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Full text of "Histoires désobligeantes"

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I 


LEOiN   BLOY 


ur 


S 


DÉSOBLIGEANTES 


PARIS 

COLLECTION    ((LES    PROSES» 
GEORGES   CBES    ET   Cs    ÊDITFîTn^i 

116,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    116 
MCMXIV 


HISTOIRES   DESOBLIGEANTES 


DU  MÈMh:  A  un: un 


Lk  UK\Ki.Ait;Lu  i)L  (ii.tjiu;  (C/w/s/o/j/tc  (^nloiiih  et  sa  Béalificalion 
future}.  Préface  de  J.  Barbey  d'Aurevilly,  t'.puisé. 

I*IHJI'OS    l)'l  >    K>TUi:i'llK.NELU   l)K   DlÏMuLITlON  S. 

Lk  Pal,  painpiilel  hebdomadaire  (les  4  miméros  parus).  Epuisé. 
Lk  Dksksim'ihk,  rcjuian. 

(JllHISTOI'IIK   CoLOM»    nKVA>T  LKS   TaUHEALX.  EpUlsé. 

La  (^iievamkiu:  dk  i.a  Moût  (Marie-Antoinette). 

Lk  SaLLT  PAU  LKS  Ji  M  s. 

Si  KLii  i»K  San(;  (1870-I>i71),  avec  un  purlrail  de  laiilfur  en  1S.S7 

(Oès,  éd.). 
Li'o>  Hi.oY  i)K\A\'r  LKS  Cochons.  Epuisé. 
HisroiHKs  i)i':souli(;ka\tes  (Crès,  éd./. 
La  Fkmmk  Palmik,  épisode  coiileniporain. 
Lk  Mk>uia.\t  L\(;hat  (.lournal  de  Léon  liloy). 
Lk  Fils  dk  Lolls  \\  1,  a\ro  un  jjorlrail  de  Louis  WII,  en  héiio- 

}^ra\  lire. 
Jk  m'acci  sk...  Pages  irrespectueuses  pour  Fmile  Zola  et  cjuebpies 

autres.  (Jurieux   portrait  de  Lé.tn  Bloy,  à  18  ans.    ^puisé. 

EXKC.KSK   DKS    LlKLX    (JOMMLNS. 

Les  Dkk.mi.uks  Colonnes  de  l'Egllse  {Coppéc.  —  Le  H.  P.  Judas. 
—  Brunetière.  —  Haysmans.  —  Bour<jet,  etc.). 

Mon  Jolhnal  (1)i\-ski>t  mois  en  Dankmauk),  suite  du  Mendiant 
Ingrat. 

(JLATiu;  Ans  dk  (^vptiviti-:  a  Cochons-slh-Maknk,  suite  du  Mendiant 
Ingrat  et  de  Mon  Journal    Deux  portraits  de  l'auteur. 

liELLLAutKs  KT  PoHCHKKs.  Autre  portrait  (Stock,  éd.). 

L'Ki'oi'ÉK  Byzantine  et  G.  .Sciillmijekgek.     puisé. 

La  Rkslhhection  de  Villieus  de  l'Islk-Adam.  Epuisé. 

Pa(;ks  Choisies  (1884-I9U.>).  Kncore  un  portrait. 

Gkllk  Qii  l'LKLUK  (>otre-l)anie  de  la  .Salette,,  avec  gravure. 

L'Invkndaule,  suite  du  Mendiant  Ingrat,  de  Mon  Journal  et  de 
(Jualre  ans  de  Captivité  à  Cochuns-sur-Marne.  Deux  gravures. 

Le  Sa>g  du  Pai mœ. 

Le  Vielx  de  la  Montagne,  suite  du  Mendiant  Ingrat,  de  Mon  Jour- 
nal, de  (Jualre  ans  de  Captivité  à  Corhons-sur-Marne  et  de  l'In- 
vendable.  Deux  gravures. 

Vie  de  Mi'.lanik,  liergère  de  la  Salette,  écrite  |)iir  cUe-inéuic.  lii- 
troduclioM  de  Léon  Bloy.  Polirait  de  Mél.uiie. 

L'.\mk  dk  Napoléon. 

KxKGÈSK  DES  LiKL  X  COMMUN  S  (  Nouvclie  série). 

Sun  LA  ToMiiK  DK  HiYSMANs  ( Laqucrrière,  éd.). 

liiîs  ouvraj^o-j  sans  ilusii^'nation  d'éditeur  se  trouvent  à  la  librairie  du 
Mercure  de  France,  rue  do  Gondé,  2(3. 


LEON    BLOY 


HISTOlKliS 


ÏSOBLIGEA.\Ti:S 


PARIS  V 

COLLECTION    .    LES    PROSES  » 
(iK()P.(;KS    CRÈS    ET    r.-.    KDriKUHS 

IIG,    BOULEVAl'.D    SAINT-GERMAIN,    HO 
MCM\1V 


ci;  i.ivuk  a  ktk  rini:  \  dki  \  mii.i.i.  dklx  c.knts 
K\i- Mi>i.  Aiius,    soir         15    i;\i:mi'L\ihi  s    jm'On 

IMPKlllAL  (dont   O    nous    COMMKftCKl   NLMKUGTKS  UK    1    A    10    KT 

i)K  II  A  lo  ;  37  K\KMPL\iiu:s  vkkgk  d'auches  (dont  12  nous 

COMMF.HCI)   NLMKHOTKS  Df.    16  A  40  ET  DE  41   A  o2  ;   2148   KXKM- 

PLAIKES    SUR   VÉLIN    TEINTÉ    (DONT    183    HOUS    COMMKHCK)    M- 

MÉIIOTÉS     DE     53     A     2017     KT     DE     2018     A     220(1. 


> 


1185 


Copyr'Kjhl  hy  G.  Crh  el  C°,  lUI'i. 

Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d'adaptation 
réserves  pour  tous  pays. 


A    M0>'    CHER    AMI 


Eugène     BORREL 


En  souvenir  pieux  de  Notre-Dame  cVÉphèse  qui  nous  met 
si  loin  des  ordures  contemporaines. 

L.  B 


LTXRAGÉ   VOLOMAIRE 

ou 

L\   COXSPIR.VTIOX   DU    SILENCE 


—  On  nous  a  enseigné  dans  notre  enfance^  me 
disait  Apeniantus^  qu'il  y  a  dix  parties  du  dis- 
cours. La  profonde  graniniaire  de  V avenir  dira 
que  le  silence  est  la  onzième  et  la  plus  redou- 
table, étant  désignée  pour  dévorer  toutes  les 
aut/'eSf  comme  le  serpent  d'Aaron  dévora  les  au- 
tres serpents. 

Le  lieu  commun  du  a  silence  élocpient  »,  par 
exemple,  n  est  pas  une  sottise,  et  /e  «  silence  des 
passions  »  est  plus  à  craindre  que  la  pire  loqua- 
cité. La  «  conspiration  du  silence  »,  autre  lieu 
commun,  na  rien  de  chevaleresque,  sans  doute, 
mcds  elle  est  indiscutablement  efficace  pour 
tuer  un  homme  supjérieur  qu'il  est  impossible  de 
déshonorer.  C'est  le  désert  du  steppe  immense 
autour  du  conquérant  forcé  de  mourir  d'inani- 
tion. C'est  la  solitude  infinie  de  Dieu  lui-même 


s  IIINIOIHKS    PESO  H  I,  I  (1  KA  NTES 

dont  uni  ne  /ku/c  cl  ne   vciil   cnlcndrr  jutrlrr... 

Oitt'hjiiun  se  soin'iciit-il  cncoi-c  de  la  nwivril- 
h'Ksc  cilcfiin iHil ion  de  Sai ni -l^icri-c  M(n'l i ni(jii(\ 
on  Ircnic  ini/lc  rires  /inninins  /'nrcnl  nnennlis, 
en  Ircnic  scco/zf/cs,  jnir  le  son/Ile  silencieux  d' nn 
voli'nn  dn  voisinaiyc  '.' 

Wnis  ni\ivcz.  dit ^  M(irv/icnoii\(ju'((  ccl  insidnl 
incnic  \'ol rc  fiHc  faisait  sa  j)rcinicrc  coniniunion 
cl  (jn^il  iidvaitpasfalln  nnc  victime  de  inoi/is  ci 
cette  innocente  pour  que  V  acte  prodigieux  quelle 
acconiplissail  /'ni  incffaqahlcnjcnt  et  très singu- 
lièrenicnl  niai'<pic  pour  elle  de  ce  geste  colossal 
de  la  Mort.  C'a/' c  est  bien  lit  votre  manière d'ex- 
pli(juer  lesévénenienls  de  ce  monde,  ô  concent râ- 
leur effrayant  l  et  je  crois  que  vous  avez  raison 
mille  fois,  mais  il  y  a  de  (pioi  rèvcr  sur  ce 
gouffre. 

Lorsque  la  petite  fille  (jui  précédait  la  vôtre 
reçut  le  Corps  du  Christ,  tout  un  peuple  vivait 
encore;...  lorsque  vint  le  lourde  celle  qui  la  sui- 
vait, tout  et  (lit  fini  pour  ce  peuple.  Gustodiat 
animam  tuain...  (\'lle  parole  avait  snff.  1^1  ns 
de  banipies,  plus  de  boutiques,  /dus  de  I r-ibn- 
naux,  plus  de  bureaux  cC affaires  ni  de  bureaux 
d'amour,  plus  (F églises  même.  A  (piinze  cents 
lieues,  on  était  des  morts,  une  ville  morte,  on 
était  devenu   le  SilPnce,  tout  (i  coup. 

Vous  a-t-on  dit.  cependant,  quil  y  cul  un 
homme  épargné,  iiii  seul,  cl  (pie  cet  homme  était 
précisément  ins  condam.nk  a  mort.'  On  se  lé jouis- 


L   EN RAGE     VOLONTAIRE  9 

sait,  je  le  suppose,  crassistei'à  son  exécution,  on 
en  parlait  dans  les  familles  honorables,  on  était 
sans  doute  impatient  de  ce  supplice,  et  il  fut  le 
témoin  unique  de  l'exécution  de  la  multitude! .., 
Vous  ci'oyez.  peut-être  que  je  vous  se/s  un  apo- 
logue. Eh  !  bien,  non.  Ce  condamné  le  mort , 
c'est  vous-même.  On  a  voulu  vous  exécuter  par  le 
silence  et  on  n'a  réussi  qu'à  faire  de  vous  l'ha- 
bitant solitaire  d'une  nécropole  silencieuse. 

—  Mon  clier  Apemantus,  ai-je  répondu,  je  veux 
bien  croire  que  vous  ne  me  débitez  pas  un  apo- 
logue, mais  vous  jneparaissezatteint d'une  bizarre 
monomanie.  Vous  voulez,  à  toute  force,  que  je 
sois  un  persécuté  et  vous  ne  voyez  pas  cpie  je  suis, 
au  contraire,  un  persécuteur.  Interrogez  nos  con- 
temporains. Tous  vous  diront  que  je  suis  un 
monstre  et  qu'il  n'y  a  pas  moyen  cV échapper  à 
ma  dent  féroce.  On  a  beau  me  caresser,  me  cou- 
vrir de  fleurs,  me  dire  les  choses  les  plus  amou- 
reuses, jn' offrir  de  V argent  et  des  friandises ,  rien 
ny  fait.  Sainte  Marthe  elle-même  renoncercdt  à 
dompter  une  tarasque  aussi  farouche. 

Je  le  confesse,  Un  est  pas  en  mon  jjouvoir  de 
me  tenir  tranquille.  Quand  je  ne  massacre  pas, 
il  faut  que  je  désoblige.  C'est  mon  destin.  Tai  le 
fanatisme  de  l'ingratitude.  N'étant  pas  aveugle, 
je  vois  clairement  que  tout  le  monde  est  très  bon, 
que,  depuis  les  lys  de  pureté  jusqu'aux  plus  no- 
tables ruffians,  c'est  à  qui  /nai/nera  le  plus 
tendrement  et  nie  le  prouvera  par  les  sacrifices 


10  1 1 1  ^  I  ( 1 1  lu; s    I »  K s ()  H L I ( ;  i:  A  N t k s 

les  plus  mcritoirvs.  Je  ne  finiidis  pas  si  Je  vous 
rdcontdis les  pclils  soins,  les  (ittciitions  (Iclicotcs, 
les  (li'vldntlioiis  cn/humuces  dont  je  suis  te  coiis- 
tcint  objet .  pour  ne  rien  dire  de plusieuis  innuo- 
Idl ions heroKpies i nd ii^nenieril  <'l dhoniinahteinenl 
pdj/ces  pur  mes  plus  noires  nidiiii^dnces.  (jue 
voulez-vous  ?  Je  suis  uïi  eni'di(é  volonluire. 

Vous  objecterez  peut-être  quon  d  essdyé  de  me 
fdire  crever  de  f'dini  depuis  trente  ans^  cpCon  d 
fait  mourir,  pur  ce  nioyen^  deux  de  mes  en funt s. 
\(ijjdnt  j)ds  de  cœur ^  f  en  di pris  monpdrti  dvec 
une  ddniirable  désinvolture.  Mdis  éteint^  tout  de 
même,  un  /lomnie  juste^  je  peux  nie  mettre  a  lu 
place  des  bonnes  ùmes  ii  (jui  je  dois  tout  cela. 
Leurs  intentions  étdient  si  droites  et  si  pures! 

On  a  cru  bêtement,  il  est  vrai ,  que  le  silence 
me  tiLerait .  C'était  vouloir  empoisonner  un  cro- 
codile avec  du  bouillon  de  crapaud.  Je  n'en  suis 
devenu  (/ue  plus  fort  et  mieux  endenté.  Sans  le 
vouloir,  on  a  été  ainsi  mes  bienfaiteurs.  Le  si- 
lence, la  misère,  les  chagrins  affreux,  voila  ce 
(pCil  me  fdlldit  pour  devenir  le  monstre  invin- 
cible. 

Vos  dernières  pdroles  prouvent  que  vous  avez 
compiis  cela.  Pourquoi  donc  alors  me  parler 
d'inanition  et  de  désert  ?  Je  ne  fus  jamais  autant 
visité  ni  si  florissant.  L^e  silence  est  une  prairie 
fdvordble  aux,  rumindnts  de V éternité ^et  des (ini- 
nidux  très  sympdthiques  y  sont  attirés  auprès  de 
moi,  presque  chaque  jour,  par  la  luxuriance  du 


L  ENRAGE     VOLONTAIRE  11 

pâturage.  Le  jour  où  il  n^y  aura  plus  de  silence 
autour  de  ma  personne  sera  certainement  un  jour 
terrible.  Je  me  verrai  sur  du  crottin  d'argent  oit 
ne  pousseront  plus  les  pciquerettes  aimables  ou 
les  anémones  pascales  de  la  Douleur,  et  mes  com- 
pagnons découragés  s'en  iront  brouter  le  cytise 
des  licornes  sur  la  montagne. 

Tenez-vous  donc  tranquille^  Apemantus.  Les 
conspirateurs  r/?^  silence^  les  silentiaires ^  comme 
on  disait  à  Dyzance^  ne  sont  rien  que  de  pau- 
vres huissiers  qui  se  trompent,  croyant  voir  en 
moi  un  bruyant  perturbateur.  Vous  avez  été  mon 
hôte  plusieurs  fois  et  vous  savez  que  f  ai  la  mâ- 
choire silencieuse.  Mon  rire  même.,  quand  je  dé- 
vore les  contemporains ,  ne  réveillerait  pas  une 
araignée  filandière,  et  mes  pas  font  moins  de 
bruit  encore,  lorsque  je  me  promène  pcuini 
leurs  sépulcres.  S'ils  étaient  malins,  ils  caril- 
lonneraient, nuit  et  jour,  pour  dénoncer  ma  pré- 
sence et  me  priver  ainsi  de  V incognito  qui  favo- 
rise mes  expéditions  de  vampire. 

]Se  me  parlez  plus  de  ces  imbéciles. 

LÉON  Bloy. 

Bourg-la-Reine,  novembre  1913. 


I 


LA   TISANE 


JACQUES  se  jugea  simplement  ignoble.  C'était 
odieux  de  rester  là,  dans  l'obscurité,  comme 
un  espion  sacrilège,  pendant  que  cette  femme,  si 
parfaitement  inconnue  de  lui,  se  confessait. 

Mais  alors,  il  aurait  fallu  partir  tout  de  suite, 
aussitôt  que  le  prêtre  en  surplis  était  venu  avec 
elle,  ou,  du  moins,  faire  un  peu  de  bruit  pour  qu'ils 
fussent  aA^ertis  de  la  présence  d'un  étranger.  Main- 
tenant, c'était  trop  tara,  et  l'horrible  indiscrétion 
ne  pouvait  plus  que  s'aggraver. 

Désœuvré,  cherchant,  comme  les  cloportes,  un 
endroit  frais,  à  la  fin  de  ce  jour  caniculaire,  il 
avait  eu  la  fantaisie,  peu  conforme  à  ses  ordi- 
naires fantaisies,  d'entrer  dans  la  vieille  église  et 
s'était    assis   dans    ce   coin    sombre,   derrière  ce 


i;  IIISTOIIIES     UKSOin.IGEANTES 

(•(Hif('ssii)niial,  pour  y  rt''veiM'ii  regardant  s'éteindre 
la  grande  rosaro. 

Au  bout  de  (jiielijue.s  minutes,  sans  savoir  com- 
ment ni  |>i>iir(|U()i,  il  devenait  le  témoin  fort  invo- 
lontain»  d'une  confession. 

Il  est  vrai  (|ue  les  paroles  ne  lui  arrivaient  pas 
distinctes  et,  qu'en  somme,  il  n'entendait  qu'un 
cIiucIk dément.  Mais  le  colle M|ue.  vers  la  fin,  sem- 
blait s'anim<*r. 

(^uelcjues  syllabes,  çà  et  la,  se  détacbaiimt, 
émergeant  du  fleuve  opaque  de  ce  bavardage  pé- 
nitentiel,  et  le  jeune  liomme  cpii,  par  miracle,  était 
le  contraire  d'un  parfait  goujat,  ciaignit  tout  de 
bon  de  surprendre  des  aveux  ([ui  ne  lui  étaient 
évidemment  pas  destinés. 

Soudain  cette  prévision  se  réalisa.  Un  remous 
violent  parut  se  produire.  Les  ondes  immobiles 
grondèrent  en  se  divisant,  comme  pour  laisser 
surgir  un  monstre,  et  l'auditeur,  broyé  d'épou- 
vante, entendit  ces  mots  proférés  avec  impatience  : 

—  Je  \'oiis  dis,  Dion  pire  ^  que  j<il  mis  du  poi- 
son ddiis  sa  tisane! 

Puis,  lien.  La  femme,  dont  le  visage  était  invi- 
sible, se  releva  du  prie-Dieu  et,  silencieusement, 
disparut  dans  le  taillis  des  ténèbres. 

l*()Ui-  ce  qui  est  du  jn'être,  il  ne  bougeait  pas 
])lus  cpi'un  mort  et  de  lentes  minutes  s'écoulèrent 
avant  qu'il  ouvrit  la  porte  et  qu'il  s'en  allât,  à 
son  tour,  du  ])as  pesant  d'un  liomme  assommé. 

11  fallut   le  carillon  persistant  des  clefs  du  be- 


L  A     T  I  s  A  >■  E  15 

deau  et  l'injonction  de  sortir,  longtemps  bramée 
dans  la  nef,  pour  que  Jacques  se  levât  lui-même, 
tellement  il  était  abasourdi  de  cette  parole  qui 
retentissait  en  lui  comme  une  clameur. 


Il  avait  parfaitement  reconnu  la  voix  de  sa  mère  ! 

Oh!  impossible  de  s'y  tromper.  Il  avait  même 
reconnu  sa  démarche  quand  l'ombre  de  femme 
s'était  dressée  à  deux  pas  de  lui. 

Mais  alors,  quoi  !  tout  croulait,  tout  fichait  le 
camp,  tout  n'était  qu  une  monstrueuse  blague! 

Il  vivait  seul  avec  cette  mère,  qui  ne  voyait 
presque  personne  et  ne  sortait  que  pour  aller  aux 
offices.  11  s'était  habitué  à  la  vénérer  de  toute  son 
àme,  comme  un  exemplaire  unique  de  la  droiture 
et  de  la  bonté. 

Aussi  loin  qu'il  pût  voir  dans  le  passé,  rien  de 
trouble,  rien  d'oblique,  pas  un  repli,  pas  un  seul 
détour.  Une  belle  route  blanche  à  perte  de  vue, 
sous  un  ciel  pâle.  Car  l'existence  de  la  pauvre 
femme  avait  été  fort  mélancolique. 

Depuis  la  mort  de  son  mari  tué  à  Champigny 
et  dont  le  jeune  homme  se  souvenait  à  peine, 
elle  n'avait  cessé  de  porter  le  deuil,  s'occupant 
exclusivement  de  Féducation  de  son  fils  qu'elle  ne 
quittait  pas  un  seul  jour.  Elle  n'avait  jamais 
voulu  l'envoyer  aux  écoles,  redoutant  pour  lui  les 


H,  MIS  TOI  H  KS      DESOBLIGEANTES 

contacts,  séliiil  chargée  complètenuMiL  de  son 
instruction,  lui  avait  hàti  son  àine  avec  des  mor- 
ceaux de  la  sienne.  Il  tenait  même  de  ce  régime 
une  sensibilité  in(iuiéte  et  des  nerfs  singulièrement 
vibrants  qui  l'exposaient  à  de  ridicules  douleurs, 
—  peut-être  aussi  à  de  véritables  dangers. 

Quand  l'adolescence  était  arrivée,  les  fredaines 
prévues  qu'elle  ne  pouvait  pas  empêcher  l'avaient 
faite  un  peu  plus  triste,  sans  altérer  sa  douceur. 
Ni  reproches  ni  scènes  muettes.  Elle  avait  accepté, 
comme  tant  d'autres,  ce  qui  est  inévitable. 

Enfin,  tout  le  monde  parlait  d'elle  avec  respect 
cl  lui  seul  au  monde,  son  fils  très  cher,  se  voyait 
aujourd'hui  forcé  de  la  mépriser —  de  la  mépriser 
à  deux  genoux  et  les  yeux  en  pleurs,  comme  les 
anges  mépriseraient  Dieu  s'il  ne  tenait  pas  ses 
j)romesses  !... 

N'raiment,  c'était  à  devenir  fou,  c'était  à  hurler 
dans  la  rue.  Sa  mère  !  une  empoisonneuse  !  C'était 
insensé,  c'était  un  million  de  fois  absurde,  c'était 
absolument  impossible  et,  pourtant,  c'était  certain. 
Ne  venait-elle  pas  de  le  déclarer  elle-même  ?  11  se 
serait  arraché  la  tête. 

Mais  empoisonneuse  de  qui  ?  Bon  Dieu  î  II  ne 
connaissait  personne  qui  fût  mort  empoisonné  dans 
son  entourage.  Ce  n'était  pas  son  père  qui  avait 
reçu  un  paquet  de  mitraille  dans  le  ventre.  Ce 
n'était  pas  lui,  non  plus,  qu'elle  aurait  essayé  de 
tuer.  Il  n'avait  jamais  été  malade,  n'avait  jamais 
eu  besoin  de  tisane  et  se  savait  adoré.  La  première 


LA     TISANE 


fois  qu'il  s'était  attardé  le  soir,  et  ce  n'était  certes 
pas  pour  de  propres  choses,  elle  avait  été  malade 
elle-même  d'inquiétude. 

S'agissait-il  dun  fait  antérieur  à  sa  naissance  ? 
Son  père  l'avait  épousée  pour  sa  beauté,  lorsqu'elle 
avait  à  peine  vingt  ans.  Ce  mariage  avait-il  été 
précédé  de  quelque  aventure  pouvant  impliquer  un 


crime  ? 


Non,  cependant.  Ce  passé  limpide  lui  était  connu, 
lui  avait  été  raconté  cent  fois  et  les  témoignages 
étaient  trop  certains.  Pourquoi  donc  cet  aveu  ter- 
rible ?  Pourquoi,  surtout,  oh!  pourquoi  fallait-il 
qu'il  en  eût  été  le  témoin  ? 

Soûl  d'horreur  et  de  désespoir,  il  revint  à  la 
maison. 


Sa  mère  accourut  aussitôt  l'embrasser  : 
— ■  Comme  tu  rentres  tard,  mon  cher  enfant  !  et 
comme  tu  es  pâle  !  Serais-tu  malade  ? 

—  Non,  répondit-il,  je  ne  suis  pas  malade, 
mais  cette  grande  chaleur  me  fatigue  et  je  crois 
que  je  ne  pourrais  pas  manger.  Et  vous,  maman, 
ne  sentez-vous  aucun  malaise  ?  Vous  êtes  sor- 
tie, sans  doute,  pour  chercher  un  peu  de  fraî- 
cheur ?  Il  me  semble  vous  avoir  aperçue  de  loin 
sur  le  quai. 

—  Je  suis  sortie,  en  effet,  mais  tu  n'as  pu  me 
voir  sur  le  quai.  J'ai  été  me  confesser^  ce  que  tu 


m  H  IS'IOl  HKS      I»ESOBLIGEANTKS 

ne  fais  plus,  je  iTois,  depuis  longleiiips,  mauvais 
sujet. 

Ja((jues  s'étonna  de  n'être  pas  suri'o(pié,  de  ne 
pas  tomber  a  la  renverse,  foudroyé,  comme  ecda  se 
voit  dans  les  bons  romans  qu'il  avait  lus. 

C'était  donc  vrai,  qu'elle  avait  été  se  confesser  ! 
11  ne  s'était  donc  pas  endormi  dans  l'église  et 
relie  catastrophe  abominable  n'était  ])as  un  cau- 
chemar, ainsi  (ju'il  Tavail,  une  minute,  follement 
conçu. 

Il  ne  tomba  pas,  mais  il  devint  beaucoup  plus 
])ùle  et  sa  mère  en  fut  effrayée. 

—  Qu'as-tu  donc,  mon  petit  Jacques  ?  lui  dit- 
elle.  Vn  souffres,  tu  caches  quelque  chose  à  ta 
mère.  Tu  devrais  avoir  plus  de  confiance  en  elle 
qui  n'aime  que  toi  et  qui  n'a  que  toi...  Comme  tu 
me  regardes  !  mon  cher  trésor...  Mais  qu'est-ce 
(jue  tu  as  donc  ?  Tu  me  fais  peur!.. . 

Elle  le  prit  amoureusement  dans  ses  bras. 

—  Écoute-moi  bien,  grand  enfant.  Je  ne  suis 
pas  une  curieuse,  tu  le  sais,  et  je  ne  veux  pas 
être  ton  juge.  Ne  me  dis  rien,  si  tu  ne  veux  rien 
me  dire,  mais  laisse- toi  soigner.  Tu  vas  te  mettre 
au  lit  tout  de  suite.  Pendant  ce  temps,  je  te  pré- 
parerai un  bon  petit  repas  très  léger  que  je  t'ap- 
poi'terai  moi-même,  n'est-ce  pas  ?  et  si  tu  as  la 
fièvre  cette  nuit,  je  te  fei'ai  de  la  tisane... 

Jac({ues,  cette  fois,  roula  par  terre. 

—  Enfin  !  soupira-t-elle,  un  peu  lasse,  en  éten- 
dant la  main  vers  une  sonnette. 


LA     TISA^îE  19 

Jacques  avait  un  anévrisme  au  dernier  période 
et  sa  mère  avait  un  amant  qui  ne  voulait  pas  être 
beau -père. 

Ce  drame  simple  s'est  accompli,  il  y  a  trois  ans, 
dans  le  voisinage  de  Saint-Germain-des-Prés.  La 
maison  qui  en  fut  le  théâtre  appartient  à  un  entre- 
preneur de  démolitions. 


II 


LE  VIEUX  DE  LA  MAISON 


AH  î  elle  pouA^ait  se  vanter  d'en  avoir  de  la 
vertu,  Mme  Alexandre  !  Songez  donc!  Depuis 
trois  ans  qu'elle  le  supportait,  ce  A'ieux  fricoteur, 
cette  A'ieille  ficelle  à  pot  au  feu  qui  déshonorait 
sa  maison,  vous  pensez  bien  que  si  ce  n'était  pas 
son  père,  il  y  aA'ait  longtemps  qu'elle  lui  aurait 
collé  son  billet  de  retour  pour  le  poussier  des 
inA'alos  de  la  Publique  ! 

Mais  quoi  !  on  est  bien  forcé  de  garder  les  con- 
A^enances,  de  subA^enirà  ses  auteurs  quand  on  n'es 
pas  des  enfants   de  chiens   et    surtout   quand  on 
est  dans  le  commerce. 

Oh  !  la  famille  !  Malheur  de  malheur  !  Et  il  y  en 
a  qui  disent  qu'il  y  a  un  bon  Dieu  !  Il  ne  crèA^era 
donc  pas  un  de  ces  quatre  matins,  le  chameau? 


-J-j  HISTOIHKS      l»i;S(»  l{  I.Ki  KANTKS 

Li«  rn'((ii('n(M'  extrême  de  ce  nicmoloo^iie  l'illMl  en 
avîul  mallieiii-euseineiit  îiltiT»'  la  IVaîchciii-.  Il  ne 
>(•  passait  pas  de  piiirfpic  Miih'  AlcxaiuliH;  ne  se 
j)lai«^nit  en  ces  termes  de  la  coriacité  de  son 
destin. 

(  hh'lipu'fois.  pourtant,  elle  s'attendrissait  lors- 
(ju'il  lui  l'allait  divulgrier  son  Ame  à  des  clients 
jeunes  (|ui  n'eussent  (|u'im[)arrait(.'numt  saisi  la 
noldesse  de  ses  jérémiades. 

—  Bon  et  cher  papa,  roucoulait-elle,  si  vous 
saviez  comme  nous  l'aimons!  Nous  n'avons  toutes 
([u  lin  cœur  pour  le  chérir.  Le  métier  n'y  l'ait  rien, 
voyez-vous  !  On  a  heau  être  des  déclassées^  des 
malheureuses,  si  vous  voulez,  le  cœur  parle  tou- 
jours. On  se  souvient  de  son  enfance,  des  j(jies 
pures  de  la  famille,  et  je  me  sens  bien  relevée  à 
mes  j)ropres  yeux,  je  vous  le  jure,  quand  je  vois 
aller  et  venir,  dans  ma  maison,  ce  vénérable  vieil- 
lard couronné  de  cheveux  blancs  qui  nous  fait  pen- 
ser à  la  céleste  patrie.  Etc.,  etc. 

L'inconscience  professionnelle  permettait  sans 
doute  à  la  drôlesse  de  fonctionner,  avec  une  égale 
bonne  foi,  dans  l'une  et  l'autre  posture,  et  l'hùte 
septuagénaire  du  grand  12,  alternativement 
habillé  de  gloir(3  et  d'ignominie,  croupissait  au 
bord  de  sa  fille,  —  dans  l'inaltérable  sérénité  du 
soir  de  sa  vie,  —  comme  une  guenille  d'hôpital  sur 
la  rive  du  L^rand  collecteur. 


LE     VIEUX     DE     LA     MAISON  ^23 


L'histoire  de  ces  deux  individus  n'avait,  pour 
tout  dire,  aucune  des  qualités  essentielles  qu'on 
doit  exiger  du  poème  épique. 

Le  bonhomme  Ferdinand  Bouton,  familièrement 
dénommé  papa  Ferdinand  ou  le  Vieux,  était  une 
ancienne  canaille  de  la  rue  de  Flandre  où  il  exerça 
naguère  trente  métiers  dont  le  moins  inavouable 
mit  plusieurs  fois  en  danger  sa  liberté. 

Mlle  Léontine  Bouton,  ([ui  devait  être  un  jour 
Mme  Alexandre  et  dont  la  mère  disparut  peu  de 
temps  après  sa  naissance,  avait  été  élevée  par  le 
digne  homme  dans  les  principes  de  la  plus  rigou- 
reuse improbité. 

Préparée,  dès  son  âge  tendre,  aux  militantes 
pratiques,  elle  décrochait,  à  treize  ans,  une  bril- 
lante situation  de  vierge  oblate  chez  un  million- 
naire genevois  renommé  pour  sa  vertu,  qui  l'appe- 
lait son  «  ange  de  lumière  »  et  qui  acheva  de  la 
putréfier.  Deux  ans  suffirent  à  la  débutante  pour 
crever  ce  calviniste.. 

Après  celui-là,  combien  d'autres  !  Recomman- 
dée surtout  aux  messieurs  discrets,  elle  devint 
quelque  chose  comme  un  placement  de  père  de 
famille  et  marcha,  jusqu'à  dix-huit  ans,  dans  une 
auréole  de  turpitudes. 

A  ce  moment,  devenue  sérieuse  elle-même,  à 
force  de  se  frotter  à  des  gens  sérieux^  elle  lâcha 


-j;  Il  l  STO  1  IIKS      IiKSO  Mil  <;  KA  NTKS 

son    [H' ri;  dt)iit   la    pocharde   frivulitô    de  crapule, 
désormais  oisivo,  révoltait  son  cœur. 

l]l  ([iiiiizt'  années  ensuite  s'écoulèrent  pendant 
lesquelles  cet  abandonné  se  rassasia  d'infortunes. 

Désaccoutumé  des  aTlaires,  ne  retrouvant  plus 
son  ancienne  astuce,  il  ressemblait  à  une  vieille 
mouche  qui  n'aurait  pas  la  force  de  voler  sur  les 
excréments  et  dont  les  araignées  elles-mêmes  ne 
voudraient  plus. 

Léontine,  plus  heureuse,  prospéra.  Sans  s'éle- 
ver aux  premières  charges  de  la  Galanterie  publi- 
que dont  ses  manières  de  goujate  incorrigible  ne 
lui  permettaient  pas  d'ambitionner  la  dictature, 
elle  sut  manœuvrer  dans  les  emplois  subalternes 
avec  tant  d'art  et  de  si  ambidextres  complaisances, 
elle  se  faufila,  s'installa,  se  tassa  si  fermement 
aux  bonnes  ripailles  et,  n'oubliant  jamais  d'om- 
plir  son  verre  avant  que  la  bouteille  eut  achevé 
de  circuler,  fut  tellement  rosse  devant  Dieu  et 
devant  les  hommes,  qu'elle  en  vint  à  pouvoir 
défier  le  malheur. 


Le  malheur,  alors,  se  présenta  sous  l'espèce 
falote  et  fantomatique  de  son  père. 

Le  vieux  drôle,  au  moment  de  sombrer  à  tout 
jamais  dans  le  plus  insondable  gouffre,  avait 
ap[>ris  que  sa  fille,  sa  Titine,  quasi  célèbre,  main- 
tenant, sous  le  nom  de  ^Ime  Alexandre,  gouver- 


LE     VIEUX     DE     LA     MAISON  25 

liait  de  main  magistrale  une  hôtellerie  fameuse  où 
les  princes  de  l'extrême  Orient  venaient  apporter 
leur  or. 

Yermineux  et  couvert  de  loques  impures,  n'ayant 
((  plus  un  radis  dans  la  profonde  et  rien  dans  le 
battant  »,  il  tomba  donc  chez  elle  un  beau  jour  et 
la  fortune  lui  fut  à  ce  point  favorable  que  l'altière 
pachate,  quoique  enragée  de  sa  survenue,  fut  obli- 
gée de  l'accueillir  avec  les  démonstrations  du  plus 
ostensible  amour. 

La  malechance  de  celle-ci  voulut,  en  effet,  qu'à 
l'instant  même  où,  forçant  toutes  les  consignes, 
il  se  précipitait  dans  ses  bras,  elle  se  trouvât  en 
conférence  avec  de  rigides  sénateurs  peu  capables 
de  badiner  sur  le  quatrième  commandement  de  la 
loi  divine.  L'un  d'eux  même,  remué  jusqu'au  fond 
de  ses  entrailles  par  cet  incident  pathétique,  ne 
crut  pouvoir  se  dispenser  de  la  bénir  en  lui  prédi- 
sant une  interminable  vie. 

Après  un  tel  coup,  papa  Ferdinand  devenait  indé- 
logeable  et  inextirpable  à  jamais .  Sous  peine  d'encou- 
rir l'indignation  des  honnêtes  gens  et  de  perdre  l'es- 
time fructueuse  des  mandarins,  il  fallut  le  décras- 
ser, l'habiller,  le  loger  et  le  remplir  tous  les  jours. 

L'existence,  jusqu'alors  douce  comme  le  miel, 
de  Mme  Alexandre,  fut  empoisonnée.  Ce  père  fut 
le  pli  de  rose  de  sa  couche,  le  pétrin  de  son  âme, 
la  tablature  de  ses  digestions  et,  tout  au  contraire 
de  Calypso,  elle  ne  parvenait  pas  à  se  consoler  du 
retour  d'Ulvsse. 


26  IIISTOIMKS      nUSdlM-K;  KA.NTliS 

Il  n\';tail  pniiiLaiil  |k»s  ^-^'iiiinl.  Des  h;  jn't'inicr 
joui  .  on  ravail  installé  clans  lu  niansardo  la  plus 
l(»iiil;iiii(',  la  plus  inconiniode  et  probablement  la 
plus  malsaine,  (l'était  a  peine  si  on  le  voyait,  il 
obs(M"vait  lidèlement  la  consigne  de  ne  pas  roder 
dans  la  maison  à  l'IiiHire  des  clients  et  surtout  de 
ne  jamais  nu'ttre  les  pieds  au  Salon. 

11  ne  fallait  rien  moins  })0ur  déroger  à  cette  loi 
sévèn»,  que  la  fantaisie  d'un  amateur  étranger  qui 
demandait  ([uel(|uefois  à  voir  le  \  ieux,  dont  toutes 
ces  dames  parlaient  avec  des  susurrements  de  véné- 
ration craintive,  comme  elles  auraient  parlé  du 
Masque  de  Fer. 

Pour  ces  circonstances,  il  avait  un  justaucorps 
écarlate  à  brandebourgs  et  une  espèce  de  casquette 
macéd(^nienne  qui  lui  donnait  l'air  d'un  Hongrois 
ou  d'un  Polonais  dans  le  malheur.  On  Tornaitalors 
du  titre  de  comte,  —  le  comte  Boutonski  !  —  et  il 
passait  pour  un  débris  couvert  de  gloire,  de  lapins 
récente  insurrection. 

Cumulativement,  il  nettoyait  les  latrines,  balayait 
les  escaliers,  essuyait  les  cuvettes  et  la  vaisselle, 
quelquefois  avec  le  même  torchon,  disait  avec 
rage  Mme  Alexandre.  Enfin,  il  faisait  les  courses 
des  pensionnaires  dont  il  avait  la  confiance  et  ((ui 
lui  donnaient  de  jolis  pourboires. 

Aux  heures  de  loisir,  l'heureux  vieillard  se  reti- 
rait dans  sa  chambre  et  relisait  assidûment  les 
œuvres  de  Paul  de  Kock  ou  les  élucubrations 
humanitaires    d'Eugène     Transpire^     ainsi    qu'il 


LE     VIEUX     DE     LA     MAISON  -27 

nommait  l'auteur  des  Myslères   de  Paris    et   du 
Juif  Errant,  les  deux  plus  beaux  livres  du  monde. 


Pendant  la  guerre,  naturellement,  la  maison 
périclita.  Les  clients  étaient  en  province  ou  sur 
les  remparts  et  l'état  de  siège  rendait  les  trottoirs 
impraticables. 

L'exaspération  de  Mme  Alexandre  fut  à  son 
comble.  Du  matin  au  soir,  elle  ne  cessait  d'exha- 
ler sa  fureur  contre  le  Vieux  qui  se  racornissait  de 
plus  en  plus  et  qu'elle  vomissait  à  pleine  gueule, 
sans  interruption. 

Elle  alla,  dans  son  délire,  jusqu'à  l'accuser 
d'avoir  allumé  le  conflit  international  par  ses 
manigances.  Quand  fut  décidée  la  rançon  des  cinq 
milliards,  elle  se  prétendit  frustrée,  vociférant 
que  c'était  autant  de  fichu  pour  son  commerce  et 
qu'on  devrait  bien  fusiller  tous  les  vieux  salauds 
qui  portaient  malheur... 

Elle  tournait  positivement  à  l'hydrophobie  et 
l'existence  devenait  impossible. 

Il  va  sans  dire  que  la  Commune  fut  inapte  à 
revigorer  son  branlant  négoce.  La  clientèle  pour- 
tant ne  chômait  pas.  L'établissement  ne  désem- 
plissait pas  une  minute.  C'était  à  se  croire  dans 
une  église  ! 

Mais  quelle  clientèle,  Dieu  des  cieux!  Des  ivro- 
gnes rouges,   des  assassins,  des  voyous  infâmes 


w1,s  IIISTOIIIKS     DKSOMI.K;  KANTES 

•  j-aloiiiiL's  de  la  lèlo  aux.  pieds,  (jui  se  l'aisaicat 
servir  le  revolver  au  poing"  et  (pii  cassaient  tout, 
et  ([ui  auraient  tout  brûlé  si  un  avait  eu  l'audace 
de  leur  résister. 

Cette  fois,  par  exemple,  elle  ne  gueulait  plus,  la 
patronne.  Elle  eievait  silencieusement  de  peur, 
en  attendant  le  secours  d'En  Haut. 

Il  ne  se  fit  pas  longtemps  attendre.  On  apprit 
tout  à  coup  que  les  ^  ersaillais  venaient  d'entrer 
dans  Paris  î  Délivrance  !  Mais  une  guigne  vrai- 
ment noire  s'acharnait  sur  la  pauvre  créature. 

Il  arriva  ([uune  barricade  lut  dressée  au  bout 
de  la  rue.  C'était  le  moment  ou  jamais  de  fermer 
la  porte  à  triple  tour  et  de  faire  comme  si  on  était 
des  mortes.  Papa  P'erdinand  fut  complètement 
oublié. 

La  barricade  était  prise  à  deux:  heures  de  Taprès- 
midi  et  les  fédérés  en  fuite  abandonnaient  le  quar- 
tier. Bientôt,  il  ne  resta  plus  qu'un  seul  être,  un 
mince  vieillard  dont  les  pas  sonnaient  dans  le 
ofrand  silence. 

Impossible  de  ne  pas  le  reconnaître.  C'était  le 
gâteux  sorti  le  matin  [)ar  curiosité  et  qui,  bête- 
ment, fuyait  comme  un  criminel  devant  les  panta- 
lons rouges. 

Ceux-ci,  })leins  de  défiance,  ne  le  suivaient  pas 
encore,  hésitant  à  tirer  sur  un  homme  d'un  si 
grand  âge.  Ils  accoui'urent  en  le  voyant  s'arrêter  à 
la  porte  du  grand  12. 

—  Avance  à  l'ordre  et  fais  voir  tes  pattes  î 


LE     VIEUX     DE     LA     MAISON  29 

Le  vieillard,  pantelant  d'effroi,  se  précipita  sur 
la  sonnette  et  se  mit  à  carillonner. 

—  Titine,  ma  Titine,  c'est  moi  !  Ouvre  à  ton 
vieux  père. 

La  fenêtre  close  du  mauvais  lieu  s'ouvrit  alors 
spontanément  et  Mme  Alexandre,  ivre  de  joie., 
désignant  son  père  aux  soldats,  leur  cria  : 

—  ^Nlais  fusillez-le  donc,  tonnerre  de  Dieu  !  Il 
était  tout  à  Tlieure  avec  les  autres.  C'est  un  sale 
communard,  c'est  un  pétroleur  qui  a  essayé  de 
foutre  le  feu  au  quartier. 

On  n'en  demandait  pas  davantage  en  ces  gra- 
cieux jours  et  papa  Ferdinand,  criblé  de  balles, 
toml)a  sur  le  seuil... 

Aujourd'hui,  ^Ime  Alexandre  est  retirée  des 
affaires  et  n'habite  plus  le  quartier  de  la  Bourse 
dont  elle  fut,  si  longtemps,  la  gloire.  Elle  a  trente 
mille  francs  de  rentes,  pèse  quatre  cents  kilos  et 
lit  avec  émotion  les  romans  de  Paul  Bourget. 


III 
LA  RELIGION  DE  M.  PLEUR 


Généralement,  les  individus 
qui  ont  excité  mon  dégoût  en  ce 
monde  étaient  des  gens  florissants 
et  de  bonne  renommée.  Quant 
aux  coquins  que  j'ai  connus,  et 
ils  ne  sont  pas  en  petit  nombre, 
je  pense  à  eux,  à  eux  tous  sans 
exception,  avec  plaisir  et  bien- 
veillance. 

TnoMAS  DE  Olincey. 


L'aspect  de  ce  vieillard  fécondait  la  vermine.  Le 
fumier  de  son  àme  était  tellement  sur  ses 
mains  et  sur  son  visage  qu'il  n'eût  pas  été  possi- 
ble d'imaginer  un  contact  plus  effrayant.  Quand  il 
allait  par  les  rues,  les  ruisseaux  les  plus  fangeux, 
tremblant  de  refléter  son  image,  paraissaient  avoir 
l'intention  de  remonter  vers  leur  source. 

Sa  fortune  qu'on  disait  colossale  et  que  les  bons 


3-2  IIISTOIIIKS     nKSOHLIGKANTKS 

juges  n'évaluaient  qu'en  pleurant  dCxlasc,  devait 
ôtre  cachée  dans  de  l'uiituv  endroits,  car  nul  n'osait 
hasarder  une  ferme  conjecture  sur  les  placements 
financiers  de  ce  cauchemar. 

11  se  disait  seulement  que,  diverses  fois,  on  en- 
trevit sa  main  de  cadavre  dans  certaines  mani- 
gances d'argent  qui  avaient  abouti  à  des  débâcles 
sublimes  dont  ([uelques  éleveurs  de  gren(juilles  le 
supposaient  artisan. 

Il  n'était  pas  juif,  cependant,  et  lorsqu'on  le 
traitait  de  «  vieille  crapule  »  il  avait  une  manière 
douce  de  répondre  :  Dieu  vous  le  rende  !  qui  fai- 
sait courir,  sur  réchine  des  plus  roublards,  un  lé- 
ger frisson. 

L'unique  chose  qui  parût  certaine,  c'était  que 
ce  guenilleux  effroyable  possédait  une  maison  de 
haut  ra})port  dans  l'un  ou  l'autre  des  grands  quar- 
tieis  excenti'iques.  On  ne  savait  pas  exactement. 
11  en  possédait  peut-être  plusieurs. 

La  légende  voulait  cpi'il  couchât  dans  un  antre 
obscur,  sous  l'escalier  de  service,  entre  le  tuyau 
des  latrines  et  la  loge  du  concierge  que  ce  voisi- 
nage idiotifiait. 

Ses  (piittances  de  loyer  étaient,  m'a-t-on  dit, 
délivrées,  par  économie,  sur  des  déchirures  d'af- 
fiches que  des  locataires  plein  d'entregent  reven- 
direiit  à  des  collectionneurs  astucieux. 

On  racontait  aussi  l'histoire,  devenue  fameuse, 
d'une  sou[)e  fantastique  trempée  régulièrement  le 
dimanche  soir  et  qui  devait  le  nourrir  toute  la  se- 


LA     RELIGION'     DE     M.     PLEUR  33 

maine.  Pour  ne  pas  brûler  de  charbon,  il  la  man- 
geait froide  six  jours  de  suite. 

Dès  le  mardi,  naturellement,  cette  substance 
alimentaire  devenait  fétide.  Alors,  avec  les  révé- 
rencieuses façons  d'un  prêtre  qui  ouvre  le  taber- 
nacle, il  prenait,  dans  une  petite  armoire  scellée 
au  mur  et  qui  devait  contenir  d'étranges  papiers, 
une  bouteille  de  très  vieux  rhum  vraisemblable- 
ment recueillie  dans  quelque  naufrage. 

Il  en  versait  des  gouttes  rares  dans  un  verre 
minuscule  et  se  fortifiait  à  l'espoir  de  les  déguster 
aussitôt  après  avoirenglouti  son  cataplasme.  L'opé- 
ration terminée  : 

—  ^laintenant  que  tu  as  mangé  ta  soupe,  di- 
sait-il, tii  irait  iris  pas  ton  petit  verre  de  rhum  ! 

Et  déloyalement,  il  reversait  dans  la  bouteille  le 
précieux  liquide.  Recommandable  finesse  qui  réus- 
sissait  toujours,    depuis   trente   ou  quarante  ans. 


Jamais  un  spectre  ne  parut  aussi  complètement 
dénué  de  style  et  de  caractère.  Il  avait  beau  res- 
sembler par  ses  haillons,  et  sans  doute,  par  quel- 
ques-unes de  ses  pratiques,  aux  youtres  les  plus 
conspués  de  Buda-Pesth  ou  d'Amsterdam,  l'ima- 
gination d'un  Prométhée  n'aurait  pu  découvrir  en 
lui  le  moindre  linéament  archaïque. 

Le  surnom  de  Schylock,  décerné  par  de  subal- 
ternes imprécateurs,  révoltait  comme  un  blasphème, 


.?4  1 1 1  s  T  (  )  IM  K  s    n  K  S  (  )  lu,  I  (  ;  1  :  \  N  T  K  S 

Irllt'iiit'iil  cri  MNiirc  ir('\|>riiiiiiit  ([uc  la  plal  itiidc  1  11 
n'avail  (h*  Iniiblc  (|u<'  sa  crassi'  cl  sa  |niaiil(Mir  iJc 
bête  croviM».  Mais  cela  cncoïc  «Hait  (l'un  moder- 
nisme (l('('(im'aîi"<'aiil.  Son  oi'dnrc  in'  lui  conl'éi'ait 
la  l)i('ii\  iMiiii>  d.iiis  a  lieu  II  ahiiiic. 

11  lu'  l'calisail.  en  (ippdirncc  du  iiinins.  (jiir  le 
Hoi  luiKois,  le  Mcdioci'c,  le  «  riiciii'  de  cygnes  » , 
connnc  disait  \  illiers,  accompli  et  dclinilivement 
révolu,  tel  <[u'il  doit  a|)paraitre  à  la  fin  des  Tins, 
(piaiid  li\sTreinljienu'nts  sortiront  dv.  leurs  tanières 
et  ([UC  les  sales  Ames  seront  manifestées  au  grand 
jour  ! 

S'il  pouvait  être  innocent  de  prostituer  l(is  mots, 
il  aurait  fallu  comparer  M.  Pleur  à  ([uel(|ue  l»or- 
rihle  [)ro[)hètc,  annonciateur  des  vomissements  de 
Dieu. 

11  semblait  dire  aux  individus  confortables  qu(^ 
dégoûtait  sa  présence  : 

—  Ne  comprenez-vous  pas,  d  mes  frèics,  ([U(î 
je  vous  traduis  pour  l'éternité  et  r[ue  mon  impuni 
carcasse  vous  reflète  prodigieusement?  (^uand  la 
vérité  sera  connue,  vous  découvrirez,  une  bonnes 
fois,  <[ue  j'c'tais  votre  vraie  patrie,  à  tel  point  ([ue, 
venant  à  disparaître,  la  pestilence  de  vos  esprits 
me  regrettera.  Vous  aurez  la  nostalgie  de  mon 
voisinage  immonde  ({ui  vous  faisait  paraître  vivants, 
alors  ([ue  vous  étiez  au-dessous  du  niveau  des 
morts.  [Iy})oçrites  salauds  qui  détestez  en  moi  le 
dénonciateui'  silencieux  de  vos  turpitudes,  l'iior- 
reur  matérielle  que  je  vous  inspire  est  précisément 


LA     RELIGION     DE      M.     PLEUR  35 

la  mesure  des  abominations  de  votre  pensée.  Car 
enfin,  de  quoi  pourrais- je  donc  être  vermineux, 
sinon  de  vous-mêmes  qui  me  grouillez  jusqu'au 
fond  du  cœur  ? 

Le  regard  du  drôle  était  particulièrement  insup- 
portable aux  femmes  élégantes  qu'il  paraissait 
exécrer,  les  fixant  parfois  d'un  rayon  plus  pâle 
que  le  phosphore  des  charniers,  œillade  funèbre 
et  visqueuse  qui  se  collait  à  leur  chair,  comme  la 
salive  des  brucolaques,  et  qu'elles  emportaient  en 
bramant  d'effroi. 

—  N'est-il  pas  vrai,  mignonne,  croyaient-elles 
entendre,  que  tu  viendras  à  mon  rendez -vous  ?  Je 
te  ferai  visiter  ma  fosse  gracieuse  et  tu  verras  la 
jolie  parure  d'escargots  et  de  scarabées  noirs  que 
je  te  donnerai  pour  rehausser  la  blancheur  de  ta 
peau  divine.  Je  suis  amoureux  de  toi  comme  un 
chancre,  et  mes  baisers,  je  t'assure,  valent  mieux 
que  tous  les  di^'orces.  Car  vous  puerez  un  jour, 
ma  souris  rose,  vous  puerez  voluptueusement  à 
côté  de  moi,  et  nous  serons  deux  cassolettes  sous 
les  étoiles... 


Mais  il  eût  été  difficile,  encore  une  fois,  malgré 
ce  regard  atroce,  de  donner  un  signe  qui  pvit  être 
appelé  caractéristique  de  ce  M.  Pleur. 

La  voix  seule,  peut-être,  —  voix  d'une  douceur 
méchante  et  qui  suggérait  l'idée  d'un  impudique 
sacristain  chuchotant  des  ignominies. 


36  HISTOIMKS      DKSOin.IC.  KANTKS 

Il  av;ii(.|»;ir  ('xciiijilc,  imc  manici'c  de  [H'oiioncci' 
le  innl  ('  ar^'ciit  ••  ([iii  abolissait  la  notion  d»'  cr 
nit'lal  et  niôiiiL'  de  sa  valeur  l'cjUM-sciitativc. 

(  )ii  (MitiMidait  quelque  chos(3  coiinnc  <v^'('Ouo/*^^\ 
stdoii  les  cas.  S<Hivent  aussi,  on  n'entendait  rien 
du  tout.   Le  nioL  s'évanouissait. 

Cela  faisait  uut'  espèce  de  pudeur  soudaine,  une 
draperie  tombant  tout  à  coup  au-devant  du  sanc- 
tuaire, une  crainte  iiiopiuée  de  paraître  obscène  en 
dépoitraillant  l'idole. 

Imaginez,  si  la  cliose  vous  amuse,  uu  sculpteur 
fauatique,  un  Pygmaliou  sauguiiuiire  et  douce- 
leux,  cliercliaut  avec  vous  le  point  de  vue  de  sa 
(ialatbée,  et  vous  faisant  reculer  sournoisement 
jus([u'à  une  tiappe  ouvcM'te  pour  vous  engloutii*. 

C'était  si  fort,  cette  passion  jalouse  })Our  l'Ar- 
gent, que  ([uelques-uus  s'^  étaient  trompés.  Ou 
avait  attribué  d'horribles  vices  à  ce  dévot  impéni- 
teutde  la  tirelire  et  du  coffre-fort,  —  soupçons  in- 
justes mais  accrédités  [>ar  ([uelques  exégètes 
savants  de  la  A'ie  privée  d'autiui  ([ui  l'avaient 
surpris  en  de  mystéi'ieux  collo([ues  de  trottoir 
avec  des  femmes  ou  des  enfants. 

Son  culte  s'exprimait  parfois  en  de  telles  circon- 
locutions extatiques,  le  baveux  éréthisme  de  sa 
ferveur  atténuait  si  étrangement  sa  physionomie 
de  fossoyeur  calciné,  et  de  si  déshonnêtes  sou- 
pirs s'exhalaient  alors  de  son  sein,  ([uc  les  vases 
de  nioindi'c  élection  dans  lesquels  il  laissait  tomber 
sa  rai'e  [)a!ole,  étaient  excusables,  après  tout,  de 


LA     RELIGION     DE     M.     PLEUR  37 

ne  pas  sentir  passer,  entre  eux  et  lui,  riiypocon- 
driaque  majesté  de  V Idolâtrie. 


On  me  dispensera,  je  veux  l'espérer,  de  faire 
connaître  les  raisons  d'ordre  exceptionnel  qui  dé- 
terminèrent un  commerce  d'amitié  entre  moi  et  ce 
personnage  sympathique . 

J'étais  jeune,  alors,  très  jeune  même,  et  facile- 
ment accessible  à  l'enthousiasme.  M.  Pleur  se 
fit  un  plaisir  de  m'en  saturer  en  se  dévoilant  à 
moi. 

Je  crois  être  le  seul  qui  ait  reçu  ses  confidences. 
J'ajoute  que  ce  souvenir  m'a  fort  aidé  à  supporter 
une  destinée  plus  que  chienne  et,  le  personnage 
étant  mort,  il  y  a  l)ien  longtemps  déjà,  ma  con- 
science me  presse,  aujourd^mi,  de  témoigner  en 
faveur  de  ce  méconnu. 

Quelques  hommes  de  ma  génération  peuvent  se 
rappeler  sa  fin  tragique,  arrivée  dans  les  der- 
nières années  de  l'Empire,  et  qui  fit  un  assez 
grand  bruit. 

L'assassinat,  dont  les  gazettes  m'apportèrent  les 
détails  jusqu'aux  environs  du  Gap  Nord,  était 
assurément  de  l'espèce  la  plus  banale  et  les  che- 
napans qui  le  perpétrèrent  étaient  peu  dignes,  il 
faut  l'avouer,  de  la  célébrité  qu'ils  obtinrent. 

Le  vieillard  avait  été  simplement  étranglé  sur 
sa  couche  nidoreuse   par  des  bandits  jusqu'alors 


:^S  II  I  s  r<»  1  II  KS      IHiso  HI.  Kl  KANTKS 

j)riv«'s  (le  iidlnrictc  ri  (|in  ira\ou('ieiit  (rauliT  iiio- 
l»il<'  (jiic  le  vul. 

