît  en  1704  à  Saint-Quentin.  Son  père,  un  musicien  de  la  collé- 
giale, veut  faire  de  lui  un  ingénieur,  alors  que  le  jeune  garçon,  couvrant  de 
croquis  ses  cahiers  et  ses  livres,  veut  être  peintre  et  le  veut  ferme,  et  si  bien 
qu'à  quinze  ans  il  s'enfuit  à  Paris.  Il  y  arrive  sans  savoir  où  débarquer,  sans 
relations,  sans  ressources,  —  et  sans  savoir  dessiner.  Il  s'adresse  au  graveur 
Tardieu,  qu'il  ne  connaît  pas,  mais  dont  il  a  vu  le  nom  au  bas  d'une  estampe,  et 
qui  n'a  pas  besoin  de  lui,  mais  le  place  chez  le  peintre  Spocde.  Or.  remar- 
quez le  nom  de  c(^  peintre  oublié.  Nous  l'avons  déjà  rencontré;  c'est  l'ami  de 
Walteau,  assez  peu  génial  lui-même,  mais  probablement  fort  artiste  d'intention. 
11  l'ait  bon  accueil  à  ce  jeune  téméraire.  Et  nous  aimons  assez  nous  imaginer 
que  La  Tour  vil  Monsieur  Watteau  chez  son  maître,  ou  tout  au  moins  qu'il  entendit 
fori  palier  d(>  hii  ;  cela  paraît  bien  difficile  autrement.  Nous  nous  complaisons 
dans  cette  pensée  de  quelque  indirecte  infiuence,  décisive  si  légère  qu'clh'  soit, 
et  s'exerçant  |iar  cet  hunil)le  Irait  d'union,    Spoede,  du  grand  iiivi'iiteur  des 


ÉCOLE  française:. 


239 


grâces  sur  celui  (jui  devait  èlre  uu  peu  plus  tard  leur  purlrailisle  ordinaire. 
Aucun  document,  à  la  vérité,  ne  vient  confirmer  cette  supposition,  mais  nous 
n'en  sommes  ainsi  (jue  plus  à  l'aise  pour  ne  pas  être  démenti,  et  nous  n'en 


insislous  que  davantage  sur  celte  coïncidence  ;  l'ami  de   jciiiiri-^c  de   Wallcau 
mettant  le  pinceau  à  la  main  de  La  Toui-. 

En  1722  a  lieu  lesacre  de  Louis  W,  à  lieims;  La  Tour,  ipiil  ail  ou  non  une 
arrière-pensée  ou  qu'il  fasse  simplement  le  voyiije  en  curieux,  es!  là  dans  la 
foule.  Il  se  faulile.  il  décroche  la  commande  d'un  portrait.  *i>uis  de  deux,  puis 


2i0 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PELMURE. 


do  portraits  encore,  de  gens  fort  en  vue  :  ni  plus  ni  moins  que  l'ambassadrice 
d'Espagne,  puis  l'ambassadeur  d'Angleterre  qui  s'intéresse  à  lui,  l'emmène 
à  Londres,  lui  procure  ainsi,  tout  jeune,  commencement  de  célébrité  et  de 
lortune.  Et  La  Tour  revient  à  Paris,  n'ayant  pas  eu  à  se  plaindre  de  son  voyage 
ùRfims  ;  ilacquiert  sans  beaucoup  tarder,  à  Paris  comme  à  Londres,  la  réputation. 
Seulement,  avec  une  malice  qui  nous  ravit,  car  elle  indique  déjà  un  homme  qui 


UiUR  ICE    QUENTIN    DE    Ll    TUIE 


D  iPriES    SON     PORTBAIT    PAR    LU[-MÉJ1E. 


connaît  la  badauderie  du  monde  :  il  s'est  présenté  à  Paris  comme  un  peintre 
anglais  !  Un  Français,  tout  jeune,  qui  aurait  beaucoup  de  talent,  cela  ne  se  serait 
jamais  vu  ;  mais  un  étranger,  à  la  bonne  heure  :  c'est  un  prodige! 

N'avons-nous  pas  déjà,  en  ces  quatre  coups  de  crayon,  tout  le  caractère  de  La 
Tour?  L'humeur  aventureuse  à  qui  les  choses  réussissent,  lu  volonté,  le  goût 
aristocratique,  le  jugement  décisif  et  moqueur. 

Puis  c'est  l'éducation  :  La  Tour  n'a  pas  ignoré  Walleau,  et,  en  .\ngleterre,  il  a 
vu  des  Van  Dyck.  Ce  serait  une  éducation  pres(]uc  flamande  ;  mais  le  tempérament 


CCOLF  FliANCAISE. 


2il 


de  La  Tour  est  tout  français  et  nous  voulons  dire  par  là  (ju'il  possède  cette  préci- 
sion, celle  passion  de  netteté  qui,  chez  nos  grands  artistes,  donne  la  franchise, 
l'explication  complète  des  choses  en  pleine  lumière,  mais(iui  chez  nos  médiocres, 
il  est  vrai,  devient  simplement  sécheresse  et  ahsence  de  tout  mvstèi-e.  Ii'aillciiis 


l.A  TOUn.  —  UADA.ME  UE  TOMPADOUK, 


Iriliicnlion  de  La  Tour  est  encore  iiicomplèle  :  il  u';\  jiis(|ii"ici  afrirmé  (jiie  des 
dons  remanjnaldes,  —  et  de  laplomi),  heancmiji  daphind).  11  est  réservé  à  un 
académicien,  homme  savant,  correct,  hon  et  hrus(pii',  Louis  de  Boullongue,  que 
r.ous  avons  vu  déjà  si  hien  accueillirC.hardin  en  le  tuloyant,de  remettre  un  peu  de 
laodeslic  dans  tout  ceci.  Comim-  le  jciiiic  La  Tour  a  fait  le  porli'ait  de  la  helle- 
fille  du  peintre,  Louis  dcBoullongne  veut  le  connaître  et,  pour  loiil  c(unplimriil.  il 

16 


2'i2  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

le  prend  par  le  collet,  le  traîne  devant  le  portrait,  et  l'apostrophe  ainsi  : 
«  Regarde,  malheureux,  si  tu  es  digne  du  don  que  t'a  fait  la  nature  ;  va-t'en  dessi- 
ner si  tu  veux  devenir  un  homme  !  » 

Et  comme  La  Tour  n'est  pas  seulement  un  jeune  aventurier  et  un  jeune  amhi- 
tieux,  mais  encore  qu'il  a  en  lui  l'étotre  d'un  véritable  artiste,  il  profite  de  la  leçon, 
si  dure  qu'elle  soit  pour  un  amour-propre  déjà  flatté  par  de  précoces  succès;  il 
rentre  en  lui-même,  s'isole  pour  un  temps,  dessine  avec  acharnement,  recherche 
l'amitié  et  les  conseils  de  Restout,  de  Largillière  ;  et  grâce  à  sa  volonté,  à  sa 
rapidité  d'assimilation,  à  ses  dons,  enfin,  qu'il  complète,  il  a  vile  fait  de  rattraper 
le  temps...  gagné.  Ainsi,  grâce  au  rude  et  affectueux  conseil  du  vieil  académicien, 
cequien  La  Tour  aurait  vite  dégénéré  en  facilité,  en  lâché,  en  infaluation,  de- 
vient de  la  force  véritable,  de  l'habileté  raisonnée,  et  l'assurance  d'un  homme 
admirablement  doué,  mais  qui  sait. 

C'est  d'un  pur  pastelliste  que  nous  avons  à  parler,  car  La  Tour,  infiniment 
nerveux,  avait  l'impérieux  besoin  d'un  moyen  expéditif,  complet,  et  trouva  du 
coup  dans  le  pastel  celui  qui  hii  convenait.  Alors  le  classons-nous  comme  peintre  ? 
Et  comment  voulez-vous  donc  qu'on  le  classe  ?  La  force  des  préjugés  est  si  grande 
et  on  s'est  si  peu  avisé  de  qualifier  «  peintres  »  ceux  qui  se  servaient  d'un  autre 
procédé  que  l'huile,  pour  «  peindre  »,  que  les  catalogues  du  Louvre  (1)  no 
comprennent  pas  La  Tour  dans  la  section  de  peinture  ! 

La  Tour  expose  pour  la  première  fois  en  1737.  Dès  le  début  son  succès  est 
grand  et  il  va  toujours  en  augmentant.  Nous  n'entrerons  pas  dans  le  détail  de  son 
(l'uvre  :  à  quoi  servirait  de  décrire  un  à  un  les  treize  pastels  du  Louvre,  et  les 
nombreux  portraits  et  esquisses  du  musée  de  Saint-Quentin  ?  C'est  la  vie  saisie 
avec  une  intensité  étonnante,  et  rendue  avec  une  harmonie  d'autant  plus  exquise 
qu'elle  ne  trahit  aucune  prétention.  Ce  portrait  de  La  Tour  par  lui-même,  sans 
grands  frais  de  costume,  simple  casaque  bleue  de  travail  et  chemise  de  nuit,  sans 
perruque,  le  sourire  large  et  railleur,  l'air  à  la  fois  «  peuple  »  et  singulièrement 
affiné;  cet  autre  portrait  d'homme  à  la  barbe  mal  rasée,  merveilleux  d'exécu- 
tion ;  et  celui  de  Maurice  de  Saxe  ;  celui  de  .Marie  Leckzinska,  avec  son  corsage  tout 
fanfi'cluché  de  rubans,  et  le  joli  éventail  bleu  fermé  et  renversé,  sur  lequel  elle 
s'appuie  ;  et  celui  de  l'homme  en  habit  noir,  gilet  noir,  culotte  et  bas  noirs,  une 
mervele  d'harmonie  et  de  force  que  l'on  a  fini  par  mettre  en  aussi  mauvaise  place 
que  possible,  tout  en  haut  d'une  petite  salle  mal  éclairée  ;  tout  cela  pétillant  ' 
d'esprit,  et  toujours  d'une  jeunesse  et  d'une  fraîcheur  inexprimables,  quoique 

(d)  A  ceux  qui  voudraient  ne  pas  comprcmlro  ci'Ue  remarque  et  qui  soutiendraient  qu'il  est  en 
dehors  de  tous  les  usages  de  classer  ainsi  les  pastels  parmi  les  peintures,  nous  naurons  que  ceci 
à  réiKindre  :  le  catalogue  du  musée  de  Dresde,  un  des  plus  comi)lets  et  des  mieux  faits  d'Europe  en 
juge  autrement  puiscpie  les  pastels  sont  exactement  rangés  et  décrits  dans  le  même  volume  que  les 
peintures. 


r:COLE  FRANÇAISE.  243 

le  temps  en  ait  adouci  l'éclat  initial,  mais  à  croire  tout  de  même  que  dans 
un  siècle  on  pourra  encore  apprécier,  comme  aujourd'hui,  ce  qui  semblerait 
devoir  s'évaporer  d'un  souffle  :  la  fleur  du  pastel  et  l'esprit  de  La  Tour. 

Enlin  le  grand  porlrail  de  madame  de  l'ompadour,  l'œuvre  la  jilus  importante, 


L»    TOLK.   —    VOLTAIllB. 


la  plus  travaillée,  et,  quoi  (ju'on  en  ail  pu  dire  la  plus  cnm|ilMe  de  La  Tour.  Sans 
doute,  devant  d'autres  portraits  plus  prestement  enlevés,  moins  assagis  de  facture, 
devant  de  simples  «  préparations  »  l'on  se  sentira  |)lus  entraîné,  plus  ébloui  : 
mais  il  y  a  des  éblouissements  brillants  et  des  éblouissemenls  doux  :  et  c'est  de 


2'i4  HISTOIRE  POPULAIRE   DE  LA  PEINTURE. 

ces  derniers  que  le  portrait  de  la  marquise  procure.  Ce  qu'il  n'a  pas  en  crânerie, 
il  l'a  en  harmonie,  en  finesse  ;  cette  grande  et  belle  œuvre  est  conduite  d'un 
bout  à  l'autre  avec  une  sûreté,  une  délicatesse  qui  n'appartiennent  qu'à  La  Tour, 
et  on  n'y  saurait  trouver  la  plus  légère  hésitation  ou  fatigue  malgré  l'effort. 
Le  naturel  et  la  grâce  delà  pose,  l'opulence  des  étoffes,  le  délicieux  rendu  des 
accessoires  dans  la  demi-teinte,  si  bien  groupés,  si  expressifs,  d'une  intimité 
si  capiteuse  et  si  distinguée  à  la  fois,  cela  fait  impeccable  le  chef-d'œuvre. 

Impeccable,  non  pas  pour  la  critique  au  jour  le  jour,  qui,  comme  toujours, 
comme  partout  et  en  tout  temps,  fit  son  office  d'épluclieuse  vide,  hargneuse  et 


I' 0 m  r.  A n    nu   p i; i ^ t li  e   » i  m  o  n t   le  r. o m  a  i n . 


injuste.  Les  uns  déclarèrent  la  pose  désavantageuse  et  peu  gracieuse;  les  autres 
(juc  le  peintre  n'avait  pas  l'ait  madame  de  Pompadour  aussi  jeune  et  aussi  jolie 
qu'en  propre  original  ;  d'autres  trouvèrent  à  reprendre  dans  le  dessin  ;  enfin  il  y 
Cil  eut  un  qui  put  déclarer  qu'on  ne  reconnaissait  pas  la  nature  de  l'étoffe  de  la 
robe  !  Us  y  étaient  déjà  tous,  comme  on  voit,  les  pn'lculieux,  les  fiagorneurs  et 
les  pédants.  Les  œuvres  restent  et  les  critiques  passent. 

«  Dites  à  madame  que  je  ne  vais  pas  peindre  en  ville,  »  avait  répondu  La  Tour 
quand  on  était  venu  le  trouver  de  la  part  de  la  favorite;  puis  il  s'était  pourtant 
décidé  à  céder  aux  instances.  Dans  cette  réponse  s'affirme  son  caractère.  La  Tour 
n'aime  pas  à  être  traité  sans  égards.  11  niinour  jus([u'au  l'oi  quivi(>ntle  déranger 
pendant  la  séance,  et  le  roi  qui  est  parfaitement  homme  d'esprit  en  rit  de  bon 
cœur.  Il  traite  les  gens  de  finance  du  haut  de  sa  hauteur,   et  quand  un  d'eux 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  243 

(LaReynière)  manque  à  la  dernière  séance  promise,  le  peiiihc  lui  inflige  liilli-ont 
dépeindre  et  d'exposer  le  portrait  de  son  valet,  et  de  pas  lui  livrer  le  sien.  I>t  si 
l'on  s'étonne  des  manières  dépourvues  de  gène  qu'il  eni|iloii;  à  l'égurd  de  «  tous 
ces  gens-là,  »  comme  il  dit,  La  Tour  répond  :  «  Mon  talent  est  à  moi.  »  Kl  il  i'jiit 
payer  très  cher  ses  portraits,  —  et  il  a  grande  raison  d'agir  ainsi. 

Et  Chardin  n'a  pas  tort  non  plus  quand  il  demande  à  La  Tour,  très  en  colère 
de  n'avoir  reçu  ([ue  vingt-quatre  mille  livres  en  or  poui'  le  poitrait  de  madame  de 
Pompadour  au  lieu  de  quarante-huit  mille  qu'il  demandait  :  «  Savez-vous  com- 
bien ont  coûté  tous  les  J/rt/y  de  Notre-Dame,  au  nombre  desquels  se  trouvent  les 
chefs-d'œuvre  de  Le  Brun,  de  Bourdon,  de  Le  Sueur,  de  Testelin?  —  Non.  — Eh 
bien,  calculez  :  quarante  tableaux  environ  à  trois  cents  livres  l'un  dans  l'autre, 
cela  fait  douze  mille  six  cents  livres...  et  encore  chaque  artiste  donnait-il  l'esquisse 
aux  marguilliers  par-dessus  le  marché.  »  .Mais  Chardin  parle  en  brave  homme, 
La  Tour  se  l'âche  en  enfant  gâté,  et  tous  deux  sont  dans  le  vrai,  étant  admirable- 
ment dans  leur  rôle. 

La  Tour  mourut  en  1 78  i,  dans  une  vieillesse  paisiide,  mais  comme  ilit/mhiée, 
raisonnant  et  prophétisant,  se  grisant  un  peu,  comme  tous  les  grands  esprits  de 
son  temps,  de  l'odeur  d'ère  nouvelle  (jue  l'on  sentait  proche.  Il  laissait  à  son 
frère  sa  fortune,  ses  pastels,  études  etpréparatio/ix.  Celui-ci  à  son  tour  les  léguait 
à  la  ville  de  Saint-Quentin  avec  la  faculté  de  les  vendre  ;  et  la  vente,  ayant  été 
tentée  en  18U8,  mais  n'atteignant  que  des  prix  misérables,  c'est  à  cet  heureux  et 
honteux  hasard  que  Saint-Quentin  devait  de  conserver  presque  tout  et  nous  de 
pouvoir  y  contempler  cette  admirable  collection  qui  va  du  portrait  de  l'artiste  à 
l'esquisse  de  celui  de  mademoiselle  Fel,  de  l'Opéra,  sa  grande  et  tendre  amie  ;  de 
celui  de  l'abbé  Hubert,  qui  lit  sans  prendre  garde  que  sa  chandelle  charbonne, 
de  ceux  de  financiers,  de  grands  seigneurs,  de  gens  de  lettres  jusqu'à  l'esquisse 
delaCamargo  et  tant  d'autres,  qui  forment  dans  leur  grande  tenue  comme  dans 
leur  impromptu  et  leur  entraînant  négligé,  comme  la  galante,  brillante  et 
intensément  vivante  confession  d'un  siècle. 


CHAPITRE     X 


Autres  maîtres,  pelits  maîtres  et  académicieus  du  xvni''  siècle.  —  La  fin  de  la  fête  :  Fragonard. 


Ce  serait  une  entreprise  impossible,  chimérique,  que  de  vouloir  caracté- 
riser le  xviif  siècle  en  uneseuleépithète.  L'écrivain  le  plus  souple  et  le  plus  habile 
évocateur  de  mots,  l'appréciateur  le  plus  haliilué  à  synthétiser  ses  jugements 
en  une  concise  formule,  ne  sauraient  qu'y  échouer.  Il  y  a  de  tout  en  effet,  dans 
cette  époque;  elle  marche,  jaillit,  tâtonne,  affirme,  s'épanouit,  fuse  dans  tous 
les  sens.  On  y  trouve  tout  aussi  bien  de  la  légèreté,  et  beaucoup,  que  de  la 
haute  et  froide  raison,  de  la  candeur  que  du  scepticisme,  de  la  bonhomie  que 
de  l'impertinence,  de  la  corruption  (et  beaucoup),  que  de  la  chasteté,  et  nous 
avons  vu  Greuze  faire  tenir  ces  deux  extrêmes  dans  une  même  peinture  et  ne 
pas  leur  faire  faire  par  trop  mauvais  ménage;  enfin  de  l'indolence  et  de  l'esprit 
batailleur,  de  l'élégance  plus  que  sensuelle  et  do  la  simplicité  parfaite.  IVouS 
venons  de  voir  de  telles  tendances  incarnées  dans  quatre  ou  cinq  grands  types; 
mais  avec  combien  de  nuances  ne  se  ramifient-elles  pas  dans  cette  fourmillante 
école.  Tout  cela  sous  ses  multiples  aspects,  c'est  de  la  vie,  et  c'est  malaisé  à 
résumer.  Aussi  le  mieux  est-il  de  prendre  successivement  les  genres  principaux, 
mœurs,  portrait,  décoration,  etc.,  et,  non  sans  un  certain  nombre  d'omissions 
de  noms  moins  intéressants  afin  que  cette  revue  ne  soit  pas  une  pure  nomen- 
clature, de  dire  quelques  mots  de  chacun  des  artistes  qui  se  distinguent  le  plus 
liiillainiuciil  en  cliacun  de  ces  genres. 

Encore  une  ou  deux  remarques  générales,  cependant.  D'abord  le  lien  affec- 
tueux qui  règne  entre  ceux  qui  s'en  vont  et  ceux  qui  viennent  :  les  novateurs 
succèdent  tout  naturellement  aux  classiques  (du  moins  appelons-les  ainsi  faute 
d'un  meilleur  mot)  sans  qu'il  y  ail  aigreur  de  la  part  de  ceux-ci  et  insolence  de 
la  part  de  ceux-là.  Tandis  que  nous  verrons,  dans  la  dernière  partie  du  siècle, 


ECOLE  FRANÇAISE.  2  H 

les  jeunes  pédants  secs  de  cœur,  secs  de  lèle  (jui  se  grouperont  autour  du  grand 
révolutionnaire  David,  allecter  le    Ion   le  plus   tranchant,  le  plus  dur,  le  plus 


agressif  envers  ceux  qui  les  ont  précédés,  au  contraire  les  jeunes  peintres  du 
commencement  du  siècvcrs  lesle  niaiiifeslenl  en  vieux  la  plus  tendre  politesse, 


248 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  l'El.MLRE. 


le  plus  profond  respect,  et  de  leur  cùté  ceux-ci  leur  font  bon  accueil  et  acceptent 
tout  naturellement  qu'ils  tentent  autre  chose.  Ils  les  y  aident  même,  et  ne  leur 
en  veulent  pas  d'avoir  un  autre  âge  et  d'autres  visées.  N'oublions  pas  que  nous 
avons  vu  La  Fosse  protéger  et  encourager  Watteau;  Le  Moyhe  faire  débuter 
Bouclier;  Largillièrc  et  Louis  de  Boullongne  faire  fête  à  Chardin;  et  encore 
Louis  de  Boullongne,  Largillièreet  Restout  mettre  La  Tour  dans  la  bonne  voie  ; 
et  par  cela  ils  n'entendent  pas  la  leur,  mais  bien  la  sienne  propre.  Cela  est  édifiant 
et  charmant. 

D'autre  part,  dans  la  vie  même  de  l'artiste  semble  s'accentuer  un  certain 


SICLEÏKAS. 


LES    OIES    DU     Fl-.EIIE    l'Il  IL  1 1' !■  E. 


côté  d'indépendance  et  de  personnelle  émancipation;  il  est  moins  attaché  qu'au 
siècle  précédent  à  quelque  grand  seigneui-,  tinancicr  ou  même  souverain;  si 
du  moins  cet  excellent  et  si  commode  système  de  protection  n'est  pas  absolu- 
ment modifié,  l'artiste  change  de  gîte  fort  aisément  quand  celui  qu'il  a  ne  lui 
plait  i>as  :  ^Vatleau  ne  fait  même  que  changer  et  cloue  la  bouche  à  Caylus  lorsque 
celui-ci  lui  fait  une  remontrance  :  «  Le  pis  aller  n'est-ce  pas  Thôpital  ?  »  Et, 
ma  foi,  il  aimerait  peut-être  mieux  y  halutcr  qu'au  Louvre,  l^a  Tour  traite 
d'égal  à  égal  avec  les  jilus  impertinents. 

Enfin  les  choses  académiques.  Sans  doute  les  places,  honneurs,  professorats, 
sont  toujours  attachés  au  titre  d'académicien.  Mais  l'Académie  de  Saint-Luc  qui 
avait  été  complètement  éclipsée  par  celle  de  Le  Brun  et  de  Miguard,  lorsque 
Mignard  n'avait  plus  eu  Le  Brun  comme  rival  et  qu'il  avait  abandonne  aussitôt 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


2it) 


la  première,  l'Académie  de  Saint-Luc  rcprcml  une  vilalili'',  un  (l('sir  d'agir,  do 
se  remuer.  Elle  est  d'ailleurs  un  peu  gueuse  et  ljeaue(iu|i  liacassée;  mais  elle 
devient  le  refuge,  et  quelquefois  le  lieu  deleclion  de  certains  irri'guliers,  de 


NATOir,  t.      —    L.tnOMVC. 


cerlains  ind(''pen(lanls  qui  ne  (|ni\eiil  cerlrs  pas  èire  di'daignés,  ne  fût-ce 
qu'Eisen  et  Gabriel  de  Sainl-Aulnn.  Cela  dure  jus([u"aa  jour  où  l;i  Uévoluliou 
abolit  l'Académie,  jusle  au  moment  d'ailleurs  on  ['esprit  ucudéniique  s'aflirmc 
avec  le  plus  d'intolérance. 

Un  trait  à  noter  également,  c'est  que  grâce  à  cette  activité  particulière,  l'art 
français  pousse  des  rameaux,  un  peu  partout  à  l'éti'anger.  Toute  cour  qui  se 
pique  de   lumières  et  de  bon   ton  veut  avoir  son  peintre  français.  \  Derlin  ce 


2.')0  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTLRE. 

sera  N.-B.  Losiieur,  le  poilraitiste  Antoine  Pcsne,  les  décorateurs  et  vernis- 
seurs  iMartin;  à  Dresde,  Louis  de  Silvoslre;  Gnihal,  à  Sluttgart  :  Evrard  Chau- 
veau  à  Stockliolm,  etc.  Cette  brillante  expansion  au  dehors  est  un  indice  de 
l'cclat,  du  bouillonnement  perpétuel  qui  régnent  chez  nous. 

Et  que  de  types  curieux,  quelle  effervescence!  Cela  grouille,  bataille,  meurt 
de  faim  souvent,  comme  le  rappelle  aux  orgueilleux  l'excellent  Chardin.  Et  pour 
cent  artistes  en  A^ue  et  menant  grand  train,  que  de  végétants,  qne  de  «  démar- 
queurs »,  que  d'obscurs  et  à  jamais  anonymes  Neveux  de  Rameau!  L'on  voit 
comiiicn  il  faudrait  de  volumes  pour  étudier  seulement  les  coins  et  recoins  de 
pas  pins  de  trois  quarts  de  siècle.  Nous  y  renonçons  ici  et  commençons  notre 
forcément  sommaire  revue. 

Parlons  d'abord  des  talents  posés,  raisonnables,  maîtres  d'eux,  et  fort  peu 
entraînants  qui  ont  laissé  de  beaux  noms  et  des  œuvres  sans  génie,  c'est-à-dire 
débarrassons-nous-en  d'abord;  ce  senties  académiciens  académisants,  pleins 
cie  savoir,  excellemment  intentionnés,  mais  pour  (pii  nous  éprouvons  beaucoup 
plus  de  respect  que  de  passion. 

Jeanlîestout  (1092-1768)  forme  comme  un  trait  d'union  entre  l'académisme 
du  XVII'  siècle  et  celui  du  xviii"  siècle;  un  brave  homme  et  un  peintre  actif.  Il 
est  neveu  de  Jouvenet  et  conserve  le  style  de  son  oncle,  avec  moins  d'énergie. 
La  Tour  l'appelle  respectueusement  son  maître.  Le  Christ  et  le  Paralytique,  la 
grande  toile  du  Louvre,  est  un  [)eu  comme  du  Jouvenet  cotonneux. 

Subleyras  (1699-1749)  étudie  à  Toulouse  sons  la  direction  de  Rivalz,  et  à 
Paris  remporte  le  prix  de  Home  en  17"26.  11  habite  l'Italie  juscju'à  sa  mort.  Ses 
tableaux  d'histoire,  tels  que /«  Madeleine  aux  pieds  de  Jésus-Christ,  le  montrent 
comme  assez  bon  agenceur,  d'une  inspiration  |»lulôt  froide,  et  d'une  exéculion 
dou(X',  fondue  et  quelque  peu  monotone.  Ses  petits  tableaux  de  genre,  d'après 
des  Contes  de  La  Fontaine,  le  rendent  agréable  sans  plus  ;  ils  ont  de  l'ingé- 
niosité mais  pour  de  l'esprit  ce  serait  tro|»  dire,  et  à  peu  près  aucun  mordant. 

Un  rival  de  Boucher,  Naloire,  mais  un  rival  et  c'est  tout.  Natoire  (17UU-I777) 
a  fait  de  la  décoration,  des  portraits,  qui  sont  agréables,  mais  que  c'est  loin  de 
Boucher!  Cela  maufpie  de  cette  tlainme,  de  cette  supérieure  élégance  ;  de  cette 
rareté  de  couleur.  C'est  un  peu  du  Boucher  tout  de  même,  à  la  condition  de 
n'être  vu  que  de  loin.  Les  décorations  de  l'iiôtel  Soubise  sont  pourtant  fort 
importantes  et  vraiment  ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans  son  œuvre, 
c'est  l'histoire  de  l'Amour  et  Psyché. 

Si  Natoire  se  rapproche  de  Boucher  dans  une  certaine  mesure,  on  ne  peut 
pas  en  dire  autant  de  .I.-B.-.M.  Pierre  (17  ji]-!  789)  qui  passa  pour  son  successeur. 
Ce  n'est  que  la  grimace  affadie,  édulcorée,  l'ombre  lointaine  du  délicieux 
peintre.  Cela  n'empêche  pas  Pierre  d'être  comblé  de  distinctions,  de  succéder  à 
Boucher  comme  premier  peintre  du  roi,  d'être  choisi  par  l'Académie  comme 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


231 


directeur  et  la  foule,  qui  n'y  regarde  point  de  si  près,  de  le  considérer  comme 
un  autre  Bouclier,  en  effet,  ù  cause  du  pot  de  l'ose. 

Mais    voici    la   très  célèbre  famille  des  Van  Loo,  et  en  parlicnlier  Carie, 
dont  le  nom  anra  l'honneur  d'être  associé  à  celui  de  Doucher  comme  l'injure,  le 


sarcasme  ijui  flagellera  le  mieux  au\\eu\  de  l'école  «  romaine  »  de  David  lonl 
l'art  ((  français  »  du  xviii"  siècle.  La  famille  Van  Loo  était  originaire  des  Pavs- 
Bas.  Nous  avons  déjà  nommé  Jean-Baplisie  (IG8i-17i.-))  comme  restaurateur 
des  peintures  de  Fontainebleau  et  acquéreur  d'une  des  premières  œuvres  de 
Chardin. 


^ri2 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


Charles  André,  dit  Carie  (1 705-1  7Goj  était  son  frère.  11  l'avait  aidé,  avant  de 
venir  à  Paris,  dans  d'importants  travaux  qu'il  avait  exécutés  à  Turin  pour  le  duc 
de  Savoie  et  pour  le  prince  de  Carignan.  A  Paris  il  fit  d'abord  de  la  décoration 
théâtrale  et  fut  ainsi  en  relation  avec  Boucher,  qu'il  accompagna  en  Italie.  On 
voit  que  ce  peintre  mêle  à  son  origine  hollandaise  une  éducation  italienne  et  il 
résulte  un  compromis  sans  grand  caractère.  Toutefois,  sans  avoir  le  dixième 
de  l'originalité  de  son  ami  Boucher,  il  n'est  pas  dépourvu  d'excellents  dons  de 
peintre.  «  Cette  bête  de  Van  Loo,  »  comme  ne  manque  jamais  de  l'appeler 
Diderot,  n'a  malheureusement  pas  ce  diable  au  corps,  cette  indéfinissable  étin- 


CIlAnLES    COÏPEL.    —    AUniE.NNE    L  ECO  l  V  H  E  L  R. 


celle  qui  fait  qu'un  peintre  vous  retient  et  vous  passionne.  Il  fait  de  son  mieux 
]»our  chercher  le  mouvement,  mais  le  plus  souvent  il  ne  trouve  à  l'exprimer 
(\ue  par  des  lignes  flottantes,  contournées,  qu'auraient  été  bien  venus  à  lui 
reprocher  les  élèves  de  David,  s'ils  n'avaient  pas  remplacé  cette  ondoyance,  ce 
vanlootage,  comme  on  a  appelé  cela,  par  une  roideur  tout  aussi  peu  naturelle, 
et  sans  doute  moins  gracieuse.  De  nombreuses  peintures  de  Carie  \'aii  Loo 
sont  dans  des  églises  de  Paris,  à  Notre-Dame,  à  Saint-Sulpice,  aux  Petits- 
Pères,  etc.  La  Halte  de  c/i fisse  qu'on  voit  an  Louvre  est  une  composition  célèbre 
et  qui  ne  manque  point  d'esprit,  de  gaieté  et  de  vie.  Mais  imaginez  ce  tableau, 
retouché  par  ^^'alteau,  ou  simplement  par  Pater!...  Diderot  n'a  point  tort  vrai- 
ment de  dire  (ju'il  manque  d'esprit.  11  y  a  une  belle  tenue  et  de  l'éclat  dans  le 


EcoLi':  1  r.ANO.Msi:. 


253 


grand  portrait  de  Marie  Leckzinska,  au  Luiivre  ;  mais  on  est  moins  disposé  à  le 
goûter  quand  on  sait  que  la  tètt;  en  l'ut  l'.iite  «  d'après  le  paslcl  de;  La  Tour, 
pour  éviter  à  la  reine  la  peine  de  poser  ».  .Marie  Leckzinska  u'élait  dont;  pas 
dans  cette  belle  robe  très  bien  peinte?  Alors  ce  portrait  est  une  nature  moite? 

Louis-Michel  Van  Loo,  neveu  de  Carie,  fut  surtout  portraitiste.  Quant  à 
Charles-Amédée-Pliilippe,  second  fds  de  Jean-Baptiste,  ce  ne  sont  point  les 
modèles  de  tapisserie  qui  sont  au  Louvre,  deux  compositions  de  la  V/r  dcf  Sul- 
tanes^ qui  lui  vaudront  une  grande  admiraliiui,  car  il  est  peu  de  |M-iiiliiics  plus 
flasques. 

Autre  nom  de  dynastie  célèbre  :  à  Charles-Antoine  Coypel,  lils  d"AntoinG 


J.-F.    L  C     ll.UÏ.    —    LE    CON(   EI;T. 


(108i-i7o2)  nous  sommes  redevables  (h>  bien  diMesInbh'S  toiles  d'hisloire  telles 
que  ce  Perséc  délirrant  Andromèilc,  du  Loinrc,  di'lcstahles  non  |n)inl  tant  par 
la  qualité  de  la  peinture  que  par  l'allrclalidii  exlraordinaii'c  de  lV\|UTssiou. 
^lais  (III  lui  doit  aussi  de  bons  pnrirails  Ids  (|ui'  celui  de  I  aelem-  .leKotle  c't 
celui  de  1  artiste  lui-même  ;  et  euliii  une  siiile  de  cniuiKoilidns  pinir  les 
(lobeliiis,  relraeiint  l'histoire  de  Don  (Jiiii-hulli'  avec  une  verve  et  une  iiii^i'- 
niosilé  décorative  des  plus  brillantes.  Cnniine  un  \iiil.  il  y  a  d'a\antageuses 
com[)ensali()ns. 

Il    n'y   en    a   guère,    en    revanche,    avec    de    frtiids   et    pâles    j^'inlres    de 
machines,   liislori(jues  ou  un  tli(d<igi([iies,  peu  importe,  tels  que  Halle  père  et 


251  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

fils  (1651-17oG  et  1711-1781)  ou  bien  ce  Hugues  Taraval  (1728-1783)  encore 
bien  plus  insupportable  imitateur  de  Bouclier  que  Pierre,  ce  qui  n'est  pas 
peu  dire.  De  Durameau,  de  Vernansal,  et  d'autres  dignes  oubliés,  il  n'y  a  pas 
grand'chose  à  dire,  sinon  qu'ils  méritent  assez  l'oubli. 

.Ican-François  de  Troy  (1G79-1752)  est  le  fils  du  bon  portraitiste  dont  nous 
avons  parlé.  Une  grande  toile  du  Louvre,  le  Premier  chapitre  de  l'ordre  du  Saint- 
Esprit,  tenu  par  Henri  IV,  le  montre  peintre  d'histoire  dans  le  sens  strict  du 
mot.  On  trouvait  jadis  que  ce  tableau  était  remarquable  de  couleur,  de  dessin, 
d'exactitude  historique;  on  trouvait  aussi,  avec  une  bien  grande  complaisance 
que  de  Troy  avait  beaucoup  étudié  Véronèse  et  Rubens.  \J Evanouissement 
d'Esther,  du  même  peintre,  le  révèle  aussi  ampoulé  qu'Antoine  Coypel,  mais 
avec  une  couleur  moins  brillante.  J.-F.  de  Troy  fut  directeur  de  l'Académie  de 
France  à  Rome. 

En  résumé,  l'on  voit  qu'à  tous  ces  beaux  noms  d'académiciens  correspond 
un  ensemble  d'œuvres  assez  peu  passionnantes.  A  mesure  que  le  siècle  avance, 
une  évolution  se  fait  qu'il  faut  au  moins  constater.  Le  maniérisme,  l'affectation 
dans  le  genre  historique  et  mythologique  vont  en  croissant  jusqu'à  Charles 
Coypel  et  à  Van  Loo  :  ici  c'est  le  point  culminant.  Les  élèves  de  Van  Loo,  tels 
que  Lagrenée  l'aîné  et  Doyen,  trouvent  pourtant  moyen  de  le  dépasser  encore 
en  absence  de  naturel.  11  suffit  de  voir  le  très  intolérable  Enlèvement  d'Europe 
de  Lagrenée  (1723-1805)  pour  voir  en  quelles  guimauves  et  sucreries  s'en  va 
l'école  française.  Quant  à  Doyen  (1726-1806),  il  n'est  pas  moins  maniéré  que 
son  maître,  mais  il  est  plus  énergique.  [Le  Miracle  des  Ardents,  église  Saint-Roch.) 

Mais  cela  va  changer.  Autant  on  a  été  loin  dans  le  contourné,  le  fadement 
gracieux,  autant  on  va  vouloir  réagir  dans  le  simple  et  dans  l'auslère.  C'est  le 
jeu  de  bascule.  Seulement  comme  cela  se  passe  entre  gens  sans  aucun  génie, 
sans  vraie  personnalité,  en  somme  ce  qu'on  appelle  l'Ecole  ne  fait  que  changer 
de  froideur;  c'est  de  la  froideur  unie  au  lieu  d'être  de  la  froideur  conqiliquée. 
On  se  réclame  de  l'antiquité  grecque  et  romaine,  romaine  surtout,  au  lieu  de 
se  réclamer  de  la  décadence  italienne,  ou  même,  s'il  vous  plaît,  des  grands 
Vénitiens;  mais,  à  tout  prendre,  on  ressemble  autant  à  l'une  qu'aux  autres.  Et 
les  grands  artistes,  les  vrais,  les  inventifs,  les' forts,  Wattcau,  Boucher,  Chardin 
îui-même,  qui  étaient  demeurés  à  cent  pieds  au-dessus  de  toutes  ces  é(]uiva- 
leiiles  fadeurs,  n'en  seront  pas  moins  vidimes  de  la  réaction.  .\vec  un  manque 
tie  discernement  absolu,  mais  bien  dans  la  nature  d'un  pays  qui,  dans  ses 
changements,  ne  sait  pas  faire  la  part  des  choses,  ne  conserve  jamais  ce  qu'il  fau- 
drait conserver  quand  il  est  en  train  de  démolir,  on  confondit  ces  grands  artistes 
avec  leur  queue. 

Le  peintre   qui  donnait  le    signal  de  cotte  révolution   était  .Marie-Joseph 
Vien  (1716-1809).  Peut-être  fut-elle  due  tout  simplement  à  ce  que  Vien  avait  le 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  SoS 

tempérament  froid,  peu  d'imagination,  que  le  liasard  voulut  qu'un  jeune 
homme  impétueux,  ambitieux  et  avide  de  faire  du  nouveau,  entrât  dans  son 
atelier  et  que  ce  jeune  homme  fût  David.  Lorsqu'on  pense  qua  VErniile  endormi, 
si  ridicule  de  pose  avec  son  violon,  son  archet,  sa  botte  de  carottes,  son  am- 


J.-F.    DE    TROY. 


PBKMlcr.    CHIPITP.E    DE    L  ORDRE     DU     SAINT    ESPRIT,    TE\C    PAR    HENRI    IV. 


diore  et  sa  tète  de  mort,  passa  pour  un  chef-d'onivrc.  on  se  seul  quel(|ui'  peu 
porté  à  ne  pas  prodiguer  celte  apprijaliuii  aux  n'UNns  qm'  l'on  voit  triompher 
aussitôt  sorties  de  lalflicr.  On  prend  [lour  guide  ce  judii-icux  aphorisuie 
qu'un  beau  lalilcau  uait  rarement  cher-d'œuvre,  mais([u"ii  !<•  dc\icnt,  tandis  que 


256 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


beaucoup  de  «  chefs-d'œuvre  »  se  dépouillent.  Ouoi  qu'il  en  scU,  c'est  à  Vien 
qu'est  reconnu  l'honneur,  ou  le  mérite,  ou  la  responsabilité,  comme  on  voudra, 
d'avoir  ramené  dans  les  ateliers  l'étude  de  l'antiquité,  comprise  de  certaine 
façon.  Il  arrive  alors  que  des  artistes  comme  les  Lagrenée  se  convertissent 
aux  nouvelles  doctrines  et  leurs  œuvres  valent  alors  tout  juste  autant  qu'avant 
la  conversion,  peut-être  même  moins. 

Mais  nous  n'en  sommes  pas  encore  à  étudier  cette  résurrection  de  l'antique 
qui   sera  peut-être   jugée   par  nous   comme  un   embaumement.   INous  avons 


L*UIlE^ÉE. 


TANCKEDE    ET    IlERMIME. 


encore  quelques  élégances  à  respirer,  des  violons  à  entendre,  des  masques  et 
des  musiciens  et  des  folàtreries,  et  de  beaux  portraits,  et  de  fines  et  folles  orne- 
menlations  à  applaudir. 

!1  nous  faut  pour  cela  revenir  sur  nos  pas  et  renouer  connaissance  avec 
la  troupe  exquise  et  frivole  des  Gilles  et  des  Mezzetins,  des  bergers  fort 
civilisés  et  des  grandes  dames  ou  grandes  coquettes  aux  beaux  atours.  Ceux 
qui,  après  Watteau,  dii-igent  ce  ballet  avec  le  plus  d'esprit,  d'iiivciilion  et  de 
grâce  sont  T.ancret  et  Paler. 

Avec  Lancret  (tb'JU-lTiiJ)  nous  constatons  ce  phénomène  des  plus  rares  : 
un  peintre  délicat  et  bien  doué,  qui  en  imite  un  autre  beaucoup  plus  grand, 
marche  lilléralement  dans  ses  traces,  et  pourtant  garde  une  certaine  originalité, 


HNCr.CT.    —     LA    CONVEnSiTION     GiUNTC. 


17 


25S  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

ot  PII  Inus  les  cas  beaucoup  de  charme.  En  un  mol,  un  imitateur,  une  doiihlurp, 
(|ni  ne  peut  èlre  traité  avec  le  dédain  que  méritent  en  général  les  imitateurs 
de  toutes  les  écoles.  Lancret  imita  Watteau,  cela  ne  fait  point  de  doute;  il 
limita  dans  ses  sujets,  dans  sa  composition,  dans  sa  manière,  et  pourtant  il 
a,  bien  qu'infiniment  moins  caractérisée  et  avec  toute  la  distance  qui  sépare 
l'agréable  du  génial,  une  saveur  des  plus  délicates. 

Un  Lancret,  c'est  une  chose  harmonieuse  et  spirituelle,  d'une  jolie  couleur, 
tout  à  fait  fraîche  et  distinguée,  d'un  dessin  aimable,  d'un  arrangement  très 
naturel  et  très  ingénieux,  n'en  déplaise  aux  gens  qui  voient  de  la  manière  et  de 
l'aireotation  dans  ce  qui  est  tout  simplement  le  genre  d'un  temps  et  l'expression 


J  0  1!  EUR     CE     FLUTE. 


de  ses  goûts.  Seulement,  si  c'est  parfaitement  joli,  c'est  plus  froid,  jjIus  retenu, 
moins  capiteux,  que  Watteau,  et  sans  cette  vigueur  unique,  cette  richesse  et 
cette  chaleur  que  seul  possède  le  peintre  de  \ Embarquement  et  du  Gilles.  On 
se  plaît  avec  Lancret,  on  se  grise  avec  Watteau.  Lancret  est  un  arrangeur  cliar- 
mant,  Watteau  est  un  inventeur  sans  pareil.  Et  l'on  se  dit  que  toutes  ces  qualités 
de  peintre,  Lancret,  s'il  n'avait  pas  connu  Watteau,  les  aurait  peut-être  fait 
servira  l'imitation  de  quelque  autre  maître.  En  un  mot  Lancret  est  de  ces  artistes 
qui  peuvent  faire  des  trouvailles  dans  un  pays  (ju'on  vient  de  découvrir,  mais 
qui  n'auraient  sans  doute  pu  découvrir  ce  pays  eux-mêmes.  C'en  est  assez,  pen- 
sons-nous, pour  établir  les  distances  et  montrer  qu'api-ès  \\'alteau,  Lancret  est 
un  (U'iicieux  pis-allrr. 
.  C'est  à  l'atelier  môme  de  Gillot  qu'il  s'était  formé  pendant  plusieurs  années, 


KCOI.E  l'RANÇAlSE. 


2o9 


après  avoir  fait  ses  premières  études  chez  un  maître  inconnu,  puis  chez  iiti 
professeur  de  l'Académie  nommé  Llulin,  et  il  n'était  entré  chez  Gillot  (jue  pour 
se  perfectionner  dans  le  <»  genre  Watleau  »,  qui  était  à  la  mode.  11  s'était  lié  avec 
Walteau,  (jui  lui  conseilla  de  quitter  l'atelier  et  d'étudier  la    nature.  Le  con- 


seil était  i)on  ;  Lancret  étudia  la  naluir...  et  Waili'au,  si  bien  (ju'uu  [irit  poi  r 
des  Wattcaux  deux:  tahlcaux  <iu  il  exposa  |)la(('  |i;iu|i!iiiif,  et  dont  on  til  com- 
pliment à  celui  mènu'  qui  n'en  était  pas  l'auliiir;  une  brouille  délinitive 
s'ensuivit,  et  l'on  ne  peut  vraiment  pas  trouver  que  NN'atteau  s'était  montré  par 
trop  susceptible.   I.iuk  ict   fui  reçu  à  l'Académie  en  l"l!>  et  nommé  conseiller 


200  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEl.NTURE. 

en  1735.  C'était  un  homme  aimable  et  fin,  qui  allait  dans  le  monde  avec  autant 
d'assiduité  qu'en  mettait  Wattcau  à  le  fuir. 

Les  toiles  qui  le  représentent  le  mieux  au  Louvre,  et  sous  son  aspect  Je 
plus  original,  ou  si  l'on  veut  le  moins  imitateur,  sont  les  quatre  représentations- 
des  saisons  par  des  scènes  familières  ;  une  scène  de  patineurs  pour  l'hiver,  avec, 
entre  autres  personnages,  un  beau  glisseur  en  manteau  rouge,  et  un  autre 
personnage  qui  relève  une  jolie  patineuse;  pour  le  printemps  des  cueillettes  de 
tleurs,  les  sons  d'un  galoubet,  des  oiseaux  attrapés,  en  présence  d'une  jeune 
femme,  par  un  oiseleur,  et  dans  quel  ravissant  paysage  ;  pour  l'été,  des  mois- 
sonneurs, une  danse  en  rond,  ah  !  la  jolie  jupe  rayée  de  rose  et  de  vert  d'une 
des  danseuses,  et  l'aimable  paysage  au  loin  et  l'agréable  facture  des  moisson- 
neurs d'opéra-comique;  eniin,  pour  l'automne,  un  repas  au  pied  d'un  bouquet 
d'arbres,  des  personnages  coquetant  çà  et  là,  et  des  vendangeurs  dans  le  fond. 

Mais  outre  cette  exquise  série,  il  faut  voir  à  la  salle  La  Gaze  les  Comédiens 
italiens^  trop  dans  le  goût  de  Watteau,  mais  gentiment  touchés;  la  gaie  inter- 
prétation d'un  conte  de  La  Fontaine,  le  Gascon  puni  ;  la  Cage  enfin,  une  jolie 
saynète;  et  surtout  ce  tableautin,  un  rien  du  tout  charmant,  deux  personnages 
en  conversation  sous  un  grand  arbre,  et  l'un  de  ces  personnages,  une  sorte 
de  sultane  délicate,  aux  yeux  vifs,  en  belle  jupe  jaune  et  ample  casaque  bleue. 
Il  y  a  d'autres  choses  encore  au  Louvre,  et  elles  se  laissent  —  ou  se  font  — 
regarder  avec  plaisir. 

Lancret  était  laborieux,  étudiait  beaucoup  la  nature,  suivant  le  conseil  de 
Watteau,  et  s'y  connaissait  remarquablement  dans  la  technique  de  son  art. 
Cela  explique  bien  des  choses,  et  comment  il  fut  tout  de  même  un  peu  plus- 
(ju'un  heureux  imitateur.  Reflet  de  Watteau  si  l'on  veut,  mais  alors  reflet  varié. 

Fater  (1696-1736)  a  peut-être,  bien  qu'il  ait  été,  lui,  l'élève  de  son  compa- 
triote Watteau  en  personne,  plus  d'originalité  que  Lancret,  et  peut-être  aussi 
est-il  moins  savant  que  lui.  Au  reste,  c'est  ciuestion  de  nuances  et  nous  ne 
tenons  pas  autrement  à  cette  appréciation.  Toujours  est-il  que  les  Pater  du 
Louvre  sont  vraiment  délicieux,  ceux  de  la  salle  La  Gaze  surtout,  et  qu'un  joli 
Pater  est  une  chose  fondante,  caressante  à  l'œil,  gentille  de  motif  et  de 
détails,  spirituelle  et  gaillarde  le  plus  souvent,  mais  avec  une  bonne  grâce  qui 
sauve  tout.  La  Petite  Baigneuse  de  la  salle  La  Gaze,  et  cette  Réunion  de  comédiens 
dans  un  parc,  s'ébattant  librement  et  plus  que  librement,  telle  la  comédienne, 
lumière  et  sourire  du  tableau,  renversée  sur  le  genou  d'un  camarade  et  vêtue 
de  cette  casaque  rose,  de  cette  jupe  rayée  de  bien,  de  jaune  et  de  rose  encore, 
ne  sont-ce  pas  là  choses  soyeuses,  parfumées,  élégantes  et  tlatteuses  au 
possible?  Et  cette  jolie  scène  de  la  Toilette^  ces  soubrettes  s'enipressant  autour 
de  la  dame  vêtue  de  bleu  à  ramages,  dans  celte  grande  chambre  pleine  de 
si   ravissants  accessoires,  sans  compter  le  principal,  ce  fripon    d'abbé  qui  se- 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


2G1 


dissimule  dans  un  coin,  grâce  à  la  peu  difficile  corruption  d'une  des  suivantes. 
N'est-ce  point  cliarniant  de  tnn,  de  dessin,  de  matière?  Il  a  fallu  qu'un  simple 


particulier  —  il  est  vrai  (pie  celui-là  s'y  connaissait  —  se  soit  avisé  de  la  valeur 
de  ces  Pater,  si  méprisés  à  un  moment,  pour  que  le  Louvre  en  possédât  de  vnii- 
Tnent  beaux,   car  le  seul  qu'offrait  le  musée  i-Mini  la  donaliun  La  Ca/e,  uu.c 


2G2 


HISTOIRE  POPULAIRE  DELA  PEINTURE. 


Fêle  champêlrn  i\non  poul  voir  dans  la  salle  Française,  était  loin  d'avoir  le 
mordant  elle  sel  de  ceux-là.  Mais  que  de  crimes  de  lèse-gràce  et  de  lèse-esprit 
s  accomplirent  à  la  faveur  d'une  révolution  artistique  qui  ne  comportait  pas  plus 


PATEB.  —    CO[.IN-MAII,H  nr> 


d'esprit  que  de  grâce  !   «Juc    de   témoignages  de   la  vie,  toute   pétillante,    toute 

souple  et  toute  gaie,  furent  dispersés   et  détruits   pour  le  plus   dur    triomphe 

d'une  école  dont  le  rêve  élaitd'animer  des  statues  et  qui  n'y  réussit  même  pas! 

Ce    sont  là   des  regrets    superilus.  Pater  avait   beaucoup   produit    :    après. 


TATFK.    —    l*    BAUNÇOInr. 


2Ci  HISTOIRE   POPULAIRE  DE  LA   PEINTURE. 

être  sdili  de  chez  Walleau,  avec  qui  il  n'avait  pu  s'accorder,  mais  qui 
peu  de  tem]}s  avant  sa  mort  l'appela  près  de  lui,  pris  d'une  sorte  de  repentir 
toucliant,  Pater  s'était  assigné  pour  but  de  peindre  beaucoup,  de  vendre  beau- 
coup :  il  avait  peur  de  la  misère,  une  peur  comme  maladive  et  irraisonnée. 
Malgré  cette  grande  production,  et  à  cause  de  ce  discrédit  momentané  qui  vient 
de  nous  indigner  et  qui  nous  indignera  encore,  nous  ne  trouvons  plus  que  les 
épaves  d'une  œuvre.  Non  ?  Eh  bien,  si  vous  trouvez  beaucoup  de  tableaux  de 
Pater  pour  très  peu  d'argent,  dépêchez-vous  de  les  acheter...  Mais  soyez 
donc  sans  crainte  comme  sans  espoir  :  ces  choses-là  se  passaient  il  y  a 
plus  de   cinquante  ans,   lorsque  le  bon  M.   La  Caze  vivait  et  collectionnait. 

Viennent  maintenant  quelques  demi-dieux  et  quelques  quarts  de  dieux  après 
PaliT  cl  Lancret  qui  sont  des  demi-Watteaux.  Debar  (1700-1729)  qui  est  au 
cliuix:  uu  demi-Pater  ou  un  demi-Lancret,  ce  qui  devient  à  peu  de  chose.  Puis 
[Baudouin  qui  est  au  moins  un  demi-Bouclier,  ce  qui  est  beau(^oup  plus;  Jeaurat, 
qui  n'est  pas  un  demi-Chardin,  il  s'en  faut  même;  Lépicié  qui  est  à  peu  près 
un  demi-Greuze.  11  y  a  un  mot  à  dire  sur  chacun. 

Baudouin,  longtemps  méprisé  comme  le  dernier  des  polissons  dans  tous 
les  sens  du  mot,  a  été  victorieusement  réhabilité  par  les  Goncourt.  Ce  peintre 
(1723-1769),  un  des  deux  gendres  de  Boucher,  fut  surtout  et  à  peu  près  exclu- 
sivement un  gouacheur,  un  évocateur  de  rapides  et  spirituelles  indications  d'une 
verve  et  d'une  finesse  charmantes,  mais  qui  ont  été  pour  la  plupart  retouchées, 
restaurées  de  la  plus  indélicate  façon. 

Pour  .leaurat  (1699-1789)  il  retrace  le  monde  moyen  si  profondément 
étudié  par  Chardin  ;  mais  il  l'enjolive,  le  gracieuse,  lui  ôte  en  somme  de  sa 
fraîche  santé,  et  ne  rachète  pas  ces  médiocres  mensonges  par  d'assez  savoureuses 
qualités  de  peintre,  —  et  il  donne  dans  quelques  sujets  »  historiques  »,  erreur 
que  Chardin  se  serait  bien  gardé  de  commettre. 

L(q)icié  (1735-1784)  est  un  de  ces  indécis  bien  doués,  auxquels  on  ne  peut 
que  savoir  mauvais  gré  de  n'avoir  pas  opté  franchement  pour  le  genre  qu'ils 
sentaient  le  mieux  dans  leur  nature,  mais  auxquels  on  accorde  très  volontiers 
des  circonstances  atténuantes  lorsqu'on  rencontre  d'eux  quelque  bon  morceau. 
Lépicié,  qui  a  tenu  une  place  assez  importante  dans  le  monde  artistique  d'alors 
(il  fut  choisi  en  1737  comme  secrétaire  et  historiographe  de  l'Académie),  a  fait 
de  très  médiocres  tableaux  d'histoire  et  d'assez  jolis  tableaux  de  genre  tels 
que  la  Cour  de  ferme  qui  est  au  Louvre.  Chose  assez  piquante,  c'est  vers  la  fin 
de  sa  carrière  qu'il  se  mit  à  peindre  des  choses  simples,  des  animaux,  de  bonnes 
vaches,  alors  que  l'on  s'acheminait  vers  les  héros.  Mais,  de  toute  façon,  il  vaut 
mieux  pour  lui  qu'il  ne  mette  pas  de  sentiment  dans  ses  toiles  de  genre,  car, 
senlinu'iil  pour  sentiment,  il  vaut  encore  mieux  être  comme  Greuze,  faux,  tout 
à  l'ait  faux,  (ju'ù  nidilié.  •  r  .- 


PATER.      —     Il  Al.  TE      Di:      CIIASS8. 


2CÛ 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


On  peut  passer  très  rapidement  sur  des  peintres  de  batailles  comme  Parrocel 
(1688-1752),  comme  Loulherbourg  (1740-1814),  comme  Casanova  (1727-1805), 
qui  décidément  ne  sont  pas  de  bien  fameux  peintres;  et  même  sur  Le  Prince 
(1733-1781),  un  peintre  de  genre,  de  sujets  de  corps  de  garde  et  qui  peint 


JEAUKAT.     —      LE      GOUTEH. 


proprement,  sans  étincelle.  Un  coup  d'œil  plus  attentif  sera  donné  au  che- 
valier de  Favray  ou  de  Fauray  (1706-1789?),  qui  fut  élève  de  J.-F.  de  Troy, 
et  passa  la  plus  grande  partie  de  sa  carrière  à  Malte  où  il  étudia  les  mœurs 
et  la  vie  en  aimable  peintre,  témoin  le  gentil  tableau,  fort  bien  toucbé,  des 
Dames  maitaises  se  rendant  visite;  mais  on  a  trop  peu  de  choses  de  lui  pour 
s'arrêter. 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  267 

D'autres  peintres,  sur  la  foi  d'un  tableau  réussi,  vu  dans  un  musée,   vau- 
draient peut-être  une  étude,  mais  elle  pourrait  être  difficilement  esquissée  dans 


un  livre  d'ensemble,  tels  :  Ollivier  (1712-lTSi)  de  qui  le  Thé  à  F  anglaise  chez  le 
prince  de  Cont'i  est  sans  contredit  un  amusant  tableau  de  mœurs,  ainsi  que  le 
Goûter  du    musée  de   Versailles;    Alexandre    Uoslin   (1718-17!):]!,  un    Suédois 


208 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  L\  PEINTURE. 


complètement  francisé,  qui  dans  la  Jeune  fille  ornant  la  statue  de  F  Amour  se 
montre  habile  peintre  d'étoffes  en  trompe-l'œil,  et  qui,  d'autre  part,  est  por- 
traitiste   non  sans   mérite;    Hilaire,  élève    de  Le    Prince,    dont  le    Louvre    a 


jEAi  n*T.    —    l'exemple    des    mères. 


exhumé  :  il  y  ii  peu  de  temps,  deux  agréables  panneaux  la  Lecture  ei  la  Mu- 
siqiw. 

Mais,  en  dciiors  des  maîtres  comme  Watteau,  Chardin,  Greuzc,  Lancrcl  et 
Pater,  si  l'on  veut  vérilabloment  trouver  la  vie,  la  vie  vivante  et  fourmillante 
du  xviii'   siècle,  ce  n'est  pas  tant  dansles  peintures  qu'il  la  lauilra  chercher 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


20» 


que  dans  les  dessins,  aquarelles,  gouaches,  eslampes  des  petits  maîtres  et 
grands  artistes  qui  ont  eu  la  sagesse  de  ne  pas  l'aire  de  peinture  :  Chardin  ou 
W'alteau  ne  peuvent,  Jeaurat  ou  Lépicié  dédaignent.  Laissant  l'huile  aux 
académiciens  ou  aux  maîtres,  ils  croquent  et  griiïonnent,  racontent  et  inter- 
prètent. Fêtes  et  caprices,  inventions  pour  illustrer  les  œuvres  des  conteurs, 
des  romanciers  et  des  poètes,  scènes  prises  sur  le  fait,  au  bal,  dans  la  rue,  en 


LA      DEMANDE       ACCORDEE. 


promenade,  dans  les  maisons,  dans  les  pays  de  rêve,  partout  enlin,  ils  enre- 
gistrent en  souriant,  gravent  avec  joie,  lavent  ou  gouachent  avec  une  exquise 
fureur.  On  les  rencontre  dehors  le  crayon  et  le  calepin  à  la  main  et  on  les 
retrouve  à  l'atelier  penchés  sur  le  pupitre  de  l'aquafortiste  ou  du  huriniste. 
Si  nous  ne  nous  étions  pas  spécialement  proposé  pour  étude  l'évolution  de  la 
peinture  proprement  dite,  et  non  celle  de  Vai't  du  xviii"  siècle,  comment  ne 
consacrerions-nous  pas  de  longs  chapitres  à  Moreau  le  Jeune  (17  i  1-181  i).  à 
Gravelot  (1699-1773),  à  Cochin  (1715-1790),  à  Eisen   (1720-1778),  aux    Saint- 


270 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


Aubin,  surlout  à  Gabriel  (1724-1780),  ce  merveilleux  gciiïonneur,  à  Debucourt, 
enfin,  qui  conliniie  le  xviii'  siècle  en  pleine  Révolution.  C'est  là  que  nous  saisi- 
rions le  siècle  sur  le  fait,  en  feuilletant  mille   et  mille  estampes,  en    visitant 


CHAT.  LES       PAnr.  OCEl..      —       LOllS      XV. 


dans  les  colleclions  privées,  Groult  ou  Concourt,  les  dessins  rehaussés,  pleins 
de  caprice  et  de  vérité  en  môme  temps.  Hélas!  il  nous  faut  renoncer  à  cette 
étude,  et  renvoyer  les  lecteurs  aux  notices  de  .1.  et  E.  de  Goncourt;  au  reste, 
les  lecteurs  ne  s'en  plaindront  pas.  Nous  ne  pouvions  toutefois  omettre  des 
noms  qu'on  serait  inexcusable  de  ne  pas  citer  en  parcourant  le  xviii"  siècle,  mais 


ECOLE  FRANÇAISE. 


5:71 


qu'il  {i\u[  citer  sèclioment  si  on  n'est  pas  décidé  à  parler  de  (els  aiiistos  avec 
tout  le  développement  nécessaire. 

Le  portrait  Aient  adoucir  nos  roprets  de  saluer  si  sommairement  des  maîtres 


®^\^ 


sans  prix  (pii  nous  tiraient  par  la  manche.  Même  après  La  Tour,  on  peut  se 
garder  du  plaisir  en  réserve,  car  voici  défiler  devant  nos  yeux  un  essaim  de 
jolies  princesses,  au  teint  animé  et  charmant,  aux  yeux  pleins  de  ddiirt-ur,  vêtues 
de  leurs  rohes  à  imineiiNcs  paniers,  robes  de  velunrs  et  de  L-atin,  simples  et  ù 


272  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

falbalas,  robes  de  ville  et  robes  de  cour  et  robes  quasi  mythologiques;  enfin 
toutes  les  gentilles  princesses  que  Nattier  et  Tocqué  ont  portraiturées  et  qui 
dorment  maintenant  dans  une  indigne  poussière  au  musée  de  Versailles,  sous 
des  toits,  mourant  de  chaleur  pendant  l'été,  trempées  d'humidité  pendant 
l'hiver,  sans  égard  pour  leur  rang,  leur  grâce  et  leurs  si  bons  peintres. 

C'est  d'ailleurs  une  chose  assez  étrange,  cela  peut  être  remarqué  en  passant, 
que,  depuis  plusieurs  années,  toutes  les  fois  qu'un  Nattier  figure  dans  quelque 
vente  ou  quelque  exposition  rétrospective,  il  atteint  de  très  haut  prix  ou  ob- 
tient un  des  plus  vifs  succès,  et  que,  d'autre  part,  un  État  qui  en  possède  toute 
une  collection  et  de  la  première  importance,  les  laisse  exposés  aux  ravages  des 
intempéries,  dans  les  salles  les  plus  défectueuses  d'un  de  ses  musées. 

