.f^
JMS
HISTOIRE POPULAIRE
DE
orouorteliyr
LA
PAR
ARSÈNE ALEXANDRE
ECOULE FRANCAISP]
ILLUSTRÉE DE 250 GRAVURES
,^7-a i'ip/,.
lÊr'm
M
'• //
PARIS
iiiMW 1 \ ru K\s, i;niTi:ri\
0, HUK DK TOUHNON, 6
Droits (le tpailurlmn H de reprodurlion réîf i ï«"
HISTOIRE POPULAIRE
LA PEINTURE
ECOLE FRANÇAISE
DU MEME AUTEUR
COLLECTION " HISTOIRE l'OPULAIRE DE LA PEINTUKE "
Écoles flamande et hollandaise, I volume, 2a0 gravures.
Écoles allemande, espagnole, anglaise,! volume, âlii gravures.
École italienne, 1 volume, 2110 gravures.
A LA MEME LIBRAIRIE
Les Grands Artistes
Collection d'Enseignement et de Vulgarisation
PLACÉE SOUS LE HAUT l'ATRONAGE DE l'aDMINISTKATION tiES BEAUX-ARTS
Chaque volume de format in-8, contient 128 pages et 24 gravures d'après les procédés d.rects
lirocli,'. 2 IV. 50. — RvUr, 3 li'. 50
RAPHAËL, |iar K. Mlntz, membre Je l'iiistitul.
DURER, par A. Mauclh.lier, secrétaire de la Gazette des Beaux-Arts.
WATTEAU, |iar ('•. Siailles, professeur à la Sorbonne,
LÉONARD DE VINCI, par le même.
RUBENS, |iarC.. Geffroy.
DELACROIX, |.ar M. Toi knelx.
TITIEN, par .M. IIamkl, professeur de l'Université.
J.-F. MILLET, |iar 11, Marcel, membre du conseil supérieur des Beaux-Arts.
INGRES, par .1. Momméja, conservateur du Musée d'Agen.
PUGET, jiar P. Aigi ieu, conservateur du Musée de Longcbamps, à Marseille.
8003-U3. — CuuuEiL. Im|irimt;rie Ld. CRKrii.
HISTOIRE POPULAIRE
LA PEINTURE
PAR
ARSUNE ALEXANDRE
ÉCOLE FRANÇAISE
ILLUSTRÉE DE "250 GRAVURES
4.
PARIS
HENRI LAURENS, ÉDITEUR
0, RUli DE TOURNON (VI''}
Pi-Dits de tfnduction et de reiuocinctinn ivscrvés.
/
HISTOIRE POPULAIRE
Il F.
LA PEINTURE
(ÉCOLE FRANÇAISE;
CHAPITRE PREMIER
IiiIrodiR'lioii. — But cl l'I.ui de l'ouviiino.
Le tilrc de ce livre indique suffisamment son but. Les érudils ne trouve-
raient en aucune façon leur compte aux éludes qu'il contient. Au contraire, il
est vraisemblable qu'ils souriraient dè> les premières lignes. D'ailleurs les
érudits sourient toujours.
Nous avons précisément à rendre aussi simple que possible la lecture d'un
ouvrage qui se propose de faire comprendre à tous la beauté des grandes oîuvres
de la peinture et leur enchaînement, tout en rappelant les principaux traits du
caractère et de la vie de leurs auteurs. On dit avec raison qu'une belle œuvre
estde tousles temps, ou, en d'autres termes, que sa beauté n'est point une affaire
de mode. Toutefois, indépendamment de ces qualités générales qui la rendront
admirable aussi bien pour les contemporains que pour les descendants, elle revêt
aussi une double marque qui lui donne son caractère et son accent spécial : c'est
d'abord une espèce de goût et d'allure [larliculiers à l'époque, et conformes it)
l'état d'esprit général, à l'idéal d'une société ; puis l'originalité même que l'artiste
a su lui donner suivant son propre tempérament.
On ne pourra pas faire, par exemple, que malgré les caractères généraux et
communs de beauté qui rapprochent plus qu'on ne croirait une statue égyptienne
d'une statue grecque, et celles-ci d'une statue gothique, ces œuvres ne soient
immédiatement attribuables, pour un œil tant soit peu exercé, à telle ou telle
époque. En outre, en prenant dans une même épocjue un ensemble de ces figures
sans noms d'auteurs, on peut les classer, comme visiblement dues à des mains
dillérentes, dont, avec une habitude, ou arriverait à déterminer les qualités
1
2 INTUOmCTION.
d'énergie, de souplesse, ou les défauts, mollesse, raideur, etc. Môme aux époques
où des canons immuables réglaient l'exécution des œuvres de peinture ou de
sculpture, l'homme ne pouvait complètement faire abstraction de sa person-
nalité, de son tempérament propre. Si cela n'est pas tout à fait aisé en pratique,
il n'est aucunement paradoxal de soutenir qu'en théorie, on pourrait, même dans
un art anonyme et codifié, avec une étude spéciale, arriver à reconnaître la
marque de tel ou tel maître que l'on désignerait arbitrairement, ou tout au
moins de tel ou tel atelier.
Or, c'est cette connaissance, et des époques et des maîtres, qui permet de
jouir beaucoup plus vivement des œuvres d'art. L'anonymat aux âges reculés
n'est pas une objection, puisqu'il arrive, par exemple, que certains artistes, très
caractérisés, mais dont le nom demeurera vraisemblablement inconnu à jamais,
sont dans les histoires et les catalogues désignés par leur monogramme, ou à
défaut même de ce signe énigmatique, par leur œuvre la plus marquée. (On
dit par exemple, dans l'école allemande : le Maître de la Mort de Marie.)
Sans doute, il est des artistes, en très petit nombre d'ailleurs, qui semblent
échapper à leur propre siècle : on dit de leurs œuvres qu'elles « paraissent faites
d'hier » ou encore qu'elles sont « absolument modernes », exprimant par là que,
bien qu'elles datent de plusieurs centaines d'années, elles se rapprochent de
notre propre conception et vraisemblablement produiront le même elfet encore
à ceux qui viendront après nous.
Rembrandt est de ce nombre; Léonard de Vinci, Raphaël, ont produit des
œuvres, des portraits entre autres, qui en effet sontet seront toujours « parlants »,
c'est-à-dire conformes à notre sensation d'aujourd'hui. Dans un domaine moins
ambitieux, mais qui a son prix, certaines œuvres modestes peuvent également
paraître douées de cet avantage de ne point vieillir; tels certains petits tableaux
hollandais ou les toiles exquises de notre grand Chardin.
Mais qu'on y regarde de près : pour être plus larges, en pareil cas, les limites
de temps, de race et de personnalité n'en subsistent pas moins. Toutmoderne qu'il
est, Rembrandt ne l'est pas à la façon de Vinci, ni ces deux maîtres à la façon de
Chardin ; et si leurs signatures n'avaient jamais été connues, leurs œuvres n'au-
raient pas été moins fortement signées pour cela, et se dilïérencieraient entre
elles par d'évidents signes de nationalité et d'esprit.
Donc pour bien goûter des œuvres d'art, c'est-à-dire pour bien les connaître, il
ne suffit pas de s'en rapporter à sa sensation de regardeur d'images ; le plaisir
et le profit sont bien plus grands quand on a les points de repère nécessaires pour
suivre leur enfantement. Ce sont ces points de repère, ces lignes générales que
nous voudrions mettre à la portée du plus humble lecteur, pourvu qu'il fût doué
de bonne volonté et que son goût le purlàtù aimer l'art. Mais que l'on ne croie
pas qu'il suffise d'avoir des yeux pour bien voir, en pareille matière. Tout le-
lNTH(i|)UCTION. 3
monde s'érige juge en peinture, parce que (elle image lui plaît ou lui déplaît.
De là les grossiers jugements que l'on eulend à chaque instant, si bien que
MM. E. et J. de Goncourt ont pu dire (pie l'olijet du monde devant leipiel il se
dit le plus de sottises, c'est un tableau de musée.
Il n'y a point de peinture populaire dans le sens strict du mot, et si la plupart
des belles œuvres sont parfaitement claires, on n'arrive à comprendre et à
goûter cette clarté qu'après une élude et un entraînement. On s'aperçoit alors
qu'au début on ne les voyait pas du tout telles qu'elles sont.
Ces réflexions générales étaient indispensables à faire une fois pour toutes.
Nous n'aurons donc pas à les répéter dans les volumes suivants. C'est par l'école
française que nous commençons. Il n'y a dans cet ordre aucune vanité, aucun
amour-propre de nationalité. L'école française est bien au contraire celle qui est
encore la plus méconnue de toutes ; depuis nos Primitifs jusqu'aux maîtres
des xvii° et xviu" siècles, on n'a jamais apprécié à leur complète valeur ses admi-
rables qualités.
Mais nous avons toujours ou presque toujours eu le travers de vénérer les
écoles et d'exalter les artistes des pays voisins au détriment des nôtres propres ;
de plus, nous avons possédé à certaines époques une bien fâcheuse facilité à
nous laisser influencer soit par l'antiquité mal comprise, soit par l'Italie. On
verra plus loin que la Renaissance, assez mal nommée, fut plutôt une décadence.
En revanche, nous avons heureusement d'autres fois prouvé combien forte et
originale était notre façon de ressentir et d'exprimer quand nous exprimions et
ressentions par nous-mêmes. Alors nous avons réellement devancé les pays que
plus tard nous nous remettions à copier. C'est ainsi que, pour notre moyen âge,
Viollet-Ie-Duc a pu écrire ceci avec sa courageuse raison et son indéniable auto-
rité : « Nos artistes, en ce qui touche au dessin, à l'observation juste du geste,
de la composition, de l'expression même, s'émancipèrent avant les maîtres de
l'Italie. Cinquante ans avant Giotto, nous possédions en France des peintres qui
avaient déjà fait faire à l'art ces progrès que l'on attribue à l'élève de
Cimabiic. »
Il reste enfin une brève observation à faire en même temps qu'un avertis-
sement à donner. Une des choses qui ont également nui à la glorification de nos
grands artistes, et, à la saine perception par le public, des beautés de leurs
œuvres, c'est l'étiquetage en écoles et l'importance donnée aux théories. Ces
querelles, loin d'exalter les qualités forcément opposées des tempéraments
différents, ont fait que l'on se jetait réciproquement à la tète ses défauts, ou
que l'on transformait simplement en défaut la marque même du caractère.
On pourrait remonter jusqu'aux xyi' et xvn' siècles, montrer également, cent ans
plus tard, notre charmant Boucher accablé sous le mépris de l'école de David.
Mais nous trouvons dans notre proi)re temps un exemple sufiisamment éclatant :
4 INTRODUCTION.
la querelle des classiques et des romanliques. Delacroix est un artiste admirable ;
Ingres est un des plus grands aussi de tous les temps. Si nous avons le malheur
ou la naïveté d'épouser rétrospectivement les discussions de leurs disciples,
c'est-à-dire de ne pas vouloir voir par nos propres yeux, nous tomberons dans
les plus grosses erreurs. Donc, point de théorie, point d'écoles; ce sont des mots
et des choses qui ont l'ait leur temps. Acceptons-les comme une explication de
ce qui s'est passé, jamais comme une mention élogieuse ou accusatrice.
11 reste un mot à dire sur la division adoptée pour l'ensemble de l'ouvrage :
l'éditeur a pensé qu'en le renfermant en quatre volumes on mettrait à la dis-
position du public une histoire d'un maniement pratique et d'une division claire.
Après l'école française un volume sera consacré aux écoles flamande et hol-
landaise; un troisième aux écoles espagnole, anglaise et allemande ; le quatrième
à l'Italie. C'est une division un peu arbitraire au point de vue historique,
car l'école espagnole qui devrait suivre, dans le même volume, l'école italienne
dont elle dérive, n'a aucun rapport, par exemple, avec les écoles anglaise et
allemande ni celles-ci entre elles. Mais il résulterait un tel défaut d'équilibre
dans nos volumes, que trop de logique amènerait une incommodité.
Quant à l'école française il est parfaitement juste, encore une fois, de com-
mencer par elle, car on verra que, par sa diversité et sa richesse, elle n'a rien à
envier aux plus glorieuses.
STELE ET MOSAIQUE!) GALLO-llOUil.NES.
CHAPITRE II
Les Primitifs fiançai*. — Beauté et variété des origines do l'art national. — Les praniles décorations.
— Le moyen âge. — Les précurseurs de l'art moderne : Jean Foucquet.
Nos ancêtres, jusque dans les temps les plus reculés, ont possédé des
peintres et de grands peintres. L'enthousiasme que les uHivres de leurs artistes
excitaient chez les esprits les plus cultivés se constate dans un grand numhre
d'écrits, et ces documents littéraires sont dignes de foi.
Malheureusement, l'indifTérence, uw pis encore le bon goût, ou soi-disant Ici,
des âges successifs, a causé d'irréparables dommages, et la main des hommes,
sous prétexte d'embellissement, a détruit plus de chefs-d'œuvre que n'en aurait
certainement ravagé le temps. Il n'y a que bien peu d'années que notre admi-
rable moyen âge commence à ne plus passer pour une époque de barbarie et de
maladresse. Or, si on en juge par les débris sauvés miraculeusement, ainsi ([ue
par les écrits spéciaux, non seulenimt de longs siècles se succédèrent où l'ins-
piration fut vivace, originale et grandiose, mais encore où les techniques furent
poussées au dernier degré de savoir et d'habileté.
La peinture n'était pas alors restreinte comme maintenant au presque exclusif
usage de la couleur à l'huile étalée sur une toile ou sur un panneau encadré
pour être pendu aux murailles. Une peinture était aussi bien le vitrail, la
fresque, la tapisserie, que l'émail ou les parois du meuble relevées de ligures et
d'ornements peints. C'était la façon vraiment large de comprendre cet aif, cl il
est vraisemblable que l'on en reviendra plus tard à cette saine et féconde nolidu.
11 faudrait donc, pour bien étudier la peinture dans les premiers siècles de
notre ère, faire l'histoire de chacun de ces procédés; mais cela ne pi'ut se
tenter d'une façon sommaire et force nous est de renvoyer aux ouvrages spéciaux.
Ce n'est pas à dire que le tableau proprement dit ail dû être absolument
ignoré, seulement il n'avait pas rimporlancc anormale (ju'dn lui donne main-
G HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
tenant. Une stèle gallo-romaine (voy. p. 4) montre en elTet un portrait de femme
encadré et suspendu dans la boutique d'un marchand de vin. Mais il est pro-
bable que le principal usage de la peinture était plutôt de décorer les murailles.
La conquête de la Gaule par Jules César, qui déjà une première fois faisait sentir
l'influence néfaste de l'Italie et dut étouffer d'admirables qualités de vigueur
et de spontanéité, amena dans les demeures des particuliers les plus riches, des
décorations murales analogues à celles de Pompéi et d'Herculanum.
Pendant le m" siècle, des invasions incessantes changèrent de fond en comble
la physionomie de la Gaule, en môme temps que des révoltes, en achevant de
secouer la domination romaine, accumulaient les ruines. Au iv' siècle, l'Orient
exerçait sur nous une induence définitive, et laissait dans notre sang et dans
notre art d'ineffaçables éléments. La mosaïque, les vitraux, les tissus d'Orient,
les ivoires, adoptés pour l'ornementation des temples et des palais, propa-
geaient le style et le goût byzantins.
L'on voyait, au \' siècle, les artistes et ceux qui les employaient, tout
en restant fidèles à ces riches traditions orientales, revendiquer une inspiration,
une exécution absolument personnelle, et rejeter définitivement toute suspicion
d'influence latine. Grégoire de Tours signalait avec joie que plus d'une église
était entièrement construite et décorée par les artistes nationaux.
Fortunat parlait en ces termes de l'église de Saint-Perpetuus, tout enrichie
de dorures et de polychromie :
Quod nullus venions Romanà gente fabrivit
Hoc vil- barbaricà proie peregil opus.
« Cette œuvre, ce n'est point un Romain qui l'a faite ; c'est un homme de
race barbare ! »
Aux vi° et vii° siècles le goût barbare ne fut pas moins triomphant ni moins
fécond et ce mot de « barbare »,qui est devenu d'une acception méprisante,
correspondit en réalité à tout un ensemble d'œuvres luxueuses et vigoureuses
non moins que raffinées. Le vu' siècle est celui de saint Éloi, un ouvrier superbe
et un homme d'une haute intelligence, qui donnait aux arts une impulsion
énergique.
Pour donner une idée de l'importance matérielle et morale que la peinture
avait prise dans la décoration des églises, il suffit de rappeler qu'un concile (692)
dut en réglementer les tendances. Cette peinture était devenue allégorique et
mystique, et par suite presque exclusivement ornementale. Ce n'étaient que
chimères, griffons, dragons, serpents et guivres, ayant tous un sens caché. On
prescrivit alors, par réaction, la représentation dn Christ lui-même et non plus
de ses symboles. Mais tandis qu'en Oiinit (Ui le mollirait avec une expressiop de
ÉCOLK FRANÇAISE. 7
souffrance physique, les os saillants, le corps affaissé, en France on le voulait
impassible et beau.
L'art, brillant sous le règne de Dagol)ert, devait s'obscurcir à la fin du vn' siè-
cle, et s'éclipser presque complètement au milieu des invasions et des guerres
qui signalèrent le commencement du vin'.
Charlemagne paraît et de nouveau les arts fleurissent. Sous Louis le Débon-
naire ce mouvement se continue et la peinture murale n'est pas une des moins
brillantes manifestations. Les peintures de la chapelle et du palais d'ingelhcim,
longuement décrites par les contemporains, déroulaient de vastes compositions
comportant une quantité d'épisodes et de iîgures. Quelques noms d'artistes ont
été conservés ; malheureusement il n'en est pas de même de leurs anivres : on
cite entre autres Éribert, et Sintramne, moine de Saint-Gall.
On a longuement discuté sur la question de savoir en quel siècle vécut le moine
Théophile, ([ui laissa un résumé complet, plein de savoir en même temps que
d'une délicieuse naïveté, des arts de la décoration au moyen âge. Les opinions
les plus généralement adoptées penchent pour le x' ou le xi siècle. Quoi qu'il
en soit, on trouve dans son ouvrage : Dirersarum artia/n schedida, les plus
précieux détails sur la peinture, l'émaillerie, le vitrail, etc. Si nous optons pour
le x' siècle, un passage de cette sorte de bréviaire des arts du dessin nous
montre en quel honneur était tenue la peinture et à quelle richesse elle était
parvenue. Voici ce joli tableau.
Le moine Théophile parle des plafonds et des parois « parsemés de couleurs
variées, évoquant si bien aux yeux des spectateurs l'idée du divin paradis tout
fleuri de fleurs printanières, verdoyant de gazons et de feuilles » . Puis il ajoute
avec allégresse : » L'œil ne sait où se fixer; regarde-t-il les plafonds, ils sont
tendus de fleurs; regarde-t-il les murs, c'est une apparition du paradis... Si
l'âme fidèle contemple la Passion de Notre-Seigneur, elle est pénétrée de com-
ponction ; si elle voit tous les crucifiements soufferts par les saints et quel en fut
le prix dans la vie éternelle, elle se soumet aux pratiques d'une vie meilleure;
la révélation des joies infinies qui nous attendent au ciel, des supplices affreux
qui nous sont réservés dans les flannnes de l'enfer, redouble l'espérance qu'elle
tire de ses bonnes actions et la terreur de ses péchés. Courage donc, homme de
bien, par l'art et le travail de qui sont [)résentés h Dieu tant d'holocaustes,
anime-toi d'une habileté et d'un zèle toujours plus grands. »
On voit quelle recherche de l'expression, quel amour des belles, simples,
mais riches et puissantes techniques anime les ouvriers de ces époques dont,
maUieureuseraent, il ne nous reste point d'autres témoignages que des témoignages
écrits. xMais on peut affirmer qu'au x' siècle, véritables temps héroïques, régna
une magnifique activité artistique, si troublés d'ailleurs que fussent ces temps.
<( Les chroniques, dit .M. llnr-^in-Déon, célèbronl Irs peintures, les mo-
8 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
saï({ues, les bas-reliefs d'argent comniaudés par les évèques d'Auxerre, d'Autun,
de lieims, de Toul, de Saumur, etc. Nous connaissons même le nom de plusieurs
artistes, tels que le peintre-sculpteur Hugues, du couvent de Moutiers-cn-Der,
qui exécuta en 999 des peintures dans Icglise de Châlons-sur-Marne, et les
moines de Saint-Gall, Nokter et Jean d'Italie (950 à 999). L'évèque d'Auxerre
avait fait peindre, sur les murs de sa cathédrale, les supplices de l'enfer
et les joies du paradis. »
Quand nous arrivons au xi" siècle, l'art roman, magnitique et originale
expression de notre race, enfantée à la fois par l'élément barbare et l'élément
oriental étroitement fondus désormais, prend toute sa force et sa beauté. Alors,
dans cette époque méconnue, on vit les artistes, sous l'angoisse féconde de la
recherche de moyens d'expression neufs, interroger la nature, s'en inspirer
heureusement dans le moindre détail de leur ornementation, et présenter un
mélange délicieux de « naturalisme » et d'ingénuité. C'est cette époque robuste
et saine entre toutes, c'est cette naïveté grandiose qu'on a qualifiées de grossières
PFiNirr. Ff; he siint - sa\ in.
et de barbares. Barbares si l'on veut, mais alors, encore une fois, il faut prendre
l'épi thète dans un sens glorieux.
tJetle année même, deux artistes, chercheurs de grand mérite, ont mis le
public à même de se rendre compte delà beaulé et de la grandeur de la peinture
française au moyen âge; nous voulons parler de l'exposition qu'ont organisée à
l'École des beaux-arts, .M.M. Gélis-Didot et Laffillée, des copies qu'ils ont
exécutées d'après les peintures murales conservées à Saint- Savin, Saint-
Philibert de Tournus, Saint-Jean de Poitiers, Notre-Dame de Montmorillon,
Saint-Gilles de Montoire (Loir-et-Cher), Vie (Indre-et-Loire), Poncé (Sarthe),
Saint-Désiré (Allier), Saint-Clef (Isère), Auxerre, Le Puy, etc.
Dans toutes ces copies ainsi que dans le bel ouvrage (pfils on! consacré à
la Peinture tlrromt/vc en France {\), on pouvait apprécier, par la r('uninii et la
juxtaposition mômes, combien dans tout cet art, du xi' au xiT siècle inclusive-
ment, les peintres eurent la notion de la grandeur et de la sincérité dans le
geste et l'expression, de la largeur et de la franchise dans l'exécution.
Les plus importantes peintures du xi" siècle (jui nous aient été conservées
(1) May el MoLterez, éditeurs. Nos gravures pages 13 et l 't sont empruntées à cet ouvrage.
ÉCOLE FRANÇAISE. 9
sont celles de Saint-Sa\in, dans la Vienne. Le nailliex (on Monini(> ainsi le
vestibule intérieur de l'église) montre des compositions tirées de rApocalvpso;
dans la nef on voit des scènes de la Genèse et de l'Exode; dans le chonir et les
chapelles des figures de saints et devèques; enfin dans les cryptes, l'histoire de
saint Savin et de saint Cyprien. Parmi les plus belles compositions, il faut citer
la Fuile en Egypte, Juspphet la fetnmc do Putipliar, les Funérailles d'Abraham.
II est des figures d'anges combattant à cheval qui sont d'une simplicité et d'une
fierté de dessin tout à fait admirables dans leur expressive naïveté.
Mais il ne faudrait pas croire que naïveté soit ici synonyme de manque de
savoir. Au contraire, ces grandes simplifications de dessin et de peinture sont
l'indice d'un art des plus exercés. Chaque figure, pour être indiquée de la façon
peimuhe de sai\t-savin.
la plus sommaire, est mise en place avec une justesse extrême, et la couleur
d'une grande sobriété, est d'une force et d'une harmonie saisissantes. Le dessin
des yeux, du nez, de la bouche, est purement linéaire, et ce sont des lignes d'un
rouge brun ([ui cernent la figure ensuite coloriée à plat. Les couleurs
employées sont les ocres jaune et rouge, la terre verte, le cobalt, le noir. Des
violets, des verts, des gris sont obtenus par les mélanges les plus simples; les
couleurs, simplement délayées dans l'eau, étaient appliquées sur un enduit
de sable et de chaux pendant qu'il était frais.
D'autres peintures non moins caractéristiques exist(!nt à \ic; elles sont
beaucoup plus naïves mais non moins ('\|)i'essives; une grande page, YEntrée à
Jéritsale/it. malgré la gaucherie, d'ailleurs délicieuse, de l'arrangement, montre
une véritable beauté d'attitudes et de gestes.
A Poncé, on citera encore le 3/(/.s-M(/erc des I/i//(iceiits-, h Nolrc-Dame do
Montmorillon, une di'cni'aiidn de la clia|)elle de Sainli'-CallH'i-inc si bien décrite
en ces termes par M. André .Mitln'i : « .Je vois encore cette gi-andc Vierge portant
40
HISTOIRE POI'LLAIRE Dl-: LA PEINTURE.
à ses lèvres, d'un geste tendre et passionné, la main du petit Jésus qu'elle baise,
tandis que deux anges la couronnent et que l'enlant pose son autre main sur la
têtede sainte Catherine, deboutprès de lui, tenant, comme une hostie, dans ses
doigts démesurés, l'anneau d'or des mystiques fiançailles ».
Dans l'abbaye de Rocamadour, les peintures, comme celles de Vie, trahissent
encore une influence byzantine très marquée, tandis qu'à Saint-Savin, à Saint-
Jean, h Saint-llilaire de Poitiers, le style roman est déjà beaucoup plus original
et plus émancipé ; dans ces deux derniers édifices, il y a des anges d'un sentiment
PEINTCRES DE S A I N T-S A V 1 Ji .
et d'un dessin remarquables. Enfin il faut citer du xi" siècle encore, un magni-
fique Christ de la crypte d'Auxerre.
Comment, même dans l'état de mutilation et de délabrement oii se trouvent
ces restes d'un art si pur et si sincère, n'a-t-on pas été frappé de l'importance
et de l'originalité de l'école française à ses débuts? Comment et par quelle
aberration, laissant ces œuvres à l'abandon, a-t-on cru nécessaire de se vacciner
avec un virus étranger? Tout, pourtant, indique une race essentiellement artiste
c'est-à-dire ressentant de vives impressions de nature et de pensée et les ren-
dant sans vanité et sans ruses; une race sobre mais cependant éprise de couleur
et de riches matières. En effet, les murailles, les piliers, les archivoltes, les
voûtes, étaient revêtues d'ornements polychromes d'une grande variété sur
des fonds très soutenus: c'étaient des feuillages, des damiers, des quadrillages.
ÉCOLK Fli.\^(■..\ISI•.
II
des entrelacs. Enfin les sculptures mrnus ('■laient peintes. Et sans entrer dans une
discussion qui serait étrangère à notre sujet, on peut remarquer (jue si la poly-
chromie dans la sculpture a été a])andonnée par nous, à l'encontre des traditions
de tous les grands peuples artistes y compris les Grecs, c'est pour faire tomber
cet art dans une pure abstraction d'école.
Quelques noms de peintres du xi" siècle nous ont été transmis. Ce sont, entre
autres, ceux de Herbert, moine de Reims; Bernard, abbé de Quincy; Tutilon,
moine de Saint-Gall. A ce propos notons que ce monastère contenait une impor-
tante école de peinture où venaiiMit étudier les artistes français, allemands,
LA VIERGE ET l'E\F»NT JÉSUS ( P E 1 N T U H E DE S A I N T-S i V I N).
suisses, soit pour devenir des décorateurs de murailles, soit des enlumineurs
de manuscrits.
Les noms de peintres que nous pdurrions citer, n'auraient pas grande utilité
ici et ne nous renseigneraient guère d'une façon particulière sur leur person-
nalité et leurs travaux. Il nous plaît autant de nous représenter tous ces braves
gens travaillant en paix et conscience, sous les ordres de quelque grand
personnage, seigneur puissant, évèque illustre, abbé savant et riche. Ce
n'étaient pas d'ailleurs exclusivement des clercs que ces artistes; il y avait
aussi parmi eux quelques laïques, comme le démontrent divers documents.
»La peinture était admirablement favorisée dans son éclosion et dans son
épanouissement par l'architecture romane qui olïrait aux artistes de lai'ges et
belles surfaces à décorer, des murailb's, des voûtes, des cryptes. Plus tard, avec
le xni" siècle, l'architecture ogivale allait (limirnirr ces surfaces, et la jieinlure
décorative, sur le domaine de laqui'llc ciiipiélait impérieusement le vilrail,
12
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
peinture aérienne, mosaïque transparente, devait se limiter plus spécialement à
la décoration des retables, des volets de tryptiques peints ou sculptés, à celle
des coffres ou meubles, enfin des manuscrits. Peu à peu le tableau se détachait
de la muraille.
Mais, au moment où nous en sommes encore, il lui demeurait inhérent.
Parmi les beaux exemples que l'on peut citer de la peinture murale au
ixu" siècle, il faut parler du Christ bénissant de la crypte d'Auxcrre Quelle
majesté et quelle simplicité dans le geste, quelle belle harmonie dans cette
robe blanche à bandes rouges et ce manteau grenat à revers blanc et bleu !
CAl-d ET ABEL OFFRANT DES PRÉSENTS A D[EU (PEIXTIRE BE S Al X T-S A V I n).
Quelle grâce naïve dans ces deux figures d'anges placées de chaque côte du qua-
drilobe qui contient cette grande figure et encensant l'IIomme-Dieu!
11 ne faudrait pas non plus prêter une trop médiocre attention à la partie
purement ornementale de ces décorations. Les bandes guillochées noires,
jaunes, vertes, rouges, qui entourent les compositions, les feuillages qui couvrent
les archivoltes, eniin les ornements et jusqu'aux simples harmonies de tons unis
qui décoraient les piliers, tout cela était de l'art le plus exquis et profondément
raisonné. On ne trouvait pas dans de tels édifices, de ces incohérences et de ces
abandons au hasard qui aflligent les yeux dans tant de nos édifices modernes
où chacun a tiré de son cùté.
Grâce à cette passion de couleurs et de composition, secondée par des
volontés éclairées et une ligne de conduite parfiiitement logi(]ue el l)ien con(;ue,
les églises romanes durent être dos merveilles (juo l'on ne peut plus, hélas !
ÉCOLE FllANÇAlSE.
13
que reconslihicr |tar rimagination el rériidilion. Le luxe décoralif était même
devenu si grand que des esprits pieux s'en inquiétèrent cl la lettre célèbre de
l'éloquent saint Bernard témoigne de celle réaction : « 0 vanité des vanités!
s écriait-il. Sottise autant que vanité! L'Église brille dans ses murailles et elle
est nue dans ses pauvres. Les curieux ont de quoi se récréer et les malheureux
n'ont pas de quoi se nourrir!... (Jue signilient ces monstres ridicules, ces
caprices difformes dont on arrive à admirer la ditrormité !... Pour l'amour de
Dieu ! Si l'on n'a pas honte de ces sottises, que n'a-t-on au moins honte de
l'argent qu'elles coûtent! »
ALais ces scrupules pieux n'arrêtaient guère le mouvement artistique si luxu-
riant et si vivaee. Nous nous en réjouirions, malgré saint Bernard lui-même, si
.^oi^Hi^
t'j) m
liuai
TVUPiN DE L'ESCAI.IEn DE LA CATHÉtinALE DD PUÏ (FRESQUE DU XII« STÈCLE).
un plus grand nombre d'œuvres nous avaient été conservées. Si les églises conçues
d'après la règle de Cîteaux présentaient l'austère nudité voulue par saint Ber-
nard, il n'en était pas de même des autres temples. El nous voyons un
remarquable contraste dans le langage comme dans l'action chez Suger (|ui, au
contraire, trouve qu'aucune splendeur artistique ne sera de trop pour la basilique
de Saint-Denys, qu'il l'ait reconstruire et décorer.
Son raisonnement, pour être celui d'un homme ingénieux et subtil, n'en est
pas moins intéressant et juste. Selon lui, la piété et la pureté de cohu- sont bien
entendu les premiers des devoirs; cela ne saurait être discuté. .Mais est-il
défendu, en outre, d'honorer les divins mystères comme il convient, par les
pompes les plus splendides? El d'ailleurs les humbles et les ignorants ne sont-
ils pas instruits par la contemplation de ces peintures, leur retraçant ce qu'ils
ne peuvent lire dans les textes : et la peinture ne devient-elle pas pour eux un
enseignement précieux '.'
14
HISTOIRE POPULAIRK 01- LA PEINTURE.
Peut-être cette charmante doctrine n'est-ellc pas absolument conforme à la
simplicité évangélique, mais nous aurions mauvaise grâce à la blâmer ici, et
d'ailleurs nous n'avons point à entrer dans des discussions théologiques.
D'ailleurs, nous devons faire une brève diversion à la peinture religieuse.
Il y avait alors une autre peinture pour le plaisir des simples particuliers, et les
chroniques du temps, en nous parlant des scènes de fabliaux célèbres retracées
dans les châteaux et dans les maisons, telles que les épisodes du Roman de
Benart, prouvent que le goût de l'art était fort répandu dans la société. D'ail-
leurs nous possédons un vénérable monument de la peinture civile, c'est le
PEINTORE DE LA SALLE DES MOBTS DANS LA CATHÉDRALE BC PIY (XV" SIÈCLE).
coffret du musée de Vannes. On y voit retracée, dans divers compartiments, l'his-
toire d'une jeune fille qui épouse un noble chevalier, tandis que son page,
désespéré, renonce au monde et prend le froc. Puis le chevalier part pour la
guerre et le page, bien que moine, revient pour enlever la damoiselle. N'est-ce
point là, comme on dirait maintenant, un parfait spécimen de la peinture de
genre ?
Nous avons vu tout à l'heure comment avec l'avènement de l'architecture
ogivale, les surfaces propres aux grandes pages murales se trouvèrent nécessai-
rement réduites. Cependant on pourrait citer encore à Reims, au Puy, etc., des
pages importantes. De même les scènes de martyres de la Sainte-Ciiapellc, les
décorations de la Châsse de sainte Ursule, à Albi, le grand rclalde du musée
de Cluny relatif au mariage de la fille de Pliilippc le Bel avec Edouard d'Angle-
ËCOLi; llîANC.AISi:.
is
terre (1290), d'uutres pièces encore, (juo nous ne pouvons examiner ici en détail,
montreraient à quel degré de grâce, d'ingénuité, mais aussi d'habileté, se main-
tenait la peinture française au xiii" siècle.
Peut-être un jour arrivcra-l-on inTine à déterminer les caractères des diffé-
rentes écoles qui durent, à n'en pas douter, exister alors et montrer des nuances
très tranchées. Pour le moment cette étude, à laquelle se livrent des chercheurs
passionnés et savants, n'est pas assez avancée pour pouvoir être résumée en peu
de mots. 11 faudra également noter que l'art de la peinture comporte encore
l'enluminure des statues : ce sont de vrais et excellents peintres qui tout comme
au temps de Praxitèle se chargent de ce soin.
Le vitrail et la miniature sont poussés à un haut degré de perfection. Leur
histoire permettra un jour de déterminer plus précisément les points encore
obscurs de l'histoire de la peinture elle-même et de combler les lacunes. La
peinture ne cesse pas encore d'être (ijipH(iure k un usage déterminé. Parmi les
PEINTLHES DU COFrr.ET DE V4\\ES.
objets d'art encore à citer au xin° siècle il faut rappeler les célèbres armoires
de Noyon et de Bayeux, recouvertes de compositions peintes. Ce n'est que
vers le xv° siècle que l'usage du tableau, c'est-à-dire de la peinture détachée,
existant par elle-même et pour elle-même, s'accentuera et se répandra.
Nous venons de dire un mot de la miniature : les très nombreux manuscrits
enrichis d'ornements de scènes d'une variété et d'une richesse extrême et encore
incomplètement explorés ou tout au moins encore imparfaitement synthétisés
seront aussi une précieuse ressource pour l'histoire du dessin au moyen âge.
Mais nous ne pouvons qu'indiquer cela en passant.
Avec le xiv" siècle, nous sommes déjà loin des robustes naïvetés de l'époque
romane, ou de l'élan si expressif des débuts de l'époque ogivale. Une impec-
cable sûreté, une habileté déjà presque trop grande donnent à cet art plus d'une
ressemblance avec celui des siècles les plus classiques. En outre, peu à peu la
recherche du caractère personnel dans les modèles amènera forcément les
artistes à affirmer leur personnalité propre. Plus on tend à s'éloigner des idées
générales, des formules mêmes, des traditions servant à exprimer les grands
dogmes d'une manière déterminée, et plus l'artiste apparaît dans son œuvre. De
16
HISTOIRE POPULAlRli DE LA PEINTURE.
là à la signature il n'y a ({u'iui pas. .4u \iv' siècle nous sommes à la veille de la
signature. 11 ne faut pas d'ailleurs prendre ce mot de signature dans son sens
littéral; nous voulons simplement parler de cette affirmation d'une individualité
qui se fait jour non moins dans une touche, dans une harmonie préférée, que
dans un assemblage de lettres placées dans un coin d'un tableau. Combien d'œuvres
modernes sont signées qui ne portent même pas un monogramme. Tandis que
les grands ouvriers anonymes, produits de l'élément barbare et de l'élément
byzantin, dontnous avons mentionné plus haut les œuvres collectives, se faisaient
une vertu de disparaître derrière leur œuvre, au contraire le propre de l'artiste
moderne est de se faire une gloire d'apparaître dans la sienne. Or, avec le
xiv' siècle, nous assistons indubitablement à l'éclosion de l'art moderne.
CHmST DE LA CRÏPTE D llXEnHE.
Un élément nouveau d'une grande importance, s'introduisait d'ailleurs dans
l'art français : nous voulons parler de l'inlluence de l'art du Nord, de l'art fla-
mand, essentiellement particulariste, observateur du détail physionomique, de
la vérité des accessoires, de la vraisemblance terre à terre du geste, même dans
les situations les plus pathétiques. Alorsqu'aux époques primitives les plus hauts
sentiments se traduisent par des sortes de sereines et presque imperturbables
conventions, et que la peinture des passions n'existe pour ainsi dire point, au
contraire on va voir, peu à peu, les artistes s'adonner à cette étudepresque exclu-
sive et en creuser les moindres particularités.
Les comptes et autres documents abondent en preuves de l'influence de l'art
flamand, dans le Nord, à la cour de France, en Bourgogne, etc. Les noms d'ar-
tistes flamands sont les plus fréijuents. Ils s'établissent chez nous, y font souche
d'autres artistes, et, sous leur influence, si l'art gagne en vérité et se rapproche
davantage de la vie, on ne peut contester qu'il perde en grandeur.
Mais pourtant, combien encore de belles et grandes œuvres ! Et, dans cette
transformation même et malgré elle, que de force, de jeunesse et de con-
ECUI.L; FllA.NCAlSt:.
n
science! Ouolle belle habilelé tccliiiii[ue et (luelle sincérité de sentiment I
Si nous [ji-enons d'aI)or(l la peinture suivant la conception moderne, la pein-
ture tableau, nous en avons déjà d'assez nombreux et très beaux exemples, et
notre musée du Louvre, bien que moins riche en œuvres des primitifs français
2
18 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
qu'en aulrcs choses, nous en présente quelques spécimens dignes d'arrêter notre
attention.
C'est par exemple, une petite Mise au tombeau^ peinture sur fond d'or. Le
corps du Christ est placé dans le sépulcre, en présence de la Vierge soutenue
par saint Jean. Marie-INladeleine, Marie Salomé et Joseph d'Arimathie assistent
à l'ensevelissement. Ce n'est qu'un petit tableau de sainteté, comme on en put
faire alors des quantités, mais d'une très bonne conservation et qui est assez
touchant de sentiment.
Puis, i)lus récemment entrée au musée, une Flagellation. Les deux bourreaux
qui flagellent le Christ sont hideux à souhait. Ils sont, ainsi que leur victime, de
membres grêles et d'assez gauche agencement, mais le tableau, dont la partie
supérieure est formée d'une belle architecture, est cependant intéressant par
sa sincérité.
Viennent enfin divers tableaux dont il ne saurait être dit la date exacte d'exé-
cution, mais qui peuvent être considérés comme de la fin du xiv° siècle au
commencement du xv" siècles, soit du règne de Charles Vil. Le plus important
et le plus beau est celui qui représente la Dernière Communion et le martyre de
saint Denys r Aréopagite. Ici nous nous trouvons en présence d'un véritable
artiste, plein de savoir et de dignité, possédant parfaitement son métier de
peintre et ressentant très vivement son sujet. Au centre de la composition se
trouvent le Christ en croix, et le Père Éternel ; à gauche Jésus-Christ, dont l'ar-
tiste a su rendre l'attitude et le visage fort touchants d'une tendresse attentive
et mélancolique, donne la communion à l'évèque à travers les barreaux de sa
prison. A droite est représenté le martyre du saint, premier évêque de Paris, et
de ses deux compagnons de persécution, Rustique et Éleuthère ; l'un d'eux est
déjà décollé.
Il ne faut pas perdre l'occasion de dire que ce tableau est beau de dessin et
de couleur, et qu'il ne lui manque pour être célèbre, depuis l'époque où
M. Reiset le donna au musée (1863) que d'être attribué à quelque primitif
italien. On ne saurait trop faire remarquer que l'art de la peinture était aussi
avancé chez nous au xiv° siècle qu'en Italie, d'où l'on voudrait nous faire
tenir tout notre patrimoine artistique.
Nous en verrions de non moins concluants exemples dans les peintures
murales ou dans les tableaux votifs de grandes dimensions exécutés pour les
églises ou chapelles. Parmi les premières on peut citer entre autres celles de
Saint-Philibert de Tournus, et celles des Jacobins de Toulouse. Parmi les
peintures votives, la belle Yierge au donateur de la cathédrale de Clermont.
Elle est exécutée avec la plus grande simplicité de moyens, presque exclusive-
ment un bleu et un rouge sombre, rehaussés d'or, et son caractère en est gran-
diose et touchant.
fXOLE FRANÇAISE.
19
Ce ne sont pas seulement les quelques lignes en lesquelles nous allons être
forcés de tiailcr la peinture au xv" siècle qu'il faudrait lui consacrer, mais Inen
plusieurs chapitres. Plus tard cette histoire se fera, grâce aux nombreux docu-
ments que l'on possède et cette fois, marchant en terrain beaucoup plus sûr,
on verra alors quelles luxuriantes qualités possède notre école et com])icn cette
PLAFO.\U UE LA CHAPELLE DE l'hOTEL DE JACQUES CUEl'R A BOURGES (xV SIÈCLE).
époque est vivante et brillante. C'est le bouquet du feu d'artifice ; c'est la termi-
naison d'une ère glorieuse entre toutes dans l'Iiistoirc de l'art français: ce
moyen âge qui apparaissaitjadis comme un barbare et confus amas de ténèlires
et d'ignorance, et qui est au contraire l'âge où le génie national s'est manifesté
dans sa plus grande originalité et indépendance, faisant de celle contrée l'égale
des plus illustres terres où jamais l'art ait fleuri.
Mais, encore mie fois, dans un livre comme celui-ci nous ne pouvons que
signaler quelques (euvres, donner (juebjui's indicalious sommaires.
20 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Entre autres peintures que l'on peut étudier au musée du Louvre nous cite-
rons les suivantes. D'aljord une composition anonyme relative à la Vie de saint
Georges. C'est, comme le Martyre de saint Denys, dont nous avons parlé, une
composition en trois parties sans liaison ni séparation distinctes, une sorte de
triptyque sans divisions. A gauche du panneau est représenté saint Georges
vainqueur du dragon ; au milieu, le Calvaire ; à droite le martyre de saint Georges.
La peinture est belle et la sûreté du dessin est remarquable. De nombreux per-
sonnages assistant au martyre du saint sont étudiés avec un grand souci de
réalisme, une saisissante vérité de types populaires, qui indique nettement
l'influence de l'art flamand.
Certains portraits montrent aussi cette préoccupation d'individualité très
accentuée, du détail rendu avec exactitude et précision ; un d'eux est gracieux
et touchant, d'un sentiment de mélancolie presque moderne : c'est un portrait
de femme, presque de profil (n° 654), richement vêtue et se détachant sur un fond
d'or semé de pensées. Plus austères et d'une facture plus hardie sont les por-
traits d'Anne de France, duchesse de Bourbon, dame de Beaujeu et de Pierre
de Bourbon en prières et assistés chacun d'un saint ; le fond de ces tableaux
est formé par des paysages superbes, traités avec un parfait sentiment de la
nature et sans aucune gaucherie. La couleur 'de ces deux panneaux est puis-
sante, soutenue ; le dessin est d'une expérience accomplie. Nous sommes à
la fin du xv° siècle. Nous n'aurons plus, hélas ! à apprendre des voisins que la
mièvrerie, l'affectation et l'absence de naturel ; nous ne nous en ferons mal-
heureusement pas faute.
Une curieuse peinture est celle qui représente Jean Juvénal des Ursins en
prières, suivi de toute sa famille. Nous renvoyons au catalogue du Louvre
pour la description de cet important document ; elle estr très détaillée et com-
plète. D'ailleurs un autre portrait du même personnage par un maître illustre,
va tout à l'heure absorber bien plus vivement notre attention.
Le musée de Cluny n'est pas sans posséder non plus quelques peintures du
xv" siècle ; mais elles sont si mal placées qu'on ne peut les voir. Il serait à
souhaiter qu'on les groupfitet qu'on les mît à la portée de l'œil. Elles en valent
certainement la peine.
En voici une dont l'auteur n'est rien moins qu'un roi : c'est Marie-Madeleine
à31arseil/e, parle bon roi René de Provence, qui « par-dessus toutes ses sublimes
qualités, cstoit bon musicien, très bon poète françois et italien, mais, sur toutes
choses, aimoit et d'un amour passionné, la peinture, et l'avoit la nature doué
d'une inclination tant excellente à cette noble profession, qu'il csloit en bruit
et réputation entre les plus excellents peintres et enlumineurs de son temps,
ainsi qu'on peut voir en plusieurs chefs-d'œuvre achevés de sa divine et royale
main, dans un labeur merveilleusement exact et plaisant ».
ÉCOLI-: I RAxr.Aisii:. 21
Citons encore un tableau votif de la « Société du Puy de rimmacult''e-Conce|)-
tion », peinture sur bois représentant la Vicrr/e au froment ; un autre tableau
-v'otif représentant la Vierge debout devant une église gothique et les portraits
du donateur et de sa famille, avec la légende : » Église où Dieu a fait sa rési-
dence »; enfin un très important tableau représentant le sacre de Louis XII.
Il est formé de deux volets, et c'était probablement un triptyque dont le troisicnKî
volet s'est perdu ; de nombreux personnages en riches costumes donnent \\n
grand intérêt à cette composition qui fut découverte naguère... dans un poulail
LA DILIGENCE ET Là PâBESSE. PEIMIBE DE L'ÉGLISE DE KET.Mir.IA.
1er, auquel elle servait de porte. Cela donne une idée des chefs-d'aunre qui ont
dû subir les mêmes traitements du vandalisme ; malheureusement il n'y a plus
guère de poulaillers en France auxquels on puisse arracher de telles portes.
Si les tableaux votifs, panneaux peints et aisés à transporter sont relative-
ment nomltreux, ainsi que les manuscrits enluminés, dont nous dirons plus
loin quelques mots, il est également un certain noniiire de restes de belles
peintures murales, de vastes composiliiuis pouvant nous donner une idée de
l'art décoratif à cette époque, mais ces épaves sont bien laites pour nous
inspirer d'irrémédiables regrets de tout ce <pii a ét('' déli'iiit plus encoïc par les
hommes que par le lem[is.
22 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Sans les décrire longuement, nous mentionnerons les ligures d'anges musiciens
de la chapelle du Chevet à la cathédrale du Mans ; les figures de saints et de
saintes et de Vertus triomphant des Vices dans la chapelle de Kermaria
(Côtes-du-Nord) ; la grande peinture volive dans la crypte de la cathédrale de
Bayeux, admirable d'harmonie, de richesse et de douleur ; les peintures de
Chàtelaudren (Côtes-du-Nord) ; les belles Sibylles de la cathédrale d'Amiens,
figures de femmes magnifiquement costumées et d'une réelle majesté.
On ne saurait omettre, comme étant des plus caractéristiques, les fresques de
la Chaise-Dieu (Auvergne) représentant la danse des morts, ce sujet si fréquem-
ment traité au moyen âge et qui persiste jusque sous la Renaissance. Celles-ci
sont aussi belles d'exécution que de pensée. Rappelons les célèbres fresques
du Charnier des Innocents à Paris, consacrées au même thème, et qui n'existent
plus. A la chapelle de Kermaria, que nous venons déjà de mentionner, se trouve
aussi une «Danse des Morts » ; mais tandis qu'àla Chaise- Dieu elle forme comme
une espèce de farandole sans interruption, à Kermaria les sujets sont isolés
sous des arcatures supportées par des culonnetles qui les séparent les uns
des autres.
Ce ne sont pas les noms de peintres qui manqueraient si on les voulait
citer; mais leur attribuer des œuvres est plus que problématique. Tant de
choses ont été détruites ! Quels étaient les caractères du talent de Colard de
Laon, de Haincclin, attaché au duc d"Orléans, de Pierre Hayne, peintre de
Charles Vil, de Vulcob, de Jacob de Litemont qui travailla pour Charles Vil.
de Copin de Dèlft? Beaucoup de ces artistes, comme on voit, sont d'origine ou de
nationalité flamande ; mais ils se « francisaient » rapidement et les artistes
qu'ils formaient ne perdaient aucune des qualités de notre race. Pour le
moment, il faut laisser aux érudits le soin de recueillir tout ce qui se rapporte
à cette histoire encore bien confuse, et espérer que, plus tard, la lumière se fera,
et qu'on pourra retracer nettement la part et les caractères de chaque école,
car elles étaient très distinctes, ne fût-ce que celles de l'Ile-de-France, de la
Bourgogne fortement marquée des influences flamandes, de l'Auvergne, enfin
de la Provence, au contraire déjà italianisante avec les artistes appelés par
le roi René, etc., etc.
Une belle œuvre, qu'on ne peut oublier, est la décoration de l'hôtel de
Jacques Cœur à Bourges; ce sont de délicieuses figures d'anges amplement
drapées, reliées entre elles par des bandcroUes couvertes d'inscriptions, et
groupées dans les compartiments formés par les nervures du plafond. Est-ce,
comme on le croit, l'œuvre d'un artiste flamand de l'école de van Eyck? Est-ce,
au contraire, malgré les apparences, celle dun Français ? De touto façon,
c'est une très belle pag(\
Mais nous voici du moins arrivés àquehiucs peiiilres dont on peut désigner
ÉCOI.K FRANÇAISE. 23
nettement les œuvres en toute sùrelé. Ici le voile de l'anonymat ipii cacliait ces
grands et modestes artistes a été soulevé par les historiens. Pourtant ils ne se
souciaient que de faire de bonne besogne, et pas un nom n'est s'igné au bas de;
leurs plus beaux et plus authentiques travaux.
Le premier est Jean Foucquet. C'est non seulement un des plus grands
maîtres du xv° siècle, mais encore de tout l'art français. Si nous avions un peu
plus le sentiment et le souci de nos vraies gloires, depuis longtemps Fouc([uet
serait notre Albert Durer ou notre Ilolbein. On n'aurait pas laissé ses ouvrages
enfouis, égarés, ou se dérobant sous des attributions erronées. On aurait
reconnu en lui un merveilleux peintre, d'une habileté extrême à concevoir, à
composer et à dramatiser, un coloriste exquis et un dessinateur parfaitement
précis et savant. Kien qu'à observer la moindre de ses miniatures on aurait
constaté que l'étude attentive de la nature n'est pas chez nous d'aussi fraîche
date qu'on le suppose et que, dès le xv' siècle, ce peintre au moins s'était avisé de
l'intérêt que présentent les types caractérisés, les paysages clairs et la joie
qu'il y a à les peindre. Enfui, en examinant les quelques portraits qui nous
ont été laissés de lui avec d'authentiques attributions, et en les voyant si fermes
de contour et de modelé, si originaux de couleur et si vivants d'expression, on
aurait peut-être enlevé de tels ou tels cadres l'étiquette d'Holbein, de ^^'olll-
geniLîth, de Diirer, de tel ou tel primitif italien, allemand ou ilamand, ou
même simplement la peu compromettante mention d' « anonyme » pour
restituer ces portraits à leur véritable auteur.
Ce n'est pas un des moindres malheurs de la renaissance italienne
en France que d'avoir arrêté l'essor de telles œuvres, d'avoir détourné les
esprits de l'admiration, du culte que l'on aurait dû vouer à de tels génies et du
soin dont on aurait dû entourer leurs travaux. Les goûts étant changés et
dévoyés, on cessa pendant trois siècles de se soucier de nos derniers grands
imagiers, et même de se douter de la beauté de leurs œuvres, infiniment plus
éclatantes, plus originales et plus vivaces que les plates et froides imitations de
l'antique que l'on décora du nom au moins prétentieux de grand art. Rien de
surprenant que beaucoup de ces vieux maîtres aient eu à soutlrir de cette
longue ingratitude et que la plupart de leurs œuvres les plus importantes,
quand par hasard elles se consei'vaient, aient perdu leurs papiers eu route.
On ne connaît même pas les traits essentiels de la vie de Foucquet, et sa
biographie tient en quelques lignes. Il naquit, croit-on, vers \\\',\ à Tours et
mourut vers 1 iSO. Il étudia d'abord à l'aris, à lecole des anci(iis maîtres de
Saint-Luc, il voyagea à Home, s'y lia avec Vittore Pisano, Gentile da Fabriano,
et l'on croit, aussi, avec Hogier van der W CNdcii (|iii s\ (roux ait iilors. V.n I i:!7
il peignit le portrait du pape Eugène INpoiii- la sacristie de IV'glisedcla.Miurrxa.
Fnlin, de retour en France, il acquit uin' grande répulalicui sous la triple
24 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
personnification du portrailisle, de renliimineiir et du peintre de fresques.
11 devint le peintre attitré de Louis XI, après la mort de Charles VII.
Voilà à peu près tout ce que l'on sait de Foucquet, en attendant les nouvelles
et désirables découvertes de l'érudition. Seuls le portraitiste et l'enlumineur
ont survécu. Le peintre de fresques pourra-t-il jamais sortir de nouveau de
l'inconnu aussi brillamment que l'auteur des portraits de Charles VII et de
Guillaume Juvénal des Ursins, des miniatures des Antiquités des Juifs, des
Grundes Chroniques et du Livre d'heures de maître Etienne Chevalier"'!
Nous venons de désigner quelques-unes des belles œuvres de Foucquet. On
peut admirer les deux premières au Louvre. Guillaume Juvénal des Ursins est
représenté, le corps tourné à droite, tête nue, vêtu d'une robe rouge bordée de
fourrure. Il est en prière les mains jointes. Le fond figure des panneaux de
marbi'c vert, encastrés dans des boiseries sculptées et dorées; deux pilastres
ont pour chapiteaux des ours debout et muselés, soutenant les écussons de la
famille des Ursins. Tel est ce beau portrait d'un dessin excellent, d'une riche
couleur, d'un beau caractère et d'un grand goût d'arrangement.
Leportrait de Charles VII est un chef-d'œuvre. La tète, de trois quarts, tournée
à droite, est coiffée d'un chapeau dont les bords larges sont relevés et ornés de
dents d'or. La robe est de velours rouge; le col et les manches sont garnis de
fourrure; il a les mains jointes et appuyées sur un coussin. De chaque côté du
portrait est figuré un rideau bleu uni. Ici, il y a plus qu'un coloriste et un dessi-
nateur, si haute que se montrent leur habileté; il y a aussi un physionomiste
surprenant. Est-ce involontairement et à force de sincérité? Y eut-il, tout au fond
de rimagicr, une arrière-pensée d'ironie soigneusement cachée? Toujours est-il
que ce portrait raconte en traits vraiment forts et incisifs la faiblesse de caractère,
la ruse de ce prince sans grandeur de sentiments et qui ne récompensa que par
une ingratitude sans circonstances atténuantes Jeanne d'Arc et Jacques Cœur,
celle qui lui avait permis de reconquérir son royaume et celui i|ui l'avait aidé à
y faire renaître la prospérité.
Jeanne d'Arc... En vérité l'on est surpris qu'un peintre comme Foucquet ne
nous ait point laissé d'elle une seule image. Dans les nombreuses miniatures
guerrières et autres de l'œuvre de Foucquet, les portraits abondent. Celui de
Charles VII y est fréquemment répété, d'autres encore que l'on arrivera peut-être
à déterminer; aucune figure ne s'y rencontre qui puisse présenter même l'ombre
d'une telle hypothèse à l'égard de la Pucclle. Foucquet fit-il acte de courtisanerie?
Plus vraisemblablement ne vécut-il en aucune façon de la vie des camps? fut-il
en voyage au nutuicnt où avaient lieu les glorieuses campagnes, ou absorbé par
des travaux? Toutes ces suppositions sont |)()ssili]('s.
11 n'y a donc qu'à regretter que le portraitiste du roi n'ait pas aussi retracé les
traits de Jeanne. Quel trésor inestimable ne serait pa- celui-là!
ÉCOLE FUANÇAISn:. 23
Les manuscrits, disons-nous, abondcnl en portraits. Ce ne sont môme presque
rien que des portraits, mais merveilleusement présentés, dans des eomposilions
vivantes autant qu'ingénieuses. Une des plus belles et des plus importantes
enluminures est le frontispice du Doccnce, qui est à Munich. » Elle réunit, dit
M. Lecoy de la Marche, sur un même feuillet, plus de cent personnages pris sur
nature. Le sujet est la haute cour de justice tenue à Bourges en 1458 pour la
ilB&mffilïlM^iia
FOI CQ11 ET.
COllRONNEHEINT 11 F, 1. à V[EnnE.
condamnation du duc d'Alençon, accusé de haute trahison. Au sommet do La
composition se détache la figure sérieuse et digne du roi ; de chaque côté de lui,
sur quatre rangs disposés en losange, viennent le comte de Dunois. les ducs de
Berry, d'Orléans, de Bourbon, le comte d'Angoulème, le comte du I\Laine,JuvénaI
des Ursins, chancelier de Fimucc, rarchevé(iuo de Beims, son frère, ure foule
de prélats, de seigneurs, de conseillers au ])arlement, do magistrats divers,
rangés suivant la hiérarcliie et noniiiiali\<'ment désignés; puis, en dehors de
26 HISTOIRE POPULAIUL; DE LA PEINTURE.
l'enceinte réservé aux jiifïes, des clercs, des huissiers, des hommes d'armes. Celte
page est tout un monde, et un monde vivant, personnel, animé. »
Il faut ajouter que ces enluminures sont toutes d'une beauté et d'une vivacité
de coloris, d'un fini d'exécution qui en font des objets d'art vraiment précieux;
les rehauts d'or donnent une grande richesse à ces rouges, à ces bleus,
d'une douceur et d'une finesse incomparables.
A défaut de ce chef-d'œuvre nous possédons d'autres œuvres inestimables de
Poucquet, et en assez grand nombre. 11 y a d'abord toute l'admirable série des
composition pour le Livre cr/ieures d' Etienne Chevalier^ qui sont incontestable-
ment ce que Foucqueta fait de plus beau et de plus complet. Ces tableaux, on
ne peut les appeler autrement, qui constituent un des joyaux de la peinture
française, appartenaient à M. Brentano, de Francfort. On sait qnele duc d'Aumale
s'en est rendu acquéreur et qu'on les peut désormais admirer à Chantilly; on ne
saurait avoir trop de reconnaissance pour un don aussi véritablement princier.
Ces compositions vont sans effort du grandiose au familier, du touchant et
du souriant au sublime. On ne trouvera rien, par exemple, de plus simple et de
plus imposant à la fois que ce Couronnement de la Vierge reproduit ici. D'autre
part, il est une certaine Naissance de saint Jean-Baptiste qui présente un délicieux
tableau de mœurs, un intérieur représenté avec une sincérité et une bonhomie
charmantes : le grand lit où se trouve couchée la jeune mère, la cheminée à vaste
manteau où est pendue la marmite, les allées et venues des amies, des parentes,
des servantes, occupées aux soins de ménage, tout cela est retracé avec une
aisance et une vérité au moins égales à celles des plus grands intimistes
hollandais ou flamands.
A défaut des merveilleuses pages du Livre d'heures d'Etienne Chemlier, on
aurait déjà au Louvre un beau spécimen, et très complet, de la manière de Fouc-
quet, dans la belle miniature qui représente l'épisode bien connu de la vie de
saint Martin. Ce qui donne un caractère tout à fait particulier à cette page,
comme à toutes les œuvres de Foucquet, c'est que l'artiste représente des gens
de son temps dans leurs attitudes, leurs costumes réels, dans leur milieu exac-
tement observé. D'ailleurs tous les anciens maîtres procédaient ainsi, et
ils se souciaient fort peu de la recherche de ce qu'on a appelé la couleur
locale.
C'est une conception toute moderne, et il faul bien avouer que pour l'abus
qu'on en a fait, pour les douteuses ou conventionnelles évocations que l'on
nous a données à satiété, on regretterait bien volontiers la beauté et la vérité
du sentiment qui brillent dans les vieilles miniatures, donnassent-elles, comme
le fait celle de Foucquet dans l'exemple présent, à saint Martin et à ses com-
pagnons l'habillement et les traits de bons hommes d'armes du xv' siècle et au
paysage où se déroule l'aventure, l'aspect frappant d'un quai parisien, ou bien
ÉCOLE FRANÇAIS!:.
27
tourangeau, avec ses ponts, ses parapets, son pavage et la rangf'C de maisons
aux toits pointus, aux poutres appai'entes sur les pignons.
Ce n'est pas d'ailleurs un des moindres charmes de l'œuvre de Fuuc(juet que
cette sincérité du paysage. Le maître est un paysagiste uni(iuc. et ce serait de
l'infatuation que de faire dater de notre siècle l'élude de la nature lumi-
neuse et gaie. Si Foucquet n'avait pas eu souci de faire avant tout des com-
positions /n/nuiiiie.t, de commenter les épisodes de l'histoire sacrée ou profane,
'\
B0UI;I)ICI10\ ;.'
MiMAiinE i,Tir.rK lui TiTE-i.nr).
et si par impossihle on éliminait ces multiples petites ligures, si bien actionnées,
si pensantes, il resterait encore des tahleaux de nature d"iui accent aussi vrai,
aussi captivant, que tout ce que l'on peut citer dans les plus beaux paysages
de l'école moderne. Non seulement dis édifices, des intérieurs de jialais ou do
demeures plus modeslcs, des coins de vwc adniiraldemi'ut agencés et éclairés,
mais encore des échappées lointaines sur la (■am[)agne : ri\iéres serpentant
parmi des collines riantes, ciels pleins de varii'h' el de dard', eaux transpa-
rentes et profondes, bMimenls ou petits personnages indiqués à de longues
28 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PELNTURL.
distance avec les dégradations les plus délicates et les plus justes de la pers-
pective aérienne. Et tout cela d'une clarté si grande, d'une telle vivacité et d'une
telle harmonie de tons en même temps, que les paysages modernes les plus
lumineux ne contiennent, en vérité, rien de j)lns. Le coloris de Foucquet dans
ces paysages où se déroulent les légendes et les faits d'armes, est extrêmement
personnel, reconnaissable entre tous parmi les nombreux manuscrits à minia-
tures : l'alniosphère est légère et subtile et il y règne comme une sorte de
poudroiement doré auquel on ne peut se tromper, à peine a-t-on vu deux ou
trois de ces miniatures.
Parmi les plus l>eaux exemples que nous possédions encore, il faut citer le
manuscrit des Antiquités des Jt/ifs, dclosèphe, et les Grandes Chroniques, deux
des trésors de la Bibliothèque nationale, et qui sont indubitablement de Fouc-
quet, sauf certaines pages que l'on reconnaît aisément. Un autre trait du talent
de notre maître, c'est qu'il connaît et dessine parfaitement les chevaux, tandis
que ses contemporains en donnent encore des représentations saisissantes par-
fois, sans doute, mais souvent gauches ou conventionelles.
Nous pourrions décrire une à une ces miniatures si monvcmenlées, si dra-
matiques, et nous y trouverions un plaisir extrême ; cela détruirait un peu
l'équilibre de ce précis; mais il nous fallait signaler l'importance de cette
œuvre à ceux qui en voudraient faire un examen particulier, et revendiquer
pour Foucquet une des premières places dans l'école française.
Il nous reste, avant d'en finir avec ce grand artiste encore incomplètement
connu, à mentionner deux magnifiques peintures de lui : le portrait d'Etienne
Chevalier, et la Vierge avec l'Enfant Jésus. La Vierge n'est autre qu'un admi-
rable portrait d'Agnès Sorel, le sein nu. Le premier de ces panneaux est à
Francfort, le second à Anvers. Telle est la destinée voyageuse de certaines
œuvres : ces deux peintures constituaient en effet un ensemble, ou pour mieux
dire majeure partie d'un ensemble ; car on avait jusqu'ici admis qu'elles for-
maient un diptyque. .Mais l'hypothèse de M. Henri Bouchot est beaucoup plus
vraisemblable, de les considérer comme les deux panneaux d'un triptyque dont
le troisième panneau est perdu peut-être, irrémédiablement, peut-être égaré
sous une fausse attribution. En vérité la recherche en vaut bien la peine.
Un autre manuscrit célèbre fut longlemps attribué à Foucquet; nous vou-
lons parler du rZ/e-Lùv de la Bibliotliè(iue nationale. Le même écrivain, qui a
fait de notre peintre une étude approfondie, l'attribue plutôt à un autre artiste
attaché à Louis XI, à .lean Bourdichon de Tours (1457-1520) qui fut précisé-
ment le successeur de Jean Foucquet comme peintre et valet de chambre du
roi, titre qu'il conserva jusque sous le règne de François l". Quoi qu'il en soit, le
Tite-Live est encore un fort bel ouvrage et qui fait grand honneur à la peinture
française. Ce sont de beaux exploits de gens d'armes, des combats, des assem-
ÉCOLE FKANCAiSE.
2Î)
Liées de clicvaliers, des incendies de villes ou de camps, des nuilineries, des
cortèges pompeux. Or tous ces tableaux héroïques sont pour la plupart de
dimensions minuscules, ce qui ne leur enlève rien de leur i;riin(leur. Les i)lus
grandes n'occn[ieiU pas la page enlière de ce liel in-l'ulin. cl les aiilres n'occu-
pent qu'un tiers de colonne, soit le sixième de la ]»iigi'. Mais (|uelle vie, quel
•louvement dans tout c(da, et comme le sentiment Aw draine est toujours juste
BOl li DICIIÙN [.j.
Li FILLE UE SenvllS TLLLILS (TUÉ UU TITE-LIVE).
et sans exagération théâtrale ! C'est là que brillent lu force et la lucidité du
bon sens qui caractérise l'école française dans ses belles époques, bon sens qui
d'ailleurs n'avait rien de vulgaire ni de banal.
Jean Bourdichon était, comme Foucquel, non seulement enlumineur, mais
encore peintre de fresques. Malheureusement, on ne saurait lui attribuer même
une seule œuvre en ce dernier genre. Si l'attribution du Tite-Livch ce peintre
est toute récente, il n'en est pas de même du fjrre il'/wNn'x d'Auno t/c J{re((if/»e,
encore une merveille de la Bibliothèiiue nationale. On sait maintenant, à coup
30 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
sûr, grâce au document mis en valeur par M. Léopold Delisle, que l'auteur est
bien « Jehan Dourdichon, peintre et valet de cliambre » de Louis XII et qu'il
reçut pour prix de son travail la somme de mille cinquante livres tournois,
ayant « richement et somptueusement historié et cnlumyné une grans Heures,
pour notre usaige et service, où il a mis grant temps ». Une tout au moins des
grandes miniatures qui ornent ce splendide volume (il y en a cinquante et une
grandes, et beaucoup de petites servant pour la décoration des pages) est célèbre
et a été souvent reproduite, soit par la gravure, soit par la chromolithographie.
C'est celle qui représente, en guise de frontispice, la reine Anne de Bretagne
en prières, richement costumée, tandis que derrière elle se tiennent sainte Anne,
sainte Ursule et sainte Hélène.
Il y a là un sentiment de piété et d'ingénuité sincères. C'est une œuvre bien
française et qui appartient encore au moyen âge, (juclque habile et savante que
soit devenue la main.
Mais nous approchons des temps où les campagnes d'Italie auront pour résul-
tat de modifier profondément, mais non pas à son avantage, le sentiment artis-
tique de notre pays. Au vivant et au personnellement ressenti succéderont le
conventionnel et le maniéré. Alors que nos artistes avaient devancé les Italiens
les plus célèbres, nous allons considérer ceux-ci comme des initiateurs, les
prendre servilement pour modèles et cacher sous des vêtements d'emprunt
nos fortes et vives qualités. Notre école aura pour des siècles à s'en ressentir
Nous ne voulons pas dire que tout s'arrèle à la Renaissance, si mal nommée,
mais il y a là une sorte d'inncula/ion qui nous est fatale, substituant aux
bons ouvriers, simples et attentifs, les virtuoses, les imitateurs de formules
quasi exotiques et les plagiaires littéraux de l'art antique.
Charles VIII, Louis XII emmènent leurs peintres en Italie, dans leurs expé-
ditions. Un des plus connus quant au nom est Jean l'erréal, dit Jean do Paris.
Si tant est que la peinture léguée par M. Banccl au Louvre, une Vierge ait
Donateur, soit de ce peintre, il n'y aurait point là encore d'influence italienne;
c'est une belle et sage peinture, d'une technique aussi soignée et aussi solide que
n'importe quelle œuvre d'un primitif flamand, avec de jolis accessoires, une
couleur harmonieuse et chaude, et un sentiment simple et touchant. Mais est-
ce bien là une œuvre de Perréal?
Arrêtons donc ici ce chapitre, qui contient seulement les principales indica-
tions. Que de iKiins, conservés par les livres de comptes, ne sont pas cités ici,
niais aussi que d'œuvres ont été détruites! On a compris, mais trop tard, la
nécessité de sauver ce qui reste. Si les circonstances avaient voulu que les
vraiment belles choses fussent conservées, et que nous n'eussions point le
dédain de nos propres richesses, mais au contraire l'admiration démesurée et
toute de mode de nos voisins, c'est vous, beaux et modestes artistes, excellents
ÉCOLE FRANÇAISE. 31
ouvriers et penseurs sans le savoir, qui seriez demeurés les véritables maîtres
de vos descendants, et une liistoire même sommaire de la peinture française
présenterait pour les quelques siècles les plus vigoureux et les plus originaux de
son évolution, autre chose que des ruines, des conjectures et quelques rares
œuvres intactes, sauvées comme par miracle, et semblc-t-il, pour causer à des
fils plus avisés, d'irréparables regrets.
CHAPITRE ni
Le XVI' siècle. — L'abdication de l'originalité. — L'influence élrangère. — Les portraitistes.
Les Clouct. — La question des italianisants. — Jean Cousin.
Dès la fin du xv" siècle, avons-nous dit, l'aii italien avait, par importation,
exercé son influence en France, et non point seulement par les idées et les
goûts que nos propres artistes rapportaient de leurs voyages, mais encore
par les œuvres que les artistes italiens venaient exécuter pour le compte do
grands personnages et les leçons qu'ils pouvaient donner.
Les princes de la maison de Bourbon, entre autres, avaient fait venir à leur
cour divers artistes italiens, et le plus célèbre d'entre ceux-ci Benedetto Ghir-
landajo. De même, ce furent des artistes italiens qui exécutèrent la décoration
très importante de la cathédrale d'Albi, sous l'archiépiscopal de Louis d'.\m-
boise, ainsi que les décorations du chœur de Saint-Sernin de Toul'ouse, etc.
Enfin, on pourrait mentionner, dans les premières années du xvi° siècle la
présence de maîtres uUramontains, Andréa Solario, par exemple, appelé par
Charles d'Amboise pour décorer la chapelle de Gaillon (1507). Mais les étrangers
ne sont pas assez nombreux encore pour constituer vraiment une école et créer
dans le pays un mouvement subitement révolutionnaire. Ce n'est que sous
le règne de François 1" que commence vraiment dans toute son ampleur, la
Renaissance italienne en France ; ce n'est qu'alors que l'italianisme envahit tout
et fascine jusqu'aux plus grands artistes. Sans doute ils n'abdiquent pas com-
plètement leur personnalité. Chez certains d'entre eux elle est trop élégante, trop
fière pour disparaître absolument. De plus, les qualités propres d'une race ne
peuvent, quelles que soient les modes, et si puissants que soient les engouements,
et les procédés même d'éducation, être complètement annihilées. On peut dire
que si les plus grands artistes de la Renaissance s'appli<iuèi'ent à parler italien,
l'accent français ne put jamais les abandonner tout à fait.
Il nous sera d'ailleurs permis de réserver nos prédilielions pour ceux qui, par
ÉCOLE FRANÇAISE.
33
(Ion de nature ou par parti pris, demeurèrent complètement à l'écart de cet im-
périeux courant. Ils sont d'ailleurs bien rares.
C'estdanslc poriraitque le tempérament françaispersista dans foute sapurcté ;
CI.01IKT. — r. Il A ni. F S IX.
et ce sont les Clouet et Corneille de Lyon qui représentent le plus glorieuse-
ment cette partie de notre art demeurée indépendante, et, chose en apparence
anormale, en faveur malgré cela auprès des grands.
Avant d'examiner le mouvement italianisant, nous préférons parler comme
3
31
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
ils le méritent, des Clouet et des excellents portraitistes du xvi° siècle.
D'où venaient les Clouet? Voilà ce qu'il est dilTicile encore de trancher.
On leur a attribué une origine flamande, se fondant sur des analogies de
technique et de caractère. Mais cette hypothèse n'est confirmée par aucun
document irréfutable. De semblables analogies ne prouvent rien, car, comme
le fait remarquer avec tant de bon sens M. Henri Bouchot, qui n'est pourtant
pas éloigné de parti pris de cette attribution d'origine, on aurait pu tout aussi
bien, grâce aux mêmes assimilations, faire un Flamand de l'excellent Tourangeau
Foucquet. 11 nous suffit, quant à nous, que la simplicité et la légèreté de l'accen-
POnTBAIT.
tuation, l'aisance à modeler en pleine clarté, qui caractérisent toute œuvre des
Clouet, correspondent bien au tempérament français dans toute sa verdeur. Mais
laissons cette question de nationalité d'ailleurs peu importante en soi, car le
premier des Clouet fut en tous les cas vite acclimaté et fil souche d'artistes
vraiment français.
Lorsque François I" monta sur le trône, les peintres en titre du roi étaient,
comme nous l'avons vu, Jean Perréal et Jean Bounlichon. Ceux-ci avaient pour
collaborateurs et sous-ordres Nicolas Belin, Barthélémy Guély et Jamet Clouet,
La ])remière mention authentiqu»; de Clouet à la cour de France, dit l'historien
déjà cité, date de 1516. A cette époque sa situation est encore modeste : Perréal
et Bourdichon recevaient chacun deux cent (jnaranle livres de gages par an, alors
qu'il n'en reçoit que cent soixante.
ECULK FUAXÇAISE. 33
En lo22 il i-fmpliicc Bounliclion, mort en 1521, et son nom de .Tamet devient
Jeliannet. Après 1 028, après la mort de l'erréal, Jeliannct Clouet demeure le seul
peintre et vali'l de eliandire du roi. Enlin en 1540, t'poque à laquelle son nom
n'est plus mentionné dans les comptes, son fils Fran(;ois (llouet, dit Jaw/"/, le
remplace dans ces fondions. Ce qui confirme l'origine étrangère du premier
Clouet, mais sans préciser s'il était Flamand ou d'un au(r(> jiays, c'est, à sa mort,
C1.01EI. — ELISABETH H .1 l T r. 1 Cil F, FEMME DE CIIAHLES IX..
l'acte de donalidu par François 1" de ses biens à son fils, fiicns (iui,sans celte
faveur, appartenaient de droit à la couronne, « au inoïen, dit l'acte royal, de ce
que le dictdeffunct esloitestrangier et non nalif neoi'iginaire de nostre royaume,
et n'avoit obtenu de nos prédécesseurs roys ny de nous aucunes lettres de
nationalité et congié de tester... »
Sans suivre dans ses savantes discussions riiislorien des Clouet, nous ne pou-
vons pourtant mieux faire que de lui emprunter encore celle appréciation des
36 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
deux Clouet et de leurs manières respectives, jugement fondé par l'étude atten-
tive des dessins que possède la BiblioUièque nationale et de ceux qui se trouvent
dans les collections do Chantilly. « Jeannet Clouet avait une façon à lui de jeter
un croquis, parce que, plus rarement pour lui, ce croquis restait l'œuvre défini-
tive. Au contraire François Clouet composera des crayons purs, les travaillera
plus longuement, les achèvera et leur ôtera, par des apports successifs, cette fleur,
ce duvet de fraîcheur dont ceux de son père conservaient la grâce. De ces deux
hommes, l'un a la franchise et la naïveté jolie; l'antre a la science et l'acquis. »
A côté de Jeannet Clouet, il ne faut pas oublier les noms d'artistes plus
modestes, moins bien en cour, mais fort réputés cependant en tant que por-
traitistes ; ce sont, entre autres, J.-B. Darly, Tourangeau; maître Ambroise,
Robinet Testard, Jean Courtois, Jean Fannart, etc. Malgré l'impossibilité de
leur attribuer précisément tel ou tel portrait, on conçoit qu'il soit également
difficile de le donner à Jeannet plutôt qu'à tel d'entre eux. Tout ce que nous
devons retenir, c'est que l'art du portrait est alors vraiment florissant et que tous
ces artistes forment une école solide, brillante et originale. Ils se manifestent
comme dessinateurs au crayon, comme peintres à l'huile, et comme peintres
de miniature, et quel que soit celui de ces procédés qu'ils emploient, ce qui
distingue toute cette école, c'est la précision, la simplicité et la sincérité. La
précision est vraiment surprenante et il n'y avait qu'un exercice acharné, une
pratique constante comme celle de l'ouvrier travaillant tous les jours à son
établi, qui pût donner un pareil savoir et une connaissance aussi sûre de la
physionomie humaine. Cette précision ne s'affirme pas seulement dans les
détails du costume, des dentelles, des étoffes, des joailleries, mais dans les
moindres traits du visage. La construction du plus simple de ces portraits est
surprenante ; il n'y a pas une hésitation, pas un accent à faux, pas la plus légère
lacune ; le front, les joues, les tempes, le menton sont modelés avec une
force d'autant plus grande qu'elle se laisse à peine sentir, et sous la peau, on sent
l'ossature ; les yeux nets et franchement ouverts, regardent ; le retroussis d'une
bouche, la subtile palpitation d'une narine, tout cela est étudié et rendu
d'un trait décisif. L'artiste, ou pour mieux dire l'ouvrier, a cru faire un
simple portrait, et à tantôt quatre siècles de distance, il nous révèle un
caractère.
Le musée du Louvre contient toute une salle de dessins du xvi° siècle, et soit
dit en passant, ils sont assez mal rangés et présentés : il y a également un certain
nombre de peintures soit de Clouet, soit de son école ; à Versailles il s'en trouve
encore quelques-unes égarées sous les combles, confondues avec de très mau-
vaises choses et exposées aux plus fâcheuses influences atmosphériques; enfin
la Bibliothèque nationale et les collections de Chantilly sont riches aussi en
portraits au crayon. Eh bien, examinez ces dessins et ces peintures, si nous avons
ÉCOLE FRANÇAISE.
37
réussi à vous inspirer de l'in(érèl pour eux, et vous verrez quelle puissance et
quelle science se dissimulent sous leur sobriété.
C'est que ce sont des choses bien faites et simplement faites. La simplicité
et la sincérité étaient au nombre des plus grandes qualités de ces peintres que
ne gâtait aucune prétention. Ce n'étaient point des infalués, des artistes au sens
vulgaire qu'a pris le mol dans notre société moderne. Ils ne crovaieutpas faire
CIIABLES-QUINT
autre chose qu'accuniplir un niélici' en (dule conscience. I]l la nn'illcure preuve)
c'est que Jean Clouet, malgré sa silnalion de peinln; de la cciur, passait indiflc^
remnient d'un portrait de son royal maître à la peinture d'un coffre ou à celb;
d'un panneau d'armoiries. Vous vomv. d'ici l'accueil ([ue ferait quel([u'uu de nos
portraitistes àlamode si on venait lui demander une telle besdgne que de poindre
une porte ou de disposer des étdiles d'or sur une couche unie de [x'intnre
bleue à l'effet do décorer un simple colfret. Il est vrai qu'il aurait la meilleure
33 IIÎSTOIRE POPL'LAIRE DE LA. PEINTURE.
raison du monde pour se mettre en ccdrre : c'est (juil serait peut-être incapable
de bien faire celte besogne.
La pancarte placée au bas du cadre du grand portrait de François I" vêtu
de blanc, un des plus importants que possède le musée du Louvre; attribue cette
belle peinture à Jean Clouel. C'est une figure en buste de grandeur naturelle ;
la tête est vue de trois quarts, tournée à droite. Le roi porte une « toque noire
garnie de perles, de pierreries, d'aiguillettes d'or et d'une phiine Idanche frisée.
Le cou est nu. Justaucorps coupé carrément, laissant déboider l'extrémité de
la chemise froncée et bordée d'une ganse noire; ainsi que le vêtement de
dessus, il est de satin blanc à bandes de velours noir, brodé d'ornements et
d'entrelacs d'or ; manches larges à crevés ; collier d'or éniailié avec des perles,
auquel est suspendu la médaille de l'ordre de Saint-Michel. Le roi a la main
droite sur le pommeau de son épée ; la gauche, posée sur un appui de velours
vert, tient des gants. Fond de damas rouge, peint probablement sur une prépara-
tion dorée ou argentée. » Cette description très exacte, nous l'empruntons
textuellement au catalogue du Louvre parce (pi'elle nous parait utile pour mon-
trer comment la peinture était à ce moment un véritable objet d'art, qui tenait
presque de la joaillerie. Mais on trouverait les éléments d'une attentive étude du
•caractère dans la tète ellc-nièmo, cette teinte peinte sans flatterie, on pourrait
presque dire sans respect, tant la peinture l'a examinée de près, détaillant sa
|H'tite moustache, sa barbe courte et frisottée, ses longs cheveux plats et lisses
qui cachent les oreilles; saisissant l'expression de la bouche dédaigneuse et bru-
tale, du regard lourd. Comparez maintenant ce portrait pour lequel il faudrait
inventer le mot de sincérité, avec celui que Titien a fait du même prince et que
vous pouvez voir dans la grande galerie, et dites celui qui vous renseigne le
mieux. Le dernier est une magnifique et opulente peinture, riche de ton,
entraînante et large de facture ; c'est une joie pour les yeux, mais c'est une
œuvre en même temps de virtuose et un peu de courtisan, tandis que l'autre
est d'un observateur qui, ne laissant rien passer, ne nous laisse rien ignorer.
D'ailleurs tous ces crayonneurs et portraitistes du xvi" siècle ont un
trait commun, que leur talent soit plus ou moins grand; ils ont une mer-
veilleuse adresse à saisir la ressemblance, que la photographie n'a pas remplacée
ni certes égalée. Ils étaient des sortes de photographes supérieurs, des photo-
graphes sans objectif. Que l'on ne sourie pas du rapprochement. M. Henri
JJouchot emploie fort heureusement le mot de cliché à propos de ces dessins qui
étaient probablement destinés, comme documents, à tirer une ou plusieurs
épreuves peintes, faites à loisir dans l'atelier et en l'absence du modèle. (Juand,
dans un autre volume nous étudierons l'œuvre dllolbein, nous verrons qu'il
n'admettait pas les grands personnages dont il faisait le portrait à entrer dans
son atelier pendant qu'il était en train de los peindre. Chez nous, d'ailleurs, les
ÉCOLE FHANÇAISi:. 39
mo;lèlos princiiTs ou lili-r-; ([iii forniau'iil la cliciilMc! des Cliuict cl de leur
école, ne devaient pas avoir la patience pinii- principale vertu ; ohicnir d'eux
des heures de pose était au-dessus des forces humaines et d'ailleurs ces nobles
personnages auraient considéré cette occupation comme peu digne d'eux. « Que
ce soit un crayon pour estre plus tost faict, » disait Catherine de Ah'dicis eu
parlant d'un portrait commandé à un de ses peintres. Lu pi-ali(pie incessante
leur donnait la prestesse nécessaire pour allier tant de saisi à tant de lini.
Mais quand le jour se présentait où ils pouvaient, en dehors des travaux de
leur métier proprement dit, caresser quelque belle peinture, ils ne s'en faisaient
point faute, et la preuve s'en rencontre suflisamment dans l'admirable petit
portrait du Louvre : Elisabeth d'Autriche, reine de France, femme de Charles IX,
née en ioo4, morte en 1592. C'est le plus fin que nous possédions de François
Clouet, dit Janet. Il n'en est pas de plus délicieux dans toute la vieille
école française et quelle que soit l'importance des portraits d'.Albert Durer et
d'Holbein, on peut dire sans exagération qu'il les égale en beauté, mais qu'il les
dépasse en charme. La finesse exquise de cette peinture, transparente et délicate
comme la chair de la femme elle-même; le goût exquis de l'arrangement en
même temps que sa simplicité, le dessin étonnant de ces petites mains aristo-
cratiques, la grâce tran(|uille de la physionomie, tels sont les élénn;nls de cette
QHivre sans prix.
La princesse est vue de trois quarts, tournée à gauche; ses cheveux sont
relevés sur le front, roulés et ornés de perles et de pierreries serties dans de
l'or émaillé ; elle porte une fraise montante godronnée, et autour du cou elle a
un cercle d'or enrichi de pierreries et de perles; le fichu est bouillonni' avec un
quadrille de perles ayant à chaque angle un petit bouton d'or émaillé, La robe,
coupée carrément sur la poitrine, est en drap d'or et d'argent avec une bordure
de pierreries à laquelle se rattache une pendeloque de rubis, d'émeraudes et de
perles; les manches, à crevés, ont des perles entre chaque bouillon; enfin les
deux mains reposent Tune sur l'autre et sont oi'uées de bagues. Telle est cette
adorable peinture qu'il faut prendre comme type de l'art français le plus
accompli du xvi° siècle et le spécimen le plus achevé du talent de Fi-ançois Clouet.
Le dessin et le modelé sont à la fois précis et insaisissables.
Ce bon peintre était fort apprécié d'ailleurs, car les letlres de (hmalion dtiut
nous avons déjà parlé lui rendent justice et semblenl mèuie pi'édire son
avenii'. Elles reconnaissent l'habileté de Jean Clouet de(pii les biens, par faxenr
exceptionnelle, sont transmis à François et elles ajonlenl : <i j<]ii ([uoi son dict
fils l'a desja très bien imylé et espérons (pi'il fera et ciinlinuera encores de
bien en mieux cy-après. »
Bien que très apprécié Clouet a mené uiu,' vie uKuleste f^t sans aucun
faste. Né à Tours vers Wrll. de .lean Clouet et de Jeanne lioucanll, il succède à
40 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
son père vers 1540, comme peiniro de François I"; en l;Jol il est nommé com-
missaire au Chùtelet, et en 1559 contrôleur général des effigies de la monnaie;
enfin, comme il cesse d'être question de lui en 1572, époque à laquelle Jean
de Court figure sur les états en qualité de peintre en titre d'office, il est vrai-
semblable de fixer sa mort vers cette année-là. Il laissait comme ses héritiers
ses deux filles Diane et Lucrèce, et sa sœur Catherine Clouet, femme d'Abel
Foulon ; il ne fut pas marié.
Déterminer ses œuvres est l'affaire des érudits et l'écrivain que nous avons déjà
nommé, M. H. Bouchot leur a déblayé véritablement la besogne. Il nous suffira de
rappeler parmi les peintures qui lui sont avec le plus de certitude attribuées,
un portrait en pied de Charles IX, à Vienne, un portrait de la duchesse de Retz
faussement dénommée Catherine de Médicis dans la collection Czartorysky; une
aquarelle représentant la reine Margot enfant, à Chantilly; un portrait de
Henri II, miniature du cabinet des estampes, et qui était autrefois dans le Livre
d'heures de Catherine de Médicis ; une autre miniature, à Windsor, représente
Marie Stuart; avec beaucoup moins de certitude les petits portraits de Henri II
et de Charles IX qui sont au Louvre et qui, d'ailleurs, peuvent être des copies
contemporaines des originaux de François Clouet.
Nous ne comptons pas dans l'énuméralion l'incontestable portrait d'Elisabeth
d'Autriche ni les nombreux dessins au crayon que possède la Bibliothèque
nationale. On suppose que ces dessins furent légués par François Clouet à son
neveu Benjamin Foulon, fils de sa sœur Catherine, et qui commençait à s'adonner
à la peinture.
En elTet, dans le même recueil se trouvent des dessins de la main de Foulon
(un d'entre eux est même signé) représentant des personnages contemporains
de Henri IV. 11 est peu vraisemblable que Foulon ait tenu ce recueil d'un autre
que de son oncle.
Les œuvres des Clouet ont été souvent confondues avec celles d'un autre
peintre, célèbre également de son temps. Corneille de La Haye, dit Corneille de
Lyon, peintre flamand, nommé vers 1540 peintre de la maison du dauphin, et,
en 1551 peintre en titre de Henri II. Il faut lui attribuer les portraits suivants, qui
figurent au musée de Versailles: le duc Louis de Montpensier; Marguerite de
Bourbon, duchesse de Nevers; Jacqueline de Ilohan-Gyé, marquise de Rothelin;
Marguerite de Valois, depuis ducliesse de Savoie, etc. ; et à Chantilly ceux de
François, dauphin de France; de Charles, son frère, depuis duc d'Orléans; de
Jaccjueline de Longwy, duchesse de Montpensier, enfin divers portraits donnés
respectivement comme ceux de Claude de France, de Marguerite de Valois,
duchesse de Berry, et de madame de Lansac.
Les petits portraits de Corneille de Lyon, particulièrement ceux de femmes,
ont beaucoup de finesse et même de malicieuse gaieté; quelques-uns sont
ÉCOLE FRANÇAISE.
41
d'une expression ravissante et d'un joli dessin léger et spirituel. Ils sem-
blent, un certain nombre au moins, se distinguer par des fonds d'un
c 1. 0 u E T . — F n A \ r. 0 1 S 1 1 , n 1 1 p ii i N .
vert spécial et assez vit ([ue les ('.luuet no paraissent pas avoir employés.
Le nombre relativement considérable des petits portraits du xvi' siècle que le
temps nous a conservés, et leur caractère même de peinture courante indiquant
A± HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
•
que c'est par centaines qu'ils devaient exister dans les familles, suffisent pour
faire comprendre que la liste n'est par dose avec les peintres que nous venons
d'examiner avec quelque détail. Il nous faudra donc encore citer, parmi les
principaux portraitistes dits de l'école des Clouet : Guillaume Boutelou, qui avait
commencé par des travaux de stucature à Fontainebleau sous la direction du
Primatice; Nicolas Denisot, poète et peintre; Scipion Bruisbal, René Tibergeau,
Pyramus Lucas, Gentien Bourdonnois, Marc Duval, Louis Desmasures, Pierre
Woériot, etc.
Nous nous écarterons un peu de l'ordre clironoloi;i(jue pour en finir avec
cette école des petits portraits, qui se termiiui dans la premièi'e partie du
xvif siècle, et dont les derniers représentants furent les Du Monslier. Gomme
nous l'avons dit, à la mort de François Clouet, c'est Jean de Court qui lui suc-
cède comme peintre en titre d'office. La mode des portraits peints et crayonnés,
loin de se ralentir, est au contraire alors dans toute sa vigueur, et la quantité
ne fait pas défaut, si, en prenant comme type de la perfection le portrait
d'Elisabeth d'Autriche, la qualité semble avoir décidément baissé. Les princi-
paux peintres sont Antoine Caron, et ses gendres Thomas de Leu et Pierre
Gourdelle ; puis Bunel, Patin, Jacrjucs Fornazeris, les Quesnel, enfin les
Du Monstier.
C'est bien le moins que nous disions quohpies mots du cette deruii' ic famille
qui se transmet de génération en génération pendant plus d'un siècle une bril-
lante situation dans l'art du portrait, bien (jue les Du Monstier n'atteignent
point la gloire ni l'originalité des Clouet.
On trouve le nom de Geoffroy Du Monstier dans les comptes relatifs aux
peintres de Fontainebleau, sous la direction du Hosso, de 1337 à lliiO. Il fait
aussi de la miniature, de la gravure et de la peinture sur verre. Son fils, Cosme,
est peintre en miniature et au pastel, et en 1581, il a le titre de peintre de la
reine Catherine de Médicis. Etienne Du Monstier est le frère du ])récédent; il
est né en 1520 et mort en 1G03, « après avoir été peintre ordinaire des roys
Henri II, François II, Charles IX et Henri III et de la très grande reine Catherine
de Médicis et du roy à présent depuis l'espace de ciiniuanle ans et plus jusqu'à
jla fin de son âge », nous dit son épitaphe. 11 faudrait probablement restituera
Etienne Du Monstier plusieurs des crayons ou peintures atdibués à l'école des
Clouet; mais lesquels?
Daniel Du Monstier, fils de Cosme, naquit en 1574 à Paris et mourut le
22 juin KiiG. C'est de Daniel Du Monstier que nous possédons le plus grand
nombre d'œuvres authentiques : des dessins au musée du Louvre et à la Biblio-
thèque nationale. Lorsque l'on passe eu revue tous ces vieux dessins au crayon
et ([ue l'on saute de ceux de l'école des Clouet à ceux de Daniel Du Monstier,
brusquement, en même tcnqis ([u'uiir (lilliM-ciue de facture c'est une société
ÉCOLE FRANÇAISE.
•iJ
toute nouvelle qui apparaît. Le dessin est plus mou, plus lâché, qii(ii(pic très
expressif et précis encore. Mais les cheveux, les vêtements sont traités avec moins
de linesse, moins d'élégance et de netteté; au crayon noir se m(Mr, pour le
rendu des carnations, un certain rouge rosàtre qui fait un effet plu lût désa-
^
i
!-^
,^
'■^ "^
^l
y
/'
^ 1
r
\
i^
^- ■.^-■i T ■ ^
liLCOnvTION DE L -l r, » I- E P. 1 F FnA\CniS r'' A Fil \ T A T \ r H r. F. A U.
gréable, et qui est Itien éhiigné de la sohi'ii'té avec laquelle les ("louel mêlaient
la sanguine à leur pierre nuire. Toutefois, il y a encore de beaux et opuleuls
portraits à citer : à un(! race nerveuse et plut(M maigre succède une race plan-
tureuse et très eu ciiair. 11 sulliiail di' r;qipnicher des cra\ous du xvf siècle
44 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
de la Bibliothèque nationale ceux de Daniel Du Monstier; l'étude est intéres-
sante à faire et ne séduirait pas moins les philosophes et les physionomistes que
les historiens purs. Citons parmi les plus curieux de ces portraits : Marie de Mé-
dicis, le duc d'Épernon, le marquis de Sillery, le « duc de Buckinkan », ma-
dame de Dampierre, le comte de Grammont, la maréchale d'Ancre, madame de
Bussy, madame de Guiche, etc. et la seconde femme de Du Monstier lui-même.
De Pierre Du Monstier (1563-1 020) et de Nicolas (1612-1067) nous n'avons
pas grand'chose à dire si ce n'est que le premier vendit à l'archiduchesse
Isabelle de Flandre les dessins laissés par Etienne, et dont on ignore maintenant
la fortune, et que le second, peintre sage et académique, se distingua par son
courage dans l'incendie du Louvre en 1661 et fut reçu académicien avec le por-
trait de l'académicien Errard.
Nous voilà loin des idées et de l'art du xvi° siècle. Avec les Du Monstier
s'éteignait la race des petits portraitistes qui pendant la Renaissance représentent
plus que tous autres peintres la veine vraiment française. Le métier même de
ces peintres les contraignant à plus de terre à terre, à moins de convention, les
sauva, et ils purent échapper à toute mythologie.
On trouve d'ailleurs, même dans certaines peintures du xvi° siècle où l'in-
fluence italienne se fait sentir, mais qui confinent de très près au genre du
portrait, cette même saveur française indélébile.
Certes, au temps de Henri 111, l'italianisme fait plus que jamais fureur. Or,
voici deux tableaux du Louvre, très connus et très regardés du public. L'un
représente un Bal à la cour de Henri JIJ ; l'autre une fête analogue donnée h
l'occasion du Mariage (VAnne duc de Joyeuse avec Marguerite de Lorraine. Ces
deux peintures fort plaisantes par l'arrangement et le détail sont visiblement
italianisantes.
Dans la première, des seigneurs et des dames de la cour dansent en formant
un grand cercle; à gauche se trouvent différents personnages debout, parmi
lesquels le roi Henri 111 près de sa mère Catherine de Médicis. Des musiciens
sont placés dans le fond; des fleurs jonchent le plancher; des femmes assises,
vues de dos avec les tailles étroites, les vertugadins énormes, la tète coiffée
d'une sorte d'escoffion, semblent de gros coléoptères.
La seconde scène se passe dans une salle ornée de pilastres et de niches où
sont placées des statues. Henri III, sa femme Louise de Lorraine et Catherine
de Médicis sont assis à gauche sous un dais; le duc de Mayenne se tient debout
derrière Catherine et Louise de Lorraine. Le duc de Guise, le/yrt/ff/)'e'estàgauche,
la main appuyée sur le siège du roi, et près de lui est Marguerite de Navarre.
Le duc de Joyeuse, menantsa femme, galamment, par la main, s'avance au centre
et semble ouvrir le bal. Enfin des musiciens, des seigneurs et des femmes se
pressent au fond de la salle.
ÉCOLE FRANÇAISE. 45
Eh bien, malgré l'accent italien de celte petite toile, qu'on |)eut étudier de
très près, et mieux que la précédente, placée maintenant beaucoup trop haut,
on y trouve encore ce caractère de vie, cette saveur de véri(('' qu'il va nous être
absolument impossible de constater, à si raii)li' (lei;r(:' (juc ce soit, dans les
peintures d'apparat, les compositions décoratives et les toiles d'histoire qu'il
nous reste à étudier, et qui représentent mallieurenscinrnl Invn plus le
46 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
principal mouvement de la Renaissance que tout ce que nous venons de voir.
Les artistes italiens qui, dès ladernièrc partie du xv° siècle, avaient été appelés
en France, étaient, nous l'avons vu, demeurés impuissants à exercer une sensible
influence sur l'ensemble de notre école. Mais il est un agent décisif des transfor-
mations artistiques : c'est l'architecture. De même que l'architecture gothique
avait profondément changé les conditions de la peinture en succédant à l'archi-
tecture romane, de même des artistes comme Jean Bullant, Philibert Delorme,
Pierre Lescot, les Du Cerceau, empruntant, sur l'ordre du roi, les principes de
construction renouvelés de l'antique par les Italiens et pour lesquels d'ailleurs
ils s'étaient vraiment passionnés lors de leurs voyages en Italie, devaient fatale-
ment créer de nouvelles nécessités de décoration en harmonie avec les palais
qu'ils édifiaient.
On a dit très justement que les édifices de la Renaissance les plus visi-
blement inspirés de lltalie demeurent des édifices français et que des maîtres
comme Philibert Delorme sont vraiment des artistes nationaux, non seulement
par la race mais par l'accent même. Qui songerait à le contester? Mais ces grands
hommes si savants, si logiques dans leurs idées ou plutôt dans les idées qu'ils
empruntaient à nos voisins, n'auraient-ils pas été infiniment plus grands et plus
originaux encore, s'ils étaient demeurés à l'abri de toute influence étrangère?
Malheureusement on ne change pas les résultats de l'histoire avec des hypothèses
et il faut prendre les temps tels qu'ils se présentent, quitte à préférer à ceux oîi
l'on imita ceux où l'on créa.
C'est dans la décoration de Fontainebleau que le mouvement trouva sa plus
grande activité et sa plus complète expression.
François I" avait appelé pour la décoration de ce palais quantité de peintres,
de sculpteurs, de décorateurs de toute sorte placés successivement sous la
direction du Rosso, du Primatice, et de Nicolo dell'Abbate. Nous ne saurions
décrire ici les peintures de Fontainebleau, qui doivent être considérées abso-
lument comme de l'art ilalien; peut-être verrons-nous à y revenir quand nous
parlerons de cette école; mais, pour le moment, des détails seraient déplacés
dans un livre qui ne dispose pas de trop de place pour mettre bien en relief
toutes les gloires vraiment françaises.
La décoration de Fontainebleau fut lo point de départ d'un goût faux et
maniéré, de toutes espèces d'exagérations superficielles, d'un amalgame d'anti-
quité affadie et de conventions théâtrales puériles et forcées. Ce n'est pas
à dire (juc dans ces décorations il n'y ait pas la collaboration d'artistes de
naissance française, ou même flamande. Au contraire la liste en est fort longiie.
Mais à quoi bon la citer ici, même en abrégé, puisqu'ils ne jouent là qu'un
rôle subalterne et qu'ils ilalianisent à qui mieux mieux? Les lecteurs qui
désireraii'iit coinuiîlre ces noms les trouveront dans X'Ilistoirc de la Peinture
r:COLE l'UAXÇAlSE. 47
décorative de M. de Champeaux où ils remplissent plusieurs pages, témoignage,
à tout le moins, d'une grande activité artistique sinon de l'originalité et de la
fidélité à l'esprit de terroir.
Un des principaux éléments de décoration est le grotesque^ mélange de la
figure, parfois obéissant à certaines déformations prévues, de la fleur, du fruit
et de l'arabesque. Il ne faut pas confondre ces froides fantaisies, imitées à
satiété de Rapbaël et de son école, avec les délicieuses inventions de nos vieux
décorateurs qui, elles, étaient toujours imprévues et vigoureuses, et qui faisant,
corps et non cadre avec les graudes lignes de l'édilice, ou avec la composition-
picturale qu'elles rehaussaient, semblaient jaillir et lleurir de la construction
elle-même. Le « grotesque » italien, au contraire, n'étant complètement ni
dans le caprice, ni dans la réalité, fatigue rapidement et ne laisse aucune forte
impression dans l'esprit.
En résumé, on ne saurait trop reprocher à rinfluence italienne qui s'exerça
sous le règne de François I" de nous avoir, pendant de longs siècles, fait mécon-
naître l'esprit de notre race, et d'avoir altéré notre art sans l'avoir vraiment
fécondé. Cela doit être dit sans préjudice de l'admiration que l'on peut éprou-
ver à l'égard des grands artistes italiens qui vinrent en France. Mais en quoi
Léonard de Vinci lui-même, et André del Sarte, et Cellini, et Primatice et les
autres pouvaient-ils contracter avec la France, en tant que productrice d'art,
des alliances étroites et fécondes? Les phénomènes d'acclimatation absolue sont
rares, et il y faut des affinités toutes particulières; on les trouverait davantage
avec les artistes flamands qu'avec les italiens. Nos compatriotes y résistèrent
de leur mieux. Chez les très grands, chez les architectes entre autres, malgré
l'influence de la mode, de l'ambiance et des volontés royales, on peut soutenir
et démontrer que le génie français persista quand même. En tous les cas il se
trouva plutôt mal à l'aise.