Mais  rcrtîMiics  (•licniistances  iclalives  seulo- 
mciit  au  passe  de  la  vieliiiie  et  demeurées  inexpli- 
cables, exercèrent  en  \  aiii.  ([iit'I(|iit'.s  mois,  la  saga- 
cité «les  eonleinporains. 

l'^idiii  nii  enil  deviner  nu  comprendre  que 
>r.  Pleur  n  avait  pas  étc  ce  qu  il  paraissait  être. 

lirel",  les  assassins  malchanceux,  qui,  d'ailleurs, 
se  laissèrent  prendre  avec  une  extrême  facilité, 
n'avaient  pu  découvrir  le  moindre  trésor  dans  la 
tanière  de  l'avare  et,  quoique  ce  dernier  fut  mort 
intestat  et  sans  héritiers  naturels,  le  Domaine  de 
l'Etat  ne  put  étendre  ses  griffes  sur  aucune  pro- 
priété mobilière  ou  immobilière. 

11  l'ut  établi  que  le  défunt  ne  possédait  absolu- 
ment rien...  sinon  l'intendance  viagère  et  l'usu- 
fruit d'une  fortune  gigantesque  inattaquablement 
aliénée  dans  les  mains  d  un  certain  Evêqnc. 

Impossible  de  savoir  ce  qu'étaient  devenues  les 
considérables  sommes  qui  avaient  dû  lui  passer 
par  les  mains,  depuis  tant  d'années  qu'il  donnait 
lui-même  quittance  à  des  escadrons  de  locataires. 

Pas  un  titre,  pas  une  valeur,  rien  de  rien,  ex- 
cepté la  fameuse  bouteille  de  rliuin  vidée  par  les 
étrangleurs. 


(Connue  ceci  est  à  peint;  un  conte, j'ai  le  droit  de 
ne  pas  promettre  une  conclusion  plus  diamatique. 


LA     RELIGION     D  ?:     M.      PLEUR  39 

Je  le  répète,  je  n'ai  aouIu  que  donner  mon  témoi- 
gnage, le  seul,  très  probablement,  que  puisse  es- 
pérer l'ombre  courroucée  du  mort. 

Qu'il  me  soit  donc  permis  de  résumer  en  quel- 
ques lignes  les  paroles  assez  curieuses  qui  me 
furent  dites,  en  diverses  fois,  par  ce  solitaire  or- 
dinairement silencieux. 

Je  ne  crois  pas  que  je  sentirai  jamais  un  si  noir 
frisson  qu'en  ce  lointain  jour  où,  côte  à  côte  sur  un 
banc  du  Jardin  des  Plantes,  il  me  lit  entendre 
ceci  : 

—  Mon  avarice  vous  fait  peur.  Eh  bien  !  mon 
petit  homme,  j'ai  connu  un  prodigue^  d'espèce 
moins  rare  qu'on  ne  pense,  dont  l'histoire  aous 
donnera  peut-être  Tenvie  de  baiser  mes  loques 
avec  respect,  si  vous  êtes  assez  doué  pour  la  com- 
prendre. 

Ce  prodigue  était  un  maniaque  —  naturelle- 
ment. C'est  toujours  facile  à  dire  et  ceha  dispense 
de  tout  examen  profond.  C'était  même,  si  a'ous 
voulez, un  monomaniaque. 

Son  idée  fixe  était  de  jeter  le  Pain  dans  les 
latrines! 

Il  se  ruinait  dans  ce  but  chez  les  l)Oulangers. 
On  ne  le  rencontrait  jamais  sans  un  gros  pain 
sous  le  bras,  qu'il  s'en  allait,  en  sautillant  d'aise, 
précipiter  dans  les  goguenots  de  la  populace. 

Il  ne  vivait  que  pour  accomplir  cet  acte  et  il 
faut  croire  qu'il  en  éprouvait  di^  furieuses  jouis- 
sances ;    mais  sa  joie  devenait    du   délire  quand 


40  HISTOIRES     DESOBLIGEANTES 

l'occasion  se  pn'sciitiiil  drii  olliir  le  spectacK?  à 
(le  jiaiivres  diabli's  ci'evaiit  de  l'aiiii. 

Il  avait  trente  mille  Trancs  de  rente,  cehn-la,et 
se  plai^^nail  de  la  clieitc  du  [)ain. 

Méditez  attentivement  cette  histoire  vraie  (jui 
ressendjle  à  un  apologue. 

Je  n'eus  pas  le  désir  de  baiseï'  les  loques  de 
M.  Pleur,  mais  son  récit  me  l'ut  assez  clair,  sans 
doute,  car  je  crus  entendre  galoper,  an-dessous  de 
moi,  toute  la  cavalerie  des  abîmes. 


La  dernière  fois  (jue  je  rencontrai  ce  Platon  de 
la  lésine  : 

—  Savez-vous,me  dit-il,  que  l'Argent  est  Dieu 
et  que  c'est  pour  cette  raison  que  les  hommi'S  le 
cherchent  avec  tant  d'ardeur?  Non,  n'est-ce  pas? 
vous  êtes  trop  jeune  pour  y  avoir  pensé.  Vous  me 
prendriez  inrailliblement  pour  une  espèce  de  Fou 
sacrilègesi  je  vous  disais  (pi'll  est  infiniment  bon, 
infiniment  parfait,  le  souverain  Seigneur  de  toutes 
choses  et  que  rien  ne  se  fait  en  ce  monde  sans  Son 
ordre  ou  Sa  permission:  cpi'en  conséquence  nous 
sommes  créés  uni({uement  pour  Le  connaître. 
L'adorer  et  Le  servii-,  et  gagner,  par  ce  moyen, la 
Vi(*  éternelle. 

Vous  me  vouiirii'z  si  je  vous  parlais  du  mys- 
tère de  Son  Incarnation.  N'importe  !  apprenez 
<pie  je  ne  passe  pas  un  jour  sans  demander  que 


LA     RELIGION     DE     M.      PLEUR  41 

Son  Règne  arrive  et  que  Son  nom  soit  sanctifié. 
Je  demande  aussi  à  l'Argent  mon  Rédempteur, 
qu'il  me  délivre  de  tout  mal,  de  tout  péché,  des 
pièges  du  diable,  de  Tesprit  de  fornication,  et  je 
L'implore  par  Ses  langueurs  aussi  bien  que  par 
Ses  Joies  et  par  Sa  Gloire. 

Vous  comprendrez  un  jour,  mon  garçon,  com- 
bien ce  Dieu  S'est  avili  pour  nous  autres.  Rappe- 
lez-vous mon  maniaque  !  Et  voyez  à  quels  emplois 
la  malice  des  hommes  Le  condamne  ! 

...  Moi,  je  n'ose  plus  y  toucher  depuis  trente 
ans  î...  Oui,  jeune  homme,  depuis  trente  ans,  je 
n'ai  pas  osé  porter  mes  pattes  malpropres  sur  une 
pièce  de  cinquante  centimes  !  Quand  mes  locataires 
me  paient,  je  reçois  leur  monnaie  dans  une  cas- 
sette précieuse,  en  bois  d'olivier,  qui  a  touché  le 
Tombeau  du  Christ,  et  je  ne  la  garde  pas  un  seul 
jour. 

Je  suis,  si  vous  voulez  le  savoir,  un  pénilcnt 
de  r Argent. 

Avec  des  consolations  inexprimables,  j'endure 
pour  Lui  d'être  méprisé  par  les  hommes,  d'épou- 
vanter jusqu'aux  bétes  et  d'être  crucifié  tous  les 
jours  de  ma  vie  par  la  plus  épouvantable  misère... 
J'avais  assez  pénétré  l'existence  mystérieuse  de 
cet  homme  extraordinaire  pour  entrevoir  qu'il  me 
parlait  d'une  façon  toute  symbolique.  Cependant 
les  Paroles  Saintes  aussi  rudement  adaptées, 
m'effaraient  un  peu,  je  l'avoue. 

Il  se  dressa  tout  à  coup,  levant  les  bras,   et  je 


i'I  II 1  sTo  I  in:s    ni;s(>in.n;  EANTEs 

le  VOIS  ciicoi'c,  s('imI)I;iI>I('  a  une  |M»lfii»'('  g-iMiiinét' 
d'où  |M'ii(li;iiriil  les  luiilloiis  poui'i'is  de  (juelquc 
ancitMi  supplicie. 

—  On  <lil  assez,  par  le  monde,  me  eria-l-il,  (pie 
je  suis  un  lidiiiMe  avare.  Eli  !  l)ieii,  vous  raconte- 
rez un  jour  (jue  j'avais  découvert  la  cachette, infi- 
niment sûre,  dont  aucun  avare,  avant  moi,  ne 
s'était  encore  avisé  : 

f  enfouis  mon  Argenl  dans  le  Sein  des  Pau- 
vres ! ... 

Vous  publierez  cela,  mon  enfant,  le  jour  où  le 
Mépris  et  la  Douleur  vous  auront  fait  assez  grand 
pour  ambitionner  le  suprême  honneur  d'être 
incomj)ris. 

M.  l^leur  nourrissait  environ  deux  cents  familles, 
parmi  lesquelles  on  aurait  cherché  vainement  un 
individu  (jui  ne  le  regardât  pas  comme  une 
canaille,  —  tellement  il  était  malin  ! 

Mais  aujourd'hui,  juste  ciel!  où  donc  est  la 
multitude  pâle  des  indigents  assistés  par  le  délé- 
gataire épiscopal  de  ce  Pénitent  ? 


f\<c         -^1%^  -~  ^\x/c     ^^       -      '^^        Jjr 


IV 

LE  PARLOIR  DES  TARENTULES 


CE  fut  chez  Barbey  d'Aurevilly,  en  1869,  au 
temps  de  ma  jeunesse  radieuse,  que  je  ren- 
contrai ce  poète.  Il  m'intéressa  tout  de  suite  par 
ses  cheveux  et  son  coup  de  gueule. 

C'était  un  hirsute  blanc  dont  le  port  de  tète  con- 
tinuel semblait  un  défi  à  tous  les  tondeurs.  Bien 
qu'il  eut  à  peine  quarante  ans,  l'épaisse  toison  cou- 
leur de  neige  qu'il  secouait  dans  les  vents  lui  don- 
nait, à  quelque  distance,  l'aspect  d'un  Saturne  pé- 
tulant ou  d'un  Jupiter  de  la  panclastite  prématuré- 
ment vieilli  par  un  abus  incroyable  des  carreaux 
de  la  volupté . 

La  mauvaise  petite  figure  de  brique  pilée  qu'il 
exhibait  sous  les  flocons,  se  manifestait  plus  bouil- 
lante et  plus  cuite  chaque  fois  qu'on  la  regardait. 


i4  IIISTOIMKS      HKSOULK;  KANTES 

Son  a<j^itatii)ii  chronliiuc  l"('l(jaiiait  lui-iiièiuc  : 
—  Je  suis  le  Varloir  des   tcircnlules  !   criait-il 
de  sa   voix   de    juoinis  à  la   cainisolc,    (jui   faisait 
jn'rssci'  le  |>as  aux  jx'tites  ouvrières,  daus    la  i  iif. 

M  as  ail  tiMijniirs  l'air  d'un  Sauison  faisant  écda- 
tcr  les  cordes  ou  les  entraves  dont  les  Philistins 
nad's  auraient  [)rétendn  le  l'a^^^otci"  pendant  son  som- 
lucil. 

J/inlnrliiiK''  d'Aurevillv,  (|ui  dcvjiit  un  joui'  suc- 
coad)er  aux  trames  d'une  araignée'  noire  de  l'oc- 
cultisme languedocien,  ne  haïssait  point  d'attiser 
la  rage  de  ce  métromane  volcanique,  décidément 
incapahle  d'accepter  une  considération,  même  dis- 
tinguée, qui  n'eût  pas  été  la  première,  ou  mieux 
encore,  l'exclusive  considération. 

Damascène  Chabrol  avait  été  médecin,  ou  plu- 
tôt il  l'était  toujours,  car  on  dirait  que  la  méde- 
ciiu^  iinprinic  vdi'actci'c  aussi  bien  que  le  Sacer- 
doce. Mais,  n'avant  pas  absolument  besoin  de  ga- 
gner sa  vie,  il  s'était,  de  très  bonne  heure, 
dégoûté  de  purger  des  négociants  ou  d'analyser 
leurs  sécrétions.  En  conséquence,  il  avait  lui-même 
vomi  sa  clientèle,  — pour  ne  pas  employer  un  terme 
plus  fort  dont  il  faisait  un  fi'équent  usage,  —  et 
s'était  généreusement  acharné  à  la  plus  intensive 
culture  des  vers. 

Je  crus,  dans  le  temps,  qu'il  n'était  pas  tout  à 
fait  indigne  de  pincer  la  lyre  et,  si  ma  mémoire 
est  fidèle,  ce  fut  l'opinion  de  quelques  autorités. 

Dieu  sait  ce    que  j'en  pourrais  penser  aujour- 


LE  PARLOni  DES  TARENTULES       45 

dliiii  !  ^lais  la  vie  est  si  courte,  hélas  î  et  de  durée 
si  peu  certaine,  que  je  craindrais  vraiment  d'élimer 
le  tissu  précieux  de  mon  existence  en  recherchant 
sous  les  poussières  accumulées  de  vingt-cinq  ans, 
les  deux  ou  trois  recueils  oubliés  qu'il  publia. 

J'ajoute  qu'en  supposant  même  du  génie  à  ce 
disparu,  nul  poème  écrit  de  sa  main  ne  pourrait 
encore  égaler  l'inégalable  poème  de  la  nuit  que 
nous  passâmes  ensemble  chez  lui,  rue  de  Fleurus, 
quatre  jours  avant  sa  terrible  mort,  et  qui  ne  fut 
j)as,  —  je  vous  prie  d'en  être  inébranlablement 
persuadés,  —  une  nuit  d'amour. 


Trois  passions  fauves  habitaient  en  lui.  Les  pe- 
tites femmes,  les  grands  vers,  et  le  désir  de  la 
gloire. 

Chacune  d'elles  ayant  les  caractères  indéniables 
du  paroxysme,  je  n'ai  jamais  bien  compris  com- 
ment elles  pouvaient  subsister  ensemble  et  surtout 
la  première  avec  les  deux  autres. 

C'était  une  chose  funèbre  que  l'emportement  de 
cet  homme,  semblable  à  un  patriarche  possédé,  vers 
les  souillons  et  les  guenillons  adorés  de  feu  Sainte- 
Beuve  qui.  du  moins,  n'avait  rien  de  patriarcal, 
et  ce  fut  un  bienfait  du  Second  Empire  que  la 
violence  de  ses  fantaisies  soudaines  ait  toujours  pu 
s'amortir  dans  les  garnos  circonvoisins  ou  dans 
les  taillis  du  Luxembourg,  sans  fâcheux  esclandre. 

4 


4()  1 1 1  s  r (  n  m;  s    i n;  s  (  >  lu .  k ;  i;  a  n  r  k s 

I  );iiis  les  iiilcrxiillt's  «le  c  i  «s  crises,  l't  eu  ;i  t  Iriidaiit 
(|ii('  Ir  l)()uc  ii'poiissàl  r\i  lui,  il  se  jchiil  à  la  co- 
|tn',  se  pire ipi tait  ilaiis  le  ((Hirhillon  des  souirics 
iiiS[)ii-al('iii's.   roiiiiiH'  le  jxUi't'l  dans  l'oiirai^'aii. 

Et  c'était  alors  une  eohiie  de  visions,  de  deini- 
visioiis,  (!'(•(  lairs  de  chahîur,  d'éclipsés  totales,  de 
blasphèmes  gesticules  eoutre  la  v()ùt(;  irrespou- 
sahle  du  l'irnianieut  et  (Tiiivijeatioiis  fainilièi'i;nu'nt 
chuchotéesix  l'oreille  de  tous  les  démous,  jusqu'au 
moment  où  il  se  vautrait  sur  sou  tapis  en  grin- 
çant des  deids,  tordu  par  des  convulsions  d'épi- 
leptique. 

Diriicilement  on  s'introduisait  clicz  lui.  Il  sem- 
blait toujours  avoir  [X'urcpie  ([uchpie  chose  de  sub- 
til, (rinl'iuimcnt  rai'e  et  précieux,  ne  s'évadât  par 
la  poite  ouverte,  ne  descendit  rescalier,ne  passât 
devant  le  morne  conci(!i'g*e  et  n'allât  s<'  prol'anei* 
parmi  la  honti'  iid'iuie  des  chiens  de  la  rue... 

En  consé({nence,  il  n'ouvrait  pas  quand  on  frap- 
pait, ou  s'il  ouvrait,  c'était  à  peine,  maintenant 
la  porte  à  un  millimètre  du  chambranle  et,  de  sa 
main  libre,  dessinant  de  grands  gestes  sileutiaires, 
comme  s'il  y  avait  eu,  dans  sa  demeure,  un  ago- 
nisant sublime  d<jnl  il  eût  été  nécessaire  à  l'équi- 
libre des  univers  de   ne  j)as  rater  le    dernier  sou- 

Et  si  1  arrivant,  non  eirarouché  par  li's  yeux  de 
flamme  du  solitaire,  voulait  passer  outre,  malgré 
cet  étrange  accueil,  il  ne  pouvait  jamais  s'intro- 
duire avec  trop  de  rapidité,  et  la  porte,  à  l'instant 


LE  PARLOIR  DES  TARENTULES       47 

mémo  se  refermait  en  coup  de  vent,  comme  un 
piège  à  rats  sur  un  musaraigne.  Témérité  rare 
dont  peu  d'hommes,  je  vous  en  réponds,  furent 
capables. 

Le  redoutable  Damascène,  alors,  à  demi-courbé, 
se  frottait  les  mains,  la  pointe  en  bas  et  les  paumes 
tout  près  du  menton,  exprimant  ainsi  l'allégresse 
d'un  cannibale  sûr  de  sa  proie. 

Et  la  fanfare  de  ses  récriminations  éclatait  pen- 
dant une  heure.  Il  devenait  un  torrent  de  plaintes 
dont  on  entendait,  d'abord,  le  grondement  sourd 
et  la  grandissante  rumeur  quand  il  arrivait, 
au  loin,  des  montagnes  bleues  ;  puis  le  rauque 
mugissement,  de  plus  en  plus  clair,  qui  s'épandait 
à  la  façon  d'une  nappe  immense;  et  enfin,  le  fra- 
cas énorme  des  dislocations,  des  écroulements 
qu'il  apportait,  de  toutes  les  clameurs  confondues. 

Il  en  avez  fameusement  sur  le  cœur,  allez!  Et 
je  suppose  qu'il  aurait  fallu  la  mort  pour  qu'il 
cessât  de  YDcUérer,  jusque  pendant  son  ^oniniell^ 
contre  les  éditeurs,  les  journaux,  l'Académie,  les 
sociétaires  de  la  Comédie- Française  et,  en  géné- 
ral, contre  toute  la  clique  humaine  qui  s'obstinait  à 
ne  pas  le  récompenser. 


Peut-être  avait-il  raison.  Je  vous  répète  que  je 
n'en  sais  rien  et  que  je  ne  veux  pas  le  savoir.  Je 
suis  assez  ivre   déjà  de  mes  propres  indignations, 


•48  lIlsrolUKS      IUCSC)  HLK;  KANTES 

sans    avoir    licsoiii    dr    mo    soùlcr    dr    celles    des 
autres. 

J'arrive  au  j)()euu'  de  et'Ue  uuil,  lauieuse  eutre 
toutes,  (|ui  ne  lut  pas  uiu'  nuit  d'amour. 

Très  exee|»rnuniellement,  Damascène  Chabrol 
m'avail  iiivile  par  lettre  à  venir  cliez  lui,  n:)n  pour 
dîner,  ce  (jui  ireùt  été  ([ue  salutaire  et,  j)ar  eonsé- 
(pieiit ,  arclii-hanal,  mais  pour  enteiidi-e  la  lecture 
d'un  de  ses  drames,  ce  ([ui  me  parut  dangereux  et 
fort  effrayant. 

Sa  lettre,  d'ailleurs,  beaucoup  plus  commina- 
toire que  fraternelle,  ne  i)0uvait  me  laisser  aucun 
doute  sur  la  gravité  du  cas.  Il  exigeait  absolu- 
ment que  je  fusse  exact,  déclarant  (|ue  la  justice 
le  voulait  ainsi. 

Cette  forme  d'invitation  ne  me  révolta  pas.  ^la 
curiosité  vivement  émue  établit  aussitôt  l'accord 
entre  Injustice  et  ma  volonté.  Je  fus  exact  et  A^oici 
tout  net  ce  qui  arriva. 

Dès  le  premier  coup,  la  porte  s'entr'ouvrit  et  je 
fus  introduit  selon  le  rite  mentionné  plus  haut. 

Damascène  était  plus  calme  que  je  n'eusse  osé 
Tespérer.  11  était  même  prodigieusement  calme  et 
je  ne  pus  iirempécher  de  le  comparer  à  un  opéra- 
teur ou  à  un  bourreau  sur  le  point  de  fonctionner. 
Analogie  dont  j'étais  infiniment  loin  de  soupçonner 
la  rigueur. 

Deux  grogs  étaient  préparés  et,  sur  la  table, 
grand  ouvert  devant  l'une  des  deux  chaises,  le 
manuscrit  redoutable  s'étalait. 


LE  PARLOIR  DES  TARENTULES       49 

Le  temps  était  doux,  par  bonheur.  S'il  avait  fait 
trop  froid  ou  trop  chaud,  je  pouvais  très  bien 
mourir  cette  nuit-là,  les  plus  claires  précautions 
ayant  été  prises  pour  que  je  comprisse  l'inutilité 
absolue  d'une  tentative  d'interruption,  quelque 
courte  et  légitime  qu'elle  fût. 

—  La  Fille  de  Jephté  !  drame  biblique  en  cinq 
actes,  commença- t-il,  me  fixant  d'un  œil  impla- 
cable. 

L'exercice,  d'abord,  ne  me  déplut  pas.  Le  lec- 
teur aA'ait  une  voix  bizarre  de  gastralgique,  s 'éle- 
vant sans  effort  des  basses  profondes  aux  notes 
enfantines  les  plus  aiguës.  \\ parlait  ainsi  et  jouait 
véritablement  son  drame,  multipliant  les  gestes 
jusqu'à  se  précipiter  à  genoux  pour  une  prière, 
quand  la  situation  l'exigeait.  Curieux  spectacle 
qui  m'amusa  pendant  une  heure,  c'est-à-dire- pen- 
dant tout  le  premier  acte  seulement  ;  car  le  monstre 
poussait  la  conscience  jusqu'à  recommencer  plu- 
sieurs fois  des  scènes  entières  dont  il  craignait  de 
ne  m'avoir  pas  fait  sentir  toute  la  beauté,  sans  qu'au- 
cune admirative  protestation  pût  le  rassurer. 

Au  deuxième  acte,  la  mimique  ayant  perdu  \v 
charme  de  l'imprévu,  je  m'avisai  d'écouter  vérita- 
blement. 

C'était  lamentable.  Imaginez  le  poncif  le  plus 
poussiéreux,  le  plus  culotté,  le  plus  crasseux,  le 
plus  fétide.  Un  amagalme  effrayant  de  Racine,  du 
bonhomme  Gagne  et  de  Désaugiers.  Je  me  rap- 
pelle un  interminable  discours  de  son  impossible 


[JO  11  I  >  roi  II  i;s    in:s(nn,  I  (i  i:  A.NTKS 

Jii<^(;     s'.ir    l'aj^M'iciilliirc    cl    rccoiiomic    sociale... 

\'(M-s  la  lin  (lu  Iroisièinc,  je;  reigiiis  un  hi'soiii 
sul)il  <lt'  rcspèci»  la  plus  vul^^airc,  espriaiil  ainsi 
giig'nt'r  la  pnric  dr  ICscalici",  (Ici  lioinini'  iimisiMc 
m'accompagna... 

Il  l'allut  tout  aNalci'  cl  cela  dura  jusqu'à  minuit. 
J'étais  presque  aussi  AY/r/v'/zV  (|iic  la  l'illc  cllc-mcnic 
(lu  Lihcralcur  d'Israël. 


Mais  ([ue  dcvins-je,  l()i's([iic  m  élançanl  sur  mon 
chapeau,  Damascène  me  dit  ces  mots  qui  me  pa- 
in i.'iit  tirés  de  l'Apocalypse  : 

—  Oli  !  ue  vous  pressez  pas,  nous  j^avons  en- 
core rien  lu.  Je  ne  vous  lâche  pas  avant  que  vous 
ayez  entendu  mes  sonnets. 

Uji  ignorant  de  la  langue  française  aurait  pu 
croire  qu'il  m'offrait  une  tasse  de  chocolat.  Or,  il 
m'annonça  quinze  cents  sonnets^  jdus  de  vingt 
mille  vers  !  et  sa  voix,  loiji  d'être  affaiblie  juir  le 
précédent  effort,  était  maintenant  plus  claire,  j)lus 
fraîche,  mieux  entraînée,  capable,  semblait-il,  de 
tromboner  jusqu'à  la  chute,  si  malencontreuse- 
ment ajournée,  du  ciel. 

Que  faire  ?  Il  m'était  démontré  ({ue  je  ne  }>our- 
rais  sortir  que  sur  le  cadavre  de  cet  enragé  et  je 
iTavais  ])as  alors,  comme  depuis,  Thabitude  vé- 
nielle de  tremper  mes  mains  dans  le  sang. 

Je  me  rassis,  étoiiffanl  un  l'àle  de  désespoir. 


LE  PARLOIR  DES  TARENTULES       51 

Cinq  minutes  plus  tard,  je  dormais  proFondé- 
ment.  Le  carillon  d'une  clarine  alpestre,  vivement 
agitée  à  mon  oreille,  me  réveilla. 

—  Ah!  x\li  !  vous  dormez,  je  crois,  me  dit  mon 
Ijourreau. 

—  Mon  Dieu  !  répondis-je,  je  dors  sans  dormir... 
J'avoue  que  je  sens  un  peu  de  fatigue. 

—  Très  bien,  je  connais  ça. 

Il  ouvrit  alors  son  tiroir,  en  tifa  un  revolver  qui 
me  parut  de  dimensions  anormales,  l'arma  soi- 
gneusement, le  posa  sur  la  table  sans  lâcher  la 
crosse  et,  reprenant  de  la  main  gauche  son  ma- 
nuscrit, ajouta  simplement  : 

—  Je  continue  !... 

Ce  supplice  dura  jusqu'au  lever  du  soleil.  A  ce 
moment,  il  se  leva  mécaniquement,  ferma  son 
accordéon  et  me  déclara  qu'il  allait  prendre  le 
train. 

—  Je  vais  voir  papa,  m'expliqua-t-il. 
Quelques  heures  plus  tard,   il   giflait   son   père 

âgé  de  soixante-quinze  ans,  en  arrivant  à  Orléans, 
et  se  jetait,  aussitôt  après,  dans  un  puits  du  fond 
duquel  on  le  retira  fou  furieux  pour  l'enfermer 
dans  un  cabanon  où  il  mourut  en  pleine  frénésie, 
le  surlendemain. 

A  mon  extrême  surprise,  j'héritai  d'une  partie 
considérable  de  sa  fortune  et  c'est  avec  son  argent 
—  si  on  tient  à  le  savoir  —  que  je  me  suis  tant 
amusé  de  vingt-cinq  à  trente,  comme  chacun  sait. 


V 

PROJET  D'ORAISON  FLAÉBRE 


C'est  à  peine  si  quelques-uns  savent  qu'il  vient 
de  mourir.  Quand  la  multitude  de  ceux  qui 
se  croient  vivants  apprendra  sa  mort,  il  y  aura 
sûrement  dans  les  journaux  de  vives  jérémiades 
clichées  sur  le  grand  écrivain  défunt  «  qu'on  a  eu 
la  douleur  de  perdre  « ,  après  Tavoir  si  bassement 
détesté  pendant  sa  vie. 

Ces  lamentations  univoques  et  professionnelles 
seront  ramassées  à  la  pelle,  comme  la  terre  des 
cimetières,  par  les  fossoyeurs  de  la  chroni({ue, 
jusque  sous  les  pieds  de  «  Tami  de  la  dc^rnière 
heure  )>,  romancier  saumàtre  et  vulpiii,  (pii  avait 
besoin  de  cette  réclame  et  qui  confisqua  son 
agonie,  lui  faisant  la  mort  plus  amère. 

Contentons-nous  de  le  nommer  simplement  La- 


o4  IIISIOIMKS      IH;S()  15  I.  Mi  K.VNTKS 

zaï'c,  (•♦'  (Ii'm'imIi;  dans  la  plus  parlaiti'  iii(lii;'('iic(', 
(|ni  a\ail  le  droit  de  poi'tci"  riiiic  des  plus  larg(*s 
(•(•iiidiiiu'S  coinlalcs  de  Tl  )cci<lciil . 

—  .le  suis,  disail-il,  d-  la  lacr  des  Etres  qui 
font  riiuniiciii'  des  auli'cs  Inmiincs. 

Il  lie  voulut  doue  jauiais  (pi'oii  lui  pailàl  d'uuo 
«  autre  ])ah*ie  ([ue  Texil  »  et  la  \ir,  j)ai'  e(jusé- 
queut ,  l'ut  uierveilleuseuieut  eliieniic  pour  ce 
])auvre  diable  sublime. 

Lu  [)eu  plus  tard,  lurs(|ue  se  serout  eleiutes  les 
l'iauiiues  postiches  de  la  eauicule  des  aduiiratious 
après  décès,  —  un  peu  ou  l)eaucoup  [)lus  lard, — 
je  parlerai  de  eette  uiort  dont  la  tristesse  et  Tlior- 
reur, avec  soin  dissimulées,  sont  dirrieili'iiieut  sur- 
passables. 

Car  j'ai  fort  à  dii'e,  je  vous  assure,  et  la  ma- 
tière noire  surabonde. 

Tel  n'est  pas  aujourd'hui  précisément  mon  des- 
sein. Je  voudrais  seulement,  à  propos  de  ce  La- 
zare (jue  tout  le  monde  a  le  droit  de  supposer 
imaginaire,  vérifier  à  la  clarté  d'un  dé[»lorable 
fhunbeau,  l'adage  le  [)lus  décisif  sur  les  vieilles 
aristocraties  que  la  Révolution  croit  avoir  tuées. 

tt  Tout  homme  est  l'addition  de  sa  race.  »  Ainsi 
fut  condensée,  comme  sur  une  lame  d'airain,  par 
le  philoso])he  Blanc  Saint- Bonnet,  toute  l'expé- 
rience des  siècles. 

C'est-à-dii*e  (\\\i\  Texli^cmite  du  dernier  rameau 
d  un  gi'and  arbre  élu  })ar  la  foudre,  pend  toujours 
un  fruit  de  délectation  ou  d'épouvante  en  qui  l'es- 


PROJET     D    ORAISON     lUNEBRK  55 

sence  précieuse  fait  escale  avant  de  disparaître  à 
jamais. 

Quand  il  s'agit  d'une  sève  glorieuse,  comme 
dans  le  cas  de  notre  Lazare,  le  douloureux  être 
chargé  de  tout  assumer,  n'est  pas  seulement  le 
support  unique  des  splendeurs  ou  des  misères,  des 
joies  divines  ou  des  deuils  profonds,  des  abaisse- 
ments ou  des  triomphes  accumulés  par  tant  d'an- 
cêtres. Il  faut  encore  qu'il  porte  le  Rêve  de  tout 
cela,  qu'il  le  porte  dans  le  long,  l'interminable 
désert,  «  de  l'utérus  au  sépulcre  »,  sans  qu'une 
âme  puisse  le  secourir  ou  le  consoler. 

Il  lui  faut  subir  le  miraculeux  et  redoutable 
héritage  d'une  poitrine  houleuse  de  tous  les  sou- 
pirs des  générations  dont  le  nom  môme  agonise... 

Et  ce  n'est  pas  tout,  —  ù  mon  Dieu!  —  car 
voici  le  gouffre  des  douleurs.. 


La  destinée  de  Lazare  fut  si  extraordinaire  que 
sa  vie  parut  comme  un  raccourci  di^  l'histoire 
même  de  la  Race  altière  dont  il  était  la  suprême 
incarnation. 

Une  espèce  d'analogie  me  fera  peut-être  com- 
prendre. 

Vous  rappelez-vous  ces  chronologiques  épitomés 

qu'infligèrent   à    notre   enfance    des    pédagogues 

inassouvis  de   malédictions  ?   Chaque  époque    est 
,  •  , 

condamnée  à  respirer  entre  quatre  pages  étroites. 


S6  H  I  s  l()  I  IU:S     DKSimLKlKANTES 

(.'Il  cos  opiisciilrs  sull"(;i'aiits  on  k;s  évL'iicini'iils  les 
plus  cloig-iirs,  les  plus  distincts,  sont  empilés  et 
pressés  à  la  manière  des  salaisons  dans  la  caque 
d'un  exportateur. 

Cliarlemagiie  y  compénètre  Mérovée,  les  pre- 
miers ^'alois  ne  l'ont  qu'un  mastic  avec  les  Valois 
d'Orléans  ou  les  Valois  d'Angouléme,  Henri  III 
crève  les  cotes  à  Charles  le  Sage,  François  I*"" 
s'aplatit  sur  Louis  le  Gros,  Ravaillac  assassine 
Jean  SanslVnir  et  c'est  à  Varennes  que  Louis  XIV 
a  Tair  de  signer  la  Kévocation  de  l'Edit  de 
Nantes,  etc.  Tout  recul  est  impossible  et  le  chaos 
indébrouillable. 

Lazare,  dernier  du  nom, et  n'ayant  plus  rien  de- 
vant lui  que  le  Goujatisme  grandissant  de  la  fin 
du  siècle,  était  lui-même,  en  quelque  manière,  un 
de  ces  terribles  abrégés . 

Incapable  de  s'ajuster  à  la  vie  contemporaine 
qui  le  pénétrait  de  dégoût,  il  résidait  au  fond  de 
son  propre  cœur,  tel  que,  dans  son  antre,  un 
dragon  d'avant  le  déluge,  inconsolable  et  hagard 
de  la  destruction  de  son  espèce. 

11  portait  vraiment  en  lui  les  âmes  de  tous  les 
grands  de  sa  Maison  et  la  liste  en  était  longue.  11 
confabulait  avec  leurs  ombres,  ne  cherchant  pas 
irrespectueusement  à  les  démêler,  bien  au  con- 
traire, et  finissant  par  être  heureux  de  ne  plus 
savoir  ce  qui  revenait,  en  bonne  justice,  à  chacune 
d'elles. 

11  était,  d'ailleurs,  un  de  ces  rares  adeptes  qui 


PROJET     D    OUAISON     FUNEBRE  37 

nient  la  mort,  se  persuadant  que  l'autosurvie  est 
un  acte  simple  de  la  volonté,  et  qu'il  est  incom- 
parablement plus  facile  de  s'éterniser  que  de 
finir. 

Selon  lui,  la  mort  dont  parlent  tant  les  imbé- 
ciles n'était  qu'une  imposture,  une  insoutenable 
imposture  inventée  par  les  fabricants  de  couronnes 
et  les  marbriers. 

Il  avait  même  écrit,  pour  son  usage  personnel, 
une  fantaisie,  —  hégélienne,  hélas! —  sur  cet 
objet,  en  vue  d'établir  qu'êtres  et  choses  ne  peuvent 
avoir  d'autre  maintien  devant  l'Infini  que  celui 
qu'il  plait  à  notre  conscience  de  leur  accorder. 

Il  vivait  donc  au  milieu  d'un  groupe  superbe 
dont  il  avait,  depuis  longtemps,  obtenu  la  résur- 
rection, —  nullement  ému  d'aboucher  ensemble 
des  guerriers  ou  des  magistrats  séparés  par  toute 
la  largeur  des  siècles,  et  dont  la  personnalité 
même  se  perdait  pour  lui  dans  l'admirable  cohue 
des  individus  de  son  sans:. 


L'existence  infernale  de  cet  homme  est  suffi- 
samment connue.  On  en  fait  une  légende  merveil- 
leuse, quoique  les  circonstances  bizarres,  dont 
l'imagination  de  quelques-uns  l'a  surchargée  ma- 
licieusement, aient  été  beaucoup  plus  rares,  en 
réalité,  qu'on  ne  le  suppose. 

Le    trouble  célèbre    de  son    esprit    n'était,  au 


58  IIISTOIHKS      IU:s<H!I.I(;  KANTKS 

l(Hi(l.(jiir  le  ti(Mil)lt'  (le  sa  jtaiiNiT  àiiH'  ctc't'tait, 
c'oiiiiiic  cela,   hit'ii  assez,   lra;j;-i(jiie. 

.l'ai  (iil  (jiie  sa  \  ie  se  li'oiiva  cniiFlginM'e  à  1  His- 
toire iiKMiie  (le  sa  llaci."  et  ([Ui*  tel  fui  le  juilieipe 
(le  douleurs  sans  ikuii.  Mais  coninR'iit  l'aire  en- 
tendre un  pai'eil  lan;4"a^'"e  ? 

Cette  liistcjire  ([ui  est  juste  au  rentre  de  Tllis- 
toirtî  universelle  et  ([u'oii  apprend  si  mal  dans  les 
écoles,  était,  eu  lui,  luut  a  l'ait  vivante  et  contem- 
poraine. l]lle  le  brûlait,  le  dévorait  comme  une 
flamme  furieuse  dont  il  eût  été  Taliment  dernier. 

Dans  la  flagranee  des  tortures,  ses  moindres 
gestes  récupéraient  aussitôt  les  gestes  anciens  de 
la  Lignée  quasi-royale  tout  entière  ({ui  mourait 
debout  dans  les  ventricules  de  son  cœur. 

Très  peu  le  comprirent,  et  ceux-là,  que  pou- 
vaient-ils pour  un  si  grandiose  malheureux  ?  Dieu 
lui-même,  le  Dieu  Molocli  ne  voulant  plus  d'aris- 
tocratie, l'holocauste  s'imposait. 

Le  génie  littéraire  lui  avait  été  donné  par  sur- 
croit, mais  ce  fut  la  broutille  de  son  supplice. 

Qu'ils  avaient  été  beaux  les  commencements! 
On  avait  viiigt  ans,  on  éblouissait  les  hommes  et 
les  femmes,  toutes  les  fanfares  éclataient  sur  tous 
les  seuils,  on  apportait  au  monde  quelque  chose 
de  nouveau,  de  tout  à  fait  inouï  que  le  monde 
allait  sans  doute  adorer,  puisque  c'était  le  reflet, 
Tinta ille  fidèle  des  primitives  Idoles. 

(^u"iuq)ortait  ({u'on  fût  très  pauvre  ?  N'était-ce 


TROJET     D    ORAISON     1  UN  ERRE  59 

pas  une  graadeur  de  plus?  On  avait,  d'ailleurs, 
une  besace  pleine  de  fruits  qui  ressemblaient  à  des 
étoiles,  ramassés  à  pleines  mains  dans  la  forêt 
lumineuse,  et  on  ne  doutait  pas  de  l'Espèce  hu- 
maine. 

^lais  on  s'aperçut  un  jour  que  le  peuple,  dégoûté 
du  pain,  réclamait  à  grands  cris  des  pommes  de 
terre,  qu'il  voulait  qu'on  lui  frottât  la  plante  des 
pieds  avec  le  gras  des  petits  boyaux  des  Princes 
de  la  Lumière,  —  et  ce  fut  le  commencement  de 
l'agonie  qui  dura  trente  ans. 

Elle  eut  trop  de  témoins  pour  qu'il  soit  néces 
saire  de  la  raconter.  Le  courage,  d'ailleurs,  me 
manque.  Je  ne  me  réserve,  comme  il  fut  dit  un  peu 
plus  haut,  que  la  dernière  et  suprême  phase  très 
ignorée,  celle-là,  très  profondément  ignorée,  je 
vous  assure,  et  dont  je  veux  être  le  divulgateur 
implacable. 

Nous  verrons  alors  la  couleur  du  front  d\in  cer- 
tain ^>>c>/?///(^ 


VI 


LES  CAPTIFS  DE  LONGJUMEAU 


LK  Postillon  de  Longjuniedu  annonçait  hier  la 
fin  déplorable  des  deux  Fourmi.  Cette  feuille, 
recommandée  à  juste  titre  pour  l'abondance  et  la 
qualité  de  ses. informations,  se  perdait  en  conjec- 
tures sur  les  causes  mystérieuses  du  désespoir  qui 
vient  de  précipiter  au  suicide  ces  éponx  qu'on 
croyait  heureux. 

Mariés  très  jeunes  et  toujours  au  lendemain  de 
leurs  noces  depuis  vingt  ans,  ils  n'avaient  pas 
quitté  la  ville  un  seul  jour. 

Allégés  [)ar  la  j)révoyance  de  leurs  auteurs  de 
tous  les  soucis  d'argent  qui  peuvent  empoisonner 
la  vie  conjugale,  amplement  pourvus,  au  contraire 
de  ce  qui  est  nécessaire  pour  agrémenter  un  genre 
d'union  légitime  sans  doute,  mais  si  peu  coidorme 


6^2  IIISTOIUKS      DKSOin.l  (IKA  N  r  KS 

à  ce  besoin  de  vicissitudes  anioureiises  qui  tra- 
vaille ordiuaireniciil  les  versatiles  jimnains,  ils 
réalisaient,  aux  yeux  du  fiKnide,  le  inii-acle  du  la 
tendresse  à  perpétuilc. 

Un  heau  snii-  de  iii;ii,  le  leiideniain  de  la  chute 
de  M.  riiiers,  le  ti*ain  de  n'i'ande  ceinture  les 
avait  amenés  avec  leiii's  j»arents  nciiiis  pour  les 
installer  dans  la  delicit'use  jHopiiete  <|iii  devait 
alu'iter  leur  joie. 

Les  Lungjumelliens  au  cœur  pui*  avaient  vu 
passer  avec  attendrissement  ce  joli  couple  que  le 
vétérinaire  compara  sans  hésiter  à  Paul  et  à 
Virginie. 

Ils  étaient,  en  ellet,  ce  jour-là,  véritablement 
très  bien  et  riîssemblaient  à  des  enfants  pâles  de 
grand  seigneur. 

Maître  Piécu,  le  notaire  le  [)lus  important  du 
canton,  leui*  avait  acquis,  à  l'entrée  de  la  ville, 
un  nid  de  verdui-e  (pie  leui'  eussent  envié  les  morts. 
Cai"  il  faut  en  convenir,  le  jardin  faisait  penser  à 
un  cimetière  abandonné.  Cet  aspect  ne  leur  déplut 
pas,  sans  doute,  puis([u'ils  ne  firent,  par  la  suite, 
aucun  changement  et  laissèrent  croître  les  végé- 
taux en  liberté. 

P(jur  me  servir  d'une  expression  profondément 
originale  de  maître  Piécu,  ils  vécurent  dans  Les 
nuages,  ne  no  vaut  à  [)eu  près  personne,  non  par 
maliciî  ou  dédain,  mais  tout  simplementparce  qu'ils 
n'y  pense  l'eut  j.iuiais. 

Puis,    il    aillait     fallu     se    di'seidacer    (juelqjies 


LES     CAPTIl'S     DE     LONGJUMEAU  6S 

heures  ou  quelques  minutes,  interrompre  les 
extases,  et,  ma  loi!  considérant  la  brièveté  de  la 
vie,  ces  époux  extraordinaires  n'en  avaient  pas  le 
courage. 

Un  des  plus  grands  hommes  du  Moyen  Ago, 
maître  Jean  Tauler,  raconte  l'histoire  d'un  soli- 
taire à  qui  un  visiteur  importun  vint  demander 
un  objet  qui  se  trouvait  dans  sa  cellule.  Le  soli- 
taire se  mit  en  devoir  d'entrer  chez  lui  pour  v 
prendre  l'objet.  Mais,  en  entrant,  il  oublia  de 
quoi  il  s'agissait,  car  l'image  des  choses  exté- 
rieures ne  pouvait  demeurer  dans  son  esprit.  Il 
sortit  donc  et  pria  le  visiteur  de  lui  dire  ce  qu'il 
voulait.  Celui-ci  renouvela  sa  demande.  Le  solitaire 
rentra,  mais  avant  de  saisir  le  dit  objet,  il  en  avait 
perdu  la  mémoire.  Après  plusieurs  expérientes, 
il  l'ut  obligé  de  dire  à  rimportuu  :  —  Entrez  et 
cherchez  vous-même  ce  qu'il  vous  faut,  car  je  ne 
puis  garder  votre  image  en  moi  assez  longtemps 
pour  faire  ce  que  vous  me  demandez. 

M.  et  Mme  Fourmi  m'ont  souvent  rappelé  ce 
solitaire.  Ils  eussent  donné  volontiers  tout  ce 
qu'on  leur  aurait  demandé,  s'ils  avaient  pu  s'en 
souvenir  un  seul  instant. 

Leurs  distractions  étaient  fameuses,  on  en  par- 
lait jusqu'à  (Jorbeil.  Cependant,  ils  n'avaient  pas 
l'air  d'en  souffrir  et  la  «  funeste  »  résolution  qui 
a  terminé  leur  existence  généralement  enviée  doit 
paraître  inexplicable. 


(i  t  1 1 1  s  I  (  »  1 1  î  I  :  >    I  n;  s  «  M  !  I .  I  (  ;  i:  A  N  r  k  s 


l  lie  Icllrc  aiicitMiiic  (lfj;i  de  et*  niallii'urcux 
Foiiriiii,  (jiic  je  cnniius  .ujnil  sou  mariage,  m'a 
permis  (le  rccoiisliliicr,  pai*  voie  (riiidurlioii,  toute 
sa   lamciilahlt'  liisloirc. 

Vuiei  doue  cette  lettre.  Ou  scira,  peut-être,  que 
num  ami  uetait  m  un  lou,   m   lui  imhéeile. 

((  ...  i'diir  la  dixieuH'  ou  \iiiLCtième  r(jis,  cher 
;imi,  miiis  le  uunupious  de  parole,  outrageuse- 
ment. Quelle  ([ue  soil  ta  patieuee,  je  suppose  que 
lu  d(jis  être  las  de  Jious  inviter.  La  vérité,  c'est 
([ue  cette  deruièrc;  fois,  aussi  bien  que  les  précé- 
dentes, uous  avons  été  sans  excuses,  ma  femme 
et  moi.  Xous  t  a\ioiis  écrit  de  compter  sur  uous 
et  uous  n'avions  absolument  rien  à  l'aire.  Cepen- 
dant non-;  a\(>n>  iniin<|ne  le  train,  comme  tou- 
jours. 

«  Voihi  (jniiize  (fus  que  nous  manquons  tous  les 
trains  et  toutes  les  voitures  publiques,  quoi  que 
nous  fassions.  C'est  iidiniment  idiot,  c'est  d'un 
ridicule  atroce,  mais  je  commence  à  croire  que 
le  mal  est  sans  remède.  C  est  une  espèce  de  fata- 
lité cocasse  (l(»nl  nous  s<mnnes  les  victimes.  Rien 
n  \  lait.  1!  nous  est  arrive  de  nous  lever  à  trois 
heni-es  (lu  matin  on  même  de  passer  la  nuit  sans 
sommeil  p(Mir  ne  p.is  man(jner  le  train  de  huit 
lieni'es,  j»;ir  e\enq)l(;.  J^li  !  bien,  mon  elier,  le  feu 
pi'eiiail    dans     la    cheminée    au    dei'iiier     moment. 


LES     CAPTIFS     DE     LONGJUMEAU  65 

j 'attrapais  une  entorse  à  moitié  chemin  ;  la  robe 
de  Juliette  était  accrochée  par  quelque  hrous- 
saille,  nous  nous  endormions  sur  le  canapé  de  la 
salle  d'attente,  sans  que  ni  l'arrivée  du  train  ni 
les  clameurs  de  l'employé  nous  réveillassent  à 
temps,  etc.,  etc.  La  dernière  fois,  j'avais  oublié 
mon  porte-monnaie. 

((  Enfin,  je  le  répète,  voilà  quinze  années  que 
cela  dure  et  je  sens  que  c'est  là  notre  principe  de 
mort.  A  cause  de  cela,  tu  ne  l'ignores  pas,  j'ai 
tout  raté,  je  me  suis  brouillé  avec  tout  le  monde, 
je  passe  pour  un  monstre  d'égoïsme,  et  ma  pauvre 
Juliette  est  naturellement  enveloppée  dans  la  même 
réprobation.  Depuis  notre  arrivée  dans  ce  lieu  mau- 
dit, j'ai  manqué  soixante-quatorze  enterrements, 
douze  mariages,  trente  baptêmes,  un  millier  de 
Assîtes  ou  démarches  indispensables.  J'ai  laissé 
crever  ma  belle-mère  sans  la  revoir  une  seule  fois, 
bien  qu'elle  ait  été  malade  près  d'un  an,  ce  qui 
nous  a  valu  d'être  privés  des  trois  quarts  de  sa 
succession  qu'elle  nous  a  rageusement  dérobés  la 
veille  de  sa  mort,  par  un  codicille. 

«  Je  ne  finirais  pas  si  j'entreprenais  l'énuméra- 
tion  des  gaffes  et  mésaventures  occasionnées  par 
cette  incroyable  circonstance  que  nous  n'avons 
jamais  pu  nous  éloigner  de  Longjumeau.  Pour 
tout  dire  en  un  mot,  nous  sonuncs  des  captifs, 
désormais  privés  d'espérance  et  nous  voyons  venir 
le  moment  où  cette  condition  de  galériens  cessera 
pour  nous  d'être  supportable...  »  ' 


66  mSTolHKS     I>KSUHLl(i  tAiNTES 

Jo  supprime  le  reste  où  mon  triste  ;imi  me  con- 
fiait des  eliosi'S  ti'op  nilimes  p(Mir  ([im;  je  puisse 
les  publier.  Mais  je  donne  ma  parol»^  d'Iionneuiquc 
ce  n'était  pas  un  homme  vulgaire,  (pi  il  fut  digne 
de  Tadoration  de  sa  l'emun;  «;t  que  ces  deux  êtres 
méritaient  mieux  (pie  d».'  l'iiiir  hétemeni  et  malpro- 
prement eomme  ils  ont  fini. 

Certaines  partieulaiités  <pie  je  demande  la  pei- 
mission  de  garder  pour  moi,  me  donnent  à  jx'user 
(|ue  rinl'ortuné  couple  était  réellement  victime 
d'une  machination  ténébnmse  de  l'Ennemi  des 
hommes  qui  les  conduisit,  parla  main  d'un  notaire 
évidemment  infernal,  dans  ce  coin  maléfique  de 
Longjumeau  d'où  rien  n'eût  la  puissance  de  les 
arracher. 

Je  crois  vraiment  ([u'ils  ne  poin'aicnl  [)as  s'en- 
fuir, qu'il  y  avait,  autour  de  leur  demeure,  un  cor- 
don de  troupes  invisibles  triées  avec  soin  pour  les 
investir  et  contre  les(pielles  aucune  énergie  n'eût 
été  capable  de  prévaloir. 


L(î  signe  pour  moi  d'une  influence  diabolique, 
c'est  que  les  Fourmi  étaient  dévorés  de  la  passion 
des  voyages.  Ces  captifs  étaient,  par  nature,  essen- 
tiellement migrateurs. 

Avant  de  s'unir,  ils  avaient  eu  soif  de  courir  le 
monde.  Lorscpi'ils  n'étaient  encore  que  fiancés,  on 
les  avait  vus  à  Enghien,  à  Choisy-le  Hoi,  à  Meu- 


LKS     CAPTIFS     DE     LONGJUMEAU  67 

don,  à  Clamart,  à  Montretout.  Un  jour  même  ils 
avaient  poussé  jusqu'à  Saint-Germain. 

A  Longjumeau  qui  leur  paraissait  une  lie  de 
rOcéanie,  cette  rage  d'explorations  audacieuses, 
d'aventures  sur  terre  et  sur  mer  n'avait  fait  que 
s'exaspérer. 

Leur  maison  était  encombrée  de  globes  et  de 
planisphères,  ils  avaient  des  atlas  anglais  et  des 
atlas  germaniques.  Ils  possédaient  même  une 
carte  de  la  lune  publiée  à  Gotha  sous  la  direction 
d'un  cuistre  nommé  Justus  Perthes. 

Quand  ils  ne  faisaient  pas  l'amour,  ils  lisaient 
ensemble  les  histoires  des  navigateurs  fameux  dont 
leur  bibliothèque  était  exclusivement  remplie  et 
il  nV  avait  pas  un  journal  de  voyages,  un  Tour 
du  Monde  ou  un  Bulletin  de  société  géographique 
auquel  ils  ne  fussent  abonnés.  Indicateurs  de  che- 
mins de  fer  et  prospectus  d'agences  maritimes 
pleuvaient  chez  eux  sans  intermittence. 

Chose  qu'on  ne  croira  pas,  leurs  malles  étaient 
toujours  prêtes.  Ils  furent  toujours  sur  le  point  de 
partir,  d'entreprendre  un  interminable  voyage  aux 
pavs  les  plus  lointains,  les  plus  dangereux  ou  les 
plus  inexplorés. 

J'ai  bien  reçu  quarante  dépêches  m'annonçant 
leur  départ  imminent  pour  Bornéo,  la  Terre  de 
IV'u,  la  Nouvelle-Zélande  ou  le  Groenland. 

Plusieurs  fois  même  il  s'en  est  à  peine  fallu 
d'un  cheveu  qu'ils  ne  partissent,  en  effet.  Mais 
enfin  ils  ne  partaient  pas,  ils  ne  partirent  jamais, 


68 


II I  s  T  (  )  I  m:  s    n  K s  o  it  iJ  (  1 1:  A  N  r  k s 


parcp   qu'ils    ne  puiiNaiciit   |>i«s    t'I    ne  (l('\;iit'iil   |>;is 

l)afli!'.    Lr<    .itollics    cl    les    IIK  ili'CllIt'S    SC    ('OallSJIK'Il  t 

poiif  les  lircr  (Il  ariuTc. 

lu  jour.  (('lu'iHlaiit ,  il  y  M  une  dizaiiu'  d  aiiiKn's, 
ils  ciurcnl  (l('(i(l(''uiriil  s'cNadcr.  Ils  Jivaicnt  réussi, 
(•(Uihc  loulc  cspcraiici',  a  s'élancer  dans  iiu 
\vag(ui  de  prciuièrc  (dassc  qui  devait  les  emporter 
a  \ Cisailles.  DeliNiaiice!  Là,  saus  doute,  le  cer- 
cle ma<^i(jue  serait  r(»iii|ni. 

Le  train  se  mil  en  inaiclic.  mais  ils  ne  hougè- 
ri'iit  pas.  Ils  s'étaient  i'onrrt's  naturellement  dans 
une  voiture  désignée  pour  rester  en  gare.  Tout 
était  à  recommencer. 

l/uni<jue  voyage  (pi'ils  ne  dussent  ])as  maïKjuer 
était  évidemment  celui  qu'ils  viennent  d'entrepren- 
dre, hélas  !  et  leur  caractère  bien  connu  me  porte  à 
croire  qu'ils  ne  s'y  préparèrent  qu'en  tremblant. 


%:        -       .       ^J!Lj       ^     -        ê 


Vil 


UNE  IDEE  MEDIOCRE 


ILS  étaient  quatre  et  je  les  ai  trop  connus.  Si  cela 
ne  vous  fait  absolument  rien,  nous  les  nom- 
merons Théodore,  Théodule,  Théophilo  et  Théo- 
phraste. 

Ils  n'étaient  pas  frères,  mais  vivaient  ensemble 
et  ne  se  quittaient  pas  une  minute.  On  ne  pouvait 
en  apercevoir  un  sans  ([u'aussitôt  les  trois  autres 
apj)arussent. 

Le  chef  de  l'escouade  ('lait  uaturellement  Théo- 
phraste,le  dernier  noFumé,  [  homiiic  aux  Carcicteres 
et  je  pense  qu'il  était  (hgne  de  commander  à  ses 
compagnons,  car  il  savait  se  commander  à  lui- 
même. 

C'était  une  manière  de  puritain  sec,  harnaché 
de   certitndf's,    uiéticuleux  et  auscultateur.    Exté- 


70  HiSToinKs    désoblk;!:  \N  TKS 

rieiiroiin'iit,  il  Inuiil  ;i  l;i  luis  du  hlaiiisui  «.'tdo  l'es- 
timatciir  (riiiic  succiiismIc  de  inoiit-dr-pirté,  dans 
un  (|uarti<'r  jiauvi-c. 

(^)uaii(l  on  lui  (lisait  Itonjoiir.  il  a\'ail  tnujoiii's 
l  air  (le  recevoir  un  iiani  isseiiicii  I  el  sa  réponse 
ressenihlail   a  revaluation   (11111  cxiieil. 

Int(''rieiireiii('nl .  son  ànu'  était  rc'M'iil'ie  d'un  niii- 
lel  iii('\(U'al)le,  de  1  Cspece  de  ceux  (|U()n  élùve  avec 
laid  de  s(dli(ilude  eu  Aut^'leterre  ou  dans  lacitéde 
(lalviu  pour  le  traiispoit  (h.'s  eeicueils  blanchis. 

11  ne  voulait  pas  cependant  (pi  (ui  Tiinaginàt  pnj- 
testaut,  s  alTii-inait  catli(jli(pii' juscju'à  la  pointedcs 
cheveux,  ostensiblem(*nt  nu'ttait  à  sécher  son  cœur 
sur  les  eclialas  delà    \  ilîuc   des  élus. 

Son  fonds,  c'était  d'être  c/kisIc,  et  surtout  de  le 
j)aiMilre.  (Jiasle  coiuuie  un  (dou,  ('(uniue  un  séca- 
teur, comme  un  hareng  saur!  Ses  acolytes  le  pro- 
(damaient  immarcessible  et  inel'l'euillable,  non 
ujoins  albe  et  lactesceid  (pie  le  nitide  manteau  des 
anges. 

()serai-je  le  dire  .'  Il  regardait  les  l'(.'mmes 
comme  du  caca  et  le  comble  de  la  démence  eut  été 
de  1  inciter  à  des  gaillardises.  D  une  manière  gé- 
nérah;,  il  désapprouvait  le  rapprochement  des  sexes 
et  toute  |)arole  évocatrice  d'amour  lui  semblait 
lUie  agn^ssion  personnelle. 

Il  était  si  chaste  (pTil  eût  condamné  la  jupe  des 
zouaves. 