La  raison  en  est  peut  être  que  ce  goût  très  vif  pour  les  peintures  de  Nattier 
est  d'assez  fraîche  date  relativement,  et  qu'il  faut  plus  de  temps  aux  adminis- 
trations pour  confirmer  des  justices  depuis  longtemps  rendues;  et  il  arrive  que 
cette  sanction  a  souvent  lieu  trop  tard. 

Jean-Marc  Nattier  (1685-1766)  était  fils  d'un  peintre  de  portraits  et  d'une 
miniaturiste  élève  de  Le  Brun;  Jouvenet  était  son  parrain;  il  aurait  joué  de 
malheur  si  tout  cela  ne  lui  avait  servi  de  rien.  A  quinze  ans  il  remportait  le 
prix  de  dessin  à  l'Académie  ;  puis  on  voulut  le  faire  partir  en  1709  pour  Borne, 
où  une  place  se  trouvait  vacante  à  l'Académie.  Occupé  à  dessiner  les  Bubens  de  la 
galerie  de  Médicis,  il  refusa.  Mais  en  1715  ilfit  le  voyage  d'Amsterdam  et  deLaHaye 
pour  y  peindre  l'impératrice  Catherine,  et  plusieurs  personnages  de  la  cour  de 
Bussie  qui  se  trouvaient  à  ce  moment-là  dans  les  Pays-Bas  avec  le  czar  Pierre  le 
Grand.  Ce  fut  le  seul  voyage  qu'il  fit,  et  il  refusa  même  départir  pour  la  Bussie 
où  on  le  demandait,  ce  qui  le  mit  mal  avec  le  czar.  Nattier  eut  un  fils,  qui  avait 
commencé  la  peinture  et  qui  se  noya  dans  le  Tibre  à  1  âge  de  vingt-deux  ans  ; 
une  de  ses  filles  épousa  le  peintre  Louis  Tocqué. 

L'éducation  de  Nattier  fut  toute  française,  car  les  copies  dessinées  de 
Bubens  dont  nous  avons  parlé,  étaient,  au  dire  des  contemporains,  fort 
éloignées  de  l'esprit  des  originaux,  et  n'en  donnaient  que  la  lettre  ;  on  ne 
saurait  donc  conclure  à  une  influence  flamande,  pas  plus  qu'à  une  influence 
hollandaise  à  l'occasion  de  son  voyage.  Son  talent  est  français  dans  toute 
raccejition  du  terme  :  il  est  clair,  d'une  grâce  facile,  nette  et  tranquille. 
11  ne  va  certes  point  «  au  fond  de  ses  modèles  et  ne  les  remporte  pas  tout 
entiers  à  leur  insu»,  mais  il  peint  des  portraits  d'un  grand  agrément,  d'une 
parfaite  distinction,  d'une  harmonie  souvent  très  forte  et  très  simple,  enfin 
toujours  d'une  belle  tenue. 

Nattier  aime  les  tons  larges  et  simples.  Il  ne  sera  jamais  plus  à  l'aise  que  s'il 
a  à  peindre  quelque  belle  et  ample  robe  unie,  d'un  bleu  riche  et  caressant, 
relevée  de  fourrures  noires,  ou  bien  d'un  rouge    rubis  chatoyant  et  chaud. 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


273 


OU  mt^me  d'un  éclatant  boulon  d'or  qu'il  saura  présenter  sans  l'aiïadir  ni  sans 
le  faire  non  plus  criard.  II  y  a  de  l'esprit  dans  cette  touche  pourtant  unie  et. 
fondue;  il  y  a  surtout  un  sentiment  très  fui,  très  tlatleur,  mais  sans  adectalion. 


dans  ces  têtes  qui  semblent  menues,  à  cause  des  petites  coifTures  unies  ou  à  peine 
bouclées  qui  donnent  au  visage  féminin  un  si  joli  dégagé  un  pru  gar<;onnier, 
succédant  aux  arrangements  plus  compliqués  et  plus  majestueux  du  siècle 
<le  Louis  XIV.  Elles  sont  aussi  relevées  d'une  pointe  de  fard,  ces  jnijrs  tètes  des 

18 


274  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

filles  de  Louis  XV,  ou  des  princesses  de  sa  cour;  mais  ce  fard  est  peut  être  un 
peu  posé  de  complicité  avec  le  peintre-;  en  tous  les  cas  on  le  constate  indis- 
pensable et  parfaitement  seyant.  INaltier  n'est  pas  moins  captivant  lorsqu'il 
revêt  quelqu'une  de  ces  grandes  dames  de  la  tunique  de  Madeleine  au  désert, 
tunique  de  satin  sortant  de  chez  le  meilleur  faiseur,  et  qu'il  enlace  autour 
de  ses  jambes  de  délicieuses  banderolles;  ou  bien  encore  lorsqu'il  remplace 
la  tunique  soyeuse  de  la  pénitente  (et  quelle  pénitente,  qui  se  garderait 
d'oublier  ses  mouches!)  par  la  peau  du  tigre  et  le  carquois  de  la  chasseresse. 
Tout  cela  est  aussi  faux  qu'on  le  peut  rêver,  et  pourtant  d'une  grande  sim- 
plicité. Arrangez  cela  si  vous  pouvez.  D'ailleurs  Naltier  a  résolu  une  bien 
autre  difficulté  :  «  11  faisait,  dit  Casanova,  le  portrait  d'une  femme  laide,  il  la 
peignait  avec  une  ressemblance  parfaite  et,  malgré  cela,  ceux  qui  ne  voyaient 
que  son  portrait  la  trouvaient  lioUe  alors  que  l'examen  le  plus  minutieux  ne 
faisait  découvrir  dans  le  portrait  aucune  infidélité.  »  IN'ous  n'aurons  pas  l'imper- 
tinence de  dire  que  ce  talent  de  JNattier  nous  a  transmis  très  charmantes  les 
filles  de  Louis  XV  ;  mais  enfin  on  peut  le  prendre  en  flagrant  délit  quand  il 
peint  Marie  Leczinska,  car  la  femme  de  Louis  XV  n'était  pas  belle  et  ses 
séductions  étaient  médiocres  :  Nattier  la  fait  pourtant  ressemblante  —  et 
ilatlée. 

Le  Louvre  ne  posséda  pendant  longtemps,  de  Nattier,  ([u\\no3Jadelehie,  mais 
elle  était,  dans  le  genre  suave  et  minutieux,  une  chose  tout  à  fait  exquise;  on 
lui  a  adjoint  dans  la  salle  Française  (après  que  La  Caze  eut  apporté  trois  déli- 
cieux portraits,  ce  grand  sauveur  d'épaves  du  xviii"  siècle),  un  portrait  de 
Madame  Adélaïde  en  l'obe  bleue,  avec  un  cahier  de  musique  sur  ses  genoux  et 
un  bichon  à  ses  pieds,  farfouillant  dans  d'autres  papiers  de  musique,  répétition 
en  un  peu  moins  fin  d'un  portrait  identiciue  à  Versailles.  Allez  le  voir,  ce  por- 
trait de  la  princesse  à  la  grande  robe  bleue,  et  aussi  celui  de  la  princesse  à  la 
belle  robe  jaune,  et  celle  au  violoncelle,  et  toutes  les  autres,  et  dites  après 
les  avoir  longuement  regardées  si  en  tout  autre  pays,  on  ne  ferait  pas  grand 
fête  à  un  peintre  comme  Nattier.  11  n'y  aurait  d'ailleurs  qu'à  passer  la  Manche 
pour  prendre  une  dejces  salutaires  leçons  d'orgueil. 

Louis  Tocqué  (1696-1772),  gendre  de  Nattier,  est  encore  un  excellent 
]iortraitiste,  de  moins  d'invention  personnelle  sans  doute,  de  moins  de  saveur, 
nuiis  plein  de  savoir,  de  simplicité  cl  d'agrément.  En  vérité  tous  ces  gens-là 
étaient  de  fort  bons  maîtres,  connaissant  admirablement  leur  métier  et  l'exer- 
çant avec  autant  de  conscience  que  de  goût.  Lorsqu'on  les  examine  avec 
l'attention  que  tout  Français  délicat  devrait  apporter  à  l'arl  de  son  pays,  on 
s'étonne  du  reste  de  froideur  qui  subsiste  toujours  dans  les  esprits  lorsqu'il 
s'agit  d'une  telle  école.  Si  l'on  était  vraiment  juste,  elle  marcherait,  dans  rensei- 
gnement, tout  à  fait  régale  des  plus  célèbres.  Mais  en  y  pensant  bien  on  trouve 


ECOLE  FRANÇAISE. 


275 


poiit-èlre  la  raison   de  re  denii-drdaiii    dans  ce  fait,  ([uc  les  circonstances,  le 
tapage  fait  auloiir  de   certains  noms,  les  écrivains  seii  nièlanl,  et    le  piihlii; 


LE    IT.INCE.    —    1,1:    cor.i'S     Ut    cvr.DC. 


adoptant  à  la  léjière  leur  jugenient.ee  sont  s(»uven(  nos  jilus  mauvais  jieinlres 
qui  ont  atteint  la  plus  haute  célébrité.  Or,  comme  il  va  toujours  une  certaine 


276 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


logique  dans  1"S  jugements  faux  des  hommes,  on  s'est  aperçu  à  la  longue  que 
ces  brillantes  réputations  n'étaient  pas  tout  h  fait  méritées  et  Ton  en  acoiulu 
—  c'est  ici  que  le  raisonnement  pèche,  —  que  les  artistes  dont  personne  ne 
parlait  devaient  valoir  encore  moins  que  ceux  dont  on  parlait  trop. 

Certes  le  bon  Louis  Tocqué,  à  l'occasion  de  qui  cette  petite  digression  vient  si 
naturellement,  serait  peut-être  le  premier  surpris  d'en  être  l'occasion  et  le 
sujet,  mais  comme  c'est  un  fort  bon  peintre,  elle  ne  fait  pas  hors-d'œuvre. 
La  vie  de  Tocqué  est  exempte  d'aventures  :  il  se  gouverna  sagement  comme  il 
peignait.  Il  fit  le  voyage  de  Russie,  que  son  beau-père  avait  naguère  décliné. 


^  V  T  T  I  E  n .     — ■      P  0  R  T  n  A  [  T . 


et  en  revenant  passa  par  la  Suède  et  le  Danemark.  Après  son  refoui-  il  fut 
conseiller  à  rAcadémie  et  logé  au  Louvre.  Sa  clientèle  fut  nombreuse  ;  on  aimait 
sa  sincérité,  son  attention,  le  talent  ([u'il  avait  de  bien  peindre  les  étoiïes 
les  plus  riches,  l'harmonie  sobre  et  llalteuse  de  sa  couleur,  et  on  se  faisait 
volontiers  portraire  par  lui,  bien  qu'il  n'eût  point  le  goût,  comme  Xattier,  des 
déguisements  mythologiques,  ni  le  sens  de  cette  flallerie  sincère  qu'a\ait  si 
bien  pratiquée  l'aimable  peintre  des  filles  de  Louis  XV. 

Le  Louvre  possède  de  lui  un  grand  portrait  de  Marie  Leczinska  que  l'on 
trouvera  certainement  supérieur  à  celui  de  Van  Loo,  puis  un  du  dau|)hin.  ti'.s 
de  Louis  XV,  et  d'autres,  de  madame  de  (îrafligny,  de  Lemoyne,  et  de  (li\i  rs 
inconnus,  excellentes  effigies,  qui  sentent  le  bon  peintre  et  le  modèle  de 
bon  ton. 


ËCULE  FRANÇAISE.  277 

Ouniid  lo  modèle  est  seul  inconnu,  la  curiosité  seule  se  trouve  déçue;  mais 
(juand  c'est  le  peintre,  il  y  a  quelque  dommage  artistique.  Ih;  ce  xvur  siècle 
nous  est  parvenue  plus  d'une  allrayante  et  mystérieuse  image,  destinée  à  dc- 
.rieuier  toujours  une  énigme  pour  l'iiisldricn,  ce  qui  est  certes  regrettalde,  mais 


^rWW^^^^^^'W  '^^ 


un  exccllcnl  sujet  de  lué'diialinn  et  de  s\  mpalliie  pour  le  passanl  rè\cur,  ce  ([ui 
fail  une  compensation.  (Test  un  grand  plaisir  de  les  interroger,  de  clieiclier  à 
reconstituer  leur  histoire  morale.  Le  plaisir,  avec  l'écdle  li'és  nombreuse  de 
portraitistes  ilu  siècle  derniei',  est  d'autant  plus  graïul  (pu'  ces  artistes  pei- 
gnaient bien  ef  id.)ser\aient  fortement  ([uelles  (jue  l'usseul  la  grâce  et  la  linesse 


278 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  L\  PEINTURE. 


que  le  goût  du   temps  lui-même  leur  donnait,  et  qui,  vraiment,   semblaient 
dans  ratmosplière. 

On  était  La  Tour  et  l'on  avait  du  génie;  on  était  Perronneau,  et  l'on  a^ait 
assez  de  talent  pour  porter  ombrage  à  La  Tour.  Le  souvenir  nous  est  conservé 
du  malin  procédé  de  ce  mauvais  diable  de  La  Tour  se  faisant  peindre  par  son 
rival  et  collègue  (Perronneau  était  alors  agréé  à  l'Académie)  mais  se  faisant 
peindre  dans  un  moment  de  fièvre  et  d'insomnies,  puis  exposant  à  côté  de  ce 
porlrail,  un  La  Tour  par  lui-même,  brillant  de  bonne  humeur  et  de  vivacité. 
«  Du  reste  Perronneau  s'en  releva,  disent  les  Concourt.  Contrairement  à  las- 


TOCQIÉ.     —     LE     PElMr.E      GALLOCHE. 


serlion  des  biographes  de  La  Tour,  son  concurrent  ne  s'expatria  pas  en  Danc- 
marck.  Il  resta  en  France  et  les  Salons  de  17.d1,  1753,  de  1753  nous  le  montrent 
avec  une  réputation  vivante.  Il  semble  le  peintre  oflicicl  des  demoiselles  de 
rOpéra,  des  denioisillons  à  noms  amoureux  et  vagues  :  Mademoiselle  Rosalie, 
mademoiselle  Silanic.  En  même  temps,  des  princesses  comme  la  princesse  de 
Condé,  lui  donnent  la  préférence  sur  La  Tour.  Enfin,  des  académiciens  tels  que 
Lemoyne,  Adam,  Oudry,  continuent  à  demander  à  ses  crayons  leurs  portraits 
ou  ceux  de  leurs  femmes.  El  l'on  aurait  tort  de  faire,  à  côté  de  La  Tour,  si 
petite  figure  de  son  émule  ;  dans  ce  portrait  qui  nous  reste  de  lui  au  Louvre, 
(l'un  homme  en  habit  gris,  le  ragoût  des  petites  touches,  le  modelage  dans  le 
lapotage,  le  travail  artiste,  léger,  spirituel,  le  verdàtre  corrégien  des  demi-teintes 
d'où  s'élèvent  des  tons  de  santé  et  le  rose  frais  du  front,  du  nez,  des  pommettes, 


KCOLK  iRANr.Ar>:r:. 


279 


du  menton,  l'animnlion  liante  de  toute  la  tète,  nous  montrent  un  artiste  que 
La  Tour  a  eu  raison  de  redouter,  et  (jui  en  marchant  derrière  lui,  a  souvent  dû 
l'altcindre.  >- 

Sans  entrer  dans  le  (hdail  de  Imi's  œuvres,  il  faut  au  nidins  citer  dans  cette 


TOCQIÉ.     —     I.OllS,      D.llPHIN       DP.       FR»\C3. 


école  si  honoraljle  de  portiailistes  dont  le  Louvre,  Versailli^s.  les  musées  de 
province,  les  collectionneurs,  les  grandes  familles,  conservent  de  lieau\  mor- 
ceaux: Uobert  Tournières  (  lOGS-lToii  ;  Ceuslain  (1085-iTOo  :  \alade  [1709- 
1787j;  Uuplessis  (1720-1802;. 


280 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


Raoux  (1677-1734)  peut  être  considéré  comme  peintre  d'histoire  et  aussi  de 
genre  ou  comme  peintre  de  portraits;  mais  il  vaut  mieux  pour  lui-même 
de  ne  pas  trop  s'occuper  du  peintre  d'histoire.  Qui  connaît  et  surtout  qui  appré- 
cie, sauf  quelques  amateurs,  le  curieux  et  aimable  portrait  de  Marie-Françoise 
Perdrigeon,  dame  Boucher^  vêtue  d'une  robe  de  satin  blanc  à  la  taille  de  guêpe 
et  à  l'ample  jupe?  Cette  jeune  et  charmante  femme,  aussi  peu  naturelle  que  pos- 
sible, est  figurée  en  Vestale,  à  supposer  que  les  Vestales  eussent  des  robes  de 
satin  blanc  aussi  serrées  à  la  taille  et  avec  des  jupes  aussi  bouffantes.  Tel  qu'il 
est,  ce  tableau  est  d'une  affectation  parfaite,  et  d'un  goût  délicieusement  faux;  à 


KAOUX.     —      MARIE-FriANCOISE      PEBDBIGEON. 


tout  prendre  une  œuvre  très  piquante  de  l'école  française  et  qui  vaut  mieux  que 
la  l'elégation  à  Versailles. 

Aved  (1702-1766)  a  fait  également  de  bons  portraits,  ne  fût-ce  que  celui  du 
marquis  de  Mirabeau  au  Louvre,  mais  il  en  est  de  lui  de  bien  secs  dans  les 
musées  de  Hollande.  Dumont  le  Romain,  auquel  nous  nous  sommes  plutôt 
gardé  de  nous  arrêter  comme  peintre  d'histoire,  nous  intéressera  avec  son 
consciencieux  et  curieux  tableau  de  la  Nourrice  de  Louis  XV,  madame  Mercier, 
entourée  de  sa  famille. 

Enfin,  car  il  faut  bien  passer  des  portraitistes  à  autre  chose,  l'histoire  du 
portrait  au  xvm"  siècle  pouvant  à  lui  seul  servir  de  maliéic  à  un  gros  volume, 
nous  dorons  la  revue  sur  deux  artistes  (pii,  à  la  vérité,  correspondent  à  une 
époque  toute  dilférente,  mais  qui  continuent  sous  Louis  XVI,  sous  la  Révolution 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


281 


et  jusque  dans  une  parlic  de  notre  siècle,  le  goût  et  lu  giàce  du  xviii'  le  plus 
pur.  Nous  parlons  d'abord  de  Veslier  (1740-1824)  dont  il  faut  goûter  le  beau  et 
aimable  portrait  de  la  femme  de  l'artiste,  dans  la  salle  Française,  et  surtonl,dans 
la  salle  La  Caze,  le  inignou  portrait  de  jeune  femme,  cbeveux  blonds  légèrement 
poudrés,  fichu  jeté  sur  le  corsage  de  mousseline  blanche,  un  des  plus  excjuis 
portraits  «  d'inconnues  »  de  notre  école,  pas  assez  célèbre,  et  qui  dit  avec  une 


r.AOt  X.      —       1.  A     LKCT  l  RE. 


persuasion  et  une  douceur  si)irilui'lb',  (|ue  ir  |»eintre  l'ail  ou  non  voulu,  (oui  le 
charme  le  plus  lin  de  la  iemnu!  française. 

De  madame  Aigée  Le  Brun  (IT.'i.'i-IS't^i  il  a  été  si  amplement  et  si  llalleuse- 
ment  écrit,  on  connaît  si  bien  la  faveur  dont  l'honora  .Marie-Auluinelte  de 
qui  elb'  lit  le  pnitrail,  puis  --mii  éiiiigraliun  en  Italie,  ses  voyages  à  travers 
LLurope.  ses  belles  rclalidiis,  ses  succès  ;  enfin  ses  lableauv  brillants,  tendres, 
souriant-;  d  à  la  célcbrili'  (b'si|uels  conliibue  pciui-  lieaueoiip  la  galanterie,  et 


282 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEIMLRE. 


aussi  le  goût  du  public  pour  le  «  joli  ».  que  uous  u'cn  saurions  dire  ici  rien  de 
bien  essentiel.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  retrouve  en  elle,  avec  peut-être  un  peu  plus 
desavoir  et  de  fermeté  que  n'en  montrent  d'ordinaire  les  femmes  artistes,  quelque 


MVIUME      VIGÉE      LE      BHUN.      —     H      HEINE       M  A  II  l  E- A  X  TOI  N  E  T  T  E      ET      SES      ENFANTS. 


accent  de  la  ftràce  et  de  ladi-uité  aisrc  ijui  brillent  cbe/  les  maîtres  que  nous 
venons  de  voir. 

Aussi  bien  nous  faut-il  niaiiitcnant,  après  avoir  parlé  de  ces  paysages  bumains 
que  sont  les  portraits,  passer  à  ces  portraits  de  nature  que  sont  les  paysages. 
Portraits?  pas  toujours;   avec   certains  maîtres  du  xvui°  siècle,  évocation  ou 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  28:» 

arrangement  sont  peut-être  des  termes  plus  exacis  :  reporfez-vons  à  U'allcau. 
Mais  arranger  ainsi,  c'est  faire  vivre.  Dégager  les  sensations  générales  (pie 
donne  la  nalure  cl  rendre  ces  sensations  d'après  le  sentiment  cpie  l'on  en  a. 


MADAME      VIGÉK       I,  E       BRUN.      —       l.  \     TKNDRESSK       MATERNELLE. 


le  leni[téi'anieiit  (pie  lHii  possède.  de\ienl  le  nieillem-  inoveii  di;  l'aire  le  poidrait 
de  cette  Nalure,  sur  le  nom  de  iaipielle  on  s'est  tant  disputé.  A\oir  dit  (pie 
le  xviii'  siècle  ne  connaissait  pas  la  nalure,  ou  qu'elle  ne  lui  a  été  révélée  ([ue 
sur  le  tard  par  iîousseau.  c'est  se  inoiiti-er   imperlinenl  à   IV'gard  de  Walteau, 


234 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


de  Lancret,  ilc  Bouclior,  d'Oudry,  ot  de  tant  d'autres  qui  connaissaient  tout  aussi 
bien  et  peut-être  un  peu  mieux  que  les  gens  qui  sont  venus  après  Rousseau,  les 
bois,  les  champs,  les  eaux  et  le  ciel.  Je  me  promène  avec  ravissement  dans  un 


OUUIlï.    —     LE      HAT      ET      l'ÉLÉPUANT. 


parc  de  \Vat(eau,  et  j'y  respire  à  pleins  poumons  un  air  subtil  et  léger;  j'y  sens 
parfaitement  le  vciil,  (pii  fait  bruire  et  scintiller  les  feuilles,  venir  caresser  ma 
joue  et  m'apporter  jusque  de  l'iiorizon  la  fraîcheur  des  lacs  et  le  parfum  des 


ECOLE  FRAM.AitE. 


283 


fleurs.  Alors,  ii'cst-ce  pas  là  une  impression  de  natm-e.  exacte,  profonde,  en 
même  tem[)s  que  créée,  ce  qui  est  le  propre  de  l'œuvre  d'ait?  (le  parc  de  NN'alleau, 
et  même  ce  jardin  bleu  de  Boucher,  ce  jardin  de  fond  de  tapisserie,  ou  encore 


ces  champs  jaunissants  de  VlUé  de  Lancret,  me  donnent  licaucou|)  plii>  la  scii- 
salion,  niapporlcnl  jjeaucdup  plus  ^it'l(■  souM'iiiriics  pai-cs,  des  jardins,  des 
maisons  que  je  traversai,  qut;  ne  feraient  les  plus  ruinulieuses  photographies 
d'un  vrai  jardin,  ou  d'un  autheidiiiue  houlinj^iin.  VA,  [lar  piiotograpliic  j"enlcnds 


286  HISTOIRE  POPULAIRE    DE  LA  PEINTURE. 

tout  aussi  bien  le  paysage  exact,  copié  posément,  ])ar  un  homme  qui  s'est  assis 
devant  quelque  recoin  ou  quelque  étendue  de  terre,  en  s'assignant  la  mission 
de  nous  rapporter  un  signalement  lirs  véridique  du  temps  qu'il  faisait  ce 
jour-là. 

Que  l'on  cesse  donc  de  nous  rabâcher  qu'il  n'y  avait  pas  de  paysagistes  au 
xvuf  siècle.  Le  paysage  est  partout  dans  1  œuvre  de  ces  peintres;  il  s'agit 
seulement  de  savoir  l'y  trouver  :  ils  en  faisaient  le  cadre,  l'accompagnement 
de  leurs  inventions,  au  lieu  de  se  glorifier  de  rapporter  sur  leur  dos,  à  la  fin  de 
la  journée,  un  pan  de  nainre  découpé,  comme  on  arrache  un  lambeau  de  papier 
de  tenture  à  une  muraille. 

Nous  considérerons  donc  Watteau,  Boucher,  Oudry,  Pater  et  Lancret  comme 
les  premiers  paysagistes  de  leur  temps,  et  non  les  moins  originaux  de  notre 
école.  De  l'un  d'eux  nous  n'avons  pas  encore  parlé.  Oudry  (1686-1 755 1  fut  un 
brave  artiste,  parfaitement  éduqué  par  Largillière,  et  qui  a  laissé  une  abon- 
dante production.  Ce  serait  un  maître  de  premier  ordre  s'il  a^ait  été  un 
peu  moins  sage.  Le  grain  de  folie  lui  manque,  et  la  passion  de  la  matière 
picturale,  que  pourtant  auraient  dû  lui  communiquer  un  peu  son  maître 
et  aussi  ses  contemporains  Watteau  et  Chardin.  Mais  il  compense  l'absence  de 
ce  pétillement  d'esprit  et  de  cette  succulence  de  peinture  par  beaucouji  d'ingé- 
niosité, d'invention,  d'activité,  par  tant  de  savoir  et  de  goût,  par  un  si  beau 
respect  de  son  métier  qu'il  faut  parler  de  lui  avec  une  profonde  estime  et  faire 
bon  accueil  à  ses  œuvres. 

Largillière  découvrit  la  véritable  vocation  d'Oudry,  qui  avait  fait  déjà  ses 
preuves  comme  portraitiste,  en  lui  disant  un  jour  plaisamment  :  «  Va,  in 
ne  seras  jamais  qu'un  peintre  de  chiens.  i<  La  leçon,  d'ailleurs  affectueusement 
faite,  se  complétait  du  conseil  de  continuer  à  peindre  les  fruits,  les  animaux  que 
son  élève  réussissait  si  bien  dans  les  portraits  où  il  aimait  à  les  placer  comme 
accessoires. 

Oudry  serait  peut-être  parti  pour  la  Russie  avec  Pierre  1"  si  le  duc  d'Antin 
ne  l'avait  pas  su  retenir  en  France  en  lui  commandant  les  cartons  pour  les 
tentures  des  Chasses  du  roi.  C'est  vraiment  le  point  do  départ  de  son  œuvre  oi-i- 
ginale  et  considérable.  Chassei^,  porlra'Us  de  chiens  de  noble  race,  beaux  paysages 
encadrant  ces  brillantes  chicnneries,  «  amusements  champêtres  »,  natures 
mortes,  etc.,  tout  cela  sortit  sans  relâche  de  l'abondanl  et  savanl  |)iuceau  de 
.1.-1!.  Oudry  pendant  de  longues  années,  et  jamais  cela  ne  scnlit  la  fastidieuse 
l'cdile,  ni  le  lâché.  11  illustra  les  Fables  de  La  Fontaine,  comme  on  sait,  très 
noblement  et  avec  (juelque  gravité  riche,  sans  doute  d'un  esprit  un  peu  dé- 
pourvu de  la  naïveté  malicieuse  du  bonhomme;  mais  quel  artiste  a  jusqu'à 
présent  illustré  La  Fontaine? 

Beauvais,  les  Gobelins  qu'il  fut  appelé  à  diriger,  furent  par  lui  amplement 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  287 

fournis  de  modèles,  et  l'on  ne  songerait  |ioint  à  eriliqner  ces  rtahlissements  s'ils 
avaient  toujours  travaillé,  après  Lehrun,  pour  des  décorateurs  comme  Oudry 
et  Boucher.  Nous  nommons  encore  Boucher  parce  que  ce  l'ut  lui  qui  succéda  à 


Oudry  lorsqu'un  conilit  célèbre  se  fui  élcxé  onirc  rdui-ci  et  son  personnel  des 
Gobelius.  Rappelons  (|ue  les  tapissiers  Icnaiciil  pour  le  "  (-(doris  de  lapissrrii;  >> 
c'est-à-dire   pour    rintcrprétalioii    des    modèles   d'après    1rs   uiélliodrs    et    l(;s 


288  IIISTdlIil-:  POPULAIRE  DE  LA  PEIMLRE. 

simplifications  de  leur  art,  tandis  qu'Oudry  voulait  les  astreindre  à  reproduire 
exactement  les  eUets  de  la  peinture,  ce  en  quoi  il  se  trompait  de  façon  fonda- 
mentale et  se  montrait  moins  intelligent  des  ressources  de  la  tapisserie  que 
créateur  de  beaux  et  variés  modèles.  .Mais  ceci  sort  un  peu  de  iKjtre  sujet,  et 
nous  devons  répéter  en  terminant  ([uc  ce  fui  nu  paysagiste  qu'on  ne  saurait 
dédaigner  :  sans  énumérer  les  œuvres  que  possèdent  de  lui  les  musées,  il  suffit 
d'appeler  l'attention  sur  la  Ferme  du  Louvre,  cette  belle  et  bonne  ferme  fran- 
çaise avec  ses  paysans  si  bien  activés,  et  surtout  cette  grande  échappée  de 
pays  à  droite,  collines  verdoyantes,  qui  montre  très  suffisamment  que  des 
peintres  tels  qu'Oudry  auraient  ét('  capables  de  se  livrer  au  paysage  tout  pur, 
si  tel  avait  été  leur  goût,  et  s'ils  avaient  eu  de  la  nature  une  conception  moins 
panliiéiste  et  moins  va/;ae  que  la  nôtre. 

Sans  doute  l'on  ç.iirira,  l'on  déclarera  que  nous  sommes  bien  vite  au  bout 
de  notre  rouleau,  et  au  besoin  l'on  nous  demandera  si  nous  ne  nous  contre- 
disons point  quand  nous  dirons  qu'après  les  maîtres  cités  comme  paysagistes, 
nous  n'avons  plus  que  des  exemples  isolés,  ou  des  personnalités  quelque  peu 
systématiques,  ou  encore  des  arrangeurs  de  nature  suivant  les  théories  acadé- 
miques du  siècle  précédent.  Mais  d'abord  ce  serait  déjà  beaucoup  d'avoir  ce 
que  nous  venons  d'étudier,  et  de  plus,  on  va  voir  que  nous  avons  encore 
d'autres  noms  à  mettre  en  valeur. 

On  trouverait  d'abord  à  citer  des  succédanés  d'Oudry,  de  Boucher  et  de 
Greuze  tout  à  la  fois,  dans  les  Iluet,  peintres  d'animauv  et  de  scènes  rus- 
tiques. On  passerait,  sans  y  attacher  beaucoup  d'importance,  devant  des 
paysagistes  comme  Allegrain  (1653-1730),  Lantara  (1745-1778),  encore  moins 
en  pensant  aux  paysages  de  Walleau,  et  plus  du  tout  en  pensant  aux  paysa- 
gistes hollandais.  On  croirait  de  confiance  que  Briiandet  (mort  en  1803)  le 
légendaire  Bruandet  de  (jiii  Louis  XVI  disait  :  «  Nous  n'avons  aujourd'hui  ren- 
contré dans  la  forêt  que  des  sangliers  et  Bruandet  »,  Bruandet  enfin,  mérite  sa 
réputation  de  précurseur  du  paysage  moderne,  du  paysage  exécuté  en  plein 
air,  —  si  nous  connaissions  assez  de  ses  œuvres  pour  en  dresser  un  catalogue 
moins  platonique. 

Maison  s'arrêterait  avec  beaur(m|)  plus  d'attention  devant  les  deux  singuliers 
petits  paysages  de  Louis-Gabriel  Moreau  (1740-1800),  le  frère  du  célèbre  Moreau 
le  Jeune.  Nous  disons  singuliers  pour  la  note  fort  inattendue  qu'ils  apportent 
au  Louvre  dans  la  salle  de  l'école  française  du  siècle  derni(U'.  Kn  vérité  rien  de 
plus  imprévu  pour  l'époque,  et  rien  aussi  qui  nous  donne  plus  à  penser;  ces 
deux  petits  jiaysages,  d'une  coupe,  d'un  sentiment  si  vraiment  modernes,  et 
d'une  exécution  qui  parait  d'Iiicr,  soiii  peut-être  les  épaves  de  toute  une  école 
de  paysage  du  xvin"  siècle,  aujourd'hui  complètement  anéantie  par  suite  des 
dédains  et  des  négligences  des  connaisseurs,  des  brutalités  des  révolutionnaires 


ECOLE  FRANÇAISE, 


289 


de  l'écule  de  David,  enlin  par  la  volonté  des  artistes  eux-mêmes  qui  auraient 
donné  cette  note.  Voici  quelle  serait  l'hypothèse  :  les  paysagistes  du  xviii'  siècle 
depuis  Watteau  jusqu'à  Vernet,  auraient  couramment  pratiqué  le  travail  en  plein 


air,  d'après  nature,  et  auraient  même  multiplié  ces  travaux,  mais,  ne  les  consi- 
dérant que  comme  des  renseignements,  des  notations  très  transitoires  pour  se 
souvenir  d'un  elTet  à  employer   et  à   varier  dans   un    tahleau  voulu    et  fait   à 


290  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

l'atelier.  Alors  de  deux  choses  l'une,  ou  bien,  à  l'atelier,  ils  auraient  recouvert 
ces  notations  fugitives  d'une  peinture  arrunfjée  suivant  les  idées  du  temps,  et 
poussée  à  souhait,  ou  bien,  après  usage  et  consultation,  ils  auraient  détruit  ces 
documents  ou  les  auraient  laissé  détruire,  n'ayant  jamais  pris  la  peine  et 
s'étant  même  bien  gardé  de  les  signer,  et  les  amateurs  n'y  auraient  pas  ajouté 
plus  d'importance  qu'eux.  Si  au  contraire  beaucoup  de  dessins  sont  conservés 
c'est  qu'ils  étaient  l'idée  définitive  de  tout  ou  partie  du  tableau,  et  prenaient 
dès  lors  plus  d'intérêt  et  de  valeur  que  de  simples  notes  de  couleur  jugés 
sans  la  moindre  invention  personnelle. 

Nous  n'insistons  pas  outre  mesure  sur  cette  fantaisie  dun  paysage  ignoré, 
d'un  paysage  qui  «  aurait  pu  "  exister.  Mais  ce  ne  seraient  pas  les  deux  petits 
paysages  en  question  :  la  Vue  des  environs  de  Paris  avec  Vincennes  dans  le  fond, 
et  la  Vue  des  coteaux  de  Meudon,  vraiment  simples,  lumineux,  et  remarquablement 
peints,  qui  nous  démentiraient  quand  nous  disons  que  les  paysagistes  du 
xviii°  siècle  connaissaient  et  sentaient  la  nature  aussi  parfaitement  que  possible. 
Il  est  d'ailleurs  vraisemblable  que  Gabriel  Moreau  avait  vu  les  paysages  des 
maîtres  hollandais  et  qu'il  en  avait  été  frappé,  car  ces  deux  tableaux  sont  tout 
il  fait  dans  leur  style  et  de  leur  qualité.  Ce  n'en  serait  pas  moins  d'un  grand 
intérêt  car  à  ce  moment,  sauf  Louis  XVI  qui  collectionnait  les  grands  paysa- 
gistes hollandais  dans  la  société  desquels  sa  nature  de  brave  homme  devait  se 
complaire  (et  il  avait  la  main  fort  heureuse)  (Ij,  on  paraît  s'être  bien  moins 
préoccupé  ou  même  avisé  de  cet  art  qu'il  le  méritait. 

Josepli  Vernet,  type,  au  xvni"  siècle,  du  paysagiste  aussi  exclusivement 
paysagiste  que  possible,  peigrdl  beaucoup  d'après  nature,  la  logique  et  les 
nécessités  mômes  du  métier  l'affirment  quoique  ses  biographes  l'aient  nié. 
D'autre  part  il  n'est  pas  un  seul  tableau  de  lui  que  conservent  les  musées  ou 
les  collections  qui  n'ait  été  exécuté  d'un  bout  à  l'autre  à  l'atelier,  pas  même  une 
tempête.  Et  si  les  études  de  Vernet  n'ont  pas  été  conservées,  notre  hypothèse 
ne  paraît-elle  pas  déjà  beaucoup  moins  paradoxale? 

On  commandait  à  Vernet  (1714-1789)  lorsqu'il  fut  en  grande  vogue,  des 
tempêtes.,  des  ca/iiws^  des  coups  (te  vent,  des  clairs  de  lune,  des  brouillards,  des 
heures  du  jour.  Il  les  composait  de  son  mieux  pour  satisfaire  l'humeur  des 
amateurs,  mais  à  la  condition  que,  le  thème  étant  donné,  «  on  le  laissât  faire  » 
cl  ([u'oii  ne  hii  demandât  j)as  d'esquisse  préliminaire,  «  où  il  aurait  jeté  tout 
son  feu  »,  ce  qui  aurait  été  cause  que  «  le  grand  tableau  en  deviendrait  froid  », 
ainsi  qu'il  l'explique  dans  une  lettre  à.M.  deMarigny.  Mais  de  ce  qu'il  «  composait 
sur  la  toile  le  tableau  qu'il  devait  faire,  et  le  peignait  tout  de  suite  pour  profiter 
de  la  chaleur  de  son  imagination  »,  doit-on  forcément  conclure  qu'il  n'a  jamais 

(1)  Bcaucou|i  (lo  nos  jilus  beaux  Ruysilael,   de  nos  jilus  beaux  Cuyp,  de  nos  i^lus  beaux  Van 
Geony,  des  Van  der  Heyden,  des  Nan  Oslade,  clc,  etc.,  sont  de  la  collection  de  Louis  XVI. 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  291 

fait  d'études,  de  morceaux  séparés?  L'échelle  de  tons  et  de  teintes  dont  il  se 
servait  pour  noter  rapidement  les  elï'ets  qui  le  frappaient  n'avait  pas  été  établie 
toute  de  calcul  et  sans  expériences  préalables. 

La  carrière  de  Joseph    Vernet  ne    présente  rien  qui  puisse   nous    arrêter 
particulièrement,  ni  d'autres  dates  importantes  quf  celle  de  son  retour  en  France 


en  1753  après  un  séjour  de  vingt  ans  en  Italie.  Ses  onivres  sont  nombreuses 
au  Louvre  et  l'on  y  constate  non  seulement  un  dhservateur  très  exacides  ell'ets 
'I.  locaux  »,  des  heures,  sites  et  états  de  temps  qu'il  combine,  mais  encore  un 
jclj  peintre  de  genre  avec  les  personiuiges  de  toutes  sortes  dont  il  anime 
hUï  compositions;  enlin  deux  petits  tableaux  de  la  salle  Française,  le  Clidtcnu 
Saint-Anoe    cl   le    Pu/t/c    Ilotto,    clairs,  lumineux,    délicats,    moelleux,    sont 


292  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

d'une   qualilù  de    peinture   supérieure  à  plus  d'un    de    ses  grands  tableaux. 

Il  faut  iinir  le  xviif  siècle  paysagiste  sur  Hubert  Robert  (1733-1808],  de  qui 
l'existence  est  mouvementée  et  romanesque,  l'œuvre  d'une  abondance  extrême, 
et  invariablement  souriante,  spirituelle  et  moussue.  C'est  en  somme  un  parti 
pris  de  décoration  tout  à  fait  charmant  que  ces  ruines,  authentiques  ou  de 
fantaisie,  et  en  tous  les  cas  toujours  arrangées  par  le  caprice  du  peintre.  Le  joli 
décor  et  comme  il  serait  dommage  de  ne  pas  en  apprécier  la  verve,  la  clarté, 
l'insouciance  et  comme  le  plaisir  de  vivre  !  Songez  que  nous  n'avons  plus 
beaucoup  de  ces  choses  à  savourer,  car  nous  touchons  à  la  fin  d'un  art.  Les 
Romains  et  les  Spartiates  s'approchent  avec  un  grand  bruit  de  cuirasses  et  de 
casques.  Les  sabres  des  Horaces  font  entendre  leur  glacial  cliquetis  ;  et  nous 
pouvons  nous  promener  encore  quelques  instants,  des  instants  volés,  parmi  les 
ruines  enguirlandées  de  lierre  par  ce  spirituel  Robert,  cependant  que  lui-même 
est  retenu  dans  les  prisons  révolutionnaires,  où  il  ne  «  gémit  »  point,  mais  bien 
égayé  ses  compagnons  de  captivité,  et  finit  par  obtenir  la  permission  de  peindre 
comme  chez  lui. 

Maintenant,  en  ferons-nous  l'aveu?  Si  nous  n'avons  pas  encore  parlé  d'un 
certain  autre  peintre  bien  supérieur  en  séductions,  en  grâce  la  plus  capiteuse, 
d'un  des  plus  fins  et  des  plus  nerveux  charmeurs  du  xviif  siècle,  de  Fragonard, 
enfin,  de  qui  nous  aurions  dû  nous  occuper  déjà  depuis  longtemps,  c'était  que 
nous  tenions  à  finir  cette  période,  non  point  sur  les  froids  académiciens, 
prédécesseurs  de  David,  mais  sur  un  artiste  qui  résume  et  incarne  le  mieux  le 
temps  des  sourires,  des  élégances,  des  folàlreries.  Nous  ne  voulions  point 
demeurer  sur  une  impression  d'ennui  et  de  momification  après  avoir  passé 
en  revue  l'époque  la  plus  amusante  et  la  plus  vivante. 

Parlons  donc  de  Fragonard  pour  finir,  de  Fragonard  le  décorateur  et  l'in- 
venteur de  fantaisies,  le  dessinateur  et  le  peintre,  l'improvisateur  inépui- 
sable, le  badineur  le  plus  intrépide  et  le  plus  aisé,  toujours  en  veine  et  jamais 
faible;  produisant  sans  relâche  et  ne  faisant  qu'effleurer  les  choses,  mais  avec 
tant  d'esprit,  de  justesse,  et  de  distinction  que  ses  à-peu-près  sont  inappré- 
ciables. 

Fragonard,  c'est  Watteau  en  folie  ;  c'est  tout  au  moins  l'aboutissement,  à  la 
fin  du  xviii"'  siècle  proprement  dit,  de  ce  que  Watteau  avait  instauré  au  comraen- 
ccMuent.  Mais  lors  de  \A'atteau  l'on  prenait  encore  son  temps;  maintenant  c'est 
une  fièvre  ;  il  faut  se  bâter  d'ellèuiller  les  roses  avant  l'orage,  que  tout  le  monde 
sent  prochain  à  l'ébullition  de  sa  tète,  à  la  démangeaison  de  ses  nerfs;  il  faut 
sourire  et  chanter,  mais  sourire  de  mille  choses  et  chanter  dans  le  vent.  Peu 
importe  que  les  images  soient  précisées,  appuyées,  parfaites  à  loisir;  qui  sait  ce 
qu'elles  deviendront  demain.  Et  Fragonard  répond  à  merveille  à  ce  besoin;  sa 
gracieuse  fureur  de  production  est  l'ell'et  de  son  tempérament  qu'il  se  garderait 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  203 

bien  de  réfréner,  et  du  tempérament  de  ses  contemporains  dont  il  est  l'iiar- 
monieux  écho. 

Pourvu  que  l'indication  soit  miracule;:sement  juste  et  spirituelle,  du  luoineiit 


qu'on  l'a  comprise  et  qu'on  en  a  ressenli  !••  plaisir,  on  le  tient  (piitle  d'aller  jilus 
avant.  Or,  une  conséquence  de  ce  continuel  éveil  de  la  verve,  de  celte  pi'onip- 
titude  à  ressentir,    de  cette  (juasi  siinullanéilé  de  la  conception,  de  la  cnin- 


294  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

position  et  de  l'exécution,  c'est  que  toutes  les  choses  qui  sortent  delà  main  de 
Fragonard  sont  d'une  perpétuelle  fraîcheur.  Quoique  pouvant  être  considérées 
comme  de  pures  esquisses,  ce  n'en  sont  pas  moins  des  choses  parfaitement 
complètes,  et  elles  ont  la  faveur  de  conserver  l'exceptionnel  éclat  du  travail 
sur  lequel  on  n'est  pas  revenu.  Mais  cela  dit,  et  alTirmé.  et  admiré,  il  faut 
ajouter  que  seul  Fragonard  a  le  droit  de  le  faire;  et  que  presque  chez  tout 
autre  artiste  qui  érigerait  en  principe  de  se  contenter  toujours  des  indications 
premières  pour  être  plus  sûr  de  plaire  et  aussi  de  ne  pas  fatiguer  son  œuvre, 
ce  serait  vraiment  en  agir  trop  à  son  aise,  et  d'ailleurs  celui-là  risquerait  fort 
de  n'être  qu'un  barbouilleur.  Car  ce  qui  était  le  résultat  de  dons  uniques 
chez  Fragonard,  deviendrait  système  chez  cet  autre,  par  suite  détestable.  Puis, 
il  n'y  a  le  plus  souvent  qu'un  seul  enfant  gâté  pour  de  très  longues  périodes 
d'art. 

Fragonard  naît  à  Grasse  en  1832,  dans  un  pays  de  lumière,  de  parfums  et 
de  friandises.  Son  père,  ruiné  par  de  mauvaises  affaires,  vient  chercher  une 
situation  à  Paris  et  place  le  jeune  Honoré  comme  petit  clerc  chez  un  notaire. 

Le  papier,  fùt-il  timbré,  n'a  jamais  paru  au  jeune  homme  utile  à  autre 
chose  qu'à  dessiner.  Il  faut,  bon  gré,  mal  gré,  le  laisser  tenter  d'être  clerc 
chez  un  peintre.  Boucher,  à  qui  il  s'adresse  d'abord,  lui  soumettant  ses  essais 
de  grillbnnages,  l'envoie  chez  Chardin.  L'honnête  Chardin,  qui  n'est  pas  du 
Midi,  et  qui  considère  l'application  comme  une  espèce  de  bonne  foi,  ne 
comprend  pas  ce  tempérament  pétulant,  et  d'ailleurs  peut-être  son  élève 
n'avait-il  pas  encore  donné  parmi  les  tâtonnements  une  seule  de  ces  indica- 
tions saisissantes  auxquelles  la  finesse  de  Chardin  ne  se  fût  pas  méprise.  Tou- 
jours est-il  qu'au  bout  de  quelque  temps,  le  maître  déclare  que  Fragonard 
ne  fera  jamais  rien  qui  vaille. 

Tant  bien  que  mal  Fragonard  se  débrouille  et  retourne  chez  Boucher,  qui 
cette  fois  lui  fait  accueil,  l'encourage,  et  le  force  à  concourir  pour  Rome;  il 
remporte  le  premier  prix;  il  a,  à  ce  moment,  tout  juste  vingt  ans.  De  ses  impres- 
sions en  Italie,  il  faut  retenir  ceci,  qui  est  significatif:  «  L'énergie  de  Michel- 
Ange,  disait-il  après  son  retour,  m'effrayait;  j'éprouvais  un  sentiment  que  je  ne 
pouvais  rendre;  en  voyant  les  beautés  de  Raphaël,  j'étais  ému  jusqu'aux 
larmes,  et  le  crayon  me  tombait  des  mains  :  enfin  je  restai  quelques  mois 
dans  un  état  d'indolence  que  je  n'étais  plus  le  maître  de  surmonter,  lorsque 
je  m'attachai  à  l'étude  des  peintres  qui  me  donnaient  l'espérance  de  rivaliser 
un  jour  avec  eux  :  c'est  ainsi  que  Baroche,  Piètre  de  Cortone,  Solimène  et 
Tiepolo  fixèrent  mon  attention.  »  On  ne  pourrait  dire  en  termes  plus  clairs 
•que  rinfluencc  do  l'Italie  fut  absolument  nuHe  sur  Fragonard,  puisque  toute  la 
leçon  qu'il  relira  des  maîtres,  désespérants  uu  plus  accessibles,  fut  simplement 
le  conseil  d'improviser. 


Ecole  française. 


2n;i 


E(  Fragonard  ne  s'en  fait  pas  faute.  Son  séjour  on  Italie  se  passe  à  cr()([uer 
prestement  et  sans  relâche  tout  ce  qu'il  rencontre  sur  son  cliciuin.  dans  ses 
innombrables  excursions  avec  son  camarade  Hubert  IJobert,  et  Saint-Nuii,  l'abbo 


graveur.  Dessins,  fro(|uis,  sanguines,  d'après  des  choses  vues,  et  non  pas  copié:^ 
d'après  des  œuvres  d'autres  maîtres,  si  m  m  (|uel(piescro([iiis  cl  r;i|ii(l('s  eaux-fortes 
d'après  des  décadents;  interprétations  spirituelles  et  personnelles  de  ses  propres 
sensations,  et  non  décourageantes  méditations  sur  la  pensée  des  grands  disparus; 


i9C 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


ielle  est  son  éducation  et  son  occupation  alors.  A  ce  prix,  il  ne  courait  pas 
grand  risque  d'abdiquer  au  profit  d'un  trop  écrasant  modèle  sa  propre  nature; 
il  eût  pu,  de  la  sorte,  s'exercer  ainsi  tout  aussi  bien  en  n'importe  quel  autre  coin 
du  monde  qu'en  Italie. 

Quand  il  revint  à  Paris,  Fragonard,  n'ayant  eu  que  le  minimum  des  maîtres, 
était  un  maître  à  son  tour.  Il  lui  faut  cependant  faire  ses  preuves,  ces  grandes 
preuves  solennelles  que  l'on  demandait  à  tous  les  artistes  autrefois,  quel  que  fût 


JOSEPH    VEBNET.    —    OIUGE    IMPETUEUX. 


leur  génie,  et  que  très  rarement  ils  pouvaient  produire,  comme  Wattcau  ou 
comme  Chardin,  en  fournissant  quelque  chose  de  leur  seul  et  propre  cru.  Frago- 
nard se  présentait  à  IWcadémie  en  1765  avec  le  grand  tableau  de  Corésiis  xe 
sacrifiant  pour  sauver  Callirrhoé;  il  était  reçu  d'enthousiasme,  et  on  décidait  de 
reproduire  son  œuvre  aux  Gobelins. 

Ce  tableau,  que  l'on  peut  voir  au  Louvre,  où  il  est  assez  mal  placé,  mais  où 
la  lorgnette  peut  cependant  l'atteindre,  est  la  première  et  la  dernière  tentative 
que  l'artiste  fera  en  ce  genre.  11  y  a  répandu  le  plus  de  passion  tragique  qu'il  a 
pu  rassembler,  et  il  aura  dépensé  la  provision  pour  toute  sa  vie;  cela  n'empêche 
pas  la  peinture  d'être  surtout  charmante;  le  drame  est  beaucoup  plutôt  une 
tendre  élégie;  le  grand  prêtre  meurt  avec  grâce,  et  Callirrhoé  est  si  délicieuse 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


2!)7 


que  c'est  grand'pitié  que  les  circonstances  ne  lui  permettent  pas  de  nous 
sourire.  Quant  aux  autres  personnages,  ils  jouent  leur  rôle  en  conscience  et 
leurs  sourcils  sont  suffisamment  froncés  et  relevés  pour  qu'ils  ex|)riment 
l'effroi  comme  il  convient.  Cette  peinture  laiteuse  et  lumineuse  est  une 
caresse  pour   l'œil,  et  Fragonard   a   fait   tout  ce  qu'il  a  pu  pour  que  nous 


HLBEBT  ROBERT.  —  I.E  PORT  DE  ROME. 


ayons  d'autres  compensations  dans  le  cas  où  la  tragédie  ne  serait  pas  ce  que  nous 
aimons;  —  et  il  ne  recommencera  pas.  Dorénavant,  ceux  qui  attendent  aux 
Salons  quelque  autre  grande  page  de  lui  en  seront  pour  leurs  frais  d'attente.  11 
sera  perpétuellement  improvisateur,  ou  c'est  tout  comme;  il  faudra  goiiter  le 
charme  de  sa  couleur,  l'entrain  de  son  invention  et  de  son  mouvement,  et  l'on 
ne  s'en  fait  pas  faute.  Portraits,  décorations,  paysages,  scènes  légères  et  très 
légères,  tout  cela  constitue  de  crouslillanles  et  fines  délices,  et  l'opinion  des 
gens  qui  ne  seraient  pas  contents  (il  y  en  a  fort  peu  d'ailleurs)  ne  comple  pas. 

Ne  nous  trompons  pas  toutefois  à  cet  asped  d'abandon  ou  de  facilité.  Il  nous 
est  conté  (par  Mariette)  que,  dans  les  premiers  temps  de  sa  carrière.  Fragonard 
effaçait  beaucoup,  était  souvent  mécontent  de  lui-même.  Donc,  malgré  le  grand 
entraînement  qu'avail  été  son  voya-v  en  Ualii>.  malgré  les  fortes  qualités  qu'il 


29S 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


avait  acquises  et  qui  étaient  en  somme  le  dessous  des  charmantes  qualités  de 
son  Coré.sus,  Fragonard  n'était  pas  arrivé  du  premier  coup  à  l'assurance,  à 
l'infaillibilité  dans  l'esprit  et  dans  l'improvisation;  il  lui  avait  fallu  autant  d'efforts 
que  de  dons  ;  et  le  droit  de  produire  de  premier  jet  n'avait  été  acquis  que  par  la 
conquête  de  beaucoup  de  savoir. 
Autre  explication  nécessaire.  Fragonard,  pour  beaucoup  d'esprits  prévenus. 


1  n  A  G  0  \  \  n  D . 


L   llEl  HELSE    FECON  DITt. 


représentera  non  seulement  l'exécution  légère,  mais  aussi  le  sujet  plus  que  léger. 
C'est,  d'autre  part,  ce  qui  le  f«ra  justement  rechercher  par  d'autres,  que  cela 
n'efîraycra  pas,  au  contraire.  Nous  sera-t-il  permis  de  dire  que  l'un  et  l'autre 
point  de  vue  sont  également  aussi  antiarlisliques  que  possible?  L'analyse  de  Tins 
piralion  de  Fragonard  tient  tout  entière  dans  ces  judicieuses  lignes  des  Concourt: 
«  Ces  médaillons  de  nudité,  ces  petits  tableaux  si  vifs,  ces  poèmes  libres,  com- 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


2'JO 


ment  Fragonard  lossauve-t-il?  Quel  charme  mel-il  en  eux  pour  être  leur  excuse 
et  leur  pardon?  Un  charme  unique  :  il  les  montre  à  demi.  La  légèreté  est   sa 


FRlf.ONAni).    LA     KONTAINE      D   A  SI  OCR. 


décence.  Ses  hrosses  n'a[»puient  pas.  Ses  couleurs  ne  soûl  pas  des  couleurs  de 
peintre,  mais  des  touches  de  poète.  » 

On  ne  peut  mieux  dire,  et  c'est  non  seulement  la  N'gèrelé,  c'esl-ù-dire  une 
forme  très   délicate  de   la    lue^ure,  mais   encore  ïu/i  (jiii  est   la   décence   de 


300  HISTOUiE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Fragonard.  Le  véritable  artiste,  par  un  tact  spécial  qui  est  une  grâce  d'état,  et 
n'ayant  en  vue  que  l'œuvre  d'art,  communique  une  chasteté  aux  choses  qui  se- 
raient les  moins  chastes  si  elles  étaient  traités  par  quelque  pourvoyeur  d'égril- 
lardises,  n'ayant  en  vue  que  l'amusement  des  corrompus.  C'est  pourquoi  il 
n'y  a  même  pas  à  discuter  si  les  scènes  de  Fragonard  sont  libres  ou  non. 
A  l'Exposition  rétrospective  de  1889  figuraient  quelques-unes  de  ses  sépias,  des 
merveilles  de  légèreté  et  enlevées  sans  qu'on  se  rendît  compte  comment,  à  si 
peu  de  frais,  quelques  traits  et  une  faible  teinte  de  lavis,  on  pouvait  tant 
exprimer  de  vie  et  de  mouvement.  Les  sujets  étaient  incontestablement  vifs, 
mais  il  aurait  fallu  plaindre  ceux  qui  n'auraient  pas  ressenti  quoique  respect 
dans  l'invincible  sourire  que  ces  admirables  amusements  provoquaient. 

La  sépia,  la  sanguine,  la  gouache,  l'eau-forte,  moyens  expéditifs  et  charmants 
que  Fragonard  manie  comme  pas  un  ;  parfois  au  contraire,  son  caprice  le  porte 
à  parfaire  des  miniatures.  Quant  à  sa  peinture,  elle  est  fluide,  impromptue, 
transparente  comme  de  l'aquarelle.  Un  rien  suffit  au  peintre  pour  exprimer  la 
qualité  d'une  éloife,  satin,  velours  ou  gaze  prête  à  s'envoler,  la  nacre  d'une  chair 
féminine,  le  joli  geste  nerveux  d'une  main,  toutes  choses  enfin  qui  ravissent  un 
œil  exercé,  et  lui  sont  infiniment  plus  précieuses  que  les  plus  patientes  et  les 
plus  pénibles  transpositions  d'une  statue  antique  en  soi-disant  ton  de  chair. 

La  galerie  LaCaze,  — nous  y  revenons  toujours,  car,  en  vérité,  si  cet  homme-k\ 
n'avait  pas  existé,  le  premier  musée  de  France  montrerait  surtout  l'ignorance 
des  Français  en  ce  qui  les  concerne  eux-mêmes,  —  la  salle  LaCaze,  disons-nous, 
oflVe  quelques  excellentes  peintures  de  Fragonard.  Les  quatre  têtes  de  fantaisie  : 
l'homme  à  la  veste  jaune  prêt  à  écrire,  sous  un  coup  d'inspiration  ;  la  jeune 
fille  au  corsage  feuille  morte  à  manches  jaunes  et  à  la  grande  collerette  montante, 
qui  tourne  d'une  main  mignonne  les  feuillets  d'un  grand  album  placé  devant 
elle  ;  le  jeune  homme  aux  cheveux  châtains  et  à  la  casaque  bleue  ;  le  guitariste 
à  la  veste  jaune  à  collerette  de  mousseline,  toque  noire  à  plumes  rouges  en  tète  ; 
voilà  déjà  quatre  morceaux  qui,  pour  être  enlevés  en  une  séance  tout  au  plus,  sont 
choses  brillantes  et  sonores  comme  des  préludes  attaqués  haut  la  main  par  un 
virtuose.  .Mais  voici  plus  délicat  encore,  et  l'on  devrait  dire  plus  inexplicable,  car 
il  n'est  pas  de  mots  qui  pourraient  rendre,  et  expliquer  surtout,  le  charme  de  cette 
Barrhante  endormie,  frottée  sur  une  toile  à  gros  grain,  amusante  au  possible 
à  examiner  de  près  en  tant  que  travail,  et,  à  deux  pas  de  recul,  la  vie  même,  un 
corps  qui  jtalpite  et  (jui  respire.  L Heure  du  Berger,  la  délicieuse  petite  peinture 
ovale,  toute  pélrio  de  tons  de  violettes,  de  roses  et  de  jonquilles.  Enfin  l'ébauche 
si  rapide  (h'  la  C/ieuuse  enlevée  aux  blancs  si  harmonieux,  et  surtout  les  Baigueu.ses, 
ce  merveilleux  petit  panneau,  une  des  plus  gaies  fêtes  de  couleurs  qu'ait  don- 
nées la  peinture  française,  une  symphonie  en  rose  et  vert  à  réjouir  Hubens 
dans  sa  tombe.  Mais  malgré  celle  liche  entrée  de  jeu,  on  ne  coiiiiiiiliail  pas  encore 


ECOLE  FRANÇAISE. 


30{ 


Fragonard,  il  sVn  faut,  si  l'on  voulait  faire  de  lui  une  étude  même  superlificlle. 
On  ne  le  connaîtrait  pas  môme  en  ajoutant  à  la  liste  la  belle  Leçon  de  c/areci/ique 
possède  encore  le  Louvre,  et  qui  est.  dans  le  sommaire  de  son  exécution,  d'une 


F  R  *  r.  o  N  â  r.  D . 


LE      B  F  r.  C  F  A  U 


couleur  si  distinguée,  d'un  arrangement  si  élégant.  11  faudrait  encore  examiner 
chez  les  collectionneurs  privilégiés,  lessépias,  dessins,  crocjuadcs,  puis  les  autres 
peintures  de  Fragonard,  par  exemple,  ce  qui  a  pu  subsister  des  décorations  qu'il 
(itpour  l'hôtel  de  la  Guimard,et  dont.M.  Groult,  entre  autres,  possède  unimportant 


302  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

panneau  détaché,  à  ce  que  l'on  pense,  de  cet  ensemble;  ses  compositions  de 
Grasse,  etc.  Ce  sera  toujours  un  inlini  plaisir  pour  celui  qui  fera  cette  explo- 
ration. 

Fragonard  s'était  marié  en  1709  avec  une  de  ses  compatriotes,  mademoi- 
selle Gérard.  Sa  belle-sœur  Marguerite  Gérard,  un  type  ravissant  de  la  jeune 
fille  artiste  au  x\uf  siècle,  l'aida  parfois  dans  ses  travaux  de  gravure.  En  17";) 
un  financier,  Bergerel,  les  avait  tous  emmenés  dans  un  nouveau  voyage  en  Italie. 
11  faut  en  lire  les  amusantes  péripéties  et  la  non  moins  piquante  terminaison: 
Bergeret  voulant  garder  tous  les  dessins  faits  en  route,  soi-disant  pour  rentrer 
dans  ses  frais  de  voyage,  et  perdant  largement  le  procès  que  lui  intentait  l'artiste 
pour  recouvrer  ses  dessins  ou  toucher  une  somme  ronde. 

Ce  sont  scènes  de  comédie  qui  apparaissent  dans  cette  carrière  fort  tranquille 
et  fort  laborieuse,  dans  cette  production  souriante  et  sans  fatigue.  D'ailleurs, 
quelques  annéesplus  tard  c'était  fini  de  sourire.  Pendant  la  Révolution,  Fragonard 
connaissait  la  gêne  et  n'avait  plus  la  possibilité  de  continuer  son  rêve  de  chan- 
sons et  de  couleurs  tendres  ;  car  les  bergers  et  les  bacchantes,  et  les  jolies  filles 
à  corsage  décolleté,  à  grande  collerettes  de  guipures,  les  plaisants  guitaristes 
au  manteau  gonflé  par  lèvent,  à  l'air  inspiré,  tout  cela  avait  émigré...  pour  ne 
plus  revenir.  Il  fit  un  voyage  encore  dans  sa  Provence,  puis,  de  retour  à  Paris, 
mena  une  existence  petite  et  ellacée.  Un  jour  ayant  pris,  l'été,  une  boisson 
glacée,  une  congestion  cérébrale  l'emporta  à  lYigc  de  soixante-quatorze  ans 
(22  août  1806).  N'est-ce  pas  là  un  trépas  symbolique?  Depuis  longtemps,  d'autres 
glaces  av;iiciit  été  fatales  aux  gentillesses  d'antan  :  la  mortelle  froideur  de  la 
nouvelle  école  dont  Vian  avait  été  le  précurseur  et  dont  David  était  maintenant 
le  maître  absolu. 