11 serait curieux de pouvoir retrouver sous forme de tableaux authentiques
des preuves irrécusables de la joie que certains artistes devaient éprouver à
se ressaisir. Ce n'est qu'une hypothèse, mais nous ne pouvons nous empêcher
de penser que des peintres comme Boutelou, Bunel, Du Monslier, etc., que
les documents nous montrent tantôt comme petits poiiraitistes et crayonneurs
précis, tantôt comme collaborateurs des décorations italiennes des palais
royaux, accomplissaient avec beaucoup plus d'intérêt et déplaisir la première
tâche que la seconde. Quant aux maîtres qui, comme les Clouet, se tenaient
tout à fait en dehors de ce goût pompeux et artiticiel, et malgré cela s'im-
posaient à la faveur des gens de cour, grâce à leur sincérité, leur science, leur
métier admirable, lums ne sauiions trop leur savoir gré d'a^(li^ inainteiui la
conception et l'exécution françaises au moment où rinfluence italienne s'exer-
çait sur certains ai'listes même niaLiiiiliinieMieiit doués.
48
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Jean Cousin est un de ces derniers. Pourquoi ce peintre, avec les plus
heureuses et les plus universelles facultés, un robuste tempérament, et voyant
large, enfin un de ces beaux artistes de la Renaissance et qui aurait pu être,
dans un certain sens, une sorte de Léonard de Vinci français, n'occupe-t-il pas
JEAN COUSIN. — I.E JUGEMENT DERNIER ( FH A C. M hN t).
dans notre école une des situations les plus vraiment glorieuses? C'est qu'au
lieu d'exercer une influence, il en subit une. Que l'on n'objecte pas que c'est à
la rareté de ses œuvres qu'il faut attribuer cette difliculté de le classer parmi
les artistes profondément originaux; une seule œuvre peut suffire, à travers le
temps, pour constituer à unpeintre sapersonnalitéet pour luiassurcrla domina-
tion. Ornons possédons unepeinture très précieuse, très significative, d"une noble
ÉCOLE FRANÇAISE.
40
composition, d'une science fort grande, et pourtant, malgré son prix, elle ne
saurait passer pour une des œuvres culminantes de l'esprit humain, et telles que
celles-là mêmes que Cousin imita. Nous voulons parler du Jurjemmt dernier.
C'est une page importante parmi celles que le temps nous a laissées. Le
tableau a près d'un mètre et demi de hauteur, un peu moins de large, et dans
50 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
cet espace assez restreint mais que tout peintre sait déjcà difficile à remplir con-
venablement, se meuvent des centaines de figures : des morts qui ressuscitent,
des anges qui armés de faucilles commencent à opérer le terrible triage entre
les élus et les réprouvés ; des damnés, déjà fort enlaidis, que des démons tirail-
lent ou transportent en barque vers des lacs sombres ou de mystérieuses ca-
vernes, et encore des anges, des ressuscites et des damnés qui se bâtent en bon
ordre vers leurs dernières destinées; puis des ruines, des villes démantelées,
et dans les régions supérieures, les grands prophètes, les saints, les cbérubins
groupés autour du Fils de l'IIomme qui a les pieds posés sur un globe et tient
en main la faucille de la suprême vendange.
Certes l'ordonnance de ce tableau est aussi ingénieuse qu'aisée et claire malgré
sa complication ; la couleur est chaude et vigoureuse, le dessin est d'une science
très sûre, et le peintre s'est joué pour ainsi dire de toutes les difficultés de
lanatomie, du mouvement et du modelé. Mais d'où vient que ce tableau ne nous
fait éprouver aucune émotion vraiment poignante? C'est qu'il est simplement
un pastiche de Michel-Ange et de son école. C'est qu'il n'y a, dans l'œuvre, que
les qualités accessoires qui appartiennent à r.îcole française, tandis que la
conception est étrangère. Nous ressentons au contraire, devant les fresques de
Saint-Savin, de Vie, de Montmorillon, dont nous avons parlé plus haut, un grand
serrement de cœur ou un grand espoir. Nous avons le sentiment de notre indi-
gnité, et nous pensons à la miséricorde céleste, parce que le peintre, dans sa
naïveté, en agençant ses grandes lignes ou ses larges harmonies de teintes
plates, demeurait lui-même sous une impression de terreur et d'infimité. Ici,
au contraire, nous assistons simplement à une scène de théâtre, et l'anatomie
a trop de place aux dépens de la. véritable éloquence. On a dit que cette scène,
si complète, si bien remplie, produirait un puissant effet si elle était seulement
agrandie à l'échelle des figures grandeur nature. Nous croyons au contraire
qu'un tel agrandissement ne ferait qu'en accentuer la froideur théâtrale ; ce ne
serait jamais, en tous les cas, qu'une constatation h l'éloge du savoir du peintre,
mais non de la puissance intellectuelle de l'artiste.
Quoi qu'il en soit, nous devons considérer Cousin avec beaucoup de respect,
et si nous avions à l'étudier ici comme sculpteur, nous trouverions occasion de
l'honorer davantage. Peu d'indications nous sont parvenues sur sa vie et sur les
détails de son œuvre. La date de sa naissance est aux environs de 1300, celle
de sa mort aux environs de 1589. Les rares dates authentiques de sa carrière
sont les suivantes: le millésime de 1523 sur une peinture du musée de
Mayence, une Descetite de Croix ; celui de 1530 sur les vitraux de la cathédrale
de Sens, une de ses œuvres incontestées; son mariage (un troisième mariage) eo
1537 avec Marie Bowyier, et c'est à peu près tout. On sait également que Jean
Cousin se livra d'abord à la peinture sur verre, et les vitraux de Sens dont nous
ECOLE FRANÇAISE.
51
Tenons de parler, qui représentent la légende de saint Eiilrope, le monlrenl
comme un décorateur de grand style. Nous ne saurions parler ici des nom-
breuses œuvres qui lui sont attribuées, vitraux de Saint-Gervais, de Villeneuve-
sur-Yonne, de Moret, de Flavigny. Beaucoup d'autres peintures que l'on cite
telles qu'un Christ en croix pour Sens, le Serpent d'airain dont il existe des
gravures contemporaines (par Etienne Delaulne), des décorations pour Saint-
^'J ^"^
. ^ '
, s
w
'"'^
^'^■'
WM
to
' ' X
\IJ%
M'"
t f\&>
JIAI; TIN FnÉMl\ET. — CUUTE DES ANGES.
Patrice, à Rome, etc., ont été détruites ou perdues. 11 faut pourtant ajouter ii
la courte liste de ce que le temps a respecté, une figure de femme, au musée
de Sens. Era prima Pandora; enfin un livre de perspective et un beau livre de
portraiture, traité des proportions du corps humain, (pii atteste la sûreté et
l'étendue du savoir de l'artiste.
Si le temps a respecté les deux importantes peintures àEva et du Jiijjemnit
dernier, ce n'est pas sans vicissitudes, car la première fut découverte dans une
32 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
soute à charbon à laquelle elle servait de porte, et la seconde, qui avant d'être au'
Louvre se trouvait en l'église des Minimes à Vincennes, faillit èlre volée, la toile
ayant été coupée tout autour du cadre.
Cousin, peintre, sculpteur, mathématicien est sans doute un artiste de pre-
mier ordre, mais ce n'est pas un chef d'école, ou un artiste ùparf, c'est un beau
peintre qui fait grand honneur à l'art français.
Le mouvement créé par l'école de Fontainebleau fut aussi artificiel que bril-
lant et aussi peu durable que factice. Les temps qui succédèrent au règne de
François I" n'eussent-ils pas été aussi troublés, qu'une telle école se fût encore
éteinte assez rapidement d'elle-même, puisqu'elle ne correspondait en aucune
façon à une expression de la race qui lui donnait une hospitalité forcée, et qu'elle
n'avait sa raison d'être que dans le caprice d'un prince. Toutefois, ce qu'elle eut
de déplorable c'est que la porte était désormais ouverte à toute influence
étrangère et que nous avions appris à ne plus croire en nous-mêmes.
L'on voit alors cet étrange spectacle d'une deuxième école de Fontainebleau,
sensiblement inférieure à la première, et à la tête de laquelle se trouvent cette
fois non plus des peintres italiens, mais des peintres flamands. Mais que l'on
n'aille pas croire que l'influence flamande, qui nous avait toujours été favorable,
et qui, notamment en Bourgogne, avait jadis prouvé de réelles et fécondes
affinités avec notre propre tempérament, devait cette fois intervenir d'une façon
salutaire. Ce sont des Flamands qui sont appelés à la cour, mais des Flamand.s
gâtés, dénaturés par l'Italie, des imitateurs de Michel-Ange, à la fois ampoulé.s
et débiles. N'est-ce pas là un bizarre phénomène d'illogisme, et bien fait
pour ne nous inspirer aucun respect pour cette triste fin de l'époque baptisée
Renaissance, que cette nouvelle invasion de l'Italie... par le Nord !
Jérôme Francken est un de ces Flamands pervertis ; élève de Franz Floris, il
avait d'abord travaillé à Fontainebleau puis avait séjourné quelques années à.
Rome et à Venise; à son retour il était devenu le premier peintre de Henri III.
Un autre peintre célèbre est Ambroise Dubois. On peut voir au Louvre et à
Fontainebleau des spécimens de sa peinture: elle est franchement détestable,
aussi désagréable de couleur qu'affectée et molle de dessin. Il avait été appelé
d'Anvers par Henri IV; et il avait déployé dans la seconde série des travaux
de Fontainebleau (galerie de Diane, Histoire de Tancrède et de Clorinde, His-
toire de Théagènc et de C/iariclée) une grande activité. Ambroise Dubois, né à
Anvers en 1543, mort à Fontainebleau en 1614, fit souche de peintres et ses
descendants vivaient jusqu'au nvuT siècle. La toile du Louvre, fragment de
la suite de Théagène et Charicléc, inspirerait plutôt l'envie de ne pas aller i
Fontainebleau faire connaissance avec le reslo.
Il faut encore nommer parmi les peintres de la deuxième école de Fontaine-
bleau, Toussaint Dubrcuil (1561-1602), qui avait exécuté des sujets de l'histoire
ÉCOLE FRANÇAISE. 53
d'IJcm/le, et dos représentations des résidences royales. On voit en lui un dessi-
UARTIN FRÉUINET. — LE E4PTÉ1IE DE JÉSUS.
nateur expédilif et non sans habileté, maison peintre assez médiocre. Nous ne
54 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
faisons que nommer d'autres décorateurs du même temps, tels que Guillaume
Diimée, Jacob Bunel et sa femme Marguerite Bahuche, puisque l'on n'a pour
ainsi dire point d'éléments d'appréciations de leur œuvre.
Reste Martin Fréminet (1567-1619), par lequel se terminera notre rcAue de
cette époque. Henri IV le chargea de la décoration de la chapelle de Fontaine-
bleau ; il fut nommé premier peintre du roi à la mort d'Etienne Du Monstier.
La décoration de la chapelle de Fontainebleau représente des sujets de l'An-
cien et du Nouveau Testament. Ce sont des compositions soi-disant michclange-
lesques, mais qui ne sont telles que par l'exagération, le manque de naturel.
Enfin on peut voir de lui, au Louvre une peinture, Mercure ordonne à Enée
dabandonner Bidon, pauvre, sèche et noirâtre. C'est sur cet artiste de grande
réputation de son temps, mais peu intéressant pour nous, que nous finissons ce
chapitre sur un sentiment de lassitude, et aA"cc un vif désir de nouveau qui
heureusement ne sera pas déçu.
CHAPITRE ÎV
Le xvii= siècle. — Vouet. — Nicolas Poussin. — Grandeur et portée de son œuvre
On serait tenté de croire un peu arLilicicUe et convenue la clussilicalion qui
assigne à l'art de chaque siècle un caractère tranché, qui présente celui-ci
comme agréable, celui-là comme sanglant et convulsé. Il est certain, en effet,
que dans tous les temps se rencontrent le rire et les larmes, le familier et le
dramatique; chaque âge peut avoir ses comédies et ses tragédies; enlin de
nombreuses et longues périodes s'écoulent soit au commencement d'un siècle,
soit à la fin d'un autre, pendant lesquelles l'art évolue et revêt des aspects
sensiblement différents de celui qu'on est convenu de présenter comme le plus
caractéristique de ce temps. Un siècle empiète et chevauche sur l'autre. Rien ne
ressemble plus à la peinture de la fin du xvi° siècle que celle du commencement
du xvu" et semblable remarque pourrait être faite pour le xvn° et le xvni% et
ainsi de suite. Quand nous étudierons le xvin" siècle, l'école de Vien et de Da\id,
qui en occupe une importante partie, n'aura plus rien de commun avec celle
de Walteau et de Boucher. Pourtant il est entendu que le xvui" siècle est le
siècle des grâces.
Il y a donc une note dominante qui, à tort ou raison, passe pour représenter
le siècle et on peut, à la condition de n'y pas attacher trop d'importance, tenir
compte de ces épithètes un peu générales que l'on a coutume d'employer. Au-
trement, il faudrait ou renoncer à la division par siècles, ce à quoi nous ne
verrions aucun inconvénient, ou bien attriiiuer aux différents siècles une lon-
gueur variable, ce qui est incompatible avec la régularité des almanaclis.
Or, il est certain que si on le prenait ainsi, le xvii' siècle, au point de vue de
la peinture, aurait une longueur inusitée, car il faudrait le faire commencer
avec Martin Fréminel, sous Henri 1\', et ne le faire terminer qu'avec h; règne de
Louis XIV, en ITl.'j. Tandis que le xvui° siècle ne commençant, à proprement
56 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
parler, qu'à la Régence, et se terminant tout net à la Révolulion, sinon avant, se
trouverait raccourci tout au moins d'un bon quart.
Le xvu° siècle mérite incontestablement le nom de « grand » qu'on lui a donné
jusqu'à présent; toutefois pas dans l'acception stricte du mot. « Grandiose »
serait plus exact, car cette grandeur est pompeuse et factice. D'un bout à l'autre
de cette longue suite d'années et d'œuvres, on a été épris de majesté, de noblesse;
on n'a jamais, ou très rarement, accepté la nature telle qu'elle est; il a fallu la
farder, la présenter sous un apparat réglé conformément à une étiquette détermi-
née. L'enseignement a imprimé aux esprits un tour classique, une forme châtiée ;
la volonté royale a donné aux œuvres une impulsion opulente et un éclat apprêté.
Tout est réglé et ordonné; le temps est loin où chaque centre, chaque pro-
vince, pour ainsi dire chaque quartier de ville, produisaient comme ils l'enten-
daient leur moisson variée et toufTue. Tout est reporté à une seule pensée, à
une seule volonté. Et cette volonté enfantera une formule si tranchée, si impos-
sible à méconnaître oii qu'elle se rencontre, qu'à l'étranger même elle aura son
contre-coup, ses imitations, et que, par exemple, en Allemagne, des princes,
grands ou petits, auront encore, près d'un siècle plus tard, l'obsession de refaire
des Versailles à leur usage.
La volonté, en art comme dans la vie, est une grande et belle chose, et on
ne crée rien de durable sans elle. Or, le xvu" siècle, c'est surtout le siècle de la
Volonté. Toutest volontaire, même l'inspiration, depuis un poète comme Poussin
jusqu'à un grand ordonnateur de pompes féeriques comme Le Brun, un philo-
sophe austère comme Philippe de Champaigne, un doux rêveur même, comme
Le Sueur, ou simplement un opulent portraitiste comme Rigaud. Versailles est
une œuvre de Volonté, et toute sa décoration en découle avec une admirable
logique. Aussi dans toute œuvre du xvii" siècle, si l'on ne trouve point de ces
ravissants caprices, de ces ingénuités des âges enfants, si on n'y rencontre pas
non plus la séduisante volupté des siècles de fêtes galantes, ni la passion
sombre et tourmentée des temps de doute et de romantisme, est-on tout au
moins tenu dans le respect par le caractère de parfaite netteté, de convenance
exactement calculée, de politesse mesurée autant que raffinée qui brille dans
le moindre détail comme dans l'ensemble.
Et l'on peut dire que si l'art de tel temps correspond davantage à nos inquié-
tudes, tel autre à notre sensualité, il n'en est pas de plus vraiment français
que le xvii" siècle, de plus lucide, et de plus honnête au sens où l'on prenait ce
mot à cette époque même. U honnête homme était l'homme pourvu d'instruction,
doué de talents et de belles manières; et, malgré les rivalités, les courtisaneries
inévitables sous une monarchie aussi absolue, on peut dire qu'il n'est pas un
seul artiste du xvu" siècle qui ne soit un « honnête homme ».
Ce ton Jie s'expliquerait pas uniquement par la volonté d'un prince épris de
SIMON VOLET. — ASSOMI'TION DH L4 VIEnG2.
58 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
doniiiialion et de faste. Sans doute cette ordonnance posée et majestueuse
concordait avec son propre tour d'esprit, mais en réalité il ne Tavait pas créée,
car le ton, sous le règne de Louis .\11I, pour être plus sévère et plus sombre,
n'était pas moins grave, moins net, ni moins soutenu. La cause profonde
était dans l'éducation, artisti([ue ou littéraire. L'étude de l'antiquité n'était plus,
comme au xvf siècle un goût, on dirait presque une toquade; c'était devenu
une règle. !
On n'était pas lion écrivain (jne l'on ne connut du lalin el du grec, et Ion
n'était point un peintre en vue, que l'on n'eût fait le voyage de Rome et étudié
Raphaël ou Michel-Ange. En réalité, ce n'était déjà plus ni Raphaël, ni
Michel-Ange que l'on étudiait et qu'on imitait le plus, mais leurs successeurs,
qui avaient exprimé en formules leur art déjà fondé sur des formules. Dans ces
conditions la peinture pouvait devenir un métier imperturbable, où la passion
même se traduisait par des moyens qui s'apprenaient à l'école. Le tout était d'y
mettre du s;noir ou du génie. Quand on y mettait du savoir on était Simon
Vouet: quand on y mettait du génie on était Nicolas Poussin.
Avant de i)asser à ce grand maître que nous venons de nommer en dernier, il
faut parler de Youet, si oublié qu'il soit de notre temps, car il est un peu le
prototype de l'art du xvii" siècle, et c'est de son atelier que sortirent les plus
illustres de ses successeurs. La composition froide et apprêtée, le goût théâtral
que nous avons déjà constatés dans la seconde école de Fontainebleau et parti-
culièrement chez Ambroise Dubois et Fréminet prennent ici leur expression
la plus nette et la plus complète. Seulement Vouet y apporte plus d'ampleur,
d'autorité et d'éclat et, de plus, il a déjà donné à ses évidents pastiches une
tournure plus française.
Simon Vouet naquit en 1590 et mourut en 1G49. A peine âgé de vingt-deux
ans, il a déjà voyagé en Angleterre, en Turquie, en Italie; c'est un enfant prodige.
A Venise, à Rome, il trouve les plus brillants appuis, les plus hautes protections.
Il reste en Italie jusqu'en 1027, et pendant ce long séjour il devient le rival des
peintres les ])lus célèbres d'alors, le r>omini(iuin, le Guide, etc. Il assiste à l'anta-
gonisme de deux |)uissantes écoles, celle du réalisme avec le Caravage pour chef,
et celle de l'idéalisme avec le Josépin pour champion. 11 est plus attiré par la
vigueur du j)renuer, comme à Venise il avait été influencé par l'opulence de
Véronèse,et à cette double influence se substitue un peu jilus tard celle du Guide,
avec sa facture claire, mais allcctée et sans véritable nerf. C'est avec ces invo-
lontaires réminiscences qu'il se crée un semblant de manière personnelle, mais
en réalité beaucoup plus près du Guide que de Véronèse ou même du Caravage,
car il est loin d'avoir l'éclat de l'incomparable Vénitien ou le sens dramatique
de l'expression et du clair obscur du second peintre.
11 n'en arrive pas moins, en 1027, à la cour de France, précédé d'une bril-
ÉCOLE FRANÇAISE.
59
lante répiilalidii, ot il reçoit l'accueil le plus flatteur. Dès Faliord il occupe
une silualiou considérable, et avec la femme fort belle qu'il avait épousée eu
SIMON VOCET. — LU VIERGE 4U RAMFAO.
Italie, Viri;iiiia da Vezzo, qui pratitjue elle-môuie la peinture, il fait à Paris
grande figure.
Louis XllI se pique de peinture, et il commet quebjues royaux pastels
r,0 HISTOIRE POlTI.ATrŒ DE LA PEINTURE.
SOUS la direction de Vouct (jni na garde de le détourner de sa vocation. Les
commandes abondent, et \omA n'en refuse aucune, secondé qu'il est par les
élèves qu'il a ramenés d'Italie, Jacques Lhonime de Troyes, et Jean-Baptiste
Mola. Bien que beaucoup de vastes machines qu'il exécuta ou fit exécuter aient
été détruites il en reste encore assez dans nos églises et nos musées, à
Saint-Eustache, Saint-Mcrri, Saint-Nicolas-des-Champs, etc., et au Louvre,
pour pouvoir juger de sa manière large, lisse et froide, de sa couleur écla-
tante et sans véritable distinction. La Charité, un portrait de Louis XIII avec
des figures allégoriques, et une Suzanne Aalti. collection Lacaze, sont parmi les
meilleures pages de Vouct. On ne peut point dire que ce soit un grand artiste,
ni même peut-être un vériliiiile artiste, car son invention est banale, et sa cou-
leur est plus brutale que forte, mais ses œuvres ne font encore pas trop mauvaise
figure au Louvre : elles se sauvent par la tenue.
Quoi qu'il en soit il faut tenir compte d'un peintre qui eut pour élèves
Le Brun, Mignard et Le Sueur: puis parmi ses autres et nombreux disciples,
Aubin et Claude Vouet, ses deux frères: Torlebat et Michel Dorigny, ses deux
gendres, François Perricr, Michel Corneille, Louis Testelin, et bien d'autres
encore, dont le nom peut être passé sous silence, pour ne point surcharger
notre précis de nomenclatures peu instructives. Mais comment ne pas rappelei
en passant qu'un des élèves de Vouet fut Le Nôtre, le célèbre architecte es
jardins, et que ce bel artiste puisa à Técoh' de N'ouet la science du dessin
aisé et précis, des ordonnances larges et claires.
Nous reviendrons, s'il le faut, sur divers peintres qui gravitent plus ou moins
autour de Vouet, mais nous avons hâte d'arriver au plus grand artiste du
xvu" siècle, et à^un des plus grands non seulement de l'art français, mais de
toutes les écoles.
Nicolas Poussin est un des nobles génies de l'humanité.
Les peintres ne sont pas toujours excellents juges en peinture, mais, en ce
qui concerne Poussin, ceux qui ont le talent d'écrire ont généralement parlé de
lui en termes rt'niar([uables. Eugène Delacroix, outre l'étude qu'il a spéciale-
ment consacrée à Poussin, parle fréquemment de lui dans son Journal, et, à
côté de restrictions inhérentes à ses propres théories sur l'art, trouve pour le
louer des considérations fort élevées.
Après avoir dit, par exemple, qu'au xv" et au xvi' siècle la peinture est sur-
tout un métier (il aurait été bon pourtant de remarquer que cette pratique par-
faite s'était malheureusemenl perdue), Delacroix ajoute : « C'est une gloire pour
les deux grands peintres français, Poussin et Le Sueur, d'avoir cherché, avec
«ucccs, ù sortir de cette banalité. Sous ce rapport, non seulement ils rappellent
la naïveté des écoles primitives de Flandre et d'Italie, chez lesquelles la franchise
de l'expression n'est gâtée par aucune liabilude d'exécution, mais encore ils ont
KCOLK FRANÇAISE.
0»
ouvert dans ravonir une carrière toute nouvelle. Bien qu'ils aient été suivis
immédiatement par des écoles de décadence, chez lesquelles l'empire de l'habi-
tude, celle surtout d'aller étudier en Italie les maîtres contemporains, ne tarda
pas à arrêter cet élan vers l'étude du vrai, ces deux grands maîtres préparent les
voies aux écoles modernes, qui ont rompu avec la convention, et cherché, ù la
POUSSIN. — d'après son Ponxn.iiT par lui-miUie.
source même, les efiets qu'il est donné à la peinture de produire sur limagination
Si ces mêmes écoles qui sont venues ensuite n'ont pas exactement suivi les pas
de ces grands hommes, elles ont du moins trouvé chez eux une proteslatioii unlcule
contre les conventions cTécole^ et par conséquent contre le mauvais goût. »
Ici l'artiste est dans la vérité absolue. C'est, en ed'et, la plus grande erreur
que de prendre Poussin pour un peintre académi(fue, et l'art d'école qui parfois
se réclame de lui sans le comprendre n"a pas su voir cii lui. comme le dit Eugène
Delacroix « un novateur de l'espèce la plus rare ».
G2 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
El il termine en disant : <■ Cette indépendance de toute convention se re-
trouve fortement chez Poussin, dans ses paysages, etc. Comme observateur
scrupuleux et poétique en môme temps de l'histoire et des mouvements du cœur
humain, Poussin est un peintre unique!... »
Avant d'examiner la vie et l'œuvre de Poussin, nous voudrions encore pré-
parer le lecteur lï les comprendre i)ar une fort belle page de M. Bracquemond,
le maître graveur, dans son livre Du dessin et de la couleur.
« L'œuvre de Poussin, dit-il, est un exemple qui présente cette particularité
d'avoir été conçue, dans la plupart de ses parties, sans application prédéterminée
tout en ayant l'apparence et la portée des oeuvres de la décoration la plus élevée.
» Une loi de la décoration, plus rigoureusement observée peut-être par
Poussin que par aucun autre maître, est la subordination absolue de tous les
détails du tableau à l'émission de son ensemble, ces détails conservant toutefois
leur individualité. Et si la forme particulière de chaque objet et sa coloration
ne font pas le principal attrait de l'œuvre de Poussin, cependant cette œuvre
immense exprime; toujours le probable de la nature.
» Poussin compare, règle, ordonne, et lorsque, dans VEnlèvemcnf des
Sabhies, il m ul montrer la confusion, c'est par la netteté dans l'émission de sa
volonté qu'il parvient à exprimer le désordre de cette scène. Dans ce tableau
merveilleux, chacune des parties épisodiques, les jeunes filles enlevées, la mère
implorant, les chefs romains donnant le signal, les draperies, les terrains, les
chevaux, l'architecture, le ciel, tout est subordonné et sert de prétexte au dessin
orneniciil.il. au modelé général. Aucun intérêt spécial ne détourne un instant
de l'œuvre, (jni uniquement vent exprimer le tumulte; et Poussin n"a ras-
semblé tous ces éléments que comme des agents qui fournissent à son dessin
des contrastes, des chocs de lignes, de clartés et d'ombres. Pour les yeux, autant
que pour l'esprit, le tumulte du sujet provient du sujet lui-même, et cependant
l'exécution, précise et nette, est sans emportement, sans fougue apparente.
L'auteur ayant la domination complète de sa volonté, ainsi que la possession de
tous les moyens dont l'art dispose, ne laisse échapper rien (jui puisse distraire
de l'cflet général.
» Cette concentration de pensée fuit de chaque œuvre de Poussin un tout.
Chez ce maître, un tableau n'est ni la suite ni le fragment d'un autre, un couplet
d'un même chant, comme il arrive chez d'autres maîtres.
» Ses conceptions, ses compositions sont vastes, amples, exécutées comme
s'il avait à couvrir des murailles. Cependant cette exécution si habile et si bril-
lante ne veut pas cire admirée pour elle-même. Elle est égale et rigoureusement
parfaite ; mais elle ne porte pas en elle cette démonstration d'amour du pitto-
resque qui, dans le Concert champêtre de Giorgone, fait d'une bouteille de verre
aux mains d'une femme un des plus parfaits morceaux de nature mûrie (jue l'on
ÉCOLE FRANÇAISE. 0:5
puisse admirer. Chez roiissiii, une épée, un casque, un tronc d'aihi-e, rem-
plissent le rôle qui leur est assigné, mais ils ne provoquiMit en rien raltcnlion...
» Parmi les maîtres, Poussin est un de ceux qui ont le plus ainu; les arbres.
Aussi dans son œuvre ne sont-ils pas seulement des occasions, des prcicxles a
développement de lignes, àvarialions de couleur, à oppositions de valeurs, ima-
ginés pour faciliter des efTcts; tous ils ont l'importance de personnages parti-
culiers, aussi indi\iduels (jue cliacunc des ligures qui vi\ent dans celte grande
œuvre.
64 IIISKJIRE POPLLAllili \>E LA PEINTURE.
» L'amplr'ur et la proportion d'ensomble que Poussin donne à ses paysages,
comme Ruhens, comme le Titien, comme Wallcau, provient de l'accord de la
formule entre toutes les parties, végétations, terrains, eaux, ciels, figures,
qu'aucune perfection de réalité uniquement pittoresque ne pourrait atteindre.
)) Dans le tableau de Poh/phème, après avoir admiré la beauté du lieu, après
avoir ressenti le cbaniie de cet amas de verdure, encore augmenté et agrandi
par tous les artifices de l'art, lorsqu'on a pénétré dans ce paysage magnifique,
on peut croire qu'il y a de la rosée et des insectes, comme on sait, sans les
voir, qu'il y en a dans les masses de feuillage que l'on contemple en pleine et
vraie nature.
» Sans doute aucun oiseau n'ira becqueter la grappe portée par deux
liommes dans l'admirable tableau de la Tore promise; il voit bien que c'est de
la peinture. Pourtant j'ai entendu Corot me dire devant ce tableau : « Voilà la
nature » !
» Poussin est tellement maître de son exécution qu'il la modifie en changeant
di' [)cnsée et de sujet. Ses bacchanales ont une exécution alerte et apparente;
dans ses sujets austères la facture se dissimule, s'élimine pour ainsi dire, le
peintre ne voulant montrer que le sujet.
» Dans ses dessins, destinés à préparer et à condenser la matière d'art qu'il
mettra en œuvre dans ses tableaux, il donne l'exemple, plus qu'aucun autre
inaîti'e, de la rcclierche du contraste des lignes claires et obscures, abstrcftion
fuite (rune représentation quelconque. C'est-à-dire que, ne concevant une œuvre
que par sa substance essentielle, la clarté., il ne retient des formes qu'il repré-
sente complcles dans l'œuvre définitive que le strict nécessaire...
» Plus encore par ses dessins que par ses peintures, Poussin démontre à
([uelle sorte d'analyse il soumet la forme, la couleur, en subordonnant d'une
façon absolue l'accessoire au principal dans la distinction qu'il établit entre la
clarté qui éclaire, qui montre, qui dessine, et la lumière qui colore. C'est par là
qu'il nous révèle la raison de cette incomparable possession des ensembles qui
caractérise son génie, lui qui, dépassant toute représentation naturelle, tend
toujours à exprimer une pensée poétique, littéraire pour ainsi dire. En un mot,
ses dessins seuls, bien qu'il n'ait pas couvert de vastes murailles, suffiraient à
le mettre au premier rang des maîtres décorateurs.
» Grand décorateur théorique, Poussin est encore un grand peintre : c'est
aussi un poète qui sait dire dans un langage magnifique les plus sublimes spec-
tacles et les moindres choses de la nature; c'est enfin un philosophe, à ([ui le
geste humain sert à exprimer les sentiments les plus profonds et les plus
élevés. »
Nous avons tenu à donner tout au long cette page, une des plus pénétrantes
qui aient jamais été écrites sur Poussin. Et si nous avons fait précéder toute
ÉCOLE FRANÇAISE. 63
biographie de ces deux appréciations générales, ce n'est pas sans dessein. On
pourrait, en efTet, se contenter de ces indications de Delacroix et de |}rac([ue-
mond, puis aller au Louvre et étudier les tableaux de i'oussin exposés. On h;
II
.^'^''Ijp^M'"''^'
connaîtrait alors à fond; car il est des rares maîtres dont on pourrait presque
sans inconvénient ne pas savoir la vie, tant ils sont racontés dans leui- d'uvre,
et la carrière de Poussin, pour ainsi dire, ne nous réserve aucune surprise,
5
G6 illSTOlRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
tant nous la trouvons, cuiiinie la moindre de ses peinUues, marquée d'un carac-
tère de lucidité, de volonté, de noblesse et d'indépendance.
Nicolas Poussin nail aux Andelys, au mois de juin 1.594. Ses dispositions
précoces pour le dessin attirent l'attention d'un peintre oublié, Quentin Varin,
cbe/ le(iuel il reste jusqu'à l'âge de di\-luiil ans. II part alors pour Paris
logeant le diable dans sa bourse.
Après avoir travaillé quebjue temps avec deux artistes non moins obscurs
aujourd'hui que Varin, Ferdinand Elle et George Lallemand, peintres en vogue
alors, à nu municnt où il y avait véritablement disette de maîtres, puisque Fré-
minel était le plus glorieux, Poussin se débattit tant bien que mal contre la
mauvaise fortune et {•liercba à se produire dans le monde. 11 rencontra alors un
jeune Poitevin de qualité qui s'intéressa à lui, lui fit visiter des collections par-
ticulières, et finalement l'emmena avec lui au château de sa mère. Mais là
Poussin, traité de haut, ne tarda pas à repartir pour Paris, peignant en route
poiii- gagner sa vie, comme il avait fait en venant des Andelys. C'est ainsi qu'il
exécuta des peintures pour le château de Clisson, et pour les capucins de Blois.
Le pauvre artiste, ballotté par les circonstances, a bien de la peine à se fixer.
A Paris il tombe malade; il part pour les Andelys où il reste un an, puis revient
encore à Paris, veut se rendre à Rome, mais ne peut aller plus loin que Flo-
rence. Le voici une fois de plus à Paris ; il loge au collège de Laon et se lie
d'amitié avec l'hilippe de Champaigne, son ancien camarade à l'atelier de
(ieorge Lallemand. Telles sont les vicissitudes de cette première partie de sa
vie; il a alors environ vingt-six ans. Il ne faudrait pas croire pourtant que tant
de difficulté à se fixer font son existence vide et mal employée. Ce jeune homme
ardent, fougueux sous ses apparences graves, ne cesse d'acquérir, de dessiner,
d'observer, de composer. Lorsque les circonstances vont le mettre en vue, il
sera déjà en possession parfaite de sa pensée et de sa main, et au moment oîi
l'on s'avisera de découvrir ce débutant, on s'apercevra que c'est un maître.
Rome attire Poussin, exerce sur lui comme une fascination. Les gravures,
les médailles, les anti(|ues qu'il a pu voir dans les collections particulières à
Paris, ce premier et inconi|tlit voyage en Italie, tout cela a enflammé son ima-
gination, et lui a inspiré une invincible envie d'étudier longuement l'antiquité.
Car c'est l'art antique qui attire Poussin, tandis que les autres peintres de son
tenq)s qui font le voyage d'Italie ne songent qu'aux trop retentissants contem-
porains. Le faux goût, les dégénérescences d'école sont juste ce qu'ils vont ad-
mirer et imiter, tandis que Poussin a soif de vérité. 11 la trouvera dans les
chefs-d'œuvre de la Grèce et de l'ancienne Rome; ils lui apprendront des vertus
plus encore ([ue des formes, et son but sera de faire comme les grands anciens
ont fait, mais non de refaire ce qu'ils ont fait. C'est toujours ainsi que procèdent
les véritables maîtres; leur admiration n'est jamais servile; ils s'inspirent des
ËCOLE FKANÇAISi:. G7
méthodes, mais ils ont oiix-niêmes un tempérament trop créateur pour reco-
pier des œuvres, c'est-à-dire pour les ad'adir.
Pendant quelque temps après son retour à Paris, Poussin travailla, avec le
bon et simple Philippe de Champaigne, aux travaux de peinture du Luxembourg
sous la direclion de Duchesne, encore un illustre oublié, mais ces travaux de
facture le rebutèrent vile, et de nouveau il voulut entreprendre le voyage de
Rome. Cette fois il n'alla que jusqu'à Lyon ; l'argent manquait. Il trouva du
moins à Lyon de quoi rentrer à Paris. Cette fois, au moment où il dut s'y
attendre le moins, la délivrance approchait.
En cette année 1623, où il dut rentrer à Paris assez découragé et désespé-
rant de jamais pouvoir réaliser son rêve, il eut l'occasion de peindre à la dé-
tremp* six tableaux pour le collège des Jésuites, qui voulaient célébrer la cano-
nisation de saint Ignace de Loyola et de saint François Xavier. Ces peintures,
rapidement exécutées (il ne mit guère plus d'une semaine), attirèrent par leur
verve et leur style l'attention du cavalier Marini, curieuse et attrayante physio-
nomie de poète amphigourique, de confident et ami de grands personnages, et
d'amoureux d'art.
Le cavalier Marini voulut que Poussin logeât dans sa maison, illustrât son
poème d'Af/oHw, et enfin, fit avec lui le voyage d'Italie. Avant d'aller à Rome
rejoindre son protecteur, Poussin termina un tableau de la Mort de la Vierr/i',
commandé par la corporation des orfèvres, pour son offrande annuelle à Notre-
Dame. Enfin Poussin touchait la Terre promise, mais de nouveaux chagrins
allaient bientôt l'y rejoindre.
Peu de temps après son arrivée, Marini mourait, et le cardinal Rarberini, à
qui le cavalier l'avait recommandé, dut quitter Rome pour une ambassade. Privé
de ressources et de protection, Poussin connaît alors la misère plus noire que
iamais ; il vend ses ouvrages à vil prix ; mais il ne cesse pour cela de travailler,
de s'enthousiasmer pour son art, d'étudier l'antiquité dans ses monuments, dans
ses grands poètes. En un mot l'adversité non seulement n'abat pas son courage,
mais elle le stimule et l'élève, et peu à peu Poussin devient un de ces hommes
avec qui l'on compte. Dans la lutte entre les médiocres écoles qui se jalousent
furieusement, entre les réalistes outrés et les fades maniéristes. Poussin prend
une position significative : il ne suit ni l'un ni l'autre parti, mais il témoigne plus
de sympathie au Dominiqnin, homme consciencieux et grave, peintre sobre et
solide. Ce Français pauvre et ignoré devient le chef écouté d'une petite colonie
d'artistes : Claude Lorrain, Stella, le sculpteur Duquesnoy, le Valentin (mais
celui-ci sans subir l'influence de Poussinj se groupent autour d(> lui. .Avec
Duquesnoy et l'Algarde Pous>in étudie, moule, mesure sans relâche les plus
beaux antiques.
Et lorsque le cardinal Rarberini va revenir et lui conlier d'impurtaules coin-
68 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
mandes, Poussin se trouvera à la veille de posséder une réputation considérable.
Dans l'intervalle, il a encore connu la maladie et les soucis graves ; mais il a
trouvé asile et aide chez son compatriote .Jacques Duj;liet dont il épouse, par re-
connaissance, la fille (1029) et dont il devait plus tard adopter les fils Gaspard et
Jean.
Outre les commandes du cardinal Barberini, il a bientôt à exécuter des pein-
tures pour le commandeur Cassiano del Pozzo, de Turin (une suite des Sept Saa-e-
ments), pour le marquis Amédée del Pozzo, la duchesse d'.Viguillon, le marquis
de Créqui. Ces succès ne lui tournent pas plus la tête que la pauvreté ne l'avait
abattu. Dans sa maison du Montc-Pincio, d'où il découvre les profonds et riches
paysages qui l'inspirent et l'entretiennent dans son profond amour de la
nature, il demeure grave, modeste, préoccupé exclusivement de son art.
Il échange, pendant ce temps une correspondance avec Jacques Stella
devenu peintre du roi et logé au Louvre, ainsi qu'avec M. de Chantclou, maître
d'Iiùlel de Louis XllL Et tout naturellement ces relations, et les peintures qu'il
exécute pour M. de Chantelou font qu'un jour la cour de France veut connaître
et s'attacher ce peintre devenu si célèbre à Rome après avoir été si misérable à
Paris. A des lettres du surintendant des bâtiments et secrétaire d'État, Des
Noyers, Louis XIII joint ses royales instances. .Mais Poussin ne se décide guère et
il faut que M. de Chantelou le vienne chercher à Rome.
On sent que Poussin dut quitter avec regret cette Rome où s'était décidée sa
fortune, et surtout où son talent s'était complété et nourri, sa pensée était
devenue maîtresse d'elle-même, et où son imagination enfin trouvait d'inépui-
sables aliments. Toutefois l'accueil qu'il reçut à Paris n'était pas de nature à lui
inspirer des pressentiments fâcheux. On le traita de la façon la plus gracieuse et
la plus magnifique; il eut une maison au milieu du jardin des Tuileries, avec
« un grand et beau jardin planté d'arbres fruitiers, et un joli parterre de fleurs,
trois petites fontaines, un puits, une fort belle cour et une écurie... J'ai la vue
la plus étendue, ajoute Poussin à son correspondant, et je crois que l'été, cet
asile est un vrai paradis. J'ai trouvé l'appartement du milieu meublé noblement,
toutes les provisions nécessaires, jusqu'au bois et un tonneau de vin vieux. »
Mais plus encore que ces commodités non négligeables, l'accueil du roi
lui-même était de nature à satisfaire l'artiste, car il décrit ainsi la première
réception : « Ce prince, bon et humain, daigna me caresser et me fit beaucoup de
questions durant une demi-heure qu'il me retint auprès de lui; après quoi s'étant
retourné vers ses courtisans, il dit : Voilà Vouct bien attrapé! et de suite il
m'ordonna de peindre les grands tableaux de sa chapelle de Fontainebleau et de
Saint-Germain. De retour chez moi, on m'apporta dans une belle bourse de
velours Iilcu, deux mille écus en or. »
Poussin écrivait cela en janvier 1641 ; en septembre 1 642 il retournait à Rome.
ÉCOLE FRANÇAISE.
GO
On aurait dit, en vérité que Vouet avait entendu le fameux proi)Os et avait
résolu de s'en venger. La faveur royale ne délaissa pas Poussin pendant les pre-
miers temps. Au contraire, peu de mois après cet accueil si flatteur, Poussin était
nommé premier pcinlre du roi avec la direction de tous les ouvrages de peinture
à exécuter dans les demeures royales, et c'est bien ce qui mit le comble à la
POtSSI\. — VOYir.E DE FAINES, DE SATïr.ES ET D II .t H A D h^ A D l'.S.
jalousie de ses rivaux. Les principaux étaient Fouquicrcs, médiocre peintre
ilamand, mais très infatué : Lemercier, premier architecte du roi, et enfin Simon
Vouet.
Une n campagne » do calomnies et de tracasseries fut commencée contre lui.
Poussin était homme à juger ses adversaires à leur taille et à leur tenir tète.
« L'impertinence de mes calomni;ileurs. explique-t-il dans une lettre, nest fon-
70 HISTOIRE POPULAIRE DE I- \ PEINTURE
(léc que sur le gain considérable qu'ils se proposaient de faire. » En effet un
des pricfs de ses ennemis élait la soi-disant mesqninei-ie et parcimonie de ses
projets de décoration. 11 est probaMe que Poussin, sans avoir pour principale
préoccupation de faire faire des économies ni d'empccber que l'on jetât l'argent
(lu roi par les fenêtres du Louvre, avait surlnni un goût sobre ctliarmonieuxqui
lui inspirait l'borrcur d'ornementations prétentieuses et ronflantes qui, tout en
coûtant fort cher, ne produisaient qu'un piètre aspect. Son intégrité faisait le reste.
Encore dans le passage suivant de sa correspondance est montrée avec la
lionne et forte ironie des hommes de véritable valeur, l'encombrante méchan-
ccli' do ses rivaux. « Le baron de Fouquières est venu me trouver avec sa gran-
di'iii- accoul limée ; il trouve fort eslrange de ce qu'on a mis la main à l'œuvre de
la grande galerie sans lui avoir communiqué aucune chose. Il dit avoir un ordre
du roi, prétendant que ses paysages soient l'ornement principal dudit lieu, étant
1(! reste seulement des accessoires. J'ay bien voulu vous écrire ceci pour vous
faire rire. »
Pourtant il vieiil un moment où rhuininc de la plus grande valeur, et le mieux.
piiiiivu pour la lutte, se lasse non point de combattre, mais de perdre son temps.
Poussin rebuté par toutes ces puérilités, finit par demander un congé et repartit
pour Home avec son beau-frère Jean Dugliet. 11 va sans dire que dans son esprit
ce congé était définitif, et il le fut. Durant ses deux ans, au plus, de séjour à
Paris, il avait exécuté des taldeaiix pour les chapelles de Saint-Germain et de
i'oiitainebleau, les compositions pour les Travaux cr Hercule^ destinés à la déco-
ration de la grande galerie du Louvre, huit cartons de sujets de l'Ancien Testa-
ment pour des tapisseries, divers ouvrages pour le cardinal de Richelieu, le
grand tableau de Jésus-Christ instïtuanl le sacrement de l'Eucharistie, pour la cha-
pelle de Saint-Germain (nmsée du Louvre), celui de Saint F?-ançois Xavier, au
même musée, exécuté pour le grand hôtel du Noviciat des jésuites, etc., etc.
lue autre très belle toile, qui est au Louvre également et qui sort un peu
de la manière des tableaux qui ont pour la plupart été transmis, ne doit pas
être oubliée, tant pour sa hauteur artistique que pour sa signification cachée.
C'est le plafond ovale représentant le Temps qui soustrait la Vérité aux atteintes
de l'Envie et de la Discorde. Il est à supposer que Poussin, en peignant cette belle
page, en fit comme une sereine et noble vengeance des mesquineries qui ne lui
avaient pas été ménagées. Les peintres aiment parfois à se venger alh'^gorique-
ment, et l'on peut rapprocher de cette protestation peinte, des conqiosilions
analogues lracé(>s d'une plume fiévreuse par Ingres, sur des feuilles que
conserve le musée de Montauban, et représentant la Médiocrité gouvernant
r Univers, croquis imaginés après certaines injustices dont l'artiste pensait
avoir été victime.
Poussin, parti pour Rome, ne devait [iliis jamais revoir Paris, quelques sol-
ÉCOLE FRANÇAISE.
71
licitations qui lui fussent adressées. Sa vie l'Iail celle (rmi lra\;iilleiir acliarné
et d'un penseur. Vivant en toute siiu|ili(il(' et hilieur dans sa niaisim de la
Trinilé-du-.Mont, d'uù il pouvait dominer ces canipaj^nes dont la majesté lui
était si douce, il se promenait le soir en comi)aii,nie d'arlisles, de savants, de
poètes, respirant et devisant librement sans craindre les intrigues. Parfois
encore il faisait des excursions dans les environs, s'imprégnanl de nature,
crayonnant ces grands arbres qu'il savait si bien faire surgir et frissonner,
étudiant le ciel, les eaux, assistant aux travaux des laboureurs.
72 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Vers les derniers temps de sa vie il fut réduit à la pensée, sa main ne
lui obéissant plus, et il écrivait h Félibien, à propos du désir que M. le Prince
avait exprimé d'acquérir un ouvrage de lui : « 11 est trop tard pour être bien
servi. Je suis devenu trop infirme et la paralysie m'empêche d'opérer; aussi il
y a quelque temps que j'ai abandonné le pinceau, ne pensant plus qu'à me
préparer à la mort. J'y toucbe du corps, c'est faict de moy. »
Et pourtant jamais sa pensée n'avait été plus lucide et plus ardente, car
avant cette paralysie, Poussin écrivait ces belles paroles : « En vieillissant, je
me sens plus que jamais enflammé du désir de me surpasser et d'atteindre la
plus haute perfection. »
Nous possédons le dernier tableau de Poussin, laissé inachevé, et l'on peut
constater que le maître en cherchant à atteindre « la plus haute perfection »
n'était pas le jouet d'une sénile illusion. Ce tableau, Apollon amoureux de
Dajjhnô est un des plus saisissants de sentiment et de composition qu'ait produit
le maître et l'on dirait presque qu'il mit une certaine coquetterie à l'envoyer
tel quel au cardinal Massimo. Jamais formes plus nobles, sentiment plus profond
de la nature ne fut affirmé.
Lorsque Poussin mourut, le 19 novembre 1665, à l'âge de soixante-douze
ans, il laissait une modique somme de dix mille écus à ses parents de Normandie.
Tel était tout le bien qu'avait amassé dans une si longue et si glorieuse carrière
cet homme que les plus illustres admiraient, que seuls avaient jalousé les mé-
diocres et les intrigants, et qui laissait une œuvre et un exemple vraiment
admirables.
Aussi grand esprit que grand peintre, les quelques propos et écrits qu'a
laissés Poussin nous le font encore mieux comprendre et aimer. Il y a parfois
de l'ironie, souvent de l'enthousiasme grave et réfléchi, toujours de la modestie
et de la fermeté.
A propos de critiques sur le caractère majestueux et terrible du Christ dans
le tableau de Saint François Xavie?-, Poussin répond : « Dois-je m'imaginer le
Christ avec un visage de Torticolis ou de Père Douillet, alors qu'étant sur la
terre, il était même difficile de le regarder en face? »
A M. des Noyers, au moment de ses mécomptes, lors de son séjour h
Paris, il écrit : « J'agis pour rendre témoignage à la vérité et ne jamais tomber
dans la flatterie, deux choses qui sont trop opposées pour se rencontrer
ensemble. »
Certains mots (b' lui, d'une grande simplicité pourtant, jettent une vive
lumière sur son talent, sa conception et le sens très juste qu'il en a lui-même.
On le rencontre rappoil.nit d'une |)romenade dans les environs de iîome des
fleurs, des pierres, des plantes diverses, et comme on s'étonne qu'il s'intéresse
à ces meiuis détails, lui (jui peint si largement, enfin comme on lui demande si
ÉCOLE FRANÇAISE. 73
ce sont de pareilles études qui l'ont conduit à la perfection de son art : « Je n'ai
jamais rien négligé, » répond-il.
A un peintre plus amateur qu'artiste, qui lui montre ses travaux et lui
demande sou avis : » Il ne vous manque, pour devenir uubon peinln', qu'un peu
de ])auvreté. »
Il parle merveilleusement de son art en général, et de chacun de ses projets
ou ouvrages on particulier : il les décrit avec une élo(|uence sobre qui fait sur-
gir chaque objet à sa place : « J'ay essayé, dit-il en parlant de Pj/rame et Tliyshc,
de représenter une tempête sur terre, imitant du mieux que j'ay pu l'effet du
vent impétueux, d'un air rempli d'obscurité, de pluye, d'éclairs et de foudre qui
74 HISTOIRE POPULAini' DE LA PEINTURE.
tombent en plusioui-s riulioits non sans y fiiirc du désordre. Toutes les figures
qu'on y voit jouent Icui- personnage, selon le temps qu'il faict : les unes fuyent
au travers de la poussière et suivent le vent qui les emporte ; d'autres, au con-
Irairc, vont contre le vent et marchent avec peine, mettant leurs mains devant
leurs yeux. D'un côté, un berger court et abandonne son troupeau, voyant un
lion qui, après avoir mis à terre certains bouviers, en attaque d'autres dont les
uns se défendent et les autres piquent leurs bœufs en taschant de se sauver. Dans
ce désordre, la poussière s'élève par gros tourbillons. Un chien assez éloigné
aboyé et se hérisse le poil sans oser approcher. Sur le devant du tableau, on voit
Pyrame mort étendu par terre et auprès de lui Thisbé qui s'abandonne à la dou-
leur. » Ce morceau ne montre-t-il pas une poétique et exacte vision des choses
et des êtres, un sentiment du drame de nature et d'humanité se présentant à
l'esprit de l'artiste entièrement et admirablement composé? Quelle rare aubaine,
quelle! rare et profitable lecture ne serait pas l'analyse de toutes les toiles de
Poussin par lui-même ! Mais aussi ce court morceau qui remplit de joie ceux
qui aiment le vrai bon style décourage de tenter la description des autres œuvres.
Quand un pareil homme parle de son art, il faut recueillir ses paroles,
même dans un ouvrage abrégé comme celui-ci; il y aurait impertinence à ne
pas le faire. Aussi reproduisons-nous encore cette laconique et superbe page
que Poussin écrivit à M. de Chambray, et qui forme un traité complet non seu-
lement d'art, mais encore de métier et sur la([uelle les artistes et ceux qui aiment
l'art ne sauraient trop méditer.
« Après avoir considéré la division que fait le seigneur François Junius des
parties de ce bel art, j'ay osé mettre icy brièvement ce que j'en ay appris. Il est
nécessaire premièrement de sçavoir ce que c'est que cette sorte d'imitation, et
de la définir.
» Définition. C'est une imitation faicte avec lignes et couleurs, en quelque
superficie, de tout ce qui se voit sous le soleil. Sa fin est la délectation.
» Principes que tout homme capable de raison peut apprendre. II ne se donne
point de visible sans lumière, sans forme, sans couleur, sans distance, sans
instrument.
» Choses qui ne s'apprennent point et qui font parties essentielles de la peinture .
Premièrement, pour ce (|ui est de la matière, elle doit être noble, qui n'ait reçu
aucune qualité de l'ouvrier, et pour donner lieu au peintre de montrer son in-
dustrie, il faut la prendre capable de recevoir la plus excellente forme. 11 faut
commencer par la disposition, puis par l'ornement, le décor, la beauté, la grâce,
la vivacité, le costume, la vraisemblance et le jugement partout. Ces dernières
parties sont du peintre et ne se peuvent enseigner : c'est le rameau d'or de
Virgile, (pie nul ne peut trouver ni cueillir, s'il n'a été conduit par le destin. »
On voit que tout à l'encoutre des [k'iI.iiiIs. INiussin est bien pins instinctif
ÉCOLE FP.ANÇMSE. 73
que savant, ce qui n"est pas peu dire, et plus inspiré que raisonneur. Il ne sau-
POl'SSIN. — mVISblMINl DE SAIXT PAOL.
rait donner de recettes pour trouver et formuler le beau, et son langage revient
76 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEIXTIRE.
à dire : « Travaille/ beaucoup, éludiez la lumière, les formes, la couleur, la per-
fection, et de là, la grâce, la dignité, le style, sans lesquels une peinture est
nulle, vous les trouverez — si vous êtes doué pour cela. » Ce n'est point de la
naïveté (fue de dire ainsi que les dons naturels ne sont rien sans labeur, mais
que le labeur seul n'est qu'estimable, sans un feu sacré qui ne se donne point.
Ceux qui ont pris Poussin pour un exclusif idéaliste, pour un arrangeur et un
corrigeur de la nature, l'ont, à notre gré, fort mal compris. 11 nous suffirait de
nous autoriser de cette ligne que nous venons de transcrire : <( La peinture est
une imitation par lignes et couleurs de tout ce qui se voit sous le soleil. »
Jamais ce réaliste, mais réaliste judicieux et qui répond à une définition
de l'artiste qui nous tient à cœur : « Un inventeur de vérités », jamais, disons-
nous. Poussin n'a reculé devant le rendu exact du geste le plus familier, même
le plus trivial, pourvu qu'il fût la traduction la plus expressive du sentiment
dont il veut animer son personnage.
Dans les Philistins frappés de la peste, ce sont des gens qui se bouchent le
nez énergiquement en circulant parmi les cadavres bleuis, tandis que de gros
rats trottinent par la ville, et semblent sortir d'entre les pavés.
Dans la Femme adultère, cet admirable tableau, ce sont les accusateurs de
l'infortunée qui, après la réflexion ironique et commisérative du Christ, s'entre-
regardentet s'entre-moquentavec des ricanements et des gesticulations dérisoires
qui confinent à la caricature.
Dans XdiMort de Soph/re, c'est cette mère emportant son enfant qui avec une
candeur et une indifférence parfaites, se suce le pouce.
Dans VEnlèvcmfnt des Sahlnes, ce sont non seulement ces résistances furieuses
ces arrachements de cheveux, ces brutalités de soldats, ces supplications de
vieilles femmes défendant leurs filles, mais c'est encore cet épisode si comique et
si vraisemblable de la Sabine qui veut fort bien se laisser enlever et y met une
ardeur qui réjouit les assistants de cette petite scène.
Dans le Saint Jean baptisant le peuple, ce sont d'humbles catéchumènes qui se
déchaussent ou retirent leur chemise d'un mouvement si naturel, si bien observé.
Il n'est jusqu'au poétique tableau à'Oiphée et Euridice, si harmonieux, si
délicat, rempli d'une grâce tendre, et dans un cadre de nature riant, printa-
nier, qui ne contienne, au second plan, une scène de baignade que n'aurait
certainement pas désavoué Rabelais et que contresignerait Daumier.
Cette incomplète énumération n'est pas, on le pense bien, pour le plaisir de
vouloir paradoxalement faire de Poussin un humouriste, un conteur comique,
mais c'est pour bien montrer que « ce novateur de l'espèce la plus rare », ainsi
que le nomme si bien Delacroix, est avant tout épris de vérité, et que si la tour-
nure de son esprit est de préférence grave, fière, ou passionnée, elle est aussi
sans aucune hypocrisie.
ÉCOLE FRANÇAISE. 77
L'n tel maître est, disons-nous, un inventeur de vérités. Kii ('(Tet, rien n'est
plus exact, plus vraisemblable, plus facilement lisible que les scènes qu'il com-
pose suivant un sentiment dominant, auquel il approprie aussi une dominante
de couleur. Il s'en rend parfaitement compte puisqu'il dit en propres termes :
(( Vous n'ignorez pas que les Grecs avaient inventé plusieurs modes par le moyen
desquels ils produisirent tant d'efTets merveilleux. » Or cette loi du mode, à la-
quelle Poussin s'est toujours si heureusement conformé, était une des plus mé-
connues de ses contemporains qui retraçaient volontiers avec des couleurs écla-
tantes et un dessin affecté et précieux des scènes de deuil, ou des sujets austères.
L'art italien, surtout dans les mauvaises époques, est assez coutumier de ces
contresens; la caractéristique de la musique italienne fut la jdupart du temps
de faire chanter les personnages, dans les situations les plus dramatiques, sur
des airs dont les musiques militaires n'ont point de peine à faire des valses
ou des pas redoublés. Au contraire c'est en cette connaissance des modes
exactement appropriés au sujet, que Poussin est vraiment un peintre français,
quoique la plus grande partie de sa vie se soit passée en Italie. 11 veut Iharmonie
juste qui convient au sujet, à la mélodie picturale si l'on peut parler ainsi,
sombre et morne si le sujet est tragique, éclatante et sonore s'il représente
quelque scène printanière ou quelque sensuelle Bacchanale
C'est, en unmot, un éloquent parti quePoussin tirede la tonaUté. Prenons par
exemple la superbe suite de quatre paysages commandés par le duc de Richelieu
et dont fait partie ce tableau que Corot, d'après M. Bracquemond, trouvait si
conforme à la nature. Voici le Prinlemps ou le Paradis terrestre. .Vulour d'Eve
et d'Adam, les feuilles d'un %ert tendre frissonnent au souffle d'une légère brise;
partout ce sont des gazons, des plantes de toutes sortes qui créent une fraîcheur
exquise. Avec un peu d'habitude, de bonne volonté et surtout d'amour de lu
peinture, l'œil a vite fait de percer l'assombrissement que les années ont
apporté à cette belle toile. Dans YÉté ou Ritth et Booz, ce sont les moissons
dorées qui s'étendent au loin, la rangée de chevaux, puissante comme un bas-
relief antique, les gens qui sous le soleil doré se désaltèrent tandis que dans
l'atmosphère accablante montent les chants naïfs de la cornemuse. Devant la
Grappe de la Terre promise^ on comprend que Corot se soit écrié : « \'oilà
bien la nature! » car sans s'arrêter aux énormes dimensions d(^ la plantu-
reuse grappe qui forme la charge de ces deux magnifiques soudards à figures
de brutes, avec le sabre de garde champêtre qui leur pend au Ihuu', ni à la
rotondité de ces fruits qui feraient craquer les branches de l'arbre, n'est-ce
pas l'automne même, avec ses colorations déjà apaisées et richement fanées?
Quelle connaissance de la nature n'a-t-il pas fallu pour trouver cet admirable et
sourd ton du cours d'eau qui circule dans la vallée que sur|)lombcnt ces rochers
roussis? Enfin Y Hiver ou le Déluge est si connu, si admiré du plus intime et du
78 HISTOIRE POl-lLAIRE DE LA PEINTURE.
plus ignorant passant que l'on hésite même à le citer. Mais quel désespoir dans
ce ciel impitoyablement gris, dans ces eaux montantes; partout c'est l'horreur et
la mort, et ces affreuses sensations sont suggérées par les moyens les plus simples
que peintre ait jamais employés.
On dira que l'artiste, pour représenter les Saisons, ne pouvait pas employer
d'autres harmonies que celles propres à chacun de ces temps. Mais d'abord
le tout était de les trouver à la fois si significatives, presque si banales, et
pourtant d'une telle rareté et d'une telle puissance de ton. Puis, veut-on des
contrastes de couleurs encore plus accusés, dans des tableaux n'ayant pas entre
eux le lien commun d'une « série »? Prenez, par exemple, la Peste, et voyez
quelle désolation règne dans cette ville, grâce au ciel embrasé, à la lumière
d'urage, à la chaleur étoullunte qui tombent lourdement sur cette scène déplo-
rable.
Et au contraire regardez le Triomphe de Flore, regardez-le très attentivement
surtout, et autant que possible en isolant le tableau, soit avec les mains disposées
en abat-jour, soit avec une jumelle ou avec ces isoloirs en carton quiexistentdans
certains musées étrangers, ce qui soustrait la peinture aux rayonnements et aux
influences des tableaux voisins et lui restitue uTie grande partie de sa fraîcheur
originelle, vous serez frappé de l'éclat et de la beauté des tons employés par le
peintre. Vous verrez combien les chairs sont fleuries, coinbicn à l'horizon les
coteaux s'empourprent sous le ciel, et quelle délicatesse en même temps que
quelle puissance régnent dans cette fête des fleurs, ce qu'il y a de plus joyeux,
de plus tendre et de plus enivrant dans la nature.
Que si du coloris et de l'exécution nous passons à l'expression, au geste, au
drame humain, nous n'aurons pas une moindre source de profondes émotions. Ce
n'est pas la quantité des exemples qu'il faut chercher ici ; un seul exemple bien
choisi est une clef suffisante pour toute l'œuvre d'un peintre. Dire si Poussin,
nourri de l'antique, mais se Fassimilantsi fortement qu'il en refaisait sa chose et
l'expression la plus parfaite de sa propre pensée, sut jeter d'un trait d'admirables
et de puissantes formes sur la toile ou sur le papier, cela paraîtrait presque nu
pléonasme. Mais pourtant on ne saurait trop appeler l'attention sur les deux
figures couchées au premier plan de ce même Triomphe de Flore. Quelles formes
nobles et hères ! Quelle hardiesse inouïe de dessin, et cela sans exagération appa-
rente. Grandies, reportées sur la muraille, ces admirables figures seraient jugées
bien plus puissantes et opulentes que n'importe quelles figures de .Michel-.\nge,
car, le plus souvent, le maître florentin n'arrive à la puissance quepar l'outrance.
Mais nous ne parlons encore que de formes ; il faut s'appesantir davantage sur
l'expression qui est d'une sereine intensité, et qui dit tout ce qu'elle veut dire avec la
sobriété la plus étonnante. On a souvent parlé de la variété des expressions dans
le tableau d'Eliézer et lUbecca, où les jeunes filles montrent ingénument surleurs
ÉCOLE FRANÇAISE.
79
beaux visages, de l'enjouement, de la distraction, de la jalousie, de rimlifférencc.
Il est une figure qui nous tient bien plus à cœur encore, et c'est une de ces « clefs »
de l'œuvre de Poussin, dont nous parlons, il s'agit du Clirisl dans le tableau
de la Femme adultère. Regardez-la aux yeux et à la bouche, celle face si profon-
dément troublante, ce sourire d'une finesse si extraordinaire, ce regard ;i la
fois pitoyable et ironique, mais de l'ironie d'un dieu ; (luand on l'a bien comprise.
SO IIISTOIHE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
cette expression si moderne de bonté et d'imperceptible raillerie, on connaît
i'oussin tout entier, on l'aime et on apprécie en toute science de cause le penseur
autant qu'on a été attiré vers le peintre.
Le visage du Christ est encore bien étonnant de pitié et de distinction (en
vérité on ne trouve pas mot de plus juste) dans les Aveugles de Jéricho. Poussin
est à la fois, comme inspiration, un chrétien et un païen admirable. Lorsqu'il
représente ce Christ terrible qui était critiqué si maladroitement par ses mes-
quins rivaux, il provoque sans efîort, sans effet théâtral, les sentiments les
])lus religieux. Lorsqu'il montre la douleur d'Echo à la mort de Narcisse, dans ce
petit tableau que nous aurions dû citer avant tous les autres, quand nous parlions
de la rareté Ag?, harmonies de Poussin en tant que coloriste, c'est l'âme même de la
fable antique qui soupire et se module en une plainte désespérément touchante.
Mais nous n'en Unirions pas de citer de tels exemples.
Voilà donc une partie des raisons qui font que nous considérons surtout
Poussin comme un des plus grands peintres français. C'est qu'il représente
le plus fortement, avec le plus d'éloquence, de spontanéité et de profondeur la
netteté, la mesure, la parfaite appropriation des sujets et des idées qui distin-
guent le génie français représenté dans la personne de ses grands artistes, de
ses grands poètes. D'ailleurs son éducation ne s'est-elle pas faite complète-
ment en France, si son rêve s'est satisfait en Italie? 11 est Français parce
qu'il dit toujours juste ce qu'il faut dire, sans longueurs, sans ornements
superflus, sans prétention, mais avec une force extraordinaire qui jaillit de
la sobriété même.
Ce chapitre ne peut se passer entièrement en appréciations, et il faut qu'il se
complète de quelques sommaires indications de catalogue; mais les idées
exprimées dans ce qui précède n'étaient peut-être pas inutiles pour aider à
comprendre Poussin, etmieux, nous l'espérons, que des descriptions de tableaux
et des anecdotes plus ou moins authentiques. Outre les tableaux que nous
avons cités, du musée du Louvre, il faut encore mentionner les suivants :
Mo'ise sauvé des eaux., sujet traité en deux compositions diiïérentes; Moise
enfant foulant aux pieds la couronne de Pharaon; Moïse changeant en serpent la
verge d'Aaron; les Israélites recueillant la manne, une des plus curieuses
compositions du maître et des plus utiles pour l'étude du geste et de l'expression ;
le Jugement de Salomon; V Adoration des Muges; deux Saintes Familles;
V Assomption de la Vierge ; V Apparition de la Vierge à saint Jacques le Majeur; le
liavissement de saint Paul., que peignit Poussin pour Scarron, dont il n'aimait
guère, à ce qu'il dit dans sa correspondance, le tour d'esprit d'un burlesque
forcé: le Maître d'école de Falisçues; le Jeune Pyrrhus sauvé; Mars et Vénus;
Mars et Rhéa Sylvia; deux admirables Bacchanales; le Concert; les Bergers
d'Arcadie, un tableau si célèbre que nous avons jugé inutile d'en parler ici plus
ÉCOLE FRANÇAISE.
81
longuement, tant il a été commenté, et parfois avec un peu trop de rhétorique;
enfin le Diogène jetant son éctiellc, dont le paysage est aussi beau, aussi
touffu, aussi opulent que dans le tableau du Printemps; et le Portrait de Pousiin
par lui-même. Ainsi nous aurons nommé tous les tableaux que possède le Louvre.
A propos du dernier, il peut encore être fait une remarque utile. Ce portrait
fut l'objet de toute une longue, minutieuse et parfois presque pénible corres-
6
82 IIISTniRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
pondancc. Les amis de Poussin restes en France avaient manifesté le désir
d'avoir nu portrait de lui, et le fidèle M. de Chantelou s'en était fait l'inter-
prète, l'oussin coninien(^^a par quelques faisons. Il ne croyait pas que cela
valait la peine de dépenser quelques pistoles « pour une tète de la façon de
M. Milliard, qui est celui qui les fait le mieux, quoiqu'elles soient froides,
fardées, sans force ni vij;ueur ». La lettre qui contient une si piquante
remarque à l'adresse de .Mignard, un des peintres en faveur à cette cour qu'il
avait bien connue, est datée de janvier 1648. En juin 1030 c'est tout au plus
s'il a terminé le portrait. Dans l'intervalle il ne se fait pas faute de se plaindre
de l'ennui profond qui- lui cause ce travail : « Je confesse ingénument que je
suis paresseux à faire cet ouvrage, auquel je prends peu de plaisir, et j'ai fort
peu d'ha])itude, car il y a vingt-huit ans que je n'ai fait aucun portrait; néan-
moins il faut le finir, car j'aime bien plus votre satisfaction que la mienne ». Et
encore, dans une autre lettre : « Je prétends nue ce portrait doit être une
preuve du profond attachement que je vous ai voué, d'autant que pour aucune
personne vivante je ne ferais ce que j'ai fait pour vous en cette occasion. Je ne
vous dirai pus la peine que j'ai eue à faire ce portrait, de peur que vous
ne croyiez que je veux le faire valoir. »
Ces aveux, vraiment pénibles, d'hésitation et de fatigue pour mener à bonne
fin ce puissant morceau, éclairent encore pour nous tout un côté du talent
de Poussin. On peut en inférer que pour lui un travail littéral d'après nature
devrait être la ])lus rebutante, la moins intéressante besogne. Pour lui, faire
œuvre d'art c'était inventer beaucoup plus que copier, et quand il s'agissait
d'un travail où l'imitation stricte est la primordiale qualité, il s'arrêtait vingt
fois en route, découragé.
Terminons par une brève énumération des peintures de Poussin autres que
celles du musée du Louvre. Le musée de Toulouse en possède sept : un Saint
Jean- Baptiste^ \e Mariage, la Pénitence, la Confirmation, \^ Eucharistie, \ Extrême-
onction et une Sainte Famille. Au musée de Montpellier, il n'y en a pas moins
de quinze, parmi lesquelles six paysages, la Mort de sainte Cécile, le Baptême
de Jésus-Clirist, VAdivation des bergers, et divers sujets mythologiques.
La National (jallcry de Londres possède huit tableaux de Poussin : les pliir.
remarquables sont une Danse de Faunes et de Bacchantes, et une Venus endormie.
La Pinacotlièfjue de Munich possède un Midas et VE/isercIissement du Christ.
A Dresde, sispt tableaux d'une excellente qualité; il faut compter au nomlire
des plus beaux ouvrages du maître une Adoration des mages, importante variante
du tableau du Louvre; VEm/nre de Flore, un tableau d'un éclat merveilleux;
une admirable Vénus endormie, dont le corps est délicieux de modelé et de sou-
plesse jeune; enfin un très grand tableau an Martyre de saint Érasme une des
œuvres les plus mouvementées de Poussin. Notons encore quatre taldcaux au
Ecole française. s3
musée de Berlin ; un fort important à Vienne, la Prise et Destruction de
Jérusalem par Titus.
Enfin les musées de Saint-Pétersbourg, de Florence et de Madrid sont
riches en œuvres de Poussin. Ce dernier surtout en contient de vraiment
précieux, .spécialement toute une série de paysages entre autres l'admirable
petit Polyphème qu'il serait indispensable d'analyser en détail pour une étude
complète du maître, et un Départ pour la chasse au sanglier. Enfin il y a de
beaux Poussin dans les collections particulières.
Mais il suffit d'aller au Louvre et d'y méditer longuement devant les œuvres
que nous possédons pour bien comprendre ce grand artiste et connaître un des
chapitres les plus importants de l'histoire de l'art français.
CHAPITRE V
Le xvii" siècle (suite). — Le Valentin. — Le maître du soleil, Claude Lorrain. — L'œuvre des Le Nain.
L'aurore du xvii° siècle est éclatante. Sans doute, dans la seconde partie
nous verrons des décorateurs fastueux et pompeux, de savants et nobles
portraitistes. Mais s'il fallait, en ce qui concerne la peinture, maintenir à ce
siècle la dénomination assez vague et assez conventionnelle de Grand Siècle,
colle fois Louis XIV n'y serait pour rien. Car avant qu'il régnât s'étaient
manifestés certains des plus plus grands peintres de notre école : Nicolas
Poussin, Claude Lorrain et les frères Le Nain.
La grandeur incomparable de Poussin nous a fait non seulement retarder le
moment de parler de Claude et des Le Nain, mais encore laisser de côté pour
un instant la mention de peintres estimables, quoique de second ordre.
Avant de passer aux originales et puissantes figures qui contribuent avec Poussin
à l'éclat de la première moitié du xvii° siècle, disons quelques mots rapides
des autres peintres qui déployèrent beaucoup d'activité, sinon beaucoup de
verve créatrice.
Disons tout d'abord que c'est à dessein que nous ne parlons pas de Porbus
ni de Philippe de Champaigne. Ce sont des Flamands de race, et nous nous
occuperons d'eux quand nous parlerons de l'école flamande. Sans doute nous
avons parlé assez longuement de Jean Clouet, quoique Flamand, mais il était
devenu artiste vraiment français et avait fait souche d'artistes français. On
pourrait objecter aussi que Philippe de Champaigne accomplissant pour la
France la jjIus grande partie de ses ouvrages, on pourrait user de la même
liberté. Mais autre cliose est une hospitalilé et autre cbose une complète
et absolue acclimatation. Or Philippe de Champaigne demeure essen-
tiellement flamand de caractère et de talent, sauf peut-être dans quelques
ÉCOLE FRANÇAISE.
85
morceaux tels que le portrait de Richelieu, où il est français, ou encore la Cène^
où il est à moitié italien. Et il n'y aurait point de raison pour ne pas faire
ici une étude complète sur les peintres italiens qui travaillèrent longtemps
à la décoration de Fontainebleau, ou sur Rubens, à cause de la série de
Marie de Médicis. Nous préférons donc ne parler de certains peintres étrangers
rattachés parfois à l'école française, que dans les volumes suivants.
Parmi les artistes réputés au début du siècle, il faut citer Nicolas
Duchesne, et surtout Jean Mosnier, de Rlois, le décorateur du château de
Cheverny, qu'il orna de peintures tirées de Don Quichotie et toujours de la
BU VCHAr.P.
A\GÉI,1IJIE ET MÉDOIi.
fameuse histoire de Théugène et Chanrlrr. On a conservé en outre, au
Louvre, une peinture de Mosnier, la Magnificence royale.
Il faut également citer, parmi les artistes qui travaillèrent pour Richelieu
ou pour Louis XIII, Nicolas Prévost, Claude Deruet, et Jacques Stella que
nous avons vu lié d'amitié avec Poussin à Rome et continuant les relations
avec lui après l'exil volontaire du maître. Stella (t. 596-1 057), était un tempé-
rament délicat, connaisseur d'art, bon graveur, mais ses œuvres peintes ne
présentent point assez d'accent pour nous arrêter ici.
Nous ne saurions non plus parler bien longuement deJac([uesRIanchard(1000-
1638) que ses contemporains égalèrent sinon préférèrent à Titien, le surnommant
sans ambages le (c Titien français ». Blanchard avait fait en effet quelque étud(>
du coloris vénitien, et Tassez insuffisant équivalent qu'il en donnait lui
permit de faire contraste avec les teintes plates, et les tonalités crues de
Vouet, qu'il contre-balança un moment. Le Louvr(ï possède quatre tableaux de
86 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
ce peintre et on peut voir de lui, à Notre-Dame, un grand tableau de la Pentecôte.
On sera tenté d'examiner de plus près la curieuse et énergique, mais théâtrale
OHivre du Valentin. Ce serait faire une confusion complète que d'opposer le
Valentin à Poussin, en considérant le premier comme un réaliste et le second
comme un idéaliste. Mais on donne volontiers le nom de réalistes aux peintres
qui s'assignent pour métier de montrer des types accentués, des figures com-
posées de rides et de bosses dans des éclairages vivement contrastés. Sans
doute il peut se rencontrer de vrais réalistes dans ce genre, comme aussi
de grands poètes. Mais aussi cette rudesse de dessin et de peinture, cette
perpétuelle opposition de lumières crues et d'ombres noires, cachent
parfois beaucoup de banalité dans la conception, et nous pourrons, si nous
n'y prenons garde, nous laisser subjuguer par les seules apparences de
l'énergie. C'est, dans une certaine mesure, le cas de Jean de Boullongne, dit
le Valentin (1601-1632).
Le malheur pour Valentin, c'est d'avoir été naturalisé italien, picturalement
parlant, et encore d'une province très restreinte, de celle qu'avait gouvernée
le Caravage. Si le Caravage est le père de l'école espagnole, les maîtres de
cotte école se sont moins mal trouvés de cette filiation, car ils rencontraient
dans les formules de cet artiste une expression qui s'adaptait bien à leur
propre tempérament. Mais pour un peintre français c'est toujours un peu
un travestissement, et cette inspiration est un carnaval, d'espèce relevée, il
est vrai, mais carnaval tout de même.
Les concerts de soudards ou d'aventuriers groupés par Valentin, ses corps
de garde, ses tableaux d'histoire sentent encore plus l'arrangement que la
réalité, et devant eux un homme de goût affiné ne saurait jamais dire comme
Corot devant Poussin : « Voilà la nature ! » Toutefois il y a dans ces toiles, à
côté de types conventionnels dans l'énergie, affectés dans le réalisme d'école,
quelques morceaux qui sont vraiment simples et fortement venus. Nous
n'aurons garde de les laisser passer, puisqu'ils donnent en somme à Jean de
Boullongne un rang des plus honorables dans un art d'essence inférieure.
Lorsque le Valentin vint à Home, le Caravage venait de mourir. Notre
peintre n'en subit pas moins son influence assez profondément pour ne plus
devenir qu'un sous-Caravage et pour que l'exemple de Poussin demeurât
pour lui lettre morte. Nous avons vu, en effet, qu'il rendit hommage à
Poussin, fut lié avec lui de sympathie, mais qu'en aucune façon il ne marcha
dans son sillage. Certes nous ne songerions point à lui faire un reproche
de n'avoir pas été de la race peu intéressante des imitateurs, et d'avoir
su garder, dans le contact d'un si grand et si impérieux talent, sa propre
indépendance, si cette indépendance l'avait aussi bien préservé d'une autre
imitation.
ÉCOLE FRANÇAISE.
87
On saitquo le Vuli'iilin était fort à lu mode en Italie, et ([u'il eut pour
protecteur, entre autres, le cardinal Barberini ([ui avait été d'un si haut
appui pour le Poussin. Valentin était en rapport avec la haute s()(i(''té et il
en peignait à sa faenu les types et les eostunics. Il ne faudrait (huic pas
prendre pour des réunions de bandits, se livrant aux douceurs de la iiii:-i(|ii(î
entre deux mauvais coups, ce qui est en réalit(' des réunions de ijcutils
hommes, ni trouver trop mauvaise mine à ces bons compagnons [larce qu'ils
émergent un peu brusquement des ténèbi-es.
88 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Toutefois 1rs biographes de Valentin racontent également qu'il ne dédaignait
pas de courir les bouges où il pouvait rencontrer quelque type bien accusé,
ou retrouver à l'occasion quelqu'un de ses amis de qualité, prenant plaisir à
s'égarer dans les mauvais lieux, pêle-mêle avec le gibier de potence. Mais
comment se fail-il qu'alors les tableaux de Valentin n'aient pas l'in-
térêt documentaire , ou pour mieux dire encore l'intérêt philosophique
d'une véritable étude de mœurs? Comment nous laissent-ils froids, quelle que,
paraisse être la vérité des types? C'est que tout cela sent l'arrangement, la
disposition après coup et suivant un système, puis l'exécution d'après une
formule. Le Valentin, pourrait-on dire, s'y prend pour grouper ses personnages
comme procéderait un peintre de nature morte pour disposer ses plats et
ses victuailles, ce qui fait que les tableaux de Valentin, nous entendons
surtout ses tableaux de musique ou de conversation, sont en réalité des
natures mortes d'une espèce particulière.
Il faut faire une exception pour les tableaux qui mettent en scène un
épisode déterminé : VInnocence de Suzanne reconnue^ par exemple, ou encore le
Jugement Je Salomon. Ici nous ne sommes plus dans la vie, mais bien en
plein théâtre, et il faut reconnaître au Valentin des qualités d'excellent
dramaturge. Il ne trouve point d'accents sublimes, de ces mots, de ces
gestes qui frappent le spectateur comme d'un coup de lumière ; mais il sait
parfaitement agencer sa mise en scène, il remue son public par de gros
moyens, par la charpente dramatique, comme nous dirions aujourd'hui.
Nous avons parlé de beaux et heureux morceaux de peinture se rencontrant
dans la convention et dans l'emphase dominante. Nous pensions surtout à la
figure de Suzanne, pauvre tille aux mains rougeaudes, à la mine confuse et
presque alTolée dans ce terrible mouvement ; nous songions aussi et surtout
aux deux mères dans le Jugement de Salomon et à la belle figure de l'enfant
mort, au premier plan, d'un modelé et d'un dessin remarquable de force et de
sûreté.
Valentin niounil jeune (il avait à peine trente et un ans). Nature ardente
et avide de plaisirs, il trouva sa fin à la suite d'excès. Il était déjà maître dans
son art; mais serait-il jamais devenu, de bon peintre, un grand artiste? Il
semble qu'en général, les indices se déclarent plus tôt.
Nous savons déjà que Claude Lorrain fut à Rome un des compagnons du
Poussin vers la trentième année. Non seulement cela ne saurait surprendre
qu'une étroite sympathie ait attiré le jeune peintre lorrain vers celui qui était
déjà son aîné en âge, en t;ilenl et en gloire, mais encore il paraîtrait impossible
que l'influence exercée sur Claude par Poussin n'ait pas été très vive.
Cela n'est pas à dire d'iiilleurs que le génie de Claude ne soit demeuré vigou-
reusement personnel et créateur, et qu'il doive à celui de Poussin autre chose
ÉCOLE FRÂNÇA.ISE.
89
qu'une orientation; en un mot Claude Lorrain, en tant que peintre, ne devint
pas un satellite de Poussin, mais un ami. D'ailleurs ce que Poussin cherchait
par le raisonnement, les fortes méditations, et aussi par reiilliuiisiasme cons-
cient d'une belle âme, Claude Lorrain ne le rencontra à un certain degré que
par un heureux instinct. Il semble que les plus beaux etï'ets que nous admi-
rons dans ses œuvres, ces qualités extraordinaires, uniques, de lumière et
90 HISTOIRE POPUIAIRE DE LA rElNTLRE.
d'atmosphère, tout cela se soit échappe de lui comme malgré lui, à son insu. Car
ce qui appartient à sa volonté nous parait intérieur. Ses grandes scènes, il ne
faut pas s'y méprendre, étaient pour lui des morceaux d'histoire encore plus
que des morceaux de nature; le sujet n'y était en aucune façon secondaire,
tandis que cette lumière qui nous grise encore après bientôt trois siècles,
et dont cette longue suite d'années, destructrice de tant de peinture, n'a pu
voiler le rayonnement, cette lumière n'était que l'accessoire et l'accompa-
gnement.
Chez Poussin Vart est admirable ; chez Claude Lorrain c'est quand l'art est
absent, et par là nous entendons quand il n'y a rien de formulé, de systémati-
que ni de voulu, qu'il faut le plus admirer. Des légendes ont couru jadis sur
Claude Lorrain, et une d'entre elles a été toujours écartée avec une respec-
tueuse indignation par ses biographes, à savoir que le peintre était d'esprit un
peu vacillant, ou pour dire brutalement le mot un idiot. Eh bien, faut-il
l'avouer? cela ne nous choquerait pas autrement d'apprendre que ce n'est point
là une légende, mais une vérité. Nous ne l'aimerions pas moins profondément,
nous ne le comprendrions pas moins intimement sous cet aspect d'un sublime
idiot, d'un idiot se grisant de lumière, et trouvant soudain parmi ses bégaiements,
un moyen d'exprimer, de reproduire, d'emprisonner sur la toile ce seul objet de
son admiration : le soleil. Nous l'aimerions et nous le comprendrions fort bien,
ce pauvre d'esprit à qui le ciel, le vaste ciel tout lumineux, le ciel d'argent
pendant les matinées, d'or pendant le jour, de pourpre incandescente à la fin
de la journée, à qui le ciel appartiendrait de son vivant. Oui, Claude Lorrain
idiot, faible d'esprit, enténébré pour toute autre chose que son art, nous semble-
rait très complet, et sa vie ainsi que son onivre ne cesseraient pas pour cela
d'être d'une absolue logique. Nous nous soucierions fort peu des pudeurs assez
ridicules d'une critique et d'une histoire pour qui un grand artiste est forcé-
ment un raisonneur, un homme qui de son vivant marche déjà dans une allure
de future statue. Nous ne craignons point d'admettre que les bruits soigneuse-
ment étouffés de la débilité de Claude Lorrain ne s'étaient pas produits sans
quelque fondement. En un mot il ne nous paraît pas moins admirable parce
qu'idiot. Pour tel nous le tenons volontiers avec une grande tendresse, et c'est
comme tel que nous passons en revue les princi]iaux traits de sa vie sans que
la logique semble souffrir le plus légèrement de notre hypothèse. Voyez
plutôt.
Claude naît en IGOO, le troisième des fils de Jean Gclléc, au château
de Chamagne. Il perd ses parents à l'âge de douze ans. On conte que son
père, désespérant de le voir devenir jamais apte à quelque profession
comme son fils aîné Jean, par exemple, graveur sur bois à Eribourg, place
le petit Claude, qui ne voulait ou ne pouvait rien apprendre à l'école, en
ÉCOLE FRANÇAISE.
91
apprentissage chez un pâtissier. Ce délail parait d'ailleurs controuvé et n'est
confirmé par aucun document; nous n'y tenons donc pas autrement, bien
qu'il ne soit pas poui- nous déplaire si fort ipi'à ses trop respectueux biographes.
A la mort de ses parents, Claude CelliM' n'a d'aiilic ressource (pie d'aller
retrouver à Frihourg son frère le graveur. Celui-ci l'occupe à de menues beso-
gnes de dessin d'ornement, Tinilie tant bien (pie mal à la pra(i(pie de la gravure.
02 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Mais il est vraiscniblalde qu'il ne peut pas faire grand'chose de son jeune frère,
puisqu'il ne le garde qu'une année à peine, et qu'il le confie à un de leurs
parents, un marchand de dentelles qui se rend à Rome. On imagine que, chemin
faisant, le simple d'esprit ne perdit point un coup d'œil, que son intelligence
confuse, aussi peu disposée à mordre à l'écriture ou à la lecture qu'à la gravure
d'ornements, ou au commerce des dentelles, intelligence purement contempla-
tive et inconsciente d'elle-même, s'ouvrit déjà le long des forêts, des monts, des
routes, des ileuves et des lacs, à la seule chose qui la tînt en joie, l'éclatante et
bonne nature, féconde en mirages, en spectacles changeants, complaisante
et intelligible peut-être plus, qui sait, à l'âme vacillante de l'idiot, qu'à celle de
l'homme responsable, raisonnable et marchand, à qui on l'avait confié.
Claude Gellée reste trois ou quatre ans à Rome, il y vit sans autres subsides
que ceux qui lui parviennent de sa famille ; et il ne semble pas qu'à ce moment
il ait pu s'employer à quelque besogne rémunératrice, ni même qu'il se rendît
bien compte de posséder quelque aptitude. Jouet des circonstances, incapable
de lutter, de s'insinuer, de s'employer, en un mot, en attendant un meilleur
sort, le séjour de Rome lui devient impossible, lorsqu'à la guerre de Trente ans
commençante, les subsides ne lui parviennent plus de son pays par suite de
l'interruption des communications. 11 trouve, âgé alors de dix-huit ans, asile à
Naples, chez un peintre de Cologne, Godfried Walls, chez lequel il acquiert
certaines notions du dessin d'architecture et de la peinture de paysage. 11 ne
reste là que deux ans, et le voici de retour à Rome, toujours misérable,
toujours inconnu non seulement d'autrui, mais probablement encore de lui-
même, et dans une profonde et déprimante misère. Tant bien que mal, il trouve
un emploi chez un autre peintre, Agostino Tassi. Mais quel emploi ! Palefrenier
plutôt qu'élève, domestique plutôt que collaborateur, puisqu'il n'entrait pas seu-
lement dans son emploi d'aider Tassi aux parties d'architecture que nécessitaient
certaines décorations dont il était chargé, mais encore de recevoir les visiteurs,
très grands personnages, prélats, etc., et de soigner les chevaux. Il semble
qu'Agostino Tassi ait trouvé quelque profil à employer ce bon garçon qui con-
naissait la perspective et l'étrillage et n'en tirait pas vanité. Claude reste, en
effet, environ cinq ans chez ce patron. Puis de nouveau le voici par les routes :
il s'en retourne dans la direction de son pays natal et arrive à Nancy après avoir
passé par Loretle, N'enise ! le Tyrol et la Bavière.
Claude Lorrain à Venise! En vérité ce rapprochement de noms produit sur
notre imagination un effet infiniment plus vif que le plus explicite document,
déposé et paraplié chez b'S notaires de l'Histoire. Nous ne pouvons nous em-
pêcher de rêver à ceci ; Chiudc ayant à N'enise, pour la première fois, la révéla-
tion vraiment nette de bi mer et du soleil. Sans doute le pauvre hère qui avait
vécu à Na])les, et comnicnl vécu? ne })ouvait pas n'avoir pas demandé souvent
ÉCOLE FRANÇAISE.
m
des instants de contemplation et de consolalion à la grande capricieuse, et h ce
soleil qui la parait de dorures et de joyaux à sa guise. Mais passant par Venise,
plus de cinq ans après, ayant probablement réuni chezTassi un modeste pécule
pour retourner à Chamagne, se sentant pour la première fois un peu son
maître, et par conséquent un peu grandi à ses propres yeux, en la joie vague
de revoir son pays d'enfance, Claude était plus à même qu'à aucun moment
de sentir profondément les choses, et à Venise plus que nulle part ailleurs.
t-*s^
CI.4UDE LOnB*IN. — LE TROUPEAC » L'a BR E U V 0 1 H .
Ces ports et ces quais, que l'on les catalogue de Messine, de Naples,
de Tarse ou de quelque autre cité antique subsistante ou disparue, il nous
semble qu'il y plane dans l'air léger, qu'il y clapote dans les vagues un peu
du souvenir de rame de Venise assimilée par l'âme innocente du Lorrain enlin
émancipé !
A Nancy un parent de Claude Lorrain lui fait connaître de Ruet, peintre du
duc Henri de Lorraine, et il trouve à s'employer aux travaux de décoration que
dirigeait cet artiste en renom. L'histoire raconte ici qu'un accident (une chute),
arrivé à un ouvrier doreur qui travaillait aux côtés de Claude Lorrain sur un
94 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
échafaudage frappa si vivement notre peintre qu'il renonça à la gloire de
demeurer le collaborateur de Claude de Huet, et d'exécuter les architectures
plus longtemps dans ses décorations de l'église des Carmes. 11 est beaucoup
plus vraisemblable que Claude ayant assez revu son pays, s'y trouvant à l'étroit,
et rappelé par les visions d'Italie, saisit avec la grosse finesse et l'obstination des
gens simples le premier prétexte qui se présenta, et préféra retourner à Rome
tenter la -mauvaise fortune.
11 s'y rendit par Lyon et par Marseille cette fois. 11 était voué à connaître et
h peindre la mer sous ses plus divers aspects et à étudier de gré ou de force le
mouvement actif et majestueux des ports: à Marseille il était retenu par une
maladie, et de Marseille à Civita-Vecchia, une tempête assaillait le navire où il
voyageait de compagnie avec le peintre Charles Errard.
De retour à Uume, on 1627, Claude Lorrain fut attiré vers Poussin, qui s'était
fixé là depuis trois ans. La rencontre de Poussin est aussi décisive que le court
passage à Venise. Claude, l'illettré, le simple d'esprit, liustinctif, le dédaigné et
le taciturne, jugé bon, par des artistes très célèbres et aujourd'hui très oubliés,
pour peindre les architectures dans leurs œuvres pompeuses et sans flamme,
Claude enfin, l'espèce de manœuvre dont on sourit quand par hasard on daigne
s'occuper de lui et lui jeter un morceau de pain pour prix de ses services, dut
être conquis et doucement attiré par cette parole grave et bonne, cette dignité
simple, cette éloquence lumineuse qui se dégageait sans aucun doute de la
parole de Poussin comme elle se dégageait de ses écrits et de ses tableaux.
C'était le premier homme qui le traitait véritablement en ami, et un grand
homme encore ! qui le comprenait peut-être, et qui, avec ce clair et pensif et
honnête regard qui nous est conservé dans le beau portrait dont nous avons
parlé, lisait dans le fond de cette âme où tant d'obscurité s'agitait avec tant de
lumière.
Claude sentit devant les tableaux de Poussin de décisives révélations. De
retour dans l'humble coin où il nichait, il devait prendre sa tète à deux mains,
et se dire : « Il me semble qu'en pensant à Nicolas Poussin, je pourrais aussi
faire de belle choses ! »
Et alors, un jour, deux licaux paysages sortent de son pinceau, deux paysages
où l'air circule, où la lumière ruisselle, deux paysages qui ne demeurent point
sous le boisseau, mais qui frappent d'admiration un connaisseur et un person-
nage influent: le cardinal Bentivoglio. Celui-ci se déclare son protecteur, inté-
resse i\ lui le pape Urbain VIII. La vogue suit; Claude Gellée, le Lorrain, est
délivré . il n'a plus qu'à peindre.
11 peint sans relâche ; Poussin a exercé sur lui une influence indéniable au
point de vue d(^ l'ordonnance et de la conception d'un tal)leau, et bien ([u'il aime
souvent à peindre, de préférence, des villageois en fête, des bergers qui mènent
ÉCOLE FRANÇAISE.
95
leur pesant troupeau, il cède non moins fréquemment à l'impérieuse mode de
faire, de ses palais, de ses quais et de ses ports au delà desquels s'étend la mer
sous l'argent clapotant du soleil levant, ou sous l'or en fusion du couchant, les
cadres de scènes historiques, cadres dont le style ne change guère, qu'il s'agisse
de Chriséis, d'Ulysse, de Cléopâtre ou de David. Les personnages, gauche qu'il
est ou qu'il se croit à donner du style aux ligures, il les fait peindre par
Philippe Lauri, Courtois, Jean Miel, ou Swanewell ou quelque autre camarade.
96
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PELMIRE.
Mais alors, ces personnages neutres, guindés ou comiques, dans leur gravité
I>seudo-liistorique, avec leur louche flamande ou française, comme une fois
seul Claude les transforme, les baigne de lumière, les cerne des reflets frisants
du soleil montant ou descendant à l'horizon ! Comme alors le grand idiot se
grise de sa lumière chérie ; quels trucs extraordinaires, révélés, il met en
œuvre pour faire tournoyer en plein ciel, en plein milieu de l'inerte tableau,
ce petit paquet de couleur jaune, blanche, ou rougeâtre qu'avec l'heureuse
intrépidité des inconscients il a posé là pour figurer le soleil ! Et comme il
CI. 4UDE LOnililN. — LE BOUVIEH.
déduit tout le reste du tableau de cet audacieux point do dépari, embrasant
le ciel, frangeant du même éclat les nuages, le faisant crépiter le long des toits
ou des colonnades de ces palais qu'il peint sans hésitation et qui jadis devaient
être pour lui la plus odieuse tâche. L'idiot a bien pris sa revanche sur les gens
d'esprit. Le matin, dans le plein jour, aux radieux couchers de soleil, de son
soleil, il parcourt la campagne, seul, et devant son aslre passionné parfois il
doit pousser des cris inarticulés, des mots sans suite et qui le font rire comme
rit le paysan qui vient de prendre quelque oiseau dans un piège : lui vient de
prendre au jiiège encore un peu de soleil. Quand par hasard il rencontre
un confrère, un peintre, comme ce brave Allemand Sandrarl qui nous a
ÉCOLE FRANÇAISE. 97
laissé quelques notes sur lui, U fn'd bi brie, il feint d'écouter des conseils,
d'adopter des méthodes, et continue à n'en faire qu'à sa guise.
Mais, en même temps, les succès qu'il remporte maintenant ne sont pas
sans avoir excité des envies, et, par l'inévitable bassesse humaine, suscité dos
plagiats sans nombre. On fait des Claude Lorrain qui ne sont jamais sortis de son
atelier, on se renseigne sur l'œuvre en train chez lui, et on en mmkI une, deux,
dix, qui en sont la contrefaçon avant que l'œuvre elle-même soil achevée. Alors,
incapable de se défendre, de courir des aventures de rapières, si communes dans
les mœurs artistiques de ce temps et dont il sortirait maltraité par des brutes,
ridiculisé par des drôles, le bon Claude Gellée prend des mesures de naïf et de
1
..),S HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
faible, (le ces défenses d'homme timide et peu processif. 11 se claquemure dans
son atelier et n'admet que de très rares et très éprouvées relations. Puis il com-
mence à dresser son Livre de Vérité, composé des dessins à la plume et au lavis
qui confiiineiif au fur et à mesure Yinvention, la vérité de chaque tableau qu'il a
composé. Et d'une main maladroite, d'une main d'enfant ignorant et admi-
rablement, et heureusement insouciant de l'orthographe, il inscrit derrière
le dessin initial du cahier cette textuelle mention : » Audi 10 Dagnsto 1677.
Ce présent livre appartien à moy que je faict durant ma vie Claudio Gi/lée,
dit le Lorrains, à Itoma, le 33 aos 1680. » Le voilà bien en mesure et à
l'abri des plagiaires !
De la môme manière il est défendu des voleurs et des ingrats. Un estropié
qii'il a pris à son service, avec la commisération de certains faibles pour les
faibles, Domenico Romano, lui intente un procès, lui réclame des gages, laisse
courir le bruit qu'il est l'auteur des tableaux du grand Claude Lorrain. Celui-ci
prend une admirable précaution : il lui fait payer sans conteste ce qu'il lui ré-
clame. Du moins il est débarrassé d'un hôte dangereux, aussi platoniquement
d'ailleuis que son beau Livre de Vérité le protège contre les faussaires et les
plagiaires.
Débile de corps, accablé d'inlirmités, souffrant pendant quarante ans
de sa vie, d'une maladie que les médecins d'alors désignent du nor.i assez
peu précis de la goulet, mais dans laquelle la science moderne trouverait
peut-être à diagnostiquer plus précisément quelque <( misère nerveuse »,
Claude Lorrain n'en vécut pas moins jusqu'à un âge très avancé : quatre-
vingt-deux ans.
La France, heureusement, possède quelques-unes de ses plus belles œuvres,
et le Louvre notamment en montre une collection si complète, si significative, si
opulente que, comme pour Poussin, on connaît amplement Claude quand on a
bien médité devant ces seize peintures.
Si le goût régnait un peu dans l'arrangement de nos musées, comme on le voit
présider à l'arrangement de certains musées d'Allemagne, la Pinacothèque de
Munich par exemple, il y aurait au Louvre une salle exclusivement consacrée aux
Claude Lorrain comme il y en aurait une pour Nicolas Poussin tout seul. On ver-
rait, par un exemple éblouissant, la confirmation de cette loi artistique que les
œuvi'esdun même maître juxtaposées s'exaltent l'une par l'autre ot prennent une
signification aussi imposante qu'inattendue alors qu'au contraire on peut cons-
tater dans nos musées et en particulier dans le salon Carré du Louvre, que les
œuvres de maîtres différents réunies dans un illogique pêle-mêle s'annihilent ou
s'affaiblissent mutuellement par leurs rayonnements opposés.
Quelle serait belle, cette petite salle des Claude Lorrain! Car il ne serait
point nécessaire (lu'elle fût très grande, même étant donné que les seize toiles
ÉCOLE FRANÇAISE. 99
fussent toutes placées à la hauteur de l'œil et convenablement espacées! Avec
quel ravissement on passerait du blanc soleil matinal de telle toile, aux ardeurs
de pleine journée de (elle autre !
Pour le moment nous devons nous contenter de les voir dans la confusion, et
de les isoler le plus possible pour mieux en jouir, malgré tous les obstacles que
semblent avoir accumulés à plaisir les cons(>rvateurs succes>ifs. !;i ([naMil nn
pense que cette salle française du xvii" siècle est encore une des niuins mal
rangées !
Voici un grand port de mer avec un effet de soleil maliiiai, (l(>s onibres tran-
chées sur les personnages, et de somptueux éditices qui seniblcul se réveiller
100 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
sous la lumière commençante. Nous passons sans grand intérêt sur deux petits
tableaux de commande deux simples « actualités » qui, ni comme format, ni
comme sujet, ne favorisent l'expansion du génie de Claude : le Siège de la Rochelle y
et le Pas de Suze forcé par Louis XII f. On les a successivement attribués à Callot,
h Courtois, etc. ; on les restitue à Claude Lorrain ; nous n'y voyons ni inconvé-
nients ni avantages.
Le Débarquement de Cléopàlre à Tarse est au contraire un des remarquables
tableaux de la collection. L'opulent va-et-vient des galères superbement déco-
rées, la somptuosité du palais dont la mer vient baigner les marches, cette tour
en pleine mer, et par-dessus tout ce grand soleil noble qui répand sur toute la
scène une splendeur tempérée, Claude Lorrain est là tout entier.
De même on admire le tableau ^Ulysse remettant Chryséis à son père, où le
soleil est si chaud et (b''jii le ciel si embrasé ; peu importe que ce soit Claude ou
quelque autre qui ait imaginé l'agencement des personnages, et cette scène
« principale » d'Ulysse, de Chrysès et de Chryséis qui tiennent au second plan,
sur le péristyle d'un temple, si peu de place dans le tableau lui-même, tandis que
l'œil s'amuse d'un grand mouvement de matelots, de sacrificateurs menant des
bœufs parés de bandelettes. Le tableau est des plus nettement venus, et là
encore Claude Lorrain a répandu sur les figures qu'on peut attribuer à tel
peintre qu'il plaira, sa souveraine magie de lumière.
Encore est-il peut-être à propos de dire un mot bref sur la prétendue mala-
dresse de certaines figures que toute probabilité doit faire attribuer à Claude lui-
même. Ce sont les plus gauchement dessinées en apparence, et contraires à cer-
taines conventions de style et de joli, qui nous plaisent le plus franchement. Elles
ont de fortes et lourdes silhouettes, exprimant parfaitement ce qu'on a voulu
leur faire dire. D'ailleurs un paysagiste de haute race, comme Cuyp, Lorrain, ou
Corot a souvent une manière brutale et forte de camper un personnage en pleine
iialiirr ([iii n'a rien à voir avec les trop spirituelles marionnettes des peintres de
genre ou avec les trop nobles sires de ceux que l'on dénomme des peintres
d'iiistoire. Dans les dessins de Claude Lorrain, il est donc des personnages
entièrement de sa main, et dans ses peintures d'autres qui ont été peut-être
heureusement gâtés par lui mais qui, ne prêtant à aucune ambiguïté et contras-
tant par leur opaque et lourde silhouette avec la finesse des édifices dans le ciel
et la légèreté de l'air ambiant, sont incorrects — et parfaits.
Les deux plus Iteaux, à notre gré, des paysages que possède le Louvre, sont
ceux qui actuellement numérotés 313 et 317, ne représentent pas d'autre sujet
déterminé que de simples entrées de ports de mer, avec les palais obligés et
d'anonymes promeneurs. Tous deux sont des peintures du soleil couchant le plus
doré et le plus empourpré qui se puisse voir. Le premier, daté de 1639, se
reconnaît à l'amusant épisode du premier plan : des matelots qui se gourment
ÉCOLE FRANÇAISE.
101
et de nobles promeneurs, dont un tire déjà l epée pour les séparer à grands coups
du plat de sa lame. Le second est de 1646. C'est un des plus simples de tous.
CLAUDE LOnnATN. — TOBIE ET L ANGE.