T(3lle,  à  larges  traits,  la  j)hvsinuonn(!  de  ce  chef. 


U^E     IDEE     MEDIOCRE  71 


Qu'il  me  soit  permis  d'esquisser  les  autres. 

Théodore  était  le  lion  du  groupe.  Il  en  était 
Torgueil,  la  parure  et  c'était  lui  ([u'on  mettait  en 
avant  lorsqu'il  s'agissait  de  diplomatie  ou  de  per- 
suasion, car  Tbéophraste  manquait  d'éloquence. 

Il  est  vrai  qu'en  ces  occasions,  Théodore  se  soû- 
lait pour  mieux  rugir,  mais  il  s'en  tirait  à  la  satis- 
faction générale. 

C'était  un  petit  lion  de  Gascogne,  malheureuse- 
ment privé  de  crinière,  qui  se  flattait  d'apparte- 
nir à  la  célèbre  famille,  à  peu  près  éteinte  aujour- 
d'hui, des  Théodore  de  Saint-AntoninetdeLexos, 
dont  les  rives  de  rAveyron  connurent  la  gloire. 

On  eût  été  malvenu  d'ignorer  que  ses  armes,  les 
fières  et  nobles  armes  de  ses  aïeux,  étaient  sculp- 
tées au  porche  ou  dans  un  endroit  quelconque  de 
hi  cathédrale  d'Albiou  de  Carcassonne.  Le  voyage 
était  trop  coûteux  pour  qu'on  entreprit  une  véri- 
fication, inutile  d'ailleurs,  puisqu'il  donnait  sa  pa- 
role de  gentilhomme. 

Ces  armes  calquées  a^ec  attention  sur  du  pa- 
pier végétal,  à  la  Bibliothèque  nationale,  ne  me 
furent  pas  montrées,  mais  la  devise  :  Pa/-  la 
sanibleu  !  m'a  toujours  paru  aussi  simple  que  ma- 
gnifique. 

Bref,  ce  Tlieodore  fascinait,  éblouissait  ses 
amis  dont  l'ascendance  n'était,  hélas!  que  de  cro- 


7-2  Ml  s  ro  I  II  i;s    im;s(»  k  i.i  c  i:  \  .\  ti:s 

([luiiils.  (  ",('|m'ihImiiI,  il  II»'  |M>ii\;iil  ("■lie  Iciii-  capo- 
ral, parc»'  (pic  hml  celai  dnil  ccdcr  à  la  sag'cssc. 
("/«'tait  le  Icnic  mais  impcee;il>le  'i'li«''()j)lirast«^  qui 
les  avait  unis  «'ii  laisccaii  pour  (pic  les  (traînes  (h; 
la  \  ie  ne  piissenl  les  rompre.  C/(itail  lin  ipii  les 
maiiiteiiail  ainsi  ('Ikkjuc  jour,  leur  cuseigiiaiit  la 
V(;rtu,  It'iir  a|>prcnanl  à  vivre  cl  à  |»eiiscr,  cl  le 
hoiiillanl  Aciiilki  avait  uohlcînieiit  acccple  (rohcir 
à  Toraculairc  Ni^stor, 

Théodulc!  «^t  rii('o[)liiio  pi^nivciit  être  (expédies  en 
([ui'hpies  mots.  Le  prcmitir  iTavait  dv  rcMnarquable 
(|ue  son  apparente  i'ol)ust(3SS(;  de  bœu!'  docile  et 
plein  d'iiicoiisciencc  à  (pii  on  eût  [>u  l'aire  lahoii- 
rcr  un  cimetière.  Il  «Hait  simplement  heureux  de 
marcher  sous  rai^-iiillou  (;t  n'avait  pr«'S([u«;  pas 
besoin  de  lumièr«'. 

Le  second,  au  contrair«',  mar(diait  par  crainlc. 
Il  ne  trouvait  [)as  le  faisceau  bien  spirituel  ni  bien 
amusant;  mais  s^Hant  laiss«}  ligoter  pai' Théo- 
plnaste,  il  n'osait  pas  même  concevoir  la  pensée 
d'une  désertion  et  tremblait  de  déplaire  à  cet 
homme  redoutable. 

(/était  un  ^arc'oii  1res  jeune,  pi'(îs<pic  nu  ciiranl, 
(pu  merilail,  je  crois,  un  meilleur  sort,  car  il  me 
parut  doue  d'inhdligence  et  de  scnsibilit»'. 


N'oici    maintenant    l'idée    misérable,    l'imbécib! 
guimbarde  d'id(''c  dont  ces   «piatre    individus    loi'- 


U  N  E      I  I)  K  K      M  H  L)  K  t  C  11  K 


iiiaii'nt  1  attelcigc.  Si  ([u<'l([u  Lia  pL'ut  cii  découvrir 
une  plus  nn^diocre,  je  lui  serai  persoiiuellemeut 
obligé  de  me  la  faire  connaître. 

Ils  avaient  imaginé  de  réaliser  à  quatre  l'asso- 
ciation mystérieuse  des  Treize  rêvée  par  Balzac. 
^ktxe païen,  s'il  en  fut  jamais.  Ecidem  velle,  ea- 
dern  nollc  dirait  Salluste  ([ui  l'ut  nue  des  plus 
atroces  canailles  de  lantiquite. 

N'avoir  qu'une  seule  àme  et  qu'un  seul  cerveau 
répartis  sous  quatre  épidémies,  c'est-à-dire,  enfin 
de  compte,  renoncer  à  sa  personnalité,  devenir 
nombre,  quantité,  paquet,  fractions  d'un  être  col- 
lectif. Quelle  géniale  conception  ! 

Mais  le  vin  de  Balzac,  trop  capiteux  pour  ces 
pauvres  tètes,  les  ayant  intoxiqués,  cet  état  leur 
parut  divin,  et  ils  se  lièrent  par  serment. 

^'ous  avez  bien  lu  ^  Par  serment.  Sur  ([uel  évan- 
gile, sur  quel  autel,  sur  quelles  reliques?  Ils  ne 
me  l'ont  pas  dit.  malheureusement,  car  j'eusse 
été  bien  eurieux  de  le  savoir.  Tout  ce  que  j'ai  pu 
découvrir  ou  conjecturer,  c'est  que,  par  formules 
exécratoires,  et  le  témoignage  de  tous  les  abîmes 
étant  iuA'oqué,  ils  se  vouèrent  à  cette  absurde 
existence  de  ne  jamais  avoii-  mir  pensée  «[ui  nt- 
fût  la  pensée  de  liHii'  groupe,  de  n'aimer  ou  dé- 
tester rien  qui  ne  fût  aimé  ou  détesté  en  commun, 
de  ne  jamais  observer  le  moindre  secret,  de  se 
lire  toutes  leurs  lettres  (4  de  vivre  ensemble  à 
perpétuité,  sans  se  séparer  un  seul  je>ur. 

Naturellement,  Théophraste  avait  dû  être  Tins- 


7 i  II  I  s  p (  M  m:  s    n  k  s < >  m.  i  <;  k .\  n t K s 

li^alciir  (Ir  cet  aclf  soNmiiu'I.  Les  antres  n'îmrait'iit 
pas  «*té  si  loin. 

Kmj)l(iV(''s  t(>ns  (jiialic^  dans  le  rnt'nic  hurcau 
dim  iiiinistrrc.  il  Icm-  l'ut  possible  de  W'aliscr  l'es" 
sciiticllr  pailif  du  pi'(^«jfi'annu<'.  Ils  ruicul  le  même 
L^-ilc.  l<-i  UM'int*  table,  les  mêmes  \<''l<'iuciils,  les 
mênH's  ci-eanciei's,  les  mêmes  |)inmenades,  les 
mêmes  lectures,  la  même  défiance  ou  1;i  int'nu' hor- 
reur de  tout  ce  (jui  n^Hait  pas  leur  ([uadrille  et  se 
ti'omj)èi'ent  de  la  même  façon  sur  les  liommc^s  et 
sur  les  (dioses. 

Afin  d'être  tout  à  fait  entre  eux,  ils  lâchèrent 
malproprement  leurs  anciens  amis  et  leurs  bien- 
faiteurs, parmi  lesfpiels  un  fort  grand  artiste  qu'ils 
avaient  eu  la  cliaiice  incroyable  d'intéresser  un 
instant  et  qui  avait  essayé  de  les  prémunir  contre 
la  tendance  de  marcher  à  quatre  pattes  comme  des 
poui'ceaux... 

Des  années  s'écoulèrent  de  la  sorte,  les  meil- 
leures années  de  la  vie,  car  l'aîné  Théophraste 
avait  à  peine  trente  ans,  quand  l'association  com- 
mença. Us  devinrent  presque  célèbres.  Le  ridicule 
naissait  tcdlement  sous  leui-s  pas,  (pi'ils  durent 
plusieurs  fois  cliani;'ei-  de  quartier. 

Les  bonnes  <»'ens  s'attendrissaient  à  voir  passer 
ces  (piatre  hommes  tristes,  ces  esclaves  enchaînés 
de  la  Sf>ttise,  vêtus  de  la  même  manière  et  mar- 
chant du  iniMue  p;is.  ([ui  avaient  l'air  de  porter 
leurs  âmes  en  teri-e  el  <pie  surveillaient  attentive- 
nn*nt  les  sergots  pleins  de  soupçons. 


UNE      IDEE      MED TOC  RE  75 


Cela  devait  naturellement  finir  par  un  drame. 
Un  jour,  le  combustible  Théodore  devint  amou- 
reux. 

On  avait  aussi  peu  de  relations  que  possible, 
mais  enfin,  ou  en  avait.  Une  jeune  fille  que  Dieu 
n'aimait  pas  crut  bien  faire  en  épousant  un  gen- 
tilhomme dont  les  armoiries  embellissaient  très 
certainement  la  cathédrale  d'Albi  ou  la  cathédrale 
de  Carcassonne. 

Il  est  bien  entendu  que  je  ne  raconte  pas  l'his- 
toire infiniment  compliquée  de  ce  mariage  qui  mo- 
difiait, de  la  manière  la  plus  complète  et  la  plus 
profonde,  l'existence  mécanique  de  nos  héros. 

Dès  les  premières  atteintes  du  mal,  Théodore, 
fidèle  au  programme,  ouvrit  son  cœur  à  ses  trois 
amis,  dont  la  stupeur  lut  au  comble.  D'abord, 
Théophraste  exhala  une  indignation  sans  bornes 
et  répandit,  en  termes  atroces,  le  plus  noir  venin 
sur  toutes  les  femmes  sans  exception. 

On  iaillit  se  battre  et  la  Sainte- Vehme  fut  à 
deux  doigts  de  se  dissoudre. 

Théodule  se  liquéfiait  de  douleur,  cependant 
que  Théophile,  secrètement  affamé  d'indépendance 
(^t  formant  des  vœux  pour  ([u'une  révolution  écla- 
tât, mais  n'osant  se  dé«:larer,  gardait  un  morne 
silence. 

Néanmoins,    tout   s'apaisa,  l'équilibre  artificiel 


T(i 


1 1 1  s  |-  (  I  m:  i:  s    1 1 1;  s  (  »  iM .  I  (  ;  i:  \  N  r  \:  s 


lui  icliihli  :  cliiMiiic  l»l(H\  iiii  iiislaiil  s(nil('\c, 
rctiiml»;!  Iniiidcniciit  d.iiis  sou  alvéole:  cl  le  tcr- 
iihlc  |iioii  riicoplii-aslc,  coiisidéraiil  <|u<'  s(»ii  Iroii- 
ju'aii  allail,  eu  somme,  s'accroiti'e  (riiuc  iniile, 
fiiiil  par  s'épaiioiiii-  à  res|>oir  (ruiir  domiiialioii 
|»lii^  t'teiirlue. 

l^es  iiisepai'ahles  allereiil  en  eorj)s  (lemaiidei", 
poiii-  1  lieodore,  la  main  de  I  iiirurlimt'e  qui  ne  vit 
pas  le  goufl'i-e  où  la  ]H'éei|)itait  son  di'sir  aveugle 
d'époustM"  un  enl'ant  des  jncux. 

L'enfei'  commen(;a  des  le  |>remiei'  J'mii'.  Il  avait 
été  convenu  (|ue  la  vie  eouiiuuue  eoiit inurrail .  Los 
nouveaux  époux  obtinrent,  il  est  ^•|•ai,  dèti'e  laissés 
seuls  pendant  la  nuit,  mais  il  l'allnt,  comme  au|)a- 
ravant,  (|ue  ton!  le  monde  lut  sur  pied  à  une  cer- 
taine heure  et  (pu*  nul  ne  hi'oncliàt  d;nis  Tohser- 
vance  du  règlement  le  })lus  monastique. 

riiéodore  dut  rendre  compte  exactement,  chaque 
matin,  de  ce  qui  avait  [)u  s'accomplir  dans  l'obs- 
curité de  la  chambre  conjugale,  et  la  pauvi'e  Femme 
découvrit  bientôt  av(;c  epou\ante  qu'elle  avait 
épousé  f/iiat/'c  hommes. 

L'avenir  le  j)lns  effrovable  se  déroida  devant 
ses  yeux,  au  lendemain  de  ses  tristes  noces.  Elle 
vit  en  plein  la  sottise  ignoble  du  rastafiuouère 
d(jnt  elle  était  devenue  la  femme  et  Lavilissant 
état  d'esclavage  (jui  résultait  di^  cette  affiliation 
d'imbéciles. 

Ses  lettres,  à  elle,  furent  décachetées  par  l'odieux 
Théophraste  et  lues  à  haute  voix  devant  les  trois 


INK      IDEE      MEDIUCKK  ÎT 

autres,  en  sa  présence.  Le  bison  promena  sa  fiente 
et  sa  bave  impure  sur  des  confidences  de  femmes, 
de  mères,  de  jeunes  filles. 

Du  consentement  de  son  mari,  la  tyrannie  de  ce 
cuistre  abominable  s'exerça  sur  sa  toilette,  sur  sa 
tenue,  sur  son  appétit,  sur  ses  paroles,  ses  regards 
et  ses  moindres  gestes. 

Etouffée,  piétinée,  flétrie,  désespérée,  elle  tomba 
au  profond  silence  et  se  mit  à  envier,  de  tout  son 
cœur,  les  bienheureux  qui  voyagent  en  cor])illard 
et  que  n'accompagne  aucun  cortège. 


Dans  les  premiers  temps,  le  quadrille  l'enfermait 
à  double  tour,  quand  il  allait  à  son  bureau  où 
l'administration  ne  lui  eût  pas  permis  de  la  con- 
duire. 

De  très  graves  inconvénients  le  forcèrent  à  se 
relâcher  de  cette  rigueur.  Alors,  elle  fut  libre  ou 
dut  se  croire  libre  d'aller  et  venir,  environ  huit 
heures  par  jour. 

Elle  ignorait  que  la  concierge,  grassement 
payée,  inscrivait  ses  rentrées  et  ses  sorties  et  que 
des  espions  échelonnés  dans  les  rues  voisines 
épiaient  avec  soin  toutes  ses  démarches. 

La  prisonnière  profita  donc  de  ce  simulacre 
(l'élargissement  puui'  s'enivrer  d'un  autre  air  que 
celui  du  cloitj'e  infâme  où  elle  n'osait  pas  même 
respirer. 


7S  111  s  loi  in;  s    n  i:s<»  u  i.  m;  i:  a  >  iks 

l']ll('  alla  Noir  (1rs  [tan'nls,  d  aiiciciinrs  aimes, 
cl!»'  se  pi'oiiiciia  sur  le  boulevard  et  le  long  des 
(luais.  l'allé  en  lui  punie  par  des  seènes  d'iiiu^  vio- 
lence diabolnpie  et  (le\inl  eneme  plus  nialheii- 
i-ense  :  car  Tliéodore,  en  siiiplns  de  ses  autres 
(jualités  eluu mantes,  était  jaloux  comme  un  Barhe- 
Hleue  de  Kahylie. 

(Ven  était  ti'op.  Il  arriva  eo  qui  devait  naturcdle- 
iiient,  infailliblenient ,  arriver  sous  un  tid  ré- 
gime. 

Mme  Théodore  écouta  sans  déplaisir  les  propos 
(I  nn  étranger  (pii  lui  parut  un  homme  de  génie 
en  comparaison  de  tels  idiots.  Elle  h*  vit  aussi 
beau  (priin  Dieu,  parct;  (pi  il  ne  leur  ressemblait 
pas,  le  crut  iid'iniment  généreux  parce  (pTil  lui 
parlait  avec  douceur  et  devint  sur-le-champ  sa 
inaitresse,  dans  un  transport  d  indicible  joie. 

(Je  (pii  vint  ensuite  a  été  i-aconté,  ces  jours  der- 
niers, tlans  un  l'ait  divers. 

Mais  on  m'a  dit  ([iie,  l<'  soir  lueuie  de  la  chute, 
les  quatre  hommes  étant  réunis,  le  Démon  leur 
apparut. 


VI II 

DEUX  FANTOMES 


PEU  de  choses  furent  aussi  affligeantes  ([ue  la 
l'upture  de  cette  amitié. 

Mlle  Cléopâtre  du  Tesson  des  Mirabelles  de 
Saint-Pothin-sur-le-Gland  et  miss  Pénélope  Elfrida 
Magpie  se  chérissaient  depuis  trente  hivers.  Elles 
avaient  même  fini  par  se  ressembler. 

Ln  pnmiière  appartenait  à  la  race  chevaline  de 
ces  bas-bleus  invendables  et  sans  pardon  qu'aucun 
liolocauste  n'apaise. 

Elle  avait  écrit  une  vingtaine  de  volumes  de 
sociologie  ou  d'histoire  et  crevé  sous  elle  un  égal 
nombre  d'éditeurs.  Il  ny  avait  pas  assez  de  boites 
sur  les  quais  pour  recueillir  ses  tomes  que  des 
j<jurnau.\;  agonisants  ui'fraient  en  prime  à  leurs 
abonnés  et  qu'un  cartonnage  peu  précieux  faisait 


H(\  111  s  roi  M  ES    i>KS()  im.k;  i;  A  N  iKs 

a|)tt's  à  rccoinpiMisiM*  rappliciil mu  des  jciiiirs  clcvcs 
aux  disliihiitioiis  de  |»ri\. 

|*'illr  (I  iiii  cniMiicc  I  i;Mliicl('iir  d  llnmcrc,  doid 
elle  seule  de|>lni';Ml  l;i  IIKM'I.  el  d  illie  errrovablé 
(lame  hniicaiiee  jiar  les  solstices  <|ii  on  eiovail  une 
vieille  espionne,  celte  (loriniie  des  sa rcopliaj^es  ne 
se  consolait  pas  de  n  ax'oir  |)n  na<:!;iiere  j'pouser  un 
homme  célebri'  dont  ellr  se  crut  adorée. 

Avant  ('te  belle  en  des  temps  anciens,  au  dire  de 
(pi(d(pies  paleo^iaplies,  elle?  s'était,  (Ui  Irémissant, 
rc'sigiiée  à  ])lanter  l'arhre  de  la  liberti*  philoso- 
phique au  milieu  de  ses  propres  ruines. 

Toujours  habillée  de  noir,  jiisquau  bout  des 
ongles^  et  les  cheveux  en  nid  de  cigogne,  les  rares 
tranches  d'elle-même  qu  une  bienséance  toute  bri- 
tannique lui  permettait  dCxhiber.  étaient  pois- 
seuses d'une  couche  épaisse  de  crasse  dont  les 
premières  albnions  r(»montaient  sans  doute  à  la 
Hévolution  de  Juillet. 

Par  le  visage,  elle  ressemblait  a  une  pomme  de 
terre  frite  roulée  dans  de  la  raclure  de  fromage. 
Ses  mains  donnaient  à  penser  qu'elle  avait  «  d«'- 
terré  sa  bisaïeule  » ,  comme  dit  un  proverbe  Scan- 
dinave. 

Enfin  toute  sa  personne  exhalait  Todeur  d'un 
palier  d'hntel  garni  <le  \  ingtièmeordre,  ausixième 
étage. 

Elle  «'tait  néanmoins  fort  admirée  de  tout  un 
grouptî  de  jeunes  i\nglaises  <loiit  rindepeiidaiice 
«'tait  assurf'e  [>ar  l'élevage  des  besliauv  ou   le  Ira- 


DEUX      FANTOMES  81 

fie  international  de  ces  précieux  nègres  qui  blan- 
chissent en  vieillissant. 

On  venait  de  divers  points  du  Royaume-Uni 
chez  Mlle  du  Tesson,  pour  apprendre  la  littéra- 
ture et  les  hautes  façons  du  grand  siècle  dont 
elle  était  la  dernière  et  la  plus  illustre  professo- 
l'esse. 

Mais  elle  entendait  ([ue  ces  disciples  gracieuses 
fuss(Hit  encore  plus  ses  amies  que  ses  écolières. 
Persuadée,  peut-être  par  son  expérience  person- 
nelle, que  le  cœur  d'une  jeune  fille  est  un  gouffre 
de  turpitudes  et  de  crimes,  elle  les  incitait  à  la 
confiance,  les  tisonnait  de  questions  bizarres,  de 
suggestives  et  corruptrices  demandes,  se  faisait 
l'ouvreuse  de  leurs  âmes. 

En  échange  des  aveux  dont  elle  avait  soif,  elle 
offrait  sa  protection.  Comme  elle  avait  le  renom 
d'une  femme  très  supérieure,  les  petites  volailles 
se  laissaient  ordinairement  soutirer,  en  même 
temps  que  leur  propre  histoire,  les  histoires  plus 
on  moins  cai*abinées  de  leurs  parents  ou  de  leurs 
proches. 

jNIUe  du  Tesson  se  disait  catholique,  mais  n'ap- 
prouvait pas  la  messe  et  parlait  avec  un  vif  enthou- 
siasme des  beautés  du  protestantisme. 


Miss  Pénélope  vivait  exclusivement  pour  assu- 
ler  le  bonheui'  d'auti'ui.  Cette  Ecossaise,  informée 


8:2  II  I  >T«)  I  i«K  >     il  Ksoi!  1. 1  (.  KA  N  ii;s 

(io  1  inrx'islriicr  (le   |)m'ii,   adorait    avec   imc   t'^alc 
Irrvi'iii'  Ions  ii's  liabilaiits  dv  la  plaïuîtc. 

(  )ii  la  it'iH'oiitrail  sans  rcsst*  pai' les  rues,  allant 
jM)it('i'  (les  consolations  anx  mis  et  aux  uutrcîs. 
I^llc  ne  pouvait  cnlcndrc  parler  d'unu catastrophe, 
(11111»'  maladie  on  d  une  arriicli(»ii  sans  (pi'aussitôt 
elle  sClançàt  alin  <le  réj>aii(lrc,  sur  les  dolents  on 
les  ahiniés,  le  dictanie  de  ses  conseils  (H  l^dec- 
tuaire  de  s;»  compassion. 

Elle  aurai!  \(»iilii  ('-Ire  partout  à  la  fois  et  j)ar- 
viiit  souvent,  a  l'orce  de  dilin'ence,  a  doFiner  rillii- 
sion  de  rid)i(piite. 

Ou  la  trouvait,  à  la  même  heure,  au  chevet  dun 
agonisant,  à  la  rér(;ption  d'un  immortel,  dans 
l'r'scalier  d'un  éditeur  on  d  Un  journaliste,  dans  le 
salon  (le  (piel(|iie  juive,  à  l'ouverture  d'un  testa- 
ment on  deiriei'e  le  cei'cueil  d  un   mort. 

l^lle  se  l'aulilait  ainsi,  [)enétrait  dans  la  vie 
(rime  multitude  (|ni  tinissait  |»ar  la  supposer  indis- 
pensable à  f[uel(|ue  tMjuilibre  mystéi'ienx. 

Certains  même  la  ci'urent  un  ange,  mais  d'une 
classe  d'anges,  il  est  viai,  non  catalogués  par 
saint  Denvs  l'Aréopagite,  cantonnés  à  une  dis- 
tance infinie  du  Trône  de  Dieu,  dans  un  steppe 
désolé  du  ciel,  on  les  rivières,  les  sources  vives 
et  le  savon  de  Marseille  sont  inconnus. 

C'était,  hélas!  un  ange  malpropre,  et  je  pense 
que  telle  fut  rorigiiie  j)en  coniuie  de  l'attraction 
qui  avait  oihité  cette  planète  folle  autour  de  la 
fixe  (  .léopàtre  considérée  comme  un  astre  sage. 


DEUX     FANTOMES  83 

Il  L'ùt  été  dil'Ficile  de  prononcer  laquelle  des  deux 
remportait  en  immondices.  C'était  nne  émulation 
de  saleté,  un  assaut  de  crotte,  un  antagonisme  de 
taches  et  de  sédiments  impurs,  une  compétition  de 
pulvérulences,  un  conflit  de  déchirures  et  de  pen- 
deloques, un  tournoi  d'exhalaisons  renardières,  de 
remugles,  de  relents  et  d'empyreumes. 

Ces  deux  créatures  s'aimaient,  d'ailleurs,  sans 
aveuglement  et  se  jugeaient,  en  toute  occasion, 
avec  une  extrême  indépendance. 

—  Cette  Pénélope  est  vraiment  par  trop  co- 
chonne, claironnait  la  du  Tesson.  Il  faudrait  une 
drague  pour  la  nettoyer. 

—  Je  ne  conçois  pas,  flûtait  à  son  tour  miss 
Magpie,  que  notre  chère  Cléopàtre  se  néglige  à 
ce  point.  C'est  à  croii'e  qu'elle  a  résolu  d'inspirer 
le  dégoût.  L'administration  de  ht  xoirie  devi-ait 
hien  lui<Mivoyer  une  équipe. 

A  cela  près,  elles  se  trouvaient  iiiniiiniciil  hieii 
et  leur  amitié  marchait  à  ravir. 


Une  chose  gi^ave,  poui'tant,  les  divisait,  Cléo- 
pàtre voulait  ([11011  se  inaiiàt,  irim[)orte  à  quel 
autel. 

—  Tant  qu'on  ne  vit  pas  de  la  «  double  vie  », 
disait-elle,  on  ne  vit  pas  en  réalité.  Physiquement, 
une  femme  sans  mari  7^^^  respire  que  par  en 
haut... 


«i  II  I  >  I  (t  I  1»  i:s      liKSOlM.l  (iKA  .NTKS 

Avec  une  ^raiulr  j»;»ti('ii(M'(*l  une  liaiiltMiidr  vues 
(lil'licilriin'llt  <''t,''al.j|)lr,  cMi'  (l('V('l()j)j)ait  à  ses  iiisu- 
laii'cs  l'i' cuMsidj'ialjl»'  axiome. 

l^éiiélo|)e  déclarait,  au  contraire,  (jucN-  iiiaiiage 
est  un  ftal  <l  iL;ii<>iiiiiii«'  cl  (|ii('  la  pii'lt'iidm'  m-ces- 
silc  di'  (•«uiclit'i-  avec  nu  lioinnic  esl  une  iiisdnlc- 
nahle  al»<iiniuatioii. 

(a's  (Iciik  viei'U'es  iiidecrntlablcs  se  ([iitTcllèreut 
{{tn\r  r!'('(|iirinincnt  à  ce  sujet.  Mais  la  victoire  de- 
nu'uiail  Iniijoui's  a  la  d^noraide  Clér»|)àtre  <jui 
hrovail.  en  se  joininl,  les  ohjectinns  de  son  .hKci-- 
8a  ire. 

l']ll<'  ne  lui  concédait  (jii Un  seul  |toiiil  :  1  «'vidente 
iuleri(nili'  des  hommes,  et  cela  faisait  tant  de  plai- 
sii'  a  Miss  Ma^'pie  que  la  discussifui  finissait. 

ranl  hicii  (|ii('  mal  il  demeurait  accjuis  à  jamai.s 
(|nt'  1  niiioii  des  sexes  est  une  loi  jjliysiologique  et 
(jiir  la  I  in|»  Ic-ili  nie  horreur  des  femmes  distinguées 
poui-  ce  hideux  accouplement  n'est  insurmontable 
({u'en  apparence. 

—  La  littérature  niaïupie  de  fennues,  conclnail 
avec  énergie  la  doctoresse  et  le  mariage  est  Tuni- 
que moyen  d'en  faire.  Au  petit  bonheur  !  Et  tant 
pis  s'il  pousse  des  Inumnes  a  côte. 

Un  joli!-,  a  I  insu  di'  son  aniii',  (  dcopàtre  fonda 
une  agence  matriinoiiialc,  iiiic  loiilc  petite  agence 
très  discrète  qui  n'agitait  le  biandon  de  ses  offres 
et  de  ses  demandes  ({uc  dans  dt-s  jonrnaiix  d'une 
ir'rfpro(diable  correction. 

l   n  pi'(>spcctiis  anonvnii'   sur    pa|»H'i'  i(jse  mfor- 


l»  E  r  X      1  A  >■  ï  (  )  MES  83 

mait  les  amateurs  que  l'Ange  gardien  du  foyer 
irentreprenait  que  des  «  mariages  d'amour  ».  Il 
lefusait  de  tremper  dans  des  manigances  d'argent, 
n'offrait  pas  des  virginités  douteuses,  ne  faisait 
pas  scintiller  aux  yeux  des  aventuriers  des  grappes 
et  des  girandoles  de  millions. 

Non.  l^Wnge gardien  s'était  donné  pour  mission 
exclusive  de  rapprocher  les  «  cœurs  d'élite  »  qui, 
sans  lui,  ne  se  fussent  jamais  connus,  de  faciliter 
des  rencontres  et  des  pourparlers  d'une  innocence 
garantie.  Il  battait  le  rappel  des  candeurs  ignorées, 
des  lys  dans  l'ombre,  des  âmes  pures  et  meurtries 
que  le  monde  ne  comprend  pas,  ne  se  prêtait,  en 
définitive,  qu'à  des  alliances  complètement  et  ab- 
solument irréprochables.  « 

Cette  noble  entreprise  eut  quelque  succès.  De 
vieilles  puretés  ticmblantes  d'espoir  jaillirent  de 
leurs  antres,  et  coururent  vider  leurs  ('conomies 
dans  les  mains  de  Cléopàtre. 

Une  institutrice  genevoise  très  austère  et  un 
vieillard  décoré  tout  à  fait  affable  recevaient  les 
visiteurs  ou  les  visiteuses  et  rédigeaient  la  cor- 
respondance. 

La  fondatrice  ne  payait  de  sa  personne  que  dans 
certains  cas  difficiles  où  l'éloquence  était  néces- 
saire. Elle  se  faisait  appeler  alors  Mme  Aristide. 

Un  beau  jour,  «  environ  le  temps  que  tout  aime 
et  que  tout  pullule  »,  Pénélope,  oui,  Pénélope  elle- 
même  se  présenta,  réclamant  aussi  l'époux  idéal  ! . . . 

Je  n'y  étais  pas,  malheureusement,  mais  il  pa- 


m 


I M  s  r ( )  I  M  K s    I n;  s  n  in .  I  ( ;  K  A  N  r  K s 


raîl   (|in*  ses  exigences  l'iirt'iil   j'xeessives  et  qu'il 
lalliit  rintervention  de  Mme  Aristide. 

(hn'llc  iciicoutrr  et  (juclle  scène  !  Clcopàtrc  eii- 
ragci' (le  sou  anonyme  dévoilé  et  l^'nélope  furieuse 
d'éti'c  prise  en  flagrant  délit  de  concupiscenecî, 
lont  a  coup  sortirent  leurs  àuics,  Icui's  véritables 
aines  de  mégères,  mille  lois  plus  juiautes  cl  plus 
odieuses  (jne  leui's  carcasses,  et  récij)ro([uemeul 
se  les  retoui'uèi'ent  sui*  la  tète  comme  des  pots  de 
eliamhre. 


IX 

TERRIBLE  CHATIMENT 
D'UN  DENTISTE 


ENFIN,  monsieur,  nie  ferez-vons  l'honneur  de  me 
dire  ce  que  vous  désirez  ? 

Le  personnage  à  qui  s'adressait  Timprinieur 
était  un  homme  aljsolument  queh*onque,  le  pre- 
mier venu  d'entre  les  insignifiants  ou  les  vacants, 
un  de  ces  hommes  qui  ont  l'air  d'être  au  pluriel 
tant  ils  expriment  l'ambiance,  la  collectivité.  Tin- 
division.  Il  aurait  pu  dire  Nous,  comme  le  Pape, 
et  ressemblait  à  une  encyclique. 

Sa  figure,  jetée  à  la  pelle,  appartenait  à  l'innu- 
mérable  catégorie  des  faux  mastocs  du  Midi  que 
nul  croisement  ne  peut  affiner  et  chez  qui,  cepen- 
dant, tout,  jusqu'îj  hi  grossièreté  même,  n'est 
qu'apparence... 

Il   ne    put   répondre   sur-le-champ,   car  il  était 


,SS  1 1  I  "^  T  (  1 1  1 1  K >    I u;  S  n  m ,  K  i  i;  \  N  r  i-: s 

hors  (le  lui  cl  liiisail  prci-isciuciil,  i\  crllr  iiiiniilc, 
une  leiilalivc  (Icscsix'rrc  poui- rire  (juclcjn  un.  Ses 
gros  veux  jjNmiis  d  iiicciIiIikIc  loiilaiciit,  presque 
ialll>>>aiil  lit'  leurs  (irlnl('S,  rdliiliir  ces  hillcs  de  jeu 
(le  lia^^ard  (|iii  seiiihleiil  liesilei-  a\aiil  de  elniir 
dans  I  alvéole  miiiierolee  nii  \a  saecoiiiplii'  le 
desliii  diiii  iiid)eede. 

—  l'^li  !  l)oii<^'i'e  de  l)oii_<;Te,  e\claiiia-l-d,  à  la  fin, 
dans  un  l'oi'l  accent  de  Inidoiise,  ce  n  t'sl  pas  le 
lonneiie  de  DicM  pcul-èll'c  «pic  je  ^  h'ns  clierclier 
dans  \(»lre  hoiilicpie.  \'ons  allez  me  conddnniner 
un  ceiil   de  letli'cs  de  l'aii'c  pai'l  |M»nr  un    nianai;»'. 

—  frès  hh'U,  nionsieur.  \(Mci  nos  nuxlcles, 
Nniis  pdiiri'c/  l'aii-c  voire  choix.  Monsieur  dt'sirc- 
l-d  un  tiran'c  <le  luxe  sur  heau  verg'é  ou  sur  jnpon 
irnp»*rial  ? 

—  I3u  luxe?  parJjleu  !  On  ne  se  marie  pas  tous 
les  jours.  Je  j)ense  bien  que  vous  iTalh'Z  pas  ni'exe- 
cnlei- <  a  sui- des  toi'che-enls.  Tout  ce  qu'il  va  de 
plus  impérial,  e'est  entendu.  Mais  surtout  ne  vous 
avisez  pas  de  me  l'outre  un  encadrement  noir, 
hon  Dieu  de  bon  ]3ieu  ! 

L'imprimeur,  simple  honhomme  de  Vaugirard, 
craignant  d'être  en  présence  d  un  l'on  ({u  il  ne  l'al- 
lîiit  pas  (îxcitei',  se  e(jntenta  d(.'  protester  avec  me- 
sure contn;  le  soupçon  d'une  telle  négligence. 

Quand  il  lut  question  de  libeller  la  copie,  la 
main  du  (dieiit  tremblait  si  fort  qne  l'onvri»'!*  dut 
écrire  sous  sa  dictée  : 

«  Monsieur   le   docteur   Alcibiade   Gerbiilon   a 


TERRIBLE     CHATIME>T     D    UN     DENTISTE      89 

l'honneur  de  vous  l'aire  part  de  son  mariage  avec 
Mademoiselle  Antoinette  Plancliard.  La  bénédic- 
tion nuptiale  sera  donnée  dans  l'église  paroissiale 
d'Aubervilliers.  » 

—  VauiJ:irard  et  Aubervilliers,  ca  ne  se  touche 
guère  !  pensa  le  typo  qui  se  fit  doucement  régler. 


Evidemment,  ça  ne  se  touchait  pas.  H  y  avait 
bien  quinze  heures  que  le  docteur  Alcibiade  Ger- 
billon,  chirurgien-dentiste,  errait  dans  Paris. 

Toutes  les  autres  démarches  relatives  à  son 
mariage  qui  devait  se  faire  dans  deux  jours,  il  ve- 
nait de  les  accomplir  tranquillement,  à  la  manière 
d'un  somnambule.  Seule,  cette  formalité  de  la  cir- 
culaire l'avait  bouleversé.  Voici  pourquoi. 

Gerbillon  était  un  assassin  privé  de  repos. 

L'expliquera  qui  pourra.  Ayant  consommé  son 
crime  de  la  manière  la  plus  lâche  et  la  plus  ignoble, 
mais  sans  aucune  émotion,  comme  une  brute  quil 
était,  le  remords  n'avait  commencé  pour  lui  qu'à 
l'arrivée  d'une  missive  imprimée,  largement  en- 
cadrée de  noir,  par  laquelle  toute  une  famille 
éplorée  le  suppliait  d'assister  aux  obsèques  de  sa 
victime. 

Ce  chef-d'œuvre  typographique  l'avait  affole, 
détraqué,  perdu.  Il  ai'r.icfiii  de  très  bonnes  dents, 
aurifia  maladi'oitemenl  de  négligeables  cliicots, 
s'acharna  sur  des  gencives  précieuses,  ébranla  des 


1)0  IIISTOIIIKS     nKS()llM(;EANTKS 

luArlioiirs  (|iit'  le  t(Mll|)sa\  Mil  i(*sp('rt(MîS,  inflige;!  lit 
M  sa  (  liriitèle  di's  siipj)lices  tdiil   a    la  il   nouveaux. 

Sa  cniiclic  (roddiilccliiiicicii  solitaire  fut  visitée 
par  (le  sombres  caïKliriiiaîs,  dont  grincèrent  jus- 
([u  aii\  dt'iil  K-rs  en  radiilclioiic  viilca iiis»' qu'il  avait 
Ini-iiiènir  ('(nislniils  dans  les  (irilices  des  citoyens 
("perdus  «pii  1  lionoraienl  de  leur  conliance. 

Et  la  cause  de  ce  trouble  était  exclusivement  le 
banal  message  (ju  avaient  accueilli  d'une  àme  si 
calme  tous  les  patentés  notables  des  alentours,  — 
Alcibiade  étant  un  de  ces  adorateurs  du  Moloeh 
d(îs  Imbéciles,  a  ((ni   I  linpriine   ne    j»ardnniie  [)as. 

Le  croira-l-on  ?  llavait  assassiné,  véritablement 
assassiné  pctr  (nnour. 

La  justice  veiil  sans  doute  cpi  un  lel  eriine  soil 
imputable  aux  ieclnres  de  dentiste  <pii  l'aisaienl 
raliment  uni(|ue  du  eeiscan  de  ce  inemtiier. 

A  force  de  v<^ii'  dans  les  roinans-l'euilletons  les 
situations  amouieuses  dénouées  de  l'aeon  tragique, 
il  s'était  laissé  gagner  peu  a  [)eu  à  la  tentation  de 
supprimer,  d'un  seul  coup,  le  marchand  de  para- 
pluies (pu  Taisait  obstacle  à  son  bonheur. 

Ce  négociant  j<^une  et  siipeibement  endenté 
dont  il  n'avait  aucune  occasion  de  dévaster  la 
mâchoire,  était  sur  le  point  dCpouser  Antoinette, 
la  ri  Ile  (In  gros  (juincaillier  IMancliard,  |  jour  laquelle 
binlail  silencn'useuu'ut  (jerbillon  depuis  le  jour 
(;n,  lui  ayant  cassé  une  molaire  tubei'culeuse,  la 
charmante  cFilant  s'était  pâmée  dans  ses  bras. 

On    allait    publiei"    les    baii.s.    A\<'c    la    décision 


TERRIBLE     CHATIMENT     D    UN     DENTISTK        91 

rapide  qui  fait  les  dentistes  si  redoutables,  Alci- 
biade  avait  machiné  Textermination  de  son  rival. 

Un  matin  d'averse  torrentielle,  le  marchand  de 
parapluies  fut  trouvé  mort  dans  son  lit.  L'examen 
médical  rendit  manifeste  qu'un  scélérat  de  la  plus 
dangereuse  espèce  avait  étranglé  ce  malheureux 
pendant  son  sommeil. 

Le  diabolique  Gerbillon,  qui  savait  mieux  que 
personne  à  quoi  s'en  tenir,  confirma  cet  avis  auda- 
cieusement  et  s'honora  d'une  logique  implacable 
dans  la  démonstration  scientifique  du  forfait.  Ses 
mesures,  d'ailleurs,  étaient  si  bien  prises  qu'après 
une  enquête  aussi  vaine  que  méticuleuse,  la  justice 
fut  obligée  de  renoncer  à  découvrir  le  coupable. 


Le  dentiste  sanguinaire  fut  donc  sauve,  mais 
non  pas  impuni,  ainsi  (pic  aous  l'allez  voir. 

Comme  il  entendait  que  son  crime  lui  profitât, 
le  marchand  de  parapluies  était  à  peine  sous  la 
terre  qu'il  commença  le  siùg«'  d  Antoinette. 

L'attitude  supérieure  qu'il  avait  montrée  au  cours 
de  l'enquête,  les  lumières  dont  il  avait  inondé  ce 
drame  obscur,  enfin  l'empressement  respectueux 
de  sa  compassion  délicate  pour  une  jeune  personne 
frappée  si  cruellement,  lui  facilitèrent  l'accès  de 
son  cœur. 

Ce  n'était  pas,  à  vrai  dii'c,  un  cdMii'  difficile  à 
prendre,    une    B^hyloiu'     de    ('«iMir.     La     fille     du 


!>>j  1 1 1  >  I  »  >  1 1 1 1:  s    1 1 1  ;  s  (  HM ,  i(  ;  K  A  N  T  i-;  s 

(jumciiillirr  chut  une  \  irrnr  i;i isoim.i hic  et  bien 
pni'l.iiilc  (|iii  iKî  s  ahiiiia  (|ii«'  lies  |icii  dans  sa  dou- 
Iciir. 

lOllr  in'  |»i'clciidil  pas  à  la  \aiiio  gloire  des lamcii- 
lalioiis  cicnicllcs.  Il  afficha  point  d\''li'c  iriconso- 
lahlc. 

—  (  )ii  ne  vil  pas  pour  les  inoi'ts,  un  mari  perdu, 
dix  de  retrouvés,  et«'.,  lui  inuifiiui-ait  Aleihiade. 
Qmd(pies  sentences  tirées  du  même  gonflVc^  hii 
dévoilèrent  bientôt  la  nobhisse  de  vvl  arracbeui' 
(pu  hii  parut  transcendant. 

—  (Test  votre  cœur.  Mademoiselle,  que  je  vou- 
drais extirper,  lui  dit-il   un  joui".   Parole  décisive. 

(iC  mot  charmant  «pic  Tcducatirm  de  la  jeune 
fille  lui  permit  heui'euseiiH'iit  de  savoiirci',  la  déter- 
mina. (  ierhillou,  d'ailleurs,  était  un  époux  sortable. 
(  )ii  sCnteiidil  aisément  et  le  inariaj^*!*  s'accom])lit. 

l*our(pioi  fallut-il  «[111111  Ixuilieur  si  chèrement 
conquis  fût  empoisonné  par  le  souvenir  du  mort  ;' 
La  fameuse  lettre  de  deuil  dont  l'impression  com- 
mençait a  s'effacer,  n'aA-ait-elle  pas  réapparu  dans 
l'imagination  de  ce  meurtrier  qui  se  croyait  bête- 
ment dénoncé  par  elle?  L'avant-veille  de  son 
mariage,  —  on  vient  de  le  voir.  —  l'obsession 
était  revenue  plus  forte,  le  poussant  a  la  folie,  le 
faisant  errer  tout  un  jour,  comme  un  fugitif,  dans 
ce  Paris  «pTil  nhahitait  pas,  jusqu  à  l'heure  tei- 
rihlc  ou  il  a\ait  enfin  lrou\«'  r«''nei\n'ie  de  coinman- 
«Icr  ses  billets  de  mariage  a  cet  imprimeurdeVau- 
giiard  r[iii  avait  «-ertainement  deviné  son  crime. 


TERRIBLE     CHATIMENT     D    UN     DENTISTE      93 

C'était  bien  la  peine  d'avoir  été  si  malin,  si 
débrouillard,  d'avoir  si  bien  dépisté  la  justice  et 
d'avoir,  contre  toute  espérance,  obtenu  la  main 
d'une  femme  qu'on  idolâtrait,  pour  en  arriver  à 
cette  misère  d'être  fréquenté  par  des  hallucina- 
tions ! 


L'ivresse  des  premiers  jours  ne  fut  qu'un  répit. 
Les  fines  cornes  du  croissant  de  la  lune  de  miel 
des  nouveaux  époux  n'avaient  pas  encore  cessé  de 
piquer  l'azur,  qu'il  se  produisit  un  germe  de  tri- 
bulation. 

Alcibiade,  un  matin,  découvrit  le  portrait  du 
marchand  de  parapluies.  Oh  !  une  simple  photo- 
graphie qu'Antoinette  avait  innocemment  accep- 
tée de  lui  lorsqu'elle  se  croyait  à  la  veille  de 
l'épouser. 

Le  dentiste  outré  de  fureur  la  mit  en  pièces 
aussitôt  sous  les  yeux  de  sa  femme  que  cette  vio- 
lence révolta,  bien  que  la  relique  ne  lui  parût  pas 
fort  précieuse. 

Mais  en  même  temps,  —  parce  qu'il  est  impos- 
sible de  détruire  quoi  que  ce  soit,  —  l'image  hos- 
tile qui  n'existait  auparavant  sur  le  papier  que 
comme  le  reflet  visible  de  l'un  des  fragments  de 
l'indiscernable  Cliché  photographique  dont  l'uni- 
vers est  enveloppé,  s'alla  fixer  dans  la  mémoire 
soudainement  impressionnée  de  Mme  Gerbillon. 

7 


•  i;  Il  I  s  roi  it  l•:^    i»  kso  u  i.i  (.  ka.n  r  ks 

llaiili'L',  (1rs  lors,  pai'  ce  (l(''l"ii!il  dont  le  .souve- 
nir Ini  était  (Icvciiu  |)n'S(|ii('  iinlilTéreiit,  elle  ne  vit 
plus  (inc  lui.  If  \  it  sans  cesse,  le  respira,  l'exhala 
|>a!  Ions  ses  j)ores,  eu  satura  pai'  tous  ses  ellluves 
sou  triste  mari  qui  l'ut,  à  son  tour,  surpris  et  déses- 
péré de  toujours  trouver  ee  cadavre  entre  elle  et 
Ini. 

An  l)onl  (Tnii  an,  ilsenrent  nn  eiirantéj)ileptique, 
un  enfant  inàle  monstrueux  qui  avait  la  ligure 
d'un  homme  de  trente  ans  et  qui  ressemblait  d'une 
façon  prodigieuse  à  l'assassiné  de  Gerbillon. 

Le  père  s'enfuit  en  poussant  des  cris,  vaga- 
bonda comme  nn  insensé  pendant  trois  jours,  et 
le  soir  <ln  ([uatrième,  s'étant  penché  sur  le  berceau 
de  son  fils,  l'étrangla  en  sanglotant. 


X 


LE  RÉVEIL  D'ALAIN  CHARTIEK 


CHER  ami,  venez,  ce  soir,  à  onze  heures.  La 
porte  du  jardin  sera  entr'ouverte.  Vous  n'au- 
rez qu'à  la  pousser  doucement.  Je  vous  attendrai 
sous  le  berceau.  Mon  mari  est  absent  pour  deux 
jours,  et  il  a  emmené  le  chien.  Tant  pis  si  je  me 
perds.  Je  vous  aime  et  veux  être  à  vous. 

Rolande. 

En  recevant  ce  billet,  le  jeune  Dujjutois  devint 
si  pâle  que  ses  collègues  supposèrent  une  catas- 
trophe. Étant  Tort  discret,  il  serra  scrupuleuse- 
ment le  message  dans  le  coin  le  plus  mystérieux 
de  son  portefeuille  et  parla,  balbutiant  un  peu, 
d'une  menace  de  créanciei'. 

Mais  il  lui  fut  impossible  de  se  remettre  au  tra- 


96  HISTOIRES     DÉSOBLIGEANTES 

vail.  La  lecture  de  ces  (jiielqiies  lignes  Tavait 
rompu,  (Mnietté.  Il  éprouva  le  malaise  physirpie 
d'un  lioinmr  «[iii  ii  a  j)as  manijfé  depuis  deux  jouis  : 
tête  vide,  articulalious  douloureuses,  fébrilité.  Il 
eut  un  tison  an  cieux  de  l'estomae,  un  battement 
de  cœur  insupportable  et  la  boule  liystériqm'  dans 
l'œsopliage. 

C'est  une  remarque  banale  que  le  tiouble  de 
l'amour  piocure  aux  jeunes  gens,  et  même  aux  vieil- 
lards, les  sensations  du  condamné  qu'on  va  traî- 
ner à  la  guillotine.  Il  existe  une  telle  connexion 
entre  le  dernier  supplice  et  la  volupté  qu'en  cer- 
taines villes,  au  Moyen  Age,  les  écbevins  ou  les 
bourgmestres  exigeaient  que  la  tanière  du  bourreau 
fût  reléguée  dans  les  basses^  rues  où  parquait  la 
prostitution.  Les  paillards  de  «  liaulte  futaye  », 
comme  dit  Panurge,  durent  quelquefois  s'y  mé- 
prendre. 

F'iorimond  Duputois  n'était  plus  assez  jeune  pour 
faire  de  la  psychologie.  Il  avait,  depuis  plusieurs 
jours  déjà,  dépassé  vingt  ans  et  ne  songeait  pas 
à  s'analyser. 

Il  constata  seulement  que  la  peau  du  crâne  lui  fai- 
sait très  mal  et  que  ses  jambes  flageolaient.  Ayant, 
à  diverses  reprises,  essayé  de  boire,  l'eau  de  la  ca- 
rafe administrative  lui  parut  avoii'  un  arrière-goùt 
de  charogne. 

—  Enfin,  se  disait-il,  pourquoi  cette  lettre  ?  Je 
n'ai  rien  fait,  en  somme,  pour  la  séduire,  cette  jolie 
femme.  C'est  tout  au  plus  si  je  lui  ai  pai'lé  deux 


LE     REVEIL     D    ALAIN     CHARTIER  97 

fois,  seul  à  seule,  et  je  suis  bien  sûr  qu'elle  a  dû 
me  prendre  pour  un  idiot.  Il  est  vrai  que  je  ne  suis 
pas  plus  dégoûtant  qu'un  autre,  surtout  lorsque 
je  dis  des  vers  après  diner.  Je  conçois  même  très 
bien  qu'une  femme,  à  ce  moment-là,  puisse  avoir 
un  emballement,  une  toquade.  Mon  Dieu!  oui, 
pourquoi  pas  ?  Mais  tout  de  même,  cette  lettre  est 
un  peu  raide  et  je  trouve  que  le  rendez -vous 
manque  par  trop  de  préliminaires. 

11  se  moralisa  toute  la  journée,  se  fit  à  lui-même 
les  plus  sages  remontrances,  car  ce  jeune  homme 
se  nourrissait  exclusivement  des  racines  de  la 
vertu. 

Le  mari  était  un  ami  ancien  de  sa  famille  qui 
l'avait  utilement  protégé.  Il  lui  devait  son  emploi 
au  ministère,  la  promesse  d'un  brillant  avenir,  un 
assez  grand  nombre  de  relations  agréables,  et  il 
dinait  chez  lui  plusieurs  fois  par  mois.  11  ne  pou- 
vait cocufier  cet  homme  sans  se  plonger,  tête  en 
avant,  dans  un  puits  d'ordures.  Cela,  c'était  le 
déshonneur  certain,  absolu,  l'acte  le  plus  bas  et 
le  plus  fétide,  une  trahison  à  ne  plus  jamais  rele- 
ver la  tête,  etc. 

En  conséquence,  il  prit  la  résolution  généreuse 
d'aller  fort  exactement  au  rendez- vous. 


—  Oui,  certainement,  il  irait  et  on  verrait  bien 
ce   qu'il  avait  dans  le  ventre     II  parlerait  de  la 


[)H  iiisroiiiKs    KKsoiM.i  (;i:a  N  rns 

hoiiiu;  soi'ttî  à  ('(îttc  cpoiis»'  iiK^msKlcrcc  (|iii  ii'licsi- 
tait  |)as  M  lui  sarrilicr  son  hoimciii-.  Il  saiiiait  lui 
l'air»'  st'iilir  I V'iioiiiiih'  de  sa  laiitc  cl  les  iiicoii- 
vônicuts  t'IlVovahlcs  (rime  liaison  si   dangereuse. 

l']nliii  il  la  rendrait  à  sou  mari,  la  rejett(;rait 
daus  les  hias  toujours  ouverts  de  cet  homme  de 
bien  ([ui  ne  saurait  jaujais  ([u'il  avait  été  sur  le 
point  de  sul)ii'  le  dfi  nier  outrage. 

M  s'eid'lamuia  bientôt  à  la  j)ensée  de  reconnaître 
ainsi  les  bicid'aits  de  sou  protecteur. 

—  Ah!  elle  en  avait  eu  de  la  chance,  la  c/iè/'C 
('/'catu/'c\  de  tomber  sur  lui!  Elle  aurait  tout 
aussi  bien  pu  se  livrer  à  ([uelque  imbécile  ou  à 
quelque  goujat  qui  n'eût  j)as  manqué  d'en  abu- 
ser, de  flétrir  cette  l'Ieur  penchée  qui  avait  tant 
besoin  qu'on  la  soutint,  ([iTon  la  ranimât... 

Combi(;n  d'autres,  à  sa  place,  ([ui  ne  verraient 
là  ([u\ine  occasion  i\('  satisfaire  leurs  sales  ins- 
tincts, de  triomphe!'  en  leur  vanité  de  dindons  et 
([ui,  déjà,  sans  aucun  doute,  (3ussent  crié  par  des- 
sus les  toits  la  déchéance  d'une  malheureuse  éga- 
rée, victime  de  son  enthousiasme!... 

J'ai  oublié  de  dii'e  que  Florimond  Duputois  avait 
Iti  nez  en  pied  de  marmite,  les  yeux  en  cuillers  à 
pot,  la  bouche  en  suçoir  de  le|)idoptère,  la  peau 
granuleuse,  le  croupion  bas  et  une  grande  crainte 
des  bœul's. 

J'ajoute  (ju'il  ap|)artenait  à  la  pléiade  symbo- 
liste et  qu'il  collabo  l'ait  assidûment  au  Grimoire^ 
à  la  Mél usine  et  à  la  Revue  des  Crotales. 


LE      KKVEIL      D    ALAIN      CHARTIEH  99 

Il  s'échappa  de  son  bureau  un  peu  avant  l'heure, 
courut  se  taire  adoniser  chez  un  coiffeur  qu'il  en- 
courageait, fit  un  diner  palingénésique,  relut  quel- 
ques pages  de  VAprès-Juidi  cl  un  faune ^  dans  le 
dessein  d'élever  son  cœur  et,  sûr  de  lui,  prit  enfin 
l'omnibus  d'Auteuil. 

La  petite  porte  du  jardin  de  Mme  Rolande  était 
entr 'ouverte,  en  effet.  Poussée  par  lui  avec  des 
précautions  infinies,  elle  bâilla  peu  à  peu  sur  un 
gouffre  noir.  L'allée,  à  peine  visible  près  du  seuil, 
se  perdait  aussitôt  dans  la  profondeur  des  massifs. 

Mais  ayant  été  souvent  admis  à  promener  son 
inspiration  dans  ce  labyrinthe,  il  en  connaissait, 
comme  on  dit,  tous  les  détours. 

Refermant  donc  la  porte  derrière  lui,  ils'aA'ança 
d'une  allure  processionnelle,  ressaisi  de  tout  son 
trouble,  et  la  grosse  cloche  de  son  cœur  sonnant  à 
toute  volée. 

Le  silence  était  aussi  profond  qu'aurait  pu  le  dé- 
sirer ou  le  craindre  un  malfaiteur,  dans  ce  quar- 
tier sédatif  habité  par  des  malades  ou  des  million- 
naires très  précieux. 

A  peine,  au  loin,  dans  la  direction  duPoinl-du- 
Jour,  quelques  rumeurs  vagues  et  la  plainte  pro- 
longée d'un  (le  ces  chiens  mélancoliques  de  Mal- 
doror que  tourmente  l'infini... 

A  mesure  qu'il  approchait  du  berceau  d'aristo- 
loches et  de  chèvrefeuilles  où  l'attendait  l'épouse 
coupable,  son  assurance  diminuait,  sa  marche  de- 
venait plus  incertaine,  son  tremblement  plus  irré- 


\{){)  HISTOIHKS      DKSOni.I  G  K  ANTKS 

primable.  A  la  lin,  st's  dents  cla(|ii<'i('iiL  avec  Lanl 
(le  loi'cc  (|u'il  craiLCiiit  «r»''v«'ill('r  les  pclits  oiseaux, 
et  il  se  seiilit  telleiiieiit  pâlir  qu'il  sedemauda  s'il 
Il ';d lait  pas  teinter  les  l'euilles  de  sa  pâleur,  à  la 
manière  d'un  poisson  phosphorescent. 


Une  main,  tout  à  coup,  se  posa  sur  sou  épauhj. 

—  Je  suis  la,  mon  cher  amour,  disait  la  voix  de 
Mme  Rolande. 

Et,  presque  aussitôt,  les  deux  bias  de  cette  lemnie 
sans  délai  se  nouèrent  autour  de  son  cou,  pen- 
dant qu'un  baiser  de  vie  ou  de  mort  lui  mangeait 
l'âme. 