Vous  pouvez  marquer  d'une  croix  noire  celte  mort  de  Fragonard,  car  nous 
reverrons  peut-être  en  France  de  grands  peintres  de  la  grâce,  —  nous  entendons 
des  inventeurs  et  non  des  pasticheurs;  — mais,  jusqu'ici,  il  n'en  est  point  réap- 
paru de  tels. 


CHAPITRE     XI 


Ijavid  et  sou  école.  —  L'n  isolé  :  Prudlion.  —  Désagréables  conliasles  el  Igures  maussades. 


Supposez  un  jeune  homme  fortement  doué,  ardent,  énergique,  ambitieux 
dans  le  bon  comme  dans  le  mauvais  sens  du  mot,  c'est-à-dire  avide  de  dominer, 
mais  aussi  de  bien  faire.  Faites  que  ce  jeune  homme  naisse  au  milieu  d'une 
société  voluptueuse,  frivole,  charmante  et  égoïste  ;  qu'il  se  développe  au 
moment  où  elle  en  est  arrivée  à  l'énervement  de  son  pro[)re  plaisir  jusqu'à 
rechercher  la  simplicité,  ou  tout  au  moins  son  affectation,  et  ne  voit  rien  de 
mieu\  que,  de  marquise,  rêver  de  se  faire  bergère.  Ce  jeune  ambitieux,  dénué 
de  ressources,  inconnu,  ayant  toutes  peines  à  s'élever  et  sachant  pourtant 
qu'il  faudra  bien  qu'il  fasse  à  son  tour  sa  trouée,  placez-le  dans  l'apprentissage 
de  ces  grâces  légères  et  d'ailleurs  peu  secourables  à  qui  n'a  pas  envie  de  rire, 
donnez-lui  comme  parent  Boucher,  comme  patron,  un  instant,  pour  quel- 
ques travaux  de  gagne-pain,  Fragonard. 

Pensez-vous  que  son  rêve  sera  de  conquérir  la  même  gloire  que  Boucher,  de 
devenir  un  émule  de  Fragonard?  Certes  non,  n'est-ce  pas?  Peut-être  pourra-t-il 
plus  tard  conserver  pour  Fragonard  quelque  reconnaissance  et  sympathie,  pdur 
Boucher  une  involontaire  estime,  ces  maîtres  lui  ayant  témoigné  de  la  bien- 
veillance, et  lui-même  d'ailleurs  les  ayant  vus  à  l'œuvre,  ayant  constaté,  en  ses 
années  d'apprentissage,  combien  ces  peintres  aimables  étaient  au  fond  vrai- 
ment savants  et  forts  en  leur  art.  Mais  cet  art  lui-même,  il  l'assassinera  sans 
délibérer,  il  le  guillotinera,  s'il  a  la  guillotine  à  sa  disposition.  Il  lui  fera  uni 
implacable  guerre  partout  où  il  en  rencontrera  des  germes  involontaires  chez 
les  nombreux  élèves  qu'il  aura,  plus  tard,  groupés  autour  de  lui  quand  son 
rêve  d'ambition  sera  réalisé,  et  qui  ['écouteront  avec  le  plus  grand  enthousiasme, 
mais  qui  afticheront,  eux,  de  la  férocité  juvénile  où  il  aura  mis  la  froideur  rai- 
sonnée  d'un  systématique  révolulionnaire.  Il  aura  ressenti  à  ce  point  la  baine 


304  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

de  cet  art,  partant  tout  entier  de  la  sensation  pour  provoquer  la  sensation,  de  cet 
art  de  caprice  et  de  libre  invention,  de  cet  art  français  en  un  mot  dans  la  force 
du  terme,  que  lorsqu'il  voudra  faire  rentrer  sous  terre  un  de  ses  élèves,  il  lui 
dira  :  «  Vous  faites  français!  »  et  ce  sera  le  plus  sévère  des  blâmes. 

Comment  cet  homme  aura-t-il  été  amené  à  accomplir  cette  révolution?  Par 
la  force  même  des  choses,  et  tout  simplement,  on  dirait  presque  tout  bêtement, 
par  la  loi  des  contrastes.  On  se  sera  épris  passionnément  des  séductions  de  la 
matière,  des  ragoûts  épicéset  savoureux  de  la  peinture  tripotée  pour  elle-même; 
il  proscrira  cette  sensualité  du  bon  ouvrier  et  voudra  que  l'on  n'emploie  plus 
que  des  moyens  quasi  impersonnels.  On  n'aura  attaché  qu'une  importance  très 


t!AnlE-JOSEPII      \II.N.       —      I.  EnWTTE       IMiOl'.MI. 


relative  à  l'idée  contenue  dans  une  œuvre  d'art,  pourvu  qu'elle  flatte  les  raffinés; 
il  voudra  restaurer  une  peinture  qui  s'adresse  presque  uniquement  au  raison- 
nement et  qui  ne  se  soucie  point  des  qualités  picturales  que  prisaient  si  fort  les 
connaisseurs  d'hier.  On  aura  pris  les  thèmes  dans  la  vie,  mais  en  l'interprétant 
d'après  son  sentiment  personnel,  suprême  joie  de  l'artiste  pour  qui  la  nature 
n'est  qu'un  tremplin;  il  commandera  de  prendre  les  sujets  dans  la  mort,  ou 
dans  une  certaine  antiquité  qui  lui  ressemble  fort,  et  il  faudra  que  l'on  suive  la 
nature  de  très  près,  qu'on  ait,  pour  parler  peut-être  trivialement  mais  de  façon 
exacte,  le  nez  dessus,  quitte  à  prendre  pour  la  uature  un  modèle  d'atelier,  ce 
qui  ne  lui  ressemble  guère. 

Comme  il  est  absolument  privé  du  don  d'imagination  (ce  qui  fait  que  plus 
tard  l'imagination  sera  par  lui  considérée  chez  ses  élèves  ou  chez  ses  rivaux 
comme  un  acte  d'hostilité  envers  lui-même),  il  n'aurait  peut-être  pas  inventé  tout 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


303 


seul  le  principe  de  la  révohilion  dont  il  deviendra  le  clief  incontesté.  Mais  aussi, 
comme  il  est  doué  d'autant  d'intelligence  et  d'assimilation  (jne  do  volonté,  il 
empruntera,  avec  les  précautions  et  flatteries  voulues,  le  drapeau  d'un  médio- 
cre peintre,  qui  faute  lui-même  des  ahondantes,  entraînantes  et  tendres  qua- 


lités des  maîtres  de  son  temps,  aura  eu  cependant  rii;iliilcl('  de  l'aii-e  passer  pour 
du  génie  la  pauvreté  de  ses  facultés,  et  pour  de  la  graiidcui-  anti(|ue  l'insuffi- 
sance de  sa  mise  en  scèiu*;  à  ce  portrait  peu  lialté  vous  reconnaissez  Vicn. 

Seulement,  ce  que  Vien  aura  conunencépai-  insuffisance,  son  élève  l'achèvera 
<?t  l'atfermira  par  système,  avec  son  indomplaltle  énergie.  Kl  c'est  là  ce  qui 
caractérise  cet  élève  :  il  sera  un  grand  systématique  plutôt  (lu'iin  vrai  inventeur. 

20 


306  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Ceux  qui  ne  pourront  ou  ne  sauront  pas  un  jour  s'allVanchir,  sciemment  ou 
par  l'inconsciente  poussée  de  leur  nature,  de  ses  rigides  théories,  seront,  à 
tout  prendre,  de  détestables  artistes.  Lui  subsistera,  comme  tous  les  excep- 
tionnels, quel  que  soit  ce  qu'ils  produisent.  Dans  ses  œuvres  les  plus  funestes 
on  remarquera,  on  admirera  même  la  force  de  sa  volonté,  l'intégrité  de  ses 
erreurs.  Mais,  en  vérité,  s'il  est  un  artiste,  et  un  artiste  des  plus  grands,  ce  sera 
surtout  quand  il  ne  s'en  doutera  pas,  quand  il  ne  se  sera  pas  surveillé.  Ce  sera 
un  composé  d'exaltation  et  de  froideur,  de  grandeur  et  de  mesquinerie,  de 
révolte  et  d'asservissement.  C'est  David,  en  un  mot. 

Mais  si  David  est  grand,  son  école  est  une  des  plus  rebutantes  que  l'art  fran- 
çais ait  connues.  Et  l'on  s'étonne  que  ces  peintres  se  soient  donné  tant  de  peine, 
aient  tant  bataillé,  impitoyablement  détruit  tant  de  belles  choses  pour  en  créer 
si  peu,  aient  dépensé  tant  de  chaleur  pour  se  conserver  si  froids. 

Il  n'est  d'ailleurs  pas  juste  de  considérer  l'école  de  Vien  et  de  David  comme 
ayant  seule  découvert  ou  plutôt  remis  en  honneur  le  goût  pour  les  œuvres  d'art 
de  l'antiquité  grecque  ou  romaine.  Sans  remonter  jusqu'aux  temps  de  la 
Renaissance,  où  nous  croyons  avoir  démontré  que  celte  sujétion  volontaire  à 
l'égard  du  passé  fut  fatale  à  la  pure  originalité  française,  le  xviir  siècle  lui- 
même  s'était  fort  préoccupé  d'exhumer  les  statues,  les  médailles,  les  pierres 
gravées,  tous  les  monunàents  de  l'antiquité,  ei}  un  mot.  Par  une  singulière 
injustice,  ceux  qui  se  servaient  de  l'épithète  «  Pompadour  »  pour  résumer  en 
un  terme  méprisant  et  ironique  l'aversion  que  leur  inspirait  l'art  des  Watteau 
et  des  Boucher,  oubliaient  que  la  marquise  de  Pompadour  avait  été  justement 
une  des  plus  ferventes  protectrices  de  ces  recherches  et  que  le  «  style  Pompa- 
dour »  avait  été  un  commencement...  relatif,  de  simplicité.  Mais  sans  pousser 
plus  loin  cette  querelle,  on  peut  dire  que  si  l'antiquité  était  fort  travestie  et 
enjolivée  par  ces  souriants  et  fantaisistes  adeptes,  les  disciples  de  David  n'en 
étaient  pas  moins  éloignés,  pour  avoir  pris  un  masque  sévère  et  une  allure  roide. 
Au  contraire  ils  prouvèrent  une  fois  de  plus  la  vérité  de  celte  loi  artistique  : 
copier  c'est  méconnaître. 

Passons  maintenant  en  revue  la  carrière  et  l'œuvre  de  David.  II  naît  en  1748; 
ses  précoces  dispositions  forcent  sa  mère  à  consulter  leur  parent  Boucher,  et 
Boucher,  trop  accablé  de  travaux  pour  se  charger  d'une  éducation  complète, 
place  d'abord  le  jeune  homme  chez  Yien.  Mais  soit  conseils  directs,  soit 
influence  toute  naturelle  d'un  mailrc  sur  un  garçon  de  dix-neuf  ans,  David 
commence  pur  imiter  un  peu  Boucher  et  «  sacrifie  au  rose  ».  En  1771  David 
concourt  pour  le  prix  de  Rome;  en  1772  et  1773,  il  concourt  encore  avec 
acharnement  sans  pouvoir  remporter  le  prix.  Ce  n'est  qu'en  177i  qu'il  finit  par 
triompher.  Mais  quel  bizarre  ti'iuinphc  !  Il  a  failli  se  laisser  mourir  de  faim, 
par  désespoir,   dans  l'intervalle,  et  quoiciu'il  ait  si  opiniâtrement  concouru, 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  307 

ce  n'ost  pas  l'antiquité,  ni  même  Home  quiJ'aKirent.  Il  dit  en  propres  termes  à 
^  ien  :  «  Je  crois  que  je  ne  ferai  rien  de  bon  là-bas.  Luntique  ne  me  séduira  pas; 


r antique  ua  pa.^  d'action  et  ne  remue  pas.  »  Mais  Vien  l'engage  à  réserver  son 
jugement  et  lui  prédit  qu'il  ebangera  d'opinion. 

On  sait  qu'avant  de  partir  pour  Rome,  en  1775,  il  avait  terminé  les  travaux 
de  décoration  de  l'hùlrl  de   la  (iuimard,   commencés  par  Fragonanl  et  arrêtés 


308 


HISTOIRE  POPULAIRI-:  DE  LA  PKIMLIir: . 


par  suite  de  difTércnds  très  aigres  entre  le  peintre  et  la  danseuse.  Tout  cela 
constitue  d'assez  piquants  antécédents  pour  le  futur  champion  de  l'antique. 

A  Rome,  il  faut  croire  que  la  conversion  s'opéra  assez  vite,  car  il  exécuta 
tout  d'abord  la  Peste  de  Sainl-Iioch ,  puis  surtout  Délisaifeet  AinLnmaque.  A  son 
retour  à  Paris,  en  1780,  il  était  agréé  à  l'Académie  sur  le  premier  de  ces  deux 
tableaux;  en  1783,  il  était  reçu  académicien.  Et  déjà  il  était  chef  d'école. 

L'Italie  l'attire  encore  une  fois  :  il  y  exécute  le  tableau  des  Horaces,  un  nou- 


D»M11.     —     1.1      MOn'l      IlE     M«I1*T. 


veau  manifeste.  Enfin  après  son  second  retour  en  France,  en  l7S7,il  visite  les 
Flandres.  David  dans  le  pays  de  Hubens!  Poussa-t-il  jusqu'aux  Pays-Bas  ?  Vit-il 
les  œuvres  de  Rembrandt?  Il  csl,  en  tous  les  cas,  impossible  qu'il  n'ait  point  vu 
lîubens,  et  les  grands  primitifs  Van  Eyck,  Roger  de  la  Paslure,  xMemling!  Rien 
do  tout  cela  n'agit  sur  lui;  son  système  était  fait  et  construit  de  toutes  pièces. 
11  ne  pouvait  plus  se  déjuger,  étant  chef  d'école  incurablement. 

En  17S!I,  il  peignait  le  tal)leau  de  Dnifiis  et  ses  /ils,  et  non  seulement  c'était 
le  chef  d'école,  mais  encore  on  pourrait  dire  que  c'était  déjà  le  révululiunnaire, 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


;î()9 


le  rëpiililicain  fougueux,  qui  avait  ciioisi  cl  nuslcTPincut  trailé  ce  sujet.  Cepen- 
dant, il  était  protégé  par  le  comte  d'Artois  (|ui  lui  avait  cDinmandé  les  Amours 
'Je  Paris  et  d'Hélène;  mais  il  était  inipossildc  ([u'avec  ralis(due  logi(iiir,  la  belle 


rigidité  d'idées  et  de  principes  qui  n'gna  pendant  toute  la  première  partie  de  sa 
vie,  David  ne  fût  pas  nu  réxululicHinairc  en  tout  et  [)onr  tout  et  n'adoptai  pas 
avec  ardeur  les  principes  de  la  iiévolntion.  11  sort  de  nolic  [)rogramnie  de 
rappeler  par  le  détail  le  rôle  qu'il  joua  comme  conventionnel,   ses  rapports 


310  HISTOIRE  POPULAIRR  DE  LA  PKINTLRE. 

avec  Robespierre,  Marat,  etc.  A  ce  moment  il  fut  encore  plus  un  personnage 
politique,  remuant,  déclamatoire,  qu'un  peintre.  Toutefois,  comme  application 
directe  de  sa  politique  à  son  art,  il  faut  au  moins  rappeler  qu'il  fui  l'auteur  de 
divers  projets  et  propositions  adoptés  par  la  Convention,  tels  que  la  création  d'un 
jury  national,  la  réorganisation  de  la  commission  du  Muséum,  etc.  ;  il  faut  aussi 
faire  au  moins  allusion  à  ses  programmes  de  fête  de  l'Etre  suprême  et  autres  oîi 
l'on  trouve  des  idées  qui  ne  manquent  pas  de  grandeur,  encore  plus  d'absurdités 
et  même  des  traits  de  pur  vandalisme  à  l'égard  de  l'ancien  art  français.  Kniiii, 
c'est  presque  comme  homme  politique  que,  saisissant  crayons  et  pinceaux,  il 
retraça  les  portraits  de  Lepelletier  de  Saint-Fargeau  et  de  Marat  assassinés. 
Et  ici,  comme  nous  aurons  encore  l'occasion  de  le  remarquer  à  propos  de  ses 
autres  portraits,  il  produisait  des  images  fortes,  saisissantes,  admirables,  parce 
qu'à  cette  minute-là,  il  ne  pensait  point  à  ses  systèmes,  mais  qu'il  n'avait  en 
vue  que  de  mettre  toute  la  puissance,  toute  l'éloquence  de  son  tempérament 
dans  des  images  vivmites,  si  l'on  peut  employer  ce  mot  à  propos  de  portraits 
de  morts,  et  pourtant  il  n'est  pas  d'autre  expression  qui  vous  vienne  à  la  pensée. 

Ce  portrait  de  Marat  dans  sa  baignoire,  pendant  tout  d'un  côté,  exsangue, 
les  yeux  à  demi-clos,  il  est  peu  de  gens  s'inléressant  à  l'art  qui  ne  l'aient  vu  à 
Paris  et  qui  n'en  aient  gai'dé  une  impression  inoubliable.  Rien  n'est  plus  réel, 
on  dirait  plus  naturaliste,  et  rien  n'est  plus  émouvant.  C'est  la  nature  même, 
la  nature  seule,  et  pourtant  par  la  seule  sincérité  de  l'exécution,  surprcmniliî 
de  sobriété,  par  la  rigueur  terrible  de  cette  sorte  de  procès-verbal  rédigé  par 
un  grand  artiste,  le  portrait  de  Marat  cause  un  choc  aussi  fort,  laisse  un  sou- 
venir aussi  durable  que  les  très  grandes  œuvres  non  point  simplement  de  docu- 
ment, mais  d'invention.  Les  amateurs  de  belles  choses  sont  égoïstes  et  se 
soucient  peu  des  secousses  qui  troublèrent  la  sécurité  de  leurs  pères  :  nous 
serions  tenté  de  dire  qu'après  tout  il  est  fort  heureux  que  David  ait  été  entraîné 
à  jouer  dans  la  Révolution  un  rôle  aussi  fougueux,  parfois  aussi  absurde,  et 
même  à  certain  point  de  vue  funeste  en  ce  ce  qui  concerne  l'art,  du  moment 
que  l'ensemble  de  ces  circonstances  nous  a  valu  ce  portrait  de  Marat. 

iHivid,  plus  heureux  que  ses  amis,  sortit  sain  et  sauf  du  mouvement  révolu- 
tionnaire. Pourtant  il  coniiut  la  persécution  et  la  captivité.  .Au  !)  ThiTiuidur  il 
fut  décrété  d'accusation  et  enfermé  au  Luxembourg  où  il  resta  quatre  mois  ; 
puis  le  9  prairial  an  111,  il  fut  de  nouveau  arrêté  et  incarcéré  pendant  trois  mois. 
La  prison  d'ailleurs  ne  pouvait  guère  lui  iu'^pirer  d'autre  sentiment  que  celui 
t'e  la  reconiuiissance,  puisque  c'est  là  qu'il  ébaucha  et  médita  un  de  ses  tableaux 
«'es  plus  célèbres,  un  de  ceux  dont  le  succès  devait  être  parmi  les  plus  grands 
de  son  temps  :  Les  Sabines  arn'ifoit  le  combat  des  Rooiains  et  des  Sab'ms. 

A  sa  sortie  de  prison,  David  ne  devait  pas  tarder  à  commencer  une  tout  autre 
vie  :  le  révolulionnaire  allait  devcMiir  l'admirateur  servile,  et  pour  dire  le  mot 


ÉCOLE  FRA^XA1SE. 


311 


sans  ménagements,  le  couilisan  diiii  homme,  ce  qui  est  liien  le  conirairo 
absolu  de  toute  idée  républicaine.  Celui  qui  avait  voté  la  uKut  du  «  tyran  « 
Louis  XVI  allait  se  prosterner  devant  no  maître  autrement  moins  débonnaire, 


'  l'r  ' 
n  « 


iiiiiiiiiiTriiiiiiiiiiiiiïrifi'iiiiiiiiiiiiiiiiiiii 


Il  *  V  I  D .     —    Pin     VII. 


DoTiaparte.  Il  est  vimî  ipie  le  p,i'ii(''iiii  (Icvi'iiii  [in'iuier  ronsul,  puis  empereur, 
devait  tlatter  considérablcnicnt  la  viiiiil»'  de  Ila\i(i,  cl  lui  aceorder  de  grands 
honneurs  :  c'est  une  explication,  et  elle  est  fort  humaine;  mais  ce  n'est  pas,  en 
revanche,  une  raison  pour  que  nous  admirions  le  carach'Te  de  David.  Pour 
les  hommes  qui  se  sont  déclarés  iiilrailables,  incorruptibles,  on  n'est  pas  tenu 


312 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


à  l'indulgence  qu'on  doit  avoir  à  l'égard  des  failjlesses  du  commun  dos  hommes. 
Et  si  l'on  trouvait  qu'au  contraire  nous  sommes  tro})  rigoureux  envers  un 
homme  de  génie,  nous  nous  contenterions  de  rapprocher  de  la  conduite  de  David 
celle  de  Beethoven  qui,  fasciné  aussi  par  la  gloire  naissante  de  Bonaparte;  lui 


p  n  L  U  H  0  X  . 


L\      VEN.IEANCE      DIVINE      THAININT      LE    CUIME     DEVANT    H     JUSTICE      IH'MAIXE. 


asdXi  àéà.\é\a  Symphonie  héroïque,  mais  ([ni  arracha  la  dédicace  le  jour  où  Bona- 
parte fut  proclamé  empereur. 

Quand  on  lit  le  récit  de  la  première  visite  de  Bonaparte  à  râtelier  de  David, 
on  croit  beaucoup  plus  assister  à  une  scène  de  comédie  (juèlre  le  témoin  d'une 
conversion  soudaine.  C'est  l'antiquité  qui  paie  les  frais  de  la  contradiction  que 
les  élèves  de  David  n'auraient  pas  manqué  plus  tard  de  remarquer  chez  l'ancien 
conventionnel.  «  Ah!  mes  amis,  s'écrie-t-il,  c'est  un  homme  à  qui  Fanliquité 
aurait  élevé  des  autels.  Bonaparte  est  mon  héros!  » 

Comédie  encore,  et  cette  fois  sans  hésitation  possible,  les  conversations  entre 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


31.3 


le  «  héros  »  et  son  peintre  ;  le  général  disant  qu'il  n'est  pas  nécessaire  qu'il 
pose  devant  David  :  <>  Alexandre  n'a  certainement  pas  posé  devant  Apelle.  Ce 
que  la  postérité  demande,  c'est  qu'on  lui  transmette  non  [)as  la  ressemhlancc  des 


conquérants,  mais  leur  caractère.   »  Et  David  (lr\cnu    tout  à  fait  courli.-;an  et 
même  assez  plat,  s'écriant  :  »  \ou^  m'apprcnc/  l'aiide  peindre  !  » 

Comédie  enfin,  jouée  cette  fois  par  l'empereur  .Napoléon  devant  le  tableau 


314  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

du  Sacre,  lorsqu'il  se  promène  pendant  une  heure  devant  le  tableau  sans  mol 
dire  et  finit  par  se  découvrir  devant  l'artiste  et  lui  faire  un  beau  salut.  Comédie 
pompeuse  et  noble  si  l'on  veut,  mais  comédie.  , 

C'est  en  1799  que  David  acheva  le  tableau  des  Sa/tines,  qu'il  exposa  dans  ht 
salle  actuellement  occupée  au  Louvre  par  les  pastels.  Ce  fut  un  des  plus  grands 
succès  que  peintre  puisse  connaître.  Quant  au  Sarre  et  à  la  Dislrihution  des 
aigles,  ils  furent  commandés  à  l'artiste  par  l'empereur,  qui  l'avait  nommé  son 
premier  peintre.  U  devait  y  avoir  un  ensemble  de  quatre  grands  tableaux  de  ce 
genre  :  V Entrée  de  Napoléon  à  tUnlel  de  Ville  et  V Intronisation  de  Napoléon 
dans  l'église  Notre-Dame,  qui  devaient  compléter  la  série,  ne  furent  pas 
exécutés. 

Voici  David  comblé  d'honneurs  ;  il  connaît  une  fortune  réservée  à  bien  peu 
de  révolutionnaires,  celle  de  profiter  de  la  révolution  déterminée  par  eux, 
d'assister  au  triomphe  de  leurs  idées,  et  de  ne  pas  mourir  au  milieu  des  ruines 
qu'ils  ont  faites.  Il  put  jouir  de  cette  situation  tant  que  dura  le  succès  de  son 
héros  et  de  son  maître.  La  dictature  que  Napoléon  exerça  dans  l'ordre  social  et 
politique,  David  l'exerça  dans  l'ordre  artistique;  il  fut  véritablement  un  despote 
et  de  tous  le  plus  détestable,  intolérant,  hargneux,  ne  laissant  rien  passer, 
n'accordant  rien,  réprimant  impitoyablement  la  plus  légère  velléité  d'indépen- 
dance, et  régnant  sur  une  des  plus  antipalhi(jues  écoles  de  peinture  que  nous 
ayons  connue.  iNon  point  la  plus  mauvaise  de  toutes,  car  ce  pi'ix  de  la  prétention 
niaise,  de  la  sécheresse,  et  de  la  laide  et  maussade  peinture,  il  était  réservé  à 
l'école  issue  directement  de  celle  de  David,  de  le  remporter;  de  telle  sorte  que 
si  David  n'est  pas  précisément  le  père  des  plus  ridicules  erreurs  qu'ait  com- 
mises à  un  moment  l'école  française,  il  en  est  du  moins  le  grand-père. 

Il  y  aurait  un  curieux  rapprociuMuent  à  faire  entre  la  décadence  de  la  peiii- 
lure,  au  point  de  la  seule  beauté  du  métier,  toute  discussion  esthétique  mise  ù 
]iart,  et  an  contraire  la  résistance,  sous  l'empire,  de  l'art  de  rameui)Iement. 
L'art  (il!  bien  peindre  se  perd  et  renaît  facib'nient.  L'art  de  bien  mettre  en 
œuvre  les  matières  est  plus  long  à  tner.  mais  plus  difficile  à  ressusciter. 

L'œuvre  de  David  n'a  aucun  ciianne,  mais  elle  est  surprenante  de  clarté, 
(le  savoir  et  de  force  ;  il  ne  faut  |)()inl  demander  à  cet  homme  l'émotion,  mais 
la  vi)l(inlé  ;  sa  peinture  ne  (■(niiiuit  ni  le  mystère,  ni  l'esprit,  deux  qualités  si 
séduisantes  de  cet  art.  On  aurait  nii'inc  foit  indigné  llaxid  et  ses  admirateurs 
en  disant,  —  et  pourtant  rien  n'est  plus  \rai,  — -  que  le  stijle,  auquel  ce  |M'iii(re 
prétendait  par-dessus  tontes  choses  est  aiiscnl  de  son  dessin  et  de  sa  peinture, 
tant  l'un  et  l'autre  sont  prosaïques  et  littéraux.  Il  sul'tirait  de  placera  côté  d'un 
tableau  de  David  la  moindre  toile  de  Poussin  pour  comprendre  tout  aussitôt  la 
portée  de  cette  observation.  Ici  apparailiait  aussitôt  le  caractère  d'une  créa- 
tion,   là   iu_'   demeurerait  (jue   l'exactilude    d'une  copie,  et    il   suftit   (h'   poser 


tC.OLE  niANÇ.MSE. 


31.-; 


los  deux  termes  pour  se  rendre  compte  tout  de  suite  de  quel  côté  est  l'art. 
Mais  alors  que  reste-t-il  à  David  ?  Nous  ravons  dit  :  deux  clioses  consi- 
dérables :  la  volonté  et  la  clarté  qui  développées  à  ce  degré  deviennent  presque 
merveilleuses,  et  qui  font  de  David  une  sorte  de  phénomène.  On  peut  voir  en 
lui  un  artiste  quia  poussé  pres(|ui'  jusqu'au  plus  monstrueux,  deux  des  prin- 
cipales qualités  de  l'esprit  fran»;;ais,  mais  ([ui  chez  les  autres  maîtres  se  com- 
plètent presque  toujours  par  l'esprit,  la  séduction,  l'imagination  ou  la  A('rilai)lc 
grandeur.  Esprit  médiocre,  absolument  dépourvu  d'imagination,  David  a  cultivé 
avec  une  opiniâtreté  extraordinaire  ce  qu'il  sentait  en  lui  de  véritablement  fort. 


Pni  II  IIO\.     —    Ztl'll  ÏRE. 


C'est  de  la  culture  forcée;  son  art  est  assimihible  à  ces  fleurs  que  des  horticul- 
teurs persévérants  amènent  à  un  degré  de  grosseur  et  de  régularilc-  ijui  étonne, 
mais  rebute  en  même  temps,  car  ces  tleurs  orgueilleuses  désignées  pour  rem- 
porti'i'  II'  |iri\.  n'ont  |Miiiit  de  parfum. 

Si  nous  examinons  Id'iixrc  d»'  jtaxid,  nous  scions  vite  amené  à  l'aii-e  deux 
parts  distinctes;  dans  l'une  se  rangeront  tous  les  tableaux  célèbres  inspirés  par 
l'esprit  systématique,  les  démonstrations,  les  choses  où  David  croyait  avoir  mis 
une  leçon  profonde  ;  dans  l'autre  prendront  place  les  morceaux  qvi'il  peignait 
sans  autre  intcntiini  i|ur  celle  de  bien  peiiidr'e,  les  p(uti-ail>  (ui  ensembles  de 
portraits  exécutés  par  un  savant  et  (■■nei-gii|ue  ouvriei'.  Si  prônées  <[ue  soient  les 
pi'emières,  (pu'bpu'  place  (ju'elh's  aient  tenu  dans  l'Iiistoire,  quehiue  célébrité 


316  HISTOIRE  l'OPULAlRE  DE  LA  PEIMURE. 

qu'elles  aient  conservé  dans  le  public,  ce  n'est  pas  devant  celles-là  que  nous 
aimerons  à  nous  arrêter.  Les  autres,  au  contraire,  devront  être  considérées 
(•(imnie  de  premier  ordre.  Et  la  cause  de  cette  supériorité  est  bien  simple  : 
dans  les  premières  David  a  mis  surtout  ses  idées  ;  dans  les  autres  il  a  mis  quelque 
chose  de  nalurellement  bien  supéi'ieur  :  ses  dons. 

Voici  les  Horaces,  les  Salnnes  et  Léon'ulas  ;  voici  d'autre  part  le  Maral^  le 
Sacre^  ou  le  portrait  du  Conventionnel  Gérard  et  de  sa  famille  (musée  du  Mans) 
ou  encore  ceux  de  Madame  I}éca?nier,  de  Madame  Chalgrhi,  du  Pape  Pie  VU. 
Les  grandes  pages  que  nous  venons  de  nommer  d'ai)ord,  ne  dégagent  que  de  la 
froideur  et  de  l'ennui.  L'artiste  a  voulu  les  faire  héroïques  et  il  n'a  réussi  qu'à 
les  faire  inhumaines.  Peu  nous  importe  que  dans  ces  statues  peintes,  la  correction 
la  plus  rigoureuse  ne  trouve  aucune  faute  à  reprendre.  Qu'est-ce  que  cela  peut 
i:ous  faire  que  ces  (ignres  impersonnelles,  inspirées  par  ou  plutôt  copiées  sur 
les  monuments  de  l'antiquité  soient  sévèrement  dessinées,  sagement  peintes, 
du  moment  qu'elles  nous  glacent?  Et  encore  y  aurait-il  lieu  de  discuter  si  c'est 
là  avoir  bien  compris  l'art  antique,  qui  était  au  contraire  la  vie  elle-même,  et 
qui  offrait  tous  les  aspects,  y  compris  le  spirituel,  le  gai,  l'abandonné,  l'en- 
traînant. Mais  il  faut  laisser  là  cette  matière  à  dissertation,  pour  ne  pas  tomber, 
par  un  autre  côté,  dans  le  même  travers  que  David. 

Le  Sucre,  que  l'on  peut  maintenant  apprécier  au  Louvre,  est  un  magnifuiuc 
ensemble  de  portraits,  et  c'est  en  soi-même  le  portrait  d'une  époque.  L'empire 
n'aura  jamais  été  mieux  représenté  et  caractérisé  dans  le  faste  d'une  bourgeoisie 
(jui  cherche  à  se  réorganiser  aristocratie,  dans  son  luxe  de  société  et  de  gou- 
vernement de  parvenus  épiques.  Le  groupe  des  dames  de  la  cour,  celui  des 
chambellans  si  empaïuichés,  si  chamarrés,  au  milieu  desquels  se  distingue 
rironi([uc  figure  de  Talleyrand,  puis  le  portrait  de  ce  pape  et  de  ces  prélats, 
celui  de  l'empereur  enfin,  pâle,  pincé  et  volontaire,  voilà  quelques-unes  des 
plus  belles  parties  de  cette  o'uvre;  mais  il  faut  faire  remarciuer  combien  toutes 
CCS  parties  se  tiennent,  se  relient  les  unes  aux  autres,  avec  quelle  heureuse  téna- 
cité le  peintre  a  mené  à  bonne  fin  cette  vaste  machine,  où  l'on  ne  peut  pas  re- 
I)rendre  une  faiblesse,  pas  une  lacune,  et  qui  présente  tant  de  morceaux  éclatants. 
L'harmonie  générale  du  Sacre  est  sévère,  froide,  comme  métallique,  malgré 
les  satins  blancs,  les  ors,  les  velours  rouges,  mais  c'est  une  puissanlr  liannonie. 

Dans  la  Distribution  des  aigles,  il  y  a  une  intention  de  style  plus  marquée; 
évidemment  le  peintre  a  voulu  faire  des  ligures  héroïques  de  ces  grands  diables 
d'officiers  qui  s'avancent  sur  la  pointe  du  pied  avec  des  allures  de  superbes 
danseurs;  un  homme  comme  David  pouvait  seul  éviter  le  ridicule  avec  de  pareils 
gestes  et  une  pareille  cinphase.  C'est  encore  une  superbe  composilion,  malgré 
ses  boursoulluies  ;  il  n'y  a  pas  lieu  de  regretter  les  ligures  allégoriques  dont 
David  \oulail  la  rehausser  et  aux(|iielles  il  i-enunçala  mori  dans  l'ànie  sur  l'ordre- 


ÉCOLE  FRANÇAISE, 


317 


formel  de  remperriir.  ('.i-oirail-on  ([iie  le  Sacre  «  n'empoigna   »  pas   heancoup 
le  peintre  tout  d"ai)or(l ?  (",e  n'est  i[ue  dans  une  période  assez  avancée  de  son 


\LI)'llON.      —     L'ENLÈVfMENT     DE     PSVCIIÉ. 


travail  qu'il  dé.lara,  non  sans  .|n(d(|ue  nuance  de  surprise,  tninver  dans  Inn-^ 
ces  costumes  et  (•«■tte  cérémonie  de  son  propri'  t.'uips  jilu-  de  matière  à  faire 
une  œuvre  d'.irl  qu'il  ne  s'y  serait  attendu?  C'est  iiim  toujours  h  même  théo- 
ricien  étonne  de  voir  la  vie  souflleter  la  mort,  et  qui  idu>  lai-d  devait  amére- 


318  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

ment    reprocher    à   Gros...    mais    il    faut    garder  ceci   pour  tout   à  l'heure. 

Qui  aura  exprimé  le  caractère  de  cette  centaine  de  portraits  réunis  sur  une 
même  toile  aura  dit  en  même  temps  l'intérêt  puissant  des  autres  portraits  en 
prose  de  David.  Nous  en  avons  cité  quelques-uns  dos  plus  beaux;  le  musée  de 
Toulon  possède  aussi  celui  des  Filles  de  Joseph  Bonaparte:  le  musée  de  Ver- 
sailles, le  portrait  équestre,  si  connu,  de  Bonaparte  franchissant  les  .Mpes,  etc. 
Enfin,  on  doit  citer  deux  petits  morceaux  du  musée  de  Bruxelles  :  un  portrait 
de  jeune  garçon  et  un  du  compositeur  De  Vienne  intéressants  en  eux-mêmes, 
mais  plus  encore  parce  que,  placés-là,  ils  rappellent  la  dernière  période  de  la 
carrière  de  David. 

C'est  à  Bruxelles,  en  effet,  que  David  exilé  devait  finir  ses  jours  (1 816-1823). 
Du  moins  demeurait-il  fidèle  au  souvenir  de  l'homme  qui  l'avait  «  converti  ». 
De  Bruxelles,  David  ne  laissa  pas  de  diriger  l'école  française,  et  comme  nous 
le  verrons,  de  conserver  intact  son  fanatisme  pour  son  antiquité,  et  d'exhorter 
des  élèves  dociles  à  se  garder  des  funestes  doctrines  —  qui  allaient  être  si 
salutaires  à  la  peinture  française. 

Avant  de  dire  quelques  mots  de  cette  école  de  David,  nous  pouvons  bien 
nous  reposer,  nous  dirions  presque  nous  désaltérer,  en  parlant  de  Prud'lion.  et 
s'il  vient  se  placer  en  ce  chapitre,  c'est  beaucoup  moins  pour  nous  fournir  un 
contraste  que  pour  nous  éviter  de  la  fatigue. 

En  face  de  David  chef  d'école  se  dresse  Prud'hon  isolé.  11  nVsl  et  ne  peut 
être  qu'un  isolé;  il  n'a  rien  du  chef  d'école;  il  a  cent  fois  trop  de  charme.  Dans 
une  telle  époque  et  avec  de  tels  rivaux,  (jui  le  suivrait?  Puis,  comment  le  suivre? 
Tout  ce  qu'il  y  a  d'exquis  dans  ce  qu'il  fait  ne  saurait  s'exprimer  en  formules; 
cela  ne  s'enseigne  point  comme  la  copie  d'une  statue  romaine  ;  ne  se  prescrit 
point  comme  la  sécheresse  et  la  roideur,  choses  qui  peuvent  toujours  se  trans- 
mettre. David  l'appelle  dédaigneusement  «  le  Boucher  de  son  temps  ».  Ce  ne 
serait  pas  une  injure,  à  notre  gré;  mais  Prud'hon  est  bien  autre  chose;  par 
une  méprise  piquante,  David  ne  s'est  pas  aperçu  (juc  Prud'hon  était  bien  jilus 
près  que  lui  du  sentiment  antique,  par  tempérament,  par  expression,  par  la 
moindre  touche  de  sou  pinceau.  In  païen  délicieux  a  vécu  en  inènie  temps 
que  lui,  il  l'a  méconnu. 

Nous  ne  pouvons  résister,  avant  toute  indication  biographique,;!  l'envie  de 
citer  d'abord  un  passage  de  sa  correspondance.  Dans  cette  lettre  écrite  de  Rome 
au  moment  où  il  fait  son  éducation  artisticjui^,  le  jeune  iionime  nous  met  au 
courant  de  la  rencontre  décisive  qu'il  fit  et  nous  donne  du  coup  tout  le  portrait 
de  son  âme.  On  ne  comprendra  que  mieux,  après  cela,  tout  ce  qui  pourra  être 
dit  de  son  caractère  ou  de  son  œuvre. 

«  Je  sors  de  voir  tout  fraîchement  les  admirables  tapisseries  exécutées  autre- 
fois sur  les  carions  du  fameux  Haphacl;  sans  contredit  c'est,  selon  moi,  ce  qu'il 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


319 


a  fait  de  plus  beau,  de  mieux  senti  et  de  plus  expressif;  mais  quelqu'un  qui 
l'a  surpassé  bien  au  delà  dans  la  pensée,  la  justesse  de  la  réflexion  et  du  senti- 


ment, et  de  plus  dans  le  précis,  le  moelleux  et  la  force  dVxéculion.  et  diuis  Ten- 
lentc  du  c[aii-(d.seur  et  de  la  perspective,  etc.,  c'est  l'inimitable  Léoiian!  de 
Nuici  le  père,  le  prince  et  le  premier  de  tous  les  peintres,  d'après  lequel  on 
voit  également  une  seule  tapisserie  exécutée  sur  sa  fameuse  G/'«^pe«ïte  à  Milan 


320 


lilSTOIItE  ['UPLLAIIiE  DE  LA  PEINTURE. 


dans  un  réfectoire  de  Dominicains.  Ce  tableau  est  le  premier  tableau  du  monde 
et  le  chef-d'œuvre  de  la  peinture  ;  toutes  les  parties  de  l'art  s'y  trouvent  réunies 
au  degré  le  plus  sublime  ;  lorsqu'on  est  devant,  on  ne  se  lasse  pas  d'admirer 
soit  le  tout  ensemble,  soit  chaque  détail  en  particulier.  C'est  une  source  inta- 


P  r.  i;  I)   H  0  \  .     —     M  l  n  E  M  O  I  s  E  L  L  E     Jl  »  V  E  n . 


rissable  d'études  et  de  réllcxions  :  la  ^  no  de  ce  seul  taljleau  snriïr.n'l  h  perfec- 
tionn(,T  un  iKunnie  de  génie  au  |iniiil  d'égaler  ou  de  surpasser  Raphaël  même, 
puis(|ne  tout  y  est  réuni;  cependant  peu  de  personnes  y  font  attention  non  seu- 
lement à  ce  tableau,  mais  en  général  à  tout  ce  que  l'on  voit  de  Léonard;  ou  le 
mérite  de  ce  grand  homme  est  trop  au-dessus  de  leur  intelligence,  ou  ce  qu'il  a 
fait  est  trop  parfait  pour  qu'il  leur  vienne  à  la  pensée  d'oser  jamais  approcher 


ÉCOLK   FliA.NÇAISE.  321 

de  sa  iiiiiiiirie,  leur  paraissant  cumiiic  une  chose  absuliiinciil   impossible.  Cet 


PRLIilION.    —     LE     CHRIST     ES     CHOIX. 


homme  rare  joignait  au  génie  le  pins  suMime,  un  raisonnement  juste  et  une 

21 


o22  IIISIOIRE   PÛPULAlRli  DE  LA  l'ElNTL  UE. 

spéculation  profonde,  choses  qui  se  rencontrent  rarement  en  une  même  têle, 
puisque  le  premier  semble  appartenir  à  un  homme  sanguin  et  le  second  paraît 
être  le  fait  d'un  homme  froid  et  réfléciii...  Pour  moi  je  n'y  vois  que  perfection, 
et  c'est  là  mon  maître  et  mon  héros.  » 

Dans  d'autres  lettres  Prud'hon  après  avoir  professé  ainsi  ses  admirations 
expliquait  son  esthétique  déjà  complète.  11  parlait  d'un  «  dessin  ferme  et  gran- 
dement senti  »,  de  «  draperies  avec  des  plis  grands  et  décidés  et  du  repos  dans 
les  parties  larges  »  ;  il  voulait  aussi  :  «  un  elTet  vigoureux  et  tranquille  afin  de 
faire  briller  davantage  le  mouvement  des  figures.  Point  de  ces  clinquants 
de  lumière  qui  fatiguent  l'œil  et  empêchent  le  spectateur  de  jouir  doucement  de 
rol)jel  qu'on  lui  présente.  Laissez  le  clinquant  et  le  brillant  à  ceux  qui  privent 
leurs  figures  d'âme  et  de  sentiment  et  qui  ne  savent  ni  émouvoir  ni  intéresser.  » 

Et  ceci  encore  qui  opposait  directement  à  la  manière  vide  et  affectée  de 
l'école,  la  propre  conception  de  Prud'hon  :  «  On  voit  dans  les  tableaux  et  sur  les 
théâtres  des  hommes  qui  montrent  des  passions,  mais  qui,  faute  d'avoir  le 
caractère  propre  de  ceux  qu'ils  représentent,  n'ont  toujours  l'air  que  de  jouer 
la  comédie  ou  de  singer  ceux  qu'ils  devraient  être;  de  plus,  au  lieu  de  ce  charme 
de  couleur  et  ce  beau  contraste  de  teintes  qui  ne  sont  que  clinquant  et  qui  ne 
font  que  l'effet  d'un  mensonge  et  non  de  la  vérité,  il  doit  régner  dans  un  tableau 
un  ton  doux  et  tranquille,  mais  vigoureux,  qui  plaise  au  spectateur  sans 
l'éblouir  et  laisse  l'âme  jouir  de  tout  ce  qui  l'afîecte.  » 

Ainsi  s'exprimait  cet  humble  fils  de  maçon,  cette  âme  qui  ne  dégageait  pas 
moins  de  tendresse  qu'elle  n'en  sollicitait.  C'est  un  contraste  absolu  avec 
David.  Ni  les  modèles,  ni  le  but,  ni  la  façon  de  sentir  et  de  concevoir  ne  sont 
les  mêmes.  Pourtant  Prud'hon  a  bien  les  idées  de  son  temps,  les  idées  politiques 
et  philosophiques;  mais  c'est  la  nature  qui  est  exceptionnelle.  L'éducation  ne 
l'explique  qu'en  partie  et  il  reste  toujours  le  mystère  qui  préside  à  cette  rareté, 
la  naissance  d'un  homme  exquis. 

Prud'hon  était  né  en  1758  à  Cluny  ;  il  était  de  la  plus  pauvre  extraction, 
le  treizième  enfant  d'un  maçon.  Ce  père  meurt  peu  de  temps  après  la  nais- 
sance de  Pierre,  et  c'est  la  tranquillité  d'un  cloître  qui  reçoit  et  forme  l'en- 
fant :  les  religieux  de  l'abbaye  de  Cluny  le  recueillent  et  font  son  éducation. 
Une  vocation  pour  les  arts  du  dessin  perce  déjà  impérieusement;  le  petit 
Prud'hon  dessine,  charbonne,  sculpte  même,  le  bois,  et  jusqu'au  savon;  et  tou- 
jours il  revient  à  ces  tableaux  de  la  chapelle  qu'il  voudrait  bien  imiter,  mais 
dont  tous  les  rudimentaires  moyens  qu'il  emploie  ne  peuvent  atteindre  l'éclat, 
l'n  jour  ([u'il  se  désespère  d'y  arriver,  un  Père  passe  près  de  lui,  dit  ces  mots  : 
«  Vous  ne  réussirez  pas  ainsi,  mon  enfant,  ces  tableaux  sont  peints  à  l'huile;  » 
et  le  jeune  garçon  ignorant  de  tout  ce  qui  concerne  la  peinture,  mais  guidé  par 
ua  instinct  irrésistible,  retrouve,  reconstitue  le  procédé  sans  aucune   autre 


ECOLE  FRANÇAISE.  323 

indication  et  le  fait  sonii'  à  si's  [nvmiriv  liallMilieiiicnts  (rimaiiicr.  L'évèqno  de 
Mùcon,  Mgr  Moreuu,  eiitciid  imicv  de  cet  cnlant  i)rudige,  s'intéresse  à  liii  et 


r  r.  L  I)  Il  0  N  .     —     LA     F  A  M  I  I.  L  i:     M  i  1.  U  E  L  li  E  l  s  C  . 


1  envoie  à  récide  de  {.einliii-e  de  Idjdn  dirigé  par  llevosi^i^;  l'riicriion  vient 
ensuite  continuer  ses  éludes  ùF'ai-is  où  il  passe  trois  ans  M7Sft-!"S3).  Kn  l78o  il 
remporte  le  prix  iiislllui'  pai'  les  ('■lat-  de  Bourgogne,  qui  pmni'llail  an  lauréat 
d'aller  en  Italie.  C'est  là  (|iie  Léonard  de  \  inei,  et  Cui'iëge  au>>i,  l'aul-il  ajouter, 


3ii.4  IllSTolIîE    rOPLLMFtK  HK  LA  PEINTURE. 

l'éclairorcnl  cl  lui  ^L'^L■ll'■l•(•lll  sou  [ir(i|iiç  Uilcnl.  Mais  que  d'épreuves  lui  ékiieut 
réservées  ! 

En  1789  Prud'hon  était  de  retour  à  Paris,  inconnu,  sans  ressources,  et  forcé 
d'accomjdir  un  dur  labeur  pour  nourrir  les  siens  :  il  s'était  marié  à  l'âge  de 
dix-neuf  ans  ;  il  avait  des  enfants,  une  mauvaise  femme  :  les  soucis  et  les  cha- 
grins de  cette  union  le  poursuivirent  partout,  en  Italie,  à  Paris,  en  Franche- 
Comté  où  il  alla  vivre  deux  ans,  de  1794  à  1796,  et  le  harcelèrent  encore  pen- 
dant des  années  lorsqu'il  revint  à  Paris,  et  lors  même  qu'il  commença  de 
connaître  la  célébrité  et  les  louanges. 

Durant  la  période  de  lutte  et  de  misère,  h  l'époque  de  la  Révolution,  il  put 
gagner  sa  vie  à  mille  et  un  travaux  de  métier,  travaux  ingrats  pour  tout  autre, 
mais  qui  étaient  pour  lui  un  exercice  de  son  génie,  et  où  il  trouvait  moyen  de 
laisser  la  marque  de  ses  ravissantes  facultés  de  grâce  et  de  couleur.  Voici  des 
portraits  en  miniature  ou  au  pastel,  payés  quelques  écus,  et  l'on  y  voit  un  colo- 
riste scduisantet  neuf,  un  dessinateur  qui  modèle  d'une  façon  extraordinairement 
aisée  et  puissante;  voici  des  en-têtes  de  lettres,  des  adresses  de  commerçants  et 
d'industriels,  jusqu'à  des  dessins  pour  les  boîtes  de  confiseurs,  et  dans  tout  cela 
règne  une  charmante  fantaisie,  qui  suivant  le  goût  du  temps  se  répand  en 
curieuses  et  ingénieuses  allégories,  mais  montre  des  arrangements  délicieux, 
des  compositions  minuscules  d'une  grande  allure,  d'une  exécution  non  seulement 
irréprochable,  mais  originale  et  captivante.  Et  dans  un  ordre  qui  paraît  plus 
relevé,  Prud'hon  publie  des  illustrations  de  livres,  notamment  JJa/Jinis  et 
C/iioé,  pour  Didot,  mais  qu'importe  l'objet  qui  sert  de  prétexte  au  jet  de  sa 
fantaisie,  au  perfectionnement  de  son  talent?  Il  est  possible  de  mettre  autant 
d'art  sur  un  couvercle  de  bonbonnière  que  dans  l'illustration  d'un  chef-d'œuvre 
littéraire.  Jusqu'à  la  fin  de  sa  carrière  l'artiste  ne  devait-il  pas  conserver  cette 
maîtrise  spéciale,  et  n'était-il  pas  cliargé  par  la  cour  impériale  de  composer  les 
ornements  d'un  berceau,  d'une  armoire  à  bijoux,  d'une  toilette,  etc.  ? 

Peu  à  peu  cependant  la  notoriété  vint  à  Prud'hon,  et  les  protections  aussi, 
notamment  celle  de  Frochot,  le  préfet  de  la  Seine,  grâce  à  qui  lui  fut  donnée  la 
commande  du  célèbre  tableau  de  /(/  Justice  et  la  Vengeance  divine  poursuivant  /e 
crime. 

Avec  l'aisance  et  les  commandes,  un  aulre  bonheur  (qui  devait  être  chèrement 
expié)  arrivait  enfin  à  Prud'hon  :  à  l'ùgc  de  quarante-cinq  ans  il  connaissait 
mademoiselle  Constance  Mayer  et  s'éprenait  pour  son  élève  d'une  allèciidu 
d'autant  plus  profonde  que  sa  nature  ardente  et  tendre  n'avait  jamais  connu  jus- 
qu'ici de  tendresse  (jui  répondît  à  la  sienne.  Dans  sa  liaison  avec  Mademoiselle 
Mayer  il  trouvait  aussi  ce  (jui  lui  avait  été  constamment  refusé  :  une  compagne 
soumise  à  toutes  ses  idées,  admiratrice  de  son  talent,  l'entourant  de  soins,  lui 
donnant,  en  un  mot,  llllusion  d'un  foyer,  mademoiselle  Mayer  était  leiHlre,gaie, 


1-iS 


ECOLE  FRANÇAISE. 

vive,  exaltée  et  Prud'lidn  pouvait,  [)Oui'  ainsi  dii-c,  se  luiicr  en  cHe,  vdir  son 
propre  caractère  rélléciii  en  impétueux  et  (ui  gracieux.  .Madcuioisellc  Mncv  était 
peintre  et  peintre  luijjile  ;  l'rud'lion  avec  une  extrême  soiliciludc  sappliipiait  k 

■îiiïiiiiiiiaiiiisiiâisaaiîSiHiiiiSïM^ 


piPiinF-    r.rfnrN. 


oFFr.  \fiTtr    A    Fsci  I  »rp. 


compléter   et   à  p('irecli(Uiner  ses  qualités.  Des  (euvres  de  la  jr Irninic  nous 

n'aurons  rien  de  bien  long  à  dire  ;  on  en  peut  voir  deux  spcciuiens  au  ijuivre, 
la  Mère  heureuse  et  la  Mi're  abuiulotinêc  :  c'est  un  r'cliet  de  l'iiid'liini.  I.c  rcvei-s 
de  ce  touclianl  roman  fut  des  plus  douloureux  ;  on  sait  ([ue  sous  1  riii(iirc  d  idées 


326  IlISTOIIiE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

noires  mademoiselle  Constance  Mayer  se  liia,  et  que  cotle  nioii  ])risa  Prud'hon 
qui  n'y  survécut  que  deux  années  traînées  daus  la  maladie  cl  le  chagrin.  Sa 
dernière  œuvre  fut  l'admirable  Christ  sur  la  croix,  du  musée  du  Louvre;  le 
peinire  désespéré  ne  trouva  un  peu  de  consolation  qu'à  terminer  cette  toile  pro- 
fondément émouvante.  On  en  trouvera  ici  la  reproduction,  mais  il  n'est  pas  de 
gravure  qui  en  puisse  rendre  la  décliiraiile  liannniiie.  Tous  les  personnages 
sont  accablés  sous  le  poids  d'une  affreuse  peine;  ce  sont  des  évanouissements, 
des  sanglots  éperdus;  et  ce  Christ  désespéré,  crucifié  tout  près  de  terre,  cette 
Vierge  qui  a  perdu  connaissance,  jamais  affliction  humaine  ou  divine  n'a  été  ex- 
primée avec  celle  intensité  par  un  artiste,  sous  la  dictée  même  de  la  douleur! 

Avant  cette  catastrophe  Prud'hon  avait  connu  une  assez  longue  période  de 
succès  et  d'aisance,  et  aussi  de  calme  relatif.  11  était,  comme  on  l'a  dit,  un  peu 
le  «  peinire  intime  d  de  la  cour  dont  David  était  le  peintre  officiel;  professeur 
de  dessin  de  l'impératrice  Marie-Louise  (ce  qui  était  à  peu  près  une  sinécure) , 
membre  de  la  Légion  d'honneur  et  de  l'Institut,  recherché  et  apprécié  par  une 
fort  belle  société,  on  ne  pourrait  donc  à  aucun  titre  le  représenter  comme  un 
méconnu,  un  incompris.  Pour  un  isolé,  c'est  autre  chose;  il  est  même  sniprenant 
que  les  grâces  de  son  imagination,  les  caresses  de  sa  palette  aient  été  goûtées 
dans  un  temps  où  la  rigidité  de  David  et  de  son  école  étaient  à  l'oidre  du  jour. 
Mais  cela  s'explique  aisément  si  l'on  remarque  que  la  société  impériale  est  sans 
doute  pompeuse  et  représentative,  mais  qu'elle  est  aussi  voluptueuse  et  sen- 
timentale. Or  dans  l'œuvre  de  l'rud'hon  il  y  a  deux  éléments  didérents  bien  que 
très  harmonieusement  confondus  :  il  y  a  une  grâce  et  des  qualités  de  peinture 
savoureuse  qui  sont  de  tous  les  temps  et  le  rapprochent  de  ses  grands  modèles, 
Léonard  et  le  Corrège,  sans  bien  entendu  qu'on  puisse  même  songer  à  parler 
d(!  pastiche  tant  les  vertus  de  Prud'hon  sont  spontanées.  Ce  sont  ces  dons 
que  nous  goûtons  et  que  tous  les  temps  goûteront.  Il  y  a  ensuite  le  ton  «  sen- 
sible »,  allégorique,  pai'ticnliei'  à  l'époque,  répondant  en  mènn'  temps  à  son 
propre  tour  d'esprit  et  (juc  Prud'hon  grâce  à  sa  nature  impressionnable  pouvait 
recevoir  et  rendre  avec  plus  de  force  qu'aucun  autre  artiste  :  c'est  ce  côté  qui 
lui  valait  la  vogue  auprès  de  ses  conlenqiorains,  et  que  nous  acceptons,  parce 
qu'il  est  inséparable  des  fâchons  d'exprimer. 

Par  un  peintre  médiocre,  il  n'y  aurait  rien  de  plus  insupportable  que  les 
iiUégories  perpétuelles,  parfois  trop  simples,  parfois  trop  tourmentées,  ou 
encore  (pie  le  point  de  (lé|iiul  d'une  idée  constiunnient  ni\  Ihologique,  ou  encore 
que  le  ton  un  peu  pleurnichard  des  «  familles  malheureuses  »  et  autres  compo- 
sitions de  ce  genre.  Sous  le  pinceau,  le  crayon,  ou  le  pastel  de  l'rud'hon,  cela 
devient  une  magie  exquise,  où  le  thènu'  n'est  plus  rien,  et  où  la  symphonie 
seule,  radieuse,  apparaît.  Alors  ([ue  les  autres  peintres  s'épuisaient  d.ins  la  clii- 
nuM-iipn'  et  alislraite  recherche  de  la  ligne,  Prud'hon  dessinait,  modelait  avec 


ÉCOLE  FRANÇAIS!:. 


327 


de  l'ombre  et  de  la  lumière,  et  comme  on  l'a  depuis  longtemps  remarqué,  à  ren- 
contre des  autres,  son  dessin  allait  de  l'intérieur  à  l'extérieur  des  oi)jels.  Aussi 
les  chairs  nacrées  qu'il  peignait  dans  une  délicate  péuQmbre,  ou  dans  de  frais 


-aiimitt!llaiflllll|iiiimiiMiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiMiM 


éclairages  de  printemps,  ou  dans  de  myst('Tienses  nuits  a/ui'i'es  et  argentées, 
vivaient  et  palpitaient.  0"  1  contraste  avec  le  peuple  de  statues  iinnniliilisécs 
par  ses  rivaux  !  I-'t  les  beaux  dessins  aux  crayons  noir  et-  bhmi'.  <ur  le  gin^  papier 
gris  iilen  !  On  sV'tdnne  de  la  siiu|ilieite  des  ui(>\eu<  pour  exprimer  a\ec  tant  de 
force  et  de  l'açoii  si  cnniplL'te.  Si  nu  le»-  examine  i\r  pi'e>.   ces  dessins,  ce  n  est 


328  IlISToiriK  POPULAIUI'    Dl-   LA  PEINTURE. 

qu'un  peu  de  noir  et  de  IjIudc  l'roUé  sur  le  [)apier,  sans  rien  de  précis  ni  d'arrêté, 
quelque  chose  de  vague  et  de  vaporeux;  à  la  distance  convenable,  les  formes 
s'accusent,  avec  un  accent  merveilleux,  sans  fausse  énergie  comme  sans  mollesse, 
il  n'y  a  pas  une  négligence  dans  ce  qui  paraissait  si  négligé.  C'est  un  lui.acle  de 
voir  comment  par  exemple  dans  un  bas-relief  dont  les  personnages  ne  sont  pas 


I  VI  I  M  N  I  >  I  l:  1-. 


si  grands  que  la  moitié  du  doigt,  ces  petites  figures  se  dessinent  avec  la  perfec- 
tion et  le  fini  d'une  slalue  anli([ue,  et  grasses,  baignées  de  lumière,  vont, 
viennent  et  aIvcuI  ;;vec  vérité  (uni  eu  demeurant  lénuination  dun  lieau  rêve. 
C'est  que  l'rud'li(ui  sélait  pénétré  de  ce  principe  si  fécond,  mais  que  l'on  ne 
peut  appliquer  qu'avec  laide  d'un  lu'dfond  et  sûr  savoir  :  une  des  grandes 
beautés  de  l'art  est  de  Iniii  rxpiiincr  en  siuq)lifiant. 

Prud'honest  donc  a\anl  loul  uiigi'and  simplificateur  et  un  grand  harmoniste; 
voilà  pour  les  procédés  ;  (juaiit  aux  éléments  (jue  ces  procédés  mettent  en  œuvre, 


=  c 


3:)0  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

ils  en  sont  tont  à  la  fois  raccompagiu'niciil  et  le  point  de  départ.  L'artiste  ne 
s'est  pas  préoccupé  de  varier  des  types  et  des  mouvements  à  l'infini;  il  savait 
fort  bien  que  cette  prétendue  variété  amène  précisément  la  monotonie  dans  la 
confusion.  C'est  un  heureux  instinct  qui  pousse  les  grands  artistes  à  revenir 
sans  cesse  sur  les  mêmes  types  et  les  mêmes  accords,  pour  en  tirer  des  efîeli 
toujours  nouveaux  et  toujoursprofonds. 

Le  musée  du  Louvre  possède  les  plus  belles  œuvres  peintes  du  maître^' 
ainsi  qu'un  bon  nombre  de  dessins  d'un  grand  prix  ;  et  bien  que  les  collec- 
tions particulières  et  certains  musées  des  départements  ofl'rent  des  pièces  admi- 
rables, on  peut  connaître  Prud'hon  tout  entier  quand  on  l'a  bien  étudié  au 
musée. 

Nous  avons  parlé  du  Chris!  qui  à  un  certain  point  de  vue  est  peut-être  son 
chef-d'œuvre,  et  certainement  un  des  chefs-d'œuvre  de  la  peinture.  Plus 
célèbre  est  l'allégorie  de  la  Justice  et  la  Yengeaiice  divine.  On  peut  même  dire 
que  c'est  un  des  tableaux  les  plus  célèbres  du  monde.  Bien  qu'on  le  connaisse 
à  satiété,  qu'il  ail  l'ié  vulgarisé  par  toutes  sortes  de  médiocres  ou  mauvaises 
reproductions,  il  n"a  rien  perdu  de  sa  force  et  de  sa  beauté.  L'épreuve  du  temps 
a  consacré  l'œuvre  ;  elle  garde  toujours  la  même  élévation  de  pensée,  le  même 
mouvement  furibond  des  deux  tigures  vengeresses.  Le  criminel  qu'un  rien 
aurait  sul'li  à  rendre  un  personnage  faux  et  mélodramatique  demeure  une  con- 
ception puissante  et  farouche  ;  enfin  la  peinture  a  conservé  et  il  faut  souhaiter 
qu'elle  conserve  longtemps  encore  contre  les  dommages  du  temps  et  ceux  qui 
pourraient  provenir  de  sa  propre  contexture  son  admirable  contraste  entre  la 
tlamme  fumante  des  torches  et  cette  pâle  clarté  nocturne  qui  vient  baigner 
le  corps  étendu  d'.Vbel,  modelé  et  peint  par  un  gran  dmaître. 

Autant  ce  tableau  est  farouche  et  tragique,  autant  le  Christ  est  un  poème 
d'accaldcnii'iit  et  de  lamentaliDU,  autant  les  autres  peintures  du  Louvre  sont 
tendi-es.  gracieuses  et  suaves  dliarmonie.  ]^'Assoj/i/it/on-  de  la  Vierge  est  comme 
un  cantique  très  pur  et  très  léger,  et  la  Vierge  en  robe  blanche  et  en  manteau 
bleu,  ainsi  que  les  anges  qui  la  soutiennent  et  l'environnent,  ont  dos  expressions 
ravissantes. 