Les personnages y sont fort peu nombreux, ce sont de simples repoussoirs, dans
des attitudes très simples et très justes, mais aucunement faites pour délounicr
102 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
l'attention de cet étonnant soleil du soir, légèrement estompé de brume, rien en
un mot ni dans les architectures, ni dans les êtres jouant leur rjjle avec tant de
force et de modestie, qui puisse empêcher de goûter sans se lasser l'immensité
de l'ensemble, le prodigieux accord de Tliorizoïi, du ciel, de la mer et des monts.
Ce n'est pas qu'après de telles œuvres nous soyons encore à bout de sujets
d'admirer. Il faudrait encore citer et commenter le beau petit Port de mer, n° 310,
et le Campo Varcino ; le beau tableau de David sacré roi, où le paysage est si
noble et d'un orienta/isme si naïf, un palmier et certaine bizarrerie d'architecture
en faisant les principaux frais ; lu Fé(e villageoise, si généreusement éclairée,
encore que celte fois le soleil ne soit pas dans le cadre même ; enfin le Gué! Et
pour ce dernier tableau nous demanderions un examen plus attentif que l'on ne
lui réserve d'ordinaire, et une meilleure place que celle qui lui est assignée dans
le coin le plus mal éclairé de la salle, affleurant l'embrasure d'une porte. 11 est
vrai, paraît-il, que ce tableau fut près d'à moitié recouvert par la maladroite ma-
tière d'un de ces restaurateurs de profession auxquels les administrations confient
les plus précieuses toiles, au lieu de charger des soins à leur donner, des panse-
ments à leur faire, de véritables artistes qui tiendraient à honneur de s'acquitter
avec autant de goût que de respect de cette délicate besogne. Mais tel qu'on le voit
encore ou plutôt tel qu'on ne le voit [)as, on devine un magnifique tableau, d'une si
grande simplicilé de motifs qu'on le trouverait de conception toute moderne, et
qui, d'une pâte généreuse que n'a pas pu entièrement détruire le restaurateur, et
d'une fort belle couleur vineuse et sombre, apparaîtrait peut-être, guéri de ses
inintelligents emplâtres, un des plus beaux de la galerie.
Parmi les plus beaux tableaux des galeries étrangères, il faut citer les
quatorze que possède l'Ermitage et surtout les Quatre jjarties du Jour,
avec les sujets suivants : la Pêche de Tobie, le Repas de la Sainte Famille, la
Rencontre de Jacob avec Rachel, la Lutte de Jacob avec PAnge. La National
Gallery et le musée royal de Madrid en possèdent chacun dix également
imporlauts.
Enfin dans les galeries de Munich, de Dresde, de Naples et de Florence, on
peut, sur de précieux et importants exemples, continuer et compléter l'étude
commencée au Louvre et à Madrid. Les collections particulières d'Angleterre
possèdent aussi de beaux Claude Lorrain, et c'est dans la collection du duc de
Devonshire qu'est l'inappréciable Livre de Vérité, dont il n'y a pas à espérer de
voir jamais chez nous autre chose que les reproductions à l'aquatinte qu'en fit,
en 1774, le graveur Earlon.
Ici se terminent les trop brèves remarques que nous avions à faire sur un
des plus glorieux iirtistes de l'école française et sur un des plus instinctifs. C'est
par l'inslinct, l'inconscience de bon peintre que ses œuvres nous transportent
d'admiralinii, car celle féconde et magnifique simplicité d'esprit et de talent a
ÉCOLE FRANÇAISE. 103
vite fait d'éclater aux yeux et de briser l'iillabulatiou fadicc, la uiisi; eu scène
conveutiouuelle et de pure mode dont Claude dut subir sans doulc lanécessilé,
l'ascendant même, se contentant, pour le reste, de mettre de la couleur sur sa
toile jusqu'à ce que cela représentât le soleil et qu'il en fût réjoui. Par cette
docilité à accepter une formule de son temps, et par cette sublime naïveté de
la faire servir à une sensation de nature qui est de tous les temps, Claude
Lorrain mérite d'être aimé et honoré parmi les plus grands. Et ù ce pauvre
et grand innocent peut s'appliquer le proverbe qui leur attribue la plénitude
des biens : il a les mains pleines de rayons.
En son genre, Claude Lorrain est un artiste à part dans son siècle, une sorte
de précieux monstre. Nous allons assister à un non moins curieux phénomène,
celui de peintres qui seuls se sont avisés de la vie réelle dans un temps où
l'emphase et le ton héroïque, ou héroï-comique, plus faux encore, étaient seuls
de mise, sinon dans de très médiocres imageries.
Les frères Le Nain sont ces artistes exceptionnels. Et, bien que les œuvres
que le temps nous a laissés deux portent encore une forte empreinte de cer-
taines conventions de leur époque, ils sont, de tous, les plus dégagés, les plus
inattendus et les plus attrayants. C'est ici qu'il importe de regarder les choses
d'un peu près, et tout eu signalant des raconteurs de choses vraies assez diffé-
rents de leurs contemporains, de ne point succomber à de trop feulants et
trop faciles anachronismes.
C'en serait un que de voir dans les œuvres des Le Nain des teiulances philo-
sophiques, des plaidoyers pour les misérables tels qu'il en put échapper parfois,
en termes respectueux et avec les formes requises sous un gouvernement très
absolu et dans une société peu soucieuse de considérations humanitaires, à un
Racine, à un Vauban ou à un La Bruyère. Encore sommes-nous avec les braves
Le Nain assez loin de la constatation de ces « animaux farouches, courbés
vers la terre », dont parle l'auteur «ies Caractères. Ces peintres ont parfois
représenté des humbles par un goût personnel, et un peu peut-être par une
circonstance spéciale de leur éducation; mais ils ont portraituré aussi, et selon
les convenances de leur temps, des bourgeois fort à leur aise, et de grands per-
sonnages par qui ils étaient très honorés d'être distingués.
Qu'ils aient consciemment ou non laissé échapper une prédilection ()our
certains modèles loqueteux, pour des scènes peu somptueuses, c'est afTaire de
caractère et de verve. Mais, encore une fois, qu'on ne voie pas là un système, et
dans certains tableaux célèbres un avant goût, à plus d'un siècle de distance,
des revendications populaires.
Examinons le peu que l'on sait de l'histoire encore bien confuse et obscure
des frères Antoine, Louis et .Mathieu Le Nain. Elle tient tout nitirre. ru atten-
dant peut-être des documents nouveaux ([ue nous devrons à M. Antnuy \ala-
104 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
brègue, dans un extrait de manuscrits du bénédictin dom Grenier, extrait
lioureusemeiit découvert par Champfleury.
« Ils étaient, dit dom Grenier, parents de Gilles Le Nain, prêtre-vicaire de
la paroisse de Saint-Pierre-le-Viel, mort en 1678. Ces frères étaient tous trois
habiles peintres. Les derniers excellaient dans l'histoire et les paysages, mais
principalement dans les tabagies. Florent Le Comte nous dit bien qu'ils étaient
de Laon, mais il nous laisse ignorer l'année de leur mort; lui-même, peut-être,
n'en savait rien. Les Mémoires manuscrits de M. Leleu sur la ville de Laon nous
apprennent que les trois frères, d'un caractère différent^ furent formés à Laon
par un peintre étranjjer qui leur donna les premiers éléments de la peinture
pendant l'espace d'un an. Ensuite ils passèrent à Paris pour s'y perfectionner,
demeurant dans la même maison. Antoine était l'aîné. 11 fut reçu peintre le
16 mars 1629, dans l'enceinte de Saint-Germain-des-Prés, parle sieur Plantin,
avocat, qui en élail bailli. 11 excellait dans la miniature et dans les portraits
en raccourci. Lui et ses deux frères furent reçus le même jour à l'Académie
royale de peinture et de sculpture. Leurs lettres de réception sont datées du
1" mars 1648 et signées par le célèbre Le Brun. Louis était pour le portrait en
buste. Il mourut à trois jours de son frère aîné; l'un et l'autre ne furent point
mariés. Malliieu leur survécut. 11 avait été peintre de la ville de Paris le
22 août 163.3, et, le 30 du même mois, lieutenant de la compagnie bourgeoise
du sieur l»uri, en la colonelle de M. de Sève. Il obtint, le 13 septembre 1662,
des lettres de Committimus, en qualité de peintre de l'Académie royale. »
On sait également « qu'un des messieurs Le Nain frères » fut appelé à peindre
la reine Marie de Médicis, le cardinal de .Mazarin, Cinq-Mars, et vraisemblable-
ment d'autres grands personnages. A propos du portrait de Marie de Médicis,
nous trouvons encore ce passage intéressant du manuscrit de dom Grenier :
« On a (lil d(! lui (du peintre) que tirant le portrait de la reine-mère, le roi
Louis XIII présenl tlil que « la reine n'avait jamais été peinte dans un aussi
beau jour ».
\'oilà donc trois artistes en excellente situation, soit favorisés de certains de
ces propos flatteurs qui attiraient sur ceux qui en étaient l'objet l'attention et la
clientèle du beau monde, soit j)i)urvus de dignités modestes sans doute, mais
néanmoins non accessibles au premier venu, l'un d'eux Mathieu, même pourvu
d'un titre de noblesse, le chevalier Le Nain, enlin tous trois faisant partie de
l'Académie. A ce propos, un extrait des registres de l'.^cadémie a fourni matière
à diverses discussions qui tendraient à présenter le dernier survivant, soit
Mathieu, comme pauvre, et par déduction les autres ayant été encore moins que
lui favorisés de fortune, n'étant conunc lui ni titrés ni bien en cour. Ce passage
8 trait à certaines cotisations que l'artiste n'avait pas encore payées plus d'un
an après son insci'iption. Il ne faut pas demander aux documents plus qu'ils ne
ÉCOLE FRANÇAISE.
105
peuvent donner, ou, si on les cuniplète par l'imagination, il est bon de s'assurer
d'avance qu'il n'y aura pas conflit entre deux hypothèses opposées et également
vraiseniblahles. Or, une de ces hypdllirsos peut être la gène et la pauvreté:
mais une autre peut être la simple négligciioc <iu'apportent dans de telles forma-
101) HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
lités qu'un règlement de cotisation, les gens les plus à leur aise. Ce n'est donc
pas à ce détail que nous attacherons la moindre importance.
Deux mots que nous avons soulignés attireront bien plus notre attention
dans le manuscrit du bénédictin. Le premier est que les trois frères différaient
de tempérament. 11 n'est donc rien de moins sûr que de se les figurer collabo-
rant à une même œuvre, et de fait l'absolue diversité des rares peintures qui
sont signées d'eux, ou qui leur sont le plus vraisemblablement attribuées,
montre bien trois natures sensiblement ditîérentes. Il est certain, par exemple,
^que l'admirable tableau du Repas de Paysans dans la collection Lacaze est d'une
finspiration et d'une exécution essentiellement diflerente, par exemple, de ce
Corps (le garde dont nous donnons la reproduction, ou du Rcnieaient de saint
Pierre de la salle française.
On ne peut non plus reconnaître le même peintre dans le Porlra'it de Henri H
de Montmorency que contient la même salle. JN'avons-nous pas vu, d'ailleurs
que l'un des frères était réputé pour ses miniatures et ses portraits « en rac-
courci », c'est-à-dire en petites dimensions, et ne faudrait-il pas à celui-là aussi
attribuer la Procession dans une église^ du musée du Louvre, et qui est en fait
une belle suite de petits portraits qui tiennent de la miniature, — à supposer,
bien entendu que ce fort remarquable tableau soit d'un des Le Nain, ce qui
n'est en aucune façon démontré.
Nous allons revenir dans un instant sur les possibilités de ce partage d'œu-
vres si peu nombreuses ; mais nous voulons auparavant relever encore le second
détail caractéristique que nous avions souligné, à savoir que le premier maître
des frères Le Nain fut « un peintre étranger ». Ici il nous semble qu'aucun
doute n'est possible : cet étranger est un Flamand, à moins que ce ne soit un
Hollandais. Le voisinage quasi immédiat des Flandres, et mieux encore, le
caractère même des plus significatifs tableaux des Le Nain, tout fait présumer
ou même décèle une éducation flamande Le Repas de la salle Lacaze, les petits
Joueurs de la salle Française, etc., sont des tableaux composés par des gens qui
avaient vu l'art flamand de très près. Qui pourrait même affirmer que les Le
Nain ne traversèrent pas la frontière, et (juils ne virent pas en Belgique et
en Hollande des toiles de leurs contemporains, Teniers, Ten Bosch, les Van
Ostade ou Karel du Jardin?
Il va sans dire que nous considérons les Le Nain comme des peintres abso-
lument d'essence française, parlant le plus pur et le plus vigoureux français,
mais avec une légère pointe d'accent llainaïul, de même que nous venons de
voir toute une autre série d'artistes indénialilement de notre sol et de notre race,
qui, par éducation, italianisèrent notablement leur allure.
Comment, maintenant, parviciulrons-nous à dégager la personnalité de cha-
cun des trois frères, si tant est (juc ce soit jamais tâche bien nettement établie,
ÉCOLE FRANÇAISE.
107
et appuyée sur antre chose qu'un examen sentimental, et à la rigueur légère-
ment technique des ditlerentes œuvres?
Il y a d'abord toute une série qui ne nous apprend pas grand'chose : les ta-
bleaux religieux. Le Louvre en possède un grand, la Crèche; il en est d'autres
dans des églises; ce sont simplement des travaux de pratique. Quant au Renie-
ment de saint Pierre, c'est une peinture honnête, éclairée et composée suivant les
-règles courantes.de ce temps-là, et peut-être un peu dramatisée dans un mode
franco-flamand, de même que les scènes bibliques du Valentin étaient drama-
tisées dans un monde franco-italien.
Deux petits tableaux, des Joueurs, finement exécutés, et des Personnages dans
LE NAIN.
Li FiMILLE DU F0Br.EIlO\.
un intérieur, ces derniers, assez récemment achetés, permettraient dans une
mesure plus grande de pénétrer assez avant dans la connaissance du Le Nain
des humbles intimités. Le second surtout est déjà instructif.
Cette peinture, signée Le Nain tout court, et datée de 1047, est d'une grande
franchise de ton. Malgré la simplicité des détails d'ameublement, et les trous au
coude de la veste d'un garçonnet, nous ne sommes point là cliez des pauvres,
mais bien plutôt chez de petits bourgeois de province, à la vie ruminante et
chiche. Quelle que soit la vérité d'observation des ty|)es pris isolément, il y a
une convention de groupement et de « face au spectateur » que nous retrou-
verons dans les autres peintures, mais plus habilement dissimulée. Kn somme
un bon petit tableau de mœurs, soigneusement peint, et [lar suite bien conservé,
108 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
mais n'ayant pas une valeur d'enseignement aussi grande que les trois qui
vont suivre.
Deux sont célèbres depuis longtemps. L'un est le Maréchal dans sa forge,
autrement dénommé la Famille dn Forgeron. C'est une œuvre vraiment belle et
d'une conception bien inattendue, à une époque où en art rien n'était simple, pas
même la simplicité. Ici rien de convenu ni d'allégorique, rien d'arrangé. C'est la
vie elle-même saisie sur le fait à un moment où personne en France ne parais-
sait s'intéresser à la vie. En Hollande et en Flandre, à la même époque, il en
était tout autrement, car jusqu'au jour, d'ailleurs très rapidement arrivé, où ces
talents attentifs ei pratiques donnèrent dans le ridicule des imitations italiennes
et y sombrèrent, on ne s'intéressait qu'à la vie. C'est en cela que la peintre de la
Famille du Forgeron montre bien son éducation flamande. Il n'en demeure pas
pour cela moins exceptionnel dans notre école. Champfleury suppose ingénieu-
sement, mais avec assez peu de solidité, que ce sont des portraits, étant donné
que les personnages semblent poser. L'écrivain, à notre avis, n'a pas regardé
cette peinture avec une attention assez profonde et sa psychologie, toujours un
peu superficielle, s'est arrêtée à la première donnée amusante que sa vision de
myope lui suggérait. D'abord pourquoi des portraits, et comment? Bien que ces
braves gens ne soient point des pauvres à proprement parler, qu'ils aient fort
décente mine, qu'ils soient, non point en haillons, mais en habits de travail, en
habits de tous les jours., et qu'ils vivent sans doute très convenablement de leur
métier, ils ne sont guère en situation de commander leur portrait à un peintre
connu et coté. Puis, s'ils avaient commandé leur portrait, il est hors de doute
qu'avec les usages du temps, avec les usages même de tous les temps dans le
peiijde, ils auraient fait un brin de toilette, pris une attitude beaucoup plus grave,
et la pensée seule d'être tirés dans leurs ocecupations habituelles, dans leur
milieu véritable les choquerait horriblement. Demandez au serrurier du coin de
votre rue de poser devant vous tel qu'il est avec ses mains noires, sa face mal
essuyée et ses hardes de travail. Il ne vous comprendra pas, croira même que
vous voulez faire rire à ses dépens. Et nous sommes dans le siècle du naturalisme.
Un portrait est une chose, on dirait presque une cérémonie, beaucoup trop so-
lennelle pour qu'on se montre en pareille occasion aussi ressemblant! Champ-
fleury, en conséquence, a été forcé de su{)poser que c'était le propre portrait du
peintre, et pour cela d'insister sur le côté mélancolique de l'expression, et aussi
de s'appuyer sur une très incertaine légende qui voudrait que Le Nain ait été
forgeron. Or, si l'on voulait bien apporter un peu plus d'esprit d'observation dans
l'examen de cette peinture et Ji'aller point rborcher des explications subtiles de
choses fort simples, on trouverait d'abord (jue la ligure surtout du principal
personnage a, en effet, de la distinction, mais en aucune façon plus surprenante,
plus anormale que la réelle beauté rt règulutitc do traits qu'on peut remarquer
ÉCOLE FRANÇAISE.
109
chez beaucoup d'ouvriers de notre race. Et, soit dit en passant, le caractère
de ce visage est absolument français, la légère influence flamande dans le type
et dans la pose du vieil ouvrier assis, est ici complètement absente. (Juaul au
caractère de « mélancolie » que le crili«jue a\ait cru voir, il nous parait plus con-
110 HISTOIRE POPULAIRE DE LA' PEINTURE.
forme à la vérité de n'y voir que la gravité inhérente à tout visage d'homme du
peuple examiné dans le courant de sa vie ordinaire. C'est une conception bien
fausse que de se représenter l'ouvrier, le paysan comme des rieurs infatigables.
Le rire n'est qu'une grimace accidentelle, et dans les rues, dans les ateliers,
dans les voilures publiques, vous ne verrez presque toujours que des visages
graves dont la dignité et le calme vous surprendront quand vous aurez bien
voulu mettre de côté le préjugé et le cliché de cette « vieille gaieté » qui pour
un peu nous transformerait en singes.
Reste la particularité de composition qui fait que quatre sur six de ces braves
gens regardant en face, et n'étant point figurés dans un mouvement violent, on
a cru pouvoir en inférer qu'ils posaient. Vous trouverez là, au contraire, après
examen attentif du tableau, la marque d'un observateur très précis et un trait
fort juste et fort naturel. Remarquez en effet que le travail n'est pas mlerrompu
dans la forge, mais simplement suspendu, ce qui est tout différent. Et suspendu
pourquoi, et pour qui? Tout simplement pour celui qui entre en ce moment
dans la boutique, le peintre, vous, moi, un ami ou un parent, n'importe qui.
Le forgeron et sa bonne femme se sont vivement retournés de ce côté, ainsi que
deux des enfants, et encore l'ouvrier n'a-t-il point lâché le fer qu'il maintenait
sur les braises, et le grand gamin demeure-t-il le bras en l'air ayant à peine
cessé de souffler depuis une seconde, car la flamme brille et pétille toujours.
Quant au vieux, il se soucie peu des visites, il a passé l'âge de la curiosité et le
gamin qui se tient caressant près de lui a l'attention attirée encore par quelque
mouche qui vole, ou peut-être regarde-t-il ses frères regarder.
Le peintre a donc tout simplement été séduit par ce mouvement très joli et
très amusant de gens que l'on visite en pleine activité. Le tableau cesse d'être
la fiction picturale qui consiste à supprimer un mur et à supposer les
personnages ignorants de la présence d'un spectateur. Aussi, à notre gré,
n'en est-il que plus exceptionnel et plus essentiellement vivant.
Ce qui est fait pour nous séduire dans les trois tableaux que nous examinons
en ce moment, et dont les deux autres sont le Repas des paysans et le Retour de
la fenaison, c'est qu'ils n'accusent justement point un esprit de système, une
théorie esthétique ou « humiwiitaire » quelle qu'elle soit. Nous nous trouvons
en présence d'un peintre tout simplement, comme avec La Fontaine nous nous
trouvons en compagnie d'un vrai conteur sans mythologie et sans faribole.
Le cas est d'ailleurs infiniment trop beau et trop rare pour qu'on n'en ait
pas toujours été vivement frappé. Thoré-Burger avait fait ressortir non seule-
ment le .caractère inusité du sentiment, mais encore celui de la facture : a La
gravité et la simplicité des attitudes, écrivait le maître critique, la sobriété des
gestes, la franchise de l'exéctilion par larges plans, avec une gamme de couleurs
très restreinte, courant du gris au brun, sauf quelques rehauts de rouge, tout
ÉCOLE FRANÇAISE. 111
dans cette peinture, constitue une singulière anomalie au milieu de l'art théâtral
et pompeux du xvii^ siècle. » Un seul mot manque à cette excellente re-
marque : il aurait fallu dire : « dans l'art français, si théâtral et si poni|)(Mix, etc. »
De tous les tableaux de Le Nain, voilà le plus français d'atmosphère et de
types, et de sentiment, mais le plus flamand de composition. Le gamin aux
cheveux embrouillés qui se tient debout derrière les paysans assis et qui porto
un violon est certes flamand d'idée et de pose; de même Vhôte les mains
jointes et son chapeau sur les genoux. Mais cette légère saveur que nous croyons
percevoir, une fois signalée, quelle constatation simple, ingénue et forte des
traits d'une race qui n'a point changé. Comme certaines figures, et cela leur
crée un mérite et une valeur inouïs, sentent peu le peintre de profession et de
prétention, mais le narrateur véridique, le photographe sans appareil, si supé-
rieur à l'arrangeur académique, ou à notre propre photographe avec appareil.
Nous l'avons déjà vu portraitiste au xvT siècle, ce bon photographe conscien-
cieux, patient, et aucunement truqueur ; le revoici dans sa plus grande perfection
avec ces deux étonnantes figures de l'homme en bonnet de coton, qui porte le
verre à ses lèvres et boit comme religieusement, et de la femme qui se tient
debout derrière lui, sans expression sur son admirable face vulgaire, sorte de
nonne paysanne et animale. Cela est d'une grande beauté justement parce que
cela s'ignore, et que le peintre lui-même n'en a rien su. Il a cru faire comme on
disait alors, une Immbochade et ni lui ni personne de son temps n'a pu prévoir
que ce tableau survivant serait un de ceux qui nous passionneraient et nous
frapperaient à l'âme le plus vivement. Y voir d'autre part une sorte de reven-
dication réaliste et socialiste, une page d'un Courbet prématuré, serait la plus
grossière et la plus ridicule conception d'une telle œuvre. Ce sont des paysans
à leur aise ayant le toit, le pain et le vin, les habits rapiécés, mais solides el
chauds, les pieds nus sans doute, mais par habitude ou par économie, non par
pauvreté. Enlin, c'est racontée à plein, comme elle ne l'a jamais été, ses peintres
ayant presque toujours été des caricaturistes, des faiseurs de plaidoyers préten-
tieux, ou bien alors d'insupportables enjoliveurs, c'est racontée avec une vérité
et une simplicité admirable, la forte, résignée et parcimonieuse race de Franco.
Et pour dire d'un seul exemple toute notre pensée, l'historien de notre terre,
nous entendons l'historien vraiment physionomiste, humain, non rhétoricien,
pourrait se passer de beaucoup des paysans de Millet; il ne pourrait ignorer,
peints qu'ils ont été il y a plus de deux cents ans et immualilos, le paysan
buveur de Le Nain et sa bonne femme.
Reste le troisième tableau auquel nous réservons une profonde tendresse,
car il est le complément, la note en marge du précédent. C'est le Eetour de la'
fenaison. Ce sont les mêmes femmes, les mêmes enfants aussi gauchement et
aussi justement posés, ayant la même animalilé, les mêmes joies, inslinclives et-
112
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
peu mouvementées, d'un peu de musique grossière entendue, d'un peu de repos
qu'on va prendre. Et cette fois, la scène se passe dans le seul paysage réel que
présente tout le xvii' siècle. Avec Claude Lorrain nous avons eu d'incomparables
vérités de lumière, avec Poussin des vérités poétiques d'une force et d'une
élévation sans rivales. Mais leurs représentations sont grandes et magnifiques
parce qu'elles ont un style. Le coin déterre tel queLeNain l'a r('|irésenté, crayeux,
ingrat, et pourtant fécond à force de labeur, est touchant, parce que le style en
ÉCOLE FRANÇAISE. 11,}
est absent d'une façon heureuse, parfaite, absolue. Et il n'est si prolonflément
absent que parce que l'artiste n'a même pas songé à le bannir ; s'il y avait
songé, s'il avait eu un système, le parti pris d'être rustique, cela se serait vu
aussitôt, et le tableau devenait insignifiant à cause qu'il aurait voulu signifier
quelque chose.
Et maintenant, il nous paraît évident que, les autres étant laissés de côté, ces
trois tableaux le Repas, le Forgeron et la Fenaison ne peuvent appartenir ({u'à un
seul et même peintre, tant est étroite la liaison de sentiment qui les anime. I<;t
ce peintre est demeuré le plus vivant parce qu'il a été le plus simple et le plus
ignorant de la mode; il a été aussi le plus peintre : examinez la façou dont
sont rendus les cochons qui vont cherchant leur vie dans un coin du tableau de
la Fenaison ; ils semblent peints d'hier et avec des simplifications que la critique
respectueuse ne pardonnerait pas à un impressionniste.
Quelestce peintre? Cen'estpointsans doute celui des portraits en miniature,
et en « raccourci » Antoine Le Nain ; ce n'est point sans doute non plus le
(( lieutenant de la compagnie bourgeoise du sieur Duri » le chevalier Mathieu, à
qui probablement reviennent le liepas de famille et le Corps de yarde très factice
et très « époque », reproduits dans l'illustration de ce livre. Quant aux tableaux
religieux, il nous est loisible de supposer qu'ils furent peints en collaboration,
étant travaux de plus grande dimension, et comportant fort bien, pour la com-
modité et la rapidité, une aide fraternelle. Mais l'auteur de nos trois tableaux
rustiques et intimes ne pouvant avec beaucoup de vraisemblance être ni le
portraitiste à la mode, ni le peintre anobli et le plus académique, ne fût-ce que
par cette bonne raison qu'il fut de l'Académie beaucoup plus longtemps que
ses frères, auxquels il survécut, notre peintre, disons-nous, ne serait-il pas ce
Louis Le Nain dont on parle le moins? Par notre classification, arbitraire [)eut-
être, mais non absurde, ce qui est déjà beaucoup, ne trouverait-on pas contii'mé
cet important détail de l'éducation commune, mais du caractère dillerent de
ces trois frères, jxisqu'ici confondus, et qui, d'ailleurs, avec une insouciance
que nous devons d'autant plus aimer que nous n'en rctiouveruns plus
d'exemples dorénavant, ont signé leurs œuvres du simple nom collectif de leur
famille, — ou ne les ont point du tout signées?
CHAPITRE VI
Le Brun, vice-roi de la peinture. — Le siècle de Louis XIV. — Mignard. — Le Sueur.
Caractère de son œuvre.
Toutes les fois qu'une volonté maîtresse, une unité de direction se fera sentir
dans un ensemble de travaux artistiques, l'époque iïït-elle détestable, l'éducation
fausse, le goût le plus douteux, il restera une œuvre, et cette œuvre aura une
signification. Versailles conçu, construit et décoré dans des conditions infiniment
moins défavorables que celles que nous supposons, mais résultat d'une impul-
sion unique, d'une puissante volonté, est un des plus complets exemples qu'on
puisse citer.
Nous disons d'une volonté unique. Pour être plus exact il faudrait peut-être
dire : d'une seule volonté en deux personnes. Versailles, c'est l'œuvre de
Louis XIV et de Le Brun, ces deux hommes ayant un but commun et l'absolue
autorité nécessaire pour l'atteindre : le roi voulant un peintre fastueusement
flatteur et capable de réaliser un décor assez héroïque et luxueux pour loger
comme il convient son orgueil; le peintre se proposant uniquement d'aller au-
devant de ce rêve et possédant, pour le satfsfaire pleinement, assez d'enflure dans
le talent et dans l'inspiration, assez de hauteur et d'énergie dans le caractère.
Si nous ne parlons pas des architectes qui ont joué aussi un grand rôle, c'est
que Le Brun est une figure absolument complète et logique, et que cette sorte de
vice-roi, dirigeant à la baguette tout le royaume des arts pour le compte du Hoy,
incarne tout un temps avec une netteté et un relief singulier. C'est donc par lui
que nous commençons ce chapitre, bien qu'il pût nous rester d'autres artistes
dont on aurait dû parler chronologiquement avant lui.
Le Brun naquit en 1619 et mourut en 1690, ces dates sont significatives et
presque symboliques. Le Brun est d'une façon absolue l'homme du xvii" siècle ; il
ne peut matériellement avoir été influenré, à supposer qu'il fût le plus légèrement
ECOLE FRANÇAISE.
113
influençable, ni au début de sa carrière par le goût subtil et efTéminé de la fin
du xvi° siècle, ni, dans ses dernières années, par les gentillesses commençantes
qui devaient annoncer un temps moins guindé.
C'est un enfant |)récoce, et rien n'est ménagé pour développer sa vanité.
A l'âge 'de onze ans, ses premiers essais attirent l'attention du chancelier
Pierre Séguier qui s'intéresse à ses premiers essais, le choie, et le confie à Simon
Vouet ; à quinze ans, il exécute des compositions pour le cardinal de Richelieu,
et est remarqué par Poussin qui, quebjues années plus tard (1G42), l'emmène à
Rome. Ainsi à quinze ans il se rendit déjà célèbre ; à quatorze ans, son roi ne
devait-il pas plus tard entrer dans son Parlement tout l»(jtté et la cravache à la
ciubi.es le nr. in.
\0f. SiCBIKlE AI'l'.ÈS SA SORTIE DE LAnCIIE.
main? Il est juste de dire que le peintre ne tut pas seulement un enfant précoce,
mais aussi un enfant extrêmement laborieux. Il [)eignait, gravait, modelait en
cire, enfin acquérait en sonmétier une habileté et une décision qui ne devaient
pas être pour peu de chose dans l'ascendant impérieux qu'il exerça plus tard sur
ses collaborateurs.
Son séjour en Italie dure quatre ans ; il s'est fixé exclusivement à Rome, où il
conquiert une réputation de plus en plus grande, et en rentrant en France, il ne
passe même pas par Venise. Kc Michel-Ange, de Raphaël et de son grand contem-
porain Poussin, il n'aura vu que le côté extérieur, et il lui aura été refusé de les
sentir en profondeur. Les primitifs seront demeurés pour lui lettre morle, et dans
l'art anti(iue, cest Rome seule, Rome pompeuse et lourde, qui lui aura été
116 HISTOIRE rOPULAlRE DE LA PEINTURE.
révélée. En un mot quand il revient en France, c'est un artiste absolument
complet : s'il avait du génie on le trouverait manqué. Qu'on ne prenne pas cette
remarque pour trop sévère : il ne suffit pas d'èlre un peintre superbement doué,
d'une santé robuste, d'un tempérament opulent, d'être capable de couvrir avec
une imperturbable et infatigable activité de grandes surfaces, de composer des
arrangements éclatants et magnifiques, de pouvoir commander à des légions
d'exécutants et de leur faire ouvrer sur ses milliers de dessins, des tapisseries,
des meubles, et jusqu'à des boutons de porte. Cela est d'ailleurs tout à fait
exceptionnel et doit faire l'admiration des connaisseurs. Aux yeux de la plupart
des hommes cela peut passer pour quelque chose de plus que le génie ; devant
le jugement de ceux qui pensent et sentent vivement, c'est un peu moins. Quoi
qu'il en soit, le génie, c'est beaucoup plus simple que cela.
A peine fut-il de retour à Paris que Le Brun commença par donner carrière
à son besoin d'action et de direction. En 1648, il était un des plus zélés fondateurs
de l'Académie royale de peinture. Quand un homme comme Le Brun contribue
à fonder une semblable institution, c'est avec le dessein de la diriger, d'abord,
puis de s'en faire un moyen de domination de plus.
L'année suivante, nous le voyons occupé aux travaux de décoration de l'hôtel
Lambert, dont Le Sueur exécute une importante partie que nous étudierons plus
loin. 11 trouve ici un rival, et la légende, d'ailleurs un peu atténuée depuis, le
montrait comme ayant fuit de ce rival une victime. Le Brun, il est vrai, n'était
pas homme à voir d'un œil très résigné une réputation grandir à côté de la
sienne.
11 redouble d'cllbrls et d'activité et du moins n'a point de concurrent à ses
côtés lorsque le surintendant Fouquet le choisit pour décorer sa célèbre résidence
de Vaux. Ce qui avait en grande partie déterminé la perte du financier fut au con-
tiaire la cause de la fortune définitive du peintre. Louis XIV jugea que l'homme
qui avait dirigé la décoration artistique de Vaux était celui qu'il convenait d'atta-
cher à sa personne pour éterniser sa gloire et lui orner un séjour digne de lui. En
même temps qu'il décorait la résidence de Fouquet, Le Brun avait dirigé dans le
voisinage,;! IMaincy, une fabrique de tapisseries pour son usageexclusif : Le Brun
fut nommé par Colbert directeur des Gobelins, qui devinrent manufacture royale
de tapisseries et d'ameublements. A la disgrâce et à la condamnation de Fouquet,
Le Brun était devenu le peintre du roi, et il amenait avec lui le contingent de
ses collaborateurs : Baudrin Vvart, Courant, Lcfcbvre, Philippe Lallement de
Reims, etc.
Comme directeur des Gobelins, Le Brun exerça sur l'art de son temps une
grande et incontestable influence. Nous avons parlé de cela avec plus de détails
que nous ne pouvons le faire ici dans notre Histoire de Fart décoratif. Les
quatre énormes compositions des Dalaillea crAlcvandre que l'on voit au
ÉCOLE FRANÇAISE.
Louvre : le P,
Alexandre et
117
P^'ssaged, Gnuu^ue. la DnUalle .fArhelles. la Tente de Darù.,
Parus, lEntrce d Alexandre dans Dahylone, élaient deslin.^es à être
reprodui
^'randu e
tes en tapisseries. C'était une entreprise immense et une llallerie |dus
ncore. Mais malgré ses énormes proportions, son déploiement de per-
H8 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
sonnages et de chevaux, l'effet solennel de l'ensemble, l'effort considérable pour
mener à bien (fût-ce avec des collaborateurs tels que Claude Audran, etc.);
d'aussi vastes machines, on peut dire que l'ensemble en constitue seulement une
des premières parmi les œuvres d'art de second ordre. Le Brun s'y montre
beaucoup plus voisin de Jules Romain que de Raphaël. Toutefois il peut être
remarqué que dans telle de ces compositions il se trouve une source d'inspira-
tion (pour ne pas dire plus) assez inattendue. A ceux que tenterait la comparai-
son faite de près, nous signalerons simplement les frappantes analogies que
présente avec la Bataille d'Arbelles de Le Brun la petite peinture consacrée
au même sujet par Brueghel de Velours; il est des figures qui semblent
simplement copiées et agrandies par Le Brun ou ses collaborateurs, et il faut
avouer que, pour l'éclat et le mouvement, l'avantage ne demeurerait pas à la
grande toile.
A cette série qu'on ne saurait admirer sans de fortes réserves, quel que soit
le mérite de certains morceaux et la fougue redondante du dessin, nous pré-
férerons de beaucoup celle de VHisloire du Boy, à notre gré la plus belle
œuvre de Le Brun, en dix-sept compositions. Là du moins, le parti pris d'éclat
et de magnificence ne semble point comporter la moindre exagération ; c'est
une cour opulente, ce sont des cérémonies superbes, des costumes d'apparat,
des campagnes, des palais, des allées et venues de soldats, de courtisans,
d'ouvriers, tous payant leur tribut de respect, de labeur, d'empressement à leur
maître. Ce sont de véritables pages d'histoire, des renseignements précieux en
même temps que de véritables œuvres d'art. La description et le commentaire
détaillé en sont plus à leur place dans une histoire de la tapisserie. Toutefois
ceux qui n'auront pas vu cette belle suite (et les occasions ne manquent pas,
puisque depuis quelques années les tapisseries de ^Histoire du Boy sont
fréquemment employées pour la décoration des expositions) ne connaîtront pas
un des chapitres importants de l'histoire de la peinture du xvii° siècle.
Après l'incendie qui, en 1661 , détruisit la petite galerie du Louvre, Le Brun
fut chargé de sa restauration et de sa décoration. 11 prit comme sujet le
Triomphe d'' Apollon^ encore une de ces allusions peu A'oilées dont la modestie
de Louis XIV ne s'offensait pas. Bien que les peintures de la galerie d'Apollon
ne subsistent plus dans leur ensemble et que la seule décoration importante qui
ait été conservée soit la peinture du fond de la galerie, le Triomphe de Neptune
et d'Amphitrite, il est équitable de nommer encore ici quelques-uns des colla-
borateurs de Le Brun, dissimulés dans son ombre si ample. Girardon, les
frères de iMarsy et Rognaudin exécutaient les encadrements et les figures en
stuc; « Paul Goujon dit la Baronnièrc peignait et dorait les ornements; Baudrin
Yvart, Léonuixl Gautier, Ballin, Delarc, les Lemoine exécutaient les arabesques
et les peintures d'ornement ; Jacques Gervaisc les médaillons bas-reliefs en
ÉCOLE FRANÇAISE. 119
camaïeu de la voûte, et Jean-Baptiste Monnoyer les vases de (leurs ». Mais ces
grands travaux cèdent encore le pas à ceux de Versailles, auxquels allait passer
CHARLES LE BRUN. — LA MAUP. I. IIM?.
Le Brun après avoir décoré aussi le château et les pavillons de Sceaux apipar-
tenant à son grand protecteur : Colbert.
La grande galerie de Versailles est la plus fastueuse expression du talent
120 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
allégorique et grandiloqueal de Le Brun. L'aiiiste y retraça dans vingt et un
tableaux et six imitations de bas-reliefs l'histoire de la vie du roi; il exécuta
également les peintures des salons de la Paix et de la Guerre ; aux extrémités
de cette galerie; d'autres peintures dans l'escalier des Ambassadeurs, etc.
Et que de choses nous laissons de côté dans cette énumération des princi-
pales œuvres de Le Brun : les décorations de Marly, de la chapelle du séminaire
de Saint-Sulpice, d'une chapelle de Saint-Nicolas du Chardonnet, quantité de
cartons pour les Gobelins, soit seul, soit en collaboration avec Van der Meulen,,
Ilouasse, Revel, Licherie, Testelin, Bonnemer, Stella, Paillet, de Sève, les
Yvart, etc., etc.; enfin les travaux considérables qu'il dirigea aux Tuileries^
C'est, quand on considère tous ces travaux, une véritable orgie de peinture.
Quelques mots enfin sur l'ensemble des appartements de Versailles ; cela
nous donnera l'occasion de ne pas omettre complètement des artistes de mérite
auxquels nous n'aurions point la place de consacrer des notices détaillées.
Le plafond de la salle de l'Abondance est peint par Hpuasse ; celui de la salle
de Vénus par le même peintre aidé de son fils ; de la salle de Diane par Blan-
chard ; du salon de Mars par Claude Audran; du salon de Mercure, par Jean-
Baptiste de Champaigne, neveu de Philippe de Champaigne. La décoration de
la chambre de la Reine, figurant le Triomphe du Soleil est de Gilbert de Sève ;
du grand cabinet de la Reine, de Michel Corneille ; de la salle des gardes de la
Reine par Noël Coypel ; l'escalier est orné de perspectives peintes par Meusnier,
avec des figures par Poërson et des fieurs par Blain de Fontenay.
Nous reparlerons de Jouvenct, qui exécuta le plafond de la tribune royale
dans la chapelle, et de Delafosse qui peignit la Bésurrection de Jésus-Christ sur
la voùle du chevet. Ajoutons enfin que, dans cette même chapelle la grande
composition de la voijte centrale est d'Antoine Coypel, et les plafonds des
grandes travées du premier étage, représentant les douze apôtres, sont de
Louis de Boullongne.
Que de talents divers représentent tous ces noms, mais aussi quel enrégi-
mentement de tous ces talents devenant impersonnels non moins par la nécessité
de se plier à la volonté souveraine du roi de France et du vice-roi de la peinture,
que par le tour même qu'il faut donner à l'ensemble de cette décoration. Tous
ces peintres aboutissent à un seul peintre. Plus d'originalité, plus d'efforts
individuels, plus de recherches personnelles. Quel contraste avec un temps
comme le nôtre, par exemple, où au contraire l'éparpillement des personnalités
cl la proclamation d'un grand homme au moins par atelier sont le principe
de la production. Ici rien de semblable : il y a un maréchal, un généralissime
qui commande des manœuvres picturales à des mestres de camp, des capi-
taines et des sous-officiers qui exécutent fidèlement les commandements. .Uissi
quelle unité dans cette campagne ; et malgré les altérations, les mutilations
122 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTLRE.
apportées par les hommes et par le temps, comme les grandes lignes en
demeurent nettes et saisissables ! Nous iw pouvons que nous en féliciter, puisque
cette unité de pensée demeure pour nous une importante leçon, dont il est
malheureusement à craindre que nous ne soyons plus très en mesure de
pnifiler. Grâce à celte unité Versailles demeure une superbe œuvre d'art. Mais
il faut encore faire une dernière remarque à ce propos. Une œuvre d'art est
significative et frappante, nous l'avons dit, quand elle est inspirée par une
pensée unique, mais cette pensée peut elle-même être juste ou fausse ; elle peut
être l'expression d'une race dans ce qu'elle a de plus profond et de plus
spontané, ou simplement le reflet d'un goût factice et passager. C'est ce qui
différenciera, par exemple, une cathédrale du moyen âge de Versailles et de ses
conventionnelles splendeurs.
Alors régna une fureur d'allégorie et de mythologie qui ne pouvait avoir de
racines profondes dans la race elle-même, ne se proposant pour but que de
comparer le plus souvent possible le maître à un héros ou à un demi-dieu. Et
ces comparaisons, on en empruntait la formule à un art étranger, et encore en
choisissant les maîtres qui représentaient la décadence de cet art. C'est pourquoi
les peintres de l'école de Le Brun et Le Brun lui-même, merveilleux arrangeurs,
improvisateurs habiles et vigoureux de fêles et d'allégories à point nommé,
pourront exciter en nous la surprise par leur faste, leur belle allure, leur
majestueuse perruque ; mais devant leurs œuvres nous ne saurons jamais
é[)rouver de profondes ou fines émotions. Ce n'est pas dailleurs que Versailles
ne nous réserve pas de ces émotions charmantes ; mais on remarquera que nous
ne parlons que de la peinture, et que le grand et complexe plaisir (jue nous
réserve la résidence du Grand Roy tient à d'autres causes, aux dispositions
de l'ensemble, à l'ampleur des arrangements, à la nature du sol même, dont
on a su tirer un admii'able parti jusijue dans ce qu'il y a de plus artificiel.
Nous ne nous appesantirons pas davantage sur la vie de Le Brun et sur son
œuvre. D'importants travaux ont été publiés sur lui, mais le résumé que nous
en pourrions faire paraîtrait monotone au lecteur. Le Brun mourut aux Gobe-
lins le 12 février 1690. Depuis plusieurs années son étoile avait pâli, du moins
il se l'imaginait. Il est vrai que Colbert, son protecteur et son ami, était mort
en 1683, et que Louvois lui succédant comme surintendant était peu disposé à
continuer la même faveur au\ protégés de celui qu'il avait considéré comme un
rival. Toutefois la faveur royale avait été conservée jusqu'au bout à Le Brun,
et de la manière la plus flatteuse.
Son œuvre est fougueuse, ample et forte, avec une emphase caractéristique.
C'est l'œuvre d'une haute personnalilé, nuiis non d'un esprit génial. Cette
peinture solide à la tonalité rougeâtre, ce dessin vraiment large et victorieux
comme un beau paraphe, sont inconteslablement d'un maître en son métier.
ÉCOLE FRANÇAISE.
123
Mais Le Brun n'a créé qu'un slyle sous luciuol il n'y a point do pensée. C'est
une curieuse figure de courtisan impérieux et aclit', et qui aUirc plus nos
sympathies que Mignard dont nous allons parler maintenant puisqu'aussi bien
son nom a été amené logiquement [lar celui de son rival Le lirun et celui
de Louvois son protecteur.
Nous pourrions, si nous le voulions, suivre la vie de Mignard presque jour
124 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
par jour. On ne nous a riêu laissé ignorer de ses déplacements, de ses travaux,
des distinctions dont il fut l'objet ; nous avons, à une toile près, la liste complète
de ses œuvres, et il n'est pour ainsi dire pas un seul des nombreux portraits
qu'il a peints que le temps ait laissé détruire ou égaré, — et tout cela nous
laisse aujourd'bui lùcn indifférents. A l'abondance des détails sur ce peintre si
célèbre, si à la mode, si bien en cour, nous préférerions le moindre éclaircisse-
ment sur la vie et l'œuvre des Le Nain, et quant à sa peinture, si elle est de
celles qu'on ne saurait mépriser, étant consciencieuse, propre et habile, et
constituant un intéressant ensemble de documents sur une société, surtout en
lant que peinture de portraits, elle ne peut non plus nous passionner dans la
plus légère mesure. Encore trouverons-nous plus loin des portraits beaucoup
plus significatifs, plus forts et plus beaux.
Quant aux tableaux d'hisloire ou de religion, aux vastes machines comme la
coupole du Val-de-Grâce, il nous est impossible de nous associer à l'enthousiasme
des contemporains, ni de nous associer aux éloges de Louis XIV, même souscrits
par Molière et par La Bruyère. Les gens de lettres, pas plus que les rois, ne
sont parfois excellents connaisseurs en peinture. Les rois se croient le pouvoir de
créer de grands hommes par leur seule approbation, et de fait, pendant leur
règne tout au moins, ils peuvent faire des hommes célèbres. Quant aux écrivains
et aux poètes, ils n'y regardent pas de près ; d'ailleurs, ayant d'autres aptitudes
et d'autres préoccupations, il leur est plus commode et plus agréable d'aller dès
l'abord aux réputations toutes faites. Mais le temps remet les gens eu leur
vraie place, quelque brillante qu'ait été celle qu'ils occupèrent de leur vivant.
On voit alors des inconnus, des dédaignés sortir de l'ombre avec un extraor-
dinaire relief, grâce parfois à un nombre d'œuvres vraiment infime, tandis
que peu à peu les plus célèbres passent au second plan. Seulement, en
conservant quelques rares témoins du labeur de ces méconnus, le hasard ne
transmet pas toujours par la même occasion une idée très nette des auteurs
eux-mêmes. C'est ainsi qu'on voit des Le Nain sur lesquels nous sommes réduits
à des conjectures, tandis que sur Mignard nous savons tout ce que nous n'avons
pas besoin de savoir et même davantage.
Le peu de traits et de détails que nous conserverons de cette ample biographie
nous montre Mignard, à la dilféi-ciice des tempéraments près, un artiste comme
Le Brun : expert en son métier, Iiabile imitateur, excellent courtisan, peintre
sans génie. On ne peut s'intéresser vraiment qu'à ceux qui créent quelque
chose, ceux qui se font leur coin à eux. lUi nioment qu'un artiste cesse d'être
de son pays, de sa race et pour ainsi dire de sa propre personne, pour
s'imprégner de l'imitation d'autres maîtres et s'efforcer en un mot de ressembler
il quelqu'un, son effort aura pu être considérable, sa carrière longue et abon-
damment remplie, ses relations magnitiques, et sa situation la plus brillante
ÉCOLE FRANÇAISE.
125
du monde, l'histoire ne lui tiendra aucun compte de tout cela. Elle enregis-
trera sans doute qu'il tint beaucoup de place dans son temps, mais elle le
fera en peu de lignes, et elle sera daccord avec la critique pour parler bien
plus longuement, pour interroger avec beaucoup plus d'anxiété, ceux qui se
sont appliqués à exprimer quelque petite pensée bien humaine, soit h racon-
M COLA s MIGNAF. D.
ror. Tr. AIT rr cimiE D UAUCOir. T.
ter très exactement leur époque sans la flatter et sans même qu'elle s'en
doutât.
Cette éducation italienne que nous avons si vivement déplorée au siècle
précédent est maintenant devenue une règle. Le Brun obtint en KiiHi lacréatieu
d'une école française à Home. En 1G48 nous avons vu la fondation de r.\cadémie,
où sont honorés et maintenus les principes de l'imitation ilalicnne ; etMignard,
qui par esprit de rivalité se mettra à la tèle de l'Académie de Saint-Luc, ne fora
là qu'un acte d'opposition personnelle, mais non d'opposition d'i<lées. C'est donc
120 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
merveille qu'avec cette éducation si parfaitement empruntée, nos artistes
du xvii' siècle aient pu conserver des qualités et un accent français : mais il faut
distinguer que ces qualités sont plutôt inhérentes à un tour d'esprit indélébile
(ju'à la conception ou même à l'exécution ; elles consistent dans une certaine
netteté, dans une ordonnance claire et facile, dans un ton modéré, mais aussi
dans une observation superficielle et flatteuse.
Ce sont les qualités qui brillent chez Mignard. Né en IGIO, Pierre Mignard,]
de qui le frère aîné, Nicolas, était peintre, avait manifesté de précoces dispositions
pour la peinture . Comme Le Brun il eut des succès prématurés et obtint l'appui
de hauts personnages, le maréchal de Vitry, M. Hugues de Lionne, etc. A l'âge
de vingt -cinq ans, il partait pour l'Italie et il y devait rester vingt-deux ans.
Il y acquit la célébrité, — et le surnom de Mignard le liomain, tant il
s'était identifié le style de ses maîtres d'adoption. Son maître, avant le départ
pour l'Italie avait été Simon Vouet, mais nous savons qu'être élève de Vouet
équivalait à recevoir une éducation purement italienne. De telle sorte qu'on
pourrait considérer Mignard comme un peintre italien appelé en France passé
la quarantaine. Au reste, on nous apprend que ses amis, après une douzaine
d'années de séjour à Rome, le félicitaient d'avoir perdu absolument le peu
qu'il avait pu avoir de goût « ultramontain ». N'est-ce pas un assez singulier
éloge à l'adresse d'un peintre français?
On sait que le maître dont les œuvres exercèrent le plus d'influence sur
Mignard fut Annibal Carrache. Comme nous l'avons remarqué à propos de
Le Brun, des maîtres tels que Michel-Ange, Raphaël, Léonard de Vinci, pour les
peintres français qui s'expatriaient croyant leur propre pays indigne de leur
fournir des enseignements et des modèles, étaient des éducateurs trop formi-
dables ; quant aux primitifs, il n'en faut même pas parler. Ce que fit et
peignit Mignard pendant ses vingt-deux ans de séjour ressortirait plutôt d'une
histoire de la peinture italienne ; en tous les cas nous croyons avoir donné des
raisons suffisantes pour que nous soyons justifié de la brièveté avec laquelle
nous parlerons de ses relations avec les grands personnages, de ses portraits
d'Innocent X, d'Alexandre VII, et, enfin de ses divers voyages à travers l'Italie
en compagnie de son inséparable ami, le peintre Du Fresnoy. Notons ce nom
pour n'avoir pas à revenir plus loin sur l'artiste : Du Fresnoy, s'est rendu
célèbre beaucoup moins par ses peintures que par un poème en vers latins sur
l'art de peindre. Nous avons peu besoin de dire que ce titre de gloire (sst
devenu plus mince de notre temps qu'aux deux siècles derniers, et qu'il n'y
aurait pas grande utilité pour les peintres qui ne sauraient pas le latin à ne
l'apprendre que pour pouvoir lire ce poème.
Il peut être retenu encore des voyages de Mignard à travers l'Italie qu'il
visita Venise cl (juil y resta même dix-liuil mois. L'effet en fut excellent pour lui
121
rXOLE rU.\NÇM>l-- .^
et avec son ie.pe.an.nt plus ^^^^'^^ ^^ Z:!:^: ZlZl^^^^^
dut à l'éUule des Vénitiens une chaleui tl une
y^-\
piEF.P.E MinNVP.B. — 41"
VU, avait puicmcnl négligé celte
que chez Le Brun, qui,
«ilapc.
connue nous l'avons
123
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Mignard, rappelé en France par la volonté du roi en 1637, s'arrêta pendant
quelques mois à Avignon pour cause de maladie auprès de son frère, Nicolas
Mignard (160o-lG68) qui ne sera que mentionné dans notre précis. C'est à Avi-
gnon que Pierre Mignard connut Molière et qu'il se lia d'étroite amitié avec lui
PIERRE UIGNiRD.
L* V 1 E n r. E .
Le succès de Mignard, dès qu'il fut à Paris, se dessina promptement.
Causeur agréable, habile courtisan, peintre suave et flatteur, il avait pour lui
un tout-puissant i)arli, seul capable de lui faire tenir tète sans désavantage
à l'important personnage qu'était Le Brun. Nous voulons parler du parti des
femmes. Parmi les amies ou les protectrices qu'il rencontra dans celte seconde
ÉCOLE FRANÇAISE.
129
partie de sa carrière ; la reine mère, la reine Marie-Thérèse, Madame la l*ala-
liue, la duchesse de Brissac, mademoiselle de La Vallière, la duchesse de
FIER RE MICXjnn. — L4 VISITATION
Ventadour, la manjuise de Sévigué, sa lille madame de (jrigiuiu (dont il
fil un joli portrait récemment acquis par le musée Carnavaleti, la grande
Mademoiselle, Mademoiselle de Blois, madame de Monaco, madame de La
1:îO IIISTUIHK POPULAIRE DE LA PELNTIRE.
Fajetlc, la duchesse de Lude, Athénaïs de Mortemart duchesse de Montespan,
madame de Fontanges, puis madame Scarron, et Ninon de Lenclos. La liste
est iucomplcte. Parles deux dernières, Mignard avait l'appui des écrivains, des
heaux esprits. On voit qu'avec de telles protections, il était possible, ù la
rigueur, de se passer de talent.
Mignard n'était point dans ce cas ; c'était malgré ses relations mondaines
un laborieux et un actif tempérament de peintre : il en fit la preuve la plus
considérable dans son immense )iiachi//c, la décoration de la coupole du Val-
de-Grâce. Cette vaste composition, qui contient environ deux cents figures
trois fois grandeur nature, vaut la peine d'une visite; toutefois nous n'en
ferons pas une description même sommaire, estimant que si elle représente un
déploiement de force et d'habileté considérable, ce n'en est pas moins une
œuvre bâiarde, de conception conventionnelle et d'inspiration étrangère.
A la mort de Le Brun, Mignard lui succéda comme premier peintre du l'oi ;
l'Académie, dans laquelle il avait refusé d'entrer lors du vivant de son rival, le
nomma son directeur et chancelier; enfin il fut fait directeur des manufactures
royales ; toutes les dignités, faveurs et places de Le Brun lui revenaient comme
de droit. 11 put jouir de ces avantages pendant cinq ans et mourut h l'âge de
quatre-vingt quatre-ans, ayant encore sollicité et entrepris de décorer le dôme
des Invalides, mais la mort ne lui permit d'exécuter de son projet qu'un
simple dessin.
Les portraits de Mignard seront à nos yeux les meilleurs morceaux que l'on
pourra citer et étudier de lui. Le Louvre en possède quelques-uns d'importants :
ceux du dauphin Louis de France et de sa famille réunis dans une grande
composition, ceux de la marquise de Maintenon, et du peintre par lui-mènn>. Il
y a aussi de nombreux portraits à Versailles, puis des peintures décoratives.
Enfin les galeries étrangères, notamment celles de Madrid, de Munich, de
Berlin, possèdent de beaux portraits : Berlin entre autres nous montre un
portrait de Marie de Mancini, des plus gracieux, cela va sans dire, mais d'une
simplicité inattendue.
Les qualités de grâce et de séduction plutôt mondaine, que déploie le peintre
dans ses portraits, deviennent décidément de l'alTéterie dans ses compositions
religieuses. Déjà ses contemj)orains, jouant sur les mots, appelaient mignardes
les nombreuses vierges qu'il peignait d'après sa femme, Anna Avolara, qu'il a\ait
épousée deux ans avant son départ d'Italie. La Vienje à la grappe^ Jésus sur le
rheiiiiii du Calvaire, Rcce hoino, le Suinl Luc, lu Sa/nle Cécile, la Fui et ÏEsjiê-
ra/ice, qui sont au Louvre peuvent être donnés comme suffisants échantillons de
la peinture religieuse, où le sentinn>nl religieux n'est pas ce qui brille le plus.
Entre Mignard et Le Brun apparaît la timide et douce figure d'Eustache
Le Sueur. N'ayant point l'esprit hautain, la dévorante ambition de Le Brun, la
ÉCOLE FUANCAISE.
i;il
souplesse de courlisaii de Mignard, Le Sueur fut à ce point dédaigné de ses
contemporains que l'on ne connaît que fort peu de détails sur sa vie, et que le
peu qui nous en est parvenu est tout à fait obscur et sommaire. Il serait
dommage que son «ruvre fût traitée par nous avec- le nn'iue dédain, et pourtant,
quel([ue grand que soit le respect qu'inspirent celle (eu\i'e et la personne du
peintre, (ui n'est que trop tenté de traverser distraiteineul les salles qui lui
132 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
sont consacrées au Louvre. Les mâles et profondes beautés de l'œuvre de
l'oussin vous allirenl; puis c'est le charme intime des trop rares tableaux des
Le Nain ; plus loin la noblesse, l'étonnante vaillance de peinture des portraitistes
tels que Rigaud, Lefèvre, Largillière; Claude Lorrain est proche également, et
l'on a hâte de prendre avec lui de grands bains de soleil; enfin Watteau et
Clianlin sont dans une autre salle et on y revient sans cesse. Tout cela .st ou
puissamment affirmé, ou plein de sollicitations subtiles, de tentations rusées,
tandis que le pauvre Le Sueur, avec sa crainte d'appuyer, l'eiracement volontaire
de sa personnalité, quelque chose comme une pudeur de retenir ceux qui ne se
plairaient point en sa compagnie, et d'accaparer leur attention. Le Sueur est
suffisamment glorifié, mais fort peu regardé. Sa contemplative finesse doit être
et demeure un charme pour les âmes respectueuses et efîarouchées. Mais
nous qui sommes, en général, portés vers les émotions plus vives, les contrastes
plus accusés, ou vers les régals de matière, nous avons besoin de quelque
réflexion pour nous rendre compte de ce qu'il y a de réellement original dans
cette apparente absence d'originalité et pour goûter de la peinture de Le Sueur
la douceur fugitive et le charme si facilement replié en lui-mèiue.
11 faut être dans de certaines dispositions d'esprit pour dégager de ces
peintures tout le plaisir qu'elles peuvent procurer, ou être doué d'une particu-
lière bienveillance et même d'une sorte d'humilité attentive à l'égard de nos
semblables. Vous savez qu'il est des personnes à l'aspect effacé, pour ainsi
dire banal, des femmes ou des hommes dont la timidité paralyse, dans la plu-
part des circonstances de la vie, l'attitude et le langage. Nulle assurance en leur
maintien, une sorte de gêne qui les fait se placer toujours au second plan, des
paroles rares, insignifiantes, prononcées d'une voix faible et hésitante lorsque
ces personnes sont pressées de questions ou prises directement à partie. Le
visage paraît, comme l'allure, sans caractère et sans accent; il n'est ni coloré
ni absolument pâle, mais plutôt comme usé et fripé; les yeux ne sont pas
mornes et éteints, mais ils sont sans étincelles. Four de telles personnes, les
gens frivoles ont un jugement sommaire : ce sont des imbéciles. Les bien
portants, les actifs les méprisent, et les brutaux passent à côté de ces êtres doux
et inoffensifs sans même les voir, ou en les coudoyant. .Mais de rares obser-
vateurs et esprits avisés, quand, avec toutes les précautions voulues, ils auront
pu pénétrer dans l'intimité de ces effacés, découvriront, avec une surprise tou-
jours nouvelle, quelque beau trait de bonté, de sinqilicité, d'aU'ection, de rares
facultés d'aimer et de se rendre aimables, un jugement très net, très exact
des choses et des gens, qui pourrait même être malicieux et (jui préfère être
constamment bienveillant. Enfin cette réserve, cette contrainte qui paraissait
de la timidité et de l'absence d'énergie devient en réalité une volonté de n'être
point bruyant. La peinture d'Luslache Le Sueur ressemble à de telles âmes.
ÉCOLE FRANÇAISE.
i:n
Quand on est en liumeiir de bonté et de résignation; quand ou est las des
yidcs fracas du dehors ou rassasié des spectacles trop sublimes ou trop matériels;
PIEUBE MICNSni'. — CYTIlCIllM- MIC.NAr.D.
soit enfin, lorsqu'on sent quelque blessure vive et ({u'on s'excite à l'apaisement,
alors on peut converser à demi-voix avec ce peintre et y trouver bciiucoup de
profit et de douceur. En un mot, pour le bien apprécier, il faut être ou nalu-
134 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
rellement bon, ou avoir été, par quelque déception, rappelé rudementà la bonté.
Notre peintre na(|iiil à Paris en 1G17. Il était fils d'un tourneur qui était
venu, de Montdidier, s'établir à Paris, Calhelin Le Sueur.
Voici tout ce qu'on sait de sa vie. Il fut mis à l'école de Simon Vouet;
il n'alla pas en Italie, mais n'eut pas l'ignorance des maîtres italiens. Du
moins il vit h Lyon des tableaux de Raphaël. Il fut admis dans la confrérie des
maîtres peintres, et lorsqu'eul lieu la création de l'Académie royale de pein-
ture, en 1648, il se sépara de la première société.
Il exécuta, étant encore sous l'influence de Vouet, huit compositions tirées
du Songe de Polyphïle, destinées à être reproduites aux Gobelins eu tapisserie.
Puis il commença la décoration de l'hôtel Lambert et de celui de Thorigny;
ces peintures que Ton voit maintenant au Louvre ne furent pas faites en une
seule fois ; Le Sueur les exécuta à diverses reprises. Il obtint de fréquents et
importants travaux, ce qui ôte toute vraisemblance à la légende qui le
représente comme fort pauvre et devant, pour vivre, se livrer à des besognes
secondaires. Il avait, il est vrai, des charges de famille, six enfants; puis
des collaborateurs à payer, car, pour venir à bout de ses nombreuses décorations,
il se fit aider par ses trois frères Pierre, Philippe et Antoine, par son beau-
frère Thomas Gousse, et par Patel pour le paysage. On conclut à la misère
parce qu'il dessina des frontispices, des illustrations, des compositions pour
des thèses; mais il suffit de remarquer que ce ne sont point là des besognes
inférieures, et que seule une fausse et prétentieuse conception de l'art peut
qualifier ainsi des travaux où les anciens maîtres ont mis beaucoup d'art.
Parmi les importantes décorations entreprises par Le Sueur, il faut citer
«^elles des appartements du roi et d'Anne d'Autriche, au Louvre, et dont il
ne reste plus de traces; des peintures pour la maison d'un trésorier de
l'épargne, M. Fieubet, ayant pour sujet \ Histoire de Tobie et de Moïse \ enfin
d'autres en assez grand nombre pour divers personnages et pour les églises
de Saint-Étitnne-du-Mont, de Saint-Germain-l'Auxerrois, de Saint-Gervais, etc.
En 1649 il poignit le Mai de Notre-Dame : un Sainl Paul à Ephèse. Enfin sa
grande suite dt la Yie de saint Bruno, pour le petit cloître des Chartreux à Paris,
lui prit trois années de sa vie, de 1643 à 1648. Le Sueur mourut jeune : il
avait trente-huit ans. Il fut enterré dans l'église de Saint-Étienne-du-Mont.
Voilà tous les éléments précis de sa biographie. Devant cette pénurie,
les historiens romanesques et les romanciers historiques ont eu beau jeu
pour lui attribuer des aventures plus ou moins touchantes ; un profond amour
éprouvé dans sa jeunesse pour une religieuse qui lui aurait servi de modèle
lorsque, avec son maître Simon Vouet, il travaillait à la décoration de la
chapelle de Vincennes ; la mélancolie que cette passion aurait jetée sur tout le
reste de sa carrière ; la p('rs('( iilinn acharnée de Le Brun, senlimonl d'implacable
ËCOLE FRANÇAISE. 43;j
hostilité qui se serait traduite à la mort de Le Sueur par cotte parole aussi
LE SUEtiR. — MOI, T h K S Al .\ T F. I. L \ 0
haineuse qu'invraisemIdaMe : « Voilà qui m'ôtc
une grande éiiiiie du pied » ; une
136 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
histoire (le duol; et enfin une retraite et la mort au couvent des Chartreux.
Tout cela peut présenter beaucoup d'attrait pour ceux qui ne sentent point
qu'une vie tout unie, toute simple, faite uniquement de labeur continu et
patient, de pensée poursuivie sans emphase et sans bruyantes prétentions,
LE SlEin. — SAINT BKDKO HEFUSE I. * MlXnE d'a RCIl E V ÊQ U E,
enfin de charges même, acceptées avec courage et résignation, présente tout
autant de beauté qu'une existence romanesque, traversée d'orages et de
grands effets. On peut d'ailleurs chercher dans la vie de tous les i;rinuls artistes.
A part (iuebiues rares excepliens, on y (l'ouvera toujouis, coninie trait carai -
ÉCOLE FR.\^•ÇA1SE. . 137
téristique, l'absence de grandes aventures et de scènes propres à être tournées
?5^^
LE SDEim. — PRÉDICATION DE SAINT DAII, * ÉPIIÈSE.
en roman. C'csl pdiir cela que loi'S(|uc le nom d'un maître est prestigieux et que
ces aventures nVxistenl pas, on les iincnlc.
138 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
11 est d'ailleurs permis de supposer (et il serait même anormal qu'il en lui
autrement), que le caractère de Le Sueur fut contemplatif, résigne, aflectueux
et « mélancolique » h une époque où ce sentiment existait peu. C'est là même
ce qui donne le véritable attrait à sa douce peinture, si simple et si sincère
parmi tant d'autres œuvres qui sont ambitieuses et conventionnelles. Peu
importe que ce sentiment fût naturel, inné, en (luelque sorte inhérent à la
naissance de Le Sueur dans une famille d'humbles ouvriers et sous le ciel
sittristé du Nord, ou qu'il eût été provoqué de bonne heure par une de ces
aventures qui meurtrissent à jamais le cœur de certains hommes.
Quelle que soit l'authenticité des propos que l'on a pu lui prêter, celui-ci
entre autres, à l'occasion des injustices de ses rivaux à son égard : « J"ai tout fait
et je ferai tout encore pour en être aimé, » il est certain qu'on se trouve en
présence d'une âme pleine de mansuétude et de tendresse, beaucoup plus sen-
sible à la grâce féminine que sensuelle; d'une âme, aussi, d'une piété sincère
ou tout au moins capable d'éprouver très sincèrement le sentiment de la piété
en traitant des sujets religieux. Des artistes et de très grands ont pu parfois
peindre ces sujets de façon à émouvoir, sans absolument en ressentir eux-
mêmes l'émotion. Mais alors, quoi qu'ils fassent, c'est la beauté de la peinture
ou du dessin qui prédomine, tandis que dans la Vie de saint Bruno, Le Sueur
a expressément voulu que le sentiment pas.'^àt devant et que la peinture fût
un simple langage, le plus sobre, le plus réduit, et le moins fait pour donner
une distraction matérielle. Il était donc parfaitement religieux au moment où
il peignait ces compositions, et sans avoir eu besoin de faire chez les Chartreux
une retraite effective, il avait, par la sincérité de son sentiment, réussi à se
mettre dans les mêmes dispositions d'esprit que les moines peintres de jadis.
Ce sont ces peintures de la Vie de saint Bruno qui mettent Le Sueur hors de
pair et lui constituent son originalité véritable, sa place si à l'écart de tous les
boursouflés imitateurs de la décadence italienne, de tous les courtisans beaux
parleurs chez qui la piété revêt une forme invinciblement allégorique ou
théâtrale. En ce temps d'apparat, on a rarement songé à représenter ainsi,
sans exagération, les scènes mêmes qui n'en comportaient aucune. Vainement
on objectera que toute la peinture n'est pas de la main même de Le Sueur,
puisqu'il se fit aider, au dire des mieux informés, par ses collaborateurs
ordinaires, et en particulier par sou beau-frère Gousse. Mais cette objectimi na
aucune importance, et dans les tableaux entièrement peints par l'artiste comme
dans ceux qui fnrcut exécutés sous sa direction et avec ses retouches, c'est
son absolue volonté qui prédomine, ainsi que l'exacte réalisation de ses dessins,
ou de SCS « desseins », comme on disait au xvii° siècle dans une très judicieuse
confusion. D'ailleurs elle existe et on l'a conservée aussi au Louvre, la suite
de dessins à la plume rehaussés de bistre, pour la Vie de saint Bruno. Elle
ÉCOLE FRANÇAISE
1;J9
permet d'apprécier avec quelle sobriélé, iiuclle justesse les compositions
s'agençaient, avec quelle simplicité d'attitude et de gestes chaque [)ci'sonnago
concourait à l'ensemble, et combien Le Sueur avait le sentiment des belles
lignes calmes sans monotonie, et de la réserve sans impuissance. Uiiant à
l'exécution, l'on peut dire qu'elle est, malgré les collaborations, de Le Sueur lui-
même, puisque « sous sa conduite » comme dit le biographe d'Argenville, elle
atteignit et conserva d'un bout à l'uulre de l'onivre le degré d'impersonnalitc
LE SUEUR.
EUTERPE, tr.ATO, POI.ÏMME
qu'il avait désiré. Jusqu'au siècle dernier l'école française ne connut point ou
ne voulut pas connaître les artifices de la touche, les séduisantes et mystérieuses
cuisines de la couleur. La peinture était lisse, claire, brillante, et ce langage
limpide n'était relevé d'aucune séduction inbérente à la matièr(; elle-même.
Le Sueur renchérit encore sur cette indillérence ou cette méconiuussancc des
prestiges de la matière, qu'à la même époque les grands peintres hollandais et
llamands mettaient au contraire en œn^ re avec une verve si éblouissante, et
la peinture de Saint Bruno arrive au dei-nier degré dans l'absence d'accentua-
tion : il semble qu'elle ait fait voni de pau\i'clé et d'huniilité.
UO HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Lorsque le peintre obtient un efTet véritablement saisissant et dramatique,
c'est pour ainsi dire sans contrastes : la Mort de saint Bruno, exemple le plus
connu et le plus frappant que l'on puisse citer, est peinte d'un seul ton, sans
rugosités, presque sans grandes oppositions d'ombres et de lumières, mais ce
ton est trouvé à point pour éveiller l'idée lugubre, et tout le drame provient
de la grande simplicité des gestes, belle et large mélodie dont cette tonalité
blafarde constitue l'ascétique harmonie.
De même la 3Iort de Raymond Diocrès se passe en pl(;inc lumière, et il n'y
aura pas une âme vraiment jeune et non pourrie de scepticisme ou de préten-
tion qui ne soit terriliée par cette scène si imposante. Si l'on énumérait, en les
analysant un à un, les vingt-deux tableaux de la Vie de saint Bruno (et cela est
bien inutile puisque ces choses demandent à être vues et longuement méditées
dans l'état de calme nécessaire) l'on trouverait partout ces grandes qualités
de franchise et en même temps de réserve. Tout se passe au grand jour, dans
la lumière blanche et reposée des églises telles qu'on les concevait au xvu" siècle,
sans le mystère angoissant des cathédrales gothiques, ou bien dans le calme
austère des cloîtres. Si l'on veut examiner une à une ces compositions, on y
verra que pas un geste n'est exagéré, et pourtant qu'il dit ce qu'il veut dire,
que chaque chose est en sa place, chaque personnage simplement présenté,
vivant sa vie propre et non jouant un rôle. Et alors on comprendra pourquoi
nous avons dit que Le Sueur était profondément original dans son siècle, et
on verra que cette œuvre, que l'on aurait été tenté de dédaigner pour son
effacement, son absolue insuffisance en séductions matérielles, est véritable-
ment une œuvre d'art.
C'est aussi une œuvre française. Et ici nous avons à revenir sur une indica-
tion trop brièvement donnée, à savoir que Le Sueur n'alla pas en Italie. I\e
voulut-il pas y aller, comme écrivent les notices; fut-il simplement empêché par
les circonstances de la vie, peu inq)orte. Le fait suffit: il n'eut pas à assister
aux oiseuses discussions de préséance entre des écoles également prétentieuses
et médiocres. Ses yeux furent jiréservés des envahissantes et fâcheuses modes
qui avaient conquis les Français qui firent le voyage, sans être comme Poussin
des créateurs, ou de ces esprits assez puissants pour demeurer eux-mêmes,
quelque langue qu'ils emploient ou empruntent.
Nous venons de prononcer le nom de Poussin. Ses rapports avec Le Sueur
ont été trop mal définis, trop peu précisés pour qu'on sache à quel degré son
influence s'est exercée sur mitre artiste. Toutefois cette influence semble se lire,
dans une certaine mesure, dans les peintures mythologiques de l'hôtel Lambert;
les compositions relatives à V Histoire de Ciipidon et ;\ la représentation des
Muses. .Mais là encore, l'influence ne s'est exercée que quant à un certain goût
général, et Le Sueur y demeure lui-même, quoique bien inférieur h ce qu'il se
LE 50EIB.
_ LE M^lVrVIF. BE SUNT LiCKENT.
142
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
montre dans la Vie de sahit Bruno. Ici il est clair, élégant, mais sans passion et
sans suffisante sensualité. Cette décoration est brillante et facile, elle n'est point
joyeuse et n'exprime guère ce qu'elle a pour mission d'exprimer. L'allégorie,
les fêtes païennes, ne sont point le fait de cet esprit méditatif. II s'en est tiré
convenablement mais sans entrain. Toute cette décoration devient purement
artificielle, et comme l'artiste ne la relève point par une particulière saveur de
peinture, il semble que ce soit encore de la mythologie à l'usage d'un couvent.
l.i! bLEUIl. — SAINT BRUNO EN PniEllËS.
Toulofois les Miiscf ont plus heureusement inspiré le peintre. Il a trouvé
pour les représenter telles qu'il les concevait dans son joli et chaste esprit, des
poses nobles et gracieuses, des traits séduisants sans trop de coquetterie, des
yeux bien ouverts, un front large et candide. « C'est, dit Théophile Gautier,
une antiquité charmante, un peu modernisée comme dans les tragédies de
Racine, adoucie, une antiquité ayant du monde et de la politesse ; mais Le Sueur
a, de plus que le poète, une ingénuité virginale, un fonds de candeur inalté-
rable, et (pioiqu'on sente que ses Muscs ont été peintes sous Louis XIV, elles
n'en sont pas moins, par leur beauté tranquille et leur grâce décente, les sœurs
ÉCOLE FRANÇAISE. 1 ',:{
cadettes de ces belles figures de la Poésie, de la Théologie, de la .hislice,
que Raphaël a peintes dans les tympans et les voussures des chambres du
Vatican. »
L'écrivain, en parlant de Racine, semble un peu oublier Esther et Athalie qni
seraient plus dans le ton de Le Sueur. Les Blases de l'hôtel Lambert ont d'ail-
leurs en effet quelque pureté racinienne, mais une subtile pointe d'ingiMuiiti;
en plus. Pour tout dire, ce sont des demoiselles de Saint-Cyr, qui n'auraient
pas été à Saint-Cyr.
« Eustache Le Sueur, conclut Théophile Gautier, peut s'asseoir modesle-
ment aux pieds du divin Sanzio. » Sans doute ce serait sa place de prédilec-
tion, encore que les pages le plus visiblement exécutées sous l'influence de
Raphaël (puisque ce fut à peu près le seul maître italien qui vraiment le trou-
bla), telles par exemple que le grand tableau de Saint Paul à Éphèse^ soient loin
de l'énergie et de la force d'expression des compositions du Sanzio. Cette [tein-
ture est extrêmement connue du public, grâce à un certain nègre qui souffle le
feu auquel on vient livrer les trésors de la bibliothèque. Mais malgré la clarté
de la composition, la belle ordonnance, la couleur toujours simple et soln-c,
cela ne nous peut produire que l'impression d'un tableau d'école d'un ordre su-
périeur. Là Le Sueur n'est pas sensiblement plus grand que Le Brun ou (jue
Mignard tout affectés qu'ils soient; l'intérèf manque avec la véritrible intensité
de sentiment.
Au conlraire elle se retrouve, cette captivante et unique sensibilité du pein-
tre de saint Bruno, dans certaines toiles religieuses telles que la Sainte Véronique
et sui-fiiul (|ae la Messe de saint Martin^ créçae de Tours. Là encore tout est
clarté, simplicilé, piété, et sans entrer dans l'analyse des autres peintures de
Le Sueur que possède le Louvre et qui ne nous apprendraient rien de plus, nous
demeurerons sur cette impression. Elle suflit à faire cunqu'endre pourquoi, sans
être un peinta-e passionné pour la peinture, un décorateur magnidque et fou-
gucu'.'. saus être même, à proprement parler, un peintre intéressant, Le Sueur est
un eiand ai'tiste.
CHAPITRE VIT
ucs autres peintres du xvii" siècle. — Les prands portraitistes. — Claude Le Fèvrc. — Itigaud.
Largillière. — L'approche du iviii' siècle.
Nous avons dû examiner tout d'abord les artistes qui. soit par leur influence,
soit par leur œuA re, dominent tout le xvii" siècle. Ils permettent déjà de se faire
une idée du caractère dominant de cet art, mais il s'en faut que le tableau soit
complet. Pour achever de l'esquisser et nous permettre de conclure en connais-
sance de cause, il nous reste à passer en revue un certain nombre de peintres
qui, si oubliés qu'ils soient à présent, si peu nombreux que nous aient été
conservés leurs ouvrages, ou si indifférents qu'ils nous laissent, n'en ont pas
moins occupé de leur temps une place considérable.
Voici par exemple François Perrier, qui naît en 1590 et meurt en 16C0 et
dont la vie par conséquent est presque exactement parallèle à celle de Poussin,
l'errier, après s'être formé à Lyon, achève son éducation en Italie où il se fixe
pour longtemps. Puis il revient à Lyon, pour exécuter des travaux importants,
entre autres une Vie de saint Bruno; d(,' là il se rend à Paris, collabore avec
^'ouet aux décorations du chcàteau de Chilly, et produit ensuite un grand nombre
d'ouvrages, retourne à Home pendant quelque temps, et revient enfin habiter
Paris depuis 1643 jusqu'à sa mort. De toute cette carrière laborieusement rem-
plie il ne reste que trois tableaux assez médiocres, au Louvre, divers dessins
et gravures, la grande galerie de l'hôtel La Vrillière, c'est-à-dire une série
de compositions mythologiques assez brillantes et non moins factices, et
enlin, surtout, le souvenir d'avoir été un des maîtres de Le Brun, cl de lui avoir
quehjue peu préparé les voies.
Laurent de La Hire (100G-1GG6) a plus d'originalité; il vaudrait presque la
peine qu'on l'étudiàt avec détail, et qu'on regrettât la dispersion de ses ouvrages,
— si Le Sueur n'avait pas existé. Un de ses tableaux, au Louvre, Nicolas V se
ÉCOLE FRANÇAISE. 145
fait ouvrir le caveau gui contenait le corps de saint François d'Assise pourr-ait
LAl;BE^T DE LA IIIBE. — 1. E PAPE NICOLAS V SE FAIT OLVBIR LE CAVEAU QUI CONTENAIT LE COUPS
DE SAINT FRANÇOIS u'aSSISE.
en effet, toutes proportions gardées, être considéré comme un Le Sueur plus
vigoureux niii's moins liuemenl inspiré, un Le Sueur maléricl. On ne trouve pas
10
lif)
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEIMURE.
dans toute cette époque, à part les compositions de Le Sueur, un tableau d'his-
loire aussi simplement mis en scène. Il n'y a point d'exagération théâtrale
(iiuis le geste du pontife agenouillé qui soulève la robe du saint pour y constater
les stigmates. De même les autres personnages sont très sobres de gestes ; tout
au plus pourrait-on constater quelque afîectation et convention d'école dans
l'attitude du moine porteur de torche. En un mot, c'est un tableau simple,
et on sait combien jusqu'ici nous en avons rarement trouvé qu'on pût ainsi
qualifier.
Laurent de La lliro était d'une famille fort aisée. Son père, après avoir fait de
SÉBASTIEN BOUKUOK, DAPKtS SON l'ORTIlAlT PAU I.CI-MÉVE.
la peinture, s'était rendu acquéreur d'une charge importante, et Laurent se
trouvait en relations avec la haute bourgeoisie, ainsi qu'avec le monde de la
linaucc. 11 faut donc voir surtout dans son œuvre, histoire, sujets religieux, déco-
rations, paysages (et sauf la décoration, le Louvre possède quelques spécimens
de tout cela) la peinture d'un homme qui ne saurait ni ne voudrait se soustraire
aux modes de son temps. On dirait à cela que La Hire fut également en relations
suivies avec le monde religieux, mais là encore régnent des modes, et à moins
d'être Poussin ou Le Sueur, on les subit au lieu de les dominer.
Comliien d'artistes, môme des mieux doués, même placés dans des circons-
tances favorables au dévelojjpement de l'originalité, demeurent de simples reilets.
ÉCOLE FRAXÇAISE.
ef par smte ne peuvent occuper qu'une place n.frein(e dans une histoire d\
semble. .ebasUen Bourdon est de ce non.bre, conune les précédents, ^t ^ourtm,
en-
peu s'en faudrait (,ue, dans certains laM.aux, il u.U.l^uU un. v,^riiahlo mai
Inse; mais il y manque ce léger et iud.linissalde acc,,„| q„i l'ail le ^^énie m
génie, ou
us HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
bien cette entraînante et uniforme production qui peut en donner comme le
trompe-l'œil.
Voici un portrait par Sébastien Bourdon, celui de Descartes (musée du
Louvre). On ne peut point nier que ce ne soit une excellente peinture, sobre,
harmonieuse dans sa tonalité un peu sombre, expressive encore qu'un peu super-
ficielle et n'allant évidemment pas au fond de l'âme du modèle, mais à tout
prendre, une œuvre d'une fort belle tenue. On en peut dire autant des deux por-
traits de l'artiste par lui-même ; il n'est jusqu'à celui des deux où le peintre s'est
représenté méditant sur une sculpture antique, qui, malgré ce trait un peu bien
académique, n'échappe à tout reproche d'aflfectation. Bourdon est-il donc un
portraitiste ?
Mais voici, du même peintre, un peu plus loin, des bambochades^ fort bien
touchées, des Haltes de Bohémiens^ des Mendiants^ dans le goût de l'école
hollandaise italianisée. Trop d'ingéniosité dans les détails, trop peu de véritable
simplicité dans l'attitude de ces pauvres gueux, trop de recherche dans cette
touche élégante, suave, fondue, empêcheront qu'on ne prenne ces petits tableaux
pour des Le Nain, ou même pour quelqu'une des introuvables peintures du gra-
veur Callot (1), un des grands fournisseurs de cette littérature plus théâtrale que
vraiment populaire. Mais enfin ce sont de fort jolis morceaux et dont une série
un peu ample et suivie suffirait à faire la fortune d'un artiste. Bourdon est-il
donc un peintre de genre?
Pas précisément non plus, car voici encore de lui des tableaux d'histoire,
profane ou sacrée, une Adoration des bergers, un Repos de la Sainte Famille, un
Christ avec les petits enfants, etc., qui dénotent un imitateur de Poussin, mais
un imitateur superficiel, méridional pour ainsi dire, on le devinerait si la bio-
graphie ne nous l'apprenait pas, un imitateur n'empruntant que l'extériorité, et
ne pouvant s'inspirer de l'âme. Bourdon est-il, bien qu'inférieur en ce genre
en dépit de ses brillantes qualités d'exécution, un peintre d'histoire? On ne
saurait absolument le dire. Et voilà pourquoi cet excellent peintre ne peut en
somme exciter bien longuement nos méditations.
C'est d'ailleurs une assez curieuse figure : commençant en aventurier. Bour-
don finit en académicien. Né à Montpellier (1G16), fils d'un ouvrier peintre sur
verre, il vient à Paris à l'âge de sept ans ; dès l'âge de quatorze ans, il quitte Paris
et se met à courir le monde ; il se rend à Bordeaux, oîi il fait des travaux de décora-
lion, puis à Toulouse; puis il se fait soldat, la peinture ne lui donnant pas de pain ;
il quitte l'armée ; se rend à Rome ; y fait des besognes de contrefaçon, imitant
(1) C'est à dessein que nous n'avons parlé ni de Callot ni d'Abraham Bosse dans ce livre consa-
rré à la peinluri". Il faudrait étudier dans les autres siècles bien d'autres graveurs non moins signi-
licatifs pour leur époque. D'ailleurs il y aura profil pour ceu.\ qui voudront taire celte élude, à
rapprocher des Le Nain les f,'raveurs de leur temps.
ÉCOLE FRANÇAISE.
149
les peintres en vogue (et c'est sans doute dans ce métier de pasticheur alors asse?
fréquemment exercé à cette époque, qu'il gagne sou lialiilclé et perd sou origi-
nalité) ; puis il revient à Paris, réussit assez Lien à si' f;iii'c roiiniiilrr comme
peintre de bambochades ; parvient à obtenir la connuanilc d'iui .Mai pour Notre-
Dame; et en 1648 il est un des fondateurs de l'Académie. .. .
130 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
En 1652 nouvelle aventure : le voici en Suède, peintre ordinaire de la reine
Christine. C'est son dernier voyage ; après trois ans de Suède, il rentre à Paris,
où il devient le modèle des académiciens discoureurs, et c'est merveille de l'en-
tendre disserter savamment sur le grand art et recommander en superbes
phrases d'apprendre à ce point « les belles antiques » que de les pouvoir des-
siner de mémoire. Telle est en résumé la vie de Bourdon. Esprit trop vif, trop
assimilateur, il est certainement un des premiers, sinon le premier parmi les
artistes sans personnalité du xvii" siècle. Il décore l'hôtel de M. de Bretonvil-
liers ; on prend plus tard ses peintures pour des Le Brun. Elles sont parmi les
derniers grands travaux qu'il produisit, et ce trait résume assez bien une carrière.
De telle sorte que ce peintre, si on connaissait beaucoup bien moins sa vie et si
on n'avait conservé de lui que le portrait de Descartes et son portrait par lui-
même (le plus petit), pourrait passer pour un des artistes exceptionnels de
son temps.
Pour Charles Errard (I608-IG89) qui tint un rang très important, c'est le mo-
dèle des académiciens et la notice qui le concerne peut être rapidement faite.
11 dirige de nombreux travaux dont il ne reste rien, exécute des décorations qui
n'existent plus, s'occupe un peu de tout, sculpture, peinture, architecture, sans
laisser de trace vigoureuse dans aucun de ces arts; on le nomme directeur de
l'.Vcadémie, et lorsque Le Brun veut mettre la main sur cette place, et que les
deux artistes entrent en rivalité, on envoie Errard diriger l'Ecole de Rome, où
l'on cesse à peu près de s'occuper de lui. Tels sont les principaux traits de la vie
de cet excellent homme qui ne fut peut-être pas plus maladroit ni moins brillant
que beaucoup des artistes qui nous passent en ce moment sous les yeux ; mais
c'est une indulgente supposition, puisqu'il ne reste rien de lui, sinon les fresques
de la coupole de Saint-Pierre à Nantes, et encore — sont-elles attribuées par
divers auteurs à son père. Ainsi l'académicien Errard nous apparaît un peu
comme le Conrard de la peinture.
On ne saurait non plus être fort prolixe sur le compte d'artistes estimables
sans doute, mais <[ui, sages observateurs de la discipline, demeurent dans
l'ombre de Vouet, de Le Brun, de Poussin, ou sont simplement de classiques
décorateurs selon la formule. Tels Louis et Henri Testelin, François Verdier,
Nicolas Loir, Cliarmeton de Lyon, Nocret de Nancy, Charles Poërson,
Louis Boullongne et ses deux fils Bon et Louis. Une étude détaillée de cer-
tains de ces artistes ne serait pas dépourvue de tout intérêt ; au contraire,
on y pourrait v<iir l'aftirmation d'une conscience particulière, d'un sens très
honorable de la dignité et un éditiant respect de l'art. Mais cet art-là est dans
son ensemble vile apprécié et sufiisamment connu. Il est fait de formules, et
de fornuiles peu attrayantes; l'imitatinii de la pompeuse école des Carrachc,
c'est-ii-dire d'une école clle-mèmi' sans conviction et sau> force créatrice en
ÉCOLE FRANÇAISE. ir,l
fait la moitié des frais. Certaines conventions de noblesse et certains préjugés
d'expression contribuent pour l'autre moitié. Tout cela est brillant et creux,
majestueux maisnon émouvant, necontient rien de vraiment luimaiii. La religion,
l'histoire, la vie, tout cela est traité de même, selon le mode allégorique et
théâtral, et avec une exécution généralement lisse, correcte, savante et iniper-
sonnelle.
152 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Sans doiito, certaines grandes époques d'art présentent un effacement des
personnalités derrière une pensée dominante, en vue d'une commune et
grandiose entreprise. Mais alors règne une terrible et puissante simplicité, aux
temps d'inflexible despotisme, ou une ingénuité délicieuse, un accent de
poignante supplication, aux siècles de profonde foi. De toute fagon l'art présente
alors un accent de création : la pensée y affecte un tour spontané, impossible
à méconnaître, et ne pouvant prêter à aucune confusion. Certains petits pays,
parfois, produisent aussi un art bien à eux, et qui semble un produit du sol.
comme serait une fleur. Ici rien de semblable. Le xvii" siècle, nous ne parlerons
ni de la sculpture qui n'entre point dans notre sujet, ni de l'architecture qui
est certainement beaucoup plus créée, et dont une des branches, l'art purement
ornemental présente la même opulente vigueur, le xvif siècle, en peinture,
disons-nous, s'exprime dans une langue d'emprunt. Et on ne pourra constater
que les légers autant qu'indélébiles stigmates d'une race dans la plupart de ces
grandes peintures décoratives exécutées sous l'influence d'une des plus
mauvaises écoles italiennes.
Sans doute le toui- d'esprit d'une société polie, éprise de représentation,
majestueusement lucide, non moins que l'identique volonté d'un des souverains
les plus jaloux de leur autorité, contribuèrent à donner à toute cette école
l'unité qui fait, avons-nous dit, les époques significatives. Mais entre une
époque fortement caractérisée et une grande époque, il y a un abîme. Or il
nous faut dire que l'école de peinture du xvif siècle, pour présenter des diffé-
rences très accentuées avec celle du précédent, et pour être en apparence plus
éloquente, plus ample, a simplement l'affectation du guindé au lieu de
l'aflectation du maniéré. Les grands artistes, sans se soustraire à la loi commune
des modes d'un siècle, s'échappent au delà, d'un bon coup d'aile; mais les
personualilés sont égoïstes : elles ne suivent pas un temps; en mettant à
part les quelques grands artistes que nous ne nous sommes pas fait faute
d'admirer, nous devons dire que le « siècle de Louis XIV » est un siècle
pompeux, fortement caractérisé, mais non pas un grand siècle; et pour être
différent du xvi° siècle, il est comme lui (nous ne parlons toujours que peinture)
un siècle de décadence.
Quelque estime que nous ayons pour certains maîtres ou chefs de dynasties
artistiques dont il nous reste à dire quelques mots, nous ne pouvons les
admirer à l'égal du plus modeste créateur.
Nous avons parlé en passant de la dynastie des BouUongne, dynastie
régnant en sous-ordre, dans une petite province des domaines de Le Brun.
En voici deux autres sur lesquelles nous pouvons donner un peu plus de
détails : les Coypel et les .\u(lran.
Noël Coypel (1628-]"07j avait d'abord, dans sa jeunesse, conirihui' anv
ÉCOLE FRANÇAISE. ^îjg
travaux de décoration pour l'opéra A'Orphée, puis il avait été le collaborateur
d'Errard alors chargé des travaux de peinture du Louvre. On ne s'étonnera
donc pas de lui voir un, goût théâtral et académique. Noël Coypel fut aussi un,
I
^4^ iMjf^s
-des décuruleurs de FontaineJjh'au, des 'l'uilrries, du l'al;ii>-ll()val, de la grande
chambre d'audience du parlement de Reiiucs, etc. 11 fui, de m.-iiir ([uErranl.
directeur de l'Académie de France à Hume ; rappelé eu Fimikt' à la mmi
154 HISTOIRE POPULAIRl' DE LA PEINTURE.
de Le Drun, .MM. Luuvuis et de N'ilhiceir lui cunimandèrent d'importantes
compositions pour la manufacture des Gobelins. La mort de Mignard fit de lui
le directeur de l'Académie royale. On voit que c'est un des personnages les plus
importants du siècle, et s'il n'y avait pas de lui d'assez froids petits ta-
bleaux dhistoire au Louvre, on pourrait dire que cette importance serait
justifiée à nos yeux principalement par les opulents travaux d'ornementation,
arabesques, grotesques, etc., qu'il exécuta pour les Gobelins.
Un autre important ouvrage de lui subsiste, la représentation des mystères
de la Trinité et de VAswmption au-dessus du maître-autel des Invalides. Claire
et majestueuse décoration, cette œuvre ne sera pas ici décrite plus longuement
que la coupole de Mignard au Val-de-Gràce.
Antoine Coypel, son fils (1661-1 722j, n'est pas moins célèbre, mais il est
notablement plus affecté. Nous retrouverons dans sa carrière toutes les étapes par
lesquelles doit rigoureusement passer alors un peintre célèbre :
Dispositions précoces ;
Étude des maîtres italiens tels que Raphaël, Michel- .\nge et surtout
Annibal Carrache;
Protection de quelque peintre ou connaisseur bien en vue en Italie (ici ce
sont le cavalier Bernin et Carie Maratte) ;
Voyage en Italie et séjour d'au moins trois ans ;
Retour à Paris et prix de l'Académie, puis commande par la corporation
des orfèvres d'un 3fai pour iNotre-Dame.
Grands travaux de décoration pour quelque palais, château, ou résidence
princière ;
Titre honorifique de premier peintre du roi ou tout au moins d'un prince
du sang (ici c'est de Monsieur) ;
Enfin professeur, recteur, ou directeur de l'Académie Royale (et Coypel
occupa successivement ces fonctions).
Nous venons, en un seul artiste, de retracer la carrière de presque tous l(>s
peintres en vue que nous avons énumérés. 11 n'y aurait à relever que
quelques différence de titres ou de succession des honneurs ; mais l'ensemble
est le même. On ne sera donc point surpris de trouver quelque monotonie
dans une école où les plus célèbres artistes suivent exactement la même voie
et où le beau ou tout moins la conception que l'on en a est en quelque sorte
un chapitre de l'étiquette.
Le style d'Anloine ('oy|u'l est iuconteslablement cent fois plus afTecté que
celui de son père, et celui-ci. en comparaison, a la simplicité de Poussin.
Il n'est rien de plus théâtral et de plus faux que ces grands tableaux du Louvre.
Ath'ilie cluissèc du Tenijile. Es/kcr en ])résence d'Assiiériis, etc. C'est de la
mauvaise tragédie, en alexandrins .monotones et ampoulés, avec un jeu exagéré
ÉCOLE FRANÇAISE.
\ ;)o
des acteurs, et des ajustements aussi riches que ridicules. Cela se sauve pourtant
par quelque sauvagerie de couleur et de chamarrures, et ou serait tenté
d'en venir à cette dériiiiliou un peu pessiruisie de I,i haule socirir à la fin
du xvii° siècle : des sauvages en perruque, dorés et fardés. I ("ailleurs, au siècle
156 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
prochain nous verrons un peintre encore moins doué du sens du naturel
qu'Antoine Coypel, ce sera son fils, Charles-Antoine, petit-fils de Noël.
Quant à la famille des Audran, elle est des plus fournies, mais nous ne
pouvons parler ici que des principaux peintres appartenant à cette famille,
en laissant de côté les graveurs de mérites inégaux qui en font également
partie.
Nous rencontrons d'abord Claude II Audran (1639-1684), qui est collabora-
teur d'Errard et de Le Brun. Puis Claude III Audran, neveu du précédent, et
qui atteignit comme peintre de décoration et de grotesques une haute réputation ;
son genre était ingénieux et aisé (1). Mais nous devons surtout retenir de sa
biographie qu'il fut le maître de Watteau, et nous verrons bientôt dans quelles
conditions.
Les arabesques, rinceaux, guirlandes des Audran ont bien un style à
eux, et l'on peut s'en rendre compte dans certaines parties de la décoration
de Versailles, ainsi qu'au musée de tapisserie des Gobelins. Pour les autres
artistes de la famille, et un des plus illustres, entre autres Gérard Audran, ce
sont des graveurs dont nous n'avons point à étudier l'œuvre.
Charles De la Fosse (1636-1716) est avec Jouvenet et Coypel un des grands
décorateurs de la fin du xvii° siècle et le type par excellence de ces talents
savants, facilement et abondamment productifs, à grand effet. Il apprend
les éléments du dessin chez son père, qui exerçait le métier d'orfèvre, puis
il entre à l'atelier de Le Brun, part pour l'Italie, et séjourne surtout à Venise.
On le voit, beaucoup de ces artistes ont été hantés par le rêve de suivre
les traces, de devenir les émules des grands Vénitiens ; mais ils n'ont pris de ces
maîtres que la lettre, et ils ne se sont pas dit qu'ils avaient été des innovateurs,
et non des copistes. C'est pourquoi les œuvres les plus importantes d'un homme
comme La Fosse, par exemple le grand et éclatant plafond de la voûte du
chevet dans la chapelle de Versailles, ou la superbe coupole des Invalides,
nous inspirent sans doute une profonde estime pour le mérite et l'ampleur
de l'effort, mais elles ne nous font jamais ressentir le charme des œuvres
vraiment créées. La petite reproduction que nous donnons de ce dernier travail
ne rend sans doute point l'effet imposant et éclatant de la peinture, mais
elle montre suffisamment combien peu la composition présente de véritable
intérêt; non point cet intérêt philosopliiifue que l'on demanderait à une
petite toile de Poussin, mais la simph» originalité de lignes trouvées, inventées,
(1) Il est impossible ici de ne pas au moins mentionner les grands décorateurs-ornemanistes
du xvii" siècle : Jean Le Pautre (1617-1081), vigoureux, opulent, pompeux; Jean Bérain (1638-1711),
déjà beaucoup plus gai, fin et spirituel, annonçant presque les goûts nouveaux ; puis Marot, Gissey,
dessinateurs des fêtes et des ballets du roi, etc. Pour cette école et sa transformation au xvn" siècle
vaéc r.(il»ert de Cotle nous avons traité la (piestion avec détail dans notre Histoire de l'Art décoratif.
.(11. Lauri'us, éditeur.)
ÉCOLE FRANÇAISE. 157
et non apprises par cœur. Parmi les autres ouvrages que La Fosse exécuta et dont
plusieurs sont détruits, il faut citer la chapelle des mariages à Saint Kustache
(détruite], la voûte du chœur et du dôme de l'église de lAssomption, etc.,
158 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
des peintures pour les châteaux de Versailles, de Meudoii. Tout cela dénote
une activité considérable, une remarquable facilité.
La Fosse se rendit à Londres sur la prière de lord Monfaigut pour décorer
son palais à Londres. Pour celle importante décoration il fut aidé de
Jacques Rousseau (i 630-1 693) que nous aurions pu joindre à la liste générale
que nous donnons un peu plus haut, et par Jean-Baptiste Monnoyer, de qui nous
dirons un mot tout à l'heure.
Entre autres protecteurs à Paris, le peintre comptait parmi les plus chaleureux
le financier Crozat, qui était lié avec Mansard, et c'est à ces puissantes relations
qu'il devait d'avoir exécuté des ouvrages aussi importants que ceux du château
et de la chapelle de Versailles, de Trianon, des Invalides, etc. Ces ouvrages,
malgré les restrictions que nous avons formulées à leur égard, sont néanmoins assez
agréables à voir en passant durant les excursions que l'on peut faire dans ces édi-
fices. Ils sont, en somme, l'expression décorative qui convenait à une société
éprise de luxe, d'apparat, fussent-ils improvisés, et ne se souciait pas d'attacher
auxchosesun sens un peu profond, unesociété à qui des beautés conventionnelles
suffisaient. On ne lirait point avec autant d'agrément un roman de mademoiselle
de Scudéry, ou une tragédie de Campistron, et pourtant ces œuvres renferment
des qualités équivalentes. Mais c'est le propre de la peinture de pouvoir être
vue et appréciée d'un seul coup, même celle qui à l'analyse dégagerait un profond
ennui, tandis que la litlérature ne déroule cet ennui que successivement.
C'est aussi pour cela qu'il faut se défier du préjugé qui jusqu'en ces dernières
années attribuait l'appellation de f/ra/id art aux vastes compositions telles que
celles que nous avons énumérées au cours de ces deux derniers chapitres :
il s'ensuivrait rigoureusement que ces grandes pages, donnant tout leur effet
au premier examen et supportant mal une étude plus approfondie, tandis que
certaines anivres de dimensions bien plus modestes réservent toujours de
nouvelles émotions plus on les interroge, le grand art serait en réalité la forme
de l'art la plus secondaire.
Jean Jouvenet (1644-1717), comme La Fosse et Antoine Coypel, vient nous
montrer que pour l'art décoratif de la fin du xvii° siècle, il est plus d'une façon
d"èt.re théâtral. AvecLaFossc, illelail de façon spirituelle, brillante, superliciellc,
coulant de source comme des vers de Quinault. Avec Antoine Coypel, le dernier
venu des trois, il est théâtral de la façon la plus affectée, la plus elTéminéc
et précieuse, avec des recherches d'une extraordinaire complication, un mauvais
goût qui ravit le^ beaux esprits, un entassement de velours, de joaillerie,
d'architecture à colonnes torses, vraiment énervant et qui- sent la décadence
de la décadence. Avec Jouvenet il se maintiendra dans une apparence de
simplicité qui sera surtout de la roideur. Les gestes seront amples, mais figés ;
la terreur, quand pour certains sujets le peintre .y aura recours, y sera conven-
4NT0]NE COÏPEL. — pnÉSENT D'Êi.iizun \ r.!:i;Fcci.
ino HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
lionnello comme la joie, comme la prière ; et nous en reviendrons toujours
à la conception de Le Brun, empruntée aux Italiens, et encore clarifiée par lui,
d'une expression déterminée pour un sentiment donné, expression se rendant
par des formules infaillibles. Et nous pensons à ce passage d'une conférence
œuvre d'un des collaborateurs de Le Brun, Henri ïestelin : » Quand le sourcil
s'élève par le milieu, il marque des mouvements agréables, mais lorsqu'il
élève sa pointe vers le milieu du front, il représente de la tristesse et de la
douleur. De même que les sourcils suivent les impressions du cerveau, la bouche
est la partie du visage qui marque le plus particulièrement les mouvements du
cœur ; ce qui fait que lorsque le sourcil s'élève par le milieu, la bouche hausse
ses côtés, ce qui est signe de la joie. » Le Brun, dans son traité de V Expression,
a des remarques semblables : « Cet homme (il s'agit dans le tableau de la Manne
de Poussin d'une figure d'homme qui regarde une mère allaitant son enfant)
représente bien une personne étonnée et surprise d'admiration : l'on voit qu'il a
les bras retirés et posés contre le corps, parce que dans les grandes surprises
tous les membres se retirent d'ordinaire les uns auprès des autres... Cet homme
semble même se retirer un peu en arrière pour faire voir le respect qu'il a en
même temps pour la vertu de cette femme qui donne sa mamelle. » Et plus
loin encore : « Par cette jeune fdle qui regarde en haut et qui tend le devant de
sa robe (pour recueillir la manne), il (Poussin) a exprimé la délicatesse et humeur
dédaigneuse de ce sexe qui croit que toutes choses doivent lui arriver à souhait. »
Comme on le voit, la théorie de l'expression en art pourrait mener aux plus
puériles exagérations et à de nombreuses intentions nichées très arbitrairement
derrière l'emphase d'un geste très convenu. Examinez par exemple au Louvre
le tableau bien connu de la Résurrection de Lazare. Le Christ, les assistants,
le ressuscité lui-même si heureusement composés et agencés qu'ils soient, sentent
la scène convenue, la formule et l'expression figurée suivant une recette donnée.