Ah  !  le  vorace  et  fauve  baiser  ([ue  c'était  hi  !  Le 
jeune  homme  avait  tout  prévu,  excepté  ce  baiser 
fougueux,  inapaisable,  éternel;  ce  baiser  odorant 
et  capiteux  où  passaient  les  parfums  féroces  des 
Pleurs  du  Mal,  les  volatils  détraquants  de  la  Ve- 
naison et  les  exécrables  poivres  du  Désir;  ce  bai- 
ser qui  avait  des  griff«\s  comme  un  aigle  et  qui 
allait  à  la  chasse  comme  un  lion  ;  qui  entrait  en 
lui  dit  même  façon  qu'une  épée  de  feu  ;  qui  lui  met- 
tait dans  les  oreilles  toutes  les  sonnailles  des  béliers 
ou  des  capricornes  des  montagnes  ;  cet  épouvan- 
table baiser  d'opium,  d(;  folie  furieuse,  d'abrutisse- 
ment et  d'extase  î 

Leschastes  vouloirs  avaient  décampé.  Us  étaient 
au  diable,  au  tonnerre  de  Dieu,  dans  le  fond  d'une 


LE     REVEIL     D    ALAIN     CHARTIER  101 

crique  de  la  lune,  avec  les  harangues  ou  objurga- 
tions orphiques  préalablement  élaborées. 

Duputois  roulait  aux  abîmes,  lorsqu'un  bruit  de 
pas  se  fit  entendre.  Les  ténèbres  étaient  absolues. 
Impossible  de  distinguer  quoi  que  ce  fût. 

Le  lyrique  de  la  Revue  des  Crotales  tqqwX  alors, 
en  plein  milieu  du  visage,  le  coup  du  plat  de  deux 
mains  furieuses  qui  le  repoussaient  et  qui  fail- 
lirent le  jeter  par  terre. 

Mme  Rolande,  se  débarrassant  du  pauvre  diable, 
avait  bondi  en  arrière  et,  maintenant,  il  entendait 
le  chuchotement  de  deux  personnes  qui  s'éloi- 
gnaient rapidement  vers  la  maison. 

Craignant  d'exhaler  un  souffle  et  n'osant  bouger 
de  son  poste,  il  demeura  immobile  plus  dune  heure 
dans  Tobscurité,  espérant  il  ne  savait  quoi. 

A  la  fin  pourtant,  rompu  de  fatigue  et  gelé  par 
les  étoiles,  il  regagna  la  porte  du  jardin,  toujours 
entre-bàillée,  et  se  retrouva  sur  le  bon  trottoir  des 
morfondus,  n'ayant  pas  fait  plus  de  bruit  qu'une 
fourmi  noire  émigrant  dans  la  nuit  noire,  aussi 
déconfit  et  courbatu  que  le  puisse  être  un  adoles- 
cent plein  de  soliloques  et  de  prosodie. 


Le  lendemain,  on  le  fit  demander  à  l'antichambre 
de  son  ministère.  Il  se  trouva  en  présence  d'un 
très  bel  homme  suffisamment  athlétique,  ayant 
l'air  d'un   officier    de    cavalerie,  de    la   politesse 


10-2  MIS  roi  ni;  s    ijksoii  i,i  <;  k  \  n  ii:s 

la  plus  cxiinisc  cl  (jiii  lui  paila  en  rcs  lei-nios  : 
—  Monsiciii-,  une  (3rrcur  dt*  susciiplion  a  mis 
hier  mire  vos  mains  un  hillctdo  femme  quim'était 
destine,  llcsl  inulilc,  je  pense,  de  vous  rappeler 
le  contenu  de  ce  message.  Je  vous  prie  uK-inc  <lc 
l'oublier  soigneusement.  Eu  recevant,  de  mon  côté, 
les  quelques  ligiies  qui  eussent  dû  vous  parvenii", 
j'ai  deviné  Tort  heureusement  la  substitution 
d'adresse,  et  j'ai  pu  arriver  juste  ass«'/.  tôt  j)our 
(Ml  conjurer  les  suites  funestes.  On  vous  sait  ga- 
lant li()niin(\  et  je  compte  que  vous  allez  en  échange 
de  la  lellre  (pie  voici,  m»;  restituer  sur-le-cliamp 
rautogra|)he  (pii  m'appartient.  J'ajoute  —  bien 
inutilement  à  coup  sur,  monsieur  Ic^  poète  —  (jue 
1(1  maîtresse  de  César  ne  doit  pas  être  soupçon- 
née. 

Cette  dernière  phrase  trop  claire  était  appuyée 
d'une  façon  tellement  significative   que  le  chétif, 
incapable  d'expectorer  une  diphtongue,  s'exécuta. 
Voici  ([uel  était  le  contenu  de  l'autre  missive  : 
«  Monsieui-  Duputois,  je  vous  serais  infiniment 
obligée  de  vouloir  bien,  à  l'avenir,  m'épargner  l'hon- 
neur de  vos  dédicaces  dans  les  petites  revues.  Vos 
poésies    sont  incontestablement  délicieuses,  mais 
j'avoue  ma  préférence  poui*  une   humble  prose,  et 
le  rôle  de  muse  ne  me  convient  pas.  Agréez,  etc.  » 
Cette  insignifiante  aventure  estarrivée  en  187... 
Fku-imond  Duput«ns,  de  plus  en  plus  protégé,  con- 
tinue s(3S  chants  au  ministère.  On  assure  qu'il  sera 
promu  chevalier  le  14  juillet  prochain. 


XI 

LE  FROLEUR  COMPATISSANT 


JE  le  connus  en  1864,  lorsqu'il  était  à  peine  un 
adolescent.  Nous  A^écùmes  ensemble  plus  de 
vingt  ans  et  je  l'ai  aimé  comme  on  aime  rarement 
un  frère. 

Aujourd'hui  que  le  malheureux  est  descendu  un 
peu  au-dessous  des  morts,  je  peux  bien  dire  que  je 
fus  pour  lui  Téducateur  le  plus  diligent,  le  plus 
attentif,  le  plus  dévotieux. 

Tout  ce  qu'il  y  eut  de  bon  dans  sa  pauvre  àme 
—  aussi  dépourvue  maintenant  que  les  greniers 
de  la  Famine,  —  il  le  reçut  de  ma  bouche,  comme 
sont  nourris  les  enfants  des  aigles  de  nuit  qu'épou- 
vante la  lumière. 

J'empruntai  à  la  lampe  des  autels,  à  la  lampe 
qui  ne  s'éteint  pas,  la  flamme  tranquille  et  droite 


104  HISTOIUKS      DKSOMLIGEANTES 

(ju  il  l'iilhiil  |Mtur  (IcsoKsh'iicr  une  mlt'llin^i'iici;  iialii- 
rcllcinciil  rlahoratricc  de  t('iM'l)iM's. 

Ktaiit  raine,  je  le  jnis  sur  mes  épaules  et,  (lii- 
i-iiiil  lin  th'i's  (le  ma  Iriste  vie,  je  lai  ])(>i*lé  dans  la 
l'nsace  (les  lit iii/j mis,  U'.  séparaiil  rlia([iie  joui'  un 
peu  plus  (les  iii\('au\  l'augeux,  a  mesure  que  je 
gi'andissais  moi-même,  et  je  suis  à  jamais  cour- 
baturé de  ee  portement. 

J'aurais  eu  horriMir  de  me  plaindre,  cependant. 
J'étais  si  sûr  d'avoir  arraché  une  proie  au  Di'Uion 
de  la  Sottise,  une  proie  d'autant  plus  précieuse 
(pfelle  semblait,  à  l'avance,  dévolue,  par  son 
extraction,  à  ce  Captateur  de  la  multitude. 

Némorin  Thierry  avait  été  récolté  d'une  basse 
branche  de  ce  ne  Hier  de  la  Bourgeoisie  dont  les 
fruits  pourrissent  aussitôt  qu'ils  touchent  le  sol.  H 
tenait,  par  conséquent,  de  ses  auteurs,  un  esprit 
béant  aux  idées  médiocres  et  rétractile  à  toute 
imj)ression  d'ordre  supérieui'. 

Pédagogie  plus  que  dill'icile,  tour  de  l'orcc  conti- 
nuel. Il  fallait,  d'une  main,  boucher  l'entonnoir  et, 
de  l'autre,  lubril'ier  les  petits  conduits,  sarcler  le 
terroir  et  grell'er  le  sauvageon,  écheniller  et  pro- 
vigner  toiil  à  la   l'ois. 

il  était  indispensable  de  tirer  ce  pauvre  être  de 
lui-même,  de  le  tamiser,  de  le  Filtrer,  de  l'inau- 
gurer enlin,  de  lui  conditionner,  en  quelque  ma- 
nière, un  pcitit  l'ant(')me  pins  \ivant  qui  lui  soutirât 
peii  à  peu  son  identité. 

Les  résultats  lurent  tels,  en  apparence,  que  je 


LE     FROLEUR     COMPATISSANT  105 

suis  excusable  d'avoir  pu  me  considérer  moi-même 
comme  un  thaumaturge,  au  point  d'oublier  la  loi 
formelle  de  régression  à  leur  type  rudimentaire, 
des  bêtes  ou  des  végétaux  dont  on  interrompt  la 
culture. 

J'eus  le  malheur  de  ne  pas  entendre  les  rappels 
incessants  du  gratte-cul  primordial  et  indéfectible. 

Je  crus,  en  un  mot,  que  ce  pauvre  Némorin 
pouvait  marcher  seul  et  l'ayant  étayé  vingt  ans, 
je  commis  l'imprudence  irréparable  de  le  déposer 
sur  le  sol. 

Ce  qu'il  est  devenu,  je  ne  sais  pas  comment 
j'aurai  la  force  de  le  dire,  mais  pouvais-je  sup- 
poser que  tant  d'efforts  seraient  si  complètement, 
si  abominablement  perdus,  dès  le  premier  jour,  et 
n'auraient  pas  d'autre  salaire  que  cette  amertume 
infinie  d'en  constater  à  la  fin  l'inutilité  ? 


On  le  nommait  le  doux  Thierry  et  ce  n'était  pas 
une  antiphrase.  Il  était  doux  comme  les  plumules 
des  colombes,  doux  comme  les  saintes  huiles, 
doux  comme  la  lune. 

Qu'on  ne  me  soupçonne  pas  ici  d'exagération. 
Il  était  vraiment  si  doux  qu'un  ne  pouvait  ima- 
giner un  individu  appartenant  au  sexe  mâle  et, 
par  conséquent,  appelé  à  la  reproduction  de 
l'espèce,  qui  le  pût  être  davantage. 

Il  fondait  dans   la    main   comme    du  chocolat, 


|()(j  iiisit)ii;Ks    i)i;s()  iM.i  (i  K  A  .N  ri:s 

IfiiiliaiL  I  iuiihiaiiit',  laisaiL  pciisci"  aux  cocons  des 
clu'iiillcs  les  plus  soyeuses.  Rien  n'aurait  pu  le 
mcltrc  cil  colère,  excitei'  son  iiidi<^uatioii,  cl  e(; 
lui  le  désespoir  d'un  (Mlucaleur  acharne  à  vii-iliser 
le  néant,  de  ne  jamais  obtenir  le  plus  pâle  éclair, 
qu»d([ne  l'urieusement  (pi'il  attisât  et  qu'il  four- 
gonnai celle  conseienee  gélatineuse. 

Plusieni's  l'ois,  j'entrepi'is  de  me  lassuicr  en 
supj)()sant  une  de  ces  natui'cs  (pic  je  d«Miiande  la 
permission  de  nommer  eucharistiques  «  trempées 
(rand)roisie  et  de  miel  »,  disait  Chénier,  dont  la 
l'orce  ('(insiste  précisément  à  tcjut  endurer  et  qui 
semblent  placées  aux  coid'ins  des  tourbcis  humaines 
pour  amortir  les  collisions  ou  les  bousculades. 

Mais  cet  état  n'est  présumable  qu'accompagné 
de  la  prédestination  théologique,  et,  par  malheur, 
—  je  le  reconnus  trop  tard,  —  certaines  appé- 
tences ou  velléités  obscures  écartaient  absolument 
l'hypothèse  du  «  vase  élu  »,  où  se  complaisait  ma 
jocrisserie  de  précepteur. 

Le  doux  Thierry  était  simplement  un  petit 
cochon  et  appartenait  à  la  race  peu  dominatrice 
des  Frôleurs  compatissants. 

Quand  commença-t-il  à  frôler  et  à  compatir? 
En  (jucl  avril  (\v  néfaste  germination  se  déve- 
loppa t(Mit  a  ccjup  ce  penchant  bifide?  C'est  Dieu 
qui  le  sait.  Lui-même  probablenu'nt  n'aurait  pu 
le  dire,  lorsqu'il  paraissait  capable  encore  de  dire 
(juelque  chose  et  d'articuler  des  sons  véritable- 
ineiil  humains. 


LE     FROLKUa     COMPATISSANT  107 

Ce  que  je  sais  bien,  c'est  qu'un  beau  jour,  il  se 
trouva  complètement  outillé  pour  la  fonction.  Les 
bureaux  d'omnibus,  les  crémeries  achalandées  par 
les  petites  ouvrières,  les  vestibules  des  gares,  les 
églises  même,  Furent  les  hippodromes  de  son 
choix. 

Pénétré  de  cette  idée  qu'il  lui  fallait  absolument 
une  compagne,  il  la  voulut  simple  avant  toutes 
choses  et,  dès  lors,  par  une  conséquence  aussi 
nécessaire  que  la  translation  des  Globes,  l'albu- 
mine de  ses  ancêtres  exigea  rigoureusement  que 
la  vulgarité  sentimentale  fût  toujours  l'élue  de 
son  cœur. 

D'horribles  souillasses  minaudières  lui  parurent 
indécomposables  comme  la  lumière  de  l'Empyrée. 
Mais  le  nombre  en  était  si  grand  qu'il  ne  put 
jamais  parvenir  à  fixer  sa  dilection. 

Don  Juan  des  trottins  mûrs  et  des  couturières 
galvanoplastiques  en  instance  de  protecteurs,  il 
cherchait  assidûment  l'Objet  idéal  au  milieu  des 
foules. 

Avec  une  patience  merveilleuse  que  nul  fiasco 
ne  déconcerta,  il  s'acharnait  à  découvrir  la  pleu- 
reuse tendre  sur  le  sein  de  laquelle  il  eût  pu 
poser,  comme  une  gerbe  de  mimosas,  son  front 
chauve  et  plein  d'amnisties. 

Peu  doué,  dans  le  sens  physiologique,  il  réprou- 
vait en  amour  l(\s  pulsations  vives  et  ne  l'éclamait, 
sans  doute,  (|iie  fiès  rni-ement  les  joies  infé- 
rieures. 


108  MISTOIHKS      IM:S()  IJ  LK;  K  \.N  l'KS 

(Iv  (jiii  I  (Miivrnil,  le  dclt'clait,  If  (l(''S(i|) liait, 
saboiilait  son  âme  de  délices  et  répandait  on  toute 
sa  personne  le  ImmiJ*)!!!  ou  I  (dihan  d(.'S  i)éatilndi- 
naii'es  laii^iieiiis,  cCtail  de  loucher  d  pi'Uit\  (\v 
palper  iiirmiiiienl  peu,  de  pi'omener  çà  et  la  — 
eoiiiiiie  le  hoiil  de  Taile  du  /epliire,  —  son  appa- 
reil de  tactilite;  cependant  (pi'il  exhalait  de  mélo- 
dieux; et  pitoyables  o-éniissements  sur  le  triste  sort 
des  m  aguets  ou  des  liserons  flétris  que  foule  aux 
pieds  rindéliêcitesse  des  aventuriers  de  la  pail- 
lardise. 


Une  si  belle  constance  devait  être  récompensée. 
Béatrix  apparut  un  jour   à    l'itinérant   des  cieux. 

Nous  éclaterez  de  rire  tant  que  vous  voudrez, 
mais  c'est  comme  ça.  Elle  s'appelait  réellement 
Béatrix  et  piquait  à  la  mécanique. 

Némorin  la  rencontra  dans  un  établissement  de 
bouillon  et  la  frôla  sans  lassitude  pendant  sept 
amnies.  Ses  entrailles,  il  est  vrai,  s'entr'ouvrirent 
souvent,  même  alors,  à  d'intercalaires  infortunes 
qui  sollicitaient  son  ])izzicato.  Il  ne  se  fût  pas 
permis  de  claquemurer  ainsi  complètement  sa 
vocation. 

Béatrix,  de  son  côté,  ne  parut  avoir  nulle  soif 
de  le  confisquer,  enti'oprit  mènu^  tous  les  prin- 
tem})s  et  tous  les  automnes,  le*  licenciement  de  ce 
tripoteur  lacrymal  qui  se  cramponnait  toujours. 


LE     FROLEUH     COMPATISSANT  109 

N'importe,  elle  était  quand  même  Tldéale  et  la 
mort  seule  put  la  délivrer. 

Combien  de  fois,  lorsque  j'essayais  encore  de 
le  ressaisir,  combien  de  fois,  juste  ciel  !  et  avec 
quels  yeux  baignés  d'infini,  m'en parla-t-il,  comme 
les  premiers  chrétiens  parlaient  de  leur  Dieu, 
sous  la  dent  des  bétes  ! 

Enfin,  je  le  répète,  cette  liturgie  de  petits  fris- 
sons et  de  soupirs  lents  permit  à  la  terre  de  rou- 
ler sept  fois  autour  du  soleil. 

—  Est- elle  du  moins  ta  maîtresse  ?  lui  deman- 
dais-je  quelquefois. 

Question  brutale,  j'en  conviens,  qui  le  faisait 
aussitôt  remonter  dans  son  vitrail.  Sa  réponse 
négative  expirait  dans  un  geste  pieux. 

Ai-je  besoin  de  le  dire  ?  Béatrix  puait  de  la 
bouche  et  peut-être  aussi,  je  pense,  de  ses  larges 
pieds.  Elle  était  si  dinde  qu'on  se  sentait  pousser 
des  caroncules  au  bout  d'un  quart  d'heure  de  con- 
versation. 

Ses  manières  correspondaient  à  sa  figure  qu'on 
eût  crue  tirée  du  saloir  d'un  charcutier  de  la 
populace. 

Hargneuse,  en  même  temps,  à  faire  avorter  des 
chiennes,  et  pudibonde*  comme  l'arithmétique,  elle 
accueillait  sans  trop  d'aigreur,  dans  son  lit  très 
pur,  les  suffrages  crépusculaires  de  quelques  boucs 
épuisés  du  petit  négoce. 

Le  doux  Thierry  dut  se  résigner  six  fois  sur 
dix,    en    hiclntnt   des   plcnrs,    à    lion  ver    hi    porte 

8 


Ili)  Il  I  s  lo  1  in;s    iiKsn  h  M  (;  KA  N  iKS 

clusr.  Il  JiiiiN.i  iih'iiic  (jti  (tji  laillil  le  |H('ci|)ih'r  (hnis 
resCJilit'i-,  soiis  la\ri'S(;  des  liiaUMlicI  K  )iis  les  plus 
(tidiiririuîs,  (^t'S  A'ioleiioés,  ({iii  le  cniitiishiiriil ,  lui 
|»;iiiii('iil ,  in-aiinioiiis,  (Icrivcr  (riiiicànic  louta  l'ail 
(li\  iiK-  il  (jiiadruplèroiit  iialiirclleiiKîiit  sa  l'erveur. 

—  lAU'  a  tant  sourroi't  î  ilisait-il,  devant  ses 
deux  mains  j(jint(;s  vers  Taziii"  j)ris  à  témoin. 

Beah'ix,  d'ailleurs,  perecivait  en  (Uikm's  ou  petits 
cadeaux  I Octroi  de  ce,  culte  (^t  toujours,  dès  le 
lendemain,  claril'iait  admii"al)lement   la   situation. 

Cette  raclure  de  tille  lui  fit  avaler  cinq  cents 
lois  —  en  un  autre  style  sans  doute,  mais  avec 
quelle  facilité  !  —  le  mot  fameux  de  Téblouissante 
Courtisane:  «  Ah!  vous  ne  m'aimez  plus!  vous 
croyez  ce  que  vous  voyez  et  vous  ne  croyez  pas 
ce  que  je  vous  dis  !  » 

Némorin  Ini-nKMnt;  dans  Telan  sublime  de  sa 
lui,  rencontra  des  mots  qui  me  confondirenl. 

—  Hlle  m^a  tout  expliqué!  me  dit-il,  un  jour, 
avant  aperçu,  cjuekpies  heui'es  auparavant,  chez 
la  hien-aimée,  une  paire  de  pantoufles  d'homme 
et  un  râtelier  de  pipes  culottées  pour  la  plupart, 
—  beaucoup  plus,  sans  doute,  que  n'aurait  pu  le 
faire  supposer  l'endroit.  Elle  lui  avait  tout  expli- 
qué I... 


Mais    inainti'iiaiil   ?    Ah    !     iiiaiiiLciiaiil,    c'est    la 
un  ni  (pi  on  I  rfilc  et  la  sale  nu  ni  ,  je  sous  en  réponds. 


LE     F ROLE LU     COMPATISSANT  Hl 

C'est  la  mort  ignoble  qui  ne  demande  pas  de  com- 
passion et  qui  n'en  offrit  jamais  à  personne.  C'est 
la  Mort  liquide... 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  je  Tavais  pourtant  tenu 
dans  mes  bras,  cet  enfant  du  Rien,  ce  fils  de 
l'Inexistant,  ce  jumeau  de  l'Insignifiance  et  de 
l'Illusion  dont  j'espérais  former  un  être  vivant! 

J'avais  tenté  de  lui  inspirer  mon  àme.  J'avais 
travaillé,  souffert,  prié,  crié,  sangloté  pour  lui,  des 
années,  les  plus  chères  et  les  plus  précieuses  de 
la  vie  ! 

J'avais  pris  sur  moi  des  peines  affreuses  qu'il 
n'aurait  pas  eu  la  force  de  porter.  Tout  ce  qu'un 
homme  peut  faire,  je  crois  l'avoir  fait,  vraiment. 

Pour  qu'il  fût  armé  contre  les  assignations  du 
néant,  j'avais  fait  passer  devant  lui,  j'avais 
déroulé  sur  lui  les  images  que  rien  n'efface  ;  je 
m'étais  exterminé  pour  lui  dessiner  un  trompe- 
l'œil  des  réalités  qui  ne  peuvent  pas  finir...  et  je 
iTai   ])as  même  obtenu  de  réaliser  une  canaille... 

Il  demande  aujourd'hui,  gàteusement,  du  matin 
au  soir,  qu'on  ne  plante  pas  de  croix  sur  sa 
tombe,  et  il  faut  soutenir  sa  lèvre  inférieure 
quand  on  lui  donne  à  manger,  avec  une  petite 
cuiller  d'étain. 


XII 

LE  PASSÉ  DU  MONSIEUR 


Pénètre,  mon  cœur, 
Dans  ce  passé  charmant. 

Victor  Hugo. 


lUATRE-viNGT  mille  francs  !  monsieur.  Vous 
ne  vous  embêtez  (Das.  Et  vous  avez  fait 
comme  Va  une  centaine  de  lieues  pour  venir  me 
les  demander,  à  moi  ?  Vous  avez  pensé  que  je 
n'hésiterais  pas  une  minute  à  dépouiller  ma  femme 
et  les  enfants  que  je  pourrais  faire  encore,  pour 
payer  les  frasques  de  cette  petite  drôlesse  que  je 
ne  reconnais  plus  du  tout  pour  ma  nièce,  que  je 
renie,  vous  m'entendez  bien!  Voyons,  décidément, 
vous  me  prenez  pour  un  jobard.  Quatre-vingt  mille 
francs  !  Pourquoi  donc  pas  un  petit  million,  pen- 
dant que  vous  y  êtes  ? 

Ces  paroles  raisonnables  me  furent  dites,  il  v  a 
quinze  ans,  par  un  gros  vigneron  de  la  Charente- 


Q 


\\'^  Il  1  S  ro  1  It  Ks      liKSO  i:  I.Ki  K  \  N  rKS 

Inférieure  dont  lu  hiri^c  lace  resseinhlail  au  der- 
rière iVwu  sin^j^c  j»aj»ioii. 

Je  lie  jM'ux  pas  dire  que  j'tivais  eu  beaucoup  de 
eonfianre  en  allant  trouver  ce  marchand  de  vins 
iichissini(%  jusqu'alors  inconnu  de  moi.  Je  savais 
lii>p  le  dénuement  provei'bial  (\('s  millionnaires  et 
leur  guip^ne  atroce  (pii  ne  permet  jamais  que  la 
plus  mince  partie  de  leur  avoir  soit  disponible  au 
moment  précis  où  on  les  imploni. 

Toutefois,  Ténormité  même  de  la  somme  à 
obtenir  me  faisait  espérer,  au  moins,  quelques 
ée^ards.  Mais,  dès  le  premier  coup  d'œil,  j'avais 
eu  le  pressentiment  de  mon  insuccès  fatal  et  je 
n'avais  accompli  la  démarclie  que  pour  libérer 
ma  conscience. 

Démarche,  il  est  vrai,  des  plus  sinj^ulières.  Il 
s'agissait  de  faire  entrer  dans  cette  futaille  une 
quantité  spécifique  de  désintéressement  familial 
pouvant  équivaloir  à  la  dixième  partie  d'un  mil- 
lion, et  j'étais,  à  coup  sur,  l'ambassadeur  le  plus 
mal  troussé  pour  ce  genre  de  négociations. 

—  Mon  Di<'U  !  monsieur,  répondis-j(\  vous  êtes 
vraiment  trop  aimable  de  ne  pas  lâcher  tout  de 
suite  vos  chiens  sur  moi  ou  de  ne  pas  envoyer 
quérir  les  gendarmes.  Gela  m'encourage  à  vous 
rappeler  que  j'agis  au  nom  d'une  morte,  c'est-à- 
dire  pour  obéir  aux  dernières  volontés  d'une 
malheureus(î  fille  (ju'on  enterrait  avant-hier.  Je 
ne  suis  en  cela,  vous  le  sentez  bien,  qu'un  man- 
dataire bénévole  qui  s'est  beaucoup  dérangé.  Libre 


LE     PASSE     DU     MONSIEUR  US 

à  VOUS  de  ne  rien  faire  et  même  de  renier,  tant 
qu'il  VOUS  plaira,  votre  propre  sang.  Mais  je  suis 
très  las  de  mon  voyage  et  je  m'étonne  que  vous 
ne  m'ayez  pas  fait  encore  la  plus  légère  démons- 
tration d'hospitalité. 

Ces  derniers  mots  tendant  à  prolonger  Ten- 
trevue  de  quelques  heures  durant  lesquelles  je 
m'efforcerais  d'enlacer  mon  hôte,  ne  lui  déplurent 
pas.  Il  s'adoucit,  devint  même  cordial  et  me  fit 
déjeuner  avec  lui. 

Mais  quelque  allumante  et  suggestive  que  fût 
la  table  du  viticole,  mes  finesses  diplomatiques, 
aussi  bien  que  mon  éloquence  attendrie,  se  trou- 
vèrent inefficaces,  ainsi  que  je  l'avais  pré^-m,  et 
je  n'emportai  de  cette  visite  qu'une  confirmation 
plus  amère  de  mon  impuissance  à  pénétrer  les 
carapaces  des  hippopotames  ou  des  philosophes 
pachydermateux. 


L'histoire  de  la  nièce  est  peut-être  ce  que  j'ai 
connu  de  plus  extraordinaire  dans  le  lamentable. 
Elle  se  nommait  Justine  D...  et  mourut  à  vingt- 
huit  ans,  dans  le  plus  horrible  désespoir. 

Un  tiers  de  cette  existence  trop  longue  fut 
exclusivement  et  vainement  employé  à  la  con- 
quête d'un  pauvre  homme  jugé  par  elle  supérieur, 
qu'elle  adora  jusqu'au  crime  et  dont  elle  voulut,  à 
quelque  prix  (pie  ce  fût,  devenir  la   femme.  Notre 


in;  IIISIOIHKS      MKSO  IM.I  C  i;  \  N "IKS 

lui  (le  sircir  iimiiicic  et  s|ti r;i 11 loi'iiic,  coimiic  la 
(jLK'UL'  (11111  |)(»rc,  doit  olIVir  |n'ii  dVxcinples  d'un 
pareil  ensorrellomoiit. 

I.c  iiiiraclt'.  ('"('sl  «(lie  «-rllr  l'Iciii'  de  passion, 
cette  passilloir  d  aiiumr  s'clail  (irvcloppiM'  dans 
riiimuis  le  |diis  rclractairr,  dans  Irs  condi- 
Indis  les  plus  (|('la^  (d'ahlrs  (|iii  se  puissent  iinag^i- 
iier. 

C'était  une  d<'  ces  vicrij^cs  au  cordeau,  telles 
(pie  le  eonmierce  des  tissus  ou  le  monopole  d(;s 
salaisons  nous  en  conditionne,  engendriM^  du  l'iauc 
estimable  d'un  négociant  qui  avait  toujours  payé 
recta. 

Elevée,  par  conséquent,  dans  l'horreur  sage  des 
constellations  et  des  auréoles,  on  devait  naturel- 
lement ne  supposer  l'ien  de  j)lus  rectiligne  (pu- 
ses  sentiments  ou  ses  transports. 

Son  coMir  avait  été  cultivé  comme  un  jardin 
potage!'  de  peu  d'étendue  où  les  nnundres  plates- 
bandes  seraient  calculées  pour  le  pot  au  feu.  Pas 
de  ces  fleurs  inutiles  dont  l'éclat  frivole  ne  pro- 
fite pas.  Tout  au  jdus  ([uelques  violettes  en  bor- 
dure des  haricots  et  de  la  salade,  |)our  ne  pas 
(îxiler  complètement  la  poésie. 

Deux  on  trois  tomes  dépareillés  d'Emile  Sou- 
vestre  ou  du  gi-and  Dumas,  un  recueil  de  mor- 
ceaux choisis  et  la  quotidienne  lecture  des  faits 
divers  du  Petit  Journal  étanchaient  surabondam- 
ment sa  soif  littéraire. 

l^din  jamais   fille   iTavait  paru   plus   désignée 


LE     PASSE     DU     MONSIEUR  147 

pour  devenir  rornement  et  la  récompense  d'un 
«  honnête  homme  ». 

Je  ne  me  charge  pas  d'expliquer  les  prodiges 
non  plus  que  les  mystères,  et  il  ne  faut  pas  comp- 
ter sur  moi  poui'  une  élucidation  ])svchologique 
des  histoires  trop  arrivées  dont  je  me  suis  l'ait  le 
narrateur. 

Ce  qui  est  sur,  c'est  que  l'arbre  donna  des  fruits 
qui  ne  permirent  plus  de  le  reconnaître  et  que  le 
potager  minuscule  produisit  des  fleurs  étranges, 
probablement  exotiques,  à  la  place  même  où  Ton 
s'attendait  à  voir  sortir  des  navets  ou  des  pommes 
de  terre. 

Une  héroïne,  une  véritable  et  scandaleuse 
héroïne  d'amour,  apparut  tout  à  coup  en  cette  Jus- 
tine qu'on  avait  crue  digne  de  s'élever  jusqu'au 
traversin  d'un  homme  d'affaires. 

Seulement,  pour  que  la  nature  ne  perdit  pas  tous 
ses  droits,  celui  qu'elle  aima,  beaucoup  plus  que 
sa  propre  vie,  était  un  médiocre  parmi  les  mé- 
diocres, un  employé  blond  qui  raclait  l'alto,  lécho- 
tait  de  petits  paysages  en  savon  et  conservait,  à 
trente  ans,  le  prestige  du  poil  follet  de  l'adoles- 
cence. 

Ce  basilic  des  demoiselles  de  comptoii'  lui  donna 
rillusion  sublime.  Et  voici  l'incroyable  drame  qui 
s'ensuivit. 


IS  II  1  s  ro  1  M  KS      KKSOMLKiKA.N  TKS 


Narrissc  Lt'iniioclic,  tel  ('hiit  le  nom  du  \;iiii- 
<|in'iii'.  iir  l'rl'iisail  j)as  nhsolimiciit  (['('[Xjuscr  ,1  us- 
liiii'.  Aillant  ccllc-la  (|irinH'  aiilrc,  ajn'cs  loiit. 
Mais  iia\aiil,  hormis  son  mipLti,  (|in'  (l<;s 
ôoh(''aii('»'s  (I  usurier  pour  loiil  (•aj)ilal  d  dcsiraiil. 
au  surplus,  jiUcr  le  lilcl  (jiu'l([u('  Icmps  ciicort.',  il 
ne  nioiiti'ait  aucune  liàte  l'éhrile  (reucliaiuer  à  son 
(^xist(MiC(î  une  jeune  persoiiiu^  sans  le  son  dont  la 
heanté  n'avait  ri(Mi  de  l'oudroyanl. 

.le  ne  lai  jamais  cru  soi'dide,  mais  un  désinté- 
ressement luTOïque  n'était  pas  son  l'ait:  (ît  puis- 
qu'on parlait  d'  «  eiitrei'  (^n  ménage  »,  la  pru- 
dence rudimentaire  n'exigeait-elle  |)as  qu'on  atten- 
du au  moins  riiéi'itage  de  Tonele  1  iburce,  qui 
gagnait  e(Mit  inill»^  francs  par  an  dans  ses  écha- 
las  et  ne  tarderait  guère  sans  dout(\  à  quitter  un 
monde  où  sa  belle  ànne  était  (mi  exil? 

Justine  se  trouvait,  en  el'l'et,  ruinéci,  dejjuis 
([uebjue  temps  déjà,  par  son  imbécile  de  père,  qui 
avait  engagé  toute  sa  l'ortune  pour  le  percement 
du  Fameux  Innnel  sous  THimalava,  destiné  à  relier 
l'Inde  anglaise  à  la  Alandchourie. 

L'insuccès  colossal  de  cette  entreprise  ayant 
précipité  le  spéculateur  au  plus  profond  des 
abîmes,  la  jeinie  fille  a  i\  ait  avec  sa  mère  sur  de 
mis(''i'al)b>s  débris  de  l  (j[)ulence  d'autrefois,  se 
cramponnant  à  l'espoir  de  cet  liéritage  bienheu- 


LE     PASSE     DU     MONSIEUR  il9 

reiix  qui  devait  Tiinir  à  son  Lépinoohe  (juVlle 
imaginait  chaque  jour  plus  beau,  plus  idolà- 
trable. 

Car  c'était  son  oncle,  à  elle,  le  propre  frère  de 
son  père,  ce  Tiburce  des  vins  et  spiritueux  qu'on 
savait  si  riche  et  si  avare,  mais  qui  était  vieux  et 
sans  enfants.  Une  fois  l'an,  par  l'effet  d'une  an- 
térieure habitude,  il  envoyait  une  caisse  de  bou- 
teilles et  c'était  tout.  Il  fallait  attendre,  hélas  ! 
puisque  cet  homme  ne  pouvait  être  utile  qu'à  la 
manière  des  cochons,  c'est-à-dire  après  sa  mort. 

Le  grigou,  par  malechance,  ne  semblait  pas 
vouloir  crever,  et  les  années  passèrent  ainsi.  Jus- 
tine se  voyant  vieillir  elle-même,  luttait  avec  rage 
et  Lépinoche,  visiblement  dégoûté,  se  cachait  à 
peine  de  chercher  ailleurs. 

Il  devenait  même  insolent.  Je  n'ai  pas  su  tous 
les  épisodes  ou  péripéties,  mais  à  coup  sûr  la 
pauvre  fille  brûlait  trop  pour  avoir  jamais  refusé 
quelque  chose  à  son  misérable  amant  et  je  crus, 
plus  d'une  fois,  remarquer  en  celui-ci  la  blague 
féroce,  la  cruauté  lâche  d'un  bellâtre  qui  n'en  est 
plus  à  solliciter  quoi  que  ce  soit  et  qui  n'a  rien 
donné  pour  tout  obtenir. 


Un  jour  on  vint,  en  toute  hâte,  me  chercher  de 
la  part  de  cette  malheureuse  qui  voulait  me  par- 
ler seul  à  seule  avant  de  mourir. 


1^20  HlSIdlUKS     DKStHUJG  kantks 

Le  pivLre,  <|ii('  je  rciicoiit ini  dans  IVscalicr, 
parut  heureux  de  me  voii'.  Il  tlait  luit  pâle  et 
nialTirnia  que  ma  présence  le  délivrait  d'uu  grand 
poids.  Puis,  il  s'en  alla,  me  suppliant  d'être  clia- 
rildhlr . 

Je  revenais  à  peine  d'un  *^iaiid  voyage  cl  je 
n'avais  pas  vu  Justine  depuis  (|iit'l([ii('s  mois.  J\ms 
peine  à  la  reconiuiitre,  tellement  elle  était  deve- 
nue belle  sous  les  griffes  de  la  mort. 

Je  ne  l'etrouvai  ({ue  les  yeux —  quels  yeux!  — 
dans  une  lace  toute  blanche  où  passaient  des 
ombi'es  et  des  clartés,  comme  si  on  eût  promené 
devant  elle  un  flambeau. 

Les  lèvres,  absolument  décolorées,  n'étaient 
visibles  ([n'en  opposition  a  la  lii^ne  sombre  des 
(lents  noircies  par  la  fièvre.  Tout  le  reste  indis- 
tinct, unifié,  fondu  dans  cette  l)lancheur  presque 
nitide,  presque  lumineuse,  —  un  blanc  tj 'albâtre 
j)oli  l'éverbérant  un  ta|)is  de  neige  !  Les  cheveux 
avaient  disparu  dans  une  anq)le  coiff(3. 

Je  suis  sûr  de  n'avoir  senti,  en  cette  occasion, 
que  de  la  pitié,  la  plus  déchirante  ])itié  de  ma  vie, 
surtout  lorsqu'elle  me  parla.  Pins  lard,  seule- 
ment, je  devais  sentir  la  beanic  sniiiaturelle'de 
cette  configuration  de  l'Epouvante  el  de  la  Dou- 
leur. 

Elle  m'attendait,  assise  dans  son  lil. 

—  Monsieur,  dit-elle  à  voix  très  basse,  je 
viens  de  recevoir  l'extréme-onctionet  je  vais  mou- 
rir...   Dieu   est  très   bon  et  j'espère   qu'il   ne  me 


LE     PASSE     DU     MO.NSIEUK  121 

rejettera  pas...  Je  vous  ai  prié  de  venir  parce  que 
vous  êtes  un  ami  véritable  et  ([ue  vous  accompli- 
rez, j'en  suis  certaine,  ce  que  vous  demande  hum- 
blement un  cœur  désolé. 

Personne,  excepté  le  prêtre  qui  sort  d'ici,  ne 
sait  encore  ce  que  j'ai  fait.  Quand  je  serai  morte, 
tout  le  monde  le  saura  et  ce  sera  une  honte  hor- 
rible... 

J'ai  ruiné  plusieurs  personnes  qui  avaient  con- 
fiance en  moi  et  que  j'ai  trompées  odieusement. 
Depuis  trois  ans,  ma  vie  n'a  été  qu'une  impos- 
ture, un  mensonge  de  tous  les  jours,  de  toutes  les 
heures.  J'ai  fait  croire  à  d'anciens  amis  de  la 
famille,  que  nous  n'étions  pas  ruinées,  ma  mère 
et  moi.  On  m'a  prêté  des  sommes  importantes 
que  j'ai  jetées  dans  la  spéculation  et  que  j'ai  per- 
dues. Je  faisais,  sans  y  rien  entendre,  mais  avec 
une  obstination  de  damnée,  le  trafic  des  valeurs 
de  Bourse  dans  l'espérance  de  gagner  une  fortune. . . 
\ V)us  l'umprenez...  J(i  voulais  devenir  riche  pour 
cehii  (pie  j'aimais  à  la  pt^rdition  d»*  mon  àme,  <pie 
jaime  encore  et   pour  qui  je  meurs  inutile  ment  l 

...  J'ai  volé  de  très  pauvres  gens.  Une  fois, 
monsieur,  j'ai  dérobé  à  une  vieille  femme  infirme 
et  presque  aveugle  quelques  titres  ou  obligations 
qui  étaient  tout  son  bien  et  je  les  ai  remplacés 
par  des  prospectus  en  papier  de  couleur...  Cette 
chrétienne  qui  me  chérissait  sera  forcée  de  men- 
dier son  pain. 

(loniine  je  pridais  conliinielleineiil .  j'étais  prèle 


1^22  IliSTolHKS      liKSOin.  1  (i  KA  .NTKS 

à  tous  les  crimes  dans  1  illusion  de  nw.  l'iittraper... 

I^^ldili,  je  dois    |)lus  de   (jUATHE- vingt  MILLK  l'HANCS! 

Mon  «uicic  seul  pourrait  l<;s  payer,  mon  oncle 
riehc  doiil  j  ai  souvent  desirc'  la  mort.  Allez  le 
ti'ou\ei',  je  NOUS  eu  supplie,  aussitôt  (piOn  uiauia 
mis(!  dans  la  leire  et  diles-liii  hiiîu  (jue  cesl  moi 
(/ni  meurs,  vX  cpui  je  uu'urs  e[)ouvaidé(;  (\o  toutes 
ei's  uialedietious  sur  nia  pauvi-e  tombe!...  Epou- 
vantée ! . . . 

L'agonisant»^  [joussa  un  grand  eii  et,  me  jetant 
les  bras  autoui'  du  cou,  aboya  ces  derniers  mots 
que  j'entends  encore  : 

—  Ah!  si  vous  saviez...  si  vous  saviez  ce  que 
je  vois  !... 

C'était  la  fin.  Je  lus  forcé  de  me  délier  du 
cadavre  dont  les  ongles  m'^mtraient  dans  la  chair 
et  dont  les  yeux,  incr(jyal)lement  dilah's,  regai'- 
daient  toujours... 

L'oncle,  natiirellcincnl.  ne  paya  l'ieii  et  Léj)i- 
noche,  à  (pu  je  racontai  celle  iiioit.  (piehpie 
temps  après,  m'avoua  (juil  ti(»uvail  tout  cela  bien 
triste,  vraiment. 

Quatre  ans  plus  tard,  il  épousait  la  l'ille  d'un 
larbin  de  liant  parages,  une  reinm»!  Inniuète,  celle- 
là,  qui  réprouve  toutes  les  démences  et  ne  lui  per- 
met j)lus  de  me  l'réquenter. 


XIll 

TOUT  CE  QUE  TU  VOUDRAS 


MAXENCE,  l'atigué  d'une  longue  soirée  de  plaisir, 
arrivait  à  l'angle  de  la  rue  et  de  la  ruelle 
Dupleix,  de  l'autre  côté  de  l'École  militaire. 
I^'endroit,  simplement  ignoble  en  plein  jour,  était, 
a  une  liiMire  du  matin,  cette  nuit-là,  (pielque  peu 
ministre.  La  ruelle  noire,  surtout,  ne  rassurait  pas. 
(  ie  tronçon  de  voie  fangeuse  où  l'on  travaille  n  vil 
prix  l'artilleur  et  le  cavalier  dans  des  garnos 
elirayants,  inquiétait  le  noctambule. 

Il  délibéra  pourtant.  Lne  rumeur  arrivait  du  bou- 
levard de  Grenelle  redouté  des  sages,  et  l'horreur 
de  tomber  dans  un  conflit  de  pochards  l'inclinait 
à  choisir  h^  boyau  malpropre  à  l'extrémité  duquel 
il  s«'  croyait  sur  de  trouver  un  plus  pjiisihlc  val- 
lon pour  le  cours  dr  ses  rêveries  amoureuses. 


12i  iiisToiuKS    nKS(Mn.i(;H:A>TKS 

11  sortait  (les  bi'as  di'  sa  iiiaitrcssc  L't  sriilait  le 
besoin  de  ciivor  sa  paillardise  dans  la  somnolence 
d'un  retour  sans  |»i'iliiil)arKui. 

—  Eh  l)i(Mi  !  te  dérides-tu,  oui  ou  non?  dit  une 
voix  abjecte  (|ui  rlicichail  à  se  faire  aimable, 

Maxence,  alors,  vit  se  dclacliei'  du  mur  le  plus 
proche  une  grosse  lemiiie  ([iii  vint  lui  olIVii'  la 
denrée  précieuse  de  son  amoui\ 

—  Je  ne  te  j)rendrai  pas  cher,  va,  et  je  l'erai 
tout  ce  que  tu  voudras,  mignon. 

Elle  défila  le  programme.  Le  rôdeur  immobile 
écoutait  cela  comme  il  eût  écouté  battre  son  cœur. 
C'était  stupide,  mais  il  n'aurait  pu  dire  pourquoi 
cette  voix  le  remuait.  Il  n'aurait  pu  le  dire,  le 
pauvre  homme,  quand  même  il  se  fût  agi  de  sauver 
sa  peau.  Cependant  son  trouble  était  bien  certain. 
Et  ce  trouble  devint  une  angoisse  insupportable, 
([uand  il  sentit  sou  àiue  s'en  aller  a  la  déi'ive  sur 
ce  boniment  d'ignominie  ([ui  h;  portait  comme  un 
reflux  vers  les  amonts  les  plus  lointains  de  son 
passé. 

Souvenirs  de  suavité  merveilleuse  que  cette 
façon  (le  reparaître'  profanait  indieiblemiMit  !  Les 
impressions  de  son  enfance  avaient  été  quelque 
chos(^  de  divin  et  sa  vie  actuelle  n'était,  hélas  !  rien 
de  glorieux. 

Lorsqu'il  cherchait  à  se  récupérer,  en  les  évo- 
«juant  après  ({uehjue  noce,  elles  accouraient  bonne- 
ment et  fidèlement  à  lui,  ces  impressions,  comme 
des  brebis  frileuses  et  abandonnées  qui  ne  deman- 


TOUT     CE     QUE     TU     VOUDRAS  !  125 

deraient  pas  mieux  que  de   toujours  suivre    leur 
pasteur. . . 

Mais  cette  fois,  il  ne  les  avait  pas  appelées. 
Elles  venaient  d'elles-mêmes,  ou  plutôt,  c'était 
une  autre  voix  qui  les  appelait,  une  voix  aussi 
écoutée,  sans  doute,  que  la  sienne,  et  c'était  abo- 
minable de  n'y  rien  comprendre. 


—  Tout  ce  que  tu  voudras!  je  te  ferai  tout  ce 
que  tu  voudras,  mon  trésor... 

Non,  vraiment,  ce  n'était  pas  tolérable.  Sa 
mère  était  morte,  brûlée  vive  dans  un  incendie. 
Il  se  souvenait  d'une  main  carbonisée,  la  seule 
partie  qu'on  eût  osé  lui  montrer  du  cadavre. 

Sa  sœur  unique,  son  aînée  de  quinze  ans,  qui 
l'avait  élevé  avec  tant  de  sollicitude  et  de  laquelle 
il  tenait  ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  meilleur,  avait 
fini  d'une  manière  non  moins  tragique.  L'océan 
l'avait  avalée  avec  cinquante  passagers  ou  passa- 
gères, dans  un  naufrage  trop  fameux,  sur  l'une  des 
côtes  les  plus  inhospitalières  du  golfe  de  Gascogne. 
Il  n'avait  pas  été  possible  de  retrouver  son  corps. 

Et  ces  deux  créatures  douloureuses  le  possé- 
daient chaque  fois  qu'il  s'accoudait,  en  regardant 
couler  sa  propre  vie,  sur  le  parapet  de  sa  mé- 
moire. 

Eh  bien!  c'était  horrible,  c'était  monstrueux, 
mais  la  gueuse  qui  le  tenait  là,  sur  ce    trottoir, 

9 


12C  IMS  roi  H  ES    UKsoin.  I(;k.\.n  TKs 

sur  ce  ([uai  d  ciiliT,  i'(jminc  dit  .MiuLerliiick,  av;iit 
exactement  la  voix  do  sa  sœur,  de  cette  créature 
d'élection  ([iii  lui  avait  pai'ii  ajtpartcnii'  au.v  hiéi'ar- 
cliies  aii«;éli(|ues  et  dont  l(\s  pieds,  croyait -il. 
eussent  purifié  la  boue  de  Sodome. 

Oli  î  sans  doute,  c'était  sa  voix  inexprimahle- 
ment  dégradée,  tombée  du  ciel,  roulée  dans  les  sales 
goulTres  où  meurt  le  tonnerre  Mais  c^Hait  sa  voix 
tout  de  même,  à  ce  point  qu'il  fut  tenté  de  s'enfuir 
en  criant  et  en  sanglotant. 

C'était  donc  vrai  que  les  morts  peuvent  se  glisser 
de  la  sorte  parmi  ceux  qui  vivent  ou  qui  font  sem- 
blant d'être  des  vivants  ! 

Au  moment  même  où  la  vieille  prostituée  lui 
promettait  sa  viande  exécrable,  et  dans  quel  style, 
justes  cieux!  il  entendait  sa  sœur,  mangée  par  les 
poissons  depuis  un  quart  de  siècle,  lui  recom- 
mander Tamour  de  Dieu  et  l'amour  des  pauvres. 

—  Situ  savais  comme  j'ai  de  belles  cuisses! 
disait  la  vampire. 

—  Situ  savais  comme  Jésus  est  beau  !  disait  la 
sainte. 

—  Viens  donc  chez  moi,  gros  polisson,  j'ai  un 
bon  l'eu  et  un  bon  lit.  Tu  verras  que  tu  ne  t'en 
repentiras  pas,  reprenait  l'une. 

—  Ne  fais  pas  de  peine  à  ton  ange  gardien, 
murmurait  l'autre. 

Involontairement,  il  prononça  tout  haut  cette 
recommandation  pieuse  qui  avait  rempli  son  en- 
fance. 


TOUT     CE     QUE     TU     VOUDRAS  î  1^27 

La  quémandeuse,  à  ces  mots,  reçut  une  secousse 
et  se  mit  à  trembler.  Levant  sur  lui  ses  vi-eux 
yeux  liquides,  sanguinolents,  —  miroirs  éteints  qui 
semblaient  avoir  reflété  toutes  les  images  de  la 
débauche  et  toutes  les  images  de  la  torture,  — 
elle  le  regarda  avidement,  de  ce  regard  effroyable 
des  noyés  qui  contemplent,  une  dernière  fois,  le 
ciel  glauque,  à  travers  la  vitre  d'eau  qui  les  as- 
phyxie... 

Il  y  eut  une  minute  de  silence. 

—  Monsieur,  dit-elle  enfin,  je  vous  demande 
pardon.  J'ai  eu  tort  de  vous  parler.  Je  ne  suis 
qu'un  ancien  chameau,  une  paillasse  à  voyous,  et 
vous  auriez  dû  me  jeter  à  coups  de  pied  dans  le 
ruisseau.  Rentrez  chez  vous  et  que  le  Seigneur 
vous  protège. 

Maxence  Ciinfondu  la  vit  aussitôt  s'enfoncer  dans 
les  ténèbres. 


Elle  avait  raison,  après  tout,  il  fallait  rentrer. 
L'attardé  se  dirigea  donc  vers  le  boulevard  de 
Grenelle,  mais  avec  quelle  lenteur  !  Cette  ren- 
contre l'avait  assommé  littéralement. 

11  n'avait  pas  fait  dix  pas  que  la  vieille  man- 
geuse de  cervelles  reparut,  courant  après  lui. 

—  Monsieur,  je  vous  en  supplie,  n'allez  pas 
par  là. 

—  Et  pourquoi  n'irais-je  pas   par  là?   deman- 


l'28  HISTOIIIES     DESOnLîGKANTES 

da-t-il.  C'est  mon   chiMniii,  |mis(|ii('  j'linl)ito  Vau- 
girard. 

—  Tant  pis,  il  l'aiit  revenir  sui"  vos  pas,  Taire 
un  (h'iour,  (jnand  vous  devriez  marcher  une  heure 
de  plus.  Vous  risquez  de  vous  l'aire  assommer  en 
traversant  le  boulevard.  Si  vous  voulez  le  savoir, 
la  moitié  des  souteneurs  de  Paris  se  sont  réunis 
là  pour  leurs  affaires.  Il  y  en  a  depuis  les  Abat- 
toirs jusqu'à  la  Manufacture  des  tabacs.  La  police 
leur  a  cédé  la  place.  Vous  n'auriez  personne  pour 
vous  protéger,  et  on  vous  ferait  certainement  un 
mauvais  parti. 

Max(Mice  fut  tenté  de  répondre  qu'il  n'avait  pas 
besoin  d'être  protégé,  mais  il  sentit,  par  bonheur, 
la  sottise  d'une  telle  bravade. 

—  Soit,  dit-il,  je  vais  remonter  du  côté  des 
Invalides.  C'est  un  peu  fort  tout  de  même.  Je  suis 
éreinté  et  ce  supplément  de  vadrouille  m'exaspère. 
On  devrait  bien  lancer  de  la  cavalerie  sur  ces  mar- 
lous... 

—  Il  y  aurait  peut-être  un  moyen,  dit  la  vieille, 
après  un  instant  d'hésitation. 

—  Ah  !  voyons  ce  moyen. 

Très  humblement,  alors,  elle  exposa  qu'étant 
fort  connue  dans  ce  joli  monde,  il  lui  serait  facile 
de  faire  passer  quelqu'un... 

—  SeulcMuent,  ajouta-t-elle  avec  une  douceur 
surprenante,  il  faudrait  qu'on  put  croire  que  vous 
êtes  une...  connaissance,  et  pour  cela  il  serait 
indispensable  de  me  laisser  })ri'ndre  votre  bras. 


TOUT     CE     QUE     TU     VOUDRAS!  129 

Maxence,  à  son  tour,  hésita,  craignant  quelque 
piège.  Mais  une  force  inconnue  agissant  en  lui, 
son  hésitation  fut  courte,  et  il  put  traverser  sans 
injures  la  foule  immonde,  ayant,  à  son  bras  et 
près  de  son  cœur,  cette  créature  que  félicitèrent  au 
passage  plusieurs  bandits,  et  qui  était  vraiment  à 
décourager  le  Péché  même. 

Pas  un  mot,  d'ailleurs,  ne  fut  échangé  entre 
eux.  Il  remarqua  seulement  qu'elle  pressait  son 
bras,  se  serrait  contre  lui  beaucoup  plus  que  ne 
l'exigeait  strictement  la  situation  et  même  qu'il 
y  avait  quelque  chose  de  convulsif  dans  cette 
étreinte. 

Le  trouble  extraordinaire  qu'il  avait  senti  s'était 
dissipé  maintenant  qu'elle  ne  partait  plus.  11  en 
vint  naturellement  à  supposer  une  sorte  à' halluci- 
nation, car  tout  le  monde  sait  combien  est  com- 
mode ce  précieux  mot  par  lequel  sont  élucidés 
tous  les  sentiments  ou  pressentiments  obscurs. 


Quand  vint  le  moment  de  se  séparer,  Maxence 
formula  je  ne  sais  quel  banal  remerciement  et  prit 
son  porte-monnaie  dans  le  dessein  de  récompenser 
l'étrange  compagne  silencieuse  qui  venait  peut- 
être  de  le  sauver. 

Mais  celle-ci,  l'arrêtant  d'un  geste  : 

—  Non,  monsieur,  ce  n'est  pas  cela. 

11  vit  alors  seulement   qu'elle  -pleurait,  car  il 


130  HISTOIHKS      MKSOin.K;  i;  V.N'IKS 

n'avait  pas  ose  la  ifj^ai'ilcr  (1(*|miis  une  Jl'Iiu-Iu'LII'i' 
(ju'ils  marcliairMit  (Miscinble. 

—  Qu'avoz-vous  ?  dil-il,  très  ciiui,  cl  quo  puis- 
j(*  faire  pour  vous  ? 

—  Si  vous  vouliez  ma  permcltrt;  de  vous  «mu- 
brasser,  répondil-cllc,  ce  serait  la  plus  grande 
joie  de  ma  vie,  de  ma  dégoûtant»'  vie,  (it  il  me 
stMuLle  (pi'après  cela,  j'aurais  la  force  de  mourir. 

\'ovant  bien  ([u'il  y  conseiilail,  elle  sauta  sur 
lui,  grondante  d'amour,  et  rend)iassa  coinnu^  on 
dévore. 

Une  plainte  de  c(U  homme  (ju'elle  étouffait  la 
désenlaça. 

—  Adi(;u,  Maxence,  mon  petit  Maxence,  mon 
pauvre  frèrt;,  adieu  pour  toujours  et  pard(jinie- 
moi,  ci'ia-t-elle.  ^laintenant  je  pcîu.v  crever. 

Avant  (jue  son  frère  eût  eu  le  temps  de  faire  le 
moindre  mouvement,  elle  avait  la  tète  broyée  sous 
la  rou(3  d'un  camion  uoclume  cpii  passait  connue 
la  t(mij)éte. 

Maxence  n'a  plus  de  maîtresse.  Il  achève  en  ce 
moment  son  noviciat  de  fi'èr(*  coincis  au  monas- 
tère de  la  Grande-Chartreuse. 


M 


XIV 

LA  DERNIÈRE  CUITE 


Quand  on  est  mort,  c'est 
pour  longtemi)s. 

Un  hkiutikr. 

o^siEUR  Fiacre-Prétextat  Labalbarie  s'était 
retiré  des  affaires  à  soixante  ans,  ayant  ac- 
quis des  richesses  considérables  dans  son  indus- 
trie de  blanchisseur  de  cercueils. 

Jamais  il  n'avait  déçu  sa  clientèle  et  l'aristocra- 
tie genevoise,  qui  le  surchargea  si  longtemps  de 
ses  commandes,  n'avait  eu  qu'un  cri  pour  célébrer 
son  exactitude  et  sa  loyauté. 

L'excellence  de  sa  main-d'œuvre,  c(îi'til'ié(;  par 
la  soupçonneuse  Angleterre,  avait  obtenu  les  suf- 
frages de  la  Belgique,  de  l'IUinoiset  du  ^ficliigan. 

Sa  retraite  avait  donc  été  l'occasion  d'une  grande 
amertume  dans  les  deux  mondes,  lorscpic  de  gé- 
missantes feuilles  internationales  avaient  jinnoncé 


lH-2  IIISTOIIIKS      DKSO  h  IJ  ('.  K\  NTKS 

qno  cri  ailisaii  l'aiiiciix  (jinttail  les  poinpos  du 
coniploii'  puiir  consacrer  a  de  chertés  ûluilcs  ses 
chovcnx  Ida  lies  respectes. 

l'iaci'c  ctail ,  eu  cl'l'cl,  iiii  liciireiix:  vieillai'd  dont 
la  voc;ition  j)liilosopliique  el  liiinianitaire  n(iSO  dé- 
clara (pian  inoincnl  précis  on  la  ioilinn',  heanconp 
moins  aven^le,  sans  (l(tnle.  ri  heaucoup  moins 
rosse (pu' ne  le  suppose  une  vaine  inidlitiide,  l'avait 
enfin  conihlé  de  ses  faveurs. 