Mais  une  des  o'uvres  les  plus  e\(iuises  de  Prud'hon  entrée  an  musée  il  y  a 
peu  d'années  gi'àce  à  un  legs  de  madame  la  duchesse  de  Sommariva,  c'e?!iV  Enlève- 
ment de  Psf/clié.  Si  l'on  voulait  bien  nous  permettre  ce  rapprochement  (jui  n'est 
d'ailleurs  (jn'uue  simple  constatation,  nous  poui'rions  faire  remarquer  que  dans 
cette  autre  sorte  d'assomption,  la  fable  a  plus  heureusement  eiuxirc  ins[)iré  le 
talent  de  Prud'hon  que  la  religion.  Il  y  avait  là  une  grâce  particulière,  â  la  fois 
spiritualiste  et  légèrement  sensuelle,'  (pii  plus  qu'aucune  autre  devait  être 
sentie  vivement  et  expriuH'e  avec  bonheur  |>ai'  l'artiste.  Psyché  est  endormie  ; 
elle  était  enveloppée  d'une  di'aperie  bleue  et  d'un  voile  violet  (jui  dans  le  mou- 


ÉCOM-:  l-HANr.AISE. 


:î;îi 


vomont  ascensionnel  s'écarlent,  sont  le  jouet  du  vent  et  laissent  à  découvert  le 
corps  adniiral)]e,  au  délicat  modelé,  d;ais  une  pose  abandonnc'c  d'une  élégance 
•  ncomparalde.  Des   quatre    Zéphyrs    qui    l'enlèvent,    deux   la    regardent   avec 


admiration,  deux  autres,  plus  petits,  s'acquittent  d(>  leui-  làciio   en  badinant. 

Il    faut    encore  rappeler  ([ue  le    musée  conlieni    le  1res   beau  portrait   de 

Bladanœ  JaiTO  vn  rolje  blanclie  et  carliemire  rouge,  un  de-;  pbi>  beaux  comme 

peinture  et  en  même  lemus  un  des  plus  caraclérisli(pies  de  rep()([ue  impériale  ; 


332  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA   i'ELNTLRE. 

un  portrait  du  naturaliste  Brun-Nergaard  ;  enfin  VEiitrevim  de  Napo'énn  V'  et 
(le  François  II  après  la  hataïUe  d'AuslcrlJU.  givmde  page  savante  et  d'une  belle 
tenue,  mais  qui  n'offre  pas  l'intérêt  ni  l'attrait  des  autres.  Nous  avons  déjà 
parlé  de  la  belle  collection  de  dessins  et  de  pastels  que  possède  encore  le  Louvre, 
et  qu'il  faudra  étudier  de  près  pour  saisir  Prud'hon  dans  son  intimité,  dans  le 
iet  nirnne  de  son  inspiration.  Celte  élude  sera  d'un  grand  profit  et  d'un  grand 
cbarme  pour  ceu\  qui  voudront  la  faire  et  la  poursuivre  jusque  dans  les  collec- 
tions i)articulièrcs  (Rouart,  Groult,  musées  des  départements).  Nous  ne  pou- 
vons non  plus  esquisser  une  liste  de  son  œuvre  peinte,  qui  contient  tant  de 
morceaux  souriants  et  triomphants  comme  le  Zèjihijre  qui  se  balance  au  bord 
de  l'eau,  ou  tant  de  beaux  portraits  comme  celui  de  Madame  Copia;  heureux 
seulement  si  nous  avons  pu  faire  sentir  la  place  exceptionnelle  de  Prud'hon 
dans  l'école  française  et  l'unique  fraîcheur  de  son  œuvre.  Sans  exagération  ni 
amour-propre  national,  elle  vient  se  placer  à  côté  de  celle  de  ses  deux  grands 
modèles  Vinci  et  Corrège,  parmi  les  génies  les  plus  purs  et  les  plus  bienfaisants 
quand  leur  inspiration  s'abandonne  au  sourii'c,  les  plus  élevés  et  les  plus 
consolants  même  quand  elle  émane  de  la  douleur. 

Nous  avons  déjà  vu  dans  l'école  française  trop  de  belles  et  glorieuses  œuvres 
et  il  nous  en  reste  encore  un  trop  grand  nombre  à  indiquer,  pour  que  nous 
nous  arrêtions  longuement  à  des  noms  demeurés  célèbres,  et  à  des  œuvres 
jadis  l'objet  de  longues  discussions  et  d'amples  critiques,  mais  qui  maintenant 
nous  laissent  bien  froids  et  semblent  destinés  à  s'enfoncer  peu  à  peu  dans 

l'oubli. 

Nous  parlons  surtout  ici  de  certains  élèves  de  David  ou  de  certains  maîtres 
qui  marchèrent  dans  la  même  voie  que  lui,  tels  que  Guérin,  Gérard,  Girodet, 
Lethière  etc.  ;  on  voit  qu'il  ne  s'agit  pas  des  moindres  ;  mais  leurs  toiles, 
pour  tenir  encore  beaucoup  de  place  dans  les  musées,  en  gardent  beaucoup 
moins  dans  les  préoccupations  des  artistes  et  des  amateurs.  Pourtant  de  grands 
honneurs  leur  furent  rendus,  ces  toiles  excitèrent  des  enthousiasmes,  de 
longues  discussions;  tous  ces  artistes  groupèrent  autour  d'eux  un  grand  nombre 
d'élèves;  ce  fut  en  un  mot  une  époque  active,  vivante,  on  dirait  même  des  plus 
fiévreuses,  si  ce  mot  ne  semblait  pas  étrange  (|uaii(l  il  s'agit  d'oeuvres  poiii-  ikhis 
si  froides  et  (pii  nous  paraissent  garder  si  peu  de  lièvre.  Certes  l'histoire  de 
l'art  au  teni]ts  de  iHivid  et  de  son  école  serait  encore  curieuse  à  écrire  par  le 
menu  ;  elle  oll'rirait  bien  des  scènes  piquantes  et  des  types  curieux.  .Mais  dans 
une  revue  d'ensemble  comme  celle-ci,  où  d'ailleurs  il  s'agit  moins  encore  des 
peintres  que  de  la  peinture,  il  nous  faut  surtout  tenir  c(ini|ile  des  résultats,  et 
nous  avons  à  enregistrer  et  à  conimenler  trop  d'œuvres  éternellement  vivantes 
pour  nous  occuper  longuement  des  œuvres  déjà  mortes. 

Pierre-Narcisse  Guérin  (!  T"i-lS33)  n'est  pas  élève  de  David,  mais  un  de  ses 


ËCOLE  FRVNCAISE. 


333 


émviles  ;  il  alla  plus  loin  que  lui  encore  dans  le  conventionnel  et  le  fii^é  ;  il  avait 
été  l'élève  de  Hegiuiult  (1754-18291,  ce  peinlre  si  froid  dont  on  connaît  et  dont 
on  remarque  encore,  on  ne  sait  trop  pourquoi,  les  "froh   Grâces  de  la  galerie 


Gi  1. uiih  1- 1  ];iOïO\. 


1  \  K     sc;i:m-:     lif     BÉI.tOE. 


La  Gaze.  Gutnàn  ivniporta  de  considéraitlcs  succès,  avec  ces  compositions  froides 
et  théâtrales  :  Marais  Sextus^  Phèdre  et  IJippoli/ te,  Awlromaque,  Clijtemnestre. 
Une  de  ses  loili's  es!  pouriaut  cliarniaiilr.  cl  i'il(>  n'est  pas  appréciée  comme 
elle  le  devrait,  c'esl  la  DiJon  écimtnnt  le  récit  d'l-])iée  ;  la  ligui'c  même  de  la  reine 
de  Cartilage,  malgré  la   manpie  de  répo(iue,  le  genre  de  i)einturc  si  apprêtée 


•su  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

et  si  lisse  que  Gi'os,  feignant  de  croire  que  les  personnages  étaient  en  porcelaine, 
disait  plaisamment  :  «  Si  j'entrais  là  dedans,  je  casserais  tout  »  ;  cette  figure, 
disons-nous,  est  vraiment  délicieuse  de  grâce  et  de  langueur,  et  de  beaucoup 
une  des  plus  originales  créations  de  l'art  classique. 

Quanta  Guillon-Letliiére(17G0-1822)  qui  fut  considéré  comme  un  rival  de  Da- 
vid, occupa  une  situation  considérable  et  fui  directeur  de  l'Académie  de  France 
<i  Rome,  nous  ne  pouvons  plus  le  mentionner  que  pour  la  place  énorme  que  ces 
deux  grandes  machines,  Bnttus  et  la  Mort  de  Virginie^  accaparent  sur  les  murs 
du  musée  ;  mais  comment  s'arrêter  longuement  sur  cet  élève  de  Doyen,  alors 
que  le  maître  lui-même,  en  son  temps,  ne  nous  retint  guère? 

Au  premier  rang  des  élèves  de  David  se  place  Girodet-Trioson  (1707-1824) 
de  qui  une  des  grandes  préoccupations,  dès  son  début,  fut  de  ne  pas  ressem- 
bler à  son  maître.  Aujourd'hui  les  différences  nous  paraissent  beaucoup  moins 
accusées  qu'aux  contemporains,  et  l'on  ne  s'étonne  pas  autrement  que  l'une  de 
ses  œuvres  capitales  (Girodet  a  relativement  peu  produit,  étant  de  caractère 
inquiet,  de  tempérament  nerveux  et  ayant  le  travail  difficile),  la  Scène  du  déluge 
ait  en  1810  contrebalancé  le  succès  des  Sa/>ines  et  même  remporté  le  prix  sur 
ce  tableau.  Pour  nous,  cette  composition  plus  torturée  qu'énergique,  plus  criarde 
que  colorée,  n'évoque  guère  à  noire  esprit  que  la  pensée  d'une  famille  qui 
exécute  un  tour  de  force  très  ditïicile, —  et  le  manque.  Il  y  a  plus  de  simplicité 
dans  deux  autres  toiles  :  le  Sommeil  d'Endi/ui/on  et  les  Funéruilles  dWlala, 
trop  connues  pour  être  décrites  ici.  D'ailleurs,  si  la  première  paraît  avoir 
quelque  grâce,  on  n'a  qu'à  la  rapprocher  de  n'importe  ({uel  morceau  de 
Prud'hon,  et  l'on  verra  tout  de  suite  combien  elle  paraîtra  froide  et  mince.  Si 
l'analyse  en  valait  la  peine,  il  ne  serait  pas  malaisé  de  démontrer  que  le  succès 
de  ces  deux  peintures  offre,  entre  autres  éléments,  une  certaine  somme  do 
banalité  agréablement  déguisée.  Lorsque  David  dut  abandonner  la  France, 
Girodet  fut  un  de  ceux  que  Ton  jugeait  seuls  dignes  de  recueillir  la  succession 
de  son  enseignement,  seuls  capables,  par  l'exemple,  de  maintenir  dans  les 
«  saines  doctrines  »  l'école  fran(;aise  qui  commençait  à  être  agitée  de  quelque 
frémissement  de  révolte  et  qui  allait  se  lancer  dans  des  voies  toutes  nouvelles 
à  la  suite  de  Géricault  —  et  de  Gros,  qui,  comme  nous  le  verrons  bientôt, 
devait  si  malheureusement  pour  lui-même  trembler  devant  son  œuvre  et  désa- 
vouer ses  propres  lils. 

Le  baion  Gérard  (1770-1837)  représente  également  l'élève  soumis  de  David 
bien  (pie  celui-ci  lui  fît  j)lus  tard  un  très  amer  grief  d'avoir  pactisé  avec  la 
nouvelle  école.  Dans  son  œuvre,  parfaitement  raisonnable  d'un  bout  à  l'autre, 
nous  ne  sommes  pas  attirés  par  la  moindre  incartade  géniale,  le  moindre  petit 
coup  de  folie,  il  nous  faudrait  délibérément  sacrifier  toutes  ces  pages  qui 
n'ont  que  de  la  correction,  depuis  les  toiles  mythologiques  {Psi/cké  el  l'Amour, 


FXOLE  1  KA.NÇAISE. 


sas 


Daphnis  et  Cbloé  qui  ne  figure  même  plus  au  Louvre)  jusqu'aux  toiles  d'histoire 
[Bataille  d'Austerlitz,  Entrée  de  Henri  IV  dans  Paris,  etc.),  si  d'autre  part 
Gérard  ne  demeurait  pas  uu  de  nos  portraitistes  plus  remaniuablcs,  par  le 
goût,  la  sobriété,  l'élégance,  enlin  par  ce  je  ne  sais  (pioi  de  vérilablement 
français  qui  s'impose  en  dépit  dune  facture  un  peu  mince  et  terne,  j'arrui  ses 
]dus   beaux   [HuliMits,  mentionnons  ceux  de  Madame  llécamicr,  celui    d/saùei/ 


cÉr.Arii).    —     coiii\\E, 


avec  sa  fille,  ceux  de  V Impératrice  Marie-Laiiise^  de  la  Comtesse  Reqnaalt 
de  Sainl-Jean-d' Aagelij  d'un  ravissant  arrangement  en  noir  et  vert  d'eau,  de  la 
Murquif-e  Visco/iti.  Ces  quatre  derniers  sont  au  Louvre. 

Nous  aurons  dans  d'autres  occasions  et  en  étudiant  d'autres  écoles,  ma- 
tière à  réitérer  cette  remarque  :  des  peintres  insu|)[)or(a!des  par  l'affecta- 
tion et  le  mauvais  goût,  ou  plus  simplement,  comme  Gérard,  (jui  ne  peuvent 
s'élever  bien  haut  ni  inventer  dès  qu'ils  sont  abandonnés  à  leur  j)ropre  con- 
ception, deviennent  Sdudain  des  artistes  de  premier  ordre  (piand  ils  exécutent 
un  portrait.  11  ne  serait  pas  exact  d'en  conclure  (ju'il  est  plus  aisé  d'élre  un 
bon  portraitiste  que  d'aborder  tout  autre  genre,  et  qu'on  réussirait  infaillible- 
ment à  laisser  des  portraits  durables  rien  ([u'en  apportant  à  la  tâche  des  qua- 


336 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


lités  d'application  cl  de  conscience.  Mais  on  peut  supposer  que,  malgré  les 
variations  des  modes  et  des  goûts  (qui  redeviennent  au  bout  d'un  certain 
nombre  d'années  de  nouveaux  et  plus  piquants  éléments  d'intérêt),  un  artiste 
doué  de  savoir  réel  trouve  dans  une  figure  contemporaine,  avec  ses  particula- 
rités, accentuées  si  c'est  un  bomme,  séduisantes  et  fines  si  c'est  une  femme,  un 


CÊnAno.    —     liÉLISAlUB. 


aliment  suffisant  h  son  talent,  un  aliment  qui  ne  trompe  pas,  n'égare  point 
sa  veine  dans  quelque  poursuite  chimérique  ou  sottement  ambitieuse.  En  un 
mot,  le  portrait  n'expose  point  un  artiste  savant  et  sans  génie,  à  des  erreurs  de 
jugement.  Pour  nous  l'ouvrage  conserve  sans  adjonctions  hétéroclites  le  mé- 
rite de  la  chose  bien  faite,  en  môme  temps  que  se  dresse  une  fois  de  plus  devant 
nous  rénigme  éternellement  attirante  et  éternellement  variée  de  l'être  humain. 
Avec  les  trois  ou  quatre  maîtres  que  nous  venons  de  passer  en  revue,  nous 


ECOLE  l'RÂNÇAISE.  3r;7 

aurons  nommé  les  principales  lèles  de  l'école  de  David  i^en  niellant  à  pari  bien 


G  É  r.  A  Fi  D .    —    I'  0  m  r.  A I T     d  i  s  a  r>  e  ï . 


entendu  le  baron  Gros  dont  le  cas  est  spécial  et  exige  une  plus  longue  élude). 


■04 


338  HISTOIRE  POPULAIRE  F"^  LA  PEINTURE. 

Bien  que  le  tableau  de  la  peinture  à  cette  époque  soit  loin  d'être  complet,  les 
autres  artistes  ne  motivent  guère  qu'une  énumération  plus  rapide  encore. 

On  ne  trouve  point,  après  les  artistes  ci-dessus  nommés,  grand'chose  à  citer 
dans  la  peintui-e  d'histoire,  et  les  oubliés  dont  on  exhumerait  les  noms  seraient 
peut-être  dérangés  de  leur  sommeil  pour  la  première  fois;  leurs  œuvres  sont 
parfois  l'ornement  de  musées  de  toutes  petites  villes,  parfois  elles  décorent 
des  édifices  officiels;  on  pourrait  constater  de  temps  en  temps  qu'elles  ne  sont 
ni  meilleures  ni  pires  que  celles  dont  elles  furent  inspirées  ;  c'est  la  répartition 
de  l'oubli.  Des  noms  évoquent  encore  l'impression  d'une  chose  vaguement  con- 
nue, tels  ceux  de  Lebarbier  (1738-1820),  de  Callet  (1741-1823)  qui  ne  sont  ni 
tout  à  fait  des  peintres  de  «  l'ancien  régime  »,  ni  des  peintres  du  xix'  siècle.  La 
première  partie  de  leur  œuvre  et  de  celle  des  peintres  qui  leur  ressemblent 
accuse  par  sa  fadeur  l'influence  des  académiciens  à  la  Natoire,  la  seconde  partie 
par  sa  roideur  l'intluence  de  David.  C'est  le  lot  réservé  à  tous  ceux  qui  suivent 
consciemment  ou  non  la  formule  du  jour.  Combien  d'artistes  de  notre  temps, 
dont  la  personnalité  est  des  plus  connues,  dont  les  œuvres  atteignent  des  prix 
très  élevés,  ont  les  honneurs  de  la  reproduction  dans  les  journaux  illustrés, 
doivent  se  résigner  au  même  sort.  11  y  aura  même  de  ces  éclipses  en  plus 
grand  nombre,  la  production  étant  bien  moins  modérée  qu'elle  ne  l'était  encore 
au  temps  dont  nous  nous  occupons. 

Drouais  (Jean-Germain)  (1703-1  788j,  fils  d'un  peintre  de  portraits,  donna  les 
plus  grandes  espérances  à  David.  C'est  un  de  ces  précoces  qu'on  ne  niancjue 
jamais  de  citer  dans  les  histoires,  même  quand  leur  œuvre  se  réduit  à  presque 
rien.  C'est  à  peu  près  le  cas  de  ce  jeune  homme  et  il  faut  se  contenter  de  la 
garantie  de  David  qui  l'avait  vu  à  l'ouvrage  à  l'atelier,  car  son  œuvre  la  plus 
connue,  le  Christel  la  Chaaanéeime  du  musée  du  Louvre,  n'est  qu'un  très  mau- 
vais pastiche  de  Poussin. 

Dans  le  portrait,  Isabey  (1707-1835)  mérite  une  place  à  part.  On  pourrait  dire 
{\  son  propos  ;  heureux  les  artistes  ijui  n'ont  point  de  grandes  ambitions  ! 
Celui-ci  se  contenta  de  faire  des  miniatures,  des  dessins  relatifs  aux  grands 
événements;  on  dirait  aujourd'hui  des  dessins  d'actualité,  mais  cette  appella- 
tion semblerait  comporter  une  hâte,  un  travail  rapide  et  sommaire  qui  n'ont 
rien  de  commun  avec  l'extrême  soin  des  compositions  d'isabey,  soin  et  netteté 
(jui  révèlent  l'élève  de  David.  Dans  les  jiorlraits  d'isabey  (Marie-Louise,  la 
marquise  d'Osmonl,  etc.)  subsiste  quelque  accent  des  grâces  fines  du  siècle 
dernier.  Enfin  on  ne  peut  oublier  de  signaler,  en  Isabey,  le  caricaturiste  spiri- 
tuel et  pimpant. 

lliésener  (1770-1828),  fils  de  rèbèniste  de  Louis  X\  I  et  oncle  irLugène  Dela- 
croix, a  exécuté  quelques  beaux  et  brillants  portraits,  notamment  celui  de 
M.  Ravrio,  fabricunl  de  bronzes  (musée  du  Louvrej  ;  enfin  il  reste  à  citer  encore 


ECOIJ-:  FRANÇAISE. 


339 


Pagnest  (1790-1819)  ot  Pajou  1 1  7(;(i-l828)  parmi  les  inoillours  i)ortraitisl('S  du 
teiii|is  de  David. 

Même  aux  époques  où  les  idées  les  plus  abstraites  gouverueut  la  peinture,  où 


l'on  a,  comme  à  ce  moment,  une  sorte  (Fidéal  exclusif  de  si  vie  et  d'iuiitalion  de 
l'antique,  roliservatiim  ii'ali(li(|U('  j;iMiais  aiis(duiuent  ses  droits.  ïa'S  /icnfs  çoircs, 
comme  on  les  appelle  dédaii;n('uscuii'iil,  iicuvcut,  il  est  vrai,  i-efh'tcr  ces  préoc- 
cupations, et  pour  UNoir  le  droit  d'amuser  lui  [leii,  les  [leiulres  (jue  ne  lenle  pas 


340 


HISTOIRE   l'Ol'ULAIIil::  DE  E.V  PEINTURE. 


î'héroïsmo,  sniil  fdi'ce'S  de  se  faire  |)lus  cnuuyeuK  qu'ils  ne  se  seraient  montres 
dans  tout  autre  temps.  I.a  pcinliiic  de  <i  genre  »  ou  de  «  mœurs  »  si  l'on  préfère, 
eut  donc  un  certain  nombre  de  représentants  à  l'époque  de  David.  Ils  se  mirent 
même  enquête  d'un  peu  plus  de  vérité  et  de  naturel  que  leurs  devanciers  de  la 
fin  du  xvTif  siècle,  tout  compte  tenu  de  diverses  modes  régnantes  d'emphase  ou 
de  sensiblerie  visibles  dans  le  choix  des  sujets  et  la  rédaction  des  titres,  dont 


CAI\LE    VF.n\FT.    —    LA     COir.SC. 


quelques-uns  sont  tout  à  fait  (•()nii(pics  pnur  nous.  Mais  on  s'apergoit  que  c'(!st 
une  insuffisante  compeiisalioii  pour  la  sr'ch(M-esse  et  la  pauMclé  du  métier  et 
l'absence  llagrante  de  toute  saveur  picturale.  L'on  ne  saurait  se  demander 
longlenips  s'il  ne  vaut  pas  mieux  être  fantaisiste  et  régalant  comme  Fragonard 
ou  mênu'  comme  Greuzc  dans  quelques  bons  moments,  qu'exact,  mince  ci  cas- 
sant comme  Drolling,  Carie  Vernet  ou  même  Boilly. 

Ces  artistes  ne  manquaient  ni  d'esprit,  ni  dr  lalnil,  ni  de  nu'lier  même,  mais 
c'étail  If  nu'licr  imposé  jtar  l'école,  par  les  impérieuses  conventions,  et  jamais  il 
n'en  fut  de    plus  anlipaliiicpie  dans  toute  l'iiisloire  de  la   peinture   française. 


r:r.oi.r:  iTi\M'.\isi'. 


3  il 


Prosqiif  ioutos  los  poniliiros  de  ci'  iiiniin'iil,  incinr  (■\(''(ii!r'('S  pur  les  |ilii«  spin- 
lucls  cl  les  plus  Iialiilcs.  pn-sciilciil  un  a>pcil  li^-c  d  painrcl.  a\cc  des  Ions  sans 


CMM.IÎ     Vir.NTT.     —      l.f     «l.mr.M'K     AU      CllMri\T. 


ilisliiicliim  cl  une  faclnrc  sans  ampleur,  cnniinc  nni'  -mie  de  pcinlnrc  siii-  por- 
celaine, (ui  rappafciicc  (|iic  nous  liapli>ons  inainleiianl  de  (•lironiulilliÉii:i'a|iliiipie, 
oiiacliroiiisnie  à  pai'l.  C'e>t,  en  un  ni(d.lnnl  le  conliaiic  de  ce  ipn' l'iaid  linii  so 
plaisait  à  apfxdei"  nne  "  pelnlure  y^^rv/^/r/rvc  ». 


3/i2  HISTOIRE   POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

Cai'lc  VcrncL  est  un  des  plus  féconds  (1  T.iS-l  SiJOj  ;  mais  c'est  surtout  par 
l'estanipo  qu'il  ré[);ui(lil  son  observation  superficielle,  sa  verve  abondante,  son 
ériiililion  sportive.  Huant  il  sa  peinture,  la  Chasse  dans  les  bois  de  Meudon,  au 
musée  du  Louvi'e,  en  donne  un  spécimen  important,  mais  en  somme  d'assez 
peu    de  charme. 

Si  Léoj)old  Boilly  (1 701-1 8i5)  lui  est  inférieur  comme  caricalurislc  il  lui  est 
de  l)('aucou|)  supérieur  comme  ixiulre.  En  d'antres  temps  et  d'autres  méllu)des 
élanl  en  boiineur,  Boilly  eût  été  un  des  meilleurs  peiidres  et  des  nii<'ux  doués. 
Quoique  sa  facture  lisse  et  émaillée  lui  aliène  à  présent  beaucoup  d'admirations 
et  fasse  méconnaître  sa  valeur,  il  est  équitable  de  dire  que  c'est  un  de  »  bons 
](elils  peintres  »  de  l'écdle  française.  (In  ne  s'explicpie  pas  (|ue  I  adniiiiislration 
du  Louvre  ait,  en  ces  derniers  tem|)s,  l'ail  dis])araitiM'  des  galeries  ï Arrivée  de  la 
diliijen'C,  ce  petit  tableau  spirituel,  bien  agencé  qui  est  si  justement  le  poi-lrait 
d'une  épofjue,  et  (|ui  contient  des  personnages  ravissants.  Ne  fût-ce  que  pour  la 
clu'onologic,  on  devait  laisser  exposé  ce  tableau  de  Boilly.  j.e  musée  de  Lille 
n'agit  pas  de  même,  el  il  met  eu  belle  place  les  nomlucux  poitrails  et  éludes 
(|u"il  p(i>>èile  (lu  iieiiilre.  Le  musée  Carnavalet  a  fait  également  l'acquisition  de 
divers  Boilly  très  intéressants. 

D'ailleurs  si  iioilly  est  exilé,  pourquoi  conserver  une  place  d'honneur  à 
Drolling  (1  7.')2-l  SI  7)?  Le  petit  hilnicur  de  cuisine  bien  connu  n'est  point  supérieur 
à  nu  Iioilly  poui'  rexécntiou.  Pour  le  temps  où  pi-oduisil  ce  peintre,  c'est  déjà 
fort  bien  île  s'èli'e  consacré  à  ces  sujets  et  de  ira\oir  point  abordé  l'ambitieuse 
histoire.  C.unime  senlimeiil,  h'  iiddeau  en  (|ueslioii  est  excellent,  et  on  pourrait 
le  rapprocher  de  cerliiins  petits  linllandais,  mais  comme  facture,  il  jiaraitrait 
mince  et  cartonneux  niènu'  aupiès  du  plus  mince  .Mieris. 

Nous  ne  pensons  ])as  (|u'il  l'aille  rattacin/r  comme  on  le  fait  oi-diuairement  à 
l'école  fran(;aise  le  ilaniaiid  hemarne;  qu'il  suffise  de  faire  ici  allusion  à  ses 
fermes  et  à  ses  grandes  routes  non  dépourvues  de  linesse. 

Il  faut  menliitniier  spécialement  Le  l'i'ince  (1799-1826)  (pii  a  peu  produit 
mais  doiil  V lùidinn/aeinent  de  lieslmax  à  lionfleur  (Louvre)  est  encore  uiu'  des 
jolies  toiles  de  mœurs  de  l'épcxpie.  En  somme,  tous  ces  petits  peintres 
sont  en  ce  moment  l'objet  d'une  sorte  de  dépréciation;  mais  il  n'y  aurait  rien 
danoiinal  à  ce  (|u'on  les  vît  un  jour  traités  avec  un  peu  moins  de  sé\érilé. 

I 'du  liant  il  ne  semble  pa>  i  pie  cette  r(''babililali(Ui  diii\  e  jamais  éli'e  le  bit  de 
Taunay  (175.5- KS3Uj  (pii  eut  en  son  temps  une  réputation  considérable.  On  revit 
de  lui  à  l'Exposition  ceiilenuale  d(!  1889  un  bien  pauvre  tableau  du  général  Bona- 
parte recevant  des  prisonniers  sur  le  cbam|»  de  bataille.  Dans  son  œuvre  il  y  a  des 
loiles  (pii  furent  jadis  jugées  très  spirilu(dlesel  (pii  [xnleiil  des  titres  dece  genre  : 
Une  jeune  fille  l'fjraijée  d'une  ourse  </ui  venaif  de  mettre  bas  deux  petits.  Les  êcéne- 
nients  conlradirtuires  ijui  arrivent  après  un  combat;  Un  ermite  [\)  arrache  son  élève  i^) 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


3 '.3 


aux  séductions  delà  Ville;  Des  bergers  de  Tliéocrile  ou  de  V/Vy/Yi?  (indiiïûi'fmmont 
grecs  ou  romains  comme  on  xQ\i)  ramènent  leurs  troupeaux  du  pâturage,  elc,  etc. 
Comme  peintre  de  genre,  Taunay  continue  très  pauvrement  D(>l)ucnurt. 

Le  paysage,  sur  lequel  nous  terniiniM-nns  ce  cliapitre,  est  niainl«'iiaiil  n'iluit 
à  sa  plus  simple  expression,  ou  pour  mieux  parler  à  sa  plus  compli(ju(''e.  (  )u  i)ii'n 
il  est  exclusivement  grec  ou  romain  (ou  tous  les  deux  en  même  temps  suivant 
la  méthode  de  Taunay),  ou  bien  il  sert  simplement  de  prétexte  et  de  cadre  à  des 
scènes  sentimentales  ou  autres.  Achille-Etna  Michallon  est  le  principal  repré- 
sentant du  paysage  historique  suivant  la  formule,  travestie  et  dégénérée,   de 


L.     E  0  M.  L  ï  .    —     L  â  n  r.  1  V  E  E 


DE     LA      DILir.EN(;R. 


Poussin;  tout  ce  qu'on  i)eut  dire  de  lui,  c'est  qu'il  vaudrait  encore  mieux  re- 
garder des  Guaspre. 

Seuls,  des  isolés  comme  le  vieux  Lazare  Bruandet  (1735-1803)  ou  comme 
(iPorges  Michel,  un  précurseur,  un  savoureux  et  beau  peintre  de  solitudes  et  de 
moulins  à  vent  (1703-1843),  semblent  avoir  encore  quelque  sentiment  de  la 
beauté  de  la  nature  en  elle-même.  Mais  combien,  d'une  façon  générale,  était 
encore  éloignée  ce  ([uon  pourrait  appeler  l'émancipation  du  paysage! 

En  somme  on  voit  que  dans  les  «  petits  genres  »  comme  dans  les  plus 
ambitieux,  l'école  de  David  allait  se  perdant  soit  dans  la  froideur,  soit  dans  la 
niaiserie,  et  l'on  comprend  que  cela  ne  fit  pas  l'atlaire  de  ceux  qui  se  sentaient 
quelque  chose  dans.le  cœur  ou  dans  la  tète. 


CHAPITRE     XII 


Les  vurilables  débuts  de  l'arl  du  .xix°  siècle.  —  Gros  et  Géricault. 


La  situation  de  Gros  est  exceptionnelle  dans  tonte  riiistoire  de  l'art.  C'est 
presque  une  anomalie.  Imaginez  un  révolutionnaire  inconscient,  un  démolisseur 
respectueux  de  ce  qu'il  renverse  sans  le  savoir.  C'est  Gros  qui,  non  point  pai 
SOS  théories,  mais  par  ses  œuvi-es,  ce  qui  a  infiniment  plus  de  force,  contribua 
le  premier  à  faire  rentrer  dans  l'art  la  vie  à  grands  flots.  Abandonné  à  lui- 
même,  il  enfantait  de  magnitufues  images  toutes  difTérentes  de  celles  que 
produisaient  David,  Girodet  ou  Guérin  et  que  l'on  proclamait  chefs-d'œuvre.  Et 
pourtant  ces  peintures  de  Gros  étaient  aussi  déclarées  chefs-d'œuvre,  on  était 
transporté  par  elles,  on  les  acclamait  comme  si  l'on  ne  se  doutait  pas  de  leur 
audace,  et  de  l'audace  qu'il  y  avait  à  les  acclamer.  Et  ces  peintures  enfiévraient 
les  générations  nouvelles,  préparaient  d'autres  révoltes  encore,  mais  celles-là 
conscientes,  voulues.  ï'our  ne  prendre  dès  maintenant  qu'un  exemple  et  le 
plus  important,  les  Pestiférés  de  Juffa  étaient  le  plus  rude  coup  de  bélier 
donné  aux  théories,  aux  leçons,  ù  l'autorité  même  de  David,  et  sur  le  moment 
personne  ne  s'en  aperçut,  ni  llavid,  ni  Gros,  ni  ceux  mêmes  qui  s'inspirèrent  de 
cette  œuvre  capitale  pour  aller  encore  plus  avant.  C'est  ce  tableau  de  Gros 
qui,  artistiquement,  eiifiiuln  (iéi'icault.  et  c'est  Géricault  à  son  lour  ([iii  luivrit 
la  voie  à  Delacroix  et  entraîna  toiile  Téeole  française  dans  la  plus  coni])lèle 
con(|uèle  d'indépendance  que  l'on  ])uisse  citer  dans  l'art  moderne,  y  compris 
la  franche  émancipation  que  nous  avions  signalée  au  début  du  xviir  siècle. 
Gros  était  donc  le  père  indubitable  de  tous  les  révolutionnaires  qui  jetèrent  à 
bas  l'école  de  David,  révolutionnaire  aussi  jadis,  mais  révolutionnaire  devenu 
despote  après  sa-vidnire. 

11  seraitaisé  d'édilirr  un  raisounenienl  pour  démonirer  (jue  c'?st  à  David  lui- 


CIUIS.      —      SlPllU      A        l.r.lCAIE. 


3j(5  HlSTOlItl';  l'OlTLAIIii:   l)K  1-A  Pl'lM'URE. 

même  que  rcmonle  en  paiiie  le  mouvement  d'insurrection  contre  sa  propre 
école.  On  l'a  même  tenté,  en  prenant  comme  éléments  de  la  démonstration  les 
portraits  dont  nous  avons  parlé  et  qui  semlilent  procéder  d'une  inspiration  si 
différente  de  ses  tableaux  d'histoire.  Ainsi  David  aurait  été  le  premier  initiateur 
de  ce  réalisme  lyrique,  ([ui  distingue  Gros  et  Géricault,  et  qui  est  éloigné  du 
réalisme  classique  de  l'école.  On  ajoute  que  son  enseignement  était  plus  libéral 
qu'il  ne  semble  et  que  plus  d'une  fois  il  fut  le  premier  à  conseiller  à  tel  de  ses 
élèves  de  «  suivre  son  idée  »  du  moment  qu'il  sentait  et  voyait  comme  il  exprimait. 
Nous  crovons  quant  à  nous  que  cette  théorie  est  tout  à  fait  inexacte.  Les 
porirails  de  l)a\i(l  sont  beaux,  comme  nous  l'avons  dit,  par  la  volonté,  mais  ce 
sont  des  actes  de  volonté  froide;  ils  n'ont  rien  de  commun  avec  les  grandes 
toiles  de  Gros,  qui  sont  au  contraire  des  actes  presque  involontaires.  Quant  à 
l'enseignement  libéral  de  David,  il  ne  se  montrait  tel  qu'à  l'égard  des  artistes 
honorables  ou  de  second  ordre,  et  la  luographie  de  Gros  lui-même  nous  fournira 
tout  à  l'heure  une  triste  preuve  de  sa  réelle  intolérance  et  de  son  indis- 
cutable aveuglement. 

Le  phénomène  étrange  que  présente  le  baron  Gros  consiste  dans  l'antagonisme 
entre  son  tempérament  et  ses  sentiments  personnels,  entre  son  éducation  et  sa 
véritable  nature,  entre  une  œuvre  qui  est  de  colossale  importance  et  des  afïec- 
tions  de  cœur  qui  sont  des  plus  honorables,  mais  décevantes  pour  lui,  et  pour 
nous  négligeables.  L'affection  et  le  respect  quasi-iiliiiux  ([ue  Gros  professait  pour 
David,  une  sorte  de  timidité  de  caractère  chez  ce  fougueux,  une  inexplicable 
défiance  de  ce  créateur  envers  lui-même,  telles  sont  les  causes  qui  firent  que 
Gros,  lorsqu'il  eut  entrevu  sa  propre  onivre  sous  son  vrai  jour,  recula,  frémit 
et  fit  le  plus  douloureux  weâ  cul/jci.  Pour  nous,  il  aurait  dû  pousser  un  cri  de 
triomphe,  se  mettre  à  la  tête  des  hordes  qu'il  avait  déchaînées;  c'était  la  seule 
attitude  logique,  la  seule  salutaire  pour  lui,  pour  les  artistes,  peut-être  pour 
les  destinées  de  toute  l'école  française.  Pour  lui,  la  seule  pensée  d'une  insurrection 
con  Ire  son  maître  l'eût  fait  passer  à  ses  propres  yeux  pour  un  monstre  d'ingratitude. 
Cela  prouverait  qu'il  y  a  en  art  une  sorte  de  raison  d'État,  et  que  nous  faisons 
comme  un  devoir  à  ceux  qui  s'affirment,  volontairement  ou  non,  ditTérents  de 
leui-s  uiaîlres,  de  se  montrer  résolumeni  ingrats  envers  eux. 

Oudi  ([u'il  eu  soit,  il  est  fort  curieux  letce  n'est  peut-être  ([u'un  juste  retour 
des  choses)  de  constater  que  c'est  précisément  des  ateliers  les  plus  opiniâ- 
trement classiques  que  sortirent  les  vrais  pères  de  l'art  romantique:  Gros  de 
chez  David,  Géricault  et  Kuuèue  Delacroix  de  chez  Guérin. 

Nous  avons  suffisanuneiit  indiqué  les  considéralions,  en  quebjue  sorte  exté- 
rieures à  Gros  lui-même,  qui  tnut  de  lui  le  premier  révolté  du  siècle.  Voyons 
maintenant  coniuieut  il  s'est  formé,  ce  ([u'il  a  accompli,  et  étudions  d'un  peu 
plus  près  les  résultats  qui  lui  sont  atlriluialiles. 


m 


ECOLE  ERANCAl-E.  ;U7 

Antoine-Jean  (Iros  nail  à  l'uris  le   l(i  mars    177!;  snii  iirre  est  peintre  de 
iniatnres;  l'enfanl  n'a  pas  de  passion  plus  vIm^.  r|U('  cclli'  du  dessin;  il  veut 


être  peintre;  une  exposition  où  on  le  nirne  et  où  se  trouve  VAndromaque  lui 
inspire  l'ardent  drsir  d'être  élève  di'  |ia\id.  cnlii'  tous  les  maîtres  dont  on  lui 
montre  les  œuvres;  pour  lui  rien  n'est  au-dessus  de  cette  peinture.  Le  carac- 


3-48  HISTOIRE  TUPULÂIRE  DE  LA  PELNTLUE. 

lère  de  (iros  est  noble  et  sonsililc;  il  a  évidemnieiit  élé  frappé  d'une  certaine 
beauté  de  sentiment  dans  VAndrotnar/ue  de  David.  Aussi  au  début  rélève 
de  David  conserve  un  tour  purement  classique,  et  sa  première  toile  impor- 
tante, Saplio  à  Lciunle  serait  signée  de  n'importe  ([uel  respectueux  élève 
de  Vien.  Mais  cela  peut  èlre  considéré  encore  comme  l'hommage  d'un  élève 
plein  de  bonne  volonté  à  sou  maîlre,  sous  rinfluence  de  cet  art  aiili([ue  dont 
David  lui  avait  prescrit  l'aveugle  admiration.  .Mais  allendc/.  et  voyez  ce  qu'il 
va  faire  à  la  même  époque,  et  à  ({uels  autres  autels,  jtour  parler  presque  le 
style  du  temps,  il  portera  simullanément  son  tribut.  En  un  mot  voyez,  au 
moment  même  où  le  respectueux  qui  est  en  Gros  pourléche  cette  toile  classique, 
la  voie  dans  laquelle  va  déjà  s'élancer  le  révolté  sans  le  savoir  et  vous  assisterez 
déjà  à  ce  singulier  phénomène  de  dédoublement. 

Gros  était  parti  pour  l'Italie  en  1793,  grâce  à  la  protection  de  David;  aupara- 
vant il  avait  dû  gagner  maigrement  sa  vie  et  soutenir  sa  mère  avec  des  Iravaux  de 
métier,  tels  que  des  portraits  à  priv  lixes  de  conventionnels.  Luc  fois  en  Italie, 
c'est  l'indépendant  qui  s'en  donne  à  cœur  joie,  comme  un  jeune  cheval  éman- 
cipé qui  bondit  et  qui  piatl'e.  Beau  et  de  fière  stature,  hardi  cavalier,  aimant  les 
aventures,  attiré  par  les  uniformes,  les  combats,  il  fait  le  long  et  difficile  chemin 
de  la  frontière  à  Gènes,  de  Gènes  à  Florence,  et  à  Gènes  de  nouveau,  plutôt  en 
espèce  de  soldat  libre  qu'en  artiste  voyageur.  C'est  à  son  retour  à  Gènes  en  1  790 
qu'il  fait  connaissance,  grâce  à  son  commencement  de  réputation  comme  por- 
traitiste, de  la  femme  du  général  lionaparie,  .Joséphine  Beauharnais.  Celle-ci  !e 
présente  au  général.  SurAienI  la  balaille  d'Arcole,  et  emporté  par  sa  fièvre  d'en- 
thousiasme, le  jeune  peintre  exécute  de  haute  verve  ce  portrait  du  vainqueur, 
drapeau  en  main,  au  moment  où  il  entraîne  ses  troupes.  On  peut  l'admirer  au 
musée  du  Louvi-e. 

Voilà  une!  o'UM'c  (]ui  ne  sent  aucune  foi'mnle,  aucune  n'iniuiscence.  Ce  n'est 
pas  dans  des  ressouvenirs  de  ran[i(|nil('  ipie  (ii-(is  a  trouvé  l'accentuation  de  cette 
ligure  maigre  et  pâle,  de  celle  fiice  aux  \eu\  ardents,  aux  hmgs  cheveux,  qui 
respire  une  sorte  d'exaltation  cahne  et  comnu'  fataliste,  nu  héroïsme  de  fana- 
tique. Les  yeux  fixés  droit  devant  lui,  le  drapeau  tenu  à  la  main  d'un  geste 
puissant,  mais  en  i[uel([ue  sorte  automatiqu(!,  ce  général  a  toujours  évoqué  pour 
nous  la  ceniparaisoii  iii\i)lunlaii'e  avec  un  de  ces  simmaïubules,  que  l'on  voit 
coui'ir,  les  yeux  ouverts,  sui'  les  liiits,  d'un  train  sur  et  vei-ligineux.  Et  comme 
l'on  suit  ces  entraînants  irresponsables,  ouhlianl  le  danger  (ju'eux  ne  connais- 
sent pas  ! 

Ainsi  Gros,  pour  la  pri'mière  biis  (|n"il  n'avait  écouté  personne,  (ju'il  ne  s'était 
pas  mis  sous  h'  joug  de  (|iiel(|ne  lluMirie  d'école  ou  d'enipriint,  avait  fait  une 
o'uvreadmirable.  l'eu  nous  iinpoiledonc  la  St/jJ/o  (|ue  concevait  à  la  même  époque 
l'élève  de  Daxid.  Il  faut  reniar(juer  aussi  ()u'à  Gènes,  loi's  de  son  premier  pas- 


ÉCOLI-:  FRANÇAISE.  349 

sage,  Gros  avait  vu  des  Van  Dyck  et  des  HuIk'iis  et  qu'il  avait  été  eiiIlKjusiasmé, 


ci;ns.     —    BATAILLE     i)i:s     l'vnvMiiiES      El;  moment). 


ce  qui    n"i'lait    pas    non   plus  très    oi-lluuloxe.    Il   allail   avoir   une  bien   autre 
occasion  du  repailrc  ses  yeux  et  de   conlrnlci-  sa  passion  [lOiir  la  helle  pein- 


350  HISTOIRE  l'OPLL.VlUE   Iil'   LA  PEINTURE. 

tare.  Nous  disons  à  dessein,  i)eintnre  :  à  rcvclusion  des  autres  œuvres  d'art.  11 
nous  semble  en  cllet  que  Gros  est  avant  tout  une  nature  de  peintre,  séduit  et 
attiré  beaucoup  plus  par  la  peinture  (|ue  par  la  statuaire.  Ouand  il  est  en  pré- 
sence d'un  beau  marbre,  ce  sont  ses  Iialtitudes  d'atelier  et  sa  raison  qui  lui  dictent 
son  admiration  ;  mais  qu'il  soit  mis  devant  un  Hubens  ou  un  Véronèse,  c'est  bien 
alors  son  propre  cœur  ([ui  but  à  rompre.  On  ne  peut  s'expliquer  autrement  la 
l'ougue  qu'on  le  verra  mettre  à  telle  esquisse,  à  telle  grande  composition,  à  tel 
héroïque  portrait.  Lorsqu'il  se  sera  pleinement  abandonné  à  sa  bonne  fureur 
de  peindre,  avec  peut-être  le  souvenir,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  l'imitation,  de 
.SCS  matti-es,  Véronèse,  \^an  Dyck,  Rubens,  il  sera  le  véritable  Gros,  le  triom- 
phant et  l'épique,  un  admirable  symphoniste  de  hennissements,  de  canon- 
nades et  de  fanfares.  Lorsqu'il  voudra  plaire  à  son  iitaiife,  et  qu'il  se  mettra  à 
quelque  page  raisonnée  et  systématique,  lorsqu'il  se  souviendra  des  statues  en 
un  mot,  il  tombera  h  plat. 

Donaparte  avait  été  satisfait  de  son  portiait;  il  y  avait  en  cet  homme  un  cer- 
tain instinct  qui  lui  faisait  *e«/ir  les  talents  de  race,  sans  que  l'on  puisse  al'lirmer 
([uil  les  conquit. 

Le  général  lit  nommer  Gros  inspecteur  aux  revues,  sorte  de  dignité  moitié 
civile,  moitié  militaire  et  cavalcadante  qui  devait  ravir  le  jeune  homme.  En 
1797  il  le  désignait  comme  membre  de  la  commission  chargée  de  la  reclierchc 
et  du  choix  des  peintures  et  objets  d'art  (pie  l'on  devait  envoyer  au  Louvre  sous 
bonne  escorte;  on  pense  alors  quelle  put  être  cette  éducation  passionnée  dont 
nous  parlions  à  rinsiant.  Nous  passons  plus  rapidenicnl  sur  les  autres  années  de 
séjour  de  Gros  en  Italie,  sur  sa  situation  devenue  criti([ue  tandis  ([ue  nos  armées 
sont  battues,  Bonaparte  n'étant  plus  là  pour  les  hypnotiser.  C'est  en  1801  que 
Gros  revient  à  l'ai'is;  il  a  trente  ans;  il  est  déjà  un  oublié  si  tant  est  qu'il  ait 
été  connu.  Ouclle  circonstance  va  le  remettre  en  lumière?  In  concours  institué 
parles  consuls  pour  la  ri-présentation  de  la  batailii'  de  Na/ai-rtli.  La  fougueuse 
esquisse  de  Gros  lui  avait  valu  la  commandes;  Bdiiaparli'.  jalnux  de  .hinni, 
entrava  son  exécution,  mais  comme  compensation,  il  contia  au  jeune  jteintrc 
qu'il  avait  connu  et  deviné  en  Italie,  b;  soin  de  le  reprf'sentcr  lui-même,  visitant 
les  j)estiférés  à  .lalla. 

C'est  en  180i  (jne  fut  exécutée  cette  toile  exlram'ilinairi;  :  exiraoï-diuaire  à 
tous  ('gards,  et  en  elle-même,  et  pour  l'époque  qui  la  ^oyait  sui'gir.  Ce  serait  un 
luH's-d'n'uvre  fastidieux  que  de  la  décrire  ici,  (juc  de  monti-er  détail  par  détail 
conunent  de  nouveau  et  avec  un  éclat  sans  pareil,  un  entrain  (luavait  cnmplète- 
ment  désa|q)ris  l'école,  ce  peintre  réconciliait  riiéroï^me  avec  la  vie.  Nous 
devrions  dire  aussi  avec  la  mort,  car  de  longtemps  images  de  soullVances.  repré- 
senlatinn  di'  pestilences  e't  de  pourritures  n'avaient  été'  tentées  dans  notic  (''Cole 
avec  tant  de  sincérité  et  dauilaee,  el  il  faudrait,  du  munn'iit  (jui  nous  occupe, 


3o2  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PELNTURE. 

remoiitor  jusqu'au  moyen  fige,  jusqu'aux  réalités  lugubres  des  danses  macabres 
ou  des  ligufalions  non  déguisées  des  misères  liuniaines,  pour  trouver  l'équivalent 
des  Pestiférés  de  Ju/fa.  Dans  tout  cet  intervalle  de  plusieurs  siècles,  les  peintres 
avaient  reculé  devant  la  sincérité  des.plaies  et  des  purulences,  et  ils  avaient  trouvé 
le  moyen  de  rendre  la  maladie  théâtrale  1  Or,  avec  Gros,  pour  réel  et  réaliste  que 
soit  II'  spectacle,  quels  que  soient  ces  yeux  caves,  ces  pâleurs,  ces  corps  lan- 
guissants, la  scène  ne  perd  rien  de  son  allure  d'épopée.  Tous  ces  personnages 
sont  bien,  moralement  non  moins  que  matériellement,  plus  grands  que  nature, 
et  pourtant  ils  sont  la  nature  même.  Mais  une  description  et  une  analyse 
développée  de  cette  page  décisive  tiendraient  déjà  plus  que  la  place  qui  est 
mesurée  ici  pour  l'œuvre  et  la  vie  du  peintre.  Hu'il  suffise  au  lecteur  de 
pousser  son  élude  dans  le  sens  ([ue  nous  venons  d'indiquer  d'une  façon 
générale. 

Quant  aux  conséquences  de  l'enfantement  et  de  l'exposition  d'une  pareille 
peinture,  elle  peut  être  indiquée  aussi  en  peu  de  mots,  mais  pourrait  entraîner 
'de  bien  longues  méditations.  Un  tout  jeune  homme,  presque  encore  un  enfant, 
vit  les  Pestiférés^  ce  jeune  homme  s'appelait  Théodore  Géricault,  et  une  quin- 
zaine d'années  plus  tard,  au  moment  même  où  Gros  5e  repentait  (!),  il  reprenait 
où  Gros  l'avait  laissé,  l'art  d'être  à  la  fois  grand,  réel  et  terrible,  et  le  poussait 
peut-être  encore  plus  audacieusement  en  avant;  \e  liadeau  de  la  Méduse  issu 
des  Pestiférés  de  Jaffu,  émancipait  définitivement  la  peinture. 

La  charge  de  cavalerie  à  la  Bataille  dAlmiikir,  ^\m  vint  après  Jaffa  (1806), 
est  une  belle  et  brillante  page  ;  elle  est  bien  digne  de  Gros,  mais  elle  a  moins 
d'importance  et  de  portée  dans  son  œuvre.  Tout  d'un  coup  le  ton  se  relève, 
l'accent  redevient  quelque  chose  de  neuf  et  d'inouï  avec  Bonaparte  visitant  te 
champ  de  bataille  d'EijIau.  Sans  doute,  le  premier  coup  était  frappé  avec  Jaffa, 
mais  on  jiou  irait  presque  dire  que  pour  se  maintenir  à  sa  propre  hauteur,  ciuand 
en  a  produit  une  telle  œ'uvre,  il  est  nécessaire  d'en  faire  une  encore  plus  belle. 
C'est  le  cas  de  Gros  avec  la  Bataille  d'Eylau  [\  808)  ;  quand  on  regarde  cette 
magnifique  peinture,  on  est  près  de  conclure  que  c'est  l'antériorité  seule  qui  fait 
peut-être  la  supériorité  de  Jujja.  De  toute  façon  cette  large  et  forte  touche,  celle 
puissance  de  lugubre  harmonie,  la  beauté  de  cette  pantomime  démesurée,  ce 
dessin  énorme  (il  n'y  a  pas  d'autre  mol)  sont  de  plus  en  [)lus  anormales  pour  le 
temps  et  pour  l'ambiance.  Et  le  seul  étonnenicnt  ([ue  l'on  épi'ouvc  quaml  on  se 
reporte  à  l'époque,  aux  étroits  préjugés  de  l'école,  à  l'intolérance  des  maîtres, 
c'est  que  de  pareilles  toiles  n'aient  pas  provoqué  des  clameurs,  des  révoltes, 
que  Gros  n'ait  pas  été  tenu  pour  un  dangereux,  un  suspect  et  un  fou.  Bien 
au  contraire,  au  cadre  de  Jajfa  les  jeunes  artistes  vont  accrocher  une  palme! 
David  et  Vien  président  un  banijuel  oU'ert  à  Gros  à  cette  occasion  niêini'!  (Jiiel 
aveuglement  est  le  leur  à  ce  nioinent?  A'unl-ils  donc  l'icn  conipi-is  à  ce  (jui  se 


cnos.    —    Fr..\\(;ois    i"    ti    en  vi;  Lts-QL  in  r     wsitant     i.ks    tomui-.aix    ue    saim-hkms. 


334  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

dressait  devant  leurs  yeux?  En  vérité,  on  est  tenté  de  le  penser.  Ou  bien  faut-il 
croire  que  la  pensée  du  souverain  et  de  sa  protection  les  a  tenus  dans  la  défé- 
rence? Ou  encore  l'enthousiasme  excité  alors  par  les  victoires,  leur  a-t-il  pour  un 
temps  retiré  leur  âme  jalouse  de  peintres,  pour  lui  substituer  seulement  une 
àme  d'homme,  et  celle-ci  a-t-elle  senti  sincèrement  que  de  tels  grands  faits  ne 
pouvaient  être  figurés  que  de  telle  grande  façon?  Peut-être  faut-il  ces  trois 
explications  réunies  pour  constituer  l'explication  la  plus  vraisemblable.  Sans 
cela  comment  interpréter  le  dédain  avec  lequel  David,  plus  tard,  parlera  de 
ces  bottes  et  de  ces  plumets? 

La  Bataille  des  Pyramides  date  de  1810  et  peut  être  considérée  comme  la 
dernière  des  grandes  épopées  de  Gros.  En  effet,  toutes  les  autres  toiles  que 
l'on  [)0urrait  citer  de  lui,  soit  VEntremie  des  empereurs  en  Moravie,  soit  même  le 
célèbre  Départ  de  Louis  XVlll,  ne  peuvent  lutter  soit  de  force,  soit  d'inh'rèt 
avec  les  œuvres  capitales.  En  1812  Gros  exposa  une  composition  pour  laquelle 
il  avait  une  prédilection  particulière,  et  que  tout  le  monde  a  vue  au  Louvre  : 
François  i"  et  Charles-Quint  visitant  Saint-Denis.  11  nous  est  impossible  de  par- 
tager la  satisfaction  du  maître.  Tout  ce  que  l'on  peut  dire  de  cette  peinture, 
c'est  que  par  sa  bonne  tenue  elle  est  supérieure  à  la  grande  majorité  des 
représentations  d'anecdotes  historiques  auxquelles  elle  ouvrit  la  voie,  mais  ce 
n'est  pas  en  faire  un  bien  vif  éloge. 

Les  travaux  les  plus  importants  du  maître,  dans  la  dernière  période  de  sa 
vie,  sont  la  coupole  du  Panthéon  et  les  plafonds  décoratifs  de  certaines  salles  du 
Louvre.  Nous  n'avons  pas  à  y  insister  aulicnicnt,  quidle  que  soit  la  dimension 
de  la  première  de  ces  œuvres.  Ce  que  nous  voulions  faire,  c'était  montrer  le  véri- 
table Gros,  inspiré  par  un  certain  ordre  de  faits,  et  s'abandonnant  sans  restric- 
tions à  cette  inspiration.  Du  jour  où  il  se  mit  à  raisonner,  à  se  laisser  dicter 
son  enthousiasme  et  à  tenir  compte  des  critiques,  du  jour  enfin  où  il  réflé- 
chissait, il  pouvait  demeurer  un  peintre  savant,  un  professeur  énergique  et 
excellent,   mais  il  cessait  d'être  un  grand  artiste. 

Ah  !  les  critiques,  elles  furent  la  mort  de  Gros,  au  sens  propre  comme  au 
figuré.  Ce  furent  les  critiques  de  David  qui  lui  firent  exécuter  les  désastreuses 
compositions  de  la  fin  de  sa  carrière,  et  les  critiques  que  l'on  fit  de  ces  œuvres 
de  repentir  jetèrent  l'artiste  dévoyé  dans  le  désespoir  et  le  suicide. 

Gros  avait  pris  la  succession  de  l'atelier  de  David  lorsque  celui-ci  s'était  exilé 
!i  Bruxelles.  Déjà,  lors  de  la  mort  de  Girodet,  le  maître  avait  fait  une  sorte  de 
j)ublique  et  bien  attristante  amende  honorable.  Comme  on  cherchait  quel  artiste 
pouvait  civoir  assez  d'énergie  et  de  génie  pour  arrêter  l'école  française  sur  la 
pente  qui  la  conduisait  à  sa  perle,  David  absent  et  Girodet  disparu,  Gros  s'était 
écrié  :  «  Pour  moi,  non  seulement  je  ne  m'en  sens  pas  la  force,  mais  je  dois 
m'accuser  d'avoir  donné  le  mauvais  exemple  que  l'on  n'a  que  trop  suivi.  »  Ainsi 


I"- 


'E    r.tsir. 


"•      'IS.ILI.E 


356  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

cette  confession  que  Gros  faisait,  des  larmes  dans  la  voix,  signifiait  (ju"il  se 
considérait  comme  ayant  perdu  l'art  français  !  Il  avait  donc  la  conscience  que 
c'était  son  exemple  qui  avait  enfanté  une  école  nouvelle.  Et  il  ne  comprenait 
pas  qu'au  lieu  d'avoir  perdu  la  pointure,  c'était  de  lui  qu'était  partie  sa  régé- 
nération. 

C'est  que  David,  en  qui  Gros  avait  une  confiance  aveugle,  lui  écrivait  cette 
lettre  détestable  et  qu'on  ne  saurait  trop  souvent  citer  pour  répondre  à  ceux 
qui  parlent  de  sa  largeur  de  vues  :  «  Êtes-vous  toujours  dans  l'intention  de 
faire  un  grand  tableau  d'histoire?  Je  pense  que  oui.  Vous  aimez  trop  votre  art 
pour  vous  en  tenir  à  des  sujets  futiles,  à  des  tableaux  de  circonstance  :  la 
postérité,  mon  ami,  est  plus  sévère  ;  elle  exigera  de  Gros  de  beaux  tableaux 
d'histoire...  Le  temps  s'avance  et  nous  vieillissons,  et  vous  n'avez  pas  encore  fait 
ce  qu'on  ajypcUe  un  vrai  tableau  d'histoire  (!)  ;  quand  vous  avez  le  talent  et  l'âge 
encore,  vous  convient-il  d'attendre  toujours!  Vite,  vile,  mon  bon  ami,  feuilletez 
votre  Plutarque.  » 

Ah  !  comme  le  vieillard  aigri  prenait  haineusement  sa  revanche  du  banquet 
de  Jaffa  ! 

Comme  cette  lettre  sent  rcnvic  et  l'hypocrisie  !  Avec  quelle  perfidie  elle 
insulte  ;  et  le  dédain  avec  lequel  elle  affecte  de  traiter  les  grandes  œuvres  de 
Gros,  et  qui  est  bien  le  plus  cruel  outrage  à  l'artiste,  était  pris  par  le  bon, 
charmant  et  craintif  élève  comme  une  critique  méritée.  Ce  maître  robuste  était 
comme  un  petit  garçon  pris  en  faute. 

David  eût-il  même  été  sincère,  ce  que  nous  ne  pouvons  nous  décider  à 
croire  (car  en  vérité  il  vaudrait  peut-être  niieuN  [)()ur  lui  à  nos  yeux  qu'il  eût  été 
aussi  perfide  plutôt  que  d'être  aussi  obtus),  c'était  un  devoir  pour  Gros  de  bondir 
sous  une  pareille  cinglade,  et  de  prendre  ouvertement  la  tête  de  cette  nou- 
velle école  qu'il  avait  déchainéc.  Ou  l'eût  acclamé.  Au  lieu  de  cela,  il  fit  les 
plafonds  du  Louvre  et  V Hercule  et  Diomède  du  Salon  de  1835.  Les  jeunes  gens 
le  raillèrent  au  lieu  de  se  souvenii'  de  ce  qu'ils  lui  devaient,  les  journaux  le 
traitèrent  sans  le  moindre  ménagement,  avec  l'ignorance  et  la  cruauté  qu'ils 
ont  eues  dans  tous  les  temps.  C'était  un  homme  fini,  et  fini  depuis  longtemps. 

La  situation  de  Gros  dans  l'histoire  de  l'école  nous  semble  un  peu  celle  de 
certains  pères  de  mélodrame,  situation  qui  demeurerait  poignante  si  l'on  n'en 
avait  pas  abusé.  Des  circonstances  fatales  le  contraignent  d'abandonner  son  fils, 
et  lors(|U('  plus  tard  ce  fils  grandi  retrouve  son  père,  il  le  renie.  Il  était  dans  la 
fatalité  do  cette  destinée  que  (Jros,  ou  se  montrât  lui-même  ingrat,  ou  qu'il 
tombât  victime  de  l'ingratitude.  La  noblesse  de  ses  sentiments,  la  bonté  de  son 
cœur  et  aussi  une  surprenante  ignorance  de  sa  véritable  valeur,  firent  qu'il  ne 
put  se  résoudre  au  premier  parti,  et  qu'il  n'en  soupçonna  même  pas  la  glorieuse 
nécessite.  L'échec  coniplel  do  sou  Diomède  fut  le  coup  de  grâce  pour  cet  esprit 


ECOLE  FRANÇAISE. 


357 


déjà  bien  dévoyé  dans  le  noir.  Le  i)ai'on  (iids  alla  se  nover  à  Meudon  sous  trois 
pieds  d'eau  ;  et  on  lui  lit  de  niaiiiiiii(iu('s  ruiii'raillcs. 