C'est pourquoi ce grand tableau, malgré ses qualités d'arrangement et de
peinture, bien supérieures à la moyenne de l'art de cette époque, ne nous réserve
aucune émotion. Jouvenel, avec un autre tempérament un peu plus porté àlasim-
plificalion, est strictement l'élève, le meilleur élève si l'on veut, de Le Brun.
Jean Jouvenet (1044-1717) était d'une famille d'artistes. De Rouen, son père
l'envoya à Paris où ses essais, dans la manière et suivant les conceptions de
Poussin, attirèrent l'attention de Le Brun ([ui le prit avec lui pour travailler
à la décoration de Versailles. II suffira de dire que, sauf le voyage en Italie, —
et l'on peut ajouter que c'est peut-être parce qu'il ne le fit pas que Jouvcyict fut
diins son genre simplifié, lucide, moins affecté que le ton régnant, une espèce
de novateur, — sauf ce voyage, disons-nous, l'artiste passe par la fdière indiquée
plus haut, commande du Mai et successives dignités à l'Académie. C'est "lui qui
à la mort de Le Brun devient, moralement du moins, le véritable successeur
ÉCOLE FRANÇAISE.
ir.l
de ce peintre. Ses travaux sont variés et très importants A Rennes, à Versailles,
à Uouen. à Vervins, aux Invalides, dans de nombreuses églises, il rt''[)an(l
quantité de peintures attestant son habileté et sa fougue. Quand en ITliJ il
est paralysé (déjà quatre ans auparavant un accès do goutte l'avait empêché de
UE LA FOSSE. — Mniït SAUVÉ DES EAUX.
Taire le voyage en llalic que Louis \1\' Vdulail lui Caire eiilp(qireudre à srs frais),
il peint de la main gauche et le mentionne lièrcment à côté de sa signalure.
Les ([uelques grands tableaux que possède le Louvre, Jésus gtté/issa/t/ les
malades^ la Pêche miraculeuse, Lazare, les Vendeurs chassés du Temple, la Des-
<iente de croix, etc.. permettent d'étudier très complètement Jouvenel, et de voir,
h côté de ratTeclalinn iiili(Tenle aiiv préjugés du lem|is, d'excellents morceaux
de peinture.
Et c'est ce qui mérite à .Jouvenet une atleuiion particulière; il est déjà [ilus
11
1G2 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
amoureux de la matière, de la peinture pour elle-même que ne l'ont été beau-
coup d'académiciens ci-dessus examinés. Deux toiles au moins en font foi : la
Vue du mallre-autel de Notre-Dame, tableau de moyenne dimension, excellem-
ment éclairé, d'une louche juste et s{)irituellc, avec des personnages très bien
disposés, et le Portrait, de Façjon, médecin du roi. Ce dernier morceau est tout
à fait un régal; on se réjouit de trouver un portrait peint alors avec une telle
simplicité; cette face ravagée, cette chevelure grise assez mal peignée, ce regard
fatigué et fouilleur en même temps; tout cela est parfaitement observé et a
une bonne saveur de franche peinture. On ne connaît pas assez généralement
cette toile, bien plus siguilicalive que beaucoup des grandes compositions
du même maître et que toutes les pages à effet des ambitieux et vides aca-
démiciens. Déjà il nous semble y trouver un goût de cet amour de la peinture
pour elle-même et non pour exprimer des idées plus ou moins littéraires et
conventionnelles, amour de la matière que d'excellents maîtres du siècle arri-
vant vont porter au plus haut degré.
D'ailleurs, en étudiant rapidement les grands portraitistes de la fin du
xvii° siècle, nous entrons dans un ordre d'idées tout à fait différent de tout ce
que nous venons de voir. Il faut, bien entendu, laisser de côté les autres grands
portraitistes du début du siècle, qui s'appelèrent Philippe de Champaigne ou
Pourbus. Ce sont des Flamands. Quant aux autres portraitistes de la première
partie du siècle, notamment l'école des Du .Monslier, ce sont encore, dans une
certaine mesure, des peintres du xvi' siècle attardés.
Il y aurait toutefois, avant d'arriver à .Mignard et à Le Brun, plus spéciale-
ment envisagés comme peintres de portraits, puis aux grands artistes dont il
nous reste à parler, une étude intéressante à faire des deux cousins, Henri et
Charles de Beaubrun, qui eurent sous Louis XIU et conservèrent sous Louis XIV
une grande réputation. « Ils étaient ingénieux, nous dit-on, à donner aux dames
un air avantag<'u\ et une belle disposition de coiffures. » Sans doute beaucoup
de portraits d'eux existent sans attributiitii précise dans les musées et dans les
collections particulières. Il serait curieux de retrouver ce qui appartient plus
spécialement à ces peintres. Qu'il nous suffise de dire que le musée royal de
Madrid possède d'eux toute une série de portraits princiers, bien et dûment
authentiqués.
Deux autres peintres de portraits, et des plus remarquables, précèdent encore
Largillière et Higaud. Ce sont Claude Le Fèvre et François de Troy.
>"cût-il produit que le niaguifi(|ue portrait du Précepteur et son éirre qui est
au Louvre — et nous sommes bien loin de compte — Claude Le Fèvre mériterait
d'être classé au nombre des meilleurs peintres français. Né à Fontainebleau
en 1633, d'une famille de petite noblesse et dont un des membres avait été
« premier peintre » de Henri IV, Le Fèvre avait sous les yeux les plus fâcheux
ECOLE FRANÇAISE.
1G3
modèles: Primatice et le Rosso qu'on lui lit élndioi- et eoitier dans sa jeunesse,
et de riufluence dgsquels sou vigoureux et simple IcniiM'ianii'ul le préserva.
Du moins si les peintures de Fcuitaineiileau axaient inipi-imé en sim esprit
DE LA FObSE. — COtl'OI. F DES (N\ AI, IDES.
quelques traces, ne furent-elles pas assez profcuides pour qu'un séjour chez
Le Sueur ne les eût complèLement ellacées et ne lui donnai en éehangc un grand
goût de simplicité.
Lq Précepk'W ello Pojirail dliomim, du Louvre, ainsi (jue le CoîOeri au.
lf)4 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
musée de Versailles (qui possède encore d'autres et fort Ix-aux portraits de Le
Fèvre) pourraient prêter matière à de longues et utiles méditations. Le beau
métier de peintre! La riche sobriété de couleur et de sentiment! Et comme de
telles effigies permettraient de creuser à fond l'esprit d'une race et d'une époque!
Ici nous ne sommes pas en présence de portraits d'apparat, campés et flattés.
Ce sont des œuvres de réalité fortement pensée et par cela même les plus sim-
ples d'entre les œuvres d'art. Ce sont des portraits de race française, et qui
compensent de toutes les médiocrités ronflantes et pseudo-italiennes que nous
avons dû avaler. La face grave, ravagée, affirmative, de cet homme de savoir, le
visage du jeune homme contrastant par sa douceur et son air d'attention, res-
pectueux sans contrainte, cela raconte sans flatterie, sans exagération, les
belles et fortes qualités d'une société dont on voit trop, lorsqu'on pense au
XVII" siècle, le côté orgueilleusement frivole et le fastueux vide.
Claude Le Fèvre avait été, outre les significatives leçons de Le Sueur, protégé
par Le Brun. Il fit un voyage en Angleterre et s'y fit estimer presque à l'égal de
Van Dyck. Sa vogue ne fut pas moins grande en France, bien qu'il ne paraisse
point avoir été un flatteur. « 11 y a peu de maisons, dit d'x\rgenville, où l'on ne
voie des portraits de famille de Le Fèvre, aussi frappants par la ressemblance
que par le beau ton de couleur. » La bourgeoisie, le monde des artistes et la
cour fournirent des modèles à Le Fèvre : M. de Seignelay, le comte de Lude, la
duchesse d'Aumont, le président de Thorigny, l'organiste Couperin, le peintre
Martin, le comédien Poisson, etc., sont quelques-uns de ses portraiturés. Il
mourut h Paris en 1675; il avait été reçu à l'Académie en 1GG3, comme peintre
de portraits, bien qu'il se fût livré à un certain moment à la peinture d'histoire.
C'est un observateur sérieux et fort, et, dans le sens le plus complet du mot, un
beau, et même un très beau peintre.
François de Troy (I6io-I720) peut être considéré dans une certaine mesure
comme le successeur de Claude Le Fèvre, bien que sa manière soit beaucoup
plus léchée et son talent quelque peu maniéré; cela s'explique par sa pre-
mière éducation d'abord : il avait été, à Paris, en arrivant de Toulouse, élève
d'un pciiili-c correct et soigneux, mais sans flamme, Nicolas Loir, et le pli
devait être pris quand il entra chez Claude Le Fèvre; puis par sa clientèle qui
était celle des dames de la cour. Celles-ci aimaient à être représentées en
déesses de la mythologie comprise suivant les modes du temps, et de Troy
n'avait pas la rigueur de les contrarier dans ce goût. A la mort de Claude Le
Fèvre, il dcviiil le pnilr;iilisle à la mode. Higaiid et Largillière, plus jeunes
que lui, étaient avec lui en d'excellents termes. Le musée de Versailles pos-
sède de lui un portrait de Mansard.
Fnfin nous ne pouvons omettre, avant de passeraux deux grande p(uiraitisles,
la curieuse figure de Santerre (1650-1717) qui, après avoir oblrim le succès
-f 5
'€-"■• p^.''N/.X..;;.-<;c'
JOCVEVET. — DESCENTE DE CHOIX.
lf,G HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
comme portraitiste, se rebuta des observations, critiques, demandes, que ne
manquent jamais de taire les clients, et ne voulut plus peindre les têtes que de
fantaisie. C'est à lui qu'on doit cette gracieuse Suzniine (Louvre) où se perçoit
un bien froid et bien timide avant-goùt des voluptueuses élégances du xviii' siècle.
Elle est, d'ailleurs, de 170i mais vous savez qu'à ce moment-là le xviii' siècle
n'est pas encore commencé.
Rigaiid et Largillière sont bien des peintres du wii' siècle quoi(iui' la seconde
partie de leur vie déborde largement sur le siècle suivant, ou, pour plus exacte-
ment parler, ce sont des peintres du grand règne. Tout en étant, dans un certain
sens, infiniment plus réalistes et, par suite, plus véritablement peintres que les
académiciens du milieu du xvn' siècle, ils tiennent encore à eux par certaines
traditions de style qui pourraient nous les faire paraître apprêtés, à nous qui
avons vu aller dans le naturalisme aussi loin qu'il était possible d'aller. Pourtant
ils ne peignaient que ce qu'ils voyaient, mais avec un grand goût d'arrangement,
puis, en somme, ils n'exagéraient point le ton grandiloquent et les belles manières,
la constante représentation dont se piquaient leurs modèles, et ils les flattaient
moins qu'on le pourrait croire. Débarrassez ces modèles des [)erruques majes-
tueuses, des amples manteaux de velours et de soie, vous retrouverez des types
français très foi-lcmeiit étudiés et caractérisés. Où il y a seulement une question
de mode, de temps, d'étiquette, il faut se garder de voir un parti pris d'enjoli-
vement et d'idéalisation.
Toutefois, il y a une différence de nuance très importante à signaler entre
Higaud et Largillière : IJigaud demeure plus particulièrement l'incarnation
du peintre du xvii" siècle, tandis que, dans Largillière, il y a des élégances, des
souplesses, quelque chose de caressant et de voluptueux qui indique déjà la
transition. Peu importe l'époque à laquelle ont été respectivement peintes leuis
œuvres. Encore une fois la division d'un siècle, au point de vue de l'art ne
correspond pas rigoureusement à sa division suivant le. calendrier. Nous allons
bientôt voir Watleau, né il est vrai, une trentaine d'années après Largillière et
liii:au(l. mais iikhI une vini-inine d'années avant eux, ouvrir radieusement le
xvin' siècle, en donner comme le lever de rideau, mais un lever de rideau qui
constitue presque la plus importante partie du speclaide, tandis que ces deux
peintres continuent le xvii" siècle longtemps après sa tin elfective. Seulement,
comme nous venons de le dire, Largillière représente des tendances \\\\x?, jeunes
que celles que maintient si fermement Higaud.
Ces deux maîtres parconrenl une carrière égale: Higaud naquit en 1G59 et
mourut en 1743; Largillière naquit en 1656, et mourut en 17.46. Ce n'est donc
pas une différence d'âge, mais de tempéniment (pii ét;d)lit les nuances que nous
allons étudier de plus près.
nigaud était né à Perpignan. Son père était tils de peintre, mais Hyacinthe
ÉCOLE FRANÇAISE. 167
Rigaudn'avait que huit ans quand son aïeul mou rut. Après un séjour à Montpellier,
à'i'àge de quatorze ans, et durant lequel il prit les leçons ou les conseils de deux
peintres, Pezet et Ranc, il vint à Lyon, et, en I (iSI . ;i Paris, où il suivit les cours
r
de l'Académie. 11 y remporta le premier |»ri\ de peiiilure ; il déluilait donc comme
peintre d'histoire, mais il se livrait th'\\h h smi goùl pour le portrait. Le Brun vit
celui qu'il a-sait l'ait de La Fosse... Le Irait est piijuant, et pres(jue increvable :
108
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
c'est Le Brun qui, sur le vu des portraits du jeune artiste, le dissuada d'aller en
Italie, où il n'aurait que faire. Il semble impossible que Le Brun, alors tout à
fait proche du terme de sa carrière, ait ressenti quelque ombrage des débuts d'un
peintre largement et facilement doué. Il nous paraît plus juste et plus vraisem-
C L 1 1 U li LE 1 E V l; E .
t .\ ri;EC Kl- f EL i; Li so\ ellve.
i)lable de supposer <[\\c le vieux maître sentit avec clairvoyance que Rigaud
réussirait à merveille dans le portrait, tandis que s'il se lançait dans la pein-
ture d'histoire, avec son tempérament de .Méridional et certaines tendances à
l'emphase, il pourrait bien n'y apporter qu'un talent vide, superficiel et dévoyé.
Les peintures d'iiistoire de Kigaiid titie nous possédons ne sont pas, malgré
leurs qualités, pour démentir cette façon de prévoir. Et d'ailleurs Le Brun, en
ÉCOLI'] FRANÇAISE.
169
colle occasion, n'aurail fait que coiiliniier celle vérité que l'on lit toujours
plus clair dans la carrière des autres que dans la sienne propre.
Uigaud n'alla donc point en Italie, et de nouveau nous pourrons constater
que ce fut pour lui une économie de temps et d'originalité. 11 se mil alors plus
que jamais à étudier et à copier des œuvres de Van L)\ck; ce mailre exquis
F. UE lUUÏ. — MULION, M l b 1 L MJ \ I' li LU l: I S MV.
l'avait fort {)réoccupé dés sa jeunesse, car on cumpurail, avec un peu d'excès, à
Van Dyck, son maître Ranc le père. La grande préociii])arKiii de Higaud fut
d'être le Vau Dyck frnn(:ais. On elle de lui (cllc paroli' ciirach'risliiiue. lu
portrait qu'il avait fait dans sa jeunesse, lui ayant élé [)résciili' pour savoir s'il
était bien de lui. il l'examina avec attention, l(; reconnut et aj<iul;i : « La lèle
pourrait être de \'au Dyck, mais la dra[)erie n'est pas digne de Iligaud; » puis il
tint à la repeimlre gratuilemenl.
Réussil-il à être noUe \aii l'yck? Il fut autre cli()>e ; il fut lîigaud, c'est-
170
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
à-dire non pas comme le maître flamand un artiste délicat, nerveux, aussi aigu
dans la simplicité que dans le maniérisme, suivant le modèle ou suivant ses
propres dispositions, mais un peintre puissant en pleine clarté et netteté,
excellent dans la présentation magistrale, dans les arrangements luxueux,
hautains et f'estivaux; pour tout dii'e, le peintre dont l'éloquence procédant
SA\TI^^.I1^. — SIZA.VMÎ AU BAIN.
par amples périodes et opulents déroulements, était seule capable d'intcrprélc;'
de tels personnages que Louis XIV et Bossuet.
il est tout entier dans ces miigniliqncs poili-aits. Louis XIV est représenté
en aucune façon inlV'iicur à ce (pfil Minliit être: c'est donc l'image la plus vraie
au sens profond du mot. Sous le somptueux dais de velours rouge largement
disposé, il se tient dans une attitude vraiment simple et majestueuse; l'cirroyable
ampleur de ces ajustements d'apparat, celte vaste perruque aux deux lourdes
ItlCJt 1). — LOUIS M V
172 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
masses bouclées, ce large rabat dr raidc dciilelle, cet immense manteau de
velours bleu semé de fleur de lis dor, doublé dherminc, tdut enfin jusqu'à cette
pose qui serait, à un millimètre de plus d'écarlement de la pointe du pied
ou de campement de la main sur la hanche, le commencement d'indication d'un
noble pas de ballet, toute cette peinture non seulement n'éveille pas un instant
une idée ridicule, mais encore elle défie pour des siècles les railleries les mieux
aiguisées et le iionl de son cadre n'est même pas atteint par les grossières,
qu'elle écrase. Ce n'est point un respect du pouvoir monarchique qui nous fait
employer ces termes, encore qu'il nous faille reconnaître qu'il est seul capable
de faire surgir un art aussi magnitiquemcnt représentatif, qu'une époque bour-
geoise ou démocratique ne saurait jamais atteindre ni peut-être même com-
prendre. .Nous ne voulons point non plus, par contre, nous perdre dans les
constatations trop aisées de tout ce (juil y a de factice dans cette magnificence
fixée et éternisée au moment même (1701) où les plus graves soucis, la maladie.
l'angoisse, la conscience, refoulée et niée à soi-même, des misères commen-
çantes du royaume minaient déjà ce roi sous son vêtement de soie, de dentelle
et d'or. Une œuvre d'art, à nous tenir exclusivement dans cette considération,
est avant tdiit uih^ affirmalinn et très rarement, dans toute l'histoire de la pein-
ture française, fut affirmée avec une pareille force la double volonté d'un peintre
et d'un modèle. Et j'imagine, en même temps, un yieintre d'un non moindre
talent que Rigaud, plus grand même si l'on veut, et plus apte à buriner profon-
dément le moindre détail physionomique, un [leintre haineux, par exemple, une
sorte de Saint-Simon de la peinture; je suppose ce peintre traçant en secret la
véritable image de cet homme couronné, sans omettre ses rides, son teint
noiraud, sa peau grêlée, sa petite taille, son air d'intrailai)ie et hargneuse hau-
teur. Si une telle image nous était transmise et placée à côté de celle de Rigaud.
laquelle serait la vraie; à la(|uelle irions-nous de préférence? La clandestine
et la réelle nous retiendrait un instant connue une anecdote piquante, comme
un ducuineat recueilli pai' un myope. L'aulre demeurei'ait encore, malgré le
mensonge ou à cause de lui, comme on voudra, la plus véridique, car le portrait
d'une personne, c'est peu de chose, c'est périssable et peu explicatif, tandis que
le portrait d'une volonté demeure.
Rossuet est la Parole de ce règne. C'est l'oralcur. le théologien et 1 liisidrien
sui\ ant le cdMir de et; roi. I le tels honniies smil des sys[émali(|iics et des absolus,
mais ce qu'ils ont de remarquabh; et d"exc('|ili(iiiiiel, c'est que la faculté de vouloir
et d'agir est chez eux à la hauteur de celle de concevoir, et que l'inflexibilité de
leur caractère, l'ampleur de leur activité font que les mois de sécheresse ou
d'arrogance, applitpiés à eux, paraissent de mescpiins contresens. Rigaud ne
pouvait avoir manqué le portrait de Bossuet. lui. le peintif (pii deux ans plus
tard faisait ce portrait de Louis .\lV(|ui vient de mms anèlcf (iu(di[iie temps.
U. Div Hr.CI LLlKnC. — EX-VOTO.
ITi HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Vous pourrez, quel que soit le caractère d'apparat de ce portrait de <( docteur
évèqne » en robe de moire bleue recouverte de majïiiifique dentelle, debout
près de la table qui soutient Tècritoire, les papiers, les livres, riu-folio sur lequel
s'appuie son affirmative senestre, faire de Bossuet une étude en profondeur. Cet
imperhniialile et ce puissant, avec le sourire où il entre plus d'orgueil que de
bonté, pourrait, à un espiit dénué de frivolité, devenir le sujet de longues
méditations auxquelles une si belle image serait un inépuisable prétexte.
/ C'est l'homme qui a pu, sans qu'il s'y mêlât rien de comique, être surnommé
aigle par les autres hommes, alors que la plupart, alVublésd'un tel surnom, n'en
paraîtraient ipie mieux des oisons.
Mais laissant de côté l'attraction de pensée que Rigaud a pu mettre dans ces
toiles par le fait même de sa flatteuse fidélité de portraitiste, il convient pour
nous de dire que ce sont aussi des œuvres belles et précieuses de dessin et de
matière. Cette peinture est forte et généreuse ; quoique lisse elle n'est ni sèche,
ni cassante, ni mesquine. Elle est largement et richement posée par franches
JKirmonies qui épousent étroitement un dessin vraiment énergitpie et lier, il y
avait chez de tels maîtres, un savoir, une sùr('l('', un a entraînement » pourparler
le langage sportif de ce temps, qui leur faisait non point se jouer avec les diffi-
cultés, mais plus exactement ne point s'y arrêter. Ils n'avaient pas cède
insu]iporlable crànerie, cette virtuosité de certains portrailisles de notre
époque, en réalité des ignorants sachant exploiter quelque truc, quelque ficelle
(|ui forme tout leur fond de commerce. Ils étaient simplem(Mit habiles et forls,
mais forts sans déploiement apparent de force, presque avec bonhomie. Ce
n'était point à un petit arlifice, à une petite recette de cuisine [liclnrale qu'on
reconnaissait leur personnalité, mais à la constante affirmation d'une certaine
façon de voir, en un mot, à un tour d'esprit plutôt qu'à un tour de main.
Chez Rigaud ce sera un fier goût d'arrangement, une tournure fière et étoffée,
nue manière de cniupcr le personnage, orgueilleuse sans doute, mais lucide et
]ilen(lidemeiit française. Chez Largillière ce sera, comme nous le verrons tout
à l'heure, plus de sensibilité, quebjue accent d'abandon et une qualité do
peinture souple, grasse et fine. .Mais avant tout chez eux la main est un merveilleux
instrument et non un phénomène.
Rigaud, diinl ni' pdiivons ('tudior ici l'd'uvre en (h'Iail, a ib'pensé pendant
soixante-deux ans sa force et sa fougue sur de maguifi(pu.'s effigies. Au Louvre, on
peut voir, outre les deux (|ue nous avons analysés, ceux de sa mère, du sculpteur
Desjardins, le double portrait ih; Le Rrun et de .Miguard, celui de .Mansart, etc. ;
de plus, deux ou trois toiles d'histoire. A Versailles, Louis .\V, le foud(.'ur Keller,
le superbe Pnrlrail do. Dangcau^ etc. A Aniieus. à Crenoble, à Lyon, à A'îmes, à
INantes, à Orh'Mus, à Toulouse sont des poilmils de grands é( riNains, de grands
artistes ou sinqdement de grands seigneurs. Ils procureront à ceux qui les
ÉCOLE ITxANÇAISE.
17o
éludici'ont de près, la joie de bon et sdlide aloi que donnent, par excellence,
les choses bien faites.
Largillière ne peut procurer un nidindre plaisir et il se mêle à ce plaisir une
K. DE Linc:ILLinRI>. — UÉLÈ\E I.AMIIKKT.
séduction très rafllnèe. Savoure/, je vous prie, avec toute rallentinn qu'il mé-
rite, le triple portrait du peinti-e, de sa femme et de sa lille. à la salle La Gaze.
Lexviii' siècle est là. déjà pressenti presque tout au lonj: daii> riiarmonie tendre
17fi
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE,
et brillante de l'ensemble, dans la chaude souplesse des étoffes, ï air d'abandon
de bonne conipaf;'Mic des personnages, la grâce roucoulante de la jeune fille qui
égrène les noies argentines de sa romance dans un coin de parc point trop dif-
férent de ceux que créa Watteau ; il est xviii'' siècle enfin, dans ce particulier bril-
lant des yeux, cet aimable et ce fin du sourire, qui est déjà si éloigné delà gravité
que la société du xvii" siècle apportait jusque dans l'élégance, et de cette tenue
qu'elle conservait jusque dans ses rares folies. Mais c'est un xviif siècle pres-
senti par un homme qui a conservé la forte éducation, la probe et solide
CiSrAlll) 1>L(;11ET. — CAMPAGNE DE ROME.
technicpic du prinirc du xvii". La plus niiguarde des dames de Mignard paraî-
trait d'une austéiilé à la MainiciMni. au|ircs (\v la lionne ot accorte madame Lar-
gillière, qui semble être de celles (jui ne réussissent pas à vieillir; quand elle
ne pose point devant le maître et qu'elle ne se considère pas comme tenue de
prendre cet air qui est le nuiximum de sa gravité, elle doit fort aimer h y a miner
avec sa fille et s'entendre dire, non sans plaisir, qu'elle en est — tout au plus —
la sœur aînée.
Puis, si nous i)assons aux nubiles de la ininlure, nous nous plaisons fort h
sa générosité et à sa savante agilité. C'est largement et spirituellement touché ;
ÉCOLE FRANÇAISE.
177
ces gris et ces rouges sont magnifiques, les accessoires des parures, la contexture
des étoffes, tout cela est indiqué sans mièvrerie, avec une grande justesse, mais
n'arrête point dans la solide harmonie de l'ensemble; les figures sont conduites
d'un beau et sûr dessin; bref c'est une des remarquables œuvres de la peinture
française. Toutefois, on ne peut se méprendre à ceci : Uigaudest plus [(ureiiieu*,
français, et ehezLargillière il se mêle, par éducation d'ailleurs, une légère saveur
12
178
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
flamande qui est peut-être ce qui donne à cette peinture son air plus riant "f,
plus épanoui.
Largillière avait en effet passé presque toute son enfance et sa jeunesse à
MO «NOYER. — COllIÎElLLE DE FLEURS.
Anvers. Son père s'élant établi négociant dans cotte ville, l'avait fait revenir,
à l'âge de trois ans, de Paris où il était né. Puis il l'avait envoyé vers la
dixième année h Londres, où il était resté près de deux ans, et, de retour à
ÉCOLE FRANÇAISE.
17!)
Anvers, ie jeune Largillière, ([iii déjà dessinait, était entré dans l'atelier
d'un peintre nommé Goebow, ou Gouheau. A di\-liiiit ans il avait Iroiivé à
s'employer, auprès de Pierre Lély, à des travaux et restaurations du cliàtcau
de \\'iiidsor, et une de ces resiauralions, particulièrement heureuse, lui avait
valu l'allention de Charles 11. La persécution des catholi((ues l'ayant de nou-
veau induit ù quitter l'.Angleterre, il était venu ;\ Paris. Il y avait fait ([uelqnes
portraits, entre autres celui de \;\n der Moiilcii. dont il a\ait gagné l'amitié
ainsi que celle de Le l'.run, (jui le [irotcgcait et le déluurnail déliiiilivement
180 llIMMlItl- JMJI'LLAlIil-; DK LA l'tilMURE.
d'accepter les ollres iMillantes qu'on lui faisait maintenant d'Angleterre (1).
Le grand portrait de Le Brun, assis, enveloppé d'une robe de chambre de
velours rouge, et entouré d'esquisses, de cartons, d'antiques, est le morceau de
réception de Largillière à l'Académie. C'est un fort beau et sobre morceau, qui
fut pendant longtemps tout ce que le Louvre possédait de l'artiste, jusqu'au
moment où la collection La Gaze fit entrer au musée l'admirable trio que nous
venons de voir, l'opulent portrait du Président de Laage^ dont on ne remarque
pas assez, à cause de sa place défavorable, la belle et forte harmonie en brun,
vert et or, la riche esquisse d'un grand tableau détruit : le Prévôt des marchands
et les échevins de la ville de Paris ; enfin divers autres portraits qui doivent être
fort beaux, et qu'on aimerait à étudier et à apprécier si le manque de place, .
mais plus encoi'e l'inditlérence de la conservation du musée, ne les laissait
relégués à d'inabordables hauteurs.
Largillière avait fait des travaux d'histoire et quelques-uns de ces tableaux
d'apparat tels que le Re/ias donné à Louis XIV au sujet de sa convalescence
(1687), et le Mariage du dac de Bourgogne avec Marie- Adélaïde de Savoie (1697).
Mais où il triomphe, c'est dans le portrait. Il fréquentait peu la cour, que Rigaud
surtout peignait, et il avait plutôt pour » clientèle » la magistrature, la haute
bourgeoisie. Largillière avait épousé la fille du peintre Forest (1636-1712).
Il était fort lié avec Higaud, et c'était un aimable homme autant que savant
peintre.
Nous ne pouvons, ces derniers mots écrits, terminer ici ce qui concerne
Largillière sans rappeler quel savant et judicieux théoricien il était en son
art. Oudry, son élève, a résumé ses entretiens, dans un mémoire : Réflexions
sur la manière (l'étudier la couleur^ qui contient d'excellentes choses. Ne
fût-ce que ce trait : Oudry arrivant un matin chez son maître et celui-ci
le chargeant d'aller dans le jardin cueillir des fleurs afin de les peindre et de
prendre une bonne leçon de couleur, l'élève rapportant une botte de fleurs mul-
ticolores, et Largillière lui disant avec une narquoise bienveillance : « C'est pour
vous former dans la couleur, que je vous avais proposé cette étude-là. Mais
croyez-vous que le choix que vous venez de faire soit bien propre pour remplir
cet objet? Allez choisir un paquet de fleurs (jui soient toutes blanches! » Et il
faut voir là-dessus la belle leçon de couleur qu'il lui donne. Il faudrait citer
aussi les fortes et sagaces méthodes qu'il développait pour peindre clairement, en
pleine lumière, et sans devoir un semblant de vigueur à d'artificiels con-
trastes ; enfin tout un enseignement se fondant sur l'observation des objets
placés dans la lumière nainrclle.
Au reste, notre temps a eu quebjuc peu la fatuité de prétendre avoir décou-
(I) Largillière fil ceponJant un dornier voyage à LondrL's à ravoiirniijit de .lacquos II pour
peindre le roi et la reine, mais il repartit au'^siti'd après.
ÉCOLE FRANÇAIS!'.
181
vert la lumière en peinture. Sans doute, de grands artistes ont analysé,
décomposé la lumière dans ses etl'ets les plus subtils, et lixé sur Icni's toii(!S
les spectacles les plus éblouissants ou les plus délicats. Mais les niailrcs du
m
xvif siècle ne sont certainement pas [)arnii les pcinli-cs d'autrefois ceux ipii
ont le moins aimé la pleine lumière. Us out iiralicpié. au |ircmier clud', la
peinture claire. Il suffit de voir les porli'aits de Largillièi(' uu de l{ii.'aud, les
182 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Le Sueur, \ Ihtér'œur de Notre-Dame, de Jouvenet, etc., pour voir combien
cette peinture était cl est demeurée claire.
Il est vrai que si nous poursuivons la comparaison, c'est dans le paysage sur-
tout que notre école contemporaine a cherché ces effets lumineux, et dans le
paysage pur. Or, au xvif siècle, le paysage pour lui-même, existe peu. A part
le magnifique Claude Lorrain, et encore celui-ci emprunte-t-il le plus souvent
à un sujet histoi'ique le prétexte de son tableau, ne voit-on guère chez nous
de paysagistes proprement dits, et l'équivalent, par exemple d'un Huysdaël
ou d'un Ilobbema, qui cependant sont du même temps. Nous avons vu d'ail-
leurs que nos maîtres du xvif siècle ne manquent pas d'un certain sentiment
de la nature ; mais elle n'est dans leur œuvre que l'accompagnement et non
le thème lui-même. Il suffît de se reporter à ce que nous avons dit de Poussin.
Si l'on voulait donc faire une étude approfondie àMpaysar/e à cette époque,
ce n'est pas que les éléments feraient défaut. Mais il faudrait savoir les dégager,
ce que n'ont pas certainement fait ceux qui ont nié que ces peintres eussent la
moindre idée des beautéspurementnaturelleset sans arrangement. On analyserait,
entre autres, la .sensation intense du paysage dans le Retour de la Fenaisoji de
Le Nain; jusque dans certains grands tableaux d'école, tels que la Pêche
miraculeuse de Jouvenet, on découvrirait une échappée sur un océan aussi
largement traité que celui du Naufrage de la Méduse. D'un certain nombre
de remarques analogues l'on conclurait que ces peintres ri igu or aie ut pas la
nature brute, mais qu'ils ne la préféraient point. Mais nous ne pouvons
nous attarder à cette étude, et il nous reste, pour finir ce chapitre, à dire quel-
ques mots de différents genres, parmi lesquels le paysage, qui ont occupé dans
l'école d'alors une moindre place.
A la suite de Poussin, mais à une distance considérable, se tient leGuaspre ou
Gaspard Dugliet(1613-107o) à la fois son beau-frère et son élève. Mais que dire
de ce peintre, qui certainement avait beaucoup étudié les arbres, les ciels, les
rocs, les montagnes, mais ne peut, par ses arrangements de tout cela, nous
inspirer d'émotion? C'est la formule de Poussin, sans le génie. Et même lorsque
ce peintre, consciencieux et noble, nous peint des orages, ce (jui fut un de ses
sujets favoris et un des motifs de sa réputation, nous demeurons assez
tranquilles.
Plus loin, nous trouvons Jean Forest (1636-1712), gendre de La Fosse et beau-
père de Largillière. Ses paysages tendent à exprimer des sentiments austères ou
terribles : ce sont donc également des paysages systématiques.
On voit dans certains muses, et particulièrement dans ceux d'Allemagne
(Munich, Dresde*, de beaux paysages dans le style de Poussin, et qui ne sont pas
dépourvus de qualités personnelles. Ils sont peuplés de personnages antiques et
ornés, avec un certain excès, de monuments et de fabriques. Toutefois, ce qu'ily a
ÉCOLE FRANÇAISt:.
183
d'absolument conventionnel dans ce genre, est racheté par un sentiment assez
large de ratmosi)hère et des qualités de peinture assez grasses et plantureuses.
Ils sont de Francisque Millet (1042-1080). Bien que né à Anvers, et étant resté
jusqu'à dix-sept ans dans les Flandres, Millet n'a aucun lien avec l'école flamande •
aussi le mentionnons-nous ici , et d'ailleurs sa naissance anversoise est aciiden telle,
son père étant de Dijon et étantvenu s'établir dans le Nord pour exercer son métier
d'ivoirier. On ne peut que regretter une éducation et des modes qui ont emprisonné
un réel talent de peintre. Millet a rarement rencontré la simplicité, et Poussin
184
liisTuirtE rui'LLAiiti-: de la pei.ntlRI'.
seul pouvait s'élever d'un grand coup de génie bien au-dessus de telles formules.
Les remarques que nous avons faites ci-dessus peuvent également s'appliquer
à Patel le père (né en 1020) et qui est encore plus froid que les autres.
Nous rattacherons indifféremment à la décoration ou au paysage, la peinture
des fleurs. Peu imporle d'ailleurs, car les deux principaux représcnlants de ce
genre, Jean-BaplislcMonnoyer (1035-1009) el Blin de Foutenay ont fait delà fleur
une chose très apprêtée et très solennelle, sans grâce, sans fraîcheur et sans
imprévu. Ici les idées du temps font véritablement des victimes sans nombre.
ÉCOLK rUANÇAISE. 183
La peinture (['animaux elde rhasscs, qui devait prendre une spéciale cxlerision
sous le règne de Louis XV, est en revanciie représentée avec éclal par Desportes
(I6G1-1743) qui fut aussi, comme nous 1 avons dit, un beau et savant [)or(railistc.
(Voir son propre portrait et celui d'un chasseur au Louvre.) Portraitiste, il U> l'ut
des chiens du grand roi, et ces excellentes bêtes n'ont point de morgue. Elles
échappent, quelque poli que soit leur poil, et brillants leurs yeux, etbien décou-
plés leurs membres, aux pompes de l'étiquette.
La peinture de chasses est une suffisante transition pour arriver enfin à la
peinture debatailles. Nous avons indiqué, autre part, commentLe Brun fit encoie,
en ce genre, sentir sa prépondérance. 11 faudrait parler ici de Van der Meulen, et
nous aurions occasion de l'examiner également comme paysagiste. Mais nous le
considérons, ainsi que nous l'avons fait pour Philippe deChampaigne, conimc un
peintre purement flamand, et nous l'étudierons dans un autre volume. On ne
citera donc que le Bourguignon (10121-1676), avec ses petites toiles animées,
spirituelles, noires de poudre et de fumée, et Joseph Parrocel (1648-1704) non
moins fougueux et énergique, mais, à tout prendre, aussi factice et aussi peu
émouvant au fond.
L'art de tous ces peintres est fort théâtral, en somme, avec une apparence
de réalisme qui cède vite à l'examen. Les maîtres du siècle suivant allaient nous
donner du véritable réalisme, mais, par une grâce spéciale et tout à fait excep-
lionnelle, un réalisme paré de toutes les grâces de la féerie.
CHAPITRE VIII
Watteau. — r.illot. — Boucher.
Changement de décor.
« Au bord d'une mer dont l'azur vague se confond avec celui du ciel et des
lointains, près d'un bouquet d'arbres aux branches légères comme des plumes,
se dresse une statue de Vénus, ou plutôt un buste de la déesse terminée en gaine
à la façon des Termes et des Hermès. Des guirlandes de fleurs s'y suspendent. Un
arc et un carquois y sont attachés. Non loin de la déesse, sur un banc, une jeune
femme jouant de l'éventail semble hésiter à partir pour l'ile de Cythère. Un
pèlerin agenouillé près d'elle lui chuchote à l'oreille de galantes raisons et un
petit Amour, le camail sur les épaules, la tire par le pan de sa robe. 11 doit être
du voyage, sans doute. A côté de ce groupe, un cavalier prend par les mains,
pour l'aider à se lever, une jeune beauté assise sur le gazon. Un autre emmène
sa belle, qui ne résiste plus, et dont il entoure du bras le fin corsage. .4u second
phin, trois groupes d'amoureux, le camail au dos, le bourdon à la main, se diri-
gent vers la barque où sont déjà arrivés deux groupes de pèlerins de la tournure
la plus svelte et la plus coquette. Avec quelle élégance la femme qui va entrer
dans l'esquif relève, par derrière, d'un petit tour de main, la traîne de sa robe.
Il n'y a que Watteau pour suivre au vol ces mouvements féminins. La barque
est sculptée, dorée, et porte à sa proue une chimère ailée, cambrant son torse et
renversant sa tète dans une coquille à cannelures. Des rameurs demi-nus la
manœuvrent et de petits Amours en déploient la tente. Au-dessus de l'esquif,
dans des tourbillons de légères vapeurs, pareilles à des gazes d'argent, volent,
se roulent et jouent des Cupidons enfants, dont l'un agite une torche. Voilà bien
à peu près les principaux linéaments de la composition et la place des person-
nages. Mais quels mots pourraient, exprimer ce coloris tendre, vaporeux, idéal,
ÉCOLE FRANÇAISE.
187
si bien choisi pour un rêve de jeunesse et de bonlieur, noyé de frais a/ur et de
brume lumineuse dans les lointains, réchautl'é de blondes transparences sur les
premiers plans, vrai comme la nature et brillant comme une apothéose d'opéra. »
Ce décor chatoyant et capricieux, (jui succède soudain au décor pompeux di
Louis XIV, sous le propre règne de Louis XIV, c'est le décor de Watteau, c'est
son parc indéiini, indéiiuissable, rempla(;ant brusquement
.. Le janliu de Le Nùtre,
Cori'ect, riiliculu cl cliariiuiiit.
188 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Encore le jardin de Le Nôtre n'est-il charmant pour nous qu'à distance et
par évocation. Mais à sa froide régularité, cumi)icn ne préférons-nous pas le
perpétuel imprévu de ces horizons à la fois riches et vagues, frais et dorés, dont
Théophile Gautier vient de décrire si bien les délicates splendeurs.
Si l'on admet ([u'cn art le génie consiste surtout à trouver des formules abso^
lument neuves et personnelles pour rendre des sentiments vieux comme le monde,
par cela même qu'ils sont des sentiments, il faut reconnaître en Watteau un
artiste de génie, car c'est bien lui qui a inventé ses moyens d'expression, et il
y est demeuré inimitable. 11 a des points communs avec les Vénitiens et avec les
Flamands, et il n'est ni flamand ni vénitien ; son passage chez Gillot et chez
Audran, ses deux principaux maîtres, a pu, dans une certaine mesure, influer
sur le choix de ses sujets, sur la direction de ses idées, mais il ne ressemble en
rien à Audran ni à Gillot. Enfin il est Watteau, c'est-à-dire le créateur, presque
à peine le xvju' siècle commencé, de tout ce que le xviii'" siècle eut en art de
plus exquis. On peut dire qu'un artiste ou un écrivain crée véritablement son
époque quand il en dégage puissamment la formule, quand il en interprète le
sentiment latent, quelle que soit la dominante de celte formule, de ce sentiment :
force ou grâce, sauvagerie ou sensibilité. Car n'est-ce pas créer une personne ou
une société que de lui donner la conscience d'elle-même ?
Avec Watteau nous assisterons donc à quelque chose de plus qu'à un simple
changement de décor, mais à un changement d'idées et de goûts, à une véritable
révolution esthélicjue. On aimeràVà paiiitxre avec passion pour la peinture elle-
même, beaucoup plus que pour l'idée qu'elle représente ; ou plutôt on la tiendra
quitte pour un bon bout de temps d'exprimer quelque idée que ce soit, pourvu
qu'elle montre de riches couleurs, une matière rare et savoureuse, des lignes
élégantes, adorables; qu'elle soit l'image voluptueuse, spirituelle ou tendrement
émue de la vie, que ce soit la vie vivante ou la vie rêvée. En un mot, peu im-
portera qu'elle soit ou non une histoire pourvu qu'elle soit une image. Et la
tendance que nous venons d'indiquer s'incarnera merveilleusement en trois ou
quatre des plus grands peintres français, au sens le plus exact du mot peintre,
c'est-à-dire de l'artiste passionnément épris de la matière picturale, se grisant
de lignes et de couleurs, pour exprimer, suivant son tempérament particulier :
^^ alteau la grâce et l'esprit; Boucher la volupté; Chardin la tendresse intime;
Latour, dans certains portraits de femme, la volupté et l'esprit. Tout cela, bien
entendu, avec des mélanges plus ou moins accenlués; il est é\ idcnt. par exemple,
que Watteau est aussi tendre qu'il est spirituel; que Boucher, en qui domine la
volupté, est parfois infiniment spirituel quoi que Diderot en ait [)u dire; enfin
que Chardin, tendre avant tout, et de la plus honnête, de la plus pure tendresse,
a aussi beaucoup d'esprit à sa façon, qui est excellente.
Au surplus nous examinerons cela plus au fond, en résumant l'œuvre et la vie
ÉCOLE FRANÇAISE.
18'J
de Chacun d'eux, et nous commencerons, après cette indicalion ,lu profond chan-
gement imminent, parmi porlrail dv W allcau, allravaiit c,
'1 peintre aulant
190 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEIiSTURE.
qu'il est, comme homme, digne d'être chéri par ceux qui sentent vivement les
choses humaines.
Antoine Watteau, né à Valenciennes en 1684, était le fils d'un couvreur. On a
supposé qu'il n'avait pas trouvé à la maison paternelle une bien enveloppante
alTection et que le maître couvreur manifesta peu de bienveillance à l'égard de la
naissante vocation de son fils. Ce sont là des suppositions que l'on peut adopter
'ou rejeter, comme on voudra, puisque le père de Watteau, en somme, le plaça
chez un peintre aussitôt que cette vocation se fut manifestée d'une façon un peu
énergique, et que d'ailleurs, plus tard, à deux reprises dans sa vie, Watteau
voulut revoir le pays natal, qui lui aurait, au contraire, laissé de mauvais souvenirs
s'il y avait été si durement traité.
Le jeune garçon fut un précoce barbouilleur : « Ilprofitoit, dit Gersaint, un
de ses biographes, de ses momens de liberté pour aller dessiner sur les places
les différentes scènes comiques que donnent d'ordinaire au public les marchands
d'orviétan et les charlatans qui courent le pays. »
N'y a-t-il point là une piquante indication , et celui qui plus tard prendra pour
son prétexte favori les délicieuses élégances delà comédie italienne est ainsi, dès
l'enfance, attiré par la troupe nomade et fantaisiste, et, pour être moins brillant
que le monde théâtral qu'il verra plus tard, il en prend toujours avec ravisse-
ment la copie et la vulgarisation qu'il trouve à sa portée.
Le peintre chez qui Watteau fut mis en apprentissage s'appelait Gérin.
.Aucune indication exacte de ce qu'il put faire lui-môme et enseigner à son élève.
11 mourut en 1702. Après ce maître, Watteau en aurait eu un autre dont on
ignore cette fois le nom et avec lequel il serait venu à Paris, d'après une version.
Suivant une autre il vint tout simplement à Paris, s'y lia avec un de ses compa-
triotes, nommé Spoede et y chercha à gagner sa vie tant bien que mal, plutôt
très mal que bien. Un passage de Gersaint confirme encore ce second thème :
<( Il quitta la maison paternelle sans argent et sans bardes, dans le dessein de
se réfugier à Paris chez quelque peintre pour pouvoir y faire quelques pro-
grès. » 11 n'eut pas en cela beaucoup de chance. Loin de tomber, comme dit
une autre légende, chez un peintre décorateur qui l'aurait introduit tout de go
à l'Opéra (et l'on voit combien cette légende serait brillante et flatteuse), le
pauvre Watteau trouva d'abord quelque médiocre besogne chez un peintre assez
mal achalandé, Métayer, puis, bienlùl après, chez un singulier industriel du pont
Notre-Dame qui avait la spécialité de « faire faire, dit spirituellement M. Paul
Mantz, à des jeunes gens mal payés, des tableaux à la douzaine, copies d'un
original sans cesse reproduit, peintures grossières destinées aux églises de vil-
lage, pastiches approximatifs dédiés aux amateurs sans défense ».
Watteau pour exécuter ces pastiches à la journée, pastiches qui ne devaient
guère le mettre à même de « faire quelques progrès », notamment un certain
ÉCOLE FRANÇAISE.
191
Saint Nicolas et une Vieille femme à lunelles de Gérard Dow, avait trois livres par
semaine et une soupe tous les jours. Le pauvre hère, inconnu, sans relations,
sans ressources, dnt faire, pendant cette période de sa vie, d'assez douloureuses
réflexions et probablement sa sanlé en fut aussi durement éprouvée, et pour le
reste de sa vie. Mais, basle ! d'humeur douce et mélancolique, mais avec un fond
narquois et non dépourvu de causticité, il en était quitte pour exécuter, à la fin,
parcœ(//', ses « Saint Nicolas » et ses « Vieilles liseuses », en attendant mieux.
Puis, qui pourrait dire quel était en ce moment son rêve d'art?
Le mieux fut de l'excellent. La preuve que Watteau n'avait peut-être pas tout
LE POnTIiAIT.
à fait perdu son temps tout en se livrant à ses mécaniques besognes, c'est que
certains dessins de lui tombèrent sous les yeux d'un maître dont l'opinion favo-
rable et la protection devaient avoir pour lui une valeur et une importance
singulières, Claude Gillot, et que ces essais d'un inconnu ne déplurent point au
charmant fantaisiste.
11 nous faut dire ici quelques mots de Gillot avant de reprendre l'histoire de
Watteau. Gillot (né à Langres en 1073, mort en 1722) doit être considéré
comme non seulement le maître de Watteau, mais comme un précurseur de
cette aimable liberté, de cette gaieté pimpante et chantante, dont nous disions
tout à l'heure l'avènement.
Agé d'onze ans de plus que Watteau, il était déjà, lorsqu'il le rencontra,
en possession d'une pleine célébrité. La vivacité de son imagination,
l'esprit d'un crayon agile, mo(|ueur, volontairement et heureusement négligent,
192 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
lui faisaient une personnalité vraiment rare. Décorateur, habilleur, dessinateur
des scènes prestes et joyeuses de la comédie italienne ou de fantaisies mytho-
logiques où s'ébattaient de très vivantes dryades et des faunes espiègles, Gillot
créait vraiment un genre. Non que l'introduction de ces personnages fût une
nouveauté en elle-même, mais sous le crayon animé, jaillissant, perpétuellement
improvisateur de Gillot, ils cessèrent complètement de se prendre au sérieux ;
ils descendirent, pour s'étirer, de leurs rinceaux et de leurs arabesques un
peu raphaélesques et académiques.
On a conservé fort peu de chose de l'œuvre gravée et dessinée de Gillot,
presque rien de son œuvre peinte; mais le peu que l'on possède, dessins à la
sanguine de la Comédie-Italienne (musée du Louvre, etc.), gravures enlevées
d'une pointe légère, décorations de paravents, modèles de tapisseries, de
clavecins, ornementations d'arquebuserie, etc., etc., tout cela part d'un esprit
vif et brillant, d'une main agile, et montre l'influence de Gillot sur rémanci-
pation de l'art ornemental de son temps.
11 fut, en 1713, agréé de l'Académie sur un tableau de Don Qt/chotle, qui
convenait tout à fait à sa verve, et reçu académicien sur un Christ qui va être
atluclié à la croix, qui était beaucoup moins son affaire. Il serait fort amusant
d'étudier et de portraiturer plus en détail cet homme d'esprit et de bon sens,
fréquentant dans le monde comme chez les comédiens, aimé, gai, spirituel
et très philosophe dans les moments difficiles, tels que celui de sa ruine lors
de la déconfiture de Law.
Le maître et l'élève se brouillèrent au bout de peu de temps. « Soit que
Gillot, dit Caylus, en eût agi par le motif d'une jalousie que bien des gens lui ont
attribuée, soit qu'à la fin il se rendît justice et convînt que son élève l'avait
surpassé, il quitta la peinture et se livra au dessin et à la gravure à l'eau-forte
dans laquelle il sera à jamais célèbre par l'intelligence et l'agrément de la com-
position. » Il paraît plus vraisemblable que c'est son goût personnel qui le porta
à la fin à préférer exclusivement ces moyens plus expéditifs et d'ailleurs très
complets en eux.
Et cette brouille elle-même? Voici comment s'explique Gersaint là-dessus :
o Watteau n'a guère puisé chez Gillot qu'un certain goût pour les grotesques et
le comique, et aussi pour les sujets modernes dans lesquels il a donné par la
suite. Il faut cependant avouer qu'il se débrouilla totalement chez lui et qu'il
commença à donner alors des marques plus vives d'un talent qu'il devait pousser
Idin. .la mais caractères d'hommes n'eurent plus de ressemblance : mais comme
ils avaient les mêmes défauts, jamais aussi il ne s'en trouva de plus incompa-
tibles. Ils ne purent vivre longtemps ensemble avec intelligence ; aucune faute
ne se passait ni d'un côté ni de l'autre et ils furent enfin obligés de se séparer
tous les deux d'une manière assez désobligeante des deux parts : quelques-uns
ÉCOLE FRANÇAISE. 1^3
mrme veulent que ce soit une jalousie malentendue que GiUot prit contre son
disciple, qui occasionna cette séparation; mais ce qui est vrai c est -lu ils se
\V»I 1H41. — LEbLAl;i'OI,liTtli.
nuilloront an moins avec anlanlck. sali.furlion .(n'ils sV.|aienlanpa,-avant nn,s. .
' A n ns lonl de snile que, sun.dou.e, Wallean et GiUol „ enren p us>an,a,s
de Xrls asddns. .nuis que celle ialou.ie dont on .en.blc avel. taMuel,,ne
194 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
bruit est en partie démentie par ce simple fait : Gillot, le })lus irrégulier, le
moins ponctuel des hommes et le moins assidu des académiciens, tint plus tard
à venir prendre part à la séance oii Watteau fut reçu de l'Académie.
(Juoi qu'il en soit, une indication excellente demeure tout à fait acquise de ce
récit de Gersaint : c'est que Watteau chez Gillot trouva l'orientation de ses idées,
le choix d'un certain ordre de sujets plaisants, animés, et sans aucune morgue;
entin la troupe à peu près complète de ses personnages : soit les acteurs et
actrices de la Comédie-Italienne. Après son départ de chez Gillot et son entrée
chez un autre peintre en vue, il allait trouver encore bien mieux, son maître,
ou pour mieux parler, ses maîtres, les grands flamands.
Le peintre chez lequel entrait Watteau était Audran, de qui nous avons parlé
et qui exerçait alors les fonctions de « concierge » (c'est-à-dire de conservateur)
du palais du Luxembourg. Audran, dont nous avons dit la verve décorative
ingénieuse et noble, employa Watteau à ses travaux et celui-ci lui fut certaine-
ment de bon service tant pour la légèreté de son pinceau que pour son goût et
son imagination qui commençaient à avoir conscience d'eux-mêmes. Disons à ce
propos que chez Audran comme chez Gillot, notre artiste se perfectionna dans
la peinture purement ornementale, et que les dessus de clavecin, les éventails,
les paravents, trumeaux, etc., qu'il exécuta sont au rang de ses plus exquises et
de ses plus originales productions. Elles ont été gravées, et dans le travail sur
l'art décoratif que nous avons cité plus haut, nous avons longuement parlé de ces
compositions adorables, de ces combinaisons si fines de personnages, ou plutôt
de travestis réels, et de feuillages, de branchettes, de coquilles, de spirituels
accessoires, de toutes sortes de motifs mignons : dénicheurs de moineaux,
buveurs, scènes de galanterie, parties d'escarpolette, etc., etc.
En même temps qu'il secondait Audran et cette fois faisait non plus « quelques
progrès » mais achevait la complète conquête de son génie, Watteau était à
môme devoir au Luxembourg, les opulentes et magistrales peintures de Rubens,
de Jordaeus, de Van Dyck, enfin ceux qui devaient achever de le passionner
pour la grasse et généreuse peinture. Son véritable maître fut donc Rubens,
et Gillot ainsi qu' Audran furent simplement ses « moniteurs ». Au reste nous
avons le témoignage de Watteau lui-même, témoignage vraiment précieux et
caractéristique de son admiration pour Rubens, et bien que nous n'en soyons
pas encore h la partie de sa vie où il adressa cette lettre, il nous faut nous
hàler de la transcrire.
« Monsieur, écrivait-il à M. de Julienne (un de ses amateurs et protecteurs les
plus étroitement affectueux). Ilapleu à M. l'abbé de Noirterre de me faire l'envoi
de cette toile de P. Rubens où il y a les deux testes d'anges, et au-dessous sur le
nuage cette figure de femme plongée dans la contemplation. Rien n'aurait sçu me
rendre plus heureux assurément si je ne restois persuadé que c'est par l'aniilié
ÉCOLE FRAXCAISt-:.
195
qu'il a pour vous et pour xM. votre neveu, que M. de Noirterre se dessaisit en ma
faveur d'une aussi rare peinture que celle-là. Depuis ce moment où je l'ai reçue
je ne puis rester en repos, et mes yeux ne se lassent pas de se retourner vers le
pupitre où je l'ai placée comme dessus un tuhernucle ! On ne saurait se persuader
facilement que P. Ruliens eùl jaiimis licii fait de plus achevé que cette loile. Il
vous plaira, Monsieur, de faire agréer mes véritables remerciements à Monsieur
l'abbé de Noirterre jusqu'à ce que je puisse les lui adresser par nioy-mènie. .le
prendrai le moment du messager d'Oi'léans pour lui escrire et lui envoier le
tableau du Repos de la Sainte Fdinille que je lui destine en reconnaissance. »
Quel enthousiasme, quelle adoration pour le grand peintre flamand se lisent
196 HISTUIRE POPULAIRE DE LA PELMl RE.
dans cette lotlro de Watteau, ordinairement assez froid et laconique dans sa
correspondance tout comme dans sa conversation. Sans doute, à ce moment, dans
la dernière partie de vie, il se souvientavec émotion, avec tendresse, des jeunes
années où chez Audran son âme s'éveillait en présence de la série de Marie de
Médicis, où il s'éprenait d'admiration pour cette peinture blonde, lumineuse,
savoureuse, pétrie de vie et de soleil. On sent (jue le maître d'Anvers avait laissé
en son esprit les ineffaçables traces des premiers et si féconds enthousiasmes
que provoque, chez un jeune et exceptionnel talent, la découverte des œuvres des
grands hommes qui correspondent le mieux à sa propre aspiration.
Watteau donc, achevait chez Audran de « se débrouiller totalement » ; il
trouvait même au Luxembourg jusqu'au paysage qu'il devait varier à l'infini
en le donnant comme cadre à ses héros et héroïnes de prédilection. Dans sa
biographie, le comte de Caylus (1) dit qu'il <( copioil et étudioit avec avidité les
plus beaux ouvrages du maître d'Anvers et qu'il dessinoit sans cesse les arbres
de ce beau jardin qui, brut et moins peigné que ceux des autres maisons royales,
lui fournissoit dés points de vue infinis. » C'est bien cela, et l'on pourrait presque
encore, à certaines heures de la soirée, évoquer le souvenir des décors qui
avaient si vivement séduit l'imagination de Watteau, dans ce Luxembourg sans
doute bien défiguré, mais qui a pourtant beaucoup moins souffert encore que
les Tuileries. Quand le jour baisse et que le ciel se dore et s'empourpre, en se
plaçant dans certains coins d'où l'on n'aperçoit plus les maisons ou les édifices
avoisinants, on peut voir les beaux et légers panaches des grands arbres former
un fond magnifujucment riche et nuancé; les allées sont belles, spacieuses,
certaines s'enfoncent par de douces inflexions; les promeneurs passent comme
des ombres devant les yeux distraits et émerveillés, et l'on ne serait point
surpris de les voir soudain vêtus en Gilles ou en Trivelins, avec des promeneuses
au bras, juchées sur de hauts talons et revêtues de robes de satin multicolore
dont la longue traîne partirait en grands plis du haut de la ruche des épaules.
Voilà Watteau vers la vingt-cinquième année, on possession de tout ce
dont il avait besoin, son dieu, sa troupe et son théâtre. Mais arrêtons-nous
une minute à discuter ceci. Nous ne voulons pas entendre par là que \\'atteau
ait composé son talent d'influences diverses. A Rubens, à Gillot, à Audran, à la
Comédie-Italienne, au Luxembourg, il doit tout et ne doit rien. Un tempérament
comme le sien n'a besoin que de prétextes pour se manifester, et de motifs
d'excitation pour donner le meilleur de lui-même. Bien qu'éduqué par les
Flamands et capricieux historiographe des comédiens italiens, c'est un peintre
français, profondément et exclusivement français. Il ne procède d'aucun de
(1) Celte Vie de Wntlcaii, par le comte de Caylus, a été retrouvée i)ai' les frères Je Goncourl. El à
ce propos, disons une fois pour toutes que cesl à ces deux mailrcs écrivains que l'on doit tout ce qui
a été écrit de jiUis exipiis, de [dus sagace et de dédnilif sur l'arl fiançais au xvui' siècle.
ÉCOLE FR.\>C.\ISE.
197
ceux (jiii lui ont ouvert les yeu\ ou facililù les di'liuts. C'est à lui et i\ lui seul
(ju'il doit cette gnice et cette finesse de l'expression, cette fleur des chairs, ces
yeux si doux et si brillants de ses femmes, cette manière souple, chaud(;.
éclatante de rendre les élolfes, de faire apparaître un paysage. Dessinant et
peignant sans relâche il perfectionnera sans doute sa manière, l'assouplira,
l'enrichira, lui donnera du corps et de la saveur par un labeur acharni';, par un
amour de son métier (|ui ira creusant et minant sa pauvre carcasse débile, mais
cette langue, il la possédée et créée dés les premiers temps. Elle a été comme
W A T T f A II . — P A r. T 1 E C A 1'. R É E.
le jaillissement, l'iMuanation naturelle de son esprit, l'expression rigoureuse de
sa vision, de son esprit élégant et tendre, et cela, il ne le doit à personne, pas
même à Rubens. Tout ce que fait un tel peintre n'est que signes, que prétextes,
et peu importe qu'il pi'igne des réalités ou des travestissements, des décors
vrais ou des décors imaginés; tout est pour lui assimilation, et ce n'est pas
Voccasion mais ['accent qui décèle le grand peintre.
Au bout de quelques nuu's, ^^'atteau couunença à trouver le temps long
chez Audran et par désirer un peu s'en aller de par le monde et conquérir tout
h fuit sa lilicil('. [lieu ijuAuihau fût un excellent honuur, ici se place une petite
scène assez piquiuilr ci liicn liiini.iiuc. W'alleau, dans ses moments de loisir,
avait composé un priil luldcau. un JJcj,arl de (roupcs, tri qiu' ceux qu'il lit un
198 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
peu plus tard assez nombreux et dans lesquels, au milieu de charmants
paysages, il groupait des soldats, des charrettes, des fourgons, des tentes, sans
oublier quelques très accortes vivandières et autres compagnes des expédi-
tionnaires, destinées à charmer les loisirs du camp. Le tableau était exquis,
c'était déjà tout Watteau, et Audran consulté par son élève n'eut garde de ne
pas s'en apercevoir. Mais craignant de perdre bientôt un bon collaborateur, il
le dissuada, ou tenta de le dissuader de s'occuper de ces frivolités. Avec un
caractère mobile, inquiet et indépendant comme celui du jeune peintre,
on devine que le conseil était tout au moins naïf.
Watteau prétexta un violent désir de retourner pour quelque temps à
Valenciennes. Il ne lui manquait que l'argent. Le Départ de troupes le sauva
précisément. Son camarade Spoede lui fit faire la connaissance de M. Sirois, un
amateur, beau-père de Caylus, qui acheta la petite peinture soixante livres et
en commanda une autre, une Halle cFanjïée, moyennant deux cents livres. C'était
pour la première fois la fortune qui tintait dans la poche de Watteau, et la
liberté qui s'ouvrait, enivrante, devant lui. Il ne resta d'ailleurs que peu de
temps à Valenciennes, où du moins il se lia d'amitié avec un brave officier et
un excellent homme, Antoine de La Roque, qu'il connut au lendemain de
la bataille de Alalplaquet où La Hocpie avait été grièvement blessé. La Roque,
qui devait devenir directeur du 3hrci(re de France, fut plus tard un admirateur
et un acheteur assidu des œuvres de Watteau.
C'est vers ce moment que Walteau exécuta cette ravissante série de tableaux
militaires dont nous venons de parler.
En 1712 nous le retrouvons à Paris et cette fois en belles relations. Il est
installé en l'hôtel du financier Crozat, grand amateur de peinture, pour lequel il
exécute d'importantes décorations. Là aussi, vraisemblablement, il lie connais-
sance avec l'académicien La Fosse, qui lui fut d'un actif appui pour son entrée à
l'Académie, bien que les circonstances de cette entrée et jusqu'aux paroles de
La Fosse semblent avoir été très « arrangées » par Gersainl.
La légende est trop connue pour que nous fassions autre chose que de la
résumer. Watteau voulait obtenir la protection de l'Académie afin de pouvoir
aller en Italie. Il avait déjà concouru en 1709 et avait été classé second, avec
un sujet qui ne paraît vraiment pas avoir dû être bien dans son goût : David
accordant à Ablfjdil le pardon île Nahail! 11 fait porter dans la salle par où pas-
sent les académiciens les deux petits tableaux achetés par Sirois. Les peintres
s'arrêtent, s'enquièrent, et La Fosse dit au jeune homme, introduit dans la
salle : « Mon ami, vous en savez plus que nous,... nous vous regardons comme
un des nôtres. »
Tout cola est très inexact et de plus très invraisemblable. Ce n'est même
pas sur ses deux panneaux de scènes militaires qu'il fut agréé ; une des peintures
ÉCOLE FRANÇAISE. 199
présentées par lui était les Jaloux^ ce qui indique au contraire que déjà le peintre
avait inauguré ses sujets capricieux et amoureux, empruntes en partie au
théâtre, en partie au monde, et en meilleure encore à son rêve d'élégances.
Ce qu'il y a, en tous les cas, de bien acquis, c'est que Watteau n'alla pas en
Italie. Ce n'est pas un des moins précieux exemples à ajouter à notre collection
de peintres français vraiment personnels n'ayant point fait le fatal voyage.
Nous devons tout de suite dire que si le xviii' siècle, dans toute l'histoire de la
peinture française, est un des plus originaux, des plus fortement marqués d'un
caractère d'esprit et de race, c'est que les plus grands de ses artistes n'allèrent
pas en Italie, ou furent absolument préservés de son influence. Nous avons
déjà trop insisté là-dessus pour que les conclusions ne se dégagent point toutes
seules de ces simples faits : Watteau, Chardin, Lancret, Pater, Nattier, Oudry,
n'allèrent pas en Italie ; Boucher y alla mais s'y « ennuya à périr » ; Greuze fit
également le voyage, mais tout son temps fut occupé par de romanesques
intrigues beaucoup plus que par la peinture ; Fragonard s'y désola devant les
grands maîtres, mais s'y amusa dans les petits chemins. Une fois pour toutes, on
verra, quand nous traiterons delapeinture italienne, que ce n'est pas à cet art lui-
même (|ue nous avons ici cherché querelle, mais à son influence, ce qui est
tout autre chose.
Watteau a maintenant la vogue; ses décorations chez Crozat, ses ta-
bleaux de genre, demandés par des amateurs vraiment délicats et libéraux,
Julienne, La Uoque, le marchand Gersaint, etc., l'ont mis tout à fait en vue. Et
c'est alors précisément que loin d'être gâtée par le succès, sa conscience s'affine
encore et devient un véritable tourment artistique, qui influe sur son humeur
comme sur sa santé, sans que le travail d'ailleurs s'en ressente une minute.
Pauvre Watteau ! il semble qu'il mette ses bouchées doubles, comme on dit, et
que sentant sa fin, non tout à fait prochaine évidemment, mais plus rapprochée
pour lui que pour le commun des hommes, il ne veuille pas perdre un trait de
crayon, une touche de pinceau, et qu'il se dérobe d'autant plus farouchement
à la compagnie envahissante et si ruineuse des importuns.
Voyez ce portrait que les frères de Concourt ont tracé si vivement de lui que
ce serait folie et outrecuidance d'en jamais tenter un autre. Il vous dira déjà
presque tout l'homme.
« Le voilà jeune, pris au vif: un masque inquiet, maigre et nerveux; le
sourcil arqué et fébrile, l'œil noir, grand, remuant; le nez long et décharné ; la
bouche triste, sèche, aiguë de contour, avec, des ailes du nez au coin des lèvres,
un grand pli de chair tiraillant la face. Et, de portraits en portraits, comme
d'années en années vous le verrez aller maigrissant et mélancolique, ses longs
doigts perdus dans ses amples manchettes ; son habit plissé sur sapoitrine osseuse,
vieillard à trente ans, les yeux enfoncés, la bouche serrée, le visage anguleux.
20i) HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
ne gardant que son beau front, respecté des longues boucles d'une perruque à
la Louis XIV. »
Et maintenant lisez encore ces portraits moraux par des contemporains et
amis, qui, comme tous les amis, ont juste la stricte bienveillance, mais pas
toujours une grande perspicacité morale. Gersaint écrit : « Watteau étoit de
moyenne taille et d'une faible constitution, il avoit le caractère inquiet et
changeant, il étoit entier dans ses volontés, libertin d'esprit mais sage de mœurs;
impatient, timide, d'un abord froid et embarrassé, discret et réservé avec les
inconnus, bon, mais difficile ainsi ; misantlirope, même criti(iue malin et mor-
dant, toujours mécontent de lui-même et des autres, et pardonnant difficile-
ment; il aimoit beaucoup la lecture; c'étoit l'unique amusement qu'il se pro-
curoit dans son loisir; quoique sans lettres, il décidoit assez sainement d'un
ouvrage d'esprit. »
Nous pensons qu'on sentira cette nuance : pour nous, ce portrait de Gersaint
n'est pas dépourvu d'affection, mais il est sans tendresse bien profonde.
Beaucoup plus chaleureux, et de cette chaleur de cœur qui ne se trompe
pas, est le portrait tracé par le bon et sensible M. de Julienne :
« Watteau étoit de moyenne taille et de constitution foible; il avoit l'esprit
vif et pénétrant et les sentiments élevés, il parlait peu, mais bien, et écrivoit
de même, il méditoit presque toujours; grand admirateur de la nature et de
tous les maîtres qui l'ont copiée, le travail l'avoit rendu un peu mélancolique.
D'un abord froid et embarrassé, ce qui le rendoit quelquefois incommode à ses
amis et souvent à lui-même, il n'avait point d'autre défaut que celui de l'indiffé-
rence et d'aimer le changement. »
A part le dernier trait, qui est la simple constatation d'un homme du
monde habitué aux plaisirs d'une conversation enjouée et les recherchant, et
encore cette constatation atténuée par la bonne et douce fin de la phrase, ce
porlrait-là est bien plus vivement senti, et l'on se porterait garant qu'il ne
renferme aucune amicale flatterie.
Caylus, esprit vif et malin, sentant justement les choses d'art et par cela
forcément admirateur de Watteau, mais aussi imbu de maints préjugés
académiques ou mondains, et parfois pas absolument bienveillant, ajoute une
touche très curieuse et faisant bien image. Il parle de quelques entreliens
sur l'art et la peinture que Watteau aimait à avoir parfois dans son atelier
avec lui et de rares amis communs: « Je puis dire que Watteau, si sombre, si
atrabilaire, si timide, si caustique partout ailleurs, n'était plus alors que le
Watteau de ses tableaux, c'est-à-dire l'auteur qu'ils font imaginer, agréable,
tendre, et peut-être un peu berger. » Ce dernier mot est fort joli.
Nous tenons donc maintenant tout notre Watteau, et nous aurons pour lui.
pour ce malade et ce génie, la plus grande admiration mêlée de je ne sais
V.'iriEAU. — lÈTE DANS l \ l'AUC.
202 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
quelle tendresse qui est comme ce qu'il y aurait de supérieur et d'aimant
dans un mélange de respect et de pitié.
Le voici le matin à ses exercices, à ce qu'il appelle ses « pensées du matin »,
etpendant toute cette première partie de la journée il ne cessera, opiniâtrement,
de dessiner, à la sanguine souvent rehaussée de pierre noire et d'un peu de
blanc parfois, ces admirables choses éparses dont le Louvre a heureusement
recueilli quelques-unes des plus inestimables. Tout lui est bon, des scènes,
des attitudes, des airs de tète variés à l'infini sur très peu de thèmes.
Parfois des fillettes joufflues, naïves et cependant si mignonnes; parfois des
scapins en vogue ou des nègres; parfois des ressouvenirs de Rubens ; et aussi
(c'est ici une indication de culte infiniment précieuse) des croquis d'après
Véronèse et Titien; puis ce sont des beaux indolents qui s'avancent sur la
pointe du pied, bien drapés dans leur court manteau, claquant impertinemment
des doigls, avec le geste de cette étonnante petite peinture A<àXInilï{févmt de la
salle La Caze, ou bien se redressant fièrement ou prenant des airs spirituels et
intéressants. 11 lui arrive de dessiner jusqu'à des coquillages, oui, de ces gros
coquillages dont il aime à suivre les sinuosités, les élégants renflements, le galbe
capricieux. Mais le plus souvent encore revient dans ces « pensées du matin » un
fin et malicieux type de femme, qui répond si bien au sentiment de grâce
innée dans-iWatteau qu'on le croirait plutôt inventé que copié, si l'on n'était
d'autre part porté à supposer que c'est là cette « servante qui était belle » et
dont on nous dit qu'il se servait beaucoup comme de modèle. D'ailleurs ce type
se retrouve avec une telle variété d'expression dans sa persistance qu'il faut
bien le reconnaître rigoureusement exact quoiqu'interprété avec une supérieure
finesse : c'est déjà faire un chef-d'œuvre d'art que sentir et de rendre en traits
aussi simples, et pourtant si surprenants, les nuances fugitives d'un si beau
visage; la ligne si délicate de ce petit nez droit, l'air tantôt pensif, tantôt mutin,
tantôt espiègle, tantôt interrogateur de ces yeux vifs aux sourcils arqués, de cette
petite bouche spirituelle.
Avec quel plaisir il sabre son papier des traits vigoureux qui lui suffisent
pour obtenir des effets aussi subtils! Et quelle étonnante légèreté de main il
acquerra par cette superbe obstination à dessiner pour sa seule joie comme
s'il ne savait rien! Quoi d'étonnant après cela ([uc, pour lui, fixer d'insaisissables
attitudes soit un jeu, et qu'il fasse parler comme pas un les mains, le
moindre détail d'une physionomie; qu'il trouve à chaque instant de si jolis
gestes, si éloquents et si neufs; mais les mains surtout, il faut en revenir aux
mains, qui font le désespoir de tant de peintres, et la confusion du plus
grand nombre d'entre eux. Car une main, c'est si vivant!
Puis, lorsqu'il ne dessine pas il peint, presque toujours mécontent de lui-
même, et plus d'une fois effaçant complètement un ialilciui ((iii avait fait pousser
ÉCOLK FHA.N'CMSE.
203
les hauts cris d'admiration à ses amis. II a, pour poindre, des rrcflles. des
ciawiea à lui, qui parfois surprennent pour ne pas dire scaudaiiscul certains.
F. LliMOY\C. — CLI'IlAl.t li \ I, E V L E l'Ai.
lial)i(n.^s au métier propre, nef, Iiss.^ fn.id H, suis ;..y,v/,V. ,,„i a iu.mrà re
moment régné dans l'école française. Wall.uu inaugure vérMaMemcat cette
-201 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
passion de la « belle matière » de la matière aimée pour elle-même, dans
SCS efîets surprenants même pour l'artiste, qui pourtant la domine et la tra-
vaille à bon escient. Seulement cette passion a été de notre temps, remar-
quons-le, poussée à l'excès en ce sens que l'on en a fait toute la peinture ou peu
s'en faut, tandis que Watleau, quelque joie qu'elle lui causât, savait où il
allait avec elle. C'était pour lui une esclave chérie, et non une exclusive despote.
Il faut voir avec quel dédain l'académicien Caylus parle des triturations de
son ami Watteau. « Pour accélérer son effet et son exécution, dit-il, il aimoit à
peindre à gras. Cette manœuvre a eu toujours beaucoup de partisans, et les
plus grands maîtres en ont fait usage. Mais, pour l'emploïer avec succès, il faut
avoir fait de grandes et d'heureuses préparations et Watteau n'en faisoit presque
jamais. Pour y suppléer en quelque façon, il étoit dans l'habitude, lorsqu'il
reprenoit un tableau, de le refrotter indifféremment d'huile grasse et de peindre
par-dessus. Cet avantage momentané a, par la suite, fait un tort considérable
à ses tableaux, à quoi encore a beaucoup contribué une certaine malpropreté
de pratique qui a dû faire tourner ses couleurs. Rarement il ncttoyoit sa
palette et étoit souvent plusieurs jours sans la changer. Son pot d'huile grasse
dont il faisoit un si grand usage, étoit rempli d'ordures et de poussière et mêlé
de toutes sortes de couleurs qui sortoi^nt de ses pinceaux à mesure qu'il les y
li'empoit. »
Le malheureux critique, que la pratique de la gravure aurait pourtant dû
rendre ouvert à tous les artifices, mystères et trucs succulents des dillérents
arts, n'a pas compris que pour quelques toiles peut-être gâtées (et encore) par
telle ou telle cause, ce fameux pot d'huile grasse, Watteau se serait bien gardé de
l'épurer, d'en filtrer et d'en décolorer les mélanges volontairement imprévus,
les beaux mélanges qui donnaient à sa peinture une qualité si onctueuse, si
dorée, que pas un de ses rivaux ne put atteindre, et dont le très grand Chardin
lui-même ne trouva pas toujours l'équivalent, bien que lui aussi ait été un
étonnant et non moins admirable magicien es couleur et matière que Watteau.
D'ailleurs les peintures de Watteau n'ont pas déjà si mal résisté aux atteintes
du temps. Ne sont-elles pas encore parmi les plus légères, les plus délicieuse-
ment fraîches, les plus éclatantes parmi toutes celles que les musées conservent
de notre école?
Tel est Watteau à l'ouvrage, parfaitement irrégulier pour son temps, mais
parfaitement logique pour lui-même, et cela suffit. Dans sa vie, il ne s'arrange
pas moins de façon <i dérouter les formalistes. Il n'est pas de bons égards ni de
prévenances qui l'attachent à une maison (il n'a que l'embarras du choix entre
d'excellentes et de très riches), et cet homme étrange a la suprême bizarrerie
de vouloir conserver toute son indépendance, à ce point de déménager fré-
quemment et de ne pas toujours aimer qu'on le déniche. Désintéressé avec cela.
ÉCOLE FRANÇAISE.
205
et donnant, par exemple, au grand scandale de ses amis, un tableau pour une
perruque qui lui plaît, et qui est cependant fort ordinaire. 11 se soucie peu du
prix de ses tableaux; pourvu qu'il en vive cela lui suffit. C'est, en un mot, un
I'. L h u u 1 \ f .
l'Ell StE l)ELI\Rl\T AMIBOMtDE.
innovateur aussi en ce genre. Et comme on lui fait d'amicales remontrances
sur les inconvénients qu'amènera son insouciance, ne va-t-il pas répondre, et il
faut voir comme Caylus en est froissé et stupéfait jilus encore : <i Le pis-aller n'est-
ce pas l'hôpital? On n'y refuse personne! » Il répond tria. Wallcaii, d'un ton
206 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
très doux et paifaitenient détaché. Les artistes que nous avons vus jusqu'à pré-
sent, malgré les estampes satiriques du xvii" siècle qui représentent des peintres
(de bas étage il est vrai et qui ne comptent pas) dans des intérieurs délabrés,
et malgré le proverbe « gueux comme un peintre », ces artistes, dirons-nous,
ont tous été des gens fort mesurés et des personnages, pourvus de titres,
d'honneurs et de considération. Tout cela est le moindre souci de Watteau.
Ce n'est qu'en 1717, c'est-à-dire près de cinq ans après avoir été agréé à
l'Académie, où d'ailleurs il n'a presque point mis les pieds, qu'il se décide à se
faire recevoir. Et son morceau de réception est, à proprement parler, une esquisse
de premier jet. Il est vrai qu'elle est glorieuse et féerique entre toutes œuvres
d'art : c'est VEmbaifjnement pour Ci/lhère, et cette esquisse fraîche, radieuse,
d'une inouïe légèreté est plus belle encore et plus dorée, à notre gré, que la
pointure plus poussée, et si admirable, qu'il fera du même sujet, et qui est à
présent un des plus précieux trésors du palais impérial de Berlin.
Vers 1719, Watteau s'en fut faire un voyage en Angleterre, on a insinué que
ce fut dans le désir, un peu tard venu, de gagner beaucoup d'argent. Cela ne
paraît pas d'une bien grande vraisemblance. II pourrait aussi bien être admis
que c'était une impulsion, une inquiétude de malade qui commençait à le brûler,
comme peu de temps avant sa mort il souhaitait de faire encore un voyage à
Valenciennes. Quelle que soit la cause de ce déplacement, il lui fut fatal. En
1720, Watteau revenait mortellement atteint. Pourtant, si malade, si phthisique
qu'il soit, il fait encore d'admirables choses, ne fût-ce que l'enseigne pour
son ami Gersaint le marchand de tableaux. h'E)iseigne de Gersaint est certaine-
ment une des merveilles de la peinture française. Quand on l'a vue au palais
impérial de Berlin, on en garde dans les yeux un inoubliable souvenir, tant
cette gamme grise et brune de l'ouvrage est d'une suavité et d'une finesse
rares. C'est simplement l'intérieur d'un magasin de choses d'art, avec des
femmes qui examinent, des gens qui vont, viennent, déclouent des caisses,
transportent, puis des tableaux pendus à la muraille, enfin une scène sim])le et
réaliste entre toutes, mais avec cette intensité d'élégance et d'esprit que sait
mettre Watteau dans les choses les moins compliquées.
Watteau se sentant plus malade, se retira à Nogent où il fut entouré de soins
attentifs par ses bons amis Julienne, Gersaint, l'abbé Haranger, etc. Son der-
nier ouvrage fut un Christ qu'il faisait pour le curé de Nogent. Et qu'on ne
s'étonne point de le voir se livrer à un sujet austère. Nous connaissons la gravité
de son caractère, le tour mélancolique de son esprit où fleurissent si spontané-
ment la grâce et l'esprit. Seuls les gens de peu d'observation et de peu de finesse
pourraient s'étonncid'un Id Cdulra-lc 1 Tailleurs, il est dans l'œuvre de Watteau
quelques pages d'une grave tenue, j)oi'lraits, etc., qui ont fait dire à certains
écrixains de son temps cette bonne boui'de qu'il aurait pu devenir un artiste
ÉCOLE FRANÇAISE. 207
sérieux, s'il l'avait voulu. Comme s'il n'y avait pas d'affaire plus sérieuse et
moins commune que de charmer, de charmer surtout avec une pareille force
d'enivrement.
C'est le 18 juillet 1721 que mourut Watteau, ayant accompli à l'âge de
lillUCUEn. — LES GRACES AU BAIN.
tronte-sepl ans une œuvre considérable, décisive, et sans In plus légère tare, la
plus imperceptible faiblesse au gré des plus difficiles.
Cette œuvre il ne faut pas songer à rénumérer ici ; et il faut renvoyer aux
beaux travaux de .M.M. de (iimcourt et l'an! Mantz pour le détail.
Pourlaiil comment ne pas au moins mcnlionner les merveiUes (pie possède
208 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
notre musée du Louvre? D'abord après VEnibarcjnenient, le morceau capital de
GiKes, cet inoubliable Gillea aux figures grandeur nature, avec ce magnifique et
tin nigaud dans son costume de satin blanc; puis à la même salle La Gaze : la
Finette et Xludïff^érent, deux petits tableaux d'une subtilité extrême, ce petit
Indifférent avec son allure dégagée, ses bas de soie rose glacés de bleu, cette
iFinetle, assise dans un parc en grande robe de satin, et grattant sa mandoline;
l'exquise petite Assemblée dans un parc, le Faux pas, V Automne] puis le Jitye-
meiit de Paris et le Jupiter et Antiope, où l'on voit le peintre si heureusement
épris des Vénitiens. 11 faut cependant, semble-t-il, rayer de l'œuvre de Watteau
VEscumoteur de la collection La Gaze, et le rendre à un imitateur notablement
sec. Mercier. On voit que XEmbarquement excepté, c'est à un collectionneur,
à un particulier que le musée doit ce qu'il possède de Watteau. L'État, dans
tous les temps a négligé cet artiste unique, et conservé pour lui les mêmes
dédains que l'on avait au commencement du siècle. Sans doute, c'est une
institution contestable que celle, dans un musée, d'un Salon Garré, d'un
Salon d'Honneur, où l'on réunit les chefs-d'œuvre des écoles et des maîtres les
moins faits pour voisiner. Mais cette institution existant, il sera dit et retenu, à
la honte de ceux qui furent de notre temps chargés de diriger le Louvre, que
XEmbarquement pour Cythère fut retiré par eux de ce salon Carré, probablement
comme indigne de figurer dans une salle qui contient pourtant Garrache, des
Guerchin, un tableau des plus surfaits et des moins spirituels de Gérard Dow,
et même quelques fort médiocres Raphaël.
En Allemagne on rend mieux justice à notre grand peintre, et le cas que
l'on fait à Potsdam de quelques superbes tableaux, à Berlin de la répétition de
XEmbarquement et des deux moitiés de XEnseigne de Gersainf, h Dresde enfin,
d'une Réu7Ûon en plein air et d'un Amuseme?it champêtre, « deux perles », suivant
l'expression du Scivant et aimable professeur Wœrmann, directeur du musée,
sera pour nous une consolation inattendue de ce manque d'intelligence de nos
propres compatriotes.
D'autres collections étrangères possèdent de fort beaux tableaux de Watteau;
le musée de Berlin en a encore trois. En Russie, au palais d'Hiver et à (iatchina
il y en a quelques-uns des plus précieux; deux au musée de Madrid : un nombre
plus important dans les collections particulières anglaises. Enfin en France, le
musée de Valenciennes a le Portrait de Pater, par son maître Watteau; et dans
la collection de M. Groult, l'amateur le plus avisé et le plus heureux en matière
d'école fran*jaise du xviu'' siècle, brillent duii incomparable éclat deux chefs-
d'œuvre : le Portrait de M. de Julienne et les Comédiens Italien^, que Watteau
fit à Londres; enfin une petite peinture, le F/iVeiir, d'un effet charmant.
Les lignes que nous venons de consacrer ;\ cet artiste, un des plus grands et
des plus originaux de notre école, sont bien insuffisantes, bien incomplètes et ne
ÉCOLE FRANÇAISE.
209
molliront pas avec aillant de noKelé et de inrce t\ut' nonsie voudrions comni-nt,
("lit en se complaisant à raconter le i nie l'iicticc et d(di(iciis('m(Mil fiiiiN du
B 0 l C H E il . — SI ,1 D A SI E DE P 0 M P A 11 0 C II .
(Iiéàtre et de la galanterie, en faisant évoluer ce monde dans un décor (jui (lent
du rêve, Walteau est l'artiste de son temps qui évoqua les idées et les émotions
210 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
les plus réelles. Oui, Waltcau est à sa façon un grand réaliste; mais on devra
entendre par là qu'il dégagea mieux que personne la réalité des désirs de son
époque; or, se rencontrer très exactement avec ce que nous voudrions être,
n'est-ce pas faire de nous le plus vrai portrait, et, au fond le plus ressemblant?
Watteau a donc moitié créé, moitié interprété les goûts, les élégances uniques
de son siècle; il a pour cela trouvé le vocabulaire le plus souple et le plus
riche, la syntaxe la plus ingénieuse, la plus spirituelle et la plus imprévue.
Puissions-nous, malgré la sécheresse et la froideur de notre analyse, avoir
amené quelques esprits à se rendre compte par eux-mêmes, en méditant au
Louvre devant les œuvres de Watteau, en se déplaçant pour les voir à l'étran-
ger, combien cette opinion est fondée et dépourvue de toute exagération
d'enthousiasme.
La méthode voudrait peut-être que de Watteau l'on passât ici à ceux qui par
le genre se rapprochent le plus de lui, ainsi que par un désir de lui ressembler.
Nous préférons, dans ce chapitre parler d'un artiste qui, tout en différant pro-
fondément de lui, représente le mieux avec lui, pourtant, l'àme élégante et
voluptueuse du xviif siècle. Nous parlons de Boucher, moins génial, moins
extraordinaire que Watteau, mais à peine moins original que lui.
Ce qui est vraiment remarquable dans Boucher, et ce qui n'est en aucune
façon commun, c'est que lui aussi trouva l'expression très exacte des goûts de son
époque et que cette expression est en même temps celle de sa propre personnalité.
Son dessin, sa couleur sont bien à lui, il les a bien inventés On l'imitera,
comme Watteau ; pas plus que lui on ne l'égalera. Entin, il faut mesurer lim-
portance de la place qu'il occupe pendant sa plus belle époque, et le rôle con-
sidérable qu'il joua, par la violence même de la réaction qui sera dirigée contre
lui au moment où, par suite du perpétuel jeu de bascule qui forme le plus
clair de ce qu'on appelle l'évolution de l'art, les esprits combattront pour un
autre idéal. Seulement il y aura entre eux et Boucher cette difTérence qu'ils se
feront gloire d'être des imitateurs, tandis que ce qui fait de Boucher un très
grand artiste, c'est qu'il n'aura imité personne.
Watteau était venu à une époque où l'on commençait fort à s'ennuyer des
conventionnelles beautés du <i grand siècle » ; Boucher arriva à un moment où
ces beautés étaient parfaitement oubliées. Sous le règne de Watteau on recher-
chait le plaisir ; sous le règne de Boucher on en était à la frénésie. Aussi l'hé-
roïne de Watteau est la belle comédienne, pimpante, provocante dans sa robe
de satin au corsage largement échancré, à la longue et molle traîne qui semble
un négligé ; la reine de théâtre vive et gracieuse, s'avançant d'un pas tantôt menu,
tantôt grandement langoureux, et faisant claquer ses petits talons. Chez Boucher
le personnage féminin qui tient le plus de place, que l'on voit à chaque instant
reparaître, c'est Vénus en personne ; mais non point la terrible déesse que dé-
ÉCOLE FRANÇAISE.
211
peint Racine dans Phi'Jre : k Vénus tuut enticre à sa proie attachée; ... Vénus et
ses feux redoutables. » C'est une déesse infiniment plus humaine et moins féroce ;
son corps, pétri de liiniiérc et ca}iitonué de fossettes, est d'une élégance de mar-
quise. Ses « feux redoutables », ils sont allégoriquement représentés par une
D 0 l C H E n .
LE MOULIN.
torche enrubannée qui ne brûle qu'autant qu'il faut pour ne faire aucun mal,
et que trimballent une ribambelle de petits Amours elfrontés, auxquels nous
■verrons tout à l'heure Diderot, avec la lourdeur d'un pliiloso|)he, chercher la
plus étrange et la plus ridicule querelle. <Juant aux hommes, ils sont représentés
de la façon la plus inditïérente et la plus dédaigneuse. C'est un Vulcain ou un
212 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Mars insignifiants comme des bergers; puis des bergers qui ressemblent plutôt
à des femmes en travesti, tandis que cliez Watteau l'on voyait encore de malins
gaillards, bien musclés, à l'air spirituel et insolent. Mais Boucher est le peintre
favori d'une femme et cette femme est toute-puissante.
La vie de Boucher offrira pour nous moins d'originalité, évoquera moins
d'ardente sympathie que celle de Watteau. Pourtant un trait commun entre les
deux : nous avons vu que Watteau était « libertin d'esprit et sage de mœurs » ;
bien que n'affectant en aucune façon d'être plus sage de mœurs que d'esprit,
Boucher est, lui aussi, un grand laborieux. Quelque dépense de plaisir qu'il fasse,
il ne sacrifiera jamais ses dix heures de travail chaque jour, et c'est encore
moins son admirable facilité que cette assiduité exemplaire, (jui nous vaudra
la surprenante abondance de son œuvre dessinée et peinte.
François Boucher était né à Paris, rue de la Verrerie, le 29 septembre 17o3. Il
était fils de Nicolas Boucher » maître peintre », ce qui ne paraît pas avoir voulu
dire bien excellent peintre. Celui-ci d'ailleurs eut la sagesse de confier son fils à
d'autres qu'à lui pour en faire un artiste. Il le plaça chez Le Moyne, dont nous
allons parler tout de suite pour ne pas faire souffrir la chronologie.
C'est à Le Moyne (1688-1737) que l'on doit l'immense et très remarquable
machine qu'est le Plafond du salon d'Hercule^ au palais de Versailles, un des
plus vastes et des plus intéressants morceaux de la peinture décorative française.
Cette vaste page où sont vaincues de grandes difficultés de composition et d'éclai-
rage, témoigne d'un talent vraiment clair, brillant et vigoureux. Le Moyne avait
été en Italie en \ 723 ; il y avait été vivement frappé par les œuvres de Pierre de
Cortone et de Lanfranco, et c'est en partie sous leur influence qu'il exécuta cette
belle toile à' Hercule et Omphale qui est dans la salle La Gaze. Avant de s'attaquer
à l'immense Piaf ond ê Hercule ^ qui lui prit quatre années de sa vie (1732-1730),
il avait été exécuter les peintures de la coupole de la chapelle de la Vierge à l'église
de l'Assomption. Le Plafond d'Hercule valut à Le Moyne d'être nommé premier
peintre du roi. Mais, sous l'empire de fatigues et de surmenage. Le Moyne, se
croyant mal récompensé et ayant espéré les mêmes faveurs et gratifications que
Le Brun sous Louis XIV, termina sa vie en se perçant de son épée.
Le malheur pour ce peintre est d'avoir été tout à fait un ai'tiste de transition.
Moins sévère que les peintres du règne de Louis XIV, moins riant que ceux
de la Bégence et de Louis XV, il ne manque point des plus heureuses qualités,
mais il n'a pas la seule qui compte : l'accent. Son tableau d'Hercule et Omphale,
que nous venons de citer, est certes une des bonnes toiles de l'époque. Le corps
de la femme est traité de la façon la plus gracieuse et la plus lumineuse, et
l'on pourrait dire, au pied de la lettre, que dans la peinture de Boucher, il n'y
a rien de plus que ce que l'on trouve dans celle-ci, et pourtant l'élève se place
infiniment plus haul que le maître. C'est que l'élève a la franchise de ses goûts.
ÉCOLE FRANÇAISE.
2i;{
le courage de son tempérament, en un mol il a ce qui constitue l'originalilé.
Aussi Boucher pouvait-il dire, bien que Le Moyne lui eût mis le pinceau à la
main et que ses premiers ouvrages se ressentent absolument de l'imitation de
son maître, qu'il n'avait été que très peu lelcve de Le Moyne. Que la discussion
porte sur le plus ou moins de temps qu'il passa dans cet ahdier, peu importe:
un artiste viMimcnt [)ersonnel ne doit à son maître (pie son éducation, ce qui es|.
214 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
certes quelque chose, mais il ne lui doit pas sa propre façon de se distinguer
des autres, ce qui est la seule chose qui compte.
Après son séjour chez Le Moyne, Boucher entra comme dessinateur et gra-
veur chez le père de Laurent Cars, le graveur célèhre. Boucher y gagnait soixante
livres par mois, le vivre et le couvert, ce qui était une fortune pour un débutant.
Une meilleure fortune encore fut d'être choisi par M. de Julienne pour graver
une importante partie de l'œuvre de Watteau, travail qui lui était bien payé
et qu'il réussit avec son talent déjà très spirituel, agile et léger. En 1723,
Boucher concourt à l'Académie et remporte le premier prix de peinture avec
ce sujet qui semblait pourtant bien peu de nature h échauffer sa verve : Evil-
merodac/i, fils et successeur de Nabuchodonosor, délivrant des chaînes Joachim, que
son père tenait captif depuis dix-sept ans. Boucher fit le voyage d'Italie, mais non
en qualité d'élève pensionné ; il le fit à ses frais et en compagnie de Carie Van
Loo. Nous avons dit qu'il n'y contracta pas la maladie de l'imitation, et l'on
affirme même que Raphaël et Michel-Ange le laissèrent beaucoup plus froid
que le facile et brillant Tiepolo. De toute façon il ne revint pas d'Italie plus
semblable à Tiepolo qu'à Raphaël.
En 1731 Boucher se présenta à l'Académie et fut agréé; il fut reçu acadé-
micien en 1734, avec un tableau de Renaud et Ar7nide, pour lequel il s'était mis
quelque peu en frais de style et d'architecture : « Cet homme, s'écriait Diderot
un peu plus lard dans ses trop fameux Salons, cet homme (c'est presque tou-
jours en ces termes qu'il morigène Boucher), lorsqu'il était nouvellement revenu
d'Ilalie, faisait de très belles choses; il avait une couleur forte et vraie; sa
composition était sage. » Relativement, car la figure d'Armide est déjà fort
séduisante et coquette.
Un an avant sa réception Boucher avait épousé une jeune fille de dix-sept ans,
Marie-Jeanne Buseau, qui devait lui servir non seulement de compagne, mais
encore de modèle et aussi de collaboratrice, car elle fit de la peinture et grava
plusieurs œuvres du maître. Sa réputation grandit rapidement ; il multiplie les
gravures, les illustrations, notamment celle de Molière (1734) aussi spirituelle
qu'anachronique, les peintures, les dessins, et toutes ses œuvres sont tôt
enlevés par de noml)roux amateurs. Ce sont toujours des sujets mytholo-
gicjues et pastoraux, infiniment variés, d'une grâce et d'un caprice charmants
et d'un effet décoratif si parfaitement approprié à l'architecture des apparte-
ments, au goût des contemporains que l'on peut dire que Boucher est l'un des
plus parfaits décorateurs de notre école et que ces compositions pourtant
si délicieuses à voir au musée, gagneraient encore considérablement à être
vues dans la place à laquelle elles furent destinées. On jieut s'en rendre compte
en allant étudier à riiùtcl Soubise, aujourdiiui palais des Archives, quelques-
uns des plus beaux Boucher qui soient à Paris. Bien que les vastes pièces aient
ÉCOLE FRANÇAISE. 215
perdu beaucoup de la coquetterie et du moelleux qu'elles durent avoir jadis et
senlonlplus le musée que Ihabitation, comme ces murs et ces en.'adrements
tOlLIIEIl. — LA lltn.l B ClISlMfillB.
blancs, ou ])lulùt d'un gris de lin très clair, font doucement ressorlir la rareté
cl la fraîcheur de la peinture, et comme on comprend qu'un tel décorateur
ait été la passion de son temps, que madame de l'ompadour lait employé à
210 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
(i iiiipoiiants travaux et qu'elle ait traité avec la plus grande faveur cet élégant
artiste, cet homme spirituel et galant !
Boucher est aussi fort occupé à des travaux de décors pour l'Opéra,
notamment de 1737 à 1739, et de 1744 à 1748, et cela encore convient à
merveille à sa vivante et infatigable imagination. Que ne fait-il pas? A quelle
mode ne sacrifie-t-il pas gaiement, sûr qu'il est d'imprimer à chacune de ses
productions samarque beaucoup moins périssable que la mode elle-même. Tantôt
ce sont des «■ chinoiseries », tantôt des « pantins », au moment où chinoiseries
ou pantins seront la toquade du jour.
Cela ne l'empêche pas, outre ses décorations et ses tableaux de chevalet, de
bross(>r de très grandes toiles comme le Lever ci le Coucher du soleil (1753),
magniliques et éclatantes compositions, les plus importantes de son œuvre (col-
lection Richard Wallace); enfin de produire en quantité des dessins exquis
que, par une heureuse innovation, il met à la mode, alors que jusqu'à ce moment
les artistes gardaient les dessins dans leur atelier, sans beaucoup s'en soucier,
ou ne les considéraient que comme des documents pour leur seul usage. Or ces
dessins de Boucher sont charmants et on leur fait fête. <c Ils prennent place
familièrement dans le boudoir, le salon, la chambre à coucher, à côté du
tableau... 11 était de bon air d'en avoir... C'étaient de faciles et vives croquades
sorties sans effort de la main du peintre, des figures rondement enlevées h la
pierre d'Italie ou à la sanguine, des scènes de campagnes grassement esquissées,
des bergerades, des tableaux mythologiques où des corps de déesses et do
nymphes se débrouillaient voluptueusement dans toutes les coquetteries du
déshabillé;... sous ces lignes courantes, roulantes, grasses comme les touches
(l'un ébauchoir, des rondes, des troupes, des bouquets d'Amours naissaient et
s'épanouissaient ; des académies de femmes en pleine chair et tout étoilées de
fossettes se levaient dans une nudité opulente. »
La protection de madame de Pompadour avait favorisé Boucher : dès l'an-
née 1746 elle lui faisait décorer les châteaux et résidences royales, ses propres
maisons, hii achetait le Lever et le Coucher du soleil, se faisait peindre par lui
en grand portrait, prenait de lui des leçons d'eau-forte; elle avait de la
sympalliie et de l'admiration pour son si élégant peintre, et ne pouvait au
fond ne pas éprouver de la reconnaissance pour celui qui avait contribué à
distraire le roi et à l'entourer elle-même d'un si aimable décor, si dans ses
goûts, si neuf', paraissant si bien inspiré par elle et inventé pour elle.
Enfin Boucher fournissait amplement les manufactures des Gobelins et de
fieauvais «le modèles de toutes sortes, et il succédait à Oudry dans la direction,
lorsqii'entre ce peintre et le personnel éclatait un conflit technique. En 1705, il
était directeur de l'Académie ; c'i la mort de Carie N'an Loo (1763) il était devenu
premier peintre du roi. On voit que les honneurs ne manquèrent pointa
jeunesse
'^^"^^ "E LA V,E CH.u,P,;x„E.
no
'■-:'-=;:;:::;=:s~~:,:;,:™^
218 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PKIMURE.
et des criti(iues il avait aussi les plus chaleureux admirateurs ; et cela n'était pas
si inutile qu'on le pouvait croire, car il avait aussi quelques adversaires
acharnés et de ceux qui comptent. L'un était Grimm, (jui trouvait rien moins
que « détestable » son coloris et son dessin, et — cela suflit. — lui préférait
beaucoup Carie Van Loo. L'autre dont il faut tenir beaucoup plus de compte,
était Diderot.
Sans doute Diderot (dont il ne s'afi;it point ici de contester le génie de
penseur et d'écrivain, mais dont la critique péroreuse, tranchante, protectrice,
ne saurait aujourd'hui être écoutée avec la même déférence que jadis), Diderot
a vaillamment soutenu Chardin et La Tour, mais il a exalté un bien discutable
peintre, Greuze, et en a accablé un très bon, F'rançois Boucher. « Cet homme »
est sa bête noire ; il le prend à partie à chaque instant ; quand il expose, il lui fait
reproche de vouloir tout accaparer et dévorer ; quand il n'expose pas, il l'accuse
de se dérober, enfin il lui cherche toutes sortes de chicanes aussi éloquentes que
puériles.
Souvent ses critiques sont d'une dureté surprenante ; dans les rares mo-
ments où le système ne l'aveugle pas, et où il serait tenté de se laisser aller
au charme, il se reprend vite. « Quelles couleurs ! s'écrie-t-il un jour, quelle
variété! quelle richesse d'objets et d'idées! Cet homme a tout, excepté la vérité! >>
Mais c'est justement de la vérité que Boucher se soucie le moins; il en a par-
faitement horreur, et ce qui précisément nous charme en lui c'est que tout,
dans son art, est invention et arrangement. Il faut pourtant prendre les tempé-
raments pour ce qu'ils sont et ne pas tomber dans des erreurs comme celle-ci :
<( Toutes ses compositions font aux yeux un tapage épouvantable, c'est le plus
mortel ennemi du silence que je connaisse ; il en est aux plus jolies marion-
nettes du monde ; il tombera dans l'enluminure. » Ici vraiment on ne peut
parler plus faux, car Boucher est l'harmonie même, jamais rien de discordant
ni de tapageur n'a pu se rencontrer dans ses fraîches peintures, même au
moment, où sorties de son pinceau, le temps n'en avait pas encore atténué
l'éclat comme aujourd'hui.