Il  ne  ni(''j)risa  point,  comme  tant  d'autres,  le  né- 
goce infiniment  honorable  et  lucratif  par  lequel  il 
s'était  élevé  de  quasi  rieu  jusqu'au  pinacle  d'une 
dizaine  de  millions. 

Il  racontait,  an  conh'aire,  jivec  l'enthousiasme 
naïf  d'un  vieux  soldat,  les  batailles  sans  nombre^ 
livrées  à  la  coiu'nrrence,  el  se  j)laisait  à  remémo- 
rer le  coup  (h;  fiMi,  parfois  héroiqne,  des  inven- 
taires. 

Il  avait  simplement  ab(li([né,  à  l'exemple  de 
Charles-Quint,  l'empire  de  la  facture,  afin  d'em- 
brasser une  vie  supérieure. 

Ayant,  eu  somme,  de  «pioi  vivre,  et  devenu  trop 
âgé  pour  prétendre  garder  longtemps  encore  le 
coupd'œil  (le  I  liommed'affaires,ceje  nesais  quoi  de 
sponlane  ((iii  déconcerte  la  ])lace  etculbute  les  ma- 
nigances des  compétiteurs,  il  avait  en  la  sagesse 
de  se  démettre  avantageusement  de  sa  puissance 
commerciale  avant  que  r(''toile  de  sa  ])atente  eut 
commencé  de  pâlir. 


LA     DERNIERE     CUITE  133 


Désormais,  il  s'adonna,  d'une  exclusive  manière, 
aux  délices  du  genre  humain. 

Considérant,  avec  une  touchante  lucidité,  le 
néant  des  combinaisons  jusqu'à  cette  heure  élabo- 
rées par  de  creux  cerveaux  pour  Tatténuation  de 
la  misère,  inébranlablement  assuré,  d'ailleurs,  de 
V utilité  des  pauvres,  il  crut  avoir  mieux  à  faire 
que  d'employer  au  soulagement  de  ce  troupeau  les 
ressources  financières  ou  intellectuelles  dont  il  dis- 
posait. 

En  conséquence,  il  résolut  d'appliquer  les  der- 
nières lueurs  de  son  génie  à  la  consolation  des 
millionnaires. 

—  Qui  pense,  disait-il,  aux  douleurs  des  riches? 
Moi  seul,  peut-être,  avec  le  divin  Bourgetdont  ma 
clientèle  raffole.  Parce  qu'ils  accomplissent  leur 
mission,  qui  consiste  à  s'amuser  pour  faire  aller  le 
commerce,  ou  les  suppose  trop  facilement  heureux, 
oubliant  qu'ils  ont  un  cœur.  On  a  le  toupet  de  leur 
opposer  les  grossières  tribulations  des  indigents 
dont  c'est  le  devoir  de  souffrir,  après  tout,  comme 
si  les  guenilles  et  le  manque  de  nourriture  pou- 
vaient être  mis  en  balance  avec  l'angoisse  de  mou- 
rir. Car  telle  est  la  loi.  On  ne  meurt  véritablement 
qu'à  hi  condition  de  posséder.  Il  est  indispensable 
d'avoir  des  capitaux  pour  rendre  Tàme,  et  voihi  ce 
qu'on  ne  veut  pas  comprendre.  La  mort  n'est  que 


13t  iiisidinKs    iii:s(H!  i.m;  i:  A  N  ri:s 

la  sr|);ir;iti(iii  (r.iNiM'  rAr«;'riil.  (  -rii\  (|in  n'en  oui  |)as 
iToiil  |ias  la  vie,  et,  (h'S  lois,  iic  sauraient  luoiirir. 

IMciii  (le  CCS  pensées,  —  jiliis  |»roroii(les  (ju'il  ne 
supposait,  —  le  blaucliisseur  (Je  cercueils  travail- 
lait (le  toute  sou  aille  à  labolitiou  <l(;s  alïres. 

11  eut  riioiiiieur  crèlre  un  des  premiers  (|ui  fo- 
nitMitereiil  la  généreuse  conception  du  Crématoire. 
Tj'liorrcur  traditionnelle  de  la  mcu't,  d'après  ee 
penseur,  était  surtout  procurée  par  Tima^^'e  affreuse 
du  la  décomposition.  Dans  les  comic^^s  d'incinéra- 
teurs ([ui  rayaient  élu  [)()ur  leur  présid(Mit,  il  en 
racontait  les  phases,  déroulant,  av(;c  l'éloqueuce 
(lu  liac,  toute  cette  chimie  souterraine,  et  la  pen- 
sée de  devenir  fleur,  j)ar  exemple,  révoltait  son 
ima«;iiuitiou   de  comptable. 

—  Je  ne  veux:  pas  étrt;  unecharopie  !  beuglait- 
il.  Aussitôt  aj)rés  ma  mort,  j'exige  quOn  me  brûle, 
qu'on  me  calcine,  qu'on  me  réduise  en  cendres,  car 
le  feu  j)urifie  tout,  etc. 

Il  fut  exaucé  pleinement,  ainsi  (jue  vous  l'allez 
voir. 


L'excellent  homme  avait  un    fils   comme   il  en 
faudrait  souhaiter  à   tous  ceux  qui  savent  le  prix 


de  Targent. 


Je  demande    ici    la   permission  de  perdre   pied 
quebpies  instants  et  de    m 'envoler  dans  le  ditliy 
rambe. 


LA    der>'ierf:    cuite  135 

Dieudonné  Labalbarie  était,  si  j'ose  le  dire, 
«ncore  plus  admirable  que  son  père.  Conçu  dans 
une  heure  insigne  de  triomphe  sur  des  concur- 
rents téméraires,  il  réalisait  en  plein  l'idéal  des 
vertus  solides  que  les  plus  sérieuses  maisons  de 
crédit  peuvent  escompter. 

A  quinze  ans,  il  avait  déjà  placé  des  économies 
et  sa  personne  était  tenue  comme  un  livre.  Ba- 
rème consulté  n'eût  pu  découvrir  en  lui  rien  de 
frivole. 

Le  comble  de  l'injustice  eût  été  de  lui  reprocher 
une  minute  d'enthousiasme,  un  accès,  même 
réprimé,  de  fol  attendrissement  sur  qui  que  ce 
fût,  à  propos  de  n'importe  quoi. 

Son  heureux  père  était  forcé  de  s'appuyer  à  la 
caisse  ou  au  comptoir  quand  il  en  parlait,  tant  il 
était  ivre  d'avoir  procréé  un  tel  garçon. 

Cet  enfant  de  bénédiction  vit  et  [)rospèie.  Il  a 
même  doublé  son  patrimoine  depuis  trois  ans 
qu'il  est  orphelin,  ayant  su  se  faire  adorer  d'une 
richissime  gardeuse  de  tortues  qu'il  vient  d'épou- 
ser, et  beaucoup  de  gens  le  reconnaîtraient,  sans 
doute,  si  je  ne  craignais  pas  d'offenser  les  lys  de 
sa  modestie,  en  essayant  de  tracer  son  aimable 
image. 

Devine  (pii  pourra.  J'en  aurai  trop  dit,  j^eut- 
être,  en  déclarant  (ju'il  a  la  [)liysionomie  (ruii  l)eau 
reptile  et  qu'un  molosse  de  la  taille  la  plus  mons- 
trueuse l'accompagne  ordiiiaircinent. 

Voici  maintenant  l'histoire  iiiriiiinicnt  |)('ii  cou- 


^36  HISTOIHKS      I»KS(Hn.H;KANTES 

nue  (le  la  inoi't  et  des  l'aïuTaillos  du  père.  Les 
amateurs  (rémotious  suaves  sont  invités  à  no  ])as 
continuer  cette  lecture. 


Un  matin,  le  médecin  des  morts  constata  que 
le  grand  Fiacre  avait  cessé  d'exister. 

Aussitôt  Labalharie  fils  commença  de  fonction- 
ner. Sans  gaspiller  en  vains  pleurs,  sans  élimer 
«  l'étoffe  »  précieuse  de  sa  propre  vie,  c'est-à- 
dire  «  le  temps  »,  suivant  la  noble  expression  de 
Benjamin  FrankHn  cpi'il  citait  sans  cesse,  il  mit 
en  ordre  et  prépara  tout  sans  perdre  un  instant. 

A  dix  heures  trente-cinq,  les  journaux  étaient 
avisés  de  son  deuil  et  l'expression  de  sa  douleur 
s'éparpillait  à  mille  exemplaires  sur  la  rose  entière 
des  vents,  —  les  lettres  de  faire  part  ayant  été 
judicieusement  commandées  et  exécutées  longtemps 
à  l'avance. 

Même  observation  |)nur  la  plaque  de  inai'bre 
noir  destinée  au  Coluinbar'min,  où  se  voyaient  un 
phénix  déployant  ses  ailes  au  milieu  des  flammes 
et  cette  inscription  terrifiante  exigée  par  le 
défunt  : 

JE  RENAITRAI 

Il  alla  faire  un  tour  en  bicyclette,  afin  de  se 
retremper  la  fibre  par  une  énergique  prise  d'air, 
déjeuna  copieusement,  reçut  quelques  visites  éplo- 


LA     DERNIERE     CUITE  137 

rées,  alla  faire  ses  dévotions  à  la  Bourse,  opéra, 
vers  le  soir,  quelques  recouvrements  profitables 
et  passa  la  nuit  hors  Je  la  maison  pour  marquer 
la  violence  extrême  de  son  chagrin. 

Le  lendemain,  un  somptueux  corbillard  jonché 
de  fleurs  et  suivi  d'une  foule  peu  recueillie  appor- 
tait au  Crématoire  la  dépouille  du  décédé. 

—  x\h  1  ah  !  tu  renaîtras  I  disait  en  lui-même 
l'affable  Dieudonné,  resté  seul  dans  la  terrible 
chambre  ardente  avec  les  deux  hommes  chargés 
d'enfourner  son  père,  nous  allons  l)ien  voir  si  tu 
renaîtras  ! . . . 

La  bière,  administrativement  et  réglementai- 
rement façonnée  en  planches  légères,  pour  être 
dévorée  soudain  par  une  atmosphère  de  sept  cents 
degrés,  reposait  sur  le  chariot  mécanique  dont  les 
deux  antennes  de  métal,  lancées  avec  force,  plon- 
gent les  morts  dans  la  fournaise  et  reculent  en 
poussant  un  cri,  mouvement  diastole  et  systole 
qui  s'exécute  en  vingt- cinq  secondes. 

Dieudonné  en  était  donc  là  de  son  recueillement 
filial,  lorsqiiiin  bruit  se  fit  entendre  à  V intérieur 
de  la  bière... 

Oh  !  un  bruit  sourd  et  bien  vague,  je  vous 
assure,  mais,  tout  de  même,  un  bruit,  comme 
d'un  faux  mort  essayant  de  s'agiter  dans  son  lin- 
ceul. Il  sembla  même  que  la  bière  avait  une  oscil- 
lation... 

Au  même  instant  la  porte  du  four,  manœuvrée 
avec  précision,  s'ouvrait  toute  grande. 


IHS  MISIOIUKS      KKSOin.  K;  K\N  TKS 

Les  trois  I'mccs  loii^^ics  |);ii'  Tiitrocr  llaiMnit'  s<* 
n'gardènuit. 

—  C'est  le  ((Hps  (|(ii  S(*  vide,  alfirnia  I  laïK^uil- 
IciHciil   l)i<'ii(l(inn(''. 

Les  deux  aiiti'cs  la-sitaiciit  pourtant. 

—  Mais  allez  donc,  toiiiirne  de  Dieu  î  hurla  tout 
à  coup  le  parricide.  Je  vous  dis  (pic  c'est  1»;  corps 
qui  se  vide.  Et  il  |)laiilM  dans  la  main  du  plus  pro- 
che un  paquet  de  hilh^ts  de  banque. 

Les  antennes  hoiulirent  en  avant  et  rehondirent 
en  arrière... 

La  porte  se  relernia,  mais  pas  assez  vite,  sans 
«loute,  cai"  I)i«nulouiu'',  posté  bien  en  l'ace,  crut 
apercevoir,  dans  rtinbrasement  instantané  du 
cercueil,  les  deux  bras  tendus  et  le  visage  déses- 
péré de  son  père. 


.es- 


XV 

LA  FIN  DE  DON  JUAN 


Ça  fait  du  bien  de  causer  avec  un 
homme  qui  n'a  qu'une  tète. 
Jlles  Vallès. 

ET  le  misérable  est  mort  comblé  de  biens,  tel 
qu'il  a  vécu.  Il  n'eut  pas  même  l'excuse  d'être 
un  dissipateur,  un  prodigue.  Il  était,  dit-on,  le 
premier  du  monde  pour  placer  avantageusement 
ses  capitaux.  Enfin,  il  est  mort  sans  aucune  infir- 
mité, en  pleine  possession  de  lui-même,  quoique 
très  vieux,  comme  un  patriarche  d'avant  le  déluge. 
Gela  me  parait  im  peu  fort.  Sans  exiger  assidû- 
ment (.(  le  doigt  de  Dieu  »,  à  la  façon  d'un  potache 
allaité  par  les  bons  pères,  on  voudrait  tout  de 
même,  pour  l'honneur  de  la  Justice,  que  l'agonie 
de  ce  malfaiteur  eût  été  moins  douce. 

Ainsi  parlait  un  homme  sans  malice  qu'offusquait 
l'insolente  gloire  du  marquis  de  la  Tour  de  Pise. 


1  tO  IMSTOIIIKS      DKSOin.Kl  K  A.NTKS 

(a'  pcrsoiiiiat^c  trop  coiiiiu  vniMit  ;i  peine  (Tex- 
pirer.  L()ii^''teinps  on  Taviiil  cru  «'leinel.  Né  dans 
la  joyense  An<^leleri'e,  dès  le  conimencemeiit  de 
renii;;-rati(jn,  (jnaiid  Louis  XVI  avait  (encore  sa 
tète  sur  ses  épaules,  un  hnill  public  le  disait  vert 
i^'alant  encore  au.v  environs  de  la  nonantaine.  Pro- 
di^^e  peu  vérifié,  sans  doute,  mais  accrédité  par 
l'enthousiasme  de  quel([ues  discij)les  frileux  ([ui 
avaient  eux-mêmes  dépassé  soixante  ans. 

Le  fait  est  que  le  marquis  Hector  de  la  Tour  de 
Pise  lançait  des  rayons,  comme  un  ostensoir.  Il 
passait  pour  iiuliscutable  ([ue  des  reines  avaient 
autrefois  crevé  d'amour  «  en  entrant  dans  sa 
chambre  »  et  que  tout  un  peuple  d'Arianes  san- 
glotait à  cause  de  lui. 

Bien  longtemps  avant  le  célèbre  Beauvivierqui 
nous  console,  il  avait  su  mettre  sa  personne  en 
adjudication  et  môme  en  actions.  De  là  son  opu- 
lence. Jusque  dans  les  derniers  jours,  on  vit  les 
familles  les  plus  hautaines  payer  très  cher  des 
coupons  de  son  ii\c6\e... 

Telle  était  du  moins  la  légende  universellement 
acceptée  sur  ce  mange-cœur,  dont  les  boutons  de 
culotte,  montés  en  pendants  d'oreilles,  sont  regar- 
dés, à  l'heure  présente,  comme  d'inestimables 
joyaux. 

—  Mon  cher  monsieur,  répondit  la  Sage-Femme, 
vous  n'y  êtes  pas  du  tout.  Je  n'ai  point  assisté  à 
la  mort  de  cette  crapule,  mais  je  peux  vous  assu- 
rer qu'il  n'y  eut  jamais  d'Ixion  plus  cruellement 


L\     FIN     DE     DOS     JUAN  141 

-châtié.  Imaginez  tout  ce  qu'il  vous  plaira,  vous 
n'arriverez  jamais  à  cette  horreur.  Asseyez-vous 
donc  sur  ce  fœtus  qui  vous  tend  les  bras  et  prêtez- 
moi  votre  attention.  J'ai,  ce  matin,  l'humeur  nar- 
rative. 


Le  marquis  Hector  était  un  bel  homme,  c'est 
certain,  et  il  avait  toute  la  mine  d'un  grand  sei- 
gneur. Ses  envieux  n'ont  jamais  trouvé  moyen  de 
le  nier.  Il  était  si  différent  de  la  multitude  qu'aus- 
sitôt qu'il  apparaissait,  tout  le  monde  avait  Vali- 
de se  ressemble]-. 

Il  aurait  pu  se  faire  voir  en  public  pour  de  Tar 
*  gent,  comme  un  vrai  monstre.  Il  se  contenta  de 
se  faire  voir  en  particulier  pour  des  sommes  con- 
sidérables que,  d'ailleurs,  il  plaçait  avec  un 
extrême  soin  dans  les  entreprises  les  plus  sérieuses. 
On  sait  le  flair  de  spéculateur  qu'il  manifesta  au 
milieu  des  pires  complications. 

Mais  cela  est  d'un  intérêt  médiocre.  A  une 
époque  où  tous  les  hommes  sont  sur  le  trottoir,  à 
peu  près  sans  exception,  le  putanat  de  ce  gentil- 
homme et  ses  concomitantes  aptitudes  financières 
n'ont  rien  d'inouï.  Les  deux  choses  vont  si  l)ieii 
ensemble. 

J'ai  beaucoup  mieux  à  vous  offrir,  et  c'est  une 
horreur  difficilement  imaginable  que  je  vous  ai 
promise,  n'est-ce  pas?  Si  votre  soif  d'une  expiation 

10 


1-4:2  IIISTUIIIKS     DKSOMLIGKANTKS 

no  s'apaiso  ])as  aprôs  mon  rrcit,  r'ost  ([in*  l'icii  ne 
serait  ('aj)al)le  de  1  apaiser. 

El  cl  abui'il,  savez-vous  seLileinciiLcM'  (pi'il  v  avait 
à  expier?  Non.  Vous  pensez,  comme  le  premier 
venu,  a  l'existence  plus  ou  moins  odieuse  d'un 
vampiit'  exclusivement  occupé  de  ses  turpitudes, 
pendant  près  (rim  siècle  au  trav(;rs  duquel  il  coula 
tel  qu'un  ruisseau  di;  putréfaction,  et  n'ayant  ja- 
mais regardé  le  visage  de  ceux  qui  peinent  et  qui 
souffrent.  Point  de  vue  banal  comme  un  prône, 
mon  digne  monsieur.  Il  s'agit  de  quelf[ue  chose 
de  bien  autrement  superfin. 

Vous  me  faites,  sans  doute,  l'honneur  de  croire 
que  je  me  fous  du  secret  professionnel,  comme 
doit  faire  toute  sage-femme,  —  de  première  classe, 
bien  entendu.  Nous  laissons  cela  aux  médecins 
qui  n'ont  pas  d'autre  moyen  d'éviter  le  bagne,  la 
plupart  du  temps. 

Eh!  bien,  j'ai  eu  pour  client  le  bel  Hector  qui 
fut  marié  deux  fois  et  qui  tua  au  moins  l'une  de 
ses  deux  femmes,  sans  avoir  besoin  que  je  l'aidasse 
dans  cette  besogne.  Il  fonctionnait  tout  seul  à  ra- 
vir et  il  n'avait  recours  à  personne. 

J'ai  tout  bêtement  accouché  sa  première,  puis 
sa  seconde,  dix  ans  après,  vers  la  fin  du  règne  de 
Louis-Philippe,  comme  j'eusse  accouché  des  por- 
tières ou  des  filles  publiques.  Le  marquis  avait 
tenu  à  être  seul  avec  moi  dans  l'une  et  l'autre  cir- 
constance. 

La  première   fois   nous  amenâmes  une   espèce 


LA     FIN     DE     DON     JUAN  143 

de  chèvre-pieds  sans  yeux  ni  bouche,  qui  avait, 
en  guise  de  nez,  une  espèce  de  membrane  flasque 
et  pendante  que  je  ne  vous  décrirai  pas,  homme 
impressionnable...  La  TourdePise,  doué  du  sang- 
froid  des  morts,  s'empara  de  l'avorton  avant  que 
j'eusse  pu  m'y  opposer  et  l'offrit  aux  baisers  de 
la  mère  qui  en  mourut  deux  heures  après. 

Le  second  enfant  du  marquis  eut  deux  tètes  sur 
un  fuseau  de  corps,  à  peu  près  sans  jambes  ni  bras, 
et  c'était  une  autre  édition  de    la   même  image. 

Cette  fois,  l'accouchée  ne  put  rien  voir.  Je 
roulai  dans  mon  tablier  la  petite  abomination  et 
m'élançai  hors  de  la  chambre.  Je  perdis  ainsi  la 
clientèle  du  noble  seigneur,  mais  j'avais  deviné 
beaucoup  de  choses  et,  plus  tard,  j'en  appris  d'au- 
tres encore... 


—  Vous  êtes  persuadé  maintenant,  continua  la 
terrible  matrone  en  baissant  la  voix  de  manière 
étrange,  que  je  viens  de  vous  raconter  le  Crime 
et  le  Châtiment.  Voici  que  déjà  se  détend  la  fibre 
d'airain  de  votre  implacable  justice,  comme  se 
détendraient  les  boyaux  d'une  guitare  dans  la- 
quelle trente  chiens  auraient  pissé.  Or,  vous  y 
êtes  moins  que  jamais,  entendez-vous? 

Dans  notre  métier,  on  est  précisément  à  la 
bouche  de  l'égout,  et  on  en  voit  sortir  de  telles 
choses    qu'il    devient,    à    la  longue,  difficile    de 


lU  IIISTOIHKS      DKSOMLKIK.VNTKS 

s'étomier.  Pourtant,  luoiisiciir,  riioinnu'  chjiit  nous 
parlons  m'a  «'toniuM»  et  m'étonne  encore,  iiisfjn'à 
répouvante. 

S'il  n'y  avait  eu  (jue  cm»  que  vous  vtuiez  (J'en- 
tendre,  cet  homme  ne  serait,  en  délinitive,  (jii "nue 
horrible  cjinaille  de  plus  dans  la  foule  de  jios  ca- 
nailles t;t  mériterait  à  peine  qu'on  le  mentionnât. 
Mais,  je  vous  le  répète,  c'est  autre  chose,  et  la 
punition  vous  fera  ti'endjler  si  vous  êtes  capable 
de  la  comprendr(^ 

Avez -vous  remarqué  la  bizarrerie  de  Vident  lié 
du  phénomène  monstrueux,  se  reproduisant,  à 
dix  ans  d'intervalle,  avec  deux  femmes  légitimes, 
épousées  pour  leur  argent,  cela  va  sans  dire  ? 
Je  suis  persuadée  que  l'expérience  aurait  indéfini- 
ment donné  le  même  résultat. 

Pour  parler  net,  le  marquis  était  un  Idolâtre, 
un  fervent  et  rigoureux  idolâtre,  intérieurement 
configuré  à  la  ressemblance  de  son  Dieu  et  qui  ne 
pouvait  que  la  reproduire  extérieuremQnl  dans 
ses  tentatives  de  progéniture. 

11  adorait  chez  lui,  dans  un  oratoire  mystérieu- 
sement éclairé,  cette  partie  de  son  propre  corps  * 
que  les  prêtres  de  Gybèle  tenaient  autrefois  en  si 
grand  honneur.  //  l'avait  fait  mouler  su/-  lui- 
même  par  un  ouvrier  fort  habile  et  l'objet,  exposé 
dans  une  sorte  de  tabernacle,  recevait,  chaque 
jour,  les  obsécrations  de  ce  Corybante  que  les 
mondains  croyaitmt  un  viveur,  —  absolument 
comme  les  petits  cabillauds  de  l'internat  ont  avalé 


LA     FI>^     DE     DON     JUAN  145 

que  le  bouddhiste  Charcot  était  médecin.  On  ne 
saura  jamais  le  nombre  des  gens  qui  sont  autre 
chose  que  ce  qu'ils  paraissent  aux  yeux  des  con- 
temporains. 

Gela,  monsieur,  c'était  son  vrai  crime,  l'attentat 
suprême  pour  ceux  qui  savent  et  pour  ceux  qui 
voient  dans  la  profondeur.  Tout  le  reste  en  dé- 
coulait. 

Voici,  maintenant,  l'expiation  qui  dura  dix  ans, 
jusqu'à  la  veille  de  sa  mort. 

Chaque  nuit,  un  très  grand  et  très  beau  vieil- 
lard que  les  plus  fières  avaient  aimé  et  que  con- 
naissaient maintenant  toutes  les  rôdeuses,  était 
invariablement  raccroché  dans  l'ombre,  à  la  der- 
nière heure  des  retapes. 

On  savait  son  goût  et  le  dialogue  s'engageait, 
aussi  crapuleux  que  possible  du  côté  de  la  femme, 
tout  à  fait  humble  du  sien,  car  il  tenait  à  jouer  le 
rôle  d'un  sale  client  consumé  d'inavouables  désirs. 

Au  bout  de  quelques  minutes  mesurées  par  un 
infaillible  chronomètre,  on  s'entendait  naturelle- 
ment. 

La  femme,  alors,  s 'appuyant  au  mur,  lui  ten- 
dait alternativement  l'un  et  l'autre  pied,  et  l'octo- 
génaire vautré  sur  le  sol,  —  quelque  temps  qu'il 
fit  ,  —  léchait,  en  grognant  d'extase,  le  dessous 
de  ses  bottines. 

Telle  fut  la  dernière  exigence  du  petit  Dieu  de 
ce  vainqueur  que  trois  générations  d'imbéciles 
égalèrent  à  Don  Juan. 


XVI 

UNE  MARTYRE 


AINSI  donc,  monsieur  mon  gendre,  c'est  bien 
vrai  qu'aucune  considération  religieuse  ne 
saurait  agir  sur  votre  âme.  Vous  n'attendrez  même 
pas  à  demain  pour/^///'e  vos  saletés^  je  le  prévois 
trop.  Vous  n'aurez  aucune  pitié  de  cette  pauvre 
enfant,  élevée  jusqu'à  ce  jour  dans  la  pureté  des 
anges,  et  que  vous  allez  ternir  de  votre  souffle  de 
reptile.  Enfin,  mon  Dieu  !  que  votre  volonté  s'ac- 
complisse et  que  votre  saint  nom  soit  béni  dans 
tous  les  siècles  des  siècles  ! 

—  Amen,  répondit  Georges  en  allumant  un  ci- 
gare. Une  dernière  fois,  ma  chère  belle-mère, 
soyez  assurée  de  ma  reconnaissance  éternelle.  Je 
compte  infiniment  sur  vos  prières  et  je  n'oublie- 
rai pas,  croyez-le,  vos  exhortations  ;  bonsoir. 


148  mSTOIHKS     UESOBLIGKANTKS 

Le  Iraiii  se  mcllail  en  inarclic.  Mme  Diirablc^^ 
restûi'  sur  le  <juai,  icj^aida  riiir  le  l'apidc;  (jiii  em- 
portait dans  la  dircclioii  du  Midi  les  nouveaux 
mariés. 

Houleuse  encore  des  émotions  de  cette  journée, 
mais  l'œil  sec  autant  ([u'un  éiuail  (jui  sort  du  l'ouï', 
elle  tapotait  nerveusement  le  trottoir  du  Lout  de 
son  parapluie. 

Supputant  avec  rage  les  immolations  et  les  sa- 
crifices, elle  se  disait,  la  chère  ann.',  (pie  c'était 
vraiment  bien  dur  de  n'avoir  vécu,  depuis  vingt 
ans,  que  pour  cette  ingrate  fille  qui  Tabandonnait 
ainsi,  dès  la  première  heure  de  son  mariage,  pour 
suivre  un  étranger  manifestement  dénué  de  pudeur 
(pii  allait  sans  doute,  presque  aussitôt,  la  profa- 
ner de  ses  attouchements  im])udiques. 

—  Ah  !  oui,  pour  sûr,  on  en  avait  de  l'agrément, 
avec  les  enfants  !  Songez,  donc,  monsieur,  —  elle 
s'adressait  presque  inconsciemment  au  sous-chef 
de  gare  qui  s'était  approché  d'elle  pour  l'exhorter 
civilement  à  disparaître  —  songez  qu'on  les  met 
au  monde  avec  des  douleurs  abominables  dont  vous 
ne  pouvez  vous  faire  une  idée,  on  les  élève  dans- 
la  crainte  de  Dieu,  on  tâche  de  les  rendre  send)la- 
bles  à  des  anges  pour  qu'ils  soient  dignes  de  chan- 
ter indéfiniment  aux  pieds  de  l'Agneau.  On  prie 
pour  eux  sans  relâche  nuit  et  jour,  pendant  un 
tiers  de  la  vie.  On  s'inflige,  pour  le  bien  de  ces 
tendres  âmes,  des  pénitiinces  dont  la  seule  pensée 
fait   frémir.   Et  voilà  la    récompense  !    La  voilà 


UNE     MARTYRE  44,9- 

l)ien  !  On  est  abandonnée,  plantée  là  comme  une 
guenille,  comme  une  épluchure,  aussitôt  qu'appa- 
raît un  polisson  d'homme  qu'on  a  eu  la  sottise  de 
recevoir,  parce  qu'il  avait  l'air  d'un  bon  chrétien, 
et  qui  en  abusa  tout  de  suite  pour  souiller  un  cœur 
innocent,  pour  suggérer  d'impures  visions,  pour 
faire  croire  si  j'ose  le  dire,  à  une  jeune  personne 
élevée  dans  la  plus  sainte  ignorance,  que  les  sales 
caresses  d'un  époux  de  chair  lui  donneraient  une 
joie  plus  vive  que  les  chastes  effusions  de  la  ten- 
dresse d'une  mère... 

Et  vous  voyez  ce  qui  arrive,  monsieur,  vous 
pourrez  en  rendre  témoignage  au  jour  du  juge- 
ment !  Je  suis  quittée,  délaissée,  trahie,  seule  au 
monde,  sans  consolation  et  sans  espérance.  Met- 
tez-vous donc  à  ma  place. 

—  Madame,  répondit  l'employé,  je  vous  prie  de 
croire  que  je  compatis  à  votre  chagrin.  Mais  j'ai 
le  devoir  de  vous  faire  obsei'ver  que  les  exigences 
du  service  ne  permettent  pas  de  vous  laisser  sta- 
tionner ici  plus  longtemps.  Je  vous  prie  donc,  à 
mon  grand  regret,  de  vouloir  bien  vous  retirer. 

La  mère  douloureuse,  ainsi  congédiée,  dis])a- 
rut  alors,  non  sans  avoir  pris,  une  dernière  fois, 
le  ciel  à  témoin  de  l'immensité  de  son  deuil. 


Mme  Virginie  Durable,  née  Mucus,  était  le  type 
insuffisamment  admiré  de  la  inartyre. 


150  niSTOlllKS     DÉSOBLIGEANTES 

C'était  même  une  martyre  de  Lyon  et,  par  coii- 
séquenl  la  plus  atroce  chipie  qu'on  put  voir. 

Elle  avait  été,  dès  son  enfance,  livrée  aux  bour- 
reaux les  plus  cruels  et  n'avait  jamais  connu  le  ra- 
fraîchissement des  consolations  humaines.  L'uni, 
vers,  d'ailleurs,  était  régulièrement  informé  de 
ses  tourments. 

Trente  années  auparavant,  lorsque  M.l)ural)le, 
aujourd'hui  négociant  retiré  des  huîtres,  avait 
épousé  cet  holocauste,  il  ne  se  doutait  guère,  le 
pauvre  homme,  de  l'effrayante  responsabilité  de 
tortionnaire  qu'il  assumait. 

11  ne  tarda  pas  à  rap})rendre  et  même  en  devint 
à  la  longue,  tout  à  fait  gâteux. 

Quoi  qu'il  eût  pu  faire  ou  dire,  il  n'était  jamais 
une  seule  fois,  parvenu  à  n'être  pas  criminel,  à  ne 
pas  piétiner  le  cœur  de  sa  femme,  à  n'y  pas  en- 
foncer des  glaives  ou  des  épines. 

Virginie  était  de  ces  aimables  créatures  qui  ont 
«  tant  souffert  »,  dont  aucun  homme  n'est  digne, 
que  nul  ne  peut  ni  comprendre  ni  consoler  et  qui 
n'ont  pas  assez  de  bras  à  lever  au  ciel. 

Elle  arborait,  cela  va  sans  dire,  une  piété  sublime 
qu'il  eût  été  ridicule  de  prétendre  assez  admirer  et 
dont  elle-même  ne  s'arrêtait  pas  d'être  confondue. 

En  un  mot,  elle  fut  une  épouse  irrépiocliable, 
ah  !  grand  Dieu  !  et  qui  devait  attirer  infaillible- 
ment les  bénédictions  les  plus  rares  sur  la  maison 
de  commerce  d'un  imbécile  malfaisant  qui  ne  com- 
prenait pas  son  bonheur. 


UNE     MARTYRE  151 

Un  jour,  quelques  années  après  le  mariage,  la 
martyre  étant  jeune  encore  et,  parait-il,  assez 
ragoûtante,  l'odieux  personnage  la  surprit  en  com- 
pagnie d'un  gentilhomme  peu  \Hu. 

Les  circonstances  étaient  telles  qu'il  aurait  fallu 
non  seulement  être  aveugle,  mais  sourd  autant 
que  la  mort,  pour  conserver  le  plus  léger  doute. 

L'austère  dévote  qui  le  cocufiait  avec  un  enthou- 
siasme évidemment  partagé,  n'était  pas  assez 
littéraire  pour  lui  servir  le  mot  de  Ninon,  mais 
ce  fut  presque  aussi  beau. 

Elle  marcha  sur  lui,  gorge  au  vent,  et  d'une 
voix  très  douce,  d'une  voix  profondément  grave  et 
douce,  elle  dit  à  cet  homme  stupéfait  : 

—  Mon  ami,  je  suis  en  affaires  avec  Monsieur 
le  Comte.  Allez  donc  servir  vos  pratiques,  n'est- 
ce  pas  ?  Après  quoi,  elle  ferma  sa  porte. 

Et  ce  fut  fini.  Deux  heures  plus  tard,  elle  signi- 
fiait à  son  mari  de  n'avoir  plus  à  lui  adresser  la 
parole,  sinon  dans  les  cas  d'urgence  absolue,  se 
déclarant  lasse  de  condescendre  jusqu'à  son  âme 
de  boutiquier  et  bien  à  plaindre,  en  vérité,  d'avoir 
sacrifié  ses  espérances  de  jeune  vierge  à  un  malo- 
tru sans  idéal  qui  avait  l'indélicatesse  de  l'espion- 
ner. 

Etant  fille  d'un  huissier,  elle  n'oublia  pas,  en 
cette  occurrence,  de  rappeler  la  supériorité  de  son 
extraction. 

A  dater  de  ce  jour,  la  chrétienne  des  premiers 
siècles  ne  marcha  plus  (ju'avec  une  palme  etl'exis- 


-152  msToiuEs    ni:  s  OH  LIGE  AN  TE  s 

l<'nc(»  doviiil  un  ciil'cr,  iiii  lac  df  très  proTondc 
amcrliiinc  pojir  le  pauvre  cocu  dompte  qui  se  luil 
à  boii'e  et  devint  assez  idiot  pour  être  plausible- 
ment  et  charitablement  calfeutré  dans  un  asile. 


Par  une  chance  inouïe,  Téducation  de  Mile  Du- 
rable avait  été  meilleure  que  n'aurait  pu  le  faire 
supposer  la  conjoncture. 

Il  (;st  vrai  que  sa  vertueuse  mère,  appliquée 
sans  relâche  à  l'abrutissement  de  M.  Durable  et 
livrée,  en  outre,  à  d'obscures  farces,  ne  s'en  était 
occupée  que  très  peu,  l'ayant,  de  bonne  heure,  aban- 
donnée à  la  vigilance  mercenaire  des  religieuses 
de  l'Escalier  de  Pilate  qui,  par  miracle,  s'acquit- 
tèrent consciencieusement  de  leur  mission. 

La  jeune  fille  dotée  suffisamment  et  sortable  de 
tout  point,  saisit  avec  empressement  la  première 
occasion  de  mariage  qui  se  présenta,  aussitôt 
qu'elle  eut  pénétré  le  ridicule  et  la  malice  exécra- 
ble de  cette  vieille  chienne  qui  devint  alors  belle- 
mère  par  un  décret  mystérieux  de  la  Providence 
redoutable. 

La  vaillance  de  l'épouseur  fut  généralement 
admirée. 

La  cérémonie  était  à  peine  achevée  que  celui-ci 
fort  indépendant,  ayant  déclaré  sa  volonté  ferme 
de  s'éloigner  immédiatement  avec  sa  femme  par 
un  train  rapide,  tout  le  monde  avait  pu  voir  que 


U  >"  E      MARTYRE  153 

cette  résolution,  concertée  sans  doute,  n'affligeait 
pas  le  moins  du  monde  la  jeune  épousée  qui  avait 
paru  n'accorder  qu'une  attention  vague  aux  gémis- 
sements ou  reproches  maternels. 

Mme  Durable,  outrée  de  l'indignation  la  plus 
généreuse,  était  donc  rentrée  dans  sa  maison  soli- 
taire en  méditant  de  sacrées  vengeances. 

Non,  cependant.  Le  mot  de  vengeance  ne  con- 
venait pas.  C'était  de  punir  qu'il  s'agissait. 

Cette  mère  outragée  avait  le  droit  de  punir. 
Elle  en  avait  même  le  devoir,  pour  que  force  res- 
tât au  quatrième  commandement  de  la  loi  divine. 

Dès  lors,  tout  moyen  devenait  bon,  l'intention 
pieuse  allait  parfumer  les  plus  vénéneuses  mani- 
gances. 

En  exécution  de  ce  louable  dessein,  la  martyre 
fut  désormais  attentive  à  procurer,  par  tous  les 
micmacs  et  tous  les  trucs,  le  déshonneur  de  son 
gendre  et  le  déshonneur  de  sa  fille. 

Le  premier  fut  incriminé  de  vices  monstrueux, 
d'habitudes  infâmes  que  certifièrent  d'abominables 
témoins.  La  jeune  femme  reçut  des  lettres  qui 
eussent  pu  être  datées  de  Sodome. 

La  Culasse  lui  écrivit  des  doléances,  et  le 
Mome  Gros-Doigt  lui  fit  assavoir  que  «  cela  ne 
se  passerait  pas  ainsi  ».  Un  torrent  d'ordures 
submergea  le  lit  conjugal  des  nouveaux  époux. 

De  son  côté,  le  mari  fut  accablé  d'un  nombrtî 
infini  de  messages  anonymes  ou  pseudonymes,  de 
formes  variées,  mais  toujours  onctueux  et  saturés 


15i  niSTOIHKS     DKSOHLKIK.VNTES 

(le  la  plus  allahlc  ti'islcssc,  1  iiiloriiiaul  avec  |H't'- 
cautioii  (lu  passi'  inalpi'oiuc  de  sa  compa^^^nc,  au 
souiric  (!<'  qui  (iiKjuaiitc  jeunes  l'illos  s'étaiont 
putrùFiées  dans  les  dortoirs  du  pensionnat,  et  rpii 
n'avait  cortainoment  pu  lui  oITrir,  (ivec  sa  dot, 
que  la  hasso  et  rudiuieiilaii'e  vii'jjî'inité  de;  son 
corps. 

Hien  n'exprimerait  la  méchanceté  diabolique, 
la  compétence  infernale  ([ui  faisait  mouvoir  tcnis 
les  fils  de  cette  intrigue  d'impostures,  qui  dosait 
ainsi,  chaque  jour,  les  épouvantables  poisons  de 
l'infanticide. 

Cela  dura  plus  de  six  mois.  Les  maliieureux 
((ui  n'îivaient  d'abord  voulu  sentir  qu'un  profond 
mépris,  furent  bientôt  saisis  par  l'horreur  d'une 
persécution  si  tenace. 

Ils  apprirent  que  des  lettres  venues  de  la  même 
source  ignorée  s'éparpillaient  autour  d'eux  dans 
les  hôtels,  sur  les  patrons  et  la  domesticité:  sur 
certains  notables  des  villes  ou  des  villages  <{u'ils 
traversaient  en  fuyant. 

Ils  furent  tenaillés  par  l'angoisse  panique,  con- 
tinuelle ;  griffés  par  d'irréparables  soupçons  que 
vainement  ils  savaient  absurdes,  roulèrent  enfin 
dans  un  cloaque  de  mélancolie. 

Ils  ne  dormirent  plus,  ne  mangèrent  plus  et 
leurs  âmes  s'extravasèrent  dans  les  gouffres  pâles 
où  S(;  dilue  l'espérance. 

Un  jour  enfin,  ils  moururent  ensemble  à  la 
même  heure  et  dans  le  même  lieu,  sans  qu'on  ait 


UNE     MARTYRE  155 

pu  très  précisément  savoir  de  quelle  manière  ils 
avaient  cessé  de  souffrir. 

La  mère  qui  les  suivait  comme  le  requin,  fit 
constater  leur  suicide  pour  qu'ils  n'eussent  point 
de  part  à  la  sépulture  des  chrétiens. 

Elle  est,  de  plus  en  plus,  la  Martyre,  s'élève 
chaque  jour  jusqu'au  troisième  ciel,  avec  une 
extrême  facilité,  et  carillonne  tous  les  soirs,  à  la 
dernière  heure,  —  dit  la  chronique  de  la  rue  de 
Constantinople  —  un  robuste  valet  de  chambre. 


\ 


XVII 

LE  SOUPÇON 


LE  nombre  des  imbéciles  a  beau  être  infini,  se- 
lon l'expression  canonique  de  l'EccIésiaste,  il 
serait  difficile  pourtant  de  rencontrer  ou  de  conce- 
voir un  aussi  parfait  idiot  que  ce  marchand  d'huile 
de  sphinx  dont  tous  les  journaux  ont  relaté  ou 
auraient  pu  relater,  ces  jours  derniers,  le  bruyant 
suicide. 

L'histoire  des  crétins  célèbres  est  au  pied  du 
mur  aussitôt  qu'on  a  parlé  d'Aristobule.  Je  de- 
mande la  permission  de  masquer  de  ce  transpa- 
rent anagramme  le  patronymique  de  mon  héros. 

Aristobule  donc  naquit,  pour  l'étonnement  d'un 
grand  nombre,  à  l'âge  de  cinquante-cinq  ans, 
c'est-à-dire  que,  dès  le  biberon,  se  manifesta  en 
lui  une    de    ces   prudences   qui    supposent    envi- 

11 


iris  II1ST<»IHKS      I)i:SUnLU;KANTKS 

roii  trois  lois  la  inajorilt'  des  oitoyt'iis  ordinaires. 

Dans  s('s  lanjj^es,  Tainiahlc  «Mil'ant  se  déliait 
di'ja  du  inonde  ciilit'i'.  Tacilurno  })ar  circonspec- 
li<»n  on  ne  nMiculaiil  (ju'avec  astncc,  il  hava  soup- 
yonncuscnn'nl  jns(jn'a  réchéanrii  de  sa    d«'nliti(jn. 

Ses  parents  s'estimèrent  ('om])l«''s  dn  ciel  ponr 
avoir  en<,^endi'é  nn  tel  gairon,  (jni,  ne  parlant  pas 
encore,  surveillait  déjà  les  domestiques,  se  faisait 
hisser  sur  des  chaises  pour  vérifiei*  le  contenu 
des  armoires  et  ne  consentait  à  dormir  (pTaprès 
avoir  regardé  sous  tous  les  lits. 

Ecolier  sournois  et  délateur,  il  se  fit  abhorrer 
de  ses  condisciples  par  ses  allures  de  mouchard 
et  par  le  silence  hermétique  où  se  claquemurait 
le  néant  de  son  vilain  cœur. 

L'unique  pensée  qu'il  parut  alors,  comme  depuis 
et  jusqu'à  la  fin  de  ses  misérables  jours,  capable 
d'excogiter,  fut  que  tout  le  monde,  aussi  bien  que 
lui-même,  se  dissimulait  avec  une  attention  con- 
tinuelle, prodigieuse,  et  ({ue  les  plus  expansifs  ou 
les  plus  bavards  étaient  précisément  ceux  dont  il 
fallait  le  [>his  se  garder. 

Quand  les  sales  pommiers  de  concupiscence 
commencèrent  à  fhmrir  en  lui,  aux  alentours  de 
son  dix-septième  printemps,  il  ne  s'opposa  pas 
vertueusement  au  bouc  tentateur,  mais  s'appliqua 
de  son  mieux  à  le  décevoir,  chaque  fois  qu'il 
pointait  sa  corne,  pour  ne  pas  être  victime  de 
l'atroce  perfidie  des  femmes. 

Enfin,  ce  savoureux  imbécile  eut,  dès  l'origine, 


LE     SOUPÇON  159 

quelque  chose  qui  donnait  Tillusion  de  la  profon- 
deur. Il  fut  un  bâtard  de  l'ombre,  comme  eût  dit 
Hugo,  un  fœtus  de  l'opacité,  et  il  eut  toujours 
l'air  de  flotter  dans  un  bocal  de  ténèbres. 


Un  jour,  cependant,  il  se  maria.  Les  affaires 
sont  indiscutablement  les  affaires  et  la  prospérité 
de  la  raison  commerciale  «  Aristobule  et  fils  » 
exigeait  impérieusement  qu'une  héritière  confor- 
table entrât  dans  son  lit,  jusqu'alors  ignorant  des 
promiscuités. 

On  ne  saura  probablement  jamais  ce  qui  fut 
accompli  dans  cette  couche  mystérieuse.  Mais  un 
nombre  de  particularités,  relevées  avec  une  exac- 
titude scrupuleuse,  donnent  à  penser  que  les  molé- 
cules des  époux  durent  se  combiner  un  peu  moins 
souvent  que  n'arrive  la  précession  des  équi- 
noxes. 

Mode  conjugal  qui  n'empêcha  pas  Aristobule 
d'être  dévoré  d'une  jalousie  de  marcassin,  dont 
Teffet  admirable  fut  de  déniaiser  sa  bourrique  de 
femme,  infiniment  mieux  et  plus  vite  que  n'aurait 
pu  faire  la  tendresse  la  plus  savante,  la  plus  sug- 
gestive. 

Quelle  que  soit  mon  ambition  de  désobliger,  je 
n'oserais  pas  soutenir  que  ses  amants  furent  aussi 
nombnuix  que  les  étoiles,  mais  j'imagine  (ju'en 
les    groupant   au    milieu  d'une    vaste  plaine,   on 


460  mSTOillKS      DKSOIJLI  (IKANTES 

obtieiulrail  un  r<jiiliiig-t'iil  tics  icluiiiL'  à  la  suleii- 
iielle  nuuiil'cstatioii  d'un  pati'iotisme  exalté. 

Le  malheureux  industriel  deviiui  sans  doute  ou 
crut  deviner  bien  des  histoires,  mais  il  était  dans 
l'axe  d'un  si  furieux  tourbillon  qu'il  ne  put  jamais 
fixer  sa  rage  sur  un  point  déterminé,  —  les  con- 
solateurs de  sa  femme  pouvant  être  comparés 
aux  invisibles  rayons  de  la  roue  d'un  char  ([ui 
passerait  avec  une  inconcevable  rapidité. 

Il  en  vint  à  douter  de  rArithméti([ue!  L'incer- 
titude et  le  soupçon  poignaient  tellement  ce  pau- 
vre cocu  dont  rintelligence,  chaque  jour,  s'enténé- 
brait  un  peu  plus,  qu'il  dévala  jusqu'à  cet  étage 
inférieur  où  croupissent  les  athées  du  Nombre. 
Tout  à  cou|)  il  cessa  de  croire  à  la  probité  des 
chiffres... 


Ce  fut  en  ce  jour  d'excessive  tribulation,  à  cette 
heure  de  détresse  noire  et  de  déréliction  infinie, 
qu'un  ami  désintéressé,  le  seul  peut-être  qui  eût 
dégoûté  sa  femme,  vint  l'avertir  ([u'une  baisse 
probable  sur  le  cours  des  sphinx  allait  entraîner 
sa  ruine,  s'il  ne  prenait  aussitôt  les  plus  énergi- 
ques mesures. 

Aristobule,  je  crois  l'avoir  assez  dit,  se  défiait 
de  tout  ce  qui  est  au-dessous  du  ciel.  A  cet  égard, 
son  intransigeance  était  absolue.  Le  soupçon 
était  son  principe  de  vie,  les  douze  tables  de  sa 


LE     SOUPÇON  i61 

loi,  son  credo  suprême.  Il  en  eût  été   le  martyr. 

Que  dis-je?  Ne  l'était-il  pas  depuis  quarante 
ans  ?  Dans  son  commerce,  l'un  des  plus  considé- 
rables, à  coup  sûr,  de  notre  civilisation  et  celui 
de  tous,  peut-être,  où  la  bonne  foi  réciproque  est 
le  plus  rigoureusement  inviolée,  la  crainte  perpé- 
tuelle des  carottes  ou  des  traquenards  l'avait,  à  la 
lettre,  angoissé,  flagellé,  tenaillé,  tanné,  trépané, 
boucané,  tordu,  écartelé  et  décarcassé  tous  les 
soirs  et  tous  les  matins. 

Il  s'était  brouillé  avec  une  multitude  de  corres- 
pondants affables  dont  la  patience  égalait  celle  du 
patriarche.  Il  avait  raté  de  royales  affaires  qui 
l'eussent  enrichi  démesurément. 

Dans  sa  maison,  pleine  de  trouble  et  de  bous- 
culades, les  commis  se  succédaient  à  la  file  in- 
dienne, sans  qu'aucun  d'eux  pût  découvrir  la  pla- 
titude géniale  qui  lui  eût  permis  d'immobiliser 
vingt-quatre  heures  son  appareil  de  locomotion. 
C'était  un  miracle,  enfin,  que  la  faillite  Teùt 
épargné. 

On  peut  alors  présumer  de  quel  front  dut  être 
accueilli  l'ami  téméraire  qui  s'était,  contre  toute 
vraisemblance,  ému  de  pitié  pour  cet  animal  dont 
il  prévoyait  la  déconfiture. 

Sur-le-champ  la  résolution  d'Aristobule  fut  dé- 
crétée. Il  prononça  que  son  ami  était  une  horrible 
canaille,  un  fangeux  traître  qui  lui  tendait  un  piège 
infernal.  En  conséquence,  il  fit  exactement  le  con- 
traire de  ce  qu'on  lui  conseiUait  et,  ({uelques  se- 


\(rl  II  I  s  r ( n  i;  K  s    n  k s  o  h  l i  ( ;  k  a  n  r  k  s 

niaiiu's  j)liis  lard,  il  l'utohlip^i^  do  d«''j)os(;rsoii  hilan. 

C.t'ltc  l'iiiiic  l'ut  un  COU])  de  liiiinèrc  dans  sa 
nuit.  Il  vil  uu  crut  voir  claiiTuiLMil  (indu  ne  Tavait 
pas  trompe  Pour  la  première  fois,  il  trouva  bon 
que  sa  femme  le  qualifiai  de  johaid,  de  jii'opi'c-à- 
rien  c^t  même  di'.  souteneur  iKxr  une  l'la<4i'ante  con- 
tradietion  dans  les  termes,  car  tel  lui  !<■  |)r('nner 
élan  de  cette  compagne. 

Cependant,  il  craignait  encore  de  sr  leurrer. 

—  Pourc[uoi,  demanda-t-il  au  propliète  ayant 
Tair  de  lui  parler  du  fond  de  sa  (*ave,  poui-quoi 
donc  m'avoir  prévenu? 

L'autre  expliqua  simplemenl  ([u'il  avait  redouté 
la  misère  pour  lui  et  même  pour  sa  femme,  bien 
que  Mme  Aristobule  n'eût  jamais  daigné  l'avan- 
tager de  sa  considération. 

Ces  paroles  véridiques  —  si  toutefois  il  est 
permis,  en  ini  tel  sujet,  d'emprunter  le  style  res- 
pectable des  Livres  saints,  —  l'enouvelèrent  en 
l'àme  saccagée  de  ce  négociant  la  jeunesse  du  mé- 
léagride,  animal  décrit  par  Aristote  et  ([if'on  croit 
être  le  dindon. 

—  Le  gredin  parle  de  ma  femme,  hurla-t-il,  il 
doit  y  avoir  quelque  chose. 

Et  tout  de  suite  il  apostropha  celle-ci,  l'accu- 
sant brutalement  d'avoir  couché  avec  le  perfide. 

Mais  Mme  Aristobule,  ([ui  avait  une  diabolique 
pénétration  du  caractère  soupçonneux  de  son  mari, 
lui  lança  cette  réponse  qui  Tatteignit  aussi  sûre- 
ment que  le  disque  du  discobole  : 


LE     SOUPÇON-  163 

—  Oui,  mon  cher,  vous  êtes  cocu. 

C'était  là,  sans  contredit,  une  affirmation,  et 
par  conséquent,  une  imposture,  d'après  son  sys- 
tème. Le  mensonge,  alors,  lui  parut  certain  de 
tous  les  côtés.  Il  réintégra  l'habitacle  noir  de  son 
crétinisme  dément  et,  du  désespoir  de  n'être  pas 
indubit ahlement  un  cocu,  il  s'extermina. 


XVIII 


LE  TELEPHONE  DE  CALYPSO 


|1,'|  ADAME  Presque  ne  pouvait  se  consoler  du  dé- 
ITX  part  de  M.  Vertige.  Depuis  six  mois  que, 
prononçant  leur  divorce,  un  arrêt  profondément 
équitable  a^ait  mis  un  terme  à  leurs  conjugales 
tribubulations,  cette  femme  exquise,  peu  à  peu, 
s'était  laissée  choir  dans  Thypocondrie. 

Aux  premiers  élans  d'une  joie  bien  naturelle, 
avaient  promptement  succédé  les  transes  delà  soli- 
tude, les  alarmes  de  l'insomnie,  le  gril  de  la  con- 
tinence et  enfin  les  regrets  amers. 

Ce  n'était  pourtant  pas  que  M.  Vertige  fût  un 
homme  précisément  adorabb*.  Ah!  Dieu,  non.  Il 
sentait  le  bouc,  avait  un  caractère  diabolique  et 
ne  possédait  pas  un  globule  d'enthousiasme  pour 
sa  femme. 


166  HISTOIHKS      1>KS(H{  LKJKA.NTES 

Mais  oiitrouvait  m  lui  ce  nigoùt,  cette  espèce  de 
je  ne  sais  ({iioi  (|iii  l'ait  (|u\)ii  revient  toujours  à 
ces  animaux.  C'est  iiiexplicil»!»'  sans  doutti,  mais 
troj)  certain. 

Elle  j)Ouvait  se  rendre  cette  justice  d'avoir  l'ait 
gi'uéreusement,  avant  leur  divorce,  tout  ce  qu'une 
bonne  l'cinme  [>eut  faire  pour  se  dégoûter  de  son 
mari.  Elle  s'était  crue  même  tout  à  fait  sûre  de 
réussir.  Elle  avait  eu  plusieurs  amants  d'une  dis- 
tinction peu  ordinaire.  Le  premier  surtout,  oh  1  le 
premier,  un  employé  supéri(Hir  de  l'administra- 
tion des  Catacombes,  qui  l'avait  lâchée  malheureu- 
sement, était,  on  pouvait  le  dire  sans  crainte,  le 
type  idéal. 

Eh!  bien,  ces  tentatives  heureuses  et  le  divorce 
favorable  qui  en  fut  la  conséquence  n'avaient  [m 
l'opérer  complètement  de  son  mari.  Elle  pensait 
toujours  à  ce  vilain  homme  et  ne  parvenait  pas  à 
s'en  emj)écher. 

Elle  n'allait  pas,  sans  doute,  jusqu'à  déplorer 
de  n'être  plus  Mme  Vertige,  mais  il  lui  devenait 
chaque  jour  plus  clair  que  l'époux  banni  avait 
été  le  condiment  indispensable  de  ses  joies.  En 
d'autres  termes,  l'amour  était  sans  saveur  depuis 
qu'elle  n'encornait  plus  un  tenancier  légitime. 


Il  faudrait  être  le    dernier   des  hommes  pour 
ignorer  ou  ne  ])as  sentir  à  quel  point  le  divorce 


LE     TELEPHONE     DE     CALYPSO  1(37 

élève  les  cœurs.  Mais  on  est  en  même  temps  forcé 
de  reconnaître  que  ce  n'est  pas  exactement  une 
institution  de  crédit,  et  Mme  Presque  était,  sui- 
vant son  expression  familière,  gênée  dans  ses  en- 
tournures. 

L'argent  avait  disparu  à  la  même  heure  que 
M.  Vertige.  Il  avait  disparu  comme  dans  un 
gouffre,  et  cette  circonstance  devait  certainement, 
aux  yeux  du  penseur,  être  pour  quelque  chose 
dans  ractuelle  mélancolie  de  Tabandonnée. 

Ses  expéditions  amoureuses  ne  lui  avaient  pas 
été  profitables.  Il  s'en  fallait.  Dans  sa  crainte 
vraiment  puérile  de  paraître  se  prostituer,  elle 
avait  expérimenté  l'admirable  désinvolture  avec 
laquelle  messieurs  les  hommes  souffrent  qu'on  les 
allège  du  poids  importun  des  additions,  et  ce 
n'étaient  pas  les  inconstants  ou  les  ingrats  réga- 
lés par  elle  autrefois  qui  s'empresseraient  aujour- 
d'hui de  la  secourir.  On  ne  se  bousculait  pas  dans 
l'escalier  'de  l'hôtel  meublé  de  dixième  ordre  qui 
avait  remplacé  l'appartement  confortable  de  na- 
guère, et  la  question  de  subsistance  quotidienne 
commençait  à  pendre. 