L'on  se  plaît  parfois  à  corriger  niciilalruicnt  riiisloircs.  Les  pdils  i-oiiiaiis  (juo 


iii  f  iipiiiiiijji 


l'on  échafaude  ainsi  n'ont  pas  d'aiilre  valmr  i\[if  de  pcniii-llrc  de  ini'-iirrr  un  peu 
plus  exactement  l'inipdrlaMce  rdaliNc  des  iiniiniic-.  cl  des  événenieiils.  Au  point 
où  nous  sommes  arrivés,  il  scnildc  i|iii'  l'IiNpDlhésc  sui\anle  ^e  propose  tout 
naturellement  à  res[)rit  :  que  serait-il  advenu  de  la  pi-inlure  Irancjaise  si  Gros 
avait  eu  l'énergie  de  pcrsé\érer  dans  les  choses  (jui  le  passionnaient  véritable- 


3o8  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

ment,  et  de  se  reconnaître  le  chef  d'école  qu'il  était  en  fait,  et  si  d'autre  part 
Géricault  n'avait  pas  été  interrompu  prématurément  dans  son  œuvre?  Une  telle 
supposition  n'est  pas  absurde.  On  en  voit  nettement  la  réalisation  :  Gros,  à 
défaut  de  son  héros  qu'il  ne  lui  était  plus  possible  de  célébrer  et  de  grands 
événements  qui  ne  se  produisaient  plus,  appliquait  au  portrait  ses  magnifiques 
facultés,  au  portrait  plus  grand  que  nature,  ou  encore  à  la  décoration  prise 
dans  cette  espèce  de  réalité  amplifiée  et  magnifiée  qui  portait  si  haut  sa  verve  : 
ou  bien  encore  il  empruntait  les  éléments  de  cette  décoration  à  l'Orient  surhu- 
main et  éclatant  qu'il  avait  senti  ou  plutôt  créé,  dans  certains  morceaux 
iVAboidir  on  des  Pyramides,  ou  dans  certaines  lithographies,  sans  avoir  besoin 
pour  cela  de  visiter  l'Orient  pour  de  vrai.  Une  pareille  inspiration,  dira-t-on, 


CEI'.  ICAILT.     LE      CHEVAL     ET      L»      C  II  A  HR  E  T  T  E. 


n'eût  pas  été  dans  les  idées  du  temps  ;  mais  Eylau  et  Juffa  et  les  portraits 
des  généraux  Lasalle^  Fournie?'  de  Sar/ovèze,  n'étaient  pas  non  plus  dans  les 
idées  du  temps,  et  quelque  explication  que  nous  cherchions,  ce  sera  toujours 
un  sujet  de  surprise  que  de  telles  œuvres  aient  été  acclamées  et  non  liuécs 
par  un  public  et  des  artistes  accoutumés  à  de  bien  différentes  conventions. 

De  son  ciMé,  Géricault,  avec  son  tempérament  de  puissant  réaliste  continuait 
sinon  parallèlement,  du  moins  fraternellement,  à  produire  de  magnifiques 
images  de  la  vie,  à  côté  de  ces  images  d'épopée.  Il  devançait  de  beaucoup  le 
mouvement  de  réaction  naturaliste  qui  devait  se  produire  une  trentaine  d'années 
plus  tard  comme  conséquence  même  des  écarts  du  romantisme.  Ce  naturalisme 
génial  de  Géricault  n'amenait  pas  avec  lui  les  exagérations  de  platitude  qui  est 
l'écucil,  en  art,  de  toute  tendance  purement  matérialiste,  puisque  l'artiste  avait 
assez  d'imagination  pour  interpréter  la  nature  et  créer  des  réalités,  et  d'autre 
part  un  sens  trop  sûr  de  la  réalité  pour  s'égarer  dans  le  chimérique  pur. 


C  C  n  I  C  .1  C  L  T  .      —     LE      C  II  A  S  S  IH  r.     DE      LA      G  A  H  D  E      I  M  I>  É  I;  I  A  I.  H . 


3ij0  histoire  POITLAHΠ DR  LA  PEINTURE. 

Indépenilamnient  des  œuvres  décisives  que  ces  deux  colosses  pouvaient  encore 
produire,  lécole,  ou  pour  mieux  parler,  l'ensemble  des  artistes  français,  avec 
de  tels  exemples,  était  déliniti\ement  émancipé;  on  échappait  aux  tiraille- 
ments, aux  polémiques  vides,  aux  oiseuses  queiellcs  d'atelier.  Débarrassée  des 
étroits  préjugés  de  l'école  de  David  et  de  Gut'rin  ipii  la  condamnaient  à  mourir 
de  dessèchement,  préservée  également  des  vertiges  qui  l'assaillirent  et  des  fièvres 
qui  la  minèrent,  la  peinture  marchait  librement  sur  une  grande  route,  large 
et  ferme,  et  l'école  française  eût  été  peut-être  la  plus  grande,  la  plus  extraordi- 
naire de  tout  l'art  moderne,  au  lieu  d'exercer  simplement  sur  les  autres  écoles 
de  l'Europe  la  supériorité  que  l'on  attribue  aux  borgnes  sur  les  aveugles,  et  de 
produire  de  charmantes  ou  remarquables  personnalités  isolées,  mais  non  pas 
de  se  présenter  dans  un  ensemble  compact  et  inattaquable. 

Mais  pour  cela  il  eût  fallu  que  Gros  ne  fût  pas  un  grand  entant  poltron  et 
que  Géricaultne  mourût  pas  à  moins  de  trente-trois  ans. 

11  doit  être  admis  cependant  que  l'influence  de  ces  deux  hommes  fut  décisive 
et  considérable.  Géricault,  en  particulier,  avait  donné  lorsqu'il  disparut,  simm 
toute  sa  mesure,  du  moins  une  expression  complète  de  sa  conception  et  de  son 
exécution,  et  des  œuvres  telles  que  le  Cliasseitr  de  la  Garde  et  que  le  Radeau  de  la 
Méduse  renversaient  mieux  l'académisme  que  toutes  les  théories.  Au  reste,  ce 
n'est  pas  par  des  théories  que  Gros  et  Géricault  auraient  conduit  l'école  sur  la 
voie  que  muis  supposions,  mais  par  d'autres  œuvres  encore.  Et  ce  que  nous  vou- 
lons faire  bi(Mi  comprendre,  c'est  que  cette  suite  de  grands  exemples  aurait  non 
seulement  indiqué  aux  artistes  la  route  à  suivre,  comme  suffirent  à  le  faire  tout 
juste  quatre  ou  cinq  toiles  :  Jaffa,  Eylan^  le  C/iassear,  la  Méduse,  mais  encore 
qu'elle  les  aurait  maintenus  dans  cette  voie,  tandis  qu'ils  se  lancèrent  trop  tôt  en 
cent  chemins  de  bifurcation  divers.  Il  csl  cnricuv,  pour  en  finir  avec  ce  l'omau, 
de  penser  que  la  querelle  entre  imitateurs  de  Delacroix  et  d'Ingres  eût  pris 
beaucoup  moins  d'importance,  si  même  cet  oiseux  débat  se  fût  jamais  élevé. 

On  remai-quera  encore,  avant  d'étudier  un  peu  plus  spécialement  Géricault, 
que  la  grande  iuiluence  de  VOfficier  de  chasseurs  de  la  garde  et  du  Radeau  de  la 
Méduse  ne  s'exerça  à  l'origine  que  sur  un  très  petit  uonibre  de  personnes.  Cène 
furent  pas  des  succès  de  foule,  de  ces  coups  de  tonnerre  qui  bouleversent  la 
masse  même  des  artistes.  Souvent  il  ne  sort  rien  du  tout  de  tels  fracas.  Il  suffi- 
sait que  les  deux  œuvres  de  Géricault  eussent  été  vues  de  quelques-un^,  et  que 
ces  quelques-uns  fussent  juste  ceux  qu'il  importait. 

La  figure  de  Géricault  est  aventureuse  et  charmante,  c'est  un  de  ces  artistes 
vraiment  privilégiés,  qui,  par  leur  crànerie  et  leur  bonne  gnàce,  font  non  seule- 
ment pardonner  par  leurs  rivaux,  mais  aimer  leur  supériorité.  Ils  ont  cette 
rare  fortune  de  ne  pas  ressembler  aux  autres  hommes,  et  malgré  cela  de  leur 
plaire;  ils  portent  galamment  la  gloire. 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


301 


Admirablement  doué,  il  y  avait  en  Géricaiilt  un  do  ces  é(iuilil)i'es  précieux 
entre  les  qualités  morales  et  iulellectuolles  l't  les  avantages  physiques.  La  vie 
est  un  art  au  moins  aussi  important  et  aussi  séduisant  (|ue  celui  de  la  peinture, 


et  Géricault  triomphait  dans  l'un  comme  dans  l'autre.  S'il  nous  est  [»erniis  de 
rappeler  un  souvenir  personnel,  nous  avdiis  [)r('seiil  à  l'esprit  un  motdu  ^  éiu'rable 
et  regretté  M.  Eugène  Lami,  qui  nous  dit  un  jour  (pie  «  tiéricanll  était  un  aussi 
ûdiniralde  garde  du  corps  qu'il  était  un  grand  peinti'e  ».  Le  mot  était,  à  notre 


362  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

gré,  très  significatif  et  profond;  ce  n'est  pas  le  plus  mauvais  éloge  qu'on  puisse 
faire  d'êtres  tels  que  Léonard  de  Vinci,  Rubens,  Gros,  Géricault,  que  de  les  mon- 
trer en  môme  temps  grands  artistes  et  parfaits  cavaliers. 

Géricault  était  né  en  J79I,  à  Rouen  ;  dans  son  enfance,  il  avait  fait  d'assez 
bonnes  études  pour  pouvoir  être  plus  tard  un  appréciateur  fin,  et  un  causeur 
délicat;  il  s'était  adonné  à  une  passion  non  moins  précoce  pour  les  beaux 
chevaux  et  pour  les  exercices  physiques  que  pour  le  dessin,  de  façon  à  être,  dès 
son  entrée  à  l'atelier  de  Carie  Vernet  (1808),  un  excellent  écuyer  et  un  élève 
plein  de  fougue  et  d'initialive. 

Géricault  ne  resta  pas  longtemps  à  l'atelier  de  Carie.  Il  est  vraisemblable  que 
ce  maître,  cet  enseignement,  ce  genre,  durent  lui  paraître  un  peu  étriqués,  su- 
perficiels et  vieillots. 

Carie  Vernet  avait  le  ton  très  Directoire,  il  émaillait  sa  conversation  de 
calembours,  et  bien  que  très  savant  dessinateur  du  cheval,  il  aimait  les  bêtes 
d'une  élégance  exclusivement  mince.  Géricault  était  d'une  autre  et  bouillante 
génération,  son  esprit  était  distingué,  et  il  était  attiré  par  les  chevaux  lourds  et 
puissants.  11  en  faut  beaucoup  moins  que  de  telles  différences  pour  empêcher 
que  toute  sympathie  s'établisse  entre  un  élève  et  son  maître. 

En  entrant  à  l'atelier  de  Guérin,  Géricault  espérait  sans  doute  trouver  là 
l'avantage  de  disciplines  sévères,  d'une  éducation  rigoureuse.  Elles  furent,  en 
cllet,  rigoureuses  et  sévères  à  souhait,  mais  aucunement  intelligentes  de  la 
valeur  d'un  tel  élève.  Le  sage  Guérin  ne  pouvait  qu'être  effrayé  de  cette  audace, 
de  cette  intrépidité  juvénile,  et  il  ne  ménageait  pas  à  son  élève  les  conseils  poin- 
tus et  les  remarques  qui  auraient  été  décourageantes  si  un  pareil  tempérament 
avait  pu  être  découragé. 

«  Mon  ami,  lui  disait-il,  il  faut  décidément  apprendre  à  dessiner;  vos  acadé- 
mies ressemblent  à  la  nature  comme  une  boîte  à  violon  ressemble  à  un  violon.  » 
C'était  un  de  ces  mots  d'esprit  de  pédant  qui  font  rire  les  élèves  lâches  aux 
dépens  du  jeune  homme  qui  sent  et  qui  ose.  Guérin,  ne  comprenant  le  dessin 
que  sous  sa  notion  abstraite  du  contour  sec  et  pincé,  ne  pouvait,  en  effet,  rien 
entendre  aux  inslinclives  recherches  de  son  élève  qui  visaient  déjà  non  point  le 
dessin  de  la  forme,  mais  le  dessin  du  mouvement,  ou  plus  exactement  encore 
le  dessin  de  la  forme  on  mouvement. 

L'on  ]itMit  donc  dire  que  chez  ses  deux  maîtres  Géricault  n'a  rien  appris  sinon 
à  s'abandonner  avec  plus  d'ardeur  aux  facultés  qu'on  aurait  voulu  étoufi'er  en 
lui.  Une  circonstance  fortuite  fit  qu'il  ne  tarda  pas  à  se  révéler  d'une  façon  écla- 
tante, et  qu'une  simple  tentative  de  débutant  attirait  sur  lui  l'attention  des 
maîtres,  la  sympathie  des  jeunes  gens  coninu,'  lui,  et  lui  affirmait  à  lui-même 
qu'il  pouvait  aller  de  l'avant  et  marcher  à  son  gré. 

Une  promenade  sur  une  roule  aux  environs  de  Paris  lui  fait  rencontrer  un 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


3G3 


cheval  de  charrette  se  cabrant  en  plein  soleil.  La  lourde  et  solide  bête  prend 
aux  yeux  de  Géricault  une  énergique  et  entraînante  silhouetle.  Il  la  fixe  en  un 
rapide  croquis,  et  la  bête  de  somme,  Iransforméc  par  son  imagination  qui  rele- 


vait au-dessus  de  la  réalité  sans  la  lui  i;iisser  perdre  de  vue.  (l(>venait,  du  vulgaire 
animal,  un  instant  révolté  et  beau,  le  cheval  d'un  guerrier  sabrant  et  chargeant. 
La  toile  élait  <(  faite  »  comme  on  dit,  et  Géricaull  eu  ({uclqucs  jours  l'achevait 


3G4  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  L.V  PEINTURE. 

dans  une  boutique  transformée  en  atelier,  puis  il  l'envoyait  au  Salon  de  1812. 
C'était  l'Officier  de  chasseurs  de  la  garde.  On  connaît  cette  héroïque  figure,  d'un 
fier  mouvement  et  d'une  couleur  puissante.  11  suffit  pour  se  rendre  compte  de 
l'elTct  qu'elle  put  produire  à  cette  époque  de  la  rapprocher  de  quelqu'une  des 
peintures  de  David,  de  Girodet  ou  de  Guérin  qui  sont  dans  la  même  salle  au 
Louvre.  Tout  en  est  différent,  depuis  la  conception  jusqu'à  la  touche.  La  couleur 
de  l'une  est  l'antipode  de  l'autre.  Si  le  dessin  consiste  non  point  à  immobiliser 
la  représentation  des  êtres,  mais  à  leur  conserver  l'allure  de  la  vie,  on  peut 
hardiment  dire  que  le  véritable  dessinateur,  à  la  comparaison,  demeure  non 
pas  Guérin  ni  Girodet,  ni  même  David,  mais  bien  ce  jeune  homme  de  vingt 
ans,  qui  sans  crier  gare,  et  d'ailleurs  sans  la  moindre  forfanterie  ni  bravade, 
lançait  au  galop  son  officier  vivant  parmi  les  Romains  conservés.  David  fronça 
le  sourcil  et  demanda  d'où  cela  sortait:  la  toile  fit  quelque  bruit,  mais  en  somme 
ne  fut  pas  comprise  et  elle  excita  beaucoup  plus  de  critiques  et  de  blâmes  que 
de  chaleureuses  admirations. 

On  remarquera  que  dès  ce  morceau  Géricault  nous  est  connu  tout  entier  ; 
nous  suivons  l'opération  de  son  esprit  et  de  sa  main  pour  ainsi  dire  à  livre 
ouvert.  Sans  doute  le  gros  cheval  cabré  de  la  route  de  Saint-Cloud  a  été  le 
point  de  départ  de  cette  image  en  aucune  façon  vulgaire.  Tous  les  éléments  sont 
vrais,  et  toutefois  l'ensemble  est  complètement  imaginé.  Le  mouvement  du 
cheval  est  celui  que  son  croquis  lui  a  transmis.  L'officier  n'est  pas  dune  moins 
grande  exactitude  :  c'est  un  portrait;  de  plus,  chaque  matin  pendant  qu'il 
peignait  cette  toile,  Géricault  se  faisait  amener  un  cheval,  au  besoin  un  simple 
carcan  de  fiacre,  pour  «  se  mettre,  suivant  son  expression  pittoresque,  du 
cheval  dans  l'œil  »,  c'est-à-dire  pour  ne  point  perdre  de  vue  Yidie  vraie  du 
cheval,  on  dirait  presque  son  «  essence  ".  Ainsi  avec  des  éléments  vrais,  grou- 
pés et  combinés  dans  une  présentation  complètement  imaginée,  l'artiste  refai- 
sait une  sensation  vraie.  C'est  cette  part  spéciale  d'invention,  ce  lien  commun 
d'une  imagination  ou  d'une  volonté  entre  dilTérents  facteurs  arbitrairement 
rassemblés  qui  constitue  toute  la  création  d'une  œuvre  d'art;  et  le  résultat  dans 
le  cas  spécial  d'un  Géricault  est  d'autant  plus  saisissant  et  intense  que  l'opéra- 
tion est  menée  avec  beaucoup  de  rapidité  et  d'ardeur.  11  serait  presque  puéril 
d'ajouter  que  la  nécessité  d'un  savoir  réel  est  sous-enlendue. 

Gros  aurait  aisément  pu  connaître  un  fils  en  ce  nouveau  venu,  car  l'Officier 
de  chasseurs,  en  somme,  malgré  son  indéniable  originalité,  était  de  la  même  race 
que  les  personnages  à'Eylau,  des  Pyramides  on  d'Aôoidir.  Je  ne  sais  si  de  la 
part  de  l'ascendant  cette  paternité  fut  reconnue  avec  autant  de  joie  et  d'entrain 
qu'elle  l'aurait  été  de  la  part  du  fils.  Géricault  en  effet  ne  cachait  point  son 
admiration  profonde  pour  Gros  :  on  se  racontait  dans  les  ateliers  que  le  jeune 
peintre  avait  payé  mille  francs  au  possesseur  de  l'esquisse  de  la  Bataille  de 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


36ij 


Nazareth  (maintenant  au  mnséc  do  Nantes)  pour  pouvoir  en  faire  une  copie. 
Ce  ne  sont  pas  Carie  Vernct  ni  (inéi-in  qui  sont  les  professeurs  de  Géricault, 
mais  bien  Gros  et  Rubens,  puisqu'en  dépit  des  avertissements  de  son  maître,  sa 


'if*  /f«â^'  / 


passion  durant   son   séjour  à  l'alcliiT  di'  (uiériu  iMail  do   copier,  —  on   peut 
dire  très  insolemment,  —  les  œuvres  du  grand  .\nversois. 

Au  Salon  de  1814  fut  exposé  le  Cuirassier  blessé^  qui  est  comme  le  pendant  de 
XOfficicr  de  chasseurs.  Et  là-dessus  Géricault,  à  la  rentrée  des  Bourbons, 
s'enrôle  parmi   les  mousquetaires.   C'est   une    sorte  de   besoin  d'action   qui 


366 


HISTOIRE  POPULAlIil'   DE  LA  TEINTURE. 


s'empare  de  cette  nature  mobile  et  inquiète  ;  peut-être  en  même  temps  un 
de  ces  soudains  dêgoùls,  une  de  ces  brusques  lassitudes  de  peindre  ou  d'écrire 
qui  s'empare  quelquefois  des  écrivains  ou  des  artistes  les  plus  violemment 
passionnés  pour  leur  art.  Il  y  a  là,  en  apparence,  comme  un  renoncement  absolu, 
comme  une  brisure.  On  a  cru  que  c'était  un  divorce  et  ce  n'était  même  pas 
une  séparation.  Pendant  le  temps  donné  aux  aventures  de  camp  ou  de  gar- 
nison, aux  cavalcades,  ou  aux  profondes  retraites  en  quelque  trou,  suivant  les 
cas,  l'esprit  de  l'éci'ivain  se  mûrissait  et  se  trempait,  ou  l'œil  de  l'artiste  ne 
perdait   point  un   mouvement,   point  une  tacbe,  point  un  jeu   de    lumière. 


Gr.AXET.      CllAPtLLE      S  0  L  T  t  P.  R  Al  \  E. 


Diontôl  satisfait  de  la  diversion  ou  lassé  du  repos,  il  n'en  reprenait  la  besogne 
délaissée  qu'avec  plus  d'entrain  et  de  certitude. 

D'ailleurs,  même  dans  ces  moments  de  bouderie,  un  artiste  pareil  ne  se 
désintéresse  pas  absolument  des  objets,  ni  de  la  vie  environnante.  Pendant  le 
temps  (|n'il  fut  garde  du  corps,  Géricault  put  satisfaire  sa  passion  de  couleurs 
de  lignes  et  de  formes  en  mouvements  et  étudier  le  cheval  à  journée  entière. 
Son  temps  de  service  volontaire  dura  jusqu'au  retour  de  l'île  d'Elbe  ;  et  son 
régiment  ayant  été  licencié,  Géricault  redevint  peintre.  11  visita  l'Italie  (1817) 
et  les  grands  artistes  italiens  produi-irent  sur  lui,  avouait-il  à  Delacroix  son 
camarade,  une  impression  non  moins  profonde  que  Rubens.  De  là  un  changement 
dans  sa  couleur  qui  ne  nous  est  plus  guère  appréciable  maintenant  que  le 
temps  a  également  assombri  les  peintures  éclatantes  exécutées  sous  l'influence 


Ecole  française. 


3(j- 


(lu  maître  flamand,  et  les  plus  sobres  qui  se  ressenlaieut  de  l'étude  de  l\;rugin 
et  de  Hapluiël.  Mais  le  dessiu,  le  tempérament  de  (iériranlt  demeuraient  identi- 
ques, et  il  n'était  point  de  ces  peintres  sans  caractère  (juc  clia({uo  évolution 
nouvelle  rend  méconnaissables. 

Ces  admirations  de  Géricanlt  ne  sont  au  reste  (|ue  rcnllionsiasme  d'un 
homme  ardent,  nerveux,  plus  sensible  que  tout  autre  à  la  commotion  des  belles 
clioses.  Sa  prétendue  conversion   aux  maîtres  italiens    ne  devait  pas  être    la 


VUE    nv    c  0  L I  s  É  E . 


dernière.  En  effet,  peu  de  temps  après  i|u'il  eut  peini  le  nailraii  dr  la 
Méduse  (1819)  et  que  ce  tal)leau  qui  avait  eu  rclalivcnicnt  peu  de  succès  à 
Paris  fut  exposé  à  Londres,  Géricanlt  devait  revenir  d' \ni;l('lcrrc  Inul  feu 
et  tout  flammes  pour  les  beaux  peintres  de  là-ba<,  (pic  |)crsounc  à  ce  mo- 
ment ne  connaissait  en  France,  i'ourtant,  dans  celle  dernière  phiise  de  sa 
carrière,  la  phase  auiïlaise  si  on  vent  l'aijpeler  ainsi,  il  n'en  demeurait  pas  moins 
original,  et  toujours  semldalde  à   iui-mènie. 

Nous  venons  de  nommer  le  Rmlrau  de  lu  Méduse  mais  nous  ne  croyons 
pas  devoir  nous  appesantir  sur  la  description  de  cette  toih',  sur  l'analyse  de 
ses  effets,   sur  le  caractère  des  personiuiges,   le   dramati([ne  de  la  scène,    la 


368  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

beauté  essentiellemenl  neuve  et  moderne  de  la  composition.  Elle  est  telle- 
ment connue  de  tous,  tellement  populaire  que  la  décrire  est  la  besogne  la  plus 
ingrate  et  la  plus  inutile  ;  mais  elle  est  d'une  importance  telle  dans  l'histoire  de 
la  peinture  de  ce  temps  qu'il  faut  au  moins  faire  quelques  remarques. 

D'un  tel  sujet,  un  simple  l'ait  divers,  émouvant  sans  doute,  mais  brutale- 
ment émouvant  et  par  des  détails  qui  sont  aussi  bien  du  ressort  de  la  tragédie 
la  plus  élevée  que  de  la  plus  vulgaire  romance,  d'un  tel  sujet,  disons-nous,  tout 
autre  peintre  courait  les  plus  grands  risques  de  tirer  un  tableau  grossier  et 
banal.  Si  Géricault  a  su  s'y  maintenir  dans  l'art  le  plus  élevé,  c'est  que  la  part 
de  l'invention  est  au  moins  égale  à  celle  de  la  reconstitution  exacte  des  faits,  à  la 
documentation,  pour  employer  un  terme  lourd  assez  à  la  mode,  et  que  même  à 
notre  gré  elle  lui  est  supérieure.  De  toute  façon  elle  lui  est  antérieure,  et  cela  seul 
lui  donnerait  déjà  une  supériorité. 

Géricault  s'était  enllannné  au  récit  du  dramatique  naufrage,  et  son  imagi- 
nation lui  avait  fait  voir  la  scène  avec  une  grande  intensité.  Puis,  quand 
il  avait  résolu  de  peindre  la  terrifiante  image  ainsi  entrevue,  il  s'était  préoccupé 
de  la  rendre  avec  la  plus  grande  exactitude.  Le  charpentier  survivant  du 
naufrage  lui  avait  construit  une  petite  maquette  du  radeau  ;  Géricault  pen- 
dant des  semaines  avait  fait  de  nombreuses  études  de  cadavres  ou  de  parties 
de  cadavres,  à  l'hôpital,  à  son  atelier  -même.  Cet  atelier  était  devenu  un  vrai 
charnier  où  le  peintre  travaillait  avec  délices.  Ainsi  rien  ne  manquait  pour 
que  ce  fût  un  taldeau  réel  dans  ses  plus  petits  détails.  Mais  quel  document 
aurait  fourni  à  Géricault  ce  groupement  des  êtres  éperdus,  cette  lugubre 
harmonie,  le  mugissement  de  cette  mer  furieuse  et  lourde,  cette  indication  si 
lointaine  et  si  douteuse  d'un  bâtiment  à  l'horizon,  enfin  ce  dessin  si  énergique 
et  si  fier?  Le  [)lus  grand  intérêt,  tout  ce  qu'il  y  a  d'émouvant  dans  ce  tableau  si 
connu  et  si  peu  compris,  réside  non  dans  ce  qu'il  a  de  vrai,  mais  dans  ce  qu'il 
a  d'inventé. 

Le  Radeau  de  la  Méduse  peut  être  considéré  comme  ayant  ouvert  la 
voie  à  toutes  les  représentations  de  la  vie  moderne,  dans  une  mesure  encore 
plus  large  que  les  peintures  de  Gros;  c'est  peut-être  la  première  œuvre  qui 
caractérisera  nettement,  plus  tard,  le  style  du  xix°  siècle;  mais  on  ne  pourra 
s'empêcher  de  constater  qu'elle  traîne  à  sa  suite  quantité  d'images  médiocres 
et  vulgaires.  C'est  que  les  artistes  qui  se  seront  engagés  dans  ce  genre  auront 
méconnu  justement  tout  ce  qui  fait  l'intérêt  et  la  grandeur  d'une  telle  œuvre. 
Demeurant  en  apparence  dans  sa  tradition,  ils  en  auront  pris  tout  juste  le  con- 
,  trépied:  car  ils  auront  choisi  comme  sujet  de  leurs  tableaux  des  scènes  dont  ils 
aui'ont  été  témoins,  et  auront  cherché  non  pas  à  en  dégager  une  expression  géné- 
rale, ce  qui  diiniiuiei'uit  déjà  l'ineonvénieiil  d'un  tel  point  de  départ,  mais  au 
contraire  à  en  reproduire  tous  les  détails  sans  s'aviser  d'en  rien  éliminer.  Ainsi 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  '  360 

ils  auront  suivi  juste  la  méthode  inverse  de  celui  qu'ils  auront  cru  imiter. 
Si  nous  insistons  un  peu  là-dessus,  c'est  que  cela  nous  dispensera  de  la  làciie 


\$l'  ;*''■ 


ingrate  de  prendre  comme   exemples  un  grand  noml)re  de  tahleaux  exposés 
dans  ces  dernières  années,  et  de  dire  pourquoi  tel  ou   tel  n'a  ojjtenu  qu'un 


24 


370  HISTOIRE  POPULAIRE  DE    LA  PEINTURE. 

succès  de  surprise,  n'a  produit  (iiiim  gros  effet  dont  la  durée  était  d'une  simple 
'saison,  et  rie  po'urj-ait  être- revu  sans  fatigue  et  sans  dégoût,  alors  que  la  toile 
de  Géfricault  ne  saurait  devenir  banale  si  souvent  qu'on  la  regarde. 

Dajis  une  certaine  mesure  celte  erreur  d'une  partie  de  la  peinture  moderne 
est,  sinon  excusable  du  moins  explicable  :  si  Géricault  avait  vécu  plus  longtemps, 
les  œjuvres  suivantes  auraient  rclairé  d'un  jour  tout  nouveau  le  Radeau  de  la 
Médme,  tandis  que  ce  tableau  ne  demeure  pour  ainsi  dire  qu'une  moitié  d'expé- 
rience. Géricault  le  sentait  et  l'indiquait  lui-même  fort  bien  par  des  traits 
significatifs.  D'abord  une  certaine  impatience  lorsqu'au  bout  de  quelque  temps 
la  réputation  du  tableau  étant  faite,  le  premier  mot  des  gens  qu'il  rencontrait 
dans  lie  monde  était  pour  le  féliciter  du  Radeau.  Il  répondait  alors  que 
c'étaij,  une  «  page  d'album  »  simplement,  et  faisait  entendre  que  les  compli- 
ments à  son  sujet  lui  étaient  désagréables.  Puis  l'indication  de  ses  projets, 
durant  sa  maladie  mortelle,  la  fiévreuse  parole  jetée  à  ses  amis  :  «  Oh!  quand 
jc:  serai  guéri,  je  ferai  un  tableau  de  chevaux  grand  comme  nature,  et  un  de 
femmes...  mais  des  femmes!  des  femmes!...  »  Rien  que  cette  magnifique  et 
douloureuse  rélicence  prouvait  l'intention  non  pas  de  copier,  mais  de  créer, 
de- créer  des  types  en  s'appuyant  sur  la  réalité. 

Le  dernier  point  sur  lequel  il  nous  semble  utile  d'attirer  l'attention  à  propos 
du  Radeau  de  la  Méduse^  c'est  le  côté  matériel  du  tableau,  la  qualité  même  de 
la  peinture  (I).  Elle  était,  si  l'on  excepte  Prud'hon  qui  est  plutôt  un  peintre  du 
xviii"  siècle,  remarquablement  grasse  et  savoureuse  au  milieu  des  maigres  et 
secs  moyens  exclusivement  mis  en  œuvre  par  toute  l'école  à  ce  moment.  Chez 
Gros  lui-même  la  facture  est  lisse  et  sans  mystère  auprès  de  celle  de  Géricault. 
Or,  plus  notre  peintre  aurait  avancé  et  plus  cette  préoccupation  de  la  matière 
se  serait  accentuée.  Les  peintures  et  aquarelles  qu'il  fit  après  son  retour  d'.\u- 
gleterre  décèlent  nettement  ce  souci  d'une  touche  large  et  variée.  La  tradition 
de  ce  bon  métier  de  peintre  était  absolument  perdue  en  France,  depuis  que 
Watteau  et  Chardin  étaient  devenus  absolument  inconnus  et  que  leurs  œuvres 
ne  s'achetaient  même  pas  quelques  écus  chez  les  marchands  de  bric  à  brac. 
Géricault  contribua  fort  à  remettre  en  honneur  ces  pratiques,  en  important 
en  France,  parmi  les  nouvelles  générations  de  peintres,  un  goût  très  vif  pour 
les  maîtres  anglais  qui  l'avaient  lui-même  si  vivement  séduit  pendant  son 
voyage.  Mais  ce  qu'on  ne  saurait  oublier,  c'est  que  ces  maîtres  eux-mêmes 
devaient  à  nos  propres  artistes  du  xviii'  siècle  cette  tradition  des  charmantes 
et  artificieuses  cuisines  picturales.  De  telle  sorte  qu'en  poussant  ses  cama- 
rades h  partager  cette  passion  pour  les  maîtres  anglais  qui  devaient  jouer  un 
grand  rôle  dans  l'évolution  artistique  du  milieu  du  siècle,  Géricault  ne  faisait 

(1)  Les  ravnïes  qu'a  produit  dans  cott(>  peinture  l'omploi  exagéré  du  bitume  est  un  accident  des  plus 
regrettables,  mais  n'infirmant  en  rien  les  remarques  qui  suivent. 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


AU 


que    nous  induire    à    reconquérir   notre   propre  liien.    retour    d'Angleterre. 

Les  toiles  de  chevalet,  les  aquarelles,  ainsi  que  les  ucrveuses  litliograpliics  de 

chevaux,  de  lions,  etc.  (celles-ci  ne  sont  pas  sans  iullucuce  sur  l'd'uvredu  grand 

statuaire  Barye)  que  Géricault  prodiiisil  dans  la  dcniicie  [lartic  de  sa  vie,  ainsi 


h  (II  CIIOT. 


LK      1  S     11  r.  I  >l  M  R  B . 


que  les  dessins  qu'il  fit  pendant  ses  deux  lougues  et  douloureuses  maladies,  ne 
compensent  point  la  perte  des  grandes  onivres  qu'il  méditait  et  que  la  mort 
brutale  lenqjècha  môme  d'esquisser.  Sa  cariiére  si  brève  et  pouilant  si  décisive 
reste  décourouuée.  Géricault  mourait  des  suites  d'une  chute  de  cheval,  le  18  jan- 
vier J82i.  L'accident  avait  déchaîné  avec  une  hàle  cIl'iMi.anlc,  pi    prolongée 


37-2 


III>TOIRE  POITLAIRI-:   ItK  LA  PEINTURE. 


qu'ait  été  l'agonie,  les  ravages  des  flammes  intérieures  qui  minaient  une  telle 
ardente  nature.  Ce  fut  un  grand  deuil  pour  l'école  française,  et  personne  ne 
devait  prendre  la  succession  de  Géricault.  .Notre  école  en  effet  a  porté  depuis 
lui  de  beaux  et  rares  fruits  ;  elle  peut  s'être  glorifiée  d'artistes  admirables,  de 
puissants  visionnaires,  de  grands  poètes,  de  vigoureux  réalistes,  de  cbarmeurs 


IlOr.ACE     VEHNET.    —  P  0  M  A  T  O  \V  Shl  ■ 


pleins  d'une  grâce  imprévue,  mais  il  semble  que  (iéricault  était  une  des  der- 
nières ligures  iiéronjucs  de  la  peinture. 

Après  avoir  parlé  comme  il  convenail  de  Gi-os  et  de  (iéricaull,  et  avant  de 
passer  en  revue,  [xmii-  liuii'.  les  artistes  (jui  (nil  Inrleiiieiit  marqué  leur  place  dans 
les  tem])stoutàfaitrapprociiés  de  nous,  nous  nesaiirinns  Ira  lier  avec  beaucoup  de 
développement  diverses  figures  même  célèbres  ou  remarcjuables.  Dans  un  travail 
d'ensemble  comme  celui-ci, pour  laisser  chacun  àsonvérilable  plan, on  comprend  l'a 
que  nous  sommes  astreint  à  bien  des  sacrifices.  Les  monographies  et  les  études 
spéciales  ne  manquent  pas  d'ailh'urs  sur  ceuv  (pie  nous  sommes  forcés  de  né- 
gliger et  le  lecleur  a  tous  les  éléments  pour  pousser  son  élude  suivant  son  goût. 


ÉCOLE  FRANÇAISlL. 


373 


Parmi  les  arfisles  notal)lrs  qui  se  rallachcnl  au  femi)s  de  Gros,  il  faut  ciler 
Granet  (1 775-18'.!»)  ([ui  fui  .■lève  de  David  mais  .[ui  lonii.'  dans  s.jii  école  une 


litiiaiiiiBiiBiiiiiliiliiiifiiiH^ 


véritable  e^cepli..n.  Grauel  e.it  lem.M'ile  ,1e  s-i.ilér.'sser  à  la  co.deur  d'une  toute 


autre  fu.;uu  .ju'ou  la  e(Uii[>i-.'iiail  Jil.jrs.  b.'S  luIiTii'iii:' 


.'■i:lise  avec  leurs  i;i'auds 


;j7i  lll^TOlUE  POl'ULAlIlt;  DE  LA  PEINTURE. 

partis  pris  de  conlraslos  entre  la  lumière  et  l'ombre,  ses  dessins  rehaussés 
(lîKiiiarclIc,  très  varies  et  pleins  d'effets  ingénieux  et  rapides,  font  de  cet  artiste 
un  des  premiers  qui  aient  eu  le  sentiment  de  la  peinture  telle  qu'on  la  comprit 
au  milieu  du  siècle.  11  est  dommage  pour  lui  qu'il  soit  arrivé  trop  tôt  ;  c'était 
presque  un  peintre  romantique  avant  l'invention  du  nom;  ceux  qui  vinrent 
après  lui  le  dédaignèrent,  et  c'est  un  tort  à  nous  de  l'avoir  un  peu  oublié. 

Un  s()u\rnir  devra  être  réservé  au  graveur  et  peintre  Dutertre  (1755-1842) 
dont  le  musée  de  Versailles  conserve  de  beaux  dessins  de  l'armée  d'Égy])le. 

Charlel  (1792-1845)  et  RalTet  (1804-1800)  se  rattachent  directement  à  l'école 
de  Gros,  Charlet  comme  élève,  et  élève  très  estimé,  de  l'auteur  d'^y/a;/,  et  Raffet 
comme  élève  de  Charlet.  Ce  sont  des  figures  trop  connues,  trop  remises  en 
lumière  dans  ces  derniers  temps  pour  que  nous  parlions  de  Charlet  et  de  Raffet 
sans  concision.  Leur  œuvre  peinte  est  d'ailleurs  peu  considérable  ;  du  moins 
Chailcl  a-l-il  exécuté  quelques  tableaux,  entre  autres  la  lictraile  de  Russie  et  le 
Pussaije  du  Itlihi.  Rellangé  (1800-1806)  complète  le  trio  de  peintres  qui  furent  en 
quehpie  sorte  la  menue  monnaie  de  Gros  en  tant  qu'historien  lyrique  de 
l'épopée  impériale. 

L'Exposition  rétrospective  de  \  889  a  remis  en  lumière  le  peintre  Bouchot 
(IS(tO-1842)  et  fait  accrocher  au  Louvre  un  remarquable  tableau  de  lui,  le 
1i\  Brunmire  qui  était  oublié  à  Versailles.  Bouchot  fut  élève  de  Regnault  et  de 
Guiiiiin-Letliière  ;  il  n'y  avait  pas  un  mince  mérite  avec  cette  éducation  à  faire 
un  aussi  vigoureux  et  aussi  vaillant  tableau  que  celui-ci.  11  est  vraisemblable 
d'ailleurs  qu3  cette  peinture  exécutée  assez  lard  et  à  un  moment  où  elle 
n'était  plus  du  tout  une  audace  (elle  fut  exposé  au  Salon  de  1840),  n'était  pas 
exempte  de  l'influence  du  grand  peintre  des  batailles  de  l'empire. 

Nous  rangerons  enfin  dans  cette  fin  de  chapitre,  Horace  Vernet  (1789-1863) 
dont  une  partie  de  l'œuvre,  et  ce  n'est  pas  la  plus  mauvaise  (la  Barrière 
Clichy,  etc.),  se  ratlache  directement  à  la  période  que  nous  venons  d'étudier, 
Mais  nous  ne  saurions  nous  livrer  ici  à  aucune  réflexion  sur  ce  peintre  pro- 
ductif en  aucune  façon  artiste;  nous  avons  pu  l'étudier  avec  quelque  détail 
dans  une  Jlisloire  de  la  peinture  de  batailles,  où  force  était  d'examiner  son 
OHivre.  Ici  il  y  aurait  disproportion  arlisti(iue  h  le  faire,  et  c'est  déjà  beaucoup 
(|ue  j»our  ne  point  avoir  à  parler  de  lui  dans  le  chapitre  suivant  où  il  se 
classerait  mal,  son  épopée  de  carton  soit  mentionnée  après  les  grands  et 
vivants  poèmes  de  Gros  et  de  Géricault. 


CHAPITRE     XIII 


Vieilles  querelles  et  luîtes  oiseuses.  —  Ingres  et  Delacroix.  —  Quoli[ues  mots  sur  la  couleur. 

Vanité  des  théories. 


C'est  bien  peu  de  chose,  et  un  délai  bien  insuffisant,  qu'un  recul  d'à  ))eine  un 
doini-siècle  pour  juger  l'œuvre  même  des  artistes  les  plus  caractérisés,  et  c'est 
une  pure  témérité  que  de  porter  une  appréciation  définitive  même  sur  ceuxque  l'on 
croit  le  mieux  connaître.  Tant  de  circonstances  sont  faites  pour  nous  égarer, 
tant  d'influences  dont  nous  ne  nous  douions  pas  agissent  sur  ceux  d'entre  nous 
qui  croient  avoir  les  sensations  les  plus  personnelles  et  l'esprit  le  plus  indé- 
pendant! Les  rancunes  ne  s'apaisent  pas  si  vite,  les  champs  de  bataille  deman- 
dent beaucoup  plus  de  temps  qu'on  ne  suppose  pour  être  complètement 
déblayés.  Aussi,  en  parlant  d'artistes  que  l'on  croit  d'autant  mieux  posséder 
qu'ils  ont  vécu  presque  de  votre  temps,  fait-on  moins,  quelque  impartial  que 
l'on  soit,  une  histoire  qu'un  énoncé  de  préférences. 

Nous  sommes  arrivés  à  deux  maîtres  qu'on  ne  saurait  mieux  choisir  comme 
exemples  de  cette  difficulté  de  juger  équitablcment.  Tant  que  dura  la  grande 
querelle  des  classiques  et  des  romantiques,  des  Honiéristes  et  des  Shahesjiearlens, 
il  était  impossible  d'admirer  l'un  sans  abominer  l'autre;  c'était  une  lutte  achar- 
née où  l'art  n'entrait  pas  comme  seul  élément.  Les  intérêts  viennent  forcément 
se  greffer  sur  l'esthétique,  et  on  comprend  sans  peine  que,  sous  prétexte  d'art, 
on  ne  soit  pas  loin  d'en  venir  aux  coups.  Ce  sont  sans  doute  des  considéra- 
tions fort  peu  nobles  auxquelles  n'obéissent  pas  les  chefs  de  partis  eux-mêmes, 
ni  les  artistes  vraiment  originaux;  mais  ceux  (jui  les  suivent  en  tiennent 
compte  beaucoup  plus  que  ne  pourraient  croire  les  âmes  candides,  et  question 
d'esthétique  devient  très  aisément,  en  réalité,  question  de  boutique. 

Vient  ensuite  un  temps  où  la  mort  met  d'accord  de  la  façon  la  plus  simple 
du  monde  tous  les  intérêts  opposés,  et  il  ne  reste  plus  en  présence  que  les 


370  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

œuvres  que  l'on  peut  commencer  à  apprécier  plus  froidement  et  dans  de  meil- 
leures couditious.  Mais  il  y  a  encore  plus  d'un  obstacle  à  franchir.  Les  influences 
dcducatiun  ne  sont  pas  un  des  moindres.  11  est  certain,  par  exemple,  que  la 
grande  majorité  des  jeunes  gens  qui  entraient  dans  la  vie  et  dans  la  lutte  vers 
le  moment  (n'i  Ingres  et  Delacroix  étaient  près  de  la  mort,  et  qui  sont  main- 
tenant iirriv('s  à  l'âge  mûr,  ont  eu  nue  éducation  romantique,  qui,  en  littéra- 
ture et  en  politique,  correspondait  à  leur  idéal  d'émancipation.  Aussi  étaient-ils 
tout  portés  à  apprécier  les  images  suivant  cet  idéal  littéraire  ou  politique,  et 
non  pas  simplement  au  point  de  vue  plastique,  le  seul  logique  pourtant,  quand 
il  s'agit  de  juger  des  images. 

l'uur  ceux-là,  pour  nous-mêmes,  puisqu'il  faut  en  faire  l'aveu,  la  ques- 
tion était  des  plus  simples  à  résoudre.  Delacroix  représentait  l'émotion 
ardente,  le  frémissement,  la  passion;  Ingres  ne  représentait  que  la  convention 
et  la  froideur.  L'un  était  le  peintre  de  «  nos  fièvres  »>  :  l'autre  n'était  qu'un 
pédant  revèche  et  bourru.  Enfin  Ingres  était  le  type  de  1'  «  académicien  »  et  du 
«  pompier  ».  et  Delacroix  (qui  fut  académicien  pourtant  également)  était  le  seul 
et  le  véritable  émancipateur. 

Cette  notion  avaitsubsisté  jusqu'encesdernièresannées,  etau  moment  même 
de  l'Exposition  centennale,  en  1889,  peu  s'en  fallut  qu'on  ne  vit  recommencer 
la  querelle  des  classiques  et  des  romantiques.  Beaucoup  de  ceux  qui  écrivaient 
sur  l'art,  et  des  non  moins  sincères,  reprirent  sans  scrupule  les  vieux  sarcasmes 
contre  Ingres,  devant  les  tableaux  de  (jui  ils  passèrent  sans  trop  les  regarder.  Il 
est  vrai  que  l'exposition  de  Delacroix  était  exceptionnelle  d'éclat  et  de  variété 
et  que  pour  celle  d'Ingres,  au  contraire,  on  s'était  visiblement  moins  mis  en 
frais. 

Or  les  questions  ne  se  tranchent  pas  aussi  facilement,  et  la  situation  d'Ingres 
et  de  Delaci'oix  est  beaucoup  plus  compliquée  qu'elle  ne  semblait  jusqu'ici.  Ce 
n'est  pas  sans  de  nuu-es  et  nombreuses  coni])araisons,  et  sans  refaire  de  fond  en 
comble  leur  éducation  artistique  que  plusieurs  d'entre  nous,  tout  en  conservant 
à  Delacroix  la  tendresse  des  jeunes  années,  sans  cesser  de  considérer  comme 
un  admirable  artiste  l'auteur  de  la  Barque  (h;  Don  Juan,  des  Massacres  de  Chio^ 
des  Fresques  de  Saint-Sulpice,  du  Plii/o)id  d'Apollon,  etc.,  ont  été  amenés  à  mo- 
difier très  prufundénuMil  leur  opinion  sur  Ingres,  et  à  lui  attribuer  dans  l'art 
contemporain  une  tout  autre  place,  et  même  une  tout  autre  physionomie.  Cette 
opiftion  a  beam?oup  de  chances  d'être  plus  juste,  ayant  été  acquise  par  des  médi- 
tations personnelles  et  non  plus  par  des  leçons  transmises  et  fougueusement 
adoptées  de  confiance. 

Ce  ne  serait  pas  un  des  aspects  les  UKiins  pi(juants  et  les  moins  lU'uf's  de  ce 
procès  revisé,  (pie  poussant  à  l'extrême  les  opinions,  comme  cela  arrive  géné- 
rfilenieut  (|uaiiil  un  eu  change,  Ilelacroiv  fût  présenté  comme  un  classique  au 


Ecole  française. 


377 


fond  et  Ingres  comme  le  vérit€il)le  révollr.  On  ne  manqnorait  pa?  d'argn monts 
assez  sédnisanls  à  l'appvii  de  cette  thèse.  La  seule  puhlieation  du  (■aptivaiit./c;(/r- 
??«/  de  Delacroix  accuse  encore  plus  nettement  que  ne  l'avaient  l'ait  ses  autres 
écrits  précédemment  publiés,  le  ton  nettement  classique  de  ses  guiils.  Ce  chef 


INC.nES.      —     JEANM-:      b'AnC      [Fr.Ar.MENT). 


de  l'école  romantique  en  pcinlure  se  montre  le  plus  violent  adversaire  de 
ceux  qui,  dans  les  antres  arts,  condiattaient  le  même  corniial  ([ue  hii:  il  ne 
cache  en  aucune  façon  son  aversion  pour  Viclor  lliii^o  el  P.erlio/.,  par  exemple. 
D'autre  part,  abstraction  faite  des  i;()ùls  lilir-raires  et  musicaux  'et  encore 
pourrait-on  relrouvei- che/  loties  lieaiicoup  |iius  (r;i(lnuialinii  pniir  liiM-thoven 
que  chez  Delacroix  qui  le  méconnaît  tout  à  l'ait  i  les  exemples  ne  maii(|ueraii'iit 
pas  pour  prouver  qu "iiigi'es  prenait   avec  la   nalure  de   non  moindres   libellés 


378  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

que  Delacroix  et  que  ses  audaces  envers  la  forme  sont  même  parfois  plus 
grandes  que  celles  de  son  rival. 

Nous  ne  pouvons  épuiser  ici  un  Ici  débat;  il  nous  sufiit  do  l'indiquer,  car 
il  est  loin  d'éli'O  tei'niiné;  il  nous  fallait  y  faire  allusion  toutefois,  ne  fût-ce  que 
pour  nuiiitror,  en  matière  d'appréciation  artistique,  le  danger  des  opinions  pré- 
conçues et  des  «  clichés  ».  Mais  notre  seule  lâche  ici  est  de  présenter  Delacroix 
et  Ingres  comme  deux  grands  et  exceptionnels  artistes  de  notre  temps,  de  dire 
de  quelle  faf;on  on  doit  essayer  de  les  comprendre,  et,  pour  le  reste,  faire  assezj 
bon  marché  de  leurs  imitateurs,  inférieurs  et  négligeables  comme  n'importe 
quels  imitateurs  de  n'importe  quels  maîtres. 

Ce  qui  a  contribue  plus  que  toute  autre  chose  à  égarer  l'opinion  sur  le  compte 
d'Ingres,  c'est  que  son  attitude  et  son  langage,  dans  la  dernière  partie  de  sa  vie, 
stont  un  constant  démenti  à  son  œuvre.  Ingres  ne  crut  en  aucune  façon  être 
l'homme  qu'il  était  réellement,  et  ce  qu'il  était,  il  ne  crut  l'être  en  aucune  ma- 
nière. Cela  démontre  une  fois  de  plus  l'inutilité  des  grandes  théories  et  des 
formules,  et  leur  absurdité.  Ingres  avait  représenté  dans  l'atelier  de  David,  où 
il  était  entré  en  1796,  sinon  l'esprit  de  révolte,  du  moins  un  élément  fort 
suspect.  Nous  n'avons  même  point  parlé  du  schisme  qui  s'établit  à  un  moment 
en  plein  atelier  du  maître  des  Iloraces  et  des  Sabine^,  et  dont  le  chef  était 
.Maurice  Quai  ;  le  groupe  de  ceux  qu'on  appelait  ironiquement  les  Prlmilifs  ou 
les  Penseurs,  n'ayant  laissé  aucune  œuvre,  il  était  h  peu  près  inutile  de  le 
menti(uinci'.  Ingres  en  ilt-il  pai'tie?  On  n'a  aucune  indication  à  cet  égard; 
toujours  est-il  que,  dès  le  Salon  de  1806,  la  critique  le  tenait  en  suspicion 
comme  «  gothique  »,  comme  «  primitif  »  et  que  sa  correspondance  le  montre, 
dès  ses  jeunes  années,  en  termes  plus  que  froids  avec  son  maître. 

C'est  que  cet  homme  fut  un  des  caractères  les  plus  indépendants,  une  des 
volontés  les  plus  opiniâtres  que  l'on  puisse  citer.  Ni  hésitations  ni  concessions; 
une  exaltation  e(  une  fougue  extrêmes;  un  ardent  enthousiasme  au  service  de  ses 
admirations;  un  travail  acharné  de  tous  les  jours,  de  toutes  les  minutes;  un 
courage  que  rien  n'abat  et  une  conscience  sur  laquelle  la  plus  profonde  misère 
des  dél)uls  ne  peut  avoir  la  plus  légère  prise;  voilà  quelques-uns  des  traits  de 
cette  physionomie,  et  l'on  reconnaîtra  qu'il  en  est  peu  qui  méritent  davantage 
le  respect.  Mais  l'ai'dciir  luènu',  lardcur  méridionale  avec  laquelle  l'homme 
défendait  les  idées  de  l'artiste,  les  coups  de  boutoir  qu'il  donnait  sans  même  y 
prendre  garde,  lui  créèrent  dès  l'abord  de  nombreux  ennemis,  en  même  temps 
que  l'intraitable  volonté  qui  régnait  dans  son  œ-uvre  et  son  originalité  têtue 
l'exposaient  aux  plus  vives  critiques.  Aussi  peut-on  dire  que,  tant  qu'il  vécut, 
k  part  ses  amis  et  ses  élèves,  (jui  encore  n'étaient  pas  très  à  même  de  le  com- 
lu-eiiilre,  ses  contemporains  ne  connurent  guère  de  lui  que  sa  caricature. 

Quelques  dates  rapidement  tixées  avant  de  préciser  le  portrait  et  de  résumer 


ECOLE  FRANr.USE. 


379 


l'œiiATO.  Ingres  naît  à  Montauban  en  1780  dans  nn  milieu  aiiislique  :  son  père 
est  peintre,  miniaturiste,  modeleur,  musicien.  Avant  d'entrer  à  l'atelier  de 
David,  le  jeune  homme  apprend  à  dessiner  chez  Roques,  un  peintre  de  sa  ville. 
Après  trois  ans  passés  chez  David,  Ingres  remporte  en  1799  le  second  prix  de 
peinture,  avec  un  Antiochus  ronroyunl  à  Scipion  son  fils  jirisonnier^  puis  en 
1802  le  grand  prix  de  Rome  avec  un  ArJiiUe  recevant  sous  sa  tente  les  envoyés 


PORTIlilT      DE     LLnrIN      LAINE. 


d'Agamemnon.  Il  part  pour  Rome  en  1804  et  à  part  un  retour  peu  prolongé  à 
Paris,  il  devait  rester  une  vingtaine  d'années  en  Italie.  Tout  d'abord  il  s'éprend 
d'une  grande  admiration  pour  les  primitifs,  vers  lesquels  l'attirent  son  goût  de 
forte  simplicité,  et  aussi  sa  prédilection  pour  ce  coloris  éclatant  et  frais,  ces 
ors,  ces  matières  précieuses,  cette  espèce  de  bijouterie  de  la  peinture;  puis 
peu  à  peu  c'est  Raphaël  qui  le  conquiert  définitivement.  Pendant  les  longues 
années  passées  à  l'étranger,  soit  à  Rome,  soit  à  Florence,  il  lutte  avec  une 
admirable  énergie  contre  la  plus  noire  misère,  et  jamais  il  ne  sort  de  cette 
lutte  si  peu  que  ce  soit  découragé. 


380  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

11  semble  que  les  épreuves  et  lu  gêne  n'aient  même  pas  l'honneur  d'attirer 
son  attention,  entièremenlabsorbée  par  son  culte  et  par  son  œuvre.  C'est  pendant 
ce  long  séjour  qu'il  exécute  quelques-unes  de  ses  toiles  les  plus  célèbres,  le  Por- 
trait de  Mme  Devançai/  (1807),  Qidlpe  et  le  Sphinx  (i808j,  la  Chapelle  Sixtine 
(1810),  Jupiter  et  Thétis  (1811),  liomiilus  vainqueur  d'Acron  (1812),  ÏOdalisque 
couchée  (1814),  Roger  délivrant  Angélique  (1819),  Jésus-Christ  remettant  les  clefs 
àsaint  Pierre  (1820),  le  Vœu  de  Louis  XIII  (1824),  etc.,  etc.  On  ne  peut  se  dis- 
penser de  mentionner  la  quantité  de  portraits  à  la  mine  de  plomb,  que  beaucoup  de 
personnes,  dont  l'opinion  est  toute  faite  d'après  les  opinions  d'autres  personnes, 
daignent  reconnaître  comme  la  partie  de  son  œuvre  qui  soit  seule  à  l'abri  de 
leurs  critiques.  Ils  sont  d'ailleurs  de  tout  point  admirables;  mais  quelque  accom- 
plis et  significatifs  que  soient  ces  petites  merveilles  de  sûreté  dans  le  trait, 
de  pénétration  pliysionomique,  de  sobriété  et  de  force  dans  le  modelé,  nous 
serions  presque  tentés  à  la  fin  de  répéter  le  mot  d'Ingres  impatienté,  lors  de 
l'Exposition  de  iS'6'6  :  «  Non,  non,  laissez  mes  dessins;  on  ne  regarderait  pas 
ma  peinture!  »  Et  cette  peinture,  tant  pis  pour  qui  ne  l'aura  pas,  ou  qui  l'aura 
mal  regardée. 

Lorsque,  de  retour  en  France  en  1824,  Ingres  exposa  le  Vœu  de  Louis  XIII, 
il  remporta  un  grand  succès,  et  c'est  autour  de  lui  que  la  réaction  contre 
l'école  romantique  jugea  à  propos  de  se  grouper.  Il  fut  alors  élu  membre  de 
riiistilut  (1825)  et  se  considéra  comme  «  l'homme  de  la  résistance  ».  Nous 
dirons  tout  à  l'heure  ce  qu'il  faut  penser  de  l'élection.  V Apothéose  d'Homère, 
(jui  ilate  de  1 827,  était  un  véritable  manifeste.  En  1 834  il  exposait  une  autre  œuvre 
importante,  le  Saint  Symphorien  (cathédrale  d'Autun)  ;  en  1835  il  était  nommé 
directeur  de  l'Ecole  de  Rome  ;  enfin  depuis  son  retour  à  Paris  (1840)  jusqu'à  la 
fin  de  sa  vie  (1867),  sa  vie  se  terminait  comme  elle  avait  commencé,  dans  le 
travail  sans  relâche.  La  mort  le  prenait  le  pinceau  à  la  main  et  sans  que  cette 
main  eût  connu  même  les  plus  légères  atteintes  de  la  décrépitude.  Nous  ne 
jugeons  pas  à  propos  de  surcharger  cette  chronologie  des  dates  de  ses  divers 
honneurs,  récompenses,  décorations,  etc. 

Telle  est  cette  carrière,  d'une  exceptionnelle  vigueur.  La  particularité  sans 
(Idulc  la  plus  saillante  est  ce  choix  par  les  «  classiques  »  pour  les  représenter, 
d'un  homme  qu'ils  avaient  jusque-là  tenu  en  suspicion,  et  qui  ne  conquit  pas 
davantage  leurs  réelles  sympathies  lorsqu'ils  l'eurent  pris  pour  chef.  Cette  situa- 
tion se  trouve  parfaitement  élucidée  par  les  lignes  suivantes  de  M.  Charles  Blanc 
dans  son  étude  sur  Ingres  :  «  Cependant,  dit-il,  après  le  malentendu  auquel  avait 
donné  lieu  le  double  aspect  de  ses  ouvrages  (l'écrivain  parle  de  la  conception 
classique  de  ses  tableaux,  et  de  leur  exécution  réaliste,  indépendante,  en  révolte 
décidée  contre  les  principes  de  l'école  ilavidiciiiH'  ,  les  partis  s'étaient  de  nouveau 
reconnus,  et  la  lultc  l'iifre  les  romantiques  et  les  classiques  durait  encore  (nous 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


381 


sommes  en  183i),  ravivée  de  temps  à  autre  par  les  rigueurs  du  jurv  d'admission 
qui  était  pris  tout  entier  dans  le  sein  de  l'Académie,  et  qui  refusait  avec  all'ec- 
tation  des  paysages  de  Rousseau,  des  sculptures  signées  de  Barye. 

»  Ingres  était  entré  à  l'Institut  en  1825  et,  bien  que  son  talent  parût  à  P Aca- 
démie vicié  par  l'exagération  et  entaché  de  romantisme,  elle  l'avait  agréé  comme 


INGRES.    —    l'apothéose     U'ilOMFnE    \FI1AGMENT 


étant  à  peu  près  le  seul  liommi'  capalile  de  faire  digue  au  tnri'ent.  Dans  son  for 
intériear^  l'Académie  en  était  encore  à  (rirodet:  mais  ua  dehors  elle  était  disposée 
à  prendre  Ingres  pour  drapeau.  Lui.  se  \oyaiit  attaqué,  contesté,  mii<nié  par 
une  partie  de  la  jeunesse,  qui  lui  reprochait  son  mépris  pour  la  couleur,  son 
goût  pour  l'antiquité,  il  résolut  de  frapper  un  grand  coup...  :  I  .  » 

Ainsi,  dépit  d'un  côté,  perfidie  de  l'autre,  il  n'eu  faut  pas  jdus  pour  expli(juer 
comment  Ingres   devenait  «  riiomnuj  de  la  résistance  »,  alors  qu'au  Salon  de 

(1)  Il  s"agit  du  Saint  .^i/mp/iwcicn. 


382  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PElMUIiC. 

1819,  il  avait  été  hué  pour  son  Odalisque  et  en  butte  à  tous  les  sarcasmes  de 
la  critique  acadéniiciue,  et  que  devant  ses  premiers  tableaux,  Delacroix  avait 
donné  le  signal  des  applaudissements.  Ce  dessous  d'une  élection  suffit  égale- 
ment à  inspirer  le  plus  profond  mépris  pour  l'esprit  d'intrigue  de  l'Académie, 
et  montrer  que  l'art  n'entrait  pour  rien  dans  le  clioix  qu'elle  avait  fait  d'Ingres 
comme  chef. 

Nous  devons  donc  nous  élever  bien  au-dessus  de  ces  misères  quand  il  s'agit 
de  juger  Ingres,  oublier  qu'il  fut  dupe,  que  de  personnelles  antipathies  et  les 
tenaces  idées  d'un  esprit  «  bulé  »  lui  firent  prendre  une  attitude  ofjiriclle  alors 
que  son  œuvre  était  d'un  indépendant  absolu  et  d'un  isolé.  C'est  cette  œuvre 
seuil'  (]ui  nous  intéresse  maintenant.  11  nous  parait  curieux  de  citer  tout  d'abord 
le  mordant  résumé  que  le  peintre  J.-F.  Raiïaëlli  en  a  tracé  (dans  sa  bro- 
(•iiur(!  du  Carnctérismn)  véritable  cro(|uis  à  l'eau-forte  :  «  Homme  naïf  et 
violent;  grand  artiste  dans  ses  admirables  caricatures  du  Duc  d'Orléans  et  de 
M.  Berlin;  artiste  ambigu  dans  Madame  Moilessier,  «  Cybèle  »  par  la  tète, 
(I  soieries  de  Lyon  »  par  la  robe  ;  disciple  de  David  et  romain  dans  le  Portrait  île 
Bariolini;  absurde  d'invention  dans  les  proportions  qu'il  s'était  données,  et  de 
facture  dans  celui  de  Cherubini  ;  d'un  bon  grec  dans  son  Apothéose  d'Homère  ;  de 
l'école  de  David  dans  son  Saint  Si/mji/ioricn  ;  statuaire  grec  dans  sa  Source  ;  d'art 
académique  dans  ses  dessins  pour  la  Chapelle  de  Dreux  et  son  Vœif  de  Louis  XIII; 
d'art  tout  à  fait  insupportable  dans  son  Saint  Pierre,  son  Angélique  au  goitre,  ou 
sa  Jeanne  d'Arc  en  fer-blanc,  Ingres,  qui  ne  fut  qu'un  esprit  malade  des  tradi- 
tions dont  il  s'était  bourré  en  provincial  et  qui  ne  laisse  pas  un  morceau  d'art 
qui  soit  vraiment  français  ;  inquiet  et  aigre  de  la  poussée  des  idées  qu'il  sen- 
tait gronder  autour  de  lui,  ne  laisse,  de  ses  hésitations  et  de  ses  colères  entêtées, 
(jne  le  souvenir  d'un  homme  qui  aima  passionnément  son  art  et  fit  des  portraits 
à  la  mine  de  pbinib...  » 

Ce  portrait,  pour  être  vif  et  sévère  dans  son  ensemble,  exprime  très  bien 
l'opinion  d'un' artiste  qui  sent  fortement  et  qui  par  cela  môme  qu'il  est  artiste  et 
des  plus  personnels,  est  comme  astreint  à  être  passionné.  Mais  s'il  fallait  s'en 
rapporter  à  la  notice,  aussi  pleine  de  verve  que  de  malveillance,  de  Théophile 
Silvestre  dans  les  Artistes  français,  Ingres  ne  nous  apparaîtrait  que  sous  l'aspect 
1(!  plus  ridicule. 

