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LEOiN BLOY
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S
DÉSOBLIGEANTES
PARIS
COLLECTION ((LES PROSES»
GEORGES CBES ET Cs ÊDITFîTn^i
116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116
MCMXIV
HISTOIRES DESOBLIGEANTES
DU MÈMh: A un: un
Lk UK\Ki.Ait;Lu i)L (ii.tjiu; (C/w/s/o/j/tc (^nloiiih et sa Béalificalion
future}. Préface de J. Barbey d'Aurevilly, t'.puisé.
I*IHJI'OS l)'l > K>TUi:i'llK.NELU l)K DlÏMuLITlON S.
Lk Pal, painpiilel hebdomadaire (les 4 miméros parus). Epuisé.
Lk Dksksim'ihk, rcjuian.
(JllHISTOI'IIK CoLOM» nKVA>T LKS TaUHEALX. EpUlsé.
La (^iievamkiu: dk i.a Moût (Marie-Antoinette).
Lk SaLLT PAU LKS Ji M s.
Si KLii i»K San(; (1870-I>i71), avec un purlrail de laiilfur en 1S.S7
(Oès, éd.).
Li'o> Hi.oY i)K\A\'r LKS Cochons. Epuisé.
HisroiHKs i)i':souli(;ka\tes (Crès, éd./.
La Fkmmk Palmik, épisode coiileniporain.
Lk Mk>uia.\t L\(;hat (.lournal de Léon liloy).
Lk Fils dk Lolls \\ 1, a\ro un jjorlrail de Louis WII, en héiio-
}^ra\ lire.
Jk m'acci sk... Pages irrespectueuses pour Fmile Zola et cjuebpies
autres. (Jurieux portrait de Lé.tn Bloy, à 18 ans. ^puisé.
EXKC.KSK DKS LlKLX (JOMMLNS.
Les Dkk.mi.uks Colonnes de l'Egllse {Coppéc. — Le H. P. Judas.
— Brunetière. — Haysmans. — Bour<jet, etc.).
Mon Jolhnal (1)i\-ski>t mois en Dankmauk), suite du Mendiant
Ingrat.
(JLATiu; Ans dk (^vptiviti-: a Cochons-slh-Maknk, suite du Mendiant
Ingrat et de Mon Journal Deux portraits de l'auteur.
liELLLAutKs KT PoHCHKKs. Autre portrait (Stock, éd.).
L'Ki'oi'ÉK Byzantine et G. .Sciillmijekgek. puisé.
La Rkslhhection de Villieus de l'Islk-Adam. Epuisé.
Pa(;ks Choisies (1884-I9U.>). Kncore un portrait.
Gkllk Qii l'LKLUK (>otre-l)anie de la .Salette,, avec gravure.
L'Invkndaule, suite du Mendiant Ingrat, de Mon Journal et de
(Jualre ans de Captivité à Cochuns-sur-Marne. Deux gravures.
Le Sa>g du Pai mœ.
Le Vielx de la Montagne, suite du Mendiant Ingrat, de Mon Jour-
nal, de (Jualre ans de Captivité à Corhons-sur-Marne et de l'In-
vendable. Deux gravures.
Vie de Mi'.lanik, liergère de la Salette, écrite |)iir cUe-inéuic. lii-
troduclioM de Léon Bloy. Polirait de Mél.uiie.
L'.\mk dk Napoléon.
KxKGÈSK DES LiKL X COMMUN S ( Nouvclie série).
Sun LA ToMiiK DK HiYSMANs ( Laqucrrière, éd.).
liiîs ouvraj^o-j sans ilusii^'nation d'éditeur se trouvent à la librairie du
Mercure de France, rue do Gondé, 2(3.
LEON BLOY
HISTOlKliS
ÏSOBLIGEA.\Ti:S
PARIS V
COLLECTION . LES PROSES »
(iK()P.(;KS CRÈS ET r.-. KDriKUHS
IIG, BOULEVAl'.D SAINT-GERMAIN, HO
MCM\1V
ci; i.ivuk a ktk rini: \ dki \ mii.i.i. dklx c.knts
K\i- Mi>i. Aiius, soir 15 i;\i:mi'L\ihi s jm'On
IMPKlllAL (dont O nous COMMKftCKl NLMKUGTKS UK 1 A 10 KT
i)K II A lo ; 37 K\KMPL\iiu:s vkkgk d'auches (dont 12 nous
COMMF.HCI) NLMKHOTKS Df. 16 A 40 ET DE 41 A o2 ; 2148 KXKM-
PLAIKES SUR VÉLIN TEINTÉ (DONT 183 HOUS COMMKHCK) M-
MÉIIOTÉS DE 53 A 2017 KT DE 2018 A 220(1.
>
1185
Copyr'Kjhl hy G. Crh el C°, lUI'i.
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
réserves pour tous pays.
A M0>' CHER AMI
Eugène BORREL
En souvenir pieux de Notre-Dame cVÉphèse qui nous met
si loin des ordures contemporaines.
L. B
LTXRAGÉ VOLOMAIRE
ou
L\ COXSPIR.VTIOX DU SILENCE
— On nous a enseigné dans notre enfance^ me
disait Apeniantus^ qu'il y a dix parties du dis-
cours. La profonde graniniaire de V avenir dira
que le silence est la onzième et la plus redou-
table, étant désignée pour dévorer toutes les
aut/'eSf comme le serpent d'Aaron dévora les au-
tres serpents.
Le lieu commun du a silence élocpient », par
exemple, n est pas une sottise, et /e « silence des
passions » est plus à craindre que la pire loqua-
cité. La « conspiration du silence », autre lieu
commun, na rien de chevaleresque, sans doute,
mcds elle est indiscutablement efficace pour
tuer un homme supjérieur qu'il est impossible de
déshonorer. C'est le désert du steppe immense
autour du conquérant forcé de mourir d'inani-
tion. C'est la solitude infinie de Dieu lui-même
s IIINIOIHKS PESO H I, I (1 KA NTES
dont uni ne /ku/c cl ne vciil cnlcndrr jutrlrr...
Oitt'hjiiun se soin'iciit-il cncoi-c de la nwivril-
h'Ksc cilcfiin iHil ion de Sai ni -l^icri-c M(n'l i ni(jii(\
on Ircnic ini/lc rires /inninins /'nrcnl nnennlis,
en Ircnic scco/zf/cs, jnir le son/Ile silencieux d' nn
voli'nn dn voisinaiyc '.'
Wnis ni\ivcz. dit ^ M(irv/icnoii\(ju'(( ccl insidnl
incnic \'ol rc fiHc faisait sa j)rcinicrc coniniunion
cl (jn^il iidvaitpasfalln nnc victime de inoi/is ci
cette innocente pour que V acte prodigieux quelle
acconiplissail /'ni incffaqahlcnjcnt et très singu-
lièrenicnl niai'<pic pour elle de ce geste colossal
de la Mort. C'a/' c est bien lit votre manière d'ex-
pli(juer lesévénenienls de ce monde, ô concent râ-
leur effrayant l et je crois que vous avez raison
mille fois, mais il y a de (pioi rèvcr sur ce
gouffre.
Lorsque la petite fille (jui précédait la vôtre
reçut le Corps du Christ, tout un peuple vivait
encore;... lorsque vint le lourde celle qui la sui-
vait, tout et (lit fini pour ce peuple. Gustodiat
animam tuain... (\'lle parole avait snff. 1^1 ns
de banipies, plus de boutiques, /dus de I r-ibn-
naux, plus de bureaux cC affaires ni de bureaux
d'amour, plus (F églises même. A (piinze cents
lieues, on était des morts, une ville morte, on
était devenu le SilPnce, tout (i coup.
Vous a-t-on dit. cependant, quil y cul un
homme épargné, iiii seul, cl (pie cet homme était
précisément ins condam.nk a mort.' On se lé jouis-
L EN RAGE VOLONTAIRE 9
sait, je le suppose, crassistei'à son exécution, on
en parlait dans les familles honorables, on était
sans doute impatient de ce supplice, et il fut le
témoin unique de l'exécution de la multitude! ..,
Vous ci'oyez. peut-être que je vous se/s un apo-
logue. Eh ! bien, non. Ce condamné le mort ,
c'est vous-même. On a voulu vous exécuter par le
silence et on n'a réussi qu'à faire de vous l'ha-
bitant solitaire d'une nécropole silencieuse.
— Mon clier Apemantus, ai-je répondu, je veux
bien croire que vous ne me débitez pas un apo-
logue, mais vous jneparaissezatteint d'une bizarre
monomanie. Vous voulez, à toute force, que je
sois un persécuté et vous ne voyez pas cpie je suis,
au contraire, un persécuteur. Interrogez nos con-
temporains. Tous vous diront que je suis un
monstre et qu'il n'y a pas moyen cV échapper à
ma dent féroce. On a beau me caresser, me cou-
vrir de fleurs, me dire les choses les plus amou-
reuses, jn' offrir de V argent et des friandises , rien
ny fait. Sainte Marthe elle-même renoncercdt à
dompter une tarasque aussi farouche.
Je le confesse, Un est pas en mon jjouvoir de
me tenir tranquille. Quand je ne massacre pas,
il faut que je désoblige. C'est mon destin. Tai le
fanatisme de l'ingratitude. N'étant pas aveugle,
je vois clairement que tout le monde est très bon,
que, depuis les lys de pureté jusqu'aux plus no-
tables ruffians, c'est à qui /nai/nera le plus
tendrement et nie le prouvera par les sacrifices
10 1 1 1 ^ I ( 1 1 lu; s I » K s () H L I ( ; i: A N t k s
les plus mcritoirvs. Je ne finiidis pas si Je vous
rdcontdis les pclils soins, les (ittciitions (Iclicotcs,
les (li'vldntlioiis cn/humuces dont je suis te coiis-
tcint objet . pour ne rien dire de plusieuis innuo-
Idl ions heroKpies i nd ii^nenieril <'l dhoniinahteinenl
pdj/ces pur mes plus noires nidiiii^dnces. (jue
voulez-vous ? Je suis uïi eni'di(é volonluire.
Vous objecterez peut-être quon d essdyé de me
fdire crever de f'dini depuis trente ans^ cpCon d
fait mourir, pur ce nioyen^ deux de mes en funt s.
\(ijjdnt j)ds de cœur ^ f en di pris monpdrti dvec
une ddniirable désinvolture. Mdis éteint^ tout de
même, un /lomnie juste^ je peux nie mettre a lu
place des bonnes ùmes ii (jui je dois tout cela.
Leurs intentions étdient si droites et si pures!
On a cru bêtement, il est vrai , que le silence
me tiLerait . C'était vouloir empoisonner un cro-
codile avec du bouillon de crapaud. Je n'en suis
devenu (/ue plus fort et mieux endenté. Sans le
vouloir, on a été ainsi mes bienfaiteurs. Le si-
lence, la misère, les chagrins affreux, voila ce
(pCil me fdlldit pour devenir le monstre invin-
cible.
Vos dernières pdroles prouvent que vous avez
compiis cela. Pourquoi donc alors me parler
d'inanition et de désert ? Je ne fus jamais autant
visité ni si florissant. L^e silence est une prairie
fdvordble aux, rumindnts de V éternité ^et des (ini-
nidux très sympdthiques y sont attirés auprès de
moi, presque chaque jour, par la luxuriance du
L ENRAGE VOLONTAIRE 11
pâturage. Le jour où il n^y aura plus de silence
autour de ma personne sera certainement un jour
terrible. Je me verrai sur du crottin d'argent oit
ne pousseront plus les pciquerettes aimables ou
les anémones pascales de la Douleur, et mes com-
pagnons découragés s'en iront brouter le cytise
des licornes sur la montagne.
Tenez-vous donc tranquille^ Apemantus. Les
conspirateurs r/?^ silence^ les silentiaires ^ comme
on disait à Dyzance^ ne sont rien que de pau-
vres huissiers qui se trompent, croyant voir en
moi un bruyant perturbateur. Vous avez été mon
hôte plusieurs fois et vous savez que f ai la mâ-
choire silencieuse. Mon rire même., quand je dé-
vore les contemporains , ne réveillerait pas une
araignée filandière, et mes pas font moins de
bruit encore, lorsque je me promène pcuini
leurs sépulcres. S'ils étaient malins, ils caril-
lonneraient, nuit et jour, pour dénoncer ma pré-
sence et me priver ainsi de V incognito qui favo-
rise mes expéditions de vampire.
]Se me parlez plus de ces imbéciles.
LÉON Bloy.
Bourg-la-Reine, novembre 1913.
I
LA TISANE
JACQUES se jugea simplement ignoble. C'était
odieux de rester là, dans l'obscurité, comme
un espion sacrilège, pendant que cette femme, si
parfaitement inconnue de lui, se confessait.
Mais alors, il aurait fallu partir tout de suite,
aussitôt que le prêtre en surplis était venu avec
elle, ou, du moins, faire un peu de bruit pour qu'ils
fussent aA^ertis de la présence d'un étranger. Main-
tenant, c'était trop tara, et l'horrible indiscrétion
ne pouvait plus que s'aggraver.
Désœuvré, cherchant, comme les cloportes, un
endroit frais, à la fin de ce jour caniculaire, il
avait eu la fantaisie, peu conforme à ses ordi-
naires fantaisies, d'entrer dans la vieille église et
s'était assis dans ce coin sombre, derrière ce
i; IIISTOIIIES UKSOin.IGEANTES
(•(Hif('ssii)niial, pour y rt''veiM'ii regardant s'éteindre
la grande rosaro.
Au bout de (jiielijue.s minutes, sans savoir com-
ment ni |>i>iir(|U()i, il devenait le témoin fort invo-
lontain» d'une confession.
Il est vrai (|ue les paroles ne lui arrivaient pas
distinctes et, qu'en somme, il n'entendait qu'un
cIiucIk dément. Mais le colle M|ue. vers la fin, sem-
blait s'anim<*r.
(^uelcjues syllabes, çà et la, se détacbaiimt,
émergeant du fleuve opaque de ce bavardage pé-
nitentiel, et le jeune liomme cpii, par miracle, était
le contraire d'un parfait goujat, ciaignit tout de
bon de surprendre des aveux ([ui ne lui étaient
évidemment pas destinés.
Soudain cette prévision se réalisa. Un remous
violent parut se produire. Les ondes immobiles
grondèrent en se divisant, comme pour laisser
surgir un monstre, et l'auditeur, broyé d'épou-
vante, entendit ces mots proférés avec impatience :
— Je \'oiis dis, Dion pire ^ que j<il mis du poi-
son ddiis sa tisane!
Puis, lien. La femme, dont le visage était invi-
sible, se releva du prie-Dieu et, silencieusement,
disparut dans le taillis des ténèbres.
l*()Ui- ce qui est du jn'être, il ne bougeait pas
])lus cpi'un mort et de lentes minutes s'écoulèrent
avant qu'il ouvrit la porte et qu'il s'en allât, à
son tour, du ])as pesant d'un liomme assommé.
11 fallut le carillon persistant des clefs du be-
L A T I s A >■ E 15
deau et l'injonction de sortir, longtemps bramée
dans la nef, pour que Jacques se levât lui-même,
tellement il était abasourdi de cette parole qui
retentissait en lui comme une clameur.
Il avait parfaitement reconnu la voix de sa mère !
Oh! impossible de s'y tromper. Il avait même
reconnu sa démarche quand l'ombre de femme
s'était dressée à deux pas de lui.
Mais alors, quoi ! tout croulait, tout fichait le
camp, tout n'était qu une monstrueuse blague!
Il vivait seul avec cette mère, qui ne voyait
presque personne et ne sortait que pour aller aux
offices. 11 s'était habitué à la vénérer de toute son
àme, comme un exemplaire unique de la droiture
et de la bonté.
Aussi loin qu'il pût voir dans le passé, rien de
trouble, rien d'oblique, pas un repli, pas un seul
détour. Une belle route blanche à perte de vue,
sous un ciel pâle. Car l'existence de la pauvre
femme avait été fort mélancolique.
Depuis la mort de son mari tué à Champigny
et dont le jeune homme se souvenait à peine,
elle n'avait cessé de porter le deuil, s'occupant
exclusivement de Féducation de son fils qu'elle ne
quittait pas un seul jour. Elle n'avait jamais
voulu l'envoyer aux écoles, redoutant pour lui les
H, MIS TOI H KS DESOBLIGEANTES
contacts, séliiil chargée complètenuMiL de son
instruction, lui avait hàti son àine avec des mor-
ceaux de la sienne. Il tenait même de ce régime
une sensibilité in(iuiéte et des nerfs singulièrement
vibrants qui l'exposaient à de ridicules douleurs,
— peut-être aussi à de véritables dangers.
Quand l'adolescence était arrivée, les fredaines
prévues qu'elle ne pouvait pas empêcher l'avaient
faite un peu plus triste, sans altérer sa douceur.
Ni reproches ni scènes muettes. Elle avait accepté,
comme tant d'autres, ce qui est inévitable.
Enfin, tout le monde parlait d'elle avec respect
cl lui seul au monde, son fils très cher, se voyait
aujourd'hui forcé de la mépriser — de la mépriser
à deux genoux et les yeux en pleurs, comme les
anges mépriseraient Dieu s'il ne tenait pas ses
j)romesses !...
N'raiment, c'était à devenir fou, c'était à hurler
dans la rue. Sa mère ! une empoisonneuse ! C'était
insensé, c'était un million de fois absurde, c'était
absolument impossible et, pourtant, c'était certain.
Ne venait-elle pas de le déclarer elle-même ? 11 se
serait arraché la tête.
Mais empoisonneuse de qui ? Bon Dieu î II ne
connaissait personne qui fût mort empoisonné dans
son entourage. Ce n'était pas son père qui avait
reçu un paquet de mitraille dans le ventre. Ce
n'était pas lui, non plus, qu'elle aurait essayé de
tuer. Il n'avait jamais été malade, n'avait jamais
eu besoin de tisane et se savait adoré. La première
LA TISANE
fois qu'il s'était attardé le soir, et ce n'était certes
pas pour de propres choses, elle avait été malade
elle-même d'inquiétude.
S'agissait-il dun fait antérieur à sa naissance ?
Son père l'avait épousée pour sa beauté, lorsqu'elle
avait à peine vingt ans. Ce mariage avait-il été
précédé de quelque aventure pouvant impliquer un
crime ?
Non, cependant. Ce passé limpide lui était connu,
lui avait été raconté cent fois et les témoignages
étaient trop certains. Pourquoi donc cet aveu ter-
rible ? Pourquoi, surtout, oh! pourquoi fallait-il
qu'il en eût été le témoin ?
Soûl d'horreur et de désespoir, il revint à la
maison.
Sa mère accourut aussitôt l'embrasser :
— ■ Comme tu rentres tard, mon cher enfant ! et
comme tu es pâle ! Serais-tu malade ?
— Non, répondit-il, je ne suis pas malade,
mais cette grande chaleur me fatigue et je crois
que je ne pourrais pas manger. Et vous, maman,
ne sentez-vous aucun malaise ? Vous êtes sor-
tie, sans doute, pour chercher un peu de fraî-
cheur ? Il me semble vous avoir aperçue de loin
sur le quai.
— Je suis sortie, en effet, mais tu n'as pu me
voir sur le quai. J'ai été me confesser^ ce que tu
m H IS'IOl HKS I»ESOBLIGEANTKS
ne fais plus, je iTois, depuis longleiiips, mauvais
sujet.
Ja((jues s'étonna de n'être pas suri'o(pié, de ne
pas tomber a la renverse, foudroyé, comme ecda se
voit dans les bons romans qu'il avait lus.
C'était donc vrai, qu'elle avait été se confesser !
11 ne s'était donc pas endormi dans l'église et
relie catastrophe abominable n'était ])as un cau-
chemar, ainsi (ju'il Tavail, une minute, follement
conçu.
Il ne tomba pas, mais il devint beaucoup plus
])ùle et sa mère en fut effrayée.
— Qu'as-tu donc, mon petit Jacques ? lui dit-
elle. Vn souffres, tu caches quelque chose à ta
mère. Tu devrais avoir plus de confiance en elle
qui n'aime que toi et qui n'a que toi... Comme tu
me regardes ! mon cher trésor... Mais qu'est-ce
(jue tu as donc ? Tu me fais peur!.. .
Elle le prit amoureusement dans ses bras.
— Écoute-moi bien, grand enfant. Je ne suis
pas une curieuse, tu le sais, et je ne veux pas
être ton juge. Ne me dis rien, si tu ne veux rien
me dire, mais laisse- toi soigner. Tu vas te mettre
au lit tout de suite. Pendant ce temps, je te pré-
parerai un bon petit repas très léger que je t'ap-
poi'terai moi-même, n'est-ce pas ? et si tu as la
fièvre cette nuit, je te fei'ai de la tisane...
Jac({ues, cette fois, roula par terre.
— Enfin ! soupira-t-elle, un peu lasse, en éten-
dant la main vers une sonnette.
LA TISA^îE 19
Jacques avait un anévrisme au dernier période
et sa mère avait un amant qui ne voulait pas être
beau -père.
Ce drame simple s'est accompli, il y a trois ans,
dans le voisinage de Saint-Germain-des-Prés. La
maison qui en fut le théâtre appartient à un entre-
preneur de démolitions.
II
LE VIEUX DE LA MAISON
AH î elle pouA^ait se vanter d'en avoir de la
vertu, Mme Alexandre ! Songez donc! Depuis
trois ans qu'elle le supportait, ce A'ieux fricoteur,
cette A'ieille ficelle à pot au feu qui déshonorait
sa maison, vous pensez bien que si ce n'était pas
son père, il y aA'ait longtemps qu'elle lui aurait
collé son billet de retour pour le poussier des
inA'alos de la Publique !
Mais quoi ! on est bien forcé de garder les con-
A^enances, de subA^enirà ses auteurs quand on n'es
pas des enfants de chiens et surtout quand on
est dans le commerce.
Oh ! la famille ! Malheur de malheur ! Et il y en
a qui disent qu'il y a un bon Dieu ! Il ne crèA^era
donc pas un de ces quatre matins, le chameau?
-J-j HISTOIHKS l»i;S(» l{ I.Ki KANTKS
Li« rn'((ii('n(M' extrême de ce nicmoloo^iie l'illMl en
avîul mallieiii-euseineiit îiltiT»' la IVaîchciii-. Il ne
>(• passait pas de piiirfpic Miih' AlcxaiuliH; ne se
j)lai«^nit en ces termes de la coriacité de son
destin.
( hh'lipu'fois. pourtant, elle s'attendrissait lors-
(ju'il lui l'allait divulgrier son Ame à des clients
jeunes (|ui n'eussent (|u'im[)arrait(.'numt saisi la
noldesse de ses jérémiades.
— Bon et cher papa, roucoulait-elle, si vous
saviez comme nous l'aimons! Nous n'avons toutes
([u lin cœur pour le chérir. Le métier n'y l'ait rien,
voyez-vous ! On a heau être des déclassées^ des
malheureuses, si vous voulez, le cœur parle tou-
jours. On se souvient de son enfance, des j(jies
pures de la famille, et je me sens bien relevée à
mes j)ropres yeux, je vous le jure, quand je vois
aller et venir, dans ma maison, ce vénérable vieil-
lard couronné de cheveux blancs qui nous fait pen-
ser à la céleste patrie. Etc., etc.
L'inconscience professionnelle permettait sans
doute à la drôlesse de fonctionner, avec une égale
bonne foi, dans l'une et l'autre posture, et l'hùte
septuagénaire du grand 12, alternativement
habillé de gloir(3 et d'ignominie, croupissait au
bord de sa fille, — dans l'inaltérable sérénité du
soir de sa vie, — comme une guenille d'hôpital sur
la rive du L^rand collecteur.
LE VIEUX DE LA MAISON ^23
L'histoire de ces deux individus n'avait, pour
tout dire, aucune des qualités essentielles qu'on
doit exiger du poème épique.
Le bonhomme Ferdinand Bouton, familièrement
dénommé papa Ferdinand ou le Vieux, était une
ancienne canaille de la rue de Flandre où il exerça
naguère trente métiers dont le moins inavouable
mit plusieurs fois en danger sa liberté.
Mlle Léontine Bouton, ([ui devait être un jour
Mme Alexandre et dont la mère disparut peu de
temps après sa naissance, avait été élevée par le
digne homme dans les principes de la plus rigou-
reuse improbité.
Préparée, dès son âge tendre, aux militantes
pratiques, elle décrochait, à treize ans, une bril-
lante situation de vierge oblate chez un million-
naire genevois renommé pour sa vertu, qui l'appe-
lait son « ange de lumière » et qui acheva de la
putréfier. Deux ans suffirent à la débutante pour
crever ce calviniste..
Après celui-là, combien d'autres ! Recomman-
dée surtout aux messieurs discrets, elle devint
quelque chose comme un placement de père de
famille et marcha, jusqu'à dix-huit ans, dans une
auréole de turpitudes.
A ce moment, devenue sérieuse elle-même, à
force de se frotter à des gens sérieux^ elle lâcha
-j; Il l STO 1 IIKS IiKSO Mil <; KA NTKS
son [H' ri; dt)iit la pocharde frivulitô de crapule,
désormais oisivo, révoltait son cœur.
l]l ([iiiiizt' années ensuite s'écoulèrent pendant
lesquelles cet abandonné se rassasia d'infortunes.
Désaccoutumé des aTlaires, ne retrouvant plus
son ancienne astuce, il ressemblait à une vieille
mouche qui n'aurait pas la force de voler sur les
excréments et dont les araignées elles-mêmes ne
voudraient plus.
Léontine, plus heureuse, prospéra. Sans s'éle-
ver aux premières charges de la Galanterie publi-
que dont ses manières de goujate incorrigible ne
lui permettaient pas d'ambitionner la dictature,
elle sut manœuvrer dans les emplois subalternes
avec tant d'art et de si ambidextres complaisances,
elle se faufila, s'installa, se tassa si fermement
aux bonnes ripailles et, n'oubliant jamais d'om-
plir son verre avant que la bouteille eut achevé
de circuler, fut tellement rosse devant Dieu et
devant les hommes, qu'elle en vint à pouvoir
défier le malheur.
Le malheur, alors, se présenta sous l'espèce
falote et fantomatique de son père.
Le vieux drôle, au moment de sombrer à tout
jamais dans le plus insondable gouffre, avait
ap[>ris que sa fille, sa Titine, quasi célèbre, main-
tenant, sous le nom de ^Ime Alexandre, gouver-
LE VIEUX DE LA MAISON 25
liait de main magistrale une hôtellerie fameuse où
les princes de l'extrême Orient venaient apporter
leur or.
Yermineux et couvert de loques impures, n'ayant
(( plus un radis dans la profonde et rien dans le
battant », il tomba donc chez elle un beau jour et
la fortune lui fut à ce point favorable que l'altière
pachate, quoique enragée de sa survenue, fut obli-
gée de l'accueillir avec les démonstrations du plus
ostensible amour.
La malechance de celle-ci voulut, en effet, qu'à
l'instant même où, forçant toutes les consignes,
il se précipitait dans ses bras, elle se trouvât en
conférence avec de rigides sénateurs peu capables
de badiner sur le quatrième commandement de la
loi divine. L'un d'eux même, remué jusqu'au fond
de ses entrailles par cet incident pathétique, ne
crut pouvoir se dispenser de la bénir en lui prédi-
sant une interminable vie.
Après un tel coup, papa Ferdinand devenait indé-
logeable et inextirpable à jamais . Sous peine d'encou-
rir l'indignation des honnêtes gens et de perdre l'es-
time fructueuse des mandarins, il fallut le décras-
ser, l'habiller, le loger et le remplir tous les jours.
L'existence, jusqu'alors douce comme le miel,
de Mme Alexandre, fut empoisonnée. Ce père fut
le pli de rose de sa couche, le pétrin de son âme,
la tablature de ses digestions et, tout au contraire
de Calypso, elle ne parvenait pas à se consoler du
retour d'Ulvsse.
26 IIISTOIMKS nUSdlM-K; KA.NTliS
Il n\';tail pniiiLaiil |k»s ^-^'iiiinl. Des h; jn't'inicr
joui . on ravail installé clans lu niansardo la plus
l(»iiil;iiii(', la plus inconiniode et probablement la
plus malsaine, (l'était a peine si on le voyait, il
obs(M"vait lidèlement la consigne de ne pas roder
dans la maison à l'IiiHire des clients et surtout de
ne jamais nu'ttre les pieds au Salon.
11 ne fallait rien moins })0ur déroger à cette loi
sévèn», que la fantaisie d'un amateur étranger qui
demandait ([uel(|uefois à voir le \ ieux, dont toutes
ces dames parlaient avec des susurrements de véné-
ration craintive, comme elles auraient parlé du
Masque de Fer.
Pour ces circonstances, il avait un justaucorps
écarlate à brandebourgs et une espèce de casquette
macéd(^nienne qui lui donnait l'air d'un Hongrois
ou d'un Polonais dans le malheur. On Tornaitalors
du titre de comte, — le comte Boutonski ! — et il
passait pour un débris couvert de gloire, de lapins
récente insurrection.
Cumulativement, il nettoyait les latrines, balayait
les escaliers, essuyait les cuvettes et la vaisselle,
quelquefois avec le même torchon, disait avec
rage Mme Alexandre. Enfin, il faisait les courses
des pensionnaires dont il avait la confiance et ((ui
lui donnaient de jolis pourboires.
Aux heures de loisir, l'heureux vieillard se reti-
rait dans sa chambre et relisait assidûment les
œuvres de Paul de Kock ou les élucubrations
humanitaires d'Eugène Transpire^ ainsi qu'il
LE VIEUX DE LA MAISON -27
nommait l'auteur des Myslères de Paris et du
Juif Errant, les deux plus beaux livres du monde.
Pendant la guerre, naturellement, la maison
périclita. Les clients étaient en province ou sur
les remparts et l'état de siège rendait les trottoirs
impraticables.
L'exaspération de Mme Alexandre fut à son
comble. Du matin au soir, elle ne cessait d'exha-
ler sa fureur contre le Vieux qui se racornissait de
plus en plus et qu'elle vomissait à pleine gueule,
sans interruption.
Elle alla, dans son délire, jusqu'à l'accuser
d'avoir allumé le conflit international par ses
manigances. Quand fut décidée la rançon des cinq
milliards, elle se prétendit frustrée, vociférant
que c'était autant de fichu pour son commerce et
qu'on devrait bien fusiller tous les vieux salauds
qui portaient malheur...
Elle tournait positivement à l'hydrophobie et
l'existence devenait impossible.
Il va sans dire que la Commune fut inapte à
revigorer son branlant négoce. La clientèle pour-
tant ne chômait pas. L'établissement ne désem-
plissait pas une minute. C'était à se croire dans
une église !
Mais quelle clientèle, Dieu des cieux! Des ivro-
gnes rouges, des assassins, des voyous infâmes
w1,s IIISTOIIIKS DKSOMI.K; KANTES
• j-aloiiiiL's de la lèlo aux. pieds, (jui se l'aisaicat
servir le revolver au poing" et (pii cassaient tout,
et ([ui auraient tout brûlé si un avait eu l'audace
de leur résister.
Cette fois, par exemple, elle ne gueulait plus, la
patronne. Elle eievait silencieusement de peur,
en attendant le secours d'En Haut.
Il ne se fit pas longtemps attendre. On apprit
tout à coup que les ^ ersaillais venaient d'entrer
dans Paris î Délivrance ! Mais une guigne vrai-
ment noire s'acharnait sur la pauvre créature.
Il arriva ([uune barricade lut dressée au bout
de la rue. C'était le moment ou jamais de fermer
la porte à triple tour et de faire comme si on était
des mortes. Papa P'erdinand fut complètement
oublié.
La barricade était prise à deux: heures de Taprès-
midi et les fédérés en fuite abandonnaient le quar-
tier. Bientôt, il ne resta plus qu'un seul être, un
mince vieillard dont les pas sonnaient dans le
ofrand silence.
Impossible de ne pas le reconnaître. C'était le
gâteux sorti le matin [)ar curiosité et qui, bête-
ment, fuyait comme un criminel devant les panta-
lons rouges.
Ceux-ci, })leins de défiance, ne le suivaient pas
encore, hésitant à tirer sur un homme d'un si
grand âge. Ils accoui'urent en le voyant s'arrêter à
la porte du grand 12.
— Avance à l'ordre et fais voir tes pattes î
LE VIEUX DE LA MAISON 29
Le vieillard, pantelant d'effroi, se précipita sur
la sonnette et se mit à carillonner.
— Titine, ma Titine, c'est moi ! Ouvre à ton
vieux père.
La fenêtre close du mauvais lieu s'ouvrit alors
spontanément et Mme Alexandre, ivre de joie.,
désignant son père aux soldats, leur cria :
— ^Nlais fusillez-le donc, tonnerre de Dieu ! Il
était tout à Tlieure avec les autres. C'est un sale
communard, c'est un pétroleur qui a essayé de
foutre le feu au quartier.
On n'en demandait pas davantage en ces gra-
cieux jours et papa Ferdinand, criblé de balles,
toml)a sur le seuil...
Aujourd'hui, ^Ime Alexandre est retirée des
affaires et n'habite plus le quartier de la Bourse
dont elle fut, si longtemps, la gloire. Elle a trente
mille francs de rentes, pèse quatre cents kilos et
lit avec émotion les romans de Paul Bourget.
III
LA RELIGION DE M. PLEUR
Généralement, les individus
qui ont excité mon dégoût en ce
monde étaient des gens florissants
et de bonne renommée. Quant
aux coquins que j'ai connus, et
ils ne sont pas en petit nombre,
je pense à eux, à eux tous sans
exception, avec plaisir et bien-
veillance.
TnoMAS DE Olincey.
L'aspect de ce vieillard fécondait la vermine. Le
fumier de son àme était tellement sur ses
mains et sur son visage qu'il n'eût pas été possi-
ble d'imaginer un contact plus effrayant. Quand il
allait par les rues, les ruisseaux les plus fangeux,
tremblant de refléter son image, paraissaient avoir
l'intention de remonter vers leur source.
Sa fortune qu'on disait colossale et que les bons
3-2 IIISTOIIIKS nKSOHLIGKANTKS
juges n'évaluaient qu'en pleurant dCxlasc, devait
ôtre cachée dans de l'uiituv endroits, car nul n'osait
hasarder une ferme conjecture sur les placements
financiers de ce cauchemar.
11 se disait seulement que, diverses fois, on en-
trevit sa main de cadavre dans certaines mani-
gances d'argent qui avaient abouti à des débâcles
sublimes dont ([uelques éleveurs de gren(juilles le
supposaient artisan.
Il n'était pas juif, cependant, et lorsqu'on le
traitait de « vieille crapule » il avait une manière
douce de répondre : Dieu vous le rende ! qui fai-
sait courir, sur réchine des plus roublards, un lé-
ger frisson.
L'unique chose qui parût certaine, c'était que
ce guenilleux effroyable possédait une maison de
haut ra})port dans l'un ou l'autre des grands quar-
tieis excenti'iques. On ne savait pas exactement.
11 en possédait peut-être plusieurs.
La légende voulait cpi'il couchât dans un antre
obscur, sous l'escalier de service, entre le tuyau
des latrines et la loge du concierge que ce voisi-
nage idiotifiait.
Ses (piittances de loyer étaient, m'a-t-on dit,
délivrées, par économie, sur des déchirures d'af-
fiches que des locataires plein d'entregent reven-
direiit à des collectionneurs astucieux.
On racontait aussi l'histoire, devenue fameuse,
d'une sou[)e fantastique trempée régulièrement le
dimanche soir et qui devait le nourrir toute la se-
LA RELIGION' DE M. PLEUR 33
maine. Pour ne pas brûler de charbon, il la man-
geait froide six jours de suite.
Dès le mardi, naturellement, cette substance
alimentaire devenait fétide. Alors, avec les révé-
rencieuses façons d'un prêtre qui ouvre le taber-
nacle, il prenait, dans une petite armoire scellée
au mur et qui devait contenir d'étranges papiers,
une bouteille de très vieux rhum vraisemblable-
ment recueillie dans quelque naufrage.
Il en versait des gouttes rares dans un verre
minuscule et se fortifiait à l'espoir de les déguster
aussitôt après avoirenglouti son cataplasme. L'opé-
ration terminée :
— ^laintenant que tu as mangé ta soupe, di-
sait-il, tii irait iris pas ton petit verre de rhum !
Et déloyalement, il reversait dans la bouteille le
précieux liquide. Recommandable finesse qui réus-
sissait toujours, depuis trente ou quarante ans.
Jamais un spectre ne parut aussi complètement
dénué de style et de caractère. Il avait beau res-
sembler par ses haillons, et sans doute, par quel-
ques-unes de ses pratiques, aux youtres les plus
conspués de Buda-Pesth ou d'Amsterdam, l'ima-
gination d'un Prométhée n'aurait pu découvrir en
lui le moindre linéament archaïque.
Le surnom de Schylock, décerné par de subal-
ternes imprécateurs, révoltait comme un blasphème,
.?4 1 1 1 s T ( ) IM K s n K S ( ) lu, I ( ; 1 : \ N T K S
Irllt'iiit'iil cri MNiirc ir('\|>riiiiiiit ([uc la plal itiidc 1 11
n'avail (h* Iniiblc (|u<' sa crassi' cl sa |niaiil(Mir iJc
bête croviM». Mais cela cncoïc «Hait (l'un moder-
nisme (l('('(im'aîi"<'aiil. Son oi'dnrc in' lui conl'éi'ait
la l)i('ii\ iMiiii> d.iiis a lieu II ahiiiic.
11 lu' l'calisail. en (ippdirncc du iiinins. (jiir le
Hoi luiKois, le Mcdioci'c, le « riiciii' de cygnes » ,
connnc disait \ illiers, accompli et dclinilivement
révolu, tel <[u'il doit a|)paraitre à la fin des Tins,
(piaiid li\sTreinljienu'nts sortiront dv. leurs tanières
et ([UC les sales Ames seront manifestées au grand
jour !
S'il pouvait être innocent de prostituer l(is mots,
il aurait fallu comparer M. Pleur à ([uel(|ue l»or-
rihle [)ro[)hètc, annonciateur des vomissements de
Dieu.
11 semblait dire aux individus confortables qu(^
dégoûtait sa présence :
— Ne comprenez-vous pas, d mes frèics, ([U(î
je vous traduis pour l'éternité et r[ue mon impuni
carcasse vous reflète prodigieusement? (^uand la
vérité sera connue, vous découvrirez, une bonnes
fois, <[ue j'c'tais votre vraie patrie, à tel point ([ue,
venant à disparaître, la pestilence de vos esprits
me regrettera. Vous aurez la nostalgie de mon
voisinage immonde ({ui vous faisait paraître vivants,
alors ([ue vous étiez au-dessous du niveau des
morts. [Iy})oçrites salauds qui détestez en moi le
dénonciateui' silencieux de vos turpitudes, l'iior-
reur matérielle que je vous inspire est précisément
LA RELIGION DE M. PLEUR 35
la mesure des abominations de votre pensée. Car
enfin, de quoi pourrais- je donc être vermineux,
sinon de vous-mêmes qui me grouillez jusqu'au
fond du cœur ?