Au  plus  fort  de  cette  anxiété,  une  idée  rafraî- 
chissante passa  sur  elle  comme  une  brise  de  par- 
fums sur  les  lieux  arides. 

Elle  venait  de  se  rappeler  l'appareil  télépho- 
nique possédé  par  M.  Vertige.  Cet  appareil  l'avait 
souvent  réveillée  la  nuit,  et  c'était  un  de  ses 
griefs  innombrables. 


I G8  II  1  s  T  ()  1  u  K  s    1)  1-:  s  c)  H  L  k;  k  a  n  t  i-:  s 

Elle  s'en  ctiiit  vcngiH'  en  faisant  servir  à  di- 
verses loiirheries  cet  irres[)Oiisable  véhicule  des 
turpitudes  ou  des  sottises  contemporaines.  Un 
assez  grand  nombre  de  l'ois,  M.  Vertige  avait  reçu 
des  rendez-vous  dérisoires  qui  le  Forçaient  à  s'ab- 
senter pendant  des  heures  dont  profitait  auda- 
cieusement  sa  femme.  Au  bureau  central,  on  de- 
vait le  croire  surchargé  d'affaires.  Les  blagues 
avaient  même  été  si  loin  ([u'on  pouvait  craindre 
désormais  un  parti  pris  de  ne  plus  répondre. 

Pleine  d'un  dessein  mystérieux,  Mme  Presque 
s'élança  donc  à  la  plus  prochaine  cabine  et  de- 
manda communication. 


J'ouvre  ici  une  parenthèse,  complètement  inu- 
tile d'ailleurs,  pour  déclarer  que  le  téléphone  est 
une  de  mes  haines. 

Je  prétends  qu'il  est  immoral  de  se  pailer  de  si 
loin,  et  que  l'instrument  susdit  est  une  mécanique 
infernale. 

U  est  bien  entendu  que  je  ne  puis  alléguer  au- 
cune preuve  de  l'origine  ténébreuse  de  cet  allonge- 
voix  et  que  je  suis  incapable  de  documenter  mon 
affirmation.  Mais  j'en  appelle  aux  gens  de  bonne 
foi  et  d'esprit  ferme  qui  en  ont  usé. 

Le  bruissement  de  larve  qui  précède  l'entretien 
n'est-il  pas  comme  un  avertissement  qu'on  va  pé- 


LE  TELEPHONE  DE  CALYPSO       169 

nétrer  dans  quelque  confiu  réservé  où  la  terreur, 
peut-être,  surabonde...  si  on  savait? 

Et  l'horrible  déformation  des  sons  humains  qu'on 
croirait  étirés  sous  un  laminoir,  qui  ont  l'air  de 
n'arriver  à  l'oreille  qu'à  force  de  se  distendre 
monstrueusement,  n'est-elle  pas  aussi  quelque 
chose  d'un  peu  panique  ? 

Il  y  a  peu  de  jours,  un  vieux  garçon  de  bains 
scientifiques,  appointé  spécialement  pour  le  mas- 
sage des  découvertes  utiles,  au  hammam  d'un 
puissant  journal,  célébrait  la  gloire  d'une  usine 
anglaise  qui  venait  d'exterminer  l'Ecriture. 

Il  parait  qu'une  lumineuse  machine  va  destituer 
la  main  des  hommes  qui  n'auront  plus  du  tout 
besoin  d'écrire,  et  le  fantoche  invitait  naturel- 
lement plusieurs  peuples  à  se  réjouir  d'un  tel  pro- 
grès. 

J'imagine  que  le  téléphone  est  un  attentat  plus 
grave,  puisqu'il  avilit  la  Parole  même. 


—  Allô!    Allô!  x\  qui   ai-je  l'honneur  de  par- 
ler? 

—  A  moi,  Charlotte,  votre  ancienne  femme. 

—  Ah  !  très  bien,  chère  madame,  comment  vous 
portez-vous  ? 

—  Pas  mal,  je  vous  remercie,  et  vous-même  ? 

—  Oh  !   moi,  je  prends  du  ventre.  Que  puis-je 
faire  pour  vous  être  agréable,  s'il  vous  plait  ? 


170  HISTOinKS      I)i;s<)  HM  ('.  K\  NTKS 

—  M'accoidci'  liii  n'ii(|rz-Y()iis  le  plus  lot  pos- 
sible pniii-  iiiic  iil'r.iii-c  tout  il  lait  pressée. 

—  Paiddii.  iiiadainc,  j'ai  Thonneur  de  vous  raj)- 
pelor  (jin'  nous  ne  devions  plus  nous  voir. 

—  Eli!  hieu.  mou  cher  l'ei'dinaiid,  mon  petit 
naud-iiaud,  il  laut  changer  ça.  A  quoi  servirait 
d'èh'e  div(»i'cés  si  on  ne  devait  ])lus  se  voir  !' 

—  Que  voulez-vous  dire?  Explicpu'z-vous,  s'il 
vous  plait,  répondit  l'ex-époux  dont  Vcxlrcniité  de 
la  voie  grondeuse  parut  sauteler  sur  la  plaque  où 
Mme  Presque  fit  retentir  un  baiser  que  l'appareil 
transmit  comme  un  dard. 

—  Soyez  donc  attentif,  gros  canard,  et  faites 
un  effort  pour  me  bien  entendre.  Quand  nous  nous 
sommes  mariés,  nous  avons  agi  comme  des  enfants 
et  nous  avons  failli  manquer  toute  notre  existence, 
parce  que  nous  n'avons  rien  compris,  mais  rien  de 
rien  à  ce  que  la  nature  exigeait  de  nous. 

L'amour  libre,  voilà  ce  qu'il  nous  fallait.  Le 
mariage  est  fait  pour  les  êtres  inférieurs  et  nous 
étions  appelés  à  une  vie  plus  haute.  Nous  aurions 
été  parfaitement  heureux  si  nous  avions  eu  la 
sagesse  de  ne  pas  nous  épouser,  de  ne  pas  habi- 
ter bêtement  sous  le  même  toit  et  de  nous  voir 
gentiment  de  loin  en  loin,  comme  deux  petits  co- 
chons qui  s'adorent. 

Pourquoi  ne  pas  réaliser  aujoui'd'hui  ce  beau 
rêve  ?  Croyez-vous  donc  qu'il  soit  trop  tard?  Écou- 
tez-moi, polisson  d'homme,  et  voyez  si  on  vous 
aime  : 


LE     TELEPHONE      DE     CALYPSO  171 

Je     TROMPERAI    TOUT   LE    MONDE     AVEC     TOI  !      moil 

Ferdinand... 

Il  est  probable  que  Mme  Presque  savait  à 
l'avance  dans  quel  fumier  d'àme  allait  tomber  cette 
promesse,  car  les  deux  tronçons  du  serpent  de 
l'adultère,  tranchés  par  le  divorce  et  recollés  par 
le  plus  sordide  concubinage,  se  réintégrèrent. 


UNE  RECRUE 


LK  pauvre  diable  se  comparait  à  ce  renard,  à 
cet  autre  pauvre  dial)le  de  renard  qu'il  sur- 
pi'it  un  jour,  il  v  avait  bien  dix  ou  (juinze  ans,  au 
milieu  d'un  bois. 

On  était  en  plein  hiver.  L'animal  boiteux,  efflan- 
qué par  de  longs  jeûnes  et,  n'ayant  presque  plus 
la  force  de  se  traîner,  portait  dans  sa  gueule  un 
mince  lièvre  chassé  lui-même  de  son  trou  par  la 
famine,  dont  la  capture  avait  dû  coûter  de  péni- 
bles heures  d'affût  à  ce  père  de  renardeaux  qu'on 
attendait  sans  doute  quehpie  part,  avec  beau- 
coup d'impatience. 

En  apercevant  le  promeneui-,  la  malhcuiHîuse 
vermine  avait  essayé  d».'  fuir  sur  la  neige.  Mais 
il  parait  qu'elle   était   complètement   cpiiiscc,  cai 

12 


1 7  i  1 1 1  s  i-  (  M  im:  s    I h;  s  m î  1 . 1  (  ;  i:  \  N  r  K  s 

elle  ;i\;iil  clf  Ini'rcc  de  s";i l'i'cMcr  [H'('S(|ii<'  iiiissihM 
sans  l/iclicr  sa  pl'oir,  cl  I  Ik  uiiiiic,  dniit  le  hàloii 
(li'ja  se  levait,  huit  a  coiii»  maii(|iia  (rciici^L;-!»'  pour 
ri'aj)|M'r  un  t'iit'  si  iniscrahlc. 

11  s'clail  (l(»ii('  éloigné  traii([iiillL'nn'nt,  satisi'ail 
(le  sa  ch'intMicc,  mais  u;'ai'(laiil  à  jamais  le  souvenir 
des  viMix  (le  celte  hiMe  soiiriVaiite  <|iii  l'avait  fixt' 
avec   rex[»ressi(iii    du    plus    intelligent    désespoir. 

Ce  regard  où  il  avait  cru  discerner,  en  même 
temps  (pTuni^  rage  de  l'auve  aux  abois,  (jnelqne 
chose  (|ui  ressemblait  à  de  la  douleur  humaine, 
il  ne  Tjivait  pas  oublié,  il  Pavait  revu  plus  d\ine 
l'ois,  aux  heures  d'angoisse,  et  maintenant,  ce 
même  regard  se  précisait  plus  nettement  ([ne 
jamais  avec  cruauté. 

—  J'ai  eu  pitié  de  cette  créature,  puuitaut, 
gémit-il,  pour([uoi  n'obtiendrais-je  pas  de  pitié 
pour  inoi-méme  ? 

Lui  aussi  était  attendu  dans  sa  tanière.  Depuis 
tant  d'heures  qu'il  avait  quitté  sa  femme  infirme 
et  ses  trois  petits  enfants,  ils  avaient  eu  le  temps 
de  mourir  de  froid  et  de  faim,  sans  parler  de 
l'aimable  propriétaire  qui  avait  du  profiter  de  son 
absence  pour  les  accabler  d'injures. 

Que  faire?  mon  Dieu!  que  faire?  Il  avait  monté 
et  redescendu  un  millier  de  marches.  Il  avait 
parlé,  prié,  supplié,  pleuré,  sans  rien  obtenir. 
Expirant  d'inanition,  il  ne  pouvait  presque  plus 
marcher  et  se  prenait  à  envier  ce  renard  qui,  du 
moins,  tenait  quehjue  chose  dans  sa  gueule... 


U^E     RECRUE  175 

Il  venait  de  quitter  un  homme  très  riche  qu'il 
avait  pu  croire  exorable,  ayant  eu  naguère  l'occa- 
sion de  lui  rendre  un  de  ces  services  qu'il  n'est  pas 
facile  d'oublier.  Ce  prochain,  rutilant  d'ingrati- 
tude, lui  avait  parlé  de  ses  personnels  déboires 
dans  une  entreprise  gigantesque  où  il  avait  raté 
le  gain  de  plusieurs  millions.  Il  l'aA^ait  doucement 
reconduit  jusqu'à  l'escalier,  en  le  ravitaillant  du 
conseil  de  travailler  de  ses  mains. 

Quelques  heures  auparavant,  un  individu  de 
piété  haute  avait  déploré  devant  lui  l'abomination 
des  philanthropes  hypocrites  ou  des  sociologues 
bavards  et  avait  fini  par  lui  décerner  une  valable 
recommandation  de   placer  sa  confiance  en  Dieu. 

Cet  homme  de  bien,  toujours  prêt  à  s'immoler, 
n'avait  pas  hésité  à  sacrifier  les  délices  d'un 
entretien  avec  de  nombreux  convives,  pour 
exhorter  ce  frère  indigent,  et  s'était  fait  servir  en 
particulier  une  tasse  unique  d'excellent  café  dont 
il  avait  fait  boire  un  bon  tiers  à  son  chien  fi- 
dèle. 

Et  partout  ainsi.  La  pluie  même  se  déclarait  à 
la  fin  contre  le  désespéré,  une  transperçante  pluie 
noire  qui  lui  détrempait  le  cœur.  Il  se  crut  alors 
dans  un  chenil  de  démons  et  fut,  au  même  instant, 
jugé  digne  de  collaborer  au  salut  du  monde. 


176  HISTOIUKS     DKSOHLIGKANTKS 


A  deux  pas  de  lui,  sous  l<-i  iiKMiir  jxiric  co- 
ehère,  s'abritait  un  inconnu  (|ui  Tobscrvail  avec 
attfMition. 

Cet  inconnu  signali'  |)ai'  toutes  les  polices  de 
l'Europe,  avait  une  de  ces  ligures  en  mastic  où  il 
sembli^  que  les  seri'ures  les  plus  c(;iupli([uées 
pourraient  s'enipreiiulre  et  sur  lesrpudles  un  chi- 
rouiancien  découvrirait  la  ligne  de  vie  du  témé- 
raire ([ui  les  souffleta;  —  une  de  ces  figures  mo- 
difiables et  impersonnelles  qui  ne  paraissent 
avoir  d'autre  emploi  que  de  refléter  la  blafarde 
peur  de  la  multitude. 

Personnage  débile  ([ui  eût  pu  être  fauché  d'un 
seul  coup  de  poing  décoché  ])ar  \\\\  faible  l)i'as  et 
trituré  sous  n'importe  ([uel  talon,  sans  que  la 
pitié  la  plus  attentive  s'en  émût,  sans  que  l'idée 
même  d'un  malheur  ou  d'un  préjudice  ([ut;lc()n([ue 
s'éveillât,  tellement  on  le  devinait  absent  de  toute 
solidarité  sublunaire. 

C'était  un  de  ces  Êtres  engendrés  par  la  Colère 
silencieuse,  ([ui  ont  juste  assez  de  surface  humaine 
pour  incorporer  le  Danger  social  dont  ils  sont 
les  simulacres  effrayants. 

Colis  étranges  cahotés  dans  les  trains  rapides 
ou  les  paquebots  transatlantiques  pour  apparaitri; 
au  moment  précis  où  la  tige  de  runivei'selle 
ln([uiétude  s'élance  du  cœur  des  agonisants  qu'on 
outrag(\ 


UNE    RECRUE  i77 

Les  ressources  de  la  répression  n'y  peuvent  rien. 
Ils  sont  incolores  et  dilués  comme  le  crépuscule 
des  soirs  et  c'est  toujours  un  fantôme  qui  s'inter- 
pose quand  la  main  pénale  croit  les  saisir. 

Mais  la  Mort  soudaine  obéit  à  ces  contumaces, 
comme  une  chienne  de  voleur  de  nuit,  et  l'Epou- 
vante marche  devant  eux  dans  des  brodequins  de 
velours... 


L'inconnu  redoutable  observait  donc  le  mourant 
de  faim  et  son  œil  unique,  frangé  de  cils  pâles, 
ressemblait  à  une  araignée  couleur  d'argent  au 
fond  de  sa  toile. 

—  Hein!  c'est  rigolo,  n'est-ce  pas?  dit-il  tout 
à  coup,  c'est  tout  à  fait  rigolo  de  chercher  de  la 
galette  chez  les  bourgeois,  quand  on  crève  de  faim, 
quand  les  enfants  gueulent  et  que  le  ciel  fait  pipi 
partout. 

Entendant  cet  écho  fidèle  de  ses  intérieures  do- 
léances, le  vagabond  ne  put  se  retenir  d'exhaler 
sa  plainte. 

—  Ah!  les  cochons...  soupira-t-il. 
Puis,  tout  à  coup,  se  ravisant  : 

—  Vous  me  connaissez  donc,  monsieur? 

—  .il'  ne  connais  personne,  répondit^l 'autre,  et 
le  lapin  qui  pourra  se  vanter  de  me  connaître  est 
encore  dans  le  tiroir  d'une  petite  maman  qui  ne 
vêlera  jamais.  Il  suffit  de  te  regarder  une  minute, 
mon   pauvre   ])onhomme.  Ta  figure    a  l'air  d\\n 


178  1 1 1  s  r  (  »  I  n  K  s    n  K  s  (  un ,  1  < i  i:  A  N  r  K  s 

paillasson  sui*  l«'([ii('l  1(mi(  le  monde  aurait  essuyé 
ses  huttes.  Tu  n'as  pas  niant^'e  (le|)uis  dcn\  joui's, 
je  vois  ça  a  ta  nianiùre  de  poser  tes  j)attes  de  der- 
rière, et  tu  as  dans  le  coin  de  Tœil  nu  picotement 
de  bon  hougic  ([ui  ne  soiilli'e  pas  seulement  poiii' 
sa  eai'casse.  Tiens,  lOni'neaii,  i-ei;ai'ile  donc  cette 
affiche  de  notaire.  Cent  \ïi\<^[  mille  londsde  petite 
braise  d'amour  pour  une  turne  avec  jardin  et  ^^o- 
guenots  confc^rtahles.  ijn  morceau  de  pain,  ([uoi  ! 
Eh  bien!  tu  me  fais  l'effet  «l'un  [)lacard  de  vente 
aux:  enchères  et  je  te  lis  aussi  facilement  ([ue  tu 
mangerais  un  poulet  rùti.  N'oyons,  combien  veux- 
tu  de  ta  peau  ?  Je  l'achète,  moi. 

—  Monsieur,  dit  à  son  tour  le  famélique,  vous 
avez  tort  de  vous  moquer  de  moi.  Je  vous  assure 
que  je  n'ai  pas  le  cœur  à  la  [)laisanterie. 

L'étranger  eut  un  sourire  de  ses  dents  noires  et 
déchaussées  qui  le  fit  paraître  plus  livide  encore. 

—  C'est  vrai,  fit-il,  je  m'entends  à  la  plaisan- 
terie. J'ai  fait  quelquefois  d'assez  bonnes  farces 
qui  ont  eu  un  certain  retentissement.  Je  suis 
même  très  recherché  pour  cela.  Mais  je  ne  plai- 
sante pas  toujours.  Ecoute-moi  bien  et  tâche  de 
ne  pas  me  faire  répéter.  Je  n'ai  pas  l'habitude  de 
causer  si  longtemps  que  ça.  Voici  un  billet  de 
cent  francs.  Va  te  remi)lir,  gave  ta  famille,  crève- 
la  si  tu  peux,  amuse-toi  et  viens  me  trouver  de- 
main, rue  Kamey,  366,  chez  le  pa}Ki  Bissextil. 
Tu  deinanderas  monsieur  Ren.vrd.  C'est  bien 
compris,  n'est-ce  pas  ?  Bonsoir. 


U  >•  E     U  E  C  R  U  E  i  79 


Il  faut  croire  que  ce  magnifique  avait  uu  don 
rare  de  pénétration  et  qu'il  savait  admirablement 
ce  qu'il  faisait,  caries  deux  hommes  partirent,  le 
lendemain  soir,  pour  Barcelone  où  les  appelait 
sans  doute  une  affaire  de  grande  importance. 


XX 


SACRILEGE  RATE 


DANS  raprès-midi  de  ce  jour  saint,  les  pay- 
sannes accroupies  cà  et  là  autour  du  confes- 
sionnal s'écartèrent  tout  à  coup,  avec  l'empresse- 
ment le  plus  respectueux,  pour  faire  place  à  la 
vicomtesse  Brunissende  des  Egards  qui  s'appro- 
chait en  falbalas  du  Tribunal  de  la  Pénitence. 

Le  confesseur  était  un  simple  bonhomme,  mis- 
sionnaire de  la  Congrégation  des  Lazaristes ,  envoyé 
pour  prêcher  la  station  du  Carême  dans  cette 
campagne  religieuse  encore  et  qui  donnait  un 
coup  de  main  au  vieux  curé  pour  les  lessives  pas- 
cales. 

La  brillante  vicomtesse  qui  régnait  sur  toute 
la  contrée  et  qui  était  pour  les  pauvres  gens  de 
son     fief,     l'archétype    des     magnificences,    vint 


\H'2  IIISTOIUKS      HKSOMLK;  K  A.NTES 

s'anciioiiillcr  iii|)i(l('iiit'iit  t't  sans  har^'iii^'iicr  dans 
1  Iniiuhlc  ('(unpaillinciil  dt-vulu  aux  aveux  r/'ccui- 
l'iliatoircs. 

Lr  uiissionuaii'c,  lavaiil  a|)rr<;u(i,  se  hâta  d'al)- 
soudi'f  une  sal)i»tn'i'e  (|ui  le  ei'aiu|»( )inia il  dans 
lanli'e  ah'eole  et,  j»i'es(jiH'  aussitôt,  ouvrit  le  sa- 
l)ni-d  des  exhortations  a  hi  pi-niteiite  eonsidei'ahh' 
(jue  lui  envoyait  le  ciel. 

Celle-ci  ne  lui  permit  pas  de  plaeei'  un  mot. 

—  •Monsieur  le  prédicateur,  dit-(dle  tout  de 
suite,  j'imagine  que  votre  temps  est  pivcieux  et 
je  commence  par  vous  déclarer  que  je  ne  peux 
disposer  moi-même  que  d'un  très  petit  nombre; 
d'instants.  Je  suis  impatiemment  attendue  par  mon 
dix-septième  amant,  un  ind)i'cile  adorable  à  qui 
j'ai  i-esolu  de  livrer  mon  corps  et  mon  âme,  dans 
une  heure  ou  deux. 

Je  suis  athée,  autant  qu'on  peut  l'être  et  je  lais 
tout  ce  qu'il  me  plaît  de  l'aire.  J'ai  l'horreur  des 
pauvres,  j'exècre  la  douleur  et  j'aime  mieux  une 
mauvaise  conscience  qu'une  mauA'aise  dent, 
comme  l'a  dit  agréablement  un  poète  juif  que 
vous  ne  connaissez  pas. 

Je  me  moque  de  votre  Dieu  sanglant  et  n'ai 
que  faire  des  absolutions  que  vous  prodiguez  aux 
petites  bonnes  gens  de  ce  village.  Mais  mon  mari 
est  un  député  vertueux  qui  a  besoin  de  l'admira- 
tion de  ses  électeurs.  Que  ne  dirait-on  pas  dans 
le  pays  si  on  apprenait  que  la  vicomtesse  des 
Égards  ne  fait  pas  ses  Pâques  ? 


SACRILEGE      RATE  1S3 

Nous  avons,  au  contraire,  le  devoir  de  prêcher 
d'exemple  et  je  vous  annonce  que  j'aui'ai  la  joie 
de  recevoir  de  votre  main  le  pain  des  anges,  di- 
manche prochain,  <à  la  grand'messe. 

^laintenant,  mon  père,  j'estime  que  le  temps 
normal  d'une  confession  ordinaire  a  dû  s'écouler, 
les  âmes  pieuses  qui  nous  environnent  doivent  être 
suffisamment  édifiées  sur  mes  sentiments  chré- 
tiens et  je  serais  inexcusable  d'accaparer  votre 
ministère.  Je  vais  donc  me  retirer  modestement, 
comme  il  convient  à  une  pécheresse  qui  Aient  de 
se  réconcilier  avec  son  Sauveur,  en  vous  priant 
de  nous  honorer  le  plus  tôt  possible  de  votre  pré- 
sence au  château  où  je  m'efforcerai  très  humble- 
ment de  vous  rendre  Aotre  politesse  de  la  table 
sainte. 

Une  minute  après,  la  châtelaine  s 'étant  pros- 
ternée au  pied  de  l'autel  pour  y  former,  sans 
doute,  un  fervent  propos,  sortait  de  l'église  telle 
qu'une  frégate  sort  d'un  port,  laissant  derrière 
elle  un  sillage  de  parfums  étranges  que  les  villa- 
geoises respirèrent  comme  les  romarins  du  Pa- 
radis. 


Le  lendemain,  le  prédicateur,  aussitôt  sa  messe 
dite,  monta  aux  Egards  et  se  fit  annoncer  à  Bru- 
nissende. 

Les  domestiques  bien  pensants  admirèrent  en 
lui  un  ecclésiastique  d'une  longueur  inusitée,  une 


18 i  II  I  s  ro  I  in:s    nKsoin.i  (;  k  antks 

('Sj)rcL'  (le  j)li('iii(<i|)l('iH'  sjuM'rdnlal  ([iToii  puiiviiil 
croire  spécialcnuMit  favoniic  poiii-  la  lerherche  des 
hrehis  perdues,  (ui  des  drachmes  en  vieil  arg^ent 
quil  csl  diiricilc  de  retrouver  sous  les  nuMil)les 
soinplti»'ii\  ilrs  riches  demeures  oii  le  désordres 
s'est  acclimaté. 

Sa  face  miirquait  soixante  ans,  comme  une 
échelle  (Tetiae^e  maivpie  les  <^randes  crues  d'un 
fleuve,  et  sa  j)hysion()mie  olTrait,  en  cette  occa- 
sion, le  spectacle  d'une  bonté  de  ruminant  mise  en 
déroute  et  harcelée  par  d'inexprimables  tintoins. 

On  1  iiitioduisit,  mais  il  dut  attendre  plus  d'une 
heure,  car  tout  le  monde  sait,  aujourd'hui,  que  le 
premier  devoir  d'un  prêtre  est  d'attendre  que  les 
belles  dames  se  lèvent,  quand  elles  ont  le  loisir 
ou  la  condescendance  de  le  recevoir. 

—  Ah  !  mon  cher  père,  dit  la  vicomtesse,  qui 
daigna  paraitn;  enfin,  quelle  aimable  surprise!  Je 
me  suis  précipitée  de  mon  lit  pour  vous  recevoir, 
mais  je  crains  vraiment  de  vous  avoir  fait  at- 
tendre, bien  malgré  moi,  je  v(jus  le  jure,  et  je 
compte  sur  votre  charité  pour  excuser  une  mon- 
daine qui  ne  pouvait  pas  deA'iner  que  vous  lui 
feriez  la  grâce  (Tun  si  matinal  bonjour. 

—  Madame,  le  soleil  est  levé  depuis  cinq  heures 
et  plusieurs  millions  de  chrétiens  ont  déjà  souf- 
fert. Beaucoup  d'entre  eux  agonisent  et  se  déses- 
pèrent, à  la  minute  que  voici...  ré})ondit  assez 
rudement  le  missionnaire.  Je  ne  serais  pas  venu 
vous  troubler  si  tôt,  ni  même  plus  tard,  croyez-le 


SACRILÈGE     RATÉ  i85 

bien,  si  l'honneur  de  Dieu  ne  m'en  avait  fait  un 
devoir  pressant... 

Je  vous  dois  une  nuit  cruelle,  madame,  et  ce 
matin,  il  m'a  semblé  qu'un  ange  terrible  me  traî- 
nait par  les  cheveux  jusqu'à  votre  seuil.  Je  suis 
ici  pour  vous  demander  si  vous  êtes  préparée  à  la 
mort. 


La  jolie  femme  éclata  de  rire. 

—  A  la  mort  ?  Mais  c'est  admirable,  cela  !  Ai- 
je  l'air  d'une  agonisante  ?Oume  prenez-vous  pour 
une  criminelle  qu'on  va  guillotiner  au  point  du 
jour?  Et  c'est  pour  me  dire  cela  que  vous  me  for- 
cez à  sortir  du  lit  à  neuf  heures  du  matin,  comme 
une  balayeuse  des  rues  ?  C'est  pour  placer  ce 
folâtre  petit  mot  que  vous  vous  êtes  dérangé  vous- 
même  ?  Ah  !  çà,  voyons,  mon  cher  père,  étes-vous 
dans  votre  bon  sens  ? 

—  Je  pourrais  vous  faire  la  même  question, 
madame,  et  je  la  ferais  sans  doute  bien  vaine- 
ment... Je  sais  ce  que  je  vous  dis,  répondit  le 
prêtre,  d'une  voix  d'en  bas  qui  parut  faire  quelque 
impression,  je  le  sais  profondément.  Auriez-vous 
oublié  déjà  ce  qui  s'est  passé  hier  dans  l'église, 
entre  vous  et  moi  ? 

—  Je  sais,  monsieur,  que  vous  avez  reçu  mes 
aveux  au  sacrement  de  pénitence  et  que  le  secret 
de  la  confession  est  inviolable.  Je  sais  cela  et  rien 
de  plus. 


18(»  IIISTOIKKS      I»K  SOHMdH  ANTKS 

Il  V  ont   iiii  silt'iicr. 

—  Il  lut' icslc  (loiic  ;i  \  oiis  aj)|H'('ii(liv  (m;  que  vous 
\\v  s;i\«'Z  j>as  ou  in'  vonlc/  |>;is  savoii'.  Soit.  \  (tus 
ries  \ciiut'  jjorter  à  Dieu  un  ahoiniuahlc  dd'i.  Xou 
(•(Uilciilc  (If  prufaiier  hideusemeiit  et  par  pui'e  nie- 
eliaucete  ce  sacrement  (|ue  vous  avez  l'audace  de 
nouiuier,  vous  ave/  alliiiuc  le  dessein  (Tun  sacii- 
lèi,^e  plus  élira  vaut.. .  Xat  uicllenieut,  A'(jus  axez 
compté  sur  le  silence  d'un  malheureux  prêtre  lié 
par  son  e;iractèi'e  saci'é...  Je  pourrais  peut-ètri' 
\()us  répond  le  ([iie  je  n'ai  pas  à  garder  le  secret 
dime  confession  (pii  n'ciiste  pas,  mais  ces  formes 
sont  si  saintes  ([ue  la  simagrée  vaut  l'acte  même. 
Je  me  tairai  donc. 

Ci^pendant,  vous  êtes  en  danger,  et  j'ai  le  de- 
voir de  vous  avertir.  Il  est  ttnnps  encore...  Je 
vous  sup[)li(3  par  le  Sang  du  Christ  que  j'ai  con- 
sommé tout  à  l'heure.  Ne  me  réduisez  pas  à  de- 
venir votre  juge. 

—  Oh!  qu'à  cela  n<'  tienne,  monsieur  le  buAcur 
de  sang,  devenez  mon  juge  tant  qu'il  vous  plaira. 
Cette  licence  accordée,  comme  nous  ne  sommes 
})as  précisément  au  Tribunal  révolutionnaire,  je 
vous  supplie  à  mon  tour  de  mettre  un  terme  à 
cette  plaisanterie  déplorable,  dont  je  suis  df'-jà  très 
lasse,  je  vous  assure. 

—  Je  me  retire  donc,  dit  le  missionnaire.  X'oici 
mon  dernier  mot.  Défi  pour  défi.  J'ignore  ce  (pie 
Dieu  fera  de  votre  âme  et  je  tremble  d'y  penser. 
Mais  je  sens  que  i'oiis  /i c  jjo(U'rczj)as  avL'<)m[)\ii\ 


SACRILEGE     RATE  187 

dimanche,  l'acte  épouvantable  que  vous  m'avez  an- 
noncé du  fond  de  vos  ténèbres.  Le  Christ  glorieux 
est  le  pain  des  pauvres,  madame,  et  il  se  mange 
dans  la  lumière. 


Conclusion. 

Le  jour  de  Pâques,  l'église  était  pleine  et  Bru- 
nissende  était  à  son  banc  de  seigneuresse  du  can- 
ton, plus  éblouissante  que  jamais. 

Le  prédicateur  avait  tenu  à  célébrer  cette  messe 
solennelle.  Ayant  lu  l'Évangile  des  Aromates  et 
de  la  Résurrection,  il  dépouilla  ses  ornements  et 
parut  en  chaire. 

Il  était  extrêmement  pâle  et  ressemblait,  en  son 
surplis,  à  cet  ange  vêtu  de  blanc  que  les  saintes 
femmes  Agirent  au  Tombeau. 

Insolitement,  il  parla  sur  ce  texte  :  Eclent  pau- 
peres  et  saturahuntur,  les  pauvres  mangeront  et 
seront  rassasiés. 

Il  parla  près  d'une  heure,  comme  s'il  attendait 
que  le  souffle  lui  manquât,  comme  s'il  espérait 
mourir  à  force  de  parler,  sa  parole  s'exaltant  de 
plus  en  plus,  jusqu'à  devenir  quelque  chose  d'ef- 
frayant, de  lumineux,  de  surnaturel. 

Cet  homme  sans  éloquence  fut  sublime.  Il  s'ex- 
prima tellement  sur  la  pauvreté  que  son  guenil- 
leux  auditoire  parut  un  congrès  de  potentats  et 
qu'à  la  fin,  la  hautaine  vicomtesse  eut  Tair  d'une 
infortunée  qui  mendie  son  pain. 


-188  IIIsroiHKS      DKSO  lU.I  (.  K\NTKS 

(  hiaiid  ce  lut  riiishnil  de  la  communion  pascale, 
il  ai  riva  sim])lement  ceci  : 

Uruuissendc  agenouillée  la  prc^mière,  le  trou- 
peau (l<'s  humbles  s'apj)rochant,  recula  soudain, 
comme  devant  un  niur  de  flammes  et  le  prêtre  qui 
descendait  la  dernière  marche  de  l'autel  pour  s'en 
venir,  portant  le  ciboire,  vers  la  table  sainte,  re- 
monta précipitamment. . . 

On  l'ut  obligé  de  purifier  le  sanctuaire,  et  tous 
les  ans,  à  pareil  jour,  une  cérémonie  lavatoire  est 
scrupuleusement  observée. 

La  vicomtesse  des  Egards  paraît  vivre  depuis 
cette  époque,  mais  elle  est,  en  réalité,  plus  misé- 
rable que  les  habitantes  des  tombeaux... 

Ainsi  me  fut  expliquée  la  déconfiture  politique 
d'un  des  fantoches  les  plus  éminents  de  l'Ordre 
moral. 


XXI 

LE  TORCHON  BRULE 


NOUS  étions,  ce  soir- là,  chez  Henry  de  Groux, 
le  peintre  des  homicides,  une  dizaine  environ 
de  récipiendaires  à  l'éternité. 

Nous  nous  étions  triés  attentivement  pour  qu'il 
n'y  eût  pas  au  milieu  de  nous  un  seul  de  ces  gens 
qui  sont  promis  aux  académies  et  qu'une  dérisoire 
immortalité  peut  satisfaire. 

Il  était  solidement  établi,  dans  nos  conseils,  que 
nul  n'admettrait  jamais  ni  commencement  ni  fin 
de  quoi  que  ce  lut  et  ne  descendrait  jusqu'à  Tab- 
jection  de  s'imaginer  comblé  d'un  bonheur  quel- 
conque. 

Nous  étions  les  chanoines  de  l'Infini,  les  pro- 
tonotaires de  l'Absolu,  les  exécuteurs  médiques 
de  toute  opinion  probable  et  de  tout  lieu  commun 

13 


Il*()  iiisi(Miii;s    i)i;s()  it  1.1  (i  i;  \  NiKs 

respecte.  De  leiiips  en  temps,  j  use  le  (lii'e,  la  tniidre 
tombait  sur  nous. 

Ce  soir  donc,  après  (Taiiiphis  et  pliul()géni([U(3s 
déclarations  sur  maint  objet,  il  ari'iva  qu'un  chas- 
seur de  licornes,  aussi  opiniâtre  (juc  subtil,  re- 
nommé pour  ses  doctrines  hyrcanienruîs  et  son 
faciès  glabre,  crut  devoir  s'exprimer  ainsi  : 


—  Remanjuàtes-vous  sutrisamment,  cliers  com- 
pagnons, la  bouffonnerie  supérieure  de  ce  qu'on 
est  convenu  d'appeler  bi  Répression  ?  Des  statis- 
tiques persévérantes  et  jubilatoires  nous  rensei- 
gnent périodiquement  sur  le  flux  et  le  jusant  des 
transgressions  de  nos  lois  pénales.  Nous  jouis- 
sons de  catalogues  syno|)tiques  où  se  trouvent  con- 
signés, en  chiffres  naturellement  arabes,  les  assas- 
sinats ou  les  viols  qui  nous  ont  aidés  à  supporter 
la  monotonie  des  heures  et  que  la  magistrature  a 
punis  sans  indolence,  d(3  telle  époque  à  telle  autre 
époque. 

Il  serait  inutile,  je  suppose,  de  contester  l'in- 
térêt patriotique  de  ces  documents  dont  les  philan- 
thropes consciencieux  frémissent  coutumièrement 
de  l'ergot  à  la  caroncule. 

Il  ne  le  serait  pas  moins,  vous  en  conviendrez 
sans  blêmir  de  rage,  d'entreprendre  la  divulgation 
de  l'universelle  crapulerie  des  honnêtes  gens.  Les 
voleurs  de  «grandes  routes  et  les  j)lus  iiotoires  ma- 


LE     TORCHON     BRULE  !  191 

landrins  eux-mêmes  s'insurgeraient  contre  un  tel 
décri  des  pondérateurs  de  l'équilibre  social. 

Mais  je  crois  vous  être  agréable  en  vous  offrant 
le  poème  d'une  expérience  très  banale  qui  m'a 
réussi. 

Hier  matin,  passant  rue  Saint- Honoré,  j'aperçus 
un  homme  vénérable  qui  descendait  les  marches 
de  Saint-Roch.  C'était  un  si  doux  vieillard  qu'il 
répandait  comme  de  la  tiédeur  à  l'entour  de  lui. 
On  avait,  en  le  regardant,  la  sensation  de  manger 
de  la  moelle  de  veau.  Ses  modestes  mains  déver- 
saient toutes  les  clémences  disponibles  et  son  menu 
pas  lui  donnait  l'air  d'un  bonhomme  en  sucre  qui 
marcherait  sur  des  entrailles  de  lapin.  Le  ciel 
qu'il  interrogeait  d'un  œil  affable  était,  à  n'en  pas 
douter,  son  ami,  son  camarade  le  plus  intime.  Il 
venait  certainement  d'accomplir  des  exercices  de 
piété  d'une  indiscutable  ferveur  et  s'acheminait,  à 
coup  sur,  vers  des  pratiques  fraternelles  que  les 
chatteries  du  ciel  pouvaient  seules  récompenser, 
—  un  peu  plus  tard. 

Je  conclus  immédiatement  de  cet  examen  qu'un 
parfait  drôle  était  devant  moi,  et  m'approchant  : 

—  Monsieur,  lui  dis-je  d'une  voix  brève  et 
sourde,  prenez  garde  î  Le  torchon  brille  ! 

\m)us  savez  qu'il  n'est  pas  facile  de  m'étonner. 
Eh  !  bien,  mes  amis,  l'effet  de  cette  parole  me  dé- 
concerta jusqu'à  me  rendre  imbécile  pour  quelques 
heures. 

Le    personnage  devint  vert,   mcj   jeta  les  veux 


49"2  IIISTOIHKS      IIKSOU  JJ  (.  K  A  >  I  KS 

fous  et  (l(*ses|)érés  d'un  nègre  entamé  par  un  cro- 
codili.',  se  mit  à  tremMrr  comme  une  avenue  de 
trembles  et  s'élani;;»  dans  une  voiture  qui  disparut 
instantanément. 

Voici  donc  ce  (jue  j'a\ais  à  vous  dire.  Je  suis 
persuadé  qu'une  expérience  analogue,  en  la  sup- 
posant très  bien  faite,  donnerait,  dix  neuf  fois  sur 
vingt,  le  même  résultat.  Il  ne  tient  qu'à  vous  d'es- 
sayer. Les  consciences  modernes  sont  tellement 
endettées  ({u'il  est  au  pouvoir  du  premier  auda- 
cieux venu  de  se  transformer  en  coup  de  tonnerre  et 
de  circuler  comme  la  (jorgone  au  milieu  des  foules 
honorables. 

—  Parbleu!  s'écria  le  tonitruant  Kodolosse, 
vous  tombez  singulièrement,  mon  cher.  .J'ai  sur 
moi,  depuis  quelques  jours,  une  lettre  confiden- 
tielle que  je  vais  vous  lire  à  l'instant.  Je  ne  suis 
pas  un  ecclésiastique  pour  garder  le  secret  des 
confessions  et,  d'ailleurs,  je  m'arrêterai  à  la  si- 
gnature. Mais  les  aveux  de  son  auteur  confirment 
et  assermentent  à  tel  point  le  paradoxe  joyeux 
qu'on  vient  d'entendre  qu'il  me  serait  impossible 
de  vous  priver  d'un  témoignage  si  concluant. 

La  lettre  que  voici,  continua-t-il,  exhibant  une 
feuille  de  papier,  est  d'un  artiste  fort  connu  et 
parfaitement  honorable,  vous  m'entendez  bien  ? 
parfaitement  et  absolument  ho-no-ra-ble. 

«  Cher  monsieur,  vous  me  fîtes  l'honneur,  il  y 


LE     TORCHON      BRULe!  193 

a  quelques  jours,  de  remarquer  en  moi  une  cer- 
taine tristesse  que  rien  ne  dissipe  et  dont  la  cause 
vous  échappait.  Vous  insistâtes  pour  la  connaitre. 
Je  me  décide  aujourd'hui  à  vous  satisfaire. 

«  C'est  un  secret  terrible  et  passablement  dan- 
gereux que  je  porte  depuis  quinze  ans.  Vous  pa- 
raissez avoir  vu  plus  profondément  en  moi  que  les 
autres  hommes.  Peut-être  ne  serez-vous  pas  trop 
étonné.  Peut-être  même  sentirez-vous  quelque  pitié 
pour  uu  individu  lamentable  que  le  monde  croit 
heureux  et  que  déchirent  continuellement  des  re- 
mords atroces. 

«  N'importe,  je  me  livre  à  vous  dans  l'espoir 
d'être  soulagé  d'une  partie  de  ce  fardeau  chaque 
jour  plus  accablant.  On  finit  toujours  par  être 
forcé  de  se  confesser  à  quelqu'un,  et  je  vous  choisis 
pour  n'être  pas  exposé  à  la  tentation  de  m 'adresser 
au  premier  gendarme  venu,  puisque  je  n'ai  pas  le 
courage  de  chercher  un  prêtre. 

«  Rassurez- vous,  ce  ne  sera  pas  long. 

«  En  187...,  j'avais  vingt-cinq  ans  et  je  crevais 
de  misère.  A  cette  époque,  rien  ne  pouvait  me 
faire  pressentir  le  succès  futur  et  la  consécutive 
prospérité  que  m'envient  sans  doute,  aujourd'hui, 
quelques  pauvres  diables  qui  ont  hérité  de  ma  dé- 
tresse. J'étais  alors,  dévoré  moi-même  de  la  plus 
basse,  delà  plus  haineuse  envie.  Féru  de  la  beauté 
de  mon  âme  et  ne  doutant  pas  de  mon  génie,  pou- 
vais-je  tolérer  que  des  gens  vulgaires,  de  défini- 
tifs crétins  et  d'imperfectibles  cancres  possédas- 


lî)',  Il  I  s  !•(»  I  II  i;s    iiKso  h  Li  (;  i:a  .N TES 

si'iit  iinpiiiicnit'iil  dits  liabiUitiuiis,  des  liniiuies,  des 
cofhoiis,  (les  j)omm(\s  de  terre,  cnpcMidaiit  que  le 
plus  î^iMiid  artiste  du  luonde  couchait  sous  le  pa- 
villon des  chastes  étoiles  ? 

«  Car  j'i'tais  sans  domicile,  sans  ar^'ciit,  ([iicl- 
qiiclois  inr-iiie  sans  poches,  et  mon  estomac  d'ado- 
lescent récrimiiuiit  sous  la  loi  dure  de  l'appétit  le 
plus  insatiable. 

«  Stimulé  pîu"  un  trari({uant  de  chair  humaine, 
j'avais  entrepris  le  courtage  des  assurances  sur 
la  vie  des  autres  et  ne  parvenant  pas  à  décrocher 
la  moindre  police,  j'expirais  littéralement  de  faim 
dans  la  campagne,  en  m'el'forçant  de  gagner  Paris 
de  mon  pied  léger...   » 


En  cet  endroit,  messieurs,  dit  le  lecteur,  les 
détails  et  les  circonstances  de  lieu  sont  d'une  telle 
précision  que  je  suis  forcé  de  passer  un  assez 
grand  nombre  de  lignes.  Vous  êtes,  d'ailleurs, 
suffisamment  édifiés  sur  la  posture  d'âme  de  mon 
correspondant.  J'arrive  donc  au  dénouement. 

«  ...  On  était  au  mois  d'août  et  la  chaleur  avait 
été  insupportable  tout  le  long  du  jour.  Exténué, 
incapable  de  marcher  sous  ce  soleil  féroce,  j'avais 
dormi  ou  essayé  de  dormir  au  bord  du  chemin,  à 
l'abri  d'une  meule  immense,  la  dernière  d'une  lon- 
gue file  fjui  commençait  à  la  grange  d'une  métai- 
rie où  on  m'avait  refusé  brutalement  l'hospitalité. 


LE     TOHCHO^•     BRULE  !  195 

«  Quand  je  me  réveillai,  la  nuit  était  tout  à  fait 
venue.  Une  délicieuse  nuit  sans  lune.  Il  me  sembla 
({ue  je  franchirais  sans  peine  les  quatre  ou  cinq 
lieues  qui  me  séparaient  encore  de  Paris.  Mais 
j'avais  si  faim  que  je  fus  au  moment  de  pleurer. 

«  Comme  je  cherchais  machinalement  dans  mes 
guenilles  un  reste  de  pain,  une  bouchée  de  n'im- 
porte quoi,  ma  main  rencontra  un  objet  que  je 
crus  être  une  vieille  croûte.  Aussitôt  je  le  portai 
à  ma  bouche  en  rugissant  de  bonheur. 

«  C'était  une  boîte  cV allumettes. 

«  Je  ne  l'avalai  pas  cette  boîte  maudite,  cette 
boite  infâme  dont  je  n'ai  jamais  pu  m'expliquer  la 
présence  et  que  m'envoyèrent  sans  doute  les  dé- 
mons. 

«  Cependant  quelque  chose  descendit  en  moi, 
quelque  chose  qui  me  parut  meilleur  que  le  rassa- 
siement de  mes  intestins.  Je  fus  saturé,  soûlé, 
rafraîchi  du  vin  délectable  de  la  haine  et  de  la 
vengeance.  J'avais  remarqué  qu'un  léger  souffle 
passait,  filant  du  côté  de  la  métairie. 

«  Une  demi-heure  plus  tard,  tout  flambait.  La 
maison  inhospitalière  devint  un  amas  de  cendrés  et 
une  vieille  paralytique,  m'a-t-on  dit,  fut  calcinée... 
La  justice  n'a  jamais  pu  trouver  le  coupable...  » 

Notre  ami  Rodolosse  en  était  là,  lorsqu'un  sculp- 
teur dont  je  contemplais  la  barbe  soyeuse,  tourna 
vivement  le  bouton  de  la  lampe  qui  nous  éclairait 
et  on  entendit  plusieurs  hommc^s  sangloter  dans 
les  ténèbres. 


XXII 


LA  TAIE  D'ARGENT 


AYEZ  pitié  d'un  pauvre  clairvoyant,  s'il  vous 
plaît  ! 

Histoire  des  plus  banales.  Il  avait  eu  le  malheur 
d'être  atteint  de  clairvoyance  à  la  suite  d'une  ca- 
tastrophe épouvantable  dans  laquelle  un  grand 
nombre  d'honnêtes  gens  avaient  succombé. 

C'était,  je  crois,  une  déconfiture  de  chemin  de 
fer,  à  moins  que  ce  ne  fût  un  naufrage,  un  incen- 
die ou  un  tremblement  de  terre.  On  n'a  jamais  pu 
savoir.  Il  n'en  parlait  pas  volontiers  et,  quelles  que 
fussent  les  précautions  ou  les  finesses,  il  se  déro- 
bait toujours  à  l'insultante  curiosité  des  individus 
charitables. 

Je  me  rappellerai  toujours  sa  décorative  pres- 
tance de  suppliant,  sous  le  porche    bnsilicaire  de 


i98  IIISTCHHKS      nKSOlMJ  C.  K\  NTKS 

Saint-Isi(lor('-l('-Lal)our('iir,  uii  il  (IfiiiMiidjul    laii- 
môno.  Cai-  sa  ruino  était  absolue. 

Iiiipossihlt'  (le  l'ésislci-  a  rattendrissement  res- 
pectueux prov()»|ut'  pai"  une  infortune  si  rare  et  si 
noblement  supportée. 

(  )n  s(Mitait  ((lie  ce  personnage  avait  autrefois 
connu  mieux  (|ue  beaucoup  d'autres,  sans  doute, 
les  joies  précieuses  de  la  cécité. 

Une  éducation  brillante  avait  du  certainement 
affiner  en  lui  cette  inestimable  faculté  de  ne  rien 
voir,  qui  est  le  privilège  de  tous  les  hommes,  à 
peu  près  sans  exception,  et  le  critérium  décisif  de 
leur  supériorité  sur  les  simples  brutes. 

Avant  son  accident,  il  avait  pu  être,  on  le 
devinait  avec  émotion,  un  de  ces  aveugles  re- 
marquables appelés  à  devenir  l'ornement  de  leur 
patrie,  et  il  lui  restait  de  cette  époque  une  mé- 
lancolie de  prince  des  ténèbres  exilé  dans  la 
lumière. 

Les  offrandes,  cependant,  ne  pleuvaient  pas 
dans  le  vieux  chapeau  (ju'il  tendait  toujours  aux 
passants.  Un  mendiant  frappé  d'une  infirmité  aussi 
extraordinaire  déconcertai!  la  munificence  des 
dévots  et  des  dévotes  qui  se  hâtaient,  en  l'aperce- 
vant, de  pénétrer  dans  le  sanctuaire. 

Instinctivemcînt,  on  se  défiait  d'un  nécessiteux 
qui  voyait  le  soleil  en  plein  midi.  Cela  ne  pouA^ait 
s'expliquer  que  par  qui^lque  crime  exceptionnel, 
quelque  sacrilège  sans  nom  qu'il  expiait  de  la  sorte, 
et  les  parents  le  montraient  de  loin  à  leur  géniture 


LA     TAIE      D    AHGENT  199 

comme  un  témoignage  vivant  des  redoutables  sen- 
tences de  Dieu. 

On  avait  même  eu  peur,  un  instant,  de  lacontn- 
gion,  et  le  curé  de  la  paroisse  avait  été  sur  le 
point  de  l'expulser.  Par  bonheur,  un  groupe  de 
savants  honorables,  dont  la  compétence  ne  pou- 
vait être  mise  en  doute,  avait  déclaré,  non  sans 
aigreur,  mais  de  la  façon  la  plus  péremptoire,  que 
«  ça  ne  se  prenait  pas  ». 


11  vivait  donc  chichement  de  rares  aumônes  et 
du  maigre  fruit  des  travaux  futiles  où  il  excellait. 

Il  n'avait  pas  son  pareil  pour  enfiler  des  ai- 
guilles. Il  enfilait  même  des  perles  avec  une  rapi- 
dité surprenante. 

Personnellement,  je  me  vis  forcé,  naguère,  de 
recourir  à  lui,  plusieurs  fois,  pour  déchiffrer  les 
œuvres  d'un  psychologue  renommé  qui  avait 
adopté  l'usage  d'écrire  avec  des  poils  de  chameau 
fendus  en  (juatre. 

C'est  ainsi  que  nous  nous  connûmes  et  que  se 
forma  l'intimité  regrettable  qui  devait,  un  jour,  me 
coûter  si  cher. 

Dieu  me  prései-ve  d'(*'tri'  dur  pour  iiu  |)auvre 
monstre  qui,  d'ailleurs,  est  malheureusement  en- 
terré depuis  longtemps.  Mais  on  juge  combien 
dut  être  néfaste  sur  ma  jeune  imagination  Tin- 
fluence  d'un  particulier  qui  m'enseigna  le  secret 


•200  1 1 1  s  r  (  >  I  im:  s    i n;  s  (  »  m .  i  (  ;  k  \  n  r  K  s 

nia<j;'ifjue  —  ()ul)li('  (Jcjniis  tant  de  siècles  —  do 
distin<;ii('i'  1111  lion  (run  porc  <'t  l'HimalayM  d'un 
cumul  do  bran. 

(]etto  science  (lan<^crcus('  a  l'ailli  nie  pcrdro. 
l*(Mi  s'en  est  lalln  (|ii('  je  ne  pai'tagoasso  h;  destin 
do  mon  |H'écej)tonr,  J'en  étais  arrivt*  à  ne  |)ros([no 
plus  tâtonner.  C.e  mot-là  dit  tout. 

Mon  étoile  béniorne,  o-pace  au  ciel  !  me  sauva 
du  gonlIVe.  Je  |)us  uk;  dégager  peu  à  pou  do  cet 
ascendant  l'uneste,  rompre  délinitivement  l(^  charme 
et  l'aire  encore  une  assez  Ixjnne  ligure  parmi  les 
taupes  et  les  quinze-vingts  qui  jouent  enti'o  eux 
le  colin-maillard  de  la  vie. 

Mais  il  était  temps,  rien  que  temps,  et  je  lus 
réduit  à  pa^^or  d'une  partie  considéral)l<'  do  mes 
revenus  la  dextérité  fameuse  d'un  oculiste  de  C\\\- 
cago  (jiii  m'opéra  définitivement  de  la  lumière. 


Cependant  je  voulus  savoir  ce  que  devenait  le 
mendiant  terrible,  et  voici  très  exactement  sa  fin. 

Quelques  années  encore,  il  continua  sa  mendi- 
cité de  clairvoyant  à  la  porte  de  la  cathédrale. 
Son  mal,  dit-on,  s'accrut  av(M'  l'âge.  Plus  il  vieil- 
lissait, plus  il  voyait  clair.  Les  aumônes  dimi- 
nuaient à  proportion. 

Les  vicaires  lui  donnaient  encore  quelques  liards 
pour  l'acquit  de  leur  conscience.  Des  étrangers 
qui  ne  se  doutaient  de  rien  ou   des  êtres  a[)parto- 


LA     TAIE     D    ARGENT  201 

liant  au  plus  bas  peuple  et  qui,  très  probablement, 
avaient  en  eux  le  principe  de  la  clairvoyance,  le 
secouraient  quelquefois. 

L'aveugle  de  l'autre  porte,  homme  juste  et  pi- 
toyable qui  faisait  de  belles  recettes,  le  gratifiait 
d'une  humble  offrande  aux  jours  de  grand  caril- 
lon. 

Mais  tout  cela  était  vraiment  bien  peu  de  chose, 
et  la  répulsion  qu'il  inspirait,  devenant  chaque 
jour  plus  grande,  il  y  avait  lieu  de  conjecturer 
qu'il  ne  tarderait  pas  à  crever  de  faim. 

C'était  à  croire  qu'il  en  avait  fait  le  serment. 
Avec  cynisme,  il  étalait  son  infirmité,  comme  les 
culs-de-jatte,  les  goitreux,  les  ulcéreux,  les  ma- 
nicrots  ou  les  rachitiques  étalent  les  leurs,  aux 
fêtes  votives,  dans  les  campagnes.  Il  vous  la  met- 
tait sous  le  nez,  vous  forçant,  pour  ainsi  dire,  à  la 
respirer. 

Le  dégoût  et  l'indignation  publics  étaient  à  leur 
comble,  et  la  situation  du  malandrin  ne  tenait 
plus  qu'à  un  seul  cheveu,  lorsque  survint  un  évé- 
nement aussi  prodigieux  qu'inattendu. 

Le  clairvoyant  héritait  d'un  petit  neveu  d'Amé- 
rique, devenu  insolemment  riche  dans  la  falsifi- 
cation des  guanos  et  (jui  avait  été  dévoré  par  des 
cannibales  de  l'Araucanie. 

L'ex-mendiant  ne  fit  pas  réclamer  ses  restes, 
mais  réalisa  la  succession  et  se  mit  à  faire  la  noce. 
On  aurait  pu  croire  que  l'invraisemblable  et  quasi 
monstrueuse  lucidité  qui  l'avait  rendu  célèbre  al- 


'iO'i  II  I  s  !(»  I  1!  i;S      IH;S(M!  I.  M.  KA  .NIKS 

lail  aiissihH  (icvciiii' ^v/Ay^r////^' cuiniin'  uiir  phtisie 
précipitt?  le  dévergondage.  Ce  Fut  précisément  que 
le  contraire  qui  arriva. 

Quel({ues  mois  plus  tard,  il  était  radicalement 
guéri,  —  sans  opération.  11  perdit  toute  clair- 
voyance et  devint  même  complètement  sourd. 

Ne  vivant  plus  que  jxxir  se  rincer  les  tripes,  il 
était  enfin  délivré  du  monde  extérieur  par  la  Taie 
d'argent. 


XXIII 


UN  HOMME  BIEN  NOURRI 


11/J  ONSiEUR,  j'ai  le  regret  de  vous  informer  que 
ifX  '^I-  \  énard  Prosper,  salle  Bouley,  13,  est 
décédé  à  10  heures  du  matin,  le  17  octobre  1893. 
Je  vous  prie  de  me  faire  connaître  de  suite  vos 
intentions  relativement  à  la  sépulture  du  corps 
qui  doit  être  enlevé  dans  les  vingt-([uatre  heures 
et  d'apporter,  en  même  temps,  les  pièces  néces- 
saires (acte  de  naissance  ou  de  mariage)  pour 
rédiger  régulièrement  l'acte  de  décès  ». 

Ce  fut  par  un  tel  avis  daté  de  l'hôpital  Necker 
que  j'appris,  le  mois  dernier,  la  mort  sans  gloire 
d'un  des  hommes  les  mieux  nourris  qu'on  ait  ob- 
servés au-dessous  des  montagnes  de  la  lune,  depuis 
les  grands  goinfres  tourangeaux  dont  Rabelais 
nous  a  transmis  les  épopées. 


-20i  IIISTOIKKS      DKSOHLKIKA  N  TKS 

Je  in'lionure  d'avoir  étv  son  ami  et  luc  loue  d'avoir 
partagé  quelques-unes  de  ses  l)ombances.  Mais 
je  ne  sais  comment  il  se  lit  que  j'étais  demeuré 
seul  d'une  multitude,  (juand  survint  le  marasme 
inexplicable  (jui  devait  h;  consumer  à  trente-cinq 
ans.  Le  malheureux  n'eut  quemoi  pour  le  visiter  en 
ses  derni(M\s  jours  et  pourvoir  à  ses    funéi'ailles. 

Je  fis  de  mon  mieux,  content  d'épargner  mu  ca- 
davre les  profanations  odieuses  de  rampliilliéàtre 
et  la  terrifiante  avanie  dernière  de  ce  crématoire 
où  l'Assistance  publique,  toujours  maternelle,  fait 
brûler,  sans  leur  permission,  les  indigents  morts 
dans  ses  antres. 