Or  il  suffit  d'une  promenade  de  quelques  minutes  à  travers  le  Louvre,  d'une 
comparaison  sincère,  soit  avec  les  anciens  maîtres,  soit  avec  les  contemporains 
pour  sentir  avec  quelle  force  l'œuvre  d'Ingres  commence  à  s'imposer,  quelle 
impression  de  solidité  et  de  durée  elle  produit,  enfin  avec  quelle  puissante 
originalité  elle  apparaît.  Maintenant  (jue  les  polémiques  sont  calmées  et  que 
nims  n'avons  plus  à  épouser  de  (jucM-idles  de  partis,  on  peut  s'apercevoir  qu'au 
moment  même  où  il  croyait  être  le  disciple  de  Hapliaél.  il  élail  Ingres;  quand 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


383 


il  pensait  reprendre  les  traditions  de  ce  David  qui  l'aurait  à  coup  sûr  désavoué 
et  foudroyé  s'il  avait  pu,  il  était  encore  Injures;  et  quand  il  était  convaincu, 
suivant  l'occasion,  (piil  était  grec,  ou   romain,  on   primitif  italien,  ou  môme 


français,  il  était  toujours  Ingres,  c'est-à-dire  un  des  tempéraments  les  pins 
têtus,  donnant  de  perpétuels  et  iiicouscients  crocs-en-jamhe  à  ses  théories  les 
l)lus  chères.  Enlin,  d'un  houlù  l'autre  de  son  o_^uvre,  il  gardait  une  main  imT- 


:^84 


HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 


veilleuse  de  précision,  en  antagonisme  avec  un  cerveau  qui  ne  savait  pas  trop 
ce  qu'il  voulait,  mais  le  voulait  avec  une  indomptable  énergie. 

L'artiste  qm-  nous  avons  cité  met  très  justement  le  doigt  sur  une  des  plus 
importantes  critiques  que  l'on  puisse  faire  de  cette  œuvre,  quand  il  dit  que  le 
peintre  ne  laisse  pas  de  morceaux  dart  vraiment  français.  Du  moins  cette  cri- 
tique peut  s'appliquer  sans  contestations  à  certaines  parties  de  son  œuvre; 
ou  peut  l'admettre,  j)ar  exemple  pour  VŒJipe  qui,  si  admirable  qu'il  soit 
de  force,  de  dessin  et  de  couleur,  pourrait  être  daté  en  effet  de  n'importe 


iiEUcnoix. 


LEb      COTES    DU    MAROC. 


quel  pays;  pour  la  majeure  partie  de  la  composition  de  Y  Apothéose  d  Homère; 
pour  la  Jeanne  dArc  même,  ou  pcnir  la  Merf/e  à  r hostie;  pour  d'autres  toiles 
encore  que  l'on  pourrait  citer.  Il  est  certain  que,  dans  les  diverses  écoles 
classi(iues  étrangères  de  cette  époque,  que  la  France  d'ailleurs  traînait  à 
sa  remorque,  en  Belgique,  en  Hollande,  en  Allemagne,  on  rencontre  plus 
d'un  morceau  (jui  a  le  même  aspect,  la  même  absence  d'un  caractère 
national  accentué.  SeulenKMit  ces  ouivres  de  la  fâcheuse  école  classique  du 
commr'iicenu'nt  du  siècle  ne  supportent  pas  un  long  examen,  et  l'on  n'y  sent 
I)oinl  les  (jualilés  de   force  et  de  personnalité   impérieuse  que  l'on  retrouve 


ÉCOLE  FRANÇAISE.  383 

toujours  dans  quoLpie  partie  du  moins  lraii(,ais  des  tableaux  d'Ingres. 
Mais  il  nous  devient  plus  dirticile  de  sousci'ire  à  cette  critique  loi'S(jue  nous 
nous  trouvons  en  présence  de  certains  portraits  :  ceux  de  iV"""  Devaucay  par 
exemple,  de  M.  Berlin,  du  duc  (fOr/éans,  d'in^ves  par  lui-même,  de  J/.  Bochet. 
de  Al.  et  de  M'^'  Rir'uh'e.  On  peut  voir  les  trois  derniers  au  musée  du  Louvre  ; 
dites  s'ils  ne  vous  donnent  pas  dès  1  abord  celle  conviclion  tjue  Adilà  des  p<'in- 


PiCL     DELAT.  OCUE.    —    C  F  0  M  W  F  I,  I,     0  l  V  F.  A  N  T     IF    CEUCIEIL    DE    CIliBI,  ES    1"'. 

tures  absolument  françaises  et  peut-éfre  celles  (|ui  transmeilront  plus  fard  le 
plus  puissamment  le  cachet  d'une  raci\  d'un  temps  el  d'une  société  déterminée. 
Les  côtés  fortement  prosaïques  du  lalenl  d'Ingres  l'ont  ici  servi  à  merveille. 
Avec  une  sincérité  de  primitif,  une  palience  de  graveur,  il  s'attachait  à  rendre 
le  caractère,  dont  il  avait  la  plus  iulens(!  perception,  et  il  ne  craignait  point 
d'exagérer  ces  côtés  caractérisli(pu_'s,  de  les  pousser  jus(ju'à  la  caricature,  ainsi 
qu'il  recommandait  lui-nu''nie  à  ses  élèves  de  h'  faire  :  "  Liablisse/.  bien  la 
vai'iéb''  et  l'opposition  des  lignes;  c'est  le  seul  moyen  de  saisir  la  lournui-e. 
Insistez  sur  les  traits  dtmiiiiants  du  nKidrlc   cxiu-iuH'/.-les  fortement,  pousse/.-les, 


386  HlSTOlKh  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

s'il  le  faut  jusqu'à  la  caricature,  je  dis  caricature  afin  de  mieux  faire  sentir 
l'importance  d'un  principe  si  vrai.  »  Or  ce  qu'il  recommandait  ainsi  par 
système,  il  le  pratiquait  lui-même  par  instinct.  La  Thêtis  du  musée  d'Aix,  la 
déformation  caraclérisliqne  du  cou  dans  \'Ang('i///tie,  la  ligne  extraordinaire- 
,ment  onduleusc  d('  VOdai/sçiie  couc/iée,  maint  exemple  qui  pourrait  être  donné 
encore,  monlrcnl  à  «lurl  |)iiiul  l'artiste  tout  en  observant  attentivement  la 
■nature,  devenait  pendant  ce  travail  une  sorte  de  visionnaire  h  froid,  n'exagé- 
'ranl  pas  moins  certains  traits  dans  son  opiniâtreté  que  Delacroix  dans  sa  fièvre. 
Les  portraits  de  M.  Bochet,  de  M.  et  de  M""  Rivière  sont  parmi  les  plus  belles 
œuvres  du  musée  du  Louvre,  on  s'en  avisera  bien  quelque  jour.  11  y  règne  dans 
l'exécution  un  soin  de  miniaturiste,  et  même  de  miniaturiste  persan  ou  cbinois, 
si  Ion  vent,  mais  quelle  tenue  d'un  bouta  l'autre  et  comme  l'extrême  détail  ne 
fait  jamais  perdre  de  vue  l'allure  générale  ! 

La  couleur  est,  a-t-on  dit,  d'un  miniaturiste  oriental,  et  le  mot  qui  termine 
la  notice  de  Tli.  Silveslre  :  »  M.  Ingres  est  un  Chinois  égaré  dans  les  rues  d'Athè- 
nes, »  pour  être  ironique,  n'est  pas  déjà  un  si  mauvais  éloge.  Il  est,  dans  la 
Baigneuse  du  Lou\  re,  dans  les  portraits  cités,  des  trouvailles  de  couleur.  Elle 
est  des  plus  rares  la  couleur  d'Ingres;  elle  n'offre  jamais  rien  de  commun  ou  de 
banal  ;  le  chàle  crème  décoré  de  broderies  multicolores  de  M"^  Rivière,  ou  encore 
les  coussins  de  velours  bleu  sur  lesquels  elle  appuie  un  bras  admirable  de  sou- 
plesse et  de  finesse  précise  en  même  temps,  font  d'un  tel  portrait  un  objet  d'art 
d'une  matière  précieuse.  Pendant  longtemps  la  couleur  d'Ingres  a  paru  acide, 
aigre,  discordante  ;  et  si  le  malentendu  dure  encore  de  lui  dénier  le  nom  de 
coloriste^  c'est  que  l'on  se  contente  longtemps  de  préjugés  survivant  à  leur 
propre  cause.  Vers  le  milieu  de  ce  siècle,  il  était  devenu  de  mode,  ou  |dutôt 
de  règle  de  peindre  de  la  façon  la  plus  sombre  et  la  plus  soutenue.  L'œil  s'était 
désiuibitué,  sur  la  foi  des  peintres,  de  la  lumière  éclatante  et  nette  du  plein 
jour.  (>r  piir  nn  vice  spécial,  notre  œil  est  beaucoup  moins  docile  aux  affir- 
mations de  la  nature  qu'à  celles  de  la  peinture;  nous  jugeons  beaucoup  pins 
volontiers  la  nature  à  travers  les  tableaux,  que  les  tableaux  à  travers  la  nature. 
L'art  s'étant  absolument  perdu  de  peindre  et  de  modeler  les  objets  en  pleine 
clarté,  il  est  certiiin  que  les  laldeaux  d'Ingres,  au  milieu  des  tableaux  bitumineux 
et  enfumés  de  l'école  romantique,  devaient  produire  l'eiTet  acerbe  et  tranchant 
d'un  crépon  japonais  à  côté  d'un  vieux  laldeau  de  musée.  On  doit  mettre  à  part 
Delacroix,  qui  avait  été  aux  pays  du  soleil  et  qui  pouvait  créer  la  clarté  et  la 
fraîcheur  par  des  movens  plus  subtils.  .Mais  il  ne  fallut  pas  moins  d'une  véri- 
table révolution  artistique  pour  nous  ramener  à  la  perception  de  la  couleur 
non  pas  seulement,  comme  on  l'a  dit,  suivant  la  sensation  des  Japonais,  mais 
tout  aussi  bien  suivant  celle  de  nos  propres  primitifs.  Aussi  maintenant,  tandis 
qu'un  tableau  d'Ingres  nous  peut  séduire  précisément  par  les  tons  vils  et  tranchés 


l'COLR  l'IiANCMSi:.  387 

do  son  enluminure,  tel  tableau  (jui  aurnil  pu  |iaiailie  l'^-.ù  vi  liiiiiinciix  à  un 


Salon  veis  JHiJÔ,  semblerait  dans   une  de  nos  cxposilions  acliiellos,  tout  juste 
un   edct  (io  nuit  ou  de  l'cnôlrcs  tcrinées. 


388  iiisT(iii;i:  l'oi'ri.Aiiii-:  de  la  peinture. 

Nous  ne  sauiioii>  lin|i  luire  iciiiai(|iii'i-  (jne  cet  art  de  modeler  en  pleine 
clailé.  |)ar  des  gradations  à  |i(iiH'  [)(M(c|ilil)les,  aucunement  contrastées,  n'était 
pas  en  fait  une  nouveauté,  et  l'on  n  aurait  qu'à  se  reporter  au  début  de  cet 
ouvrage  pour  constater  (jue  les  poi'lraits  d'Ingres  se  rapprochent  directement 
de  la  tradition  des  Clouel,  par  exemple. 

lùiliii,  |ioiii'  achcM'r  d\'lll('iiri'r  ce  déliât  sur  la  couleur  d'Ingres,  il  faut  le 
ramènera  réleiindle  (li\i-ioii  et  \raiseml)lal)lenient  à  l'éternel  malentendu), 
entre  les  colori.sles  et  les  coloriei/r.s.  Les  premiei's  partent  du  principe  des 
«  valeurs  »  c'est-à-dire  du  plus  ou  moins  de  clarté  contenue  dans  les  dillerents 
degrés  d'un  môme  ton,  puis  des  relations  entre  les  quantités  des  dilTérents  tons 
d'un  tableau.  Les  seconds  ne  liennenl  coniide  (pie  de  lu  qualilé  de  ce  ton.  Les 
uns  |ieiiveiit  donc  arri\er  à  faii'e  des  tableaux  «  d'une  belle  couleur  »  rien 
(piavec  un  camaïeu  d'un  luu  neutre,  à  la  condition  d'observer  supérieurement 
les  relations  du  plus  foncé  au  plus  clair;  les  autres  peuvent  faire  un  tableau 
«  d'un  beau  coloris  »  rien  qu'en  étalant  sur  leur  toile  des  teintes  plates  et  tran- 
chées. L'administration  du  uuisée  du  Louvre,  sans  le  vouloir,  et  uniquement 
par  nu  mauvais  goùl  de  piaeeun'ut  a  donné  de  cela  la  meilleure  démonstration 
en  plaçant  dans  le  salon  (larré  le  petit  Calvaire  de  .Mantegna  entre  deux  portraits 
de  Hembrandt. 

D'après  ce  qui  précède,  on  comprendi'u  (|ue  les  deux  camps  sont  bien  tran- 
chés entre  ceux  qui  colorent  îx  la  façon  de  Hembrandt,  et  ceux  qui  colorient 'a  la 
façon  de  l'ra  .Vngelico,  de  .Mantegna  ou  d'Ingres  et  comment  l'enluminure  d'Ingres 
peut  être  dorénavant  reconnue  fort  li(dle,  bien  qu'il  ne  soit  pas  un  coloriste. 
Quant  au  reste  on  peut  prendre  [larli  pour  l'un  ou  l'autre  système,  mais  c'est 
folie  de  croire  (]ue  des  préférences  sont  des  condamnations. 

Analyser  en  détail  l'onivre  d'Ingres  ne  saurait  être  de  mise  ici.  11  ne  nous 
apprendrait  rien  de  plus  d'en  mettre  en  lumière  les  beaux  côtés  après  en  avoir 
reconnu  certains  côtés  guindés  ou  uièuie  si  Ton  vent  ridicules;  de  disséquer,  par 
exemple  la  Jeanne  d'Arc,  le  Saint  Pierre,  ou  VApolhôose  (PHonière,  qui  contient 
de  si  belles  parties  et  (pii  est  si  volontaire  de  conception,  après  avoir  admiré 
comme  il  convient  la  Chapille  S/xti/ic,  ou  les  portraits  ci-dessus  mentionnés. 

Ce  (pii  vaudrait  mieux,  pour  achever  de  faire  comprendre  Ingres,  ce  serait 
démener  le  lecteur  dans  ce  petit  mus('e  de  Montauban  (jui  contient  les  milliers 
d'études  dessinées  et  les  matériaux  même  du  travail  du  peintre,  ses  outils  en 
quelque  sorte.  On  montrerait  l'acharnée  recherche  de  la  forme  dans  d'admirables 
dessins;  les  traits  de  caractère  dansées  réflexions  enthousiastes  ou  furibondes 
qui  souvent  zèbivnl  et  sabrent  ces  croquis;  les  investigations  d'un  esiirit  sincère, 
sans  parti  pris,  tout  au  uniins  au  début,  avec  des  dessins  à  la  plume  d'après 
Walleau.  des  sortes  de  schémas  rapides  t[i'>  l'èles  galantes,  et  d'autres,  non 
moins  cuiieux,  où  sous  les  grainles  rolies  de  satin  des  Isabelles,  la  veste  et  les 


381) 


culoUcs  (le  Gilles 


CCOLE  FRANÇAISE. 
,  lng.es  s'est  évertue  ù  rechereher  le  nu  de  Walloau  1  VM.  le 


de  po'^ii'ies,    d-'  cuuleurs  et  d  a^iu  a>  ul..  i 


390  IIISTOiriE  POPULAIRE   DE  LA  PEINTURE. 

l'anliquité  dans  les  iiioulagfs  d'après  des  figurines,  les  fragments  de  pots, 
les  épreuves  de  médailles.,  que  le  peintre  gardait  auprès  de  lui  comme  une 
sorte  de  répertoire  des  lii)ertés  permises,  et  qu'il  crut  souvent  copier  alors 
qu'il  en  exagérait  les  indicalions  par  d'inconscientes  audaces.  Cette  étude,  que 
nous  projetons  de  faire  longuement  dans  un  travail  spécial,  nous  no  pouvons 
qu'en  in(li(|iHr  ici  linléiét.  Ces  seuls  points  de  repère  complètent  déjà  la 
physionomie  de  cet  homme  qui  eut  le  sort  bizarre  d'être  tantôt  sa  propre  dupe, 
tantôt  son  propre  émancipalenr,  ainsi  que  la  mauvaise  fortune  d'être  méconnu 
des  audacieux  et  jusfiu'ici  défendu  par  les  esprits  académiques  qui  au  fond  le 
haïssaient. 

On  Irouvcra  pcul-èlre  que  nous  allons  ctr(î  un  pou  trop  bref  et  trop  froid  à 
l'égard  de  Delacroix  (t  798-1867),  après  avoir  complaisamment  esquissé  un  Ingres 
selon  notre  gré.  Mais  il  y  avait  ])lus  de  nouveauté  et  d'utilité  dans  cette  partie 
de  notre  lâche,  que  dans  une  étude  plus  étendue  sur  Delacroix.  Cette  étude, 
malgré  la  profonde  admiration  que  tout  esprit  ardent  et  raffiné  doit  professer 
à  l'égard  de  ce  maiire,  demeurerait  encore  beaucoup  trop  concise  et  paraîtrait 
beaucoup  trop  sèche  auprès  des  nombreux  panégyriques  publiés.  D'ailleurs  il 
n'est  plus  un  point  obscur  dans  cette  carrière,  plus  un  morceau  contesté  dans 
cette  œuvre,  et  Delacroix  est  bien  le  peintre  moderne  qui  a  été  le  plus 
exploré.  La  récente  publication  de  son  Journal  a  achevé  de  faire  connaître 
le  caractère  de  l'homme  et  les  nerfs  de  l'artiste. 

Les  remarques  (jue  nous  devions  faire  sur  la  situation  respective  des  deux 
rivaux,  les  rapprochements  qui,  tout  (fabord  se  sont  imposés,  nous  ont  amené 
déjà  à  caractériser  quelque  peu  l'o'uvre  de  Delacroix,  et  nous  aurons  dès 
maintenant  des  points  de  repère  pour  nous  permettre  d'achever  l'esquisse  de 
la  carrière  et  de  déterminer  l'influence.  De  même  que  du  propre  aveu  des  clas- 
siques on  pcul  rccDniiaîIre  en  Ingres  le  romantique  de  la  forme  immobile  et 
du  contour  abstrait,  de  même  il  est  possible  que  plus  tard,  (huis  l'histoire  de 
l'art,  Delacroix  soit  considéré  comme  le  classique  de  la  forme  en  mouvement. 
Classique,  Delacroix  l'était,  nous  l'avons  dit,  par  les  goûts  littéraires  et  musicaux, 
et  par  la  tournure  même  de  son  esprit.  L'avoir  représenté  comme  une  sorte  de 
profanateur  de  la  lorinc,  comme  rboinnif  ([ui  aurait  alioli  la  notion  du  dessin, 
ne  sachant  pas  lui-même  dessiner,  n'est  pas  une  erreur  moins  grave  que  celle 
que  l'on  a  commise  à  l'égard  d'Ingres.  Le  dessin  de  Delacroix  était  excellent 
en  lui-même  et  pour  ce  qu'il  voulait  exprimer  :  le  mouvement.  C'est  une 
grande  conquête  ou  plutôt  une  reprise;  de  droit  dont  l'art  moderne  est  redevable 
à  Delacroix,  et  loin  d'avoir  été  fatal  à  l'art  de  dessiner,  on  peut  dire  au  con- 
traiii'  (]u'il  a  contriliué  à   l'éteiulre  et  à  l'enrichir. 

De  même  pour  la  couleur;  le  peintre  a  certainement  réussi  plus  que  tout 
autre  de  son  leuips  à  la  sauver  de  l'insipidité,  de  la  sécheresse  où   l'avaient 


ECOLE  FRANÇAISE. 


301 


égarée  les  imitateurs  de  David  el  les  élèves  d'Injircs,  plus  plais  encore  si  cela  était, 
possible.  Telle  qu'il  la  conçut  et  la  Iransi'oi'ma  la  couleur  devint  un  nouveau 
moyen  d'expression,  épousant  étroitement  le  dessin  Ju   uKunenient.  l'ar  des 


moyens  en  somme  très  simples  et  très  légitimes,  elle  allait  des  harmonies  les 
plus  tragiques  ou  les  plus  plaintives  aux  plus  riches  (>l  aux  plus  sonores.  .Mais 
il  ne  semble  pas  que  l'on  doive  considérer  cet  allranchissement  de  la  couleur 


392  IIISTOIIIE    l'OPLLAlUli    J»K  I, A  riiIMURE. 

comme  le  résuKiil  d'une  snric  de  fièvre  ou  de  délire,  et  le  mot  imbécile  qui 
montre  Delacroix  «  barhouilhinl  une  toile  avec  un  balai  ivre  »  est  aussi  inexact 
qu'il  était  insultant.  La  couleur  de  Itehnroix  était  très  voulue,  très  raisonnée, 
reposait  sur  un  emploi  judicieux  des  «  complémentaires»  et  la  science  la  plus 
rigoureuse.est  venue  depuis  coiitirmer  de  point  en  point  ce  qui  était  considéré 
comme  une  pure  e\travai;ance. 

On  voit  que  le  lôle  de  Delacroix  était  à  un  double  litre  des  plus  importants, 
puisqu'il  mettait  un  langage  plastique  tout  nouveau  au  service  des  nouvelles 
modes  adoptées  par  les  immuables  passions.  L'âme  moderne,  si  elle  se  dirige 
exactement  ])ar  les  mêmes  impulsions  que  celle  des  hommes  de  tous  les  temps 
est  cependant  plus  inquiète,  plus  tourmentée  et  plus  fiévreuse  dans  ses  mani- 
festations; c'est  celte  fièvre  et  cette  inquiétude  que  ressentit  l'artiste  et  qu'il 
exprima  avec  son  dessin  comme  frémissant  et  sa  couleur  qui,  changeant  avec 
chaque  sujet,  en  est  comme  la  vie  même. 

L'homme  d'ailleurs  explique  l'œuvre  et  il  n'y  a  pas  entre  l'un  et  l'autre  de  ces 
contradictions  qui  ont  pu  nous  surprendre  chez  certains  peintres.  Voici  le  por- 
trait,cette  fois  exquis  et  juste  et  complet  qu'a  tracé  de  lui  Th.  Silvestre  si  cruel  à 
l'égard  d'Ingres  :  «  Delacroix  est  un  caractère  violent,  sulfureux,  mais  plein 
d'empire  sur  lui-même;  il  se  tient  en  prison  dans  son  éducation  d'homme  du 
monde,  qui  est  parfaite.  Husé,  attentif  quand  on  lui  parle,  il  est  prompt,  aiguisé, 
prudent  dans  ses  répliques.  Comme  il  connaîlà  fond  l'escrime  de  la  vie,  il  enferre 
proprement  son  homme  sans  avancer  d'une  ligne.  Né  au  cœur  de  la  diplomatie, 
bercé  sur  les  genoux  de  ïalleyrand  qui  futle  successeur  de  son  père  au  ministère 
des  affaires  étrangères,  il  remplirait  à  la  Hubens  la  plus  brillante  ambassade  ;  il 
ne  pourrait  sans  doute  déployer  le  faste,  l'ampleur  du  Flamand;  mais  quel  goût, 
quelle  finesse  il  monirerait!  Son  maintien  est  élégant  et  supérieurement  aisé  : 
gestes  sobres,  fort  expressifs  et  une  langue  d'or.  II  a  l'habileté  et  les  manières 
caressantes,  les  insinuations,  les  grâces  et  les  caprices  de  la  femme.  Ses  petits 
yeux  vifs,  clignotants,  enfoncés  sous  l'arcade  de  ses  sourcils  noirs  et  rudes; 
l'abondance  magnifitpie  de  sa  chevelure,  me  rappellent  les  plus  vibrants  por- 
traits à  IVau-forle  que  HembrandI  nous  ait  laissés  de  lui-même.  Son  humeur 
est  spirituelle  et  sarcastique  |)lutôt  qu'enjouée.  Il  a  le  sourire  profond  et  mé- 
lancolique. La  coupe  carrée  de  ses  mâchoires  inégales  et  proéminentes,  la  mo- 
bilité de  ses  narines  largement  ouvertes  et  frémissantes,  expriment  à  outrance 
l'ardeur  de  ses  passions  et  de  sa  volonté.  Parfois  ses  airs  de  tète  sont  d'une 
fierté  et  d'un  cynisme  souverains.  Son  fi-out  carré  s'avance  en  bosses  intelli- 
gentes. Sa  bouche  d'un  dessin  redoutable,  tendue  comme  un  arc,  lance  des 
llèches  acérées  sur  ses  contradicteurs  et  porte  des  jugements  exquis.  11  n'est 
pas  beau,  dans  les  conditions  bourgeoises,  et  sa  jihysionomie  rayonne.  Toutes 
ses  ligures  ont  quelque  chose  de  lui,  l'air  pensif  et  soutirant;  mais  il  donne  i 


ÉCOLE  FrtAXCAlSE. 


393 


l'homme  énonnémont  de  muscles  par  amour  pour  la  foi'ce  et  raclivifô.  Ses 
femmes  surtout    lui    resseuibleut  par  la   nolilesse,    l'élégance    dos    al li Indes, 


DF.CAMPS.     —      LE      CIIE\n., 


l'ardeur  du  tempérament  et  la  l'alalf  li('aut('  de  l'expression...  Il  parle  a\ec 
mesure,  mais  à  ses  attitudes  inipalicnlfs  on  voit  (piil  nd'réne  son  impélno- 
sité.  11  étonne  par  faut  de  fougue  mêlée  à  tant  de  sang-froid,  et  par  eette  surex- 
citation de  l'esprit  ([ni  [lélille  toujours  en  lui  comme  la  tlauune.  » 


394  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  L.\    PEINTURE. 

Si  nous  avons  tenu  ù  oilcr  le  ])assa}ïc  le  plus  vivant  de  celle  belle  étude 
d'homme,  c'est  (|u"elle  tait  mieux  cnuipicnilrc  (]ue  toutes  les  analyses  techniques 
la  part  d'instinct  et  la  part  de  réllexion  qui  entre  dans  les  œuvres  de  Dela- 
croix. Au  sur])lus,  pour  nous  en  apprendre  plus  long  que  ne  feraient  la  syn- 
thèse que  nous  venons  de  tenter  el  dont  le  portrait  de  Silvestre  est  le  principal 
et  décisif  élément,  il  nous  faudrait  disposer  de  beaucoup  de  place  el  nous 
livrer  à  nu  minutieux  épluchage  de  ses  propos  et  de  ses  écrits;  car,  pour  le 
résumé  de  sa  biograjdiie,  il  ne  nous  offre  guère  que  les  étapes  d'une  œuvre, 
el  l'on  ne  saurait  imaginer  de  carrière  plus  unie,  plus  renfermée  et  plus  exclu- 
sivement absorbée  par  le  travail.  ^ 

Delacroix  reprenait  la  peinture  à  peu  près  où  l'avait  laissée  Géricault,  en  y 
ajoutant  dès  les  premières  œuvres,  quelque  chose  de  plus  nerveux  et  de  plus 
suhlil.  De  sept  ans  plus  âgé  que  son  camarade  à  l'atelier  de  Guérin,  il  ne 
débutait  qu'en  1822  (c'est-à-dire  au  moment  où  Géricault  avait  produit  toutes 
ses  grandes  œuvres)  avec  Dante  el  Virr/ile.  L'on  a  trop  souvent  vu  ce  tableau 
au  Louvre  pour  qu'il  ne  soit  pas  banal  de  le  décrire;  on  peut  le  caractériser 
en  disant  que  c'est  du  Rubens  tragique.  Gros,  qui  avait  encouragé  ce  retentissant 
début  et  qui  n'était  point  encore  désespéré  d'avoir  engendré  une  telle  race  de 
l)eintres,  avait  dil  :  <(  du  Rubens  châtié  ». 

Les  Massacres  de  Scio,  exposés  deux  ans  après  (en  même  temps  que  le 
Vœu  de  Louis  XIII  par  Ingres),  demeureront  peut-être  l'œuvre  la  plus  parfaite 
de  Delacroix,  l'expression  la  plus  complète  de  ses  aspirations  douloureuses.  Ce 
n'était  pas  encore,  en  effet,  une  u  uvre  de  combat,  bien  qu'elle  eût  commencé  à 
déchaîner  toutes  les  fureurs,  et  ley  rires  outrageants,  et  qu'à  partir  de  ce  moment 
jusqu'à  la  lin  de  sa  vie,  Delacroix,  suivant  son  propre  mot,  eût  été  «  livré  aux 
bêtes  ».  Il  n'y  avait  point  dans  les  Massacres  de  Scio  la  plus  légère  de  ces  exa- 
gérations de  personnalité  auxquelles  est  forcément  amené  un  artiste  très  en  vue 
et  très  discuté.  Ces  enlacements  de  blessés  et  de  mourants,  ces  révoltes  vaines 
et  ces  férocités,  ces  chevauchées  sanglantes  et  fumantes,  cette  femme  atlachée 
à  la  ([ueue  d'un  cheval  et  qui  se  tord,  cette  autre,  si  morte,  et  qui  garde  dans 
la  mort  tant  de  désespoir,  tout  cela  était  rémanation  directe  de  l'âme  de  l'artiste. 
La  sombre  couleur  de  Daiile  et  Virgile^  à  une  observation  attentive,  se  révèle 
encore  soumise  à  de  certaines  timidités.  La  couleur  brûlante  et  stridente  des 
Massacres  de  Scio  élait  déiinitivemrnt  alfranchie,  etDelaci'oix  ne  d('\  ait  jamais, 
couleur  et  dessin,  produire  quelque  chose  de  plus  complet. 

Au  Salon  de  1827  figu  l'aient  en  même  temps  le  Sardanapale  et  le  Christ  au 
jardin  des  Oliviers  (église  Saint-Paul)  de  Delacroix,  el  VAjiothéose  d'Homère. 
C'était  bien  une  lutte  ouverte,  et  il  apparaît  qu'on  prit  plus  de  plai- 
sir à  compter  les  cou]is  qu'à  liien  regarder  la  ]KMiilure.  Le  Sardanapale^  qui  ne 
fut  jamais  apprécié  en  France  à  sa  juste  valeur,  était  une  admiralde  symphonie 


ÉCOLE  irtANr.MSE. 


39.J 


fie   chair  et    de  flammos.  Noire  négligence  cm  iind'c  Irsmerie  a  fini  par  nous 
faire  perdre  ce  lableau  qui  s'en  est  allé  dans  je  ne  sais  quelles  Amériques. 

La  Liberté  guidant  le  Peuple,  fougueuse  et  éloquente  peiulure  inspirée  par  la 


révolution  de  1830,  et  la  seule  où  (sauf  quelques  portraits)  Delacroix  ait  retracé 
les  types  elles  costumes  français  de  son  teuqis,  fut  e\|iosée  au  Salon  de  1831. 
A  ce  Salon  tigarait  aussi  l'admirable  Massacre  de  lévèque  de  Livye.  La  mémo 
aniKM»,  il  parlait   pour  le   .Maroc,   et    l'on  peul    apprécier   dans   tout  le  reste 


390  HISTOIRE   POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

de    son   onivro,    l'influence     que    ce    voyage    fuira    exercée    sur    sa   couleur. 

A  partir  de  ce  moment  l'œuvre  devient  tellement  vaste  et  touH'ue  que  l'on 
ne  peut  ici  en  donner  qu'un  aper(;u.  Non  seulement  Delacroix  avait  le  travail 
impétueux,  et  sa  main  emportée  par  une  grande  ardeur  de  travail  secondait 
rapidement  son  imagination  infiniment  riclie  et  mobile,  mais  encore  il  y  avait 
eu  lui  une  toule  particulière  volonté  de  produire.  Il  se  préoccupait  fort  de  la 
destinée  des  (luivres,  si  fragiles,  si  sujettes  aux  accidentelles  destructions,  ou 
aux  ravages  du  temps,  qu'il  redoutait  malgré  le  soin  qu'il  apportait  à  la  qualité 
des  matières;  et  il  pensait  que  plus  nombreuse  l'artiste  laissait  son  œuvre,  plus 
il  s'assurait  de  chances  de  survivre. 

Voici  une  sommaire  énumération  des  principaux  travaux  (pii  occupèrent  sa 
vie,  uni'  vie  bien  remplie  et  délicate,  dont  les  seules  et  rares  distraclioiis  étaient 
qufbjues  sorties  dans  une  société  choisie  et  raffinée,  ou  un  repos  de  quelques 
jours  dans  une  maison  de  campagne  à  Champrosay,  parmi  les  fleurs  dont  il 
rafiolait.  La  IhilalUe  de  JSuncy  (musée  ilc  Nancy),  les  Femmes  d'Alger  (Louvre), 
le  Prisonnier  de  Chillon,  Saint  Sébastien,  les  Peintures  du  Salon  du  roi  (Chambre 
di's  députési,  la  Bataille  de  Taillebourij  (musée  de  Versailles),  Médée  (Lille), 
lia  miel  et  les  fossoyeurs,  la  Justice  de  Trajan  (musée  de  Rouen),  les  Croisés  à 
Constunlinople  (Louvre),  le  JSaufrarje  de  Don  Juan  (id.).  Noce  Juive  au  Maroc  (id.), 
les  Dernières  paroles  de  Marc-Aurèle  (musée  de  Lyon),  les  lithographies  pour  il- 
lustrer Hamlet,  Faust,  Macbeth;  la  Sibylle,  Muley  Abd-er-Ralunan  (musée  de 
Toulouse),  la  décoration  de  la  Bibliothèque  du  Luxembourg,  les  Adieux  de  Roméo 
et  Jidielte,  le  Christ  en  croix.  Exercices  militaires  dans  le  Maroc,  la  décoration  de 
la  Bibliothèque  des  députés,  le  Christ  au  Tombeau,  la  Mort  de  Valentin,  le  Pla- 
fond de  la  galerie  d'Apollon  (Louvre),  Comédiens  arabes  (musée  de  Tours),  la 
Résurrection  de  Lazare,  les  Disciples  dEmmuïis  ;  les  décorations  du  Salon  de  la 
Paix  ancien  hôtel  de  ville,  (détruites  en  1871),  Jésus  endormi  pendant  la  tempête, 
Weisslingen;  les  grandes  pages  de  la  chapelle  des  saints  .\nges  à  Saint-Sulpice  : 
Héliodore  citasse  du  Temple,  Lutte  de  Jacob  avec  l'ange.  Saint  Michel  terrassant  le 
démon:  les  Deux  Foscari,  Pietn  (église  Saint-Denis  du  Saint-Sacrement),  etc. 

.Mais  que  d'œuvres  on  pourrait  encore  citer  outre  ces  morceaux  les  plus  im- 
portants; de  petites  toiles  admirables  comme  Mirabeau.  Lady  Ma^:belh,  Ovide 
chez  les  Scythes,  les  Pirates  africains,  tics  études  de  lions,  des  tableaux  de  fleurs, 
des  paysages;  et  nous  n'aurions  pas  encore  énuméré  la  moitié  (b:  ronivre  de  ce 
maître.  H  faudrait  aussi  parler  des  aquarelles,  des  pastels,  des  lithograjiliies, 
des  dessins  nombreux,  parfaitement  beaux  en  eux-mêmes  et  (jui  viendraient 
apporter  la  ])reuve  que  Delacroix  n'était  pas  un  improvisateur,  mais  au  contraire 
lartisle  le  plus  consciencieux  et  le  plus  scrupuleux. 

.Nous  ne  pouv(uis  non  plus  cnlii  r  dans  l'analyse  détaillée  même  des  plus 
belles  œuvres  (b:  la  lisle  (pii  pn  rrdr,  telles  (jue  les  Croisés,  la  Bataille  de  l'aille- 


£COLI':   FliANÇAISK. 


S'j-; 


bourg,  le  Plafond d'AjxtIloii,  ou  les  l'icsiiucs  de  Saiiil-Siilpioo.  Une  telle  analyse 
est  bien  superflue  quand  il  s'agit  dunivres  qu'il  vaut  mieux  sentir  que  dissé- 
quer, et  qu'au  reste  loul  le  iikuuIc  |ii'iil  cl  dnit  ('hidicr  pur  soi-uit'-me.  Tdutiî- 
fois  nous  tiendrons  à  appeler  ralliMilidii  sur  ce  poinl  :  le  plaHuid  <r.\p((lion 
et  la  chapelle  de  Saint-Sulpice.  sont  à  peu  près  les  seules  grandes  et  belles 
pages  de  décoration  que  nous  devrons  à  toute  cette  partie  du  siècle. 

De  toute  la  peinture,  en  ellét,  qui  aura  été  appliquée  sur  les  murs  ou  j)lal"onds 


LA      JEL.NE      COLKTISANE. 


de  nos  édifices  avec  une  elTroyable  ineonlinenc(\  condiien  en  elle!  émergent  de 
vraiment  belles  œuvres  et  qui  méritent  exactement  le  nom  de  peintures  déco- 
ratives? David  ne  semble  même  pas  avoir  eu  l'idée  d'une  œuvre  de  décoration, 
et  l'eùt-il  eue,  il  est  vraisemblable  <[ue  son  ellort  eût  enfanté  quelque  ])agc 
froide  et  guindée.  Gros  aurait  pu,  de  toute  l'école,  produire  peut-être  les  plus 
magnifiques  décorations,  s'il  eût  puisé  à  la  même  source  d'inspiration  qui  nous 
valut  Eylau  et  Jdjfa.  .Mais  les  peintures  du  Panthéon  et  celles  du  musée  du 
Louvre  ne  sont  pas  du  véritable  (ii'os,  et  dcmcurcnl.  malgré  leurs  dimcuNions, 
des  peintures  insigniiianles  et  secomiaires.  Huant  à  (iéricaull,  l'occasion  cl  la 
vie  lui  manquèrent.  Ingres,  de  son  cùlé  a  com|iIèlement  éclHun'-  dans  l'oidrc 
décoratif:  le  commencement  des  décorations  pour  Itampicrrc  X  Age  d'or,  et 
VApolliûose  d'Iloinère,  ne  sont  ([uc  de:?  lablcaux  apnlioués  à  la  muraille  ou  au 


39S  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  l'ELMLRE. 

plafond.  En  dehors  de  cela  que  voyous  nous  ?  Des  anecdoles  ridiculement  agran- 
dies, des  allégories  surannées,  ou  d'insipides  banalités  dans  la  tradition  acadé- 
mique ;  on  se  rend  parfailenienl  coniplo  maintenant  que  l'Hémicycle  de  l'École 
des  beaux-arts  par  Paul  Delaroche,  les  théories  languissantes  de  Flandrin  à 
Saint-Germain-des-Prés,  ouïes  innombrables  tableaux  plaqués,  ne  contribueront 
en  rien  à  la  gloire  artistique  de  ce  siècle.  Peut-être  y  aurait-il  lieu  de  se  mon- 
trer un  peu  moins  rigoureux  à  l'égard  des  élégantes  et  frêles  décorations  de 
Baudry  pour  le  foyer  de  l'Opéra.  En  dehors  de  cela  quelles  pages  s'imposent 
étant  réservées,  bien  entendu  telles  ou  telles  œuvres  de  nos  propres  contem- 
porains? Pas  d'auii'cs  que  les  grandes  décorations  de  Delacroix  au  Louvre,  à 
Saint-Sulpice,  et  aux  palais  législatifs. 

Onehiuc  grandiose  et  baigné  de  magique  lumière  que  soit  le  plafond 
d'Apollon,  il  imus  semble  que  les  deux  fresques  de  Saint-Sulpice,  Jacob  et  HH'w- 
dore,  sont  les  plus  belles  décorations  de  Delacroix.  La  couleur,  qui  demeure 
toujours  l'harmonie  de  l'àme  de  l'artiste,  mais  qui  se  trouve  ici  heureusement 
renouvelée  par  le  procédé,  par  les  conditions  même  de  l'emplacement,  n'est 
pas  moins  saisissante  et  inimitable  que  le  dessin  superbement  amplifié  et  impé- 
tueux, dessin  des  corps  et  des  draperies,  dessin  des  arbres  qui  se  déploient  en 
opulentes  arabesques. 

Si  nous  nous  sommes  peu  étendu  en  biographie  et  en  descriptions,  du  moins 
pensons-nous  avoir  indiqué  en  quels  points  Delacroix  fut  un  grand  novateur,  et 
un  rénovateur  aussi.  Avoir  conquis  pour  le  dessin  le  droit  de  poursuivre  le 
iiKuivcment  le  plus  passionné,  pour  la  couleur  les  ressources  propres  à 
rendre  les  mille  nuances  de  nos  agitations,  depuis  les  triomphes  jusqu'aux  mé- 
lancolies et  aux  désespoirs;  avoir  renouvelé  la  décoration,  fait  revivre  en  des 
visions  surprenantes  la  fable  et  l'histoire,  et  montré  ainsi  à  tout  artiste 
doué  d'imagination  et  de  nerfs  le  riche  fdon  qu'il  y  avait  toujours  à  exploiter 
en  se  confessant  soi-même  sur  des  sujets  de  tout  temps,  enfin  nous  avoir 
laissé  la  plus  riche  féerie  de  lumière  et  de  couleurs,  le  plus  varié  spectacle  de 
fêtes  et  de  tueries,  de  supplices  et  d'apothéoses,  que  l'on  pût  attendre  de  la 
palette  et  du  cerveau  d'une  sorte  de  Hubens  névropathe;  n'est-ce  pas  là  un 
des  premiers  l'cMes  de  ce  siècb'.  et,  de  toute  façon  la  place  ne  demeurera-l-dle 
pas  des  plus  belles,  même  lorsque  les  âges  suivants  auront  éliminé  ce  qu'il  peut 
y  avoir  de  littéraire,  et  par  suite  de  factice,  dans  l'œuvre  de  ce  très  grand 
j)eintre? 

Nous  venons  de  parler  longuement  d'Ingres  et  de  Delacroix  et  de  leur  temps, 
et  nous  n'avons  guère  trouvé  d'occasions  de  rattacher  à  ces  artistes  quelques 
noms  filiaux  ou  fraternels.  C'est  (jue  l'école  d'Ingres  fut  détestable,  et  que 
Delacroix  n'eut  |)as  d'école.  Tous  deux  demeurent  des  isolés,  et  ils  dominent 
d'une  grande  hauleur  tous  ceux  (]ui  par  goût,  par  tenipèrainenl.  par  inléièt,  se 


ECOLE  FRANCAlsr:. 


3î)9 


groupèrent   autour  d'eux,    ou   qui,  par  de  sim[)l('s  analogies,  poui-raicnt    être 
rapprochés  de  l'un  ou  de  l'autre. 

C'est  Delacroix  lui-même  (pii  nous  en  donni'  l'excellente  raison  en  ces  termes 
profonds:  a  Le  \rai  est  si  voisin  de  la  grimace  du  \  rai,  qu'il  n'est  pas  surprenant 
qu'on  les  confonde  très  souvent.  C'est  ce  qui  a  fait  la  perte  et  la  cnid'usion  de 
l'école  soi-disant  romantique.  Ce  mot  d'école  ne  signilie  rien,  le  \rai  dans  les 


IIlPPOrYTE     FLANnniN.      —      LA       NATIVITÉ       (rnF.SQllF       I>  E      S  A  I  N  T-G  EB  M  A  I  \-D  ES-P  R  É  s). 


arts  est  relatif  à  la  personne  seule  qui  écrit,  peint  ou  compose  dan>  (|uelqno 
genre  (jue  ce  soit.  Le  vrai  que  je  dégagerai  dans  la  nature  n'est  pas  celui  (jiii 
frappera  tel  autre  peintre,  mon  élè\e  ou  non.  l'ar  consé(|uent  on  ne  peut 
transmettre  le  sentiment  du  beau  et  du  vrai,  et  l'expression  faire  école  n'a  point 
de  sens.  »  11  n'en  faut  pas  plus  pour  e\pli([ner  |)our{[noi  élèves  dlngres  et  imi- 
tateurs de  Delacroix  n'ont  presque  l'ien  laissé  ([ui  vaill<'. 

Un  peintre  d'anecdotes  dont  la  répulalidu  fui  gi-ainle,  et  l'onivredes  plus  mé- 
diocres, Paul  Delaroclie  (1 797-1  8.-j(;)  inventa  et  dirigea  IV-cole  de  réclertisme. 
Le  but  d'une  telle  école  aurait  été  de  réunir  la  vcM-ité  d'évocation  de  (îros,  de 
Géricault,   de  Delacroix,   à   la   soi-disant  noblesse   de  l'école  classi(ine.  11  n'est 


400 


HISTOIRE  POPULAIRR  DR  LA  PEINTURE. 


résulté  que  des  œuvres  hybrides  de  cette  tentative.  Naguère  le  baron  Gérard 
s'était  prêté  à  des  coniprdmis  de  ce  genre,  et  s'était  pour  cela  fait  maudire 
par  David.  Ce  soi-disant  éclectisme,  d'ailleurs,  n'était  au  fond  qu'un  déguise- 
ment hypocrite  de  l'académisme.  Delaroche  n'eut  en  aucun  sens  un  mérite 
d'invention.  Gros,  avec  son  tableau  de  François  I"  et  C/iarles-Quiiit,  lui  a 
fourni  l'idée  des  anurdutes  agrandies;  la  décoration  de  l'hémicycle  de  l'Ecole 


TASSA tnT. 


L  AVEUGLE   11  E   BAGNOLET. 


des  boaux-arts  est  une  plate  variation  sur  YApnihéoxe  (PHomvre.  ^}wA\\i  au 
reste,  histoire,  portraits,  etc..  ne  monhenl  en  Melaroche  qu'un  peintre  sec  et 
sans  harmonie,  qui,  lui,  ne  fit  que  trop  école,  et  qui,  suscita  dans  toute  l'Eu- 
rope une  légion  de  détestables  imitateurs. 

lli]ipolyte  Klan(h-in il 809-1 8Gi)  laisse  une  œuvre  anémique  et  fade  qui  suit  à 
une  très  longue  dislance  celle  d'Ingres.  Ses  portraits,  aigres  ou  plats,  ses 
décorations  oirrent   plus  de  liniidilé  et   de  ])aii\relé  (pu;  de  slvle. 

Nous  ne  croyons  jias  dcMiir  parler  d'Ary  Schelï'er  qui  est  Ihillandais  de 
naissance,  allemand  d'origine  et  d'inspiration,  ni  de  Lcopold  Hoberl,  un  Suisse 
qui  passa  jadis  pour  un  grand  novateur'  et  (pu,  même  avec  ses  célèbres  tableaux 
de  moissonneurs  italiens,  nous  paraît  aujonrd'iiui  un  peintre  médiocre.  Ce  sont 
des  célébrités  péi-init'es;  du  premier  nous  parlerons  dans  un  autre  volume; 
de  l'autre  nous  ne  dirons  rien  de  j)lns. 


ECOLE  FUANCAiSE. 


401 


L'Ilnlie  de  Sclinotz  (1786-1870)  ne  vaut  gurro  mieux  (juo  relie  de  LéopoM 
Hubert  devenue  si  insi<niifiante,  et  ses  irrands  (ai)leau\  d'iiisloirc  ne  sont  pas 


DI4Z.     —      LES      BOIIÉMIEVS. 


sensiblement  supérieurs  h  ccuv  de  l'aul  lUdaroche.  Léon  Coignet  (1794-1880) 
fut  un  jour  le  concurrent  de  Delacroix  à  l'Acadéiuic  et  le  l)allil.  11  a  eu  son  heure 
de  célébrité  comme  portraitiste  et  peiiilre  ilc  gcuif  iiist()ri(jue.  Il  est  mort  très 
âgé,  a  formé  beaucoup  d'élèves  qui  ont  remporté  beaucuup  de  médailles.  Dans 

26 


402  IIISTOIRK    POITLAIRE   DE  lA  PEINTURE. 

l'œuvre  du  peintre  Heim  (1 787-1 80.">j  laissant  de  côté  quantité  de  compositions 
d'école,  on  peut  du  moins  retenir  deux  intéressants  tableaux  de  portraits,  la 
Dislribuiloii  des  récompeiues  et  Ihio  lerUire  à  la  Comédie-Française. 

Si  nous  passons  maintenant  aii\  peintres  que  l'on  pourrait  plus  aisément 
rallacliei'  à  Delacroix  et  au  lomantisme  nous  trouverions  d'abord  sur  les 
conliiis  de  l'une  et  l'autre  école  Théodore  Chassériau  (1819-1836),  qui  rêva 
d'allier  le  dessin  d'Ingres  et  la  couleur  de  Delacroix.  Quoi  qu'on  puisse  penser 
de  ce  rêve,  Théodore  Chassériau  ne  saurait  être  traité  avec  dédain  ;  ce  fut 
une  belle  et  originale  nature  de  peintre,  fougueuse,  chaleureuse  et  distinguée; 
sa  mort  prématurée  fut  des  plus  regrettables.  La  Suzanne,  le  Tejndarium, 
(musée  du  Louvre),  ce  qui  reste  de  la  décoration  de  la  Cour  des  comptes,  etc., 
sont  de  très  belles  peintures.  Bien  que  la  carrière  de  ce  peintre  ait  été  brève  et 
son  œuvre  restreinte,  elle  est  importante  par  elle-même  et  pour  l'influence 
(lu'elle  a  exercée  sur  divers  artistes  de  ce  temps-ci  et  non  de  moins  ori- 
ginaux. 

Decamps  (1803-1860)  est  certainement  un  des  meilleurs  peintres  romantiques 
proprement  dits.  Romantique,  il  l'est  nettement  dans  ses  compositions  telles  que 
la  Bataille  des  Ciinôres,  et  dans  ses  scènes  bibliques.  11  est  un  des  premiers 
qui  aient  peint  l'Orient,  non  à  la  façon  éblouissante  de  Delacroix,  mais  un 
Orient  familier,  gras,  bon  enfant,  légèrement  caricatural  (la  Sortie  de  Fécole 
turque,  etc.).  Enfin  un  des  premiers  aussi  il  restaura  le  culte  des  maîtres  hol- 
landais, et  sous  leur  influence  il  produisit  des  paysages,  des  animaux,  des 
scènes  de  genre,  des  intérieurs,  des  cours  de  fermes,  d'une  réelle  saveur  pic- 
turale. Il  faut  être  reconnaissant  à  Decamps  d'avoir  été  un  des  précurseurs  de 
la  remise  en  honneur  des  plaisantes  et  ingénieuses  cuisines  que  n'avait  pas 
remplacé  avantageusement  le  brouet  de  Léonidas. 

D'autres  beaux  peintres  romantiques  furent  Devéria  (1805-1863)  avec  la 
Naissance  de  Henri  IV;  Jean  Gigoux  qui  est  né  en  1806,  qui  vit  et  peint  encore, 
et  qui  laissera  une  onivre  curieuse  et  variée  ;  Eugène  Lanii  (1800-1891)  et 
K.  Isabey  (180i-1886j  qui  furent  épris  des  scènes  chatoyantes  et  tumultueuses, 
des  belles  confusions  de  costumes  rutilants.  Tassaert  (1800-1874)  eut  au 
contraire  le  romantisme  sentimental  et  pleurard;  il  gala  par  l'absence 
de  sincérité  de  remanjuables  dons  de  peintre,  et  après  avoir  été  tour  à 
tour  trop  dédaigné  et  trop  célèbre,  il  aui-a,  semble-t-il  quelque  peine  ;\ 
vaincre  l'oubli.  l'otcrlet  (1802-1833)  (pii  a  peu  produit  fut  confident  artis- 
tique et  ami  de  Delacroix. 

Robert  Fleury  (1797-1890)  apporta,  plus  de  chaleur  et  d'éloquence  que 
Delaroche  dans  les  évocations  historicpies.  Il  doit  d'ailleurs  être  considéré 
comme  un  électique  plus  encore  que  comme  un  romantique. 

Louis   Boulanger   (1806-1807)    peintre   d'iiistoirc     fougueux    et   coloré,    et 


tCOLE    FRANÇAISE.  /iO:i 

Camille  Roqueplan  (1800-1855)  IniitùL  paysagiste,  tantôt  peintre  de  genre,  sont 
des  romantiques  purs. 

Il  faudra  encore  noter  parmi  les  peintres  de  la  même  époque,  Steinlieil  (pii, 
après  s'être  livré  à  la  peinture,  s'adonna  plus  spécialement  à  l'illustrulion  (!t 
lit  de  très  beaux  cartons  de  vitraux;  Alfred  de  Dreux  (1810-1800),  Jadin  (18Uo- 
1882)  deux  peintres  de  chevaux,  qui  ont  quelques  affinités  avec  Decamps;  puis 
le  peintre  du  Saiiil  Jérôme  et  de  la  Courtisane  du  Louvre,  le  coj)iste  du  JiKjemeiil 
dernier  de  Michel-Ange,  Sigalon  (1788-1837);  Jeanron  (1819-1877),  etc.,  fie. 

Ou  pourrait  considérer  comme  des  romantiques  de  la  dernière  heure  Diaz 
(1808-1870),  Henri  Anatole  de  Beaulieu  (l80!J-IS8i)  et  Monticelli  (182i-IS8G). 
Le  premier,  qui  joua  aussi  un  rôle  brillant  dans  l'école  de  paysagistes  dont 
nous  parlons  plus  loin,  est  romantique  dans  ses  compositions  plus  éclatantes 
de  couleur  que  solides  de  dessin  [les  Bohémiens,  la  Fée  aux  perles,  etc.);  (pianl 
aux  deux  auties  ils  le  sont  presque  au  paroxysme.  Beaulieu,  élève  de  DelacroiK, 
brilla  par  une  imagination  étrange  et  une  couleur  éclatante.  Dans  son  livre  : 
Amoureux  d'art,  M.  Jean  Dolent,  son  exécuteur  testamentaire  l'a  portraituré 
d'une  façon  attrayante  et  délicate.  Pour  Monticelli,  après  avoir  été  profondé- 
ment ignoré  de  son  vivant,  il  est  récemment  devenu  fort  à  la  mode,  avec  ses 
vibrantes  «  palettes  »  où  des  mouchetures  de  couleur  jetées  comme  au  hasard 
laissent  apparaître  des  princesses  en  grand  équipage,  des  réunions  galantes 
entrevues  dans  des  parcs  indéterminés. 

Enfin  l'art  romanticpie  laisse  des  (euvres  nombreuses,  durables  et  significa- 
tives, dans  l'estampe  et  l'illustration  que  notre  programme  ne  nous  permet  pas 
d'étudier.  Les  Tony  Johannot.  les  Achille  Dévéria,  les  Nanfeuil,  bien  d'autres 
encore  ont  produit  un  ensemble  considérable  de  vignettes,  gravures,  lithogra- 
phies, etc.,  que  l'on  a  déjà  cataloguées,  que  des  collectionneurs  passionnés  ont 
recueillies,  et  qui  seront  en  leur  genre  aussi  curieuses  dans  l'histoire  de  l'art 
de  ce  siècle  que  les  charmants  caprices  des  Eisen,  des  Moreau  le  Jeune,  et 
autres  petits  dessinateurs  du  siècle  dernier. 

On  dira  que  ce  classement  est  bien  vague  et  bien  contestable.  Comme  tous 
les  classements  pourrions-nous  répondre,  nous  inspirant  des  lignes  de 
Delacroix  que  nous  citions  à  l'instant.  D'ailleurs,  à  quoi  bon  un  classement 
rigoureux,  une  chronologie  minutieuse,  de  longues  listes  de  noms,  puisque  de 
la  longue  et  bruyante  lutte  des  classiques  et  des  romantiques,  il  ne  reste  qiie 
quelques  personnalités  isolées,  qui  seules  nous  importent?  Stérile  cette  lutte 
le  fut  comme  la  plupart  des  luîtes  lh(M)ii(|ues.  VXle  se  termina  d'elle  seule,  et 
c'est  sur  ses  ruines  que  de  nouvelles  in(lé[)endances  et  de  iu)uvelles  façons 
d'exprimer  allaient  engager  l'éternel  combat  contre  la  sottise  et  la  routine. 


CHAPITRE     XIV 


Les  mniires  d'Iiier.  —  Le  grand  mouvement  de  retour  à  la  nature.  —  Les  paysagistes  de  1830.  — 
Tli.  Itousseau.  —  Corot.  —  Millet.    —  Daumicr.  —  Les   réalistes  :   Courbet.  —  Les  hésitants 
ISauilry.  —  Edouard  Manel  et  son  influence.  —  Conclusion. 


A  trois  cents  ans  de  distance,  il  semble  que  tonte  l'histoire  artistique  d"un 
siècle  se  résume  suttisamment  en  cinq  ou  six  grands  noms.  A  deux  cents  ans, 
il  n'en  faut  déjà  pas  moins  d'une  vingtaine.  Lorsqu'on  entreprend  de  dresser 
une  liste  sommaire  des  artistes  de  son  propre  siècle,  on  a  la  crainte  d "être  très 
incomplet  en  en  retenant  seulement  une  centaine,  et  si  l'on  en  garde  un  nombre 
beaucoup  plus  restreint,  il  faut  se  résigner  d'avance  à  toutes  sortesde  réclamations 
et  d'accusations  d'ignorance  ou  d'oubli. 

C'est  que  l'on  est  encore  en  plein  dans  la  vie,  car  les  morts  sont  beaucoup 
trop  réconles  pour  (|Li'on  puisse  bien  mctlre  à  leur  plan  des  gens  qui  étaient 
encore  hier  de  ce  monde  et  qui  y  teiuiient  beaucoup  de  place.  Quant  aux  contem- 
porains, au  sens  absolu,  à  ceux  que  nous  coudoyons,  connaissons  et  compli- 
mentons (lès  qu'une  œuvre  sort  de  leur  atelier,  on  ne  saurait,  à  moins  de 
mécontenter  beaucoup- de  gens,  en  proclamer  grands  artistes  moins  de  deux  ou 
trois  cents.  Le  va-et-vient  de  la  vie  fait  perdre  la  saine  perception  des  vrais 
mérites,  et  si  l'on  gardi^  pour  un  très  |)elit  nombre,  un  de  ces  nombres  qui  se 
comj)lent  sur  les  doigts,  ses  vives  admirations,  l'on  est  certain  de  se  trouver  en 
désaccord  non  seulement  avec  la  foule,  qui  est  docile,  mais  avec  le  gros  de 
personnages  éclairés,  criti(iues,  amateurs,  marcliaiuls,  qui  indiquent  à  cette 
bonne  foule  ce  qu'elle  doit  trouver  beau  et  ce  dont  elle  doit  bien  rire. 

Aussi  les  histoires  ont-elles,  en  général,  la  prudence  de  s'arrêter  à  un  bon 
demi-siècle  en  deçà  de  leur  publication.  C'est  un  moyen  de  trancher  la  difiicullé. 
Un  autre  système,  qui  a  des  avantages  (surtout  pour  l'écrivain  et  pour  ceux  qu'il 
ctudiej,  consiste  à   n'étudier  au  contraire  que   les  contemporains   et  à  parler 


Ecole  française. 


403 


longuement  de  chacun,  à  irdiiicllrc  auciiii  li-ait  de  son  caraclrre,  aucune 
particularité  de  sa  manière  de  travailler  et  de  vivre,  aucun  poil  de  sa  barbe. 
L'avenir  trouvera  là  dedans  d'utiles  matériaux  et  n'en  gardera  que  ce  qu'il  voudra. 
S'il  avait  été  pratiqué  dans  le  passé,  ce  système  aurait  tiré  les  historiens  de 
bien  des  diflicultés,  bien  qu'il  soit  d'expérience  que  beaucoup  des  vieux  maîtres 
qui  excitent  toute  notre  curiosité  et  con(piièri'nt  toute  notre  admiration, 
vécurent  inconnus  ou  dédaignés  de  leurs  cdnleiiipdiains  et  nous  apparaissent 
comme  des  énigmes. 

Ces  remarques   n'ont  d'autre  but  que  de  l'aire  comprendre  qu'il  est  impos- 


PACI,    HUET. 


I,   IXOMIATION. 


sible  de  donner  un  résumé  exact,  incontesté,  de  son  propre  demi-siècle.  On  peut, 
par  des  procédés  instantanés,  garder  l'image  des  flots  qui  s'agitent,  se  brisent, 
s'entre-choquent;  mais  il  n'y  a  pas  de  bons  appaicils  pour  faire  un  instantané 
général  de  milliers  d'œuvres  qui  étaient  déjà  vouées  à  l'oubli  et  à  la  destruction 
alors  qu'on  les   discutait  ou  qu'on  les  admirait  encore. 

Le  seul  bon  parti  à  prendre,  pour  terminer  un  travail  comme  celui  que  nous 
avons  mené  jusqu'ici,  serait  de  ne  garder  (|ue  les  artistes  qui,  après  le  gouver- 
nement absolu  de  David,  puis  après  la  lutte  entre  classicjues  et  romantiques, 
ouvrirent  une  troisième  phase  et  apportèrent  un  huigage  renouvelé  et  des  émo- 
tions retrouvées;  nous  osons  à  peine  dire  un  langage  inédit  et  des  émotions 


40(5  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA   PEINTURE. 

nouvclk's,  caries  grands  iiiiunii  leurs  se  réclament  toujours  de  quelque  grande 
oL  belle  Iradilion. 

En  nous  en  tenant  à  cette  synthèse  rigoureuse,  il  apparaîtrait  tout  juste 
une  demi-douzaine  d'artistes,  de  penseurs  ou  de  poètes,  qui,  dans  le  temps 
(jui  a  précédé  le  noire  propre,  auraient  fait  de  A'critables  conquèlcs  et  exercé 
une  iriduencc  donl  il  y  ail  lii.'U  de  tenir  com])te.  Ce  seraient  :  Théodore  Rous- 
seau (|ui  inaugura  véritablement  le  paysage  moderne,  en  ajoutant  au  sentiment 
et  au\  moyens  d'expression  des  maîtres  hollandais,  le  produit  d'investigations 
personnelles  d'une  variété  infinie.  Corot  qui  dégagea  delà  nature  une  poésie 
spéciale,  tout  à  fail  rare,  cl  qui,  au  poinL  de  vue  de  la  pure  technique,  appela 
l'attenlion  des  peintres  sur  deux  points  des  plus  importants,  et  la  plupart  du 
temps  méconnus  avanl  lui  :  les  valeurs,  et  f enveloppe .  Courbet,  qui  donna  le 
signal  (les  justes  revendications  de  la  vérité  vraie,  que  les  classiques  comme 
les  romanliques  avaient  complèlement  perdue  de  vue.  Daumier,  qui  futunréaliste 
aussi,  mais  un  observateur  et  non  un  copiste,  un  inventeur  de  réalités  et  non  un 
pholographe,  un  très  grand  peintre  que  l'on  commence  à  peine  à  connaître. 
Millet,  qui  profita  dans  une  certaine  mesure  des  instinctives  méthodes  de  dessin 
de  Daumier,  et  fut  le  philosophe  de  la  campagne  comme  Corot  en  fui  le 
poète.  Enfin  Alanet  qui,  malgré  les  rires,  fit  profiter  toute  l'école  contemporaine 
de  ses  conquêtes  de  tonalités  claires  et  de  larges  simplifications.  Tels  sont 
les  véritables  maîtres  dont  il   y  a  lieu  de  se  préoccuper  avant  tous  les  autres. 