Mais écoutezencore Diderot: « Quand il faitdes enfants, il les groupe bien, mais
qu'ils restent à folâtrer dans les nuages. Dans toute cette innombrable famille,
vous n'en trouverez pas un à employer aux actions réelles de la vie, à étudier sa
leçon, à lire, àécrire,àtiller du chanvre. » Ah! pour celle-là, elle est d'un comique
extraordinaire. Si jamais lespetits joul'llusde Boucher ont eu besoin d'étudier une
leçon (et de la réciter, peut-être, avec la ponctuation?) ou s'ils savent même ce
que c'est que de tiller du chanvre,... quelle idée de philosophe! Cela vous
donnerait envie de faire des charges, de crier au bon Diderot que ces Amours
et non pas ces enfants, la différence est grande) sont créés parle peintre non pas
pour tiller, mais pour titiller. Boucher l'aurait sans doute encore mis fort en
ÉCOLE FRANÇAISE. 219
colère s'il lui avait dit que ces mauvais apprentis ne sont simplement pour lui
que de jolies taches roses, destinées à former des harmonies avec d'autres roses,
avec des draperies d'un bleu ou d'un rose léger, avec des nuages nacrés, avec
toutes sortes de ces choses diaprées qu'il collectionnait chez lui avec passion.
Mais laissons là Diderot.
Ce peintre, en effet, qu'il va jusqu'à accuser de trop vivre dans le monde
de la galanterie (et après tout le peintre de Louis XV n'était pas tenu d'être
un saintj, s'était fait une vie tout à fait raffinée, pleine de goûts délicats et
1"-^..
MOTIF DU PLiFOND b 0 CHiTE.lU DE FONT i 1 S EB L E A D.
de satisfactions artistes. Il s'entourait de tableaux, de dessins, d'estampes de
maîtres, de bronzes, de porcelaines, de laques, de bijoux, comme un connaisseur
qu'il était. Il disposait dans des armoires garnies de glaces, qui en décuplaient le
chatoiement, mille matières précieuses, naturelles, que fournissaient les trois
règnes, plumes d'oiseaux rares, métaux irisés, co(iuillages introuvables,
C'étaient « les pierres fines, les quartz et les cristaux de roche, les améthystes
de Thuringe, les cristaux d'étain, de plomb, de fer, les pyrites et les niarcassites.
L'or natif, les buissons d'argent vierge en végétation, les cuivres gorges-de-
pigeon et queue-de-paon, les morceaux d'azur, les malachites de Sibérie, les
jaspes, les poudingues, les cailloux, les agates, les coraux, les sardoincs ;...
puis, dans ce merveilleux musée des couleurs célestes de la terre, venaient les
coquilles avec leurs mille nuances délicates, leurs prismes, leurs reflets chan-
geants, leurs chatoiements d'arc-en-cicl, leur rose tendre et pâle comme une
220 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
rose noyée, leur vert doux comme l'ombre d'une vague, leur blanc caressé d'un
rayon de lune : les tuyaux de mer, les buccins, les pourpres, les tonnes, les
volutes, les porcelaines, les huîtres, les pétoncles, les cœurs, les moules, végé-
tations de perles, d'émail et de nacre groupées comme des parures dans les
meubles de Boule, dans les cabinets de bois d'amaranthe, ou répandues sur les
tables d'albâtre oriental, h côté des torchères de bois sculpté. »
En vérité, cette énumération merveilleusement résumée par les frères de
Concourt d'après le catalogue de la vente de Boucher est la plus parfaite et la
complète explication. Elle dispense et décourage de chercher à entrer plus avant
dans la démonstration des surprenantes qualités coloristes de notre peintre.
Et quant à son dessin si souple, si spontané, d'un jet si fier quoique si volup-
tueux, on ne peut que dire en terminant d'aller voir au Louvre, surtout dans le
Bai7i de Diane et dans Vénus chez Vulcain, combien il épouse victorieusement
la plus rare et la plus chatoyante couleur qui ait rayonné sur une palette fran-
çaise après celle de Watteau.
CHAPITRE IX
Un grand artiste, Chardin. — Greuze et son dangereux ami. — Le portraitiste du xviii» siècle, Lalour.
La simplicité, dans l'art comme dans la vie, est la qualité la plus rare et la
plus méconnue. Aux yeux des passants vulgaires, au jugement des esprits,
superficiels, elle apparaît même comme une (jualité négative, sinon comme la
négation de toutes les autres qualités ; on la dédaigne, on ne prend point garde
à elle. La tendance des hommes, en général, et en particulier de ceux qu
ambitionnent de se distinguer en un art quelconque, est d'agir, de penser,
d'exprimer leur pensée d'une façon compliquée. Et pour être vraiment simple,
il faut ou beaucoup d'exercice, ^ et c'est là l'exercice le plus admirable, le plus
i digne d'exercer la volonté de tout être bien né et soucieux de sa propre culture,
— ou bien des dons naturels, mais qui sont tellement rares que, dans l'art,
la littérature ou la vie, des hommes ainsi doués ne se rencontrent dans toutes
les écoles qu'à l'état le plus exceptionnel. Chardin est un de ces hommes
précieux.
Il pourrait être soutenu par de très bonnes raisons que le talent de Boucher
et de Watteau est simple, et que c'est cela qui en fait le prix, ou du moins qu'il
est beaucoup plus simple que ceui des grands académiciens du xvii° siècle,
ou que celui des « innovateurs » de la lin du xviii" siècle, qui croyaient être
simples et austères, alors qu'ils étaient d'une sécheresse compliquée et empha-
tique. Mais on n'arriverait à cette démonstration de la simplicité dans leur
élégance et leur joliesse que par une analyse un peu subtile et qui pourrait être
accusée de tour paradoxal. Du moins, en présence de Chardin, il n'y a pas de
contestation possible.
Voici donc un de nos plus merveilleux peintres, un des plus attrayants et des
plus originaux de toute notre école, et des quatre plus grands du xviu" siècle,
222 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
et cela dû seulement à la simplicité et à la bonté. La biographie de Chardin tient
en peu de lignes et son caractère se dépeint en ces deux mots ; il faudrait pourtant,
pour que le portrait soit achevé, en ajouter un troisième, et l'on aurait donc :
bonté, simplicité, finesse.
Chardin naît à Paris le 2 novembre 1699. 11 est, non pas de la bourgeoisie,
mais du peuple. Son père est un bon menuisier, fabricant des billards du roi,
un habile ouvrier et un brave homme. Chardin vient donc au monde dans un
milieu fort humble, fort honnête, excellent en un mot. Il aime à dessiner,
h tripoter la couleur, il s'apprend tout seul comment on peut faire; il prend
pour cela le moyen le plus simple : il se procure tout ce qu'il faut pour peindre
et suivant une recette naïve, mais encore la meilleure de toutes, » il met de la
couleur jusqu'à ce que cela ressemble » à ce qu'il veut, à ce qu'il voit.
11 faut pourtant un maître pour enseigner le pur métier, ce qu'on perdrait
trop de temps à deviner ; son père le place chez Gazes, un peintre très oublié, qui,
de son temps même, n'avait pas grand éclat, mais qui probablement suffit à
débrouiller matériellement son élève. C'est à lui de faire le reste.
Il s'en faut que Chardin, au sortir de l'atelier de Cazes soit un artiste, ait
conscience de ce qu'il veut et peut faire. Il cherche à s'employer comme il peut,
comme une sorte de manœuvre plein de bonne volonté et d'une heureuse
ignorance. Un jour il est chez Noël-iNicolas Coypel comme aide, et l'artiste le
juge digne de peindre un fusil dans un portrait de chasseur, quitte h le retou-
cher. Un autre jour le voilà embauché par Van Loo pour des travaux de
restauration à Fontainebleau. Pendant tout ce temps le bon garçon travaille
assidûment, ingénument; aucune leçon n'est pour lui perdue, pas plus l'intérêt
qu'il peut y avoir à bien peindre un simple accessoire, tel que le fameux fusil,
à le bien disposer en bonne lumière, que les enseignements de tel ou tel
maître qu'il va suivre à l'Académie, tout en pensant aux moyens de gagner sa vie.
Mais il en prend et il en laisse ; il est simple et têtu, comme un brave
(ils d'artisan qu'il est. Les belles machines ne lui disent rien : il songe déjà
qu'il n'est tel que de faire à son idée, et il ne paraît pas avoir eu un seul
instant de velléités de tâter de'la mythologie, de l'allégorie, ou de la tragédie.
Il aime bien ce qu'il voit autour de lui, et il y trouve beaucoup d'amusement
inconnu aux ambitieux : un pot, un poisson frais rapporté du marché, encore
tout gluant de la mer, un bonhomme rencontré dans la rue, un bouquet de
fleurs, une miche ou une fouace, que dire encore! Tout cela lui suffit parce
qu'il le sent bien, le voit bien, a pour ces objets de l'amitié à cause de l'humble
et suffisant plaisir qu'ils leur causent. Or savez-vous la vraie recette pour
devenir un grand homme? C'est simplement de regarder les choses plus
longuement que ne le font les autres hommes. Et Chardin a pris la bonne
manière.
ÉCOLE FRANÇAISE.
22:{
Ses premiers essais sont, en vérité marqués de cette sagesse et de cctU!
esthétique sensée. Tenez, écoutez tout cela, voyez ce qu'il va faire. Ah! que cela
€st nouveau pour nous, et quel repos après toutes les choses sublimes que nous
avons déjà vues...
Un des amis de son père, un chirurgien, c'est-à-dire un de ces praticiens
qui rasent, saignent, purgent, font et vendent tout ce qui concerne leur éljit,
veut donner au jeune homme une occasion de se distinguer; « Mon gaiihirc',
CIl.inulN. — LK JEU DE LOIE.
nous verrons bien si tu es ou non un peintre et si tu as des cliances (h> de\<'iiir
le Mignard de ton époque. Je te donne ma confiance; tu vas uv peindre une
enseigne pour ma boutique. » N'allez pas croire que l'appronti artiste fait
la moue et considère sa dignité comme offensée. Que non pas ; il va faire une
enseigne, et une fameuse enseigne, et bien s'appliquer, encore, à la faire de son
mieux.
Voyons, va-t-il chercher quehiue chose qui le pose en bel esprit ? \'a-l-il
faire appel à Esculape et aux Muses, et invoquer l'allégorie à son aide |iour
attirer l'attention sur le magasin d'un barbier, poseur de sangsues et de
224 lllSTUlIvE ruPULAIRE DE LA PELNTLRE.
compresses? Il n'a garde; il a souvent, en flànont par les rues de Paris été
témoin d'accidents ; il a été partie intégrante de la foule qui se presse autour
du blessé, coup d'épée ou coup de timon. Avec les passants et les badauds il a
donné son avis sur l'aventure, aidé à transporter le pauvre hère, collé son ne/
aux vitres du magasin pour voir où en est le malade et comment se fait
le pansement. Et voilà : pour lui, c'est ça la chirurgie; ce ne sont môme pas
toutes sortes d'instruments compliqués dont l'acier donne la chair de poule,
et qui feraient plutôt fuir les clients, comme on descend précipitamment
l'escalier du dentiste avant même d'avoir touché sa sonnette ; pour lui la
chirurgie, c'est un blessé qu'un apporte, des gens qui s'attroupent, un sergent
de ville qui les contient, un commissaire qui s'approche pour verbahser et
un savant homme, aidé de son élève, qui, ajustant ses besicles et penché sur la
plaie, s'apprête à la traiter suivant les règles de l'art.
C'est l'enseigne de Chardin. Elle attire la foule une fois en place, la bonne
foule instinctive et nature comme le bon jeune diable de peintre. On dit :
« Comme c'est ça! comme c'est bien imité!') Quant au chirurgien, qui est
du (( grand siècle » il aurait peut-être voulu quelque chose d'un peu plus pom-
peux, on bien quelque chose de plus en rapport précis avec sa profession ; mais
il est bien obligé de céder devant le jugement de la foule.
L'enseigne du barbier n'existe plus ; une précieuse petite esquisse en a été
bridée en 1871 ; il en reste seulement comme souvenir une petite eau-forte de
Jules de Concourt. Mais, si du moins il est impossible de savoir ce que pouvait
être, comme qualité de peinture, cette entreprise d'un débutant, du moins on a
d'autres éléments d'appréciation de ce qu'il savait faire avant la trentaine et ce
qu'il savait faire était merveilleux.
Voici encore quelque chose de bon à savourer et à méditer, car avec Chardin
c'est partout le sourire et partout un repos. Depuis de bien longues années, c'est
la coutume qu'à l'octave de la Fête-Dieu l'on tende sur le passage de la proces-
sion des belles tapisseries, tout ce qu'on a de meilleur et de plus riche.
A l'occasion de cette fête, les peintres appendent le long des tentures, des
tableaux dont ils sont contents, des tableaux à vendre. Cette exposition en plein
vent a lieu sur la place Dauphine. Parfois des maîtres illustres ne dédaignent
|)as d'y prendre part, de façon qu'il y a du mauvais et du bon; en tous les cas,
personne ne néglige d'aller voir si quelque inconnu ne s'y révélera pas, et les
académiciens les plus célèbres ne se font pas faute d'aller en corps voir la pein-
ture comme les autres.
Ce serait bien mal comprendre le loyal Chardin que de ne pas l'aller chercher
place Dauphine à ses débuts, et il n'est pas de ceux à qui il faut tout de suite
les palais ou les « salons » en vue. Il expose un jour un petit tableau imitant
un l»as-reliof de bronze, et ni plusTii moins que J.-B. Van Loo s'en rend acqué-
ÉCOLE FRANÇAISE.
225
reur. Mais le trioni|iIic c'est en 1728. Chardin a don»^ alors au plus vingt-
neuf ans. La merveille, la bonne peinture grasse, et riche, et opulente, et sim-
ple, et roliuste, et précieuse, c'est uu 'laldcau qui représente une raie pendue
C II \ r. n l \ . — L\ G O L \ K li .\ A \ 1 E .
au croc, une raie blanche, rouge, rose, nacrée, avec ses petits yeux et sa gueule
qui a l'air de rire, une raie qui préside à une réjouissante assemblée de vic-
tuailles et d'objets de ménage: un gros pot bleu -serdiltre, une écumoire, un
chaudron, une casserole; des poissons, des huîtres ouvertes et qui l'ont venir
do
22R IIIsroiRI' l'Ol'ULAlUE DE LA PEINTURE.
l'eau h la bouche, ol des poireaux, des beaux poireaux, et uu matou qui
circule parmi ces choses, avec circonspection, un matou blanc et gris,
noblesse de gouttière, (|ui marclie sur le bout des pattes et arrondit l'échiné.
Eh bien, cela ne s'est jamais fait depuis qu'il y a une Académie en France ;
on a toujours eu besoin d'anoblir les objets, et de mettre devant les fruits et les
fleurs une particule, à moins encore qu'ils ne soient» tributaires de Pomone ou de
Flore ». Pas plus que les êtres humains ils n'avaient échappé à la mythologie ou à
l'étiquette. Chardin n'y pense même pas. Avec la science qu'il s'est fabriquée et
avec le sentiment que lui a fabriqué la nature, il a représenté tout cela simple-
ment, largement, et cela est si fort qu'il faut bien dire que ce jeune homme de
trente ans est un maître. Largilliùre ne s'y trompe pas, lui, le vrai bon peintre
qui s'est élevé à l'école flamande, et il est de ceux qui engagent Chardin à se
présenter à l'Académie...
Nous vous disions qu'il y avait dans Chardin un grain de malice... Décidé-
ment nous sommes voués à l'anecdote aujourd'hui. « Désirant, dit le Nécrologe
de 1 780, pressentir les opinions des principaux officiers de ce corps (l'Académie),
Chardin se permit un innocent artifice: il plaça dans une petite salle, comme
au hasard, ses tableaux, et se tint dans la seconde. M. de Largillière, excellent
peintre, l'un des meilleurs coloristes et des plus savants théoriciens sur les efTets
de la lumière, arrive ; frappé de ces tableaux il s'arrête à les considérer avant
d'entrer dans la seconde salle de l'Académie, où était le candidat ; en y entrant :
« Vous avez !à, dit-il, de très beaux tableaux; ils sont assurément de quelque
bon peintre flamand, et c'est une excellente école pour la couleur que celle de
Flandre ; à présent voyons vos ouvrages. — Monsieur, vous venez de les voir.
— Quoi ! ce sont ces tableaux que...? — Oui, monsieur. — Oh ! dit .M. Largil-
lière, présentez-vous, mon ami, présentez-vous. » .M. Chardin fut agréé avec un
applaudissement général. Ce ne fut pas tout ! Comme M. Louis de Boullongne,
directeur et peintre du roi entroit à l'assemblée, .M. Chardin lui observa que les
dix ou douze tableaux qu'il exposait étoient à lui, et qu'ainsi IWcadémic pouvoit
disposer de ceux dont elle seroit contente. « Il n'est pas encore agréé, dit
» M. de Boullongne, et déjà il parle d"ètre reçu. Au reste, ajouta-t-il, tu as bien
» fait de m'en parler ». (C'étoit une habitude qu'il avoit de s'exprimer ainsi.) Il
rapporta en effet la proposition, elle fut saisie avec plaisir; l'Académie prit deux
d(! ces tableaux : l'un, un buffet chargé de fruits et d'argenterie, l'autre, le
beau tableau représentant une raie et quelques ustensiles de ménage, qui fait
encore l'admiration des artistes, tant la couleur en est fière, lant Felfet et le
faire sont admirables. »
Le second tableau est au Louvre, à côté de la fameuse raie : c'est cette sur-
prenante grande loile, où. sur une fable couverte d'une nappe blanche, des
fruits s'élèvent en pyramide, puis des huîtres dans une assiette, des carafes
i-.colp: francmsi:.
227
dean et de vin, délicieuses de forme, des verres, un pot en argent ; puis un per-
roquet perché sur un yraud vase, et un cliieu épagneul se dressant vers l'oiseau
parleur.
Tout cclii ne sent-il pas le brave homme, et riioninic (|ui rciul anlmif de
lui la boulé eonl.igiiu-i- . ><<)<■/■ assui'é ([u'un huninic. un artiste qui aura
connu des succès de cet aloi, jamais ne sera entiiclié d'orgueil, d'arroganc' ou
d'égoïsme, quelque haute situation à iai|ui'llc il parvienne. Nuih'i tout un coté
du xvin' siècle <[u'on ne saurait li'op l'fiirt! rcssorlir: le cùlé vraiment i'aniilicr
et simple, et droit, avei; une rc'clle mais i-olui>te délicatesse. C'est en C.hardia
que ce wiii" siècle-là se concen'i-e et >"(''pauuinl.
2^8 HISTOIRE POPULAIRE DE LA l'ElMl lii;.
• Chardin a aussi son roman d'amour. 11 est comme le reste. L'artisle s'était
marié à trente-deux ans, plusieurs années après les accordailles, car on voulait
(jue sa position lut un peu sûre. Dans rintervalle, la famille de la jeune lille,
Marguerite Saintar, est complètement ruinée, et alors que le père Chardin veut
rompre le mariage, J.-B. Siniéon tient énergiquement à honneur de respecter
ses engagements. La femme de Chardin était de faible santé; elle mourut au bout
de quatre ans de mariage, lui laissant un fils. Ce fils mourut plus tard, lorsque
Chardin approchait de la soixantaine. Toutes ces douleurs le trouvèrent résigné,
mais toujours bon, doux et bienveillant. La difficulté même de vivre, car il ne
produisait qu'à ses heures, ne faisait point d'embarras, et n'exigeait point de
très ha'uts prix, fut une des causes de son second mariage (1744) avec une brave
femme, une veuve, Françoise-Marguerite Pouget, fine, spirituelle et sérieuse
comme lui, et dont il nous a laissé un portrait attendri.
Écoutez-le parler un peu maintenant. C'est Diderot qui a sténographié son
langage et cette fois nous n'avons que de la reconnaissance à éprouver envers»
le » salonnier ».
« Messieurs, messieurs, de la douceur. Entre tous les tableaux qui sont ici,
cherchez le plus mauvais; et sachez que deux mille malheureux ont brisé entre
leurs dents le pinceau, de désespoir de faire aussi mal... Si vous voulez
m'écouter, vous apprendrez peut-être à être indulgents... Après avoir séché des
journées et passé des nuits à la lampe devant la nature immobile et animée, on
nous présente la nature vivante, et tout à coup le travail de toutes les années
précédentes semble se réduire à rien : on ne fut pas plus emprunté la première
fois qu'on prit le crayon. 11 faut apprendre à l'œil à regarder la nature et com-
bien ne l'ont jamais vue et ne la verront jamais! C'est le supplice de notre vie.
On nous a tenus cinq à six ans devant le modèle, lorsqu'on nous livre à notre
génie, si nous en avons. Le talent ne se décide pas en un moment. Ce n'est pas
au premier essai qu'on a la franchise de s'avouer son incapacité. Combien de
tentatives tantôt heureuses, tantôt malheureuses ! Des années précieuses se sont
écoulées avant que le jour de dégoût, de lassitude et d'ennui ne soit venu. L'élève
est âgé de dix-neuf ans à vingt ans, lorsque, la palette lui tombant des mains, il
reste sans état, sans ressource et sans mœurs ; car d'avoir sans cesse sous les
yeux la nature toute nue, être jeune et sage, cela ne se peut. Que faire ? que
devenir? Il faut se jeter dans quehjues-unes de ces conditions subalternes, dont
la porte est ouverte à la misère, ou mourir de faim... »
Non seulement nous pouvons l'entendre parler, mais encore nous pouvons-
bien le connaître, le voir, — grâce à lui-même. H s'est représenté bien franche-
ment et bien familièrement, en doux de ces portraits au pastel qu'il fit dans la
deinière partie de sa vie, pour piquer un peu l'indifférence du public et de la
critique qui commençaient à ne plus paraître se douter cpiel grand pcintra
r;ro[.E ritANCAisi'.
22!)
c'était là. Pastels vraiment l)eaii\ dÏMiorgie, d'honnêteté et en même temps
d'hal)ileté snrprenante dans la facture. Il n'a pas fait loilrlte, nous n'en sommes
que |ilus à Taise avec lui. Son bonnet blanc est armé d'une visière verte uDur
bien protéger sa vue ([uaiid il pcini ; d,- grosses besicles sont pc.sées sur son ne/;
il regarde en face, dun air coi-dial, lin, et candide: son visage pi,. in. rasé, sa
bouche pleine de franchise et dVspril, Ir iimindrr ddail, jnMin'à sa mbc de
230 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
chambre d'un beau ton, tout cela est sans aucune complication, mais distingué
et fort, au possible. Ces deux portraits, puis le portrait de sa femme, une
aimable vieille, aux traits doucement accusés, à l'œil plein d'intelligence, vous
raconteront toute une âme, ou achèveront de vous la bien faire com-
prendre si vous méditez un peu devant eux après avoir lu ce qui précède.
Que dirions-nous de plus, d'ailleurs? Quelques traits biographiques, quel-
ques dates n'ajouteront pas grand'chose au portrait. Il fut nommé conseiller
de l'Académie en 1743, trésorier en 1745, et il eut un logement au Louvre;
en 1765 il fut élu « officier » de l'Académie de Houen; enfin pendant de longues
années il fut chargé du placement des tableaux aux expositions annuelles du
Louvre, et, pendant tout ce temps et en remplissant ces épineuses fonctions,
il ne se conserva que des amis dans la race irritable des peintres.
Enfin une indication pénible; la froideur croissante de la critique à son
égard : on le trouve monotone; puis c'est toujours un tort de vieillir, même
quand on demeure le maître habile et l'artiste toujours tendre et ému. Une in-
dication gracieuse et touchante aussi ; << Madame Victoire », ravie d'une tète de
jaquet (de petit laquais) et envoyant au pauvre vieux Chardin une belle boîte
d'or en hommage, — et cette année-là (1779) Chardin mourait.
Voilà tout, et maintenant il nous restera à l'étudier au Louvre, et à saluer
bien bas lorsqu'on un musée de province ou de l'étranger, à Lille ou h Munich,
par exemple, ou dans quelque heureuse collection particulière, nous rencontre-
rons de lui un morceau, toujours savoureux, toujours sain, réjouissant à l'oeil
et satisfaisant pleinement l'esprit.
Au Louvre ce sera le Bénédicité, la Mère laboriew^e, la Pourvoyeuse, les deux
grands tableaux que nous avons cités, puis toutes les natures mortes ; la
brioche du dimanche, avec le couteau prêt à entrer dans sa croûte dorée et sa
mie toute chaude ; le panier de pèches vermeilles ; la pomme près d'un gobelet
brillant; le bocal de prunes; les noix rugueuses; jusqu'aux maigres harengs
pendus au mur, ou au lièvre dont le poil est chaud et léger. Tout cela émer-
veille, ravit, et attendrit, et c'est simple, simple comme la bonne nature du bon
Dieu que c'est. On ne céderait que trop à la facilité d'écrire des pages entières
sur toute l'intimité de ces humbles choses, et pourtant sur leur distinction su-
prême. Mais c'est presque une superfiuilé d'essayer d'écrire de belles phrases sur
cette petite Pourvoyeuse si parfaite de dessin et de matière, si rare de couleur ;
sur les fillettes (pii joignent les mains pendant (jue la mère va servir la soupe;
sur cette autre, grandcletle et attentive à laquelle la mère explique un point
de tapisserie, tandis qu'un chien, un admirable carlin, beau comme un chien
de Vèlas{|uez, est là qui veille, comme c'est son devoir de carlin. Oui. c'est
folie que d(! raconter des histoires qui sont toutes racontées, il ([iie hmt le
monde comprend et ipii énieuveut tout le monde, les simples comme les
ÉCOLE FRANÇAISE.
231
raffinés, ceux qui ignorent la |ii>inliir(' comme ceux (|iii la coni|ircrineiil ,
Ceux-ci demeureront toujours surpris de la profonde el pn's(|ue iiisaisissal)lc
LF BÉ\f. tUCITÉ.
f('rlini([iir (Ir Chardin, et iiiii nVst insaisi<sai)le (|ue parce qu'elle ne comporte
aucune ruse et consiste uniqucmcul dans la sincérité, (hni> lu jus|,.vsi-, mais
232
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
aussi dans le désespérant tour de main d'un bon ouvrioi'. l'iiis (>nfin, l'iiomme
spirituel que voilà ; comme cela est posé, composé et groupé finement et ingé-
nieusemcnl sans qu'il y paraisse ! Enfin pour être des motifs en apparence
humbles et secondaires, de simples sujets de mœurs, ou de constantes
natures mortes, si vous saviez la force et la noblesse réelle de tout cela!
j.-u. suit ON Cil 4 mas.
DAPKLS bO.\ PORTRAIT I' » U Ltl-IIK.UE.
l'aites, par exemple, rexpéricnoe à la salle française du Louvre, do regarder,
en reculant de quelques pas, un j)anneau qui contient des Chardin, au milieu
d'autres choses, quelles qu'elles soient, le Bencdkitô^ ou la Mère laborieuse, par
exemple, même à côté du radieux l'embarquement û.(i Watleau, et voyez la belle
note sobre dt sévère que cela donne, comme cela paraît plein, et grave, et sans
le moindre accroc, sans la moindre inutilité uu liésilation ! En un hkiI connue
ÉCOLE FRANÇAISE.
233
on sent qu'on est en présence, non pas seulement d'un bonhomme, mais d'ua
grand homme ! '
eu inriîv. — L'A\TiQi'Air\E.
Oui. Chardin est grand dans IVv.nHiun .t gra.ul dans la pensée, et ce serait se
placer a uu pn.m ,|,. ^ .„. ,n,,s,j„in ,,„. de voir en lui. comme on l'a fait simple-
menl le pnnlr'c ùdiiryrois du xviii siècle.
234
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PELNTURE.
Nous voudrions avoir démontré qu'un tableau de Chardin c'est le dernier mot
de la peiiilure, cl aussi le premier.
A côté de son originalité si naturelle, de sa simplicité (il faut répéter le mot
cent fois) si peu acquise, combien roriginalité de Greuze paraît tourmentée et
fausse, combien sa sensibilité maniérée, son attendrissement pleurnichard et
sa vertu insupportable. Mais c'est le peintre tel que le conçoit Diderot.» liendre
la vertu aimable, le vice odieux, le ridicule saillant, voilà le projet de tout hon-
nête homme qui prend la plume, le pinceau ou le ciseau. » 11 faut faire
CnBlZE. — LA CRUCHE CASSÉE.
grâce de toutes les tirades pathétiques de Diderot à l'occasion des plus célèbres
compositions de Greuze : l'Accordée de Village, la Malédiction pulernelle, le
Fils puni, etc. Elles procèdent toutes de ce principe qui peut se résumer à
ceci, que l'artiste doit être un moraliste plutôt qu'un charmeur. Or c'est en nous
charmant qu'il nous fait au contraire la meilleure morale, puisipi'il s'adresse
à ce qu'il y a véritablement de supérieur en nous, le goût du iieaii. VA l'on
n'en arrive pas moins à cette piquante inconséquence, que le peintre moraliste
suivant le cœur de Diderot, ne pouvant se dispenser de charmer par quelque
côté, par cela seul qu'il est peintre, et même joli peintre en dépit de ses
criants défauts, a recours aux mêmes séductions que les peintres qui paraissent
les plus immoraux. En vérité, cela est ainsi : Greuze s'efforce de « rendre la
ÉCOLE FRANÇAISE. 235
vertu aimable » comme dit l'écrivain, et même trop aimable, cai' il (ioiiiie aux
« mères vertueuses » des appas et des mines de tout point semblables aux mines et
aux appas des coquettes, et à l'ingénuité, àl'innocence, les airs b's |»Iiis l'ripons.
Et il se trouve qu'en fin de conifile, Greu/e serait tout aussi corni|)lour ([uo
cr.rrzE. — n TuicoTRrSF fndobmie.
ce Boucber auquel Diderot l'opposi^ sans cesse, s'il pouvait iMn' ailtnis un
seul instant que la vraiment bonne peinture soit le moins du monde corruptrice.
Greuze a parfois fait de bonne peinture; il en a fait aussi de bien insup-
portable, sinon de mauvaise. Il est de son temps et l'on compi-end ([ue sa
vogue ait été immense, bien plus gnindc (|ue celle de Gliaidiii. (|ni c^l lui. de
tous les temps. Greuze a un senliini'iii 1res personnel de la grâce, mais non pas
ti3G HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
(le la grâce vraiment simple. Telle jeune fille de lui, vraiment ravissante au
premier aspect, a encore suffisamment letofTe d'une mijaurée. Il se sauvera
cependant aux yeux des délicats par ces têtes de jeunes filles (parfois aussi de
jeunes garçons bouclés, joufllus, et d'ailleurs non moins conventionnels
en leur genre que les Amours de Boucher (ceux qui ne savent pas réciter leurs
leçons ni travailler le chanvre) qui sont d'un vrai peintre, lumineux, délicat,
trouvant de fraîches et délicieuses matières.
D'ailleurs ce qui fait encore que ce peintre, tout en étant l'objet de beaucoup
moins d'enthousiasme que naguère, peut tout de même être considéré parmi
les plus intéressants de son siècle, c'est que lui non plus ne doit rien à per-
sonne : sa couleur, qui est parfois grinçante et commune, son dessin qui est
ondoyant et alfecté, mais parfois spirituel et hardi, sa conception mélodrama-
tique et boursouflée de la vie, sa sensuelle vertu, ses qualités et ses défauts en
un mot, sont bien à lui. Ce fut ce que l'on appelle une nature^ mélange de
brave homme au fond et d'infatué souvent ridicule, mais d'une naïveté qui
désarme ; sa faiblesse de caractère n'a d'égale que ses bonnes intentions, et
à tout prendre il est plutôt à plaindre, mais sans que l'on ressente dans cette
commisération la moindre tendresse. On le plaint parce qu'il épousa une fort
mauvaise femme qui apporta chez lui le désordre et le déshonneur; on le plaint
parce qu'il eut beaucoup à souffrir dans son orgueil, qui était en somme, le plus
actif mobile, et comme la consolation de son talent; on le plaint enfin à cause de
sa vie finie dans la plus noire misère (1805) à l'âge de près de quatre-vingts ans.
La biographie de Greuze n'offre rien de plus essentiel que ce que nous venons
de dire, et la peinture de son caractère est suffisamment esquissée. Quantàcettc
fin navrante, en somme, c'est beaucoup moins la fin d'un homme que la fin
d'un guùt, d'une conception artistique épousée avec excès par la foule, puis
aveuglément abandonnée par elle quand vint une révolution artistique pa-
rallèle à celle qui se produisit dans la politique.
Ce n'est pas à Greuze que s'attaquait plus particulièrement cette indifTérence ;
c'était à l'art tout entier du xviii" siècle. Nous étudierons tout à l'heure cet
acheminement. Mais nous pouvons déjà remarquer que de Watteau à
Boucher, de Boucher à Chardin ou à La Tour, de Chardin à Greuze, il y a,
malgré les différences de tempérament, difîérences d'ailleurs qui font notre
joie, un lien commun. Après eux ce lien se rompt brusquement, et
les perles admirables qui formaient ce collier incomparable de l'art du siècle
dernier, ainsi que les ravissantes petites perles qui les relient entre elles et
qui sont tous les ]>ctits maîtres doni nous aurons encore à dire un mot,
s'égrènent soudain dans le plus profond oubli. Les véridiques comme les
apprêtés, les vraiment forts et simples comme Chardin et La Tour, sont
victimes du même sort que les plus artificiels et les plus voluptueusement
ÉCOLE FRANÇAISE. 237
fardés. Les natures mortes et les inlérieurs de Chardin trament sur les
quais pour quelques écus; des poriraits admirables de La Tour se vendent
misérablement aux enchères et atteignent parfois vin^;! ou trente livres.
Nous venons de nommer encore un des grands seigneurs de la peinture
française au xvin' siècle (etChardin aurait beau rire d'être ainsi monseigneurisé,
238 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PELMLRE.
il faut bien qu'il accepte le litre tout comme Waltcau et La Tour); quand nous
l'aurons étudié un peu, nous connaîtrons alors les principaux aspects de cet
art, et nous pourrons dorénavant marcher d'un pas plus rapide dans la
revue d'ensemble de cette époque infiniment féconde. Nous aurons pour
tous les autres maîtres et petits maîtres l'admiration qu'ils méritent ; mais il
nous sera plus aisé avec eux de procéder par groupes, alors que jusqu'ici
nous ne pouvions faire autrement que de procéder par individualités.
Au reste Watteau, Boucher, Chardin et Greuze nous ont permis de voir la
vie générale du siècle, ses aspirations, élégantes ou intimes, et jusqu'à son
atrectation et ses travers. La Tour précise et fait passer devant nos yeux les per-
sonnages. Avec une vérité surprenante il nous détaille et nous met en relief ses
modèles et ils conservent dans lestons riches et suaves, à peine fanés, du pastel,
la vie qu'il leur donna au premier jour. Un pastel de lui a une double et
inestimable valeur : d'abord c'est un La Tour, puis c'est vraiment le portrait
d'une âme et partant le portrait d'une époque.
Le peintre le savait bien lui-même quand il disait, au plus brillant moment
de sa carrière : « Ils croient que je ne saisis que les traits de leurs visages, mais
je descends au fond d'eux-mêmes à leur insu et je les remporte tout entiers ! »
Cette parole garde l'accent de ce qu'il y avait d'ardent, de vif et de spirituel dans
ce caractère. La Tour offre un attrayant mélange de finesse et de brusquerie,
de bonne grâce et de courageuse indépendance, d'habileté et de causticité qui
font de lui l'homme du xviii° siècle dans toute la pureté du type, et même par
certains côtés un de ces élégants et pétulants avant-coureurs de la Révolution,
qui pour être au mieux avec la haute société ne la ménageaient point et ne se
faisaient pas d'illusion sur elle. La Tour, talent admirable et vraiment spontané,
est un peu, intellectuellement, frère de Beaumarchais et de Diderot.
La Tour naît en 1704 à Saint-Quentin. Son père, un musicien de la collé-
giale, veut faire de lui un ingénieur, alors que le jeune garçon, couvrant de
croquis ses cahiers et ses livres, veut être peintre et le veut ferme, et si bien
qu'à quinze ans il s'enfuit à Paris. Il y arrive sans savoir où débarquer, sans
relations, sans ressources, — et sans savoir dessiner. Il s'adresse au graveur
Tardieu, qu'il ne connaît pas, mais dont il a vu le nom au bas d'une estampe, et
qui n'a pas besoin de lui, mais le place chez le peintre Spocde. Or. remar-
quez le nom de c(^ peintre oublié. Nous l'avons déjà rencontré; c'est l'ami de
Walteau, assez peu génial lui-même, mais probablement fort artiste d'intention.
11 l'ait bon accueil à ce jeune téméraire. Et nous aimons assez nous imaginer
que La Tour vil Monsieur Watteau chez son maître, ou tout au moins qu'il entendit
fori palier d(> hii ; cela paraît bien difficile autrement. Nous nous complaisons
dans cette pensée de quelque indirecte infiuence, décisive si légère qu'clh' soit,
et s'exerçant |iar cet hunil)le Irait d'union, Spoede, du grand iiivi'iiteur des
ÉCOLE française:.
239
grâces sur celui (jui devait èlre uu peu plus tard leur purlrailisle ordinaire.
Aucun document, à la vérité, ne vient confirmer cette supposition, mais nous
n'en sommes ainsi (jue plus à l'aise pour ne pas être démenti, et nous n'en
insislous que davantage sur celte coïncidence ; l'ami de jciiiiri-^c de Wallcau
mettant le pinceau à la main de La Toui-.
En 1722 a lieu lesacre de Louis W, à lieims; La Tour, ipiil ail ou non une
arrière-pensée ou qu'il fasse simplement le voyiije en curieux, es! là dans la
foule. Il se faulile. il décroche la commande d'un portrait. *i>uis de deux, puis
2i0
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PELMURE.
do portraits encore, de gens fort en vue : ni plus ni moins que l'ambassadrice
d'Espagne, puis l'ambassadeur d'Angleterre qui s'intéresse à lui, l'emmène
à Londres, lui procure ainsi, tout jeune, commencement de célébrité et de
lortune. Et La Tour revient à Paris, n'ayant pas eu à se plaindre de son voyage
ùRfims ; ilacquiert sans beaucoup tarder, à Paris comme à Londres, la réputation.
Seulement, avec une malice qui nous ravit, car elle indique déjà un homme qui
UiUR ICE QUENTIN DE Ll TUIE
D iPriES SON PORTBAIT PAR LU[-MÉJ1E.
connaît la badauderie du monde : il s'est présenté à Paris comme un peintre
anglais ! Un Français, tout jeune, qui aurait beaucoup de talent, cela ne se serait
jamais vu ; mais un étranger, à la bonne heure : c'est un prodige!
N'avons-nous pas déjà, en ces quatre coups de crayon, tout le caractère de La
Tour? L'humeur aventureuse à qui les choses réussissent, lu volonté, le goût
aristocratique, le jugement décisif et moqueur.
Puis c'est l'éducation : La Tour n'a pas ignoré Walleau, et, en .\ngleterre, il a
vu des Van Dyck. Ce serait une éducation pres(]uc flamande ; mais le tempérament
CCOLF FliANCAISE.
2il
de La Tour est tout français et nous voulons dire par là (ju'il possède cette préci-
sion, celle passion de netteté qui, chez nos grands artistes, donne la franchise,
l'explication complète des choses en pleine lumière, mais(iui chez nos médiocres,
il est vrai, devient simplement sécheresse et ahsence de tout mvstèi-e. Ii'aillciiis
l.A TOUn. — UADA.ME UE TOMPADOUK,
Iriliicnlion de La Tour est encore iiicomplèle : il u';\ jiis(|ii"ici afrirmé (jiie des
dons remanjnaldes, — et de laplomi), heancmiji daphind). 11 est réservé à un
académicien, homme savant, correct, hon et hrus(pii', Louis de Boullongue, que
r.ous avons vu déjà si hien accueillirC.hardin en le tuloyant,de remettre un peu de
laodeslic dans tout ceci. Comim- le jciiiic La Tour a fait le porli'ait de la helle-
fille du peintre, Louis dcBoullongne veut le connaître et, pour loiil c(unplimriil. il
16
2'i2 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
le prend par le collet, le traîne devant le portrait, et l'apostrophe ainsi :
« Regarde, malheureux, si tu es digne du don que t'a fait la nature ; va-t'en dessi-
ner si tu veux devenir un homme ! »
Et comme La Tour n'est pas seulement un jeune aventurier et un jeune amhi-
tieux, mais encore qu'il a en lui l'étotre d'un véritable artiste, il profite de la leçon,
si dure qu'elle soit pour un amour-propre déjà flatté par de précoces succès; il
rentre en lui-même, s'isole pour un temps, dessine avec acharnement, recherche
l'amitié et les conseils de Restout, de Largillière ; et grâce à sa volonté, à sa
rapidité d'assimilation, à ses dons, enfin, qu'il complète, il a vile fait de rattraper
le temps... gagné. Ainsi, grâce au rude et affectueux conseil du vieil académicien,
cequien La Tour aurait vite dégénéré en facilité, en lâché, en infaluation, de-
vient de la force véritable, de l'habileté raisonnée, et l'assurance d'un homme
admirablement doué, mais qui sait.
C'est d'un pur pastelliste que nous avons à parler, car La Tour, infiniment
nerveux, avait l'impérieux besoin d'un moyen expéditif, complet, et trouva du
coup dans le pastel celui qui hii convenait. Alors le classons-nous comme peintre ?
Et comment voulez-vous donc qu'on le classe ? La force des préjugés est si grande
et on s'est si peu avisé de qualifier « peintres » ceux qui se servaient d'un autre
procédé que l'huile, pour « peindre », que les catalogues du Louvre (1) no
comprennent pas La Tour dans la section de peinture !
La Tour expose pour la première fois en 1737. Dès le début son succès est
grand et il va toujours en augmentant. Nous n'entrerons pas dans le détail de son
(l'uvre : à quoi servirait de décrire un à un les treize pastels du Louvre, et les
nombreux portraits et esquisses du musée de Saint-Quentin ? C'est la vie saisie
avec une intensité étonnante, et rendue avec une harmonie d'autant plus exquise
qu'elle ne trahit aucune prétention. Ce portrait de La Tour par lui-même, sans
grands frais de costume, simple casaque bleue de travail et chemise de nuit, sans
perruque, le sourire large et railleur, l'air à la fois « peuple » et singulièrement
affiné; cet autre portrait d'homme à la barbe mal rasée, merveilleux d'exécu-
tion ; et celui de Maurice de Saxe ; celui de .Marie Leckzinska, avec son corsage tout
fanfi'cluché de rubans, et le joli éventail bleu fermé et renversé, sur lequel elle
s'appuie ; et celui de l'homme en habit noir, gilet noir, culotte et bas noirs, une
mervele d'harmonie et de force que l'on a fini par mettre en aussi mauvaise place
que possible, tout en haut d'une petite salle mal éclairée ; tout cela pétillant '
d'esprit, et toujours d'une jeunesse et d'une fraîcheur inexprimables, quoique
(d) A ceux qui voudraient ne pas comprcmlro ci'Ue remarque et qui soutiendraient qu'il est en
dehors de tous les usages de classer ainsi les pastels parmi les peintures, nous naurons que ceci
à réiKindre : le catalogue du musée de Dresde, un des plus comi)lets et des mieux faits d'Europe en
juge autrement puiscpie les pastels sont exactement rangés et décrits dans le même volume que les
peintures.
r:COLE FRANÇAISE. 243
le temps en ait adouci l'éclat initial, mais à croire tout de même que dans
un siècle on pourra encore apprécier, comme aujourd'hui, ce qui semblerait
devoir s'évaporer d'un souffle : la fleur du pastel et l'esprit de La Tour.
Enlin le grand porlrail de madame de l'ompadour, l'œuvre la jilus importante,
L» TOLK. — VOLTAIllB.
la plus travaillée, et, quoi (ju'on en ail pu dire la plus cnm|ilMe de La Tour. Sans
doute, devant d'autres portraits plus prestement enlevés, moins assagis de facture,
devant de simples « préparations » l'on se sentira |)lus entraîné, plus ébloui :
mais il y a des éblouissements brillants et des éblouissemenls doux : et c'est de
2'i4 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
ces derniers que le portrait de la marquise procure. Ce qu'il n'a pas en crânerie,
il l'a en harmonie, en finesse ; cette grande et belle œuvre est conduite d'un
bout à l'autre avec une sûreté, une délicatesse qui n'appartiennent qu'à La Tour,
et on n'y saurait trouver la plus légère hésitation ou fatigue malgré l'effort.
Le naturel et la grâce delà pose, l'opulence des étoffes, le délicieux rendu des
accessoires dans la demi-teinte, si bien groupés, si expressifs, d'une intimité
si capiteuse et si distinguée à la fois, cela fait impeccable le chef-d'œuvre.
Impeccable, non pas pour la critique au jour le jour, qui, comme toujours,
comme partout et en tout temps, fit son office d'épluclieuse vide, hargneuse et
I' 0 m r. A n nu p i; i ^ t li e » i m o n t le r. o m a i n .
injuste. Les uns déclarèrent la pose désavantageuse et peu gracieuse; les autres
(juc le peintre n'avait pas l'ait madame de Pompadour aussi jeune et aussi jolie
qu'en propre original ; d'autres trouvèrent à reprendre dans le dessin ; enfin il y
Cil eut un qui put déclarer qu'on ne reconnaissait pas la nature de l'étoffe de la
robe ! Us y étaient déjà tous, comme on voit, les pn'lculieux, les fiagorneurs et
les pédants. Les œuvres restent et les critiques passent.
« Dites à madame que je ne vais pas peindre en ville, » avait répondu La Tour
quand on était venu le trouver de la part de la favorite; puis il s'était pourtant
décidé à céder aux instances. Dans cette réponse s'affirme son caractère. La Tour
n'aime pas à être traité sans égards. 11 niinour jus([u'au l'oi quivi(>ntle déranger
pendant la séance, et le roi qui est parfaitement homme d'esprit en rit de bon
cœur. Il traite les gens de finance du haut de sa hauteur, et quand un d'eux
ÉCOLE FRANÇAISE. 243
(LaReynière) manque à la dernière séance promise, le peiiihc lui inflige liilli-ont
dépeindre et d'exposer le portrait de son valet, et de pas lui livrer le sien. I>t si
l'on s'étonne des manières dépourvues de gène qu'il eni|iloii; à l'égurd de « tous
ces gens-là, » comme il dit, La Tour répond : « Mon talent est à moi. » Kl il i'jiit
payer très cher ses portraits, — et il a grande raison d'agir ainsi.
Et Chardin n'a pas tort non plus quand il demande à La Tour, très en colère
de n'avoir reçu ([ue vingt-quatre mille livres en or poui' le poitrait de madame de
Pompadour au lieu de quarante-huit mille qu'il demandait : « Savez-vous com-
bien ont coûté tous les J/rt/y de Notre-Dame, au nombre desquels se trouvent les
chefs-d'œuvre de Le Brun, de Bourdon, de Le Sueur, de Testelin? — Non. — Eh
bien, calculez : quarante tableaux environ à trois cents livres l'un dans l'autre,
cela fait douze mille six cents livres... et encore chaque artiste donnait-il l'esquisse
aux marguilliers par-dessus le marché. » .Mais Chardin parle en brave homme,
La Tour se l'âche en enfant gâté, et tous deux sont dans le vrai, étant admirable-
ment dans leur rôle.
La Tour mourut en 1 78 i, dans une vieillesse paisiide, mais comme ilit/mhiée,
raisonnant et prophétisant, se grisant un peu, comme tous les grands esprits de
son temps, de l'odeur d'ère nouvelle (jue l'on sentait proche. Il laissait à son
frère sa fortune, ses pastels, études etpréparatio/ix. Celui-ci à son tour les léguait
à la ville de Saint-Quentin avec la faculté de les vendre ; et la vente, ayant été
tentée en 18U8, mais n'atteignant que des prix misérables, c'est à cet heureux et
honteux hasard que Saint-Quentin devait de conserver presque tout et nous de
pouvoir y contempler cette admirable collection qui va du portrait de l'artiste à
l'esquisse de celui de mademoiselle Fel, de l'Opéra, sa grande et tendre amie ; de
celui de l'abbé Hubert, qui lit sans prendre garde que sa chandelle charbonne,
de ceux de financiers, de grands seigneurs, de gens de lettres jusqu'à l'esquisse
delaCamargo et tant d'autres, qui forment dans leur grande tenue comme dans
leur impromptu et leur entraînant négligé, comme la galante, brillante et
intensément vivante confession d'un siècle.
CHAPITRE X
Autres maîtres, pelits maîtres et académicieus du xvni'' siècle. — La fin de la fête : Fragonard.
Ce serait une entreprise impossible, chimérique, que de vouloir caracté-
riser le xviif siècle en uneseuleépithète. L'écrivain le plus souple et le plus habile
évocateur de mots, l'appréciateur le plus haliilué à synthétiser ses jugements
en une concise formule, ne sauraient qu'y échouer. Il y a de tout en effet, dans
cette époque; elle marche, jaillit, tâtonne, affirme, s'épanouit, fuse dans tous
les sens. On y trouve tout aussi bien de la légèreté, et beaucoup, que de la
haute et froide raison, de la candeur que du scepticisme, de la bonhomie que
de l'impertinence, de la corruption (et beaucoup), que de la chasteté, et nous
avons vu Greuze faire tenir ces deux extrêmes dans une même peinture et ne
pas leur faire faire par trop mauvais ménage; enfin de l'indolence et de l'esprit
batailleur, de l'élégance plus que sensuelle et do la simplicité parfaite. IVouS
venons de voir de telles tendances incarnées dans quatre ou cinq grands types;
mais avec combien de nuances ne se ramifient-elles pas dans cette fourmillante
école. Tout cela sous ses multiples aspects, c'est de la vie, et c'est malaisé à
résumer. Aussi le mieux est-il de prendre successivement les genres principaux,
mœurs, portrait, décoration, etc., et, non sans un certain nombre d'omissions
de noms moins intéressants afin que cette revue ne soit pas une pure nomen-
clature, de dire quelques mots de chacun des artistes qui se distinguent le plus
liiillainiuciil en cliacun de ces genres.
Encore une ou deux remarques générales, cependant. D'abord le lien affec-
tueux qui règne entre ceux qui s'en vont et ceux qui viennent : les novateurs
succèdent tout naturellement aux classiques (du moins appelons-les ainsi faute
d'un meilleur mot) sans qu'il y ail aigreur de la part de ceux-ci et insolence de
la part de ceux-là. Tandis que nous verrons, dans la dernière partie du siècle,
ECOLE FRANÇAISE. 2 H
les jeunes pédants secs de cœur, secs de lèle (jui se grouperont autour du grand
révolutionnaire David, allecter le Ion le plus tranchant, le plus dur, le plus
agressif envers ceux qui les ont précédés, au contraire les jeunes peintres du
commencement du siècvcrs lesle niaiiifeslenl en vieux la plus tendre politesse,
248
HISTOIRE POPULAIRE DE LA l'El.MLRE.
le plus profond respect, et de leur cùté ceux-ci leur font bon accueil et acceptent
tout naturellement qu'ils tentent autre chose. Ils les y aident même, et ne leur
en veulent pas d'avoir un autre âge et d'autres visées. N'oublions pas que nous
avons vu La Fosse protéger et encourager Watteau; Le Moyhe faire débuter
Bouclier; Largillièrc et Louis de Boullongne faire fête à Chardin; et encore
Louis de Boullongne, Largillièreet Restout mettre La Tour dans la bonne voie ;
et par cela ils n'entendent pas la leur, mais bien la sienne propre. Cela est édifiant
et charmant.
D'autre part, dans la vie même de l'artiste semble s'accentuer un certain
SICLEÏKAS.
LES OIES DU Fl-.EIIE l'Il IL 1 1' !■ E.
côté d'indépendance et de personnelle émancipation; il est moins attaché qu'au
siècle précédent à quelque grand seigneui-, tinancicr ou même souverain; si
du moins cet excellent et si commode système de protection n'est pas absolu-
ment modifié, l'artiste change de gîte fort aisément quand celui qu'il a ne lui
plait i>as : ^Vatleau ne fait même que changer et cloue la bouche à Caylus lorsque
celui-ci lui fait une remontrance : « Le pis aller n'est-ce pas Thôpital ? » Et,
ma foi, il aimerait peut-être mieux y halutcr qu'au Louvre, l^a Tour traite
d'égal à égal avec les jilus impertinents.
Enfin les choses académiques. Sans doute les places, honneurs, professorats,
sont toujours attachés au titre d'académicien. Mais l'Académie de Saint-Luc qui
avait été complètement éclipsée par celle de Le Brun et de Miguard, lorsque
Mignard n'avait plus eu Le Brun comme rival et qu'il avait abandonne aussitôt
ÉCOLE FRANÇAISE.
2it)
la première, l'Académie de Saint-Luc rcprcml une vilalili'', un (l('sir d'agir, do
se remuer. Elle est d'ailleurs un peu gueuse et ljeaue(iu|i liacassée; mais elle
devient le refuge, et quelquefois le lieu deleclion de certains irri'guliers, de
NATOir, t. — L.tnOMVC.
cerlains ind(''pen(lanls qui ne (|ni\eiil cerlrs pas èire di'daignés, ne fût-ce
qu'Eisen et Gabriel de Sainl-Aulnn. Cela dure jus([u"aa jour où l;i Uévoluliou
abolit l'Académie, jusle au moment d'ailleurs on ['esprit ucudéniique s'aflirmc
avec le plus d'intolérance.
Un trait à noter également, c'est que grâce à cette activité particulière, l'art
français pousse des rameaux, un peu partout à l'éti'anger. Toute cour qui se
pique de lumières et de bon ton veut avoir son peintre français. \ Derlin ce
2.')0 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTLRE.
sera N.-B. Losiieur, le poilraitiste Antoine Pcsne, les décorateurs et vernis-
seurs iMartin; à Dresde, Louis de Silvoslre; Gnihal, à Sluttgart : Evrard Chau-
veau à Stockliolm, etc. Cette brillante expansion au dehors est un indice de
l'cclat, du bouillonnement perpétuel qui régnent chez nous.
Et que de types curieux, quelle effervescence! Cela grouille, bataille, meurt
de faim souvent, comme le rappelle aux orgueilleux l'excellent Chardin. Et pour
cent artistes en A^ue et menant grand train, que de végétants, qne de « démar-
queurs », que d'obscurs et à jamais anonymes Neveux de Rameau! L'on voit
comiiicn il faudrait de volumes pour étudier seulement les coins et recoins de
pas pins de trois quarts de siècle. Nous y renonçons ici et commençons notre
forcément sommaire revue.
Parlons d'abord des talents posés, raisonnables, maîtres d'eux, et fort peu
entraînants qui ont laissé de beaux noms et des œuvres sans génie, c'est-à-dire
débarrassons-nous-en d'abord; ce senties académiciens académisants, pleins
cie savoir, excellemment intentionnés, mais pour (pii nous éprouvons beaucoup
plus de respect que de passion.
Jeanlîestout (1092-1768) forme comme un trait d'union entre l'académisme
du XVII' siècle et celui du xviii" siècle; un brave homme et un peintre actif. Il
est neveu de Jouvenet et conserve le style de son oncle, avec moins d'énergie.
La Tour l'appelle respectueusement son maître. Le Christ et le Paralytique, la
grande toile du Louvre, est un [)eu comme du Jouvenet cotonneux.
Subleyras (1699-1749) étudie à Toulouse sons la direction de Rivalz, et à
Paris remporte le prix de Home en 17"26. 11 habite l'Italie juscju'à sa mort. Ses
tableaux d'histoire, tels que /« Madeleine aux pieds de Jésus-Christ, le montrent
comme assez bon agenceur, d'une inspiration |»lulôt froide, et d'une exéculion
dou(X', fondue et quelque peu monotone. Ses petits tableaux de genre, d'après
des Contes de La Fontaine, le rendent agréable sans plus ; ils ont de l'ingé-
niosité mais pour de l'esprit ce serait tro|» dire, et à peu près aucun mordant.
Un rival de Boucher, Naloire, mais un rival et c'est tout. Natoire (17UU-I777)
a fait de la décoration, des portraits, qui sont agréables, mais que c'est loin de
Boucher! Cela maufpie de cette tlainme, de cette supérieure élégance ; de cette
rareté de couleur. C'est un peu du Boucher tout de même, à la condition de
n'être vu que de loin. Les décorations de l'iiôtel Soubise sont pourtant fort
importantes et vraiment ce qu'il y a de plus remarquable dans son œuvre,
c'est l'histoire de l'Amour et Psyché.
Si Natoire se rapproche de Boucher dans une certaine mesure, on ne peut
pas en dire autant de .I.-B.-.M. Pierre (17 ji]-! 789) qui passa pour son successeur.
Ce n'est que la grimace affadie, édulcorée, l'ombre lointaine du délicieux
peintre. Cela n'empêche pas Pierre d'être comblé de distinctions, de succéder à
Boucher comme premier peintre du roi, d'être choisi par l'Académie comme
ÉCOLE FRANÇAISE.
231
directeur et la foule, qui n'y regarde point de si près, de le considérer comme
un autre Bouclier, en effet, ù cause du pot de l'ose.
Mais voici la très célèbre famille des Van Loo, et en parlicnlier Carie,
dont le nom anra l'honneur d'être associé à celui de Doucher comme l'injure, le
sarcasme ijui flagellera le mieux au\\eu\ de l'école « romaine » de David lonl
l'art (( français » du xviii" siècle. La famille Van Loo était originaire des Pavs-
Bas. Nous avons déjà nommé Jean-Baplisie (IG8i-17i.-)) comme restaurateur
des peintures de Fontainebleau et acquéreur d'une des premières œuvres de
Chardin.
^ri2
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Charles André, dit Carie (1 705-1 7Goj était son frère. 11 l'avait aidé, avant de
venir à Paris, dans d'importants travaux qu'il avait exécutés à Turin pour le duc
de Savoie et pour le prince de Carignan. A Paris il fit d'abord de la décoration
théâtrale et fut ainsi en relation avec Boucher, qu'il accompagna en Italie. On
voit que ce peintre mêle à son origine hollandaise une éducation italienne et il
résulte un compromis sans grand caractère. Toutefois, sans avoir le dixième
de l'originalité de son ami Boucher, il n'est pas dépourvu d'excellents dons de
peintre. « Cette bête de Van Loo, » comme ne manque jamais de l'appeler
Diderot, n'a malheureusement pas ce diable au corps, cette indéfinissable étin-
CIlAnLES COÏPEL. — AUniE.NNE L ECO l V H E L R.
celle qui fait qu'un peintre vous retient et vous passionne. Il fait de son mieux
]»our chercher le mouvement, mais le plus souvent il ne trouve à l'exprimer
(\ue par des lignes flottantes, contournées, qu'auraient été bien venus à lui
reprocher les élèves de David, s'ils n'avaient pas remplacé cette ondoyance, ce
vanlootage, comme on a appelé cela, par une roideur tout aussi peu naturelle,
et sans doute moins gracieuse. De nombreuses peintures de Carie \'aii Loo
sont dans des églises de Paris, à Notre-Dame, à Saint-Sulpice, aux Petits-
Pères, etc. La Halte de c/i fisse qu'on voit an Louvre est une composition célèbre
et qui ne manque point d'esprit, de gaieté et de vie. Mais imaginez ce tableau,
retouché par ^^'alteau, ou simplement par Pater!... Diderot n'a point tort vrai-
ment de dire (ju'il manque d'esprit. 11 y a une belle tenue et de l'éclat dans le
EcoLi': 1 r.ANO.Msi:.
253
grand portrait de Marie Leckzinska, au Luiivre ; mais on est moins disposé à le
goûter quand on sait que la tètt; en l'ut l'.iite « d'après le paslcl de; La Tour,
pour éviter à la reine la peine de poser ». .Marie Leckzinska u'élait dont; pas
dans cette belle robe très bien peinte? Alors ce portrait est une nature moite?
Louis-Michel Van Loo, neveu de Carie, fut surtout portraitiste. Quant à
Charles-Amédée-Pliilippe, second fds de Jean-Baptiste, ce ne sont point les
modèles de tapisserie qui sont au Louvre, deux compositions de la V/r dcf Sul-
tanes^ qui lui vaudront une grande admiraliiui, car il est peu de |M-iiiliiics plus
flasques.
Autre nom de dynastie célèbre : à Charles-Antoine Coypel, lils d"AntoinG
J.-F. L C ll.UÏ. — LE CON( EI;T.
(108i-i7o2) nous sommes redevables (h> bien diMesInbh'S toiles d'hisloire telles
que ce Perséc délirrant Andromèilc, du Loinrc, di'lcstahles non |n)inl tant par
la qualité de la peinture que par l'allrclalidii exlraordinaii'c de lV\|UTssiou.
^lais (III lui doit aussi de bons pnrirails Ids (|ui' celui de I aelem- .leKotle c't
celui de 1 artiste lui-même ; et euliii une siiile de cniuiKoilidns pinir les
(lobeliiis, relraeiint l'histoire de Don (Jiiii-hulli' avec une verve et une iiii^i'-
niosilé décorative des plus brillantes. Cnniine un \iiil. il y a d'a\antageuses
com[)ensali()ns.
Il n'y en a guère, en revanche, avec de frtiids et pâles j^'inlres de
machines, liislori(jues ou un tli(d<igi([iies, peu importe, tels que Halle père et
251 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
fils (1651-17oG et 1711-1781) ou bien ce Hugues Taraval (1728-1783) encore
bien plus insupportable imitateur de Bouclier que Pierre, ce qui n'est pas
peu dire. De Durameau, de Vernansal, et d'autres dignes oubliés, il n'y a pas
grand'chose à dire, sinon qu'ils méritent assez l'oubli.
.Ican-François de Troy (1G79-1752) est le fils du bon portraitiste dont nous
avons parlé. Une grande toile du Louvre, le Premier chapitre de l'ordre du Saint-
Esprit, tenu par Henri IV, le montre peintre d'histoire dans le sens strict du
mot. On trouvait jadis que ce tableau était remarquable de couleur, de dessin,
d'exactitude historique; on trouvait aussi, avec une bien grande complaisance
que de Troy avait beaucoup étudié Véronèse et Rubens. \J Evanouissement
d'Esther, du même peintre, le révèle aussi ampoulé qu'Antoine Coypel, mais
avec une couleur moins brillante. J.-F. de Troy fut directeur de l'Académie de
France à Rome.
En résumé, l'on voit qu'à tous ces beaux noms d'académiciens correspond
un ensemble d'œuvres assez peu passionnantes. A mesure que le siècle avance,
une évolution se fait qu'il faut au moins constater. Le maniérisme, l'affectation
dans le genre historique et mythologique vont en croissant jusqu'à Charles
Coypel et à Van Loo : ici c'est le point culminant. Les élèves de Van Loo, tels
que Lagrenée l'aîné et Doyen, trouvent pourtant moyen de le dépasser encore
en absence de naturel. 11 suffit de voir le très intolérable Enlèvement d'Europe
de Lagrenée (1723-1805) pour voir en quelles guimauves et sucreries s'en va
l'école française. Quant à Doyen (1726-1806), il n'est pas moins maniéré que
son maître, mais il est plus énergique. [Le Miracle des Ardents, église Saint-Roch.)
Mais cela va changer. Autant on a été loin dans le contourné, le fadement
gracieux, autant on va vouloir réagir dans le simple et dans l'auslère. C'est le
jeu de bascule. Seulement comme cela se passe entre gens sans aucun génie,
sans vraie personnalité, en somme ce qu'on appelle l'Ecole ne fait que changer
de froideur; c'est de la froideur unie au lieu d'être de la froideur conqiliquée.
On se réclame de l'antiquité grecque et romaine, romaine surtout, au lieu de
se réclamer de la décadence italienne, ou même, s'il vous plaît, des grands
Vénitiens; mais, à tout prendre, on ressemble autant à l'une qu'aux autres. Et
les grands artistes, les vrais, les inventifs, les' forts, Wattcau, Boucher, Chardin
îui-même, qui étaient demeurés à cent pieds au-dessus de toutes ces é(]uiva-
leiiles fadeurs, n'en seront pas moins vidimes de la réaction. .\vec un manque
tie discernement absolu, mais bien dans la nature d'un pays qui, dans ses
changements, ne sait pas faire la part des choses, ne conserve jamais ce qu'il fau-
drait conserver quand il est en train de démolir, on confondit ces grands artistes
avec leur queue.
Le peintre qui donnait le signal de cotte révolution était .Marie-Joseph
Vien (1716-1809). Peut-être fut-elle due tout simplement à ce que Vien avait le
ÉCOLE FRANÇAISE. SoS
tempérament froid, peu d'imagination, que le liasard voulut qu'un jeune
homme impétueux, ambitieux et avide de faire du nouveau, entrât dans son
atelier et que ce jeune homme fût David. Lorsqu'on pense qua VErniile endormi,
si ridicule de pose avec son violon, son archet, sa botte de carottes, son am-
J.-F. DE TROY.
PBKMlcr. CHIPITP.E DE L ORDRE DU SAINT ESPRIT, TE\C PAR HENRI IV.
diore et sa tète de mort, passa pour un chef-d'onivrc. on se seul quel(|ui' peu
porté à ne pas prodiguer celte apprijaliuii aux n'UNns qm' l'on voit triompher
aussitôt sorties de lalflicr. On prend [lour guide ce judii-icux aphorisuie
qu'un beau lalilcau uait rarement cher-d'œuvre, mais([u"ii !<• dc\icnt, tandis que
256
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
beaucoup de « chefs-d'œuvre » se dépouillent. Ouoi qu'il en scU, c'est à Vien
qu'est reconnu l'honneur, ou le mérite, ou la responsabilité, comme on voudra,
d'avoir ramené dans les ateliers l'étude de l'antiquité, comprise de certaine
façon. Il arrive alors que des artistes comme les Lagrenée se convertissent
aux nouvelles doctrines et leurs œuvres valent alors tout juste autant qu'avant
la conversion, peut-être même moins.
Mais nous n'en sommes pas encore à étudier cette résurrection de l'antique
qui sera peut-être jugée par nous comme un embaumement. INous avons
L*UIlE^ÉE.
TANCKEDE ET IlERMIME.
encore quelques élégances à respirer, des violons à entendre, des masques et
des musiciens et des folàtreries, et de beaux portraits, et de fines et folles orne-
menlations à applaudir.
!1 nous faut pour cela revenir sur nos pas et renouer connaissance avec
la troupe exquise et frivole des Gilles et des Mezzetins, des bergers fort
civilisés et des grandes dames ou grandes coquettes aux beaux atours. Ceux
qui, après Watteau, dii-igent ce ballet avec le plus d'esprit, d'iiivciilion et de
grâce sont T.ancret et Paler.
Avec Lancret (tb'JU-lTiiJ) nous constatons ce phénomène des plus rares :
un peintre délicat et bien doué, qui en imite un autre beaucoup plus grand,
marche lilléralement dans ses traces, et pourtant garde une certaine originalité,
HNCr.CT. — LA CONVEnSiTION GiUNTC.
17
25S HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
ot PII Inus les cas beaucoup de charme. En un mol, un imitateur, une doiihlurp,
(|ni ne peut èlre traité avec le dédain que méritent en général les imitateurs
de toutes les écoles. Lancret imita Watteau, cela ne fait point de doute; il
limita dans ses sujets, dans sa composition, dans sa manière, et pourtant il
a, bien qu'infiniment moins caractérisée et avec toute la distance qui sépare
l'agréable du génial, une saveur des plus délicates.
Un Lancret, c'est une chose harmonieuse et spirituelle, d'une jolie couleur,
tout à fait fraîche et distinguée, d'un dessin aimable, d'un arrangement très
naturel et très ingénieux, n'en déplaise aux gens qui voient de la manière et de
l'aireotation dans ce qui est tout simplement le genre d'un temps et l'expression
J 0 1! EUR CE FLUTE.
de ses goûts. Seulement, si c'est parfaitement joli, c'est plus froid, jjIus retenu,
moins capiteux, que Watteau, et sans cette vigueur unique, cette richesse et
cette chaleur que seul possède le peintre de \ Embarquement et du Gilles. On
se plaît avec Lancret, on se grise avec Watteau. Lancret est un arrangeur cliar-
mant, Watteau est un inventeur sans pareil. Et l'on se dit que toutes ces qualités
de peintre, Lancret, s'il n'avait pas connu Watteau, les aurait peut-être fait
servira l'imitation de quelque autre maître. En un mot Lancret est de ces artistes
qui peuvent faire des trouvailles dans un pays (ju'on vient de découvrir, mais
qui n'auraient sans doute pu découvrir ce pays eux-mêmes. C'en est assez, pen-
sons-nous, pour établir les distances et montrer qu'api-ès \\'alteau, Lancret est
un (U'iicieux pis-allrr.
. C'est à l'atelier môme de Gillot qu'il s'était formé pendant plusieurs années,
KCOI.E l'RANÇAlSE.
2o9
après avoir fait ses premières études chez un maître inconnu, puis chez iiti
professeur de l'Académie nommé Llulin, et il n'était entré chez Gillot (jue pour
se perfectionner dans le <» genre Watleau », qui était à la mode. 11 s'était lié avec
Walteau, (jui lui conseilla de quitter l'atelier et d'étudier la nature. Le con-
seil était i)on ; Lancret étudia la naluir... et Waili'au, si bien (ju'uu [irit poi r
des Wattcaux deux: tahlcaux <iu il exposa |)la((' |i;iu|i!iiiif, et dont on til com-
pliment à celui mènu' qui n'en était pas l'auliiir; une brouille délinitive
s'ensuivit, et l'on ne peut vraiment pas trouver que NN'atteau s'était montré par
trop susceptible. I.iuk ict fui reçu à l'Académie en l"l!> et nommé conseiller
200 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEl.NTURE.
en 1735. C'était un homme aimable et fin, qui allait dans le monde avec autant
d'assiduité qu'en mettait Wattcau à le fuir.
Les toiles qui le représentent le mieux au Louvre, et sous son aspect Je
plus original, ou si l'on veut le moins imitateur, sont les quatre représentations-
des saisons par des scènes familières ; une scène de patineurs pour l'hiver, avec,
entre autres personnages, un beau glisseur en manteau rouge, et un autre
personnage qui relève une jolie patineuse; pour le printemps des cueillettes de
tleurs, les sons d'un galoubet, des oiseaux attrapés, en présence d'une jeune
femme, par un oiseleur, et dans quel ravissant paysage ; pour l'été, des mois-
sonneurs, une danse en rond, ah ! la jolie jupe rayée de rose et de vert d'une
des danseuses, et l'aimable paysage au loin et l'agréable facture des moisson-
neurs d'opéra-comique; eniin, pour l'automne, un repas au pied d'un bouquet
d'arbres, des personnages coquetant çà et là, et des vendangeurs dans le fond.
Mais outre cette exquise série, il faut voir à la salle La Gaze les Comédiens
italiens^ trop dans le goût de Watteau, mais gentiment touchés; la gaie inter-
prétation d'un conte de La Fontaine, le Gascon puni ; la Cage enfin, une jolie
saynète; et surtout ce tableautin, un rien du tout charmant, deux personnages
en conversation sous un grand arbre, et l'un de ces personnages, une sorte
de sultane délicate, aux yeux vifs, en belle jupe jaune et ample casaque bleue.
Il y a d'autres choses encore au Louvre, et elles se laissent — ou se font —
regarder avec plaisir.
Lancret était laborieux, étudiait beaucoup la nature, suivant le conseil de
Watteau, et s'y connaissait remarquablement dans la technique de son art.
Cela explique bien des choses, et comment il fut tout de même un peu plus-
(ju'un heureux imitateur. Reflet de Watteau si l'on veut, mais alors reflet varié.
Fater (1696-1736) a peut-être, bien qu'il ait été, lui, l'élève de son compa-
triote Watteau en personne, plus d'originalité que Lancret, et peut-être aussi
est-il moins savant que lui. Au reste, c'est ciuestion de nuances et nous ne
tenons pas autrement à cette appréciation. Toujours est-il que les Pater du
Louvre sont vraiment délicieux, ceux de la salle La Gaze surtout, et qu'un joli
Pater est une chose fondante, caressante à l'œil, gentille de motif et de
détails, spirituelle et gaillarde le plus souvent, mais avec une bonne grâce qui
sauve tout. La Petite Baigneuse de la salle La Gaze, et cette Réunion de comédiens
dans un parc, s'ébattant librement et plus que librement, telle la comédienne,
lumière et sourire du tableau, renversée sur le genou d'un camarade et vêtue
de cette casaque rose, de cette jupe rayée de bien, de jaune et de rose encore,
ne sont-ce pas là choses soyeuses, parfumées, élégantes et tlatteuses au
possible? Et cette jolie scène de la Toilette^ ces soubrettes s'enipressant autour
de la dame vêtue de bleu à ramages, dans celte grande chambre pleine de
si ravissants accessoires, sans compter le principal, ce fripon d'abbé qui se-
ÉCOLE FRANÇAISE.
2G1
dissimule dans un coin, grâce à la peu difficile corruption d'une des suivantes.
N'est-ce point cliarniant de tnn, de dessin, de matière? Il a fallu qu'un simple
particulier — il est vrai (pie celui-là s'y connaissait — se soit avisé de la valeur
de ces Pater, si méprisés à un moment, pour que le Louvre en possédât de vnii-
Tnent beaux, car le seul qu'offrait le musée i-Mini la donaliun La Ca/e, uu.c
2G2
HISTOIRE POPULAIRE DELA PEINTURE.
Fêle champêlrn i\non poul voir dans la salle Française, était loin d'avoir le
mordant elle sel de ceux-là. Mais que de crimes de lèse-gràce et de lèse-esprit
s accomplirent à la faveur d'une révolution artistique qui ne comportait pas plus
PATEB. — CO[.IN-MAII,H nr>
d'esprit que de grâce ! «Juc de témoignages de la vie, toute pétillante, toute
souple et toute gaie, furent dispersés et détruits pour le plus dur triomphe
d'une école dont le rêve élaitd'animer des statues et qui n'y réussit même pas!
Ce sont là des regrets superilus. Pater avait beaucoup produit : après.
TATFK. — l* BAUNÇOInr.
2Ci HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
être sdili de chez Walleau, avec qui il n'avait pu s'accorder, mais qui
peu de tem]}s avant sa mort l'appela près de lui, pris d'une sorte de repentir
toucliant, Pater s'était assigné pour but de peindre beaucoup, de vendre beau-
coup : il avait peur de la misère, une peur comme maladive et irraisonnée.
Malgré cette grande production, et à cause de ce discrédit momentané qui vient
de nous indigner et qui nous indignera encore, nous ne trouvons plus que les
épaves d'une œuvre. Non ? Eh bien, si vous trouvez beaucoup de tableaux de
Pater pour très peu d'argent, dépêchez-vous de les acheter... Mais soyez
donc sans crainte comme sans espoir : ces choses-là se passaient il y a
plus de cinquante ans, lorsque le bon M. La Caze vivait et collectionnait.
Viennent maintenant quelques demi-dieux et quelques quarts de dieux après
PaliT cl Lancret qui sont des demi-Watteaux. Debar (1700-1729) qui est au
cliuix: uu demi-Pater ou un demi-Lancret, ce qui devient à peu de chose. Puis
[Baudouin qui est au moins un demi-Bouclier, ce qui est beau(^oup plus; Jeaurat,
qui n'est pas un demi-Chardin, il s'en faut même; Lépicié qui est à peu près
un demi-Greuze. 11 y a un mot à dire sur chacun.
Baudouin, longtemps méprisé comme le dernier des polissons dans tous
les sens du mot, a été victorieusement réhabilité par les Goncourt. Ce peintre
(1723-1769), un des deux gendres de Boucher, fut surtout et à peu près exclu-
sivement un gouacheur, un évocateur de rapides et spirituelles indications d'une
verve et d'une finesse charmantes, mais qui ont été pour la plupart retouchées,
restaurées de la plus indélicate façon.
Pour .leaurat (1699-1789) il retrace le monde moyen si profondément
étudié par Chardin ; mais il l'enjolive, le gracieuse, lui ôte en somme de sa
fraîche santé, et ne rachète pas ces médiocres mensonges par d'assez savoureuses
qualités de peintre, — et il donne dans quelques sujets » historiques », erreur
que Chardin se serait bien gardé de commettre.
L(q)icié (1735-1784) est un de ces indécis bien doués, auxquels on ne peut
que savoir mauvais gré de n'avoir pas opté franchement pour le genre qu'ils
sentaient le mieux dans leur nature, mais auxquels on accorde très volontiers
des circonstances atténuantes lorsqu'on rencontre d'eux quelque bon morceau.
Lépicié, qui a tenu une place assez importante dans le monde artistique d'alors
(il fut choisi en 1737 comme secrétaire et historiographe de l'Académie), a fait
de très médiocres tableaux d'histoire et d'assez jolis tableaux de genre tels
que la Cour de ferme qui est au Louvre. Chose assez piquante, c'est vers la fin
de sa carrière qu'il se mit à peindre des choses simples, des animaux, de bonnes
vaches, alors que l'on s'acheminait vers les héros. Mais, de toute façon, il vaut
mieux pour lui qu'il ne mette pas de sentiment dans ses toiles de genre, car,
senlinu'iil pour sentiment, il vaut encore mieux être comme Greuze, faux, tout
à l'ait faux, (ju'ù nidilié. • r .-
PATER. — Il Al. TE Di: CIIASS8.
2CÛ
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
On peut passer très rapidement sur des peintres de batailles comme Parrocel
(1688-1752), comme Loulherbourg (1740-1814), comme Casanova (1727-1805),
qui décidément ne sont pas de bien fameux peintres; et même sur Le Prince
(1733-1781), un peintre de genre, de sujets de corps de garde et qui peint
JEAUKAT. — LE GOUTEH.
proprement, sans étincelle. Un coup d'œil plus attentif sera donné au che-
valier de Favray ou de Fauray (1706-1789?), qui fut élève de J.-F. de Troy,
et passa la plus grande partie de sa carrière à Malte où il étudia les mœurs
et la vie en aimable peintre, témoin le gentil tableau, fort bien toucbé, des
Dames maitaises se rendant visite; mais on a trop peu de choses de lui pour
s'arrêter.
ÉCOLE FRANÇAISE. 267
D'autres peintres, sur la foi d'un tableau réussi, vu dans un musée, vau-
draient peut-être une étude, mais elle pourrait être difficilement esquissée dans
un livre d'ensemble, tels : Ollivier (1712-lTSi) de qui le Thé à F anglaise chez le
prince de Cont'i est sans contredit un amusant tableau de mœurs, ainsi que le
Goûter du musée de Versailles; Alexandre Uoslin (1718-17!):]!, un Suédois
208
HISTOIRE POPULAIRE DE L\ PEINTURE.
complètement francisé, qui dans la Jeune fille ornant la statue de F Amour se
montre habile peintre d'étoffes en trompe-l'œil, et qui, d'autre part, est por-
traitiste non sans mérite; Hilaire, élève de Le Prince, dont le Louvre a
jEAi n*T. — l'exemple des mères.
exhumé : il y ii peu de temps, deux agréables panneaux la Lecture ei la Mu-
siqiw.
Mais, en dciiors des maîtres comme Watteau, Chardin, Greuzc, Lancrcl et
Pater, si l'on veut vérilabloment trouver la vie, la vie vivante et fourmillante
du xviii' siècle, ce n'est pas tant dansles peintures qu'il la lauilra chercher
ÉCOLE FRANÇAISE.
20»
que dans les dessins, aquarelles, gouaches, eslampes des petits maîtres et
grands artistes qui ont eu la sagesse de ne pas l'aire de peinture : Chardin ou
W'alteau ne peuvent, Jeaurat ou Lépicié dédaignent. Laissant l'huile aux
académiciens ou aux maîtres, ils croquent et griiïonnent, racontent et inter-
prètent. Fêtes et caprices, inventions pour illustrer les œuvres des conteurs,
des romanciers et des poètes, scènes prises sur le fait, au bal, dans la rue, en
LA DEMANDE ACCORDEE.
promenade, dans les maisons, dans les pays de rêve, partout enlin, ils enre-
gistrent en souriant, gravent avec joie, lavent ou gouachent avec une exquise
fureur. On les rencontre dehors le crayon et le calepin à la main et on les
retrouve à l'atelier penchés sur le pupitre de l'aquafortiste ou du huriniste.
Si nous ne nous étions pas spécialement proposé pour étude l'évolution de la
peinture proprement dite, et non celle de Vai't du xviii" siècle, comment ne
consacrerions-nous pas de longs chapitres à Moreau le Jeune (17 i 1-181 i). à
Gravelot (1699-1773), à Cochin (1715-1790), à Eisen (1720-1778), aux Saint-
270
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Aubin, surlout à Gabriel (1724-1780), ce merveilleux gciiïonneur, à Debucourt,
enfin, qui conliniie le xviii' siècle en pleine Révolution. C'est là que nous saisi-
rions le siècle sur le fait, en feuilletant mille et mille estampes, en visitant
CHAT. LES PAnr. OCEl.. — LOllS XV.
dans les colleclions privées, Groult ou Concourt, les dessins rehaussés, pleins
de caprice et de vérité en môme temps. Hélas! il nous faut renoncer à cette
étude, et renvoyer les lecteurs aux notices de .1. et E. de Goncourt; au reste,
les lecteurs ne s'en plaindront pas. Nous ne pouvions toutefois omettre des
noms qu'on serait inexcusable de ne pas citer en parcourant le xviii" siècle, mais
ECOLE FRANÇAISE.
5:71
qu'il {i\u[ citer sèclioment si on n'est pas décidé à parler de (els aiiistos avec
tout le développement nécessaire.
Le portrait Aient adoucir nos roprets de saluer si sommairement des maîtres
®^\^
sans prix (pii nous tiraient par la manche. Même après La Tour, on peut se
garder du plaisir en réserve, car voici défiler devant nos yeux un essaim de
jolies princesses, au teint animé et charmant, aux yeux pleins de ddiirt-ur, vêtues
de leurs rohes à imineiiNcs paniers, robes de velunrs et de L-atin, simples et ù
272 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
falbalas, robes de ville et robes de cour et robes quasi mythologiques; enfin
toutes les gentilles princesses que Nattier et Tocqué ont portraiturées et qui
dorment maintenant dans une indigne poussière au musée de Versailles, sous
des toits, mourant de chaleur pendant l'été, trempées d'humidité pendant
l'hiver, sans égard pour leur rang, leur grâce et leurs si bons peintres.
C'est d'ailleurs une chose assez étrange, cela peut être remarqué en passant,
que, depuis plusieurs années, toutes les fois qu'un Nattier figure dans quelque
vente ou quelque exposition rétrospective, il atteint de très haut prix ou ob-
tient un des plus vifs succès, et que, d'autre part, un État qui en possède toute
une collection et de la première importance, les laisse exposés aux ravages des
intempéries, dans les salles les plus défectueuses d'un de ses musées.
La raison en est peut être que ce goût très vif pour les peintures de Nattier
est d'assez fraîche date relativement, et qu'il faut plus de temps aux adminis-
trations pour confirmer des justices depuis longtemps rendues; et il arrive que
cette sanction a souvent lieu trop tard.
Jean-Marc Nattier (1685-1766) était fils d'un peintre de portraits et d'une
miniaturiste élève de Le Brun; Jouvenet était son parrain; il aurait joué de
malheur si tout cela ne lui avait servi de rien. A quinze ans il remportait le
prix de dessin à l'Académie ; puis on voulut le faire partir en 1709 pour Borne,
où une place se trouvait vacante à l'Académie. Occupé à dessiner les Bubens de la
galerie de Médicis, il refusa. Mais en 1715 ilfit le voyage d'Amsterdam et deLaHaye
pour y peindre l'impératrice Catherine, et plusieurs personnages de la cour de
Bussie qui se trouvaient à ce moment-là dans les Pays-Bas avec le czar Pierre le
Grand. Ce fut le seul voyage qu'il fit, et il refusa même départir pour la Bussie
où on le demandait, ce qui le mit mal avec le czar. Nattier eut un fils, qui avait
commencé la peinture et qui se noya dans le Tibre à 1 âge de vingt-deux ans ;
une de ses filles épousa le peintre Louis Tocqué.
L'éducation de Nattier fut toute française, car les copies dessinées de
Bubens dont nous avons parlé, étaient, au dire des contemporains, fort
éloignées de l'esprit des originaux, et n'en donnaient que la lettre ; on ne
saurait donc conclure à une influence flamande, pas plus qu'à une influence
hollandaise à l'occasion de son voyage. Son talent est français dans toute
raccejition du terme : il est clair, d'une grâce facile, nette et tranquille.
11 ne va certes point « au fond de ses modèles et ne les remporte pas tout
entiers à leur insu», mais il peint des portraits d'un grand agrément, d'une
parfaite distinction, d'une harmonie souvent très forte et très simple, enfin
toujours d'une belle tenue.
Nattier aime les tons larges et simples. Il ne sera jamais plus à l'aise que s'il
a à peindre quelque belle et ample robe unie, d'un bleu riche et caressant,
relevée de fourrures noires, ou bien d'un rouge rubis chatoyant et chaud.
ÉCOLE FRANÇAISE.
273
OU mt^me d'un éclatant boulon d'or qu'il saura présenter sans l'aiïadir ni sans
le faire non plus criard. II y a de l'esprit dans cette touche pourtant unie et.
fondue; il y a surtout un sentiment très fui, très tlatleur, mais sans adectalion.
dans ces têtes qui semblent menues, à cause des petites coifTures unies ou à peine
bouclées qui donnent au visage féminin un si joli dégagé un pru gar<;onnier,
succédant aux arrangements plus compliqués et plus majestueux du siècle
<le Louis XIV. Elles sont aussi relevées d'une pointe de fard, ces jnijrs tètes des
18
274 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
filles de Louis XV, ou des princesses de sa cour; mais ce fard est peut être un
peu posé de complicité avec le peintre-; en tous les cas on le constate indis-
pensable et parfaitement seyant. INaltier n'est pas moins captivant lorsqu'il
revêt quelqu'une de ces grandes dames de la tunique de Madeleine au désert,
tunique de satin sortant de chez le meilleur faiseur, et qu'il enlace autour
de ses jambes de délicieuses banderolles; ou bien encore lorsqu'il remplace
la tunique soyeuse de la pénitente (et quelle pénitente, qui se garderait
d'oublier ses mouches!) par la peau du tigre et le carquois de la chasseresse.
Tout cela est aussi faux qu'on le peut rêver, et pourtant d'une grande sim-
plicité. Arrangez cela si vous pouvez. D'ailleurs Naltier a résolu une bien
autre difficulté : « 11 faisait, dit Casanova, le portrait d'une femme laide, il la
peignait avec une ressemblance parfaite et, malgré cela, ceux qui ne voyaient
que son portrait la trouvaient lioUe alors que l'examen le plus minutieux ne
faisait découvrir dans le portrait aucune infidélité. » IN'ous n'aurons pas l'imper-
tinence de dire que ce talent de JNattier nous a transmis très charmantes les
filles de Louis XV ; mais enfin on peut le prendre en flagrant délit quand il
peint Marie Leczinska, car la femme de Louis XV n'était pas belle et ses
séductions étaient médiocres : Nattier la fait pourtant ressemblante — et
ilatlée.
Le Louvre ne posséda pendant longtemps, de Nattier, ([u\\no3Jadelehie, mais
elle était, dans le genre suave et minutieux, une chose tout à fait exquise; on
lui a adjoint dans la salle Française (après que La Caze eut apporté trois déli-
cieux portraits, ce grand sauveur d'épaves du xviii" siècle), un portrait de
Madame Adélaïde en l'obe bleue, avec un cahier de musique sur ses genoux et
un bichon à ses pieds, farfouillant dans d'autres papiers de musique, répétition
en un peu moins fin d'un portrait identiciue à Versailles. Allez le voir, ce por-
trait de la princesse à la grande robe bleue, et aussi celui de la princesse à la
belle robe jaune, et celle au violoncelle, et toutes les autres, et dites après
les avoir longuement regardées si en tout autre pays, on ne ferait pas grand
fête à un peintre comme Nattier. 11 n'y aurait d'ailleurs qu'à passer la Manche
pour prendre une dejces salutaires leçons d'orgueil.
Louis Tocqué (1696-1772), gendre de Nattier, est encore un excellent
]iortraitiste, de moins d'invention personnelle sans doute, de moins de saveur,
nuiis plein de savoir, de simplicité cl d'agrément. En vérité tous ces gens-là
étaient de fort bons maîtres, connaissant admirablement leur métier et l'exer-
çant avec autant de conscience que de goût. Lorsqu'on les examine avec
l'attention que tout Français délicat devrait apporter à l'arl de son pays, on
s'étonne du reste de froideur qui subsiste toujours dans les esprits lorsqu'il
s'agit d'une telle école. Si l'on était vraiment juste, elle marcherait, dans rensei-
gnement, tout à fait régale des plus célèbres. Mais en y pensant bien on trouve
ECOLE FRANÇAISE.
275
poiit-èlre la raison de re denii-drdaiii dans ce fait, ([uc les circonstances, le
tapage fait auloiir de certains noms, les écrivains seii nièlanl, et le piihlii;
LE IT.INCE. — 1,1: cor.i'S Ut cvr.DC.
adoptant à la léjière leur jugenient.ee sont s(»uven( nos jilus mauvais jieinlres
qui ont atteint la plus haute célébrité. Or, comme il va toujours une certaine
276
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
logique dans 1"S jugements faux des hommes, on s'est aperçu à la longue que
ces brillantes réputations n'étaient pas tout h fait méritées et Ton en acoiulu
— c'est ici que le raisonnement pèche, — que les artistes dont personne ne
parlait devaient valoir encore moins que ceux dont on parlait trop.
Certes le bon Louis Tocqué, à l'occasion de qui cette petite digression vient si
naturellement, serait peut-être le premier surpris d'en être l'occasion et le
sujet, mais comme c'est un fort bon peintre, elle ne fait pas hors-d'œuvre.
La vie de Tocqué est exempte d'aventures : il se gouverna sagement comme il
peignait. Il fit le voyage de Russie, que son beau-père avait naguère décliné.
^ V T T I E n . — ■ P 0 R T n A [ T .
et en revenant passa par la Suède et le Danemark. Après son refoui- il fut
conseiller à rAcadémie et logé au Louvre. Sa clientèle fut nombreuse ; on aimait
sa sincérité, son attention, le talent ([u'il avait de bien peindre les étoiïes
les plus riches, l'harmonie sobre et llalteuse de sa couleur, et on se faisait
volontiers portraire par lui, bien qu'il n'eût point le goût, comme Xattier, des
déguisements mythologiques, ni le sens de cette flallerie sincère qu'a\ait si
bien pratiquée l'aimable peintre des filles de Louis XV.
Le Louvre possède de lui un grand portrait de Marie Leczinska que l'on
trouvera certainement supérieur à celui de Van Loo, puis un du dau|)hin. ti'.s
de Louis XV, et d'autres, de madame de (îrafligny, de Lemoyne, et de (li\i rs
inconnus, excellentes effigies, qui sentent le bon peintre et le modèle de
bon ton.
ËCULE FRANÇAISE. 277
Ouniid lo modèle est seul inconnu, la curiosité seule se trouve déçue; mais
(juand c'est le peintre, il y a quelque dommage artistique. Ih; ce xvur siècle
nous est parvenue plus d'une allrayante et mystérieuse image, destinée à dc-
.rieuier toujours une énigme pour l'iiisldricn, ce qui est certes regrettalde, mais
^rWW^^^^^^'W '^^
un exccllcnl sujet de lué'diialinn et de s\ mpalliie pour le passanl rè\cur, ce ([ui
fail une compensation. (Test un grand plaisir de les interroger, de clieiclier à
reconstituer leur histoire morale. Le plaisir, avec l'écdle li'és nombreuse de
portraitistes ilu siècle derniei', est d'autant plus graïul (pu' ces artistes pei-
gnaient bien ef id.)ser\aient fortement ([uelles (jue l'usseul la grâce et la linesse
278
HISTOIRE POPULAIRE DE L\ PEINTURE.
que le goût du temps lui-même leur donnait, et qui, vraiment, semblaient
dans ratmosplière.
On était La Tour et l'on avait du génie; on était Perronneau, et l'on a^ait
assez de talent pour porter ombrage à La Tour. Le souvenir nous est conservé
du malin procédé de ce mauvais diable de La Tour se faisant peindre par son
rival et collègue (Perronneau était alors agréé à l'Académie) mais se faisant
peindre dans un moment de fièvre et d'insomnies, puis exposant à côté de ce
porlrail, un La Tour par lui-même, brillant de bonne humeur et de vivacité.
« Du reste Perronneau s'en releva, disent les Concourt. Contrairement à las-
TOCQIÉ. — LE PElMr.E GALLOCHE.
serlion des biographes de La Tour, son concurrent ne s'expatria pas en Danc-
marck. Il resta en France et les Salons de 17.d1, 1753, de 1753 nous le montrent
avec une réputation vivante. Il semble le peintre oflicicl des demoiselles de
rOpéra, des denioisillons à noms amoureux et vagues : Mademoiselle Rosalie,
mademoiselle Silanic. En même temps, des princesses comme la princesse de
Condé, lui donnent la préférence sur La Tour. Enfin, des académiciens tels que
Lemoyne, Adam, Oudry, continuent à demander à ses crayons leurs portraits
ou ceux de leurs femmes. El l'on aurait tort de faire, à côté de La Tour, si
petite figure de son émule ; dans ce portrait qui nous reste de lui au Louvre,
(l'un homme en habit gris, le ragoût des petites touches, le modelage dans le
lapotage, le travail artiste, léger, spirituel, le verdàtre corrégien des demi-teintes
d'où s'élèvent des tons de santé et le rose frais du front, du nez, des pommettes,
KCOLK iRANr.Ar>:r:.
279
du menton, l'animnlion liante de toute la tète, nous montrent un artiste que
La Tour a eu raison de redouter, et (jui en marchant derrière lui, a souvent dû
l'altcindre. >-
Sans entrer dans le (hdail de Imi's œuvres, il faut au nidins citer dans cette
TOCQIÉ. — I.OllS, D.llPHIN DP. FR»\C3.
école si honoraljle de portiailistes dont le Louvre, Versailli^s. les musées de
province, les collectionneurs, les grandes familles, conservent de lieau\ mor-
ceaux: Uobert Tournières ( lOGS-lToii ; Ceuslain (1085-iTOo : \alade [1709-
1787j; Uuplessis (1720-1802;.
280
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Raoux (1677-1734) peut être considéré comme peintre d'histoire et aussi de
genre ou comme peintre de portraits; mais il vaut mieux pour lui-même
de ne pas trop s'occuper du peintre d'histoire. Qui connaît et surtout qui appré-
cie, sauf quelques amateurs, le curieux et aimable portrait de Marie-Françoise
Perdrigeon, dame Boucher^ vêtue d'une robe de satin blanc à la taille de guêpe
et à l'ample jupe? Cette jeune et charmante femme, aussi peu naturelle que pos-
sible, est figurée en Vestale, à supposer que les Vestales eussent des robes de
satin blanc aussi serrées à la taille et avec des jupes aussi bouffantes. Tel qu'il
est, ce tableau est d'une affectation parfaite, et d'un goût délicieusement faux; à
KAOUX. — MARIE-FriANCOISE PEBDBIGEON.
tout prendre une œuvre très piquante de l'école française et qui vaut mieux que
la l'elégation à Versailles.
Aved (1702-1766) a fait également de bons portraits, ne fût-ce que celui du
marquis de Mirabeau au Louvre, mais il en est de lui de bien secs dans les
musées de Hollande. Dumont le Romain, auquel nous nous sommes plutôt
gardé de nous arrêter comme peintre d'histoire, nous intéressera avec son
consciencieux et curieux tableau de la Nourrice de Louis XV, madame Mercier,
entourée de sa famille.
Enfin, car il faut bien passer des portraitistes à autre chose, l'histoire du
portrait au xvm" siècle pouvant à lui seul servir de maliéic à un gros volume,
nous dorons la revue sur deux artistes (pii, à la vérité, correspondent à une
époque toute dilférente, mais qui continuent sous Louis XVI, sous la Révolution
ÉCOLE FRANÇAISE.
281
et jusque dans une parlic de notre siècle, le goût et lu giàce du xviii' le plus
pur. Nous parlons d'abord de Veslier (1740-1824) dont il faut goûter le beau et
aimable portrait de la femme de l'artiste, dans la salle Française, et surtonl,dans
la salle La Caze, le inignou portrait de jeune femme, cbeveux blonds légèrement
poudrés, fichu jeté sur le corsage de mousseline blanche, un des plus excjuis
portraits « d'inconnues » de notre école, pas assez célèbre, et qui dit avec une
r.AOt X. — 1. A LKCT l RE.
persuasion et une douceur si)irilui'lb', (|ue ir |»eintre l'ail ou non voulu, (oui le
charme le plus lin de la iemnu! française.
De madame Aigée Le Brun (IT.'i.'i-IS't^i il a été si amplement et si llalleuse-
ment écrit, on connaît si bien la faveur dont l'honora .Marie-Auluinelte de
qui elb' lit le pnitrail, puis --mii éiiiigraliun en Italie, ses voyages à travers
LLurope. ses belles rclalidiis, ses succès ; enfin ses lableauv brillants, tendres,
souriant-; d à la célcbrili' (b'si|uels conliibue pciui- lieaueoiip la galanterie, et
282
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEIMLRE.
aussi le goût du public pour le « joli ». que uous u'cn saurions dire ici rien de
bien essentiel. Quoi qu'il en soit, on retrouve en elle, avec peut-être un peu plus
desavoir et de fermeté que n'en montrent d'ordinaire les femmes artistes, quelque
MVIUME VIGÉE LE BHUN. — H HEINE M A II l E- A X TOI N E T T E ET SES ENFANTS.
accent de la ftràce et de ladi-uité aisrc ijui brillent cbe/ les maîtres que nous
venons de voir.
Aussi bien nous faut-il niaiiitcnant, après avoir parlé de ces paysages bumains
que sont les portraits, passer à ces portraits de nature que sont les paysages.
Portraits? pas toujours; avec certains maîtres du xvui° siècle, évocation ou
ÉCOLE FRANÇAISE. 28:»
arrangement sont peut-être des termes plus exacis : reporfez-vons à U'allcau.
Mais arranger ainsi, c'est faire vivre. Dégager les sensations générales (pie
donne la nalure cl rendre ces sensations d'après le sentiment cpie l'on en a.
MADAME VIGÉK I, E BRUN. — l. \ TKNDRESSK MATERNELLE.
le leni[téi'anieiit (pie lHii possède. de\ienl le nieillem- inoveii di; l'aire le poidrait
de cette Nalure, sur le nom de iaipielle on s'est tant disputé. A\oir dit (pie
le xviii' siècle ne connaissait pas la nalure, ou qu'elle ne lui a été révélée ([ue
sur le tard par iîousseau. c'est se inoiiti-er imperlinenl à IV'gard de Walteau,
234
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
de Lancret, ilc Bouclior, d'Oudry, ot de tant d'autres qui connaissaient tout aussi
bien et peut-être un peu mieux que les gens qui sont venus après Rousseau, les
bois, les champs, les eaux et le ciel. Je me promène avec ravissement dans un
OUUIlï. — LE HAT ET l'ÉLÉPUANT.
parc de \Vat(eau, et j'y respire à pleins poumons un air subtil et léger; j'y sens
parfaitement le vciil, (pii fait bruire et scintiller les feuilles, venir caresser ma
joue et m'apporter jusque de l'iiorizon la fraîcheur des lacs et le parfum des
ECOLE FRAM.AitE.
283
fleurs. Alors, ii'cst-ce pas là une impression de natm-e. exacte, profonde, en
même tem[)s que créée, ce qui est le propre de l'œuvre d'ait? (le parc de NN'alleau,
et même ce jardin bleu de Boucher, ce jardin de fond de tapisserie, ou encore
ces champs jaunissants de VlUé de Lancret, me donnent licaucou|) plii> la scii-
salion, niapporlcnl jjeaucdup plus ^it'l(■ souM'iiiriics pai-cs, des jardins, des
maisons que je traversai, qut; ne feraient les plus ruinulieuses photographies
d'un vrai jardin, ou d'un autheidiiiue houlinj^iin. VA, [lar piiotograpliic j"enlcnds
286 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
tout aussi bien le paysage exact, copié posément, ])ar un homme qui s'est assis
devant quelque recoin ou quelque étendue de terre, en s'assignant la mission
de nous rapporter un signalement lirs véridique du temps qu'il faisait ce
jour-là.
Que l'on cesse donc de nous rabâcher qu'il n'y avait pas de paysagistes au
xvuf siècle. Le paysage est partout dans 1 œuvre de ces peintres; il s'agit
seulement de savoir l'y trouver : ils en faisaient le cadre, l'accompagnement
de leurs inventions, au lieu de se glorifier de rapporter sur leur dos, à la fin de
la journée, un pan de nainre découpé, comme on arrache un lambeau de papier
de tenture à une muraille.
Nous considérerons donc Watteau, Boucher, Oudry, Pater et Lancret comme
les premiers paysagistes de leur temps, et non les moins originaux de notre
école. De l'un d'eux nous n'avons pas encore parlé. Oudry (1686-1 755 1 fut un
brave artiste, parfaitement éduqué par Largillière, et qui a laissé une abon-
dante production. Ce serait un maître de premier ordre s'il a^ait été un
peu moins sage. Le grain de folie lui manque, et la passion de la matière
picturale, que pourtant auraient dû lui communiquer un peu son maître
et aussi ses contemporains Watteau et Chardin. Mais il compense l'absence de
ce pétillement d'esprit et de cette succulence de peinture par beaucouji d'ingé-
niosité, d'invention, d'activité, par tant de savoir et de goût, par un si beau
respect de son métier qu'il faut parler de lui avec une profonde estime et faire
bon accueil à ses œuvres.
Largillière découvrit la véritable vocation d'Oudry, qui avait fait déjà ses
preuves comme portraitiste, en lui disant un jour plaisamment : « Va, in
ne seras jamais qu'un peintre de chiens. i< La leçon, d'ailleurs affectueusement
faite, se complétait du conseil de continuer à peindre les fruits, les animaux que
son élève réussissait si bien dans les portraits où il aimait à les placer comme
accessoires.
Oudry serait peut-être parti pour la Russie avec Pierre 1" si le duc d'Antin
ne l'avait pas su retenir en France en lui commandant les cartons pour les
tentures des Chasses du roi. C'est vraiment le point do départ de son œuvre oi-i-
ginale et considérable. Chassei^, porlra'Us de chiens de noble race, beaux paysages
encadrant ces brillantes chicnneries, « amusements champêtres », natures
mortes, etc., tout cela sortit sans relâche de l'abondanl et savanl |)iuceau de
.1.-1!. Oudry pendant de longues années, et jamais cela ne scnlit la fastidieuse
l'cdile, ni le lâché. 11 illustra les Fables de La Fontaine, comme on sait, très
noblement et avec (juelque gravité riche, sans doute d'un esprit un peu dé-
pourvu de la naïveté malicieuse du bonhomme; mais quel artiste a jusqu'à
présent illustré La Fontaine?