Le regard du drôle était particulièrement insup-
portable aux femmes élégantes qu'il paraissait
exécrer, les fixant parfois d'un rayon plus pâle
que le phosphore des charniers, œillade funèbre
et visqueuse qui se collait à leur chair, comme la
salive des brucolaques, et qu'elles emportaient en
bramant d'effroi.
— N'est-il pas vrai, mignonne, croyaient-elles
entendre, que tu viendras à mon rendez -vous ? Je
te ferai visiter ma fosse gracieuse et tu verras la
jolie parure d'escargots et de scarabées noirs que
je te donnerai pour rehausser la blancheur de ta
peau divine. Je suis amoureux de toi comme un
chancre, et mes baisers, je t'assure, valent mieux
que tous les di^'orces. Car vous puerez un jour,
ma souris rose, vous puerez voluptueusement à
côté de moi, et nous serons deux cassolettes sous
les étoiles...
Mais il eût été difficile, encore une fois, malgré
ce regard atroce, de donner un signe qui pvit être
appelé caractéristique de ce M. Pleur.
La voix seule, peut-être, — voix d'une douceur
méchante et qui suggérait l'idée d'un impudique
sacristain chuchotant des ignominies.
36 HISTOIMKS DKSOin.IC. KANTKS
Il av;ii(.|»;ir ('xciiijilc, imc manici'c de [H'oiioncci'
le innl (' ar^'ciit •• ([iii abolissait la notion d»' cr
nit'lal et niôiiiL' de sa valeur l'cjUM-sciitativc.
( )ii (MitiMidait quelque chos(3 coiinnc <v^'('Ouo/*^^\
stdoii les cas. S<Hivent aussi, on n'entendait rien
du tout. Le nioL s'évanouissait.
Cela faisait uut' espèce de pudeur soudaine, une
draperie tombant tout à coup au-devant du sanc-
tuaire, une crainte iiiopiuée de paraître obscène en
dépoitraillant l'idole.
Imaginez, si la cliose vous amuse, uu sculpteur
fauatique, un Pygmaliou sauguiiuiire et douce-
leux, cliercliaut avec vous le point de vue de sa
(ialatbée, et vous faisant reculer sournoisement
jus([u'à une tiappe ouvcM'te pour vous engloutii*.
C'était si fort, cette passion jalouse })Our l'Ar-
gent, que ([uelques-uus s'^ étaient trompés. Ou
avait attribué d'horribles vices à ce dévot impéni-
teutde la tirelire et du coffre-fort, — soupçons in-
justes mais accrédités [>ar ([uelques exégètes
savants de la A'ie privée d'autiui ([ui l'avaient
surpris en de mystéi'ieux collo([ues de trottoir
avec des femmes ou des enfants.
Son culte s'exprimait parfois en de telles circon-
locutions extatiques, le baveux éréthisme de sa
ferveur atténuait si étrangement sa physionomie
de fossoyeur calciné, et de si déshonnêtes sou-
pirs s'exhalaient alors de son sein, ([uc les vases
de nioindi'c élection dans lesquels il laissait tomber
sa rai'e [)a!ole, étaient excusables, après tout, de
LA RELIGION DE M. PLEUR 37
ne pas sentir passer, entre eux et lui, riiypocon-
driaque majesté de V Idolâtrie.
On me dispensera, je veux l'espérer, de faire
connaître les raisons d'ordre exceptionnel qui dé-
terminèrent un commerce d'amitié entre moi et ce
personnage sympathique .
J'étais jeune, alors, très jeune même, et facile-
ment accessible à l'enthousiasme. M. Pleur se
fit un plaisir de m'en saturer en se dévoilant à
moi.
Je crois être le seul qui ait reçu ses confidences.
J'ajoute que ce souvenir m'a fort aidé à supporter
une destinée plus que chienne et, le personnage
étant mort, il y a l)ien longtemps déjà, ma con-
science me presse, aujourd^mi, de témoigner en
faveur de ce méconnu.
Quelques hommes de ma génération peuvent se
rappeler sa fin tragique, arrivée dans les der-
nières années de l'Empire, et qui fit un assez
grand bruit.
L'assassinat, dont les gazettes m'apportèrent les
détails jusqu'aux environs du Gap Nord, était
assurément de l'espèce la plus banale et les che-
napans qui le perpétrèrent étaient peu dignes, il
faut l'avouer, de la célébrité qu'ils obtinrent.
Le vieillard avait été simplement étranglé sur
sa couche nidoreuse par des bandits jusqu'alors
:^S II I s r<» 1 II KS IHiso HI. Kl KANTKS
j)riv«'s (le iidlnrictc ri (|in ira\ou('ieiit (rauliT iiio-
l»il<' (jiic le vul.
Mais rcrtîMiics (•licniistances iclalives seulo-
mciit au passe de la vieliiiie et demeurées inexpli-
cables, exercèrent en \ aiii. ([iit'I(|iit'.s mois, la saga-
cité «les eonleinporains.
l'^idiii nii enil deviner nu comprendre que
>r. Pleur n avait pas étc ce qu il paraissait être.
lirel", les assassins malchanceux, qui, d'ailleurs,
se laissèrent prendre avec une extrême facilité,
n'avaient pu découvrir le moindre trésor dans la
tanière de l'avare et, quoique ce dernier fut mort
intestat et sans héritiers naturels, le Domaine de
l'Etat ne put étendre ses griffes sur aucune pro-
priété mobilière ou immobilière.
11 l'ut établi que le défunt ne possédait absolu-
ment rien... sinon l'intendance viagère et l'usu-
fruit d'une fortune gigantesque inattaquablement
aliénée dans les mains d un certain Evêqnc.
Impossible de savoir ce qu'étaient devenues les
considérables sommes qui avaient dû lui passer
par les mains, depuis tant d'années qu'il donnait
lui-même quittance à des escadrons de locataires.
Pas un titre, pas une valeur, rien de rien, ex-
cepté la fameuse bouteille de rliuin vidée par les
étrangleurs.
(Connue ceci est à peint; un conte, j'ai le droit de
ne pas promettre une conclusion plus diamatique.
LA RELIGION D ?: M. PLEUR 39
Je le répète, je n'ai aouIu que donner mon témoi-
gnage, le seul, très probablement, que puisse es-
pérer l'ombre courroucée du mort.
Qu'il me soit donc permis de résumer en quel-
ques lignes les paroles assez curieuses qui me
furent dites, en diverses fois, par ce solitaire or-
dinairement silencieux.
Je ne crois pas que je sentirai jamais un si noir
frisson qu'en ce lointain jour où, côte à côte sur un
banc du Jardin des Plantes, il me lit entendre
ceci :
— Mon avarice vous fait peur. Eh bien ! mon
petit homme, j'ai connu un prodigue^ d'espèce
moins rare qu'on ne pense, dont l'histoire aous
donnera peut-être Tenvie de baiser mes loques
avec respect, si vous êtes assez doué pour la com-
prendre.
Ce prodigue était un maniaque — naturelle-
ment. C'est toujours facile à dire et ceha dispense
de tout examen profond. C'était même, si a'ous
voulez, un monomaniaque.
Son idée fixe était de jeter le Pain dans les
latrines!
Il se ruinait dans ce but chez les l)Oulangers.
On ne le rencontrait jamais sans un gros pain
sous le bras, qu'il s'en allait, en sautillant d'aise,
précipiter dans les goguenots de la populace.
Il ne vivait que pour accomplir cet acte et il
faut croire qu'il en éprouvait di^ furieuses jouis-
sances ; mais sa joie devenait du délire quand
40 HISTOIRES DESOBLIGEANTES
l'occasion se pn'sciitiiil drii olliir le spectacK? à
(le jiaiivres diabli's ci'evaiit de l'aiiii.
Il avait trente mille Trancs de rente, cehn-la,et
se plai^^nail de la clieitc du [)ain.
Méditez attentivement cette histoire vraie (jui
ressendjle à un apologue.
Je n'eus pas le désir de baiseï' les loques de
M. Pleur, mais son récit me l'ut assez clair, sans
doute, car je crus entendre galoper, an-dessous de
moi, toute la cavalerie des abîmes.
La dernière fois (jue je rencontrai ce Platon de
la lésine :
— Savez-vous,me dit-il, que l'Argent est Dieu
et que c'est pour cette raison que les hommi'S le
cherchent avec tant d'ardeur? Non, n'est-ce pas?
vous êtes trop jeune pour y avoir pensé. Vous me
prendriez inrailliblement pour une espèce de Fou
sacrilègesi je vous disais (pi'll est infiniment bon,
infiniment parfait, le souverain Seigneur de toutes
choses et que rien ne se fait en ce monde sans Son
ordre ou Sa permission: cpi'en conséquence nous
sommes créés uni({uement pour Le connaître.
L'adorer et Le servii-, et gagner, par ce moyen, la
Vi(* éternelle.
Vous me vouiirii'z si je vous parlais du mys-
tère de Son Incarnation. N'importe ! apprenez
<pie je ne passe pas un jour sans demander que
LA RELIGION DE M. PLEUR 41
Son Règne arrive et que Son nom soit sanctifié.
Je demande aussi à l'Argent mon Rédempteur,
qu'il me délivre de tout mal, de tout péché, des
pièges du diable, de Tesprit de fornication, et je
L'implore par Ses langueurs aussi bien que par
Ses Joies et par Sa Gloire.
Vous comprendrez un jour, mon garçon, com-
bien ce Dieu S'est avili pour nous autres. Rappe-
lez-vous mon maniaque ! Et voyez à quels emplois
la malice des hommes Le condamne !
... Moi, je n'ose plus y toucher depuis trente
ans î... Oui, jeune homme, depuis trente ans, je
n'ai pas osé porter mes pattes malpropres sur une
pièce de cinquante centimes ! Quand mes locataires
me paient, je reçois leur monnaie dans une cas-
sette précieuse, en bois d'olivier, qui a touché le
Tombeau du Christ, et je ne la garde pas un seul
jour.
Je suis, si vous voulez le savoir, un pénilcnt
de r Argent.
Avec des consolations inexprimables, j'endure
pour Lui d'être méprisé par les hommes, d'épou-
vanter jusqu'aux bétes et d'être crucifié tous les
jours de ma vie par la plus épouvantable misère...
J'avais assez pénétré l'existence mystérieuse de
cet homme extraordinaire pour entrevoir qu'il me
parlait d'une façon toute symbolique. Cependant
les Paroles Saintes aussi rudement adaptées,
m'effaraient un peu, je l'avoue.
Il se dressa tout à coup, levant les bras, et je
i'I II 1 sTo I in:s ni;s(>in.n; EANTEs
le VOIS ciicoi'c, s('imI)I;iI>I(' a une |M»lfii»'(' g-iMiiinét'
d'où |M'ii(li;iiriil les luiilloiis poui'i'is de (juelquc
ancitMi supplicie.
— On <lil assez, par le monde, me eria-l-il, (pie
je suis un lidiiiMe avare. Eli ! l)ieii, vous raconte-
rez un jour (jue j'avais découvert la cachette, infi-
niment sûre, dont aucun avare, avant moi, ne
s'était encore avisé :
f enfouis mon Argenl dans le Sein des Pau-
vres ! ...
Vous publierez cela, mon enfant, le jour où le
Mépris et la Douleur vous auront fait assez grand
pour ambitionner le suprême honneur d'être
incomj)ris.
M. l^leur nourrissait environ deux cents familles,
parmi lesquelles on aurait cherché vainement un
individu (jui ne le regardât pas comme une
canaille, — tellement il était malin !
Mais aujourd'hui, juste ciel! où donc est la
multitude pâle des indigents assistés par le délé-
gataire épiscopal de ce Pénitent ?
f\<c -^1%^ -~ ^\x/c ^^ - '^^ Jjr
IV
LE PARLOIR DES TARENTULES
CE fut chez Barbey d'Aurevilly, en 1869, au
temps de ma jeunesse radieuse, que je ren-
contrai ce poète. Il m'intéressa tout de suite par
ses cheveux et son coup de gueule.
C'était un hirsute blanc dont le port de tète con-
tinuel semblait un défi à tous les tondeurs. Bien
qu'il eut à peine quarante ans, l'épaisse toison cou-
leur de neige qu'il secouait dans les vents lui don-
nait, à quelque distance, l'aspect d'un Saturne pé-
tulant ou d'un Jupiter de la panclastite prématuré-
ment vieilli par un abus incroyable des carreaux
de la volupté .
La mauvaise petite figure de brique pilée qu'il
exhibait sous les flocons, se manifestait plus bouil-
lante et plus cuite chaque fois qu'on la regardait.
i4 IIISTOIMKS HKSOULK; KANTES
Son a<j^itatii)ii chronliiuc l"('l(jaiiait lui-iiièiuc :
— Je suis le Varloir des tcircnlules ! criait-il
de sa voix de juoinis à la cainisolc, (jui faisait
jn'rssci' le |>as aux jx'tites ouvrières, daus la i iif.
M as ail tiMijniirs l'air d'un Sauison faisant écda-
tcr les cordes ou les entraves dont les Philistins
nad's auraient [)rétendn le l'a^^^otci" pendant son som-
lucil.
J/inlnrliiiK'' d'Aurevillv, (|ui dcvjiit un joui' suc-
coad)er aux trames d'une araignée' noire de l'oc-
cultisme languedocien, ne haïssait point d'attiser
la rage de ce métromane volcanique, décidément
incapahle d'accepter une considération, même dis-
tinguée, qui n'eût pas été la première, ou mieux
encore, l'exclusive considération.
Damascène Chabrol avait été médecin, ou plu-
tôt il l'était toujours, car on dirait que la méde-
ciiu^ iinprinic vdi'actci'c aussi bien que le Sacer-
doce. Mais, n'avant pas absolument besoin de ga-
gner sa vie, il s'était, de très bonne heure,
dégoûté de purger des négociants ou d'analyser
leurs sécrétions. En conséquence, il avait lui-même
vomi sa clientèle, — pour ne pas employer un terme
plus fort dont il faisait un fi'équent usage, — et
s'était généreusement acharné à la plus intensive
culture des vers.
Je crus, dans le temps, qu'il n'était pas tout à
fait indigne de pincer la lyre et, si ma mémoire
est fidèle, ce fut l'opinion de quelques autorités.
Dieu sait ce que j'en pourrais penser aujour-
LE PARLOni DES TARENTULES 45
dliiii ! ^lais la vie est si courte, hélas î et de durée
si peu certaine, que je craindrais vraiment d'élimer
le tissu précieux de mon existence en recherchant
sous les poussières accumulées de vingt-cinq ans,
les deux ou trois recueils oubliés qu'il publia.
J'ajoute qu'en supposant même du génie à ce
disparu, nul poème écrit de sa main ne pourrait
encore égaler l'inégalable poème de la nuit que
nous passâmes ensemble chez lui, rue de Fleurus,
quatre jours avant sa terrible mort, et qui ne fut
j)as, — je vous prie d'en être inébranlablement
persuadés, — une nuit d'amour.
Trois passions fauves habitaient en lui. Les pe-
tites femmes, les grands vers, et le désir de la
gloire.
Chacune d'elles ayant les caractères indéniables
du paroxysme, je n'ai jamais bien compris com-
ment elles pouvaient subsister ensemble et surtout
la première avec les deux autres.
C'était une chose funèbre que l'emportement de
cet homme, semblable à un patriarche possédé, vers
les souillons et les guenillons adorés de feu Sainte-
Beuve qui. du moins, n'avait rien de patriarcal,
et ce fut un bienfait du Second Empire que la
violence de ses fantaisies soudaines ait toujours pu
s'amortir dans les garnos circonvoisins ou dans
les taillis du Luxembourg, sans fâcheux esclandre.
4
4() 1 1 1 s r ( n m; s i n; s ( > lu . k ; i; a n r k s
I );iiis les iiilcrxiillt's «le c i «s crises, l't eu ;i t Iriidaiit
(|ii(' Ir l)()uc ii'poiissàl r\i lui, il se jchiil à la co-
|tn', se pire ipi tait ilaiis le ((Hirhillon des souirics
iiiS[)ii-al('iii's. roiiiiiH' le jxUi't'l dans l'oiirai^'aii.
Et c'était alors une eohiie de visions, de deini-
visioiis, (!'(•( lairs de chahîur, d'éclipsés totales, de
blasphèmes gesticules eoutre la v()ùt(; irrespou-
sahle du l'irnianieut et (Tiiivijeatioiis fainilièi'i;nu'nt
chuchotéesix l'oreille de tous les démous, jusqu'au
moment où il se vautrait sur sou tapis en grin-
çant des deids, tordu par des convulsions d'épi-
leptique.
Diriicilement on s'introduisait clicz lui. Il sem-
blait toujours avoir [X'urcpie ([uchpie chose de sub-
til, (rinl'iuimcnt rai'e et précieux, ne s'évadât par
la poite ouverte, ne descendit rescalier,ne passât
devant le morne conci(!i'g*e et n'allât s<' prol'anei*
parmi la honti' iid'iuie des chiens de la rue...
En consé({nence, il n'ouvrait pas quand on frap-
pait, ou s'il ouvrait, c'était à peine, maintenant
la porte à un millimètre du chambranle et, de sa
main libre, dessinant de grands gestes sileutiaires,
comme s'il y avait eu, dans sa demeure, un ago-
nisant sublime d<jnl il eût été nécessaire à l'équi-
libre des univers de ne j)as rater le dernier sou-
Et si 1 arrivant, non eirarouché par li's yeux de
flamme du solitaire, voulait passer outre, malgré
cet étrange accueil, il ne pouvait jamais s'intro-
duire avec trop de rapidité, et la porte, à l'instant
LE PARLOIR DES TARENTULES 47
mémo se refermait en coup de vent, comme un
piège à rats sur un musaraigne. Témérité rare
dont peu d'hommes, je vous en réponds, furent
capables.
Le redoutable Damascène, alors, à demi-courbé,
se frottait les mains, la pointe en bas et les paumes
tout près du menton, exprimant ainsi l'allégresse
d'un cannibale sûr de sa proie.
Et la fanfare de ses récriminations éclatait pen-
dant une heure. Il devenait un torrent de plaintes
dont on entendait, d'abord, le grondement sourd
et la grandissante rumeur quand il arrivait,
au loin, des montagnes bleues ; puis le rauque
mugissement, de plus en plus clair, qui s'épandait
à la façon d'une nappe immense; et enfin, le fra-
cas énorme des dislocations, des écroulements
qu'il apportait, de toutes les clameurs confondues.
Il en avez fameusement sur le cœur, allez! Et
je suppose qu'il aurait fallu la mort pour qu'il
cessât de YDcUérer, jusque pendant son ^oniniell^
contre les éditeurs, les journaux, l'Académie, les
sociétaires de la Comédie- Française et, en géné-
ral, contre toute la clique humaine qui s'obstinait à
ne pas le récompenser.
Peut-être avait-il raison. Je vous répète que je
n'en sais rien et que je ne veux pas le savoir. Je
suis assez ivre déjà de mes propres indignations,
•48 lIlsrolUKS IUCSC) HLK; KANTES
sans avoir licsoiii dr mo soùlcr dr celles des
autres.
J'arrive au j)()euu' de et'Ue uuil, lauieuse eutre
toutes, (|ui ne lut pas uiu' nuit d'amour.
Très exee|»rnuniellement, Damascène Chabrol
m'avail iiivile par lettre à venir cliez lui, n:)n pour
dîner, ce (jui ireùt été ([ue salutaire et, j)ar eonsé-
(pieiit , arclii-hanal, mais pour enteiidi-e la lecture
d'un de ses drames, ce ([ui me parut dangereux et
fort effrayant.
Sa lettre, d'ailleurs, beaucoup plus commina-
toire que fraternelle, ne i)0uvait me laisser aucun
doute sur la gravité du cas. Il exigeait absolu-
ment que je fusse exact, déclarant (|ue la justice
le voulait ainsi.
Cette forme d'invitation ne me révolta pas. ^la
curiosité vivement émue établit aussitôt l'accord
entre Injustice et ma volonté. Je fus exact et A^oici
tout net ce qui arriva.
Dès le premier coup, la porte s'entr'ouvrit et je
fus introduit selon le rite mentionné plus haut.
Damascène était plus calme que je n'eusse osé
Tespérer. 11 était même prodigieusement calme et
je ne pus iirempécher de le comparer à un opéra-
teur ou à un bourreau sur le point de fonctionner.
Analogie dont j'étais infiniment loin de soupçonner
la rigueur.
Deux grogs étaient préparés et, sur la table,
grand ouvert devant l'une des deux chaises, le
manuscrit redoutable s'étalait.
LE PARLOIR DES TARENTULES 49
Le temps était doux, par bonheur. S'il avait fait
trop froid ou trop chaud, je pouvais très bien
mourir cette nuit-là, les plus claires précautions
ayant été prises pour que je comprisse l'inutilité
absolue d'une tentative d'interruption, quelque
courte et légitime qu'elle fût.
— La Fille de Jephté ! drame biblique en cinq
actes, commença- t-il, me fixant d'un œil impla-
cable.
L'exercice, d'abord, ne me déplut pas. Le lec-
teur aA'ait une voix bizarre de gastralgique, s 'éle-
vant sans effort des basses profondes aux notes
enfantines les plus aiguës. \\ parlait ainsi et jouait
véritablement son drame, multipliant les gestes
jusqu'à se précipiter à genoux pour une prière,
quand la situation l'exigeait. Curieux spectacle
qui m'amusa pendant une heure, c'est-à-dire- pen-
dant tout le premier acte seulement ; car le monstre
poussait la conscience jusqu'à recommencer plu-
sieurs fois des scènes entières dont il craignait de
ne m'avoir pas fait sentir toute la beauté, sans qu'au-
cune admirative protestation pût le rassurer.
Au deuxième acte, la mimique ayant perdu \v
charme de l'imprévu, je m'avisai d'écouter vérita-
blement.
C'était lamentable. Imaginez le poncif le plus
poussiéreux, le plus culotté, le plus crasseux, le
plus fétide. Un amagalme effrayant de Racine, du
bonhomme Gagne et de Désaugiers. Je me rap-
pelle un interminable discours de son impossible
[JO 11 I > roi II i;s in:s(nn, I (i i: A.NTKS
Jii<^(; s'.ir l'aj^M'iciilliirc cl rccoiiomic sociale...
\'(M-s la lin (lu Iroisièinc, je; reigiiis un hi'soiii
sul)il <lt' rcspèci» la plus vul^^airc, espriaiil ainsi
giig'nt'r la pnric dr ICscalici", (Ici lioinini' iimisiMc
m'accompagna...
Il l'allut tout aNalci' cl cela dura jusqu'à minuit.
J'étais presque aussi AY/r/v'/zV (|iic la l'illc cllc-mcnic
(lu Lihcralcur d'Israël.
Mais ([ue dcvins-je, l()i's([iic m élançanl sur mon
chapeau, Damascène me dit ces mots qui me pa-
in i.'iit tirés de l'Apocalypse :
— Oli ! ue vous pressez pas, nous j^avons en-
core rien lu. Je ne vous lâche pas avant que vous
ayez entendu mes sonnets.
Uji ignorant de la langue française aurait pu
croire qu'il m'offrait une tasse de chocolat. Or, il
m'annonça quinze cents sonnets^ jdus de vingt
mille vers ! et sa voix, loiji d'être affaiblie juir le
précédent effort, était maintenant plus claire, j)lus
fraîche, mieux entraînée, capable, semblait-il, de
tromboner jusqu'à la chute, si malencontreuse-
ment ajournée, du ciel.
Que faire ? Il m'était démontré ({ue je ne }>our-
rais sortir que sur le cadavre de cet enragé et je
iTavais ])as alors, comme depuis, Thabitude vé-
nielle de tremper mes mains dans le sang.
Je me rassis, étoiiffanl un l'àle de désespoir.
LE PARLOIR DES TARENTULES 51
Cinq minutes plus tard, je dormais proFondé-
ment. Le carillon d'une clarine alpestre, vivement
agitée à mon oreille, me réveilla.
— Ah! x\li ! vous dormez, je crois, me dit mon
Ijourreau.
— Mon Dieu ! répondis-je, je dors sans dormir...
J'avoue que je sens un peu de fatigue.
— Très bien, je connais ça.
Il ouvrit alors son tiroir, en tifa un revolver qui
me parut de dimensions anormales, l'arma soi-
gneusement, le posa sur la table sans lâcher la
crosse et, reprenant de la main gauche son ma-
nuscrit, ajouta simplement :
— Je continue !...
Ce supplice dura jusqu'au lever du soleil. A ce
moment, il se leva mécaniquement, ferma son
accordéon et me déclara qu'il allait prendre le
train.
— Je vais voir papa, m'expliqua-t-il.
Quelques heures plus tard, il giflait son père
âgé de soixante-quinze ans, en arrivant à Orléans,
et se jetait, aussitôt après, dans un puits du fond
duquel on le retira fou furieux pour l'enfermer
dans un cabanon où il mourut en pleine frénésie,
le surlendemain.
A mon extrême surprise, j'héritai d'une partie
considérable de sa fortune et c'est avec son argent
— si on tient à le savoir — que je me suis tant
amusé de vingt-cinq à trente, comme chacun sait.
V
PROJET D'ORAISON FLAÉBRE
C'est à peine si quelques-uns savent qu'il vient
de mourir. Quand la multitude de ceux qui
se croient vivants apprendra sa mort, il y aura
sûrement dans les journaux de vives jérémiades
clichées sur le grand écrivain défunt « qu'on a eu
la douleur de perdre « , après Tavoir si bassement
détesté pendant sa vie.
Ces lamentations univoques et professionnelles
seront ramassées à la pelle, comme la terre des
cimetières, par les fossoyeurs de la chroni({ue,
jusque sous les pieds de « Tami de la dc^rnière
heure )>, romancier saumàtre et vulpiii, (pii avait
besoin de cette réclame et qui confisqua son
agonie, lui faisant la mort plus amère.
Contentons-nous de le nommer simplement La-
o4 IIISIOIMKS IH;S() 15 I. Mi K.VNTKS
zaï'c, (•♦' (Ii'm'imIi; dans la plus parlaiti' iii(lii;'('iic(',
(|ni a\ail le droit de poi'tci" riiiic des plus larg(*s
(•(•iiidiiiu'S coinlalcs de Tl )cci<lciil .
— .le suis, disail-il, d- la lacr des Etres qui
font riiuniiciii' des auli'cs Inmiincs.
Il lie voulut doue jauiais (pi'oii lui pailàl d'uuo
« autre ])ah*ie ([ue Texil » et la \ir, j)ai' e(jusé-
queut , l'ut uierveilleuseuieut eliieniic pour ce
])auvre diable sublime.
Lu [)eu plus tard, lurs(|ue se serout eleiutes les
l'iauiiues postiches de la eauicule des aduiiratious
après décès, — un peu ou l)eaucoup [)lus lard, —
je parlerai de eette uiort dont la tristesse et Tlior-
reur, avec soin dissimulées, sont dirrieili'iiieut sur-
passables.
Car j'ai fort à dii'e, je vous assure, et la ma-
tière noire surabonde.
Tel n'est pas aujourd'hui précisément mon des-
sein. Je voudrais seulement, à propos de ce La-
zare (jue tout le monde a le droit de supposer
imaginaire, vérifier à la clarté d'un dé[»lorable
fhunbeau, l'adage le [)lus décisif sur les vieilles
aristocraties que la Révolution croit avoir tuées.
tt Tout homme est l'addition de sa race. » Ainsi
fut condensée, comme sur une lame d'airain, par
le philoso])he Blanc Saint- Bonnet, toute l'expé-
rience des siècles.
C'est-à-dii*e (\\\i\ Texli^cmite du dernier rameau
d un gi'and arbre élu })ar la foudre, pend toujours
un fruit de délectation ou d'épouvante en qui l'es-
PROJET D ORAISON lUNEBRK 55
sence précieuse fait escale avant de disparaître à
jamais.
Quand il s'agit d'une sève glorieuse, comme
dans le cas de notre Lazare, le douloureux être
chargé de tout assumer, n'est pas seulement le
support unique des splendeurs ou des misères, des
joies divines ou des deuils profonds, des abaisse-
ments ou des triomphes accumulés par tant d'an-
cêtres. Il faut encore qu'il porte le Rêve de tout
cela, qu'il le porte dans le long, l'interminable
désert, « de l'utérus au sépulcre », sans qu'une
âme puisse le secourir ou le consoler.
Il lui faut subir le miraculeux et redoutable
héritage d'une poitrine houleuse de tous les sou-
pirs des générations dont le nom môme agonise...
Et ce n'est pas tout, — ù mon Dieu! — car
voici le gouffre des douleurs..
La destinée de Lazare fut si extraordinaire que
sa vie parut comme un raccourci di^ l'histoire
même de la Race altière dont il était la suprême
incarnation.
Une espèce d'analogie me fera peut-être com-
prendre.
Vous rappelez-vous ces chronologiques épitomés
qu'infligèrent à notre enfance des pédagogues
inassouvis de malédictions ? Chaque époque est
, • ,
condamnée à respirer entre quatre pages étroites.
S6 H I s l() I IU:S DKSimLKlKANTES
(.'Il cos opiisciilrs sull"(;i'aiits on k;s évL'iicini'iils les
plus cloig-iirs, les plus distincts, sont empilés et
pressés à la manière des salaisons dans la caque
d'un exportateur.
Cliarlemagiie y compénètre Mérovée, les pre-
miers ^'alois ne l'ont qu'un mastic avec les Valois
d'Orléans ou les Valois d'Angouléme, Henri III
crève les cotes à Charles le Sage, François I*""
s'aplatit sur Louis le Gros, Ravaillac assassine
Jean SanslVnir et c'est à Varennes que Louis XIV
a Tair de signer la Kévocation de l'Edit de
Nantes, etc. Tout recul est impossible et le chaos
indébrouillable.
Lazare, dernier du nom, et n'ayant plus rien de-
vant lui que le Goujatisme grandissant de la fin
du siècle, était lui-même, en quelque manière, un
de ces terribles abrégés .
Incapable de s'ajuster à la vie contemporaine
qui le pénétrait de dégoût, il résidait au fond de
son propre cœur, tel que, dans son antre, un
dragon d'avant le déluge, inconsolable et hagard
de la destruction de son espèce.
11 portait vraiment en lui les âmes de tous les
grands de sa Maison et la liste en était longue. 11
confabulait avec leurs ombres, ne cherchant pas
irrespectueusement à les démêler, bien au con-
traire, et finissant par être heureux de ne plus
savoir ce qui revenait, en bonne justice, à chacune
d'elles.
11 était, d'ailleurs, un de ces rares adeptes qui
PROJET D OUAISON FUNEBRE 37
nient la mort, se persuadant que l'autosurvie est
un acte simple de la volonté, et qu'il est incom-
parablement plus facile de s'éterniser que de
finir.
Selon lui, la mort dont parlent tant les imbé-
ciles n'était qu'une imposture, une insoutenable
imposture inventée par les fabricants de couronnes
et les marbriers.
Il avait même écrit, pour son usage personnel,
une fantaisie, — hégélienne, hélas! — sur cet
objet, en vue d'établir qu'êtres et choses ne peuvent
avoir d'autre maintien devant l'Infini que celui
qu'il plait à notre conscience de leur accorder.
Il vivait donc au milieu d'un groupe superbe
dont il avait, depuis longtemps, obtenu la résur-
rection, — nullement ému d'aboucher ensemble
des guerriers ou des magistrats séparés par toute
la largeur des siècles, et dont la personnalité
même se perdait pour lui dans l'admirable cohue
des individus de son sans:.
L'existence infernale de cet homme est suffi-
samment connue. On en fait une légende merveil-
leuse, quoique les circonstances bizarres, dont
l'imagination de quelques-uns l'a surchargée ma-
licieusement, aient été beaucoup plus rares, en
réalité, qu'on ne le suppose.
Le trouble célèbre de son esprit n'était, au
58 IIISTOIHKS IU:s<H!I.I(; KANTKS
l(Hi(l.(jiir le ti(Mil)lt' (le sa jtaiiNiT àiiH' ctc't'tait,
c'oiiiiiic cela, hit'ii assez, lra;j;-i(jiie.
.l'ai (iil (jiie sa \ ie se li'oiiva cniiFlginM'e à 1 His-
toire iiKMiie (le sa llaci." et ([Ui* tel fui le juilieipe
(le douleurs sans ikuii. Mais coninR'iit l'aire en-
tendre un pai'eil lan;4"a^'"e ?
Cette liistcjire ([ui est juste au rentre de Tllis-
toirtî universelle et ([u'oii apprend si mal dans les
écoles, était, eu lui, luut a l'ait vivante et contem-
poraine. l]lle le brûlait, le dévorait comme une
flamme furieuse dont il eût été Taliment dernier.
Dans la flagranee des tortures, ses moindres
gestes récupéraient aussitôt les gestes anciens de
la Lignée quasi-royale tout entière ({ui mourait
debout dans les ventricules de son cœur.
Très peu le comprirent, et ceux-là, que pou-
vaient-ils pour un si grandiose malheureux ? Dieu
lui-même, le Dieu Molocli ne voulant plus d'aris-
tocratie, l'holocauste s'imposait.
Le génie littéraire lui avait été donné par sur-
croit, mais ce fut la broutille de son supplice.
Qu'ils avaient été beaux les commencements!
On avait viiigt ans, on éblouissait les hommes et
les femmes, toutes les fanfares éclataient sur tous
les seuils, on apportait au monde quelque chose
de nouveau, de tout à fait inouï que le monde
allait sans doute adorer, puisque c'était le reflet,
Tinta ille fidèle des primitives Idoles.
(^u"iuq)ortait ({u'on fût très pauvre ? N'était-ce
TROJET D ORAISON 1 UN ERRE 59
pas une graadeur de plus? On avait, d'ailleurs,
une besace pleine de fruits qui ressemblaient à des
étoiles, ramassés à pleines mains dans la forêt
lumineuse, et on ne doutait pas de l'Espèce hu-
maine.
^lais on s'aperçut un jour que le peuple, dégoûté
du pain, réclamait à grands cris des pommes de
terre, qu'il voulait qu'on lui frottât la plante des
pieds avec le gras des petits boyaux des Princes
de la Lumière, — et ce fut le commencement de
l'agonie qui dura trente ans.
Elle eut trop de témoins pour qu'il soit néces
saire de la raconter. Le courage, d'ailleurs, me
manque. Je ne me réserve, comme il fut dit un peu
plus haut, que la dernière et suprême phase très
ignorée, celle-là, très profondément ignorée, je
vous assure, et dont je veux être le divulgateur
implacable.
Nous verrons alors la couleur du front d\in cer-
tain ^>>c>/?///(^
VI
LES CAPTIFS DE LONGJUMEAU
LK Postillon de Longjuniedu annonçait hier la
fin déplorable des deux Fourmi. Cette feuille,
recommandée à juste titre pour l'abondance et la
qualité de ses. informations, se perdait en conjec-
tures sur les causes mystérieuses du désespoir qui
vient de précipiter au suicide ces éponx qu'on
croyait heureux.
Mariés très jeunes et toujours au lendemain de
leurs noces depuis vingt ans, ils n'avaient pas
quitté la ville un seul jour.
Allégés [)ar la j)révoyance de leurs auteurs de
tous les soucis d'argent qui peuvent empoisonner
la vie conjugale, amplement pourvus, au contraire
de ce qui est nécessaire pour agrémenter un genre
d'union légitime sans doute, mais si peu coidorme
6^2 IIISTOIUKS DKSOin.l (IKA N r KS
à ce besoin de vicissitudes anioureiises qui tra-
vaille ordiuaireniciil les versatiles jimnains, ils
réalisaient, aux yeux du fiKnide, le inii-acle du la
tendresse à perpétuilc.
Un heau snii- de iii;ii, le leiideniain de la chute
de M. riiiers, le ti*ain de n'i'ande ceinture les
avait amenés avec leiii's j»arents nciiiis pour les
installer dans la delicit'use jHopiiete <|iii devait
alu'iter leur joie.
Les Lungjumelliens au cœur pui* avaient vu
passer avec attendrissement ce joli couple que le
vétérinaire compara sans hésiter à Paul et à
Virginie.
Ils étaient, en ellet, ce jour-là, véritablement
très bien et riîssemblaient à des enfants pâles de
grand seigneur.
Maître Piécu, le notaire le [)lus important du
canton, leui* avait acquis, à l'entrée de la ville,
un nid de verdui-e (pie leui' eussent envié les morts.
Cai" il faut en convenir, le jardin faisait penser à
un cimetière abandonné. Cet aspect ne leur déplut
pas, sans doute, puis([u'ils ne firent, par la suite,
aucun changement et laissèrent croître les végé-
taux en liberté.
P(jur me servir d'une expression profondément
originale de maître Piécu, ils vécurent dans Les
nuages, ne no vaut à [)eu près personne, non par
maliciî ou dédain, mais tout simplementparce qu'ils
n'y pense l'eut j.iuiais.
Puis, il aillait fallu se di'seidacer (juelqjies
LES CAPTIl'S DE LONGJUMEAU 6S
heures ou quelques minutes, interrompre les
extases, et, ma loi! considérant la brièveté de la
vie, ces époux extraordinaires n'en avaient pas le
courage.
Un des plus grands hommes du Moyen Ago,
maître Jean Tauler, raconte l'histoire d'un soli-
taire à qui un visiteur importun vint demander
un objet qui se trouvait dans sa cellule. Le soli-
taire se mit en devoir d'entrer chez lui pour v
prendre l'objet. Mais, en entrant, il oublia de
quoi il s'agissait, car l'image des choses exté-
rieures ne pouvait demeurer dans son esprit. Il
sortit donc et pria le visiteur de lui dire ce qu'il
voulait. Celui-ci renouvela sa demande. Le solitaire
rentra, mais avant de saisir le dit objet, il en avait
perdu la mémoire. Après plusieurs expérientes,
il l'ut obligé de dire à rimportuu : — Entrez et
cherchez vous-même ce qu'il vous faut, car je ne
puis garder votre image en moi assez longtemps
pour faire ce que vous me demandez.
M. et Mme Fourmi m'ont souvent rappelé ce
solitaire. Ils eussent donné volontiers tout ce
qu'on leur aurait demandé, s'ils avaient pu s'en
souvenir un seul instant.
Leurs distractions étaient fameuses, on en par-
lait jusqu'à (Jorbeil. Cependant, ils n'avaient pas
l'air d'en souffrir et la « funeste » résolution qui
a terminé leur existence généralement enviée doit
paraître inexplicable.
(i t 1 1 1 s I ( » 1 1 î I : > I n; s « M ! I . I ( ; i: A N r k s
l lie Icllrc aiicitMiiic (lfj;i de et* niallii'urcux
Foiiriiii, (jiic je cnniius .ujnil sou mariage, m'a
permis (le rccoiisliliicr, pai* voie (riiidurlioii, toute
sa lamciilahlt' liisloirc.