Car  les  pauvres  ne  possèdent  même  pas  leur 
carcasse,  et  quand  ils  gisent  dans  les  hôpitaux, 
après  que  leur  âme  désespérée  s'est  enfuie,  leurs 
pitoyables  et  précieux  corps  promis  à  Téternelle 
résurrection,  —  o  douloureux  Christ  !  —  on  les 
emporte  sans  croix  ni  oraison,  loin  de  vos 
églises  et  de  vos  autels,  loin  de  ces  beaux  vitraux 
consolants  où  vos  amis  sont  représentés,  pour  ser- 
vir, comme  des  charognes  d'animaux  immondes, 
aux  expérimentations  des  charcutiers  ou  des  fai- 
seurs de  poussière... 

Mais,  pardon,  j'allais  perdre  de  vue  qu'il  s'agit 
d'une  histoire  précisément  saturée  de  consolation 
et  que  les  optimistes  les  plus  déçus  ne  liront  pas, 
j'ose  l'espérer,  sans  quelque  douceur. 


UN     HOMME      BIEN      NOLllin  '205 


Mon  ami  Vénard  pratiquait,  avec  une  espèce  de 
génie,  le  plus  oublié  des  arts.  Il  n'était  pas  seu- 
lement un  enliii)iineiii\  il  était  le  rénovateur  de 
l'Enluminure  et  l'un  des  plus  incontestables  ar- 
tistes contemporains. 

Il  m'a  raconté  qu'ayant  fait  dans  sa  jeunesse 
d'assez  fortes  études  de  dessin,  cette  vocation  sin- 
gulière lui  fut  révélée  beaucoup  plus  tard,  lors- 
qu'au retour  d'une  expédition  fameuse  où  il  avait 
failli  périr,  et  son  patrimoine  ayant  disparu,  la 
misère  le  contraignit  à  chercher  quelque  moyen  de 
gagner  sa  vie. 

A  toutes  les  époques,  cet  homme  d'action,  en- 
chaîné sur  le  gril  de  ses  facultés,  avait  machina- 
lement essayé  de  les  décevoir  par  l'application 
de  sa  main  à  des  ornementations  hétéroclites  dont 
il  surchargeait,  en  ses  heures  de  pesant  loisir,  les 
billets  d'un  laconisme  surprenant  qu'il  écrivait  à 
ses  amis  ou  à  ses  maîtresses. 

On  montrait  de  lui  des  messages  de  trois  mots 
notifiant  des  rendez-vous,  dans  lesquels  Tampli- 
fication  amoureuse  était  remplacée  par  une  brous- 
saille  d'arabesques,  de  feiullages  impossibles,  d'en- 
roulements inextricables,  de  figures  monstrueuses 
insolitement  coloriées,  où  les  quelques  syllabes 
exprimant  son  bon  plaisir  s'imposaient  rudement 
à  l'œil  en  onciales  carolingiennes    ou   caractères 


'■){){]  Il  I  s  T  O  I  lU;  s      1  »  K  s  ()  IM ,  I  (i  K  A  >■  T  K  S 

imi;lo-sax()iis,  les  deux  «'critui'tîs  les  plus  rner- 
i,^i(|iies,  depuis  la  rcctiligne  capitale  des  épliémc- 
rides   eousulaires. 

Un  mépris  golhi([ue  pour  toutes  les  manigances 
contemporaines  lui  avait  donne  le  besoin,  h;  ^^oùt 
passionné  de  ces  formes  veiieiahles,  dans  lescjuelles 
il  faisait  entrer  sa  pensée  comme  il  aurait  fait  en- 
trer ses  membres  dans  une  armure. 

l*eu  à  peu  la  lettre  oru(^e  lui  avait  inspiré  l'am- 
bition de  la  lettrine  ///.sVo/vVc,  puis  de  la  miniature 
détachée  du  texte,  avec  toutes  ses  conséquences, 
—  conformément  à  la  progression  de  cet  art  pi'i- 
mordial  et  générateur  des  autres  arts,  commençant 
à  la  pauvre  transcription  des  moines  mérovingiens 
pour  aboutir,  après  une  demi-douzaine  de  siècles, 
à  Van  Eyck,  Gimabué  et  Orcagna  qui  continuè- 
rent sur  la  toile,  avec  des  couleurs  plus  matérielles 
dont  la  Renaissance  allait  abuser,  les  traditions 
esthétiques  du  spirituel  Moyen  Age. 

Son  habileté  devint  prodigieuse  aussitôt  qu'il 
eût  décidé  d'en  tirer  parti  et  il  apparut  un  ar- 
tiste merveilleux,  de  l'originalité  la  plus  impré- 
vue. 

Il  avait  étudié  avec  soin  et  consultait  sans  cesse 
les  monuments  adorables  conservés  à  la  Biblio- 
thèque Nationale  ou  aux  Archives;  tels  que  les 
Evangéliaires  de  Charlemagne,  de  Charles  le 
Chauve,  de  Lothaire,  le  Psautier  de  saint  Louis, 
le  Sacramentaire  de  Drogoii  de  Metz,  les  célèbres 
livres  d'heures  de  René  d'Anjou,  d'Anne  de  Bre- 


UN     HOMME     BIEN     NOURRI  207 

tagneetles  miniatures  sublimes  de  Jehan  Fouquet, 
peintre  attitré  de  Louis  XI. 

Il  avait  fait  presque  des  bassesses  pour  obtenir 
l'autorisation  de  copier  quelques  scènes  bibliques 
ou  paysages  dans  les  Heures  magnifiques  du 
frère  de  Charles  Y  possédées  parle  duc  d'Aumale. 

Enfin,  un  jour,  il  avait  accompli  le  coûteux  pè- 
lerinage de  Venise,  uniquement  pour  y  étudier  ce 
miraculeux  Bréviaire  de  Grimani  auquel  ^lemling 
passe  pour  aA^oir  collaboré  et  dont  s'inspira  Du- 
rer. 

Toutefois,  il  ne  reproduisait  jamais,  ne  fût-ce 
que  par  fragments  juxtaposés,  l'œuvre  de  ses  de- 
vanciers du  Moyen  Age.  Ses  compositions  toujours 
étranges  et  inattendues,  qu'elles  fussent  flamandes, 
irlandaises,  byzantines  ou  même  slaves,  étaient 
bien  à  lui  et  n'avaient  d'autre  style  que  le  sien, 
«  le  style  Vénard  »,  comme  l'avait  dit  exactement 
Barbey  d'Aurevilly,  dans  un  feuilleton  plein  d  en- 
thousiasme qui  commença  la  réputation  de  l'enlu- 
mineur. 

Dédaigneux  des  chloroses  de  l'aquarelle,  son 
unique  procédé  consistait  à  peindre  à  la  gouache, 
en  pleine  pâte,  en  exaspérant  la  violence  de  ses 
reliefs  de  couleur  par  l'application  d'un  certain 
vernis  dont  il  était  l'inventeur  et  qu'il  ne  livrait  à 
l'analyse  de  personne. 

Ses  enluminures,  par  conséquent,  avaient  l'éclat 
et  la  consistance  lumineuse  des  émaux.  C'était 
une  fête  pour  les  yeux,  en  même  temps  qu'un  fer- 


-lOH  IIISTOIMKS      nKS()|{I,l(;KANTKS 

iiiLMil  puissauL  du  rthciiu  puni'  les  ima^inaticjiis 
capahles  de  faire  reculer  la  croup»*  de  la  Cliiincrc, 
cl  de  n'intégrer  les  siècles  dcl'unls. 


Il  me  reste  maintenant  à  (;xpli({uer  comment  ce 
personnage  (extraordinaire  l'ut  un  homme  si  bien 
nourri  et  comment  sa  lin  lamentable  a  pu  être, 
pour  un   *^rand  nombi'e,  l'occasion  de  se  consoler. 

On  sait  que  je  n'en  laisse?  échapper  aucune  de 
taire  valoir  mes  contemporains  et  que  c'est  pour 
moi  un  besoin  de  répandre  sur  les  cœurs  souffrants 
le  dictame  de  mes  adjectifs. 

Ici,  par  bonheur,  je  n'ai  presque  rien  à  faire.  Je 
me  demande  même  si  jamais  la  grandeur  morale 
a  tant  éclaté  qu'en  cette  occurrence  du  ti*epas  de 
renlumineur. 

Pi'(>s[)er  Vénard  n'était  pas  encore  enterré  (jue, 
déjà,  vin_i;t  feuilles  rédigées  par  de  justes  écrivains 
mentionnaient  en  gémissant  les  origines  peu  con- 
nues de  sa  déchéance. 

L'enlumineur  n'avait  pensé  qu'à  mangei*.  Peu 
dant  dix  ans  on  ne  l'avait  vu  occupé,  pour  ainsi 
dire,  (pi'à  cheidiei-  de  la  nourriture.  Il  aurait  fallu 
vider  les  caisses  publi([ues  pourobtenir  son  rassa- 
siement et  tous  les  troupeaux  de  la  Mésopotamie 
n'auraient  pu  combler  la  voracité  de  ce  défunt. 

Mais  enfin,  <j:ràce  à  Dieu  !  c'était  fini.  Le  cyclone 
de  cette  fringale  s'était   dissipé.   Les  autres  liu- 


UN     HO  M  M  K     B  I E  >"     NOURRI  ^Oî» 

mains,  à  leur  tour,  allaient  être  adnii.s  alunctiunner 
de  la  mandibule  inférieure,  et  la  société  française, 
délivrée  d'un  si  grand  péril,  pourrait  tranquille- 
ment se  remettre  à  table. 

Les  révélations  affluèrent.  —  Je  Tai  nourri  pen- 
dant deux  ans,  disait  l'un.  —  Il  venait  sans  cesse 
dîner  chez  moi,  criait  l'autre.  —  Je  n'ai  pu  le  voir 
une  seule  fois  sans  qu'il  se  plaignît  de  crever  de 
faim,  vociférait  un  troisième. 

On  découvrit  avec  stupeur  que  ce  Vénard  avait 
été  gavé  par  tout  le  monde,  sans  exception.  Plus 
de  cinq  cents  personnes,  peut-être,  avaient  été 
occupées  exclusivement  à  l'emplir  du  matin  au  soir, 
et  s'il  était  mort  de  langueur,  comme  l'affirmait 
si  étrangement  le  chef  de  service  de  l'hôpital,  c'est 
qu'alors  il  n'y  avait  jamais  eu  rien  à  faire  et  qu'il 
eût  été  beaucoup  plus  sage  d'y  renoncer,  etc. 

—  Tranchons  le  mot,  écrivait  un  de  nos  plus  adi- 
peux critiques,  c'est  décourageant,  c'est  profon- 
dément inéquitable.  On  a  droit  au  moins  à  la 
graisse  des  cochons  qu'on  alimente  à  si  grand 
frais.  Ce  monsieur  n'était  même  pas  capable  de  la 
gratitude  la  plus  Aulgaire. 

C'était,  ma  foi,  vrai.  Mon  ami  le /y^<^^/o7Y' Vénard 
mangeait  assez  bien,  je  ne  dis  pas  non,  quand  il 
en  trouvait  l'occasion,  ce  qui  arrivait,  je  crois,  un 
peu  moins  souvent  que  la  conjonction  de  N(q)tune 
et  de  Jupiter,  mais  il  léchait  mal. 

On  ne  put  jamais  lui  faire  comprendre  qu'un  ar- 
tiste pauvre  a  le  devoir  de  sucer  l'empeigne  d'un 


-ilO  HISTOJHES     DESOBLKiKANTES 

avorton  littéraire  (|iii  le  régala  d'épliichures,  un 
certain  jour,  et  (jiie  plus  il  est  grand  artiste,  plus 
il  a  ce  (lev(^ii\ 

Il  comprit  moins  encore  que  l'emprunt  d'une  pièce 
de  cent  sous  dût  l'engager  éternellement  aux  jean- 
foutreries  de  la  complaisance  et  il  Tut  sans  respect 
pour  les  importants  qui  le  dégoûtaient.  De  là  sa 
réputation  d'ingratitude. 

J'ai  bien  essayé  de  le  défendre.  J'ai  même  poussé 
l'audace  jusqu'à  dire  qu'il  se  pourrait,  après  tout, 
que  quelques  repas  dénués  de  faste  se  trouvassent 
un  million  de  fois  payés  par  des  travaux  d'enlumi- 
nure d'une  incomparable  magnificence,  dont  nul 
ne  soufflait  mot,  et  que  l'exilé  du  Moyen  Age 
avait  offert  simplement  à  ses  bienfaiteurs. 

Mais  on  m'a  fermé  la  bouche  en  me  faisant  ob- 
server que  les  polychromies  invendables  de  ce 
mangeur  ne  pourraient  avoir  une  sorte  d'intérêt 
que  pour  les  hommes  de  la  seconde  moitié  du 
vingtième  siècle,  époque  assignée  par  quelques 
prophètes  pour  la  résurrection  de  Barberousse  ou 
de  Gharlemagne. 

En  attendant,  la  légende  est  inextirpable,  et  les 
ducs  ou  margraves,  sortis  des  entrailles  del'Anar- 
chie,  qui  gouverneront  l'Europe  dans  cent  ans, 
donneront  peut-être  des  territoires  en  échange  de 
quelques  miniatures  de  ce  Yénard,  si  fameux  au- 
trefois par  sa  goinfrerie,  et  que  ses  infortunés  con- 
temporains s'exténuèrent  à  bien  nourrir. 


XXIV 

LA  FÈVE 


Un  beau  jeune  homme  et  une 
belle  jeune  fille  se  sont  épousés 
avec  enthousiasme.  Après  la  cé- 
rémonie, seuls  enfin  !  assis  en 
face  lun  de  l'autre  sur  des  chaises 
confortables,  ils  se  regardent 
longtemps  sans  rien  dire  et  crè- 
vent d'horreur. 
{Précis  dliistoire   contemporaine.) 


^M^ONSiEUR  Tertullien  venait  d'attraper  la  cin- 
Xf  J[  quantaine,  ses  cheveux  étaient  encore  d'un 
beau  noir,  ses  affaires  marchaient  admirablement 
et  sa  considération  grandissait  de  jour  en  jour, 
lorsqu'il  eut  le  malheur  de  perdre  sa  femme. 

Le  coup  fut  terrible.  Il  aurait  fallu  de  la  perver- 
sité pour  imaginer  une  compagne  plus  satisfai- 
sante. 


21-2  1 1 1  s  r  (  »  I  m;  s    i  >  i:  s  «  >  m ,  i  (  ;  i;  v  .\  r  k  s 

l^^llc  avail  viii<j;"l  ans  de;  iiioms  ([lu'  son  mari,  le 
visage  le  plus  i'ag(HUant  ([iii  se  pût  voir  et  un  ea- 
l'aetère  si  délicieux  ([u'ell(Mie  laissait  jiimais  échap- 
per une  occasion  de  ravir. 

Le  magnanime  Tertullien  l'avait  épousée  sans 
le  sou.  comme  l'ont  la  plupart  des  négociants  (jue 
le  célibat  incommode  et  c{ui  n'ont  pas  le  temps  de 
vacpuu'à  la  séduction  des  vierges  dilTiciles. 

Il  Tavait  épousée  «  entre  deux  IVomages  », 
disait-il  avec  enjouement.  Car  il  était  marchand 
de  fromages  en  gros  et  il  aA^ait  accompli  cet  acte 
sérieux  dans  l'intervalle  d'une  livraison  mémo- 
ral)le  de  Ghester  et  d'un  arrivage  exceptionnel  de 
Parmesan. 

Cette  union,  j'ai  le  regret  de  le  dire,  n'avait  pas 
été  féconde,  et  c'était  une  ombre  au  gracieux  ta- 
bleau. 

A  qui  la  faute?  Question  grave  qui  pendait 
toujoui's  chez  les  fruitiers  et  les  épiciers  du  Cros- 
Caillou.  Une  bouchère  hispide  (jue  le  beau  Ter- 
tullien avait  dédaignée  l'accusait  ouvertement 
d'impuissance,  au  mépris  des  objections  d'une 
granuleuse  matelassière  qui  se  prétendait  docu- 
mentée. 

Le  pharmacien,  toutefois,  déclarait  ([u'il  fallait 
attendre  pour  se  former  une  opinion,  et  la  bienveil- 
lante masse  des  concierges  désintéressés  du  litige 
ajq)rouvait  la  circonspection  de  ce  penseur. 

Ceux-là  disaient  avec  une  grande  autorité  que 
Paris   n'a   pas  été    bâti  en  un  jour,  que  tout  est 


LA     1  EVE  213 

bien  qui  finit  bien,  que  qui  veut  voyager  loin 
ménage  sa  monture,  etc.,  etc.,  et  que,  par  consé 
quent,  il  y  avait  lieu  de  présupposer  l'événement 
favorable  qui  mettrait,  un  jour  ou  l'autre,  la  der- 
nière touche  à  l'éblouissante  prospérité  du  fro- 
mager. 

On  aurait  pu  croire  (pi'il  s'agissait  d'un  Dauphin 
de  France. 


L'émotion  fut  grande  quand  on  apprit  la  mort 
soudaine  qui  fauchait  de  si  légitimes  espoirs. 

A  moins  que  TertuUien  ne  se  remariât  prompte- 
ment,  hypothèse  que  sa  douleur  ne  permettait  pas 
d'accepter  une  seule  minute,  l'avenir  de  son  éta- 
blissement était  fricassé,  et  ce  fils  de  ses  propres 
œuvres,  déjà  si  riche  quoique  parti  du  néant, 
verrait  à  la  fin  sa  clientèle  passer  à  un  successeur 
étranger! 

Perspective  noire  qui  devait  amertumer  singu- 
lièrement les  regrets  de  l'époux  en  deuil. 

Celui-ci  parut,  en  effet,  sur  le  point  de  culbu- 
ter dans  un  gouffre  de  désespoir. 

J'ignore  jusqu'à  quel  point  le  rêve  d'une  des- 
cendance fromagère  le  travaillait,  mais  je  fus  l'auri- 
culaire témoin  de  ses  beuglements  douloureux  et 
des  sommations  extra-judiciaires  qu'il  se  fit  à  lui- 
même  d'avoir  à  suivre  sa  Clémentine  ;ui  tombeau 
dans  des  délais  fort  prochains  que,  d'ailleurs,  il 
ne  fixa  pas. 


•24^4  II  I  s  I  ()  I  H  i:s    in;s(>  M  M  (.  i;  A  NT  Ks 

Avaiil  i.Mi  le  loisii"  d'cLiulici'  ;i  ioiid  ccl  lioniine 
sympallii(jii«'  avec  <|iii  j'cnti'ctins,  (iix  ans,  les 
plus  étroites  relations  ((timnereiales,  il  me  l'ut 
donné  d'observer  nu  Irait  admirable,  quoique  peu 
connii,  de  son  cai'actère. 

Il  avait  une  peur  airoce  d'être  cocu.  Tous  ses 
ancêtres  l'avaient  été,  depuis  deux  ou  trois  cents 
ans,  et  sa  tendresse  pour  sa  femme  tenait  surtout 
à  la  certitude  inébranlable  d'être  exceptionnelle- 
ment assuré   par  elle  de  l'intégrité  de  son  Iront. 

Sa  reconnaissance  avait  même  quelque  chose 
de  profondément  cocasse  et  touchant.  A  la  ré- 
flexion, cebi  finissait  par  devenir  h  peu  près  tra- 
gique, et  je  me  suis  demandé  parfois,  avec  stu- 
peur, si  la  stérilité  scandaleuse  de  Clémentine  était 
explicable  autrement  que  par  certains  doutes  bien 
étranges  que  pouvait  avoir  TertuUien  sur  sa 
propre  identité  et  par  une  crainte  sublime  de  se 
cocufier  lui-même,  —  en  la  fécondant. 


Mais  tout  cela  était  trop  beau,  trop  au-dessus 
des  Marolles,  des  Boudons  ou  des  Livarots,  et  la 
chose  banale  arriva  qui  devait  inlailliblement 
arriver. 

Clémentine  ayant  restitué  son  âme  au  Seigneur, 
l'infortuné  veuf  exhala  d'al)ord,  avec  impétuosité, 
les  gémissements  et  les  sanglots  que  recommande 
la  nature. 


LA     FEVE  245 

Quand  il  eut  payé  ce  premier  tribut  —  pour  me 
servir  d'une  expression  qu'il  affectionnait  —  il 
voulut,  préalablement  à  la  cérémonie  des  obsèques 
dont  la  bousculade  certaine  le  crispait  d'avance, 
mettre  en  ordre  lui-même  les  reliques  de  l'adorée. 

C'était  là  que  sa  destinée  marâtre  l'attendait. 
Le  labarum  dérisoire  des  Tertulliens  lui  apparut. 

Dans  un  tiroir  mystérieux  d'un  meuble  intime 
que  le  plus  ombrageux  mari  ne  se  fût  jamais  avisé 
de  soupçonner,  il  découvrit  une  correspondance 
volumineuse  autant  que  variée  qui  ne  lui  permit 
pas  de  se  cramponner  une  seconde. 

Tous  ses  amis  et  connaissances  y  avaient  passé. 
A  l'exception  de  moi  seul,  tous  avaient  été  chéris 
de  sa  femme. 

Ses  employés  même  —  il  trouva  des  lettres  d'em- 
ployés sur  papier  rose  —  avaient  été  simultané- 
ment gratifiés. 

Il  acquit  la  certitude  que  la  défunte  l'avait 
trompé  nuit  et  jour,  quelque  temps  qu'il  fit,  à  peu 
près  partout.  Dans  son  lit,  dans  sa  cave,  dans 
son  grenier,  dans  sa  boutique,  jusque  sous  l'œil 
du  gruyère  et  dans  les  effluves  du  roquefort  ou 
du  camembert. 

Inutile  d'ajouter  que  cette  correspondance  mal- 
propre le  ménageait  peu.  On  se' fichait  de  lui  sans 
relâche  de  la  première  ligne  à  la  dernière. 

Un  employé  du  télégraphe,  renommé  pour  la 
finesse  de  son  esprit,  le  blaguait  d'une  manière 
aussi   désobligeante    que   possible    sur  son   com- 


-216  IMS  roi  H  KS      DKSo  11  11  (.  i;  A  N  PKS 

iiieirc,  au  poiiil  dv  se  pcrnn'lh'c  des  allusions  ou 
des  conseils  (|ifil  est  impossible  de  publier. 

Mais  il  V  avait  une  chose  inouïe,  exorbilanlc, 
l'abuleusi?,  à  détracjuer  la  constellation  du  (Capri- 
corne. 

A  ce  dossier  mortifiant  s'annexait  une  intermi- 
nable st'i'ie  de  petits  bâtons  «pii  l'i'tonnèrent  et 
dont  la  présence  lui  parut  d'aboid  inexplicable. 
Mais  appelant  à  lui  la  sagacité  d'un  Apache  subtil 
penché  sur  une  piste  de  guerre,  une  clarté  vive 
l'inonda  (juand  il  s'aperçut  r[ue  le  nombre  de  ces 
objets  était  précisément  le  nombre  des  adorateurs 
encouragés  de  son  infidèle,  et  (pie  chacun  d'eux 
était  entaillé  au  canif  d'une  multitude  de  coches 
semblables  à  celles  qui  se  pratiquent  sur  les  souches 
des  boulangers. 

Évidemment,  cette  Clémentine  avait  »'te  une 
femme  d'un  grand  ordre  et  (pii  tenait  à  se  rendre 
compte. 

Le  mari,  écrasé  d'hiiuiiliation,  exprima  le  désir 
bien  naturel  qu'on  le  laissât  seul  avec  la  morte  et 
s'enferma  deux  ou  trois  heures  comme  un  liomme 
qui  veut  se  livrer  sans  contrainte  à  son  affliction. 


Quelques  semaines  plus  tard,  Tertullieii  offrait 
un  dîner  somptueux  pour  le  jour  des  Rois. 

Vingt  convives  mâles,  triés  aACC  soin,  se  pres- 
saient autour  de  sa  table,   lue  magnificence  non 


LA     FEVE  217 

pareille  était  déployée.  Chère  exquise,  abondante 
et  inattendue.  Cela  ressemblait  au  festin  d'adieu 
d'un  opulent  prince  qui  est  sur  le  point  d'abdi- 
quer. 

Plusieurs  cependant  éprouvèrent  un  moment  de 
gène  à  l'aspect  du  décor  funèbre  que  l'imagina- 
tion, désormais  lugubre,  du  fromager  avait  em- 
prunté sans  doute  à  quelque  souvenir  de  mélo- 
drame. 

Les  murs,  le  plafond  même  étaient  tendus  de 
noir,  la  nappe  était  noire,  on  était  éclairé  par  des 
candélabres  noirs  oii  brûlaient  des  bougies  noires. 
Tout  était  noir. 

L'employé  du  télégraphe,  complètement  dé- 
monté, voulait  s'en  aller.  Un  jovial  éleveur  de 
porcs  le  retint,  déclarant  cju'il  fallait  «  se  mettre  à 
la  luiuteur  »  et  ([u'il  trouvait  ça.  «  très  rigolo  ». 

Les  autres,  un  moment  indécis,  se  détermi- 
nèrent à  narguer  la  mort.  Bient(M,  les  bouteilles 
ne  s'arrétant  pas  de  circuler,  le  repas  devint  tout 
à  fait  hilare.  Au  Champagne,  le  triomphe  du  calem- 
bour était  assuré  et  les  cochonneries  commen- 
çaient à  poindre,  lorsqu'un  gâteau  gigantesque 
fut  apporté. 

—  Messieurs,  dit  Tertullien,  qui  se  leva,  nous 
allons  vider  nos  verres,  si  vous  voulez,  à  la  mé- 
moire de  notre  chère  morte.  Chacun  de  vous  a  pu 
connaître,  apprécier  son  cœur.  \'ous  ne  pouvez 
avoir  oublié,  n'est-ce  pas  ?  son  aimable  et  tendre 
cœur.  Je  vous  prie  donc  de  vous  pénétrer  —  d'une 


2l8  IMSrolIlKS     nKSOin.KlK  ANTKS 

lavoii  tirs  pcii'liculii'i'(\  —  de  son  souvenir,  avant 
que  soit  découpé  ce  gâteau  des  Rois  qu'elle  (3iit 
tant  aimé  à  partager  avec  vous. 

N'ayant  jamais  été  l'amant  de  la  IVomagère, 
probablement  parce  que  je  ne  l'avais  jamais  ren- 
contrée, je  n'avais  pas  été  invité  à  ce  diner  et  ne 
pus  savoir  à  qui  échut  la  fève  royale. 

Mais  je  sais  que  le  diabolique  Tertullien  fut 
in([uiété  par  la  justice  pour  avoir  inséré,  dans  les 
flancs  énormes  de  cette  galette  frangipanée,  le 
cœur  de  sa  femme,  le  petit  cœur  en  putréfaction 
de  la  délicieuse  Clémentine. 


PROPOS  DIGESTIKS 


TOUS  les  ventres  étant  pleins,  on  décida  d'en 
finir  avec  les  pauvres. 

A  dix  heures  du  soir,  une  trentaine  environ  de 
plantigrades  sublimes  étaient  tombés  d'accord  sur 
ce  point  que  les  ce  balançoires  »  fraternelles  avaient 
duré  trop  de  siècles  et  qu'il  était  expédient  de  ver- 
ser une  ample  réprobation  sur  cette  classe  guenil- 
leuse  qui  se  complaît  malicieusement  à  fendre  le 
cœur  des  gens  bien  vêtus. 

Diverses  motions  furent  expectorées. 

Le  Psychologue  roucoula  qu'il  n'y  a  de  beau  que 
la  pitié,  la  vraie  pitié  judicieuse  qui  s'émeut  aux 
gémissements  du  riche,  et  que  c'est  un  crime  social 
d'encourager  la  paresse  des  mendicitaires. 

Il  ajouta  qu'une  administration  lumineuse  aurait 


220  'iMsroinKs    dksou  li  c;  k  \  >  tks 

le  sctuci  (le  protéger  ;iv.«nl  loiil ,  ((jnlrc  i-cs  dciincis, 
les  intelli<^enres  distiiigu(''es  et  les  «  âmes  fines  » 
qui  conservent  encore  parmi  nous  les  ti'aditions 
<l('  rdégance  aristocratique  et  de    l.i    sensibilité. 

La  conclusion  lut  rotée  par  Kiancis([ue  Lepion, 
philosophe  g-ras  et  plein  d'cnergiequi  réclama  net- 
tement les  plus  insalubres  c()b)nies  jjénitentiaires 
pour  tout  citoyen  français  incapable  de  justifier 
de  trente  mille  francs  de  revenu. 

Un  homme  libre  qui  avait  eu  des  malheurs  a 
Gonstantinople  et  qui  s'était  icndu  célèbre  en  exé- 
cutant des  rossignolades  à  la  chapelle  Sixtine  du 
suffrage  universel,  appuya  ce  juste  vœu  d'un  ga- 
zouillement tibicin. 

Plusieurs  poètes  mucilagineux  et  inextricables 
énumérèrent  les  châtiments  afflictifs  qu'une  vigou- 
reuse répression  devrait  exercer  contre  les  impé- 
nitents ou  l(^s  relaps  de  la  misère. 

Les  fusillades,  les  mitraillades,  les  noyades,  les 
autodafés,  les  bannissements  ou  déportations  en 
masse,  arrachèrent  successivement  des  cris  d'en- 
thousiasme. 

Il  ai'riva  même  qu\iii  bibliophile  ayant  sur  lui, 
par  bonheur,  l'édition  princeps  et  rarissime  de  ce 
fameux  Bottiii  des  Supplices,  en  quatorze  langues, 
imprimé  pour  la  première  fois,  au  commencement 
du  neuvième  siècle,  à  King-Tchéou-P'ou  sur  les 
bords  du  Kiang,  par  iePlantindu  Céleste-Em])ire, 
en  lut  quel([ues  pages  et  fit  pleurer  d'attendrisse- 
ment tous  les  auditeurs. 


PROPOS     DIGESTIFS  221 

Je  ne  finirais  pas  si  j'entreprenais  de  rapporter 
les  apophtegmes  transcendants  que  débitèrent,  en 
cette  occasion,  les  femmes  parées  qui  se  trouvaient 
là,  et  dont  la  raison  est  si  supérieure  à  celle  de 
l'homme,  comme  chacun  sait. 

D'ailleurs,  tout  ne  sera-t-il  pas  dit  quand  on 
saura  que  cela  se  passait  chez  l'éblouissante  vida- 
messe  du  Fondement,  de  qui  l'époux  trop  heureux 
s'est  couvert  de  gloire  en  négociant  le  traité  bila- 
téral, —  si  longtemps  considéré  dans  les  cabinets 
européens  comme  un  rêve  irréalisable,  —  qui 
unit  désormais,  enfin!  la  principauté  de  Sodome 
à  la  République  Française  ? 


Ma  conscience  d'historien  ne  me  permet  pas 
d'omettre  un  individu  bizarre  et  passablement  in- 
déchiffré, dont  la  mise  précaire  étonnait  dans  un 
tel  milieu. 

On  le  surnommait  familièrement  Apemantus  et 
il  était  le  Cynique.  Cette  qualité  précieuse  lui 
conférait  une  espèce  de  bien  venue  dans  certains 
groupes  ultra-superfins  qui  prétendaient  à  l'athé- 
nianisme  suprême. 

—  De  quoi  vivez-vous  ?  lui  demanda  mécham- 
ment un  jour,  en  présence  de  cinquante  personnes, 
la  plus  acariâtre  des  poétesses. 

—  D'aumônes,  madame,  répondit-il  simplement, 
avec  un  sang-froid  de  poisson  mort. 

15 


^Jti2  1 1 1  s  r ()  1  lu; s    i n: s o ni, k ;  i: .\  .n  r k s 

lU'j)()us(3,  d'ailleurs  iuexactu,  qui  le  caractérisait 
très  bien. 

On  ne  l'embêtait  pas  troj),  lui  sachant  la  dent 
cruelle,  et  parfois  il  dégainait  une  sorte  d'éloquence 
bai'barc  (pii  l'imposait  à  l'attc^ntion  des  iuattentil's 
les  ])lus  l'cti'actilcs  ou  des  délicats  les  plus  cris- 
pés. 

En  somme,  il  disait  tout  ce  (pi'il  voulait,  privi- 
lège rare  que  ne  lui  contestait  personne. 

La  maîtresse  du  lieu  le  pria  donc,  ce  soir-là.  de 
manifester  son  sentiment. 

—  Alors,  tant  pis,  ce  sera  une  histoire,  dit 
Apemantus,  une  histoire  aussi  désobligeante  que 
possible,  cela  va  de  soi;  mais  auparavant,  vous 
subirez,  —  sans  y  rien  comprendre,  j'aime  à  le 
croire,  —  quelques  réflexions  ou  préliminaires 
conjectures  dont  j'ai  besoin  [)Our  stimuler  en  moi 
le  nari'ateur. 

11  est  malheureusement  indiscutable  que  la  pau- 
vreté contamine  la  brillante  face  du  monde,  et  il 
est  tout  à  fait  fâcheux  que  les  dames  pleines  de 
parfums  soient  si  souvent  exposées  à  rencontrer 
de  petits  enfants  qui  crèvent  de  faim. 

Je  sais  bien  qu'il  y  a  la  ressource  de  ne  pas  les 
voir.  Mais  on  sent  tout  de  même  qu'ils  existent  ; 
on  entend  leurs  supplications  inharmonieuses,  on 
risque  même  d'attraper  un  peu  de  vermine,  — 
vous  savez  bien,  mesdames,  cette  ignoble  vermine 
pédiculaire  (jui  «  ne  se  laisse  pas  caresser  aussi 
volontiers  que   l'éléphant  »,  comme   disait    notre 


l'  H  O  P  G  s     D  1  G  K  S  T  1 1-  S  ^3 

grand  poète  Maldoror,  et  qui  abandonne  elle-même 
de  bon  cœur  le  nécessiteux  pour  se  fourrer  dans 
les  manchons  ou  les  pelisses  d'un  inestimable 
prix. 

Tout  cela  me  plonge  dans  une  affliction  très 
amère,  et  j'applaudis  avec  du  délire  à  la  haute 
idée  d'une  immolation  générale  des  indigents. 

Toutefois,  en  attendant  la  bonne  nouvelle  des 
massacres,  me  sera-t-il  permis  de  demandera  ceux 
d'entre  vous  qui  ne  se  sont  jamais  grattés,  s'il 
leur  fut  donné  d'observer,  sans  télescope,  l'iné- 
gale répartition  de  la  certitude  philosophique  en 
ce  qui  touche  quelques  axiomes  prétendus  ? 

Pour  parler  d'une  autre  manière,  où  trouver  un 
homme,  non  encore  vérifié  et  catalogué  comme 
idiot  de  naissance  ou  comme  gâteux,  qui  osera 
dire  qu'il  n'a  pas  l'ombre  d'un  doute  sur  sa  propre 
identité  ?  Car  tel  est  le  point. 

Très  ingénument,  je  déclare  que,  songeant  par- 
fois au  récit  de  l'Evangile  et  à  l'étonnante  multi- 
tude de  pourceaux  qui  fut  nécessaire  pour  loger 
convenablement  les  impurs  démons  sortis  d'un  seul 
homme,  il  m'arrive  de  regarder  autour  de  moi  avec 
épouvante... 

—  Pardon,  monsieur,  dit  un  paléographe,  il  me 
semble  que  vous  allez  un  peu  loin. 

—  Je  suis  donc  dans  mon  chemin,  répliqua  l'im- 
perturbable en  s'inclinant,  car  c'est  justement  très 
loin  que  je  veux  aller. 


224  HlSTOlllKS     DKSOin.KiKVNTES 


—  Voyons,  reprit-il  avec  bonhomie,  je  vaux 
bien  condescendre  à  être  tout  à  fait  clair,  (^uel  est, 
dans  notre  littérature  la  plus  accréditée,  je  veux 
dire  le  roman-feuilleton  ou  le  théâtre,  quel  est, 
dis-je,  le  truc  suprême,  irrésistible,  indéfectible, 
primordial  et  fondamental  ? 

Quelle  est,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  la  ficelle 
qui  casse  tout,  Tarcane  certain,  le  Sésame  de 
Polichinelle  qui  ouvre  les  cavernes  de  l'émotion 
pathétique  et  (jui  fait  infailliblement  et  divinement 
palpiter  les  foules  ? 

Mon  Dieu  !  c'est  très  bête,  ce  que  je  vais  vous 
dire.  Ce  fameux  secret,  c'est,  tout  bonnement, 
Vincertitudesur  Videntité  des  personnes. 

11  y  a  toujours  quelqu'un  qui  n'est  pas  ou  qui 
pourrait  ne  pas  être  l'individu  qu'on  suppose.  Il 
est  nécessaire  qu'il  y  ait  toujours  un  fils  dont  on 
ne  se  doutait  pas,  une  mère  que  personne  n'aurait 
prévue  ou  un  oncle  plus  ou  moins  sublime  qui  a 
besoin  d'être  débrouillé  du  chaos. 

Tout  le  monde  finit  par  se  reconnaître  et  voilà 
la  source  des  pleurs.  Depuis  Sophocle,  ça  n'a  pas 
changé. 

Ne  pensez-vous  pas,  comme  moi,  que  cette  im- 
perdable puissance  d'une  idée  banale  tient  à  quelque 
symbole,  ^\K\iiV^9 pressentiment  très  profond,  cher- 
ché, depuis  trois  mille  ans,  par  les  tâtonnants  in- 


PROPOS     DIGESTIFS  225 

venteurs  de  fables,  comme  Œdipe  aveugle  et  dé- 
sespéré cherche  la  main  de  son  Antigone  ?... 

Nous  parlions  des  pauvres,  n'est-ce  pas  ?  Nous 
y  voilà  donc.  Cette  mécanique  émotionnelle  est 
inconcevable  sans  le  Pauvre,  sans  l'intervention 
et  la  perpétuelle  présence  du  pauvre  dont  je  solli- 
cite, par  conséquent,  le  maintien  au  théâtre  et  dans 
les  romans. 

Le  riche,  au  contraire,  ne  peut  prétendre  à  au- 
cune sorte  de  «  boisseau  ».  Il  est  impossible  à 
cacher,  puisqu'il  est  partout  chez  lui.  Il  crève  l'œil, 
il  sue  son  identité  par  tous  ses  pores,  du  moins  en 
littérature.  L'univers  le  dévisage  et  Dieu  même 
est  tellement  embarrassé  pour  lui  fabriquer  un  rôle 
dans  ses  Mystères  qu'il  a  dû  lui  abandonner  les 
pratiques  vieillotes  et  négligeables  de  la  bienfai- 
sance. 

Si  donc  il  est  nécessaire  et  même  tout  à  fait  ur- 
gent de  massacrer,  j'ose  ouvrir  le  propos  d'une 
sélection  préambulatoire,  d'une  concluante  et  irré- 
fragable vérification  des  individus. 

—  L'anthropométrie  des  âmes,  alors,  précisa  le 
psychologue  qui  s'embêtait  ferme. 

—  Ce  chien  de  mot  ou  tout  autre  qui  vous  con- 
viendra, j'y  consens.  Mais,  de  toutes  manières, 
il  faudrait  le  crible  de  Dieu,  car  je  veux  bien  que 
le  Diable  m'emporte  si  quelqu'un,  ici  ou  ailleurs, 
a  le  pouvoir  de  se  délivrer  à  lui-même  un  passe- 
port quelque  peu  valable. 

Nul  ne  sait  son  propre  nom,  nul  ne  connaît  sa 


"Mit  MISTOIUKS      IIKSO  hl-Kii;  AN  r  KS 

propre  l'ace,  jmrcc  cpic  mil  ne  sait  de  ipiel  jierson- 
nage  mystérieux  —  et  jxuit-ètre  mangé  des  vers, 
—  il  tient  essentiellemenl  la  plare. 


—  Vous  vous  fichez  de  nous,  Apemantus,  inter- 
vint alors  Mme  du  Foi^dement.  Vous  nous  aviez 
promis  une  histoire. 

—  Vous  y  tenez  donc.  Soit. 

«  l  in  homme  riche  avait  deux  [ils.  Le  plus  jeune 
dit  à  son  père  : 

«  —  Mon  père,  donne-moi  la  part  de  bien  qui 
doit  me  revenir. 

«   Et  le  père  leur  partagea  son  bien. 

«  Peu  de  jours  après,  le  plus  jeune  fils  ayant 
rassemblé  tout  ce  qu'il  avait,  partit  pour  une 
région  lointaine,  et  là,  dissipa  tout  son  bien  en 
vivant  luxurieusement...  » 

—  Ah  !  ça,  s'écria  impétueusement  la  petite*  ba- 
ronne du  Carcan  d'Amour,  par  qui  la  mode  fut 
inventée  de  se  décolleter  un  peu  au-dessous  du 
nombi'il,  mais  c'est  la  parabole  d(^  TEnfant  pro- 
digue (pi'il  nous  débite,  ce  monsieur.  Il  va  nous 
apprendre  que  son  héros  fut  réduit  à  garder  les 
porcs,  en  mourant  de  faim  et  qu'un  beau  jour, 
las  du  métier,  il  revint  à  la  maison  de  son  père, 
qui  se  sentit  tout  ému.  le  voyant  arriver  de 
loin. 

—  Hélas  !    non,    madame,  repondit  Apemantus 


l»  KO  PU  s      DIGESTIIS 


•2:>7 


d'une  voix  très  grave,  ce  furent  les  cochons  qui 
arrivèrent... 

La  conversation  en  était  là,  lorsque  Quelqu'un 
qui  ne  sentait  pas  bon  fit  son  entrée  dans  l'appar- 
tement. 


oOOp 


XXVI 

LE  CABINET  DE  LECTURE 

Lu  littérature  est   indispensable. 


MAIS,    tonnerre  de   Dieu!   quand   on  vous    dit 
qu'il  y  a  quelqu'un. 
Orthodoxie  Panard,  qui  s'acharnait  sur  la  ser- 
rure,  depuis   un  instant,  prit  la  fuite,  entendant 
la  voix  redoutée  de  son  oncle  paternel. 

Ce  cabinet  de  lecture  était  si  cocassement  amé- 
nagé qu'un  seul  individu  pouvait  en  jouir  à  tour 
de  rôle,  et  il  y  avait  dix  personnes  dans  la  maison. 
Il  y  avait  le  père  Panard  et  la  mère  Panard; 
les  quatre  héritiers  Panard  :  Athanase,  Héliodore, 
^  Démétrius  et  Orthodoxie;  puis  l'oncle  Justinien, 
la  tante  Plectrude  et  la  tante  Roxelane.  Enfin,  h\ 
vieille  bonne  Palmyre.  Cela  faisait  dix,  bien 
comptés.  C'était  absurde. 


'280  iiisroinKN    in;s()  im.k;  K  A  N  iKs 

\A  i-t'iiiaiNjucz  (|iit;  loiil  (•(.'  iiiuiid('-l;i,  s;iiis  L'.vccp- 
Icr  l*;iliiivi"'  ('||('-inr'in(\  avait  ou  |Kni\ait  avoir 
«les  ln'soiiis  iiilclIccliKîls  (le  la  iiatiiic  la  plus  inipé- 
l'icusc. 

A  (|U('l(|tit'  liciiic  (|ur  ce  fùl,  ou  clail  loujours 
sûr  (le  I  rouvcr  (|ut'l(|n'uu.  Farl'ois  ou  se  bousculait 
à  la  p(Hli'. 

il  y  avail  di-  (|uoi  dégoûter  de  la  famille. 

Inij)ossil)le  de  faire  eutendre  raisou  à  ce  grigou 
de  l^iuard,  uu  ancien  professeur  de  grec,  membre 
de  rinstitut  s'il  vous  plaît,  qui  ne  se  lavait  jamais 
les  luaiiis  pai'  mesure  d'économie,  et  <[ui  décla- 
m;»it  les  imprécations  d'Ilécube,  dans  le  texte 
même  d'Euripide,  quand  ou  lui  pailait  de  cons- 
truire un  second  local. 

L'argent  ne  lui  iuan(puiit  pourtant  pas,  depuis 
le  fameux  héritage  (pii  avait  fait  de  ce  traducteur 
de  Pliilostrate  un    propi'iétaire  important. 

Mais  la  littérature  contemporaine  dont  s'alimen- 
taient surtout  l(.'s  Panard  sortis  de  son  flanc,  étant 
dénuée  pour  lui  d'intérêt,  il  prétendait  qu'on  se 
contentât  des  lieux  actuels  et  feignait  de  ne  pas 
entendre  les  optatives  insinuations  de  ses  hoirs. 

Le  plus  intolérable  des  compétiteurs,  c'était 
l'oncle  Justinicm,  un  colonel  de  orendarmerie  en 
retraite  qui  n'en  finissait  jamais. 

(^uand  l'animal  avait  réussi,  une  bonne  fois,  à 
s'iulrrxhiire,  les  supplications  et  les  pleurs  étaient 
inutiles.  Il  fallait  attendre  une  heure  qu'il  eût  fini 
de  paperasser. 


L  K     C  A  B  I  N  K  T      HE      L  K  C  T  U  M  H  ^2'^  \ 

Si,  (lu  moins,  cette  basane,  ce  gâteux  fétide 
qui  n'aboutissait  pas,  ce  pourvoyeur  démantibulé 
de  la  guillotine  avait  eu  des  motifs  élevés  pour 
prolonger  ainsi  les  vacations,  pour  s'attarder  indé- 
finiment dans  le  cabinet  précieux,  trois  ou  quatre 
fois  par  jourî 

Mais  non.  Ce  vétéran  de  malbeur,  que  le  ciel 
s'obstinait  à  ne  pas  confondre,  avait  toujours  été 
incapable  de  lire  autre  chose  que  des  signalements 
de  malfaiteurs  ou  des  ordres  d'arrestation.  • 

—  Que  pouvez  vous  faire  là-dedans?  bonté  di 
vine!  criait  tante  Plectrude,  enlevant  ses  deux  bras 
arides  vers  les  étoiles,  car  il  se  levait  sous^ent  au 
milieu  des  nuits. 

—  Je  fais  ma  correspondance,  répoudait-ii,  avec 
la  finesse  d'un  gendarme  qu'on  ne  prenait  pas  sans 
vert. 


De  tout  cela,  plus  que  personne,  Orthodoxie 
était  malheureuse.  C'était  une  jeune  fille  d'une 
grâce  peu  commune,  qui  avait  des  relations  litté- 
raires et  prenait  des  leçons  de  bicyclette. 

Son  frère  Athanase,  qui  déjà,  se  lançait  dans  le 
symbolisme,  lui  avait  fait  connaître  le  chef  d'école 
Romano-Spada,  ([ue  ses  racines  grecques  firent 
exceptionnellement  agréer  du  vieux  Panard,  et 
l'avisé  Romano  profita  bientôt  de  cet  accueil  pour 
faufiler  son  inséparable  ami,  le  grand  Papadia- 
mantopoulos. 


'2'M  H  I  s  T  ()  I  H  K  s     D  K  S  O  H  L  I  G  K  A  N  T  K  S 

l^n  jour  lîK'ino,  lt;s  dei'iauL'es  Wum  lugitimiis  du 
pmlessuur  furent  assez  vaincues  pour  qu'on  put 
inviter  lo  non-pareil,  le  suréminent  Péritoine,  qui 
daigna  venir  sans  façon,  à  la  bonne  fianquette, 
avec  son  auréole  de  travail. 

Enfin,  la  table  s'élargissant,  plusieurs  Ivlephtes, 
à  leur  tour,  avaient  reru  l'hospitalité  pour  l'amour 
du  l^inde. 

Il  est  vrai  qu'un  tel  surcroit  de  convives  ren- 
dait |)lus  inaccessible  encore  le  petit  endroit, 
aulaal  ({uc  jamais,  d'ailleui's,  occupé  malicieuse- 
ment par  Justinien,  qui  n'en  sortait  que  pour  Faire 
a  table  d'irrémissibles  incongruités. 

Cette  circonstance  mettait  une  ombre  au  tableau, 
et,  je  le  répète.  Orthodoxie  en  souffrait  jusque 
dans  ses  recoins  les  plus  délicats. 

Vierge  aimable  qui  ne  demandait  qu'à  s'ouvrir  ! 
Fleur  charmante  qu'un  souffle  eût  épanouie  !  Com- 
bien ne  lui  eùt-il  pas  été  facile,  sans  Tavaricieuse 
chiennerie  de  son  père,  de  se  pousser  dans  le 
joyeux  monde,  où  l'eussent  efficacement  patronnée 
de  si  dignes  maîtres  ! 

Par  malheur,  il  aurait  fallu  rompre  audacieuse- 
ment  avec  un  vieillard  pleins  de  préjugés,  que  cette 
affluence  d'apôtres  inquiétait  déjà  et  qui  parlaitde 
congédier  l'Attique  et  le  Péloponèse. 

Avec  angoisse  elle  voyait  venir  le  moment  où 
elle  serait  à  peu  près  réduite,  comme  auparavant, 
à  se  cultiver  elle-même... 

Ah  !  si  Panard  avait  consenti    seulement  à  lui 


LE     CABINET     DE     LECTURE  233 

laisser  lire  les  brillantes  productions  des  psycho- 
logues ou  des  mages  !  Mais  il  n'y  avait  pas  moyen 
d'y  songer.  Toutes  les  œuvres  nouvelles  que  les 
auteurs  ou  les  éditeurs  envoyaient  avec  dédicaces 
au  membre  sévère  de  l'Institut  étaient  expédiées 
illico  dans  ce  dérisoire  cabinet  où  il  était  impos- 
sible de  se  recueillir  un  quart  d'heure. 

Et,  il  n'y  avait  pas  à  dire,  c'était  Tunique  res- 
source. On  ne  pouvait  s'instruire  que  là.  Quant  à 
emporter  les  brochures  avec  soi,  il  fallait  en  bannir 
l'espoir.  La  rage  du  vieux  pion,  qui  i'ouiHait  par- 
tout, eût  éclaté  d'une  manière  terrible  si  quelqu'un 
s'était  avisé  de  détourner  un  seul  tome  de  cette  bi- 
bliothèque privée  dont  il  avait  le  catalogue  dans 
son  implacable  mémoire.  Il  fallait  absolument  les 
utiliser  surplace. 

Or  Justinien  en  faisait  un  scandaleux  abus. 
Quand  il  avait  compulsé  des  études  de  mœurs  ou 
des  recueils  de  poésies,  les  feuilles  étaient  dans 
un  tel  état  qu'on  devait,  en  gémissant,  renoncer  à 
les  parcourir  après  lui.  Les  dédicaces  mêmes  y 
passaient. 

La  sentimentale  Orthodoxie  en  perdait  la  tète, 
ne  parvenant  pas  à  retrouver  le  fil  des  histoires, 
se  voyant  tout  à  coup  privée  d'un  chapitre  décisif 
qui  l'eût  éclairée,  sans  doute  ;  forcée,  malgré  son 
inexpérience,  de  bâtir  elle-même  des  épisodes  im- 
probables, de  conjecturer  d'impossibles  dénoue- 
ments. 


'2H't  lllsrolHKS      IlKSOlil.l  (.  KA.NTES 


La  iK'Cessitt',  dit-on,  rend  ingônioux.  Cette  his- 
toire vi'ridiqne  va  nous  en  Fournir  la  preuve. 

Il  arriva  qu'un  certain  jour  iiii  robuste coniniis- 
sionnaire  apporta  les  œuvres  ((unplètes  du  célèbre 
romancier  russe  I borborygme,  qu'on  A'enait  enfin 
de  traduire. 

Depuis  longtemps,  la  jeune  Tille  rêvait  de  lire 
les  pages  émollientes  et  pbilharmonifjues  de  ce 
Moscovite  relâché.  Mais  il  était  trop  facile  de  pré- 
voir que  cette  masse  précieuse  n'échapperait  pas 
à  la  destinée  commune  des  papiers  lyriques  ou 
documentaires  dont  le  cabinet  de  lecture  s'emplis- 
sait continuellement. 

Pour  conjurer  cette  catastrophe,  il  n'y  avait  pas 
une  minute  à  perdre.  Orthodoxie  alla  donc  trouver 
sur-le-champ  la  tante  Hoxelane,  qui  se  piquait  aussi 
de  littérature  et  (|ui  était  certainement,  après  elle, 
la  personne  la  plus  euphonique  de  la  famille. 

Non  moins  ladresse,  d'ailleurs,  que  Panard, 
celui-ci  la  considérait  attentivement  pour  les  capi- 
taux aimables  qu'elle  possédait  et  qu'elle  manipu- 
lait avec  prudenc»'.  Elle  seule  échappait  à  l'inqui- 
sition du  uiania((ue  et  son  seuil  était  respecté. 

En  quel([ues  instants  fut  ourdie  la  conspiration. 
Les  d<Mix  femmes  arrêtèrent  que  le  grand  homme 
(échapperait  aux  mains  |)rofanantes  du  colonel  de 
gendarmerie,  et   Pahnyre,  corrompue    par  d'illu- 


T.  K      CAHINKT      1>  K      LECTLIU:  -l'ào 

soires  promesses,  traîna  le  colis  dans  la  chambre 
de  Roxelane. 

Il  V  eut  alors  quelques  beaux  jours,  la  tante  et 
la  nièce  lisant  et  pleurant  ensemble... 

Malheureusement,  lavibi'ante  Orthodoxie  ne  put 
assez  contenir  son  enthousiasme.  A  son  insu,  des 
idées  et  des  métaphores  slaves  lui  échajipc'rent, 
et  la  défiance  de  Panard,  un  beau  matin,  s'éveilla. 

Le  mot  rouble  ayant  été  prononcé  par  l'impru- 
dente, qui  croyait  parler  d'or,  il  se  leva  de  table 
comme  un  homme  frappé  d'une  lueur  subite  et  se 
précipita  dans  le  cabinet,  au  moment  même  où 
l'éternel  Justiiiien  venait  d'en  sortir. 

On  l'entendit  longtemps  fourrager  avec  énergie 
dans  les  archives,  nul  n'osant  bouo-ei',  tellement 
l'orage  était  proche. 

Il  reparut  à  la  fin,  pâle  et  rouge,  assez  semblable 
à  quelque  tison  mal  éteint  sur  lequel  soufflerait  la 
bise.  I 

—  Où  sont  mes  Borborygmes  ?  hurla-t-il. 

Tante  Plectrude,  informée  du  micmac,  essaya 
de  détourner  le  cyclone  sur  Justinien.  Mais  celui- 
ci  ayant  juré,  par  sa  croix  et  par  ses  bottes,  qu'on 
le  soupçonnait  injustement,  la  véracité  de  ce  gen- 
darme ne  put  être  mise  en  doute. 

Orthodoxie,  à  son  tour,  comblée  d'effroi,  chargea 
si  obstinément  ses  frères  Athanase,  Héliodore  et 
Démétrius,  qui  ne  savaient  même  pas  de  quoi  il 
retournait,  que  le  discernant  patriarche  démêla 
sans  peine  leur  innocence. 


'VM'y  IIISTOIHKS      nESOBLIOEANTES 

Lg  cas  était  pravr,  et  le  chàtinieiit  fut  propor- 
tionné an  délit.  Il  l'allnt  rrstitner  les  précieux 
hou(|uins,  (pii  prirent  incontinent  la  même  route 
(|ue  leurs  devanciers,  et  ce  fut  Toncle  trois  fois 
odieux  qui  en  profita  presque  seul,  cette  littérature 
agissant  sur  lui  avec  tant  de  force  qu'il  n'émer- 
geait |)lus  de  son  antre  qu'aux  heures  des  repas. 

Oithodoxie,  dont  la  douleur  fut  déchirante,  par- 
vint cependant  à  se  consoler.  Elle  a  même  fini 
par  comprendre  que  tel  est  le  jugement  dernier  de 
tous  les  papiers  humains,  que  les  lectures  se  font 
généralement  ainsi  dans  les  familles  où  la  raison 
prédomine,  et  ({ue  de  tangibles  félicités  sont  plus 
estimables  que  les  décevantes  élucubrations  de 
quelques  rêveurs... 

Mais,  que  dis-je  ?  n'avait-elle  pas  surtout  décou- 
vert, en  cette  occasion,  la  profonde  vérité  de 
l'axiome  formulé  par  une  de  nos  poétesses,  et  qui 
fut  désormais  pour  elle  un  principe  de  lumière  : 

Avant  de  parler,  il  faut  tourner  sept  fois  sa 
langue  dans  la  bouche...  de  son  voisin. 


^^^è^^^ 


XXVII 


ON  N  EST  PAS  PARFAIT 


EscuLAPE  Nuptial,  s'étant  assuré  que  le  vieillard 
avait  reçu  un  nombre  suffisant  de  coups  de 
couteau  et  qu'il  avait  certainement  exhalé  ce  qu'on 
est  convenu  d'appeler  le  dernier  soupir,  songea 
tout  d'abord  à  se  procurer  quelque  divertissement. 

Cet  homme  judicieux  estima  que  la  corde  ne  sau- 
rait être  toujours  tendue,  qu'il  est  sage  de  respi- 
rer quelquefois  et  que  toute  peine  vaut  son  salaire. 

Il  avait  eu  la  chance  de  mettre  la  main  sur  la 
forte  somme.  Heureux  de  vivre  et  la  conscience 
délicatement  parfumée,  il  allait  çà  et  là,  sous  les 
marronniers  ou  les  platanes,  respirant  avec  délices 
l'odorante  haleine  du  soir. 

C'était  le  printemps,  non  l'équivoque  et  rhuma- 
tismal printemps  de  l'équinoxe,  mais  le  capiteux 


-238  1 1  I  >  r  «  »  F  H  K  s      U  K  s  ()  l{  L  l  G  K  A  N  T  E  s 

renouveau  du  cuminencMMnent  de  juin,  lorsque  les 
(lémeaux  cidacés  reculent  devant  rÊcrevisse. 

Kseulajtc,  inondé  d'impressions  suaves  et  les 
yeux  mouilles  d(^  pleurs,  se  sentit  apotiT. 