Beauvais, les Gobelins qu'il fut appelé à diriger, furent par lui amplement
ÉCOLE FRANÇAISE. 287
fournis de modèles, et l'on ne songerait |ioint à eriliqner ces rtahlissements s'ils
avaient toujours travaillé, après Lehrun, pour des décorateurs comme Oudry
et Boucher. Nous nommons encore Boucher parce que ce l'ut lui qui succéda à
Oudry lorsqu'un conilit célèbre se fui élcxé onirc rdui-ci et son personnel des
Gobelius. Rappelons (|ue les tapissiers Icnaiciil pour le " (-(doris de lapissrrii; >>
c'est-à-dire pour rintcrprétalioii des modèles d'après 1rs uiélliodrs et l(;s
288 IIISTdlIil-: POPULAIRE DE LA PEIMLRE.
simplifications de leur art, tandis qu'Oudry voulait les astreindre à reproduire
exactement les eUets de la peinture, ce en quoi il se trompait de façon fonda-
mentale et se montrait moins intelligent des ressources de la tapisserie que
créateur de beaux et variés modèles. .Mais ceci sort un peu de iKjtre sujet, et
nous devons répéter en terminant ([uc ce fui nu paysagiste qu'on ne saurait
dédaigner : sans énumérer les œuvres que possèdent de lui les musées, il suffit
d'appeler l'attention sur la Ferme du Louvre, cette belle et bonne ferme fran-
çaise avec ses paysans si bien activés, et surtout cette grande échappée de
pays à droite, collines verdoyantes, qui montre très suffisamment que des
peintres tels qu'Oudry auraient ét(' capables de se livrer au paysage tout pur,
si tel avait été leur goût, et s'ils avaient eu de la nature une conception moins
panliiéiste et moins va/;ae que la nôtre.
Sans doute l'on ç.iirira, l'on déclarera que nous sommes bien vite au bout
de notre rouleau, et au besoin l'on nous demandera si nous ne nous contre-
disons point quand nous dirons qu'après les maîtres cités comme paysagistes,
nous n'avons plus que des exemples isolés, ou des personnalités quelque peu
systématiques, ou encore des arrangeurs de nature suivant les théories acadé-
miques du siècle précédent. Mais d'abord ce serait déjà beaucoup d'avoir ce
que nous venons d'étudier, et de plus, on va voir que nous avons encore
d'autres noms à mettre en valeur.
On trouverait d'abord à citer des succédanés d'Oudry, de Boucher et de
Greuze tout à la fois, dans les Iluet, peintres d'animauv et de scènes rus-
tiques. On passerait, sans y attacher beaucoup d'importance, devant des
paysagistes comme Allegrain (1653-1730), Lantara (1745-1778), encore moins
en pensant aux paysages de Walleau, et plus du tout en pensant aux paysa-
gistes hollandais. On croirait de confiance que Briiandet (mort en 1803) le
légendaire Bruandet de (jiii Louis XVI disait : « Nous n'avons aujourd'hui ren-
contré dans la forêt que des sangliers et Bruandet », Bruandet enfin, mérite sa
réputation de précurseur du paysage moderne, du paysage exécuté en plein
air, — si nous connaissions assez de ses œuvres pour en dresser un catalogue
moins platonique.
Maison s'arrêterait avec beaur(m|) plus d'attention devant les deux singuliers
petits paysages de Louis-Gabriel Moreau (1740-1800), le frère du célèbre Moreau
le Jeune. Nous disons singuliers pour la note fort inattendue qu'ils apportent
au Louvre dans la salle de l'école française du siècle derni(U'. Kn vérité rien de
plus imprévu pour l'époque, et rien aussi qui nous donne plus à penser; ces
deux petits jiaysages, d'une coupe, d'un sentiment si vraiment modernes, et
d'une exécution qui parait d'Iiicr, soiii peut-être les épaves de toute une école
de paysage du xvin" siècle, aujourd'hui complètement anéantie par suite des
dédains et des négligences des connaisseurs, des brutalités des révolutionnaires
ECOLE FRANÇAISE,
289
de l'écule de David, enlin par la volonté des artistes eux-mêmes qui auraient
donné cette note. Voici quelle serait l'hypothèse : les paysagistes du xviii' siècle
depuis Watteau jusqu'à Vernet, auraient couramment pratiqué le travail en plein
air, d'après nature, et auraient même multiplié ces travaux, mais, ne les consi-
dérant que comme des renseignements, des notations très transitoires pour se
souvenir d'un elTet à employer et à varier dans un tahleau voulu et fait à
290 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
l'atelier. Alors de deux choses l'une, ou bien, à l'atelier, ils auraient recouvert
ces notations fugitives d'une peinture arrunfjée suivant les idées du temps, et
poussée à souhait, ou bien, après usage et consultation, ils auraient détruit ces
documents ou les auraient laissé détruire, n'ayant jamais pris la peine et
s'étant même bien gardé de les signer, et les amateurs n'y auraient pas ajouté
plus d'importance qu'eux. Si au contraire beaucoup de dessins sont conservés
c'est qu'ils étaient l'idée définitive de tout ou partie du tableau, et prenaient
dès lors plus d'intérêt et de valeur que de simples notes de couleur jugés
sans la moindre invention personnelle.
Nous n'insistons pas outre mesure sur cette fantaisie dun paysage ignoré,
d'un paysage qui « aurait pu " exister. Mais ce ne seraient pas les deux petits
paysages en question : la Vue des environs de Paris avec Vincennes dans le fond,
et la Vue des coteaux de Meudon, vraiment simples, lumineux, et remarquablement
peints, qui nous démentiraient quand nous disons que les paysagistes du
xviii° siècle connaissaient et sentaient la nature aussi parfaitement que possible.
Il est d'ailleurs vraisemblable que Gabriel Moreau avait vu les paysages des
maîtres hollandais et qu'il en avait été frappé, car ces deux tableaux sont tout
il fait dans leur style et de leur qualité. Ce n'en serait pas moins d'un grand
intérêt car à ce moment, sauf Louis XVI qui collectionnait les grands paysa-
gistes hollandais dans la société desquels sa nature de brave homme devait se
complaire (et il avait la main fort heureuse) (Ij, on paraît s'être bien moins
préoccupé ou même avisé de cet art qu'il le méritait.
Josepli Vernet, type, au xvni" siècle, du paysagiste aussi exclusivement
paysagiste que possible, peigrdl beaucoup d'après nature, la logique et les
nécessités mômes du métier l'affirment quoique ses biographes l'aient nié.
D'autre part il n'est pas un seul tableau de lui que conservent les musées ou
les collections qui n'ait été exécuté d'un bout à l'autre à l'atelier, pas même une
tempête. Et si les études de Vernet n'ont pas été conservées, notre hypothèse
ne paraît-elle pas déjà beaucoup moins paradoxale?
On commandait à Vernet (1714-1789) lorsqu'il fut en grande vogue, des
tempêtes., des ca/iiws^ des coups (te vent, des clairs de lune, des brouillards, des
heures du jour. Il les composait de son mieux pour satisfaire l'humeur des
amateurs, mais à la condition que, le thème étant donné, « on le laissât faire »
cl ([u'oii ne hii demandât j)as d'esquisse préliminaire, « où il aurait jeté tout
son feu », ce qui aurait été cause que « le grand tableau en deviendrait froid »,
ainsi qu'il l'explique dans une lettre à.M. deMarigny. Mais de ce qu'il « composait
sur la toile le tableau qu'il devait faire, et le peignait tout de suite pour profiter
de la chaleur de son imagination », doit-on forcément conclure qu'il n'a jamais
(1) Bcaucou|i (lo nos jilus beaux Ruysilael, de nos jilus beaux Cuyp, de nos i^lus beaux Van
Geony, des Van der Heyden, des Nan Oslade, clc, etc., sont de la collection de Louis XVI.
ÉCOLE FRANÇAISE. 291
fait d'études, de morceaux séparés? L'échelle de tons et de teintes dont il se
servait pour noter rapidement les elï'ets qui le frappaient n'avait pas été établie
toute de calcul et sans expériences préalables.
La carrière de Joseph Vernet ne présente rien qui puisse nous arrêter
particulièrement, ni d'autres dates importantes quf celle de son retour en France
en 1753 après un séjour de vingt ans en Italie. Ses onivres sont nombreuses
au Louvre et l'on y constate non seulement un dhservateur très exacides ell'ets
'I. locaux », des heures, sites et états de temps qu'il combine, mais encore un
jclj peintre de genre avec les personiuiges de toutes sortes dont il anime
hUï compositions; enlin deux petits tableaux de la salle Française, le Clidtcnu
Saint-Anoe cl le Pu/t/c Ilotto, clairs, lumineux, délicats, moelleux, sont
292 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
d'une qualilù de peinture supérieure à plus d'un de ses grands tableaux.
Il faut iinir le xviif siècle paysagiste sur Hubert Robert (1733-1808], de qui
l'existence est mouvementée et romanesque, l'œuvre d'une abondance extrême,
et invariablement souriante, spirituelle et moussue. C'est en somme un parti
pris de décoration tout à fait charmant que ces ruines, authentiques ou de
fantaisie, et en tous les cas toujours arrangées par le caprice du peintre. Le joli
décor et comme il serait dommage de ne pas en apprécier la verve, la clarté,
l'insouciance et comme le plaisir de vivre ! Songez que nous n'avons plus
beaucoup de ces choses à savourer, car nous touchons à la fin d'un art. Les
Romains et les Spartiates s'approchent avec un grand bruit de cuirasses et de
casques. Les sabres des Horaces font entendre leur glacial cliquetis ; et nous
pouvons nous promener encore quelques instants, des instants volés, parmi les
ruines enguirlandées de lierre par ce spirituel Robert, cependant que lui-même
est retenu dans les prisons révolutionnaires, où il ne « gémit » point, mais bien
égayé ses compagnons de captivité, et finit par obtenir la permission de peindre
comme chez lui.
Maintenant, en ferons-nous l'aveu? Si nous n'avons pas encore parlé d'un
certain autre peintre bien supérieur en séductions, en grâce la plus capiteuse,
d'un des plus fins et des plus nerveux charmeurs du xviif siècle, de Fragonard,
enfin, de qui nous aurions dû nous occuper déjà depuis longtemps, c'était que
nous tenions à finir cette période, non point sur les froids académiciens,
prédécesseurs de David, mais sur un artiste qui résume et incarne le mieux le
temps des sourires, des élégances, des folàlreries. Nous ne voulions point
demeurer sur une impression d'ennui et de momification après avoir passé
en revue l'époque la plus amusante et la plus vivante.
Parlons donc de Fragonard pour finir, de Fragonard le décorateur et l'in-
venteur de fantaisies, le dessinateur et le peintre, l'improvisateur inépui-
sable, le badineur le plus intrépide et le plus aisé, toujours en veine et jamais
faible; produisant sans relâche et ne faisant qu'effleurer les choses, mais avec
tant d'esprit, de justesse, et de distinction que ses à-peu-près sont inappré-
ciables.
Fragonard, c'est Watteau en folie ; c'est tout au moins l'aboutissement, à la
fin du xviii"' siècle proprement dit, de ce que Watteau avait instauré au comraen-
ccMuent. Mais lors de \A'atteau l'on prenait encore son temps; maintenant c'est
une fièvre ; il faut se bâter d'ellèuiller les roses avant l'orage, que tout le monde
sent prochain à l'ébullition de sa tète, à la démangeaison de ses nerfs; il faut
sourire et chanter, mais sourire de mille choses et chanter dans le vent. Peu
importe que les images soient précisées, appuyées, parfaites à loisir; qui sait ce
qu'elles deviendront demain. Et Fragonard répond à merveille à ce besoin; sa
gracieuse fureur de production est l'ell'et de son tempérament qu'il se garderait
ÉCOLE FRANÇAISE. 203
bien de réfréner, et du tempérament de ses contemporains dont il est l'iiar-
monieux écho.
Pourvu que l'indication soit miracule;:sement juste et spirituelle, du luoineiit
qu'on l'a comprise et qu'on en a ressenli !•• plaisir, on le tient (piitle d'aller jilus
avant. Or, une conséquence de ce continuel éveil de la verve, de celte pi'onip-
titude à ressentir, de cette (juasi siinullanéilé de la conception, de la cnin-
294 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
position et de l'exécution, c'est que toutes les choses qui sortent delà main de
Fragonard sont d'une perpétuelle fraîcheur. Quoique pouvant être considérées
comme de pures esquisses, ce n'en sont pas moins des choses parfaitement
complètes, et elles ont la faveur de conserver l'exceptionnel éclat du travail
sur lequel on n'est pas revenu. Mais cela dit, et alTirmé. et admiré, il faut
ajouter que seul Fragonard a le droit de le faire; et que presque chez tout
autre artiste qui érigerait en principe de se contenter toujours des indications
premières pour être plus sûr de plaire et aussi de ne pas fatiguer son œuvre,
ce serait vraiment en agir trop à son aise, et d'ailleurs celui-là risquerait fort
de n'être qu'un barbouilleur. Car ce qui était le résultat de dons uniques
chez Fragonard, deviendrait système chez cet autre, par suite détestable. Puis,
il n'y a le plus souvent qu'un seul enfant gâté pour de très longues périodes
d'art.
Fragonard naît à Grasse en 1832, dans un pays de lumière, de parfums et
de friandises. Son père, ruiné par de mauvaises affaires, vient chercher une
situation à Paris et place le jeune Honoré comme petit clerc chez un notaire.
Le papier, fùt-il timbré, n'a jamais paru au jeune homme utile à autre
chose qu'à dessiner. Il faut, bon gré, mal gré, le laisser tenter d'être clerc
chez un peintre. Boucher, à qui il s'adresse d'abord, lui soumettant ses essais
de grillbnnages, l'envoie chez Chardin. L'honnête Chardin, qui n'est pas du
Midi, et qui considère l'application comme une espèce de bonne foi, ne
comprend pas ce tempérament pétulant, et d'ailleurs peut-être son élève
n'avait-il pas encore donné parmi les tâtonnements une seule de ces indica-
tions saisissantes auxquelles la finesse de Chardin ne se fût pas méprise. Tou-
jours est-il qu'au bout de quelque temps, le maître déclare que Fragonard
ne fera jamais rien qui vaille.
Tant bien que mal Fragonard se débrouille et retourne chez Boucher, qui
cette fois lui fait accueil, l'encourage, et le force à concourir pour Rome; il
remporte le premier prix; il a, à ce moment, tout juste vingt ans. De ses impres-
sions en Italie, il faut retenir ceci, qui est significatif: « L'énergie de Michel-
Ange, disait-il après son retour, m'effrayait; j'éprouvais un sentiment que je ne
pouvais rendre; en voyant les beautés de Raphaël, j'étais ému jusqu'aux
larmes, et le crayon me tombait des mains : enfin je restai quelques mois
dans un état d'indolence que je n'étais plus le maître de surmonter, lorsque
je m'attachai à l'étude des peintres qui me donnaient l'espérance de rivaliser
un jour avec eux : c'est ainsi que Baroche, Piètre de Cortone, Solimène et
Tiepolo fixèrent mon attention. » On ne pourrait dire en termes plus clairs
•que rinfluencc do l'Italie fut absolument nuHe sur Fragonard, puisque toute la
leçon qu'il relira des maîtres, désespérants uu plus accessibles, fut simplement
le conseil d'improviser.
Ecole française.
2n;i
E( Fragonard ne s'en fait pas faute. Son séjour on Italie se passe à cr()([uer
prestement et sans relâche tout ce qu'il rencontre sur son cliciuin. dans ses
innombrables excursions avec son camarade Hubert IJobert, et Saint-Nuii, l'abbo
graveur. Dessins, fro(|uis, sanguines, d'après des choses vues, et non pas copié:^
d'après des œuvres d'autres maîtres, si m m (|uel(piescro([iiis cl r;i|ii(l('s eaux-fortes
d'après des décadents; interprétations spirituelles et personnelles de ses propres
sensations, et non décourageantes méditations sur la pensée des grands disparus;
i9C
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
ielle est son éducation et son occupation alors. A ce prix, il ne courait pas
grand risque d'abdiquer au profit d'un trop écrasant modèle sa propre nature;
il eût pu, de la sorte, s'exercer ainsi tout aussi bien en n'importe quel autre coin
du monde qu'en Italie.
Quand il revint à Paris, Fragonard, n'ayant eu que le minimum des maîtres,
était un maître à son tour. Il lui faut cependant faire ses preuves, ces grandes
preuves solennelles que l'on demandait à tous les artistes autrefois, quel que fût
JOSEPH VEBNET. — OIUGE IMPETUEUX.
leur génie, et que très rarement ils pouvaient produire, comme Wattcau ou
comme Chardin, en fournissant quelque chose de leur seul et propre cru. Frago-
nard se présentait à IWcadémie en 1765 avec le grand tableau de Corésiis xe
sacrifiant pour sauver Callirrhoé; il était reçu d'enthousiasme, et on décidait de
reproduire son œuvre aux Gobelins.
Ce tableau, que l'on peut voir au Louvre, où il est assez mal placé, mais où
la lorgnette peut cependant l'atteindre, est la première et la dernière tentative
que l'artiste fera en ce genre. 11 y a répandu le plus de passion tragique qu'il a
pu rassembler, et il aura dépensé la provision pour toute sa vie; cela n'empêche
pas la peinture d'être surtout charmante; le drame est beaucoup plutôt une
tendre élégie; le grand prêtre meurt avec grâce, et Callirrhoé est si délicieuse
ÉCOLE FRANÇAISE.
2!)7
que c'est grand'pitié que les circonstances ne lui permettent pas de nous
sourire. Quant aux autres personnages, ils jouent leur rôle en conscience et
leurs sourcils sont suffisamment froncés et relevés pour qu'ils ex|)riment
l'effroi comme il convient. Cette peinture laiteuse et lumineuse est une
caresse pour l'œil, et Fragonard a fait tout ce qu'il a pu pour que nous
HLBEBT ROBERT. — I.E PORT DE ROME.
ayons d'autres compensations dans le cas où la tragédie ne serait pas ce que nous
aimons; — et il ne recommencera pas. Dorénavant, ceux qui attendent aux
Salons quelque autre grande page de lui en seront pour leurs frais d'attente. 11
sera perpétuellement improvisateur, ou c'est tout comme; il faudra goiiter le
charme de sa couleur, l'entrain de son invention et de son mouvement, et l'on
ne s'en fait pas faute. Portraits, décorations, paysages, scènes légères et très
légères, tout cela constitue de crouslillanles et fines délices, et l'opinion des
gens qui ne seraient pas contents (il y en a fort peu d'ailleurs) ne comple pas.
Ne nous trompons pas toutefois à cet asped d'abandon ou de facilité. Il nous
est conté (par Mariette) que, dans les premiers temps de sa carrière. Fragonard
effaçait beaucoup, était souvent mécontent de lui-même. Donc, malgré le grand
entraînement qu'avail été son voya-v en Ualii>. malgré les fortes qualités qu'il
29S
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
avait acquises et qui étaient en somme le dessous des charmantes qualités de
son Coré.sus, Fragonard n'était pas arrivé du premier coup à l'assurance, à
l'infaillibilité dans l'esprit et dans l'improvisation; il lui avait fallu autant d'efforts
que de dons ; et le droit de produire de premier jet n'avait été acquis que par la
conquête de beaucoup de savoir.
Autre explication nécessaire. Fragonard, pour beaucoup d'esprits prévenus.
1 n A G 0 \ \ n D .
L llEl HELSE FECON DITt.
représentera non seulement l'exécution légère, mais aussi le sujet plus que léger.
C'est, d'autre part, ce qui le f«ra justement rechercher par d'autres, que cela
n'efîraycra pas, au contraire. Nous sera-t-il permis de dire que l'un et l'autre
point de vue sont également aussi antiarlisliques que possible? L'analyse de Tins
piralion de Fragonard tient tout entière dans ces judicieuses lignes des Concourt:
« Ces médaillons de nudité, ces petits tableaux si vifs, ces poèmes libres, com-
ÉCOLE FRANÇAISE.
2'JO
ment Fragonard lossauve-t-il? Quel charme mel-il en eux pour être leur excuse
et leur pardon? Un charme unique : il les montre à demi. La légèreté est sa
FRlf.ONAni). LA KONTAINE D A SI OCR.
décence. Ses hrosses n'a[»puient pas. Ses couleurs ne soûl pas des couleurs de
peintre, mais des touches de poète. »
On ne peut mieux dire, et c'est non seulement la N'gèrelé, c'esl-ù-dire une
forme très délicate de la lue^ure, mais encore ïu/i (jiii est la décence de
300 HISTOUiE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Fragonard. Le véritable artiste, par un tact spécial qui est une grâce d'état, et
n'ayant en vue que l'œuvre d'art, communique une chasteté aux choses qui se-
raient les moins chastes si elles étaient traités par quelque pourvoyeur d'égril-
lardises, n'ayant en vue que l'amusement des corrompus. C'est pourquoi il
n'y a même pas à discuter si les scènes de Fragonard sont libres ou non.
A l'Exposition rétrospective de 1889 figuraient quelques-unes de ses sépias, des
merveilles de légèreté et enlevées sans qu'on se rendît compte comment, à si
peu de frais, quelques traits et une faible teinte de lavis, on pouvait tant
exprimer de vie et de mouvement. Les sujets étaient incontestablement vifs,
mais il aurait fallu plaindre ceux qui n'auraient pas ressenti quoique respect
dans l'invincible sourire que ces admirables amusements provoquaient.
La sépia, la sanguine, la gouache, l'eau-forte, moyens expéditifs et charmants
que Fragonard manie comme pas un ; parfois au contraire, son caprice le porte
à parfaire des miniatures. Quant à sa peinture, elle est fluide, impromptue,
transparente comme de l'aquarelle. Un rien suffit au peintre pour exprimer la
qualité d'une éloife, satin, velours ou gaze prête à s'envoler, la nacre d'une chair
féminine, le joli geste nerveux d'une main, toutes choses enfin qui ravissent un
œil exercé, et lui sont infiniment plus précieuses que les plus patientes et les
plus pénibles transpositions d'une statue antique en soi-disant ton de chair.
La galerie LaCaze, — nous y revenons toujours, car, en vérité, si cet homme-k\
n'avait pas existé, le premier musée de France montrerait surtout l'ignorance
des Français en ce qui les concerne eux-mêmes, — la salle LaCaze, disons-nous,
oflVe quelques excellentes peintures de Fragonard. Les quatre têtes de fantaisie :
l'homme à la veste jaune prêt à écrire, sous un coup d'inspiration ; la jeune
fille au corsage feuille morte à manches jaunes et à la grande collerette montante,
qui tourne d'une main mignonne les feuillets d'un grand album placé devant
elle ; le jeune homme aux cheveux châtains et à la casaque bleue ; le guitariste
à la veste jaune à collerette de mousseline, toque noire à plumes rouges en tète ;
voilà déjà quatre morceaux qui, pour être enlevés en une séance tout au plus, sont
choses brillantes et sonores comme des préludes attaqués haut la main par un
virtuose. .Mais voici plus délicat encore, et l'on devrait dire plus inexplicable, car
il n'est pas de mots qui pourraient rendre, et expliquer surtout, le charme de cette
Barrhante endormie, frottée sur une toile à gros grain, amusante au possible
à examiner de près en tant que travail, et, à deux pas de recul, la vie même, un
corps qui jtalpite et (jui respire. L Heure du Berger, la délicieuse petite peinture
ovale, toute pélrio de tons de violettes, de roses et de jonquilles. Enfin l'ébauche
si rapide (h' la C/ieuuse enlevée aux blancs si harmonieux, et surtout les Baigueu.ses,
ce merveilleux petit panneau, une des plus gaies fêtes de couleurs qu'ait don-
nées la peinture française, une symphonie en rose et vert à réjouir Hubens
dans sa tombe. Mais malgré celle liche entrée de jeu, on ne coiiiiiiiliail pas encore
ECOLE FRANÇAISE.
30{
Fragonard, il sVn faut, si l'on voulait faire de lui une étude même superlificlle.
On ne le connaîtrait pas môme en ajoutant à la liste la belle Leçon de c/areci/ique
possède encore le Louvre, et qui est. dans le sommaire de son exécution, d'une
F R * r. o N â r. D .
LE B F r. C F A U
couleur si distinguée, d'un arrangement si élégant. 11 faudrait encore examiner
chez les collectionneurs privilégiés, lessépias, dessins, crocjuadcs, puis les autres
peintures de Fragonard, par exemple, ce qui a pu subsister des décorations qu'il
(itpour l'hôtel de la Guimard,et dont.M. Groult, entre autres, possède unimportant
302 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
panneau détaché, à ce que l'on pense, de cet ensemble; ses compositions de
Grasse, etc. Ce sera toujours un inlini plaisir pour celui qui fera cette explo-
ration.
Fragonard s'était marié en 1709 avec une de ses compatriotes, mademoi-
selle Gérard. Sa belle-sœur Marguerite Gérard, un type ravissant de la jeune
fille artiste au x\uf siècle, l'aida parfois dans ses travaux de gravure. En 17";)
un financier, Bergerel, les avait tous emmenés dans un nouveau voyage en Italie.
11 faut en lire les amusantes péripéties et la non moins piquante terminaison:
Bergeret voulant garder tous les dessins faits en route, soi-disant pour rentrer
dans ses frais de voyage, et perdant largement le procès que lui intentait l'artiste
pour recouvrer ses dessins ou toucher une somme ronde.
Ce sont scènes de comédie qui apparaissent dans cette carrière fort tranquille
et fort laborieuse, dans cette production souriante et sans fatigue. D'ailleurs,
quelques annéesplus tard c'était fini de sourire. Pendant la Révolution, Fragonard
connaissait la gêne et n'avait plus la possibilité de continuer son rêve de chan-
sons et de couleurs tendres ; car les bergers et les bacchantes, et les jolies filles
à corsage décolleté, à grande collerettes de guipures, les plaisants guitaristes
au manteau gonflé par lèvent, à l'air inspiré, tout cela avait émigré... pour ne
plus revenir. Il fit un voyage encore dans sa Provence, puis, de retour à Paris,
mena une existence petite et ellacée. Un jour ayant pris, l'été, une boisson
glacée, une congestion cérébrale l'emporta à lYigc de soixante-quatorze ans
(22 août 1806). N'est-ce pas là un trépas symbolique? Depuis longtemps, d'autres
glaces av;iiciit été fatales aux gentillesses d'antan : la mortelle froideur de la
nouvelle école dont Vian avait été le précurseur et dont David était maintenant
le maître absolu.
Vous pouvez marquer d'une croix noire celte mort de Fragonard, car nous
reverrons peut-être en France de grands peintres de la grâce, — nous entendons
des inventeurs et non des pasticheurs; — mais, jusqu'ici, il n'en est point réap-
paru de tels.
CHAPITRE XI
Ijavid et sou école. — L'n isolé : Prudlion. — Désagréables conliasles el Igures maussades.
Supposez un jeune homme fortement doué, ardent, énergique, ambitieux
dans le bon comme dans le mauvais sens du mot, c'est-à-dire avide de dominer,
mais aussi de bien faire. Faites que ce jeune homme naisse au milieu d'une
société voluptueuse, frivole, charmante et égoïste ; qu'il se développe au
moment où elle en est arrivée à l'énervement de son pro[)re plaisir jusqu'à
rechercher la simplicité, ou tout au moins son affectation, et ne voit rien de
mieu\ que, de marquise, rêver de se faire bergère. Ce jeune ambitieux, dénué
de ressources, inconnu, ayant toutes peines à s'élever et sachant pourtant
qu'il faudra bien qu'il fasse à son tour sa trouée, placez-le dans l'apprentissage
de ces grâces légères et d'ailleurs peu secourables à qui n'a pas envie de rire,
donnez-lui comme parent Boucher, comme patron, un instant, pour quel-
ques travaux de gagne-pain, Fragonard.
Pensez-vous que son rêve sera de conquérir la même gloire que Boucher, de
devenir un émule de Fragonard? Certes non, n'est-ce pas? Peut-être pourra-t-il
plus tard conserver pour Fragonard quelque reconnaissance et sympathie, pdur
Boucher une involontaire estime, ces maîtres lui ayant témoigné de la bien-
veillance, et lui-même d'ailleurs les ayant vus à l'œuvre, ayant constaté, en ses
années d'apprentissage, combien ces peintres aimables étaient au fond vrai-
ment savants et forts en leur art. Mais cet art lui-même, il l'assassinera sans
délibérer, il le guillotinera, s'il a la guillotine à sa disposition. Il lui fera uni
implacable guerre partout où il en rencontrera des germes involontaires chez
les nombreux élèves qu'il aura, plus tard, groupés autour de lui quand son
rêve d'ambition sera réalisé, et qui ['écouteront avec le plus grand enthousiasme,
mais qui afticheront, eux, de la férocité juvénile où il aura mis la froideur rai-
sonnée d'un systématique révolulionnaire. Il aura ressenti à ce point la baine
304 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
de cet art, partant tout entier de la sensation pour provoquer la sensation, de cet
art de caprice et de libre invention, de cet art français en un mot dans la force
du terme, que lorsqu'il voudra faire rentrer sous terre un de ses élèves, il lui
dira : « Vous faites français! » et ce sera le plus sévère des blâmes.
Comment cet homme aura-t-il été amené à accomplir cette révolution? Par
la force même des choses, et tout simplement, on dirait presque tout bêtement,
par la loi des contrastes. On se sera épris passionnément des séductions de la
matière, des ragoûts épicéset savoureux de la peinture tripotée pour elle-même;
il proscrira cette sensualité du bon ouvrier et voudra que l'on n'emploie plus
que des moyens quasi impersonnels. On n'aura attaché qu'une importance très
t!AnlE-JOSEPII \II.N. — I. EnWTTE IMiOl'.MI.
relative à l'idée contenue dans une œuvre d'art, pourvu qu'elle flatte les raffinés;
il voudra restaurer une peinture qui s'adresse presque uniquement au raison-
nement et qui ne se soucie point des qualités picturales que prisaient si fort les
connaisseurs d'hier. On aura pris les thèmes dans la vie, mais en l'interprétant
d'après son sentiment personnel, suprême joie de l'artiste pour qui la nature
n'est qu'un tremplin; il commandera de prendre les sujets dans la mort, ou
dans une certaine antiquité qui lui ressemble fort, et il faudra que l'on suive la
nature de très près, qu'on ait, pour parler peut-être trivialement mais de façon
exacte, le nez dessus, quitte à prendre pour la uature un modèle d'atelier, ce
qui ne lui ressemble guère.
Comme il est absolument privé du don d'imagination (ce qui fait que plus
tard l'imagination sera par lui considérée chez ses élèves ou chez ses rivaux
comme un acte d'hostilité envers lui-même), il n'aurait peut-être pas inventé tout
ÉCOLE FRANÇAISE.
303
seul le principe de la révohilion dont il deviendra le clief incontesté. Mais aussi,
comme il est doué d'autant d'intelligence et d'assimilation (jne do volonté, il
empruntera, avec les précautions et flatteries voulues, le drapeau d'un médio-
cre peintre, qui faute lui-même des ahondantes, entraînantes et tendres qua-
lités des maîtres de son temps, aura eu cependant rii;iliilcl(' de l'aii-e passer pour
du génie la pauvreté de ses facultés, et pour de la graiidcui- anti(|ue l'insuffi-
sance de sa mise en scèiu*; à ce portrait peu lialté vous reconnaissez Vicn.
Seulement, ce que Vien aura conunencépai- insuffisance, son élève l'achèvera
<?t l'atfermira par système, avec son indomplaltle énergie. Kl c'est là ce qui
caractérise cet élève : il sera un grand systématique plutôt (lu'iin vrai inventeur.
20
306 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Ceux qui ne pourront ou ne sauront pas un jour s'allVanchir, sciemment ou
par l'inconsciente poussée de leur nature, de ses rigides théories, seront, à
tout prendre, de détestables artistes. Lui subsistera, comme tous les excep-
tionnels, quel que soit ce qu'ils produisent. Dans ses œuvres les plus funestes
on remarquera, on admirera même la force de sa volonté, l'intégrité de ses
erreurs. Mais, en vérité, s'il est un artiste, et un artiste des plus grands, ce sera
surtout quand il ne s'en doutera pas, quand il ne se sera pas surveillé. Ce sera
un composé d'exaltation et de froideur, de grandeur et de mesquinerie, de
révolte et d'asservissement. C'est David, en un mot.
Mais si David est grand, son école est une des plus rebutantes que l'art fran-
çais ait connues. Et l'on s'étonne que ces peintres se soient donné tant de peine,
aient tant bataillé, impitoyablement détruit tant de belles choses pour en créer
si peu, aient dépensé tant de chaleur pour se conserver si froids.
Il n'est d'ailleurs pas juste de considérer l'école de Vien et de David comme
ayant seule découvert ou plutôt remis en honneur le goût pour les œuvres d'art
de l'antiquité grecque ou romaine. Sans remonter jusqu'aux temps de la
Renaissance, où nous croyons avoir démontré que celte sujétion volontaire à
l'égard du passé fut fatale à la pure originalité française, le xviir siècle lui-
même s'était fort préoccupé d'exhumer les statues, les médailles, les pierres
gravées, tous les monunàents de l'antiquité, ei} un mot. Par une singulière
injustice, ceux qui se servaient de l'épithète « Pompadour » pour résumer en
un terme méprisant et ironique l'aversion que leur inspirait l'art des Watteau
et des Boucher, oubliaient que la marquise de Pompadour avait été justement
une des plus ferventes protectrices de ces recherches et que le « style Pompa-
dour » avait été un commencement... relatif, de simplicité. Mais sans pousser
plus loin cette querelle, on peut dire que si l'antiquité était fort travestie et
enjolivée par ces souriants et fantaisistes adeptes, les disciples de David n'en
étaient pas moins éloignés, pour avoir pris un masque sévère et une allure roide.
Au contraire ils prouvèrent une fois de plus la vérité de celte loi artistique :
copier c'est méconnaître.
Passons maintenant en revue la carrière et l'œuvre de David. II naît en 1748;
ses précoces dispositions forcent sa mère à consulter leur parent Boucher, et
Boucher, trop accablé de travaux pour se charger d'une éducation complète,
place d'abord le jeune homme chez Yien. Mais soit conseils directs, soit
influence toute naturelle d'un mailrc sur un garçon de dix-neuf ans, David
commence pur imiter un peu Boucher et « sacrifie au rose ». En 1771 David
concourt pour le prix de Rome; en 1772 et 1773, il concourt encore avec
acharnement sans pouvoir remporter le prix. Ce n'est qu'en 177i qu'il finit par
triompher. Mais quel bizarre ti'iuinphc ! Il a failli se laisser mourir de faim,
par désespoir, dans l'intervalle, et quoiciu'il ait si opiniâtrement concouru,
ÉCOLE FRANÇAISE. 307
ce n'ost pas l'antiquité, ni même Home quiJ'aKirent. Il dit en propres termes à
^ ien : « Je crois que je ne ferai rien de bon là-bas. Luntique ne me séduira pas;
r antique ua pa.^ d'action et ne remue pas. » Mais Vien l'engage à réserver son
jugement et lui prédit qu'il ebangera d'opinion.
On sait qu'avant de partir pour Rome, en 1775, il avait terminé les travaux
de décoration de l'hùlrl de la (iuimard, commencés par Fragonanl et arrêtés
308
HISTOIRE POPULAIRI-: DE LA PKIMLIir: .
par suite de difTércnds très aigres entre le peintre et la danseuse. Tout cela
constitue d'assez piquants antécédents pour le futur champion de l'antique.
A Rome, il faut croire que la conversion s'opéra assez vite, car il exécuta
tout d'abord la Peste de Sainl-Iioch , puis surtout Délisaifeet AinLnmaque. A son
retour à Paris, en 1780, il était agréé à l'Académie sur le premier de ces deux
tableaux; en 1783, il était reçu académicien. Et déjà il était chef d'école.
L'Italie l'attire encore une fois : il y exécute le tableau des Horaces, un nou-
D»M11. — 1.1 MOn'l IlE M«I1*T.
veau manifeste. Enfin après son second retour en France, en l7S7,il visite les
Flandres. David dans le pays de Hubens! Poussa-t-il jusqu'aux Pays-Bas ? Vit-il
les œuvres de Rembrandt? Il csl, en tous les cas, impossible qu'il n'ait point vu
lîubens, et les grands primitifs Van Eyck, Roger de la Paslure, xMemling! Rien
do tout cela n'agit sur lui; son système était fait et construit de toutes pièces.
11 ne pouvait plus se déjuger, étant chef d'école incurablement.
En 17S!I, il peignait le tal)leau de Dnifiis et ses /ils, et non seulement c'était
le chef d'école, mais encore on pourrait dire que c'était déjà le révululiunnaire,
ÉCOLE FRANÇAISE.
;î()9
le rëpiililicain fougueux, qui avait ciioisi cl nuslcTPincut trailé ce sujet. Cepen-
dant, il était protégé par le comte d'Artois (|ui lui avait cDinmandé les Amours
'Je Paris et d'Hélène; mais il était inipossildc ([u'avec ralis(due logi(iiir, la belle
rigidité d'idées et de principes qui n'gna pendant toute la première partie de sa
vie, David ne fût pas nu réxululicHinairc en tout et [)onr tout et n'adoptai pas
avec ardeur les principes de la iiévolntion. 11 sort de nolic [)rogramnie de
rappeler par le détail le rôle qu'il joua comme conventionnel, ses rapports
310 HISTOIRE POPULAIRR DE LA PKINTLRE.
avec Robespierre, Marat, etc. A ce moment il fut encore plus un personnage
politique, remuant, déclamatoire, qu'un peintre. Toutefois, comme application
directe de sa politique à son art, il faut au moins rappeler qu'il fui l'auteur de
divers projets et propositions adoptés par la Convention, tels que la création d'un
jury national, la réorganisation de la commission du Muséum, etc. ; il faut aussi
faire au moins allusion à ses programmes de fête de l'Etre suprême et autres oîi
l'on trouve des idées qui ne manquent pas de grandeur, encore plus d'absurdités
et même des traits de pur vandalisme à l'égard de l'ancien art français. Kniiii,
c'est presque comme homme politique que, saisissant crayons et pinceaux, il
retraça les portraits de Lepelletier de Saint-Fargeau et de Marat assassinés.
Et ici, comme nous aurons encore l'occasion de le remarquer à propos de ses
autres portraits, il produisait des images fortes, saisissantes, admirables, parce
qu'à cette minute-là, il ne pensait point à ses systèmes, mais qu'il n'avait en
vue que de mettre toute la puissance, toute l'éloquence de son tempérament
dans des images vivmites, si l'on peut employer ce mot à propos de portraits
de morts, et pourtant il n'est pas d'autre expression qui vous vienne à la pensée.
Ce portrait de Marat dans sa baignoire, pendant tout d'un côté, exsangue,
les yeux à demi-clos, il est peu de gens s'inléressant à l'art qui ne l'aient vu à
Paris et qui n'en aient gai'dé une impression inoubliable. Rien n'est plus réel,
on dirait plus naturaliste, et rien n'est plus émouvant. C'est la nature même,
la nature seule, et pourtant par la seule sincérité de l'exécution, surprcmniliî
de sobriété, par la rigueur terrible de cette sorte de procès-verbal rédigé par
un grand artiste, le portrait de Marat cause un choc aussi fort, laisse un sou-
venir aussi durable que les très grandes œuvres non point simplement de docu-
ment, mais d'invention. Les amateurs de belles choses sont égoïstes et se
soucient peu des secousses qui troublèrent la sécurité de leurs pères : nous
serions tenté de dire qu'après tout il est fort heureux que David ait été entraîné
à jouer dans la Révolution un rôle aussi fougueux, parfois aussi absurde, et
même à certain point de vue funeste en ce ce qui concerne l'art, du moment
que l'ensemble de ces circonstances nous a valu ce portrait de Marat.
iHivid, plus heureux que ses amis, sortit sain et sauf du mouvement révolu-
tionnaire. Pourtant il coniiut la persécution et la captivité. .Au !) ThiTiuidur il
fut décrété d'accusation et enfermé au Luxembourg où il resta quatre mois ;
puis le 9 prairial an 111, il fut de nouveau arrêté et incarcéré pendant trois mois.
La prison d'ailleurs ne pouvait guère lui iu'^pirer d'autre sentiment que celui
t'e la reconiuiissance, puisque c'est là qu'il ébaucha et médita un de ses tableaux
«'es plus célèbres, un de ceux dont le succès devait être parmi les plus grands
de son temps : Les Sabines arn'ifoit le combat des Rooiains et des Sab'ms.
A sa sortie de prison, David ne devait pas tarder à commencer une tout autre
vie : le révolulionnaire allait devcMiir l'admirateur servile, et pour dire le mot
ÉCOLE FRA^XA1SE.
311
sans ménagements, le couilisan diiii homme, ce qui est liien le conirairo
absolu de toute idée républicaine. Celui qui avait voté la uKut du « tyran «
Louis XVI allait se prosterner devant no maître autrement moins débonnaire,
' l'r '
n «
iiiiiiiiiiTriiiiiiiiiiiiiïrifi'iiiiiiiiiiiiiiiiiiii
Il * V I D . — Pin VII.
DoTiaparte. Il est vimî ipie le p,i'ii(''iiii (Icvi'iiii [in'iuier ronsul, puis empereur,
devait tlatter considérablcnicnt la viiiiil»' de Ila\i(i, cl lui aceorder de grands
honneurs : c'est une explication, et elle est fort humaine; mais ce n'est pas, en
revanche, une raison pour que nous admirions le carach'Te de David. Pour
les hommes qui se sont déclarés iiilrailables, incorruptibles, on n'est pas tenu
312
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
à l'indulgence qu'on doit avoir à l'égard des failjlesses du commun dos hommes.
Et si l'on trouvait qu'au contraire nous sommes tro}) rigoureux envers un
homme de génie, nous nous contenterions de rapprocher de la conduite de David
celle de Beethoven qui, fasciné aussi par la gloire naissante de Bonaparte; lui
p n L U H 0 X .
L\ VEN.IEANCE DIVINE THAININT LE CUIME DEVANT H JUSTICE IH'MAIXE.
asdXi àéà.\é\a Symphonie héroïque, mais ([ni arracha la dédicace le jour où Bona-
parte fut proclamé empereur.
Quand on lit le récit de la première visite de Bonaparte à râtelier de David,
on croit beaucoup plus assister à une scène de comédie (juèlre le témoin d'une
conversion soudaine. C'est l'antiquité qui paie les frais de la contradiction que
les élèves de David n'auraient pas manqué plus tard de remarquer chez l'ancien
conventionnel. « Ah! mes amis, s'écrie-t-il, c'est un homme à qui Fanliquité
aurait élevé des autels. Bonaparte est mon héros! »
Comédie encore, et cette fois sans hésitation possible, les conversations entre
ÉCOLE FRANÇAISE.
31.3
le « héros » et son peintre ; le général disant qu'il n'est pas nécessaire qu'il
pose devant David : <> Alexandre n'a certainement pas posé devant Apelle. Ce
que la postérité demande, c'est qu'on lui transmette non [)as la ressemhlancc des
conquérants, mais leur caractère. » Et David (lr\cnu tout à fait courli.-;an et
même assez plat, s'écriant : » \ou^ m'apprcnc/ l'aiide peindre ! »
Comédie enfin, jouée cette fois par l'empereur .Napoléon devant le tableau
314 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
du Sacre, lorsqu'il se promène pendant une heure devant le tableau sans mol
dire et finit par se découvrir devant l'artiste et lui faire un beau salut. Comédie
pompeuse et noble si l'on veut, mais comédie. ,
C'est en 1799 que David acheva le tableau des Sa/tines, qu'il exposa dans ht
salle actuellement occupée au Louvre par les pastels. Ce fut un des plus grands
succès que peintre puisse connaître. Quant au Sarre et à la Dislrihution des
aigles, ils furent commandés à l'artiste par l'empereur, qui l'avait nommé son
premier peintre. U devait y avoir un ensemble de quatre grands tableaux de ce
genre : V Entrée de Napoléon à tUnlel de Ville et V Intronisation de Napoléon
dans l'église Notre-Dame, qui devaient compléter la série, ne furent pas
exécutés.
Voici David comblé d'honneurs ; il connaît une fortune réservée à bien peu
de révolutionnaires, celle de profiter de la révolution déterminée par eux,
d'assister au triomphe de leurs idées, et de ne pas mourir au milieu des ruines
qu'ils ont faites. Il put jouir de cette situation tant que dura le succès de son
héros et de son maître. La dictature que Napoléon exerça dans l'ordre social et
politique, David l'exerça dans l'ordre artistique; il fut véritablement un despote
et de tous le plus détestable, intolérant, hargneux, ne laissant rien passer,
n'accordant rien, réprimant impitoyablement la plus légère velléité d'indépen-
dance, et régnant sur une des plus antipalhi(jues écoles de peinture que nous
ayons connue. iNon point la plus mauvaise de toutes, car ce pi'ix de la prétention
niaise, de la sécheresse, et de la laide et maussade peinture, il était réservé à
l'école issue directement de celle de David, de le remporter; de telle sorte que
si David n'est pas précisément le père des plus ridicules erreurs qu'ait com-
mises à un moment l'école française, il en est du moins le grand-père.
Il y aurait un curieux rapprociuMuent à faire entre la décadence de la peiii-
lure, au point de la seule beauté du métier, toute discussion esthétique mise ù
]iart, et an contraire la résistance, sous l'empire, de l'art de rameui)Iement.
L'art (il! bien peindre se perd et renaît facib'nient. L'art de bien mettre en
œuvre les matières est plus long à tner. mais plus difficile à ressusciter.
L'œuvre de David n'a aucun ciianne, mais elle est surprenante de clarté,
(le savoir et de force ; il ne faut |)()inl demander à cet homme l'émotion, mais
la vi)l(inlé ; sa peinture ne (■(niiiuit ni le mystère, ni l'esprit, deux qualités si
séduisantes de cet art. On aurait nii'inc foit indigné llaxid et ses admirateurs
en disant, — et pourtant rien n'est plus \rai, — - que le stijle, auquel ce |M'iii(re
prétendait par-dessus tontes choses est aiiscnl de son dessin et de sa peinture,
tant l'un et l'autre sont prosaïques et littéraux. Il sul'tirait de placera côté d'un
tableau de David la moindre toile de Poussin pour comprendre tout aussitôt la
portée de cette observation. Ici apparailiait aussitôt le caractère d'une créa-
tion, là iu_' demeurerait (jue l'exactilude d'une copie, et il suftit (h' poser
tC.OLE niANÇ.MSE.
31.-;
los deux termes pour se rendre compte tout de suite de quel côté est l'art.
Mais alors que reste-t-il à David ? Nous ravons dit : deux clioses consi-
dérables : la volonté et la clarté qui développées à ce degré deviennent presque
merveilleuses, et qui font de David une sorte de phénomène. On peut voir en
lui un artiste quia poussé pres(|ui' jusqu'au plus monstrueux, deux des prin-
cipales qualités de l'esprit fran»;;ais, mais ([ui chez les autres maîtres se com-
plètent presque toujours par l'esprit, la séduction, l'imagination ou la A('rilai)lc
grandeur. Esprit médiocre, absolument dépourvu d'imagination, David a cultivé
avec une opiniâtreté extraordinaire ce qu'il sentait en lui de véritablement fort.
Pni II IIO\. — Ztl'll ÏRE.
C'est de la culture forcée; son art est assimihible à ces fleurs que des horticul-
teurs persévérants amènent à un degré de grosseur et de régularilc- ijui étonne,
mais rebute en même temps, car ces tleurs orgueilleuses désignées pour rem-
porti'i' II' |iri\. n'ont |Miiiit de parfum.
Si nous examinons Id'iixrc d»' jtaxid, nous scions vite amené à l'aii-e deux
parts distinctes; dans l'une se rangeront tous les tableaux célèbres inspirés par
l'esprit systématique, les démonstrations, les choses où David croyait avoir mis
une leçon profonde ; dans l'autre prendront place les morceaux qvi'il peignait
sans autre intcntiini i|ur celle de bien peiiidr'e, les p(uti-ail> (ui ensembles de
portraits exécutés par un savant et (■■nei-gii|ue ouvriei'. Si prônées <[ue soient les
pi'emières, (pu'bpu' place (ju'elh's aient tenu dans l'Iiistoire, quehiue célébrité
316 HISTOIRE l'OPULAlRE DE LA PEIMURE.
qu'elles aient conservé dans le public, ce n'est pas devant celles-là que nous
aimerons à nous arrêter. Les autres, au contraire, devront être considérées
(•(imnie de premier ordre. Et la cause de cette supériorité est bien simple :
dans les premières David a mis surtout ses idées ; dans les autres il a mis quelque
chose de nalurellement bien supéi'ieur : ses dons.
Voici les Horaces, les Salnnes et Léon'ulas ; voici d'autre part le Maral^ le
Sacre^ ou le portrait du Conventionnel Gérard et de sa famille (musée du Mans)
ou encore ceux de Madame I}éca?nier, de Madame Chalgrhi, du Pape Pie VU.
Les grandes pages que nous venons de nommer d'ai)ord, ne dégagent que de la
froideur et de l'ennui. L'artiste a voulu les faire héroïques et il n'a réussi qu'à
les faire inhumaines. Peu nous importe que dans ces statues peintes, la correction
la plus rigoureuse ne trouve aucune faute à reprendre. Qu'est-ce que cela peut
i:ous faire que ces (ignres impersonnelles, inspirées par ou plutôt copiées sur
les monuments de l'antiquité soient sévèrement dessinées, sagement peintes,
du moment qu'elles nous glacent? Et encore y aurait-il lieu de discuter si c'est
là avoir bien compris l'art antique, qui était au contraire la vie elle-même, et
qui offrait tous les aspects, y compris le spirituel, le gai, l'abandonné, l'en-
traînant. Mais il faut laisser là cette matière à dissertation, pour ne pas tomber,
par un autre côté, dans le même travers que David.
Le Sucre, que l'on peut maintenant apprécier au Louvre, est un magnifuiuc
ensemble de portraits, et c'est en soi-même le portrait d'une époque. L'empire
n'aura jamais été mieux représenté et caractérisé dans le faste d'une bourgeoisie
(jui cherche à se réorganiser aristocratie, dans son luxe de société et de gou-
vernement de parvenus épiques. Le groupe des dames de la cour, celui des
chambellans si empaïuichés, si chamarrés, au milieu desquels se distingue
rironi([uc figure de Talleyrand, puis le portrait de ce pape et de ces prélats,
celui de l'empereur enfin, pâle, pincé et volontaire, voilà quelques-unes des
plus belles parties de cette o'uvre; mais il faut faire remarciuer combien toutes
CCS parties se tiennent, se relient les unes aux autres, avec quelle heureuse téna-
cité le peintre a mené à bonne fin cette vaste machine, où l'on ne peut pas re-
I)rendre une faiblesse, pas une lacune, et qui présente tant de morceaux éclatants.
L'harmonie générale du Sacre est sévère, froide, comme métallique, malgré
les satins blancs, les ors, les velours rouges, mais c'est une puissanlr liannonie.
Dans la Distribution des aigles, il y a une intention de style plus marquée;
évidemment le peintre a voulu faire des ligures héroïques de ces grands diables
d'officiers qui s'avancent sur la pointe du pied avec des allures de superbes
danseurs; un homme comme David pouvait seul éviter le ridicule avec de pareils
gestes et une pareille cinphase. C'est encore une superbe composilion, malgré
ses boursoulluies ; il n'y a pas lieu de regretter les ligures allégoriques dont
David \oulail la rehausser et aux(|iielles il i-enunçala mori dans l'ànie sur l'ordre-
ÉCOLE FRANÇAISE,
317
formel de remperriir. ('.i-oirail-on ([iie le Sacre « n'empoigna » pas heancoup
le peintre tout d"ai)or(l ? (",e n'est i[ue dans une période assez avancée de son
\LI)'llON. — L'ENLÈVfMENT DE PSVCIIÉ.
travail qu'il dé.lara, non sans .|n(d(|ue nuance de surprise, tninver dans Inn-^
ces costumes et (•«■tte cérémonie de son propri' t.'uips jilu- de matière à faire
une œuvre d'.irl qu'il ne s'y serait attendu? C'est iiim toujours h même théo-
ricien étonne de voir la vie souflleter la mort, et qui idu> lai-d devait amére-
318 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
ment reprocher à Gros... mais il faut garder ceci pour tout à l'heure.
Qui aura exprimé le caractère de cette centaine de portraits réunis sur une
même toile aura dit en même temps l'intérêt puissant des autres portraits en
prose de David. Nous en avons cité quelques-uns dos plus beaux; le musée de
Toulon possède aussi celui des Filles de Joseph Bonaparte: le musée de Ver-
sailles, le portrait équestre, si connu, de Bonaparte franchissant les .Mpes, etc.
Enfin, on doit citer deux petits morceaux du musée de Bruxelles : un portrait
de jeune garçon et un du compositeur De Vienne intéressants en eux-mêmes,
mais plus encore parce que, placés-là, ils rappellent la dernière période de la
carrière de David.
C'est à Bruxelles, en effet, que David exilé devait finir ses jours (1 816-1823).
Du moins demeurait-il fidèle au souvenir de l'homme qui l'avait « converti ».
De Bruxelles, David ne laissa pas de diriger l'école française, et comme nous
le verrons, de conserver intact son fanatisme pour son antiquité, et d'exhorter
des élèves dociles à se garder des funestes doctrines — qui allaient être si
salutaires à la peinture française.
Avant de dire quelques mots de cette école de David, nous pouvons bien
nous reposer, nous dirions presque nous désaltérer, en parlant de Prud'lion. et
s'il vient se placer en ce chapitre, c'est beaucoup moins pour nous fournir un
contraste que pour nous éviter de la fatigue.
En face de David chef d'école se dresse Prud'hon isolé. 11 nVsl et ne peut
être qu'un isolé; il n'a rien du chef d'école; il a cent fois trop de charme. Dans
une telle époque et avec de tels rivaux, (jui le suivrait? Puis, comment le suivre?
Tout ce qu'il y a d'exquis dans ce qu'il fait ne saurait s'exprimer en formules;
cela ne s'enseigne point comme la copie d'une statue romaine ; ne se prescrit
point comme la sécheresse et la roideur, choses qui peuvent toujours se trans-
mettre. David l'appelle dédaigneusement « le Boucher de son temps ». Ce ne
serait pas une injure, à notre gré; mais Prud'hon est bien autre chose; par
une méprise piquante, David ne s'est pas aperçu (juc Prud'hon était bien jilus
près que lui du sentiment antique, par tempérament, par expression, par la
moindre touche de sou pinceau. In païen délicieux a vécu en inènie temps
que lui, il l'a méconnu.
Nous ne pouvons résister, avant toute indication biographique,;! l'envie de
citer d'abord un passage de sa correspondance. Dans cette lettre écrite de Rome
au moment où il fait son éducation artisticjui^, le jeune iionime nous met au
courant de la rencontre décisive qu'il fit et nous donne du coup tout le portrait
de son âme. On ne comprendra que mieux, après cela, tout ce qui pourra être
dit de son caractère ou de son œuvre.
« Je sors de voir tout fraîchement les admirables tapisseries exécutées autre-
fois sur les carions du fameux Haphacl; sans contredit c'est, selon moi, ce qu'il
ÉCOLE FRANÇAISE.
319
a fait de plus beau, de mieux senti et de plus expressif; mais quelqu'un qui
l'a surpassé bien au delà dans la pensée, la justesse de la réflexion et du senti-
ment, et de plus dans le précis, le moelleux et la force dVxéculion. et diuis Ten-
lentc du c[aii-(d.seur et de la perspective, etc., c'est l'inimitable Léoiian! de
Nuici le père, le prince et le premier de tous les peintres, d'après lequel on
voit également une seule tapisserie exécutée sur sa fameuse G/'«^pe«ïte à Milan
320
lilSTOIItE ['UPLLAIIiE DE LA PEINTURE.
dans un réfectoire de Dominicains. Ce tableau est le premier tableau du monde
et le chef-d'œuvre de la peinture ; toutes les parties de l'art s'y trouvent réunies
au degré le plus sublime ; lorsqu'on est devant, on ne se lasse pas d'admirer
soit le tout ensemble, soit chaque détail en particulier. C'est une source inta-
P r. i; I) H 0 \ . — M l n E M O I s E L L E Jl » V E n .
rissable d'études et de réllcxions : la ^ no de ce seul taljleau snriïr.n'l h perfec-
tionn(,T un iKunnie de génie au |iniiil d'égaler ou de surpasser Raphaël même,
puis(|ne tout y est réuni; cependant peu de personnes y font attention non seu-
lement à ce tableau, mais en général à tout ce que l'on voit de Léonard; ou le
mérite de ce grand homme est trop au-dessus de leur intelligence, ou ce qu'il a
fait est trop parfait pour qu'il leur vienne à la pensée d'oser jamais approcher
ÉCOLK FliA.NÇAISE. 321
de sa iiiiiiiirie, leur paraissant cumiiic une chose absuliiinciil impossible. Cet
PRLIilION. — LE CHRIST ES CHOIX.
homme rare joignait au génie le pins suMime, un raisonnement juste et une
21
o22 IIISIOIRE PÛPULAlRli DE LA l'ElNTL UE.
spéculation profonde, choses qui se rencontrent rarement en une même têle,
puisque le premier semble appartenir à un homme sanguin et le second paraît
être le fait d'un homme froid et réfléciii... Pour moi je n'y vois que perfection,
et c'est là mon maître et mon héros. »
Dans d'autres lettres Prud'hon après avoir professé ainsi ses admirations
expliquait son esthétique déjà complète. 11 parlait d'un « dessin ferme et gran-
dement senti », de « draperies avec des plis grands et décidés et du repos dans
les parties larges » ; il voulait aussi : « un elTet vigoureux et tranquille afin de
faire briller davantage le mouvement des figures. Point de ces clinquants
de lumière qui fatiguent l'œil et empêchent le spectateur de jouir doucement de
rol)jel qu'on lui présente. Laissez le clinquant et le brillant à ceux qui privent
leurs figures d'âme et de sentiment et qui ne savent ni émouvoir ni intéresser. »
Et ceci encore qui opposait directement à la manière vide et affectée de
l'école, la propre conception de Prud'hon : « On voit dans les tableaux et sur les
théâtres des hommes qui montrent des passions, mais qui, faute d'avoir le
caractère propre de ceux qu'ils représentent, n'ont toujours l'air que de jouer
la comédie ou de singer ceux qu'ils devraient être; de plus, au lieu de ce charme
de couleur et ce beau contraste de teintes qui ne sont que clinquant et qui ne
font que l'effet d'un mensonge et non de la vérité, il doit régner dans un tableau
un ton doux et tranquille, mais vigoureux, qui plaise au spectateur sans
l'éblouir et laisse l'âme jouir de tout ce qui l'afîecte. »
Ainsi s'exprimait cet humble fils de maçon, cette âme qui ne dégageait pas
moins de tendresse qu'elle n'en sollicitait. C'est un contraste absolu avec
David. Ni les modèles, ni le but, ni la façon de sentir et de concevoir ne sont
les mêmes. Pourtant Prud'hon a bien les idées de son temps, les idées politiques
et philosophiques; mais c'est la nature qui est exceptionnelle. L'éducation ne
l'explique qu'en partie et il reste toujours le mystère qui préside à cette rareté,
la naissance d'un homme exquis.
Prud'hon était né en 1758 à Cluny ; il était de la plus pauvre extraction,
le treizième enfant d'un maçon. Ce père meurt peu de temps après la nais-
sance de Pierre, et c'est la tranquillité d'un cloître qui reçoit et forme l'en-
fant : les religieux de l'abbaye de Cluny le recueillent et font son éducation.
Une vocation pour les arts du dessin perce déjà impérieusement; le petit
Prud'hon dessine, charbonne, sculpte même, le bois, et jusqu'au savon; et tou-
jours il revient à ces tableaux de la chapelle qu'il voudrait bien imiter, mais
dont tous les rudimentaires moyens qu'il emploie ne peuvent atteindre l'éclat,
l'n jour ([u'il se désespère d'y arriver, un Père passe près de lui, dit ces mots :
« Vous ne réussirez pas ainsi, mon enfant, ces tableaux sont peints à l'huile; »
et le jeune garçon ignorant de tout ce qui concerne la peinture, mais guidé par
ua instinct irrésistible, retrouve, reconstitue le procédé sans aucune autre
ECOLE FRANÇAISE. 323
indication et le fait sonii' à si's [nvmiriv liallMilieiiicnts (rimaiiicr. L'évèqno de
Mùcon, Mgr Moreuu, eiitciid imicv de cet cnlant i)rudige, s'intéresse à liii et
r r. L I) Il 0 N . — LA F A M I I. L i: M i 1. U E L li E l s C .
1 envoie à récide de {.einliii-e de Idjdn dirigé par llevosi^i^; l'riicriion vient
ensuite continuer ses éludes ùF'ai-is où il passe trois ans M7Sft-!"S3). Kn l78o il
remporte le prix iiislllui' pai' les ('■lat- de Bourgogne, qui pmni'llail an lauréat
d'aller en Italie. C'est là (|iie Léonard de \ inei, et Cui'iëge au>>i, l'aul-il ajouter,
3ii.4 IllSTolIîE rOPLLMFtK HK LA PEINTURE.
l'éclairorcnl cl lui ^L'^L■ll'■l•(•lll sou [ir(i|iiç Uilcnl. Mais que d'épreuves lui ékiieut
réservées !
En 1789 Prud'hon était de retour à Paris, inconnu, sans ressources, et forcé
d'accomjdir un dur labeur pour nourrir les siens : il s'était marié à l'âge de
dix-neuf ans ; il avait des enfants, une mauvaise femme : les soucis et les cha-
grins de cette union le poursuivirent partout, en Italie, à Paris, en Franche-
Comté où il alla vivre deux ans, de 1794 à 1796, et le harcelèrent encore pen-
dant des années lorsqu'il revint à Paris, et lors même qu'il commença de
connaître la célébrité et les louanges.
Durant la période de lutte et de misère, h l'époque de la Révolution, il put
gagner sa vie à mille et un travaux de métier, travaux ingrats pour tout autre,
mais qui étaient pour lui un exercice de son génie, et où il trouvait moyen de
laisser la marque de ses ravissantes facultés de grâce et de couleur. Voici des
portraits en miniature ou au pastel, payés quelques écus, et l'on y voit un colo-
riste scduisantet neuf, un dessinateur qui modèle d'une façon extraordinairement
aisée et puissante; voici des en-têtes de lettres, des adresses de commerçants et
d'industriels, jusqu'à des dessins pour les boîtes de confiseurs, et dans tout cela
règne une charmante fantaisie, qui suivant le goût du temps se répand en
curieuses et ingénieuses allégories, mais montre des arrangements délicieux,
des compositions minuscules d'une grande allure, d'une exécution non seulement
irréprochable, mais originale et captivante. Et dans un ordre qui paraît plus
relevé, Prud'hon publie des illustrations de livres, notamment JJa/Jinis et
C/iioé, pour Didot, mais qu'importe l'objet qui sert de prétexte au jet de sa
fantaisie, au perfectionnement de son talent? Il est possible de mettre autant
d'art sur un couvercle de bonbonnière que dans l'illustration d'un chef-d'œuvre
littéraire. Jusqu'à la fin de sa carrière l'artiste ne devait-il pas conserver cette
maîtrise spéciale, et n'était-il pas cliargé par la cour impériale de composer les
ornements d'un berceau, d'une armoire à bijoux, d'une toilette, etc. ?
Peu à peu cependant la notoriété vint à Prud'hon, et les protections aussi,
notamment celle de Frochot, le préfet de la Seine, grâce à qui lui fut donnée la
commande du célèbre tableau de /(/ Justice et la Vengeance divine poursuivant /e
crime.
Avec l'aisance et les commandes, un aulre bonheur (qui devait être chèrement
expié) arrivait enfin à Prud'hon : à l'ùgc de quarante-cinq ans il connaissait
mademoiselle Constance Mayer et s'éprenait pour son élève d'une allèciidu
d'autant plus profonde que sa nature ardente et tendre n'avait jamais connu jus-
qu'ici de tendresse (jui répondît à la sienne. Dans sa liaison avec Mademoiselle
Mayer il trouvait aussi ce (jui lui avait été constamment refusé : une compagne
soumise à toutes ses idées, admiratrice de son talent, l'entourant de soins, lui
donnant, en un mot, llllusion d'un foyer, mademoiselle Mayer était leiHlre,gaie,
1-iS
ECOLE FRANÇAISE.
vive, exaltée et Prud'lidn pouvait, [)Oui' ainsi dii-c, se luiicr en cHe, vdir son
propre caractère rélléciii en impétueux et (ui gracieux. .Madcuioisellc Mncv était
peintre et peintre luijjile ; l'rud'lion avec une extrême soiliciludc sappliipiait k
■îiiïiiiiiiiaiiiisiiâisaaiîSiHiiiiSïM^
piPiinF- r.rfnrN.
oFFr. \fiTtr A Fsci I »rp.
compléter et à p('irecli(Uiner ses qualités. Des (euvres de la jr Irninic nous
n'aurons rien de bien long à dire ; on en peut voir deux spcciuiens au ijuivre,
la Mère heureuse et la Mi're abuiulotinêc : c'est un r'cliet de l'iiid'liini. I.c rcvei-s
de ce touclianl roman fut des plus douloureux ; on sait ([ue sous 1 riii(iirc d idées
326 IlISTOIIiE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
noires mademoiselle Constance Mayer se liia, et que cotle nioii ])risa Prud'hon
qui n'y survécut que deux années traînées daus la maladie cl le chagrin. Sa
dernière œuvre fut l'admirable Christ sur la croix, du musée du Louvre; le
peinire désespéré ne trouva un peu de consolation qu'à terminer cette toile pro-
fondément émouvante. On en trouvera ici la reproduction, mais il n'est pas de
gravure qui en puisse rendre la décliiraiile liannniiie. Tous les personnages
sont accablés sous le poids d'une affreuse peine; ce sont des évanouissements,
des sanglots éperdus; et ce Christ désespéré, crucifié tout près de terre, cette
Vierge qui a perdu connaissance, jamais affliction humaine ou divine n'a été ex-
primée avec celle intensité par un artiste, sous la dictée même de la douleur!
Avant cette catastrophe Prud'hon avait connu une assez longue période de
succès et d'aisance, et aussi de calme relatif. 11 était, comme on l'a dit, un peu
le « peinire intime d de la cour dont David était le peintre officiel; professeur
de dessin de l'impératrice Marie-Louise (ce qui était à peu près une sinécure) ,
membre de la Légion d'honneur et de l'Institut, recherché et apprécié par une
fort belle société, on ne pourrait donc à aucun titre le représenter comme un
méconnu, un incompris. Pour un isolé, c'est autre chose; il est même sniprenant
que les grâces de son imagination, les caresses de sa palette aient été goûtées
dans un temps où la rigidité de David et de son école étaient à l'oidre du jour.
Mais cela s'explique aisément si l'on remarque que la société impériale est sans
doute pompeuse et représentative, mais qu'elle est aussi voluptueuse et sen-
timentale. Or dans l'œuvre de l'rud'hon il y a deux éléments didérents bien que
très harmonieusement confondus : il y a une grâce et des qualités de peinture
savoureuse qui sont de tous les temps et le rapprochent de ses grands modèles,
Léonard et le Corrège, sans bien entendu qu'on puisse même songer à parler
d(! pastiche tant les vertus de Prud'hon sont spontanées. Ce sont ces dons
que nous goûtons et que tous les temps goûteront. Il y a ensuite le ton « sen-
sible », allégorique, pai'ticnliei' à l'époque, répondant en mènn' temps à son
propre tour d'esprit et (juc Prud'hon grâce à sa nature impressionnable pouvait
recevoir et rendre avec plus de force qu'aucun autre artiste : c'est ce côté qui
lui valait la vogue auprès de ses conlenqiorains, et que nous acceptons, parce
qu'il est inséparable des fâchons d'exprimer.
Par un peintre médiocre, il n'y aurait rien de plus insupportable que les
iiUégories perpétuelles, parfois trop simples, parfois trop tourmentées, ou
encore (pie le point de (lé|iiul d'une idée constiunnient ni\ Ihologique, ou encore
que le ton un peu pleurnichard des « familles malheureuses » et autres compo-
sitions de ce genre. Sous le pinceau, le crayon, ou le pastel de l'rud'hon, cela
devient une magie exquise, où le thènu' n'est plus rien, et où la symphonie
seule, radieuse, apparaît. Alors ([ue les autres peintres s'épuisaient d.ins la clii-
nuM-iipn' et alislraite recherche de la ligne, Prud'hon dessinait, modelait avec
ÉCOLE FRANÇAIS!:.
327
de l'ombre et de la lumière, et comme on l'a depuis longtemps remarqué, à ren-
contre des autres, son dessin allait de l'intérieur à l'extérieur des oi)jels. Aussi
les chairs nacrées qu'il peignait dans une délicate péuQmbre, ou dans de frais
-aiimitt!llaiflllll|iiiimiiMiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiMiM
éclairages de printemps, ou dans de myst('Tienses nuits a/ui'i'es et argentées,
vivaient et palpitaient. 0" 1 contraste avec le peuple de statues iinnniliilisécs
par ses rivaux ! I-'t les beaux dessins aux crayons noir et- bhmi'. <ur le gin^ papier
gris iilen ! On sV'tdnne de la siiu|ilieite des ui(>\eu< pour exprimer a\ec tant de
force et de l'açoii si cnniplL'te. Si nu le»- examine i\r pi'e>. ces dessins, ce n est
328 IlISToiriK POPULAIUI' Dl- LA PEINTURE.
qu'un peu de noir et de IjIudc l'roUé sur le [)apier, sans rien de précis ni d'arrêté,
quelque chose de vague et de vaporeux; à la distance convenable, les formes
s'accusent, avec un accent merveilleux, sans fausse énergie comme sans mollesse,
il n'y a pas une négligence dans ce qui paraissait si négligé. C'est un lui.acle de
voir comment par exemple dans un bas-relief dont les personnages ne sont pas
I VI I M N I > I l: 1-.
si grands que la moitié du doigt, ces petites figures se dessinent avec la perfec-
tion et le fini d'une slalue anli([ue, et grasses, baignées de lumière, vont,
viennent et aIvcuI ;;vec vérité (uni eu demeurant lénuination dun lieau rêve.
C'est que l'rud'li(ui sélait pénétré de ce principe si fécond, mais que l'on ne
peut appliquer qu'avec laide d'un lu'dfond et sûr savoir : une des grandes
beautés de l'art est de Iniii rxpiiincr en siuq)lifiant.
Prud'honest donc a\anl loul uiigi'and simplificateur et un grand harmoniste;
voilà pour les procédés ; (juaiit aux éléments (jue ces procédés mettent en œuvre,
= c
3:)0 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
ils en sont tont à la fois raccompagiu'niciil et le point de départ. L'artiste ne
s'est pas préoccupé de varier des types et des mouvements à l'infini; il savait
fort bien que cette prétendue variété amène précisément la monotonie dans la
confusion. C'est un heureux instinct qui pousse les grands artistes à revenir
sans cesse sur les mêmes types et les mêmes accords, pour en tirer des efîeli
toujours nouveaux et toujoursprofonds.
Le musée du Louvre possède les plus belles œuvres peintes du maître^'
ainsi qu'un bon nombre de dessins d'un grand prix ; et bien que les collec-
tions particulières et certains musées des départements ofl'rent des pièces admi-
rables, on peut connaître Prud'hon tout entier quand on l'a bien étudié au
musée.
Nous avons parlé du Chris! qui à un certain point de vue est peut-être son
chef-d'œuvre, et certainement un des chefs-d'œuvre de la peinture. Plus
célèbre est l'allégorie de la Justice et la Yengeaiice divine. On peut même dire
que c'est un des tableaux les plus célèbres du monde. Bien qu'on le connaisse
à satiété, qu'il ail l'ié vulgarisé par toutes sortes de médiocres ou mauvaises
reproductions, il n"a rien perdu de sa force et de sa beauté. L'épreuve du temps
a consacré l'œuvre ; elle garde toujours la même élévation de pensée, le même
mouvement furibond des deux tigures vengeresses. Le criminel qu'un rien
aurait sul'li à rendre un personnage faux et mélodramatique demeure une con-
ception puissante et farouche ; enfin la peinture a conservé et il faut souhaiter
qu'elle conserve longtemps encore contre les dommages du temps et ceux qui
pourraient provenir de sa propre contexture son admirable contraste entre la
tlamme fumante des torches et cette pâle clarté nocturne qui vient baigner
le corps étendu d'.Vbel, modelé et peint par un gran dmaître.
Autant ce tableau est farouche et tragique, autant le Christ est un poème
d'accaldcnii'iit et de lamentaliDU, autant les autres peintures du Louvre sont
tendi-es. gracieuses et suaves dliarmonie. ]^'Assoj/i/it/on- de la Vierge est comme
un cantique très pur et très léger, et la Vierge en robe blanche et en manteau
bleu, ainsi que les anges qui la soutiennent et l'environnent, ont dos expressions
ravissantes.
Mais une des o'uvres les plus e\(iuises de Prud'hon entrée an musée il y a
peu d'années gi'àce à un legs de madame la duchesse de Sommariva, c'e?!iV Enlève-
ment de Psf/clié. Si l'on voulait bien nous permettre ce rapprochement (jui n'est
d'ailleurs (jn'uue simple constatation, nous poui'rions faire remarquer que dans
cette autre sorte d'assomption, la fable a plus heureusement eiuxirc ins[)iré le
talent de Prud'hon que la religion. Il y avait là une grâce particulière, â la fois
spiritualiste et légèrement sensuelle,' (pii plus qu'aucune autre devait être
sentie vivement et expriuH'e avec bonheur |>ai' l'artiste. Psyché est endormie ;
elle était enveloppée d'une di'aperie bleue et d'un voile violet (jui dans le mou-
ÉCOM-: l-HANr.AISE.
:î;îi
vomont ascensionnel s'écarlent, sont le jouet du vent et laissent à découvert le
corps adniiral)]e, au délicat modelé, d;ais une pose abandonnc'c d'une élégance
• ncomparalde. Des quatre Zéphyrs qui l'enlèvent, deux la regardent avec
admiration, deux autres, plus petits, s'acquittent d(> leui- làciio en badinant.
Il faut encore rappeler ([ue le musée conlieni le 1res beau portrait de
Bladanœ JaiTO vn rolje blanclie et carliemire rouge, un de-; pbi> beaux comme
peinture et en même lemus un des plus caraclérisli(pies de rep()([ue impériale ;
332 HISTOIRE POPULAIRE DE LA i'ELNTLRE.
un portrait du naturaliste Brun-Nergaard ; enfin VEiitrevim de Napo'énn V' et
(le François II après la hataïUe d'AuslcrlJU. givmde page savante et d'une belle
tenue, mais qui n'offre pas l'intérêt ni l'attrait des autres. Nous avons déjà
parlé de la belle collection de dessins et de pastels que possède encore le Louvre,
et qu'il faudra étudier de près pour saisir Prud'hon dans son intimité, dans le
iet nirnne de son inspiration. Celte élude sera d'un grand profit et d'un grand
cbarme pour ceu\ qui voudront la faire et la poursuivre jusque dans les collec-
tions i)articulièrcs (Rouart, Groult, musées des départements). Nous ne pou-
vons non plus esquisser une liste de son œuvre peinte, qui contient tant de
morceaux souriants et triomphants comme le Zèjihijre qui se balance au bord
de l'eau, ou tant de beaux portraits comme celui de Madame Copia; heureux
seulement si nous avons pu faire sentir la place exceptionnelle de Prud'hon
dans l'école française et l'unique fraîcheur de son œuvre. Sans exagération ni
amour-propre national, elle vient se placer à côté de celle de ses deux grands
modèles Vinci et Corrège, parmi les génies les plus purs et les plus bienfaisants
quand leur inspiration s'abandonne au sourii'c, les plus élevés et les plus
consolants même quand elle émane de la douleur.
Nous avons déjà vu dans l'école française trop de belles et glorieuses œuvres
et il nous en reste encore un trop grand nombre à indiquer, pour que nous
nous arrêtions longuement à des noms demeurés célèbres, et à des œuvres
jadis l'objet de longues discussions et d'amples critiques, mais qui maintenant
nous laissent bien froids et semblent destinés à s'enfoncer peu à peu dans
l'oubli.
Nous parlons surtout ici de certains élèves de David ou de certains maîtres
qui marchèrent dans la même voie que lui, tels que Guérin, Gérard, Girodet,
Lethière etc. ; on voit qu'il ne s'agit pas des moindres ; mais leurs toiles,
pour tenir encore beaucoup de place dans les musées, en gardent beaucoup
moins dans les préoccupations des artistes et des amateurs. Pourtant de grands
honneurs leur furent rendus, ces toiles excitèrent des enthousiasmes, de
longues discussions; tous ces artistes groupèrent autour d'eux un grand nombre
d'élèves; ce fut en un mot une époque active, vivante, on dirait même des plus
fiévreuses, si ce mot ne semblait pas étrange (|uaii(l il s'agit d'oeuvres poiii- ikhis
si froides et (pii nous paraissent garder si peu de lièvre. Certes l'histoire de
l'art au teni]ts de iHivid et de son école serait encore curieuse à écrire par le
menu ; elle oll'rirait bien des scènes piquantes et des types curieux. .Mais dans
une revue d'ensemble comme celle-ci, où d'ailleurs il s'agit moins encore des
peintres que de la peinture, il nous faut surtout tenir c(ini|ile des résultats, et
nous avons à enregistrer et à conimenler trop d'œuvres éternellement vivantes
pour nous occuper longuement des œuvres déjà mortes.
Pierre-Narcisse Guérin (! T"i-lS33) n'est pas élève de David, mais un de ses
ËCOLE FRVNCAISE.
333
émviles ; il alla plus loin que lui encore dans le conventionnel et le fii^é ; il avait
été l'élève de Hegiuiult (1754-18291, ce peinlre si froid dont on connaît et dont
on remarque encore, on ne sait trop pourquoi, les "froh Grâces de la galerie
Gi 1. uiih 1- 1 ];iOïO\.
1 \ K sc;i:m-: lif BÉI.tOE.
La Gaze. Gutnàn ivniporta de considéraitlcs succès, avec ces compositions froides
et théâtrales : Marais Sextus^ Phèdre et IJippoli/ te, Awlromaque, Clijtemnestre.
Une de ses loili's es! pouriaut cliarniaiilr. cl i'il(> n'est pas appréciée comme
elle le devrait, c'esl la DiJon écimtnnt le récit d'l-])iée ; la ligui'c même de la reine
de Cartilage, malgré la manpie de répo(iue, le genre de i)einturc si apprêtée
•su HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
et si lisse que Gi'os, feignant de croire que les personnages étaient en porcelaine,
disait plaisamment : « Si j'entrais là dedans, je casserais tout » ; cette figure,
disons-nous, est vraiment délicieuse de grâce et de langueur, et de beaucoup
une des plus originales créations de l'art classique.
Quanta Guillon-Letliiére(17G0-1822) qui fut considéré comme un rival de Da-
vid, occupa une situation considérable et fui directeur de l'Académie de France
<i Rome, nous ne pouvons plus le mentionner que pour la place énorme que ces
deux grandes machines, Bnttus et la Mort de Virginie^ accaparent sur les murs
du musée ; mais comment s'arrêter longuement sur cet élève de Doyen, alors
que le maître lui-même, en son temps, ne nous retint guère?
Au premier rang des élèves de David se place Girodet-Trioson (1707-1824)
de qui une des grandes préoccupations, dès son début, fut de ne pas ressem-
bler à son maître. Aujourd'hui les différences nous paraissent beaucoup moins
accusées qu'aux contemporains, et l'on ne s'étonne pas autrement que l'une de
ses œuvres capitales (Girodet a relativement peu produit, étant de caractère
inquiet, de tempérament nerveux et ayant le travail difficile), la Scène du déluge
ait en 1810 contrebalancé le succès des Sa/>ines et même remporté le prix sur
ce tableau. Pour nous, cette composition plus torturée qu'énergique, plus criarde
que colorée, n'évoque guère à noire esprit que la pensée d'une famille qui
exécute un tour de force très ditïicile, — et le manque. Il y a plus de simplicité
dans deux autres toiles : le Sommeil d'Endi/ui/on et les Funéruilles dWlala,
trop connues pour être décrites ici. D'ailleurs, si la première paraît avoir
quelque grâce, on n'a qu'à la rapprocher de n'importe ({uel morceau de
Prud'hon, et l'on verra tout de suite combien elle paraîtra froide et mince. Si
l'analyse en valait la peine, il ne serait pas malaisé de démontrer que le succès
de ces deux peintures offre, entre autres éléments, une certaine somme do
banalité agréablement déguisée. Lorsque David dut abandonner la France,
Girodet fut un de ceux que Ton jugeait seuls dignes de recueillir la succession
de son enseignement, seuls capables, par l'exemple, de maintenir dans les
« saines doctrines » l'école fran(;aise qui commençait à être agitée de quelque
frémissement de révolte et qui allait se lancer dans des voies toutes nouvelles
à la suite de Géricault — et de Gros, qui, comme nous le verrons bientôt,
devait si malheureusement pour lui-même trembler devant son œuvre et désa-
vouer ses propres lils.
Le baion Gérard (1770-1837) représente également l'élève soumis de David
bien (pie celui-ci lui fît j)lus tard un très amer grief d'avoir pactisé avec la
nouvelle école. Dans son œuvre, parfaitement raisonnable d'un bout à l'autre,
nous ne sommes pas attirés par la moindre incartade géniale, le moindre petit
coup de folie, il nous faudrait délibérément sacrifier toutes ces pages qui
n'ont que de la correction, depuis les toiles mythologiques {Psi/cké el l'Amour,
FXOLE 1 KA.NÇAISE.
sas
Daphnis et Cbloé qui ne figure même plus au Louvre) jusqu'aux toiles d'histoire
[Bataille d'Austerlitz, Entrée de Henri IV dans Paris, etc.), si d'autre part
Gérard ne demeurait pas uu de nos portraitistes plus remaniuablcs, par le
goût, la sobriété, l'élégance, enlin par ce je ne sais (pioi de vérilablement
français qui s'impose en dépit dune facture un peu mince et terne, j'arrui ses
]dus beaux [HuliMits, mentionnons ceux de Madame llécamicr, celui d/saùei/
cÉr.Arii). — coiii\\E,
avec sa fille, ceux de V Impératrice Marie-Laiiise^ de la Comtesse Reqnaalt
de Sainl-Jean-d' Aagelij d'un ravissant arrangement en noir et vert d'eau, de la
Murquif-e Visco/iti. Ces quatre derniers sont au Louvre.
Nous aurons dans d'autres occasions et en étudiant d'autres écoles, ma-
tière à réitérer cette remarque : des peintres insu|)[)or(a!des par l'affecta-
tion et le mauvais goût, ou plus simplement, comme Gérard, (jui ne peuvent
s'élever bien haut ni inventer dès qu'ils sont abandonnés à leur j)ropre con-
ception, deviennent Sdudain des artistes de premier ordre (piand ils exécutent
un portrait. 11 ne serait pas exact d'en conclure (ju'il est plus aisé d'élre un
bon portraitiste que d'aborder tout autre genre, et qu'on réussirait infaillible-
ment à laisser des portraits durables rien ([u'en apportant à la tâche des qua-
336
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
lités d'application cl de conscience. Mais on peut supposer que, malgré les
variations des modes et des goûts (qui redeviennent au bout d'un certain
nombre d'années de nouveaux et plus piquants éléments d'intérêt), un artiste
doué de savoir réel trouve dans une figure contemporaine, avec ses particula-
rités, accentuées si c'est un bomme, séduisantes et fines si c'est une femme, un
CÊnAno. — liÉLISAlUB.
aliment suffisant h son talent, un aliment qui ne trompe pas, n'égare point
sa veine dans quelque poursuite chimérique ou sottement ambitieuse. En un
mot, le portrait n'expose point un artiste savant et sans génie, à des erreurs de
jugement. Pour nous l'ouvrage conserve sans adjonctions hétéroclites le mé-
rite de la chose bien faite, en môme temps que se dresse une fois de plus devant
nous rénigme éternellement attirante et éternellement variée de l'être humain.
Avec les trois ou quatre maîtres que nous venons de passer en revue, nous
ECOLE l'RÂNÇAISE. 3r;7
aurons nommé les principales lèles de l'école de David i^en niellant à pari bien
G É r. A Fi D . — I' 0 m r. A I T d i s a r> e ï .
entendu le baron Gros dont le cas est spécial et exige une plus longue élude).
■04
338 HISTOIRE POPULAIRE F"^ LA PEINTURE.
Bien que le tableau de la peinture à cette époque soit loin d'être complet, les
autres artistes ne motivent guère qu'une énumération plus rapide encore.
On ne trouve point, après les artistes ci-dessus nommés, grand'chose à citer
dans la peintui-e d'histoire, et les oubliés dont on exhumerait les noms seraient
peut-être dérangés de leur sommeil pour la première fois; leurs œuvres sont
parfois l'ornement de musées de toutes petites villes, parfois elles décorent
des édifices officiels; on pourrait constater de temps en temps qu'elles ne sont
ni meilleures ni pires que celles dont elles furent inspirées ; c'est la répartition
de l'oubli. Des noms évoquent encore l'impression d'une chose vaguement con-
nue, tels ceux de Lebarbier (1738-1820), de Callet (1741-1823) qui ne sont ni
tout à fait des peintres de « l'ancien régime », ni des peintres du xix' siècle. La
première partie de leur œuvre et de celle des peintres qui leur ressemblent
accuse par sa fadeur l'influence des académiciens à la Natoire, la seconde partie
par sa roideur l'intluence de David. C'est le lot réservé à tous ceux qui suivent
consciemment ou non la formule du jour. Combien d'artistes de notre temps,
dont la personnalité est des plus connues, dont les œuvres atteignent des prix
très élevés, ont les honneurs de la reproduction dans les journaux illustrés,
doivent se résigner au même sort. 11 y aura même de ces éclipses en plus
grand nombre, la production étant bien moins modérée qu'elle ne l'était encore
au temps dont nous nous occupons.
Drouais (Jean-Germain) (1703-1 788j, fils d'un peintre de portraits, donna les
plus grandes espérances à David. C'est un de ces précoces qu'on ne niancjue
jamais de citer dans les histoires, même quand leur œuvre se réduit à presque
rien. C'est à peu près le cas de ce jeune homme et il faut se contenter de la
garantie de David qui l'avait vu à l'ouvrage à l'atelier, car son œuvre la plus
connue, le Christel la Chaaanéeime du musée du Louvre, n'est qu'un très mau-
vais pastiche de Poussin.
Dans le portrait, Isabey (1707-1835) mérite une place à part. On pourrait dire
{\ son propos ; heureux les artistes ijui n'ont point de grandes ambitions !
Celui-ci se contenta de faire des miniatures, des dessins relatifs aux grands
événements; on dirait aujourd'hui des dessins d'actualité, mais cette appella-
tion semblerait comporter une hâte, un travail rapide et sommaire qui n'ont
rien de commun avec l'extrême soin des compositions d'isabey, soin et netteté
(jui révèlent l'élève de David. Dans les jiorlraits d'isabey (Marie-Louise, la
marquise d'Osmonl, etc.) subsiste quelque accent des grâces fines du siècle
dernier. Enfin on ne peut oublier de signaler, en Isabey, le caricaturiste spiri-
tuel et pimpant.
lliésener (1770-1828), fils de rèbèniste de Louis X\ I et oncle irLugène Dela-
croix, a exécuté quelques beaux et brillants portraits, notamment celui de
M. Ravrio, fabricunl de bronzes (musée du Louvrej ; enfin il reste à citer encore
ECOIJ-: FRANÇAISE.
339
Pagnest (1790-1819) ot Pajou 1 1 7(;(i-l828) parmi les inoillours i)ortraitisl('S du
teiii|is de David.
Même aux époques où les idées les plus abstraites gouverueut la peinture, où
l'on a, comme à ce moment, une sorte (Fidéal exclusif de si vie et d'iuiitalion de
l'antique, roliservatiim ii'ali(li(|U(' j;iMiais aiis(duiuent ses droits. ïa'S /icnfs çoircs,
comme on les appelle dédaii;n('uscuii'iil, iicuvcut, il est vrai, i-efh'tcr ces préoc-
cupations, et pour UNoir le droit d'amuser lui [leii, les [leiulres (jue ne lenle pas
340
HISTOIRE l'Ol'ULAIIil:: DE E.V PEINTURE.
î'héroïsmo, sniil fdi'ce'S de se faire |)lus cnuuyeuK qu'ils ne se seraient montres
dans tout autre temps. I.a pcinliiic de <i genre » ou de « mœurs » si l'on préfère,
eut donc un certain nombre de représentants à l'époque de David. Ils se mirent
même enquête d'un peu plus de vérité et de naturel que leurs devanciers de la
fin du xvTif siècle, tout compte tenu de diverses modes régnantes d'emphase ou
de sensiblerie visibles dans le choix des sujets et la rédaction des titres, dont
CAI\LE VF.n\FT. — LA COir.SC.
quelques-uns sont tout à fait (•()nii(pics pnur nous. Mais on s'apergoit que c'(!st
une insuffisante compeiisalioii pour la sr'ch(M-esse et la pauMclé du métier et
l'absence llagrante de toute saveur picturale. L'on ne saurait se demander
longlenips s'il ne vaut pas mieux être fantaisiste et régalant comme Fragonard
ou mênu' comme Greuzc dans quelques bons moments, qu'exact, mince ci cas-
sant comme Drolling, Carie Vernet ou même Boilly.
Ces artistes ne manquaient ni d'esprit, ni dr lalnil, ni de nu'lier même, mais
c'étail If nu'licr imposé jtar l'école, par les impérieuses conventions, et jamais il
n'en fut de plus anlipaliiicpie dans toute l'iiisloire de la peinture française.
r:r.oi.r: iTi\M'.\isi'.
3 il
Prosqiif ioutos los poniliiros de ci' iiiniin'iil, incinr (■\(''(ii!r'('S pur les |ilii« spin-
lucls cl les plus Iialiilcs. pn-sciilciil un a>pcil li^-c d painrcl. a\cc des Ions sans
CMM.IÎ Vir.NTT. — l.f «l.mr.M'K AU CllMri\T.
ilisliiicliim cl une faclnrc sans ampleur, cnniinc nni' -mie de pcinlnrc siii- por-
celaine, (ui rappafciicc (|iic nous liapli>ons inainleiianl de (•lironiulilliÉii:i'a|iliiipie,
oiiacliroiiisnie à pai'l. C'e>t, en un ni(d.lnnl le conliaiic de ce ipn' l'iaid linii so
plaisait à apfxdei" nne " pelnlure y^^rv/^/r/rvc ».
3/i2 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
Cai'lc VcrncL est un des plus féconds (1 T.iS-l SiJOj ; mais c'est surtout par
l'estanipo qu'il ré[);ui(lil son observation superficielle, sa verve abondante, son
ériiililion sportive. Huant il sa peinture, la Chasse dans les bois de Meudon, au
musée du Louvi'e, en donne un spécimen important, mais en somme d'assez
peu de charme.
Si Léoj)old Boilly (1 701-1 8i5) lui est inférieur comme caricalurislc il lui est
de l)('aucou|) supérieur comme ixiulre. En d'antres temps et d'autres méllu)des
élanl en boiineur, Boilly eût été un des meilleurs peiidres et des nii<'ux doués.
Quoique sa facture lisse et émaillée lui aliène à présent beaucoup d'admirations
et fasse méconnaître sa valeur, il est équitable de dire que c'est un de » bons
](elils peintres » de l'écdle française. (In ne s'explicpie pas (|ue I adniiiiislration
du Louvre ait, en ces derniers tem|)s, l'ail dis])araitiM' des galeries ï Arrivée de la
diliijen'C, ce petit tableau spirituel, bien agencé qui est si justement le poi-lrait
d'une épofjue, et (|ui contient des personnages ravissants. Ne fût-ce que pour la
clu'onologic, on devait laisser exposé ce tableau de Boilly. j.e musée de Lille
n'agit pas de même, el il met eu belle place les nomlucux poitrails et éludes
(|u"il p(i>>èile (lu iieiiilre. Le musée Carnavalet a fait également l'acquisition de
divers Boilly très intéressants.
D'ailleurs si iioilly est exilé, pourquoi conserver une place d'honneur à
Drolling (1 7.')2-l SI 7)? Le petit hilnicur de cuisine bien connu n'est point supérieur
à nu Iioilly poui' rexécntiou. Pour le temps où pi-oduisil ce peintre, c'est déjà
fort bien île s'èli'e consacré à ces sujets et de ira\oir point abordé l'ambitieuse
histoire. C.unime senlimeiil, h' iiddeau en (|ueslioii est excellent, et on pourrait
le rapprocher de cerliiins petits linllandais, mais comme facture, il jiaraitrait
mince et cartonneux niènu' aupiès du plus mince .Mieris.
Nous ne pensons ])as (|u'il l'aille rattacin/r comme on le fait oi-diuairement à
l'école fran(;aise le ilaniaiid hemarne; qu'il suffise de faire ici allusion à ses
fermes et à ses grandes routes non dépourvues de linesse.
Il faut menliitniier spécialement Le l'i'ince (1799-1826) (pii a peu produit
mais doiil V lùidinn/aeinent de lieslmax à lionfleur (Louvre) est encore uiu' des
jolies toiles de mœurs de l'épcxpie. En somme, tous ces petits peintres
sont en ce moment l'objet d'une sorte de dépréciation; mais il n'y aurait rien
danoiinal à ce (|u'on les vît un jour traités avec un peu moins de sé\érilé.
I 'du liant il ne semble pa> i pie cette r(''babililali(Ui diii\ e jamais éli'e le bit de
Taunay (175.5- KS3Uj (pii eut en son temps une réputation considérable. On revit
de lui à l'Exposition ceiilenuale d(! 1889 un bien pauvre tableau du général Bona-
parte recevant des prisonniers sur le cbam|» de bataille. Dans son œuvre il y a des
loiles (pii furent jadis jugées très spirilu(dlesel (pii [xnleiil des titres dece genre :
Une jeune fille l'fjraijée d'une ourse </ui venaif de mettre bas deux petits. Les êcéne-
nients conlradirtuires ijui arrivent après un combat; Un ermite [\) arrache son élève i^)
ÉCOLE FRANÇAISE.
3 '.3
aux séductions delà Ville; Des bergers de Tliéocrile ou de V/Vy/Yi? (indiiïûi'fmmont
grecs ou romains comme on xQ\i) ramènent leurs troupeaux du pâturage, elc, etc.
Comme peintre de genre, Taunay continue très pauvrement D(>l)ucnurt.
Le paysage, sur lequel nous terniiniM-nns ce cliapitre, est niainl«'iiaiil n'iluit
à sa plus simple expression, ou pour mieux parler à sa plus compli(ju(''e. ( )u i)ii'n
il est exclusivement grec ou romain (ou tous les deux en même temps suivant
la méthode de Taunay), ou bien il sert simplement de prétexte et de cadre à des
scènes sentimentales ou autres. Achille-Etna Michallon est le principal repré-
sentant du paysage historique suivant la formule, travestie et dégénérée, de
L. E 0 M. L ï . — L â n r. 1 V E E
DE LA DILir.EN(;R.
Poussin; tout ce qu'on i)eut dire de lui, c'est qu'il vaudrait encore mieux re-
garder des Guaspre.
Seuls, des isolés comme le vieux Lazare Bruandet (1735-1803) ou comme
(iPorges Michel, un précurseur, un savoureux et beau peintre de solitudes et de
moulins à vent (1703-1843), semblent avoir encore quelque sentiment de la
beauté de la nature en elle-même. Mais combien, d'une façon générale, était
encore éloignée ce ([uon pourrait appeler l'émancipation du paysage!
En somme on voit que dans les « petits genres » comme dans les plus
ambitieux, l'école de David allait se perdant soit dans la froideur, soit dans la
niaiserie, et l'on comprend que cela ne fit pas l'atlaire de ceux qui se sentaient
quelque chose dans.le cœur ou dans la tète.
CHAPITRE XII
Les vurilables débuts de l'arl du .xix° siècle. — Gros et Géricault.
La situation de Gros est exceptionnelle dans tonte riiistoire de l'art. C'est
presque une anomalie. Imaginez un révolutionnaire inconscient, un démolisseur
respectueux de ce qu'il renverse sans le savoir. C'est Gros qui, non point pai
SOS théories, mais par ses œuvi-es, ce qui a infiniment plus de force, contribua
le premier à faire rentrer dans l'art la vie à grands flots. Abandonné à lui-
même, il enfantait de magnitufues images toutes difTérentes de celles que
produisaient David, Girodet ou Guérin et que l'on proclamait chefs-d'œuvre. Et
pourtant ces peintures de Gros étaient aussi déclarées chefs-d'œuvre, on était
transporté par elles, on les acclamait comme si l'on ne se doutait pas de leur
audace, et de l'audace qu'il y avait à les acclamer. Et ces peintures enfiévraient
les générations nouvelles, préparaient d'autres révoltes encore, mais celles-là
conscientes, voulues. ï'our ne prendre dès maintenant qu'un exemple et le
plus important, les Pestiférés de Juffa étaient le plus rude coup de bélier
donné aux théories, aux leçons, ù l'autorité même de David, et sur le moment
personne ne s'en aperçut, ni llavid, ni Gros, ni ceux mêmes qui s'inspirèrent de
cette œuvre capitale pour aller encore plus avant. C'est ce tableau de Gros
qui, artistiquement, eiifiiuln (iéi'icault. et c'est Géricault à son lour ([iii luivrit
la voie à Delacroix et entraîna toiile Téeole française dans la plus coni])lèle
con(|uèle d'indépendance que l'on ])uisse citer dans l'art moderne, y compris
la franche émancipation que nous avions signalée au début du xviir siècle.
Gros était donc le père indubitable de tous les révolutionnaires qui jetèrent à
bas l'école de David, révolutionnaire aussi jadis, mais révolutionnaire devenu
despote après sa-vidnire.
11 seraitaisé d'édilirr un raisounenienl pour démonirer (jue c'?st à David lui-
CIUIS. — SlPllU A l.r.lCAIE.
3j(5 HlSTOlItl'; l'OlTLAIIii: l)K 1-A Pl'lM'URE.
même que rcmonle en paiiie le mouvement d'insurrection contre sa propre
école. On l'a même tenté, en prenant comme éléments de la démonstration les
portraits dont nous avons parlé et qui semlilent procéder d'une inspiration si
différente de ses tableaux d'histoire. Ainsi David aurait été le premier initiateur
de ce réalisme lyrique, ([ui distingue Gros et Géricault, et qui est éloigné du
réalisme classique de l'école. On ajoute que son enseignement était plus libéral
qu'il ne semble et que plus d'une fois il fut le premier à conseiller à tel de ses
élèves de « suivre son idée » du moment qu'il sentait et voyait comme il exprimait.
Nous crovons quant à nous que cette théorie est tout à fait inexacte. Les
porirails de l)a\i(l sont beaux, comme nous l'avons dit, par la volonté, mais ce
sont des actes de volonté froide; ils n'ont rien de commun avec les grandes
toiles de Gros, qui sont au contraire des actes presque involontaires. Quant à
l'enseignement libéral de David, il ne se montrait tel qu'à l'égard des artistes
honorables ou de second ordre, et la luographie de Gros lui-même nous fournira
tout à l'heure une triste preuve de sa réelle intolérance et de son indis-
cutable aveuglement.
Le phénomène étrange que présente le baron Gros consiste dans l'antagonisme
entre son tempérament et ses sentiments personnels, entre son éducation et sa
véritable nature, entre une œuvre qui est de colossale importance et des afïec-
tions de cœur qui sont des plus honorables, mais décevantes pour lui, et pour
nous négligeables. L'affection et le respect quasi-iiliiiux ([ue Gros professait pour
David, une sorte de timidité de caractère chez ce fougueux, une inexplicable
défiance de ce créateur envers lui-même, telles sont les causes qui firent que
Gros, lorsqu'il eut entrevu sa propre onivre sous son vrai jour, recula, frémit
et fit le plus douloureux weâ cul/jci. Pour nous, il aurait dû pousser un cri de
triomphe, se mettre à la tête des hordes qu'il avait déchaînées; c'était la seule
attitude logique, la seule salutaire pour lui, pour les artistes, peut-être pour
les destinées de toute l'école française. Pour lui, la seule pensée d'une insurrection
con Ire son maître l'eût fait passer à ses propres yeux pour un monstre d'ingratitude.
Cela prouverait qu'il y a en art une sorte de raison d'État, et que nous faisons
comme un devoir à ceux qui s'affirment, volontairement ou non, ditTérents de
leui-s uiaîlres, de se montrer résolumeni ingrats envers eux.
Oudi ([u'il eu soit, il est fort curieux letce n'est peut-être ([u'un juste retour
des choses) de constater que c'est précisément des ateliers les plus opiniâ-
trement classiques que sortirent les vrais pères de l'art romantique: Gros de
chez David, Géricault et Kuuèue Delacroix de chez Guérin.
Nous avons suffisanuneiit indiqué les considéralions, en quebjue sorte exté-
rieures à Gros lui-même, qui tnut de lui le premier révolté du siècle. Voyons
maintenant coniuieut il s'est formé, ce ([u'il a accompli, et étudions d'un peu
plus près les résultats qui lui sont atlriluialiles.
m
ECOLE ERANCAl-E. ;U7
Antoine-Jean (Iros nail à l'uris le l(i mars 177!; snii iirre est peintre de
iniatnres; l'enfanl n'a pas de passion plus vIm^. r|U(' cclli' du dessin; il veut
être peintre; une exposition où on le nirne et où se trouve VAndromaque lui
inspire l'ardent drsir d'être élève di' |ia\id. cnlii' tous les maîtres dont on lui
montre les œuvres; pour lui rien n'est au-dessus de cette peinture. Le carac-
3-48 HISTOIRE TUPULÂIRE DE LA PELNTLUE.
lère de (iros est noble et sonsililc; il a évidemnieiit élé frappé d'une certaine
beauté de sentiment dans VAndrotnar/ue de David. Aussi au début rélève
de David conserve un tour purement classique, et sa première toile impor-
tante, Saplio à Lciunle serait signée de n'importe ([uel respectueux élève
de Vien. Mais cela peut èlre considéré encore comme l'hommage d'un élève
plein de bonne volonté à sou maîlre, sous rinfluence de cet art aiili([ue dont
David lui avait prescrit l'aveugle admiration. .Mais allendc/. et voyez ce qu'il
va faire à la même époque, et à ({uels autres autels, jtour parler presque le
style du temps, il portera simullanément son tribut. En un mot voyez, au
moment même où le respectueux qui est en Gros pourléche cette toile classique,
la voie dans laquelle va déjà s'élancer le révolté sans le savoir et vous assisterez
déjà à ce singulier phénomène de dédoublement.
Gros était parti pour l'Italie en 1793, grâce à la protection de David; aupara-
vant il avait dû gagner maigrement sa vie et soutenir sa mère avec des Iravaux de
métier, tels que des portraits à priv lixes de conventionnels. Luc fois en Italie,
c'est l'indépendant qui s'en donne à cœur joie, comme un jeune cheval éman-
cipé qui bondit et qui piatl'e. Beau et de fière stature, hardi cavalier, aimant les
aventures, attiré par les uniformes, les combats, il fait le long et difficile chemin
de la frontière à Gènes, de Gènes à Florence, et à Gènes de nouveau, plutôt en
espèce de soldat libre qu'en artiste voyageur. C'est à son retour à Gènes en 1 790
qu'il fait connaissance, grâce à son commencement de réputation comme por-
traitiste, de la femme du général lionaparie, .Joséphine Beauharnais. Celle-ci !e
présente au général. SurAienI la balaille d'Arcole, et emporté par sa fièvre d'en-
thousiasme, le jeune peintre exécute de haute verve ce portrait du vainqueur,
drapeau en main, au moment où il entraîne ses troupes. On peut l'admirer au
musée du Louvi-e.