Vuiei doue cette lettre. Ou scira, peut-être, que
num ami uetait m un lou, m lui imhéeile.
(( ... i'diir la dixieuH' ou \iiiLCtième r(jis, cher
;imi, miiis le uunupious de parole, outrageuse-
ment. Quelle ([ue soil ta patieuee, je suppose que
lu d(jis être las de Jious inviter. La vérité, c'est
([ue cette deruièrc; fois, aussi bien que les précé-
dentes, uous avons été sans excuses, ma femme
et moi. Xous t a\ioiis écrit de compter sur uous
et uous n'avions absolument rien à l'aire. Cepen-
dant non-; a\(>n> iniin<|ne le train, comme tou-
jours.
« Voihi (jniiize (fus que nous manquons tous les
trains et toutes les voitures publiques, quoi que
nous fassions. C'est iidiniment idiot, c'est d'un
ridicule atroce, mais je commence à croire que
le mal est sans remède. C est une espèce de fata-
lité cocasse (l(»nl nous s<mnnes les victimes. Rien
n \ lait. 1! nous est arrive de nous lever à trois
heni-es (lu matin on même de passer la nuit sans
sommeil p(Mir ne p.is man(jner le train de huit
lieni'es, j»;ir e\enq)l(;. J^li ! bien, mon elier, le feu
pi'eiiail dans la cheminée au dei'iiier moment.
LES CAPTIFS DE LONGJUMEAU 65
j 'attrapais une entorse à moitié chemin ; la robe
de Juliette était accrochée par quelque hrous-
saille, nous nous endormions sur le canapé de la
salle d'attente, sans que ni l'arrivée du train ni
les clameurs de l'employé nous réveillassent à
temps, etc., etc. La dernière fois, j'avais oublié
mon porte-monnaie.
(( Enfin, je le répète, voilà quinze années que
cela dure et je sens que c'est là notre principe de
mort. A cause de cela, tu ne l'ignores pas, j'ai
tout raté, je me suis brouillé avec tout le monde,
je passe pour un monstre d'égoïsme, et ma pauvre
Juliette est naturellement enveloppée dans la même
réprobation. Depuis notre arrivée dans ce lieu mau-
dit, j'ai manqué soixante-quatorze enterrements,
douze mariages, trente baptêmes, un millier de
Assîtes ou démarches indispensables. J'ai laissé
crever ma belle-mère sans la revoir une seule fois,
bien qu'elle ait été malade près d'un an, ce qui
nous a valu d'être privés des trois quarts de sa
succession qu'elle nous a rageusement dérobés la
veille de sa mort, par un codicille.
« Je ne finirais pas si j'entreprenais l'énuméra-
tion des gaffes et mésaventures occasionnées par
cette incroyable circonstance que nous n'avons
jamais pu nous éloigner de Longjumeau. Pour
tout dire en un mot, nous sonuncs des captifs,
désormais privés d'espérance et nous voyons venir
le moment où cette condition de galériens cessera
pour nous d'être supportable... » '
66 mSTolHKS I>KSUHLl(i tAiNTES
Jo supprime le reste où mon triste ;imi me con-
fiait des eliosi'S ti'op nilimes p(Mir ([im; je puisse
les publier. Mais je donne ma parol»^ d'Iionneuiquc
ce n'était pas un homme vulgaire, (pi il fut digne
de Tadoration de sa l'emun; «;t que ces deux êtres
méritaient mieux (pie d».' l'iiiir hétemeni et malpro-
prement eomme ils ont fini.
Certaines partieulaiités <pie je demande la pei-
mission de garder pour moi, me donnent à jx'user
(|ue rinl'ortuné couple était réellement victime
d'une machination ténébnmse de l'Ennemi des
hommes qui les conduisit, parla main d'un notaire
évidemment infernal, dans ce coin maléfique de
Longjumeau d'où rien n'eût la puissance de les
arracher.
Je crois vraiment ([u'ils ne poin'aicnl [)as s'en-
fuir, qu'il y avait, autour de leur demeure, un cor-
don de troupes invisibles triées avec soin pour les
investir et contre les(pielles aucune énergie n'eût
été capable de prévaloir.
L(î signe pour moi d'une influence diabolique,
c'est que les Fourmi étaient dévorés de la passion
des voyages. Ces captifs étaient, par nature, essen-
tiellement migrateurs.
Avant de s'unir, ils avaient eu soif de courir le
monde. Lorscpi'ils n'étaient encore que fiancés, on
les avait vus à Enghien, à Choisy-le Hoi, à Meu-
LKS CAPTIFS DE LONGJUMEAU 67
don, à Clamart, à Montretout. Un jour même ils
avaient poussé jusqu'à Saint-Germain.
A Longjumeau qui leur paraissait une lie de
rOcéanie, cette rage d'explorations audacieuses,
d'aventures sur terre et sur mer n'avait fait que
s'exaspérer.
Leur maison était encombrée de globes et de
planisphères, ils avaient des atlas anglais et des
atlas germaniques. Ils possédaient même une
carte de la lune publiée à Gotha sous la direction
d'un cuistre nommé Justus Perthes.
Quand ils ne faisaient pas l'amour, ils lisaient
ensemble les histoires des navigateurs fameux dont
leur bibliothèque était exclusivement remplie et
il nV avait pas un journal de voyages, un Tour
du Monde ou un Bulletin de société géographique
auquel ils ne fussent abonnés. Indicateurs de che-
mins de fer et prospectus d'agences maritimes
pleuvaient chez eux sans intermittence.
Chose qu'on ne croira pas, leurs malles étaient
toujours prêtes. Ils furent toujours sur le point de
partir, d'entreprendre un interminable voyage aux
pavs les plus lointains, les plus dangereux ou les
plus inexplorés.
J'ai bien reçu quarante dépêches m'annonçant
leur départ imminent pour Bornéo, la Terre de
IV'u, la Nouvelle-Zélande ou le Groenland.
Plusieurs fois même il s'en est à peine fallu
d'un cheveu qu'ils ne partissent, en effet. Mais
enfin ils ne partaient pas, ils ne partirent jamais,
68
II I s T ( ) I m: s n K s o it iJ ( 1 1: A N r k s
parcp qu'ils ne puiiNaiciit |>i«s t'I ne (l('\;iit'iil |>;is
l)afli!'. Lr< .itollics cl les IIK ili'CllIt'S SC ('OallSJIK'Il t
poiif les lircr (Il ariuTc.
lu jour. (('lu'iHlaiit , il y M une dizaiiu' d aiiiKn's,
ils ciurcnl (l('(i(l(''uiriil s'cNadcr. Ils Jivaicnt réussi,
(•(Uihc loulc cspcraiici', a s'élancer dans iiu
\vag(ui de prciuièrc (dassc qui devait les emporter
a \ Cisailles. DeliNiaiice! Là, saus doute, le cer-
cle ma<^i(jue serait r(»iii|ni.
Le train se mil en inaiclic. mais ils ne hougè-
ri'iit pas. Ils s'étaient i'onrrt's naturellement dans
une voiture désignée pour rester en gare. Tout
était à recommencer.
l/uni<jue voyage (pi'ils ne dussent ])as maïKjuer
était évidemment celui qu'ils viennent d'entrepren-
dre, hélas ! et leur caractère bien connu me porte à
croire qu'ils ne s'y préparèrent qu'en tremblant.
%: - . ^J!Lj ^ - ê
Vil
UNE IDEE MEDIOCRE
ILS étaient quatre et je les ai trop connus. Si cela
ne vous fait absolument rien, nous les nom-
merons Théodore, Théodule, Théophilo et Théo-
phraste.
Ils n'étaient pas frères, mais vivaient ensemble
et ne se quittaient pas une minute. On ne pouvait
en apercevoir un sans ([u'aussitôt les trois autres
apj)arussent.
Le chef de l'escouade ('lait uaturellement Théo-
phraste,le dernier noFumé, [ homiiic aux Carcicteres
et je pense qu'il était (hgne de commander à ses
compagnons, car il savait se commander à lui-
même.
C'était une manière de puritain sec, harnaché
de certitndf's, uiéticuleux et auscultateur. Exté-
70 HiSToinKs désoblk;!: \N TKS
rieiiroiin'iit, il Inuiil ;i l;i luis du hlaiiisui «.'tdo l'es-
timatciir (riiiic succiiismIc de inoiit-dr-pirté, dans
un (|uarti<'r jiauvi-c.
(^)uaii(l on lui (lisait Itonjoiir. il a\'ail tnujoiii's
l air (le recevoir un iiani isseiiicii I el sa réponse
ressenihlail a revaluation (11111 cxiieil.
Int(''rieiireiii('nl . son ànu' était rc'M'iil'ie d'un niii-
lel iii('\(U'al)le, de 1 Cspece de ceux (|U()n élùve avec
laid de s(dli(ilude eu Aut^'leterre ou dans lacitéde
(lalviu pour le traiispoit (h.'s eeicueils blanchis.
11 ne voulait pas cependant (pi (ui Tiinaginàt pnj-
testaut, s alTii-inait catli(jli(pii' juscju'à la pointedcs
cheveux, ostensiblem(*nt nu'ttait à sécher son cœur
sur les eclialas delà \ ilîuc des élus.
Son fonds, c'était d'être c/kisIc, et surtout de le
j)aiMilre. (Jiasle coiuuie un (dou, ('(uniue un séca-
teur, comme un hareng saur! Ses acolytes le pro-
(damaient immarcessible et inel'l'euillable, non
ujoins albe et lactesceid (pie le nitide manteau des
anges.
()serai-je le dire .' Il regardait les l'(.'mmes
comme du caca et le comble de la démence eut été
de 1 inciter à des gaillardises. D une manière gé-
nérah;, il désapprouvait le rapprochement des sexes
et toute |)arole évocatrice d'amour lui semblait
lUie agn^ssion personnelle.
Il était si chaste (pTil eût condamné la jupe des
zouaves.
T(3lle, à larges traits, la j)hvsinuonn(! de ce chef.
U^E IDEE MEDIOCRE 71
Qu'il me soit permis d'esquisser les autres.
Théodore était le lion du groupe. Il en était
Torgueil, la parure et c'était lui ([u'on mettait en
avant lorsqu'il s'agissait de diplomatie ou de per-
suasion, car Tbéophraste manquait d'éloquence.
Il est vrai qu'en ces occasions, Théodore se soû-
lait pour mieux rugir, mais il s'en tirait à la satis-
faction générale.
C'était un petit lion de Gascogne, malheureuse-
ment privé de crinière, qui se flattait d'apparte-
nir à la célèbre famille, à peu près éteinte aujour-
d'hui, des Théodore de Saint-AntoninetdeLexos,
dont les rives de rAveyron connurent la gloire.
On eût été malvenu d'ignorer que ses armes, les
fières et nobles armes de ses aïeux, étaient sculp-
tées au porche ou dans un endroit quelconque de
hi cathédrale d'Albiou de Carcassonne. Le voyage
était trop coûteux pour qu'on entreprit une véri-
fication, inutile d'ailleurs, puisqu'il donnait sa pa-
role de gentilhomme.
Ces armes calquées a^ec attention sur du pa-
pier végétal, à la Bibliothèque nationale, ne me
furent pas montrées, mais la devise : Pa/- la
sanibleu ! m'a toujours paru aussi simple que ma-
gnifique.
Bref, ce Tlieodore fascinait, éblouissait ses
amis dont l'ascendance n'était, hélas! que de cro-
7-2 Ml s ro I II i;s im;s(» k i.i c i: \ .\ ti:s
([luiiils. ( ",('|m'ihImiiI, il II»' |M>ii\;iil ("■lie Iciii- capo-
ral, parc»' (pic hml celai dnil ccdcr à la sag'cssc.
("/«'tait le Icnic mais impcee;il>le 'i'li«''()j)lirast«^ qui
les avait unis «'ii laisccaii pour (pic les (traînes (h;
la \ ie ne piissenl les rompre. C/(itail lin ipii les
maiiiteiiail ainsi ('Ikkjuc jour, leur cuseigiiaiit la
V(;rtu, It'iir a|>prcnanl à vivre cl à |»eiiscr, cl le
hoiiillanl Aciiilki avait uohlcînieiit acccple (rohcir
à Toraculairc Ni^stor,
Théodulc! «^t rii('o[)liiio pi^nivciit être (expédies en
([ui'hpies mots. Le prcmitir iTavait dv rcMnarquable
(|ue son apparente i'ol)ust(3SS(; de bœu!' docile et
plein d'iiicoiisciencc à (pii on eût [>u l'aire lahoii-
rcr un cimetière. Il «Hait simplement heureux de
marcher sous rai^-iiillou (;t n'avait pr«'S([u«; pas
besoin de lumièr«'.
Le second, au contrair«', mar(diait par crainlc.
Il ne trouvait [)as le faisceau bien spirituel ni bien
amusant; mais s^Hant laiss«} ligoter pai' Théo-
plnaste, il n'osait pas même concevoir la pensée
d'une désertion et tremblait de déplaire à cet
homme redoutable.
(/était un ^arc'oii 1res jeune, pi'(îs<pic nu ciiranl,
(pu merilail, je crois, un meilleur sort, car il me
parut doue d'inhdligence et de scnsibilit»'.
N'oici maintenant l'idée misérable, l'imbécib!
guimbarde d'id(''c dont ces «piatre individus loi'-
U N E I I) K K M H L) K t C 11 K
iiiaii'nt 1 attelcigc. Si ([u<'l([u Lia pL'ut cii découvrir
une plus nn^diocre, je lui serai persoiiuellemeut
obligé de me la faire connaître.
Ils avaient imaginé de réaliser à quatre l'asso-
ciation mystérieuse des Treize rêvée par Balzac.
^ktxe païen, s'il en fut jamais. Ecidem velle, ea-
dern nollc dirait Salluste ([ui l'ut nue des plus
atroces canailles de lantiquite.
N'avoir qu'une seule àme et qu'un seul cerveau
répartis sous quatre épidémies, c'est-à-dire, enfin
de compte, renoncer à sa personnalité, devenir
nombre, quantité, paquet, fractions d'un être col-
lectif. Quelle géniale conception !
Mais le vin de Balzac, trop capiteux pour ces
pauvres tètes, les ayant intoxiqués, cet état leur
parut divin, et ils se lièrent par serment.
^'ous avez bien lu ^ Par serment. Sur ([uel évan-
gile, sur quel autel, sur quelles reliques? Ils ne
me l'ont pas dit. malheureusement, car j'eusse
été bien eurieux de le savoir. Tout ce que j'ai pu
découvrir ou conjecturer, c'est que, par formules
exécratoires, et le témoignage de tous les abîmes
étant iuA'oqué, ils se vouèrent à cette absurde
existence de ne jamais avoii- mir pensée «[ui nt-
fût la pensée de liHii' groupe, de n'aimer ou dé-
tester rien qui ne fût aimé ou détesté en commun,
de ne jamais observer le moindre secret, de se
lire toutes leurs lettres (4 de vivre ensemble à
perpétuité, sans se séparer un seul je>ur.
Naturellement, Théophraste avait dû être Tins-
7 i II I s p ( M m: s n k s < > m. i <; k .\ n t K s
li^alciir (Ir cet aclf soNmiiu'I. Les antres n'îmrait'iit
pas «*té si loin.
Kmj)l(iV(''s t(>ns (jiialic^ dans le rnt'nic hurcau
dim iiiinistrrc. il Icm- l'ut possible de W'aliscr l'es"
sciiticllr pailif du pi'(^«jfi'annu<'. Ils ruicul le même
L^-ilc. l<-i UM'int* table, les mêmes \<''l<'iuciils, les
mênH's ci-eanciei's, les mêmes |)inmenades, les
mêmes lectures, la même défiance ou 1;i int'nu' hor-
reur de tout ce (jui n^Hait pas leur ([uadrille et se
ti'omj)èi'ent de la même façon sur les liommc^s et
sur les (dioses.
Afin d'être tout à fait entre eux, ils lâchèrent
malproprement leurs anciens amis et leurs bien-
faiteurs, parmi lesfpiels un fort grand artiste qu'ils
avaient eu la cliaiice incroyable d'intéresser un
instant et qui avait essayé de les prémunir contre
la tendance de marcher à quatre pattes comme des
poui'ceaux...
Des années s'écoulèrent de la sorte, les meil-
leures années de la vie, car l'aîné Théophraste
avait à peine trente ans, quand l'association com-
mença. Us devinrent presque célèbres. Le ridicule
naissait tcdlement sous leui-s pas, (pi'ils durent
plusieurs fois cliani;'ei- de quartier.
Les bonnes <»'ens s'attendrissaient à voir passer
ces (piatre hommes tristes, ces esclaves enchaînés
de la Sf>ttise, vêtus de la même manière et mar-
chant du iniMue p;is. ([ui avaient l'air de porter
leurs âmes en teri-e el <pie surveillaient attentive-
nn*nt les sergots pleins de soupçons.
UNE IDEE MED TOC RE 75
Cela devait naturellement finir par un drame.
Un jour, le combustible Théodore devint amou-
reux.
On avait aussi peu de relations que possible,
mais enfin, ou en avait. Une jeune fille que Dieu
n'aimait pas crut bien faire en épousant un gen-
tilhomme dont les armoiries embellissaient très
certainement la cathédrale d'Albi ou la cathédrale
de Carcassonne.
Il est bien entendu que je ne raconte pas l'his-
toire infiniment compliquée de ce mariage qui mo-
difiait, de la manière la plus complète et la plus
profonde, l'existence mécanique de nos héros.
Dès les premières atteintes du mal, Théodore,
fidèle au programme, ouvrit son cœur à ses trois
amis, dont la stupeur lut au comble. D'abord,
Théophraste exhala une indignation sans bornes
et répandit, en termes atroces, le plus noir venin
sur toutes les femmes sans exception.
On iaillit se battre et la Sainte- Vehme fut à
deux doigts de se dissoudre.
Théodule se liquéfiait de douleur, cependant
que Théophile, secrètement affamé d'indépendance
(^t formant des vœux pour ([u'une révolution écla-
tât, mais n'osant se dé«:larer, gardait un morne
silence.
Néanmoins, tout s'apaisa, l'équilibre artificiel
T(i
1 1 1 s |- ( I m: i: s 1 1 1; s ( » iM . I ( ; i: \ N r \: s
lui icliihli : cliiMiiic l»l(H\ iiii iiislaiil s(nil('\c,
rctiiml»;! Iniiidcniciit d.iiis sou alvéole: cl le tcr-
iihlc |iioii riicoplii-aslc, coiisidéraiil <|u<' s(»ii Iroii-
ju'aii allail, eu somme, s'accroiti'e (riiuc iniile,
fiiiil par s'épaiioiiii- à res|>oir (ruiir domiiialioii
|»lii^ t'teiirlue.
l^es iiisepai'ahles allereiil en eorj)s (lemaiidei",
poiii- 1 lieodore, la main de I iiirurlimt'e qui ne vit
pas le goufl'i-e où la ]H'éei|)itait son di'sir aveugle
d'époustM" un enl'ant des jncux.
L'enfei' commen(;a des le |>remiei' J'mii'. Il avait
été convenu (|ue la vie eouiiuuue eoiit inurrail . Los
nouveaux époux obtinrent, il est ^•|•ai, dèti'e laissés
seuls pendant la nuit, mais il l'allnt, comme au|)a-
ravant, (|ue ton! le monde lut sur pied à une cer-
taine heure et (pu* nul ne hi'oncliàt d;nis Tohser-
vance du règlement le })lus monastique.
riiéodore dut rendre compte exactement, chaque
matin, de ce qui avait [)u s'accomplir dans l'obs-
curité de la chambre conjugale, et la pauvi'e Femme
découvrit bientôt av(;c epou\ante qu'elle avait
épousé f/iiat/'c hommes.
L'avenir le j)lns effrovable se déroida devant
ses yeux, au lendemain de ses tristes noces. Elle
vit en plein la sottise ignoble du rastafiuouère
d(jnt elle était devenue la femme et Lavilissant
état d'esclavage (jui résultait di^ cette affiliation
d'imbéciles.
Ses lettres, à elle, furent décachetées par l'odieux
Théophraste et lues à haute voix devant les trois
INK IDEE MEDIUCKK ÎT
autres, en sa présence. Le bison promena sa fiente
et sa bave impure sur des confidences de femmes,
de mères, de jeunes filles.
Du consentement de son mari, la tyrannie de ce
cuistre abominable s'exerça sur sa toilette, sur sa
tenue, sur son appétit, sur ses paroles, ses regards
et ses moindres gestes.
Etouffée, piétinée, flétrie, désespérée, elle tomba
au profond silence et se mit à envier, de tout son
cœur, les bienheureux qui voyagent en cor])illard
et que n'accompagne aucun cortège.
Dans les premiers temps, le quadrille l'enfermait
à double tour, quand il allait à son bureau où
l'administration ne lui eût pas permis de la con-
duire.
De très graves inconvénients le forcèrent à se
relâcher de cette rigueur. Alors, elle fut libre ou
dut se croire libre d'aller et venir, environ huit
heures par jour.
Elle ignorait que la concierge, grassement
payée, inscrivait ses rentrées et ses sorties et que
des espions échelonnés dans les rues voisines
épiaient avec soin toutes ses démarches.
La prisonnière profita donc de ce simulacre
(l'élargissement puui' s'enivrer d'un autre air que
celui du cloitj'e infâme où elle n'osait pas même
respirer.
7S 111 s loi in; s n i:s<» u i. m; i: a > iks
l']ll(' alla Noir (1rs [tan'nls, d aiiciciinrs aimes,
cl!»' se pi'oiiiciia sur le boulevard et le long des
(luais. l'allé en lui punie par des seènes d'iiiu^ vio-
lence diabolnpie et (le\inl eneme plus nialheii-
i-ense : car Tliéodore, en siiiplns de ses autres
(jualités eluu mantes, était jaloux comme un Barhe-
Hleue de Kahylie.
(Ven était ti'op. Il arriva eo qui devait naturcdle-
iiient, infailliblenient , arriver sous un tid ré-
gime.
Mme Théodore écouta sans déplaisir les propos
(I nn étranger (pii lui parut un homme de génie
en comparaison de tels idiots. Elle h* vit aussi
beau (priin Dieu, parct; (pi il ne leur ressemblait
pas, le crut iid'iniment généreux parce (pTil lui
parlait avec douceur et devint sur-le-champ sa
inaitresse, dans un transport d indicible joie.
(Je (pii vint ensuite a été i-aconté, ces jours der-
niers, tlans un l'ait divers.
Mais on m'a dit ([iie, l<' soir lueuie de la chute,
les quatre hommes étant réunis, le Démon leur
apparut.
VI II
DEUX FANTOMES
PEU de choses furent aussi affligeantes ([ue la
l'upture de cette amitié.
Mlle Cléopâtre du Tesson des Mirabelles de
Saint-Pothin-sur-le-Gland et miss Pénélope Elfrida
Magpie se chérissaient depuis trente hivers. Elles
avaient même fini par se ressembler.
Ln pnmiière appartenait à la race chevaline de
ces bas-bleus invendables et sans pardon qu'aucun
liolocauste n'apaise.
Elle avait écrit une vingtaine de volumes de
sociologie ou d'histoire et crevé sous elle un égal
nombre d'éditeurs. Il ny avait pas assez de boites
sur les quais pour recueillir ses tomes que des
j<jurnau.\; agonisants ui'fraient en prime à leurs
abonnés et qu'un cartonnage peu précieux faisait
H(\ 111 s roi M ES i>KS() im.k; i; A N iKs
a|)tt's à rccoinpiMisiM* rappliciil mu des jciiiirs clcvcs
aux disliihiitioiis de |»ri\.
|*'illr (I iiii cniMiicc I i;Mliicl('iir d llnmcrc, doid
elle seule de|>lni';Ml l;i IIKM'I. el d illie errrovablé
(lame hniicaiiee jiar les solstices <|ii on eiovail une
vieille espionne, celte (loriniie des sa rcopliaj^es ne
se consolait pas de n ax'oir |)n na<:!;iiere j'pouser un
homme célebri' dont ellr se crut adorée.
Avant ('te belle en des temps anciens, au dire de
(pi(d(pies paleo^iaplies, elle? s'était, (Ui Irémissant,
rc'sigiiée à ])lanter l'arhre de la liberti* philoso-
phique au milieu de ses propres ruines.
Toujours habillée de noir, jiisquau bout des
ongles^ et les cheveux en nid de cigogne, les rares
tranches d'elle-même qu une bienséance toute bri-
tannique lui permettait dCxhiber. étaient pois-
seuses d'une couche épaisse de crasse dont les
premières albnions r(»montaient sans doute à la
Hévolution de Juillet.
Par le visage, elle ressemblait a une pomme de
terre frite roulée dans de la raclure de fromage.
Ses mains donnaient à penser qu'elle avait « d«'-
terré sa bisaïeule » , comme dit un proverbe Scan-
dinave.
Enfin toute sa personne exhalait Todeur d'un
palier d'hntel garni <le \ ingtièmeordre, ausixième
étage.
Elle «'tait néanmoins fort admirée de tout un
grouptî de jeunes i\nglaises <loiit rindepeiidaiice
«'tait assurf'e [>ar l'élevage des besliauv ou le Ira-
DEUX FANTOMES 81
fie international de ces précieux nègres qui blan-
chissent en vieillissant.
On venait de divers points du Royaume-Uni
chez Mlle du Tesson, pour apprendre la littéra-
ture et les hautes façons du grand siècle dont
elle était la dernière et la plus illustre professo-
l'esse.
Mais elle entendait ([ue ces disciples gracieuses
fuss(Hit encore plus ses amies que ses écolières.
Persuadée, peut-être par son expérience person-
nelle, que le cœur d'une jeune fille est un gouffre
de turpitudes et de crimes, elle les incitait à la
confiance, les tisonnait de questions bizarres, de
suggestives et corruptrices demandes, se faisait
l'ouvreuse de leurs âmes.
En échange des aveux dont elle avait soif, elle
offrait sa protection. Comme elle avait le renom
d'une femme très supérieure, les petites volailles
se laissaient ordinairement soutirer, en même
temps que leur propre histoire, les histoires plus
on moins cai*abinées de leurs parents ou de leurs
proches.
jNIUe du Tesson se disait catholique, mais n'ap-
prouvait pas la messe et parlait avec un vif enthou-
siasme des beautés du protestantisme.
Miss Pénélope vivait exclusivement pour assu-
ler le bonheui' d'auti'ui. Cette Ecossaise, informée
8:2 II I >T«) I i«K > il Ksoi! 1. 1 (. KA N ii;s
(io 1 inrx'islriicr (le |)m'ii, adorait avec imc t'^alc
Irrvi'iii' Ions ii's liabilaiits dv la plaïuîtc.
( )ii la it'iH'oiitrail sans rcsst* pai' les rues, allant
jM)it('i' (les consolations anx mis et aux uutrcîs.
I^llc ne pouvait cnlcndrc parler d'unu catastrophe,
(11111»' maladie on d une arriicli(»ii sans (pi'aussitôt
elle sClançàt alin <le réj>aii(lrc, sur les dolents on
les ahiniés, le dictanie de ses conseils (H l^dec-
tuaire de s;» compassion.
Elle aurai! \(»iilii ('-Ire partout à la fois et j)ar-
viiit souvent, a l'orce de dilin'ence, a doFiner rillii-
sion de rid)i(piite.
Ou la trouvait, à la même heure, au chevet dun
agonisant, à la rér(;ption d'un immortel, dans
l'r'scalier d'un éditeur on d Un journaliste, dans le
salon (le (piel(|iie juive, à l'ouverture d'un testa-
ment on deiriei'e le cei'cueil d un mort.
l^lle se l'aulilait ainsi, [)enétrait dans la vie
(rime multitude (|ni tinissait |»ar la supposer indis-
pensable à f[uel(|ue tMjuilibre mystéi'ienx.
Certains même la ci'urent un ange, mais d'une
classe d'anges, il est viai, non catalogués par
saint Denvs l'Aréopagite, cantonnés à une dis-
tance infinie du Trône de Dieu, dans un steppe
désolé du ciel, on les rivières, les sources vives
et le savon de Marseille sont inconnus.
C'était, hélas! un ange malpropre, et je pense
que telle fut rorigiiie j)en coniuie de l'attraction
qui avait oihité cette planète folle autour de la
fixe ( .léopàtre considérée comme un astre sage.
DEUX FANTOMES 83
Il L'ùt été dil'Ficile de prononcer laquelle des deux
remportait en immondices. C'était nne émulation
de saleté, un assaut de crotte, un antagonisme de
taches et de sédiments impurs, une compétition de
pulvérulences, un conflit de déchirures et de pen-
deloques, un tournoi d'exhalaisons renardières, de
remugles, de relents et d'empyreumes.
Ces deux créatures s'aimaient, d'ailleurs, sans
aveuglement et se jugeaient, en toute occasion,
avec une extrême indépendance.
— Cette Pénélope est vraiment par trop co-
chonne, claironnait la du Tesson. Il faudrait une
drague pour la nettoyer.
— Je ne conçois pas, flûtait à son tour miss
Magpie, que notre chère Cléopàtre se néglige à
ce point. C'est à croii'e qu'elle a résolu d'inspirer
le dégoût. L'administration de ht xoirie devi-ait
hien lui<Mivoyer une équipe.
A cela près, elles se trouvaient iiiniiiniciil hieii
et leur amitié marchait à ravir.
Une chose gi^ave, poui'tant, les divisait, Cléo-
pàtre voulait ([11011 se inaiiàt, irim[)orte à quel
autel.
— Tant qu'on ne vit pas de la « double vie »,
disait-elle, on ne vit pas en réalité. Physiquement,
une femme sans mari 7^^^ respire que par en
haut...
«i II I > I (t I 1» i:s liKSOlM.l (iKA .NTKS
Avec une ^raiulr j»;»ti('ii(M'(*l une liaiiltMiidr vues
(lil'licilriin'llt <''t,''al.j|)lr, cMi' (l('V('l()j)j)ait à ses iiisu-
laii'cs l'i' cuMsidj'ialjl»' axiome.
l^éiiélo|)e déclarait, au contraire, (jucN- iiiaiiage
est un ftal <l iL;ii<>iiiiiii«' cl (|ii(' la pii'lt'iidm' m-ces-
silc di' (•«uiclit'i- avec nu lioinnic esl une iiisdnlc-
nahle al»<iiniuatioii.
(a's (Iciik viei'U'es iiidecrntlablcs se ([iitTcllèreut
{{tn\r r!'('(|iirinincnt à ce sujet. Mais la victoire de-
nu'uiail Iniijoui's a la d^noraide Clér»|)àtre <jui
hrovail. en se joininl, les ohjectinns de son .hKci--
8a ire.
l']ll<' ne lui concédait (jii Un seul |toiiil : 1 «'vidente
iuleri(nili' des hommes, et cela faisait tant de plai-
sii' a Miss Ma^'pie que la discussifui finissait.
ranl hicii (|ii(' mal il demeurait accjuis à jamai.s
(|nt' 1 niiioii des sexes est une loi jjliysiologique et
(jiir la I in|» Ic-ili nie horreur des femmes distinguées
poui- ce hideux accouplement n'est insurmontable
({u'en apparence.
— La littérature niaïupie de fennues, conclnail
avec énergie la doctoresse et le mariage est Tuni-
que moyen d'en faire. Au petit bonheur ! Et tant
pis s'il pousse des Inumnes a côte.
Un joli!-, a I insu di' son aniii', ( dcopàtre fonda
une agence matriinoiiialc, iiiic loiilc petite agence
très discrète qui n'agitait le biandon de ses offres
et de ses demandes ({uc dans dt-s jonrnaiix d'une
ir'rfpro(diable correction.
l n pi'(>spcctiis anonvnii' sur pa|»H'i' i(jse mfor-
l» E r X 1 A >■ ï ( ) MES 83
mait les amateurs que l'Ange gardien du foyer
irentreprenait que des « mariages d'amour ». Il
lefusait de tremper dans des manigances d'argent,
n'offrait pas des virginités douteuses, ne faisait
pas scintiller aux yeux des aventuriers des grappes
et des girandoles de millions.
Non. l^Wnge gardien s'était donné pour mission
exclusive de rapprocher les « cœurs d'élite » qui,
sans lui, ne se fussent jamais connus, de faciliter
des rencontres et des pourparlers d'une innocence
garantie. Il battait le rappel des candeurs ignorées,
des lys dans l'ombre, des âmes pures et meurtries
que le monde ne comprend pas, ne se prêtait, en
définitive, qu'à des alliances complètement et ab-
solument irréprochables. «
Cette noble entreprise eut quelque succès. De
vieilles puretés ticmblantes d'espoir jaillirent de
leurs antres, et coururent vider leurs ('conomies
dans les mains de Cléopàtre.
Une institutrice genevoise très austère et un
vieillard décoré tout à fait affable recevaient les
visiteurs ou les visiteuses et rédigeaient la cor-
respondance.
La fondatrice ne payait de sa personne que dans
certains cas difficiles où l'éloquence était néces-
saire. Elle se faisait appeler alors Mme Aristide.
Un beau jour, « environ le temps que tout aime
et que tout pullule », Pénélope, oui, Pénélope elle-
même se présenta, réclamant aussi l'époux idéal ! . . .
Je n'y étais pas, malheureusement, mais il pa-
m
I M s r ( ) I M K s I n; s n in . I ( ; K A N r K s
raîl (|in* ses exigences l'iirt'iil j'xeessives et qu'il
lalliit rintervention de Mme Aristide.
(hn'llc iciicoutrr et (juclle scène ! Clcopàtrc eii-
ragci' (le sou anonyme dévoilé et l^'nélope furieuse
d'éti'c prise en flagrant délit de concupiscenecî,
lont a coup sortirent leurs àuics, Icui's véritables
aines de mégères, mille lois plus juiautes cl plus
odieuses (jne leui's carcasses, et récij)ro([uemeul
se les retoui'uèi'ent sui* la tète comme des pots de
eliamhre.
IX
TERRIBLE CHATIMENT
D'UN DENTISTE
ENFIN, monsieur, nie ferez-vons l'honneur de me
dire ce que vous désirez ?
Le personnage à qui s'adressait Timprinieur
était un homme aljsolument queh*onque, le pre-
mier venu d'entre les insignifiants ou les vacants,
un de ces hommes qui ont l'air d'être au pluriel
tant ils expriment l'ambiance, la collectivité. Tin-
division. Il aurait pu dire Nous, comme le Pape,
et ressemblait à une encyclique.
Sa figure, jetée à la pelle, appartenait à l'innu-
mérable catégorie des faux mastocs du Midi que
nul croisement ne peut affiner et chez qui, cepen-
dant, tout, jusqu'îj hi grossièreté même, n'est
qu'apparence...
Il ne put répondre sur-le-champ, car il était
,SS 1 1 I "^ T ( 1 1 1 1 K > I u; S n m , K i i; \ N r i-: s
hors (le lui cl liiisail prci-isciuciil, i\ crllr iiiiniilc,
une leiilalivc (Icscsix'rrc poui- rire (juclcjn un. Ses
gros veux jjNmiis d iiicciIiIikIc loiilaiciit, presque
ialll>>>aiil lit' leurs (irlnl('S, rdliiliir ces hillcs de jeu
(le lia^^ard (|iii seiiihleiil liesilei- a\aiil de elniir
dans I alvéole miiiierolee nii \a saecoiiiplii' le
desliii diiii iiid)eede.
— l'^li ! l)oii<^'i'e de l)oii_<;Te, e\claiiia-l-d, à la fin,
dans un l'oi'l accent de Inidoiise, ce n t'sl pas le
lonneiie de DicM pcul-èll'c «pic je ^ h'ns clierclier
dans \(»lre hoiilicpie. \'ons allez me conddnniner
un ceiil de letli'cs de l'aii'c pai'l |M»nr un nianai;»'.
— frès hh'U, nionsieur. \(Mci nos nuxlcles,
Nniis pdiiri'c/ l'aii-c voire choix. Monsieur dt'sirc-
l-d un tiran'c <le luxe sur heau verg'é ou sur jnpon
irnp»*rial ?
— I3u luxe? parJjleu ! On ne se marie pas tous
les jours. Je j)ense bien que vous iTalh'Z pas ni'exe-
cnlei- < a sui- des toi'che-enls. Tout ce qu'il va de
plus impérial, e'est entendu. Mais surtout ne vous
avisez pas de me l'outre un encadrement noir,
hon Dieu de bon ]3ieu !
L'imprimeur, simple honhomme de Vaugirard,
craignant d'être en présence d un l'on ({u il ne l'al-
lîiit pas (îxcitei', se e(jntenta d(.' protester avec me-
sure contn; le soupçon d'une telle négligence.
Quand il lut question de libeller la copie, la
main du (dieiit tremblait si fort qne l'onvri»'!* dut
écrire sous sa dictée :
« Monsieur le docteur Alcibiade Gerbiilon a
TERRIBLE CHATIME>T D UN DENTISTE 89
l'honneur de vous l'aire part de son mariage avec
Mademoiselle Antoinette Plancliard. La bénédic-
tion nuptiale sera donnée dans l'église paroissiale
d'Aubervilliers. »
— VauiJ:irard et Aubervilliers, ca ne se touche
guère ! pensa le typo qui se fit doucement régler.
Evidemment, ça ne se touchait pas. H y avait
bien quinze heures que le docteur Alcibiade Ger-
billon, chirurgien-dentiste, errait dans Paris.
Toutes les autres démarches relatives à son
mariage qui devait se faire dans deux jours, il ve-
nait de les accomplir tranquillement, à la manière
d'un somnambule. Seule, cette formalité de la cir-
culaire l'avait bouleversé. Voici pourquoi.
Gerbillon était un assassin privé de repos.
L'expliquera qui pourra. Ayant consommé son
crime de la manière la plus lâche et la plus ignoble,
mais sans aucune émotion, comme une brute quil
était, le remords n'avait commencé pour lui qu'à
l'arrivée d'une missive imprimée, largement en-
cadrée de noir, par laquelle toute une famille
éplorée le suppliait d'assister aux obsèques de sa
victime.
Ce chef-d'œuvre typographique l'avait affole,
détraqué, perdu. Il ai'r.icfiii de très bonnes dents,
aurifia maladi'oitemenl de négligeables cliicots,
s'acharna sur des gencives précieuses, ébranla des
1)0 IIISTOIIIKS nKS()llM(;EANTKS
luArlioiirs (|iit' le t(Mll|)sa\ Mil i(*sp('rt(MîS, inflige;! lit
M sa ( liriitèle di's siipj)lices tdiil a la il nouveaux.
Sa cniiclic (roddiilccliiiicicii solitaire fut visitée
par (le sombres caïKliriiiaîs, dont grincèrent jus-
([u aii\ dt'iil K-rs en radiilclioiic viilca iiis»' qu'il avait
Ini-iiiènir ('(nislniils dans les (irilices des citoyens
("perdus «pii 1 lionoraienl de leur conliance.