Cependant,  borner  à  ces  seuls  noms  notre  résumé  aurait  l'inconvénient  de 
laisser  échapper  quelques  natures  exquises  et  quelques  talents  originaux.  Nous 
n'aurons  garde  de  les  omettre.  Ils  sont  au  reste  plus  rares  qu'on  ne  pense. 

Fatigue  des  luttes  ambitieuses,  épuisé  par  les  grands  efforts  souvent  stériles, 
il  vint  un  moment  où  l'art  se  mit  au  vert.  On  admet  sans  peine  que  de  véritables 
artistes  pussent  ressentir  une  antipathie  profonde  pour  l'école  de  David  et 
d'Ingres,  et  en  même  temps  n'éprouver  aucune  sympathie  pour  les  exagérations 
théâtrales,  les  oppositions  heurtées  et  factices  de  ceux  qui  se  paraient  de 
l'éliquette  de  romanlicpies. 

Géricault  avait  l'ait  connaître  cl  aimer  aux  jeunes  artistes  les  maîtres  del'école 
anglaise,  tels  que  Gainsborough,  Old  Cronie  et  Constable  et  de  leurs  œuvres  brus- 
quemment  révélées  dut  s'exhaler  pour  les  chercheurs  de  neuf  un  parfum  de  fraîche 
nature  aussi  réconfortant  ({u'un  coup  de  brise  des  bois  succédant  à  une  odeur 
de  renfermé.  Cette  stimulante  et  nostalgique  senteur  engagea  quelques  jeunes 
gens,  bien  peu,  à  sortir  des  ateliers  sombres  et  calfeutrés,  — vous  n'avez  qu'à 
vous  reporter,  au  Louvre,  au  petit  lal)leau  de  Cochereau  .représentant  l'atelier 
lypicjue  de  David,  —  et  à  s'éloigner  de  Paris  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  trouvé 
d'assez  beaux  arbres,  des  plaines  assez  vastes  et  un  ciel  assez  pur  et  assez 
changeant.  11  n'y  avait  ()as  grand  ciicmiii  à  faire,  car  on  trouvait  tout  cela  aux 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


Ai)l 


environs  de  Paris  même.  A  peu  près  sculsauparavanl,  .Moreaii,  MicIioIctBriiaiRlct 
avaient  entrevu  des  beautés  si  voisines  et  si  accessibles.  De  Laberge  (1 805-1 842). 
avec  une  extrême  minutie,  mais  un  vif  sentiment  de  la  nature,  avait  animé  de 


figures  familières  des  coins  de  villages,  des  fermes,  des  bords  dt;  rivière.  Mais 
on  ne  pouvait  pas  dire  que  ces  arlisles  eussent  fait  école  et  attiré  la  moindre 
attention  tant  que  des  personnages  aussi  considérables  ([ue  les  liéros  grecs  et 
romains  étaient  en  scène. 


408  HISTOIRE  POPULAIRI':  DE  LA  PEINTURE. 

A  cette  infliioncc  des  paysagistes  anglais  vint  s'ajouter  tout  naturellement 
celle  (les  maîtres  hollantlais  :  il  y  a  des  fatalités  de  rencontres  correspondant  aux 
fatalités  do  sympathie.  Mais  ces  maîtres  sont  les  seuls  qu'il  n'y  ait  pas  de  danger 
h  imiter,  car  la  seule  façon  de  le  faire  est  de  regarder  la  nature  comme  eux, 
avec  conscience  et  avec  ingénuité.  l'I  lamlis  (jue  des  peintres  comme  .\lligny, 
.Michallon,  Bertin  poursuivaient  leur  fausse  recherche  du  paysage  de  style, 
des  jeunes  gens,  des  gamins  de  Paris  iilulôt,  se  découvraient  à  Fontainebleau,  à 
(\leudon,  dans  la  vallée  de  l'Oise,  une  âme  hollandaise  toute  neuve.  Ces  hommes  se 
nommaient  Paul  Huet(1803-1869),  Camille  Flers(i808-1868),  Cabat  (1812-1893), 
Théodore  Rousseau  (1812-1867).  Les  trois  premiers,  qui  ont  élé  de  véritables 
précurseurs  et  qui  produisirent  de  très  belles  œuvres  que  l'on  recherchera  plus 
tard,  sont  à  l'heure  actuelle  presque  aussi  inconnus  que  durent  l'être  Ruysdaël 
et  llobbema  un  demi-siècle  après  leur  mort.  Cela  se  comprend  sans  peine  ; 
le  paysage  a  élé  livré  à  toutes  les  médiocrités,  et  mille  paysagistes  ont  con- 
tribué à  l'avilir.  Mais  l'œuvre  de  ces  oubliés  reprendra  son  rang  un  jour  ou 
l'autre. 

Quant  à  Théodore  Rousseau,  s'il  a  vaincu  l'oubli  une  fois  mort,  comme  il 
avait  vaincu  durant  sa  vie  la  routine,  les  moqueries  du  public,  les  hostilités  du 
jury  académique  qui  lui  ferma  pendant  douze  ans  les  portes  des  Salons  de 
peinture,  c'est  qu'il  fut  de  tous  le  plus  intrépide  et  que  son  œuvre  représente  au 
plus  haut  degré  la  volonté  de  dire  neuf.  On  ne  saurait,  dans  son  ensemble, 
apprécier  cette  œuvre  en  de  meilleurs  termes  que  l'a  fait  Fromentin  dans  les 
Maîtres  iCatilrcfois.  «  Il  représente  en  sa  belle  et  exemplaire  carrière  les  efforts 
de  l'esprit  français  pour  créer  en  France  un  nouvel  art  hollandais  :  je  veux  dire 
un  art  aussi  parfait  tout  en  étant  national,  aussi  précieux  tout  en  étant  plus 
divers,  aussi  dogmatique  tout  en  étant  plus  moderne. 

»  k  sa  date  et  par  son  rang  dans  l'histoire  de  notre  école,  Rousseau  est  un 
homme  intermédiaire  et  de  transition  entre  la  Hollande  et  les  peintres  avenir  (il 
est  à  noter  que  Fromentin  écrivait  ceci  il  y  après  de  vingt  ans).  11  dérive  des 
peintres  hollandais  et  s'en  écarte.  11  les  admire  et  les  oublie.  Dans  le  passé,  il  leur 
donne  une  main,  de  l'autre  il  provoque,  il  appelle  à  lui  tout  un  courant  d'ardeurs, 
de  bonnes  volontés.  Dans  la  nature  il  découvre  mille  choses  inédites.  Le  réper- 
toire de  ses  sensations  est  immense.  Toutes  les  saisons,  toutes  les  heures  du  jour, 
du  soir  et  de  l'aube,  toutes  les  intempéries,  depuis  le  givre  jusqu'aux  chaleurs 
caniculaires  :  toutes  les  altitudes,  depuis  les  grèves  jusqu'aux  collines,  depuis 
les  landes  jusqu'au  mont  Blanc;  les  villages,  les  prés,  les  taillis,  les  futaies,  la 
terre  nue  et  aussi  toutes  les  frondaisons  dont  elle  est  couverte,  il  n'est  rien  qui 
ne  l'ait  tenté.  arièt(\  convaincu  de  son  intérêt,  persuadé  de  le  peindre. On  dirait 
que  les  peintres  hollandais  n'ont  fait  que  tourner  autour  d'eux-mêmes,  quand 
on  les  compare  à  l'ardent  parcours  de  ce  chercheur  d'impressions  nouvelles. 


ItCOLF  FRANÇAISE.  40!) 

Tous  ensemble,  ils  auraient  fait  leur  carrière  avec  un  abr(''gé  des  carions  de 
Rousseau.  A  ce  point  de  vue  il  est  absolument  original  et  par  cela  nirme  il  est 
bien  de  son  temps.  Une   fois   plongé  dans  cette   étude  du    n'hilif,   de    l'acci- 


dentel et  du  vrai,  on  va  jusqu'au  bout.  Non  pas  seul,  mais  pour  la  plus  grande 
part,  il  contribua  à  créer  une  école  ipie  l'on  pourrait  appcli'i-  l'école  des 
sensations.» 

On  ne  saurait  dire  plus  lin  et  plus  juste,  d  après  cela  les  analyses  seraient  des 


410 


HISTOIRE  POPLLAiriE    DE  T.A  PEINTURE. 


redites,  les  énuméralions  d'inutiles  sécheresses  (1).  Ajoutons  que  Fromentin  fait 
une  remarque  dos  plus  saisissantes  sur  la  direction  dans  laquelle  engagèrent 
notre  école  ces  curiosités  toujours  inassouvies  des  jeunes  paysagistes  de  1830  : 
«  L'œil,  dit-il,  devint  plus  curieux  et  plus  précieux  :  la  sensibilité,  sans  être 
plus  vive,  devint  [)lus  nerveuse,  le  dessin  luuilla  davantage,  les  observations  se 


COnOT.     —      l'iïSAGE      bAKTOIS. 


multiplièrent;  la  nature,  étudiée  de  plus  près,  fourmilla  do  détails,  d'incidents, 
d'effets,  de  nuances;  onlui  doniandamille  secrets  qu'elle  avaitgardés  pour  elle, ou 
parce  qu'on  n'avait  pas  su,  ou  parce  qu'on  n'avait  pas  voulu  l'interroger  plus  pro- 
fondément sur  tiuis  ces  points.  Il  fallait  une  langue  pour  exprimer  cette  multitude 
de  sensations  nouvelles;  et  ce  fui  Rousseau  (|ui,  |tresi|uoà  lui  tout  seul,  inventa  le 


(1)  Il  est  toulofois  imporlanld'ajmilor  quo  Tliôodoro  Rousseau  est  mal  représenté  au  Louvre,  où  il 
n'y  a  de  lui  que  peu  d'œuvres  et  pas  uni'  de  \ri  ilabli'  iiiipoilance;  que  Corot  est  non  moins  mal  par- 
tagé, puisqu'il  n'y  a  de  lui  (|ue  di'ux  paysaiies,  beaux  il  est  vrai,  mais  dans  la  même  note  et  trois 
polîtes  éludes  d'Ilalie  mais  |)ns  une  seule  liL,MU-e;  (]U(>  Daubigny  n'est  pas  vu  plus  à  son  avantage; 
et  qu'enfin  on  en  peut  dire  iiiilaiit  de  i'irrs,  de  C.abal  et  do  Paul  lluet.  Il  sera  également  .très 
curieux  de  noter  qu'une  des  |]|us  belles  (dijeclioiis  de  nos  paysagistes  de  1830  est  précisément  à 
la  Haye  celle  d'un  Hollandais,  le  peintre  Mesdag,  qui  possède,  entre  autres,  la  Descente  des  vaches, 
grande  et  salslssaiile  [leinluie  de  Tliéudore  Rousseau  qui  eut  les  honneurs  du  refus  au  Salon  do  1833. 


ÉCOLE  FRAxXCAISR. 


411 


vocabulaire  dont  nous  nous  servons  aujourd'hui.  »  Les  Hollandais,  premiers 
cons.'illrrs  de  ces  peintres  de  1830  avaient  donc  été  laissés  en  route?  Oui,  re- 


prendrons-nous avec  Fn,n,..ntin.  car  «  <lès  le  premier  jour  luupulsiun  donnée 
par  1  école  hollandaise  et  par  lluNsdaél,  lunpulsi„n  directe  s'arrêta  court  ou 


412  HISTOIRE  POPULAIRE  DE    LA    PELNTLRE. 

dériva,  et  deux  hommes  surtout  conlribuiTont  à  substituer  l'étude  exclusive  de 
la  nature  à  l'étude  des  maîtres  du  Nord  :  Corot,  sans  nulle  attache  avec  eux; 
Housseau,  avec  un  plus  vif  amour  pour  leurs  œuvres,  un  souvenir  plus  exact 
de  leurs  mélliodes,  mais  un  impérieux  désir  de  voir  plus,  de  voir  autrement, 
et  d'exprimer  tout  ce  qui  leur  avait  échappé.  11  résulta  deux  faits  conséquents  et 
parallèles  :  des  études  plus  subtiles,  sinon  mieux  faites;  des  procédés  plus 
compliqués,  sinon  plus  savants.   » 

L'explication  que  nous  proposons,  bien  que  plus  simple,  est  peut-être  plus 
exacte  que  celle  de  Fromentin.  Une  école  telle  que  l'école  hollandaise,  qui  pro- 
duisit plusieurs  très  grands  artistes,  mais  les  produisit  en  même  temps  (de 
telle  sorte  que  sa  seule  période  significative,  la  seule  dont  il  y  ait  lieu  de  tenir 
compte,  dura  tout  juste  l'espace  d'une  vie  d'homme),  ne  pouvait  aller  jusqu'au 
bout  de  ses  propres  découvertes.  Housseau  et  Corot  reprenaient  exactement  les 
recherches  et  la  technique  au  point  où  les  Hollandais  l'avaient  laissée  et  la 
faisaient  encore  proliter  des  conquêtes  que  peut  apporter  la  durée  d'une  exis- 
tence humaine.  L'impulsion,  en  réalité,  ne  s'arrêtait  ni  ne  dérivait  :  elle  avait 
été  donnée,  c'était  tout  ce  qu'il  importait  et  tout  ce  qui  suffisait. 

Corot,  dit  le  critique,  n'avait  aucune  attache  avec  ces  maîtres.  Il  en  avait 
même  de  tout  opposées,  et  ce  n'est  que  par  un  long  et  patienteffort  que  sa  nature 
délicieuse  avait  fini  par  prendre  le  pas  sur  son  éducation.  Né  en  1790,  il 
n'avait  commencé  l'étude  de  la  peinture  que  relativement  tard,  vers  1820; 
avant  cette  époque  il  n'avait  pu  venir  à  bout  des  résistances  paternelles  et  il 
n'avait  donné  d'autres  gages  que  les  instinctifs  essais  d'un  garçon  plein  de 
bonne  volonté  et  d'ignorance.  Une  fois  libre,  il  avait  fait  la  connaissance  de 
Michailon,  puis  était  entré  chez  Bertin  ;  Corot  semblait  donc  destiné  à  devenir 
un  docile  ade|)te  du  paysage  historique.  Mais  lorsque  tout  autre  serait  dans  de 
telles  conditions,  demeuré  attaché  aux  «  fabriques  »  et  aux  «  sites  nobles  »,  il 
s'achemina  lentement  à  la  conquête  de  ses  propres  moyens  d'expression,  lais- 
sant peu  à  peu  derrière  lui  les  formules. 

On  peut  dire  que,  dans  une  certaine  mesure,  cette  éducation  ne  lui  fut  pas 
inutile.  Corot  étudia  les  arbres  feuille  par  feuille,  les  monuments  pierre  par 
pierre  et  il  existe  de  lui  quantité  de  dessins  des  premières  années  qui  sont 
exécutés  avec  une  patience  de  graveur.  De  tels  exercices  sont  indispensables. 
Les  analyses  et  autres  «  devoirs  de  grammaire  »  sont  excellents,  toutefois  à 
la  condition  de  ne  point  s'y  attarder  lorsqu'on  les  possède;  mais  beaucoup  d'ar- 
tistes demeurent  toute  leur  vie  des  grammairiens  croyant  être  des  écrivains.  Un 
pareil  écueil  n'était  pas  à  redouter  avec  un  artiste  de  race  tel  que  Corot.  Cette 
prodigieuse  connaissance  du  détail  lui  servit  précisément  à  aboutir  aux  grandes 
simplifications,  c'est-à-dire  au  moyen  d'expression  le  plus  puissant,  car  on  ne 
simplifie  bien  et  à  propos  qu'à  la  coiulilion  de  savoir  beaucoup. 


ÉCOLE  i-rançaisl:. 


41;; 


D'ailleurs  Corot  ne  resta  guère  plus  de  trois  ans  chez  Berlin.  En  l82o  il  par- 
tait pour  l'Italie  et  il  y  restait  deux  ans.  Là  son  œil  ae(iuit  une  liuesse  de  percep- 


ClIINTr.  EllL.    —     PAYSiGF. 


lion  extraordinaire,  ot  son  pinceau  ctail  dcjà  d'une  son])lesse,  sa  couleur  d'une 
distinction  ([ui  lui  auraient  assuré  pour  l'avenir  une  trrs  belle  place,  mcme  s'il 
s'en  tut  tenu  là.  Le  musée  du  Louvre  possède  deux,  petites  éludes  d'Italie  ;  elles 


41i  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

sont  délicates  et  précises,  mais  ce  ne  sont  pas  les  plus  belles  qu'on  puisse  citer 
de  cette  période.  Les  collections  de  M.  H.  Houart,  à  Paris,  de  M.  le  comte  Doria 
à  Orrouy,  sont  riches  de  quelques-unes  qui  sont  de  véritables  chefs-d'œuvre. 

La  pureté  du  ciel  et  de  la  mer,  le  sable  doré  des  grèves,  la  forte  et  élégante 
silhouette  des  édifices,  tout  cela  est  exprimé  par  des  moyens  déjà  des  plus 
sobres  et  des  plus  larges.  On  a  dit  que  ces  études  avaient  un  peu  de  sécheresse; 
on  les  a  mal  regardées  :  finesse  n'est  pas  sécheresse,  et  si  ces  peintures  parais- 
sent moins  vaporeuses  que  celles  qu'il  fit  plus  tard,  rien  n'est  plus  simple  ni 
plus  délicat.  Ce  n'est  qu'après  1830  que  l'on  commença  un  peu  à  remarquer  les 
œuvres  de  Corot,  et  lorsque  vers  1840  il  entra  en  la  possession  définitive  de 
son  beau  langage  si  fin  et  si  pur,  lorsqu'il  peignit  ces  matins  baignés  de  rosée, 
ces  crépuscules  qui  étaient  les  rêveries  d'une  âme  charmante,  émue  jusqu'à 
l'attendrissement,  mais  une  tendresse  si  haute  et  si  virile,  devant  l'harmo- 
nieuse paix  des  eaux,  des  nuages  et  des  bois,  —  l'heure  devint  bonne  pour  le 
méconnaître  et  le  bafouer.  Sans  doute  il  avait  quelques  admirateurs  passionnés; 
des  artistes  même  l'applaudissaient  et,  à  son  grand  étonnement,  quand  il  eut 
dépassé  la  cinquantaine,  on  lui  acheta  quelques  tableaux.. Mais  dans  ces  soliludos 
d'argent,  de  i)âles  roses,  dans  ces  fêtes  de  nature  dont  il  se  grisait  comme  les 
grands  païens,  la  foule,  sur  la  foi  des  critiques  spirituels,  des  faiseurs  de  nouvelles 
à  la  main,  et  des  artistes  à  la  mode,  ne  voyait  que  des  ébauches,  et  c'était  la 
plus  élémentaire  marque  de  bon  goût  de  dire  qu'un  Corot  «  ce  n'était  pas  fini  ». 

Corot  était  im  grand  poète  ;  on  n'entendra  pas  parla  que  son  art  confina  le 
plus  légèrement  que  ce  fût  à  la  littérature.  Il  fut  poète  par  la  peinture,  avec 
les  seuls  moyens  qu'elle  ollre,  et  la  seule  façon  pour  un  grand  peintre  d'être  un 
grand  poète,  c'est  de  penser  et  d'exprimer  en  peintre. 

Son  apport  à  l'art  français,  en  dehors  même  de  son  œuvre  si  exquise  et  si 
consolante,  fut  considérable  puisque,  comme  nous  l'avons  dit,  il  se  préoccupa 
le  premier  de  l'iniporlance  capitale  des  valeurs  et  de  Venveloppe  et  que  c'est 
tout  d'abord  par  là  que  son  œuvre  prend  matériellement  son  caractère  et  sa  rare 
qualité.  Le  second  de  ces  termes  s'explique  de  lui-même;  l'on  entend  aisément 
<[u'il  a  trait  à  celle  impalpable  atmosphère  duul  les  objets  se  baignent  dans 
Tiiir',  et  qu'il  s'agit,  bien  qu'impalpable  et  invisible,  pour  un  pcinire  de 
rendre  sensible.  Quant  au  premier,  il  est  plus  malaisé  à  s'assimiler  étant  un 
peu  complexe,  mais  une  comparaison  musicale  peut  le  faire  mieux  com- 
prendre. 

Une  exécution  symphonique  est  parfaite  quand  chaque  note  d'un  accord 
est  en  juste  relation  avec  les  autres  et  quand  chaque  instrument  la  fait  entendre 
avec  le  degré  de  force  et  de  douceur  qui  convient.  Si  dans  l'ensemble  un  ins- 
trument tout  en  jouant  juste  vient  à  donner  sa  note  trop  fort  ou  trop  faible- 
ment par  rapport  aux  autres,  tout  le  reste  de  l'exécution  se  trouve  compromis. 


^0nM^'-  J^^é^'^  ^^i^-^  %\'.^#^'  •   ^.. 


llILLET.     -      LK     Tr.OlPEAU    (khaGMEm). 


yi  '-4 


^t>^-^^h 


416 


IMSTOiRli  PÛPLLAIRR  Dl'    LA  PI'IN TLRIÎ. 


Or  ce  que  les  sons,  on  musique,  doivent  observer  dans  le  plus  ou  moins  d'in- 
tensité, les  tons  en  jx-inture  doivent  loliserver  dans  le  plus  ou  moins  de  clarté. 
Si  dans  un  tableau  un  Ion  est  juste  d'ailleurs,  mais  n'est  pas  donné  avec  sa 
valeur  convenald<'.  Inul  1  rnsembie  en  est  imperceptiblement  déséquilibré,  mais 
ce  très  peu  d'écart  est  aussi  pénible  à  l'œil  délicat  que  l'est  à  l'oreille  exercée  le 
son  qui  domine  trop  l'ensemble  ou  s'y  perd  trop.  En  poussant  cette  analogie 
jusque  dans  la  (jualité  et  la  nature  même  du  ton,  ou  jusque  dans  le  degré  et 
le  timbre  du  son,  l'on  arriverait  à  conclure  aux  mêmes  rigoureuses  nécessités. 


L  A  \  0  i:  1. 1  S . 


Cela  suffit  à  prouver  <|U('  l'on  n'obtient  en  art  la  grande  simplicité  que  par  des 
moyens  qui  sont  extrêmement  délicats  et  suijtils.  Kt  si  tous  ceux  qui  riaient  sot- 
tement de  ces  tableaux  avaient  pu  se  douter  de  quelles  complexes  opérations 
d'esprit,  de  quels  calculs  profonds  rien  que  ce  gris,  le  gris  exquis  de  Corot,  était 
le  produit,  ils  se  seraient  émerveillés  de  voir  à  quel  point  au  contraire  les  Corot 
étaient  //'«w  et  mctvcilleusemeni  finis. 

Corot  était  une  àmc  parfaite.  Ceux  (|ui  l'ont  approché  en  ont  gardé  une 
grande  douceur  cl  une  grande  sérénité.  Cet  homme  dégageait  de  la  i)()nté  aussi 
naturellement   que    tant    d'autres    suent  par   les  pores   la   mesquinerie  et   la 


m 


Ml;ffll^Ù/ài^  ;i..:u:;X.:^-Mti.gg 


2" 


/il 8  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

malveillance.  11  a  de  grandes  analogies  dans  Tliistoire  de  l'art  français  avec 
Chardin;  même  force  d'àme  et  même  bonhomie;  les  analogies  sont  donc 
d'anlaiil  plus  parfaites  (ju'il  y  a  aussi  détroits  rapports  entre  les  deux  peintres. 

Ce  que  nous  ne  saurions  trop  vivenuMit  indiquer  en  terminant  ces  lignes  qui 
^  ne  sont  même  point  un  croquis,  mais  seulement  un  appel  à  l'étude,  c'est  que 
Corot  est  un  des  grands  peintres  de  ligures  de  notre  école.  On  aime  trop  à  spécia- 
liser chez  nous  pour  que  l'on  se  décide  de  longtemps  à  reconnaître  en  lui  autre 
chose  qu'un  paysagiste.  Mais  c'est  être  prophète  de  peu  démérite  que  d'annoncer 
que,  dans  l'avenir,  les  figures  de  Corot,  sœurs,  par  l'intensité  d'expression,  de  la 
Joconde  et  d'une  qualité  de  peinture  admirable,  seront  recherchées  et  honorées  à 
l'égal  des  œuvres  les  plus  précieuses  de  Van  der  Meer  de  Delft  ou  de  Velasqncz.  11 
est  possible  qu'il  y  ait  encore  à  l'heure  présente  des  gens  que  ces  rapprochements 
de  noms  fassent  sourire  :  lorsque  Corot  mourut,  à  soixante-dix-huit  ans,  une 
des  plus  hautes  gloires  de  notre  art,  il  avait  connu  juste  le  minimum  des  honneurs 
officiels,  et  dès  qu'il  fut  enterré  l'on  commença  de  battre  honteusement  monnaie 
de  son  œuvre. 

Millet  (1814-1875)  a  subi  la  même  fortune.  Une  seule  de  ses  œuvres,  et  non  la 
meilleure,  a  été  vendue  une  somme  de  beaucoup  supérieure  à  tout  cequ'ilgagna  sa 
viedurant.  C'iïst  une  forte  et  belle  figure  de  ce  siècle,  mais  sou  œuvre,  indignement 
décriée  au  début,  devenue  plus  tard  manière  à  vertigineux  et  attristants  agiotages, 
sera  soumise  peut-être  à  quelque  revision.  Avant  de  chercher  à  nous  définir  à 
nous-même   notre    admiration,   deux  citations    ne   nous    seront  pas    inulib^s. 

L'une  est  de  Baudelaire  dans  son  Salon  de  1859.  En  l'àpre  et  hautaine  sincé- 
rité avec  laquelle  cet  esprit  pénétrant  jugeait  les  hommes  et  les  œuvres,  Bau- 
(bdaire  s'exprimait  ainsi  :  «  M.  Millet  cherche  particulièrement  le  style:  il  ne  s'en 
cache  pas,  il  en  fait  montre  et  gloire.  .Mais  une  partie  du  ridicule  que  j'attribuais 
aux  élèves  de  M.  Ingres  s'attache  à  lui.  Le  style  lui  porte  malheur.  Ses  paysans 
sont  des  pédants  qui  ont  d'eux-mêmes  une  trop  haute  opinion.  Ils  élaleni  une 
manière  d'abrutissement  sombre  et  fatal  qui  me  donne  l'envie  de  les  haïr.  Hnils 
moissonnent,  ([u'ils  sèment,  qu'ils  fassent  paître  des  vaches,  qu'ils  tondent  des 
animaux,  ils  ont  toujours  l'air  de  dire  :  «  Pauvres  déshérités  de  ce  monde,  c'est 
»  pourtant  nous  qui  le  fécondons!  Nous  acconiplissolis  une  mission,  nous  e.ver- 
»  çons  un  sacerdoce!  »  Au  lieu  d'extraire  simplement  la  poésie  naturelle  de  son 
sujet,  .M.  Millet  veut  à  tout  prix  y  ajouter  quelque  chose.  Dans  leur  monotone 
laideur,  tous  ses  petits  parias  ont  une  prétention  philosophique,  mélancolique  et 
rapli:i(''les(iue.  Ce  malheur,  dans  la  |ieinture  de  M.  Millet,  gâte  toutes  les  belles 
qualités  qui  attirent  tout  d'abord  le  regard  vers  lui.  » 

A  côté  de  cette  opinion  sévère,  il  en  faut  citer  une  autre,  plus  modérée,  et 
c'est  encore  au  beau  livre  de  Fromentin  que  nous  l'empruntons  :  »  Un  peintre 
fort  original,  une  âme  assez  haute,  un  esprit  triste,  un  canir  bon,  une  nature 


/i20  iiisTdiiti-:  l'oi'ri.Aiiii-;  iti-  i..\  ti-inture. 

M-iiiiiicnt  rurale  a  dit  sur  la  campayuc  et  sur  les  campagnards,  sui-  les  duretés,  les 
mélancolies  et  la  nol)less(;  de  leurs  ti-avaux,  des  choses  que  jamais  un  Hollandais 
lU!  se  serait  avisé  de  Inuuci-.  Il  les  a  dites  en  un  langage  un  peu  barbare,  et 
dans  (les  rorniuii's  (lù  la  pensée  a  pins  de  Aigueur  et  de  netteté  que  n'en  avait  la 
main.  On  lui  a  su  un  gré  infini  de  ses  tendances...  En  fin  de  compte  a-t-il  oui  ou 
non  l'ait  ou  laissé  de  beaux  tableanx  ?  Sa  l'orme,  sa  langue,  je  veux  dire  celte 
enveloppe  extérieure  sans  laquelle  les  o'uvres  de  l'esprit  ne  sont  ni  ne  vivent, 
a-t-elle  les  qualités  (|u"il  faudrait  pour  le  consacrer  un  beau  peintre  et  le  bien 
assurer  qu'il  \ivra  longtemps?  C'est  un  penseur  profond  à  côté  de  Paul  Potter 
et  de  Cuyp  ;  c'est  un  rêveur  attachant  quand  on  le  compare  à  Terburg  età  Mel/ii  ; 
il  a  je  ne  sais  quoi  d'incontestablement  noble  lorsqu'on  songe  aux  trivialités  de 
Steen,  d'Ostade  ou  de  Jjrouwer;  comme  homme  il  a  de  quoi  les  faire  rougir 
tous  :  comme  peintre  les  vaut-il?  » 

A  une  question  ainsi  posée,  s'il  ne  fallait  répondre  que  par  oui  ou  par  non, 
l'hésilalion  ne  sérail  j)as  permise.  Comme  peintre  Millet  ne  saurait  être  comparé 
aux  charmants  bijoutiers  en  perles  que  sont  les  Hollandais.  11  ne  vaut,  dans 
noli'e  propre  école  ni  Cbardinni  Watlean,  qui  senties  ouvriers  les  j)lus  raffinés, 
ni  Delacroix  qui  est  splendide,  ni  Théodore  Rousseau  qui  est  la  peinture  moderne 
personnifiée,  ni  Corot  qui  est  le  plus  rare  des  harmonistes,  ni  en  un  mot  aucun 
des  vrais  peintres  que  nous  avons  nommés  et  que  nous  pourrons  nommer  encore. 
Sa  peinture  est  sourde  et  opaque  et  malgré  cela  elle  n'est  pas  même  très 
accordée.  C'est  un  instrument  imparfait  et  grossier  dont  Millet  tire  d'admirables 
cU'els.  C'est  donc  un  grand  artiste,  et  c'en  est  un  parce  qu'il  s'est  créé  son  lan- 
gage pour  exprimer  ses  sensations.  La  question  de  peinture  proprement  dite 
sfinhlc  dc\(Miir  ici  secondaire,  puisque  la  beauté  de  l'œuvre  réside  dans  la 
conception  du  peintre  et  dans  la  préseulalion  des  silhouettes  qui  lui  servent  à 
l'exprimer  fortement.  Mais  cette  conception  elle-même,  nous  venons  de  le 
voir,  a  été  critiquée  avec  une  vivacité  extrême  par  un  esprit  élevé  et  qui  démas- 
quait le  banal  avec  une  perspicacité  spéciale.  11  est  certain  que  Millet  a  été  loué 
par  des  raisons  d'une  grande  banalité  ;  on  eut  grand  soin  de  retrouver  le  passage 
célèbre  de  La  Bruyère  sur  les  «  certains  animaux  farouches  »,  (|ui  a  tant  servi. 
Ce  n'est  qu'après  que  VAngelits  eut  été  vendu  un  milliou  que  l'on  s'aperçut  que 
c'était  parmi  les  tableaux  où  Millet  avait  mis  une  niée,  —  où  plutôt  tant  de  gens 
en  avaient  mis  une  pour  lui,  —  celui  dont  on  se  fatiguerait  le  plus  vile  un  jour, 
et  l'aventure  de  cette  toile,  aventure  où  l'art  disparait  derrière  un  pullisme 
colossal  et  slupide,  fut  cause  d'un  subit  retour  des  esprits  un  peu  raffinés.  C'est 
la  fatale  réaction  que  nous  avons  déjà  maintes  fois  notée  :  les  véritables  artistes 
trop  maltraités  de  leur  \\\\\n[  et  ti(qi  exalti's  après  leur  mort,  ou  réciproque- 
nunil,  doivent  attendre  qu'un  jusie  é(|uilil)re  renaisse,  et  ce  n'est  que  beaucoup 
plus  tard  qu'ils  sont  appriM-iés  avec  mesure 


JIIIS      m  Pr.É.     —      I.E      MVTIN'. 


422  HISTOIRE  POPULAIRE  DE    LA  PEINTURE. 

('(•  lilsdc  piivsaiis,  (|iii  ;nail  il'aliord  siil)i  l'influence  d'une  mythologie  mâlin(''C 
tle  rornautisuic  cl  (|ui  paraissait  dc\oir  de\enii'  une  sorte  de  Prud'lion  à  sang 
épais,  trouva  assez  tard  sa  véritable  nature,  et  c'est  au  Salon  de  1848  que  parais- 
saille  Vanneur,  une  de  ses  premières  œuvres  rustiques.  Si  l'on  n'avait  qu"à  songer 
combien  il  est  difficile  à  l'homme  do  conquérir  la  vérité  de  son  être  et  combien 
sont  rares  ceux  ([ui  y  parviennent,  on  admirerait  .Millet  sans  restriction.  A  partir 
de  ce  moment  il  rentra  dans  les  champs  et  ne  les  (luilta  plus.  11  avait  |Mul-rlre 
en  lui  un  peu  de  cctlc  philosophie  fiaislc  et  ipii  nous  semble  légèremciil  di'ila- 
maloirt'.  du  paxsau  hautement  doué,  qui  a  passé  par  les  villes  et  ne  les  a  pas 
aimées  ;  il  y  a  aussi  un  peu  du  ton  de  l'épocjne,  et  l'on  ne  peut  oultlier  ([ue  c'est 
entre  1840  et  1848  que  ce  paysan,  élève  de  l'aul  Delaroche,  arrivait  lentement 
à  se  désempctrer  de  ses  hésitations.  Mais  cela  est  peu  de  chose  si  l'on 
airi\t'  droit  à  celle  belle  àme.  simple,  probe  et  mélancolique.  Les  tra^aux  des 
chauqis,  les  occupations  des  paysans,  laboureurs  et  semeurs,  gardcurs  de 
moutons,  tueurs  de  cochons,  glaneuses,  tondeurs  de  brebis,  fdeuses  ou  baral- 
leuses,  femmes  occupées  àd'humbles  besognes,  attentives  en  leur  rude  maternité, 
finissent  par  n'être  qu'un  prétexte  ;  les  personnages  sont  comme  des  points  de 
repère  dans  cette  intense  monotiuiie  de  la  terre  que  Millet  a  exprimée  en  poète, 
et  qui  es!  magnifiquement  émouvante  parce  qu'elle  est  monotone,  ou,  si  Idii  m'uI 
imiuuable.  C'est  ce  cadre  qui  fait  la  grandeur  des  êtres,  et  ce  sont  ces  êtres  qui, 
par  leur  vi{;  lente  et  mesurée,  marquent  les  amples  palpitations  de  cette  terre. 
Cette  sensaliiHi.  (pii  est  des  plus  hautes  parmi  celles  que  la  poésie  peut  donner, 
Millet  la  proviupu'  par  des  moyens  très  forts  et  très  simplifiés.  Aussi  ses  des- 
sins, ses  pastels,  ses  eaux  fortes  sont-ils  aussi  complets  et  plus  inattaquables 
que  SCS  peintures,  car  ils  en  donnent  toute  l'essence  et  en  même  temps  échap- 
pent aux  (•iiii(pu^s  de  technique  que  l'on  pourrait  l'aire  de  celles-là.  Il  est 
probable  ([ue  telle  ou  telle  de  ses  œuvres,  belle  et  émouvante  en  principe, 
n'échappera  pas  aux  discussions,  aux  atla([ues  même.  Mais  c'est  par  son  ensemble 
que  celle  o-uvre  est  grande  et  qu'elle  se  niaiulieiulra  au  premier  rang  jiar  la 
seule  force  d'une  sincérité  et  dune  prctbilé  qui  ont  suggéré  les  moyens  sobres, 
appropi'iés  aux  émotions  d'un  simple  et  grand  cœur. 

Millet  avait  connu  Daumier  (1808-1879);  il  avait  été  lié  avec  lui  d'amitié,  et  il 
est  de  stricte  justice  (|ue  l'on  n'ignore  pas  que  c'est  à  Daumier  qu'il  devait  en 
grande  partie  d'avoir  découvert  ces  moyens  d'expression.  Si  sa  nature  et  sa 
volonté  les  avait  rompus  à  son  usage  au  point  de  les  faire  redevenir  originaux, 
ce  n'en  est  pas  moins  l'obserxaliiin  des  dessins  et  des  lithographies  de  Daumier 
qui  l'avait  mis  sur  la  voie.  Ils  lui  révélèrent  les  grandes  abréviations  qui  rendent 
les  silhouettes  plus  saisissantes  plus  vraies,  ils  lui  enseignèrent  la  méthode 
de  ne  pas  copier  la  nature,  mais  d'exprimer,  après  une  assimilation  profoude,  le 
sentiment  ([u'on  en  a  gardé. 


DMr.ic.Nv.    —    i.rs    iiinox: 


4-2i  IIISTUIIII-:  l'OlTLAlItl'   \)E  LA  PEINTLRR. 

Millet  etDauniicr,  son  vrai  iiiailri'  et  précurseur,  ne  sont  point  des  réalistes, 
bien  qu'ils  aient  peint  seulement  des  réalités.  Comprendre  la  ditrérence,  c'est 
comprendre  tout  l'art.  Ils  ont  vu,  senti  vivement,  et  après  un  travail  de  médita- 
tion, une  sorte  d'incubation  des  images  dans  le  cerveau,  leur  main  a  été  l'auxil- 
liairc,  non  pas  de  leur  o-il,  mais  des  notions  que  leur  œil  leur  avait  apportées. 

Ne  fût-ce  qu'à  ce  litre  d'avoir  précédé  et  formé  Millet,  Daumier  devrait  occuper 
une  grande  place  dans  l'histoire  de  la  peinture.  Mais  son  œuvre  lui  en  assure  une 
au  moins  égale  h  celle  de  Millet.  Si  le  moment  n'est  pas  encore  venu  qu'une  telle 
justice  lui  soit  pleinement  rendue,  il  n'est  jamais  trop  tôt  pour  nous  de  la  revendi- 
quer. Celui-là  fut  le  plus  méconnu  de  tous.  Durant  sa  vie  on  ne  vil  en  lui  qu'un 
amuseur,  un  faiseur  d'actualités;  la  vie,  lourde  et  gluante,  ne  lui  permit  pas 
de  se  livrei'  tout  entier  à  la  peinture.  Toutefois,  malgré  les  exigences  de  la 
production  au  jour  le  jour,  le  manque  d'encouragements  et  de  moyens  d'indé- 
pendance, outre  ses  trois  mille  lithographies,  scènes  de  la  vie  bourgeoise, 
satires,  vigoureuses  polémiques  dessinées,  Daumier  put  laisser  au  moins  de 
deux  cents  à  deux  cent  cinquante  peintures  et  esquisses  et  plusieurs  centaines 
d'aquarelles,  dessins  et  croquis.  C'en  est  assez  pour  que  le  peintre  doive  être  un 
jour  aussi  hautement  apprécié  que  le  lithographe.  Nous  avons  dans  un  précé- 
dent ouvrage  étudié  longuement  l'œuvre  de  Daumier.  S'il  nous  était  donné  de 
compléter  un  jour  ce  travail,  nous  pourrions  maintenant  parler  moins  longue- 
ment de  l'œuvre  lilhitgraphiée  qui  est  désormais  très  connue  et  prisée;  nous 
n'aurions  plus  à  discuter  le  droit  d'un  soi-disant  caricaturiste  à  se  ranger 
parmi  les  plus  grands  peintres  ;  mais  nous  reprendrions  et  étudierions  en  détail 
l'œuvre  peinte  et  dessinée  pour  en  mieux  montrer  l'importance  (I).  Cette 
œuvre  est  soumise  en  ce  moment  à  des  destinées  voyageuses,  selon  toute  vrai- 
semblance, car  Daumier,  exploité  ou  négligé  pendant  sa  vie  devait  être  volé 
après  sa  muii  ;  pour  une  somme  dérisoire  donnée  à  sa  veuve,  des  marchands 
qui  gardèrent  un  prudent  anonymat  pillèrent  l'atelier  où  était  encore  une 
notable  partie  de  son  (euvre  peinte.  Il  faut  se  résigner,  après  avoir  déploré  les 
séquestrations  et  les  exportations  auxquelles  ces  peintures  sont  soumises,  car, 
tout  compte  fait,  un  jour  arrive  où  les  œuvres  se  retrouvent  où  elles  doi- 
vent, pour  l'enseignement  et  le  plaisir  des  hommes.  11  suffit  que  l'on  com- 
mence à    classer   Daumier    parmi    les   plus   grands    artistes   de   ce   siècle    et 

(1)  Celle  année,  un  coinmcnccnieril  de  s;iin"lii»n  a  été  oflificllcincnt  Jonné.  A  la  vente  GcoITroy- 
Dechaumc,  l'État  a  arhclé  ])oni'  le  musée  du  Luxembourg  la  belle  peinture  des  Voleurs  et  l'Ane.  Mais 
où  se  dispei'seront  fanl  de  belles  (cuvres  telles  ([ue  le  Don  Samaritain,  les  grandes  toiles  du  Meunier, 
son  h'its  et  l'Ane,  les  liacchanles,  cl  les  Don  Quichotte,  et  les  Scapins,  et  les  peintures  de  la  vie  bour- 
geoise, amateurs  d'estampes,  réunions  d'amis,  salles  de  spectacles,  etc.  etc.,  toutes  choses  si  belles 
de  couleur,  si  énergi([ues  de  silhouette,  si  fortement  caractérisées  qu'un  Dauniiern'a  pas  besoin  <le 
signature...  malgré  la  précaution  qu'auront  prise  quelques  marchands,  de  faire  appliquer  des  signa- 
tures fausses  sur  des  œuvres  autlienti(iues  que  le  peintre  avait  négligé  de  signer? 


à  reconnaître  en   hii  noli'e   plus  gnmil  peiiitic  de  nuriirs  de   tous  les  temps. 


FnOMKNTlN.    —     LA      CIMSSF      A  f       FAIC0\. 


Les  beaux  arlisles  dmil   unu?  veiuuis  de  parler  apparlieuncut  à   ee  qu'on 
appelle,  par  besoin  de  classilication,  <<  lécole  de  IS.iii  ■>.  I-^I  ce  imui  é\oiiue  [)uur 


420  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

nous  un  admirahic  groupe  d'aili^^tos,  passionnés  pour  leur  art,  désinloressé-i  et 
ardents,  d'une  lierlé  et  d'une  probité  superbes,  ignorants  des  grossiers  arti- 
iices  de  bx  réchime,  sévères  pour  tout  cbarhilanisme.  Bien  que  nous  ne  puissions 
pas  les  étudier  avec  détail,  il  importe  de  dire  que  ce  sont  des  noms  glorieux  et 
des  œuvres  de  premier  ordre  qui  vont  être  énumérés,  et  que  Tbisfoire  complète 
de  ces  maitrcs  et  de  leurs  edbrts  sera  une  des  plus  importantes  et  des  plus 
édifiantes. 

.Iules  Dupré  (18H-1889)  se  place  au  premier  rang  parla  Iteauté  de  l'ienvro 
et  la  force  du  caractère.  De  la  nature  il  a  surtout  rendu  des  aspects  graves, 
dégagé  des  barmnnies  ausières.  S'il  nous  passionne  moins  que  Théodore  Rous- 
seau, tout  en  nous  inspirant  autant  de  respect,  c'est  que  sa  peinture  ne  rellète 
pas  le  même  tourment.  Bien  que  d'un  sentiment  admirable  elle  sent  un  peu 
trop  la  certitude;  d'ailleurs  cette  belle  force  demeure  de  l'autorité  et  n'est  pas 
encore  du  système.  Mais  l'œuvre  de  Théodore  Rousseau  est  un  si  merveilleux 
clavier  d'inquiétudes!  Jules  Dupré  adopta  une  manière  plus  synthétique,  com- 
portant autant  d'émotion  peut-être,  mais  moins  de  sensibilité.  Ses  tonalités 
soutenues,  dans  ses  couchers  de  soleil,  dans  ses  belles  marines,  dans  ses  lisières 
de  forêt,  d'une  dorure  sombre  qui  est  comme  la  signature  de  ses  paysages,  sont 
d'un  lioMune  (jui  fient  à  dominer  la  nature  et  à  l'emprisonner  coûte  (jue  coûte 
dans  son  atelier,  tandis  que  Rousseau  sort  à  chaque  instant  de  son  atelier  en 
courant,  et  se  laisse  passionnément  entraîner  par  elle.  .4ussi  Dupré  est-il  sans 
conteste  «  magistral  ».  et  Rousseau  humain. 

A  leurs  côtés  Daubigny  (1817-1878)  accomplit  paisiblement  son  nnivre  en 
brave  linniiiic  et  eu  peiiilre  finement  doué,  lia  une  grande  tranquillité  d'âme; 
elle  se  manifeste  dans  les  nombreux  paysages  qu'il  peignit  pour  la  plupart  sur  les 
bords  de  la  Seine  et  dans  la  vallée  de  l'Oise.  Toute  sincérité  et  candeur,  le 
bon  Daubigny  dut  cire  profondément  surpris  à  ses  débuts  quand  on  lui  reprocha 
d'avoir  peint  des  pommiers,  de  l)eau\  pommiers  en  ileur,  un  arbre  tout  à  fait 
dépourvu  de  noblesse,  un  arlu'c  tii\i;il.  indigne  d'un  peinire  (pii  se  respectait. 
Or  Dauliigny  se  res[)ectail  1res  Ineii,  mais  il  respectait  la  nature  encore  davan- 
tage et  d'un  gros  respect  atlcndri  :  et  il  cunlinna  de  peindre  et  de  graver  des 
pommiers  et  bien  d'autres  belles  choses. 

('.Iiiiilreuil  il8i(i-l87Jj  avait  des  dons  délicats,  la  volonté  de  liieii  l'aire. 
.Mais  c'est  un  tempérament  cbé'if  et  frêle.  Ses  œuvres  demeurent  un  jieu  prdes. 
L' Espace,  et  Pluie  et  soleil  sont  de  jolies  toiles  auxquelles  manque  seulement 
un  peu  d'accent. 

Pour  Troyon  (  181 0-1 80o)  il  représente  trop  le  peinire  habile,  le  produrieur 
d'images.  \  part  quelques  rares  morceaux  heureusement  venus  c'est  du  com- 
merce encore  plus  que  de  l'art,  malgré  les  qualités  de  savoir  et  de  dextérité. 
Il  est  de  très  belles  choses  qui  sont  comprises  et  aimées  à  la  fois  par  les  inilics 


■1  "05  o::.    —    I. 


s      VACIILS      .ILLAN 


T      M\      CIM'IPn. 


4-23  HISTOIRE  POPULAIliK  DE  LA  l'i:i.\TL"UE. 

et  par  la  foule,  mais  il  ne  s'ensuit  i)as  que  toutes  celles  qui  sont  aimées  et 
comprises  par  le  pi-emier  venu  soient  ]>elles.  P.rascassat  (1804-1867)  est  |ilus 
oul)lié  que  Troyou  ;  pimilaiit  dans  le  niènie  genre,  la  peinture  d'animaux  domes- 
tiques, il  se  montre  plus  vigouieux  et  sui-tout  plus  naïf. 

A  Corot  on  rattachera  Eugène  Lavieille,  son  élève  (1820-1888)  dans  Tceuvre 
duquel  on  distinguera  de  beaux  paysages  de  nuit  ;  puis  Constant  Dulil- 
leux  (1 807-1 8Go)  fin  et  varié. 

Parmi  les  paysagistes  du  milieu  de  ce  siècle,  les  orientalistes  exploitèrent  un 
domaine  h  part.  Dauzats,  très  beau  type  de  l'artiste  voyageur,  puis  Decamps 
leur  avaient  ouvert  la  voie.  Marilhat  (18M-1847)  fut  aussi  un  des  premiers; 
puis  vint  Fromentin  (1820-1870)  qui  peignit  l'Algérie  avec  une  grande  délica- 
tesse-de  touche,  et  l'on  ne  peut  mentionner  sèchement  un  homme  d'un  aussi 
bel  esprit,  un  écrivain  d'un  si  grand  talent  {Dommir/ne,  les  Maîtres  (C autrefois^ 
Un  été  dans  le  Sahara,  Une  année  dans  le  Sahel)  et  qui  a  dit  sur  son  art  des  choses 
si  élevées  et  si  judicieuses. 

Au  nombre  des  orientalistes  il  faudra  encore  citer  Berchère,  Tourneminc, 
Belly  ('1827-1877);  quant  à  Guillaumet,  il  se  rattache  au  môme  groupe,  mais 
il  n'appartient  déjà  plus  à  la  même  époque  (1840-1887). 

Par  ses  belles  et  chaudes  peintures  du  Maroc  (la  Noce  juive,  le  Conteur,  les 
Fils  du  Pacha),  Alfred  Dehodencq  (1822-1882)  pourrait  se  rattacher  à  ce  groupe, 
si  son  œuvre  n'était  pas  des  plus  variées  et  ne  comprenait,  outre  ses  portraits 
[Théodore  de  Banville),  ses  tableaux  d'histoire  [Charlotte  Corduy,  Christophe 
Colomb),  des  scènes  d'Espagne  d'une  vie  inttjnse,  telles  que  le  Combat  de  tau- 
reaux, les  Adieux  de  Boabdil  et  les  Bohémiens. 

Une  fois  faite  la  part  à  Daumier,  il  y  aurait  encore  d'excellents  peintres  de 
monirs,  de  portraits,  de  réalités  variées  à  étudier  longuement.  D'abord 
Henri  Monnier  (180.5-1 877)  qui  n'a  laissé  que  des  dessins  et  des  aquarelles,  mais 
qui  n'en  est  pas  moins  un  des  plus  vigoureux  peintres  de  mœurs,  et  un  profond 
comique.  Pionvin  (181 7-1887),  dans  ses  intérieurs,  et  surtout  ses  scènes  de  la  vie 
de  couvent,  se  montra  un  excellent  peintre,  respectueux  des  traditions  hollan- 
daises dans  leur  intégi'ité,  'toutefois  avec  un  peu  de  sécheresse,  si  on  le  com- 
pare aux  Pieter  d'Iiooch  et  aux  Yan  deu  Mecr. 

Théo<lule  Hibot  (1820-1891)  l'ut  un  grand  caractère  et  un  beau  peintre.  A  part 
cini[  ou  six  tableaux  d'histoire  tels  que  le  Christ  au  milieu  des  docteurs,  Vlhntre 
'et  les  Plaideurs,  Saint  Sébastien,  le  Bon  Samaritain,  etc.,  son  œuvre  consiste 
surtout  en  scènes  familières  (Cuisiniers  célèbres),  en  observations  de  tvpes 
populaires,  d'humbles  et  saines  figures.  Cette  œuvre  est  vigoureuse  et  large; 
elle  dégage  de  riionnèteté  et  brille  par  une  grasse  et  savante  touche.  Elle  fut 
ridiculisée  jadis  et  la  fière  carrière  de  ce  maître  sera  un  des  beaux  exemples 
h  rappeler  sans  cesse  aux..jeunes  peiiilics. 


f:C()LI':  FHANÇAISR. 
PiicarJ  (I823-I872  alaissésiii-luutd'adiiiii-aljlrs  poi-trail<  d'une  cuiilcui 


420 
cl  d'un 


Tiii"i'iiK     iMU'ii.     —    jtsis     pinvi     i.i:s    ddi.t  ri  r:: 


caractère  émouvanl.  Le  graveur  F.  (Jaillard  ,1833-1887^   en  a  point  plusicur 


430  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

[Mfjr  de  Ségur,  Dame  ùgÉe,  etc.,)  triiiic  précisidu  do  dosiu  qui  rappelle  Holbein 
tout  en  conservant  le  caractère  de  noire  époque. 

Que  d'inconnus  de  notre  temps,  doiil  (ui  lecherchera  les  œuvres  plus  tard, 
s'étonnant  de  l'indifférence  des  contemporains!  Il  faut  en  citer  au  moins  deux 
que  les  amateurs  avisés  connaissent  et  choient.  L'un  est  un  simple  peintre  de 
mœurs  des  liumbles  :  paysans  qui  n'ont  pas  "  leur  idée  »  comme  ceu\  de 
Millet,  intérieurs  de  médiocres  maisonnettes,  et  c'est  Cals  (1810-1881 1  ipii 
rendit  cela  en  excellent  peintre,  avec  un  profond  amour  de  son  art  et  une 
exquise  tendresse  pour  ses  pauvres  modèles;  vingt  personnes  connaissent  sou 
nom;  pas  un  musée  à  Paris  n'a  de  lui  une  esquisse  et  dans  cinquante  ans 
d"ici,  ce  serait  un  sphinx  pour  ceux  qui  rechercheront  ses  œuvres,  si  M.  le 
comte  Doria  n'avait  pas  publié  sur  lui  une  notice  aflectueuse  et  renseignée  en 
tête  d'un  catalogue  de  vente. 

L'aiilre  est  surtout  un  paysagiste,  si  l'on  peut  faire  renirer  dans  cette  classi- 
fication un  «  peintre  de  villes  »,  de  maisons,  de  cours  de  fermes,  de  coins  «h3 
vieilles  rues,  de  perspectives  de  vieux  quais  et  de  bons  petits  ports.  .\vec  une 
précision  et  une  sûreté  de  main  qui  seraient  déjà  remarquables,  mais  qui  se 
complètent  d'excellentes  qualités  d'atmosphère  et  de  couleur,  ce  peintre  a  . 
beaucoup  produit,  beaucoup  peiné  et  n'a  guère  rencontré  que  de  l'indifférence, 
et  c'est  Hervier  qui  est  comme  notre  Van  der  Hcyden. 

Lépine  est  mort  récemment.  On  retiendra  également  son  nom  comme  celui 
d'un  peintre  fin  et  lumineux,  qui  s'est  adonné  surtout  aux  paysages  parisiens 
et  à  ceux  des  environs  de  Paris. 

A  côté  de  ces  peintres  et  d'autres  de  leur  génération,  que  nous  ne  pouvons 
mentionner  parce  qu'ils  vivent  encore,  il  paraîtra  toujours  paradoxale  beaucoupde 
lecteurs  d'aftirmer  que  Meissonier  (1815-1892),  malgré  une  célébrité  universelle, 
des  honneurs  sans  nombre,  et  les  prix  énormes  qu'ont  été  payés  ses  ouvrages,' 
réserve  beaucoup  moins  de  plaisir  aux  âmes  véritablement  artistes.  Au  reste,  le 
débat  est  vidé  depuis  longtemps.  L'on  ne  songe  pas  et  l'on  n'a  jamais  songé  à  nier  la 
précision  et  la  science  de  ce  peinli'c,  IVxactitude  de  son  dessin.  Mais  il  n'y  a  dans 
son  œuvre  aucune  de  ces  qualités  d'émotion  ou  d'invention  qui  font  le  véritable 
artiste,  le  preneur  d'hommes.  L'œuvre  de  Meissonier  comprend  deux  parties: 
l'une  rétrospective,  l'autre  contemporaine;  dans  l'une  viennent  se  ranger  les 
petits  personnages  costumés,  spadassins,  niari[uis,  liseurs,  joueurs  d'échecs, 
cavaliers  Louis  Xlll  ou  Louis  XV,  scènes  de  l'histoire  de  l'empire,  etc.:  dans 
l'aulre,  les  portraits,  les  tableaux  militaires,  contemporains,  Xapoléoîi  111  el  son 
filut-majo)\  Sol/érbio,  etc.  Les  premiers  ont  été  comparés  aux  œuvres  des  petits 
maîtres  hulliunlais.  Matériellement  il  n'est  pas  de  comparaison  plus  fausse 
puisque  Ter  Borch,  Sleen,  Metzu.  Vernu-er,  l'ieter  de  Hoogh  et  les  autres,  ne 
peignaient  pas  des  personnages  du  \v  ou  du  xvi'  siècle,  mais  bien  des  gens  avec 


Ecole  fuancaisk. 


A:n 


f;iii  ils  élaient  on  coiislnnlcs  rclaliniis.  Mcissoiiici-  n'a  ddiic  |ui  iicindrc  (|iic  des 
modèles déguisrs  ou  desniaiiii('(|iiiiis,  non  des  vrais  sciiincurs  et  des  M'ais  inujincts 
qu'il  avait  aiis.  et  c'est  alors  d'un  Mcn  Midiiidi-c  iiih'rrl  cl  d'une  iimli'i'  nnllc 
D'autre  part,  lorscjue  nous  étudierons  la  peinture  liollandaise,  nous  verrons  (|u'en 
ce  (jui  concerne  l'exécution  le  rapprocluMuent  n'est  |ias  ])lns  exact,  car  auprès  du 


F.      BON  VIN. 


nidiiidre  taldeau  liidlaiulais  du  wii'  siècle,  un  Meissonier  paraîtrait  aussitôt 
dur,  aigre  et  sec.  Eiilin  les  liilileaux  militaires  contemporains  et  les  portraits 
sont  des  iihotograpliies  exéculc-es  sans  objectif  et  si  l'on  veut,  à  ce  point 
de  vue,  des  tours  de  forc<'.  .Mais  les  tours  de  force  ne  sont  pas  en  art  ce 
(]ui  inipniie.  In  \('rilalde  arli-le  i-end  siirlmii  le  caractère,  Meissonier  rendit 
surtnuL    h;    délai!.    Tout    celii     peiil    >!■    denidiilrer    conimc    un    théorème. 


432 


IlISTUlltE  POPULAIRE  DK  LA   PLLNTLllE. 


I/œiivre  de  Meissonier  peut  encore,  pour  beaucoup  de  personnes,  conserver 
des  élonnements,  mais  riiunianitô  en  est  absente,  et  ses  travestis  ne  peuvent 
émouvoir. 

Tous  les  peintres  dont  nous  venons  de  parler  appartiennent  par  leurs  débuts 
à  l'époque  de  1830,  mais  leur  œuvre  s'étend  aussi  jusque  sous  le  second  empire, 
et  pour  la  plupart  même  après  1870. 11  y  eut  en  même  temps  qu'eux  des  peintres 
académiques  déjà  oubliés  aujourd'hui  et  qui  étaient  des  rejetons  de  l'école  de 
David  mal  modernisés  par  les  pseudo-innovations  de  Paul  Dclaroche.  Aussi, 


MF.lSSONlEli.     —     LlbEUn. 


sous  le  règne  de  Louis-Philippe,  ne  parlerons-nous  que  pour  mémoire  de 
peintres  qui  eurent  alors  des  honneurs  et  des  travaux.  Le  musée  de  Versailles 
contient  leurs  œuvres  les  plus  importantes,  d'autres  sont  adhérentes  à  des  pla- 
fonds du  Louvre;  mais  à  quoi  bon  éiiumérer  les  œuvres  de  peintres  tels  que 
Abel  de  Pujol,  Vinchon,  Picot,  Court,  Mau/.aisse,  Alaux,  Signol?  Nous  ne 
saurions  contester  la  conscience  ni  l'application  de  tous  ces  peinires,  et  peut- 
être  (ronvera-t-on  plus  tard  (|nolque  morceau  bien  exèculi'.  t'Iude,  portrait  ou 
dessin  qui  sauve  leurs  noms  du  profond  oulili  où  ils  ont  déjà  fait  naufrage, 
mais  leurs  grandes  œuvres,  vastes  et  inutiles,  produits  d"un  acadéniiiine  bour- 
geois, ne  dégageront  jamais  que  de  l'eiunii. 


ÉCOLI'    FRANÇAIS!'.  AXi 

Ziegler  (1804-1 850)  csf  une  ti-iirc  plus  inliM-cssaiilc.  Ce  fut  avec  Flaiidriii 
et  Leliniann  le  ]iliis  reiiiaii|iialile  élè\e  (rinj>res.  Son  (eiiMc  la  |iliis  importante 
est  la  clécoi-aliiin  de  la  Mailelciue,  rrrdceupi''  do  ap]ili(alinns  dr  i'arl  el  de 
l'emploi  des  maliéin  s,  il  a  laiss(>  un  li-a\ail  siii'  la  ei'i  aini<pie  el  des  essais 
de  poterie. 

Nous  ne  serons  gnèrc  mnins  lacniii(|iie  à  IV'gai'd  des  jjeinlres  oiliciels  sous 
le  second  empire  ou  de  ceux  ([iii  i-esten(  plus  ou  moins  attachés,  soit  de  plein 
gré,  soit  en  dépit  de  leurs  elTorts,  à  l'ai1  d'école,  puisrpie  dans  ce  dernier  clia- 


lElSSONlEn.      ~      LE      POSTILLON. 


pitre  nous  ne  sommes  astreinl  (|u"à  parler  de  cnw  qui  ont  joué  un  rôle  décisif 
ou  bien  ont  apporté  une  note  originale  dans  l'iiistoirede  la  peinliire.  Le  lecteur 
n'aura  point  à  le  regretter  puis(pie  les  peintres  ont  tous  rencontré  leurs  iiisto- 
riens,  quel  (pie  valeur  ipi  ail  icui'  (i'u\re. 

INous  avons  [)arli'  di'  i'iandiin  cl  de  Léon  (logniet.  Lelimaiiii  HSi  't-!SS2\ 
fut  un  des  plus  savants  el  drs  plus  sohrc-  parmi  les  peintres  acad(''mi(iues,  il  a 
formé  un  assez,  grand  nonilue  dV'lè\is.  H  a  niau(|ué  à  l'ils  ISI  .'i-ISTii).  pour 
marquer  |dus  forlcmenl  sa  piacr.  d'axoii'  quidipie  décision  dans  le  style, 
de  volonté'  dans  Ir  ciinix  des  sujets:  il  lit  ipudipios  toiles  de  liatailles  qui 
perdireiil    Icni-   caraclére   à  l'tu'ce   d'élre    Iravaillées  ;   certains    cro(|uis   de   lui 

28 


434  HISTOIRR  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

montrent  un  sens  assez  exact  du  mouyement,  mais  ce  ne  fut  qu'un  hésitant. 
On  pourrait  qualifier  de  même  Paul  Baudry  (1828-1886;  mais  celui-ci, 
malgré  ses  nombreux  avatars,  a  néanmoins  plus  de  caractère,  grâce  à  une  dis- 
liiKiion  et  une  délicatesse  innées.  Tour  à  tour  italien,  français,  épris  de  la 
Renaissance  et  timidement  du  goût  moderne,  influencé  tantôt  par  les  plus 
étroites  traditions  académiques,  tantôt  par  les  réalistes  et  par  Manet  lui-même, 
Baudry  laisse  une  œuvre  charmante  souvent,  mais  dans  son  ensemble  épar- 
pillée et  manquant  d'accentuation,  quelque  fine  que  soit  cette  nature  de  peintre. 
[Foyer  de  l'Opéra,  décoration  de  l'hôtel  de  Pàiva,  la  Fortune  et  FEn/ant^  por- 
traits, etc.). 