Voilà une! o'UM'c (]ui ne sent aucune foi'mnle, aucune n'iniuiscence. Ce n'est
pas dans des ressouvenirs de ran[i(|nil(' ipie (ii-(is a trouvé l'accentuation de cette
ligure maigre et pâle, de celle fiice aux \eu\ ardents, aux hmgs cheveux, qui
respire une sorte d'exaltation cahne et comnu' fataliste, nu héroïsme de fana-
tique. Les yeux fixés droit devant lui, le drapeau tenu à la main d'un geste
puissant, mais en i[uel([ue sorte automatiqu(!, ce général a toujours évoqué pour
nous la ceniparaisoii iii\i)lunlaii'e avec un de ces simmaïubules, que l'on voit
coui'ir, les yeux ouverts, sui' les liiits, d'un train sur et vei-ligineux. Et comme
l'on suit ces entraînants irresponsables, ouhlianl le danger (ju'eux ne connais-
sent pas !
Ainsi Gros, pour la pri'mière biis (|n"il n'avait écouté personne, (ju'il ne s'était
pas mis sous h' joug de (|iiel(|ne lluMirie d'école ou d'enipriint, avait fait une
o'uvreadmirable. l'eu nous iinpoiledonc la St/jJ/o (|ue concevait à la même époque
l'élève de Daxid. Il faut reniar(juer aussi ()u'à Gènes, loi's de son premier pas-
ÉCOLI-: FRANÇAISE. 349
sage, Gros avait vu des Van Dyck et des HuIk'iis et qu'il avait été eiiIlKjusiasmé,
ci;ns. — BATAILLE i)i:s l'vnvMiiiES El; moment).
ce qui n"i'lait pas non plus très oi-lluuloxe. Il allail avoir une bien autre
occasion du repailrc ses yeux et de conlrnlci- sa passion [lOiir la helle pein-
350 HISTOIRE l'OPLL.VlUE Iil' LA PEINTURE.
tare. Nous disons à dessein, i)eintnre : à rcvclusion des autres œuvres d'art. 11
nous semble en cllet que Gros est avant tout une nature de peintre, séduit et
attiré beaucoup plus par la peinture (|ue par la statuaire. Ouand il est en pré-
sence d'un beau marbre, ce sont ses Iialtitudes d'atelier et sa raison qui lui dictent
son admiration ; mais qu'il soit mis devant un Hubens ou un Véronèse, c'est bien
alors son propre cœur ([ui but à rompre. On ne peut s'expliquer autrement la
l'ougue qu'on le verra mettre à telle esquisse, à telle grande composition, à tel
héroïque portrait. Lorsqu'il se sera pleinement abandonné à sa bonne fureur
de peindre, avec peut-être le souvenir, ce qui ne veut pas dire l'imitation, de
.SCS matti-es, Véronèse, \^an Dyck, Rubens, il sera le véritable Gros, le triom-
phant et l'épique, un admirable symphoniste de hennissements, de canon-
nades et de fanfares. Lorsqu'il voudra plaire à son iitaiife, et qu'il se mettra à
quelque page raisonnée et systématique, lorsqu'il se souviendra des statues en
un mot, il tombera h plat.
Donaparte avait été satisfait de son portiait; il y avait en cet homme un cer-
tain instinct qui lui faisait *e«/ir les talents de race, sans que l'on puisse al'lirmer
([uil les conquit.
Le général lit nommer Gros inspecteur aux revues, sorte de dignité moitié
civile, moitié militaire et cavalcadante qui devait ravir le jeune homme. En
1797 il le désignait comme membre de la commission chargée de la reclierchc
et du choix des peintures et objets d'art (pie l'on devait envoyer au Louvre sous
bonne escorte; on pense alors quelle put être cette éducation passionnée dont
nous parlions à rinsiant. Nous passons plus rapidenicnl sur les autres années de
séjour de Gros en Italie, sur sa situation devenue criti([ue tandis ([ue nos armées
sont battues, Bonaparte n'étant plus là pour les hypnotiser. C'est en 1801 que
Gros revient à l'ai'is; il a trente ans; il est déjà un oublié si tant est qu'il ait
été connu. Ouclle circonstance va le remettre en lumière? In concours institué
parles consuls pour la ri-présentation de la batailii' de Na/ai-rtli. La fougueuse
esquisse de Gros lui avait valu la commandes; Bdiiaparli'. jalnux de .hinni,
entrava son exécution, mais comme compensation, il contia au jeune jteintrc
qu'il avait connu et deviné en Italie, b; soin de le reprf'sentcr lui-même, visitant
les j)estiférés à .lalla.
C'est en 180i (jne fut exécutée cette toile exlram'ilinairi; : exiraoï-diuaire à
tous ('gards, et en elle-même, et pour l'époque qui la ^oyait sui'gir. Ce serait un
luH's-d'n'uvre fastidieux que de la décrire ici, (juc de monti-er détail par détail
conunent de nouveau et avec un éclat sans pareil, un entrain (luavait cnmplète-
ment désa|q)ris l'école, ce peintre réconciliait riiéroï^me avec la vie. Nous
devrions dire aussi avec la mort, car de longtemps images de soullVances. repré-
senlatinn di' pestilences e't de pourritures n'avaient été' tentées dans notic (''Cole
avec tant de sincérité et dauilaee, el il faudrait, du munn'iit (jui nous occupe,
3o2 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PELNTURE.
remoiitor jusqu'au moyen fige, jusqu'aux réalités lugubres des danses macabres
ou des ligufalions non déguisées des misères liuniaines, pour trouver l'équivalent
des Pestiférés de Ju/fa. Dans tout cet intervalle de plusieurs siècles, les peintres
avaient reculé devant la sincérité des.plaies et des purulences, et ils avaient trouvé
le moyen de rendre la maladie théâtrale 1 Or, avec Gros, pour réel et réaliste que
soit II' spectacle, quels que soient ces yeux caves, ces pâleurs, ces corps lan-
guissants, la scène ne perd rien de son allure d'épopée. Tous ces personnages
sont bien, moralement non moins que matériellement, plus grands que nature,
et pourtant ils sont la nature même. Mais une description et une analyse
développée de cette page décisive tiendraient déjà plus que la place qui est
mesurée ici pour l'œuvre et la vie du peintre. Hu'il suffise au lecteur de
pousser son élude dans le sens ([ue nous venons d'indiquer d'une façon
générale.
Quant aux conséquences de l'enfantement et de l'exposition d'une pareille
peinture, elle peut être indiquée aussi en peu de mots, mais pourrait entraîner
'de bien longues méditations. Un tout jeune homme, presque encore un enfant,
vit les Pestiférés^ ce jeune homme s'appelait Théodore Géricault, et une quin-
zaine d'années plus tard, au moment même où Gros 5e repentait (!), il reprenait
où Gros l'avait laissé, l'art d'être à la fois grand, réel et terrible, et le poussait
peut-être encore plus audacieusement en avant; \e liadeau de la Méduse issu
des Pestiférés de Jaffu, émancipait définitivement la peinture.
La charge de cavalerie à la Bataille dAlmiikir, ^\m vint après Jaffa (1806),
est une belle et brillante page ; elle est bien digne de Gros, mais elle a moins
d'importance et de portée dans son œuvre. Tout d'un coup le ton se relève,
l'accent redevient quelque chose de neuf et d'inouï avec Bonaparte visitant te
champ de bataille d'EijIau. Sans doute, le premier coup était frappé avec Jaffa,
mais on jiou irait presque dire que pour se maintenir à sa propre hauteur, ciuand
en a produit une telle œ'uvre, il est nécessaire d'en faire une encore plus belle.
C'est le cas de Gros avec la Bataille d'Eylau [\ 808) ; quand on regarde cette
magnifique peinture, on est près de conclure que c'est l'antériorité seule qui fait
peut-être la supériorité de Jujja. De toute façon cette large et forte touche, celle
puissance de lugubre harmonie, la beauté de cette pantomime démesurée, ce
dessin énorme (il n'y a pas d'autre mol) sont de plus en [)lus anormales pour le
temps et pour l'ambiance. Et le seul étonnenicnt ([ue l'on épi'ouvc quaml on se
reporte à l'époque, aux étroits préjugés de l'école, à l'intolérance des maîtres,
c'est que de pareilles toiles n'aient pas provoqué des clameurs, des révoltes,
que Gros n'ait pas été tenu pour un dangereux, un suspect et un fou. Bien
au contraire, au cadre de Jajfa les jeunes artistes vont accrocher une palme!
David et Vien président un banijuel oU'ert à Gros à cette occasion niêini'! (Jiiel
aveuglement est le leur à ce nioinent? A'unl-ils donc l'icn conipi-is à ce (jui se
cnos. — Fr..\\(;ois i" ti en vi; Lts-QL in r wsitant i.ks tomui-.aix ue saim-hkms.
334 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
dressait devant leurs yeux? En vérité, on est tenté de le penser. Ou bien faut-il
croire que la pensée du souverain et de sa protection les a tenus dans la défé-
rence? Ou encore l'enthousiasme excité alors par les victoires, leur a-t-il pour un
temps retiré leur âme jalouse de peintres, pour lui substituer seulement une
àme d'homme, et celle-ci a-t-elle senti sincèrement que de tels grands faits ne
pouvaient être figurés que de telle grande façon? Peut-être faut-il ces trois
explications réunies pour constituer l'explication la plus vraisemblable. Sans
cela comment interpréter le dédain avec lequel David, plus tard, parlera de
ces bottes et de ces plumets?
La Bataille des Pyramides date de 1810 et peut être considérée comme la
dernière des grandes épopées de Gros. En effet, toutes les autres toiles que
l'on [)0urrait citer de lui, soit VEntremie des empereurs en Moravie, soit même le
célèbre Départ de Louis XVlll, ne peuvent lutter soit de force, soit d'inh'rèt
avec les œuvres capitales. En 1812 Gros exposa une composition pour laquelle
il avait une prédilection particulière, et que tout le monde a vue au Louvre :
François i" et Charles-Quint visitant Saint-Denis. 11 nous est impossible de par-
tager la satisfaction du maître. Tout ce que l'on peut dire de cette peinture,
c'est que par sa bonne tenue elle est supérieure à la grande majorité des
représentations d'anecdotes historiques auxquelles elle ouvrit la voie, mais ce
n'est pas en faire un bien vif éloge.
Les travaux les plus importants du maître, dans la dernière période de sa
vie, sont la coupole du Panthéon et les plafonds décoratifs de certaines salles du
Louvre. Nous n'avons pas à y insister aulicnicnt, quidle que soit la dimension
de la première de ces œuvres. Ce que nous voulions faire, c'était montrer le véri-
table Gros, inspiré par un certain ordre de faits, et s'abandonnant sans restric-
tions à cette inspiration. Du jour où il se mit à raisonner, à se laisser dicter
son enthousiasme et à tenir compte des critiques, du jour enfin où il réflé-
chissait, il pouvait demeurer un peintre savant, un professeur énergique et
excellent, mais il cessait d'être un grand artiste.
Ah ! les critiques, elles furent la mort de Gros, au sens propre comme au
figuré. Ce furent les critiques de David qui lui firent exécuter les désastreuses
compositions de la fin de sa carrière, et les critiques que l'on fit de ces œuvres
de repentir jetèrent l'artiste dévoyé dans le désespoir et le suicide.
Gros avait pris la succession de l'atelier de David lorsque celui-ci s'était exilé
!i Bruxelles. Déjà, lors de la mort de Girodet, le maître avait fait une sorte de
j)ublique et bien attristante amende honorable. Comme on cherchait quel artiste
pouvait civoir assez d'énergie et de génie pour arrêter l'école française sur la
pente qui la conduisait à sa perle, David absent et Girodet disparu, Gros s'était
écrié : « Pour moi, non seulement je ne m'en sens pas la force, mais je dois
m'accuser d'avoir donné le mauvais exemple que l'on n'a que trop suivi. » Ainsi
I"-
'E r.tsir.
"• 'IS.ILI.E
356 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
cette confession que Gros faisait, des larmes dans la voix, signifiait (ju"il se
considérait comme ayant perdu l'art français ! Il avait donc la conscience que
c'était son exemple qui avait enfanté une école nouvelle. Et il ne comprenait
pas qu'au lieu d'avoir perdu la pointure, c'était de lui qu'était partie sa régé-
nération.
C'est que David, en qui Gros avait une confiance aveugle, lui écrivait cette
lettre détestable et qu'on ne saurait trop souvent citer pour répondre à ceux
qui parlent de sa largeur de vues : « Êtes-vous toujours dans l'intention de
faire un grand tableau d'histoire? Je pense que oui. Vous aimez trop votre art
pour vous en tenir à des sujets futiles, à des tableaux de circonstance : la
postérité, mon ami, est plus sévère ; elle exigera de Gros de beaux tableaux
d'histoire... Le temps s'avance et nous vieillissons, et vous n'avez pas encore fait
ce qu'on ajypcUe un vrai tableau d'histoire (!) ; quand vous avez le talent et l'âge
encore, vous convient-il d'attendre toujours! Vite, vile, mon bon ami, feuilletez
votre Plutarque. »
Ah ! comme le vieillard aigri prenait haineusement sa revanche du banquet
de Jaffa !
Comme cette lettre sent rcnvic et l'hypocrisie ! Avec quelle perfidie elle
insulte ; et le dédain avec lequel elle affecte de traiter les grandes œuvres de
Gros, et qui est bien le plus cruel outrage à l'artiste, était pris par le bon,
charmant et craintif élève comme une critique méritée. Ce maître robuste était
comme un petit garçon pris en faute.
David eût-il même été sincère, ce que nous ne pouvons nous décider à
croire (car en vérité il vaudrait peut-être niieuN [)()ur lui à nos yeux qu'il eût été
aussi perfide plutôt que d'être aussi obtus), c'était un devoir pour Gros de bondir
sous une pareille cinglade, et de prendre ouvertement la tête de cette nou-
velle école qu'il avait déchainéc. Ou l'eût acclamé. Au lieu de cela, il fit les
plafonds du Louvre et V Hercule et Diomède du Salon de 1835. Les jeunes gens
le raillèrent au lieu de se souvenii' de ce qu'ils lui devaient, les journaux le
traitèrent sans le moindre ménagement, avec l'ignorance et la cruauté qu'ils
ont eues dans tous les temps. C'était un homme fini, et fini depuis longtemps.
La situation de Gros dans l'histoire de l'école nous semble un peu celle de
certains pères de mélodrame, situation qui demeurerait poignante si l'on n'en
avait pas abusé. Des circonstances fatales le contraignent d'abandonner son fils,
et lors(|U(' plus tard ce fils grandi retrouve son père, il le renie. Il était dans la
fatalité do cette destinée que (Jros, ou se montrât lui-même ingrat, ou qu'il
tombât victime de l'ingratitude. La noblesse de ses sentiments, la bonté de son
cœur et aussi une surprenante ignorance de sa véritable valeur, firent qu'il ne
put se résoudre au premier parti, et qu'il n'en soupçonna même pas la glorieuse
nécessite. L'échec coniplel do sou Diomède fut le coup de grâce pour cet esprit
ECOLE FRANÇAISE.
357
déjà bien dévoyé dans le noir. Le i)ai'on (iids alla se nover à Meudon sous trois
pieds d'eau ; et on lui lit de niaiiiiiii(iu('s ruiii'raillcs.
L'on se plaît parfois à corriger niciilalruicnt riiisloircs. Les pdils i-oiiiaiis (juo
iii f iipiiiiiijji
l'on échafaude ainsi n'ont pas d'aiilre valmr i\[if de pcniii-llrc de ini'-iirrr un peu
plus exactement l'inipdrlaMce rdaliNc des iiniiniic-. cl des événenieiils. Au point
où nous sommes arrivés, il scnildc i|iii' l'IiNpDlhésc sui\anle ^e propose tout
naturellement à res[)rit : que serait-il advenu de la pi-inlure Irancjaise si Gros
avait eu l'énergie de pcrsé\érer dans les choses (jui le passionnaient véritable-
3o8 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
ment, et de se reconnaître le chef d'école qu'il était en fait, et si d'autre part
Géricault n'avait pas été interrompu prématurément dans son œuvre? Une telle
supposition n'est pas absurde. On en voit nettement la réalisation : Gros, à
défaut de son héros qu'il ne lui était plus possible de célébrer et de grands
événements qui ne se produisaient plus, appliquait au portrait ses magnifiques
facultés, au portrait plus grand que nature, ou encore à la décoration prise
dans cette espèce de réalité amplifiée et magnifiée qui portait si haut sa verve :
ou bien encore il empruntait les éléments de cette décoration à l'Orient surhu-
main et éclatant qu'il avait senti ou plutôt créé, dans certains morceaux
iVAboidir on des Pyramides, ou dans certaines lithographies, sans avoir besoin
pour cela de visiter l'Orient pour de vrai. Une pareille inspiration, dira-t-on,
CEI'. ICAILT. LE CHEVAL ET L» C II A HR E T T E.
n'eût pas été dans les idées du temps ; mais Eylau et Juffa et les portraits
des généraux Lasalle^ Fournie?' de Sar/ovèze, n'étaient pas non plus dans les
idées du temps, et quelque explication que nous cherchions, ce sera toujours
un sujet de surprise que de telles œuvres aient été acclamées et non liuécs
par un public et des artistes accoutumés à de bien différentes conventions.
De son ciMé, Géricault, avec son tempérament de puissant réaliste continuait
sinon parallèlement, du moins fraternellement, à produire de magnifiques
images de la vie, à côté de ces images d'épopée. Il devançait de beaucoup le
mouvement de réaction naturaliste qui devait se produire une trentaine d'années
plus tard comme conséquence même des écarts du romantisme. Ce naturalisme
génial de Géricault n'amenait pas avec lui les exagérations de platitude qui est
l'écucil, en art, de toute tendance purement matérialiste, puisque l'artiste avait
assez d'imagination pour interpréter la nature et créer des réalités, et d'autre
part un sens trop sûr de la réalité pour s'égarer dans le chimérique pur.
C C n I C .1 C L T . — LE C II A S S IH r. DE LA G A H D E I M I> É I; I A I. H .
3ij0 histoire POITLAHŒ DR LA PEINTURE.
Indépenilamnient des œuvres décisives que ces deux colosses pouvaient encore
produire, lécole, ou pour mieux parler, l'ensemble des artistes français, avec
de tels exemples, était déliniti\ement émancipé; on échappait aux tiraille-
ments, aux polémiques vides, aux oiseuses queiellcs d'atelier. Débarrassée des
étroits préjugés de l'école de David et de Gut'rin ipii la condamnaient à mourir
de dessèchement, préservée également des vertiges qui l'assaillirent et des fièvres
qui la minèrent, la peinture marchait librement sur une grande route, large
et ferme, et l'école française eût été peut-être la plus grande, la plus extraordi-
naire de tout l'art moderne, au lieu d'exercer simplement sur les autres écoles
de l'Europe la supériorité que l'on attribue aux borgnes sur les aveugles, et de
produire de charmantes ou remarquables personnalités isolées, mais non pas
de se présenter dans un ensemble compact et inattaquable.
Mais pour cela il eût fallu que Gros ne fût pas un grand entant poltron et
que Géricaultne mourût pas à moins de trente-trois ans.
11 doit être admis cependant que l'influence de ces deux hommes fut décisive
et considérable. Géricault, en particulier, avait donné lorsqu'il disparut, simm
toute sa mesure, du moins une expression complète de sa conception et de son
exécution, et des œuvres telles que le Cliasseitr de la Garde et que le Radeau de la
Méduse renversaient mieux l'académisme que toutes les théories. Au reste, ce
n'est pas par des théories que Gros et Géricault auraient conduit l'école sur la
voie que muis supposions, mais par d'autres œuvres encore. Et ce que nous vou-
lons faire bi(Mi comprendre, c'est que cette suite de grands exemples aurait non
seulement indiqué aux artistes la route à suivre, comme suffirent à le faire tout
juste quatre ou cinq toiles : Jaffa, Eylan^ le C/iassear, la Méduse, mais encore
qu'elle les aurait maintenus dans cette voie, tandis qu'ils se lancèrent trop tôt en
cent chemins de bifurcation divers. Il csl cnricuv, pour en finir avec ce l'omau,
de penser que la querelle entre imitateurs de Delacroix et d'Ingres eût pris
beaucoup moins d'importance, si même cet oiseux débat se fût jamais élevé.
On remai-quera encore, avant d'étudier un peu plus spécialement Géricault,
que la grande iuiluence de VOfficier de chasseurs de la garde et du Radeau de la
Méduse ne s'exerça à l'origine que sur un très petit uonibre de personnes. Cène
furent pas des succès de foule, de ces coups de tonnerre qui bouleversent la
masse même des artistes. Souvent il ne sort rien du tout de tels fracas. Il suffi-
sait que les deux œuvres de Géricault eussent été vues de quelques-un^, et que
ces quelques-uns fussent juste ceux qu'il importait.
La figure de Géricault est aventureuse et charmante, c'est un de ces artistes
vraiment privilégiés, qui, par leur crànerie et leur bonne gnàce, font non seule-
ment pardonner par leurs rivaux, mais aimer leur supériorité. Ils ont cette
rare fortune de ne pas ressembler aux autres hommes, et malgré cela de leur
plaire; ils portent galamment la gloire.
ÉCOLE FRANÇAISE.
301
Admirablement doué, il y avait en Géricaiilt un do ces é(iuilil)i'es précieux
entre les qualités morales et iulellectuolles l't les avantages physiques. La vie
est un art au moins aussi important et aussi séduisant (|ue celui de la peinture,
et Géricault triomphait dans l'un comme dans l'autre. S'il nous est [»erniis de
rappeler un souvenir personnel, nous avdiis [)r('seiil à l'esprit un motdu ^ éiu'rable
et regretté M. Eugène Lami, qui nous dit un jour (pie « tiéricanll était un aussi
ûdiniralde garde du corps qu'il était un grand peinti'e ». Le mot était, à notre
362 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
gré, très significatif et profond; ce n'est pas le plus mauvais éloge qu'on puisse
faire d'êtres tels que Léonard de Vinci, Rubens, Gros, Géricault, que de les mon-
trer en môme temps grands artistes et parfaits cavaliers.
Géricault était né en J79I, à Rouen ; dans son enfance, il avait fait d'assez
bonnes études pour pouvoir être plus tard un appréciateur fin, et un causeur
délicat; il s'était adonné à une passion non moins précoce pour les beaux
chevaux et pour les exercices physiques que pour le dessin, de façon à être, dès
son entrée à l'atelier de Carie Vernet (1808), un excellent écuyer et un élève
plein de fougue et d'initialive.
Géricault ne resta pas longtemps à l'atelier de Carie. Il est vraisemblable que
ce maître, cet enseignement, ce genre, durent lui paraître un peu étriqués, su-
perficiels et vieillots.
Carie Vernet avait le ton très Directoire, il émaillait sa conversation de
calembours, et bien que très savant dessinateur du cheval, il aimait les bêtes
d'une élégance exclusivement mince. Géricault était d'une autre et bouillante
génération, son esprit était distingué, et il était attiré par les chevaux lourds et
puissants. 11 en faut beaucoup moins que de telles différences pour empêcher
que toute sympathie s'établisse entre un élève et son maître.
En entrant à l'atelier de Guérin, Géricault espérait sans doute trouver là
l'avantage de disciplines sévères, d'une éducation rigoureuse. Elles furent, en
cllet, rigoureuses et sévères à souhait, mais aucunement intelligentes de la
valeur d'un tel élève. Le sage Guérin ne pouvait qu'être effrayé de cette audace,
de cette intrépidité juvénile, et il ne ménageait pas à son élève les conseils poin-
tus et les remarques qui auraient été décourageantes si un pareil tempérament
avait pu être découragé.
« Mon ami, lui disait-il, il faut décidément apprendre à dessiner; vos acadé-
mies ressemblent à la nature comme une boîte à violon ressemble à un violon. »
C'était un de ces mots d'esprit de pédant qui font rire les élèves lâches aux
dépens du jeune homme qui sent et qui ose. Guérin, ne comprenant le dessin
que sous sa notion abstraite du contour sec et pincé, ne pouvait, en effet, rien
entendre aux inslinclives recherches de son élève qui visaient déjà non point le
dessin de la forme, mais le dessin du mouvement, ou plus exactement encore
le dessin de la forme on mouvement.
L'on ]itMit donc dire que chez ses deux maîtres Géricault n'a rien appris sinon
à s'abandonner avec plus d'ardeur aux facultés qu'on aurait voulu étoufi'er en
lui. Une circonstance fortuite fit qu'il ne tarda pas à se révéler d'une façon écla-
tante, et qu'une simple tentative de débutant attirait sur lui l'attention des
maîtres, la sympathie des jeunes gens coninu,' lui, et lui affirmait à lui-même
qu'il pouvait aller de l'avant et marcher à son gré.
Une promenade sur une roule aux environs de Paris lui fait rencontrer un
ÉCOLE FRANÇAISE.
3G3
cheval de charrette se cabrant en plein soleil. La lourde et solide bête prend
aux yeux de Géricault une énergique et entraînante silhouetle. Il la fixe en un
rapide croquis, et la bête de somme, Iransforméc par son imagination qui rele-
vait au-dessus de la réalité sans la lui i;iisser perdre de vue. (l(>venait, du vulgaire
animal, un instant révolté et beau, le cheval d'un guerrier sabrant et chargeant.
La toile élait <( faite » comme on dit, et Géricaull eu ({uclqucs jours l'achevait
3G4 HISTOIRE POPULAIRE DE L.V PEINTURE.
dans une boutique transformée en atelier, puis il l'envoyait au Salon de 1812.
C'était l'Officier de chasseurs de la garde. On connaît cette héroïque figure, d'un
fier mouvement et d'une couleur puissante. 11 suffit pour se rendre compte de
l'elTct qu'elle put produire à cette époque de la rapprocher de quelqu'une des
peintures de David, de Girodet ou de Guérin qui sont dans la même salle au
Louvre. Tout en est différent, depuis la conception jusqu'à la touche. La couleur
de l'une est l'antipode de l'autre. Si le dessin consiste non point à immobiliser
la représentation des êtres, mais à leur conserver l'allure de la vie, on peut
hardiment dire que le véritable dessinateur, à la comparaison, demeure non
pas Guérin ni Girodet, ni même David, mais bien ce jeune homme de vingt
ans, qui sans crier gare, et d'ailleurs sans la moindre forfanterie ni bravade,
lançait au galop son officier vivant parmi les Romains conservés. David fronça
le sourcil et demanda d'où cela sortait: la toile fit quelque bruit, mais en somme
ne fut pas comprise et elle excita beaucoup plus de critiques et de blâmes que
de chaleureuses admirations.
On remarquera que dès ce morceau Géricault nous est connu tout entier ;
nous suivons l'opération de son esprit et de sa main pour ainsi dire à livre
ouvert. Sans doute le gros cheval cabré de la route de Saint-Cloud a été le
point de départ de cette image en aucune façon vulgaire. Tous les éléments sont
vrais, et toutefois l'ensemble est complètement imaginé. Le mouvement du
cheval est celui que son croquis lui a transmis. L'officier n'est pas dune moins
grande exactitude : c'est un portrait; de plus, chaque matin pendant qu'il
peignait cette toile, Géricault se faisait amener un cheval, au besoin un simple
carcan de fiacre, pour « se mettre, suivant son expression pittoresque, du
cheval dans l'œil », c'est-à-dire pour ne point perdre de vue Yidie vraie du
cheval, on dirait presque son « essence ". Ainsi avec des éléments vrais, grou-
pés et combinés dans une présentation complètement imaginée, l'artiste refai-
sait une sensation vraie. C'est cette part spéciale d'invention, ce lien commun
d'une imagination ou d'une volonté entre dilTérents facteurs arbitrairement
rassemblés qui constitue toute la création d'une œuvre d'art; et le résultat dans
le cas spécial d'un Géricault est d'autant plus saisissant et intense que l'opéra-
tion est menée avec beaucoup de rapidité et d'ardeur. 11 serait presque puéril
d'ajouter que la nécessité d'un savoir réel est sous-enlendue.
Gros aurait aisément pu connaître un fils en ce nouveau venu, car l'Officier
de chasseurs, en somme, malgré son indéniable originalité, était de la même race
que les personnages à'Eylau, des Pyramides on d'Aôoidir. Je ne sais si de la
part de l'ascendant cette paternité fut reconnue avec autant de joie et d'entrain
qu'elle l'aurait été de la part du fils. Géricault en effet ne cachait point son
admiration profonde pour Gros : on se racontait dans les ateliers que le jeune
peintre avait payé mille francs au possesseur de l'esquisse de la Bataille de
ÉCOLE FRANÇAISE.
36ij
Nazareth (maintenant au mnséc do Nantes) pour pouvoir en faire une copie.
Ce ne sont pas Carie Vernct ni (inéi-in qui sont les professeurs de Géricault,
mais bien Gros et Rubens, puisqu'en dépit des avertissements de son maître, sa
'if* /f«â^' /
passion durant son séjour à l'alcliiT di' (uiériu iMail do copier, — on peut
dire très insolemment, — les œuvres du grand .\nversois.
Au Salon de 1814 fut exposé le Cuirassier blessé^ qui est comme le pendant de
XOfficicr de chasseurs. Et là-dessus Géricault, à la rentrée des Bourbons,
s'enrôle parmi les mousquetaires. C'est une sorte de besoin d'action qui
366
HISTOIRE POPULAlIil' DE LA TEINTURE.
s'empare de cette nature mobile et inquiète ; peut-être en même temps un
de ces soudains dêgoùls, une de ces brusques lassitudes de peindre ou d'écrire
qui s'empare quelquefois des écrivains ou des artistes les plus violemment
passionnés pour leur art. Il y a là, en apparence, comme un renoncement absolu,
comme une brisure. On a cru que c'était un divorce et ce n'était même pas
une séparation. Pendant le temps donné aux aventures de camp ou de gar-
nison, aux cavalcades, ou aux profondes retraites en quelque trou, suivant les
cas, l'esprit de l'éci'ivain se mûrissait et se trempait, ou l'œil de l'artiste ne
perdait point un mouvement, point une tacbe, point un jeu de lumière.
Gr.AXET. CllAPtLLE S 0 L T t P. R Al \ E.
Diontôl satisfait de la diversion ou lassé du repos, il n'en reprenait la besogne
délaissée qu'avec plus d'entrain et de certitude.
D'ailleurs, même dans ces moments de bouderie, un artiste pareil ne se
désintéresse pas absolument des objets, ni de la vie environnante. Pendant le
temps (|n'il fut garde du corps, Géricault put satisfaire sa passion de couleurs
de lignes et de formes en mouvements et étudier le cheval à journée entière.
Son temps de service volontaire dura jusqu'au retour de l'île d'Elbe ; et son
régiment ayant été licencié, Géricault redevint peintre. 11 visita l'Italie (1817)
et les grands artistes italiens produi-irent sur lui, avouait-il à Delacroix son
camarade, une impression non moins profonde que Rubens. De là un changement
dans sa couleur qui ne nous est plus guère appréciable maintenant que le
temps a également assombri les peintures éclatantes exécutées sous l'influence
Ecole française.
3(j-
(lu maître flamand, et les plus sobres qui se ressenlaieut de l'étude de l\;rugin
et de Hapluiël. Mais le dessiu, le tempérament de (iériranlt demeuraient identi-
ques, et il n'était point de ces peintres sans caractère (juc clia({uo évolution
nouvelle rend méconnaissables.
Ces admirations de Géricanlt ne sont au reste (|ue rcnllionsiasme d'un
homme ardent, nerveux, plus sensible que tout autre à la commotion des belles
clioses. Sa prétendue conversion aux maîtres italiens ne devait pas être la
VUE nv c 0 L I s É E .
dernière. En effet, peu de temps après i|u'il eut peini le nailraii dr la
Méduse (1819) et que ce tal)leau qui avait eu rclalivcnicnt peu de succès à
Paris fut exposé à Londres, Géricanlt devait revenir d' \ni;l('lcrrc Inul feu
et tout flammes pour les beaux peintres de là-ba<, (pic |)crsounc à ce mo-
ment ne connaissait en France, i'ourtant, dans celle dernière phiise de sa
carrière, la phase auiïlaise si on vent l'aijpeler ainsi, il n'en demeurait pas moins
original, et toujours semldalde à iui-mènie.
Nous venons de nommer le Rmlrau de lu Méduse mais nous ne croyons
pas devoir nous appesantir sur la description de cette toih', sur l'analyse de
ses effets, sur le caractère des personiuiges, le dramati([ne de la scène, la
368 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
beauté essentiellemenl neuve et moderne de la composition. Elle est telle-
ment connue de tous, tellement populaire que la décrire est la besogne la plus
ingrate et la plus inutile ; mais elle est d'une importance telle dans l'histoire de
la peinture de ce temps qu'il faut au moins faire quelques remarques.
D'un tel sujet, un simple l'ait divers, émouvant sans doute, mais brutale-
ment émouvant et par des détails qui sont aussi bien du ressort de la tragédie
la plus élevée que de la plus vulgaire romance, d'un tel sujet, disons-nous, tout
autre peintre courait les plus grands risques de tirer un tableau grossier et
banal. Si Géricault a su s'y maintenir dans l'art le plus élevé, c'est que la part
de l'invention est au moins égale à celle de la reconstitution exacte des faits, à la
documentation, pour employer un terme lourd assez à la mode, et que même à
notre gré elle lui est supérieure. De toute façon elle lui est antérieure, et cela seul
lui donnerait déjà une supériorité.
Géricault s'était enllannné au récit du dramatique naufrage, et son imagi-
nation lui avait fait voir la scène avec une grande intensité. Puis, quand
il avait résolu de peindre la terrifiante image ainsi entrevue, il s'était préoccupé
de la rendre avec la plus grande exactitude. Le charpentier survivant du
naufrage lui avait construit une petite maquette du radeau ; Géricault pen-
dant des semaines avait fait de nombreuses études de cadavres ou de parties
de cadavres, à l'hôpital, à son atelier -même. Cet atelier était devenu un vrai
charnier où le peintre travaillait avec délices. Ainsi rien ne manquait pour
que ce fût un taldeau réel dans ses plus petits détails. Mais quel document
aurait fourni à Géricault ce groupement des êtres éperdus, cette lugubre
harmonie, le mugissement de cette mer furieuse et lourde, cette indication si
lointaine et si douteuse d'un bâtiment à l'horizon, enfin ce dessin si énergique
et si fier? Le [)lus grand intérêt, tout ce qu'il y a d'émouvant dans ce tableau si
connu et si peu compris, réside non dans ce qu'il a de vrai, mais dans ce qu'il
a d'inventé.
Le Radeau de la Méduse peut être considéré comme ayant ouvert la
voie à toutes les représentations de la vie moderne, dans une mesure encore
plus large que les peintures de Gros; c'est peut-être la première œuvre qui
caractérisera nettement, plus tard, le style du xix° siècle; mais on ne pourra
s'empêcher de constater qu'elle traîne à sa suite quantité d'images médiocres
et vulgaires. C'est que les artistes qui se seront engagés dans ce genre auront
méconnu justement tout ce qui fait l'intérêt et la grandeur d'une telle œuvre.
Demeurant en apparence dans sa tradition, ils en auront pris tout juste le con-
, trépied: car ils auront choisi comme sujet de leurs tableaux des scènes dont ils
aui'ont été témoins, et auront cherché non pas à en dégager une expression géné-
rale, ce qui diiniiuiei'uit déjà l'ineonvénieiil d'un tel point de départ, mais au
contraire à en reproduire tous les détails sans s'aviser d'en rien éliminer. Ainsi
ÉCOLE FRANÇAISE. ' 360
ils auront suivi juste la méthode inverse de celui qu'ils auront cru imiter.
Si nous insistons un peu là-dessus, c'est que cela nous dispensera de la làciie
\$l' ;*''■
ingrate de prendre comme exemples un grand noml)re de tahleaux exposés
dans ces dernières années, et de dire pourquoi tel ou tel n'a ojjtenu qu'un
24
370 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
succès de surprise, n'a produit (iiiim gros effet dont la durée était d'une simple
'saison, et rie po'urj-ait être- revu sans fatigue et sans dégoût, alors que la toile
de Géfricault ne saurait devenir banale si souvent qu'on la regarde.
Dajis une certaine mesure celte erreur d'une partie de la peinture moderne
est, sinon excusable du moins explicable : si Géricault avait vécu plus longtemps,
les œjuvres suivantes auraient rclairé d'un jour tout nouveau le Radeau de la
Médme, tandis que ce tableau ne demeure pour ainsi dire qu'une moitié d'expé-
rience. Géricault le sentait et l'indiquait lui-même fort bien par des traits
significatifs. D'abord une certaine impatience lorsqu'au bout de quelque temps
la réputation du tableau étant faite, le premier mot des gens qu'il rencontrait
dans lie monde était pour le féliciter du Radeau. Il répondait alors que
c'étaij, une « page d'album » simplement, et faisait entendre que les compli-
ments à son sujet lui étaient désagréables. Puis l'indication de ses projets,
durant sa maladie mortelle, la fiévreuse parole jetée à ses amis : « Oh! quand
jc: serai guéri, je ferai un tableau de chevaux grand comme nature, et un de
femmes... mais des femmes! des femmes!... » Rien que cette magnifique et
douloureuse rélicence prouvait l'intention non pas de copier, mais de créer,
de- créer des types en s'appuyant sur la réalité.
Le dernier point sur lequel il nous semble utile d'attirer l'attention à propos
du Radeau de la Méduse^ c'est le côté matériel du tableau, la qualité même de
la peinture (I). Elle était, si l'on excepte Prud'hon qui est plutôt un peintre du
xviii" siècle, remarquablement grasse et savoureuse au milieu des maigres et
secs moyens exclusivement mis en œuvre par toute l'école à ce moment. Chez
Gros lui-même la facture est lisse et sans mystère auprès de celle de Géricault.
Or, plus notre peintre aurait avancé et plus cette préoccupation de la matière
se serait accentuée. Les peintures et aquarelles qu'il fit après son retour d'.\u-
gleterre décèlent nettement ce souci d'une touche large et variée. La tradition
de ce bon métier de peintre était absolument perdue en France, depuis que
Watteau et Chardin étaient devenus absolument inconnus et que leurs œuvres
ne s'achetaient même pas quelques écus chez les marchands de bric à brac.
Géricault contribua fort à remettre en honneur ces pratiques, en important
en France, parmi les nouvelles générations de peintres, un goût très vif pour
les maîtres anglais qui l'avaient lui-même si vivement séduit pendant son
voyage. Mais ce qu'on ne saurait oublier, c'est que ces maîtres eux-mêmes
devaient à nos propres artistes du xviii' siècle cette tradition des charmantes
et artificieuses cuisines picturales. De telle sorte qu'en poussant ses cama-
rades h partager cette passion pour les maîtres anglais qui devaient jouer un
grand rôle dans l'évolution artistique du milieu du siècle, Géricault ne faisait
(1) Les ravnïes qu'a produit dans cott(> peinture l'omploi exagéré du bitume est un accident des plus
regrettables, mais n'infirmant en rien les remarques qui suivent.
ÉCOLE FRANÇAISE.
AU
que nous induire à reconquérir notre propre liien. retour d'Angleterre.
Les toiles de chevalet, les aquarelles, ainsi que les ucrveuses litliograpliics de
chevaux, de lions, etc. (celles-ci ne sont pas sans iullucuce sur l'd'uvredu grand
statuaire Barye) que Géricault prodiiisil dans la dcniicie [lartic de sa vie, ainsi
h (II CIIOT.
LK 1 S 11 r. I >l M R B .
que les dessins qu'il fit pendant ses deux lougues et douloureuses maladies, ne
compensent point la perte des grandes onivres qu'il méditait et que la mort
brutale lenqjècha môme d'esquisser. Sa cariiére si brève et pouilant si décisive
reste décourouuée. Géricault mourait des suites d'une chute de cheval, le 18 jan-
vier J82i. L'accident avait déchaîné avec une hàle cIl'iMi.anlc, pi prolongée
37-2
III>TOIRE POITLAIRI-: ItK LA PEINTURE.
qu'ait été l'agonie, les ravages des flammes intérieures qui minaient une telle
ardente nature. Ce fut un grand deuil pour l'école française, et personne ne
devait prendre la succession de Géricault. .Notre école en effet a porté depuis
lui de beaux et rares fruits ; elle peut s'être glorifiée d'artistes admirables, de
puissants visionnaires, de grands poètes, de vigoureux réalistes, de cbarmeurs
IlOr.ACE VEHNET. — P 0 M A T O \V Shl ■
pleins d'une grâce imprévue, mais il semble que (iéricault était une des der-
nières ligures iiéronjucs de la peinture.
Après avoir parlé comme il convenail de Gi-os et de (iéricaull, et avant de
passer en revue, [xmii- liuii'. les artistes (jui (nil Inrleiiieiit marqué leur place dans
les tem])stoutàfaitrapprociiés de nous, nous nesaiirinns Ira lier avec beaucoup de
développement diverses figures même célèbres ou remarcjuables. Dans un travail
d'ensemble comme celui-ci, pour laisser chacun àsonvérilable plan, on comprend l'a
que nous sommes astreint à bien des sacrifices. Les monographies et les études
spéciales ne manquent pas d'ailh'urs sur ceuv (pie nous sommes forcés de né-
gliger et le lecleur a tous les éléments pour pousser son élude suivant son goût.
ÉCOLE FRANÇAISlL.
373
Parmi les arfisles notal)lrs qui se rallachcnl au femi)s de Gros, il faut ciler
Granet (1 775-18'.!») ([ui fui .■lève de David mais .[ui lonii.' dans s.jii école une
litiiaiiiiBiiBiiiiiliiliiiifiiiH^
véritable e^cepli..n. Grauel e.it lem.M'ile ,1e s-i.ilér.'sser à la co.deur d'une toute
autre fu.;uu .ju'ou la e(Uii[>i-.'iiail Jil.jrs. b.'S luIiTii'iii:'
.'■i:lise avec leurs i;i'auds
;j7i lll^TOlUE POl'ULAlIlt; DE LA PEINTURE.
partis pris de conlraslos entre la lumière et l'ombre, ses dessins rehaussés
(lîKiiiarclIc, très varies et pleins d'effets ingénieux et rapides, font de cet artiste
un des premiers qui aient eu le sentiment de la peinture telle qu'on la comprit
au milieu du siècle. 11 est dommage pour lui qu'il soit arrivé trop tôt ; c'était
presque un peintre romantique avant l'invention du nom; ceux qui vinrent
après lui le dédaignèrent, et c'est un tort à nous de l'avoir un peu oublié.
Un s()u\rnir devra être réservé au graveur et peintre Dutertre (1755-1842)
dont le musée de Versailles conserve de beaux dessins de l'armée d'Égy])le.
Charlel (1792-1845) et RalTet (1804-1800) se rattachent directement à l'école
de Gros, Charlet comme élève, et élève très estimé, de l'auteur d'^y/a;/, et Raffet
comme élève de Charlet. Ce sont des figures trop connues, trop remises en
lumière dans ces derniers temps pour que nous parlions de Charlet et de Raffet
sans concision. Leur œuvre peinte est d'ailleurs peu considérable ; du moins
Chailcl a-l-il exécuté quelques tableaux, entre autres la lictraile de Russie et le
Pussaije du Itlihi. Rellangé (1800-1806) complète le trio de peintres qui furent en
quehpie sorte la menue monnaie de Gros en tant qu'historien lyrique de
l'épopée impériale.
L'Exposition rétrospective de \ 889 a remis en lumière le peintre Bouchot
(IS(tO-1842) et fait accrocher au Louvre un remarquable tableau de lui, le
1i\ Brunmire qui était oublié à Versailles. Bouchot fut élève de Regnault et de
Guiiiiin-Letliière ; il n'y avait pas un mince mérite avec cette éducation à faire
un aussi vigoureux et aussi vaillant tableau que celui-ci. 11 est vraisemblable
d'ailleurs qu3 cette peinture exécutée assez lard et à un moment où elle
n'était plus du tout une audace (elle fut exposé au Salon de 1840), n'était pas
exempte de l'influence du grand peintre des batailles de l'empire.
Nous rangerons enfin dans cette fin de chapitre, Horace Vernet (1789-1863)
dont une partie de l'œuvre, et ce n'est pas la plus mauvaise (la Barrière
Clichy, etc.), se ratlache directement à la période que nous venons d'étudier,
Mais nous ne saurions nous livrer ici à aucune réflexion sur ce peintre pro-
ductif en aucune façon artiste; nous avons pu l'étudier avec quelque détail
dans une Jlisloire de la peinture de batailles, où force était d'examiner son
OHivre. Ici il y aurait disproportion arlisti(iue h le faire, et c'est déjà beaucoup
(|ue j»our ne point avoir à parler de lui dans le chapitre suivant où il se
classerait mal, son épopée de carton soit mentionnée après les grands et
vivants poèmes de Gros et de Géricault.
CHAPITRE XIII
Vieilles querelles et luîtes oiseuses. — Ingres et Delacroix. — Quoli[ues mots sur la couleur.
Vanité des théories.
C'est bien peu de chose, et un délai bien insuffisant, qu'un recul d'à ))eine un
doini-siècle pour juger l'œuvre même des artistes les plus caractérisés, et c'est
une pure témérité que de porter une appréciation définitive même sur ceuxque l'on
croit le mieux connaître. Tant de circonstances sont faites pour nous égarer,
tant d'influences dont nous ne nous douions pas agissent sur ceux d'entre nous
qui croient avoir les sensations les plus personnelles et l'esprit le plus indé-
pendant! Les rancunes ne s'apaisent pas si vite, les champs de bataille deman-
dent beaucoup plus de temps qu'on ne suppose pour être complètement
déblayés. Aussi, en parlant d'artistes que l'on croit d'autant mieux posséder
qu'ils ont vécu presque de votre temps, fait-on moins, quelque impartial que
l'on soit, une histoire qu'un énoncé de préférences.
Nous sommes arrivés à deux maîtres qu'on ne saurait mieux choisir comme
exemples de cette difficulté de juger équitablcment. Tant que dura la grande
querelle des classiques et des romantiques, des Honiéristes et des Shahesjiearlens,
il était impossible d'admirer l'un sans abominer l'autre; c'était une lutte achar-
née où l'art n'entrait pas comme seul élément. Les intérêts viennent forcément
se greffer sur l'esthétique, et on comprend sans peine que, sous prétexte d'art,
on ne soit pas loin d'en venir aux coups. Ce sont sans doute des considéra-
tions fort peu nobles auxquelles n'obéissent pas les chefs de partis eux-mêmes,
ni les artistes vraiment originaux; mais ceux (jui les suivent en tiennent
compte beaucoup plus que ne pourraient croire les âmes candides, et question
d'esthétique devient très aisément, en réalité, question de boutique.
Vient ensuite un temps où la mort met d'accord de la façon la plus simple
du monde tous les intérêts opposés, et il ne reste plus en présence que les
370 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
œuvres que l'on peut commencer à apprécier plus froidement et dans de meil-
leures couditious. Mais il y a encore plus d'un obstacle à franchir. Les influences
dcducatiun ne sont pas un des moindres. 11 est certain, par exemple, que la
grande majorité des jeunes gens qui entraient dans la vie et dans la lutte vers
le moment (n'i Ingres et Delacroix étaient près de la mort, et qui sont main-
tenant iirriv('s à l'âge mûr, ont eu nue éducation romantique, qui, en littéra-
ture et en politique, correspondait à leur idéal d'émancipation. Aussi étaient-ils
tout portés à apprécier les images suivant cet idéal littéraire ou politique, et
non pas simplement au point de vue plastique, le seul logique pourtant, quand
il s'agit de juger des images.
l'uur ceux-là, pour nous-mêmes, puisqu'il faut en faire l'aveu, la ques-
tion était des plus simples à résoudre. Delacroix représentait l'émotion
ardente, le frémissement, la passion; Ingres ne représentait que la convention
et la froideur. L'un était le peintre de « nos fièvres »> : l'autre n'était qu'un
pédant revèche et bourru. Enfin Ingres était le type de 1' « académicien » et du
« pompier ». et Delacroix (qui fut académicien pourtant également) était le seul
et le véritable émancipateur.
Cette notion avaitsubsisté jusqu'encesdernièresannées, etau moment même
de l'Exposition centennale, en 1889, peu s'en fallut qu'on ne vit recommencer
la querelle des classiques et des romantiques. Beaucoup de ceux qui écrivaient
sur l'art, et des non moins sincères, reprirent sans scrupule les vieux sarcasmes
contre Ingres, devant les tableaux de (jui ils passèrent sans trop les regarder. Il
est vrai que l'exposition de Delacroix était exceptionnelle d'éclat et de variété
et que pour celle d'Ingres, au contraire, on s'était visiblement moins mis en
frais.
Or les questions ne se tranchent pas aussi facilement, et la situation d'Ingres
et de Delaci'oix est beaucoup plus compliquée qu'elle ne semblait jusqu'ici. Ce
n'est pas sans de nuu-es et nombreuses coni])araisons, et sans refaire de fond en
comble leur éducation artistique que plusieurs d'entre nous, tout en conservant
à Delacroix la tendresse des jeunes années, sans cesser de considérer comme
un admirable artiste l'auteur de la Barque (h; Don Juan, des Massacres de Chio^
des Fresques de Saint-Sulpice, du Plii/o)id d'Apollon, etc., ont été amenés à mo-
difier très prufundénuMil leur opinion sur Ingres, et à lui attribuer dans l'art
contemporain une tout autre place, et même une tout autre physionomie. Cette
opiftion a beam?oup de chances d'être plus juste, ayant été acquise par des médi-
tations personnelles et non plus par des leçons transmises et fougueusement
adoptées de confiance.
Ce ne serait pas un des aspects les UKiins pi(juants et les moins lU'uf's de ce
procès revisé, (pie poussant à l'extrême les opinions, comme cela arrive géné-
rfilenieut (|uaiiil un eu change, Ilelacroiv fût présenté comme un classique au
Ecole française.
377
fond et Ingres comme le vérit€il)le révollr. On ne manqnorait pa? d'argn monts
assez sédnisanls à l'appvii de cette thèse. La seule puhlieation du (■aptivaiit./c;(/r-
??«/ de Delacroix accuse encore plus nettement que ne l'avaient l'ait ses autres
écrits précédemment publiés, le ton nettement classique de ses guiils. Ce chef
INC.nES. — JEANM-: b'AnC [Fr.Ar.MENT).
de l'école romantique en pcinlure se montre le plus violent adversaire de
ceux qui, dans les antres arts, condiattaient le même corniial ([ue hii: il ne
cache en aucune façon son aversion pour Viclor lliii^o el P.erlio/., par exemple.
D'autre part, abstraction faite des i;()ùls lilir-raires et musicaux 'et encore
pourrait-on relrouvei- che/ loties lieaiicoup |iius (r;i(lnuialinii pniir liiM-thoven
que chez Delacroix qui le méconnaît tout à l'ait i les exemples ne maii(|ueraii'iit
pas pour prouver qu "iiigi'es prenait avec la nalure de non moindres libellés
378 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
que Delacroix et que ses audaces envers la forme sont même parfois plus
grandes que celles de son rival.
Nous ne pouvons épuiser ici un Ici débat; il nous sufiit do l'indiquer, car
il est loin d'éli'O tei'niiné; il nous fallait y faire allusion toutefois, ne fût-ce que
pour nuiiitror, en matière d'appréciation artistique, le danger des opinions pré-
conçues et des « clichés ». Mais notre seule lâche ici est de présenter Delacroix
et Ingres comme deux grands et exceptionnels artistes de notre temps, de dire
de quelle faf;on on doit essayer de les comprendre, et, pour le reste, faire assezj
bon marché de leurs imitateurs, inférieurs et négligeables comme n'importe
quels imitateurs de n'importe quels maîtres.
Ce qui a contribue plus que toute autre chose à égarer l'opinion sur le compte
d'Ingres, c'est que son attitude et son langage, dans la dernière partie de sa vie,
stont un constant démenti à son œuvre. Ingres ne crut en aucune façon être
l'homme qu'il était réellement, et ce qu'il était, il ne crut l'être en aucune ma-
nière. Cela démontre une fois de plus l'inutilité des grandes théories et des
formules, et leur absurdité. Ingres avait représenté dans l'atelier de David, où
il était entré en 1796, sinon l'esprit de révolte, du moins un élément fort
suspect. Nous n'avons même point parlé du schisme qui s'établit à un moment
en plein atelier du maître des Iloraces et des Sabine^, et dont le chef était
.Maurice Quai ; le groupe de ceux qu'on appelait ironiquement les Prlmilifs ou
les Penseurs, n'ayant laissé aucune œuvre, il était h peu près inutile de le
menti(uinci'. Ingres en ilt-il pai'tie? On n'a aucune indication à cet égard;
toujours est-il que, dès le Salon de 1806, la critique le tenait en suspicion
comme « gothique », comme « primitif » et que sa correspondance le montre,
dès ses jeunes années, en termes plus que froids avec son maître.
C'est que cet homme fut un des caractères les plus indépendants, une des
volontés les plus opiniâtres que l'on puisse citer. Ni hésitations ni concessions;
une exaltation e( une fougue extrêmes; un ardent enthousiasme au service de ses
admirations; un travail acharné de tous les jours, de toutes les minutes; un
courage que rien n'abat et une conscience sur laquelle la plus profonde misère
des dél)uls ne peut avoir la plus légère prise; voilà quelques-uns des traits de
cette physionomie, et l'on reconnaîtra qu'il en est peu qui méritent davantage
le respect. Mais l'ai'dciir luènu', lardcur méridionale avec laquelle l'homme
défendait les idées de l'artiste, les coups de boutoir qu'il donnait sans même y
prendre garde, lui créèrent dès l'abord de nombreux ennemis, en même temps
que l'intraitable volonté qui régnait dans son œ-uvre et son originalité têtue
l'exposaient aux plus vives critiques. Aussi peut-on dire que, tant qu'il vécut,
k part ses amis et ses élèves, (jui encore n'étaient pas très à même de le com-
lu-eiiilre, ses contemporains ne connurent guère de lui que sa caricature.
Quelques dates rapidement tixées avant de préciser le portrait et de résumer
ECOLE FRANr.USE.
379
l'œiiATO. Ingres naît à Montauban en 1780 dans nn milieu aiiislique : son père
est peintre, miniaturiste, modeleur, musicien. Avant d'entrer à l'atelier de
David, le jeune homme apprend à dessiner chez Roques, un peintre de sa ville.
Après trois ans passés chez David, Ingres remporte en 1799 le second prix de
peinture, avec un Antiochus ronroyunl à Scipion son fils jirisonnier^ puis en
1802 le grand prix de Rome avec un ArJiiUe recevant sous sa tente les envoyés
PORTIlilT DE LLnrIN LAINE.
d'Agamemnon. Il part pour Rome en 1804 et à part un retour peu prolongé à
Paris, il devait rester une vingtaine d'années en Italie. Tout d'abord il s'éprend
d'une grande admiration pour les primitifs, vers lesquels l'attirent son goût de
forte simplicité, et aussi sa prédilection pour ce coloris éclatant et frais, ces
ors, ces matières précieuses, cette espèce de bijouterie de la peinture; puis
peu à peu c'est Raphaël qui le conquiert définitivement. Pendant les longues
années passées à l'étranger, soit à Rome, soit à Florence, il lutte avec une
admirable énergie contre la plus noire misère, et jamais il ne sort de cette
lutte si peu que ce soit découragé.
380 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
11 semble que les épreuves et lu gêne n'aient même pas l'honneur d'attirer
son attention, entièremenlabsorbée par son culte et par son œuvre. C'est pendant
ce long séjour qu'il exécute quelques-unes de ses toiles les plus célèbres, le Por-
trait de Mme Devançai/ (1807), Qidlpe et le Sphinx (i808j, la Chapelle Sixtine
(1810), Jupiter et Thétis (1811), liomiilus vainqueur d'Acron (1812), ÏOdalisque
couchée (1814), Roger délivrant Angélique (1819), Jésus-Christ remettant les clefs
àsaint Pierre (1820), le Vœu de Louis XIII (1824), etc., etc. On ne peut se dis-
penser de mentionner la quantité de portraits à la mine de plomb, que beaucoup de
personnes, dont l'opinion est toute faite d'après les opinions d'autres personnes,
daignent reconnaître comme la partie de son œuvre qui soit seule à l'abri de
leurs critiques. Ils sont d'ailleurs de tout point admirables; mais quelque accom-
plis et significatifs que soient ces petites merveilles de sûreté dans le trait,
de pénétration pliysionomique, de sobriété et de force dans le modelé, nous
serions presque tentés à la fin de répéter le mot d'Ingres impatienté, lors de
l'Exposition de iS'6'6 : « Non, non, laissez mes dessins; on ne regarderait pas
ma peinture! » Et cette peinture, tant pis pour qui ne l'aura pas, ou qui l'aura
mal regardée.
Lorsque, de retour en France en 1824, Ingres exposa le Vœu de Louis XIII,
il remporta un grand succès, et c'est autour de lui que la réaction contre
l'école romantique jugea à propos de se grouper. Il fut alors élu membre de
riiistilut (1825) et se considéra comme « l'homme de la résistance ». Nous
dirons tout à l'heure ce qu'il faut penser de l'élection. V Apothéose d'Homère,
(jui ilate de 1 827, était un véritable manifeste. En 1 834 il exposait une autre œuvre
importante, le Saint Symphorien (cathédrale d'Autun) ; en 1835 il était nommé
directeur de l'Ecole de Rome ; enfin depuis son retour à Paris (1840) jusqu'à la
fin de sa vie (1867), sa vie se terminait comme elle avait commencé, dans le
travail sans relâche. La mort le prenait le pinceau à la main et sans que cette
main eût connu même les plus légères atteintes de la décrépitude. Nous ne
jugeons pas à propos de surcharger cette chronologie des dates de ses divers
honneurs, récompenses, décorations, etc.
Telle est cette carrière, d'une exceptionnelle vigueur. La particularité sans
(Idulc la plus saillante est ce choix par les « classiques » pour les représenter,
d'un homme qu'ils avaient jusque-là tenu en suspicion, et qui ne conquit pas
davantage leurs réelles sympathies lorsqu'ils l'eurent pris pour chef. Cette situa-
tion se trouve parfaitement élucidée par les lignes suivantes de M. Charles Blanc
dans son étude sur Ingres : « Cependant, dit-il, après le malentendu auquel avait
donné lieu le double aspect de ses ouvrages (l'écrivain parle de la conception
classique de ses tableaux, et de leur exécution réaliste, indépendante, en révolte
décidée contre les principes de l'école ilavidiciiiH' , les partis s'étaient de nouveau
reconnus, et la lultc l'iifre les romantiques et les classiques durait encore (nous
ÉCOLE FRANÇAISE.
381
sommes en 183i), ravivée de temps à autre par les rigueurs du jurv d'admission
qui était pris tout entier dans le sein de l'Académie, et qui refusait avec all'ec-
tation des paysages de Rousseau, des sculptures signées de Barye.
» Ingres était entré à l'Institut en 1825 et, bien que son talent parût à P Aca-
démie vicié par l'exagération et entaché de romantisme, elle l'avait agréé comme
INGRES. — l'apothéose U'ilOMFnE \FI1AGMENT
étant à peu près le seul liommi' capalile de faire digue au tnri'ent. Dans son for
intériear^ l'Académie en était encore à (rirodet: mais ua dehors elle était disposée
à prendre Ingres pour drapeau. Lui. se \oyaiit attaqué, contesté, mii<nié par
une partie de la jeunesse, qui lui reprochait son mépris pour la couleur, son
goût pour l'antiquité, il résolut de frapper un grand coup... : I . »
Ainsi, dépit d'un côté, perfidie de l'autre, il n'eu faut pas jdus pour expli(juer
comment Ingres devenait « riiomnuj de la résistance », alors qu'au Salon de
(1) Il s"agit du Saint .^i/mp/iwcicn.
382 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PElMUIiC.
1819, il avait été hué pour son Odalisque et en butte à tous les sarcasmes de
la critique acadéniiciue, et que devant ses premiers tableaux, Delacroix avait
donné le signal des applaudissements. Ce dessous d'une élection suffit égale-
ment à inspirer le plus profond mépris pour l'esprit d'intrigue de l'Académie,
et montrer que l'art n'entrait pour rien dans le clioix qu'elle avait fait d'Ingres
comme chef.
Nous devons donc nous élever bien au-dessus de ces misères quand il s'agit
de juger Ingres, oublier qu'il fut dupe, que de personnelles antipathies et les
tenaces idées d'un esprit « bulé » lui firent prendre une attitude ofjiriclle alors
que son œuvre était d'un indépendant absolu et d'un isolé. C'est cette œuvre
seuil' (]ui nous intéresse maintenant. 11 nous parait curieux de citer tout d'abord
le mordant résumé que le peintre J.-F. Raiïaëlli en a tracé (dans sa bro-
(•iiur(! du Carnctérismn) véritable cro(|uis à l'eau-forte : « Homme naïf et
violent; grand artiste dans ses admirables caricatures du Duc d'Orléans et de
M. Berlin; artiste ambigu dans Madame Moilessier, « Cybèle » par la tète,
(I soieries de Lyon » par la robe ; disciple de David et romain dans le Portrait île
Bariolini; absurde d'invention dans les proportions qu'il s'était données, et de
facture dans celui de Cherubini ; d'un bon grec dans son Apothéose d'Homère ; de
l'école de David dans son Saint Si/mji/ioricn ; statuaire grec dans sa Source ; d'art
académique dans ses dessins pour la Chapelle de Dreux et son Vœif de Louis XIII;
d'art tout à fait insupportable dans son Saint Pierre, son Angélique au goitre, ou
sa Jeanne d'Arc en fer-blanc, Ingres, qui ne fut qu'un esprit malade des tradi-
tions dont il s'était bourré en provincial et qui ne laisse pas un morceau d'art
qui soit vraiment français ; inquiet et aigre de la poussée des idées qu'il sen-
tait gronder autour de lui, ne laisse, de ses hésitations et de ses colères entêtées,
(jne le souvenir d'un homme qui aima passionnément son art et fit des portraits
à la mine de pbinib... »
Ce portrait, pour être vif et sévère dans son ensemble, exprime très bien
l'opinion d'un' artiste qui sent fortement et qui par cela môme qu'il est artiste et
des plus personnels, est comme astreint à être passionné. Mais s'il fallait s'en
rapporter à la notice, aussi pleine de verve que de malveillance, de Théophile
Silvestre dans les Artistes français, Ingres ne nous apparaîtrait que sous l'aspect
1(! plus ridicule.
Or il suffit d'une promenade de quelques minutes à travers le Louvre, d'une
comparaison sincère, soit avec les anciens maîtres, soit avec les contemporains
pour sentir avec quelle force l'œuvre d'Ingres commence à s'imposer, quelle
impression de solidité et de durée elle produit, enfin avec quelle puissante
originalité elle apparaît. Maintenant (jue les polémiques sont calmées et que
nims n'avons plus à épouser de (jucM-idles de partis, on peut s'apercevoir qu'au
moment même où il croyait être le disciple de Hapliaél. il élail Ingres; quand
ÉCOLE FRANÇAISE.
383
il pensait reprendre les traditions de ce David qui l'aurait à coup sûr désavoué
et foudroyé s'il avait pu, il était encore Injures; et quand il était convaincu,
suivant l'occasion, (piil était grec, ou romain, on primitif italien, ou môme
français, il était toujours Ingres, c'est-à-dire un des tempéraments les pins
têtus, donnant de perpétuels et iiicouscients crocs-en-jamhe à ses théories les
l)lus chères. Enlin, d'un houlù l'autre de son o_^uvre, il gardait une main imT-
:^84
HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
veilleuse de précision, en antagonisme avec un cerveau qui ne savait pas trop
ce qu'il voulait, mais le voulait avec une indomptable énergie.
L'artiste qm- nous avons cité met très justement le doigt sur une des plus
importantes critiques que l'on puisse faire de cette œuvre, quand il dit que le
peintre ne laisse pas de morceaux dart vraiment français. Du moins cette cri-
tique peut s'appliquer sans contestations à certaines parties de son œuvre;
ou peut l'admettre, j)ar exemple pour VŒJipe qui, si admirable qu'il soit
de force, de dessin et de couleur, pourrait être daté en effet de n'importe
iiEUcnoix.
LEb COTES DU MAROC.
quel pays; pour la majeure partie de la composition de Y Apothéose d Homère;
pour la Jeanne dArc même, ou pcnir la Merf/e à r hostie; pour d'autres toiles
encore que l'on pourrait citer. Il est certain que, dans les diverses écoles
classi(iues étrangères de cette époque, que la France d'ailleurs traînait à
sa remorque, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, on rencontre plus
d'un morceau (jui a le même aspect, la même absence d'un caractère
national accentué. SeulenKMit ces ouivres de la fâcheuse école classique du
commr'iicenu'nt du siècle ne supportent pas un long examen, et l'on n'y sent
I)oinl les (jualilés de force et de personnalité impérieuse que l'on retrouve
ÉCOLE FRANÇAISE. 383
toujours dans quoLpie partie du moins lraii(,ais des tableaux d'Ingres.
Mais il nous devient plus dirticile de sousci'ire à cette critique loi'S(jue nous
nous trouvons en présence de certains portraits : ceux de iV""" Devaucay par
exemple, de M. Berlin, du duc (fOr/éans, d'in^ves par lui-même, de J/. Bochet.
de Al. et de M'^' Rir'uh'e. On peut voir les trois derniers au musée du Louvre ;
dites s'ils ne vous donnent pas dès 1 abord celle conviclion tjue Adilà des p<'in-
PiCL DELAT. OCUE. — C F 0 M W F I, I, 0 l V F. A N T IF CEUCIEIL DE CIliBI, ES 1"'.
tures absolument françaises et peut-éfre celles (|ui transmeilront plus fard le
plus puissamment le cachet d'une raci\ d'un temps el d'une société déterminée.
Les côtés fortement prosaïques du lalenl d'Ingres l'ont ici servi à merveille.
Avec une sincérité de primitif, une palience de graveur, il s'attachait à rendre
le caractère, dont il avait la plus iulens(! perception, et il ne craignait point
d'exagérer ces côtés caractérisli(pu_'s, de les pousser jus(ju'à la caricature, ainsi
qu'il recommandait lui-nu''nie à ses élèves de h' faire : " Liablisse/. bien la
vai'iéb'' et l'opposition des lignes; c'est le seul moyen de saisir la lournui-e.
Insistez sur les traits dtmiiiiants du nKidrlc cxiu-iuH'/.-les fortement, pousse/.-les,
386 HlSTOlKh POPULAIRE DE LA PEINTURE.
s'il le faut jusqu'à la caricature, je dis caricature afin de mieux faire sentir
l'importance d'un principe si vrai. » Or ce qu'il recommandait ainsi par
système, il le pratiquait lui-même par instinct. La Thêtis du musée d'Aix, la
déformation caraclérisliqne du cou dans \'Ang('i///tie, la ligne extraordinaire-
,ment onduleusc d(' VOdai/sçiie couc/iée, maint exemple qui pourrait être donné
encore, monlrcnl à «lurl |)iiiul l'artiste tout en observant attentivement la
■nature, devenait pendant ce travail une sorte de visionnaire h froid, n'exagé-
'ranl pas moins certains traits dans son opiniâtreté que Delacroix dans sa fièvre.
Les portraits de M. Bochet, de M. et de M"" Rivière sont parmi les plus belles
œuvres du musée du Louvre, on s'en avisera bien quelque jour. 11 y règne dans
l'exécution un soin de miniaturiste, et même de miniaturiste persan ou cbinois,
si Ion vent, mais quelle tenue d'un bouta l'autre et comme l'extrême détail ne
fait jamais perdre de vue l'allure générale !
La couleur est, a-t-on dit, d'un miniaturiste oriental, et le mot qui termine
la notice de Tli. Silveslre : » M. Ingres est un Chinois égaré dans les rues d'Athè-
nes, » pour être ironique, n'est pas déjà un si mauvais éloge. Il est, dans la
Baigneuse du Lou\ re, dans les portraits cités, des trouvailles de couleur. Elle
est des plus rares la couleur d'Ingres; elle n'offre jamais rien de commun ou de
banal ; le chàle crème décoré de broderies multicolores de M"^ Rivière, ou encore
les coussins de velours bleu sur lesquels elle appuie un bras admirable de sou-
plesse et de finesse précise en même temps, font d'un tel portrait un objet d'art
d'une matière précieuse. Pendant longtemps la couleur d'Ingres a paru acide,
aigre, discordante ; et si le malentendu dure encore de lui dénier le nom de
coloriste^ c'est que l'on se contente longtemps de préjugés survivant à leur
propre cause. Vers le milieu de ce siècle, il était devenu de mode, ou |dutôt
de règle de peindre de la façon la plus sombre et la plus soutenue. L'œil s'était
désiuibitué, sur la foi des peintres, de la lumière éclatante et nette du plein
jour. (>r piir nn vice spécial, notre œil est beaucoup moins docile aux affir-
mations de la nature qu'à celles de la peinture; nous jugeons beaucoup pins
volontiers la nature à travers les tableaux, que les tableaux à travers la nature.
L'art s'étant absolument perdu de peindre et de modeler les objets en pleine
clarté, il est certiiin que les laldeaux d'Ingres, au milieu des tableaux bitumineux
et enfumés de l'école romantique, devaient produire l'eiTet acerbe et tranchant
d'un crépon japonais à côté d'un vieux laldeau de musée. On doit mettre à part
Delacroix, qui avait été aux pays du soleil et qui pouvait créer la clarté et la
fraîcheur par des movens plus subtils. .Mais il ne fallut pas moins d'une véri-
table révolution artistique pour nous ramener à la perception de la couleur
non pas seulement, comme on l'a dit, suivant la sensation des Japonais, mais
tout aussi bien suivant celle de nos propres primitifs. Aussi maintenant, tandis
qu'un tableau d'Ingres nous peut séduire précisément par les tons vils et tranchés
l'COLR l'IiANCMSi:. 387
do son enluminure, tel tableau (jui aurnil pu |iaiailie l'^-.ù vi liiiiiinciix à un
Salon veis JHiJÔ, semblerait dans une de nos cxposilions acliiellos, tout juste
un edct (io nuit ou de l'cnôlrcs tcrinées.
388 iiisT(iii;i: l'oi'ri.Aiiii-: de la peinture.
Nous ne sauiioii> lin|i luire iciiiai(|iii'i- (jne cet art de modeler en pleine
clailé. |)ar des gradations à |i(iiH' [)(M(c|ilil)les, aucunement contrastées, n'était
pas en fait une nouveauté, et l'on n aurait qu'à se reporter au début de cet
ouvrage pour constater (jue les poi'lraits d'Ingres se rapprochent directement
de la tradition des Clouel, par exemple.
lùiliii, |ioiii' achcM'r d\'lll('iiri'r ce déliât sur la couleur d'Ingres, il faut le
ramènera réleiindle (li\i-ioii et \raiseml)lal)lenient à l'éternel malentendu),
entre les colori.sles et les coloriei/r.s. Les premiei's partent du principe des
« valeurs » c'est-à-dire du plus ou moins de clarté contenue dans les dillerents
degrés d'un môme ton, puis des relations entre les quantités des dilTérents tons
d'un tableau. Les seconds ne liennenl coniide (pie de lu qualilé de ce ton. Les
uns |ieiiveiit donc arri\er à faii'e des tableaux « d'une belle couleur » rien
(piavec un camaïeu d'un luu neutre, à la condition d'observer supérieurement
les relations du plus foncé au plus clair; les autres peuvent faire un tableau
« d'un beau coloris » rien qu'en étalant sur leur toile des teintes plates et tran-
chées. L'administration du uuisée du Louvre, sans le vouloir, et uniquement
par nu mauvais goùl de piaeeun'ut a donné de cela la meilleure démonstration
en plaçant dans le salon (larré le petit Calvaire de .Mantegna entre deux portraits
de Hembrandt.
D'après ce qui précède, on comprendi'u (|ue les deux camps sont bien tran-
chés entre ceux qui colorent îx la façon de Hembrandt, et ceux qui colorient 'a la
façon de l'ra .Vngelico, de .Mantegna ou d'Ingres et comment l'enluminure d'Ingres
peut être dorénavant reconnue fort li(dle, bien qu'il ne soit pas un coloriste.
Quant au reste on peut prendre [larli pour l'un ou l'autre système, mais c'est
folie de croire (]ue des préférences sont des condamnations.
Analyser en détail l'onivre d'Ingres ne saurait être de mise ici. 11 ne nous
apprendrait rien de plus d'en mettre en lumière les beaux côtés après en avoir
reconnu certains côtés guindés ou uièuie si Ton vent ridicules; de disséquer, par
exemple la Jeanne d'Arc, le Saint Pierre, ou VApolhôose (PHonière, qui contient
de si belles parties et (pii est si volontaire de conception, après avoir admiré
comme il convient la Chapille S/xti/ic, ou les portraits ci-dessus mentionnés.
Ce (pii vaudrait mieux, pour achever de faire comprendre Ingres, ce serait
démener le lecteur dans ce petit mus('e de Montauban (jui contient les milliers
d'études dessinées et les matériaux même du travail du peintre, ses outils en
quelque sorte. On montrerait l'acharnée recherche de la forme dans d'admirables
dessins; les traits de caractère dansées réflexions enthousiastes ou furibondes
qui souvent zèbivnl et sabrent ces croquis; les investigations d'un esiirit sincère,
sans parti pris, tout au uniins au début, avec des dessins à la plume d'après
Walleau. des sortes de schémas rapides t[i'> l'èles galantes, et d'autres, non
moins cuiieux, où sous les grainles rolies de satin des Isabelles, la veste et les
381)
culoUcs (le Gilles
CCOLE FRANÇAISE.
, lng.es s'est évertue ù rechereher le nu de Walloau 1 VM. le
de po'^ii'ies, d-' cuuleurs et d a^iu a> ul.. i
390 IIISTOiriE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
l'anliquité dans les iiioulagfs d'après des figurines, les fragments de pots,
les épreuves de médailles., que le peintre gardait auprès de lui comme une
sorte de répertoire des lii)ertés permises, et qu'il crut souvent copier alors
qu'il en exagérait les indicalions par d'inconscientes audaces. Cette étude, que
nous projetons de faire longuement dans un travail spécial, nous no pouvons
qu'en in(li(|iHr ici linléiét. Ces seuls points de repère complètent déjà la
physionomie de cet homme qui eut le sort bizarre d'être tantôt sa propre dupe,
tantôt son propre émancipalenr, ainsi que la mauvaise fortune d'être méconnu
des audacieux et jusfiu'ici défendu par les esprits académiques qui au fond le
haïssaient.
On Irouvcra pcul-èlre que nous allons ctr(î un pou trop bref et trop froid à
l'égard de Delacroix (t 798-1867), après avoir complaisamment esquissé un Ingres
selon notre gré. Mais il y avait ])lus de nouveauté et d'utilité dans cette partie
de notre lâche, que dans une étude plus étendue sur Delacroix. Cette étude,
malgré la profonde admiration que tout esprit ardent et raffiné doit professer
à l'égard de ce maiire, demeurerait encore beaucoup trop concise et paraîtrait
beaucoup trop sèche auprès des nombreux panégyriques publiés. D'ailleurs il
n'est plus un point obscur dans cette carrière, plus un morceau contesté dans
cette œuvre, et Delacroix est bien le peintre moderne qui a été le plus
exploré. La récente publication de son Journal a achevé de faire connaître
le caractère de l'homme et les nerfs de l'artiste.
Les remarques (jue nous devions faire sur la situation respective des deux
rivaux, les rapprochements qui, tout (fabord se sont imposés, nous ont amené
déjà à caractériser quelque peu l'o'uvre de Delacroix, et nous aurons dès
maintenant des points de repère pour nous permettre d'achever l'esquisse de
la carrière et de déterminer l'influence. De même que du propre aveu des clas-
siques on pcul rccDniiaîIre en Ingres le romantique de la forme immobile et
du contour abstrait, de même il est possible que plus tard, (huis l'histoire de
l'art, Delacroix soit considéré comme le classique de la forme en mouvement.
Classique, Delacroix l'était, nous l'avons dit, par les goûts littéraires et musicaux,
et par la tournure même de son esprit. L'avoir représenté comme une sorte de
profanateur de la lorinc, comme rboinnif ([ui aurait alioli la notion du dessin,
ne sachant pas lui-même dessiner, n'est pas une erreur moins grave que celle
que l'on a commise à l'égard d'Ingres. Le dessin de Delacroix était excellent
en lui-même et pour ce qu'il voulait exprimer : le mouvement. C'est une
grande conquête ou plutôt une reprise; de droit dont l'art moderne est redevable
à Delacroix, et loin d'avoir été fatal à l'art de dessiner, on peut dire au con-
traiii' (]u'il a contriliué à l'éteiulre et à l'enrichir.
De même pour la couleur; le peintre a certainement réussi plus que tout
autre de son leuips à la sauver de l'insipidité, de la sécheresse où l'avaient
ECOLE FRANÇAISE.
301
égarée les imitateurs de David el les élèves d'Injircs, plus plais encore si cela était,
possible. Telle qu'il la conçut et la Iransi'oi'ma la couleur devint un nouveau
moyen d'expression, épousant étroitement le dessin Ju uKunenient. l'ar des
moyens en somme très simples et très légitimes, elle allait des harmonies les
plus tragiques ou les plus plaintives aux plus riches (>l aux plus sonores. .Mais
il ne semble pas que l'on doive considérer cet allranchissement de la couleur
392 IIISTOIIIE l'OPLLAlUli J»K I, A riiIMURE.
comme le résuKiil d'une snric de fièvre ou de délire, et le mot imbécile qui
montre Delacroix « barhouilhinl une toile avec un balai ivre » est aussi inexact
qu'il était insultant. La couleur de Itehnroix était très voulue, très raisonnée,
reposait sur un emploi judicieux des « complémentaires» et la science la plus
rigoureuse.est venue depuis coiitirmer de point en point ce qui était considéré
comme une pure e\travai;ance.
On voit que le lôle de Delacroix était à un double litre des plus importants,
puisqu'il mettait un langage plastique tout nouveau au service des nouvelles
modes adoptées par les immuables passions. L'âme moderne, si elle se dirige
exactement ])ar les mêmes impulsions que celle des hommes de tous les temps
est cependant plus inquiète, plus tourmentée et plus fiévreuse dans ses mani-
festations; c'est celte fièvre et cette inquiétude que ressentit l'artiste et qu'il
exprima avec son dessin comme frémissant et sa couleur qui, changeant avec
chaque sujet, en est comme la vie même.
L'homme d'ailleurs explique l'œuvre et il n'y a pas entre l'un et l'autre de ces
contradictions qui ont pu nous surprendre chez certains peintres. Voici le por-
trait,cette fois exquis et juste et complet qu'a tracé de lui Th. Silvestre si cruel à
l'égard d'Ingres : « Delacroix est un caractère violent, sulfureux, mais plein
d'empire sur lui-même; il se tient en prison dans son éducation d'homme du
monde, qui est parfaite. Husé, attentif quand on lui parle, il est prompt, aiguisé,
prudent dans ses répliques. Comme il connaîlà fond l'escrime de la vie, il enferre
proprement son homme sans avancer d'une ligne. Né au cœur de la diplomatie,
bercé sur les genoux de ïalleyrand qui futle successeur de son père au ministère
des affaires étrangères, il remplirait à la Hubens la plus brillante ambassade ; il
ne pourrait sans doute déployer le faste, l'ampleur du Flamand; mais quel goût,
quelle finesse il monirerait! Son maintien est élégant et supérieurement aisé :
gestes sobres, fort expressifs et une langue d'or. II a l'habileté et les manières
caressantes, les insinuations, les grâces et les caprices de la femme. Ses petits
yeux vifs, clignotants, enfoncés sous l'arcade de ses sourcils noirs et rudes;
l'abondance magnifitpie de sa chevelure, me rappellent les plus vibrants por-
traits à IVau-forle que HembrandI nous ait laissés de lui-même. Son humeur
est spirituelle et sarcastique |)lutôt qu'enjouée. Il a le sourire profond et mé-
lancolique. La coupe carrée de ses mâchoires inégales et proéminentes, la mo-
bilité de ses narines largement ouvertes et frémissantes, expriment à outrance
l'ardeur de ses passions et de sa volonté. Parfois ses airs de tète sont d'une
fierté et d'un cynisme souverains. Son fi-out carré s'avance en bosses intelli-
gentes. Sa bouche d'un dessin redoutable, tendue comme un arc, lance des
llèches acérées sur ses contradicteurs et porte des jugements exquis. 11 n'est
pas beau, dans les conditions bourgeoises, et sa jihysionomie rayonne. Toutes
ses ligures ont quelque chose de lui, l'air pensif et soutirant; mais il donne i
ÉCOLE FrtAXCAlSE.
393
l'homme énonnémont de muscles par amour pour la foi'ce et raclivifô. Ses
femmes surtout lui resseuibleut par la nolilesse, l'élégance dos al li Indes,
DF.CAMPS. — LE CIIE\n.,
l'ardeur du tempérament et la l'alalf li('aut(' de l'expression... Il parle a\ec
mesure, mais à ses attitudes inipalicnlfs on voit (piil nd'réne son impélno-
sité. 11 étonne par faut de fougue mêlée à tant de sang-froid, et par eette surex-
citation de l'esprit ([ni [lélille toujours en lui comme la tlauune. »
394 HISTOIRE POPULAIRE DE L.\ PEINTURE.
Si nous avons tenu ù oilcr le ])assa}ïc le plus vivant de celle belle étude
d'homme, c'est (|u"elle tait mieux cnuipicnilrc (]ue toutes les analyses techniques
la part d'instinct et la part de réllexion qui entre dans les œuvres de Dela-
croix. Au sur])lus, pour nous en apprendre plus long que ne feraient la syn-
thèse que nous venons de tenter el dont le portrait de Silvestre est le principal
et décisif élément, il nous faudrait disposer de beaucoup de place el nous
livrer à nu minutieux épluchage de ses propos et de ses écrits; car, pour le
résumé de sa biograjdiie, il ne nous offre guère que les étapes d'une œuvre,
el l'on ne saurait imaginer de carrière plus unie, plus renfermée et plus exclu-
sivement absorbée par le travail. ^
Delacroix reprenait la peinture à peu près où l'avait laissée Géricault, en y
ajoutant dès les premières œuvres, quelque chose de plus nerveux et de plus
suhlil. De sept ans plus âgé que son camarade à l'atelier de Guérin, il ne
débutait qu'en 1822 (c'est-à-dire au moment où Géricault avait produit toutes
ses grandes œuvres) avec Dante el Virr/ile. L'on a trop souvent vu ce tableau
au Louvre pour qu'il ne soit pas banal de le décrire; on peut le caractériser
en disant que c'est du Rubens tragique. Gros, qui avait encouragé ce retentissant
début et qui n'était point encore désespéré d'avoir engendré une telle race de
l)eintres, avait dil : <( du Rubens châtié ».
Les Massacres de Scio, exposés deux ans après (en même temps que le
Vœu de Louis XIII par Ingres), demeureront peut-être l'œuvre la plus parfaite
de Delacroix, l'expression la plus complète de ses aspirations douloureuses. Ce
n'était pas encore, en effet, une u uvre de combat, bien qu'elle eût commencé à
déchaîner toutes les fureurs, et ley rires outrageants, et qu'à partir de ce moment
jusqu'à la lin de sa vie, Delacroix, suivant son propre mot, eût été « livré aux
bêtes ». Il n'y avait point dans les Massacres de Scio la plus légère de ces exa-
gérations de personnalité auxquelles est forcément amené un artiste très en vue
et très discuté. Ces enlacements de blessés et de mourants, ces révoltes vaines
et ces férocités, ces chevauchées sanglantes et fumantes, cette femme atlachée
à la ([ueue d'un cheval et qui se tord, cette autre, si morte, et qui garde dans
la mort tant de désespoir, tout cela était rémanation directe de l'âme de l'artiste.
La sombre couleur de Daiile et Virgile^ à une observation attentive, se révèle
encore soumise à de certaines timidités. La couleur brûlante et stridente des
Massacres de Scio élait déiinitivemrnt alfranchie, etDelaci'oix ne d('\ ait jamais,
couleur et dessin, produire quelque chose de plus complet.
Au Salon de 1827 figu l'aient en même temps le Sardanapale et le Christ au
jardin des Oliviers (église Saint-Paul) de Delacroix, el VAjiothéose d'Homère.
C'était bien une lutte ouverte, et il apparaît qu'on prit plus de plai-
sir à compter les cou]is qu'à liien regarder la ]KMiilure. Le Sardanapale^ qui ne
fut jamais apprécié en France à sa juste valeur, était une admiralde symphonie
ÉCOLE irtANr.MSE.
39.J
fie chair et de flammos. Noire négligence cm iind'c Irsmerie a fini par nous
faire perdre ce lableau qui s'en est allé dans je ne sais quelles Amériques.
La Liberté guidant le Peuple, fougueuse et éloquente peiulure inspirée par la
révolution de 1830, et la seule où (sauf quelques portraits) Delacroix ait retracé
les types elles costumes français de son teuqis, fut e\|iosée au Salon de 1831.
A ce Salon tigarait aussi l'admirable Massacre de lévèque de Livye. La mémo
aniKM», il parlait pour le .Maroc, et l'on peul apprécier dans tout le reste
390 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
de son onivro, l'influence que ce voyage fuira exercée sur sa couleur.
A partir de ce moment l'œuvre devient tellement vaste et touH'ue que l'on
ne peut ici en donner qu'un aper(;u. Non seulement Delacroix avait le travail
impétueux, et sa main emportée par une grande ardeur de travail secondait
rapidement son imagination infiniment riclie et mobile, mais encore il y avait
eu lui une toule particulière volonté de produire. Il se préoccupait fort de la
destinée des (luivres, si fragiles, si sujettes aux accidentelles destructions, ou
aux ravages du temps, qu'il redoutait malgré le soin qu'il apportait à la qualité
des matières; et il pensait que plus nombreuse l'artiste laissait son œuvre, plus
il s'assurait de chances de survivre.
Voici une sommaire énumération des principaux travaux (pii occupèrent sa
vie, uni' vie bien remplie et délicate, dont les seules et rares distraclioiis étaient
qufbjues sorties dans une société choisie et raffinée, ou un repos de quelques
jours dans une maison de campagne à Champrosay, parmi les fleurs dont il
rafiolait. La IhilalUe de JSuncy (musée ilc Nancy), les Femmes d'Alger (Louvre),
le Prisonnier de Chillon, Saint Sébastien, les Peintures du Salon du roi (Chambre
di's députési, la Bataille de Taillebourij (musée de Versailles), Médée (Lille),
lia miel et les fossoyeurs, la Justice de Trajan (musée de Rouen), les Croisés à
Constunlinople (Louvre), le JSaufrarje de Don Juan (id.). Noce Juive au Maroc (id.),
les Dernières paroles de Marc-Aurèle (musée de Lyon), les lithographies pour il-
lustrer Hamlet, Faust, Macbeth; la Sibylle, Muley Abd-er-Ralunan (musée de
Toulouse), la décoration de la Bibliothèque du Luxembourg, les Adieux de Roméo
et Jidielte, le Christ en croix. Exercices militaires dans le Maroc, la décoration de
la Bibliothèque des députés, le Christ au Tombeau, la Mort de Valentin, le Pla-
fond de la galerie d'Apollon (Louvre), Comédiens arabes (musée de Tours), la
Résurrection de Lazare, les Disciples dEmmuïis ; les décorations du Salon de la
Paix ancien hôtel de ville, (détruites en 1871), Jésus endormi pendant la tempête,
Weisslingen; les grandes pages de la chapelle des saints .\nges à Saint-Sulpice :
Héliodore citasse du Temple, Lutte de Jacob avec l'ange. Saint Michel terrassant le
démon: les Deux Foscari, Pietn (église Saint-Denis du Saint-Sacrement), etc.
.Mais que d'œuvres on pourrait encore citer outre ces morceaux les plus im-
portants; de petites toiles admirables comme Mirabeau. Lady Ma^:belh, Ovide
chez les Scythes, les Pirates africains, tics études de lions, des tableaux de fleurs,
des paysages; et nous n'aurions pas encore énuméré la moitié (b: ronivre de ce
maître. H faudrait aussi parler des aquarelles, des pastels, des lithograjiliies,
des dessins nombreux, parfaitement beaux en eux-mêmes et (jui viendraient
apporter la ])reuve que Delacroix n'était pas un improvisateur, mais au contraire
lartisle le plus consciencieux et le plus scrupuleux.
.Nous ne pouv(uis non plus cnlii r dans l'analyse détaillée même des plus
belles œuvres (b: la lisle (pii pn rrdr, telles (jue les Croisés, la Bataille de l'aille-
£COLI': FliANÇAISK.
S'j-;
bourg, le Plafond d'AjxtIloii, ou les l'icsiiucs de Saiiil-Siilpioo. Une telle analyse
est bien superflue quand il s'agit dunivres qu'il vaut mieux sentir que dissé-
quer, et qu'au reste loul le iikuuIc |ii'iil cl dnit ('hidicr pur soi-uit'-me. Tdutiî-
fois nous tiendrons à appeler ralliMilidii sur ce poinl : le plaHuid <r.\p((lion
et la chapelle de Saint-Sulpice. sont à peu près les seules grandes et belles
pages de décoration que nous devrons à toute cette partie du siècle.
De toute la peinture, en ellét, qui aura été appliquée sur les murs ou j)lal"onds
LA JEL.NE COLKTISANE.
de nos édifices avec une elTroyable ineonlinenc(\ condiien en elle! émergent de
vraiment belles œuvres et qui méritent exactement le nom de peintures déco-
ratives? David ne semble même pas avoir eu l'idée d'une œuvre de décoration,
et l'eùt-il eue, il est vraisemblable <[ue son ellort eût enfanté quelque ])agc
froide et guindée. Gros aurait pu, de toute l'école, produire peut-être les plus
magnifiques décorations, s'il eût puisé à la même source d'inspiration qui nous
valut Eylau et Jdjfa. .Mais les peintures du Panthéon et celles du musée du
Louvre ne sont pas du véritable (ii'os, et dcmcurcnl. malgré leurs dimcuNions,
des peintures insigniiianles et secomiaires. Huant à (iéricaull, l'occasion cl la
vie lui manquèrent. Ingres, de son cùlé a com|iIèlement éclHun'- dans l'oidrc
décoratif: le commencement des décorations pour Itampicrrc X Age d'or, et
VApolliûose d'Iloinère, ne sont ([uc de:? lablcaux apnlioués à la muraille ou au
39S HISTOIRE POPULAIRE DE LA l'ELMLRE.
plafond. En dehors de cela que voyous nous ? Des anecdoles ridiculement agran-
dies, des allégories surannées, ou d'insipides banalités dans la tradition acadé-
mique ; on se rend parfailenienl coniplo maintenant que l'Hémicycle de l'École
des beaux-arts par Paul Delaroche, les théories languissantes de Flandrin à
Saint-Germain-des-Prés, ouïes innombrables tableaux plaqués, ne contribueront
en rien à la gloire artistique de ce siècle. Peut-être y aurait-il lieu de se mon-
trer un peu moins rigoureux à l'égard des élégantes et frêles décorations de
Baudry pour le foyer de l'Opéra. En dehors de cela quelles pages s'imposent
étant réservées, bien entendu telles ou telles œuvres de nos propres contem-
porains? Pas d'auii'cs que les grandes décorations de Delacroix au Louvre, à
Saint-Sulpice, et aux palais législatifs.
Onehiuc grandiose et baigné de magique lumière que soit le plafond
d'Apollon, il imus semble que les deux fresques de Saint-Sulpice, Jacob et HH'w-
dore, sont les plus belles décorations de Delacroix. La couleur, qui demeure
toujours l'harmonie de l'àme de l'artiste, mais qui se trouve ici heureusement
renouvelée par le procédé, par les conditions même de l'emplacement, n'est
pas moins saisissante et inimitable que le dessin superbement amplifié et impé-
tueux, dessin des corps et des draperies, dessin des arbres qui se déploient en
opulentes arabesques.
Si nous nous sommes peu étendu en biographie et en descriptions, du moins
pensons-nous avoir indiqué en quels points Delacroix fut un grand novateur, et
un rénovateur aussi. Avoir conquis pour le dessin le droit de poursuivre le
iiKuivcment le plus passionné, pour la couleur les ressources propres à
rendre les mille nuances de nos agitations, depuis les triomphes jusqu'aux mé-
lancolies et aux désespoirs; avoir renouvelé la décoration, fait revivre en des
visions surprenantes la fable et l'histoire, et montré ainsi à tout artiste
doué d'imagination et de nerfs le riche fdon qu'il y avait toujours à exploiter
en se confessant soi-même sur des sujets de tout temps, enfin nous avoir
laissé la plus riche féerie de lumière et de couleurs, le plus varié spectacle de
fêtes et de tueries, de supplices et d'apothéoses, que l'on pût attendre de la
palette et du cerveau d'une sorte de Hubens névropathe; n'est-ce pas là un
des premiers l'cMes de ce siècb'. et, de toute façon la place ne demeurera-l-dle
pas des plus belles, même lorsque les âges suivants auront éliminé ce qu'il peut
y avoir de littéraire, et par suite de factice, dans l'œuvre de ce très grand
j)eintre?
Nous venons de parler longuement d'Ingres et de Delacroix et de leur temps,
et nous n'avons guère trouvé d'occasions de rattacher à ces artistes quelques
noms filiaux ou fraternels. C'est (jue l'école d'Ingres fut détestable, et que
Delacroix n'eut |)as d'école. Tous deux demeurent des isolés, et ils dominent
d'une grande hauleur tous ceux (]ui par goût, par tenipèrainenl. par inléièt, se
ECOLE FRANCAlsr:.
3î)9
groupèrent autour d'eux, ou qui, par de sim[)l('s analogies, poui-raicnt être
rapprochés de l'un ou de l'autre.
C'est Delacroix lui-même (pii nous en donni' l'excellente raison en ces termes
profonds: a Le \rai est si voisin de la grimace du \ rai, qu'il n'est pas surprenant
qu'on les confonde très souvent. C'est ce qui a fait la perte et la cnid'usion de
l'école soi-disant romantique. Ce mot d'école ne signilie rien, le \rai dans les
IIlPPOrYTE FLANnniN. — LA NATIVITÉ (rnF.SQllF I> E S A I N T-G EB M A I \-D ES-P R É s).
arts est relatif à la personne seule qui écrit, peint ou compose dan> (|uelqno
genre (jue ce soit. Le vrai que je dégagerai dans la nature n'est pas celui (jiii
frappera tel autre peintre, mon élè\e ou non. l'ar consé(|uent on ne peut
transmettre le sentiment du beau et du vrai, et l'expression faire école n'a point
de sens. » 11 n'en faut pas plus pour e\pli([ner |)our{[noi élèves dlngres et imi-
tateurs de Delacroix n'ont presque l'ien laissé ([ui vaill<'.
Un peintre d'anecdotes dont la répulalidu fui gi-ainle, et l'onivredes plus mé-
diocres, Paul Delaroclie (1 797-1 8.-j(;) inventa et dirigea IV-cole de réclertisme.
Le but d'une telle école aurait été de réunir la vcM-ité d'évocation de (îros, de
Géricault, de Delacroix, à la soi-disant noblesse de l'école classi(ine. 11 n'est
400
HISTOIRE POPULAIRR DR LA PEINTURE.
résulté que des œuvres hybrides de cette tentative. Naguère le baron Gérard
s'était prêté à des coniprdmis de ce genre, et s'était pour cela fait maudire
par David. Ce soi-disant éclectisme, d'ailleurs, n'était au fond qu'un déguise-
ment hypocrite de l'académisme. Delaroche n'eut en aucun sens un mérite
d'invention. Gros, avec son tableau de François I" et C/iarles-Quiiit, lui a
fourni l'idée des anurdutes agrandies; la décoration de l'hémicycle de l'Ecole
TASSA tnT.
L AVEUGLE 11 E BAGNOLET.
des boaux-arts est une plate variation sur YApnihéoxe (PHomvre. ^}wA\\i au
reste, histoire, portraits, etc.. ne monhenl en Melaroche qu'un peintre sec et
sans harmonie, qui, lui, ne fit que trop école, et qui, suscita dans toute l'Eu-
rope une légion de détestables imitateurs.
lli]ipolyte Klan(h-in il 809-1 8Gi) laisse une œuvre anémique et fade qui suit à
une très longue dislance celle d'Ingres. Ses portraits, aigres ou plats, ses
décorations oirrent plus de liniidilé et de ])aii\relé (pu; de slvle.
Nous ne croyons jias dcMiir parler d'Ary Schelï'er qui est Ihillandais de
naissance, allemand d'origine et d'inspiration, ni de Lcopold Hoberl, un Suisse
qui passa jadis pour un grand novateur' et (pu, même avec ses célèbres tableaux
de moissonneurs italiens, nous paraît aujonrd'iiui un peintre médiocre. Ce sont
des célébrités péi-init'es; du premier nous parlerons dans un autre volume;
de l'autre nous ne dirons rien de j)lns.
ECOLE FUANCAiSE.
401
L'Ilnlie de Sclinotz (1786-1870) ne vaut gurro mieux (juo relie de LéopoM
Hubert devenue si insi<niifiante, et ses irrands (ai)leau\ d'iiisloirc ne sont pas
DI4Z. — LES BOIIÉMIEVS.
sensiblement supérieurs h ccuv de l'aul lUdaroche. Léon Coignet (1794-1880)
fut un jour le concurrent de Delacroix à l'Acadéiuic et le l)allil. 11 a eu son heure
de célébrité comme portraitiste et peiiilre ilc gcuif iiist()ri(jue. Il est mort très
âgé, a formé beaucoup d'élèves qui ont remporté beaucuup de médailles. Dans
26
402 IIISTOIRK POITLAIRE DE lA PEINTURE.
l'œuvre du peintre Heim (1 787-1 80.">j laissant de côté quantité de compositions
d'école, on peut du moins retenir deux intéressants tableaux de portraits, la
Dislribuiloii des récompeiues et Ihio lerUire à la Comédie-Française.
Si nous passons maintenant aii\ peintres que l'on pourrait plus aisément
rallacliei' à Delacroix et au lomantisme nous trouverions d'abord sur les
conliiis de l'une et l'autre école Théodore Chassériau (1819-1836), qui rêva
d'allier le dessin d'Ingres et la couleur de Delacroix. Quoi qu'on puisse penser
de ce rêve, Théodore Chassériau ne saurait être traité avec dédain ; ce fut
une belle et originale nature de peintre, fougueuse, chaleureuse et distinguée;
sa mort prématurée fut des plus regrettables. La Suzanne, le Tejndarium,
(musée du Louvre), ce qui reste de la décoration de la Cour des comptes, etc.,
sont de très belles peintures. Bien que la carrière de ce peintre ait été brève et
son œuvre restreinte, elle est importante par elle-même et pour l'influence
(lu'elle a exercée sur divers artistes de ce temps-ci et non de moins ori-
ginaux.
Decamps (1803-1860) est certainement un des meilleurs peintres romantiques
proprement dits. Romantique, il l'est nettement dans ses compositions telles que
la Bataille des Ciinôres, et dans ses scènes bibliques. 11 est un des premiers
qui aient peint l'Orient, non à la façon éblouissante de Delacroix, mais un
Orient familier, gras, bon enfant, légèrement caricatural (la Sortie de Fécole
turque, etc.). Enfin un des premiers aussi il restaura le culte des maîtres hol-
landais, et sous leur influence il produisit des paysages, des animaux, des
scènes de genre, des intérieurs, des cours de fermes, d'une réelle saveur pic-
turale. Il faut être reconnaissant à Decamps d'avoir été un des précurseurs de
la remise en honneur des plaisantes et ingénieuses cuisines que n'avait pas
remplacé avantageusement le brouet de Léonidas.
D'autres beaux peintres romantiques furent Devéria (1805-1863) avec la
Naissance de Henri IV; Jean Gigoux qui est né en 1806, qui vit et peint encore,
et qui laissera une onivre curieuse et variée ; Eugène Lanii (1800-1891) et
K. Isabey (180i-1886j qui furent épris des scènes chatoyantes et tumultueuses,
des belles confusions de costumes rutilants. Tassaert (1800-1874) eut au
contraire le romantisme sentimental et pleurard; il gala par l'absence
de sincérité de remanjuables dons de peintre, et après avoir été tour à
tour trop dédaigné et trop célèbre, il aui-a, semble-t-il quelque peine ;\
vaincre l'oubli. l'otcrlet (1802-1833) (pii a peu produit fut confident artis-
tique et ami de Delacroix.
Robert Fleury (1797-1890) apporta, plus de chaleur et d'éloquence que
Delaroche dans les évocations historicpies. Il doit d'ailleurs être considéré
comme un électique plus encore que comme un romantique.
Louis Boulanger (1806-1807) peintre d'iiistoirc fougueux et coloré, et
tCOLE FRANÇAISE. /iO:i
Camille Roqueplan (1800-1855) IniitùL paysagiste, tantôt peintre de genre, sont
des romantiques purs.
Il faudra encore noter parmi les peintres de la même époque, Steinlieil (pii,
après s'être livré à la peinture, s'adonna plus spécialement à l'illustrulion (!t
lit de très beaux cartons de vitraux; Alfred de Dreux (1810-1800), Jadin (18Uo-
1882) deux peintres de chevaux, qui ont quelques affinités avec Decamps; puis
le peintre du Saiiil Jérôme et de la Courtisane du Louvre, le coj)iste du JiKjemeiil
dernier de Michel-Ange, Sigalon (1788-1837); Jeanron (1819-1877), etc., fie.
Ou pourrait considérer comme des romantiques de la dernière heure Diaz
(1808-1870), Henri Anatole de Beaulieu (l80!J-IS8i) et Monticelli (182i-IS8G).
Le premier, qui joua aussi un rôle brillant dans l'école de paysagistes dont
nous parlons plus loin, est romantique dans ses compositions plus éclatantes
de couleur que solides de dessin [les Bohémiens, la Fée aux perles, etc.); (pianl
aux deux auties ils le sont presque au paroxysme. Beaulieu, élève de DelacroiK,
brilla par une imagination étrange et une couleur éclatante. Dans son livre :
Amoureux d'art, M. Jean Dolent, son exécuteur testamentaire l'a portraituré
d'une façon attrayante et délicate. Pour Monticelli, après avoir été profondé-
ment ignoré de son vivant, il est récemment devenu fort à la mode, avec ses
vibrantes « palettes » où des mouchetures de couleur jetées comme au hasard
laissent apparaître des princesses en grand équipage, des réunions galantes
entrevues dans des parcs indéterminés.
Enfin l'art romanticpie laisse des (euvres nombreuses, durables et significa-
tives, dans l'estampe et l'illustration que notre programme ne nous permet pas
d'étudier. Les Tony Johannot. les Achille Dévéria, les Nanfeuil, bien d'autres
encore ont produit un ensemble considérable de vignettes, gravures, lithogra-
phies, etc., que l'on a déjà cataloguées, que des collectionneurs passionnés ont
recueillies, et qui seront en leur genre aussi curieuses dans l'histoire de l'art
de ce siècle que les charmants caprices des Eisen, des Moreau le Jeune, et
autres petits dessinateurs du siècle dernier.