Et la cause de ce trouble était exclusivement le
banal message (ju avaient accueilli d'une àme si
calme tous les patentés notables des alentours, —
Alcibiade étant un de ces adorateurs du Moloeh
d(îs Imbéciles, a ((ni I linpriine ne j»ardnniie [)as.
Le croira-l-on ? llavait assassiné, véritablement
assassiné pctr (nnour.
La justice veiil sans doute cpi un lel eriine soil
imputable aux ieclnres de dentiste <pii l'aisaienl
raliment uni(|ue du eeiscan de ce inemtiier.
A force de v<^ii' dans les roinans-l'euilletons les
situations amouieuses dénouées de l'aeon tragique,
il s'était laissé gagner peu a [)eu à la tentation de
supprimer, d'un seul coup, le marchand de para-
pluies (pu Taisait obstacle à son bonheur.
Ce négociant j<^une et siipeibement endenté
dont il n'avait aucune occasion de dévaster la
mâchoire, était sur le point dCpouser Antoinette,
la ri Ile (In gros (juincaillier IMancliard, | jour laquelle
binlail silencn'useuu'ut (jerbillon depuis le jour
(;n, lui ayant cassé une molaire tubei'culeuse, la
charmante cFilant s'était pâmée dans ses bras.
On allait publiei" les baii.s. A\<'c la décision
TERRIBLE CHATIMENT D UN DENTISTK 91
rapide qui fait les dentistes si redoutables, Alci-
biade avait machiné Textermination de son rival.
Un matin d'averse torrentielle, le marchand de
parapluies fut trouvé mort dans son lit. L'examen
médical rendit manifeste qu'un scélérat de la plus
dangereuse espèce avait étranglé ce malheureux
pendant son sommeil.
Le diabolique Gerbillon, qui savait mieux que
personne à quoi s'en tenir, confirma cet avis auda-
cieusement et s'honora d'une logique implacable
dans la démonstration scientifique du forfait. Ses
mesures, d'ailleurs, étaient si bien prises qu'après
une enquête aussi vaine que méticuleuse, la justice
fut obligée de renoncer à découvrir le coupable.
Le dentiste sanguinaire fut donc sauve, mais
non pas impuni, ainsi (pic aous l'allez voir.
Comme il entendait que son crime lui profitât,
le marchand de parapluies était à peine sous la
terre qu'il commença le siùg«' d Antoinette.
L'attitude supérieure qu'il avait montrée au cours
de l'enquête, les lumières dont il avait inondé ce
drame obscur, enfin l'empressement respectueux
de sa compassion délicate pour une jeune personne
frappée si cruellement, lui facilitèrent l'accès de
son cœur.
Ce n'était pas, à vrai dii'c, un cdMii' difficile à
prendre, une B^hyloiu' de ('«iMir. La fille du
!>>j 1 1 1 > I » > 1 1 1 1: s 1 1 1 ; s ( HM , i( ; K A N T i-; s
(jumciiillirr chut une \ irrnr i;i isoim.i hic et bien
pni'l.iiilc (|iii iKî s ahiiiia (|ii«' lies |icii dans sa dou-
Iciir.
lOllr in' |»i'clciidil pas à la \aiiio gloire des lamcii-
lalioiis cicnicllcs. Il afficha point d\''li'c iriconso-
lahlc.
— ( )ii ne vil pas pour les inoi'ts, un mari perdu,
dix de retrouvés, et«'., lui inuifiiui-ait Aleihiade.
Qmd(pies sentences tirées du même gonflVc^ hii
dévoilèrent bientôt la nobhisse de vvl arracbeui'
(pu hii parut transcendant.
— (Test votre cœur. Mademoiselle, que je vou-
drais extirper, lui dit-il un joui". Parole décisive.
(iC mot charmant «pic Tcducatirm de la jeune
fille lui permit heui'euseiiH'iit de savoiirci', la déter-
mina. ( ierhillou, d'ailleurs, était un époux sortable.
( )ii sCnteiidil aisément et le inariaj^*!* s'accom])lit.
l*our(pioi fallut-il «[111111 Ixuilieur si chèrement
conquis fût empoisonné par le souvenir du mort ;'
La fameuse lettre de deuil dont l'impression com-
mençait a s'effacer, n'aA-ait-elle pas réapparu dans
l'imagination de ce meurtrier qui se croyait bête-
ment dénoncé par elle? L'avant-veille de son
mariage, — on vient de le voir. — l'obsession
était revenue plus forte, le poussant a la folie, le
faisant errer tout un jour, comme un fugitif, dans
ce Paris «pTil nhahitait pas, jusqu à l'heure tei-
rihlc ou il a\ait enfin lrou\«' r«''nei\n'ie de coinman-
«Icr ses billets de mariage a cet imprimeurdeVau-
giiard r[iii avait «-ertainement deviné son crime.
TERRIBLE CHATIMENT D UN DENTISTE 93
C'était bien la peine d'avoir été si malin, si
débrouillard, d'avoir si bien dépisté la justice et
d'avoir, contre toute espérance, obtenu la main
d'une femme qu'on idolâtrait, pour en arriver à
cette misère d'être fréquenté par des hallucina-
tions !
L'ivresse des premiers jours ne fut qu'un répit.
Les fines cornes du croissant de la lune de miel
des nouveaux époux n'avaient pas encore cessé de
piquer l'azur, qu'il se produisit un germe de tri-
bulation.
Alcibiade, un matin, découvrit le portrait du
marchand de parapluies. Oh ! une simple photo-
graphie qu'Antoinette avait innocemment accep-
tée de lui lorsqu'elle se croyait à la veille de
l'épouser.
Le dentiste outré de fureur la mit en pièces
aussitôt sous les yeux de sa femme que cette vio-
lence révolta, bien que la relique ne lui parût pas
fort précieuse.
Mais en même temps, — parce qu'il est impos-
sible de détruire quoi que ce soit, — l'image hos-
tile qui n'existait auparavant sur le papier que
comme le reflet visible de l'un des fragments de
l'indiscernable Cliché photographique dont l'uni-
vers est enveloppé, s'alla fixer dans la mémoire
soudainement impressionnée de Mme Gerbillon.
7
• i; Il I s roi it l•:^ i» kso u i.i (. ka.n r ks
llaiili'L', (1rs lors, pai' ce (l(''l"ii!il dont le .souve-
nir Ini était (Icvciiu |)n'S(|ii(' iinlilTéreiit, elle ne vit
plus (inc lui. If \ it sans cesse, le respira, l'exhala
|>a! Ions ses j)ores, eu satura pai' tous ses ellluves
sou triste mari qui l'ut, à son tour, surpris et déses-
péré de toujours trouver ee cadavre entre elle et
Ini.
An l)onl (Tnii an, ilsenrent nn eiirantéj)ileptique,
un enfant inàle monstrueux qui avait la ligure
d'un homme de trente ans et qui ressemblait d'une
façon prodigieuse à l'assassiné de Gerbillon.
Le père s'enfuit en poussant des cris, vaga-
bonda comme nn insensé pendant trois jours, et
le soir <ln ([uatrième, s'étant penché sur le berceau
de son fils, l'étrangla en sanglotant.
X
LE RÉVEIL D'ALAIN CHARTIEK
CHER ami, venez, ce soir, à onze heures. La
porte du jardin sera entr'ouverte. Vous n'au-
rez qu'à la pousser doucement. Je vous attendrai
sous le berceau. Mon mari est absent pour deux
jours, et il a emmené le chien. Tant pis si je me
perds. Je vous aime et veux être à vous.
Rolande.
En recevant ce billet, le jeune Dujjutois devint
si pâle que ses collègues supposèrent une catas-
trophe. Étant Tort discret, il serra scrupuleuse-
ment le message dans le coin le plus mystérieux
de son portefeuille et parla, balbutiant un peu,
d'une menace de créanciei'.
Mais il lui fut impossible de se remettre au tra-
96 HISTOIRES DÉSOBLIGEANTES
vail. La lecture de ces (jiielqiies lignes Tavait
rompu, (Mnietté. Il éprouva le malaise physirpie
d'un lioinmr «[iii ii a j)as manijfé depuis deux jouis :
tête vide, articulalious douloureuses, fébrilité. Il
eut un tison an cieux de l'estomae, un battement
de cœur insupportable et la boule liystériqm' dans
l'œsopliage.
C'est une remarque banale que le tiouble de
l'amour piocure aux jeunes gens, et même aux vieil-
lards, les sensations du condamné qu'on va traî-
ner à la guillotine. Il existe une telle connexion
entre le dernier supplice et la volupté qu'en cer-
taines villes, au Moyen Age, les écbevins ou les
bourgmestres exigeaient que la tanière du bourreau
fût reléguée dans les basses^ rues où parquait la
prostitution. Les paillards de « liaulte futaye »,
comme dit Panurge, durent quelquefois s'y mé-
prendre.
F'iorimond Duputois n'était plus assez jeune pour
faire de la psychologie. Il avait, depuis plusieurs
jours déjà, dépassé vingt ans et ne songeait pas
à s'analyser.
Il constata seulement que la peau du crâne lui fai-
sait très mal et que ses jambes flageolaient. Ayant,
à diverses reprises, essayé de boire, l'eau de la ca-
rafe administrative lui parut avoii' un arrière-goùt
de charogne.
— Enfin, se disait-il, pourquoi cette lettre ? Je
n'ai rien fait, en somme, pour la séduire, cette jolie
femme. C'est tout au plus si je lui ai pai'lé deux
LE REVEIL D ALAIN CHARTIER 97
fois, seul à seule, et je suis bien sûr qu'elle a dû
me prendre pour un idiot. Il est vrai que je ne suis
pas plus dégoûtant qu'un autre, surtout lorsque
je dis des vers après diner. Je conçois même très
bien qu'une femme, à ce moment-là, puisse avoir
un emballement, une toquade. Mon Dieu! oui,
pourquoi pas ? Mais tout de même, cette lettre est
un peu raide et je trouve que le rendez -vous
manque par trop de préliminaires.
11 se moralisa toute la journée, se fit à lui-même
les plus sages remontrances, car ce jeune homme
se nourrissait exclusivement des racines de la
vertu.
Le mari était un ami ancien de sa famille qui
l'avait utilement protégé. Il lui devait son emploi
au ministère, la promesse d'un brillant avenir, un
assez grand nombre de relations agréables, et il
dinait chez lui plusieurs fois par mois. 11 ne pou-
vait cocufier cet homme sans se plonger, tête en
avant, dans un puits d'ordures. Cela, c'était le
déshonneur certain, absolu, l'acte le plus bas et
le plus fétide, une trahison à ne plus jamais rele-
ver la tête, etc.
En conséquence, il prit la résolution généreuse
d'aller fort exactement au rendez- vous.
— Oui, certainement, il irait et on verrait bien
ce qu'il avait dans le ventre II parlerait de la
[)H iiisroiiiKs KKsoiM.i (;i:a N rns
hoiiiu; soi'ttî à ('(îttc cpoiis»' iiK^msKlcrcc (|iii ii'licsi-
tait |)as M lui sarrilicr son hoimciii-. Il saiiiait lui
l'air»' st'iilir I V'iioiiiiih' de sa laiitc cl les iiicoii-
vônicuts t'IlVovahlcs (rime liaison si dangereuse.
l']nliii il la rendrait à sou mari, la rejett(;rait
daus les hias toujours ouverts de cet homme de
bien ([ui ne saurait jaujais ([u'il avait été sur le
point de sul)ii' le dfi nier outrage.
M s'eid'lamuia bientôt à la j)ensée de reconnaître
ainsi les bicid'aits de sou protecteur.
— Ah! elle en avait eu de la chance, la c/iè/'C
('/'catu/'c\ de tomber sur lui! Elle aurait tout
aussi bien pu se livrer à ([uelque imbécile ou à
quelque goujat qui n'eût j)as manqué d'en abu-
ser, de flétrir cette l'Ieur penchée qui avait tant
besoin qu'on la soutint, ([iTon la ranimât...
Combi(;n d'autres, à sa place, ([ui ne verraient
là ([u\ine occasion i\(' satisfaire leurs sales ins-
tincts, de triomphe!' en leur vanité de dindons et
([ui, déjà, sans aucun doute, (3ussent crié par des-
sus les toits la déchéance d'une malheureuse éga-
rée, victime de son enthousiasme!...
J'ai oublié de dii'e que Florimond Duputois avait
Iti nez en pied de marmite, les yeux en cuillers à
pot, la bouche en suçoir de le|)idoptère, la peau
granuleuse, le croupion bas et une grande crainte
des bœul's.
J'ajoute (ju'il ap|)artenait à la pléiade symbo-
liste et qu'il collabo l'ait assidûment au Grimoire^
à la Mél usine et à la Revue des Crotales.
LE KKVEIL D ALAIN CHARTIEH 99
Il s'échappa de son bureau un peu avant l'heure,
courut se taire adoniser chez un coiffeur qu'il en-
courageait, fit un diner palingénésique, relut quel-
ques pages de VAprès-Juidi cl un faune ^ dans le
dessein d'élever son cœur et, sûr de lui, prit enfin
l'omnibus d'Auteuil.
La petite porte du jardin de Mme Rolande était
entr 'ouverte, en effet. Poussée par lui avec des
précautions infinies, elle bâilla peu à peu sur un
gouffre noir. L'allée, à peine visible près du seuil,
se perdait aussitôt dans la profondeur des massifs.
Mais ayant été souvent admis à promener son
inspiration dans ce labyrinthe, il en connaissait,
comme on dit, tous les détours.
Refermant donc la porte derrière lui, ils'aA'ança
d'une allure processionnelle, ressaisi de tout son
trouble, et la grosse cloche de son cœur sonnant à
toute volée.
Le silence était aussi profond qu'aurait pu le dé-
sirer ou le craindre un malfaiteur, dans ce quar-
tier sédatif habité par des malades ou des million-
naires très précieux.
A peine, au loin, dans la direction duPoinl-du-
Jour, quelques rumeurs vagues et la plainte pro-
longée d'un (le ces chiens mélancoliques de Mal-
doror que tourmente l'infini...
A mesure qu'il approchait du berceau d'aristo-
loches et de chèvrefeuilles où l'attendait l'épouse
coupable, son assurance diminuait, sa marche de-
venait plus incertaine, son tremblement plus irré-
\{){) HISTOIHKS DKSOni.I G K ANTKS
primable. A la lin, st's dents cla(|ii<'i('iiL avec Lanl
(le loi'cc (|u'il craiLCiiit «r»''v«'ill('r les pclits oiseaux,
et il se seiilit telleiiieiit pâlir qu'il sedemauda s'il
Il ';d lait pas teinter les l'euilles de sa pâleur, à la
manière d'un poisson phosphorescent.
Une main, tout à coup, se posa sur sou épauhj.
— Je suis la, mon cher amour, disait la voix de
Mme Rolande.
Et, presque aussitôt, les deux bias de cette lemnie
sans délai se nouèrent autour de son cou, pen-
dant qu'un baiser de vie ou de mort lui mangeait
l'âme.
Ah ! le vorace et fauve baiser ([ue c'était hi ! Le
jeune homme avait tout prévu, excepté ce baiser
fougueux, inapaisable, éternel; ce baiser odorant
et capiteux où passaient les parfums féroces des
Pleurs du Mal, les volatils détraquants de la Ve-
naison et les exécrables poivres du Désir; ce bai-
ser qui avait des griff«\s comme un aigle et qui
allait à la chasse comme un lion ; qui entrait en
lui dit même façon qu'une épée de feu ; qui lui met-
tait dans les oreilles toutes les sonnailles des béliers
ou des capricornes des montagnes ; cet épouvan-
table baiser d'opium, d(; folie furieuse, d'abrutisse-
ment et d'extase î
Leschastes vouloirs avaient décampé. Us étaient
au diable, au tonnerre de Dieu, dans le fond d'une
LE REVEIL D ALAIN CHARTIER 101
crique de la lune, avec les harangues ou objurga-
tions orphiques préalablement élaborées.
Duputois roulait aux abîmes, lorsqu'un bruit de
pas se fit entendre. Les ténèbres étaient absolues.
Impossible de distinguer quoi que ce fût.
Le lyrique de la Revue des Crotales tqqwX alors,
en plein milieu du visage, le coup du plat de deux
mains furieuses qui le repoussaient et qui fail-
lirent le jeter par terre.
Mme Rolande, se débarrassant du pauvre diable,
avait bondi en arrière et, maintenant, il entendait
le chuchotement de deux personnes qui s'éloi-
gnaient rapidement vers la maison.
Craignant d'exhaler un souffle et n'osant bouger
de son poste, il demeura immobile plus dune heure
dans Tobscurité, espérant il ne savait quoi.
A la fin pourtant, rompu de fatigue et gelé par
les étoiles, il regagna la porte du jardin, toujours
entre-bàillée, et se retrouva sur le bon trottoir des
morfondus, n'ayant pas fait plus de bruit qu'une
fourmi noire émigrant dans la nuit noire, aussi
déconfit et courbatu que le puisse être un adoles-
cent plein de soliloques et de prosodie.
Le lendemain, on le fit demander à l'antichambre
de son ministère. Il se trouva en présence d'un
très bel homme suffisamment athlétique, ayant
l'air d'un officier de cavalerie, de la politesse
10-2 MIS roi ni; s ijksoii i,i <; k \ n ii:s
la plus cxiinisc cl (jiii lui paila en rcs lei-nios :
— Monsiciii-, une (3rrcur dt* susciiplion a mis
hier mire vos mains un hillctdo femme quim'était
destine, llcsl inulilc, je pense, de vous rappeler
le contenu de ce message. Je vous prie uK-inc <lc
l'oublier soigneusement. Eu recevant, de mon côté,
les quelques ligiies qui eussent dû vous parvenii",
j'ai deviné Tort heureusement la substitution
d'adresse, et j'ai pu arriver juste ass«'/. tôt j)our
(Ml conjurer les suites funestes. On vous sait ga-
lant li()niin(\ et je compte que vous allez en échange
de la lellre (pie voici, m»; restituer sur-le-cliamp
rautogra|)he (pii m'appartient. J'ajoute — bien
inutilement à coup sur, monsieur Ic^ poète — (jue
1(1 maîtresse de César ne doit pas être soupçon-
née.
Cette dernière phrase trop claire était appuyée
d'une façon tellement significative que le chétif,
incapable d'expectorer une diphtongue, s'exécuta.
Voici ([uel était le contenu de l'autre missive :
« Monsieui- Duputois, je vous serais infiniment
obligée de vouloir bien, à l'avenir, m'épargner l'hon-
neur de vos dédicaces dans les petites revues. Vos
poésies sont incontestablement délicieuses, mais
j'avoue ma préférence poui* une humble prose, et
le rôle de muse ne me convient pas. Agréez, etc. »
Cette insignifiante aventure estarrivée en 187...
Fku-imond Duput«ns, de plus en plus protégé, con-
tinue s(3S chants au ministère. On assure qu'il sera
promu chevalier le 14 juillet prochain.
XI
LE FROLEUR COMPATISSANT
JE le connus en 1864, lorsqu'il était à peine un
adolescent. Nous A^écùmes ensemble plus de
vingt ans et je l'ai aimé comme on aime rarement
un frère.
Aujourd'hui que le malheureux est descendu un
peu au-dessous des morts, je peux bien dire que je
fus pour lui Téducateur le plus diligent, le plus
attentif, le plus dévotieux.
Tout ce qu'il y eut de bon dans sa pauvre àme
— aussi dépourvue maintenant que les greniers
de la Famine, — il le reçut de ma bouche, comme
sont nourris les enfants des aigles de nuit qu'épou-
vante la lumière.
J'empruntai à la lampe des autels, à la lampe
qui ne s'éteint pas, la flamme tranquille et droite
104 HISTOIUKS DKSOMLIGEANTES
(ju il l'iilhiil |Mtur (IcsoKsh'iicr une mlt'llin^i'iici; iialii-
rcllcinciil rlahoratricc de t('iM'l)iM's.
Ktaiit raine, je le jnis sur mes épaules et, (lii-
i-iiiil lin th'i's (le ma Iriste vie, je lai ])(>i*lé dans la
l'nsace (les lit iii/j mis, U'. séparaiil rlia([iie joui' un
peu plus (les iii\('au\ l'augeux, a mesure que je
gi'andissais moi-même, et je suis à jamais cour-
baturé de ee portement.
J'aurais eu horriMir de me plaindre, cependant.
J'étais si sûr d'avoir arraché une proie au Di'Uion
de la Sottise, une proie d'autant plus précieuse
(pfelle semblait, à l'avance, dévolue, par son
extraction, à ce Captateur de la multitude.
Némorin Thierry avait été récolté d'une basse
branche de ce ne Hier de la Bourgeoisie dont les
fruits pourrissent aussitôt qu'ils touchent le sol. H
tenait, par conséquent, de ses auteurs, un esprit
béant aux idées médiocres et rétractile à toute
imj)ression d'ordre supérieui'.
Pédagogie plus que dill'icile, tour de l'orcc conti-
nuel. Il fallait, d'une main, boucher l'entonnoir et,
de l'autre, lubril'ier les petits conduits, sarcler le
terroir et grell'er le sauvageon, écheniller et pro-
vigner toiil à la l'ois.
il était indispensable de tirer ce pauvre être de
lui-même, de le tamiser, de le Filtrer, de l'inau-
gurer enlin, de lui conditionner, en quelque ma-
nière, un pcitit l'ant(')me pins \ivant qui lui soutirât
peii à peu son identité.
Les résultats lurent tels, en apparence, que je
LE FROLEUR COMPATISSANT 105
suis excusable d'avoir pu me considérer moi-même
comme un thaumaturge, au point d'oublier la loi
formelle de régression à leur type rudimentaire,
des bêtes ou des végétaux dont on interrompt la
culture.
J'eus le malheur de ne pas entendre les rappels
incessants du gratte-cul primordial et indéfectible.
Je crus, en un mot, que ce pauvre Némorin
pouvait marcher seul et l'ayant étayé vingt ans,
je commis l'imprudence irréparable de le déposer
sur le sol.
Ce qu'il est devenu, je ne sais pas comment
j'aurai la force de le dire, mais pouvais-je sup-
poser que tant d'efforts seraient si complètement,
si abominablement perdus, dès le premier jour, et
n'auraient pas d'autre salaire que cette amertume
infinie d'en constater à la fin l'inutilité ?
On le nommait le doux Thierry et ce n'était pas
une antiphrase. Il était doux comme les plumules
des colombes, doux comme les saintes huiles,
doux comme la lune.
Qu'on ne me soupçonne pas ici d'exagération.
Il était vraiment si doux qu'un ne pouvait ima-
giner un individu appartenant au sexe mâle et,
par conséquent, appelé à la reproduction de
l'espèce, qui le pût être davantage.
Il fondait dans la main comme du chocolat,
|()(j iiisit)ii;Ks i)i;s() iM.i (i K A .N ri:s
IfiiiliaiL I iuiihiaiiit', laisaiL pciisci" aux cocons des
clu'iiillcs les plus soyeuses. Rien n'aurait pu le
mcltrc cil colère, excitei' son iiidi<^uatioii, cl e(;
lui le désespoir d'un (Mlucaleur acharne à vii-iliser
le néant, de ne jamais obtenir le plus pâle éclair,
qu»d([ne l'urieusement (pi'il attisât et qu'il four-
gonnai celle conseienee gélatineuse.
Plusieni's l'ois, j'entrepi'is de me lassuicr en
supj)()sant une de ces natui'cs (pic je d«Miiande la
permission de nommer eucharistiques « trempées
(rand)roisie et de miel », disait Chénier, dont la
l'orce ('(insiste précisément à tcjut endurer et qui
semblent placées aux coid'ins des tourbcis humaines
pour amortir les collisions ou les bousculades.
Mais cet état n'est présumable qu'accompagné
de la prédestination théologique, et, par malheur,
— je le reconnus trop tard, — certaines appé-
tences ou velléités obscures écartaient absolument
l'hypothèse du « vase élu », où se complaisait ma
jocrisserie de précepteur.
Le doux Thierry était simplement un petit
cochon et appartenait à la race peu dominatrice
des Frôleurs compatissants.
Quand commença-t-il à frôler et à compatir?
En (jucl avril (\v néfaste germination se déve-
loppa t(Mit a ccjup ce penchant bifide? C'est Dieu
qui le sait. Lui-même probablenu'nt n'aurait pu
le dire, lorsqu'il paraissait capable encore de dire
(juelque chose et d'articuler des sons véritable-
ineiil humains.
LE FROLKUa COMPATISSANT 107
Ce que je sais bien, c'est qu'un beau jour, il se
trouva complètement outillé pour la fonction. Les
bureaux d'omnibus, les crémeries achalandées par
les petites ouvrières, les vestibules des gares, les
églises même, Furent les hippodromes de son
choix.
Pénétré de cette idée qu'il lui fallait absolument
une compagne, il la voulut simple avant toutes
choses et, dès lors, par une conséquence aussi
nécessaire que la translation des Globes, l'albu-
mine de ses ancêtres exigea rigoureusement que
la vulgarité sentimentale fût toujours l'élue de
son cœur.
D'horribles souillasses minaudières lui parurent
indécomposables comme la lumière de l'Empyrée.
Mais le nombre en était si grand qu'il ne put
jamais parvenir à fixer sa dilection.
Don Juan des trottins mûrs et des couturières
galvanoplastiques en instance de protecteurs, il
cherchait assidûment l'Objet idéal au milieu des
foules.
Avec une patience merveilleuse que nul fiasco
ne déconcerta, il s'acharnait à découvrir la pleu-
reuse tendre sur le sein de laquelle il eût pu
poser, comme une gerbe de mimosas, son front
chauve et plein d'amnisties.
Peu doué, dans le sens physiologique, il réprou-
vait en amour l(\s pulsations vives et ne l'éclamait,
sans doute, (|iie fiès rni-ement les joies infé-
rieures.
108 MISTOIHKS IM:S() IJ LK; K \.N l'KS
(Iv (jiii I (Miivrnil, le dclt'clait, If (l(''S(i|) liait,
saboiilait son âme de délices et répandait on toute
sa personne le ImmiJ*)!!! ou I (dihan d(.'S i)éatilndi-
naii'es laii^iieiiis, cCtail de loucher d pi'Uit\ (\v
palper iiirmiiiienl peu, de pi'omener çà et la —
eoiiiiiie le hoiil de Taile du /epliire, — son appa-
reil de tactilite; cependant (pi'il exhalait de mélo-
dieux; et pitoyables o-éniissements sur le triste sort
des m aguets ou des liserons flétris que foule aux
pieds rindéliêcitesse des aventuriers de la pail-
lardise.
Une si belle constance devait être récompensée.
Béatrix apparut un jour à l'itinérant des cieux.
Nous éclaterez de rire tant que vous voudrez,
mais c'est comme ça. Elle s'appelait réellement
Béatrix et piquait à la mécanique.
Némorin la rencontra dans un établissement de
bouillon et la frôla sans lassitude pendant sept
amnies. Ses entrailles, il est vrai, s'entr'ouvrirent
souvent, même alors, à d'intercalaires infortunes
qui sollicitaient son ])izzicato. Il ne se fût pas
permis de claquemurer ainsi complètement sa
vocation.
Béatrix, de son côté, ne parut avoir nulle soif
de le confisquer, enti'oprit mènu^ tous les prin-
tem})s et tous les automnes, le* licenciement de ce
tripoteur lacrymal qui se cramponnait toujours.
LE FROLEUH COMPATISSANT 109
N'importe, elle était quand même Tldéale et la
mort seule put la délivrer.
Combien de fois, lorsque j'essayais encore de
le ressaisir, combien de fois, juste ciel ! et avec
quels yeux baignés d'infini, m'en parla-t-il, comme
les premiers chrétiens parlaient de leur Dieu,
sous la dent des bétes !
Enfin, je le répète, cette liturgie de petits fris-
sons et de soupirs lents permit à la terre de rou-
ler sept fois autour du soleil.
— Est- elle du moins ta maîtresse ? lui deman-
dais-je quelquefois.
Question brutale, j'en conviens, qui le faisait
aussitôt remonter dans son vitrail. Sa réponse
négative expirait dans un geste pieux.
Ai-je besoin de le dire ? Béatrix puait de la
bouche et peut-être aussi, je pense, de ses larges
pieds. Elle était si dinde qu'on se sentait pousser
des caroncules au bout d'un quart d'heure de con-
versation.
Ses manières correspondaient à sa figure qu'on
eût crue tirée du saloir d'un charcutier de la
populace.
Hargneuse, en même temps, à faire avorter des
chiennes, et pudibonde* comme l'arithmétique, elle
accueillait sans trop d'aigreur, dans son lit très
pur, les suffrages crépusculaires de quelques boucs
épuisés du petit négoce.
Le doux Thierry dut se résigner six fois sur
dix, en hiclntnt des plcnrs, à lion ver hi porte
8
Ili) Il I s lo 1 in;s iiKsn h M (; KA N iKS
clusr. Il JiiiiN.i iih'iiic (jti (tji laillil le |H('ci|)ih'r (hnis
resCJilit'i-, soiis la\ri'S(; des liiaUMlicI K )iis les plus
(tidiiririuîs, (^t'S A'ioleiioés, ({iii le cniitiishiiriil , lui
|»;iiiii('iil , in-aiinioiiis, (Icrivcr (riiiicànic louta l'ail
(li\ iiK- il (jiiadruplèroiit iialiirclleiiKîiit sa l'erveur.
— lAU' a tant sourroi't î ilisait-il, devant ses
deux mains j(jint(;s vers Taziii" j)ris à témoin.
Beah'ix, d'ailleurs, perecivait en (Uikm's ou petits
cadeaux I Octroi de ce, culte (^t toujours, dès le
lendemain, claril'iait admii"al)lement la situation.
Cette raclure de tille lui fit avaler cinq cents
lois — en un autre style sans doute, mais avec
quelle facilité ! — le mot fameux de Téblouissante
Courtisane: « Ah! vous ne m'aimez plus! vous
croyez ce que vous voyez et vous ne croyez pas
ce que je vous dis ! »
Némorin Ini-nKMnt; dans Telan sublime de sa
lui, rencontra des mots qui me confondirenl.
— Hlle m^a tout expliqué! me dit-il, un jour,
avant aperçu, cjuekpies heui'es auparavant, chez
la hien-aimée, une paire de pantoufles d'homme
et un râtelier de pipes culottées pour la plupart,
— beaucoup plus, sans doute, que n'aurait pu le
faire supposer l'endroit. Elle lui avait tout expli-
qué I...
Mais inainti'iiaiil ? Ah ! iiiaiiiLciiaiil, c'est la
un ni (pi on I rfilc et la sale nu ni , je sous en réponds.
LE F ROLE LU COMPATISSANT Hl
C'est la mort ignoble qui ne demande pas de com-
passion et qui n'en offrit jamais à personne. C'est
la Mort liquide...
Mon Dieu ! mon Dieu ! je Tavais pourtant tenu
dans mes bras, cet enfant du Rien, ce fils de
l'Inexistant, ce jumeau de l'Insignifiance et de
l'Illusion dont j'espérais former un être vivant!
J'avais tenté de lui inspirer mon àme. J'avais
travaillé, souffert, prié, crié, sangloté pour lui, des
années, les plus chères et les plus précieuses de
la vie !
J'avais pris sur moi des peines affreuses qu'il
n'aurait pas eu la force de porter. Tout ce qu'un
homme peut faire, je crois l'avoir fait, vraiment.
Pour qu'il fût armé contre les assignations du
néant, j'avais fait passer devant lui, j'avais
déroulé sur lui les images que rien n'efface ; je
m'étais exterminé pour lui dessiner un trompe-
l'œil des réalités qui ne peuvent pas finir... et je
iTai ])as même obtenu de réaliser une canaille...
Il demande aujourd'hui, gàteusement, du matin
au soir, qu'on ne plante pas de croix sur sa
tombe, et il faut soutenir sa lèvre inférieure
quand on lui donne à manger, avec une petite
cuiller d'étain.
XII
LE PASSÉ DU MONSIEUR
Pénètre, mon cœur,
Dans ce passé charmant.
Victor Hugo.
lUATRE-viNGT mille francs ! monsieur. Vous
ne vous embêtez (Das. Et vous avez fait
comme Va une centaine de lieues pour venir me
les demander, à moi ? Vous avez pensé que je
n'hésiterais pas une minute à dépouiller ma femme
et les enfants que je pourrais faire encore, pour
payer les frasques de cette petite drôlesse que je
ne reconnais plus du tout pour ma nièce, que je
renie, vous m'entendez bien! Voyons, décidément,
vous me prenez pour un jobard. Quatre-vingt mille
francs ! Pourquoi donc pas un petit million, pen-
dant que vous y êtes ?
Ces paroles raisonnables me furent dites, il v a
quinze ans, par un gros vigneron de la Charente-
Q
\\'^ Il 1 S ro 1 It Ks liKSO i: I.Ki K \ N rKS
Inférieure dont lu hiri^c lace resseinhlail au der-
rière iVwu sin^j^c j»aj»ioii.
Je lie jM'ux pas dire que j'tivais eu beaucoup de
eonfianre en allant trouver ce marchand de vins
iichissini(% jusqu'alors inconnu de moi. Je savais
lii>p le dénuement provei'bial (\('s millionnaires et
leur guip^ne atroce (pii ne permet jamais que la
plus mince partie de leur avoir soit disponible au
moment précis où on les imploni.
Toutefois, Ténormité même de la somme à
obtenir me faisait espérer, au moins, quelques
ée^ards. Mais, dès le premier coup d'œil, j'avais
eu le pressentiment de mon insuccès fatal et je
n'avais accompli la démarclie que pour libérer
ma conscience.
Démarche, il est vrai, des plus sinj^ulières. Il
s'agissait de faire entrer dans cette futaille une
quantité spécifique de désintéressement familial
pouvant équivaloir à la dixième partie d'un mil-
lion, et j'étais, à coup sur, l'ambassadeur le plus
mal troussé pour ce genre de négociations.
— Mon Di<'U ! monsieur, répondis-j(\ vous êtes
vraiment trop aimable de ne pas lâcher tout de
suite vos chiens sur moi ou de ne pas envoyer
quérir les gendarmes. Gela m'encourage à vous
rappeler que j'agis au nom d'une morte, c'est-à-
dire pour obéir aux dernières volontés d'une
malheureus(î fille (ju'on enterrait avant-hier. Je
ne suis en cela, vous le sentez bien, qu'un man-
dataire bénévole qui s'est beaucoup dérangé. Libre
LE PASSE DU MONSIEUR US
à VOUS de ne rien faire et même de renier, tant
qu'il VOUS plaira, votre propre sang. Mais je suis
très las de mon voyage et je m'étonne que vous
ne m'ayez pas fait encore la plus légère démons-
tration d'hospitalité.
Ces derniers mots tendant à prolonger Ten-
trevue de quelques heures durant lesquelles je
m'efforcerais d'enlacer mon hôte, ne lui déplurent
pas. Il s'adoucit, devint même cordial et me fit
déjeuner avec lui.
Mais quelque allumante et suggestive que fût
la table du viticole, mes finesses diplomatiques,
aussi bien que mon éloquence attendrie, se trou-
vèrent inefficaces, ainsi que je l'avais pré^-m, et
je n'emportai de cette visite qu'une confirmation
plus amère de mon impuissance à pénétrer les
carapaces des hippopotames ou des philosophes
pachydermateux.
L'histoire de la nièce est peut-être ce que j'ai
connu de plus extraordinaire dans le lamentable.
Elle se nommait Justine D... et mourut à vingt-
huit ans, dans le plus horrible désespoir.
Un tiers de cette existence trop longue fut
exclusivement et vainement employé à la con-
quête d'un pauvre homme jugé par elle supérieur,
qu'elle adora jusqu'au crime et dont elle voulut, à
quelque prix (pie ce fût, devenir la femme. Notre
in; IIISIOIHKS MKSO IM.I C i; \ N "IKS
lui (le sircir iimiiicic et s|ti r;i 11 loi'iiic, coimiic la
(jLK'UL' (11111 |)(»rc, doit olIVir |n'ii dVxcinples d'un
pareil ensorrellomoiit.
I.c iiiiraclt'. ('"('sl «(lie «-rllr l'Iciii' de passion,
cette passilloir d aiiumr s'clail (irvcloppiM' dans
riiimuis le |diis rclractairr, dans Irs condi-
Indis les plus (|('la^ (d'ahlrs (|iii se puissent iinag^i-
iier.
C'était une d<' ces vicrij^cs au cordeau, telles
(pie le eonmierce des tissus ou le monopole d(;s
salaisons nous en conditionne, engendriM^ du l'iauc
estimable d'un négociant qui avait toujours payé
recta.
Elevée, par conséquent, dans l'horreur sage des
constellations et des auréoles, on devait naturel-
lement ne supposer l'ien de j)lus rectiligne (pu-
ses sentiments ou ses transports.
Son coMir avait été cultivé comme un jardin
potage!' de peu d'étendue où les nnundres plates-
bandes seraient calculées pour le pot au feu. Pas
de ces fleurs inutiles dont l'éclat frivole ne pro-
fite pas. Tout au jdus ([uelques violettes en bor-
dure des haricots et de la salade, |)our ne pas
(îxiler complètement la poésie.
Deux on trois tomes dépareillés d'Emile Sou-
vestre ou du gi-and Dumas, un recueil de mor-
ceaux choisis et la quotidienne lecture des faits
divers du Petit Journal étanchaient surabondam-
ment sa soif littéraire.
l^din jamais fille iTavait paru plus désignée
LE PASSE DU MONSIEUR 147
pour devenir rornement et la récompense d'un
« honnête homme ».
Je ne me charge pas d'expliquer les prodiges
non plus que les mystères, et il ne faut pas comp-
ter sur moi poui' une élucidation ])svchologique
des histoires trop arrivées dont je me suis l'ait le
narrateur.
Ce qui est sur, c'est que l'arbre donna des fruits
qui ne permirent plus de le reconnaître et que le
potager minuscule produisit des fleurs étranges,
probablement exotiques, à la place même où Ton
s'attendait à voir sortir des navets ou des pommes
de terre.
Une héroïne, une véritable et scandaleuse
héroïne d'amour, apparut tout à coup en cette Jus-
tine qu'on avait crue digne de s'élever jusqu'au
traversin d'un homme d'affaires.
Seulement, pour que la nature ne perdit pas tous
ses droits, celui qu'elle aima, beaucoup plus que
sa propre vie, était un médiocre parmi les mé-
diocres, un employé blond qui raclait l'alto, lécho-
tait de petits paysages en savon et conservait, à
trente ans, le prestige du poil follet de l'adoles-
cence.
Ce basilic des demoiselles de comptoii' lui donna
rillusion sublime. Et voici l'incroyable drame qui
s'ensuivit.