Autant  Baudry  est  élégant  et  faible  de  tempérament,  autant  Couture  (1813- 
1879)  vise  à  la  vigueur  et  même  à  la  brutalité.  Son  grand  tableau  des  Romains 
de  la  décadence  a  beaucoup  contribué  à  lui  faire  une  réputation  quasi  populaire, 
.Mais,  intention  et  composition,  ce  n'est  en  somme  qu'une  sorte  de  Guillon- 
Lethière,  avec  l'idée  d'une  couleur  un  peu  plus  riche  et  d'un  dessin  moins 
maussade,  un  Guillon-Lethière  qui  aurait  profité  des  acquisitions  du  roman- 
tisme. Quant  aux  autres  toiles  de  lui,  elles  sont  nettement  romantiques  par  la 
tonalité  rousse  et  recuite,  par  une  espèce  de  fausse  sentimentalité  farouche, 
et  pourtant,  malgré  ce  déploiement  de  forces.  Couture  n'est  qu'un  académicien 
qui  ne  fut  pas  de  l'Académie. 

De  toute  façon  ses  truculences  forcées  sont  supérieures  aux  froides  fadeurs 
de  Gleyre  (1807-1876)  qui  fit  des  tableaux  allégorico-mythologiques  voués  à  la 
vulgarisation,  et  dont  nous  pouvons  nous  dispenser  de  parler  puisqu'ils  se  ratta- 
chent à  l'école  suisse.  Il  est  à  noter  que  de  l'atelier  de  Gleyre  devaient  sortir 
quelques-uns  des  plus  puissants  et  des  plus  audacieux  novateurs  de  l'école 
contemporaine,  de  même  que  Manet  sortit  de  l'atelier  de  Couture,  de  même 
qu'autrefois  Géricault  et  Delacroix  de  celui  de  Guérin,  sans  que  Guérin,  Gleyre 
ou  Couture  aient  été  pour  rien  dans  ces  incubations  terrifiantes. 

La  liste  des  peintres  classiques  du  second  empire  non  survivants  peut  se 
terminer  sur  les  noms  suivants  :  Cabanel  (1824-1889)  qui  fut  un  affable  profes- 
seur, un  peintre  d'histoire  froid  et  maigre,  un  portraitiste  recherché  et  cor- 
rect; Boulanger  (1824-1888),  un  des  derniers  types  du  professeur  académique 
vieux  jeu,  et  qui  appliqua  avec  une  rare  sécheresse  à  l'histoire  antique  la  mé- 
thode anecdotique  de  son  maître  Paul  Delaroche  à  l'égard  de  l'histoire  moderne. 

Élie  llolaunay  (1829-1892)  bien  supérieur  aux  précédents,  apporta  dans  la 
peinliHc  d'iiisloire  de  hautes  qualités  d'imagination,  de  st^le  et  de  couleur, 
et  fut  un  portraitiste  des  plus  beaux  par  la  sévérité  du  dessin,  la  noblesse  du 
caractère. 

En  somme,  après  le  grand  mouvement  en  même  temps  poétique  et  natu- 
ralisle  des  maîhrs  paysagistes  de  1830,  on  ne  vit  sous  l'empire  indépcndam- 


ÉCOLt:  FIlANCAISi:. 


4;j.i 


ment  dec  jeunes  peintres,  refusés  an  Sahui  de  180:],  qui  .'diiml  lout  à  fait  à 
leurs  débuts,  et  ne  commencèrent  à  s'imposer  (|iià  pariii'  de  ISTi,  on  no  vit, 
disons-nous,  (jue  deux  véritables  chcreiieiirs  de  nruf,  deiiv  artistes  dont  ["(l'uvre 


BAL  Dr.  Y.       —       I.  \      TU  ÂGÉ  II  IR. 


fut  robuste  et  féconde  :  C.ourljet  el  ..lanct  (jui,  tous  deux,   furent  à  leur  tour 
voués  aux  insultes  et  aux  risées. 

Le  public  est  d'une  docilité  nierveilleusc  el  ilnc  demandi'iviil  ([u'àétre  éclairé, 
qu'à  admirer  les  Nrainu'ut  belles  choses;  lu  ineillenre  |uiMi\r,  c'est  que  vini^t 
a]is  plus  tard   il   acfbnue  les  bomnies  que  naguère   il  hnuui--ait.   Il  ne  serait 


43') 


IIISTOIRK  POpn.AlIlF.  I)K  LA  PEI.NTUHI'. 


donc,  pas  |)lus  (liriiiilc  de  l'iinliiiro  ;'i  i'iir(mi-a;;('i-  et  à  apphuiilir  les  lirands  ai'lisics 
qu'à  les  huer  et  à  les  désespérer.  Mai<  il  faiidiail  pour  rela  ipiil  n'y  eût  à  lui 
paili'i'  ipii'  des  j^ens  d(''siidércssés  et  pi(d)cs,  rt  (|ue  des  esprits  réellement  in- 
formés. Ce  sont  beaucoup  moins  les  artistes  sincères,  même  les  plus  éloignés 
partout  ou  par  éducation,  d'appi'écier  Courbet,  qui  l'ont  vilipendé  et  calomnié, 


COinOET.      —      LES       DEMOISELLES      DES      li  0  H  D  S      DE       LA       SEINE. 

que  les  bas  intrigants  d'atelier,  les  beaux  esprits  de  boulevard  et  les  complai- 
sants politiques.  La  politique,  l'esprit  et  la  cupidité  sont  de  tout  temps  le 
cruel  contre-poids  des  justices  trop  rapidement  rendues.  Sous  l'empire,  la  poli- 
tique s'eiïorça  de  rendre  Courbet  ridicule,  sous  la  troisième  ré])uidi(ju('  elle  b'  lit 
condamner  pour  des  fautes  qu'il  n'avait  point  cuni mises  (1)  et  elle  liàta  sa  mort. 
Au   moment  où  Courbet  (1819-1877)  se  manifesta,  il  y  avait   un  ennui  et 


(i)  PiiiMi  ipio  nnusjugions  inuiile  do  rofaiii"  ici  en  clilail  l:i  liingraiiliic  de  Coiirhcl,  et  de  rpprondio 
dp  vii'illcs  iinlcniiqucs,  il  sera  juste  de  rappeler  que  U.  Caslagiiary,  dans  son  "  Plaidoyer  pour  un 
ami  inori  ",  a  prouvé  coniplèlemcnt  que  Courbet  n'était  pour  rien  dans  la  démolition  de  la  colonne 
Vendôme  ut  que  tout  son  rôle  se  borna  à  exprimer  une  opinion  artistique  cl  philosophique. 


Éc.oi^E  ruANr.Msn:. 


une  lassitmle.  Injjres  f'f  Dclarruix  (Icmi'iirnirni  liicii  imi  plfinc  fdi-cc  ol  nialiirilt' ; 
les   paysagistes  de  Foiilaiiioltlcau,   de  \  ilIc-d'Avi-ay  uu    de  la    vaUfc  de  iOiso 


étaient  dans  leur  plus  radieux  l'paiiniiisscniciil  :  mais  on  puuvail  cnii-.iih'rer 
qucn  ce  (lui  coiiceniail  Imis  ces  aiiislcs  et  les  \drr-.  ([u  ils  représenlainit.  le 
plus  grus  des  vicluires  était  rempdfli'"  cl  les  liillcs  allaiciil  s  clciiidre.  dn  ne  se 


438  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

traînait  même  plus  dans  les  vieilles  querelles  de  classique  à  romantique  et  le 
temjis  aliail  venir  où  l'on  senlirail  l'infécondité  des  deux  écoles.  D'autre  part  les 
paysagistes,  ayant  une  tout  autre  origine  et  de  tout  autres  aspirations,  travail- 
laient à  l'écart  et  sans  tapage.  La  queue  du  romantisme  et  celle  du  classicisme 
étant  aussi  éloignée  l'une  que  l'autre  de  la  nature  artistement  interprétée, 
Couriiet  vint  alors,  et  avec  son  idhusie  l>on  sens  de  franc-comtois,  il  voulut 
ramener  l'art  à  l'étude  inlrinsè(|ne  de  la  nature.  Le  réalisme  qu'il  apporta,  et 
que  défendit  Cliampileury  répondait  à  un  besoin,  le  besoin  de  fouler  la  terre 
quand  on  s'est  longtemps  promené  dans  les  nuages.  Mais  un  tel  besoin,  bien  que 
logicjue  et  inq)érieux  est  assez  promptement  satisfait  et  le  réalisme  brut  qui 
reparait  à  épo([ues  fixes,  tout  comme  l'idéalisme,  par  simple  mécanisme  de 
bascule,  ne  peut  jamais,  chaque  fois,  aspirer  à  de  très  longues  destinées; 
il  n'est  qu'une  prise  de  possession  de  l'homme  par  la  nature,  tandis  que  l'art 
véritable  est  une  prise  de  possession  de  la  nature  par  l'homme. 

Mais  les  grands  talents  échappent  toujours,  par  leur  œuvre,  aux  inconvénients 
de  leurs  théories,  et  il  n'y  a  rien  qui  démontre  mieux  l'inanité  des  discussions 
générales.  Courbet  laisse  une  œuvre  des  plus  vigoureuses  et,  par  ses  fortes  qua- 
lités pici maies  il  se  rattache  aux  maîtres  du  passé,  car  ce  révolutionnaire,  on 
matière  de  lechnique,  n'innova  aucunement.  Un  dessin  solide  et  ample,  une 
couleur  nourrissante,  sans  être  vulgaire,  une  évidente  joie  de  peindre  sont  à 
nos  yeux  le  principal  et  suffisant  mérite,  toute  discussion  surannée  à  part,  des 
puissantes  œuvres  telles  que  ï Enterrement  à  Ornans  (si  mal  placé  au  Louvre), 
YHotnmi'  à  ht  ceinture  de  cuir,  les  Baigneuses,  les  Demoiselles  des  bords  de  la 
Seine,  la  liemise  aux  chevreuils,  le  Combat  de  cerfs,  les  Casseurs  de  pierres,  et 
les  nombreux  paysages,  figures  et  natures  mortes.  Ces  œuvres  pleines  de  force 
et  de  santé  lui  assurent  une  place  assez  belle  pour  que  nous  n'ayons  cure  de 
discuter  certaines  exagérations  de  conception  qui  lui  ont  été  reprochées  sans 
lesquelles,  d'ailleurs,  Courbet  ne  serait  plus  Courbet.  Nous  rêvons  toujours 
les  hommes  célèbres  remaniés  et  ratisses  suivant  notre  propre  idéal,  mais  il 
arrive  un  temps  où  ce  ({ue  nous  appelons  leurs  défauts  présente  un  intérêt 
très  vif  [)our  d'autres  générations. 

Api'ès  (jue  le  réalisme  avait  été  raillé  et  bomii,  il  fallait  s'attendre  à  voir 
l'alalement  surgir  dans  les  milieux  académiiiues  un  réalisme  mitiiïé,  un 
réalisme  d'école,  llenii  liegnault  iS'tiî-lSTIi  fut  |)lus  tard  un  des  produits 
les  plus  brillants  de  ces  <<  l'tipentirs  »  coutumiers.  Il  donna,  cependant, 
grâce  à  son  tempérament  fougueux,  des  peintures  brillantes  et  creuses  dont 
le  réalisme  était  fortenienl  panaché  de  vieux  romantisme  (le  Murôchal  Prioi, 
YExérution  sans  jugement,  Salomr).  Plus  tard  Haslien-Lepage  (1848-1884)  devait 
être  le  représentant  le  plus  complet  du  réalisnn'  d'académie  et  le  grand 
défaut  de  cet  artiste,    malgré  sa    bonne  volonté   et    ses  dons,    le  défaut    des 


ÉCOLE  FRANÇAISE. 


439 


containrs  do  pcinlros  qui  l'ont  imité  clopuis  jusqu'à  l'écœureniPrit.  c'ost  de 
n'avoir  pas  cuiupris  que  la  nature  ne  se  laisse  i)as  ainuM- avec  une  ànie  d'école, 
et  que  l'on  ne  correspond  pas  avec  elle  au  moyen  des  formules  du  Parfait  serré- 
tait'p  des  ateliers.  Bastien  Lepage  n'était  pas  diquiurvu  de  toi,  il  axait  rnircvu 
»!es  choses  à  dire  (le  portrait  de  ses  parents,  les  Foins,  elc.i,  mais  il  les  dit  dans 


nEMiï    nEc^iLLT. 


LE        MlUtClIlL       Pr.  IM. 


une   langue  pauvi-e  et  timide  en  homme  qui   voudrait  vovager  loin.   —  sans 
perdre  de  \  lie  les  côtes. 

L'on  ne  demamle  pas  à  ceux  (pii  apportent  des  idi'cs  et  des  con\i(iions  nou- 
velles, de  forger  en  même  leni|is  pdur  les  [ii-(q)ager,  un  langage  (|ui  n'ait  jamais 
servi.  Tout  art.  piiésie,  peinture.  niii-i(|ue.  dispose  d'un  certain  nombre  d'('lé- 
ments,  mots,  couleurs,  sons,  (pii  hu'nu'nt  un  ré])ertoire  riche  certainement,  pou- 
vant toujours  être  étcmhi  ou  assoupli;  mais  limité  toutefois.  VA  il  n'est  pas 
nécessaire  (jui)  soit  renouvelé  de  fond  en  comble  pour  que  des  nianiléslulions 


un 


IIISI'JIRE  POPULMIIE   DE  L\  PEINTURE. 


originales  puissent  se  produire.  Sans  cela,  cliaque  ailiste  vraiment  personnel 
sérail  cdiilraiiil  d'air'iver  avec  un  foi't  bagage  de  néologismes,  et  l'histoire  de 
l'art  serait  de  tout  point  seinhiable  à  celle  de  la  tour  de  Babel.  On  est  surpris, 
an  contraire,  lorsqu'est  passée  la  [)remière  stupeur  causée  par  les  grands  artistes 


B  A  ST I  F.  N       I.  F.  P  A  r,  E . 


LE    PKRE    JACQLES. 


nouveaux  qui  surgissent,  et  que  le  rire  s'est  apaisé,  de  la  simplicité  des 
moyens  (pi'ils  employèrent.  Ce  qui  causait  retlarenuMit,  c'est  (pie  c(>s  ;u'tisfes 
appropriaient  à  la  traducliitn  de  leur  visiuu  toute  fraîche,  de  li'ès  anciens 
éléments  à  lavérilé,  mais  d'uiu'  façon  rigoureusement  logique  et  en  conformité 
avec  leur  |ii(ipi'e  nature.  Tel  musicien  aura  soi-disant  (h'chiré  h/s  (ireilles  avec 
une  scène  admirable,  et  on  s'apercevra  plus  tard  ipie  cetle  scène  élail  bàlie  lont 


ÉCOLK  FRANÇAISE. 


441 


('iiti(''Pf  sur  l'accord  parfait.  Tel  |ii'intii'  aura  étr  dctlarr  nu  liarliouilicur 
extravagant,  ot  une  analxsc  plus  froidi'  d('in(iiiln'ra  (|ii('  la  s<il)ri(''t(''  de  son 
métier  est  analogue  à  celle  de  Fran/,  Hais,  d<'  \'(das([ue/.  tm  (\f  (iuva. 

C'est  exacloment  le  cas  d'Edouard  .Mauet  il83o-188ii  <|ui  fut,  dans  la  pé- 


riode qui  nous  occupe,  le  dernier  artiste  (pii  ait  apporté  iiî.e  (en\ri'  orii;inale  et 
exercé  une  influence  inipiirtante.  [,e  prin(i|)al  mérite  de  Mauet,  eu  dehors 
des  qualités  intrinsèques  de  ses  peintures,  sera  d'aNoir  applicpu-  à  la  couleur  les 
grandes  simplilications  (pie  Hanmier  et  .Millet  axaient  aii[.li(iuées  au  dessin.  11  lit 
comprendre  les  qualités  expressiv.s  <le  la  /mVu>,  comme  ceux-ci  avaient  démontré 
les  (lualités  expressives  de  la  silhoucllc.  Quant  a.ux  «  extravagances  »  il  faut  les 


442  IIISTdlRE    l'OITLAHih:   HK   I.A    l'I-l  NTlHi: . 

laisser  voir  à  ceux  qui  apporlent  dans  l'apprécialion  des  œuvres  d'art  la  mau- 
vaise foi  ou  l'impossibilité  de  comprendre. 

Aussi  .M.  Kmilé  Zola,  dans  son  Élude  ■<iii)'  Manet,  a-l-il  pu  écrire  ces  lignes 
aussi  simples  ({u'exactes  :  «  Cet  audacieux  dont  on  s'est  moqué,  a  des  procédés 
fort  sages,  et  si  ses  œuvres  ont  un  aspect  particulier,  elles  ne  le  doivent  qu'à  la 
ra(;i)n  toute  personnelle  dont  il  perçoit  et  traduit  les  objets. 

»  En  somme,  si  on  m'interrogeait,  si  l'on  me  demandait  quelle  langue  nou- 
velle parle  Edouard  Manet,  je  répondrais  :  il  parle  une  langue  faite  de  simpli- 
cité et  de  justesse.  La  note  qu'il  apporte  est  celle  note  blonde  emplissant  la  toile 
de  lumière.  I^a  traduction  qu'il  nous  donne  est  une  traduction  juste  et  simplifiée, 
procédant  [)ar  grands  ensembles  et  n'attaquant  que  les  masses.  » 

Voilà  ce  (jui  parut  scandaleux  ou  tout  au  luoinsgrutesque  ;  il  n'y  avait  pourtant 
là  rien  que  de  très  sage,  en  même  temps  que  de  plus  conforme  à  la  tradition  des 
maîtres  les  moins  contestés.  L'éducation  de  Manet  avait  d'ailleurs  été  excellente 
pour  son  acbeniincmenl.  11  avait  commencé  par  voyager,  ses  parents  l'ayant  dé- 
tourné pour  un  temps  de  sa  vocation  de  peintre  :  désirant  qu'il  fût  marin,  ils 
l'avaient  embarqué  pour  Rio  Janeiro  ;  cela  lui  avait  permis  d'éprouver  des  sen- 
sations personnelles  avant  d'avoir  des  idées  préconçues  ou  des  influences  d'en- 
seignement, et  ce  n'était  pas  la  plus  mauvaise  éducation  de  l'œil  que  d'abord 
le  spectacle  de  la  mer,  c'est-à-dire  de  la  plus  grande  simplicité  de  lignes  et 
d'harmonie  qui  soit,  puis  le  séjour  en  des  contrées  lumineuses. 

Après  ce  voyage,  Manet  ayant  obtenu  (h-  se  livrer  à  la  peinture  fit  deux  nou- 
velles excursions,  mais  cette  fois  en  Hollande  et  en  Italie.  En  Hollande,  Franz 
Hais  a  certainement  exercé  une  grande  influence  sur  l'orientation  de  son  ta- 
lent; la  peinlure  de  Franz  Hais,  que  nous  étudierons  longuement  dans  le  pro- 
chain volume,  est  synonyme  de  clarté,  de  simplilicalion,  d'entrain,  et  sa 
caractéristique  est  l'éclat  de  l'harmonie  obtenue  par  des  moyens  larges,  som- 
maires et  réduits  au  plus  petit  nombre  d'éléments.  Quant  à  l'influence  de  l'Italie 
sur  Manet,  elle  est  peut-être  plus  diflicile  à  déterminer,  bien  qu'il  soit  possible 
d'admettre  qu'il  ait  été  frappé  par  certains  maîtres  italiens  précurseurs  et  |)ères 
de  l'école  espagnole.  Au  reste,  il  suffit  de  noter  à  l'origine  de  sa  carrière  la 
forte  prise  de  possession  par  la  mer,  le  soleil,  et  Franz  Hais.  Ce  n'est  que  plus 
tard  ([u'il  devail  allei'  en  Espagne,  et  longtem]is  a[)rès  s'être  rencontré,  (luant 
à  la  leclniiiiue  cl  au  caractère,  avec  les  maîtres  espagnols.  Il  est  vrai  que  les 
tableaux  espagnols  du  Louvre  ne  fût-ce  que  la  petite  infante  de  Vélasquez  ou  le 
portrait  de  Philippe  IV,  suffisaient  parfaitement  à  le  nn^lre  sur  la  voie. 

Il  pouvait,  au  retour  de  ces  voyages,  entrer  chez  n'importe  quel  professeur:  il 
n'y  avait  amun  dangei'  (|u'il  se  laissât  lier  les  mains  par  des  méthodes  d'école. 
C'est  chez  Couture  (|u'il  entra;  il  y  travailla  six  ans,  s'y  ennuya  fitrt.  y  fut  fort 
peu  encouragé  et  apprécié,  et  dès  son  ilel»ut  de  1800,  le  Buveur  d'absinllie,  il 


hk'i  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

montra  une  volonlé  arrèléc  et  se  présenta  dès  l'alidnl  tri  (|ii'il  drvait  être 
fort  avec  des  moyens  simples.  An  Salon  de  ISG.i.  c'e^t-à-dire  au  célèbre 
<i  Salon  des  refusés  »  où  figuraient  des  artistes  qui,  depuis,  ont  nnipnrté  de  si 
brillantes  vietoires,  fut  exposé  le  eélcbre  Dcjeuner  sur  f herbe  où  Ion  trouva 
d'un  haut  comique  la  réunion,  dans  un  même  tableau,  du  nu  et  du  costume 
iniiderne,  sans  même  songer  (|u"un  des  tableaux  les  moins  discutés  du  Louvre 
cl  des  plus  admirés,  le  Concert  chawpèlre  de  Giorgione,  offre  précisément  cette 
juxtaposition  en  plein  air  de  figures  nues  et  d'autres  vêtues  suivant  les  modes 
contemporaines  de  l'artiste.  Manet  n'avait  cherché  qu'à  étudier  les  efrets  de  la 
franche  lumière  sur  les  chairs,  les  étoffes,  la  verdure  environnante,  et  la  juste 
détermination  des  principaux  ra})ports  entre  ces  divers  éléments.  On  voit  que 
rien  n'était  moins  scandaleux. 

En  1804  et  1805  vinrent  les  tableaux  importants  qui  se  nomment  le  CJirUt. 
aux  anges,  admirable  de  modelé  et  de  couleur,  une  page  à  la  fois  vigoureuse 
et  tendre  ;  le  Christ  insulté  par  les  soldats,  le  Combat  Je  taur(aux  et  celte  Olfj)npia, 
(|ue  l'on  rapprochera  plus  tard  de  la  Suzanne  de  Tinloret,  de  la  Bethsabée  de 
lîcnibrandt,  el  de  la  Majn  de  Goya. 

Enlin,  furent  exposés  successivement  le  Balcon,  le  Déjeuner,  ï Enfant  de 
troupe,  le  portrait  de  .M.  Emile  Zola,  de  M"°  Eva  Gonzalès,  de  l'acteur  Rouvière.  de 
Eaure  en  Ilamlet,  le  Bon  Bock,  le  Chemin  de  fer.  Dans  la  serre,  le  Bar  des  Folies- 
liergères,  le  portrait  de  M.  Proust,  etc.,  etc.  Lians  la  seconde  partie  de  son 
(l'uvre,  sans  modifier  en  rien  sa  personnalité,  il  poursuivit  ses  recherches  dans 
une  gamme  sensiblement  plus  claire  que  ses  premières  |i(iiilui'es  et  cellr  nou- 
velle manière  de  l'artiste  exerça  une  iutluence  considérable  sur  toute  la  pein- 
ture contemporaine.  Tel  fut  donc  le  rôle  de  Manet  et  son  apport  à  lart  français 
de  ce  siècle  :  perception  vive  et  juste  des  grands  plans  colorés  que  présentent 
les  objets  en  pleine  lumière,  et  des  rapports  que  ces  taches  ont  entre  elles; 
poursuite  de;  la  souplesse  dans  le  modelé  parallèlement  à  sa  simplification; 
observatinii  piMidrante  du  caractère  Ar  la  vie  moderne;  enlin  éclaircissement 
de  la  i)alelle.  On  voit  que  r(euvre  de  .Manet  a  une  valeur  et  une  simplification 
importantes,  et  qu'il  prend  rang  parmi  les  maîtres  que  nous  sommes  ellorcés 
de  placer  hors  de  pair. 

Il  nous  faut  ari'èler  ici  ce  tableau  sommaire  de  l'ail  fi'aiicais  de  ce  siècle. 
L'abrégé  que  nous  venons  de  présenter  d'une  ép(ii|ue  déjà  close  et  plus  saine- 
ment perçue  du  public  à  mesure  qu'elle  s'éloigne  de  niuis.  est  forcément  incom- 
plet, puisque  nous  avons  ilù  omettre  des  noms  très  importants  et  de  très  belles 
rt'uvres,  d'artistes  encore  vivants.  Ce  n'est  pas  (|ue  nous  redoutions  en  aucune 
facim  la  discussidii  el  (pie  iiuiis  ne  imus  fa-sions  au  conlraire  un  devoir  de 
professer  nos  prcMèreiices;  mais  un  tra\ail  cnin[)lel  sur  l'art  contemporain  doit 


ÉCOLE  FRANÇAISR.  443 

affocter  d'aulrcs  proportions,  et  par  le  ton  iiirine  de  IVlmlf  et  la  nature  des 


M  A  \  L  1  .  II. 


aiialv>('S,  ne  peut  point  se  souder  avec  une  histoire  dn'uvres  classées  et  d'ar- 
tistes disparus. 


446  HISTOIRE  POPULAIRE  DE  LA  PEINTURE. 

D'une  façon  générale  on  peut  dire  que,  depuis  Manct,  les  acquisitions  ou  les 
tendances  les  plus  notables  de  l'art  français  auront  consisté  dans  une  étude  plus 
minutieuse  des  multiples  réariioiis  de  la  lumière,  que  Manot  avait  étudiée  dans 
son  (/ction  ;  puis,  plus  récemment,  on  s'est  préoccupé  d'un  retour  ù  des  idées 
symboliques  et  des  formes  ornementales. 

La  productivité  est  devenue,  en  ces  dernières  années,  d'une  abondance 
qui  est  faite  pour  inquiéter,  car  une  telle  hâte  à  s'exposer,  une  telle  fureur 
de  forcer  l'attention  par  des  travaux  plus  ambitieux  que  médités,  ne  vont  pas 
sans  médiocrité. 

Sans  donc  préjuger  en  aucune  façon  de  l'opinion  que  l'on  pourra  avoir  plus 
tard  sur  l'école  actuelle,  il  peut  être  du  moins  constaté  qu'elle  est  encore  en 
Europe  la  plus  active  et  la  plus  variée;  on  ne  saura  que  dans  de  longues 
années  si  elle  fut  vraiment  la  plus  originale  et  la  plus  baute. 

De  toute  façon  un  grand  remède  aux  écarts  de  jugement  et  de  métliode,  un 
puissant  agent  de  régénération  et  tout  au  moins  de  maintien  en  véritable  santé, 
serait  pour  les  artistes  français  de  consulter  opiniâtrement  les  grands  peintres 
des  noms  desquels  nous  avons  cherché  à  faire  les  points  culminants  de  ce  pré- 
cis. Une  telle  religion  serait  une  grande  sauvegarde.  On  ne  peut  malheureuse- 
ment pas  dire  qu'elle  soit  encore  parfaitement  instituée,  car  l'école  française,  si 
grande,  si  variée,  si  riche,  est  encore  celle  de  la  beauté  et  de  l'importance  de 
laquelle  les  Friinçais  sont  le  moins  convaincus.  C'est  la  seule  conclusion  que 
nous  ayons  à  tirer  de  notre  travail.  Jean  Foucquet,  les  Clouet,  Poussin,  les 
Le  iXain,  Le  Sueur,  Le  Brun,  lîigaud,  Largillière,  Watteau,  Chardin,  Boucher, 
Fragonard,  David,  Prud'bon,Gros,  Géricault,  Delacroix,  Ingres,  Corot,  Théodore 
Rousseau,  Daumier,  Millet,  Courbet,  Edouard  Manet,  voilà  des  noms  égaux 
aux  |)lus  illustres  des  écoles  étrangères  quelles  qu'elles  soient.  Ces  peintres 
qui  furent  à  la  fois  de  braves  gens,  des  laborieux  et  des  passionnés,  otTrent, 
par  leur  o'uvre  et  par  leur  caractère,  les  plus  belles  et  les  plus  variées  leçons, 
les  plus  édifiants  exemples  qui  doivent  suffire  aux  artistes,  et  les  plus  hautes 
consolations  que  puissent  rechercher  les  fervents  de  l'art. 


Fi:i 


TABLE    DES    GRAVURES 


Les  Primitifs. 

Stèle  et  mosaïques  S'iHo-roniaines. ...  4 

Peintures  de  Saint-Savin 8 

Peinture  de  Saint-Savin 9 

Peintures  de  Saint-Savin 10 

La  Vierge  et  l'Enfant  Jésus Il 

Gain  et  Abel  offrant  des  présents  à  Dieu.  12 
Tympan  de  l'escalier  de  la  cathédrale 

du  Puy  (fresque  du  xii"  siècle) 13 

Peinture  de  la  salle  des  morts  dans  la 

cathédrale  du  Puy  (xv  siècle) 14 

Peintures  du  coffret  de  Vannes lo 

Christ  de  la  crypte  d'Auxerre 10 

La  Danse  des  Morls  de  La  Chaise-Dieu 

(fragment) 17 

Plafond  de   la   chapelle    de  l'hôtel   de 

Jacques  Cœur  à  Bourges  (xv''  sièclel.  19 
La  diligence  et  la  paresse.  Peinture  de 

l'église  de  Kermaria 21 

FoicoiET. 

Couronnement  de  la  Vierge 25 

r>01  HtilCllùN'. 

Miniature  (tirée  du  Tite-Live) 27 

La  tille  de  Servius  TuUius 29 

Cl-' IL  ET. 

Charles  IX 33 

Portrait 34 

Elisabeth  d'Autriche,  femme  de  Char- 
les IX 3S 

Charles-Quint 37 

François  II,  dauphin 41 

Ecole  de  Fontainebleal. 

Décoration  de  la  galerie  François  I". . .  43 

Je.\n  Colsin. 

Le  Jugement  dernier  (fragment) 4o 

Le  Jugement  dernier  (fragment) 48 

Calvaire  (d'après  une  estampe) 49 

Martin  Fréminet. 

Chute  des  anges lil 

Le  Baptême  de  Jésus '.ïi 

Si.MON  Volet. 

Assomjjtion  de  la  \'icrge ii7 

La  Vierge  au  liameau o9 


Poussin. 

Son  portrait  par  Ini-mémc Cl 

Le  Testament  d'Eudamidas G3 

Rébecca  et  Éliézer 65 

Voyage  de  Faunes,  de  Satyres  et  d'IIa- 

madryades 09 

La  chèvre  Ainalthéo 71 

iJiogène 73 

Ravissement  de  Saint  Paul 75 

Les  Bergers  d'Arcailie 79 

Polyphème 81 

Blanciiaro. 

Angélique  et  Médur 85 

Le  Valentin. 

Corps  de  garde 87 

Concert 89 

Jugement  de  Salomon 91 

Clalde  LOIUIAIN. 

Le  Troupeau  à  l'abreuvoir 93 

La  Danse  au  bord  de  l'eau 95 

Le  Bouvier 90 

Ancien  port  de  Messine 97 

L'Abreuvoir 99 

Tobie  et  l'Ange 101 

Le  x\ain. 

Le  Repas  de  famille 105 

La  Famille  du  forgeron 107 

Le  Corps  de  garde 109 

Le  Vieux  Joueur  de  fifre 112 

Charles  Le  Brun. 

Noé  sacrifie  après  sa  sortie  de  rarclie. .  115 

Entrée  d'Alexandre  dans  Balivlone. ...  117 

La  Madeleine ". 119 

Passage  du  Granique 121 

Prise  (le  Tournay 123 

Nltiil.AS    Mn.NARD. 

PorUait  du  comte  d'IIarcourt 123 

Pierre  .Mignaro. 

Ai)oIlon  récompense  les  .\rls 127 

La  Vierge 128 

La  Visitation 129 

Les  Plaisirs  di'S  jardins 131 


4i8  lAliLli:  DES 

Cathoi'iiii'  Miu'iKiid ^•^■i 

Le  Su  El  11. 

Mort  lie  saint  Itnino 1^' 

Saint  Urnno   ri'l'iisc    la   niitrc  d'aiclie- 

Vt"'l|n(' ; '•"' 

Prûdicalidn  ilo  saint  l'anl  à  Kpliôse...  t:i' 

Eiitcr|M',  Éiato,  Polyinnic ' ■'■' 

Le  Martyre  de  saint  Laurent '  *' 

Saint  Bruno  en  prière 1*- 

Laihent  de  la  Hihe. 

Le  Pa-^-e  Nicolas  V  se  fait  ouviii-  le  ea- 
veau  qui  contenait  le  coips  de  saint 
François  d'Assise 1  ''■' 

DOUUDON. 

Portrait  de  Sébastien  Rourdon  par  lui- 
même  '  ^"^ 

Repos  de  la  Sainte  [■'amille t'i-7 

Œuvres  de  miséricorde  (M'jros  cwarc).  149 

L.  DE  Bon.i.ox.NE. 

La  Terre 1^' 

LLau ''i^ 

P)ON    DE    Boi  I.I.ONC.NE. 

Hercule  combat  les  Ceidauros l'io 

Noël  Coypei.. 

Ptolômée  Pliiladel|ilic  donne  la  liberté 
aux  juifs I-J' 

Antoine  Coypei.. 

Pi'ésent  d'Élié/er  àltébecca l'iO 

De  i.\  Fosse. 

Moïse  sauvé  des  eaux if't 

Coupole  des  Invalides to:! 

Jol'venet. 

nescenlc  de  croix '  fi'i 

La  Pèche  miraculeuse I(J7 

Cl\UDE    l.E    l'EVIiE. 

Un  Précepteur  el  son  Élève.    1G8 

F.  DE  Troy. 

IMoulon,  musicien  de  Louis  .\1V iCO 

Santeuhk. 

Suzanne  an  bain l'O 

liir,  M  11. 

Lnni^XIV 1"! 

N.  DE  Lahi;ii.i.ii:iie. 

Ex-Voto I"3 

Hélène  l.aiiilicil i'"> 

Gasi'aiid  DiLinr. 

Campagne  de  lioiiie 170 

F.  Miiir. 

Uégiilus  retournanl  en  exil 177 

MONNOYER. 

Corbeille  de  fleurs 178 

Despohtes. 

La  Chasse  au  louji 179 

l,a  Chasse  aux  perdrix LSI 


(iUAVLKl'S. 

Le  Bol  iu,i  i(,\oN. 

Combat  de  cavalerie 183 

.(.  Pahiiocei.. 

Coinbal  de  cavalerie 184 

(ilI.l.OT. 

La  Naissance 187 

l'été  du  dieu  Pan 189 

Le  l'orlrait 191 

Watteal'. 

L'Escarpolette 193 

La  Comédie  italienne IQii 

Partie  carrée 197 

i'èle  dans  un  parc 201 

F.   Lemoyne. 

('.é|ibale  enlevée  par  .\urore 203 

Persée  délivrant  Andromède 20a 

BoiCIIER, 

Les  ('>ràces  au  bain 207 

Madame  de  Pompadour 209 

Le  Moulin 211 

l'oire  de  canipatiiie 213 

La  Relie  Cuisinière 2to 

Les  Charmes  de  la  vie  cliain|ièlre   ....  217 
Motif  du  plafond  du  château  de  Fontai- 
nebleau   219 

ClUlUilN. 

Le  .leu  do  l'oie 223 

La  Ciouvernante 22U 

La  Fontaine 227 

Les  Apprêts  d'un  déjeuner 229 

Le  liénédicilé 231 

Sou  |ioilrait  |iar  lui-même 232 

L'.\ii(  iiiuairc 233 

Gbelze. 

La  Cruche  cassée 234 

La  Tricoteuse  endormie 23o 

La  Lecture  de  la  Bible 237 

L'Accordée  du  viBage 239 

De  La  Toer. 

Son  portrait  par  lui-mêine 240 

Madame  de  l'oinpadoiir 241 

\'nll;iiiv 243 

Portrait  du  peintre  Dumont  le  Piomain.  244 

lÎESTOL'T. 

Le  Christ  guérissant  le  paralytique. . .  247 

Siri.eyras. 

Les  Oies  du  Frère  Philippe 248 

Natoire. 

L'Automne 249 

Cari.e  Vani.oo. 

Rendez- vous  de  chasse 231 

ClIAREES    C-OYPEL. 

Adrlenne  Lecouvreur. 252 

.l.-F.  DE  Troy. 

Le  Concert 253 


fABLK 

Premier  chapitic  de  l'ordre  du  Sainl- 
Esprit,  tenu  par  Henri  IV 

Lacrknéf.. 

Tancrède  et  Herininie 

Lancrkt. 

La  Conversation  palantc 

Joueur  de  (lùle 

Le  Faucon  (conte  de  La  Fontaine) 

Le  Tir  à  l'arc 

Pater. 

Colin-Maillard 

La  Balançoire 

Halte  de  chasse 

Jealrat. 

Le  Goûter 

Le  Déménagement  du  peintre 

L'exemple  des  mères 

Lti'iciÉ. 

La  Demande  accordée 

Charles  Parrocel. 

Louis  XV 

Halte  des  gardes  suisses 

Casanova. 

Choc  de  cavalerie 

Le  Prince. 

Le  Corps  de  garde 

Nattier. 

Portrait 

Louise-Henriette  de  Dourhon-Conti. . . 

TOCQUÉ. 

Le  peintre  Galloche 

Louis,  dauphin  de  France 

PlAOCX. 

Marie-Françoise  Perdriiicon 

La  Lecture 

Madame  Vicée  Le  Brun. 

La  reine  Marie-Antoinette  et  ses  cnl'anls. 
La  Tendresse  maternelle 

OuuuY. 

Le  Rat  et  l'Éléphant 

Le  Loup  aux  abois 

Le  Héron 

Lantara. 

Vue  des  bords  de  la  Seine 

J.-B.  Heet. 

Paysage 

Joseph  Vernet. 

Les  Baigneuses 

Vue  de  Pausilippc 

Orage  impétueux 

Hubert  Robert. 

Le  Port  de  Rome 

Fragonard. 

L'Heureuse  fécondité 


Di:S  GRAVURFS.  4.49 

La  Fontaine  d'amour 299 

2'jo             Le  Berceau 30 1 

Marm.-Josei'ii  Vien. 

2'j6             L'Ermite  endormi 304 

David. 

2a7             Bélisaire 30b 

258  Serment  des  Horaces 307 

259  La  Mort  de  Marat 308 

261              Les  Sabines 309 

Pie  VH 311 

202  Pruu'iion. 

203  La  Vengeance  divine  traînant  le  crime 

2013                 devant  la  Justice  humaine 312 

La  Justice  et  la  Vengeance  divine  pour- 

n^„                 suivant  le  crime 313 

266  „,  ,  „,„ 

267  Zephyre 31  j 

q(,„             L'Enlèvement  de  Psyché 317 

Les  Vendanges 319 

Mademoiselle  Mayer 320 

269  Le  Clirist  en  croix 321 

La  Famille  malheureuse 323 

270  Pierre  Guérin. 

-'•              OITrande  à  Esculape 32:; 

Marcus  Sextus 327 

273              Clyteninestre 32S 

Letiiiere. 

27d              Exécution  des  fils  de  Brulus 329 

Girodet  Trioson. 

276  Funérailles  d'Alala 331 

277  Une  Scène  du  déluge 333 

Gérard. 

278  -,     .  3^- 
.^-,,               ijorume 33o 

'-'■'               Bélisaire 336 

Portrait  d'isabey 337 

2«0        ls,BEV. 

~^^             La  Barque 339 

Cari.e  Vernet. 

f:             La  Course 340 

Le  Mameluk  au  combat 3  i  1 

L.  Boii.LV. 

-^'             La  Diligence 3t3 

28-i 

''87       Gros. 

Sapho  à  Leucate 345 

Les  Pestiférés  de  Jaffa 347 

~^^              Bataille  des  Pyramides 349 

Bataille  d'Eylau 351 

291  François   1"  et  Charles-Quinl  visitant 

les  tombeaux  de  Saint-Denis 3;)3 

,g.,             Le  général  Lasalle 3bo 

293      Géricault. 

g„^             Le  Marchand  de  chevaux 357 

"^              Le  Cheval  et  la  charette 3oS 

Le  Chasseur  de  la  garde  impériale 3b9 

297              Naufrage  de  la  «  Méduse  " 361 

Le  trot  volant •'Î63 

208             L'Altelage  du  charboiniier  anglais 36j 

29 


430  TABLE  DES 

Gn\NET. 

(jhapclle  souterraine 306 

Vue  du  Colysée 3()7 

'  ClIAIlLET. 

Le  Passage  du  Rhin,  à  Kulil 369 

ROLCIIOT. 

Le  18  Brumaire 371 

Horace  Vernet. 

Poniatowski 372 

La  Barrière  Clichy 373 

Ingres. 

Jeanne  d'Arc  (fragment) 377 

Portrait  de  Berlin  l'aîné 37',i 

L'Apothéose  d'Homère  (fragment) 381 

Delacroix. 

La  Noce  Juive 383 

Les  Côtes  du  Maroc 384 

Paul  Delarociie. 

Cromwell     ouvrant    le     cercueil    de 

Cliarles  I" 38") 

Mort  du  duc  de  Guise 387 

Léopold  Robert. 

Les  Moissonneurs 389 

Heim. 

Une  lecture  d'Andrieux  à  la  Comédie- 
Française 391 

Decamps. 

Le  Chenil 393 

La  Sortie  de  l'école 39b 

SiCALON. 

La  Jeune  Courtisane 397 

H.  Flandrin. 

La  Nativité  (Fresque  de  Saint-C.crmain- 
des-Prés) 399 

Tassaert. 

L'Aveugle  de  Bagnolet 400 

Diaz. 

Les  Bohémiens 40i 

P.  Hlet. 

L'Inondation 403 

Rousseau. 

Le  Matin 407 

Le  Soir 409 


GRAVURES. 

Corot. 

Paysage  d'Artois 410 

Le  Matin 411 

ClIlMREUIL. 

Paysage 413 

Millet. 

Le  Troupeau  (fragment) 415 

L'Angelus 410 

Les  Glaneuses 417 

H.  Dal'mier. 

Les  Fugitifs 419 

Dlpré. 

Le  Matin 421 

Daubigny. 

Les  Hérons 423 

Fromentin. 

La  Cliasse  au  faucon 425 

Troyon. 

Les  Vaches  allant  aux  champs. 427 

RiBOT. 

Jésus  parmi  les  docteurs 429 

F.    BONVIN. 

L'Alambic 431 

Meissomer. 

Liseur 432 

Le  Postillon 433 

Baldry. 

La  Tragédie 435 

Courbet. 

Los  Demoiselles  des  bords  de  la  Seine.     436 
Remise  de  chevreuils 437 

Henry  Iiegnault. 

Le  maréchal  Prim • 439 

Bastien  Lepage. 

Le  père  Jacques 440 

Le  Ramoneur 44l 

Manet. 

Le  Toréador  mort 443 

Le  Bon  Bock 445 


TABLE     DES     MATIÈRES 


CHAPITRE  PREMIER 
Introduction.  —  But  et  plan  de  l'ouvrage * 

CHAPITRE  n 

Les  primitifs  français.  —  Beauté  et  variété   des    origines  de  l'art    national.  —  Les  grandes 
décorations.  • —  Le  moyen  âge.  —  Les  jnéiurseurs  de  l'art  moderne  :  Jean  Fourquel S 

Cn.\PlTRE  III 

Le  xvi°  siècle.  —  L'abdication  de  l'originalité.  —  L'intluence  étrangère.  —  Les  yinrtrailistes.  — 
Les  Clouet.  —  La  question  des  italianisants.  —  Jean  Cousin ^~ 

CHAPITRE  IV 
Le  ïvn"  siècle.  —  Vouet.  —  Nicolas  Poussin.  —  Grandeur  et  portée  de  son  œuvre 55 

CHAPITRE  V 

Le  xvn°  siècle  (suite).  —  Le   Valentin.  —  Le  niailic  du  soleil,  Claude  Loi rain.  —  L'œuvre  des 
Le  Nain 84 

CHAPITRE  VI 

Le  Brun,  vice-roi  de  la  peinture.  —  Le  siècle  ilc  Louis  XIV.  — Mignard.  —  Le  Sueur.  —  Carac- 
tère de  son  œuvre •  '  * 

CHAPITRE  VH 

Les  autres  peintres  du  xvii«  siècle.  —  Les  grands  p(jrtrailistes.  —  Claude  Le  Fèvre.  —  Rigaud. 
—  Largillière.  —  L'approche  du  svni«  siècle '  i-i 

CHAPITRE  viir 
"Watteau.  —  t'.illot.  —  Rouclici- 186 


432  TABLE  DES  MATIERES 

CHAPITRE  IX 

Un  grand  artiste,  Chardin.  —  Greuze  et  son  dangereux  ami.  —  Le  portraitiste  du  xviir*  siècle, 
La  Tour 221 

CHAPITRE  X 
Autres  maîtres,  petits  maîtres  et  académiciens  du  xvin"  siècle.  —  La  fin  de  la  fête  :  Fragonard.     240 

CHAPITRE  XI 
David  et  son  école.  —  Un  isolé  :  Prud'hon.  —  Contrastes  désagréables  et  figures  maussades. . .     303 

CHAPITRE  XII 
Les  véritables  débuts  de  l'art  du  xis'  siècle.  —  Gros  et  Géricault 34i 

CHAPITRE  XIH 

Vieilles  querelles  et  luttes  oiseuses.  —  Ingres  et  Delacroix.  —  Quelques  mots  sur  la  couleur. 
■ —  Vanité  des  théories 37b 

CHAPITRE  XIV 

Les  maîtres  d'hier.  —  Le  grand  mouvement  de  retour  à  la  nature.  —  Les  paysagistes  de  1830. 
—  Th.  Rousseau.  —  Corot.  —  Millet.  —  Daumier.  —  Les  réalistes  :  Courbet.  —  Les  hésitants  : 
Baudry.  —  Edouard  Manet  et  son  influence.  —  Conclusion 40i 

Table  des  gravures 447 


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HISTOIRE    DES     PEINTRES 


DE   TOUTES    LES    ÉCOLES 

Par   CHARLES  BLANC 


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Ecole  ombrienne  et  romaine.  1vol.,  ISbgrav.  20  fr. 

florentine,  i  vol.,  17 j  gravures 20  fr. 

vénitienne,  l  vol.,  I r.n  gravures 20  fr. 

bolonaise.  I  vol.,  lis  i^ra^ures lO  fr. 

milanaise,  lombarde,  ferraraise, 

génoise,  napolitaine,  i  vol.,  lOigrav.  20  fr. 


L'ouvrj'rr-  comprend  (tio  livraisons  dont  ci-dtssous  h  liste.  Chjqne  maître  se  rend  séparément  à  raison  de  So  cent,  la  liiraison. 
°  Le  chiffre  suivant  le  nom  du  maître  indique  le  nombre  de  livraisons  gui  lui  est  consacré. 


ÉCOLE  FRANÇAISE 

B.iflielii-r 

Bui.luuin 

Blaiirharii 

Itim  Bdullon^ne 

Bourhfi- 

Boiill.)ri);neiL.  Je)... 

Bniirdun  (S.) 

Br>iir);uigDOn  (L.) 

C«llol(J.) 

Casanova 

ChanipagQL'  (P.  de)... 

Chardin 

CharlellM.) 

Clouel  (J.  elF.) 

Cousin  (J.) 

Covpcl(A.l 

Coipel  (Cil.) 

Cuyuel(Naëll 

Coïiicl  (N.-S.) 

David  ;L.) 

Ilecarnps  (.\.-G.) 

Delaroelie  (P.).;...... 

Demarne  (J.-L.) 

nespnrle^ 

ne  Troy  IF.l 

De  Troj  (J.-F) 

Iloyen 

Droauis  (J.-G.) 

Dufi«snoy  (C.-V.) 

Du|ç6cl  (G.) 

l'.irest 

l-'iajonard 

Freiiiinel  (M.) 

(;raid(l-'r.) 

(iiicinll ■ 

Gilliil  ICI.I 

Uirodel 

Grand  (F.-M.) 

(ireuie  (J.-B.) 

Gris(A.-J.) 

Guérin[?.l 

iiiiei : 

livre  (L.  de  la) 

I.'abe»  (J.-B.l 

Jeaural  (K.) 

iouvenet 

Latosse  (Cli.  de) 

Lagrcnf^e  (le*) 

Lancret 

Lantara 

LarKilliore  (N.  de).. 
Lnlour  {I..  Q.  de).... 

Lebrun  (C.) 

LcCévre  (CI.) 

Lemoyne 

I.epicié  (N.-B.) 

Lesueiii- 

I.elliiérc  (O.-F.) 

I.o.rain  (Claude] 

l.onlethinirp 

Me. lien  (Van  dcr). . . . 

Mi.h.illon 

Mtîîiiard  (N.l 

«li;,Miard  (P.) 

MilIrtlFr.) 

Monnoyer 

Nain  (Ce)  frères 

Hiloirc  (C.) 

Natlier(J..M.) 

Oudr; 

Parrôcel  (Charles).. 

Panocel  (J.isculi)... 

Palet  ip.) 

Palei-  (J.  B.l 

Piene  (J.-B.) 

Poussin  (N.) 

Prince  (Le) 

Pnid'lum 

Banux   (Jean) 

Begnault 

Ilesl.iul  (Jean) 

Ilil^im) 

KivnU  (Antoine),.. . 

Robert  (Hubert) 

Robert  (Li^opold).. . 

S.inicrrc  (J.-B.) 


Sebelter  (.4r»l .T 

Si^-alon....; 1 

StellaiJ.) 1 

Subleyras 1 

Tîiunav I 

TestelinlL.  et  H.) 1 

Toequé  (Louis) 1 

Touroières  (Robert)..  1 

Tr.iuiûlicre 1 

Valeutin '2 

Vanloo  (Carie) î 

Verdier  (François) 1 

Veniet'Carle! 2 

Vernet  (Joseph) i 

Vernet  (Hûraee) 4 

Vien(M.-J.) 1 

Vi^'ée- Lebrun  (Mme).  1 

Vouet 1 

Watteau 1 

ÉCOLE  HOLLANDAISE 

ABsclyi 1 

Bakhuisen  (L.) t 

BegafC.) I 

Ber^hâin 1 

Blocmacrt  (Abr.) 1 

Bol(K.) 1 

Botli(An(IiL') 1 

Biïth  ;J.) 1 

Bramer  »Léi)nard) 1 

Brauwer ; t 

Breoinberg  (A.) 1 

Cabel  (Van  «1er) 1 

Otjnir-iilc  (Iti  tlarlem.  1 

r,uv(i  (Albert). 2 

n.:ckLM-  (C.) t 

Itiioi  (Jean)..; t 

Oujardin  (Kiirel) S 

l>usarl(C.).-.- 1 

l>o.^s  (Van  der) 1 

Dow  (G.) 2 

Ovok  fPh.Vrtn) 1 

Ei'ckhrmt  (Van) l 

Kverilinspn  {Va(i| J 

Flinck    (Gnvert) 1 


Gohtius    (Henrv) 2 

(loven  (Van)...! 1 

Hlh-mi  (Davi.!  d.*i 1 

Hccin^kerk  (Maitinj...  1 

Hi-Isl  (Vaa  dcr) 1 

H'Mis.h  (G.  de) 1 

U._>vdtti  (Van  iIlt) 1 

Hobhcma 2 

Hondecielcr  (M.  de).,  l 

Ilonthorsl 1 

Hoo-he  {P.  de) ,1 

Uootfstraten 'l 

ilnubraken  (Arnold)..  1 

Ilurhtonburc  (J.  Van),  l 

Unvsuui  (Vau) '2 

Kiir 1 

Keyscr  {Tb.  de) 1 

Kiminck  (Philiinic: . . .  1 

Koiiinr:k    (Salomon). . .  1 

I,acr  (Pierre  de) 2 

Laire*se  (C.  de) 1 

Leyde  (I-iicai  de)..;..  2 

l.ievent  (Jean) 1 

Linsolbiick  fJ.) '   1 

Ma»-^'>'i.:nl:»«).. ■.;....  \ 

Me<-r(Vaader)deDelft.  1 

M^Uu 2 

MierU  (Fc.) :t 

Mi.^riMn  ) 1 

llirevelt  (Siicbel) ! 

Moor  (Karel  de) J 

Moio  (Anl.) 1 

Moucheron  (F.) J 

Npop  (E?lon  Van  ilcr).  1 

1     Xi'er  (Van  di'r) 2 

!     Nelselier  (O.) 2 

1     Oïladc  (A.  Van) 9 

1     0*Ude  (Unftc) S 

1     PoelflmhourK 1 

1  Polter  (Paul) 2 

2  Pvnirker  fA.}. 1 

i  1  Rembramll 3 


Ruy5dfl?l(J.) 2 

Ru*8da.*l(S.) 1 

Saftieven  (H.) 1 

ScbalckcD 1 

Si'hoorel  (J.) 1 

Slingeland  (P.  Van)...  t 

Stepn(Jean) 2 

Swaneveldt  [\.) 1 

Ttjrbiirp  (G.) 2 

ïrorint  (Corneille)....  1 

Velde  (A.  Van  de}....  2 

Velde  (G.  Vao  de)....  2 

Velde   (I.  Van  de) 1 

Vlieger  {Simon  de)...  1 

Watëi-loo  (A.) 1 

Weenix   (J.-B.) t 

Wei-r  (Van  der) 1 

Wit  (Jac-ines  de) 1 

Wnuwermans 2 

Wïck    (TUomas) 1 

Wvnanls 1 

Zo.K 1 

ÉCOLE  FLAMANDE 

n.ikii  (H.  Va.i) 

Bli. en  (F.  Van).... 

KieiUel 

Hrcufilifl  de  Velours. 
Rieiiîïb.'l  (Pierre).... 

Bril  (Paul) 

Coqiifi'î    (Gonza'è»)... 

Coxio  (Michel  de) 

Crac«b>'kc  (,1.) 

C'ayer  (G.  de) 

Dtepenbccki:(A.  V.)... 

lïiicliatel 

Dyek  (A.  Van) 

Eyek  (les  Van) 

païens  (Van) 

Plfiris  (F.ftns) 

Fyl  (Jean) 

Fi)n<iiiières 

Fr..neken  (F.) 

Fivincken  lies).: 

G^nin:!*  (.\bi'al:aui|. . . 

Ui'iM  (Van  d>T) 

G  •**art  (Maliuse) 

IlaU  1  Franco!  s) 

Ilocck   (Van) 

HujNman» 

Jansacns   (Abr.). , , .". . 

Jamsens  (V,) 

Joidaen* 

Kessel  (Van) 

Lens 

Matïy«  JQuenlinJ 

Hemlinc 

Miel  (J.) 

Mol  (Pierre  Van) 

Nrefi  (Peler) 

Onime::.iDrk 

0(nt(los  Van) 

Orlcy  (B.  Van) 

Pépin    (Martin) 

Pelrr»  (B) 

Porlms  U-  jeune 

P0rbus(IC8) 

QuoUvn  le  vieux 

Romb'ouls  (Th.) 

Rubens 

Scbnl   (C.) 

Se;.'bcrj  (Onoicl) 

Sc^herï  (Gérard) 

Snayepj 

Snçyderi 

Slec'nwyck 

Teoiert  le  vieux 

Teniers  (D.) 

Tulden  fVnn}.' 

'tJilen  (I.unas  S'an). ... 

Utrcclil  (Van) 

Vp'i-ii«  (Olto) 

Vei  ha;^'bpn 

Vos  (C.  do) 

Vo«iM.dc^ 

Weyden  (R.  Van  der). 

Wildcns 

WlengbcU  (N.) 


ÉCOLE  ALLEMANDE 


Coello    (Sanchez) 1 

Collanlès  (Francisco).     1 


Alde-re' 
Baliluuk' 
B.'^'as., 


Biii'-;kiriaier  (lians)...  1 

Calame  (Alex.) 2 

Carslens 2 

Chodowicfki t 

Cornélins 3 

Cranach  (Sundcr  dil).  i 

Deaner  (B.) 1 

Deulseb 2 

nietricb 2 

Iliirer   (Albert) S 

l-.Wh.rim.-r  (A.) 1 

F.M-  (F.  de  Paula)...  I 

Gruni'waUl 1 

Ilasenolever 1 

H-rle  (Wilbem  de)...  1 

n.-s50  (II.  de) 2 

llulbt'in  le  jeune 3 

Hiilbei»  le  vieux 1 

KaiiITmann  (Angélira'  1 

KnelbT'Gjtlfiied)....  1 

Lelv  (Pierre) 1 

Lftchner  (StL^phan). . . .  1 

Meng<;  (Rjmha.-l) 1 

Miiinon  (Abraham)...  1 

Ovi-rbeck 2 

Retbel 2 

Biilin;;cr 2 

B..r.s  (J.U.   et  Th.)....  1 

Rotleiihamnier 1 

Boltm.in 1 

Bu'.'end»*  (G.  P.) 1 

Satidrart ) 

Sfiliadow 1 

Sch.iffaer  (Martini....  l 

SehnnlTelein t 

Schinkel 3 

Sehirmer 1 

Si-hnnrr 3 

Si-bonyaucr  (Martin)..  1 

S.-hulcin  iU^n'i] I 

Srbwind 2 

Wolilgemuth 1 

Zf^itblom 1 

Ziik 1 

ÉCOLE  ANGLAISE 

Barry  (James) 1 

Blake 1 

Boniniîton  (K.  P.)....  2 

Cilrolt 1 

Gollins 1 

Constablc  (J.).. 2 

Klty 1 

Gainsbornuïh  (T.). ...  1 

lleiirv  Fuseli :  i 

Hnrlow 1 

no{;ulh  (G.) '  2 

Iluwan! 1 

L.iwrcnce 2 

Miirtin(J.l I 


llerr^ra  (les) 1 

Juan  de  Joancs 1 

Las  Roelao 1 

Le  GrccofThiSotocopuli)  1 

Mazo....' 1 

Muiulès 1 

Mova 1 

Mu^u  (el)  Navardte..  1 

Murillo -2 

Pacheco I 

Pantoja 1 

P.ireia 1 

Ribalta ' 

nibera 

Riii(Ics} .' 

Sevilla  (Juan  de) 

Tristan 

Idi's  Lèal  (Juan  de) 


V;ir"a9,, 


1 

t 
1 

t 
1 

1 

Vélazqucz :     i 

Zurbaran    (F.) 1 

ÉCOLES   ITALIENNES 

ÉCOLE  OMBRIENNE 
ET  ROMAINE 

Alunno  (Nicolo) T 

Bagniica\alu... 1 

Barrorbe(le) 1 

Battoni(P.) 1 

Cararage 1 

CaravafïelP.  etM.de).  1 

Curtono  (P.  de) 1 

Coi-t»  (Lorcnzo) 2 

Fatlore  (le) 1 

Keli J 

Franeesca  (P.    dcl!a).  1 

Franco(B.) 1 

Lanfrnnc 1 

Leone(0.) 1 

,uigi  d'Assise 1 

Manni  (G.) 1 

Maratti  B.) 1 

l'anini    (J.-P.) 1 

Pcllegrino 1 

Pcrino  dcl  Vagn 2 

Périifîin  (le) »  3 

Pinturieeh*o  (le) :{ 

n.phai-l , 5 

Romain  (J.) 2 

Rnmanelli 1 

Sachi   (A.) 1 

Santi    (G.) 1 

Spagna  (L.) t 

Tâmpesti 1 

Timolco  délia  Vitte...  t 

Udine  (I.  d) I 

Zuccheri  (les) 3 


Vasari 1 

Vinci  (Léonard  de)...  5 

Voltcrrc  (Daniel  de)...  1 

ÉCOLE  VÉNITIENNE 

Bassaa    (F.) | 

Bassaa  (J.) 1 

Basian  (L.) 1 

BfUini  (Gentille) I 

Bellini  (Giovanni)....  i 

BoniTazio 1 

Bonviciiiu I 

Bordone  iP4ris] 1 

Calcar  (Ji-an  dej i 

Canal  (A.) 1 

Carpacrio i 

Cima  de  Conc^'liano..  t 

Oiorgion 1 

Lotto  Lorenio 1 

MoroQÎ t 

Mniiano  (G.) 1 

Padouan  (le) i 

Palma  le  Jeune  (J.)...  1 

Palma  le  Vieux 1 

Pii>nibo  (S.  del; 2 

Pordeuone(le) 1 


Chaque   livraison  50   cent., 


Morlsind  (George)....  1 

Newton  (G.  Sluart)...  1 

Northrnte 1 

Opie  iJ-.hn) 1 

Rfvndld*  'Joshual....  2 

Romnev  (O.) 1 

Sniirke  (Robert) 1 

Slolliard 1 

Turner   (J.-M.-W.). . .  2 

West  (Benjamin) 2 

Wilkic  (David) 2 

Wilson \ 

ÉCOLE  ESPAGNOLE 

Cano  (V.l 1 

Carducco  (Les) 1 

Careiio 1 

Caslillo î 

Coreso 1 

Ceapéd^^  (Pablo  de)...  1 

Coelto  (Cl.) 1 

franco   contre  mandat-poste 


ÉCOLE  FLORENTINE 

Albftrtinelli 1 

Allori   (CrisloranoF.).  1 
Bartolommeo  (Fra.).., 

Reccarunii 

BiÇio 

BoUicetli 

BroniJDo 

Cif;oli 

Crodi 

Doici I 

Garbo 1 

Ghirlandaio 1 

Oozzoii  (BenoHo) 1 

Lippi  (Fra  Filipnoj...  1 

Lippi  (Filippino) 1 

Manniizzi 1 

M.isaecio 1 

Michfl-An^c 12 

PasAi<;nano 1 

Peruzzi....... 1 

Pontormo  (le) t 

Rotso  (le) ,  1 

Sarte  (André  de) 3 

Sî^norelli 1 

:  Testa  (Pielro) 1 


S;ilviat 

Srhiavone  (le) ï 

Tiepolo  (les) 2 

Tintoret  (Icï H 

Titien  VccelU 3 

Véronèse  (A.) 1 

Véronfcie(P.} 3 

Zelolti 1 

ÉCOLE  BOLONAISE 

Albane    (F.-L.) I 

Carrarbe  (A.) 1 

Carriehe  (An.) 2 

Carrache  (L.) 1 

Dominiquin  (le) 2 

Franeia  (le) 1 

Guerrhin  (le) I 

Guide  (Le) 2 

Melozio  da  Forli 1 

Molla  (F.) i 

Procacoini  (les) î 

Primatice  ile| 2 

Tibaldi  (Pellegrinnj...  1 


ÉCOLES  MILAV.MSE. 
LOMBARDE.  FEHRA- 
RVISK,  (;FN(11>E.  ET 
JJAPOl.lVAINK. 

lo   BCOLK  «ILA-ïUSS 

Beltraffio I 

Ferrari   (G.) 1 

Luini   (Pernardino)...  1 

Salai  ou  Salaïno 1 

Scslo  (Cesare  da) 1 

Soddonia  (le) 2 

Snlari  ou  Solario •  I 

2»  KCOLB  LOMB*nnR 

BT     FR0n&nAI6B 

Abale    (Nircolo  del)..  2 

Corrèfje   (le) 3 

Maatogna 3 

Parmesan  (le) 2 

Scbidune 1 

3o  ÉCOLE  GB^OIBE 

Cambiaso t 

Castello  (Bernardû)...  1 

Castiftlione... •...'....-  2 

GaulU  (le  Bachique)..  1 

PaRci.... 1 

Somini  (^le»i ^ 

Slro«i(aiUeCai>ucin)  t 

'40  icOLB  KAPOLITAIXR 

Calabriie  (le) I 

Giordano 1 

jost'pin 1 

Rosa    (Satvator) 2 

Solimeaa 1 


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.•  tK^r-