Il  désira  le  bonheur  du  genre  humaiu,  la  iVatt  r- 
nité  des  bêtes  féroces,  la  tutelle  des  opprimés,  la 
consolation  de  ceux  (jui  souffrent. 

Son  conii'  plein  de  pardons  s'inclina  vers  les  indi- 
gents. Il  répandit  dans  des  mains  tendues  l'abon- 
dante monnaie  de  cuivre  dont  ses  poches  étaient 
encombi'ées. 

Il  entra  même  dans  une  église  et  prit  part  a  la 
prière  en  commun  que  récitait  un  troupeau  fidèle. 

Il  adora  Dieu,  lui  disant  qu'il  aimait  son  pro- 
chain comme  lui-même.  Il  rendit  grâce  pour  les 
biens  qu'il  avait  reçus,  se  reconnaissant  tiré  du 
néant. 

Il  demanda  que  fussent  dissipées  les  ténèbres  qui 
lui  cachaient  la  laideur  et  la  malice  du  péché,  fit 
un  scrupuleux  examen  de  conscience,  découvrit  en 
lui  des  imperfections  tenaces,  de  persistantes  brou- 
tilles :  mouvem«'nts  de  vanité,  impatiences,  dis- 
tractions, omissions,  jugements  téméraires  et  peu 
charitables,  etc.,  mais  surtout  la  paresse  et  la  né- 
gligence dans  l'accomplissement  des  devoirs  de 
son  état. 

Il  termina  par  un  l)on  propos  d'être  moins  fra- 
gile désormais,  implora  le  secours  du  ciel  pour  les 
agonisants  et  les  voyageurs,  demanda,  comme  il 
ronviont.  d'f^tre  protépfé  pprirlant  \',\  nuit.  et.  péné- 


ON     N    E s  T     PAS     PARFAIT  239 

tré  de   ces   sentiments,  courut   au  plus  prochain 
lupanar. 


Car  il  tenait  pour  les  joies  honnêtes.  Ce  n'était 
pas  un  de  ces  hommes  qui  se  laissent  aller  facile- 
ment aux  dissipations  frivoles. 

Il  penchait  plutôt  du  côté  de  la  rigueur  et  ne  se 
défendait  qu'à  peine  d'une  gravité  ridicule. 

Il  tuait  pour  vivre,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  sot 
métier.  Il  aurait  pu,  comme  tant  d'autres,  s'enor- 
gueillir des  dangers  d'une  si  chatouilleuse  profes- 
sion. Mais  il  préférait  le  silence.  Pareilles  au  con- 
volvulus,  les  fleurs  de  son  âme  ne  s'épanouissaient 
que  dans  la  pénombre. 

Il  tuait  à  domicile,  poliment,  discrètement  et  le 
plus  proprement  du  monde.  C'était,  on  peut  le  dire, 
de  la  besogne  joliment  exécutée. 

Il  ne  promettait  pas  ce  qu'il  était  incapable  de 
tenir.  Il  ne  promettait  même  rien  du  tout.  Mais  ses 
clients  ne  se  plaignirent  jamais. 

Quant  aux  langues  venimeuses,  il  n'en  avait  cure. 
Bien  faire  et  laisser  dire,  telle  était  sa  devise.  Le 
suffrage  de  sa  conscience  lui  suffisait. 

Homme  d'intérieur,  avant  tout,  on  ne  le  voyait 
que  très  rarement  dans  les  cafés,  et  les  malveillants 
eux-mêmes  étaient  forcés  de  lui  rendre  cette  justice 
qu'en  dehors  du  bordel,  il  ne  voyait  à  peu  près  per- 
sonne. 


->/^{)  Il  1  s  I»)  1  IU;S      HKSOIM.  Kl  KA.N  TKS 

Dans  cette  demeiin^  lios|)italit're,  il  avait  fixé  sa 
(lilectioii  sur  iinc  jeiiiii;  fille  légèrement  vêtue  qui 
faisait  prospérer  rétablissemimt  (?t({ue  sa  pivcocité 
(le  virtuose  désignait  à  l'enthousiasme. 

A  peine  au  sortir  de  l'enfance;,  de  nonibieux  sa- 
lons l'avaient  admii'ée  déjà. 

L'heureux  Esculape  avait  eu  l'art  de  s'en  faire 
aimer,  et  le  temps  paraissait  «  suspendre  son  vol  » , 
(piand  ccîs  deux  êtres  étaient  penchés,  l'un  vers 
l'autre,  sur  le  lac  mystique. 

La  ravissante  Loulou  ne  voulait  plus  rien  savoir 
aussit(M  ([u'a[)paraissaitson  petit  Cucu,  et  souvent, 
celui-ci  fut  contraint  de  la  ramener  au  sentiment 
pi'ofessionnel  de  son  art,  quand  les  vieux  messieurs 
s'impatientaient. 

Elle  lui  donnait,  en  retour,  des  indications  pré- 
cieuses... 

Enfin,  ils  plaçaient  avec  discernement  d'assez 
jolies  sommes.  Loulou  n'usait  presque  rien,  l'air 
et  la  lumière;  suffisant  à  peu  près  à  sa  toilette  quo- 
tidienne, (pii  ('tait  toujours  très  simple  et  d'un  goût 
parfait. 

Déjà  nn^'Uie,  ils  entrcîvoyaimt  la  récompense, 
rheureux  avenir  qui  les  attendait  à  la  campagne, 
dans  quelque  chaumière  enfouie  sous  les  lilas  et 
les  roses,  qu'ils  achèteraientunjour,et  la  vieillesse 
paisible,  dont  la  Providence  rémunère  ceux  qui  ont 
bravement  combattu. 

Oui,  sans  doute,  mais  hélas  !  qui  pourra  dire 
combien  sont  vaines  les  pensées  des  hommes? 


ON     N    EST     PAS     PARFAIT  241 


Ce  qui  va  suivre  est  excessivement  douloureux. 

Cette  nuit-là,  Esculape  ne  parut  pas.  La  maison 
en  souffrit  plus  qu'on  ne  peut  dire. 

La  pauvre  Loulou,  d'abord  fébrile,  puis  agitée, 
et  enfin  hagarde,  cessa  de  plaire. 

Un  notaire  belge,  qui  avait  apporté  les  fonds 
de  ses  clients,  reçut  une  retentissante  paire  de 
claques,  dont  les  passants  s'étonnèrent. 

Le  scandale  fut  énorme  et  le  décri  parut  immi- 
nent, ^lais  elle  ne  voulait  «  entendre  à  rien  ni  à 
personne  ».  Son  inquiétude  montant  au  délire,  elle 
poussa  le  mépris  des  lois  jusqu'à  ouvrir  une  fe- 
nêtre demeurée  close,  depuis  le  dernier  14  juillet, 
et  appela  son  Cucu,  d'une  voix  terrible,  dans  le 
grand  silence  nocturne. 

Quelques  pasteurs  protestants  prirent  le  large, 
non  sans  avoir  exprimé  leur  indignation,  et,  dès 
le  lendemain,  les  journaux  graves  pronostiquèrent 
tristement  la  fin  du  monde. 

Dois-je  le  déclarer?  Esculape  faisait  la  noce, 
Esculape  avait  rencontré  un  serpent. 

Comme  il  rentrait  sagement  au  bercail  d'amour, 
il  fut  accosté  par  un  camarade  d'enfance  qu'il 
n'avait  pas  vu  depuis  dix  ans  et  qui  parvint  à  le 
débaucher,  pour  la  première  fois  de  sa  vie. 

J'ignore  les  sophismes  que  déploya  cet  ami  fu- 
neste pour  le  détourner  de  l'étroite  voie  qui  mène 


242  HISTOIHES     nKSOfM.Ki  KANTKS 

au  ciel,  mais  ils  se  soùlci'ciit  à  ce  point  ((ue,  vers 
Tauroïc,  ramant  désorbité  du  la  gémissante  Lou- 
lou prit  une  voiture  pour  aller  chercher  un  Com- 
h(it  spirituel  qu'il  se  souvenait  d'avoir  oublié,  lu 
veille,  chez  son  machabée,  et  (ju'il  jugeait  tout  à 
fait  indispensable  à  son  progrès  intérieur. 

Le  fidèle  compagnon  de  sa  nuit  le  conduisit, 
comme  par  la  main,  jusque  dans  la  chambre  du 
mort,  où  le  commissaire  de  police  l'attendait  obli- 
geamment. 

Et  voilà  comment  une  seule  déi'aillaiicc  brisa 
deux  carrières. 

On  n'est  pas  parfait. 


XXVIII 


SOYONS  RAISONNABLES  ! 


POURQUOI  ne  mangez-vous  pas,  mon  père  ? 
demanda  Suzanne,  dont  les  yeux  s'emplirent 
de  larmes.  Voilà  deux  jours  que  vous  ne  touchez 
à  rien  et  que  vous  ne  voulez  voir  personne.  Vous 
n'êtes  pas  malade,  cependant  :  vous  auriez  fait 
appeler  le  docteur.  Vous  avez  donc  quelque  gros 
chagrin  que  vous  ne  voulez  pas  me  dire?  Je  ne  suis 
plus  une  petite  tille,  vous  le  savez  hien,  et  j'aurais 
tant  de  bonheur  à  a-ous  consoler  ! 

Le  personnage  à  qui  s'adressait  ce  discours 
n'était  pas  moindre  que  le  fameux  Ambroise  Chau- 
montel,  qui  occupa  de  ses  affaires  la  moitié  du 
globe,  l'aA'Ocat  incomparable  dont  l'éloquence  eût 
embrouillé  jusqu'aux  filaments  du  chaos  et  pétrifié 
les  ténèbres. 


"244  1 1 1  s  r  (  >  I  u  K  s    n  i:  s  <  mm .  i  (  ;  k  \  n  t k  s 

Le  iiiaitrc  avait  ('ii\iinii  soivaiilr  ans  et  iir  se 
renvoyait  pas  dire.  Il  le  dcclaiail  lui-mT'in»'  à  tout 
le  inonde,  en  tonte  oecasion,  cai'  c'était  sa  douce 
nianir  d'aspirer  à  la  dii^iiit)' des  pal  riardics. 

\  eninienseinent  (piel(jues  ^i^  an\  l'a  \  aient  accusé 
de  teindre  ses  cheveux  en  h/atic,  afin  (Ti'li'e  plus 
anofuste  en  plaidant  pour  l'orphelin.  Mais  il  main- 
tenait si^nànie  inliniinent  au-dessus  de  renvie  dont 
les  inî[)uissantes  l'ièches  venaient  ex;[)irer à  sabîise. 

La  décourageante  réputation  qu'il  s'était  acquise 
en  un  quart  de  siècle  de  barre,  sa  grande  fortune 
et  le  haut  éclat  d'un  nom  ([ue  plusieurs  généra- 
tionsde  braillards  avaient  illustré,  nn-ttaient  entre 
lui  et  la  multitude  vile  d'infranchissables  éten- 
dues. 

Enfin  il  jouissait  d'une  sorte  de  considération 
tout  anglaise  que  rien  ne  semblait  pouvoir  enta- 
mer et  passait,  avec  raison  sans  doute,  pour  une 
figuni  peu  excitante,  mais  combien  précieuse!  de 
l'intégrité  professionnelle. 

Il  faut  croin»  (pie,  C(^  jour-là,  d'étranges  soucis 
l'obsédaient,  cai-  il  ne  répondit  pas  à  sa  fille  et  de- 
vint pins  morose  encore,  fixant  de  ses  deux  gros 
yeux  habitués  aux  dignes  regards,  un  objet  quel- 
conque dont  l'image  se  peignait  en  vain  dans  sa 
rétine. 

Il  chei'issait  à  sa  manièi'e  cette  enfant  aimable 
dcNcnne  miraculeusement  une  belle'  fille,  dont  la 
mère,  enterrée  depuis  dix  ans,  avait  été  emportée, 
pai-  une  attaque  fondi'ovante  de  respect. 


SOYONS     H  V  I  S  O  N  N  V  R  L  E  S  "245 

Les  gens  racontaient  que  son  mari  avait  été  pour 
la  pauvre  femme  quelque  chose  comme  le  Sinai  et 
qu'elle  avait  fini  par  en  mourir. 

Suzanne,  plus  heureuse,  avait  réussi  à  se  faire 
à  peu  près  aim(M\  Par  l'effet  d(;  mouvements  inté- 
rieurs difficilement  explicables,  le  sourcilleux  et 
pinaculaire  Cliaumontel  s'était  incliné  vers  sa  fille. 
Pour  elle  seule,  il  est  vrai,  le  bois  de  son.  cœur 
s'était  assoupli.  11  poussait  la  condescendance  jus- 
qu'à souffrir  ses  caresses,  jusqu'à  hii  permettre 
quelques  locutions  affectueuses,  quelques  propos 
familiers... 

Néanmoins,  ce  jour-là,  je  le  répète,  rien  ne  pou- 
vait mordre.  Chaumontel  était  remonté  sur  sa  co- 
lonne. 

Suzanne,  renonçant  elle-même  à  déjeuner,  vint 
passer  l'un  de  ses  bras  autour  du  cou  de  son  père 
et,  d'une  voix  qui  eût  adouci  des  singes  féroces, 
le  supplia  de  parler. 

—  Tu  ne  peux  comprendre  cela,  mon  enfant,  dit- 
il  à  la  fin,  tout  à  fait  austère. 

Et,  se  levant  de  table,  comme  un  homme  fatigué 
de  porter  le  monde,  il  se  retira  lentement,  sans 
ajouter  un  seul  traître  mot. 


Or,  voici  ce  qui  s'était  passé. 
Deux  jours  auparavant,  Chaumontel  avait  ren- 
contré Hardache. 


*2^i  lll>l«)|IUS      nKSn  in.HiKA.N  TKS 

Tous  les  vieux  rinl^'urs  ont  connu  liai-dache,  le 
long  Agénor  Banlache,  (pii  fui  si  joli  dans  les  der- 
nières années  du  second  Empire,  quand  il  débuta. 

A  cette  époque  lointaine,  on  le  surnoniniail,  rue 
Marbeul',  la  rri/injuHUté  des  parents.  Lv  diôlceut 
de  l'iers  succès,  dont  (juel({ues  gâteux  se  scnivien- 
nent.  Des  personnages  illustres  rentretinrent,  et 
de  l'iers  généraux,  tannés  par  le  ciel  d'Afrique,  lui 
offrirent  des  bou({uets  rares. 

Après  la  Commune,  ([ui  l'avait  orné,  je  crois,  de 
(juel([ues  galons,  il  disparut,  pour  (juehjues  années, 
dans  les  profondeurs  du  nadir. 

Les  trottoirs  et  les  bois  sacrés  le  revirent  un 
jour,  mais  combien  changé  !  Désormais  barbu, 
jaune  et  sale,  il  ressemblait  à  un  arbre  aride  qui 
aurait  poussé  de  trop  longues  branches.  La  face 
anguleuse  et  phufuée  de  lividités  singulières,  en 
dépit  des  maquillages  et  des  fards,  faisait  penser  à 
ces  effigies  du  Mal  sans  pardon  que  le  Moyen  Age 
a  tant  sculptées,  sous  les  pieds  des  saints,  dans 
les  coins  obscurs  de  ses  basiliques. 

Pour  les  imaginatifs,  ce  fantôme  de  boue  devait 
avoir  les  mains  moites  de  la  sueui*  des  agoni- 
sants, et  on  l'appelait  définitivement  le  Caddvre, 
dans  l'étrange  monde  pseudonymique  où  il  fré- 
quentait. 

Particukirité  fort  sinistre,  les  jointures  de  ses 
os  craquaient  en  marchant,  comme  il  est  raconté 
de  Pierre  le  Cruel. 

Ostensible,  d'ailliuirs,  autant  que  le  puisse  être 


SOYONS    raisonnables!  «2-47 

un  abominable  scélérat,  il  avouait  une  situation  de 
journaliste  d'affaires  et  cherchait  un  riche  ma- 
riage. 


Ghaumontel,  content  de  lui-même  et  qui  venait 
de  serrer  d'honorables  mains  sur  le  seuil  de  la  Pre- 
mière Chambre,  se  préparait  à  monter  dans  sa  voi- 
ture, quand  il  fut  arrêté  par  cet  écumeur  depour- 
rissoir,  qui  lui  touchait  familièrement  l'épaule. 

—  Eh  !  bien,  petit  Verbe  Déponent,  on  ne  re- 
connaît donc  plus  les  amis  ?  dit  le  Cadavre. 

L'avocat,  suffoqué,  recula. 

—  Mais,  monsieur,  qui  êtes- vous  ?  Je  ne  vous 
connais  pas. 

—  Tu  ne  me  reconnais  pas,  mon  chéri  ?  J'ai  donc 
bien  changé!  Entrons  d'abord  dans  ton  corbillard. 
Je  vais  te  rafraîchir  Ja  mémoire. 

—  Baptiste!  cria  Chaumontel,  allez  me  chercher 
un  agent  tout  de  suite  ! 

—  Ah  !  prends  garde  !  petit  Déponent  de  mon 
cœur,  si  tu  fais  du  pétard,  je  bouffe  tout.  Je  ra- 
conterai au  commissaire  de  police  nos  farces  de 
jeunesse,  la  petite  maison  de  Marly  et  la  chambre 
des  gros  soupirs  où  on  s'est  tant  amusé.  Je  pour- 
rai même  lui  faire  admirer  ta  photographie,  que  je 
porte  toujours  sur  moi. . .  tu  sais  bien,  ta  photogra- 
phie ((  en  fleur  des  champs  qu'on  va  cueillir  », 
que  tu  m'offris  si  gentiment,  —  l'ayant  fait  exé- 


«218  1 1 1  s  r < )  I  in: s    i»k s < >  in .  i  ( ;  k  \  n  r k s 

ciiliM-  poiif  moi  st'iil,  —  en  l'apostillant  d'une  sug- 
gestive (lé(iieac(;  ? 

A  ces  mois,  le  père  de  Suzanne,  devenu  très 
pâle,  r;i|)pel;i  priM-ipitauMnent  le  eoelier  el,  se 
vovant  observe,  [)()ussa  Iui-mênn3  dans  sa  voiture 
rc'pouvantable  compagnon  ((ue  lui  envoyait  son 
destin.  Sur  un  ordre  brel,  Tatteiage  partit  au  grand 
trot. 

—  \'(>vons,  c'est  tie  l'argent  ([u'il  vous  faut? 
comniença-t-il. 

—  De  l'argent  !'  répondit  l'autre.  Poui"  ([ui  me 
piciids-lii  ■' J'ai  l'honneur,  nnonsieur  Chaumontel, 
de  vous  demander  la  main  de  mademoiselle  votre 
l'ille. 

—  La  main  de  ma  l'ille  !  hurla  le  transfuge  de 
Sodome,  qui  se  sentit  père,  la  main  de;  ma  l'ille  ! 
Est-ce  que  vous  allez  mêler  le  nom  de  ma  l'ille  à 
vos  ordures,  maintenant.-^ 

—  Allons,  allons,  cher  ami,  un  peu  de  calme  et 
soyons  rdisojindbles  !  s'il  vous  plait.  Nous  ne 
sommes  plus  des  enfants,  n'est-ce  pas?  ni  même 
des  jeunes  gens.  Le  temps  des  belles  folies  est  passé. 
.J'ai  p(M'du  tous  mes  avantages,  je  me  déplume  de 
jour  en  jour,  je  m'embête  à  crever  et  j(i  vis  àpeine. 
Je  veux  devcMiir  honorable,  comme  vous-même, 
cher  ami.  Pour  cela,  il  me  faut  d(;  l'argent,  sans 
doute,  niîiis  il  me  faut  une  femme.  Il  était  assez 
naturel  ([ue  je  jetasse  les  yeux  sui-  vous  (pii  pou- 
viez m(î  d(^nn(;r  à  la  hjis  l'une  et  l'autre...  Made- 
moiselle Suzanne  <;st  tout  simplement  délicieuse. 


SOYONS    raisonnables!  249 

. . .  Oh  !  ne  gueulez  pas  ;  c'est  absolument  inutile. 
Voici.  J'ai  votre  captivante  photographie  et  je  pos- 
sède, en  outre,  quelques  lettres  non  moins  pré- 
cieuses dont  vous  m'honorâtes  autrefois.  Donnant 
donnant.  Vous  m'entendez  bien...  Je  vous  offre  un 
mois  pour  bâcler  l'affaire,  six  semaines  au  plus. 
Passé  ce  délai,  je  fais  tout  sauter.  Moi,  je  n'ai  rien 
à  perdre.  Maintenant,  arrêtez  votre  cocher.  Je  des- 
cends ici. 

—  Un  mot  encore,  balbutia  le  malheureux  qui 
venait  de  rouler  dix  mille  marches.  Vous  avez  ou- 
blié que  je  peux  me  tuer. 

L'autre  éclata  de  rire  et,  déjà  sur  le  marche- 
pied : 

—  Je  n'ai  pas  peur  de  ça.  Les  cochons  ne  se 
tuent  jamais,  dit-il,  non  sans  profondeur. 


Deux  mois  après  cet  entretien,  Agénor  Bai'dachc 
épousait  Suzanne  dans  un  village  de  Normandie  où 
Tavocat  possédait  une  vieille  maison. 

Nul  ne  fut  invité  et  les  billets  de  faire  part,  con- 
fiés aux  bons  soins  de  Chaumontel,  furent  envoyés 
dans  les  latrines. 

Cette  histoire  est  substantiellement  exacte.  Je 
vous  raconterai  un  autre  jour  comment  les  époux 
sont  morts.  Le  père  est  encore  vivant,  Dieu 
merci  ! 

Ah!  j'oubliais.  Le  jour  dumariago^la  cérémonie 


450 


Il  I  s  T  (  »  I  M  K  s      !>  K  S  O  H  I.  I  (  i  K  A  \  r  K  S 


tH^min('^(^  Bnrdîicho,  rayoïiiiant,  se  pencha  vers  son 
beau-père  d  lui  mui-mura  ces  amoureuses  pii- 
roles  : 

—  (>  (uni  !  comme  elle  vous  ressemble  ! 


XXIX 

JOCASTE  SLR  LE  TROTTOIR 


Sanctain  nUdl  est  et  ub  inguine 
lu  ta  m, 

Jlvé>al,  Sat.  III. 

Monsieur, 

QUAND  vous  recevrez  cette  lettre,  je  serai  cer- 
tainement en  route  pour  l'Afrique,  où  je  vais 
essaver  de  me  faire  tuer  d'une  manière  honorable. 
Si  cela  peut  s'appeler  le  suicide,  je  pense  que  le 
mode  en  est  acceptable,  même  pour  un  catholique 
tel  que  vous. 

Je  suis  las  de  vivre,  j'en  conviens,  absolument 
et  irrémédiablement  fatigué  de  ce  que  les  imbéciles 
ou  les  pourceaux  nomment  entre  eux  la  vie. 

Mes  affaires  sont  en  ordre,'  faites-moi  l'honneur 
do  le  croire.  Je  ne  dois  d'argent  à  personne  et  ne 


-2;)'2  1 1 1  s  I  t  M  Hi:  s    I  »  I  ;  ^  (  )  I  !  I .  I  ( .  i;  A  N  i"  K  s 

s('i;ii  jdciirc  |>;ir  ;mcmi  ci-c'aïu'ici'.  Les  quelques  re- 
venus (lonl  je  lis  (III  iisa^'c  peu  iiohlc  iront,  après 
nini,  dans  des  iiialus  pures. 

.Je  suis  sans  laniillc  cl  le  groupe  de  mes  amis 
ini  connaissances  vaut  a  [icine  un  souv(;nir.  Ma 
dispariliun  ne  sera  [las  iiK'mc  reiiiar(piée,  ne  lùt- 
ee  ((uc  d  un  liuinhle  ciiii'ii. 

O^peudant,  avant  de  disparaître,  j'ai  résolu  de 
vous  livrer  un  secret  de  tristesse  et  d'ignominie 
effroyables,  dont  la  divulgation,  je  le  crois,  pour- 
rail  cire  utile  à  plusieurs. 

Il  est  entendu  ([uc  vous  êtes  parfaitement  libre 
de  [jublier  cette  confidence  anonyme,  à  moins  que 
vous  ne  jugiez,  en  votre  c(^iiscienre,  plus  expédient 
de  Tanéantir. 

(.^ette  confession  écrite,  ji.'tee  a  la  poste,  \a  nie 
devenir  aussi  comi)lètement  étrangère  (jue  le  drame 
iiicniinii  (pii  dort  dans  les  limbes  de  Timagination 
d  nii  romancier,  et  mes  mesures  sont  si  bien  prises 
(pie  nul  ne  pourra   me  reconnaître. 

Agissez  donc,  monsieur,  comme  il  vous  plaira. 
\  iiici  l(i  [loème  : 


Lorsque  je  perdis  ma  mère,  à  six  ans,  je  me  ra|)- 
pelle  ([ue  mon  chagrin  fut  extrême,  beaucoup  plus 
grand,  je  le  suppose,  qu'il  ne  convient  à  un  enfant 
de  cet  âge,  car  ce  fut  pour  moi  l'occasion  de  récol- 
lei-  une  moisson  de  gifles  peu  ordinaire. 


JOCASTE     SUR     LE     TROTTOIR  253 

Je  ne  pourrais  jamais  oublier  le  percement,  le 
déchirement  de  mon  petit  cœur  lorsqu'on  m'apprit 
avec  brutalité  que  je  ne  la  verrais  plus,  que  c'était 
tout  à  fait  fini  de  la  jolie  maman  et  qu'on  l'avait 
fourrée  dans  la  terre,  au  milieu  des  morts. 

Je  ne  pouvais  guère  comprendre  ce  que  c'était 
que  mourir,  mais  je  fus  pilonné  sous  l'épouvante, 
broyé  d'horreur,  et  je  n'ai  jamais  pu  en  revenir 
complètement. 

On  ne  me  montra  pas  le  cadavre.  Il  y  avait  une 
raison,  que  je  n'ai  sue  que  beaucoup  plus  tard... 

Mes  cris  furent  tels,  d'ailleurs,  que  mon  père, 
homme  très  dur,  qui  me  détestait,  me  fit  expédier, 
le  jour  même,  à  la  campagne,  sur  la  lisière  d'un 
bois  de  sapins  très  sombre,  dans  le  voisinage  d'un 
étang  fétide  et  non  loin  de  l'établissement  d'un 
équarisseur,  —  lieu  sinistre  que  je  vois  encore. 

J'ai  vécu  là  deux  ans,  entièrement  privé  de  cul- 
ture, sous  les  yeux  indifférents  d'une  paysanne  des- 
séchée qui  me  nourrissait  aussi  chiennement  que 
possible  et  me  laissait  vagabonder  tout  le  jour. 

Pauvre  petite  maman,  au  milieu  des  morts!... 

J'allais  souvent  errer  à  l'entour  de  la  palissade 
du  tueur,  attiré  là,  traîné  là  comme  par  des  griffes. 

Je  n'apercevais  presque  rien  à  travers  les  plan- 
ches, mais  je  respirais  l'odeur  abominable  du  re- 
paire et  je  voyais  souvent  filer  devant  moi  des 
rats  énormes,  je  ne  sais  quelles  créatures  affreuses 
qui  paraissaient  venir  de  Tétang. 

J'en  vins  à  penser  que  c'était  peut-être  là  qu'on 

17 


^2^i  IIISTOIIIKS      UKSOIILKIKANTES 

l'avait  mise,  ladispanic  —  car  j'avais  dcjà  le  près- 
sentiment  ([lU'  le  monde  est  lait  a  l'image  infâme 
de  ce  eliMnlici-  (rassommenrs  des  IxHes  ([ni  sonf- 
frent. 

Je  dus  lairi'  pilié  à  Dieu  l(irs<[u  il  m'aniva  — 
combien  de  l'ois  !  —  de  me  jeter  contre  la  clùtun' 
et  d'appeler  ma  mère  en  sanglotant. 

Ah  !  j'étais  bien  abandonné,  je  vous  assure.  Mon 
père,  (jue  je  voyais  à  peine  une  fois  tous  les  trois 
mois,  [uMidant  une  après-midi,  me  régalait  exclu- 
sivement de  calottes,  me  traitant  de  jeune  idiot, 
de  petit  «  crétin  exalté  »,  de  petit  voleur  (!)  et  ne 
se  gênant  pas  pour  exhaler,  en  propres  termes, 
son  désir  de  me  voir  «  crever  »  bientôt. 

Je  me  souviens  qu'un  jour,  ayant  parlé  de  pro- 
menade, il  me  conduisit  le  long  de  l'étang,  à  un 
endroit  vaseux  et  plein  de  roseaux  où  je  m'arrê- 
tais souvent,  des  heures  entières,  pour  contem- 
plei"  le  grouillement  des  têtards  ou  des  salaman- 
dres. 

Tout  à  coup,  il  m'ordonna  durement  d'aller  lui 
cueillir  un  nénupliarqui  flottait  à  quelques  pas,  et, 
comme  j 'essayais  d'obéii'  à  cet  homme  impitoyable, 
je  sentis  avec  terreur  que  j'enfonçais  dans  la  boue. 
Lorsque  blasphémant,  il  me  retira,  j'en  avais  jus- 
({u'aux  épaules,  et  je  suis  persuadé  que,  sans  la 
présence  d'un  témoin  attiré  par  mes  cris  de  déses- 
poir, j'y  serais  resté,  tant  sa  face  était  diidjo- 
li({ut'  ! 


JOCASTE     SUR     LE     TROTTOIR  â»5 


Tel  a  été  le  vestibule  de  mon  existence.  Je  sup- 
pose que  vous  en  avez  assez  de  ce  début.  Je  passe 
donc  les  misérables  années  qui  suivirent.  Années 
d'internat  dans  un  collège  où  mon  père  me  calfeu- 
tra pendant  l'espace  de  deux  lustres. 

^'ous  me  croirez  si  vous  le  pouvez.  Jusqu'à  dix- 
huit  ans  je  ne  sortis  pas  un  seul  jour  de  cette  pri- 
son. 

A  ceux  dont  l'enfance  eut  quelques  joies,  il  se- 
rait évidemment  inutile  de  chercher  à  faire  com- 
prendre ce  que  durent  être  les  effets  d'une  si  longue 
et  si  féroce  incarcération.  Il  parait  que  la  loi  civile 
permet  cela.  C'est  la  paternité  antique,  si  je  ne  me 
trompe. 

J'étais  assez  robuste,  heureusement  ou  malheu- 
reusement, pour  n'en  pas  mourir.  Seulement, 
j'ignore  ce  que  devint  mon  àme  dans  ce  pourris- 
soir.  Dix  ans  de  contact  avec  des  élèves  et  des 
professeurs  putréfieraient  un  cheval  de  bronze, 
vous  le  savez.  Quelques  écrivains  l'ont  démontré 
surabondamment,  et  je  pense  qu'il  est  inutile  d'in- 
sister. 

Une  seule  chose  précieuse  m'était  restée.  Uae 
sorte  de  fleur  très  pure  dans  un  coin  vierge  de 
mon  jardin  saccagé.  C'était  le  souvenir  infiniment 
doux  de  ma  mère. 

Souvenir  de    délices,    lumineux    et   pacifiant! 


-256  HISTOIRES     DESOBLIGEANTES 

L'ayant  p('r(hi(3  si  t(H,  je  n'aurais  pu  reconstituer 
les  ligues  de  sou  eh(;r  visage,  mais  je  me  souve- 
nais (le  l'avoir  vue  ravissante,  et  la  douceur  mer- 
veilleuse de  ses  caresses  était  immortelle. 

La  dernière  fois,  surtout,  elle  avait  été  si  triste 
et  si  tendre,  ma  mère  bien  aimée,  si  tendre  et  si 
profondément  triste  qu'en  y  songeant,  je  me  sen- 
tais fondre  de  pitié... 


Je  cours  au  dénouement  de  cette  histoire,  qui  me 
tue,  qui  me  dévore,  qui  me  souille  au  delà  de  ce 
qui  peut  être  pensé. 

Quand  je  sortis  du  collège,  celui  qui  se  disait 
mon  père  avait  tellement  vieilli  que  j'eus  peine  à 
le  reconnaître.  Mais  il  était  devenu,  je  crois,  plus 
atroce. 

Sa  haine  pour  moi,  d'ailleurs  inexplicable,  me 
parut  s'être  exaspérée  jusqu'à  une  espèce  de  rage 
chronique,  difficile  à  peindre,  qui  faisait  songer  à 
kl  possession  démoniaque. 

Les  premières  nuits,  je  me  barricadai  dans  ma 
chambre,  craignant  qu'il  ne  profitât  de  mon  som- 
meil pour  m'égorger.  Peur  juvénile,  sans  doute, 
mais  si  justifiée  par  certains  regards  qu'il  me  lan- 
çait à  la  dérobée  ! 

Peu  ou  point  de  paroles,  d'ailleurs.  Les  âmes  se 
voyaient.  On  avait  la  sensation  d'être  face  à  face 
au  bord  d'un  gouffre. 


JOCASTE     SUR     LE     TROTTOIR  257 

Quelques  ordres  brefs,  quelques  durs  et  coupants 
monosyllables.  C'était  absolument  tout. 

Je  n'eus  pas  besoin  de  génie  pour  deviner  qu'il 
ne  m'avait  fait  revenir  que  pour  m'infliger  quelque 
supplice  nouveau.  Mais  j'étais  maintenant  un 
homme,  j'avais  Texpérience  acquise  dans  les  tri- 
bulations ignobles  de  l'internat  universitaire,  et 
j'eusse  défié  un  jeune  lion  d'être  plus  armé  que 
moi. 

Comment  prévoir  la  chose  qui  n'a  pas  de  nom, 
l'ineffable  horreur  que  le  monstre  me  réservait  ? 

Il  était  architecte,  chargé  de  travaux  assez  im- 
portants, et  je  fus  immédiatement  dévolu  aux  pe- 
tits soins  d'un  premier  commis  qui  devait  m'ini- 
tier  à  l'art  de  bâtir. 

Cet  individu,  que  j'ai  studieusement  et  très  len- 
tement saigné^  la  semaine  dernière,  avant  de  quit- 
ter Paris,  était  l'homme  de  confiance,  Tàme  dam- 
née de  mon  père.  Je  me  souvenais  de  l'avoir 
toujours  vu  dans  la  maison.  Il  me  faisait  travail- 
ler sans  relâche  du  matin  au  soir. 

Le  premier  mois  étant  achevé,  il  prit  tout  à  coup 
unairbor^enfant  pour  me  déclarer  que  son  patron, 
moins  coriace  que  je  ne  paraissais  le  croire,  avait 
résolu  de  me  gratifier  chaque  mois  d'une  raison- 
nable somme,  quoique  je  n'eusse  besoin  de  rien 
sous  son  toit. 

—  Mais,  ajouta-t-il,  on  sait  ce  que  c'est  que  les 
jeunes  gens.  Le  plaisir  leur  est  nécessaire  après 
une  longue  journée  de  travail,  et  monsieur  votre 


^li'S  II  I  s  i()  I  H  i:s    i)KS(»n  i.i(;i;  \  N  i'Ks 

pure  la  iiarlaitmii'iil  (•uni})iis.  Je  suis  iiirmcM'liai'<^('' 
do  vous  rciiK^tn»  une  ciel'  do  la  jioric  extei-ienre. 
jxMir  qin'  vtnis  puissii^z  reiili'cr  à  riiciirc  (|iril  vous 
plaira,  <|iiaii(l  vous  sortirez  le  soir.  (  )ii  linità  vous 
Taii'c  s(»nlir<|ue  nous  u'ètes  pas  un  prisonnier. 

L'ai«4('iil  (pie  me  donna  cet  inl(*rmédiaire  — 
mon  iM'cmicr  argent!  —  m'amollit  naturellement 
le  cieur,  et  je  ne  songeai  })Ius  à  me  défier  de  lui. 

11  en  profita  sur-le-champ  pouiine  soutirertoute 
la  confiance  possible,  ce  qui  n'était  vraiment  pas 
un  travail  (Tllercule,  puis(pie  je  n'avais  que  dix- 
huit  ans  et  pas  un  ami  sur  la  terre. 

Bon  enfant,  de  plus  en  plus,  il  devint,  peu  à  peu, 
mon  chaperon  dé  libertinage,  daigna  se  soûler  en 
ma  compagnie  et  me  fit  connaître  les  bons  en- 
droits. 


Bâclons  l'épisode  final.  Un  jour  le  terrible  drôle, 
qui  sdvdit  ce  (pi'il  faisait,  me  donna  l'adresse  — 
qu'il  tenait  sans  doute  en  réserve  pour  le  moment 
oppoi'tun  —  d'une  femme  «  charmante  ({uoicjue  un 
])eu  mûre  »,  ([ui  me  comblerait  de  délices. 

Deux  heures  plus  tard,  je  coucluiis  avec  nui 
nicrc,  ([ui  ne  me  recunnut  que  le  lendemain. 

Agréez,  etc. 


XXX 

LA  PLUS  BELLE  TROUVAILLE 
DE  GAIN 


JE  ne  sais  comment,  vers  la  fin  de  ce  mémorable 
dîner,  on  en  vint  à  ce  degré  de  bêtise  de  parler 
des  objets  trouvés  sur  ce  qui  s'appelle  mysté- 
rieusement et  amphilîologiquement  la  voie  pu- 
blique. 

Presque  tous  en  profitèrent  pour  raconter  des 
aventures  de  trésors  gisants,  de  sacoches  heurtées 
du  pied  et  qui  contenaient  de  grandes  richesses, 
aventures  dans  lesquelles  —  on  était  forcé  d'en 
convenir  —  leur  désintéressement  aA^ait  éclaté. 
Quelques-uns,  moins  ivres,  avouèrent,  en  baissant 
la  tête,  qu'ils  n'aA^aient  jamais  rien  trouA'é. 

Ce  fut  alors  que  ramassant  d'un  geste  large 
toutes  les  attentions  disséminées,  le  claironnant 
sculpteur  Pélopidas  Gacougnolle  nous  interpella  : 


200*  HISTOIIIKS     DKSOHLIGEANTES 

—  Savez-voiis,  l)('ii^^la-l-il,  (jiiclic;  fiil,  un  jour, 
la  plus  Ix'Ilr  liouvaillc  de  Marclienoir? 

Une  ccillcdivc  uulation  des  chefs  lui  révéla  qu'on 
n'en  savait  absolument  rien. 

—  Alors,  mes  enfants,  écoutez-moi  (;a.  L'anec- 
dote vaut  la  j)oiiio  {Tètre  racontée. 


On  sait  généralement,  commença-t-il,  que  notre 
grand  In([uisiteur  littéraire  a  été  le  [)lus  impre- 
nable et  calamiteux  adolescent  qui  ait  arboré,  sur 
nos  trottoirs,  le  cataclysme  de  la  redingote  ou  du 
pantalon.  Rien  n'exprimerait  la  luxuiianre  decette 
gueuse  rie  de  rêveur. 

Je  me  souviens  de  l'avoir  aperçu  bien  des  fois  à 
cette  époque,  et  j'en  suis  si  fier  que  j'ai  peine  à 
concevoir  f[ue  la  terre  puisse  me  porter!  Oh!  je 
vous  parle  d'il  y  a  longtemps.  Je  n'étais  pas  en- 
core son  ami,  et  je  ne  devinais  guère  que  je  le 
deviendrais  un  jour.  Je  ne  sais  même  pas  s'il  avait 
jamais  eu  un  snd  ami. 

C'était  un  orageux  et  difficile  marcassin  qui  ne 
s'encanaillait  ([u'a^ec  les  constellations.  On  le  de- 
vinait impatient  de  toute  autre  promiscuité,  et  per- 
soinie,  je  crois,  n'eût  entrepris  le  recrutement  de 
ce  pi'imitil'. 

Chacun  de  vous  le  connaît  trop  pour  que  je 
m'extcnninc  à  vous  le  dépeindre.  Mais  je  ne  sais 
si  vous  Tiuiaginez,  à  dix-huit  ans,  tel  que  le  re- 


LA     PLUS     BELLE     TROUVAILLE     DE     C  A I  >'      -2G1 

présente  un  féroce  portrait,  peint  par  lui-même  à 
l'huile  de  requin,  et  qu'il  exhibe  seulement  à  ses 
plus  intimes. 

Il  apparaît  là,  se  rongeant  un  poing  dans  un 
mastic  de  bitume,  de  terre  d'ombre  et  de  carbonate 
de  plomb,  fixant  le  spectateur  de  deux  yeux  ter- 
ribles, sanguinolents  à  force  d'intensité.  Quand  on 
n'a  pas  vu  cela,  on  n'a  rien  vu... 

C'est  la  première  manière  de  notre  héros, lequel 
A^oulut  être  peintre,  longtemps  avant  de  se  sentir 
écrivain,  et  qui,  ma  foi  !  eût  été,  dans  ses  tableaux, 
précisément  ce  qu'il  est  dans  ses  effroyables  livres, 
le  soveux  molosse  et  le  cannibale  céleste  que  nous 
admirons. 

Les  yeux  de  ce  portrait,  obsédants  au  point 
d'étonner  un  virtuose  de  mon  acabit,  ne  furent  ja- 
mais, il  est  vrai,  ces  yeux  d\me  invraisemblable 
douceur  que  le  créateur  des  volcans  et  des  lumi- 
naires alluma  sous  son  front  morose  pour  la  con- 
fusion des  imbéciles. 

Ils  ont  suffi,  néanmoins,  pour  déterminer  une 
ressemblance  extraordinaire  que  la  plus  auda- 
cieuse longévité  ne  parviendrait  pas  à  démentir, 
parce  qu'ils  sont  les  yeux  de  son  àme,  les  vrais 
yeux  de  sa  profonde  àme  éternellement  affamée  de 
pressentiments  divins. 

Evidemment,  lorsqu'il  exécuta  cette  exorbitante 
effigie,  son  instinct  de  séquestré  au  milieu  des 
gouffres  l'avertissait  déjà  de  son  exécrable  destin. 

Sans  aucun  doute,  il  sidjodorait  les  charognes 


<26-2  nisToiHKs    DKsonLi (;k  vntes 

(|iii  (l('\ai('iil  (Mi('(iinl)i'(M"  sa  vok^  cl  dont  l'Iialinnc 
raillit  asj>liv\i('i'  les  trois  cents  lions  (|ii'il  portait  en 
lui. 

Gomment  n'auiait-il  pas  en  la  vision  de  cet  ave- 
nir inl'ernal  qu'on  est  hien  forcé  de  supposer  assorti 
à  ses  l'aenltés  de  gladiateur?  car  je  ne  sais  aucun 
homme  que  sa  nature  ait  autant  désigné  que  lui 
aux  couleuvres  noires  et  aux  vexations  carabi- 
nées. 

Les  infortunés  moins  élus  le  devraient  bénir, 
[)nisqu'il  fut  et  qu'il  est  encore  le  paratonnerre  isolé 
qui  soutire  tous  les  tonnerres.  Le  miracle  est  offert 
})ar  lui,  depuis  vingt  ans,  d'un  blasphémateur  de 
la  Racaille,  absolument  invincible  et  toujours  sur 
ses  étriers,  malgré  le  tourbillon  des  crapules  et 
le  cyclone  des  pusillanimes. 

Ah  !  il  peut  se  vanter  d'avoir  été  lâché,  eelui-là, 
et  d'en  avoir  vu  décamper,  de  fiers  gentilshommes 
qui  se  disaient  ses  compagnons.  Les  amitiés  ou 
les  simples  admirations  (ju'il  rencontra  me  font 
l'effet  de  ressembler  à  ces  divines  allumettes  qui 
ne  s'enflamment  que  «  sur  la  boîte  »,  suivant  la 
formule  dont  nous  gratifia  le  Septentrion. 

Le  ciel  me  préserve  d'une  additionnelle  jéré- 
miade sur  l'agriculture  des  affections  et  l'écono- 
mie i)oliti(jue  du  ciment  cordial.  L'homme  dont 
je  parle  s'est  exprimé,  d'ailleurs,  de  façon  telle- 
ment définitive  que  toute  rhétorique  sur  ce  point 
serait  désormais  oiseuse.  Nous  savons  tous  le  dé- 
sagrément atroce  de  n'être  pas  né  dans  la  peau 


LA     PLUS     BELLE     TROUVAILLE     DE     GAIN      263 

d'un  chien  quand  Tacariàtre  destinée  refusa  le 
groin  d'un  heureux  pouj'ceau... 

Tout  le  monde  vous  dira  que  cet  indigent  fameux 
a  été  frénétiquement  secouru  par  des  bienfaiteurs 
innombrables,  et  que  c'est  à  peine  si  les  entrailles 
de  la  charité  contemporaine  sont  guérissables  des 
tumeurs  que  son  ingratitude  a  déterminées. 

Mais  c'est  dans  le  monde  littéraire  qu'il  passe 
pour  avoir,  surtout,  perpétré  la  déprédation.  Il 
n'est  pas  jusqu'au  plus  vaseux  giton  de  l'écritoire 
qui  n'exploite  volontiers,  comme  une  carrière  de 
diamants,  cette  légende  cristallisée  devenue  sem- 
blable à  un  intraitable  calcul  dans  le  bas  endroit 
des  sécrétions  du  journalisme. 

J'en  ai  soigné  quelques-uns  de  ces  valétudi- 
naires excitants  dont  la  semelle  de  mes  bottes  ra- 
fraîchissait instantanément  le  rognon.  Ils  se  sou- 
venaient alors  de  n'avoir  jamais  connu  avec 
précision  le  parasite  supposé.  Marchenoir,  en  per- 
sonne, a  plusieurs  fois  obtenu  de  ces  cures  mira- 
culeuses et  ses  procédés,  supérieurs  aux  miens, 
sont  tellement  infaillibles  que  je  le  tiens  pour  le 
plus  sublime  oculiste  de  la  mémoire,  capable,  j'en 
suis  persuadé,  d'opérer  de  sa  cataracte  le  Nia- 
gara ! . . . 


Mais  voici  que  je  m'emballe  !  fit  Pélopidas  en  se 
rasseyant.  Car  il  s'était  levé,  marchant  à  grands 
pas  et  bousculant  tout,  depuis  un  instant. 


264  HISTOIUKS     nKSOHLIGEANTES 

je  suis  dcsarmc'  de  tout  sang'-froicl  (juaiid  jt' 
sonp'  à  CCS  auiiuaux  ((ui  tin'raiciit  nu  liommo  sii- 
péi'icui'  |K»ui'  i;"lant'i'  trois  sous  daus  le  crottin  des 
cynoccpliah's  inlluents  du  Premier  Paris. 

Je  vous  disais  donc  que  j'avais  entrevu  Marche- 
noir  à  rc|)0([U(»  lointaine  de  son  noviciat  dans  les 
odvssées  delà  lamine  et  du  chienlit.  J'étais  moi- 
même  en  ce  temps-là,  un  assez  vilain  pauvre  bougre 
de  petit  plâtrier  fricoteur  qui  faisait  plus  souvent 
soupeser  son  torse  aux  longitudinales  du  (juartier 
qu'il  ne  triturait  la  glaise  des  académies.  J'étais 
uu  juste  noceur,  un  de  ces  malins  à  compartiments 
qui  dramatisent  la  billevesée  et  j'aurais  peut-être 
jouéquel((ue  sale  tour  à  ce  lameirtable  qu'on  voyait 
passer,  de  loin  en  loin,  devant  l'atelier,  déchif- 
frant, avec  des  extases,  une  loque  d'elzévir  qui 
paraissait  une  continuation  de  ses  surprenantes 
guenilles. 

Mais  il  V  avait  la  léçrcnde  instructive  d'un  cer- 
tain  malvatde  la  chalcographie  qu'il  avait,  un  jour, 
trempé  de  la  tête  aux  pieds  dans  une  mare  de  boue, 
sans  incnic  interrompre  sd  lecture^  et  qu'il  avait 
ensuite  mis  à  sécher  en  équilibre  sur  l'appui  d'une 
fenêtre  balustrée  que  le  soleil  dardait  avec  rage. 
Episode  (jui  donnait  à  réfléchir. 

Puis,  (piehjue  imbécile  que  je  fusse  alors,  le 
grandiose  de  cette  misère  agissait  un  peu  sur  moi. 
Je  sentais,  quand  même,  la  présence  d'une  âme 
extraordinaire,  et,  plus  tard,  j'ai  compris  que 
c'était  là  justement  ce  qui  révoltait  les  enfants  de 


LA  PLUS  BELLE  TROUVAILLE  DE  GAIN   ^265 

cancrelats  répartis  sous  nos  épidermes,  à  chacune 
des  apparitions  de  cet  insolite  malheureux. 

Ses  haillons,  je  vous  assure,  n'avaient  rien 
d'ignoble.  La  propreté  de  ses  hardes  en  copeaux 
était  même  une  chose  curieuse  et  touchante. 

J'ai  toujours  devant  les  yeux  un  certain  chapeau 
de  haute  forme  acquis,  Dieu  sait  en  quels  anciens 
jours  !  et  dont  la  cocasserie  ne  pouvait  être  sur- 
passée que  par  l'inoubliable  tromblon  de  Thor- 
valdsen,  dans  cette  fresque  bafouée  des  vents,  hom- 
mage décrépit  de  l'admiration  des  Danois,  sur  les 
parois  extérieures  de  son  musée  à  Copenhague. 

On  vit  ce  chapeau,  fréquenté  par  les  météores, 
se  transformer  au  cours  des  saisons  et  passer  par 
toutes  les  couleurs.  Le  dernier  état  constaté  fut  la 
spirale  ou  colimaçon  d'xA.rchimède,  aux  blanchâtres 
circonvolutions,  qui  faisait  paraître  le  titulaire 
coiffé  d'un  tronçon  de  colonne  torse  arraché  au 
tremblement  de  quelque  basilique  portugaise, 
phase  décisive  suivie,  peu  de  mois  plus  tard,  d'un 
affaissement  irrémédiable  dont  trois  ou  quatre 
maroufles  de  l'atelier  furent  les  témoins  éperdus. 
Je  n'exprimerais  jamais  la  sollicitude  avec  laquelle 
il  frottait  cet  objet  indéfinissable. 

Après  la  catastrophe,  il  alla  nu-tête  parles  rues. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  jamais  été  positivement 
va-nu-pieds,  mais  ses  bottines  auraient  fait  juger 
séculières  les  sandales  des  anachorètes  les  plus 
déchaussés.  Je  demande  la  permission  de  ne  pas 
insister  sur  cet  endroit  de  mon  poème  qui  finirait 


'iOCt  IllSTOIMKS      IM;S(Hn.IGK.VNTKS 

par  rli'c  aussi  long  ([lie  le  l^diddis perdu  et  qui 
nous  dessécherait  autant  (jue  les  prodromes  évan- 
g(''li([ues  de  la  fin  du  monde,  si  je  m'attardais  aux 
accessoires. 

Il  faudrait  j(;  ne  sais  quelles  hyperboles  pour 
donner  un  aperçu  de  cette  envelo[)pe  d'un  abori- 
gène du  malheur,  qu'à  la  distance  de  beaucoup 
d'années,  je  me  représente  accoutré  par  la  griffe 
même  du  Chérubin  des  Humiliations. 

En  voila  donc  tout  à  fait  assez  de  la  digression 
et  je  reviens  à  mon  histoire. 


Lorsque  j'eus  Textréme  joie,  longtemps  espérée, 
de  devenir  l'ami  et  le  compagnon  de  Marchenoir, 
je  fus  le  témoin  malheureusement  impuiss  ant,  —  je 
n'étais  pas  riche,  alors,  —  des  avanies  sans  no  m 
qu'une  vieille  propriétaire  lui  fit  endurer. 

Il  devait  plusieurs  termes  et  ne  parvenait  pas, 
quoi  qu'il  fit,  à  la  satisfaire.  Cette  ordure  de  femme 
voulait  à  toute  force  qu'il  lui  donnât  de  Targent. 

Elle  le  gardait  néanmoins,  mais  comme  on  garde 
des  huîtres  pei'lières  dans  les  pêcheries  de  l'Océan 
Indien,  surveillées  continuellement  par  des  squales 
attentifs,  —  ayant  mis  l'embargo  le  plus  rigoureux 
sur  les  pauvres  meubles  aux  trois  quarts  détruits 
qui  lui  venaient  de  sa  mère  et  gu(;ttant  toujours 
l'occasion  de  le  dépouiller  des  misérables  aubaines 
qui  pouvaient  échoir. 


LA  PLUS  BELLE  TROUVAILLE  DE  GAIN   ^267 

L'infortuné  locataire  était  condamné  à  ne  sortir 
de  sa  chambre  que  sous  le  feu  des  réclamations 
de  la  pygargue  féroce  qui  l'injuriait  plusieurs  fois 
par  jour,  en  présence  de  tous  les  voisins,  et  sou- 
vent même  l'apostrophait  insolemment  au  milieu 
des  rues. 

Messieurs,  cette  situation  a  duré  dix  ans.Mar- 
chenoir  n'arrivant  jamais  à  pouvoir  donner  mieux 
que  des  acomptes  et  ne  pouvant  se  résoudre  à 
prendre  la  fuite.  Pour  la  somme  de  trois  ou  quatre 
cents  francs,  cette  gueuse  Ta  torturé  quarante 
saisons. 

Ne  vous  impatientez  pas,  s'il  vous  plait,  j'arrive 
à  mon  anecdote.  Mais  ce  que  vous  venez  d'en- 
tendre était  nécessaire  pour  vous  amener  à  sentir 
l'importance  unique  de  la  trouvaille  qu'il  fit,  «  ce 
beau  matin  d'été  si  doux  »,  à  l'heure  charmante 
où  les  convolvulus  et  les  renoncules  des  bois  ou- 
vrent leurs  calices. 

Il  y  avait  trois  ans  déjà  que  la  compassion  des 
Océanides  avait  réussi  à  désenchaîner  notre  Pro- 
méthée.  Un  premier  succès  littéraire,  escompté  par 
d'inexplicables  tourments,  lui  avait  permis  de 
trancher  enfin  le  cable  d'ignominie  et  il  viA^ait  à 
peu  près  tranquille  dans  un  quartier  solitaire,  infi- 
niment loin  de  l'horrible  geôle. 

L'image  du  vautour  femelle  s'estompait,  s'em- 
brumait de  plus  en  plus,  devenait  indiscernable, 
télescopique.  Impossible  de  retrouver  le  cliché, 
même  au  plus  profond  des  latrines  de  sa  mémoire. 


»2C,s  H  I  s  T  ( )  I  H  K  s    1)  i:  s  (  )  n  l  i  c.  k  a  n  t e  s 

Un  j(tur  (!<'  jiiilli'l,  [hl-scjuc  à  Taube  et  le  lever 
(lu  soleil  s'aniioiirant  à  peine,  Marohenoir  sortit, 
selon  sa  eoiihuue,  j)Oiir  se  rarraîchii'  sui-  les  bas- 
tions, CMi  lisant  (iiiebjues  pages  de  Saxo  Granima- 
ticus  ou  (le  la  ('o/'/iu('Oj)ia  de  Perotto. 

Avant  fait  une  soixantaine  de  pas  environ, 
romnie  il  regardait  à  ses  pieds  pour  tourner  l'angle 
de  sa  rue,  il  aperçut  à  deux  pas,  dans  ce  lieu  dé- 
sert où  n'existaient  alors  que  des  cl(jtures  de  jar- 
dins fruitiers  et  de  terrains  vagues,  un  carton  bu- 
reaucratique de  la  forme  la  plus  notariale  ou  la 
plus  huissière,  dont  la  prt^sence  l'étonna. 

S'approcliant  jusqu'à  le  toucher  du  pied,  la  r»'- 
sistance  de  l'objet  redoubla  son  étonnement  «pii 
devint  aussit(jt  de  l'épouvante  quand  il  vit  un  l'ilet 
de  sang. 

Le  couvercle  enlevé  rapidement,  sa  proprié- 
taire lui  apparut...^  bi  tête  coupée  de  son  an- 
cienne propriétaire  le  regardant  de  ses  yeux  morts, 
de  ses  blancs  yeux  morts  qui  ressemblaient  à  deux 
grosses  pièces  d'argent. 


TA^BLE 


DlÎDICACE 5 

L'Kiiragé  volontaire  ou  la.  Co!i.>[)ifatiou  du  Silence.     .     .  7 

1.  —  La  Tisane 13 

11.  —  Le  Vieux  de  la  maison. 21 

111.  —'La  Religion  de  M.  Pleur 31 

1\  .  —  Le  Parloir  des  tarentules 43 

V.  —  Projet  d'Oraison  funèbre 53 

Vï.  —  Les  Captifs  de  Longjnmeau 01 

\  11.   —  Une  idée  médiocre 09 

\  111.  —  Deuv  fantômes 79 

l\.  —  Terrible  châtiment  d'un  dentiste 87 

\.  —  Le  réveil  d'Alain  (Juirtier 9."» 

M.  —  Le  frùleur  compatissant .     .  103 

\ll.  —  Le  passé  du  monsieur 113 

Mil.  —  Tout  ce  que  tu  voudras! 123 

XI V.  —  La  dernière  cuite 131 

\N  .  —  La  fin  de  don  Juan 139 

\\  1.  —  Une  martyre 147 

XVII.  —  Le  Soupçon 157 

WIII.  —  Le  Télé|)!ionc  de  (Jalypso 1(55 

\1\.  —  Une  recrue 173 

W.  —  Sacrilège  raté 181 

XXI.  —  Le  torchon  brûle 189 

XXII.  —  La  taie  d'argent 197 

18 


riO 


TAHLK 


WIII.  —  Un    liuiMiuc  bien  nourri 

WIV.  —  La  fève 

\\V.  —  l'ropos  (lip^cstifs    . 

\\\  I.  —  Le  cabinet  de  lecture 

\\\  II.  —  On  nest  pas  parfait  . 

\\\  IIL  —  Soyons  raisonnables  !. 

\\l\.  —  .locaslc  sur  le  trottoir. 

X\\.  —  La  plus  belle  trouvaille  de  Caïn 


Papes. 
2(J3 
211 
219 
229 
237 
243 
251 
259 


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S^ 


Prix  :  S  fr.  50. 


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2198 
31SH5 


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loy,  Léon 
Histoires  dosoblir^eantes 


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