IS II 1 s ro 1 M KS KKSOMLKiKA.N TKS
Narrissc Lt'iniioclic, tel ('hiit le nom du \;iiii-
<|in'iii'. iir l'rl'iisail j)as nhsolimiciit (['('[Xjuscr ,1 us-
liiii'. Aillant ccllc-la (|irinH' aiilrc, ajn'cs loiit.
Mais iia\aiil, hormis son mipLti, (|in' (l<;s
ôoh(''aii('»'s (I usurier pour loiil (•aj)ilal d dcsiraiil.
au surplus, jiUcr le lilcl (jiu'l([u(' Icmps ciicort.', il
ne nioiiti'ait aucune liàte l'éhrile (reucliaiuer à son
(^xist(MiC(î une jeune persoiiiu^ sans le son dont la
heanté n'avait ri(Mi de l'oudroyanl.
.le ne lai jamais cru soi'dide, mais un désinté-
ressement luTOïque n'était pas son l'ait: (ît puis-
qu'on parlait d' « eiitrei' (^n ménage », la pru-
dence rudimentaire n'exigeait-elle |)as qu'on atten-
du au moins riiéi'itage de Tonele 1 iburce, qui
gagnait e(Mit inill»^ francs par an dans ses écha-
las et ne tarderait guère sans dout(\ à quitter un
monde où sa belle ànne était (mi exil?
Justine se trouvait, en el'l'et, ruinéci, dejjuis
([uebjue temps déjà, par son imbécile de père, qui
avait engagé toute sa l'ortune pour le percement
du Fameux Innnel sous THimalava, destiné à relier
l'Inde anglaise à la Alandchourie.
L'insuccès colossal de cette entreprise ayant
précipité le spéculateur au plus profond des
abîmes, la jeinie fille a i\ ait avec sa mère sur de
mis(''i'al)b>s débris de l (j[)ulence d'autrefois, se
cramponnant à l'espoir de cet liéritage bienheu-
LE PASSE DU MONSIEUR il9
reiix qui devait Tiinir à son Lépinoohe (juVlle
imaginait chaque jour plus beau, plus idolà-
trable.
Car c'était son oncle, à elle, le propre frère de
son père, ce Tiburce des vins et spiritueux qu'on
savait si riche et si avare, mais qui était vieux et
sans enfants. Une fois l'an, par l'effet d'une an-
térieure habitude, il envoyait une caisse de bou-
teilles et c'était tout. Il fallait attendre, hélas !
puisque cet homme ne pouvait être utile qu'à la
manière des cochons, c'est-à-dire après sa mort.
Le grigou, par malechance, ne semblait pas
vouloir crever, et les années passèrent ainsi. Jus-
tine se voyant vieillir elle-même, luttait avec rage
et Lépinoche, visiblement dégoûté, se cachait à
peine de chercher ailleurs.
Il devenait même insolent. Je n'ai pas su tous
les épisodes ou péripéties, mais à coup sûr la
pauvre fille brûlait trop pour avoir jamais refusé
quelque chose à son misérable amant et je crus,
plus d'une fois, remarquer en celui-ci la blague
féroce, la cruauté lâche d'un bellâtre qui n'en est
plus à solliciter quoi que ce soit et qui n'a rien
donné pour tout obtenir.
Un jour on vint, en toute hâte, me chercher de
la part de cette malheureuse qui voulait me par-
ler seul à seule avant de mourir.
1^20 HlSIdlUKS DKStHUJG kantks
Le pivLre, <|ii(' je rciicoiit ini dans IVscalicr,
parut heureux de me voii'. Il tlait luit pâle et
nialTirnia que ma présence le délivrait d'uu grand
poids. Puis, il s'en alla, me suppliant d'être clia-
rildhlr .
Je revenais à peine d'un *^iaiid voyage cl je
n'avais pas vu Justine depuis (|iit'l([ii('s mois. J\ms
peine à la reconiuiitre, tellement elle était deve-
nue belle sous les griffes de la mort.
Je ne l'etrouvai ({ue les yeux — quels yeux! —
dans une lace toute blanche où passaient des
ombi'es et des clartés, comme si on eût promené
devant elle un flambeau.
Les lèvres, absolument décolorées, n'étaient
visibles ([n'en opposition a la lii^ne sombre des
(lents noircies par la fièvre. Tout le reste indis-
tinct, unifié, fondu dans cette l)lancheur presque
nitide, presque lumineuse, — un blanc tj 'albâtre
j)oli l'éverbérant un ta|)is de neige ! Les cheveux
avaient disparu dans une anq)le coiff(3.
Je suis sûr de n'avoir senti, en cette occasion,
que de la pitié, la plus déchirante ])itié de ma vie,
surtout lorsqu'elle me parla. Pins lard, seule-
ment, je devais sentir la beanic sniiiaturelle'de
cette configuration de l'Epouvante el de la Dou-
leur.
Elle m'attendait, assise dans son lil.
— Monsieur, dit-elle à voix très basse, je
viens de recevoir l'extréme-onctionet je vais mou-
rir... Dieu est très bon et j'espère qu'il ne me
LE PASSE DU MO.NSIEUK 121
rejettera pas... Je vous ai prié de venir parce que
vous êtes un ami véritable et ([ue vous accompli-
rez, j'en suis certaine, ce que vous demande hum-
blement un cœur désolé.
Personne, excepté le prêtre qui sort d'ici, ne
sait encore ce que j'ai fait. Quand je serai morte,
tout le monde le saura et ce sera une honte hor-
rible...
J'ai ruiné plusieurs personnes qui avaient con-
fiance en moi et que j'ai trompées odieusement.
Depuis trois ans, ma vie n'a été qu'une impos-
ture, un mensonge de tous les jours, de toutes les
heures. J'ai fait croire à d'anciens amis de la
famille, que nous n'étions pas ruinées, ma mère
et moi. On m'a prêté des sommes importantes
que j'ai jetées dans la spéculation et que j'ai per-
dues. Je faisais, sans y rien entendre, mais avec
une obstination de damnée, le trafic des valeurs
de Bourse dans l'espérance de gagner une fortune. . .
\ V)us l'umprenez... J(i voulais devenir riche pour
cehii (pie j'aimais à la pt^rdition d»* mon àme, <pie
jaime encore et pour qui je meurs inutile ment l
... J'ai volé de très pauvres gens. Une fois,
monsieur, j'ai dérobé à une vieille femme infirme
et presque aveugle quelques titres ou obligations
qui étaient tout son bien et je les ai remplacés
par des prospectus en papier de couleur... Cette
chrétienne qui me chérissait sera forcée de men-
dier son pain.
(loniine je pridais conliinielleineiil . j'étais prèle
1^22 IliSTolHKS liKSOin. 1 (i KA .NTKS
à tous les crimes dans 1 illusion de nw. l'iittraper...
I^^ldili, je dois |)lus de (jUATHE- vingt MILLK l'HANCS!
Mon «uicic seul pourrait l<;s payer, mon oncle
riehc doiil j ai souvent desirc' la mort. Allez le
ti'ou\ei', je NOUS eu supplie, aussitôt (piOn uiauia
mis(! dans la leire et diles-liii hiiîu (jue cesl moi
(/ni meurs, vX cpui je uu'urs e[)ouvaidé(; (\o toutes
ei's uialedietious sur nia pauvi-e tombe!... Epou-
vantée ! . . .
L'agonisant»^ [joussa un grand eii et, me jetant
les bras autoui' du cou, aboya ces derniers mots
que j'entends encore :
— Ah! si vous saviez... si vous saviez ce que
je vois !...
C'était la fin. Je lus forcé de me délier du
cadavre dont les ongles m'^mtraient dans la chair
et dont les yeux, incr(jyal)lement dilah's, regai'-
daient toujours...
L'oncle, natiirellcincnl. ne paya l'ieii et Léj)i-
noche, à (pu je racontai celle iiioit. (piehpie
temps après, m'avoua (juil ti(»uvail tout cela bien
triste, vraiment.
Quatre ans plus tard, il épousait la l'ille d'un
larbin de liant parages, une reinm»! Inniuète, celle-
là, qui réprouve toutes les démences et ne lui per-
met j)lus de me l'réquenter.
XIll
TOUT CE QUE TU VOUDRAS
MAXENCE, l'atigué d'une longue soirée de plaisir,
arrivait à l'angle de la rue et de la ruelle
Dupleix, de l'autre côté de l'École militaire.
I^'endroit, simplement ignoble en plein jour, était,
a une liiMire du matin, cette nuit-là, (pielque peu
ministre. La ruelle noire, surtout, ne rassurait pas.
( ie tronçon de voie fangeuse où l'on travaille n vil
prix l'artilleur et le cavalier dans des garnos
elirayants, inquiétait le noctambule.
Il délibéra pourtant. Lne rumeur arrivait du bou-
levard de Grenelle redouté des sages, et l'horreur
de tomber dans un conflit de pochards l'inclinait
à choisir h^ boyau malpropre à l'extrémité duquel
il s«' croyait sur de trouver un plus pjiisihlc val-
lon pour le cours dr ses rêveries amoureuses.
12i iiisToiuKS nKS(Mn.i(;H:A>TKS
11 sortait (les bi'as di' sa iiiaitrcssc L't sriilait le
besoin de ciivor sa paillardise dans la somnolence
d'un retour sans |»i'iliiil)arKui.
— Eh l)i(Mi ! te dérides-tu, oui ou non? dit une
voix abjecte (|ui rlicichail à se faire aimable,
Maxence, alors, vit se dclacliei' du mur le plus
proche une grosse lemiiie ([iii vint lui olIVii' la
denrée précieuse de son amoui\
— Je ne te j)rendrai pas cher, va, et je l'erai
tout ce que tu voudras, mignon.
Elle défila le programme. Le rôdeur immobile
écoutait cela comme il eût écouté battre son cœur.
C'était stupide, mais il n'aurait pu dire pourquoi
cette voix le remuait. Il n'aurait pu le dire, le
pauvre homme, quand même il se fût agi de sauver
sa peau. Cependant son trouble était bien certain.
Et ce trouble devint une angoisse insupportable,
([uand il sentit sou àiue s'en aller a la déi'ive sur
ce boniment d'ignominie ([ui h; portait comme un
reflux vers les amonts les plus lointains de son
passé.
Souvenirs de suavité merveilleuse que cette
façon (le reparaître' profanait indieiblemiMit ! Les
impressions de son enfance avaient été quelque
chos(^ de divin et sa vie actuelle n'était, hélas ! rien
de glorieux.
Lorsqu'il cherchait à se récupérer, en les évo-
«juant après ({uehjue noce, elles accouraient bonne-
ment et fidèlement à lui, ces impressions, comme
des brebis frileuses et abandonnées qui ne deman-
TOUT CE QUE TU VOUDRAS ! 125
deraient pas mieux que de toujours suivre leur
pasteur. . .
Mais cette fois, il ne les avait pas appelées.
Elles venaient d'elles-mêmes, ou plutôt, c'était
une autre voix qui les appelait, une voix aussi
écoutée, sans doute, que la sienne, et c'était abo-
minable de n'y rien comprendre.
— Tout ce que tu voudras! je te ferai tout ce
que tu voudras, mon trésor...
Non, vraiment, ce n'était pas tolérable. Sa
mère était morte, brûlée vive dans un incendie.
Il se souvenait d'une main carbonisée, la seule
partie qu'on eût osé lui montrer du cadavre.
Sa sœur unique, son aînée de quinze ans, qui
l'avait élevé avec tant de sollicitude et de laquelle
il tenait ce qu'il y avait en lui de meilleur, avait
fini d'une manière non moins tragique. L'océan
l'avait avalée avec cinquante passagers ou passa-
gères, dans un naufrage trop fameux, sur l'une des
côtes les plus inhospitalières du golfe de Gascogne.
Il n'avait pas été possible de retrouver son corps.
Et ces deux créatures douloureuses le possé-
daient chaque fois qu'il s'accoudait, en regardant
couler sa propre vie, sur le parapet de sa mé-
moire.
Eh bien! c'était horrible, c'était monstrueux,
mais la gueuse qui le tenait là, sur ce trottoir,
9
12C IMS roi H ES UKsoin. I(;k.\.n TKs
sur ce ([uai d ciiliT, i'(jminc dit .MiuLerliiick, av;iit
exactement la voix do sa sœur, de cette créature
d'élection ([iii lui avait pai'ii ajtpartcnii' au.v hiéi'ar-
cliies aii«;éli(|ues et dont l(\s pieds, croyait -il.
eussent purifié la boue de Sodome.
Oli î sans doute, c'était sa voix inexprimahle-
ment dégradée, tombée du ciel, roulée dans les sales
goulTres où meurt le tonnerre Mais c^Hait sa voix
tout de même, à ce point qu'il fut tenté de s'enfuir
en criant et en sanglotant.
C'était donc vrai que les morts peuvent se glisser
de la sorte parmi ceux qui vivent ou qui font sem-
blant d'être des vivants !
Au moment même où la vieille prostituée lui
promettait sa viande exécrable, et dans quel style,
justes cieux! il entendait sa sœur, mangée par les
poissons depuis un quart de siècle, lui recom-
mander Tamour de Dieu et l'amour des pauvres.
— Situ savais comme j'ai de belles cuisses!
disait la vampire.
— Situ savais comme Jésus est beau ! disait la
sainte.
— Viens donc chez moi, gros polisson, j'ai un
bon l'eu et un bon lit. Tu verras que tu ne t'en
repentiras pas, reprenait l'une.
— Ne fais pas de peine à ton ange gardien,
murmurait l'autre.
Involontairement, il prononça tout haut cette
recommandation pieuse qui avait rempli son en-
fance.
TOUT CE QUE TU VOUDRAS î 1^27
La quémandeuse, à ces mots, reçut une secousse
et se mit à trembler. Levant sur lui ses vi-eux
yeux liquides, sanguinolents, — miroirs éteints qui
semblaient avoir reflété toutes les images de la
débauche et toutes les images de la torture, —
elle le regarda avidement, de ce regard effroyable
des noyés qui contemplent, une dernière fois, le
ciel glauque, à travers la vitre d'eau qui les as-
phyxie...
Il y eut une minute de silence.
— Monsieur, dit-elle enfin, je vous demande
pardon. J'ai eu tort de vous parler. Je ne suis
qu'un ancien chameau, une paillasse à voyous, et
vous auriez dû me jeter à coups de pied dans le
ruisseau. Rentrez chez vous et que le Seigneur
vous protège.
Maxence Ciinfondu la vit aussitôt s'enfoncer dans
les ténèbres.
Elle avait raison, après tout, il fallait rentrer.
L'attardé se dirigea donc vers le boulevard de
Grenelle, mais avec quelle lenteur ! Cette ren-
contre l'avait assommé littéralement.
11 n'avait pas fait dix pas que la vieille man-
geuse de cervelles reparut, courant après lui.
— Monsieur, je vous en supplie, n'allez pas
par là.
— Et pourquoi n'irais-je pas par là? deman-
l'28 HISTOIIIES DESOnLîGKANTES
da-t-il. C'est mon chiMniii, |mis(|ii(' j'linl)ito Vau-
girard.
— Tant pis, il l'aiit revenir sui" vos pas, Taire
un (h'iour, (jnand vous devriez marcher une heure
de plus. Vous risquez de vous l'aire assommer en
traversant le boulevard. Si vous voulez le savoir,
la moitié des souteneurs de Paris se sont réunis
là pour leurs affaires. Il y en a depuis les Abat-
toirs jusqu'à la Manufacture des tabacs. La police
leur a cédé la place. Vous n'auriez personne pour
vous protéger, et on vous ferait certainement un
mauvais parti.
Max(Mice fut tenté de répondre qu'il n'avait pas
besoin d'être protégé, mais il sentit, par bonheur,
la sottise d'une telle bravade.
— Soit, dit-il, je vais remonter du côté des
Invalides. C'est un peu fort tout de même. Je suis
éreinté et ce supplément de vadrouille m'exaspère.
On devrait bien lancer de la cavalerie sur ces mar-
lous...
— Il y aurait peut-être un moyen, dit la vieille,
après un instant d'hésitation.
— Ah ! voyons ce moyen.
Très humblement, alors, elle exposa qu'étant
fort connue dans ce joli monde, il lui serait facile
de faire passer quelqu'un...
— SeulcMuent, ajouta-t-elle avec une douceur
surprenante, il faudrait qu'on put croire que vous
êtes une... connaissance, et pour cela il serait
indispensable de me laisser })ri'ndre votre bras.
TOUT CE QUE TU VOUDRAS! 129
Maxence, à son tour, hésita, craignant quelque
piège. Mais une force inconnue agissant en lui,
son hésitation fut courte, et il put traverser sans
injures la foule immonde, ayant, à son bras et
près de son cœur, cette créature que félicitèrent au
passage plusieurs bandits, et qui était vraiment à
décourager le Péché même.
Pas un mot, d'ailleurs, ne fut échangé entre
eux. Il remarqua seulement qu'elle pressait son
bras, se serrait contre lui beaucoup plus que ne
l'exigeait strictement la situation et même qu'il
y avait quelque chose de convulsif dans cette
étreinte.
Le trouble extraordinaire qu'il avait senti s'était
dissipé maintenant qu'elle ne partait plus. 11 en
vint naturellement à supposer une sorte à' halluci-
nation, car tout le monde sait combien est com-
mode ce précieux mot par lequel sont élucidés
tous les sentiments ou pressentiments obscurs.
Quand vint le moment de se séparer, Maxence
formula je ne sais quel banal remerciement et prit
son porte-monnaie dans le dessein de récompenser
l'étrange compagne silencieuse qui venait peut-
être de le sauver.
Mais celle-ci, l'arrêtant d'un geste :
— Non, monsieur, ce n'est pas cela.
11 vit alors seulement qu'elle -pleurait, car il
130 HISTOIHKS MKSOin.K; i; V.N'IKS
n'avait pas ose la ifj^ai'ilcr (1(*|miis une Jl'Iiu-Iu'LII'i'
(ju'ils marcliairMit (Miscinble.
— Qu'avoz-vous ? dil-il, très ciiui, cl quo puis-
j(* faire pour vous ?
— Si vous vouliez ma permcltrt; de vous «mu-
brasser, répondil-cllc, ce serait la plus grande
joie de ma vie, de ma dégoûtant»' vie, (it il me
stMuLle (pi'après cela, j'aurais la force de mourir.
\'ovant bien ([u'il y conseiilail, elle sauta sur
lui, grondante d'amour, et rend)iassa coinnu^ on
dévore.
Une plainte de c(U homme (ju'elle étouffait la
désenlaça.
— Adi(;u, Maxence, mon petit Maxence, mon
pauvre frèrt;, adieu pour toujours et pard(jinie-
moi, ci'ia-t-elle. ^laintenant je pcîu.v crever.
Avant (jue son frère eût eu le temps de faire le
moindre mouvement, elle avait la tète broyée sous
la rou(3 d'un camion uoclume cpii passait connue
la t(mij)éte.
Maxence n'a plus de maîtresse. Il achève en ce
moment son noviciat de fi'èr(* coincis au monas-
tère de la Grande-Chartreuse.
M
XIV
LA DERNIÈRE CUITE
Quand on est mort, c'est
pour longtemi)s.
Un hkiutikr.
o^siEUR Fiacre-Prétextat Labalbarie s'était
retiré des affaires à soixante ans, ayant ac-
quis des richesses considérables dans son indus-
trie de blanchisseur de cercueils.
Jamais il n'avait déçu sa clientèle et l'aristocra-
tie genevoise, qui le surchargea si longtemps de
ses commandes, n'avait eu qu'un cri pour célébrer
son exactitude et sa loyauté.
L'excellence de sa main-d'œuvre, c(îi'til'ié(; par
la soupçonneuse Angleterre, avait obtenu les suf-
frages de la Belgique, de l'IUinoiset du ^ficliigan.
Sa retraite avait donc été l'occasion d'une grande
amertume dans les deux mondes, lorscpic de gé-
missantes feuilles internationales avaient jinnoncé
lH-2 IIISTOIIIKS DKSO h IJ ('. K\ NTKS
qno cri ailisaii l'aiiiciix (jinttail les poinpos du
coniploii' puiir consacrer a de chertés ûluilcs ses
chovcnx Ida lies respectes.
l'iaci'c ctail , eu cl'l'cl, iiii liciireiix: vieillai'd dont
la voc;ition j)liilosopliique el liiinianitaire n(iSO dé-
clara (pian inoincnl précis on la ioilinn', heanconp
moins aven^le, sans (l(tnle. ri heaucoup moins
rosse (pu' ne le suppose une vaine inidlitiide, l'avait
enfin conihlé de ses faveurs.
Il ne ni(''j)risa point, comme tant d'autres, le né-
goce infiniment honorable et lucratif par lequel il
s'était élevé de quasi rieu jusqu'au pinacle d'une
dizaine de millions.
Il racontait, an conh'aire, jivec l'enthousiasme
naïf d'un vieux soldat, les batailles sans nombre^
livrées à la coiu'nrrence, el se j)laisait à remémo-
rer le coup (h; fiMi, parfois héroiqne, des inven-
taires.
Il avait simplement ab(li([né, à l'exemple de
Charles-Quint, l'empire de la facture, afin d'em-
brasser une vie supérieure.
Ayant, eu somme, de «pioi vivre, et devenu trop
âgé pour prétendre garder longtemps encore le
coupd'œil (le I liommed'affaires,ceje nesais quoi de
sponlane ((iii déconcerte la ])lace etculbute les ma-
nigances des compétiteurs, il avait en la sagesse
de se démettre avantageusement de sa puissance
commerciale avant que r(''toile de sa ])atente eut
commencé de pâlir.
LA DERNIERE CUITE 133
Désormais, il s'adonna, d'une exclusive manière,
aux délices du genre humain.
Considérant, avec une touchante lucidité, le
néant des combinaisons jusqu'à cette heure élabo-
rées par de creux cerveaux pour Tatténuation de
la misère, inébranlablement assuré, d'ailleurs, de
V utilité des pauvres, il crut avoir mieux à faire
que d'employer au soulagement de ce troupeau les
ressources financières ou intellectuelles dont il dis-
posait.
En conséquence, il résolut d'appliquer les der-
nières lueurs de son génie à la consolation des
millionnaires.
— Qui pense, disait-il, aux douleurs des riches?
Moi seul, peut-être, avec le divin Bourgetdont ma
clientèle raffole. Parce qu'ils accomplissent leur
mission, qui consiste à s'amuser pour faire aller le
commerce, ou les suppose trop facilement heureux,
oubliant qu'ils ont un cœur. On a le toupet de leur
opposer les grossières tribulations des indigents
dont c'est le devoir de souffrir, après tout, comme
si les guenilles et le manque de nourriture pou-
vaient être mis en balance avec l'angoisse de mou-
rir. Car telle est la loi. On ne meurt véritablement
qu'à hi condition de posséder. Il est indispensable
d'avoir des capitaux pour rendre Tàme, et voihi ce
qu'on ne veut pas comprendre. La mort n'est que
13t iiisidinKs iii:s(H! i.m; i: A N ri:s
la sr|);ir;iti(iii (r.iNiM' rAr«;'riil. ( -rii\ (|in n'en oui |)as
iToiil |ias la vie, et, (h'S lois, iic sauraient luoiirir.
IMciii (le CCS pensées, — jiliis |»roroii(les (ju'il ne
supposait, — le blaucliisseur (Je cercueils travail-
lait (le toute sou aille à labolitiou <l(;s alïres.
11 eut riioiiiieur crèlre un des premiers (|ui fo-
nitMitereiil la généreuse conception du Crématoire.
Tj'liorrcur traditionnelle de la mcu't, d'après ee
penseur, était surtout procurée par Tima^^'e affreuse
du la décomposition. Dans les comic^^s d'incinéra-
teurs ([ui rayaient élu [)()ur leur présid(Mit, il en
racontait les phases, déroulant, av(;c l'éloqueuce
(lu liac, toute cette chimie souterraine, et la pen-
sée de devenir fleur, j)ar exemple, révoltait son
ima«;iiuitiou de comptable.
— Je ne veux: pas étrt; unecharopie ! beuglait-
il. Aussitôt aj)rés ma mort, j'exige quOn me brûle,
qu'on me calcine, qu'on me réduise en cendres, car
le feu j)urifie tout, etc.
Il fut exaucé pleinement, ainsi (jue vous l'allez
voir.
L'excellent homme avait un fils comme il en
faudrait souhaiter à tous ceux qui savent le prix
de Targent.
Je demande ici la permission de perdre pied
quebpies instants et de m 'envoler dans le ditliy
rambe.
LA der>'ierf: cuite 135
Dieudonné Labalbarie était, si j'ose le dire,
«ncore plus admirable que son père. Conçu dans
une heure insigne de triomphe sur des concur-
rents téméraires, il réalisait en plein l'idéal des
vertus solides que les plus sérieuses maisons de
crédit peuvent escompter.
A quinze ans, il avait déjà placé des économies
et sa personne était tenue comme un livre. Ba-
rème consulté n'eût pu découvrir en lui rien de
frivole.
Le comble de l'injustice eût été de lui reprocher
une minute d'enthousiasme, un accès, même
réprimé, de fol attendrissement sur qui que ce
fût, à propos de n'importe quoi.
Son heureux père était forcé de s'appuyer à la
caisse ou au comptoir quand il en parlait, tant il
était ivre d'avoir procréé un tel garçon.
Cet enfant de bénédiction vit et [)rospèie. Il a
même doublé son patrimoine depuis trois ans
qu'il est orphelin, ayant su se faire adorer d'une
richissime gardeuse de tortues qu'il vient d'épou-
ser, et beaucoup de gens le reconnaîtraient, sans
doute, si je ne craignais pas d'offenser les lys de
sa modestie, en essayant de tracer son aimable
image.
Devine (pii pourra. J'en aurai trop dit, j^eut-
être, en déclarant (ju'il a la [)liysionomie (ruii l)eau
reptile et qu'un molosse de la taille la plus mons-
trueuse l'accompagne ordiiiaircinent.
Voici maintenant l'histoire iiiriiiinicnt |)('ii cou-
^36 HISTOIHKS I»KS(Hn.H;KANTES
nue (le la inoi't et des l'aïuTaillos du père. Les
amateurs (rémotious suaves sont invités à no ])as
continuer cette lecture.
Un matin, le médecin des morts constata que
le grand Fiacre avait cessé d'exister.
Aussitôt Labalharie fils commença de fonction-
ner. Sans gaspiller en vains pleurs, sans élimer
« l'étoffe » précieuse de sa propre vie, c'est-à-
dire « le temps », suivant la noble expression de
Benjamin FrankHn cpi'il citait sans cesse, il mit
en ordre et prépara tout sans perdre un instant.
A dix heures trente-cinq, les journaux étaient
avisés de son deuil et l'expression de sa douleur
s'éparpillait à mille exemplaires sur la rose entière
des vents, — les lettres de faire part ayant été
judicieusement commandées et exécutées longtemps
à l'avance.
Même observation |)nur la plaque de inai'bre
noir destinée au Coluinbar'min, où se voyaient un
phénix déployant ses ailes au milieu des flammes
et cette inscription terrifiante exigée par le
défunt :
JE RENAITRAI
Il alla faire un tour en bicyclette, afin de se
retremper la fibre par une énergique prise d'air,
déjeuna copieusement, reçut quelques visites éplo-
LA DERNIERE CUITE 137
rées, alla faire ses dévotions à la Bourse, opéra,
vers le soir, quelques recouvrements profitables
et passa la nuit hors Je la maison pour marquer
la violence extrême de son chagrin.
Le lendemain, un somptueux corbillard jonché
de fleurs et suivi d'une foule peu recueillie appor-
tait au Crématoire la dépouille du décédé.
— x\h 1 ah ! tu renaîtras I disait en lui-même
l'affable Dieudonné, resté seul dans la terrible
chambre ardente avec les deux hommes chargés
d'enfourner son père, nous allons l)ien voir si tu
renaîtras ! . . .
La bière, administrativement et réglementai-
rement façonnée en planches légères, pour être
dévorée soudain par une atmosphère de sept cents
degrés, reposait sur le chariot mécanique dont les
deux antennes de métal, lancées avec force, plon-
gent les morts dans la fournaise et reculent en
poussant un cri, mouvement diastole et systole
qui s'exécute en vingt- cinq secondes.
Dieudonné en était donc là de son recueillement
filial, lorsqiiiin bruit se fit entendre à V intérieur
de la bière...
Oh ! un bruit sourd et bien vague, je vous
assure, mais, tout de même, un bruit, comme
d'un faux mort essayant de s'agiter dans son lin-
ceul. Il sembla même que la bière avait une oscil-
lation...
Au même instant la porte du four, manœuvrée
avec précision, s'ouvrait toute grande.
IHS MISIOIUKS KKSOin. K; K\N TKS
Les trois I'mccs loii^^ics |);ii' Tiitrocr llaiMnit' s<*
n'gardènuit.
— C'est le ((Hps (|(ii S(* vide, alfirnia I laïK^uil-
IciHciil l)i<'ii(l(inn(''.
Les deux aiiti'cs la-sitaiciit pourtant.
— Mais allez donc, toiiiirne de Dieu î hurla tout
à coup le parricide. Je vous dis (pic c'est 1»; corps
qui se vide. Et il |)laiilM dans la main du plus pro-
che un paquet de hilh^ts de banque.
Les antennes hoiulirent en avant et rehondirent
en arrière...
La porte se relernia, mais pas assez vite, sans
«loute, cai" I)i«nulouiu'', posté bien en l'ace, crut
apercevoir, dans rtinbrasement instantané du
cercueil, les deux bras tendus et le visage déses-
péré de son père.
.es-
XV
LA FIN DE DON JUAN
Ça fait du bien de causer avec un
homme qui n'a qu'une tète.
Jlles Vallès.
ET le misérable est mort comblé de biens, tel
qu'il a vécu. Il n'eut pas même l'excuse d'être
un dissipateur, un prodigue. Il était, dit-on, le
premier du monde pour placer avantageusement
ses capitaux. Enfin, il est mort sans aucune infir-
mité, en pleine possession de lui-même, quoique
très vieux, comme un patriarche d'avant le déluge.
Gela me parait im peu fort. Sans exiger assidû-
ment (.( le doigt de Dieu », à la façon d'un potache
allaité par les bons pères, on voudrait tout de
même, pour l'honneur de la Justice, que l'agonie
de ce malfaiteur eût été moins douce.
Ainsi parlait un homme sans malice qu'offusquait
l'insolente gloire du marquis de la Tour de Pise.
1 tO IMSTOIIIKS DKSOin.Kl K A.NTKS
(a' pcrsoiiiiat^c trop coiiiiu vniMit ;i peine (Tex-
pirer. L()ii^''teinps on Taviiil cru «'leinel. Né dans
la joyense An<^leleri'e, dès le conimencemeiit de
renii;;-rati(jn, (jnaiid Louis XVI avait (encore sa
tète sur ses épaules, un hnill public le disait vert
i^'alant encore au.v environs de la nonantaine. Pro-
di^^e peu vérifié, sans doute, mais accrédité par
l'enthousiasme de quel([ues discij)les frileux ([ui
avaient eux-mêmes dépassé soixante ans.
Le fait est que le marquis Hector de la Tour de
Pise lançait des rayons, comme un ostensoir. Il
passait pour iiuliscutable ([ue des reines avaient
autrefois crevé d'amour « en entrant dans sa
chambre » et que tout un peuple d'Arianes san-
glotait à cause de lui.
Bien longtemps avant le célèbre Beauvivierqui
nous console, il avait su mettre sa personne en
adjudication et môme en actions. De là son opu-
lence. Jusque dans les derniers jours, on vit les
familles les plus hautaines payer très cher des
coupons de son ii\c6\e...
Telle était du moins la légende universellement
acceptée sur ce mange-cœur, dont les boutons de
culotte, montés en pendants d'oreilles, sont regar-
dés, à l'heure présente, comme d'inestimables
joyaux.
— Mon cher monsieur, répondit la Sage-Femme,
vous n'y êtes pas du tout. Je n'ai point assisté à
la mort de cette crapule, mais je peux vous assu-
rer qu'il n'y eut jamais d'Ixion plus cruellement
L\ FIN DE DOS JUAN 141
-châtié. Imaginez tout ce qu'il vous plaira, vous
n'arriverez jamais à cette horreur. Asseyez-vous
donc sur ce fœtus qui vous tend les bras et prêtez-
moi votre attention. J'ai, ce matin, l'humeur nar-
rative.
Le marquis Hector était un bel homme, c'est
certain, et il avait toute la mine d'un grand sei-
gneur. Ses envieux n'ont jamais trouvé moyen de
le nier. Il était si différent de la multitude qu'aus-
sitôt qu'il apparaissait, tout le monde avait Vali-
de se ressemble]-.
Il aurait pu se faire voir en public pour de Tar
* gent, comme un vrai monstre. Il se contenta de
se faire voir en particulier pour des sommes con-
sidérables que, d'ailleurs, il plaçait avec un
extrême soin dans les entreprises les plus sérieuses.
On sait le flair de spéculateur qu'il manifesta au
milieu des pires complications.
Mais cela est d'un intérêt médiocre. A une
époque où tous les hommes sont sur le trottoir, à
peu près sans exception, le putanat de ce gentil-
homme et ses concomitantes aptitudes financières
n'ont rien d'inouï. Les deux choses vont si l)ieii
ensemble.
J'ai beaucoup mieux à vous offrir, et c'est une
horreur difficilement imaginable que je vous ai
promise, n'est-ce pas? Si votre soif d'une expiation
10
1-4:2 IIISTUIIIKS DKSOMLIGKANTKS
no s'apaiso ])as aprôs mon rrcit, r'ost ([in* l'icii ne
serait ('aj)al)le de 1 apaiser.
El cl abui'il, savez-vous seLileinciiLcM' (pi'il v avait
à expier? Non. Vous pensez, comme le premier
venu, a l'existence plus ou moins odieuse d'un
vampiit' exclusivement occupé de ses turpitudes,
pendant près (rim siècle au trav(;rs duquel il coula
tel qu'un ruisseau di; putréfaction, et n'ayant ja-
mais regardé le visage de ceux qui peinent et qui
souffrent. Point de vue banal comme un prône,
mon digne monsieur. Il s'agit de quelf[ue chose
de bien autrement superfin.
Vous me faites, sans doute, l'honneur de croire
que je me fous du secret professionnel, comme
doit faire toute sage-femme, — de première classe,
bien entendu. Nous laissons cela aux médecins
qui n'ont pas d'autre moyen d'éviter le bagne, la
plupart du temps.
Eh! bien, j'ai eu pour client le bel Hector qui
fut marié deux fois et qui tua au moins l'une de
ses deux femmes, sans avoir besoin que je l'aidasse
dans cette besogne. Il fonctionnait tout seul à ra-
vir et il n'avait recours à personne.
J'ai tout bêtement accouché sa première, puis
sa seconde, dix ans après, vers la fin du règne de
Louis-Philippe, comme j'eusse accouché des por-
tières ou des filles publiques. Le marquis avait
tenu à être seul avec moi dans l'une et l'autre cir-
constance.
La première fois nous amenâmes une espèce
LA FIN DE DON JUAN 143
de chèvre-pieds sans yeux ni bouche, qui avait,
en guise de nez, une espèce de membrane flasque
et pendante que je ne vous décrirai pas, homme
impressionnable... La TourdePise, doué du sang-
froid des morts, s'empara de l'avorton avant que
j'eusse pu m'y opposer et l'offrit aux baisers de
la mère qui en mourut deux heures après.
Le second enfant du marquis eut deux tètes sur
un fuseau de corps, à peu près sans jambes ni bras,
et c'était une autre édition de la même image.
Cette fois, l'accouchée ne put rien voir. Je
roulai dans mon tablier la petite abomination et
m'élançai hors de la chambre. Je perdis ainsi la
clientèle du noble seigneur, mais j'avais deviné
beaucoup de choses et, plus tard, j'en appris d'au-
tres encore...
— Vous êtes persuadé maintenant, continua la
terrible matrone en baissant la voix de manière
étrange, que je viens de vous raconter le Crime
et le Châtiment. Voici que déjà se détend la fibre
d'airain de votre implacable justice, comme se
détendraient les boyaux d'une guitare dans la-
quelle trente chiens auraient pissé. Or, vous y
êtes moins que jamais, entendez-vous?
Dans notre métier, on est précisément à la
bouche de l'égout, et on en voit sortir de telles
choses qu'il devient, à la longue, difficile de
lU IIISTOIHKS DKSOMLKIK.VNTKS
s'étomier. Pourtant, luoiisiciir, riioinnu' chjiit nous
parlons m'a «'toniuM» et m'étonne encore, iiisfjn'à
répouvante.
S'il n'y avait eu (jue cm» que vous vtuiez (J'en-
tendre, cet homme ne serait, en délinitive, (jii "nue
horrible cjinaille de plus dans la foule de jios ca-
nailles t;t mériterait à peine qu'on le mentionnât.
Mais, je vous le répète, c'est autre chose, et la
punition vous fera ti'endjler si vous êtes capable
de la comprendr(^
Avez -vous remarqué la bizarrerie de Vident lié
du phénomène monstrueux, se reproduisant, à
dix ans d'intervalle, avec deux femmes légitimes,
épousées pour leur argent, cela va sans dire ?
Je suis persuadée que l'expérience aurait indéfini-
ment donné le même résultat.
Pour parler net, le marquis était un Idolâtre,
un fervent et rigoureux idolâtre, intérieurement
configuré à la ressemblance de son Dieu et qui ne
pouvait que la reproduire extérieuremQnl dans
ses tentatives de progéniture.
11 adorait chez lui, dans un oratoire mystérieu-
sement éclairé, cette partie de son propre corps *
que les prêtres de Gybèle tenaient autrefois en si
grand honneur. // l'avait fait mouler su/- lui-
même par un ouvrier fort habile et l'objet, exposé
dans une sorte de tabernacle, recevait, chaque
jour, les obsécrations de ce Corybante que les
mondains croyaitmt un viveur, — absolument
comme les petits cabillauds de l'internat ont avalé
LA FI>^ DE DON JUAN 145
que le bouddhiste Charcot était médecin. On ne
saura jamais le nombre des gens qui sont autre
chose que ce qu'ils paraissent aux yeux des con-
temporains.
Gela, monsieur, c'était son vrai crime, l'attentat
suprême pour ceux qui savent et pour ceux qui
voient dans la profondeur. Tout le reste en dé-
coulait.
Voici, maintenant, l'expiation qui dura dix ans,
jusqu'à la veille de sa mort.
Chaque nuit, un très grand et très beau vieil-
lard que les plus fières avaient aimé et que con-
naissaient maintenant toutes les rôdeuses, était
invariablement raccroché dans l'ombre, à la der-
nière heure des retapes.
On savait son goût et le dialogue s'engageait,
aussi crapuleux que possible du côté de la femme,
tout à fait humble du sien, car il tenait à jouer le
rôle d'un sale client consumé d'inavouables désirs.
Au bout de quelques minutes mesurées par un
infaillible chronomètre, on s'entendait naturelle-
ment.