On dira que ce classement est bien vague et bien contestable. Comme tous
les classements pourrions-nous répondre, nous inspirant des lignes de
Delacroix que nous citions à l'instant. D'ailleurs, à quoi bon un classement
rigoureux, une chronologie minutieuse, de longues listes de noms, puisque de
la longue et bruyante lutte des classiques et des romantiques, il ne reste qiie
quelques personnalités isolées, qui seules nous importent? Stérile cette lutte
le fut comme la plupart des luîtes lh(M)ii(|ues. VXle se termina d'elle seule, et
c'est sur ses ruines que de nouvelles in(lé[)endances et de iu)uvelles façons
d'exprimer allaient engager l'éternel combat contre la sottise et la routine.
CHAPITRE XIV
Les mniires d'Iiier. — Le grand mouvement de retour à la nature. — Les paysagistes de 1830. —
Tli. Itousseau. — Corot. — Millet. — Daumicr. — Les réalistes : Courbet. — Les hésitants
ISauilry. — Edouard Manel et son influence. — Conclusion.
A trois cents ans de distance, il semble que tonte l'histoire artistique d"un
siècle se résume suttisamment en cinq ou six grands noms. A deux cents ans,
il n'en faut déjà pas moins d'une vingtaine. Lorsqu'on entreprend de dresser
une liste sommaire des artistes de son propre siècle, on a la crainte d "être très
incomplet en en retenant seulement une centaine, et si l'on en garde un nombre
beaucoup plus restreint, il faut se résigner d'avance à toutes sortesde réclamations
et d'accusations d'ignorance ou d'oubli.
C'est que l'on est encore en plein dans la vie, car les morts sont beaucoup
trop réconles pour (|Li'on puisse bien mctlre à leur plan des gens qui étaient
encore hier de ce monde et qui y teiuiient beaucoup de place. Quant aux contem-
porains, au sens absolu, à ceux que nous coudoyons, connaissons et compli-
mentons (lès qu'une œuvre sort de leur atelier, on ne saurait, à moins de
mécontenter beaucoup- de gens, en proclamer grands artistes moins de deux ou
trois cents. Le va-et-vient de la vie fait perdre la saine perception des vrais
mérites, et si l'on gardi^ pour un très |)elit nombre, un de ces nombres qui se
comj)lent sur les doigts, ses vives admirations, l'on est certain de se trouver en
désaccord non seulement avec la foule, qui est docile, mais avec le gros de
personnages éclairés, criti(iues, amateurs, marcliaiuls, qui indiquent à cette
bonne foule ce qu'elle doit trouver beau et ce dont elle doit bien rire.
Aussi les histoires ont-elles, en général, la prudence de s'arrêter à un bon
demi-siècle en deçà de leur publication. C'est un moyen de trancher la difiicullé.
Un autre système, qui a des avantages (surtout pour l'écrivain et pour ceux qu'il
ctudiej, consiste à n'étudier au contraire que les contemporains et à parler
Ecole française.
403
longuement de chacun, à irdiiicllrc auciiii li-ait de son caraclrre, aucune
particularité de sa manière de travailler et de vivre, aucun poil de sa barbe.
L'avenir trouvera là dedans d'utiles matériaux et n'en gardera que ce qu'il voudra.
S'il avait été pratiqué dans le passé, ce système aurait tiré les historiens de
bien des diflicultés, bien qu'il soit d'expérience que beaucoup des vieux maîtres
qui excitent toute notre curiosité et con(piièri'nt toute notre admiration,
vécurent inconnus ou dédaignés de leurs cdnleiiipdiains et nous apparaissent
comme des énigmes.
Ces remarques n'ont d'autre but que de l'aire comprendre qu'il est impos-
PACI, HUET.
I, IXOMIATION.
sible de donner un résumé exact, incontesté, de son propre demi-siècle. On peut,
par des procédés instantanés, garder l'image des flots qui s'agitent, se brisent,
s'entre-choquent; mais il n'y a pas de bons appaicils pour faire un instantané
général de milliers d'œuvres qui étaient déjà vouées à l'oubli et à la destruction
alors qu'on les discutait ou qu'on les admirait encore.
Le seul bon parti à prendre, pour terminer un travail comme celui que nous
avons mené jusqu'ici, serait de ne garder (|ue les artistes qui, après le gouver-
nement absolu de David, puis après la lutte entre classicjues et romantiques,
ouvrirent une troisième phase et apportèrent un huigage renouvelé et des émo-
tions retrouvées; nous osons à peine dire un langage inédit et des émotions
40(5 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
nouvclk's, caries grands iiiiunii leurs se réclament toujours de quelque grande
oL belle Iradilion.
En nous en tenant à cette synthèse rigoureuse, il apparaîtrait tout juste
une demi-douzaine d'artistes, de penseurs ou de poètes, qui, dans le temps
(jui a précédé le noire propre, auraient fait de A'critables conquèlcs et exercé
une iriduencc donl il y ail lii.'U de tenir com])te. Ce seraient : Théodore Rous-
seau (|ui inaugura véritablement le paysage moderne, en ajoutant au sentiment
et au\ moyens d'expression des maîtres hollandais, le produit d'investigations
personnelles d'une variété infinie. Corot qui dégagea delà nature une poésie
spéciale, tout à fail rare, cl qui, au poinL de vue de la pure technique, appela
l'attenlion des peintres sur deux points des plus importants, et la plupart du
temps méconnus avanl lui : les valeurs, et f enveloppe . Courbet, qui donna le
signal (les justes revendications de la vérité vraie, que les classiques comme
les romanliques avaient complèlement perdue de vue. Daumier, qui futunréaliste
aussi, mais un observateur et non un copiste, un inventeur de réalités et non un
pholographe, un très grand peintre que l'on commence à peine à connaître.
Millet, qui profita dans une certaine mesure des instinctives méthodes de dessin
de Daumier, et fut le philosophe de la campagne comme Corot en fui le
poète. Enfin Alanet qui, malgré les rires, fit profiter toute l'école contemporaine
de ses conquêtes de tonalités claires et de larges simplifications. Tels sont
les véritables maîtres dont il y a lieu de se préoccuper avant tous les autres.
Cependant, borner à ces seuls noms notre résumé aurait l'inconvénient de
laisser échapper quelques natures exquises et quelques talents originaux. Nous
n'aurons garde de les omettre. Ils sont au reste plus rares qu'on ne pense.
Fatigue des luttes ambitieuses, épuisé par les grands efforts souvent stériles,
il vint un moment où l'art se mit au vert. On admet sans peine que de véritables
artistes pussent ressentir une antipathie profonde pour l'école de David et
d'Ingres, et en même temps n'éprouver aucune sympathie pour les exagérations
théâtrales, les oppositions heurtées et factices de ceux qui se paraient de
l'éliquette de romanlicpies.
Géricault avait l'ait connaître cl aimer aux jeunes artistes les maîtres del'école
anglaise, tels que Gainsborough, Old Cronie et Constable et de leurs œuvres brus-
quemment révélées dut s'exhaler pour les chercheurs de neuf un parfum de fraîche
nature aussi réconfortant ({u'un coup de brise des bois succédant à une odeur
de renfermé. Cette stimulante et nostalgique senteur engagea quelques jeunes
gens, bien peu, à sortir des ateliers sombres et calfeutrés, — vous n'avez qu'à
vous reporter, au Louvre, au petit lal)leau de Cochereau .représentant l'atelier
lypicjue de David, — et à s'éloigner de Paris jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé
d'assez beaux arbres, des plaines assez vastes et un ciel assez pur et assez
changeant. 11 n'y avait ()as grand ciicmiii à faire, car on trouvait tout cela aux
ÉCOLE FRANÇAISE.
Ai)l
environs de Paris même. A peu près sculsauparavanl, .Moreaii, MicIioIctBriiaiRlct
avaient entrevu des beautés si voisines et si accessibles. De Laberge (1 805-1 842).
avec une extrême minutie, mais un vif sentiment de la nature, avait animé de
figures familières des coins de villages, des fermes, des bords dt; rivière. Mais
on ne pouvait pas dire que ces arlisles eussent fait école et attiré la moindre
attention tant que des personnages aussi considérables ([ue les liéros grecs et
romains étaient en scène.
408 HISTOIRE POPULAIRI': DE LA PEINTURE.
A cette infliioncc des paysagistes anglais vint s'ajouter tout naturellement
celle (les maîtres hollantlais : il y a des fatalités de rencontres correspondant aux
fatalités do sympathie. Mais ces maîtres sont les seuls qu'il n'y ait pas de danger
h imiter, car la seule façon de le faire est de regarder la nature comme eux,
avec conscience et avec ingénuité. l'I lamlis (jue des peintres comme .\lligny,
.Michallon, Bertin poursuivaient leur fausse recherche du paysage de style,
des jeunes gens, des gamins de Paris iilulôt, se découvraient à Fontainebleau, à
(\leudon, dans la vallée de l'Oise, une âme hollandaise toute neuve. Ces hommes se
nommaient Paul Huet(1803-1869), Camille Flers(i808-1868), Cabat (1812-1893),
Théodore Rousseau (1812-1867). Les trois premiers, qui ont élé de véritables
précurseurs et qui produisirent de très belles œuvres que l'on recherchera plus
tard, sont à l'heure actuelle presque aussi inconnus que durent l'être Ruysdaël
et llobbema un demi-siècle après leur mort. Cela se comprend sans peine ;
le paysage a élé livré à toutes les médiocrités, et mille paysagistes ont con-
tribué à l'avilir. Mais l'œuvre de ces oubliés reprendra son rang un jour ou
l'autre.
Quant à Théodore Rousseau, s'il a vaincu l'oubli une fois mort, comme il
avait vaincu durant sa vie la routine, les moqueries du public, les hostilités du
jury académique qui lui ferma pendant douze ans les portes des Salons de
peinture, c'est qu'il fut de tous le plus intrépide et que son œuvre représente au
plus haut degré la volonté de dire neuf. On ne saurait, dans son ensemble,
apprécier cette œuvre en de meilleurs termes que l'a fait Fromentin dans les
Maîtres iCatilrcfois. « Il représente en sa belle et exemplaire carrière les efforts
de l'esprit français pour créer en France un nouvel art hollandais : je veux dire
un art aussi parfait tout en étant national, aussi précieux tout en étant plus
divers, aussi dogmatique tout en étant plus moderne.
» k sa date et par son rang dans l'histoire de notre école, Rousseau est un
homme intermédiaire et de transition entre la Hollande et les peintres avenir (il
est à noter que Fromentin écrivait ceci il y après de vingt ans). 11 dérive des
peintres hollandais et s'en écarte. 11 les admire et les oublie. Dans le passé, il leur
donne une main, de l'autre il provoque, il appelle à lui tout un courant d'ardeurs,
de bonnes volontés. Dans la nature il découvre mille choses inédites. Le réper-
toire de ses sensations est immense. Toutes les saisons, toutes les heures du jour,
du soir et de l'aube, toutes les intempéries, depuis le givre jusqu'aux chaleurs
caniculaires : toutes les altitudes, depuis les grèves jusqu'aux collines, depuis
les landes jusqu'au mont Blanc; les villages, les prés, les taillis, les futaies, la
terre nue et aussi toutes les frondaisons dont elle est couverte, il n'est rien qui
ne l'ait tenté. arièt(\ convaincu de son intérêt, persuadé de le peindre. On dirait
que les peintres hollandais n'ont fait que tourner autour d'eux-mêmes, quand
on les compare à l'ardent parcours de ce chercheur d'impressions nouvelles.
ItCOLF FRANÇAISE. 40!)
Tous ensemble, ils auraient fait leur carrière avec un abr(''gé des carions de
Rousseau. A ce point de vue il est absolument original et par cela nirme il est
bien de son temps. Une fois plongé dans cette étude du n'hilif, de l'acci-
dentel et du vrai, on va jusqu'au bout. Non pas seul, mais pour la plus grande
part, il contribua à créer une école ipie l'on pourrait appcli'i- l'école des
sensations.»
On ne saurait dire plus lin et plus juste, d après cela les analyses seraient des
410
HISTOIRE POPLLAiriE DE T.A PEINTURE.
redites, les énuméralions d'inutiles sécheresses (1). Ajoutons que Fromentin fait
une remarque dos plus saisissantes sur la direction dans laquelle engagèrent
notre école ces curiosités toujours inassouvies des jeunes paysagistes de 1830 :
« L'œil, dit-il, devint plus curieux et plus précieux : la sensibilité, sans être
plus vive, devint [)lus nerveuse, le dessin luuilla davantage, les observations se
COnOT. — l'iïSAGE bAKTOIS.
multiplièrent; la nature, étudiée de plus près, fourmilla do détails, d'incidents,
d'effets, de nuances; onlui doniandamille secrets qu'elle avaitgardés pour elle, ou
parce qu'on n'avait pas su, ou parce qu'on n'avait pas voulu l'interroger plus pro-
fondément sur tiuis ces points. Il fallait une langue pour exprimer cette multitude
de sensations nouvelles; et ce fui Rousseau (|ui, |tresi|uoà lui tout seul, inventa le
(1) Il est toulofois imporlanld'ajmilor quo Tliôodoro Rousseau est mal représenté au Louvre, où il
n'y a de lui que peu d'œuvres et pas uni' de \ri ilabli' iiiipoilance; que Corot est non moins mal par-
tagé, puisqu'il n'y a de lui (|ue di'ux paysaiies, beaux il est vrai, mais dans la même note et trois
polîtes éludes d'Ilalie mais |)ns une seule liL,MU-e; (]U(> Daubigny n'est pas vu plus à son avantage;
et qu'enfin on en peut dire iiiilaiit de i'irrs, de C.abal et do Paul lluet. Il sera également .très
curieux de noter qu'une des |]|us belles (dijeclioiis de nos paysagistes de 1830 est précisément à
la Haye celle d'un Hollandais, le peintre Mesdag, qui possède, entre autres, la Descente des vaches,
grande et salslssaiile [leinluie de Tliéudore Rousseau qui eut les honneurs du refus au Salon do 1833.
ÉCOLE FRAxXCAISR.
411
vocabulaire dont nous nous servons aujourd'hui. » Les Hollandais, premiers
cons.'illrrs de ces peintres de 1830 avaient donc été laissés en route? Oui, re-
prendrons-nous avec Fn,n,..ntin. car « <lès le premier jour luupulsiun donnée
par 1 école hollandaise et par lluNsdaél, lunpulsi„n directe s'arrêta court ou
412 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PELNTLRE.
dériva, et deux hommes surtout conlribuiTont à substituer l'étude exclusive de
la nature à l'étude des maîtres du Nord : Corot, sans nulle attache avec eux;
Housseau, avec un plus vif amour pour leurs œuvres, un souvenir plus exact
de leurs mélliodes, mais un impérieux désir de voir plus, de voir autrement,
et d'exprimer tout ce qui leur avait échappé. 11 résulta deux faits conséquents et
parallèles : des études plus subtiles, sinon mieux faites; des procédés plus
compliqués, sinon plus savants. »
L'explication que nous proposons, bien que plus simple, est peut-être plus
exacte que celle de Fromentin. Une école telle que l'école hollandaise, qui pro-
duisit plusieurs très grands artistes, mais les produisit en même temps (de
telle sorte que sa seule période significative, la seule dont il y ait lieu de tenir
compte, dura tout juste l'espace d'une vie d'homme), ne pouvait aller jusqu'au
bout de ses propres découvertes. Housseau et Corot reprenaient exactement les
recherches et la technique au point où les Hollandais l'avaient laissée et la
faisaient encore proliter des conquêtes que peut apporter la durée d'une exis-
tence humaine. L'impulsion, en réalité, ne s'arrêtait ni ne dérivait : elle avait
été donnée, c'était tout ce qu'il importait et tout ce qui suffisait.
Corot, dit le critique, n'avait aucune attache avec ces maîtres. Il en avait
même de tout opposées, et ce n'est que par un long et patienteffort que sa nature
délicieuse avait fini par prendre le pas sur son éducation. Né en 1790, il
n'avait commencé l'étude de la peinture que relativement tard, vers 1820;
avant cette époque il n'avait pu venir à bout des résistances paternelles et il
n'avait donné d'autres gages que les instinctifs essais d'un garçon plein de
bonne volonté et d'ignorance. Une fois libre, il avait fait la connaissance de
Michailon, puis était entré chez Bertin ; Corot semblait donc destiné à devenir
un docile ade|)te du paysage historique. Mais lorsque tout autre serait dans de
telles conditions, demeuré attaché aux « fabriques » et aux « sites nobles », il
s'achemina lentement à la conquête de ses propres moyens d'expression, lais-
sant peu à peu derrière lui les formules.
On peut dire que, dans une certaine mesure, cette éducation ne lui fut pas
inutile. Corot étudia les arbres feuille par feuille, les monuments pierre par
pierre et il existe de lui quantité de dessins des premières années qui sont
exécutés avec une patience de graveur. De tels exercices sont indispensables.
Les analyses et autres « devoirs de grammaire » sont excellents, toutefois à
la condition de ne point s'y attarder lorsqu'on les possède; mais beaucoup d'ar-
tistes demeurent toute leur vie des grammairiens croyant être des écrivains. Un
pareil écueil n'était pas à redouter avec un artiste de race tel que Corot. Cette
prodigieuse connaissance du détail lui servit précisément à aboutir aux grandes
simplifications, c'est-à-dire au moyen d'expression le plus puissant, car on ne
simplifie bien et à propos qu'à la coiulilion de savoir beaucoup.
ÉCOLE i-rançaisl:.
41;;
D'ailleurs Corot ne resta guère plus de trois ans chez Berlin. En l82o il par-
tait pour l'Italie et il y restait deux ans. Là son œil ae(iuit une liuesse de percep-
ClIINTr. EllL. — PAYSiGF.
lion extraordinaire, ot son pinceau ctail dcjà d'une son])lesse, sa couleur d'une
distinction ([ui lui auraient assuré pour l'avenir une trrs belle place, mcme s'il
s'en tut tenu là. Le musée du Louvre possède deux, petites éludes d'Italie ; elles
41i HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
sont délicates et précises, mais ce ne sont pas les plus belles qu'on puisse citer
de cette période. Les collections de M. H. Houart, à Paris, de M. le comte Doria
à Orrouy, sont riches de quelques-unes qui sont de véritables chefs-d'œuvre.
La pureté du ciel et de la mer, le sable doré des grèves, la forte et élégante
silhouette des édifices, tout cela est exprimé par des moyens déjà des plus
sobres et des plus larges. On a dit que ces études avaient un peu de sécheresse;
on les a mal regardées : finesse n'est pas sécheresse, et si ces peintures parais-
sent moins vaporeuses que celles qu'il fit plus tard, rien n'est plus simple ni
plus délicat. Ce n'est qu'après 1830 que l'on commença un peu à remarquer les
œuvres de Corot, et lorsque vers 1840 il entra en la possession définitive de
son beau langage si fin et si pur, lorsqu'il peignit ces matins baignés de rosée,
ces crépuscules qui étaient les rêveries d'une âme charmante, émue jusqu'à
l'attendrissement, mais une tendresse si haute et si virile, devant l'harmo-
nieuse paix des eaux, des nuages et des bois, — l'heure devint bonne pour le
méconnaître et le bafouer. Sans doute il avait quelques admirateurs passionnés;
des artistes même l'applaudissaient et, à son grand étonnement, quand il eut
dépassé la cinquantaine, on lui acheta quelques tableaux.. Mais dans ces soliludos
d'argent, de i)âles roses, dans ces fêtes de nature dont il se grisait comme les
grands païens, la foule, sur la foi des critiques spirituels, des faiseurs de nouvelles
à la main, et des artistes à la mode, ne voyait que des ébauches, et c'était la
plus élémentaire marque de bon goût de dire qu'un Corot « ce n'était pas fini ».
Corot était im grand poète ; on n'entendra pas parla que son art confina le
plus légèrement que ce fût à la littérature. Il fut poète par la peinture, avec
les seuls moyens qu'elle ollre, et la seule façon pour un grand peintre d'être un
grand poète, c'est de penser et d'exprimer en peintre.
Son apport à l'art français, en dehors même de son œuvre si exquise et si
consolante, fut considérable puisque, comme nous l'avons dit, il se préoccupa
le premier de l'iniporlance capitale des valeurs et de Venveloppe et que c'est
tout d'abord par là que son œuvre prend matériellement son caractère et sa rare
qualité. Le second de ces termes s'explique de lui-même; l'on entend aisément
<[u'il a trait à celle impalpable atmosphère duul les objets se baignent dans
Tiiir', et qu'il s'agit, bien qu'impalpable et invisible, pour un pcinire de
rendre sensible. Quant au premier, il est plus malaisé à s'assimiler étant un
peu complexe, mais une comparaison musicale peut le faire mieux com-
prendre.
Une exécution symphonique est parfaite quand chaque note d'un accord
est en juste relation avec les autres et quand chaque instrument la fait entendre
avec le degré de force et de douceur qui convient. Si dans l'ensemble un ins-
trument tout en jouant juste vient à donner sa note trop fort ou trop faible-
ment par rapport aux autres, tout le reste de l'exécution se trouve compromis.
^0nM^'- J^^é^'^ ^^i^-^ %\'.^#^' • ^..
llILLET. - LK Tr.OlPEAU (khaGMEm).
yi '-4
^t>^-^^h
416
IMSTOiRli PÛPLLAIRR Dl' LA PI'IN TLRIÎ.
Or ce que les sons, on musique, doivent observer dans le plus ou moins d'in-
tensité, les tons en jx-inture doivent loliserver dans le plus ou moins de clarté.
Si dans un tableau un Ion est juste d'ailleurs, mais n'est pas donné avec sa
valeur convenald<'. Inul 1 rnsembie en est imperceptiblement déséquilibré, mais
ce très peu d'écart est aussi pénible à l'œil délicat que l'est à l'oreille exercée le
son qui domine trop l'ensemble ou s'y perd trop. En poussant cette analogie
jusque dans la (jualité et la nature même du ton, ou jusque dans le degré et
le timbre du son, l'on arriverait à conclure aux mêmes rigoureuses nécessités.
L A \ 0 i: 1. 1 S .
Cela suffit à prouver <|U(' l'on n'obtient en art la grande simplicité que par des
moyens qui sont extrêmement délicats et suijtils. Kt si tous ceux qui riaient sot-
tement de ces tableaux avaient pu se douter de quelles complexes opérations
d'esprit, de quels calculs profonds rien que ce gris, le gris exquis de Corot, était
le produit, ils se seraient émerveillés de voir à quel point au contraire les Corot
étaient //'«w et mctvcilleusemeni finis.
Corot était une àmc parfaite. Ceux (|ui l'ont approché en ont gardé une
grande douceur cl une grande sérénité. Cet homme dégageait de la i)()nté aussi
naturellement que tant d'autres suent par les pores la mesquinerie et la
m
Ml;ffll^Ù/ài^ ;i..:u:;X.:^-Mti.gg
2"
/il 8 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
malveillance. 11 a de grandes analogies dans Tliistoire de l'art français avec
Chardin; même force d'àme et même bonhomie; les analogies sont donc
d'anlaiil plus parfaites (ju'il y a aussi détroits rapports entre les deux peintres.
Ce que nous ne saurions trop vivenuMit indiquer en terminant ces lignes qui
^ ne sont même point un croquis, mais seulement un appel à l'étude, c'est que
Corot est un des grands peintres de ligures de notre école. On aime trop à spécia-
liser chez nous pour que l'on se décide de longtemps à reconnaître en lui autre
chose qu'un paysagiste. Mais c'est être prophète de peu démérite que d'annoncer
que, dans l'avenir, les figures de Corot, sœurs, par l'intensité d'expression, de la
Joconde et d'une qualité de peinture admirable, seront recherchées et honorées à
l'égal des œuvres les plus précieuses de Van der Meer de Delft ou de Velasqncz. 11
est possible qu'il y ait encore à l'heure présente des gens que ces rapprochements
de noms fassent sourire : lorsque Corot mourut, à soixante-dix-huit ans, une
des plus hautes gloires de notre art, il avait connu juste le minimum des honneurs
officiels, et dès qu'il fut enterré l'on commença de battre honteusement monnaie
de son œuvre.
Millet (1814-1875) a subi la même fortune. Une seule de ses œuvres, et non la
meilleure, a été vendue une somme de beaucoup supérieure à tout cequ'ilgagna sa
viedurant. C'iïst une forte et belle figure de ce siècle, mais sou œuvre, indignement
décriée au début, devenue plus tard manière à vertigineux et attristants agiotages,
sera soumise peut-être à quelque revision. Avant de chercher à nous définir à
nous-même notre admiration, deux citations ne nous seront pas inulib^s.
L'une est de Baudelaire dans son Salon de 1859. En l'àpre et hautaine sincé-
rité avec laquelle cet esprit pénétrant jugeait les hommes et les œuvres, Bau-
(bdaire s'exprimait ainsi : « M. Millet cherche particulièrement le style: il ne s'en
cache pas, il en fait montre et gloire. .Mais une partie du ridicule que j'attribuais
aux élèves de M. Ingres s'attache à lui. Le style lui porte malheur. Ses paysans
sont des pédants qui ont d'eux-mêmes une trop haute opinion. Ils élaleni une
manière d'abrutissement sombre et fatal qui me donne l'envie de les haïr. Hnils
moissonnent, ([u'ils sèment, qu'ils fassent paître des vaches, qu'ils tondent des
animaux, ils ont toujours l'air de dire : « Pauvres déshérités de ce monde, c'est
» pourtant nous qui le fécondons! Nous acconiplissolis une mission, nous e.ver-
» çons un sacerdoce! » Au lieu d'extraire simplement la poésie naturelle de son
sujet, .M. Millet veut à tout prix y ajouter quelque chose. Dans leur monotone
laideur, tous ses petits parias ont une prétention philosophique, mélancolique et
rapli:i(''les(iue. Ce malheur, dans la |ieinture de M. Millet, gâte toutes les belles
qualités qui attirent tout d'abord le regard vers lui. »
A côté de cette opinion sévère, il en faut citer une autre, plus modérée, et
c'est encore au beau livre de Fromentin que nous l'empruntons : » Un peintre
fort original, une âme assez haute, un esprit triste, un canir bon, une nature
/i20 iiisTdiiti-: l'oi'ri.Aiiii-; iti- i..\ ti-inture.
M-iiiiiicnt rurale a dit sur la campayuc et sur les campagnards, sui- les duretés, les
mélancolies et la nol)less(; de leurs ti-avaux, des choses que jamais un Hollandais
lU! se serait avisé de Inuuci-. Il les a dites en un langage un peu barbare, et
dans (les rorniuii's (lù la pensée a pins de Aigueur et de netteté que n'en avait la
main. On lui a su un gré infini de ses tendances... En fin de compte a-t-il oui ou
non l'ait ou laissé de beaux tableanx ? Sa l'orme, sa langue, je veux dire celte
enveloppe extérieure sans laquelle les o'uvres de l'esprit ne sont ni ne vivent,
a-t-elle les qualités (|u"il faudrait pour le consacrer un beau peintre et le bien
assurer qu'il \ivra longtemps? C'est un penseur profond à côté de Paul Potter
et de Cuyp ; c'est un rêveur attachant quand on le compare à Terburg età Mel/ii ;
il a je ne sais quoi d'incontestablement noble lorsqu'on songe aux trivialités de
Steen, d'Ostade ou de Jjrouwer; comme homme il a de quoi les faire rougir
tous : comme peintre les vaut-il? »
A une question ainsi posée, s'il ne fallait répondre que par oui ou par non,
l'hésilalion ne sérail j)as permise. Comme peintre Millet ne saurait être comparé
aux charmants bijoutiers en perles que sont les Hollandais. 11 ne vaut, dans
noli'e propre école ni Cbardinni Watlean, qui senties ouvriers les j)lus raffinés,
ni Delacroix qui est splendide, ni Théodore Rousseau qui est la peinture moderne
personnifiée, ni Corot qui est le plus rare des harmonistes, ni en un mot aucun
des vrais peintres que nous avons nommés et que nous pourrons nommer encore.
Sa peinture est sourde et opaque et malgré cela elle n'est pas même très
accordée. C'est un instrument imparfait et grossier dont Millet tire d'admirables
cU'els. C'est donc un grand artiste, et c'en est un parce qu'il s'est créé son lan-
gage pour exprimer ses sensations. La question de peinture proprement dite
sfinhlc dc\(Miir ici secondaire, puisque la beauté de l'œuvre réside dans la
conception du peintre et dans la préseulalion des silhouettes qui lui servent à
l'exprimer fortement. Mais cette conception elle-même, nous venons de le
voir, a été critiquée avec une vivacité extrême par un esprit élevé et qui démas-
quait le banal avec une perspicacité spéciale. 11 est certain que Millet a été loué
par des raisons d'une grande banalité ; on eut grand soin de retrouver le passage
célèbre de La Bruyère sur les « certains animaux farouches », (|ui a tant servi.
Ce n'est qu'après que VAngelits eut été vendu un milliou que l'on s'aperçut que
c'était parmi les tableaux où Millet avait mis une niée, — où plutôt tant de gens
en avaient mis une pour lui, — celui dont on se fatiguerait le plus vile un jour,
et l'aventure de cette toile, aventure où l'art disparait derrière un pullisme
colossal et slupide, fut cause d'un subit retour des esprits un peu raffinés. C'est
la fatale réaction que nous avons déjà maintes fois notée : les véritables artistes
trop maltraités de leur \\\\\n[ et ti(qi exalti's après leur mort, ou réciproque-
nunil, doivent attendre qu'un jusie é(|uilil)re renaisse, et ce n'est que beaucoup
plus tard qu'ils sont appriM-iés avec mesure
JIIIS m Pr.É. — I.E MVTIN'.
422 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
('(• lilsdc piivsaiis, (|iii ;nail il'aliord siil)i l'influence d'une mythologie mâlin(''C
tle rornautisuic cl (|ui paraissait dc\oir de\enii' une sorte de Prud'lion à sang
épais, trouva assez tard sa véritable nature, et c'est au Salon de 1848 que parais-
saille Vanneur, une de ses premières œuvres rustiques. Si l'on n'avait qu"à songer
combien il est difficile à l'homme do conquérir la vérité de son être et combien
sont rares ceux ([ui y parviennent, on admirerait .Millet sans restriction. A partir
de ce moment il rentra dans les champs et ne les (luilta plus. 11 avait |Mul-rlre
en lui un peu de cctlc philosophie fiaislc et ipii nous semble légèremciil di'ila-
maloirt'. du paxsau hautement doué, qui a passé par les villes et ne les a pas
aimées ; il y a aussi un peu du ton de l'épocjne, et l'on ne peut oultlier ([ue c'est
entre 1840 et 1848 que ce paysan, élève de l'aul Delaroche, arrivait lentement
à se désempctrer de ses hésitations. Mais cela est peu de chose si l'on
airi\t' droit à celle belle àme. simple, probe et mélancolique. Les tra^aux des
chauqis, les occupations des paysans, laboureurs et semeurs, gardcurs de
moutons, tueurs de cochons, glaneuses, tondeurs de brebis, fdeuses ou baral-
leuses, femmes occupées àd'humbles besognes, attentives en leur rude maternité,
finissent par n'être qu'un prétexte ; les personnages sont comme des points de
repère dans cette intense monotiuiie de la terre que Millet a exprimée en poète,
et qui es! magnifiquement émouvante parce qu'elle est monotone, ou, si Idii m'uI
imiuuable. C'est ce cadre qui fait la grandeur des êtres, et ce sont ces êtres qui,
par leur vi{; lente et mesurée, marquent les amples palpitations de cette terre.
Cette sensaliiHi. (pii est des plus hautes parmi celles que la poésie peut donner,
Millet la proviupu' par des moyens très forts et très simplifiés. Aussi ses des-
sins, ses pastels, ses eaux fortes sont-ils aussi complets et plus inattaquables
que SCS peintures, car ils en donnent toute l'essence et en même temps échap-
pent aux (•iiii(pu^s de technique que l'on pourrait l'aire de celles-là. Il est
probable ([ue telle ou telle de ses œuvres, belle et émouvante en principe,
n'échappera pas aux discussions, aux atla([ues même. Mais c'est par son ensemble
que celle o-uvre est grande et qu'elle se niaiulieiulra au premier rang jiar la
seule force d'une sincérité et dune prctbilé qui ont suggéré les moyens sobres,
appropi'iés aux émotions d'un simple et grand cœur.
Millet avait connu Daumier (1808-1879); il avait été lié avec lui d'amitié, et il
est de stricte justice (|ue l'on n'ignore pas que c'est à Daumier qu'il devait en
grande partie d'avoir découvert ces moyens d'expression. Si sa nature et sa
volonté les avait rompus à son usage au point de les faire redevenir originaux,
ce n'en est pas moins l'obserxaliiin des dessins et des lithographies de Daumier
qui l'avait mis sur la voie. Ils lui révélèrent les grandes abréviations qui rendent
les silhouettes plus saisissantes plus vraies, ils lui enseignèrent la méthode
de ne pas copier la nature, mais d'exprimer, après une assimilation profoude, le
sentiment ([u'on en a gardé.
DMr.ic.Nv. — i.rs iiinox:
4-2i IIISTUIIII-: l'OlTLAlItl' \)E LA PEINTLRR.
Millet etDauniicr, son vrai iiiailri' et précurseur, ne sont point des réalistes,
bien qu'ils aient peint seulement des réalités. Comprendre la ditrérence, c'est
comprendre tout l'art. Ils ont vu, senti vivement, et après un travail de médita-
tion, une sorte d'incubation des images dans le cerveau, leur main a été l'auxil-
liairc, non pas de leur o-il, mais des notions que leur œil leur avait apportées.
Ne fût-ce qu'à ce litre d'avoir précédé et formé Millet, Daumier devrait occuper
une grande place dans l'histoire de la peinture. Mais son œuvre lui en assure une
au moins égale h celle de Millet. Si le moment n'est pas encore venu qu'une telle
justice lui soit pleinement rendue, il n'est jamais trop tôt pour nous de la revendi-
quer. Celui-là fut le plus méconnu de tous. Durant sa vie on ne vil en lui qu'un
amuseur, un faiseur d'actualités; la vie, lourde et gluante, ne lui permit pas
de se livrei' tout entier à la peinture. Toutefois, malgré les exigences de la
production au jour le jour, le manque d'encouragements et de moyens d'indé-
pendance, outre ses trois mille lithographies, scènes de la vie bourgeoise,
satires, vigoureuses polémiques dessinées, Daumier put laisser au moins de
deux cents à deux cent cinquante peintures et esquisses et plusieurs centaines
d'aquarelles, dessins et croquis. C'en est assez pour que le peintre doive être un
jour aussi hautement apprécié que le lithographe. Nous avons dans un précé-
dent ouvrage étudié longuement l'œuvre de Daumier. S'il nous était donné de
compléter un jour ce travail, nous pourrions maintenant parler moins longue-
ment de l'œuvre lilhitgraphiée qui est désormais très connue et prisée; nous
n'aurions plus à discuter le droit d'un soi-disant caricaturiste à se ranger
parmi les plus grands peintres ; mais nous reprendrions et étudierions en détail
l'œuvre peinte et dessinée pour en mieux montrer l'importance (I). Cette
œuvre est soumise en ce moment à des destinées voyageuses, selon toute vrai-
semblance, car Daumier, exploité ou négligé pendant sa vie devait être volé
après sa muii ; pour une somme dérisoire donnée à sa veuve, des marchands
qui gardèrent un prudent anonymat pillèrent l'atelier où était encore une
notable partie de son (euvre peinte. Il faut se résigner, après avoir déploré les
séquestrations et les exportations auxquelles ces peintures sont soumises, car,
tout compte fait, un jour arrive où les œuvres se retrouvent où elles doi-
vent, pour l'enseignement et le plaisir des hommes. 11 suffit que l'on com-
mence à classer Daumier parmi les plus grands artistes de ce siècle et
(1) Celle année, un coinmcnccnieril de s;iin"lii»n a été oflificllcincnt Jonné. A la vente GcoITroy-
Dechaumc, l'État a arhclé ])oni' le musée du Luxembourg la belle peinture des Voleurs et l'Ane. Mais
où se dispei'seront fanl de belles (cuvres telles ([ue le Don Samaritain, les grandes toiles du Meunier,
son h'its et l'Ane, les liacchanles, cl les Don Quichotte, et les Scapins, et les peintures de la vie bour-
geoise, amateurs d'estampes, réunions d'amis, salles de spectacles, etc. etc., toutes choses si belles
de couleur, si énergi([ues de silhouette, si fortement caractérisées qu'un Dauniiern'a pas besoin <le
signature... malgré la précaution qu'auront prise quelques marchands, de faire appliquer des signa-
tures fausses sur des œuvres autlienti(iues que le peintre avait négligé de signer?
à reconnaître en hii noli'e plus gnmil peiiitic de nuriirs de tous les temps.
FnOMKNTlN. — LA CIMSSF A f FAIC0\.
Les beaux arlisles dmil unu? veiuuis de parler apparlieuncut à ee qu'on
appelle, par besoin de classilication, << lécole de IS.iii ■>. I-^I ce imui é\oiiue [)uur
420 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
nous un admirahic groupe d'aili^^tos, passionnés pour leur art, désinloressé-i et
ardents, d'une lierlé et d'une probité superbes, ignorants des grossiers arti-
iices de bx réchime, sévères pour tout cbarhilanisme. Bien que nous ne puissions
pas les étudier avec détail, il importe de dire que ce sont des noms glorieux et
des œuvres de premier ordre qui vont être énumérés, et que Tbisfoire complète
de ces maitrcs et de leurs edbrts sera une des plus importantes et des plus
édifiantes.
.Iules Dupré (18H-1889) se place au premier rang parla Iteauté de l'ienvro
et la force du caractère. De la nature il a surtout rendu des aspects graves,
dégagé des barmnnies ausières. S'il nous passionne moins que Théodore Rous-
seau, tout en nous inspirant autant de respect, c'est que sa peinture ne rellète
pas le même tourment. Bien que d'un sentiment admirable elle sent un peu
trop la certitude; d'ailleurs cette belle force demeure de l'autorité et n'est pas
encore du système. Mais l'œuvre de Théodore Rousseau est un si merveilleux
clavier d'inquiétudes! Jules Dupré adopta une manière plus synthétique, com-
portant autant d'émotion peut-être, mais moins de sensibilité. Ses tonalités
soutenues, dans ses couchers de soleil, dans ses belles marines, dans ses lisières
de forêt, d'une dorure sombre qui est comme la signature de ses paysages, sont
d'un lioMune (jui fient à dominer la nature et à l'emprisonner coûte (jue coûte
dans son atelier, tandis que Rousseau sort à chaque instant de son atelier en
courant, et se laisse passionnément entraîner par elle. .4ussi Dupré est-il sans
conteste « magistral ». et Rousseau humain.
A leurs côtés Daubigny (1817-1878) accomplit paisiblement son nnivre en
brave linniiiic et eu peiiilre finement doué, lia une grande tranquillité d'âme;
elle se manifeste dans les nombreux paysages qu'il peignit pour la plupart sur les
bords de la Seine et dans la vallée de l'Oise. Toute sincérité et candeur, le
bon Daubigny dut cire profondément surpris à ses débuts quand on lui reprocha
d'avoir peint des pommiers, de l)eau\ pommiers en ileur, un arbre tout à fait
dépourvu de noblesse, un arlu'c tii\i;il. indigne d'un peinire (pii se respectait.
Or Dauliigny se res[)ectail 1res Ineii, mais il respectait la nature encore davan-
tage et d'un gros respect atlcndri : et il cunlinna de peindre et de graver des
pommiers et bien d'autres belles choses.
('.Iiiiilreuil il8i(i-l87Jj avait des dons délicats, la volonté de liieii l'aire.
.Mais c'est un tempérament cbé'if et frêle. Ses œuvres demeurent un jieu prdes.
L' Espace, et Pluie et soleil sont de jolies toiles auxquelles manque seulement
un peu d'accent.
Pour Troyon ( 181 0-1 80o) il représente trop le peinire habile, le produrieur
d'images. \ part quelques rares morceaux heureusement venus c'est du com-
merce encore plus que de l'art, malgré les qualités de savoir et de dextérité.
Il est de très belles choses qui sont comprises et aimées à la fois par les inilics
■1 "05 o::. — I.
s VACIILS .ILLAN
T M\ CIM'IPn.
4-23 HISTOIRE POPULAIliK DE LA l'i:i.\TL"UE.
et par la foule, mais il ne s'ensuit i)as que toutes celles qui sont aimées et
comprises par le pi-emier venu soient ]>elles. P.rascassat (1804-1867) est |ilus
oul)lié que Troyou ; pimilaiit dans le niènie genre, la peinture d'animaux domes-
tiques, il se montre plus vigouieux et sui-tout plus naïf.
A Corot on rattachera Eugène Lavieille, son élève (1820-1888) dans Tceuvre
duquel on distinguera de beaux paysages de nuit ; puis Constant Dulil-
leux (1 807-1 8Go) fin et varié.
Parmi les paysagistes du milieu de ce siècle, les orientalistes exploitèrent un
domaine h part. Dauzats, très beau type de l'artiste voyageur, puis Decamps
leur avaient ouvert la voie. Marilhat (18M-1847) fut aussi un des premiers;
puis vint Fromentin (1820-1870) qui peignit l'Algérie avec une grande délica-
tesse-de touche, et l'on ne peut mentionner sèchement un homme d'un aussi
bel esprit, un écrivain d'un si grand talent {Dommir/ne, les Maîtres (C autrefois^
Un été dans le Sahara, Une année dans le Sahel) et qui a dit sur son art des choses
si élevées et si judicieuses.
Au nombre des orientalistes il faudra encore citer Berchère, Tourneminc,
Belly ('1827-1877); quant à Guillaumet, il se rattache au môme groupe, mais
il n'appartient déjà plus à la même époque (1840-1887).
Par ses belles et chaudes peintures du Maroc (la Noce juive, le Conteur, les
Fils du Pacha), Alfred Dehodencq (1822-1882) pourrait se rattacher à ce groupe,
si son œuvre n'était pas des plus variées et ne comprenait, outre ses portraits
[Théodore de Banville), ses tableaux d'histoire [Charlotte Corduy, Christophe
Colomb), des scènes d'Espagne d'une vie inttjnse, telles que le Combat de tau-
reaux, les Adieux de Boabdil et les Bohémiens.
Une fois faite la part à Daumier, il y aurait encore d'excellents peintres de
monirs, de portraits, de réalités variées à étudier longuement. D'abord
Henri Monnier (180.5-1 877) qui n'a laissé que des dessins et des aquarelles, mais
qui n'en est pas moins un des plus vigoureux peintres de mœurs, et un profond
comique. Pionvin (181 7-1887), dans ses intérieurs, et surtout ses scènes de la vie
de couvent, se montra un excellent peintre, respectueux des traditions hollan-
daises dans leur intégi'ité, 'toutefois avec un peu de sécheresse, si on le com-
pare aux Pieter d'Iiooch et aux Yan deu Mecr.
Théo<lule Hibot (1820-1891) l'ut un grand caractère et un beau peintre. A part
cini[ ou six tableaux d'histoire tels que le Christ au milieu des docteurs, Vlhntre
'et les Plaideurs, Saint Sébastien, le Bon Samaritain, etc., son œuvre consiste
surtout en scènes familières (Cuisiniers célèbres), en observations de tvpes
populaires, d'humbles et saines figures. Cette œuvre est vigoureuse et large;
elle dégage de riionnèteté et brille par une grasse et savante touche. Elle fut
ridiculisée jadis et la fière carrière de ce maître sera un des beaux exemples
h rappeler sans cesse aux..jeunes peiiilics.
f:C()LI': FHANÇAISR.
PiicarJ (I823-I872 alaissésiii-luutd'adiiiii-aljlrs poi-trail< d'une cuiilcui
420
cl d'un
Tiii"i'iiK iMU'ii. — jtsis pinvi i.i:s ddi.t ri r::
caractère émouvanl. Le graveur F. (Jaillard ,1833-1887^ en a point plusicur
430 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
[Mfjr de Ségur, Dame ùgÉe, etc.,) triiiic précisidu do dosiu qui rappelle Holbein
tout en conservant le caractère de noire époque.
Que d'inconnus de notre temps, doiil (ui lecherchera les œuvres plus tard,
s'étonnant de l'indifférence des contemporains! Il faut en citer au moins deux
que les amateurs avisés connaissent et choient. L'un est un simple peintre de
mœurs des liumbles : paysans qui n'ont pas " leur idée » comme ceu\ de
Millet, intérieurs de médiocres maisonnettes, et c'est Cals (1810-1881 1 ipii
rendit cela en excellent peintre, avec un profond amour de son art et une
exquise tendresse pour ses pauvres modèles; vingt personnes connaissent sou
nom; pas un musée à Paris n'a de lui une esquisse et dans cinquante ans
d"ici, ce serait un sphinx pour ceux qui rechercheront ses œuvres, si M. le
comte Doria n'avait pas publié sur lui une notice aflectueuse et renseignée en
tête d'un catalogue de vente.
L'aiilre est surtout un paysagiste, si l'on peut faire renirer dans cette classi-
fication un « peintre de villes », de maisons, de cours de fermes, de coins «h3
vieilles rues, de perspectives de vieux quais et de bons petits ports. .\vec une
précision et une sûreté de main qui seraient déjà remarquables, mais qui se
complètent d'excellentes qualités d'atmosphère et de couleur, ce peintre a .
beaucoup produit, beaucoup peiné et n'a guère rencontré que de l'indifférence,
et c'est Hervier qui est comme notre Van der Hcyden.
Lépine est mort récemment. On retiendra également son nom comme celui
d'un peintre fin et lumineux, qui s'est adonné surtout aux paysages parisiens
et à ceux des environs de Paris.
A côté de ces peintres et d'autres de leur génération, que nous ne pouvons
mentionner parce qu'ils vivent encore, il paraîtra toujours paradoxale beaucoupde
lecteurs d'aftirmer que Meissonier (1815-1892), malgré une célébrité universelle,
des honneurs sans nombre, et les prix énormes qu'ont été payés ses ouvrages,'
réserve beaucoup moins de plaisir aux âmes véritablement artistes. Au reste, le
débat est vidé depuis longtemps. L'on ne songe pas et l'on n'a jamais songé à nier la
précision et la science de ce peinli'c, IVxactitude de son dessin. Mais il n'y a dans
son œuvre aucune de ces qualités d'émotion ou d'invention qui font le véritable
artiste, le preneur d'hommes. L'œuvre de Meissonier comprend deux parties:
l'une rétrospective, l'autre contemporaine; dans l'une viennent se ranger les
petits personnages costumés, spadassins, niari[uis, liseurs, joueurs d'échecs,
cavaliers Louis Xlll ou Louis XV, scènes de l'histoire de l'empire, etc.: dans
l'aulre, les portraits, les tableaux militaires, contemporains, Xapoléoîi 111 el son
filut-majo)\ Sol/érbio, etc. Les premiers ont été comparés aux œuvres des petits
maîtres hulliunlais. Matériellement il n'est pas de comparaison plus fausse
puisque Ter Borch, Sleen, Metzu. Vernu-er, l'ieter de Hoogh et les autres, ne
peignaient pas des personnages du \v ou du xvi' siècle, mais bien des gens avec
Ecole fuancaisk.
A:n
f;iii ils élaient on coiislnnlcs rclaliniis. Mcissoiiici- n'a ddiic |ui iicindrc (|iic des
modèles déguisrs ou desniaiiii('(|iiiiis, non des vrais sciiincurs et des M'ais inujincts
qu'il avait aiis. et c'est alors d'un Mcn Midiiidi-c iiih'rrl cl d'une iimli'i' nnllc
D'autre part, lorscjue nous étudierons la peinture liollandaise, nous verrons (|u'en
ce (jui concerne l'exécution le rapprocluMuent n'est |ias ])lns exact, car auprès du
F. BON VIN.
nidiiidre taldeau liidlaiulais du wii' siècle, un Meissonier paraîtrait aussitôt
dur, aigre et sec. Eiilin les liilileaux militaires contemporains et les portraits
sont des iihotograpliies exéculc-es sans objectif et si l'on veut, à ce point
de vue, des tours de forc<'. .Mais les tours de force ne sont pas en art ce
(]ui inipniie. In \('rilalde arli-le i-end siirlmii le caractère, Meissonier rendit
surtnuL h; délai!. Tout celii peiil >!■ denidiilrer conimc un théorème.
432
IlISTUlltE POPULAIRE DK LA PLLNTLllE.
I/œiivre de Meissonier peut encore, pour beaucoup de personnes, conserver
des élonnements, mais riiunianitô en est absente, et ses travestis ne peuvent
émouvoir.
Tous les peintres dont nous venons de parler appartiennent par leurs débuts
à l'époque de 1830, mais leur œuvre s'étend aussi jusque sous le second empire,
et pour la plupart même après 1870. 11 y eut en même temps qu'eux des peintres
académiques déjà oubliés aujourd'hui et qui étaient des rejetons de l'école de
David mal modernisés par les pseudo-innovations de Paul Dclaroche. Aussi,
MF.lSSONlEli. — LlbEUn.
sous le règne de Louis-Philippe, ne parlerons-nous que pour mémoire de
peintres qui eurent alors des honneurs et des travaux. Le musée de Versailles
contient leurs œuvres les plus importantes, d'autres sont adhérentes à des pla-
fonds du Louvre; mais à quoi bon éiiumérer les œuvres de peintres tels que
Abel de Pujol, Vinchon, Picot, Court, Mau/.aisse, Alaux, Signol? Nous ne
saurions contester la conscience ni l'application de tous ces peinires, et peut-
être (ronvera-t-on plus tard (|nolque morceau bien exèculi'. t'Iude, portrait ou
dessin qui sauve leurs noms du profond oulili où ils ont déjà fait naufrage,
mais leurs grandes œuvres, vastes et inutiles, produits d"un acadéniiiine bour-
geois, ne dégageront jamais que de l'eiunii.
ÉCOLI' FRANÇAIS!'. AXi
Ziegler (1804-1 850) csf une ti-iirc plus inliM-cssaiilc. Ce fut avec Flaiidriii
et Leliniann le ]iliis reiiiaii|iialile élè\e (rinj>res. Son (eiiMc la |iliis importante
est la clécoi-aliiin de la Mailelciue, rrrdceupi'' do ap]ili(alinns dr i'arl el de
l'emploi des maliéin s, il a laiss(> un li-a\ail siii' la ei'i aini<pie el des essais
de poterie.
Nous ne serons gnèrc mnins lacniii(|iie à IV'gai'd des jjeinlres oiliciels sous
le second empire ou de ceux ([iii i-esten( plus ou moins attachés, soit de plein
gré, soit en dépit de leurs elTorts, à l'ai1 d'école, puisrpie dans ce dernier clia-
lElSSONlEn. ~ LE POSTILLON.
pitre nous ne sommes astreinl (|u"à parler de cnw qui ont joué un rôle décisif
ou bien ont apporté une note originale dans l'iiistoirede la peinliire. Le lecteur
n'aura point à le regretter puis(pie les peintres ont tous rencontré leurs iiisto-
riens, quel (pie valeur ipi ail icui' (i'u\re.
INous avons [)arli' di' i'iandiin cl de Léon (logniet. Lelimaiiii HSi 't-!SS2\
fut un des plus savants el drs plus sohrc- parmi les peintres acad(''mi(iues, il a
formé un assez, grand nonilue dV'lè\is. H a niau(|ué à l'ils ISI .'i-ISTii). pour
marquer |dus forlcmenl sa piacr. d'axoii' quidipie décision dans le style,
de volonté' dans Ir ciinix des sujets: il lit ipudipios toiles de liatailles qui
perdireiil Icni- caraclére à l'tu'ce d'élre Iravaillées ; certains cro(|uis de lui
28
434 HISTOIRR POPULAIRE DE LA PEINTURE.
montrent un sens assez exact du mouyement, mais ce ne fut qu'un hésitant.
On pourrait qualifier de même Paul Baudry (1828-1886; mais celui-ci,
malgré ses nombreux avatars, a néanmoins plus de caractère, grâce à une dis-
liiKiion et une délicatesse innées. Tour à tour italien, français, épris de la
Renaissance et timidement du goût moderne, influencé tantôt par les plus
étroites traditions académiques, tantôt par les réalistes et par Manet lui-même,
Baudry laisse une œuvre charmante souvent, mais dans son ensemble épar-
pillée et manquant d'accentuation, quelque fine que soit cette nature de peintre.
[Foyer de l'Opéra, décoration de l'hôtel de Pàiva, la Fortune et FEn/ant^ por-
traits, etc.).
Autant Baudry est élégant et faible de tempérament, autant Couture (1813-
1879) vise à la vigueur et même à la brutalité. Son grand tableau des Romains
de la décadence a beaucoup contribué à lui faire une réputation quasi populaire,
.Mais, intention et composition, ce n'est en somme qu'une sorte de Guillon-
Lethière, avec l'idée d'une couleur un peu plus riche et d'un dessin moins
maussade, un Guillon-Lethière qui aurait profité des acquisitions du roman-
tisme. Quant aux autres toiles de lui, elles sont nettement romantiques par la
tonalité rousse et recuite, par une espèce de fausse sentimentalité farouche,
et pourtant, malgré ce déploiement de forces. Couture n'est qu'un académicien
qui ne fut pas de l'Académie.
De toute façon ses truculences forcées sont supérieures aux froides fadeurs
de Gleyre (1807-1876) qui fit des tableaux allégorico-mythologiques voués à la
vulgarisation, et dont nous pouvons nous dispenser de parler puisqu'ils se ratta-
chent à l'école suisse. Il est à noter que de l'atelier de Gleyre devaient sortir
quelques-uns des plus puissants et des plus audacieux novateurs de l'école
contemporaine, de même que Manet sortit de l'atelier de Couture, de même
qu'autrefois Géricault et Delacroix de celui de Guérin, sans que Guérin, Gleyre
ou Couture aient été pour rien dans ces incubations terrifiantes.
La liste des peintres classiques du second empire non survivants peut se
terminer sur les noms suivants : Cabanel (1824-1889) qui fut un affable profes-
seur, un peintre d'histoire froid et maigre, un portraitiste recherché et cor-
rect; Boulanger (1824-1888), un des derniers types du professeur académique
vieux jeu, et qui appliqua avec une rare sécheresse à l'histoire antique la mé-
thode anecdotique de son maître Paul Delaroche à l'égard de l'histoire moderne.
Élie llolaunay (1829-1892) bien supérieur aux précédents, apporta dans la
peinliHc d'iiisloire de hautes qualités d'imagination, de st^le et de couleur,
et fut un portraitiste des plus beaux par la sévérité du dessin, la noblesse du
caractère.
En somme, après le grand mouvement en même temps poétique et natu-
ralisle des maîhrs paysagistes de 1830, on ne vit sous l'empire indépcndam-
ÉCOLt: FIlANCAISi:.
4;j.i
ment dec jeunes peintres, refusés an Sahui de 180:], qui .'diiml lout à fait à
leurs débuts, et ne commencèrent à s'imposer (|iià pariii' de ISTi, on no vit,
disons-nous, (jue deux véritables chcreiieiirs de nruf, deiiv artistes dont ["(l'uvre
BAL Dr. Y. — I. \ TU ÂGÉ II IR.
fut robuste et féconde : C.ourljet el ..lanct (jui, tous deux, furent à leur tour
voués aux insultes et aux risées.
Le public est d'une docilité nierveilleusc el ilnc demandi'iviil ([u'àétre éclairé,
qu'à admirer les Nrainu'ut belles choses; lu ineillenre |uiMi\r, c'est que vini^t
a]is plus tard il acfbnue les bomnies que naguère il hnuui--ait. Il ne serait
43')
IIISTOIRK POpn.AlIlF. I)K LA PEI.NTUHI'.
donc, pas |)lus (liriiiilc de l'iinliiiro ;'i i'iir(mi-a;;('i- et à apphuiilir les lirands ai'lisics
qu'à les huer et à les désespérer. Mai< il faiidiail pour rela ipiil n'y eût à lui
paili'i' ipii' des j^ens d(''siidércssés et pi(d)cs, rt (|ue des esprits réellement in-
formés. Ce sont beaucoup moins les artistes sincères, même les plus éloignés
partout ou par éducation, d'appi'écier Courbet, qui l'ont vilipendé et calomnié,
COinOET. — LES DEMOISELLES DES li 0 H D S DE LA SEINE.
que les bas intrigants d'atelier, les beaux esprits de boulevard et les complai-
sants politiques. La politique, l'esprit et la cupidité sont de tout temps le
cruel contre-poids des justices trop rapidement rendues. Sous l'empire, la poli-
tique s'eiïorça de rendre Courbet ridicule, sous la troisième ré])uidi(ju(' elle b' lit
condamner pour des fautes qu'il n'avait point cuni mises (1) et elle liàta sa mort.
Au moment où Courbet (1819-1877) se manifesta, il y avait un ennui et
(i) PiiiMi ipio nnusjugions inuiile do rofaiii" ici en clilail l:i liingraiiliic de Coiirhcl, et de rpprondio
dp vii'illcs iinlcniiqucs, il sera juste de rappeler que U. Caslagiiary, dans son " Plaidoyer pour un
ami inori ", a prouvé coniplèlemcnt que Courbet n'était pour rien dans la démolition de la colonne
Vendôme ut que tout son rôle se borna à exprimer une opinion artistique cl philosophique.
Éc.oi^E ruANr.Msn:.
une lassitmle. Injjres f'f Dclarruix (Icmi'iirnirni liicii imi plfinc fdi-cc ol nialiirilt' ;
les paysagistes de Foiilaiiioltlcau, de \ ilIc-d'Avi-ay uu de la vaUfc de iOiso
étaient dans leur plus radieux l'paiiniiisscniciil : mais on puuvail cnii-.iih'rer
qucn ce (lui coiiceniail Imis ces aiiislcs et les \drr-. ([u ils représenlainit. le
plus grus des vicluires était rempdfli'" cl les liillcs allaiciil s clciiidre. dn ne se
438 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
traînait même plus dans les vieilles querelles de classique à romantique et le
temjis aliail venir où l'on senlirail l'infécondité des deux écoles. D'autre part les
paysagistes, ayant une tout autre origine et de tout autres aspirations, travail-
laient à l'écart et sans tapage. La queue du romantisme et celle du classicisme
étant aussi éloignée l'une que l'autre de la nature artistement interprétée,
Couriiet vint alors, et avec son idhusie l>on sens de franc-comtois, il voulut
ramener l'art à l'étude inlrinsè(|ne de la nature. Le réalisme qu'il apporta, et
que défendit Cliampileury répondait à un besoin, le besoin de fouler la terre
quand on s'est longtemps promené dans les nuages. Mais un tel besoin, bien que
logicjue et inq)érieux est assez promptement satisfait et le réalisme brut qui
reparait à épo([ues fixes, tout comme l'idéalisme, par simple mécanisme de
bascule, ne peut jamais, chaque fois, aspirer à de très longues destinées;
il n'est qu'une prise de possession de l'homme par la nature, tandis que l'art
véritable est une prise de possession de la nature par l'homme.
Mais les grands talents échappent toujours, par leur œuvre, aux inconvénients
de leurs théories, et il n'y a rien qui démontre mieux l'inanité des discussions
générales. Courbet laisse une œuvre des plus vigoureuses et, par ses fortes qua-
lités pici maies il se rattache aux maîtres du passé, car ce révolutionnaire, on
matière de lechnique, n'innova aucunement. Un dessin solide et ample, une
couleur nourrissante, sans être vulgaire, une évidente joie de peindre sont à
nos yeux le principal et suffisant mérite, toute discussion surannée à part, des
puissantes œuvres telles que ï Enterrement à Ornans (si mal placé au Louvre),
YHotnmi' à ht ceinture de cuir, les Baigneuses, les Demoiselles des bords de la
Seine, la liemise aux chevreuils, le Combat de cerfs, les Casseurs de pierres, et
les nombreux paysages, figures et natures mortes. Ces œuvres pleines de force
et de santé lui assurent une place assez belle pour que nous n'ayons cure de
discuter certaines exagérations de conception qui lui ont été reprochées sans
lesquelles, d'ailleurs, Courbet ne serait plus Courbet. Nous rêvons toujours
les hommes célèbres remaniés et ratisses suivant notre propre idéal, mais il
arrive un temps où ce ({ue nous appelons leurs défauts présente un intérêt
très vif [)our d'autres générations.
Api'ès (jue le réalisme avait été raillé et bomii, il fallait s'attendre à voir
l'alalement surgir dans les milieux académiiiues un réalisme mitiiïé, un
réalisme d'école, llenii liegnault iS'tiî-lSTIi fut |)lus tard un des produits
les plus brillants de ces << l'tipentirs » coutumiers. Il donna, cependant,
grâce à son tempérament fougueux, des peintures brillantes et creuses dont
le réalisme était fortenienl panaché de vieux romantisme (le Murôchal Prioi,
YExérution sans jugement, Salomr). Plus tard Haslien-Lepage (1848-1884) devait
être le représentant le plus complet du réalisnn' d'académie et le grand
défaut de cet artiste, malgré sa bonne volonté et ses dons, le défaut des
ÉCOLE FRANÇAISE.
439
containrs do pcinlros qui l'ont imité clopuis jusqu'à l'écœureniPrit. c'ost de
n'avoir pas cuiupris que la nature ne se laisse i)as ainuM- avec une ànie d'école,
et que l'on ne correspond pas avec elle au moyen des formules du Parfait serré-
tait'p des ateliers. Bastien Lepage n'était pas diquiurvu de toi, il axait rnircvu
»!es choses à dire (le portrait de ses parents, les Foins, elc.i, mais il les dit dans
nEMiï nEc^iLLT.
LE MlUtClIlL Pr. IM.
une langue pauvi-e et timide en homme qui voudrait vovager loin. — sans
perdre de \ lie les côtes.
L'on ne demamle pas à ceux (pii apportent des idi'cs et des con\i(iions nou-
velles, de forger en même leni|is pdur les [ii-(q)ager, un langage (|ui n'ait jamais
servi. Tout art. piiésie, peinture. niii-i(|ue. dispose d'un certain nombre d'('lé-
ments, mots, couleurs, sons, (pii hu'nu'nt un ré])ertoire riche certainement, pou-
vant toujours être étcmhi ou assoupli; mais limité toutefois. VA il n'est pas
nécessaire (jui) soit renouvelé de fond en comble pour que des nianiléslulions
un
IIISI'JIRE POPULMIIE DE L\ PEINTURE.
originales puissent se produire. Sans cela, cliaque ailiste vraiment personnel
sérail cdiilraiiil d'air'iver avec un foi't bagage de néologismes, et l'histoire de
l'art serait de tout point seinhiable à celle de la tour de Babel. On est surpris,
an contraire, lorsqu'est passée la [)remière stupeur causée par les grands artistes
B A ST I F. N I. F. P A r, E .
LE PKRE JACQLES.
nouveaux qui surgissent, et que le rire s'est apaisé, de la simplicité des
moyens (pi'ils employèrent. Ce qui causait retlarenuMit, c'est (pie c(>s ;u'tisfes
appropriaient à la traducliitn de leur visiuu toute fraîche, de li'ès anciens
éléments à lavérilé, mais d'uiu' façon rigoureusement logique et en conformité
avec leur |ii(ipi'e nature. Tel musicien aura soi-disant (h'chiré h/s (ireilles avec
une scène admirable, et on s'apercevra plus tard ipie cetle scène élail bàlie lont
ÉCOLK FRANÇAISE.
441
('iiti(''Pf sur l'accord parfait. Tel |ii'intii' aura étr dctlarr nu liarliouilicur
extravagant, ot une analxsc plus froidi' d('in(iiiln'ra (|ii(' la s<il)ri(''t('' de son
métier est analogue à celle de Fran/, Hais, d<' \'(das([ue/. tm (\f (iuva.
C'est exacloment le cas d'Edouard .Mauet il83o-188ii <|ui fut, dans la pé-
riode qui nous occupe, le dernier artiste (pii ait apporté iiî.e (en\ri' orii;inale et
exercé une influence inipiirtante. [,e prin(i|)al mérite de Mauet, eu dehors
des qualités intrinsèques de ses peintures, sera d'aNoir applicpu- à la couleur les
grandes simplilications (pie Hanmier et .Millet axaient aii[.li(iuées au dessin. 11 lit
comprendre les qualités expressiv.s <le la /mVu>, comme ceux-ci avaient démontré
les (lualités expressives de la silhoucllc. Quant a.ux « extravagances » il faut les
442 IIISTdlRE l'OITLAHih: HK I.A l'I-l NTlHi: .
laisser voir à ceux qui apporlent dans l'apprécialion des œuvres d'art la mau-
vaise foi ou l'impossibilité de comprendre.
Aussi .M. Kmilé Zola, dans son Élude ■<iii)' Manet, a-l-il pu écrire ces lignes
aussi simples ({u'exactes : « Cet audacieux dont on s'est moqué, a des procédés
fort sages, et si ses œuvres ont un aspect particulier, elles ne le doivent qu'à la
ra(;i)n toute personnelle dont il perçoit et traduit les objets.
» En somme, si on m'interrogeait, si l'on me demandait quelle langue nou-
velle parle Edouard Manet, je répondrais : il parle une langue faite de simpli-
cité et de justesse. La note qu'il apporte est celle note blonde emplissant la toile
de lumière. I^a traduction qu'il nous donne est une traduction juste et simplifiée,
procédant [)ar grands ensembles et n'attaquant que les masses. »
Voilà ce (jui parut scandaleux ou tout au luoinsgrutesque ; il n'y avait pourtant
là rien que de très sage, en même temps que de plus conforme à la tradition des
maîtres les moins contestés. L'éducation de Manet avait d'ailleurs été excellente
pour son acbeniincmenl. 11 avait commencé par voyager, ses parents l'ayant dé-
tourné pour un temps de sa vocation de peintre : désirant qu'il fût marin, ils
l'avaient embarqué pour Rio Janeiro ; cela lui avait permis d'éprouver des sen-
sations personnelles avant d'avoir des idées préconçues ou des influences d'en-
seignement, et ce n'était pas la plus mauvaise éducation de l'œil que d'abord
le spectacle de la mer, c'est-à-dire de la plus grande simplicité de lignes et
d'harmonie qui soit, puis le séjour en des contrées lumineuses.
Après ce voyage, Manet ayant obtenu (h- se livrer à la peinture fit deux nou-
velles excursions, mais cette fois en Hollande et en Italie. En Hollande, Franz
Hais a certainement exercé une grande influence sur l'orientation de son ta-
lent; la peinlure de Franz Hais, que nous étudierons longuement dans le pro-
chain volume, est synonyme de clarté, de simplilicalion, d'entrain, et sa
caractéristique est l'éclat de l'harmonie obtenue par des moyens larges, som-
maires et réduits au plus petit nombre d'éléments. Quant à l'influence de l'Italie
sur Manet, elle est peut-être plus diflicile à déterminer, bien qu'il soit possible
d'admettre qu'il ait été frappé par certains maîtres italiens précurseurs et |)ères
de l'école espagnole. Au reste, il suffit de noter à l'origine de sa carrière la
forte prise de possession par la mer, le soleil, et Franz Hais. Ce n'est que plus
tard ([u'il devail allei' en Espagne, et longtem]is a[)rès s'être rencontré, (luant
à la leclniiiiue cl au caractère, avec les maîtres espagnols. Il est vrai que les
tableaux espagnols du Louvre ne fût-ce que la petite infante de Vélasquez ou le
portrait de Philippe IV, suffisaient parfaitement à le nn^lre sur la voie.
Il pouvait, au retour de ces voyages, entrer chez n'importe quel professeur: il
n'y avait amun dangei' (|u'il se laissât lier les mains par des méthodes d'école.
C'est chez Couture (|u'il entra; il y travailla six ans, s'y ennuya fitrt. y fut fort
peu encouragé et apprécié, et dès son ilel»ut de 1800, le Buveur d'absinllie, il
hk'i HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
montra une volonlé arrèléc et se présenta dès l'alidnl tri (|ii'il drvait être
fort avec des moyens simples. An Salon de ISG.i. c'e^t-à-dire au célèbre
<i Salon des refusés » où figuraient des artistes qui, depuis, ont nnipnrté de si
brillantes vietoires, fut exposé le eélcbre Dcjeuner sur f herbe où Ion trouva
d'un haut comique la réunion, dans un même tableau, du nu et du costume
iniiderne, sans même songer (|u"un des tableaux les moins discutés du Louvre
cl des plus admirés, le Concert chawpèlre de Giorgione, offre précisément cette
juxtaposition en plein air de figures nues et d'autres vêtues suivant les modes
contemporaines de l'artiste. Manet n'avait cherché qu'à étudier les efrets de la
franche lumière sur les chairs, les étoffes, la verdure environnante, et la juste
détermination des principaux ra})ports entre ces divers éléments. On voit que
rien n'était moins scandaleux.
En 1804 et 1805 vinrent les tableaux importants qui se nomment le CJirUt.
aux anges, admirable de modelé et de couleur, une page à la fois vigoureuse
et tendre ; le Christ insulté par les soldats, le Combat Je taur(aux et celte Olfj)npia,
(|ue l'on rapprochera plus tard de la Suzanne de Tinloret, de la Bethsabée de
lîcnibrandt, el de la Majn de Goya.
Enlin, furent exposés successivement le Balcon, le Déjeuner, ï Enfant de
troupe, le portrait de .M. Emile Zola, de M"° Eva Gonzalès, de l'acteur Rouvière. de
Eaure en Ilamlet, le Bon Bock, le Chemin de fer. Dans la serre, le Bar des Folies-
liergères, le portrait de M. Proust, etc., etc. Lians la seconde partie de son
(l'uvre, sans modifier en rien sa personnalité, il poursuivit ses recherches dans
une gamme sensiblement plus claire que ses premières |i(iiilui'es et cellr nou-
velle manière de l'artiste exerça une iutluence considérable sur toute la pein-
ture contemporaine. Tel fut donc le rôle de Manet et son apport à lart français
de ce siècle : perception vive et juste des grands plans colorés que présentent
les objets en pleine lumière, et des rapports que ces taches ont entre elles;
poursuite de; la souplesse dans le modelé parallèlement à sa simplification;
observatinii piMidrante du caractère Ar la vie moderne; enlin éclaircissement
de la i)alelle. On voit que r(euvre de .Manet a une valeur et une simplification
importantes, et qu'il prend rang parmi les maîtres que nous sommes ellorcés
de placer hors de pair.
Il nous faut ari'èler ici ce tableau sommaire de l'ail fi'aiicais de ce siècle.
L'abrégé que nous venons de présenter d'une ép(ii|ue déjà close et plus saine-
ment perçue du public à mesure qu'elle s'éloigne de niuis. est forcément incom-
plet, puisque nous avons ilù omettre des noms très importants et de très belles
rt'uvres, d'artistes encore vivants. Ce n'est pas (|ue nous redoutions en aucune
facim la discussidii el (pie iiuiis ne imus fa-sions au conlraire un devoir de
professer nos prcMèreiices; mais un tra\ail cnin[)lel sur l'art contemporain doit
ÉCOLE FRANÇAISR. 443
affocter d'aulrcs proportions, et par le ton iiirine de IVlmlf et la nature des
M A \ L 1 . II.
aiialv>('S, ne peut point se souder avec une histoire dn'uvres classées et d'ar-
tistes disparus.
446 HISTOIRE POPULAIRE DE LA PEINTURE.
D'une façon générale on peut dire que, depuis Manct, les acquisitions ou les
tendances les plus notables de l'art français auront consisté dans une étude plus
minutieuse des multiples réariioiis de la lumière, que Manot avait étudiée dans
son (/ction ; puis, plus récemment, on s'est préoccupé d'un retour ù des idées
symboliques et des formes ornementales.
La productivité est devenue, en ces dernières années, d'une abondance
qui est faite pour inquiéter, car une telle hâte à s'exposer, une telle fureur
de forcer l'attention par des travaux plus ambitieux que médités, ne vont pas
sans médiocrité.
Sans donc préjuger en aucune façon de l'opinion que l'on pourra avoir plus
tard sur l'école actuelle, il peut être du moins constaté qu'elle est encore en
Europe la plus active et la plus variée; on ne saura que dans de longues
années si elle fut vraiment la plus originale et la plus baute.
De toute façon un grand remède aux écarts de jugement et de métliode, un
puissant agent de régénération et tout au moins de maintien en véritable santé,
serait pour les artistes français de consulter opiniâtrement les grands peintres
des noms desquels nous avons cherché à faire les points culminants de ce pré-
cis. Une telle religion serait une grande sauvegarde. On ne peut malheureuse-
ment pas dire qu'elle soit encore parfaitement instituée, car l'école française, si
grande, si variée, si riche, est encore celle de la beauté et de l'importance de
laquelle les Friinçais sont le moins convaincus. C'est la seule conclusion que
nous ayons à tirer de notre travail. Jean Foucquet, les Clouet, Poussin, les
Le iXain, Le Sueur, Le Brun, lîigaud, Largillière, Watteau, Chardin, Boucher,
Fragonard, David, Prud'bon,Gros, Géricault, Delacroix, Ingres, Corot, Théodore
Rousseau, Daumier, Millet, Courbet, Edouard Manet, voilà des noms égaux
aux |)lus illustres des écoles étrangères quelles qu'elles soient. Ces peintres
qui furent à la fois de braves gens, des laborieux et des passionnés, otTrent,
par leur o'uvre et par leur caractère, les plus belles et les plus variées leçons,
les plus édifiants exemples qui doivent suffire aux artistes, et les plus hautes
consolations que puissent rechercher les fervents de l'art.
Fi:i
TABLE DES GRAVURES
Les Primitifs.
Stèle et mosaïques S'iHo-roniaines. ... 4
Peintures de Saint-Savin 8
Peinture de Saint-Savin 9
Peintures de Saint-Savin 10
La Vierge et l'Enfant Jésus Il
Gain et Abel offrant des présents à Dieu. 12
Tympan de l'escalier de la cathédrale
du Puy (fresque du xii" siècle) 13
Peinture de la salle des morts dans la
cathédrale du Puy (xv siècle) 14
Peintures du coffret de Vannes lo
Christ de la crypte d'Auxerre 10
La Danse des Morls de La Chaise-Dieu
(fragment) 17
Plafond de la chapelle de l'hôtel de
Jacques Cœur à Bourges (xv'' sièclel. 19
La diligence et la paresse. Peinture de
l'église de Kermaria 21
FoicoiET.
Couronnement de la Vierge 25
r>01 HtilCllùN'.
Miniature (tirée du Tite-Live) 27
La tille de Servius TuUius 29
Cl-' IL ET.
Charles IX 33
Portrait 34
Elisabeth d'Autriche, femme de Char-
les IX 3S
Charles-Quint 37
François II, dauphin 41
Ecole de Fontainebleal.
Décoration de la galerie François I". . . 43
Je.\n Colsin.
Le Jugement dernier (fragment) 4o
Le Jugement dernier (fragment) 48
Calvaire (d'après une estampe) 49
Martin Fréminet.
Chute des anges lil
Le Baptême de Jésus '.ïi
Si.MON Volet.
Assomjjtion de la \'icrge ii7
La Vierge au liameau o9
Poussin.
Son portrait par Ini-mémc Cl
Le Testament d'Eudamidas G3
Rébecca et Éliézer 65
Voyage de Faunes, de Satyres et d'IIa-
madryades 09
La chèvre Ainalthéo 71
iJiogène 73
Ravissement de Saint Paul 75
Les Bergers d'Arcailie 79
Polyphème 81
Blanciiaro.
Angélique et Médur 85
Le Valentin.
Corps de garde 87
Concert 89
Jugement de Salomon 91
Clalde LOIUIAIN.
Le Troupeau à l'abreuvoir 93
La Danse au bord de l'eau 95
Le Bouvier 90
Ancien port de Messine 97
L'Abreuvoir 99
Tobie et l'Ange 101
Le x\ain.
Le Repas de famille 105
La Famille du forgeron 107
Le Corps de garde 109
Le Vieux Joueur de fifre 112
Charles Le Brun.
Noé sacrifie après sa sortie de rarclie. . 115
Entrée d'Alexandre dans Balivlone. ... 117
La Madeleine ". 119
Passage du Granique 121
Prise (le Tournay 123
Nltiil.AS Mn.NARD.
PorUait du comte d'IIarcourt 123
Pierre .Mignaro.
Ai)oIlon récompense les .\rls 127
La Vierge 128
La Visitation 129
Les Plaisirs di'S jardins 131
4i8 lAliLli: DES
Cathoi'iiii' Miu'iKiid ^•^■i
Le Su El 11.
Mort lie saint Itnino 1^'
Saint Urnno ri'l'iisc la niitrc d'aiclie-
Vt"'l|n(' ; '•"'
Prûdicalidn ilo saint l'anl à Kpliôse... t:i'
Eiitcr|M', Éiato, Polyinnic ' ■'■'
Le Martyre de saint Laurent ' *'
Saint Bruno en prière 1*-
Laihent de la Hihe.
Le Pa-^-e Nicolas V se fait ouviii- le ea-
veau qui contenait le coips de saint
François d'Assise 1 ''■'
DOUUDON.
Portrait de Sébastien Rourdon par lui-
même ' ^"^
Repos de la Sainte [■'amille t'i-7
Œuvres de miséricorde (M'jros cwarc). 149
L. DE Bon.i.ox.NE.
La Terre 1^'
LLau ''i^
P)ON DE Boi I.I.ONC.NE.
Hercule combat les Ceidauros l'io
Noël Coypei..
Ptolômée Pliiladel|ilic donne la liberté
aux juifs I-J'
Antoine Coypei..
Pi'ésent d'Élié/er àltébecca l'iO
De i.\ Fosse.
Moïse sauvé des eaux if't
Coupole des Invalides to:!
Jol'venet.
nescenlc de croix ' fi'i
La Pèche miraculeuse I(J7
Cl\UDE l.E l'EVIiE.
Un Précepteur el son Élève. 1G8
F. DE Troy.
IMoulon, musicien de Louis .\1V iCO
Santeuhk.
Suzanne an bain l'O
liir, M 11.
Lnni^XIV 1"!
N. DE Lahi;ii.i.ii:iie.
Ex-Voto I"3
Hélène l.aiiilicil i'">
Gasi'aiid DiLinr.
Campagne de lioiiie 170
F. Miiir.
Uégiilus retournanl en exil 177
MONNOYER.
Corbeille de fleurs 178
Despohtes.
La Chasse au louji 179
l,a Chasse aux perdrix LSI
(iUAVLKl'S.
Le Bol iu,i i(,\oN.
Combat de cavalerie 183
.(. Pahiiocei..
Coinbal de cavalerie 184
(ilI.l.OT.
La Naissance 187
l'été du dieu Pan 189
Le l'orlrait 191
Watteal'.
L'Escarpolette 193
La Comédie italienne IQii
Partie carrée 197
i'èle dans un parc 201
F. Lemoyne.
('.é|ibale enlevée par .\urore 203
Persée délivrant Andromède 20a
BoiCIIER,
Les ('>ràces au bain 207
Madame de Pompadour 209
Le Moulin 211
l'oire de canipatiiie 213
La Relie Cuisinière 2to
Les Charmes de la vie cliain|ièlre .... 217
Motif du plafond du château de Fontai-
nebleau 219
ClUlUilN.
Le .leu do l'oie 223
La Ciouvernante 22U
La Fontaine 227
Les Apprêts d'un déjeuner 229
Le liénédicilé 231
Sou |ioilrait |iar lui-même 232
L'.\ii( iiiuairc 233
Gbelze.
La Cruche cassée 234
La Tricoteuse endormie 23o
La Lecture de la Bible 237
L'Accordée du viBage 239
De La Toer.
Son portrait par lui-mêine 240
Madame de l'oinpadoiir 241
\'nll;iiiv 243
Portrait du peintre Dumont le Piomain. 244
lÎESTOL'T.
Le Christ guérissant le paralytique. . . 247
Siri.eyras.
Les Oies du Frère Philippe 248
Natoire.
L'Automne 249
Cari.e Vani.oo.
Rendez- vous de chasse 231
ClIAREES C-OYPEL.
Adrlenne Lecouvreur. 252
.l.-F. DE Troy.
Le Concert 253
fABLK
Premier chapitic de l'ordre du Sainl-
Esprit, tenu par Henri IV
Lacrknéf..
Tancrède et Herininie
Lancrkt.
La Conversation palantc
Joueur de (lùle
Le Faucon (conte de La Fontaine)
Le Tir à l'arc
Pater.
Colin-Maillard
La Balançoire
Halte de chasse
Jealrat.
Le Goûter
Le Déménagement du peintre
L'exemple des mères
Lti'iciÉ.
La Demande accordée
Charles Parrocel.
Louis XV
Halte des gardes suisses
Casanova.
Choc de cavalerie
Le Prince.
Le Corps de garde
Nattier.
Portrait
Louise-Henriette de Dourhon-Conti. . .
TOCQUÉ.
Le peintre Galloche
Louis, dauphin de France
PlAOCX.
Marie-Françoise Perdriiicon
La Lecture
Madame Vicée Le Brun.
La reine Marie-Antoinette et ses cnl'anls.
La Tendresse maternelle
OuuuY.
Le Rat et l'Éléphant
Le Loup aux abois
Le Héron
Lantara.
Vue des bords de la Seine
J.-B. Heet.
Paysage
Joseph Vernet.
Les Baigneuses
Vue de Pausilippc
Orage impétueux
Hubert Robert.
Le Port de Rome
Fragonard.
L'Heureuse fécondité
Di:S GRAVURFS. 4.49
La Fontaine d'amour 299
2'jo Le Berceau 30 1
Marm.-Josei'ii Vien.
2'j6 L'Ermite endormi 304
David.
2a7 Bélisaire 30b
258 Serment des Horaces 307
259 La Mort de Marat 308
261 Les Sabines 309
Pie VH 311
202 Pruu'iion.
203 La Vengeance divine traînant le crime
2013 devant la Justice humaine 312
La Justice et la Vengeance divine pour-
n^„ suivant le crime 313
266 „, , „,„
267 Zephyre 31 j
q(,„ L'Enlèvement de Psyché 317
Les Vendanges 319
Mademoiselle Mayer 320
269 Le Clirist en croix 321
La Famille malheureuse 323
270 Pierre Guérin.
-'• OITrande à Esculape 32:;
Marcus Sextus 327
273 Clyteninestre 32S
Letiiiere.
27d Exécution des fils de Brulus 329
Girodet Trioson.
276 Funérailles d'Alala 331
277 Une Scène du déluge 333
Gérard.
278 -, . 3^-
.^-,, ijorume 33o
'-'■' Bélisaire 336
Portrait d'isabey 337
2«0 ls,BEV.
~^^ La Barque 339
Cari.e Vernet.
f: La Course 340
Le Mameluk au combat 3 i 1
L. Boii.LV.
-^' La Diligence 3t3
28-i
''87 Gros.
Sapho à Leucate 345
Les Pestiférés de Jaffa 347
~^^ Bataille des Pyramides 349
Bataille d'Eylau 351
291 François 1" et Charles-Quinl visitant
les tombeaux de Saint-Denis 3;)3
,g., Le général Lasalle 3bo
293 Géricault.
g„^ Le Marchand de chevaux 357
"^ Le Cheval et la charette 3oS
Le Chasseur de la garde impériale 3b9
297 Naufrage de la « Méduse " 361
Le trot volant •'Î63
208 L'Altelage du charboiniier anglais 36j
29
430 TABLE DES
Gn\NET.
(jhapclle souterraine 306
Vue du Colysée 3()7
' ClIAIlLET.
Le Passage du Rhin, à Kulil 369
ROLCIIOT.
Le 18 Brumaire 371
Horace Vernet.
Poniatowski 372
La Barrière Clichy 373
Ingres.
Jeanne d'Arc (fragment) 377
Portrait de Berlin l'aîné 37',i
L'Apothéose d'Homère (fragment) 381
Delacroix.
La Noce Juive 383
Les Côtes du Maroc 384
Paul Delarociie.
Cromwell ouvrant le cercueil de
Cliarles I" 38")
Mort du duc de Guise 387
Léopold Robert.
Les Moissonneurs 389
Heim.
Une lecture d'Andrieux à la Comédie-
Française 391
Decamps.
Le Chenil 393
La Sortie de l'école 39b
SiCALON.
La Jeune Courtisane 397
H. Flandrin.
La Nativité (Fresque de Saint-C.crmain-
des-Prés) 399
Tassaert.
L'Aveugle de Bagnolet 400
Diaz.
Les Bohémiens 40i
P. Hlet.
L'Inondation 403
Rousseau.
Le Matin 407
Le Soir 409
GRAVURES.
Corot.
Paysage d'Artois 410
Le Matin 411
ClIlMREUIL.
Paysage 413
Millet.
Le Troupeau (fragment) 415
L'Angelus 410
Les Glaneuses 417
H. Dal'mier.
Les Fugitifs 419
Dlpré.
Le Matin 421
Daubigny.
Les Hérons 423
Fromentin.
La Cliasse au faucon 425
Troyon.
Les Vaches allant aux champs. 427
RiBOT.
Jésus parmi les docteurs 429
F. BONVIN.
L'Alambic 431
Meissomer.
Liseur 432
Le Postillon 433
Baldry.
La Tragédie 435
Courbet.
Los Demoiselles des bords de la Seine. 436
Remise de chevreuils 437
Henry Iiegnault.
Le maréchal Prim • 439
Bastien Lepage.
Le père Jacques 440
Le Ramoneur 44l
Manet.
Le Toréador mort 443
Le Bon Bock 445
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE PREMIER
Introduction. — But et plan de l'ouvrage *
CHAPITRE n
Les primitifs français. — Beauté et variété des origines de l'art national. — Les grandes
décorations. • — Le moyen âge. — Les jnéiurseurs de l'art moderne : Jean Fourquel S
Cn.\PlTRE III
Le xvi° siècle. — L'abdication de l'originalité. — L'intluence étrangère. — Les yinrtrailistes. —
Les Clouet. — La question des italianisants. — Jean Cousin ^~
CHAPITRE IV
Le ïvn" siècle. — Vouet. — Nicolas Poussin. — Grandeur et portée de son œuvre 55
CHAPITRE V
Le xvn° siècle (suite). — Le Valentin. — Le niailic du soleil, Claude Loi rain. — L'œuvre des
Le Nain 84
CHAPITRE VI
Le Brun, vice-roi de la peinture. — Le siècle ilc Louis XIV. — Mignard. — Le Sueur. — Carac-
tère de son œuvre • ' *
CHAPITRE VH
Les autres peintres du xvii« siècle. — Les grands p(jrtrailistes. — Claude Le Fèvre. — Rigaud.
— Largillière. — L'approche du svni« siècle ' i-i
CHAPITRE viir
"Watteau. — t'.illot. — Rouclici- 186
432 TABLE DES MATIERES
CHAPITRE IX
Un grand artiste, Chardin. — Greuze et son dangereux ami. — Le portraitiste du xviir* siècle,
La Tour 221
CHAPITRE X
Autres maîtres, petits maîtres et académiciens du xvin" siècle. — La fin de la fête : Fragonard. 240
CHAPITRE XI
David et son école. — Un isolé : Prud'hon. — Contrastes désagréables et figures maussades. . . 303
CHAPITRE XII
Les véritables débuts de l'art du xis' siècle. — Gros et Géricault 34i
CHAPITRE XIH
Vieilles querelles et luttes oiseuses. — Ingres et Delacroix. — Quelques mots sur la couleur.
■ — Vanité des théories 37b
CHAPITRE XIV
Les maîtres d'hier. — Le grand mouvement de retour à la nature. — Les paysagistes de 1830.
— Th. Rousseau. — Corot. — Millet. — Daumier. — Les réalistes : Courbet. — Les hésitants :
Baudry. — Edouard Manet et son influence. — Conclusion 40i
Table des gravures 447
■ \
8003-03. — CoBBECL. Imprimerie Éd. Ch4t6.
I-AVRENS, ÉDITEUR, 6, RUE DE TOURNON, PARIS.
HISTOIRE DES PEINTRES
DE TOUTES LES ÉCOLES
Par CHARLES BLANC
Il E 1, ' A C A 11 K M I K 1" Il A iN r. A I ^
1, A C A 11 l; .M I E II E S B E A t X - A n T :
3,000 GRAVURES
Il volumes iii-1 jesus
Ecole française. 3 vol
— hollandaise, i vol., ii45 gravures
— flamande, l vol., 3 i5 gravures...
— anglaise, l vol., 1 1:; Kriivurcs
espagnole, i vol., Iô6 gr.ivures..
— allemande, l vol., 376 gravures.
P]-ix 30» Il
Cliaqiie école se vend séparément
7'tO gravures T5 fr
50 fr.
25 Ir.
15 fr.
15 fr.
30 fr.
Ecole ombrienne et romaine. 1vol., ISbgrav. 20 fr.
florentine, i vol., 17 j gravures 20 fr.
vénitienne, l vol., I r.n gravures 20 fr.
bolonaise. I vol., lis i^ra^ures lO fr.
milanaise, lombarde, ferraraise,
génoise, napolitaine, i vol., lOigrav. 20 fr.
L'ouvrj'rr- comprend (tio livraisons dont ci-dtssous h liste. Chjqne maître se rend séparément à raison de So cent, la liiraison.
° Le chiffre suivant le nom du maître indique le nombre de livraisons gui lui est consacré.
ÉCOLE FRANÇAISE
B.iflielii-r
Bui.luuin
Blaiirharii
Itim Bdullon^ne
Bourhfi-
Boiill.)ri);neiL. Je)...
Bniirdun (S.)
Br>iir);uigDOn (L.)
C«llol(J.)
Casanova
ChanipagQL' (P. de)...
Chardin
CharlellM.)
Clouel (J. elF.)
Cousin (J.)
Covpcl(A.l
Coipel (Cil.)
Cuyuel(Naëll
Coïiicl (N.-S.)
David ;L.)
Ilecarnps (.\.-G.)
Delaroelie (P.).;......
Demarne (J.-L.)
nespnrle^
ne Troy IF.l
De Troj (J.-F)
Iloyen
Droauis (J.-G.)
Dufi«snoy (C.-V.)
Du|ç6cl (G.)
l'.irest
l-'iajonard
Freiiiinel (M.)
(;raid(l-'r.)
(iiicinll ■
Gilliil ICI.I
Uirodel
Grand (F.-M.)
(ireuie (J.-B.)
Gris(A.-J.)
Guérin[?.l
iiiiei :
livre (L. de la)
I.'abe» (J.-B.l
Jeaural (K.)
iouvenet
Latosse (Cli. de)
Lagrcnf^e (le*)
Lancret
Lantara
LarKilliore (N. de)..
Lnlour {I.. Q. de)....
Lebrun (C.)
LcCévre (CI.)
Lemoyne
I.epicié (N.-B.)
Lesueiii-
I.elliiérc (O.-F.)
I.o.rain (Claude]
l.onlethinirp
Me. lien (Van dcr). . . .
Mi.h.illon
Mtîîiiard (N.l
«li;,Miard (P.)
MilIrtlFr.)
Monnoyer
Nain (Ce) frères
Hiloirc (C.)
Natlier(J..M.)
Oudr;
Parrôcel (Charles)..
Panocel (J.isculi)...
Palet ip.)
Palei- (J. B.l
Piene (J.-B.)
Poussin (N.)
Prince (Le)
Pnid'lum
Banux (Jean)
Begnault
Ilesl.iul (Jean)
Ilil^im)
KivnU (Antoine),.. .
Robert (Hubert)
Robert (Li^opold).. .
S.inicrrc (J.-B.)
Sebelter (.4r»l .T
Si^-alon....; 1
StellaiJ.) 1
Subleyras 1
Tîiunav I
TestelinlL. et H.) 1
Toequé (Louis) 1
Touroières (Robert).. 1
Tr.iuiûlicre 1
Valeutin '2
Vanloo (Carie) î
Verdier (François) 1
Veniet'Carle! 2
Vernet (Joseph) i
Vernet (Hûraee) 4
Vien(M.-J.) 1
Vi^'ée- Lebrun (Mme). 1
Vouet 1
Watteau 1
ÉCOLE HOLLANDAISE
ABsclyi 1
Bakhuisen (L.) t
BegafC.) I
Ber^hâin 1
Blocmacrt (Abr.) 1
Bol(K.) 1
Botli(An(IiL') 1
Biïth ;J.) 1
Bramer »Léi)nard) 1
Brauwer ; t
Breoinberg (A.) 1
Cabel (Van «1er) 1
Otjnir-iilc (Iti tlarlem. 1
r,uv(i (Albert). 2
n.:ckLM- (C.) t
Itiioi (Jean)..; t
Oujardin (Kiirel) S
l>usarl(C.).-.- 1
l>o.^s (Van der) 1
Dow (G.) 2
Ovok fPh.Vrtn) 1
Ei'ckhrmt (Van) l
Kverilinspn {Va(i| J
Flinck (Gnvert) 1
Gohtius (Henrv) 2
(loven (Van)...! 1
Hlh-mi (Davi.! d.*i 1
Hccin^kerk (Maitinj... 1
Hi-Isl (Vaa dcr) 1
H'Mis.h (G. de) 1
U._>vdtti (Van iIlt) 1
Hobhcma 2
Hondecielcr (M. de)., l
Ilonthorsl 1
Hoo-he {P. de) ,1
Uootfstraten 'l
ilnubraken (Arnold).. 1
Ilurhtonburc (J. Van), l
Unvsuui (Vau) '2
Kiir 1
Keyscr {Tb. de) 1
Kiminck (Philiinic: . . . 1
Koiiinr:k (Salomon). . . 1
I,acr (Pierre de) 2
Laire*se (C. de) 1
Leyde (I-iicai de)..;.. 2
l.ievent (Jean) 1
Linsolbiick fJ.) ' 1
Ma»-^'>'i.:nl:»«).. ■.;.... \
Me<-r(Vaader)deDelft. 1
M^Uu 2
MierU (Fc.) :t
Mi.^riMn ) 1
llirevelt (Siicbel) !
Moor (Karel de) J
Moio (Anl.) 1
Moucheron (F.) J
Npop (E?lon Van ilcr). 1
1 Xi'er (Van di'r) 2
! Nelselier (O.) 2
1 Oïladc (A. Van) 9
1 0*Ude (Unftc) S
1 PoelflmhourK 1
1 Polter (Paul) 2
2 Pvnirker fA.}. 1
i 1 Rembramll 3
Ruy5dfl?l(J.) 2
Ru*8da.*l(S.) 1
Saftieven (H.) 1
ScbalckcD 1
Si'hoorel (J.) 1
Slingeland (P. Van)... t
Stepn(Jean) 2
Swaneveldt [\.) 1
Ttjrbiirp (G.) 2
ïrorint (Corneille).... 1
Velde (A. Van de}.... 2
Velde (G. Vao de).... 2
Velde (I. Van de) 1
Vlieger {Simon de)... 1
Watëi-loo (A.) 1
Weenix (J.-B.) t
Wei-r (Van der) 1
Wit (Jac-ines de) 1
Wnuwermans 2
Wïck (TUomas) 1
Wvnanls 1
Zo.K 1
ÉCOLE FLAMANDE
n.ikii (H. Va.i)
Bli. en (F. Van)....
KieiUel
Hrcufilifl de Velours.
Rieiiîïb.'l (Pierre)....
Bril (Paul)
Coqiifi'î (Gonza'è»)...
Coxio (Michel de)
Crac«b>'kc (,1.)
C'ayer (G. de)
Dtepenbccki:(A. V.)...
lïiicliatel
Dyek (A. Van)
Eyek (les Van)
païens (Van)
Plfiris (F.ftns)
Fyl (Jean)
Fi)n<iiiières
Fr..neken (F.)
Fivincken lies).:
G^nin:!* (.\bi'al:aui|. . .
Ui'iM (Van d>T)
G •**art (Maliuse)
IlaU 1 Franco! s)
Ilocck (Van)
HujNman»
Jansacns (Abr.). , , .". .
Jamsens (V,)
Joidaen*
Kessel (Van)
Lens
Matïy« JQuenlinJ
Hemlinc
Miel (J.)
Mol (Pierre Van)
Nrefi (Peler)
Onime::.iDrk
0(nt(los Van)
Orlcy (B. Van)
Pépin (Martin)
Pelrr» (B)
Porlms U- jeune
P0rbus(IC8)
QuoUvn le vieux
Romb'ouls (Th.)
Rubens
Scbnl (C.)
Se;.'bcrj (Onoicl)
Sc^herï (Gérard)
Snayepj
Snçyderi
Slec'nwyck
Teoiert le vieux
Teniers (D.)
Tulden fVnn}.'
'tJilen (I.unas S'an). ...
Utrcclil (Van)
Vp'i-ii« (Olto)
Vei ha;^'bpn
Vos (C. do)
Vo«iM.dc^
Weyden (R. Van der).
Wildcns
WlengbcU (N.)
ÉCOLE ALLEMANDE
Coello (Sanchez) 1
Collanlès (Francisco). 1
Alde-re'
Baliluuk'
B.'^'as.,
Biii'-;kiriaier (lians)... 1
Calame (Alex.) 2
Carslens 2
Chodowicfki t
Cornélins 3
Cranach (Sundcr dil). i
Deaner (B.) 1
Deulseb 2
nietricb 2
Iliirer (Albert) S
l-.Wh.rim.-r (A.) 1
F.M- (F. de Paula)... I
Gruni'waUl 1
Ilasenolever 1
H-rle (Wilbem de)... 1
n.-s50 (II. de) 2
llulbt'in le jeune 3
Hiilbei» le vieux 1
KaiiITmann (Angélira' 1
KnelbT'Gjtlfiied).... 1
Lelv (Pierre) 1
Lftchner (StL^phan). . . . 1
Meng<; (Rjmha.-l) 1
Miiinon (Abraham)... 1
Ovi-rbeck 2
Retbel 2
Biilin;;cr 2
B..r.s (J.U. et Th.).... 1
Rotleiihamnier 1
Boltm.in 1
Bu'.'end»* (G. P.) 1
Satidrart )
Sfiliadow 1
Sch.iffaer (Martini.... l
SehnnlTelein t
Schinkel 3
Sehirmer 1
Si-hnnrr 3
Si-bonyaucr (Martin).. 1
S.-hulcin iU^n'i] I
Srbwind 2
Wolilgemuth 1
Zf^itblom 1
Ziik 1
ÉCOLE ANGLAISE
Barry (James) 1
Blake 1
Boniniîton (K. P.).... 2
Cilrolt 1
Gollins 1
Constablc (J.).. 2
Klty 1
Gainsbornuïh (T.). ... 1
lleiirv Fuseli : i
Hnrlow 1
no{;ulh (G.) ' 2
Iluwan! 1
L.iwrcnce 2
Miirtin(J.l I
llerr^ra (les) 1
Juan de Joancs 1
Las Roelao 1
Le GrccofThiSotocopuli) 1
Mazo....' 1
Muiulès 1
Mova 1
Mu^u (el) Navardte.. 1
Murillo -2
Pacheco I
Pantoja 1
P.ireia 1
Ribalta '
nibera
Riii(Ics} .'
Sevilla (Juan de)
Tristan
Idi's Lèal (Juan de)
V;ir"a9,,
1
t
1
t
1
1
Vélazqucz : i
Zurbaran (F.) 1
ÉCOLES ITALIENNES
ÉCOLE OMBRIENNE
ET ROMAINE
Alunno (Nicolo) T
Bagniica\alu... 1
Barrorbe(le) 1
Battoni(P.) 1
Cararage 1
CaravafïelP. etM.de). 1
Curtono (P. de) 1
Coi-t» (Lorcnzo) 2
Fatlore (le) 1
Keli J
Franeesca (P. dcl!a). 1
Franco(B.) 1
Lanfrnnc 1
Leone(0.) 1
,uigi d'Assise 1
Manni (G.) 1
Maratti B.) 1
l'anini (J.-P.) 1
Pcllegrino 1
Pcrino dcl Vagn 2
Périifîin (le) » 3
Pinturieeh*o (le) :{
n.phai-l , 5
Romain (J.) 2
Rnmanelli 1
Sachi (A.) 1
Santi (G.) 1
Spagna (L.) t
Tâmpesti 1
Timolco délia Vitte... t
Udine (I. d) I
Zuccheri (les) 3
Vasari 1
Vinci (Léonard de)... 5
Voltcrrc (Daniel de)... 1
ÉCOLE VÉNITIENNE
Bassaa (F.) |
Bassaa (J.) 1
Basian (L.) 1
BfUini (Gentille) I
Bellini (Giovanni).... i
BoniTazio 1
Bonviciiiu I
Bordone iP4ris] 1
Calcar (Ji-an dej i
Canal (A.) 1
Carpacrio i
Cima de Conc^'liano.. t
Oiorgion 1
Lotto Lorenio 1
MoroQÎ t
Mniiano (G.) 1
Padouan (le) i
Palma le Jeune (J.)... 1
Palma le Vieux 1
Pii>nibo (S. del; 2
Pordeuone(le) 1
Chaque livraison 50 cent.,
Morlsind (George).... 1
Newton (G. Sluart)... 1
Northrnte 1
Opie iJ-.hn) 1
Rfvndld* 'Joshual.... 2
Romnev (O.) 1
Sniirke (Robert) 1
Slolliard 1
Turner (J.-M.-W.). . . 2
West (Benjamin) 2
Wilkic (David) 2
Wilson \
ÉCOLE ESPAGNOLE
Cano (V.l 1
Carducco (Les) 1
Careiio 1
Caslillo î
Coreso 1
Ceapéd^^ (Pablo de)... 1
Coelto (Cl.) 1
franco contre mandat-poste
ÉCOLE FLORENTINE
Albftrtinelli 1
Allori (CrisloranoF.). 1
Bartolommeo (Fra.)..,
Reccarunii
BiÇio
BoUicetli
BroniJDo
Cif;oli
Crodi
Doici I
Garbo 1
Ghirlandaio 1
Oozzoii (BenoHo) 1
Lippi (Fra Filipnoj... 1
Lippi (Filippino) 1
Manniizzi 1
M.isaecio 1
Michfl-An^c 12
PasAi<;nano 1
Peruzzi....... 1
Pontormo (le) t
Rotso (le) , 1
Sarte (André de) 3
Sî^norelli 1
: Testa (Pielro) 1
S;ilviat
Srhiavone (le) ï
Tiepolo (les) 2
Tintoret (Icï H
Titien VccelU 3
Véronèse (A.) 1
Véronfcie(P.} 3
Zelolti 1
ÉCOLE BOLONAISE
Albane (F.-L.) I
Carrarbe (A.) 1
Carriehe (An.) 2
Carrache (L.) 1
Dominiquin (le) 2
Franeia (le) 1
Guerrhin (le) I
Guide (Le) 2
Melozio da Forli 1
Molla (F.) i
Procacoini (les) î
Primatice ile| 2
Tibaldi (Pellegrinnj... 1
ÉCOLES MILAV.MSE.
LOMBARDE. FEHRA-
RVISK, (;FN(11>E. ET
JJAPOl.lVAINK.
lo BCOLK «ILA-ïUSS
Beltraffio I
Ferrari (G.) 1
Luini (Pernardino)... 1
Salai ou Salaïno 1
Scslo (Cesare da) 1
Soddonia (le) 2
Snlari ou Solario • I
2» KCOLB LOMB*nnR
BT FR0n&nAI6B
Abale (Nircolo del).. 2
Corrèfje (le) 3
Maatogna 3
Parmesan (le) 2
Scbidune 1
3o ÉCOLE GB^OIBE
Cambiaso t
Castello (Bernardû)... 1
Castiftlione... •...'....- 2
GaulU (le Bachique).. 1
PaRci.... 1
Somini (^le»i ^
Slro«i(aiUeCai>ucin) t
'40 icOLB KAPOLITAIXR
Calabriie (le) I
Giordano 1
jost'pin 1
Rosa (Satvator) 2
Solimeaa 1
f
.• tK^r-