La femme, alors, s 'appuyant au mur, lui ten-
dait alternativement l'un et l'autre pied, et l'octo-
génaire vautré sur le sol, — quelque temps qu'il
fit , — léchait, en grognant d'extase, le dessous
de ses bottines.
Telle fut la dernière exigence du petit Dieu de
ce vainqueur que trois générations d'imbéciles
égalèrent à Don Juan.
XVI
UNE MARTYRE
AINSI donc, monsieur mon gendre, c'est bien
vrai qu'aucune considération religieuse ne
saurait agir sur votre âme. Vous n'attendrez même
pas à demain pour/^///'e vos saletés^ je le prévois
trop. Vous n'aurez aucune pitié de cette pauvre
enfant, élevée jusqu'à ce jour dans la pureté des
anges, et que vous allez ternir de votre souffle de
reptile. Enfin, mon Dieu ! que votre volonté s'ac-
complisse et que votre saint nom soit béni dans
tous les siècles des siècles !
— Amen, répondit Georges en allumant un ci-
gare. Une dernière fois, ma chère belle-mère,
soyez assurée de ma reconnaissance éternelle. Je
compte infiniment sur vos prières et je n'oublie-
rai pas, croyez-le, vos exhortations ; bonsoir.
148 mSTOIHKS UESOBLIGKANTKS
Le Iraiii se mcllail en inarclic. Mme Diirablc^^
restûi' sur le <juai, icj^aida riiir le l'apidc; (jiii em-
portait dans la dircclioii du Midi les nouveaux
mariés.
Houleuse encore des émotions de cette journée,
mais l'œil sec autant ([u'un éiuail (jui sort du l'ouï',
elle tapotait nerveusement le trottoir du Lout de
son parapluie.
Supputant avec rage les immolations et les sa-
crifices, elle se disait, la chère ann.', (pie c'était
vraiment bien dur de n'avoir vécu, depuis vingt
ans, que pour cette ingrate fille qui Tabandonnait
ainsi, dès la première heure de son mariage, pour
suivre un étranger manifestement dénué de pudeur
(pii allait sans doute, presque aussitôt, la profa-
ner de ses attouchements im])udiques.
— Ah ! oui, pour sûr, on en avait de l'agrément,
avec les enfants ! Songez, donc, monsieur, — elle
s'adressait presque inconsciemment au sous-chef
de gare qui s'était approché d'elle pour l'exhorter
civilement à disparaître — songez qu'on les met
au monde avec des douleurs abominables dont vous
ne pouvez vous faire une idée, on les élève dans-
la crainte de Dieu, on tâche de les rendre send)la-
bles à des anges pour qu'ils soient dignes de chan-
ter indéfiniment aux pieds de l'Agneau. On prie
pour eux sans relâche nuit et jour, pendant un
tiers de la vie. On s'inflige, pour le bien de ces
tendres âmes, des pénitiinces dont la seule pensée
fait frémir. Et voilà la récompense ! La voilà
UNE MARTYRE 44,9-
l)ien ! On est abandonnée, plantée là comme une
guenille, comme une épluchure, aussitôt qu'appa-
raît un polisson d'homme qu'on a eu la sottise de
recevoir, parce qu'il avait l'air d'un bon chrétien,
et qui en abusa tout de suite pour souiller un cœur
innocent, pour suggérer d'impures visions, pour
faire croire si j'ose le dire, à une jeune personne
élevée dans la plus sainte ignorance, que les sales
caresses d'un époux de chair lui donneraient une
joie plus vive que les chastes effusions de la ten-
dresse d'une mère...
Et vous voyez ce qui arrive, monsieur, vous
pourrez en rendre témoignage au jour du juge-
ment ! Je suis quittée, délaissée, trahie, seule au
monde, sans consolation et sans espérance. Met-
tez-vous donc à ma place.
— Madame, répondit l'employé, je vous prie de
croire que je compatis à votre chagrin. Mais j'ai
le devoir de vous faire obsei'ver que les exigences
du service ne permettent pas de vous laisser sta-
tionner ici plus longtemps. Je vous prie donc, à
mon grand regret, de vouloir bien vous retirer.
La mère douloureuse, ainsi congédiée, dis])a-
rut alors, non sans avoir pris, une dernière fois,
le ciel à témoin de l'immensité de son deuil.
Mme Virginie Durable, née Mucus, était le type
insuffisamment admiré de la inartyre.
150 niSTOlllKS DÉSOBLIGEANTES
C'était même une martyre de Lyon et, par coii-
séquenl la plus atroce chipie qu'on put voir.
Elle avait été, dès son enfance, livrée aux bour-
reaux les plus cruels et n'avait jamais connu le ra-
fraîchissement des consolations humaines. L'uni,
vers, d'ailleurs, était régulièrement informé de
ses tourments.
Trente années auparavant, lorsque M.l)ural)le,
aujourd'hui négociant retiré des huîtres, avait
épousé cet holocauste, il ne se doutait guère, le
pauvre homme, de l'effrayante responsabilité de
tortionnaire qu'il assumait.
11 ne tarda pas à rap})rendre et même en devint
à la longue, tout à fait gâteux.
Quoi qu'il eût pu faire ou dire, il n'était jamais
une seule fois, parvenu à n'être pas criminel, à ne
pas piétiner le cœur de sa femme, à n'y pas en-
foncer des glaives ou des épines.
Virginie était de ces aimables créatures qui ont
« tant souffert », dont aucun homme n'est digne,
que nul ne peut ni comprendre ni consoler et qui
n'ont pas assez de bras à lever au ciel.
Elle arborait, cela va sans dire, une piété sublime
qu'il eût été ridicule de prétendre assez admirer et
dont elle-même ne s'arrêtait pas d'être confondue.
En un mot, elle fut une épouse irrépiocliable,
ah ! grand Dieu ! et qui devait attirer infaillible-
ment les bénédictions les plus rares sur la maison
de commerce d'un imbécile malfaisant qui ne com-
prenait pas son bonheur.
UNE MARTYRE 151
Un jour, quelques années après le mariage, la
martyre étant jeune encore et, parait-il, assez
ragoûtante, l'odieux personnage la surprit en com-
pagnie d'un gentilhomme peu \Hu.
Les circonstances étaient telles qu'il aurait fallu
non seulement être aveugle, mais sourd autant
que la mort, pour conserver le plus léger doute.
L'austère dévote qui le cocufiait avec un enthou-
siasme évidemment partagé, n'était pas assez
littéraire pour lui servir le mot de Ninon, mais
ce fut presque aussi beau.
Elle marcha sur lui, gorge au vent, et d'une
voix très douce, d'une voix profondément grave et
douce, elle dit à cet homme stupéfait :
— Mon ami, je suis en affaires avec Monsieur
le Comte. Allez donc servir vos pratiques, n'est-
ce pas ? Après quoi, elle ferma sa porte.
Et ce fut fini. Deux heures plus tard, elle signi-
fiait à son mari de n'avoir plus à lui adresser la
parole, sinon dans les cas d'urgence absolue, se
déclarant lasse de condescendre jusqu'à son âme
de boutiquier et bien à plaindre, en vérité, d'avoir
sacrifié ses espérances de jeune vierge à un malo-
tru sans idéal qui avait l'indélicatesse de l'espion-
ner.
Etant fille d'un huissier, elle n'oublia pas, en
cette occurrence, de rappeler la supériorité de son
extraction.
A dater de ce jour, la chrétienne des premiers
siècles ne marcha plus (ju'avec une palme etl'exis-
-152 msToiuEs ni: s OH LIGE AN TE s
l<'nc(» doviiil un ciil'cr, iiii lac df très proTondc
amcrliiinc pojir le pauvre cocu dompte qui se luil
à boii'e et devint assez idiot pour être plausible-
ment et charitablement calfeutré dans un asile.
Par une chance inouïe, Téducation de Mile Du-
rable avait été meilleure que n'aurait pu le faire
supposer la conjoncture.
Il (;st vrai que sa vertueuse mère, appliquée
sans relâche à l'abrutissement de M. Durable et
livrée, en outre, à d'obscures farces, ne s'en était
occupée que très peu, l'ayant, de bonne heure, aban-
donnée à la vigilance mercenaire des religieuses
de l'Escalier de Pilate qui, par miracle, s'acquit-
tèrent consciencieusement de leur mission.
La jeune fille dotée suffisamment et sortable de
tout point, saisit avec empressement la première
occasion de mariage qui se présenta, aussitôt
qu'elle eut pénétré le ridicule et la malice exécra-
ble de cette vieille chienne qui devint alors belle-
mère par un décret mystérieux de la Providence
redoutable.
La vaillance de l'épouseur fut généralement
admirée.
La cérémonie était à peine achevée que celui-ci
fort indépendant, ayant déclaré sa volonté ferme
de s'éloigner immédiatement avec sa femme par
un train rapide, tout le monde avait pu voir que
U >" E MARTYRE 153
cette résolution, concertée sans doute, n'affligeait
pas le moins du monde la jeune épousée qui avait
paru n'accorder qu'une attention vague aux gémis-
sements ou reproches maternels.
Mme Durable, outrée de l'indignation la plus
généreuse, était donc rentrée dans sa maison soli-
taire en méditant de sacrées vengeances.
Non, cependant. Le mot de vengeance ne con-
venait pas. C'était de punir qu'il s'agissait.
Cette mère outragée avait le droit de punir.
Elle en avait même le devoir, pour que force res-
tât au quatrième commandement de la loi divine.
Dès lors, tout moyen devenait bon, l'intention
pieuse allait parfumer les plus vénéneuses mani-
gances.
En exécution de ce louable dessein, la martyre
fut désormais attentive à procurer, par tous les
micmacs et tous les trucs, le déshonneur de son
gendre et le déshonneur de sa fille.
Le premier fut incriminé de vices monstrueux,
d'habitudes infâmes que certifièrent d'abominables
témoins. La jeune femme reçut des lettres qui
eussent pu être datées de Sodome.
La Culasse lui écrivit des doléances, et le
Mome Gros-Doigt lui fit assavoir que « cela ne
se passerait pas ainsi ». Un torrent d'ordures
submergea le lit conjugal des nouveaux époux.
De son côté, le mari fut accablé d'un nombrtî
infini de messages anonymes ou pseudonymes, de
formes variées, mais toujours onctueux et saturés
15i niSTOIHKS DKSOHLKIK.VNTES
(le la plus allahlc ti'islcssc, 1 iiiloriiiaul avec |H't'-
cautioii (lu passi' inalpi'oiuc de sa compa^^^nc, au
souiric (!<' qui (iiKjuaiitc jeunes l'illos s'étaiont
putrùFiées dans les dortoirs du pensionnat, et rpii
n'avait cortainoment pu lui oITrir, (ivec sa dot,
que la hasso et rudiuieiilaii'e vii'jjî'inité de; son
corps.
Hien n'exprimerait la méchanceté diabolique,
la compétence infernale ([ui faisait mouvoir tcnis
les fils de cette intrigue d'impostures, qui dosait
ainsi, chaque jour, les épouvantables poisons de
l'infanticide.
Cela dura plus de six mois. Les maliieureux
((ui n'îivaient d'abord voulu sentir qu'un profond
mépris, furent bientôt saisis par l'horreur d'une
persécution si tenace.
Ils apprirent que des lettres venues de la même
source ignorée s'éparpillaient autour d'eux dans
les hôtels, sur les patrons et la domesticité: sur
certains notables des villes ou des villages <{u'ils
traversaient en fuyant.
Ils furent tenaillés par l'angoisse panique, con-
tinuelle ; griffés par d'irréparables soupçons que
vainement ils savaient absurdes, roulèrent enfin
dans un cloaque de mélancolie.
Ils ne dormirent plus, ne mangèrent plus et
leurs âmes s'extravasèrent dans les gouffres pâles
où S(; dilue l'espérance.
Un jour enfin, ils moururent ensemble à la
même heure et dans le même lieu, sans qu'on ait
UNE MARTYRE 155
pu très précisément savoir de quelle manière ils
avaient cessé de souffrir.
La mère qui les suivait comme le requin, fit
constater leur suicide pour qu'ils n'eussent point
de part à la sépulture des chrétiens.
Elle est, de plus en plus, la Martyre, s'élève
chaque jour jusqu'au troisième ciel, avec une
extrême facilité, et carillonne tous les soirs, à la
dernière heure, — dit la chronique de la rue de
Constantinople — un robuste valet de chambre.
\
XVII
LE SOUPÇON
LE nombre des imbéciles a beau être infini, se-
lon l'expression canonique de l'EccIésiaste, il
serait difficile pourtant de rencontrer ou de conce-
voir un aussi parfait idiot que ce marchand d'huile
de sphinx dont tous les journaux ont relaté ou
auraient pu relater, ces jours derniers, le bruyant
suicide.
L'histoire des crétins célèbres est au pied du
mur aussitôt qu'on a parlé d'Aristobule. Je de-
mande la permission de masquer de ce transpa-
rent anagramme le patronymique de mon héros.
Aristobule donc naquit, pour l'étonnement d'un
grand nombre, à l'âge de cinquante-cinq ans,
c'est-à-dire que, dès le biberon, se manifesta en
lui une de ces prudences qui supposent envi-
11
iris II1ST<»IHKS I)i:SUnLU;KANTKS
roii trois lois la inajorilt' des oitoyt'iis ordinaires.
Dans s('s lanjj^es, Tainiahlc «Mil'ant se déliait
di'ja du inonde ciilit'i'. Tacilurno })ar circonspec-
li<»n on ne nMiculaiil (ju'avec astncc, il hava soup-
yonncuscnn'nl jns(jn'a réchéanrii de sa d«'nliti(jn.
Ses parents s'estimèrent ('om])l«''s dn ciel ponr
avoir en<,^endi'é nn tel gairon, (jni, ne parlant pas
encore, surveillait déjà les domestiques, se faisait
hisser sur des chaises pour vérifiei* le contenu
des armoires et ne consentait à dormir (pTaprès
avoir regardé sous tous les lits.
Ecolier sournois et délateur, il se fit abhorrer
de ses condisciples par ses allures de mouchard
et par le silence hermétique où se claquemurait
le néant de son vilain cœur.
L'unique pensée qu'il parut alors, comme depuis
et jusqu'à la fin de ses misérables jours, capable
d'excogiter, fut que tout le monde, aussi bien que
lui-même, se dissimulait avec une attention con-
tinuelle, prodigieuse, et ({ue les plus expansifs ou
les plus bavards étaient précisément ceux dont il
fallait le [>his se garder.
Quand les sales pommiers de concupiscence
commencèrent à fhmrir en lui, aux alentours de
son dix-septième printemps, il ne s'opposa pas
vertueusement au bouc tentateur, mais s'appliqua
de son mieux à le décevoir, chaque fois qu'il
pointait sa corne, pour ne pas être victime de
l'atroce perfidie des femmes.
Enfin, ce savoureux imbécile eut, dès l'origine,
LE SOUPÇON 159
quelque chose qui donnait Tillusion de la profon-
deur. Il fut un bâtard de l'ombre, comme eût dit
Hugo, un fœtus de l'opacité, et il eut toujours
l'air de flotter dans un bocal de ténèbres.
Un jour, cependant, il se maria. Les affaires
sont indiscutablement les affaires et la prospérité
de la raison commerciale « Aristobule et fils »
exigeait impérieusement qu'une héritière confor-
table entrât dans son lit, jusqu'alors ignorant des
promiscuités.
On ne saura probablement jamais ce qui fut
accompli dans cette couche mystérieuse. Mais un
nombre de particularités, relevées avec une exac-
titude scrupuleuse, donnent à penser que les molé-
cules des époux durent se combiner un peu moins
souvent que n'arrive la précession des équi-
noxes.
Mode conjugal qui n'empêcha pas Aristobule
d'être dévoré d'une jalousie de marcassin, dont
Teffet admirable fut de déniaiser sa bourrique de
femme, infiniment mieux et plus vite que n'aurait
pu faire la tendresse la plus savante, la plus sug-
gestive.
Quelle que soit mon ambition de désobliger, je
n'oserais pas soutenir que ses amants furent aussi
nombnuix que les étoiles, mais j'imagine (ju'en
les groupant au milieu d'une vaste plaine, on
460 mSTOillKS DKSOIJLI (IKANTES
obtieiulrail un r<jiiliiig-t'iil tics icluiiiL' à la suleii-
iielle nuuiil'cstatioii d'un pati'iotisme exalté.
Le malheureux industriel deviiui sans doute ou
crut deviner bien des histoires, mais il était dans
l'axe d'un si furieux tourbillon qu'il ne put jamais
fixer sa rage sur un point déterminé, — les con-
solateurs de sa femme pouvant être comparés
aux invisibles rayons de la roue d'un char ([ui
passerait avec une inconcevable rapidité.
Il en vint à douter de rArithméti([ue! L'incer-
titude et le soupçon poignaient tellement ce pau-
vre cocu dont rintelligence, chaque jour, s'enténé-
brait un peu plus, qu'il dévala jusqu'à cet étage
inférieur où croupissent les athées du Nombre.
Tout à cou|) il cessa de croire à la probité des
chiffres...
Ce fut en ce jour d'excessive tribulation, à cette
heure de détresse noire et de déréliction infinie,
qu'un ami désintéressé, le seul peut-être qui eût
dégoûté sa femme, vint l'avertir ([u'une baisse
probable sur le cours des sphinx allait entraîner
sa ruine, s'il ne prenait aussitôt les plus énergi-
ques mesures.
Aristobule, je crois l'avoir assez dit, se défiait
de tout ce qui est au-dessous du ciel. A cet égard,
son intransigeance était absolue. Le soupçon
était son principe de vie, les douze tables de sa
LE SOUPÇON i61
loi, son credo suprême. Il en eût été le martyr.
Que dis-je? Ne l'était-il pas depuis quarante
ans ? Dans son commerce, l'un des plus considé-
rables, à coup sûr, de notre civilisation et celui
de tous, peut-être, où la bonne foi réciproque est
le plus rigoureusement inviolée, la crainte perpé-
tuelle des carottes ou des traquenards l'avait, à la
lettre, angoissé, flagellé, tenaillé, tanné, trépané,
boucané, tordu, écartelé et décarcassé tous les
soirs et tous les matins.
Il s'était brouillé avec une multitude de corres-
pondants affables dont la patience égalait celle du
patriarche. Il avait raté de royales affaires qui
l'eussent enrichi démesurément.
Dans sa maison, pleine de trouble et de bous-
culades, les commis se succédaient à la file in-
dienne, sans qu'aucun d'eux pût découvrir la pla-
titude géniale qui lui eût permis d'immobiliser
vingt-quatre heures son appareil de locomotion.
C'était un miracle, enfin, que la faillite Teùt
épargné.
On peut alors présumer de quel front dut être
accueilli l'ami téméraire qui s'était, contre toute
vraisemblance, ému de pitié pour cet animal dont
il prévoyait la déconfiture.
Sur-le-champ la résolution d'Aristobule fut dé-
crétée. Il prononça que son ami était une horrible
canaille, un fangeux traître qui lui tendait un piège
infernal. En conséquence, il fit exactement le con-
traire de ce qu'on lui conseiUait et, ({uelques se-
\(rl II I s r ( n i; K s n k s o h l i ( ; k a n r k s
niaiiu's j)liis lard, il l'utohlip^i^ do d«''j)os(;rsoii hilan.
C.t'ltc l'iiiiic l'ut un COU]) de liiiinèrc dans sa
nuit. Il vil uu crut voir claiiTuiLMil (indu ne Tavait
pas trompe Pour la première fois, il trouva bon
que sa femme le qualifiai de johaid, de jii'opi'c-à-
rien c^t même di'. souteneur iKxr une l'la<4i'ante con-
tradietion dans les termes, car tel lui !<■ |)r('nner
élan de cette compagne.
Cependant, il craignait encore de sr leurrer.
— Pourc[uoi, demanda-t-il au propliète ayant
Tair de lui parler du fond de sa (*ave, poui-quoi
donc m'avoir prévenu?
L'autre expliqua simplemenl ([u'il avait redouté
la misère pour lui et même pour sa femme, bien
que Mme Aristobule n'eût jamais daigné l'avan-
tager de sa considération.
Ces paroles véridiques — si toutefois il est
permis, en ini tel sujet, d'emprunter le style res-
pectable des Livres saints, — l'enouvelèrent en
l'àme saccagée de ce négociant la jeunesse du mé-
léagride, animal décrit par Aristote et ([if'on croit
être le dindon.
— Le gredin parle de ma femme, hurla-t-il, il
doit y avoir quelque chose.
Et tout de suite il apostropha celle-ci, l'accu-
sant brutalement d'avoir couché avec le perfide.
Mais Mme Aristobule, ([ui avait une diabolique
pénétration du caractère soupçonneux de son mari,
lui lança cette réponse qui Tatteignit aussi sûre-
ment que le disque du discobole :
LE SOUPÇON- 163
— Oui, mon cher, vous êtes cocu.
C'était là, sans contredit, une affirmation, et
par conséquent, une imposture, d'après son sys-
tème. Le mensonge, alors, lui parut certain de
tous les côtés. Il réintégra l'habitacle noir de son
crétinisme dément et, du désespoir de n'être pas
indubit ahlement un cocu, il s'extermina.
XVIII
LE TELEPHONE DE CALYPSO
|1,'| ADAME Presque ne pouvait se consoler du dé-
ITX part de M. Vertige. Depuis six mois que,
prononçant leur divorce, un arrêt profondément
équitable a^ait mis un terme à leurs conjugales
tribubulations, cette femme exquise, peu à peu,
s'était laissée choir dans Thypocondrie.
Aux premiers élans d'une joie bien naturelle,
avaient promptement succédé les transes delà soli-
tude, les alarmes de l'insomnie, le gril de la con-
tinence et enfin les regrets amers.
Ce n'était pourtant pas que M. Vertige fût un
homme précisément adorabb*. Ah! Dieu, non. Il
sentait le bouc, avait un caractère diabolique et
ne possédait pas un globule d'enthousiasme pour
sa femme.
166 HISTOIHKS 1>KS(H{ LKJKA.NTES
Mais oiitrouvait m lui ce nigoùt, cette espèce de
je ne sais ({iioi (|iii l'ait (|u\)ii revient toujours à
ces animaux. C'est iiiexplicil»!»' sans doutti, mais
troj) certain.
Elle j)Ouvait se rendre cette justice d'avoir l'ait
gi'uéreusement, avant leur divorce, tout ce qu'une
bonne l'cinme [>eut faire pour se dégoûter de son
mari. Elle s'était crue même tout à fait sûre de
réussir. Elle avait eu plusieurs amants d'une dis-
tinction peu ordinaire. Le premier surtout, oh 1 le
premier, un employé supéri(Hir de l'administra-
tion des Catacombes, qui l'avait lâchée malheureu-
sement, était, on pouvait le dire sans crainte, le
type idéal.
Eh! bien, ces tentatives heureuses et le divorce
favorable qui en fut la conséquence n'avaient [m
l'opérer complètement de son mari. Elle pensait
toujours à ce vilain homme et ne parvenait pas à
s'en emj)écher.
Elle n'allait pas, sans doute, jusqu'à déplorer
de n'être plus Mme Vertige, mais il lui devenait
chaque jour plus clair que l'époux banni avait
été le condiment indispensable de ses joies. En
d'autres termes, l'amour était sans saveur depuis
qu'elle n'encornait plus un tenancier légitime.
Il faudrait être le dernier des hommes pour
ignorer ou ne ])as sentir à quel point le divorce
LE TELEPHONE DE CALYPSO 1(37
élève les cœurs. Mais on est en même temps forcé
de reconnaître que ce n'est pas exactement une
institution de crédit, et Mme Presque était, sui-
vant son expression familière, gênée dans ses en-
tournures.
L'argent avait disparu à la même heure que
M. Vertige. Il avait disparu comme dans un
gouffre, et cette circonstance devait certainement,
aux yeux du penseur, être pour quelque chose
dans ractuelle mélancolie de Tabandonnée.
Ses expéditions amoureuses ne lui avaient pas
été profitables. Il s'en fallait. Dans sa crainte
vraiment puérile de paraître se prostituer, elle
avait expérimenté l'admirable désinvolture avec
laquelle messieurs les hommes souffrent qu'on les
allège du poids importun des additions, et ce
n'étaient pas les inconstants ou les ingrats réga-
lés par elle autrefois qui s'empresseraient aujour-
d'hui de la secourir. On ne se bousculait pas dans
l'escalier 'de l'hôtel meublé de dixième ordre qui
avait remplacé l'appartement confortable de na-
guère, et la question de subsistance quotidienne
commençait à pendre.
Au plus fort de cette anxiété, une idée rafraî-
chissante passa sur elle comme une brise de par-
fums sur les lieux arides.
Elle venait de se rappeler l'appareil télépho-
nique possédé par M. Vertige. Cet appareil l'avait
souvent réveillée la nuit, et c'était un de ses
griefs innombrables.
I G8 II 1 s T () 1 u K s 1) 1-: s c) H L k; k a n t i-: s
Elle s'en ctiiit vcngiH' en faisant servir à di-
verses loiirheries cet irres[)Oiisable véhicule des
turpitudes ou des sottises contemporaines. Un
assez grand nombre de l'ois, M. Vertige avait reçu
des rendez-vous dérisoires qui le Forçaient à s'ab-
senter pendant des heures dont profitait auda-
cieusement sa femme. Au bureau central, on de-
vait le croire surchargé d'affaires. Les blagues
avaient même été si loin ([u'on pouvait craindre
désormais un parti pris de ne plus répondre.
Pleine d'un dessein mystérieux, Mme Presque
s'élança donc à la plus prochaine cabine et de-
manda communication.
J'ouvre ici une parenthèse, complètement inu-
tile d'ailleurs, pour déclarer que le téléphone est
une de mes haines.
Je prétends qu'il est immoral de se pailer de si
loin, et que l'instrument susdit est une mécanique
infernale.
U est bien entendu que je ne puis alléguer au-
cune preuve de l'origine ténébreuse de cet allonge-
voix et que je suis incapable de documenter mon
affirmation. Mais j'en appelle aux gens de bonne
foi et d'esprit ferme qui en ont usé.
Le bruissement de larve qui précède l'entretien
n'est-il pas comme un avertissement qu'on va pé-
LE TELEPHONE DE CALYPSO 169
nétrer dans quelque confiu réservé où la terreur,
peut-être, surabonde... si on savait?
Et l'horrible déformation des sons humains qu'on
croirait étirés sous un laminoir, qui ont l'air de
n'arriver à l'oreille qu'à force de se distendre
monstrueusement, n'est-elle pas aussi quelque
chose d'un peu panique ?
Il y a peu de jours, un vieux garçon de bains
scientifiques, appointé spécialement pour le mas-
sage des découvertes utiles, au hammam d'un
puissant journal, célébrait la gloire d'une usine
anglaise qui venait d'exterminer l'Ecriture.
Il parait qu'une lumineuse machine va destituer
la main des hommes qui n'auront plus du tout
besoin d'écrire, et le fantoche invitait naturel-
lement plusieurs peuples à se réjouir d'un tel pro-
grès.
J'imagine que le téléphone est un attentat plus
grave, puisqu'il avilit la Parole même.
— Allô! Allô! x\ qui ai-je l'honneur de par-
ler?
— A moi, Charlotte, votre ancienne femme.
— Ah ! très bien, chère madame, comment vous
portez-vous ?
— Pas mal, je vous remercie, et vous-même ?
— Oh ! moi, je prends du ventre. Que puis-je
faire pour vous être agréable, s'il vous plait ?
170 HISTOinKS I)i;s<) HM ('. K\ NTKS
— M'accoidci' liii n'ii(|rz-Y()iis le plus lot pos-
sible pniii- iiiic iil'r.iii-c tout il lait pressée.
— Paiddii. iiiadainc, j'ai Thonneur de vous raj)-
pelor (jin' nous ne devions plus nous voir.
— Eli! hieu. mou cher l'ei'dinaiid, mon petit
naud-iiaud, il laut changer ça. A quoi servirait
d'èh'e div(»i'cés si on ne devait ])lus se voir !'
— Que voulez-vous dire? Explicpu'z-vous, s'il
vous plait, répondit l'ex-époux dont Vcxlrcniité de
la voie grondeuse parut sauteler sur la plaque où
Mme Presque fit retentir un baiser que l'appareil
transmit comme un dard.
— Soyez donc attentif, gros canard, et faites
un effort pour me bien entendre. Quand nous nous
sommes mariés, nous avons agi comme des enfants
et nous avons failli manquer toute notre existence,
parce que nous n'avons rien compris, mais rien de
rien à ce que la nature exigeait de nous.
L'amour libre, voilà ce qu'il nous fallait. Le
mariage est fait pour les êtres inférieurs et nous
étions appelés à une vie plus haute. Nous aurions
été parfaitement heureux si nous avions eu la
sagesse de ne pas nous épouser, de ne pas habi-
ter bêtement sous le même toit et de nous voir
gentiment de loin en loin, comme deux petits co-
chons qui s'adorent.
Pourquoi ne pas réaliser aujoui'd'hui ce beau
rêve ? Croyez-vous donc qu'il soit trop tard? Écou-
tez-moi, polisson d'homme, et voyez si on vous
aime :
LE TELEPHONE DE CALYPSO 171
Je TROMPERAI TOUT LE MONDE AVEC TOI ! moil
Ferdinand...
Il est probable que Mme Presque savait à
l'avance dans quel fumier d'àme allait tomber cette
promesse, car les deux tronçons du serpent de
l'adultère, tranchés par le divorce et recollés par
le plus sordide concubinage, se réintégrèrent.
UNE RECRUE
LK pauvre diable se comparait à ce renard, à
cet autre pauvre dial)le de renard qu'il sur-
pi'it un jour, il v avait bien dix ou (juinze ans, au
milieu d'un bois.
On était en plein hiver. L'animal boiteux, efflan-
qué par de longs jeûnes et, n'ayant presque plus
la force de se traîner, portait dans sa gueule un
mince lièvre chassé lui-même de son trou par la
famine, dont la capture avait dû coûter de péni-
bles heures d'affût à ce père de renardeaux qu'on
attendait sans doute quehpie part, avec beau-
coup d'impatience.
En apercevant le promeneui-, la malhcuiHîuse
vermine avait essayé d».' fuir sur la neige. Mais
il parait qu'elle était complètement cpiiiscc, cai
12
1 7 i 1 1 1 s i- ( M im: s I h; s m î 1 . 1 ( ; i: \ N r K s
elle ;i\;iil clf Ini'rcc de s";i l'i'cMcr [H'('S(|ii<' iiiissihM
sans l/iclicr sa pl'oir, cl I Ik uiiiiic, dniit le hàloii
(li'ja se levait, huit a coiii» maii(|iia (rciici^L;-!»' pour
ri'aj)|M'r un t'iit' si iniscrahlc.
11 s'clail (l(»ii(' éloigné traii([iiillL'nn'nt, satisi'ail
(le sa ch'intMicc, mais u;'ai'(laiil à jamais le souvenir
des viMix (le celte hiMe soiiriVaiite <|iii l'avait fixt'
avec rex[»ressi(iii du plus intelligent désespoir.
Ce regard où il avait cru discerner, en même
temps (pTuni^ rage de l'auve aux abois, (jnelqne
chose (|ui ressemblait à de la douleur humaine,
il ne Tjivait pas oublié, il Pavait revu plus d\ine
l'ois, aux heures d'angoisse, et maintenant, ce
même regard se précisait plus nettement ([ne
jamais avec cruauté.
— J'ai eu pitié de cette créature, puuitaut,
gémit-il, pour([uoi n'obtiendrais-je pas de pitié
pour inoi-méme ?
Lui aussi était attendu dans sa tanière. Depuis
tant d'heures qu'il avait quitté sa femme infirme
et ses trois petits enfants, ils avaient eu le temps
de mourir de froid et de faim, sans parler de
l'aimable propriétaire qui avait du profiter de son
absence pour les accabler d'injures.
Que faire? mon Dieu! que faire? Il avait monté
et redescendu un millier de marches. Il avait
parlé, prié, supplié, pleuré, sans rien obtenir.
Expirant d'inanition, il ne pouvait presque plus
marcher et se prenait à envier ce renard qui, du
moins, tenait quehjue chose dans sa gueule...
U^E RECRUE 175
Il venait de quitter un homme très riche qu'il
avait pu croire exorable, ayant eu naguère l'occa-
sion de lui rendre un de ces services qu'il n'est pas
facile d'oublier. Ce prochain, rutilant d'ingrati-
tude, lui avait parlé de ses personnels déboires
dans une entreprise gigantesque où il avait raté
le gain de plusieurs millions. Il l'aA^ait doucement
reconduit jusqu'à l'escalier, en le ravitaillant du
conseil de travailler de ses mains.
Quelques heures auparavant, un individu de
piété haute avait déploré devant lui l'abomination
des philanthropes hypocrites ou des sociologues
bavards et avait fini par lui décerner une valable
recommandation de placer sa confiance en Dieu.
Cet homme de bien, toujours prêt à s'immoler,
n'avait pas hésité à sacrifier les délices d'un
entretien avec de nombreux convives, pour
exhorter ce frère indigent, et s'était fait servir en
particulier une tasse unique d'excellent café dont
il avait fait boire un bon tiers à son chien fi-
dèle.
Et partout ainsi. La pluie même se déclarait à
la fin contre le désespéré, une transperçante pluie
noire qui lui détrempait le cœur. Il se crut alors
dans un chenil de démons et fut, au même instant,
jugé digne de collaborer au salut du monde.
176 HISTOIUKS DKSOHLIGKANTKS
A deux pas de lui, sous l<-i iiKMiir jxiric co-
ehère, s'abritait un inconnu (|ui Tobscrvail avec
attfMition.
Cet inconnu signali' |)ai' toutes les polices de
l'Europe, avait une de ces ligures en mastic où il
sembli^ que les seri'ures les plus c(;iupli([uées
pourraient s'enipreiiulre et sur lesrpudles un chi-
rouiancien découvrirait la ligne de vie du témé-
raire ([ui les souffleta; — une de ces figures mo-
difiables et impersonnelles qui ne paraissent
avoir d'autre emploi que de refléter la blafarde
peur de la multitude.
Personnage débile ([ui eût pu être fauché d'un
seul coup de poing décoché ])ar \\\\ faible l)i'as et
trituré sous n'importe ([uel talon, sans que la
pitié la plus attentive s'en émût, sans que l'idée
même d'un malheur ou d'un préjudice ([ut;lc()n([ue
s'éveillât, tellement on le devinait absent de toute
solidarité sublunaire.
C'était un de ces Êtres engendrés par la Colère
silencieuse, ([ui ont juste assez de surface humaine
pour incorporer le Danger social dont ils sont
les simulacres effrayants.
Colis étranges cahotés dans les trains rapides
ou les paquebots transatlantiques pour apparaitri;
au moment précis où la tige de runivei'selle
ln([uiétude s'élance du cœur des agonisants qu'on
outrag(\
UNE RECRUE i77
Les ressources de la répression n'y peuvent rien.
Ils sont incolores et dilués comme le crépuscule
des soirs et c'est toujours un fantôme qui s'inter-
pose quand la main pénale croit les saisir.
Mais la Mort soudaine obéit à ces contumaces,
comme une chienne de voleur de nuit, et l'Epou-
vante marche devant eux dans des brodequins de
velours...
L'inconnu redoutable observait donc le mourant
de faim et son œil unique, frangé de cils pâles,
ressemblait à une araignée couleur d'argent au
fond de sa toile.
— Hein! c'est rigolo, n'est-ce pas? dit-il tout
à coup, c'est tout à fait rigolo de chercher de la
galette chez les bourgeois, quand on crève de faim,
quand les enfants gueulent et que le ciel fait pipi
partout.
Entendant cet écho fidèle de ses intérieures do-
léances, le vagabond ne put se retenir d'exhaler
sa plainte.
— Ah! les cochons... soupira-t-il.
Puis, tout à coup, se ravisant :
— Vous me connaissez donc, monsieur?
— .il' ne connais personne, répondit^l 'autre, et
le lapin qui pourra se vanter de me connaître est
encore dans le tiroir d'une petite maman qui ne
vêlera jamais. Il suffit de te regarder une minute,
mon pauvre ])onhomme. Ta figure a l'air d\\n
178 1 1 1 s r ( » I n K s n K s ( un , 1 < i i: A N r K s
paillasson sui* l«'([ii('l 1(mi( le monde aurait essuyé
ses huttes. Tu n'as pas niant^'e (le|)uis dcn\ joui's,
je vois ça a ta nianiùre de poser tes j)attes de der-
rière, et tu as dans le coin de Tœil nu picotement
de bon hougic ([ui ne soiilli'e pas seulement poiii'
sa eai'casse. Tiens, lOni'neaii, i-ei;ai'ile donc cette
affiche de notaire. Cent \ïi\<^[ mille londsde petite
braise d'amour pour une turne avec jardin et ^^o-
guenots confc^rtahles. ijn morceau de pain, ([uoi !
Eh bien! tu me fais l'effet «l'un [)lacard de vente
aux: enchères et je te lis aussi facilement ([ue tu
mangerais un poulet rùti. N'oyons, combien veux-
tu de ta peau ? Je l'achète, moi.
— Monsieur, dit à son tour le famélique, vous
avez tort de vous moquer de moi. Je vous assure
que je n'ai pas le cœur à la [)laisanterie.
L'étranger eut un sourire de ses dents noires et
déchaussées qui le fit paraître plus livide encore.
— C'est vrai, fit-il, je m'entends à la plaisan-
terie. J'ai fait quelquefois d'assez bonnes farces
qui ont eu un certain retentissement. Je suis
même très recherché pour cela. Mais je ne plai-
sante pas toujours. Ecoute-moi bien et tâche de
ne pas me faire répéter. Je n'ai pas l'habitude de
causer si longtemps que ça. Voici un billet de
cent francs. Va te remi)lir, gave ta famille, crève-
la si tu peux, amuse-toi et viens me trouver de-
main, rue Kamey, 366, chez le pa}Ki Bissextil.
Tu deinanderas monsieur Ren.vrd. C'est bien
compris, n'est-ce pas ? Bonsoir.
U >• E U E C R U E i 79
Il faut croire que ce magnifique avait uu don
rare de pénétration et qu'il savait admirablement
ce qu'il faisait, caries deux hommes partirent, le
lendemain soir, pour Barcelone où les appelait
sans doute une affaire de grande importance.
XX
SACRILEGE RATE
DANS raprès-midi de ce jour saint, les pay-
sannes accroupies cà et là autour du confes-
sionnal s'écartèrent tout à coup, avec l'empresse-
ment le plus respectueux, pour faire place à la
vicomtesse Brunissende des Egards qui s'appro-
chait en falbalas du Tribunal de la Pénitence.
Le confesseur était un simple bonhomme, mis-
sionnaire de la Congrégation des Lazaristes , envoyé
pour prêcher la station du Carême dans cette
campagne religieuse encore et qui donnait un
coup de main au vieux curé pour les lessives pas-
cales.
La brillante vicomtesse qui régnait sur toute
la contrée et qui était pour les pauvres gens de
son fief, l'archétype des magnificences, vint
\H'2 IIISTOIUKS HKSOMLK; K A.NTES
s'anciioiiillcr iii|)i(l('iiit'iit t't sans har^'iii^'iicr dans
1 Iniiuhlc ('(unpaillinciil dt-vulu aux aveux r/'ccui-
l'iliatoircs.
Lr uiissionuaii'c, lavaiil a|)rr<;u(i, se hâta d'al)-
soudi'f une sal)i»tn'i'e (|ui le ei'aiu|»( )inia il dans
lanli'e ah'eole et, j»i'es(jiH' aussitôt, ouvrit le sa-
l)ni-d des exhortations a hi pi-niteiite eonsidei'ahh'
(jue lui envoyait le ciel.
Celle-ci ne lui permit pas de plaeei' un mot.
— •Monsieur le prédicateur, dit-(dle tout de
suite, j'imagine que votre temps est pivcieux et
je commence par vous déclarer que je ne peux
disposer moi-même que d'un très petit nombre;
d'instants. Je suis impatiemment attendue par mon
dix-septième amant, un ind)i'cile adorable à qui
j'ai i-esolu de livrer mon corps et mon âme, dans
une heure ou deux.
Je suis athée, autant qu'on peut l'être et je lais
tout ce qu'il me plaît de l'aire. J'ai l'horreur des
pauvres, j'exècre la douleur et j'aime mieux une
mauvaise conscience qu'une mauA'aise dent,
comme l'a dit agréablement un poète juif que
vous ne connaissez pas.
Je me moque de votre Dieu sanglant et n'ai
que faire des absolutions que vous prodiguez aux
petites bonnes gens de ce village. Mais mon mari
est un député vertueux qui a besoin de l'admira-
tion de ses électeurs. Que ne dirait-on pas dans
le pays si on apprenait que la vicomtesse des
Égards ne fait pas ses Pâques ?
SACRILEGE RATE 1S3
Nous avons, au contraire, le devoir de prêcher
d'exemple et je vous annonce que j'aui'ai la joie
de recevoir de votre main le pain des anges, di-
manche prochain, <à la grand'messe.
^laintenant, mon père, j'estime que le temps
normal d'une confession ordinaire a dû s'écouler,
les âmes pieuses qui nous environnent doivent être
suffisamment édifiées sur mes sentiments chré-
tiens et je serais inexcusable d'accaparer votre
ministère. Je vais donc me retirer modestement,
comme il convient à une pécheresse qui Aient de
se réconcilier avec son Sauveur, en vous priant
de nous honorer le plus tôt possible de votre pré-
sence au château où je m'efforcerai très humble-
ment de vous rendre Aotre politesse de la table
sainte.
Une minute après, la châtelaine s 'étant pros-
ternée au pied de l'autel pour y former, sans
doute, un fervent propos, sortait de l'église telle
qu'une frégate sort d'un port, laissant derrière
elle un sillage de parfums étranges que les villa-
geoises respirèrent comme les romarins du Pa-
radis.
Le lendemain, le prédicateur, aussitôt sa messe
dite, monta aux Egards et se fit annoncer à Bru-
nissende.
Les domestiques bien pensants admirèrent en
lui un ecclésiastique d'une longueur inusitée, une
18 i II I s ro I in:s nKsoin.i (; k antks
('Sj)rcL' (le j)li('iii(<i|)l('iH' sjuM'rdnlal ([iToii puiiviiil
croire spécialcnuMit favoniic poiii- la lerherche des
hrehis perdues, (ui des drachmes en vieil arg^ent
quil csl diiricilc de retrouver sous les nuMil)les
soinplti»'ii\ ilrs riches demeures oii le désordres
s'est acclimaté.
Sa face miirquait soixante ans, comme une
échelle (Tetiae^e maivpie les <^randes crues d'un
fleuve, et sa j)hysion()mie olTrait, en cette occa-
sion, le spectacle d'une bonté de ruminant mise en
déroute et harcelée par d'inexprimables tintoins.
On 1 iiitioduisit, mais il dut attendre plus d'une
heure, car tout le monde sait, aujourd'hui, que le
premier devoir d'un prêtre est d'attendre que les
belles dames se lèvent, quand elles ont le loisir
ou la condescendance de le recevoir.
— Ah ! mon cher père, dit la vicomtesse, qui
daigna paraitn; enfin, quelle aimable surprise! Je
me suis précipitée de mon lit pour vous recevoir,
mais je crains vraiment de vous avoir fait at-
tendre, bien malgré moi, je v(jus le jure, et je
compte sur votre charité pour excuser une mon-
daine qui ne pouvait pas deA'iner que vous lui
feriez la grâce (Tun si matinal bonjour.
— Madame, le soleil est levé depuis cinq heures
et plusieurs millions de chrétiens ont déjà souf-
fert. Beaucoup d'entre eux agonisent et se déses-
pèrent, à la minute que voici... ré})ondit assez
rudement le missionnaire. Je ne serais pas venu
vous troubler si tôt, ni même plus tard, croyez-le
SACRILÈGE RATÉ i85
bien, si l'honneur de Dieu ne m'en avait fait un
devoir pressant...
Je vous dois une nuit cruelle, madame, et ce
matin, il m'a semblé qu'un ange terrible me traî-
nait par les cheveux jusqu'à votre seuil. Je suis
ici pour vous demander si vous êtes préparée à la
mort.
La jolie femme éclata de rire.
— A la mort ? Mais c'est admirable, cela ! Ai-
je l'air d'une agonisante ?Oume prenez-vous pour
une criminelle qu'on va guillotiner au point du
jour? Et c'est pour me dire cela que vous me for-
cez à sortir du lit à neuf heures du matin, comme
une balayeuse des rues ? C'est pour placer ce
folâtre petit mot que vous vous êtes dérangé vous-
même ? Ah ! çà, voyons, mon cher père, étes-vous
dans votre bon sens ?
— Je pourrais vous faire la même question,
madame, et je la ferais sans doute bien vaine-
ment... Je sais ce que je vous dis, répondit le
prêtre, d'une voix d'en bas qui parut faire quelque
impression, je le sais profondément. Auriez-vous
oublié déjà ce qui s'est passé hier dans l'église,
entre vous et moi ?
— Je sais, monsieur, que vous avez reçu mes
aveux au sacrement de pénitence et que le secret
de la confession est inviolable. Je sais cela et rien
de plus.
18(» IIISTOIKKS I»K SOHMdH ANTKS
Il V ont iiii silt'iicr.
— Il lut' icslc (loiic ;i \ oiis aj)|H'('ii(liv (m; que vous
\\v s;i\«'Z j>as ou in' vonlc/ |>;is savoii'. Soit. \ (tus
ries \ciiut' jjorter à Dieu un ahoiniuahlc dd'i. Xou
(•(Uilciilc (If prufaiier hideusemeiit et par pui'e nie-
eliaucete ce sacrement (|ue vous avez l'audace de
nouiuier, vous ave/ alliiiuc le dessein (Tun sacii-
lèi,^e plus élira vaut.. . Xat uicllenieut, A'(jus axez
compté sur le silence d'un malheureux prêtre lié
par son e;iractèi'e saci'é... Je pourrais peut-ètri'
\()us répond le ([iie je n'ai pas à garder le secret
dime confession (pii n'ciiste pas, mais ces formes
sont si saintes ([ue la simagrée vaut l'acte même.
Je me tairai donc.
Ci^pendant, vous êtes en danger, et j'ai le de-
voir de vous avertir. Il est ttnnps encore... Je
vous sup[)li(3 par le Sang du Christ que j'ai con-
sommé tout à l'heure. Ne me réduisez pas à de-
venir votre juge.
— Oh! qu'à cela n<' tienne, monsieur le buAcur
de sang, devenez mon juge tant qu'il vous plaira.
Cette licence accordée, comme nous ne sommes
})as précisément au Tribunal révolutionnaire, je
vous supplie à mon tour de mettre un terme à
cette plaisanterie déplorable, dont je suis df'-jà très
lasse, je vous assure.
— Je me retire donc, dit le missionnaire. X'oici
mon dernier mot. Défi pour défi. J'ignore ce (pie
Dieu fera de votre âme et je tremble d'y penser.
Mais je sens que i'oiis /i c jjo(U'rczj)as avL'<)m[)\ii\
SACRILEGE RATE 187
dimanche, l'acte épouvantable que vous m'avez an-
noncé du fond de vos ténèbres. Le Christ glorieux
est le pain des pauvres, madame, et il se mange
dans la lumière.
Conclusion.
Le jour de Pâques, l'église était pleine et Bru-
nissende était à son banc de seigneuresse du can-
ton, plus éblouissante que jamais.
Le prédicateur avait tenu à célébrer cette messe
solennelle. Ayant lu l'Évangile des Aromates et
de la Résurrection, il dépouilla ses ornements et
parut en chaire.
Il était extrêmement pâle et ressemblait, en son
surplis, à cet ange vêtu de blanc que les saintes
femmes Agirent au Tombeau.
Insolitement, il parla sur ce texte : Eclent pau-
peres et saturahuntur, les pauvres mangeront et
seront rassasiés.
Il parla près d'une heure, comme s'il attendait
que le souffle lui manquât, comme s'il espérait
mourir à force de parler, sa parole s'exaltant de
plus en plus, jusqu'à devenir quelque chose d'ef-
frayant, de lumineux, de surnaturel.
Cet homme sans éloquence fut sublime. Il s'ex-
prima tellement sur la pauvreté que son guenil-
leux auditoire parut un congrès de potentats et
qu'à la fin, la hautaine vicomtesse eut Tair d'une
infortunée qui mendie son pain.
-188 IIIsroiHKS DKSO lU.I (. K\NTKS
( hiaiid ce lut riiishnil de la communion pascale,
il ai riva sim])lement ceci :
Uruuissendc agenouillée la prc^mière, le trou-
peau (l<'s humbles s'apj)rochant, recula soudain,
comme devant un niur de flammes et le prêtre qui
descendait la dernière marche de l'autel pour s'en
venir, portant le ciboire, vers la table sainte, re-
monta précipitamment. . .
On l'ut obligé de purifier le sanctuaire, et tous
les ans, à pareil jour, une cérémonie lavatoire est
scrupuleusement observée.
La vicomtesse des Egards paraît vivre depuis
cette époque, mais elle est, en réalité, plus misé-
rable que les habitantes des tombeaux...
Ainsi me fut expliquée la déconfiture politique
d'un des fantoches les plus éminents de l'Ordre
moral.
XXI
LE TORCHON BRULE
NOUS étions, ce soir- là, chez Henry de Groux,
le peintre des homicides, une dizaine environ
de récipiendaires à l'éternité.
Nous nous étions triés attentivement pour qu'il
n'y eût pas au milieu de nous un seul de ces gens
qui sont promis aux académies et qu'une dérisoire
immortalité peut satisfaire.
Il était solidement établi, dans nos conseils, que
nul n'admettrait jamais ni commencement ni fin
de quoi que ce lut et ne descendrait jusqu'à Tab-
jection de s'imaginer comblé d'un bonheur quel-
conque.
Nous étions les chanoines de l'Infini, les pro-
tonotaires de l'Absolu, les exécuteurs médiques
de toute opinion probable et de tout lieu commun
13
Il*() iiisi(Miii;s i)i;s() it 1.1 (i i; \ NiKs
respecte. De leiiips en temps, j use le (lii'e, la tniidre
tombait sur nous.
Ce soir donc, après (Taiiiphis et pliul()géni([U(3s
déclarations sur maint objet, il ari'iva qu'un chas-
seur de licornes, aussi opiniâtre (juc subtil, re-
nommé pour ses doctrines hyrcanienruîs et son
faciès glabre, crut devoir s'exprimer ainsi :
— Remanjuàtes-vous sutrisamment, cliers com-
pagnons, la bouffonnerie supérieure de ce qu'on
est convenu d'appeler bi Répression ? Des statis-
tiques persévérantes et jubilatoires nous rensei-
gnent périodiquement sur le flux et le jusant des
transgressions de nos lois pénales. Nous jouis-
sons de catalogues syno|)tiques où se trouvent con-
signés, en chiffres naturellement arabes, les assas-
sinats ou les viols qui nous ont aidés à supporter
la monotonie des heures et que la magistrature a
punis sans indolence, d(3 telle époque à telle autre
époque.
Il serait inutile, je suppose, de contester l'in-
térêt patriotique de ces documents dont les philan-
thropes consciencieux frémissent coutumièrement
de l'ergot à la caroncule.
Il ne le serait pas moins, vous en conviendrez
sans blêmir de rage, d'entreprendre la divulgation
de l'universelle crapulerie des honnêtes gens. Les
voleurs de «grandes routes et les j)lus iiotoires ma-
LE TORCHON BRULE ! 191
landrins eux-mêmes s'insurgeraient contre un tel
décri des pondérateurs de l'équilibre social.
Mais je crois vous être agréable en vous offrant
le poème d'une expérience très banale qui m'a
réussi.
Hier matin, passant rue Saint- Honoré, j'aperçus
un homme vénérable qui descendait les marches
de Saint-Roch. C'était un si doux vieillard qu'il
répandait comme de la tiédeur à l'entour de lui.
On avait, en le regardant, la sensation de manger
de la moelle de veau. Ses modestes mains déver-
saient toutes les clémences disponibles et son menu
pas lui donnait l'air d'un bonhomme en sucre qui
marcherait sur des entrailles de lapin. Le ciel
qu'il interrogeait d'un œil affable était, à n'en pas
douter, son ami, son camarade le plus intime. Il
venait certainement d'accomplir des exercices de
piété d'une indiscutable ferveur et s'acheminait, à
coup sur, vers des pratiques fraternelles que les
chatteries du ciel pouvaient seules récompenser,
— un peu plus tard.
Je conclus immédiatement de cet examen qu'un
parfait drôle était devant moi, et m'approchant :
— Monsieur, lui dis-je d'une voix brève et
sourde, prenez garde î Le torchon brille !
\m)us savez qu'il n'est pas facile de m'étonner.
Eh ! bien, mes amis, l'effet de cette parole me dé-
concerta jusqu'à me rendre imbécile pour quelques
heures.
Le personnage devint vert, mcj jeta les veux
49"2 IIISTOIHKS IIKSOU JJ (. K A > I KS
fous et (l(*ses|)érés d'un nègre entamé par un cro-
codili.', se mit à tremMrr comme une avenue de
trembles et s'élani;;» dans une voiture qui disparut
instantanément.
Voici donc ce (jue j'a\ais à vous dire. Je suis
persuadé qu'une expérience analogue, en la sup-
posant très bien faite, donnerait, dix neuf fois sur
vingt, le même résultat. Il ne tient qu'à vous d'es-
sayer. Les consciences modernes sont tellement
endettées ({u'il est au pouvoir du premier auda-
cieux venu de se transformer en coup de tonnerre et
de circuler comme la (jorgone au milieu des foules
honorables.
— Parbleu! s'écria le tonitruant Kodolosse,
vous tombez singulièrement, mon cher. .J'ai sur
moi, depuis quelques jours, une lettre confiden-
tielle que je vais vous lire à l'instant. Je ne suis
pas un ecclésiastique pour garder le secret des
confessions et, d'ailleurs, je m'arrêterai à la si-
gnature. Mais les aveux de son auteur confirment
et assermentent à tel point le paradoxe joyeux
qu'on vient d'entendre qu'il me serait impossible
de vous priver d'un témoignage si concluant.
La lettre que voici, continua-t-il, exhibant une
feuille de papier, est d'un artiste fort connu et
parfaitement honorable, vous m'entendez bien ?
parfaitement et absolument ho-no-ra-ble.
« Cher monsieur, vous me fîtes l'honneur, il y
LE TORCHON BRULe! 193
a quelques jours, de remarquer en moi une cer-
taine tristesse que rien ne dissipe et dont la cause
vous échappait. Vous insistâtes pour la connaitre.
Je me décide aujourd'hui à vous satisfaire.
« C'est un secret terrible et passablement dan-
gereux que je porte depuis quinze ans. Vous pa-
raissez avoir vu plus profondément en moi que les
autres hommes. Peut-être ne serez-vous pas trop
étonné. Peut-être même sentirez-vous quelque pitié
pour uu individu lamentable que le monde croit
heureux et que déchirent continuellement des re-
mords atroces.
« N'importe, je me livre à vous dans l'espoir
d'être soulagé d'une partie de ce fardeau chaque
jour plus accablant. On finit toujours par être
forcé de se confesser à quelqu'un, et je vous choisis
pour n'être pas exposé à la tentation de m 'adresser
au premier gendarme venu, puisque je n'ai pas le
courage de chercher un prêtre.
« Rassurez- vous, ce ne sera pas long.
« En 187..., j'avais vingt-cinq ans et je crevais
de misère. A cette époque, rien ne pouvait me
faire pressentir le succès futur et la consécutive
prospérité que m'envient sans doute, aujourd'hui,
quelques pauvres diables qui ont hérité de ma dé-
tresse. J'étais alors, dévoré moi-même de la plus
basse, delà plus haineuse envie. Féru de la beauté
de mon âme et ne doutant pas de mon génie, pou-
vais-je tolérer que des gens vulgaires, de défini-
tifs crétins et d'imperfectibles cancres possédas-
lî)', Il I s !•(» I II i;s iiKso h Li (; i:a .N TES
si'iit iinpiiiicnit'iil dits liabiUitiuiis, des liniiuies, des
cofhoiis, (les j)omm(\s de terre, cnpcMidaiit que le
plus î^iMiid artiste du luonde couchait sous le pa-
villon des chastes étoiles ?
« Car j'i'tais sans domicile, sans ar^'ciit, ([iicl-
qiiclois inr-iiie sans poches, et mon estomac d'ado-
lescent récrimiiuiit sous la loi dure de l'appétit le
plus insatiable.
« Stimulé pîu" un trari({uant de chair humaine,
j'avais entrepris le courtage des assurances sur
la vie des autres et ne parvenant pas à décrocher
la moindre police, j'expirais littéralement de faim
dans la campagne, en m'el'forçant de gagner Paris
de mon pied léger... »
En cet endroit, messieurs, dit le lecteur, les
détails et les circonstances de lieu sont d'une telle
précision que je suis forcé de passer un assez
grand nombre de lignes. Vous êtes, d'ailleurs,
suffisamment édifiés sur la posture d'âme de mon
correspondant. J'arrive donc au dénouement.
« ... On était au mois d'août et la chaleur avait
été insupportable tout le long du jour. Exténué,
incapable de marcher sous ce soleil féroce, j'avais
dormi ou essayé de dormir au bord du chemin, à
l'abri d'une meule immense, la dernière d'une lon-
gue file fjui commençait à la grange d'une métai-
rie où on m'avait refusé brutalement l'hospitalité.
LE TOHCHO^• BRULE ! 195
« Quand je me réveillai, la nuit était tout à fait
venue. Une délicieuse nuit sans lune. Il me sembla
({ue je franchirais sans peine les quatre ou cinq
lieues qui me séparaient encore de Paris. Mais
j'avais si faim que je fus au moment de pleurer.
« Comme je cherchais machinalement dans mes
guenilles un reste de pain, une bouchée de n'im-
porte quoi, ma main rencontra un objet que je
crus être une vieille croûte. Aussitôt je le portai
à ma bouche en rugissant de bonheur.
« C'était une boîte cV allumettes.
« Je ne l'avalai pas cette boîte maudite, cette
boite infâme dont je n'ai jamais pu m'expliquer la
présence et que m'envoyèrent sans doute les dé-
mons.
« Cependant quelque chose descendit en moi,
quelque chose qui me parut meilleur que le rassa-
siement de mes intestins. Je fus saturé, soûlé,
rafraîchi du vin délectable de la haine et de la
vengeance. J'avais remarqué qu'un léger souffle
passait, filant du côté de la métairie.
« Une demi-heure plus tard, tout flambait. La
maison inhospitalière devint un amas de cendrés et
une vieille paralytique, m'a-t-on dit, fut calcinée...
La justice n'a jamais pu trouver le coupable... »
Notre ami Rodolosse en était là, lorsqu'un sculp-
teur dont je contemplais la barbe soyeuse, tourna
vivement le bouton de la lampe qui nous éclairait
et on entendit plusieurs hommc^s sangloter dans
les ténèbres.
XXII
LA TAIE D'ARGENT
AYEZ pitié d'un pauvre clairvoyant, s'il vous
plaît !
Histoire des plus banales. Il avait eu le malheur
d'être atteint de clairvoyance à la suite d'une ca-
tastrophe épouvantable dans laquelle un grand
nombre d'honnêtes gens avaient succombé.
C'était, je crois, une déconfiture de chemin de
fer, à moins que ce ne fût un naufrage, un incen-
die ou un tremblement de terre. On n'a jamais pu
savoir. Il n'en parlait pas volontiers et, quelles que
fussent les précautions ou les finesses, il se déro-
bait toujours à l'insultante curiosité des individus
charitables.
Je me rappellerai toujours sa décorative pres-
tance de suppliant, sous le porche bnsilicaire de
i98 IIISTCHHKS nKSOlMJ C. K\ NTKS
Saint-Isi(lor('-l('-Lal)our('iir, uii il (IfiiiMiidjul laii-
môno. Cai- sa ruino était absolue.
Iiiipossihlt' (le l'ésislci- a rattendrissement res-
pectueux prov()»|ut' pai" une infortune si rare et si
noblement supportée.
( )n s(Mitait ((lie ce personnage avait autrefois
connu mieux (|ue beaucoup d'autres, sans doute,
les joies précieuses de la cécité.
Une éducation brillante avait du certainement
affiner en lui cette inestimable faculté de ne rien
voir, qui est le privilège de tous les hommes, à
peu près sans exception, et le critérium décisif de
leur supériorité sur les simples brutes.
Avant son accident, il avait pu être, on le
devinait avec émotion, un de ces aveugles re-
marquables appelés à devenir l'ornement de leur
patrie, et il lui restait de cette époque une mé-
lancolie de prince des ténèbres exilé dans la
lumière.
Les offrandes, cependant, ne pleuvaient pas
dans le vieux chapeau (ju'il tendait toujours aux
passants. Un mendiant frappé d'une infirmité aussi
extraordinaire déconcertai! la munificence des
dévots et des dévotes qui se hâtaient, en l'aperce-
vant, de pénétrer dans le sanctuaire.
Instinctivemcînt, on se défiait d'un nécessiteux
qui voyait le soleil en plein midi. Cela ne pouA^ait
s'expliquer que par qui^lque crime exceptionnel,
quelque sacrilège sans nom qu'il expiait de la sorte,
et les parents le montraient de loin à leur géniture
LA TAIE D AHGENT 199
comme un témoignage vivant des redoutables sen-
tences de Dieu.
On avait même eu peur, un instant, de lacontn-
gion, et le curé de la paroisse avait été sur le
point de l'expulser. Par bonheur, un groupe de
savants honorables, dont la compétence ne pou-
vait être mise en doute, avait déclaré, non sans
aigreur, mais de la façon la plus péremptoire, que
« ça ne se prenait pas ».
11 vivait donc chichement de rares aumônes et
du maigre fruit des travaux futiles où il excellait.
Il n'avait pas son pareil pour enfiler des ai-
guilles. Il enfilait même des perles avec une rapi-
dité surprenante.
Personnellement, je me vis forcé, naguère, de
recourir à lui, plusieurs fois, pour déchiffrer les
œuvres d'un psychologue renommé qui avait
adopté l'usage d'écrire avec des poils de chameau
fendus en (juatre.
C'est ainsi que nous nous connûmes et que se
forma l'intimité regrettable qui devait, un jour, me
coûter si cher.
Dieu me prései-ve d'(*'tri' dur pour iiu |)auvre
monstre qui, d'ailleurs, est malheureusement en-
terré depuis longtemps. Mais on juge combien
dut être néfaste sur ma jeune imagination Tin-
fluence d'un particulier qui m'enseigna le secret
•200 1 1 1 s r ( > I im: s i n; s ( » m . i ( ; k \ n r K s
nia<j;'ifjue — ()ul)li(' (Jcjniis tant de siècles — do
distin<;ii('i' 1111 lion (run porc <'t l'HimalayM d'un
cumul do bran.
(]etto science (lan<^crcus(' a l'ailli nie pcrdro.
l*(Mi s'en est lalln (|ii(' je ne pai'tagoasso h; destin
do mon |H'écej)tonr, J'en étais arrivt* à ne |)ros([no
plus tâtonner. C.e mot-là dit tout.
Mon étoile béniorne, o-pace au ciel ! me sauva
du gonlIVe. Je |)us uk; dégager peu à pou do cet
ascendant l'uneste, rompre délinitivement l(^ charme
et l'aire encore une assez Ixjnne ligure parmi les
taupes et les quinze-vingts qui jouent enti'o eux
le colin-maillard de la vie.
Mais il était temps, rien que temps, et je lus
réduit à pa^^or d'une partie considéral)l<' do mes
revenus la dextérité fameuse d'un oculiste de C\\\-
cago (jiii m'opéra définitivement de la lumière.
Cependant je voulus savoir ce que devenait le
mendiant terrible, et voici très exactement sa fin.
Quelques années encore, il continua sa mendi-
cité de clairvoyant à la porte de la cathédrale.
Son mal, dit-on, s'accrut av(M' l'âge. Plus il vieil-
lissait, plus il voyait clair. Les aumônes dimi-
nuaient à proportion.
Les vicaires lui donnaient encore quelques liards
pour l'acquit de leur conscience. Des étrangers
qui ne se doutaient de rien ou des êtres a[)parto-
LA TAIE D ARGENT 201
liant au plus bas peuple et qui, très probablement,
avaient en eux le principe de la clairvoyance, le
secouraient quelquefois.
L'aveugle de l'autre porte, homme juste et pi-
toyable qui faisait de belles recettes, le gratifiait
d'une humble offrande aux jours de grand caril-
lon.
Mais tout cela était vraiment bien peu de chose,
et la répulsion qu'il inspirait, devenant chaque
jour plus grande, il y avait lieu de conjecturer
qu'il ne tarderait pas à crever de faim.
C'était à croire qu'il en avait fait le serment.
Avec cynisme, il étalait son infirmité, comme les
culs-de-jatte, les goitreux, les ulcéreux, les ma-
nicrots ou les rachitiques étalent les leurs, aux
fêtes votives, dans les campagnes. Il vous la met-
tait sous le nez, vous forçant, pour ainsi dire, à la
respirer.
Le dégoût et l'indignation publics étaient à leur
comble, et la situation du malandrin ne tenait
plus qu'à un seul cheveu, lorsque survint un évé-
nement aussi prodigieux qu'inattendu.
Le clairvoyant héritait d'un petit neveu d'Amé-
rique, devenu insolemment riche dans la falsifi-
cation des guanos et (jui avait été dévoré par des
cannibales de l'Araucanie.
L'ex-mendiant ne fit pas réclamer ses restes,
mais réalisa la succession et se mit à faire la noce.
On aurait pu croire que l'invraisemblable et quasi
monstrueuse lucidité qui l'avait rendu célèbre al-
'iO'i II I s !(» I 1! i;S IH;S(M! I. M. KA .NIKS
lail aiissihH (icvciiii' ^v/Ay^r////^' cuiniin' uiir phtisie
précipitt? le dévergondage. Ce Fut précisément que
le contraire qui arriva.
Quel({ues mois plus tard, il était radicalement
guéri, — sans opération. 11 perdit toute clair-
voyance et devint même complètement sourd.
Ne vivant plus que jxxir se rincer les tripes, il
était enfin délivré du monde extérieur par la Taie
d'argent.
XXIII
UN HOMME BIEN NOURRI
11/J ONSiEUR, j'ai le regret de vous informer que
ifX '^I- \ énard Prosper, salle Bouley, 13, est
décédé à 10 heures du matin, le 17 octobre 1893.
Je vous prie de me faire connaître de suite vos
intentions relativement à la sépulture du corps
qui doit être enlevé dans les vingt-([uatre heures
et d'apporter, en même temps, les pièces néces-
saires (acte de naissance ou de mariage) pour
rédiger régulièrement l'acte de décès ».
Ce fut par un tel avis daté de l'hôpital Necker
que j'appris, le mois dernier, la mort sans gloire
d'un des hommes les mieux nourris qu'on ait ob-
servés au-dessous des montagnes de la lune, depuis
les grands goinfres tourangeaux dont Rabelais
nous a transmis les épopées.
-20i IIISTOIKKS DKSOHLKIKA N TKS
Je in'lionure d'avoir étv son ami et luc loue d'avoir
partagé quelques-unes de ses l)ombances. Mais
je ne sais comment il se lit que j'étais demeuré
seul d'une multitude, (juand survint le marasme
inexplicable (jui devait h; consumer à trente-cinq
ans. Le malheureux n'eut quemoi pour le visiter en
ses derni(M\s jours et pourvoir à ses funéi'ailles.
Je fis de mon mieux, content d'épargner mu ca-
davre les profanations odieuses de rampliilliéàtre
et la terrifiante avanie dernière de ce crématoire
où l'Assistance publique, toujours maternelle, fait
brûler, sans leur permission, les indigents morts
dans ses antres.
Car les pauvres ne possèdent même pas leur
carcasse, et quand ils gisent dans les hôpitaux,
après que leur âme désespérée s'est enfuie, leurs
pitoyables et précieux corps promis à Téternelle
résurrection, — o douloureux Christ ! — on les
emporte sans croix ni oraison, loin de vos
églises et de vos autels, loin de ces beaux vitraux
consolants où vos amis sont représentés, pour ser-
vir, comme des charognes d'animaux immondes,
aux expérimentations des charcutiers ou des fai-
seurs de poussière...
Mais, pardon, j'allais perdre de vue qu'il s'agit
d'une histoire précisément saturée de consolation
et que les optimistes les plus déçus ne liront pas,
j'ose l'espérer, sans quelque douceur.
UN HOMME BIEN NOLllin '205
Mon ami Vénard pratiquait, avec une espèce de
génie, le plus oublié des arts. Il n'était pas seu-
lement un enliii)iineiii\ il était le rénovateur de
l'Enluminure et l'un des plus incontestables ar-
tistes contemporains.
Il m'a raconté qu'ayant fait dans sa jeunesse
d'assez fortes études de dessin, cette vocation sin-
gulière lui fut révélée beaucoup plus tard, lors-
qu'au retour d'une expédition fameuse où il avait
failli périr, et son patrimoine ayant disparu, la
misère le contraignit à chercher quelque moyen de
gagner sa vie.
A toutes les époques, cet homme d'action, en-
chaîné sur le gril de ses facultés, avait machina-
lement essayé de les décevoir par l'application
de sa main à des ornementations hétéroclites dont
il surchargeait, en ses heures de pesant loisir, les
billets d'un laconisme surprenant qu'il écrivait à
ses amis ou à ses maîtresses.
On montrait de lui des messages de trois mots
notifiant des rendez-vous, dans lesquels Tampli-
fication amoureuse était remplacée par une brous-
saille d'arabesques, de feiullages impossibles, d'en-
roulements inextricables, de figures monstrueuses
insolitement coloriées, où les quelques syllabes
exprimant son bon plaisir s'imposaient rudement
à l'œil en onciales carolingiennes ou caractères
'■){){] Il I s T O I lU; s 1 » K s () IM , I (i K A >■ T K S
imi;lo-sax()iis, les deux «'critui'tîs les plus rner-
i,^i(|iies, depuis la rcctiligne capitale des épliémc-
rides eousulaires.
Un mépris golhi([ue pour toutes les manigances
contemporaines lui avait donne le besoin, h; ^^oùt
passionné de ces formes veiieiahles, dans lescjuelles
il faisait entrer sa pensée comme il aurait fait en-
trer ses membres dans une armure.
l*eu à peu la lettre oru(^e lui avait inspiré l'am-
bition de la lettrine ///.sVo/vVc, puis de la miniature
détachée du texte, avec toutes ses conséquences,
— conformément à la progression de cet art pi'i-
mordial et générateur des autres arts, commençant
à la pauvre transcription des moines mérovingiens
pour aboutir, après une demi-douzaine de siècles,
à Van Eyck, Gimabué et Orcagna qui continuè-
rent sur la toile, avec des couleurs plus matérielles
dont la Renaissance allait abuser, les traditions
esthétiques du spirituel Moyen Age.
Son habileté devint prodigieuse aussitôt qu'il
eût décidé d'en tirer parti et il apparut un ar-
tiste merveilleux, de l'originalité la plus impré-
vue.
Il avait étudié avec soin et consultait sans cesse
les monuments adorables conservés à la Biblio-
thèque Nationale ou aux Archives; tels que les
Evangéliaires de Charlemagne, de Charles le
Chauve, de Lothaire, le Psautier de saint Louis,
le Sacramentaire de Drogoii de Metz, les célèbres
livres d'heures de René d'Anjou, d'Anne de Bre-
UN HOMME BIEN NOURRI 207
tagneetles miniatures sublimes de Jehan Fouquet,
peintre attitré de Louis XI.
Il avait fait presque des bassesses pour obtenir
l'autorisation de copier quelques scènes bibliques
ou paysages dans les Heures magnifiques du
frère de Charles Y possédées parle duc d'Aumale.
Enfin, un jour, il avait accompli le coûteux pè-
lerinage de Venise, uniquement pour y étudier ce
miraculeux Bréviaire de Grimani auquel ^lemling
passe pour aA^oir collaboré et dont s'inspira Du-
rer.
Toutefois, il ne reproduisait jamais, ne fût-ce
que par fragments juxtaposés, l'œuvre de ses de-
vanciers du Moyen Age. Ses compositions toujours
étranges et inattendues, qu'elles fussent flamandes,
irlandaises, byzantines ou même slaves, étaient
bien à lui et n'avaient d'autre style que le sien,
« le style Vénard », comme l'avait dit exactement
Barbey d'Aurevilly, dans un feuilleton plein d en-
thousiasme qui commença la réputation de l'enlu-
mineur.
Dédaigneux des chloroses de l'aquarelle, son
unique procédé consistait à peindre à la gouache,
en pleine pâte, en exaspérant la violence de ses
reliefs de couleur par l'application d'un certain
vernis dont il était l'inventeur et qu'il ne livrait à
l'analyse de personne.
Ses enluminures, par conséquent, avaient l'éclat
et la consistance lumineuse des émaux. C'était
une fête pour les yeux, en même temps qu'un fer-
-lOH IIISTOIMKS nKS()|{I,l(;KANTKS
iiiLMil puissauL du rthciiu puni' les ima^inaticjiis
capahles de faire reculer la croup»* de la Cliiincrc,
cl de n'intégrer les siècles dcl'unls.
Il me reste maintenant à (;xpli({uer comment ce
personnage (extraordinaire l'ut un homme si bien
nourri et comment sa lin lamentable a pu être,
pour un *^rand nombi'e, l'occasion de se consoler.
On sait que je n'en laisse? échapper aucune de
taire valoir mes contemporains et que c'est pour
moi un besoin de répandre sur les cœurs souffrants
le dictame de mes adjectifs.
Ici, par bonheur, je n'ai presque rien à faire. Je
me demande même si jamais la grandeur morale
a tant éclaté qu'en cette occurrence du ti*epas de
renlumineur.
Pi'(>s[)er Vénard n'était pas encore enterré (jue,
déjà, vin_i;t feuilles rédigées par de justes écrivains
mentionnaient en gémissant les origines peu con-
nues de sa déchéance.
L'enlumineur n'avait pensé qu'à mangei*. Peu
dant dix ans on ne l'avait vu occupé, pour ainsi
dire, (pi'à cheidiei- de la nourriture. Il aurait fallu
vider les caisses publi([ues pourobtenir son rassa-
siement et tous les troupeaux de la Mésopotamie
n'auraient pu combler la voracité de ce défunt.
Mais enfin, <j:ràce à Dieu ! c'était fini. Le cyclone
de cette fringale s'était dissipé. Les autres liu-
UN HO M M K B I E >" NOURRI ^Oî»
mains, à leur tour, allaient être adnii.s alunctiunner
de la mandibule inférieure, et la société française,
délivrée d'un si grand péril, pourrait tranquille-
ment se remettre à table.
Les révélations affluèrent. — Je Tai nourri pen-
dant deux ans, disait l'un. — Il venait sans cesse
dîner chez moi, criait l'autre. — Je n'ai pu le voir
une seule fois sans qu'il se plaignît de crever de
faim, vociférait un troisième.
On découvrit avec stupeur que ce Vénard avait
été gavé par tout le monde, sans exception. Plus
de cinq cents personnes, peut-être, avaient été
occupées exclusivement à l'emplir du matin au soir,
et s'il était mort de langueur, comme l'affirmait
si étrangement le chef de service de l'hôpital, c'est
qu'alors il n'y avait jamais eu rien à faire et qu'il
eût été beaucoup plus sage d'y renoncer, etc.
— Tranchons le mot, écrivait un de nos plus adi-
peux critiques, c'est décourageant, c'est profon-
dément inéquitable. On a droit au moins à la
graisse des cochons qu'on alimente à si grand
frais. Ce monsieur n'était même pas capable de la
gratitude la plus Aulgaire.
C'était, ma foi, vrai. Mon ami le /y^<^^/o7Y' Vénard
mangeait assez bien, je ne dis pas non, quand il
en trouvait l'occasion, ce qui arrivait, je crois, un
peu moins souvent que la conjonction de N(q)tune
et de Jupiter, mais il léchait mal.
On ne put jamais lui faire comprendre qu'un ar-
tiste pauvre a le devoir de sucer l'empeigne d'un
-ilO HISTOJHES DESOBLKiKANTES
avorton littéraire (|iii le régala d'épliichures, un
certain jour, et (jiie plus il est grand artiste, plus
il a ce (lev(^ii\
Il comprit moins encore que l'emprunt d'une pièce
de cent sous dût l'engager éternellement aux jean-
foutreries de la complaisance et il Tut sans respect
pour les importants qui le dégoûtaient. De là sa
réputation d'ingratitude.
J'ai bien essayé de le défendre. J'ai même poussé
l'audace jusqu'à dire qu'il se pourrait, après tout,
que quelques repas dénués de faste se trouvassent
un million de fois payés par des travaux d'enlumi-
nure d'une incomparable magnificence, dont nul
ne soufflait mot, et que l'exilé du Moyen Age
avait offert simplement à ses bienfaiteurs.
Mais on m'a fermé la bouche en me faisant ob-
server que les polychromies invendables de ce
mangeur ne pourraient avoir une sorte d'intérêt
que pour les hommes de la seconde moitié du
vingtième siècle, époque assignée par quelques
prophètes pour la résurrection de Barberousse ou
de Gharlemagne.
En attendant, la légende est inextirpable, et les
ducs ou margraves, sortis des entrailles del'Anar-
chie, qui gouverneront l'Europe dans cent ans,
donneront peut-être des territoires en échange de
quelques miniatures de ce Yénard, si fameux au-
trefois par sa goinfrerie, et que ses infortunés con-
temporains s'exténuèrent à bien nourrir.
XXIV
LA FÈVE
Un beau jeune homme et une
belle jeune fille se sont épousés
avec enthousiasme. Après la cé-
rémonie, seuls enfin ! assis en
face lun de l'autre sur des chaises
confortables, ils se regardent
longtemps sans rien dire et crè-
vent d'horreur.
{Précis dliistoire contemporaine.)
^M^ONSiEUR Tertullien venait d'attraper la cin-
Xf J[ quantaine, ses cheveux étaient encore d'un
beau noir, ses affaires marchaient admirablement
et sa considération grandissait de jour en jour,
lorsqu'il eut le malheur de perdre sa femme.
Le coup fut terrible. Il aurait fallu de la perver-
sité pour imaginer une compagne plus satisfai-
sante.
21-2 1 1 1 s r ( » I m; s i > i: s « > m , i ( ; i; v .\ r k s
l^^llc avail viii<j;"l ans de; iiioms ([lu' son mari, le
visage le plus i'ag(HUant ([iii se pût voir et un ea-
l'aetère si délicieux ([u'ell(Mie laissait jiimais échap-
per une occasion de ravir.
Le magnanime Tertullien l'avait épousée sans
le sou. comme l'ont la plupart des négociants (jue
le célibat incommode et c{ui n'ont pas le temps de
vacpuu'à la séduction des vierges dilTiciles.
Il Tavait épousée « entre deux IVomages »,
disait-il avec enjouement. Car il était marchand
de fromages en gros et il aA^ait accompli cet acte
sérieux dans l'intervalle d'une livraison mémo-
ral)le de Ghester et d'un arrivage exceptionnel de
Parmesan.
Cette union, j'ai le regret de le dire, n'avait pas
été féconde, et c'était une ombre au gracieux ta-
bleau.
A qui la faute? Question grave qui pendait
toujoui's chez les fruitiers et les épiciers du Cros-
Caillou. Une bouchère hispide (jue le beau Ter-
tullien avait dédaignée l'accusait ouvertement
d'impuissance, au mépris des objections d'une
granuleuse matelassière qui se prétendait docu-
mentée.
Le pharmacien, toutefois, déclarait ([u'il fallait
attendre pour se former une opinion, et la bienveil-
lante masse des concierges désintéressés du litige
ajq)rouvait la circonspection de ce penseur.
Ceux-là disaient avec une grande autorité que
Paris n'a pas été bâti en un jour, que tout est
LA 1 EVE 213
bien qui finit bien, que qui veut voyager loin
ménage sa monture, etc., etc., et que, par consé
quent, il y avait lieu de présupposer l'événement
favorable qui mettrait, un jour ou l'autre, la der-
nière touche à l'éblouissante prospérité du fro-
mager.
On aurait pu croire (pi'il s'agissait d'un Dauphin
de France.
L'émotion fut grande quand on apprit la mort
soudaine qui fauchait de si légitimes espoirs.
A moins que TertuUien ne se remariât prompte-
ment, hypothèse que sa douleur ne permettait pas
d'accepter une seule minute, l'avenir de son éta-
blissement était fricassé, et ce fils de ses propres
œuvres, déjà si riche quoique parti du néant,
verrait à la fin sa clientèle passer à un successeur
étranger!
Perspective noire qui devait amertumer singu-
lièrement les regrets de l'époux en deuil.
Celui-ci parut, en effet, sur le point de culbu-
ter dans un gouffre de désespoir.
J'ignore jusqu'à quel point le rêve d'une des-
cendance fromagère le travaillait, mais je fus l'auri-
culaire témoin de ses beuglements douloureux et
des sommations extra-judiciaires qu'il se fit à lui-
même d'avoir à suivre sa Clémentine ;ui tombeau
dans des délais fort prochains que, d'ailleurs, il
ne fixa pas.
•24^4 II I s I () I H i:s in;s(> M M (. i; A NT Ks
Avaiil i.Mi le loisii" d'cLiulici' ;i ioiid ccl lioniine
sympallii(jii«' avec <|iii j'cnti'ctins, (iix ans, les
plus étroites relations ((timnereiales, il me l'ut
donné d'observer nu Irait admirable, quoique peu
connii, de son cai'actère.
Il avait une peur airoce d'être cocu. Tous ses
ancêtres l'avaient été, depuis deux ou trois cents
ans, et sa tendresse pour sa femme tenait surtout
à la certitude inébranlable d'être exceptionnelle-
ment assuré par elle de l'intégrité de son Iront.
Sa reconnaissance avait même quelque chose
de profondément cocasse et touchant. A la ré-
flexion, cebi finissait par devenir h peu près tra-
gique, et je me suis demandé parfois, avec stu-
peur, si la stérilité scandaleuse de Clémentine était
explicable autrement que par certains doutes bien
étranges que pouvait avoir TertuUien sur sa
propre identité et par une crainte sublime de se
cocufier lui-même, — en la fécondant.
Mais tout cela était trop beau, trop au-dessus
des Marolles, des Boudons ou des Livarots, et la
chose banale arriva qui devait inlailliblement
arriver.
Clémentine ayant restitué son âme au Seigneur,
l'infortuné veuf exhala d'al)ord, avec impétuosité,
les gémissements et les sanglots que recommande
la nature.
LA FEVE 245
Quand il eut payé ce premier tribut — pour me
servir d'une expression qu'il affectionnait — il
voulut, préalablement à la cérémonie des obsèques
dont la bousculade certaine le crispait d'avance,
mettre en ordre lui-même les reliques de l'adorée.
C'était là que sa destinée marâtre l'attendait.
Le labarum dérisoire des Tertulliens lui apparut.
Dans un tiroir mystérieux d'un meuble intime
que le plus ombrageux mari ne se fût jamais avisé
de soupçonner, il découvrit une correspondance
volumineuse autant que variée qui ne lui permit
pas de se cramponner une seconde.
Tous ses amis et connaissances y avaient passé.
A l'exception de moi seul, tous avaient été chéris
de sa femme.
Ses employés même — il trouva des lettres d'em-
ployés sur papier rose — avaient été simultané-
ment gratifiés.
Il acquit la certitude que la défunte l'avait
trompé nuit et jour, quelque temps qu'il fit, à peu
près partout. Dans son lit, dans sa cave, dans
son grenier, dans sa boutique, jusque sous l'œil
du gruyère et dans les effluves du roquefort ou
du camembert.
Inutile d'ajouter que cette correspondance mal-
propre le ménageait peu. On se' fichait de lui sans
relâche de la première ligne à la dernière.
Un employé du télégraphe, renommé pour la
finesse de son esprit, le blaguait d'une manière
aussi désobligeante que possible sur son com-
-216 IMS roi H KS DKSo 11 11 (. i; A N PKS
iiieirc, au poiiil dv se pcrnn'lh'c des allusions ou
des conseils (|ifil est impossible de publier.
Mais il V avait une chose inouïe, exorbilanlc,
l'abuleusi?, à détracjuer la constellation du (Capri-
corne.
A ce dossier mortifiant s'annexait une intermi-
nable st'i'ie de petits bâtons «pii l'i'tonnèrent et
dont la présence lui parut d'aboid inexplicable.
Mais appelant à lui la sagacité d'un Apache subtil
penché sur une piste de guerre, une clarté vive
l'inonda (juand il s'aperçut r[ue le nombre de ces
objets était précisément le nombre des adorateurs
encouragés de son infidèle, et (pie chacun d'eux
était entaillé au canif d'une multitude de coches
semblables à celles qui se pratiquent sur les souches
des boulangers.
Évidemment, cette Clémentine avait »'te une
femme d'un grand ordre et (pii tenait à se rendre
compte.
Le mari, écrasé d'hiiuiiliation, exprima le désir
bien naturel qu'on le laissât seul avec la morte et
s'enferma deux ou trois heures comme un liomme
qui veut se livrer sans contrainte à son affliction.
Quelques semaines plus tard, Tertullieii offrait
un dîner somptueux pour le jour des Rois.
Vingt convives mâles, triés aACC soin, se pres-
saient autour de sa table, lue magnificence non
LA FEVE 217
pareille était déployée. Chère exquise, abondante
et inattendue. Cela ressemblait au festin d'adieu
d'un opulent prince qui est sur le point d'abdi-
quer.
Plusieurs cependant éprouvèrent un moment de
gène à l'aspect du décor funèbre que l'imagina-
tion, désormais lugubre, du fromager avait em-
prunté sans doute à quelque souvenir de mélo-
drame.
Les murs, le plafond même étaient tendus de
noir, la nappe était noire, on était éclairé par des
candélabres noirs oii brûlaient des bougies noires.
Tout était noir.
L'employé du télégraphe, complètement dé-
monté, voulait s'en aller. Un jovial éleveur de
porcs le retint, déclarant cju'il fallait « se mettre à
la luiuteur » et ([u'il trouvait ça. « très rigolo ».
Les autres, un moment indécis, se détermi-
nèrent à narguer la mort. Bient(M, les bouteilles
ne s'arrétant pas de circuler, le repas devint tout
à fait hilare. Au Champagne, le triomphe du calem-
bour était assuré et les cochonneries commen-
çaient à poindre, lorsqu'un gâteau gigantesque
fut apporté.
— Messieurs, dit Tertullien, qui se leva, nous
allons vider nos verres, si vous voulez, à la mé-
moire de notre chère morte. Chacun de vous a pu
connaître, apprécier son cœur. \'ous ne pouvez
avoir oublié, n'est-ce pas ? son aimable et tendre
cœur. Je vous prie donc de vous pénétrer — d'une
2l8 IMSrolIlKS nKSOin.KlK ANTKS
lavoii tirs pcii'liculii'i'(\ — de son souvenir, avant
que soit découpé ce gâteau des Rois qu'elle (3iit
tant aimé à partager avec vous.
N'ayant jamais été l'amant de la IVomagère,
probablement parce que je ne l'avais jamais ren-
contrée, je n'avais pas été invité à ce diner et ne
pus savoir à qui échut la fève royale.
Mais je sais que le diabolique Tertullien fut
in([uiété par la justice pour avoir inséré, dans les
flancs énormes de cette galette frangipanée, le
cœur de sa femme, le petit cœur en putréfaction
de la délicieuse Clémentine.
PROPOS DIGESTIKS
TOUS les ventres étant pleins, on décida d'en
finir avec les pauvres.
A dix heures du soir, une trentaine environ de
plantigrades sublimes étaient tombés d'accord sur
ce point que les ce balançoires » fraternelles avaient
duré trop de siècles et qu'il était expédient de ver-
ser une ample réprobation sur cette classe guenil-
leuse qui se complaît malicieusement à fendre le
cœur des gens bien vêtus.
Diverses motions furent expectorées.
Le Psychologue roucoula qu'il n'y a de beau que
la pitié, la vraie pitié judicieuse qui s'émeut aux
gémissements du riche, et que c'est un crime social
d'encourager la paresse des mendicitaires.
Il ajouta qu'une administration lumineuse aurait
220 'iMsroinKs dksou li c; k \ > tks
le sctuci (le protéger ;iv.«nl loiil , ((jnlrc i-cs dciincis,
les intelli<^enres distiiigu(''es et les « âmes fines »
qui conservent encore parmi nous les ti'aditions
<l(' rdégance aristocratique et de l.i sensibilité.
La conclusion lut rotée par Kiancis([ue Lepion,
philosophe g-ras et plein d'cnergiequi réclama net-
tement les plus insalubres c()b)nies jjénitentiaires
pour tout citoyen français incapable de justifier
de trente mille francs de revenu.
Un homme libre qui avait eu des malheurs a
Gonstantinople et qui s'était icndu célèbre en exé-
cutant des rossignolades à la chapelle Sixtine du
suffrage universel, appuya ce juste vœu d'un ga-
zouillement tibicin.
Plusieurs poètes mucilagineux et inextricables
énumérèrent les châtiments afflictifs qu'une vigou-
reuse répression devrait exercer contre les impé-
nitents ou l(^s relaps de la misère.
Les fusillades, les mitraillades, les noyades, les
autodafés, les bannissements ou déportations en
masse, arrachèrent successivement des cris d'en-
thousiasme.
Il ai'riva même qu\iii bibliophile ayant sur lui,
par bonheur, l'édition princeps et rarissime de ce
fameux Bottiii des Supplices, en quatorze langues,
imprimé pour la première fois, au commencement
du neuvième siècle, à King-Tchéou-P'ou sur les
bords du Kiang, par iePlantindu Céleste-Em])ire,
en lut quel([ues pages et fit pleurer d'attendrisse-
ment tous les auditeurs.
PROPOS DIGESTIFS 221
Je ne finirais pas si j'entreprenais de rapporter
les apophtegmes transcendants que débitèrent, en
cette occasion, les femmes parées qui se trouvaient
là, et dont la raison est si supérieure à celle de
l'homme, comme chacun sait.
D'ailleurs, tout ne sera-t-il pas dit quand on
saura que cela se passait chez l'éblouissante vida-
messe du Fondement, de qui l'époux trop heureux
s'est couvert de gloire en négociant le traité bila-
téral, — si longtemps considéré dans les cabinets
européens comme un rêve irréalisable, — qui
unit désormais, enfin! la principauté de Sodome
à la République Française ?
Ma conscience d'historien ne me permet pas
d'omettre un individu bizarre et passablement in-
déchiffré, dont la mise précaire étonnait dans un
tel milieu.
On le surnommait familièrement Apemantus et
il était le Cynique. Cette qualité précieuse lui
conférait une espèce de bien venue dans certains
groupes ultra-superfins qui prétendaient à l'athé-
nianisme suprême.
— De quoi vivez-vous ? lui demanda mécham-
ment un jour, en présence de cinquante personnes,
la plus acariâtre des poétesses.
— D'aumônes, madame, répondit-il simplement,
avec un sang-froid de poisson mort.
15
^Jti2 1 1 1 s r () 1 lu; s i n: s o ni, k ; i: .\ .n r k s
lU'j)()us(3, d'ailleurs iuexactu, qui le caractérisait
très bien.
On ne l'embêtait pas troj), lui sachant la dent
cruelle, et parfois il dégainait une sorte d'éloquence
bai'barc (pii l'imposait à l'attc^ntion des iuattentil's
les ])lus l'cti'actilcs ou des délicats les plus cris-
pés.
En somme, il disait tout ce (pi'il voulait, privi-
lège rare que ne lui contestait personne.
La maîtresse du lieu le pria donc, ce soir-là. de
manifester son sentiment.
— Alors, tant pis, ce sera une histoire, dit
Apemantus, une histoire aussi désobligeante que
possible, cela va de soi; mais auparavant, vous
subirez, — sans y rien comprendre, j'aime à le
croire, — quelques réflexions ou préliminaires
conjectures dont j'ai besoin [)Our stimuler en moi
le nari'ateur.
11 est malheureusement indiscutable que la pau-
vreté contamine la brillante face du monde, et il
est tout à fait fâcheux que les dames pleines de
parfums soient si souvent exposées à rencontrer
de petits enfants qui crèvent de faim.
Je sais bien qu'il y a la ressource de ne pas les
voir. Mais on sent tout de même qu'ils existent ;
on entend leurs supplications inharmonieuses, on
risque même d'attraper un peu de vermine, —
vous savez bien, mesdames, cette ignoble vermine
pédiculaire (jui « ne se laisse pas caresser aussi
volontiers que l'éléphant », comme disait notre
l' H O P G s D 1 G K S T 1 1- S ^3
grand poète Maldoror, et qui abandonne elle-même
de bon cœur le nécessiteux pour se fourrer dans
les manchons ou les pelisses d'un inestimable
prix.
Tout cela me plonge dans une affliction très
amère, et j'applaudis avec du délire à la haute
idée d'une immolation générale des indigents.
Toutefois, en attendant la bonne nouvelle des
massacres, me sera-t-il permis de demandera ceux
d'entre vous qui ne se sont jamais grattés, s'il
leur fut donné d'observer, sans télescope, l'iné-
gale répartition de la certitude philosophique en
ce qui touche quelques axiomes prétendus ?
Pour parler d'une autre manière, où trouver un
homme, non encore vérifié et catalogué comme
idiot de naissance ou comme gâteux, qui osera
dire qu'il n'a pas l'ombre d'un doute sur sa propre
identité ? Car tel est le point.
Très ingénument, je déclare que, songeant par-
fois au récit de l'Evangile et à l'étonnante multi-
tude de pourceaux qui fut nécessaire pour loger
convenablement les impurs démons sortis d'un seul
homme, il m'arrive de regarder autour de moi avec
épouvante...
— Pardon, monsieur, dit un paléographe, il me
semble que vous allez un peu loin.
— Je suis donc dans mon chemin, répliqua l'im-
perturbable en s'inclinant, car c'est justement très
loin que je veux aller.
224 HlSTOlllKS DKSOin.KiKVNTES
— Voyons, reprit-il avec bonhomie, je vaux
bien condescendre à être tout à fait clair, (^uel est,
dans notre littérature la plus accréditée, je veux
dire le roman-feuilleton ou le théâtre, quel est,
dis-je, le truc suprême, irrésistible, indéfectible,
primordial et fondamental ?
Quelle est, si j'ose m'exprimer ainsi, la ficelle
qui casse tout, Tarcane certain, le Sésame de
Polichinelle qui ouvre les cavernes de l'émotion
pathétique et (jui fait infailliblement et divinement
palpiter les foules ?
Mon Dieu ! c'est très bête, ce que je vais vous
dire. Ce fameux secret, c'est, tout bonnement,
Vincertitudesur Videntité des personnes.
11 y a toujours quelqu'un qui n'est pas ou qui
pourrait ne pas être l'individu qu'on suppose. Il
est nécessaire qu'il y ait toujours un fils dont on
ne se doutait pas, une mère que personne n'aurait
prévue ou un oncle plus ou moins sublime qui a
besoin d'être débrouillé du chaos.
Tout le monde finit par se reconnaître et voilà
la source des pleurs. Depuis Sophocle, ça n'a pas
changé.
Ne pensez-vous pas, comme moi, que cette im-
perdable puissance d'une idée banale tient à quelque
symbole, ^\K\iiV^9 pressentiment très profond, cher-
ché, depuis trois mille ans, par les tâtonnants in-
PROPOS DIGESTIFS 225
venteurs de fables, comme Œdipe aveugle et dé-
sespéré cherche la main de son Antigone ?...
Nous parlions des pauvres, n'est-ce pas ? Nous
y voilà donc. Cette mécanique émotionnelle est
inconcevable sans le Pauvre, sans l'intervention
et la perpétuelle présence du pauvre dont je solli-
cite, par conséquent, le maintien au théâtre et dans
les romans.
Le riche, au contraire, ne peut prétendre à au-
cune sorte de « boisseau ». Il est impossible à
cacher, puisqu'il est partout chez lui. Il crève l'œil,
il sue son identité par tous ses pores, du moins en
littérature. L'univers le dévisage et Dieu même
est tellement embarrassé pour lui fabriquer un rôle
dans ses Mystères qu'il a dû lui abandonner les
pratiques vieillotes et négligeables de la bienfai-
sance.
Si donc il est nécessaire et même tout à fait ur-
gent de massacrer, j'ose ouvrir le propos d'une
sélection préambulatoire, d'une concluante et irré-
fragable vérification des individus.
— L'anthropométrie des âmes, alors, précisa le
psychologue qui s'embêtait ferme.
— Ce chien de mot ou tout autre qui vous con-
viendra, j'y consens. Mais, de toutes manières,
il faudrait le crible de Dieu, car je veux bien que
le Diable m'emporte si quelqu'un, ici ou ailleurs,
a le pouvoir de se délivrer à lui-même un passe-
port quelque peu valable.
Nul ne sait son propre nom, nul ne connaît sa
"Mit MISTOIUKS IIKSO hl-Kii; AN r KS
propre l'ace, jmrcc cpic mil ne sait de ipiel jierson-
nage mystérieux — et jxuit-ètre mangé des vers,
— il tient essentiellemenl la plare.
— Vous vous fichez de nous, Apemantus, inter-
vint alors Mme du Foi^dement. Vous nous aviez
promis une histoire.
— Vous y tenez donc. Soit.
« l in homme riche avait deux [ils. Le plus jeune
dit à son père :
« — Mon père, donne-moi la part de bien qui
doit me revenir.
« Et le père leur partagea son bien.
« Peu de jours après, le plus jeune fils ayant
rassemblé tout ce qu'il avait, partit pour une
région lointaine, et là, dissipa tout son bien en
vivant luxurieusement... »
— Ah ! ça, s'écria impétueusement la petite* ba-
ronne du Carcan d'Amour, par qui la mode fut
inventée de se décolleter un peu au-dessous du
nombi'il, mais c'est la parabole d(^ TEnfant pro-
digue (pi'il nous débite, ce monsieur. Il va nous
apprendre que son héros fut réduit à garder les
porcs, en mourant de faim et qu'un beau jour,
las du métier, il revint à la maison de son père,
qui se sentit tout ému. le voyant arriver de
loin.
— Hélas ! non, madame, repondit Apemantus
l» KO PU s DIGESTIIS
•2:>7
d'une voix très grave, ce furent les cochons qui
arrivèrent...
La conversation en était là, lorsque Quelqu'un
qui ne sentait pas bon fit son entrée dans l'appar-
tement.
oOOp
XXVI
LE CABINET DE LECTURE
Lu littérature est indispensable.
MAIS, tonnerre de Dieu! quand on vous dit
qu'il y a quelqu'un.
Orthodoxie Panard, qui s'acharnait sur la ser-
rure, depuis un instant, prit la fuite, entendant
la voix redoutée de son oncle paternel.
Ce cabinet de lecture était si cocassement amé-
nagé qu'un seul individu pouvait en jouir à tour
de rôle, et il y avait dix personnes dans la maison.
Il y avait le père Panard et la mère Panard;
les quatre héritiers Panard : Athanase, Héliodore,
^ Démétrius et Orthodoxie; puis l'oncle Justinien,
la tante Plectrude et la tante Roxelane. Enfin, h\
vieille bonne Palmyre. Cela faisait dix, bien
comptés. C'était absurde.
'280 iiisroinKN in;s() im.k; K A N iKs
\A i-t'iiiaiNjucz (|iit; loiil (•(.' iiiuiid('-l;i, s;iiis L'.vccp-
Icr l*;iliiivi"' ('||('-inr'in(\ avait ou |Kni\ait avoir
«les ln'soiiis iiilclIccliKîls (le la iiatiiic la plus inipé-
l'icusc.
A (|U('l(|tit' liciiic (|ur ce fùl, ou clail loujours
sûr (le I rouvcr (|ut'l(|n'uu. Farl'ois ou se bousculait
à la p(Hli'.
il y avail di- (|uoi dégoûter de la famille.
Inij)ossil)le de faire eutendre raisou à ce grigou
de l^iuard, uu ancien professeur de grec, membre
de rinstitut s'il vous plaît, qui ne se lavait jamais
les luaiiis pai' mesure d'économie, et <[ui décla-
m;»it les imprécations d'Ilécube, dans le texte
même d'Euripide, quand ou lui pailait de cons-
truire un second local.
L'argent ne lui iuan(puiit pourtant pas, depuis
le fameux héritage (pii avait fait de ce traducteur
de Pliilostrate un propi'iétaire important.
Mais la littérature contemporaine dont s'alimen-
taient surtout l(.'s Panard sortis de son flanc, étant
dénuée pour lui d'intérêt, il prétendait qu'on se
contentât des lieux actuels et feignait de ne pas
entendre les optatives insinuations de ses hoirs.
Le plus intolérable des compétiteurs, c'était
l'oncle Justinicm, un colonel de orendarmerie en
retraite qui n'en finissait jamais.
(^uand l'animal avait réussi, une bonne fois, à
s'iulrrxhiire, les supplications et les pleurs étaient
inutiles. Il fallait attendre une heure qu'il eût fini
de paperasser.
L K C A B I N K T HE L K C T U M H ^2'^ \
Si, (lu moins, cette basane, ce gâteux fétide
qui n'aboutissait pas, ce pourvoyeur démantibulé
de la guillotine avait eu des motifs élevés pour
prolonger ainsi les vacations, pour s'attarder indé-
finiment dans le cabinet précieux, trois ou quatre
fois par jourî
Mais non. Ce vétéran de malbeur, que le ciel
s'obstinait à ne pas confondre, avait toujours été
incapable de lire autre chose que des signalements
de malfaiteurs ou des ordres d'arrestation. •
— Que pouvez vous faire là-dedans? bonté di
vine! criait tante Plectrude, enlevant ses deux bras
arides vers les étoiles, car il se levait sous^ent au
milieu des nuits.
— Je fais ma correspondance, répoudait-ii, avec
la finesse d'un gendarme qu'on ne prenait pas sans
vert.
De tout cela, plus que personne, Orthodoxie
était malheureuse. C'était une jeune fille d'une
grâce peu commune, qui avait des relations litté-
raires et prenait des leçons de bicyclette.
Son frère Athanase, qui déjà, se lançait dans le
symbolisme, lui avait fait connaître le chef d'école
Romano-Spada, ([ue ses racines grecques firent
exceptionnellement agréer du vieux Panard, et
l'avisé Romano profita bientôt de cet accueil pour
faufiler son inséparable ami, le grand Papadia-
mantopoulos.
'2'M H I s T () I H K s D K S O H L I G K A N T K S
l^n jour lîK'ino, lt;s dei'iauL'es Wum lugitimiis du
pmlessuur furent assez vaincues pour qu'on put
inviter lo non-pareil, le suréminent Péritoine, qui
daigna venir sans façon, à la bonne fianquette,
avec son auréole de travail.
Enfin, la table s'élargissant, plusieurs Ivlephtes,
à leur tour, avaient reru l'hospitalité pour l'amour
du l^inde.
Il est vrai qu'un tel surcroit de convives ren-
dait |)lus inaccessible encore le petit endroit,
aulaal ({uc jamais, d'ailleui's, occupé malicieuse-
ment par Justinien, qui n'en sortait que pour Faire
a table d'irrémissibles incongruités.
Cette circonstance mettait une ombre au tableau,
et, je le répète. Orthodoxie en souffrait jusque
dans ses recoins les plus délicats.
Vierge aimable qui ne demandait qu'à s'ouvrir !
Fleur charmante qu'un souffle eût épanouie ! Com-
bien ne lui eùt-il pas été facile, sans Tavaricieuse
chiennerie de son père, de se pousser dans le
joyeux monde, où l'eussent efficacement patronnée
de si dignes maîtres !
Par malheur, il aurait fallu rompre audacieuse-
ment avec un vieillard pleins de préjugés, que cette
affluence d'apôtres inquiétait déjà et qui parlaitde
congédier l'Attique et le Péloponèse.
Avec angoisse elle voyait venir le moment où
elle serait à peu près réduite, comme auparavant,
à se cultiver elle-même...
Ah ! si Panard avait consenti seulement à lui
LE CABINET DE LECTURE 233
laisser lire les brillantes productions des psycho-
logues ou des mages ! Mais il n'y avait pas moyen
d'y songer. Toutes les œuvres nouvelles que les
auteurs ou les éditeurs envoyaient avec dédicaces
au membre sévère de l'Institut étaient expédiées
illico dans ce dérisoire cabinet où il était impos-
sible de se recueillir un quart d'heure.
Et, il n'y avait pas à dire, c'était Tunique res-
source. On ne pouvait s'instruire que là. Quant à
emporter les brochures avec soi, il fallait en bannir
l'espoir. La rage du vieux pion, qui i'ouiHait par-
tout, eût éclaté d'une manière terrible si quelqu'un
s'était avisé de détourner un seul tome de cette bi-
bliothèque privée dont il avait le catalogue dans
son implacable mémoire. Il fallait absolument les
utiliser surplace.
Or Justinien en faisait un scandaleux abus.
Quand il avait compulsé des études de mœurs ou
des recueils de poésies, les feuilles étaient dans
un tel état qu'on devait, en gémissant, renoncer à
les parcourir après lui. Les dédicaces mêmes y
passaient.
La sentimentale Orthodoxie en perdait la tète,
ne parvenant pas à retrouver le fil des histoires,
se voyant tout à coup privée d'un chapitre décisif
qui l'eût éclairée, sans doute ; forcée, malgré son
inexpérience, de bâtir elle-même des épisodes im-
probables, de conjecturer d'impossibles dénoue-
ments.
'2H't lllsrolHKS IlKSOlil.l (. KA.NTES
La iK'Cessitt', dit-on, rend ingônioux. Cette his-
toire vi'ridiqne va nous en Fournir la preuve.
Il arriva qu'un certain jour iiii robuste coniniis-
sionnaire apporta les œuvres ((unplètes du célèbre
romancier russe I borborygme, qu'on A'enait enfin
de traduire.
Depuis longtemps, la jeune Tille rêvait de lire
les pages émollientes et pbilharmonifjues de ce
Moscovite relâché. Mais il était trop facile de pré-
voir que cette masse précieuse n'échapperait pas
à la destinée commune des papiers lyriques ou
documentaires dont le cabinet de lecture s'emplis-
sait continuellement.
Pour conjurer cette catastrophe, il n'y avait pas
une minute à perdre. Orthodoxie alla donc trouver
sur-le-champ la tante Hoxelane, qui se piquait aussi
de littérature et (|ui était certainement, après elle,
la personne la plus euphonique de la famille.
Non moins ladresse, d'ailleurs, que Panard,
celui-ci la considérait attentivement pour les capi-
taux aimables qu'elle possédait et qu'elle manipu-
lait avec prudenc»'. Elle seule échappait à l'inqui-
sition du uiania((ue et son seuil était respecté.
En quel([ues instants fut ourdie la conspiration.
Les d<Mix femmes arrêtèrent que le grand homme
(échapperait aux mains |)rofanantes du colonel de
gendarmerie, et Pahnyre, corrompue par d'illu-
T. K CAHINKT 1> K LECTLIU: -l'ào
soires promesses, traîna le colis dans la chambre
de Roxelane.
Il V eut alors quelques beaux jours, la tante et
la nièce lisant et pleurant ensemble...
Malheureusement, lavibi'ante Orthodoxie ne put
assez contenir son enthousiasme. A son insu, des
idées et des métaphores slaves lui échajipc'rent,
et la défiance de Panard, un beau matin, s'éveilla.
Le mot rouble ayant été prononcé par l'impru-
dente, qui croyait parler d'or, il se leva de table
comme un homme frappé d'une lueur subite et se
précipita dans le cabinet, au moment même où
l'éternel Justiiiien venait d'en sortir.
On l'entendit longtemps fourrager avec énergie
dans les archives, nul n'osant bouo-ei', tellement
l'orage était proche.
Il reparut à la fin, pâle et rouge, assez semblable
à quelque tison mal éteint sur lequel soufflerait la
bise. I
— Où sont mes Borborygmes ? hurla-t-il.
Tante Plectrude, informée du micmac, essaya
de détourner le cyclone sur Justinien. Mais celui-
ci ayant juré, par sa croix et par ses bottes, qu'on
le soupçonnait injustement, la véracité de ce gen-
darme ne put être mise en doute.
Orthodoxie, à son tour, comblée d'effroi, chargea
si obstinément ses frères Athanase, Héliodore et
Démétrius, qui ne savaient même pas de quoi il
retournait, que le discernant patriarche démêla
sans peine leur innocence.
'VM'y IIISTOIHKS nESOBLIOEANTES
Lg cas était pravr, et le chàtinieiit fut propor-
tionné an délit. Il l'allnt rrstitner les précieux
hou(|uins, (pii prirent incontinent la même route
(|ue leurs devanciers, et ce fut Toncle trois fois
odieux qui en profita presque seul, cette littérature
agissant sur lui avec tant de force qu'il n'émer-
geait |)lus de son antre qu'aux heures des repas.
Oithodoxie, dont la douleur fut déchirante, par-
vint cependant à se consoler. Elle a même fini
par comprendre que tel est le jugement dernier de
tous les papiers humains, que les lectures se font
généralement ainsi dans les familles où la raison
prédomine, et ({ue de tangibles félicités sont plus
estimables que les décevantes élucubrations de
quelques rêveurs...
Mais, que dis-je ? n'avait-elle pas surtout décou-
vert, en cette occasion, la profonde vérité de
l'axiome formulé par une de nos poétesses, et qui
fut désormais pour elle un principe de lumière :
Avant de parler, il faut tourner sept fois sa
langue dans la bouche... de son voisin.
^^^è^^^
XXVII
ON N EST PAS PARFAIT
EscuLAPE Nuptial, s'étant assuré que le vieillard
avait reçu un nombre suffisant de coups de
couteau et qu'il avait certainement exhalé ce qu'on
est convenu d'appeler le dernier soupir, songea
tout d'abord à se procurer quelque divertissement.
Cet homme judicieux estima que la corde ne sau-
rait être toujours tendue, qu'il est sage de respi-
rer quelquefois et que toute peine vaut son salaire.
Il avait eu la chance de mettre la main sur la
forte somme. Heureux de vivre et la conscience
délicatement parfumée, il allait çà et là, sous les
marronniers ou les platanes, respirant avec délices
l'odorante haleine du soir.
C'était le printemps, non l'équivoque et rhuma-
tismal printemps de l'équinoxe, mais le capiteux
-238 1 1 I > r « » F H K s U K s () l{ L l G K A N T E s
renouveau du cuminencMMnent de juin, lorsque les
(lémeaux cidacés reculent devant rÊcrevisse.
Kseulajtc, inondé d'impressions suaves et les
yeux mouilles d(^ pleurs, se sentit apotiT.
Il désira le bonheur du genre humaiu, la iVatt r-
nité des bêtes féroces, la tutelle des opprimés, la
consolation de ceux (jui souffrent.
Son conii' plein de pardons s'inclina vers les indi-
gents. Il répandit dans des mains tendues l'abon-
dante monnaie de cuivre dont ses poches étaient
encombi'ées.
Il entra même dans une église et prit part a la
prière en commun que récitait un troupeau fidèle.
Il adora Dieu, lui disant qu'il aimait son pro-
chain comme lui-même. Il rendit grâce pour les
biens qu'il avait reçus, se reconnaissant tiré du
néant.
Il demanda que fussent dissipées les ténèbres qui
lui cachaient la laideur et la malice du péché, fit
un scrupuleux examen de conscience, découvrit en
lui des imperfections tenaces, de persistantes brou-
tilles : mouvem«'nts de vanité, impatiences, dis-
tractions, omissions, jugements téméraires et peu
charitables, etc., mais surtout la paresse et la né-
gligence dans l'accomplissement des devoirs de
son état.
Il termina par un l)on propos d'être moins fra-
gile désormais, implora le secours du ciel pour les
agonisants et les voyageurs, demanda, comme il
ronviont. d'f^tre protépfé pprirlant \',\ nuit. et. péné-
ON N E s T PAS PARFAIT 239
tré de ces sentiments, courut au plus prochain
lupanar.
Car il tenait pour les joies honnêtes. Ce n'était
pas un de ces hommes qui se laissent aller facile-
ment aux dissipations frivoles.
Il penchait plutôt du côté de la rigueur et ne se
défendait qu'à peine d'une gravité ridicule.
Il tuait pour vivre, parce qu'il n'y a pas de sot
métier. Il aurait pu, comme tant d'autres, s'enor-
gueillir des dangers d'une si chatouilleuse profes-
sion. Mais il préférait le silence. Pareilles au con-
volvulus, les fleurs de son âme ne s'épanouissaient
que dans la pénombre.
Il tuait à domicile, poliment, discrètement et le
plus proprement du monde. C'était, on peut le dire,
de la besogne joliment exécutée.
Il ne promettait pas ce qu'il était incapable de
tenir. Il ne promettait même rien du tout. Mais ses
clients ne se plaignirent jamais.
Quant aux langues venimeuses, il n'en avait cure.
Bien faire et laisser dire, telle était sa devise. Le
suffrage de sa conscience lui suffisait.
Homme d'intérieur, avant tout, on ne le voyait
que très rarement dans les cafés, et les malveillants
eux-mêmes étaient forcés de lui rendre cette justice
qu'en dehors du bordel, il ne voyait à peu près per-
sonne.
->/^{) Il 1 s I») 1 IU;S HKSOIM. Kl KA.N TKS
Dans cette demeiin^ lios|)italit're, il avait fixé sa
(lilectioii sur iinc jeiiiii; fille légèrement vêtue qui
faisait prospérer rétablissemimt (?t({ue sa pivcocité
(le virtuose désignait à l'enthousiasme.
A peine au sortir de l'enfance;, de nonibieux sa-
lons l'avaient admii'ée déjà.
L'heureux Esculape avait eu l'art de s'en faire
aimer, et le temps paraissait « suspendre son vol » ,
(piand ccîs deux êtres étaient penchés, l'un vers
l'autre, sur le lac mystique.
La ravissante Loulou ne voulait plus rien savoir
aussit(M ([u'a[)paraissaitson petit Cucu, et souvent,
celui-ci fut contraint de la ramener au sentiment
pi'ofessionnel de son art, quand les vieux messieurs
s'impatientaient.
Elle lui donnait, en retour, des indications pré-
cieuses...
Enfin, ils plaçaient avec discernement d'assez
jolies sommes. Loulou n'usait presque rien, l'air
et la lumière; suffisant à peu près à sa toilette quo-
tidienne, (pii ('tait toujours très simple et d'un goût
parfait.
Déjà nn^'Uie, ils entrcîvoyaimt la récompense,
rheureux avenir qui les attendait à la campagne,
dans quelque chaumière enfouie sous les lilas et
les roses, qu'ils achèteraientunjour,et la vieillesse
paisible, dont la Providence rémunère ceux qui ont
bravement combattu.
Oui, sans doute, mais hélas ! qui pourra dire
combien sont vaines les pensées des hommes?
ON N EST PAS PARFAIT 241
Ce qui va suivre est excessivement douloureux.
Cette nuit-là, Esculape ne parut pas. La maison
en souffrit plus qu'on ne peut dire.
La pauvre Loulou, d'abord fébrile, puis agitée,
et enfin hagarde, cessa de plaire.
Un notaire belge, qui avait apporté les fonds
de ses clients, reçut une retentissante paire de
claques, dont les passants s'étonnèrent.
Le scandale fut énorme et le décri parut immi-
nent, ^lais elle ne voulait « entendre à rien ni à
personne ». Son inquiétude montant au délire, elle
poussa le mépris des lois jusqu'à ouvrir une fe-
nêtre demeurée close, depuis le dernier 14 juillet,
et appela son Cucu, d'une voix terrible, dans le
grand silence nocturne.
Quelques pasteurs protestants prirent le large,
non sans avoir exprimé leur indignation, et, dès
le lendemain, les journaux graves pronostiquèrent
tristement la fin du monde.
Dois-je le déclarer? Esculape faisait la noce,
Esculape avait rencontré un serpent.
Comme il rentrait sagement au bercail d'amour,
il fut accosté par un camarade d'enfance qu'il
n'avait pas vu depuis dix ans et qui parvint à le
débaucher, pour la première fois de sa vie.
J'ignore les sophismes que déploya cet ami fu-
neste pour le détourner de l'étroite voie qui mène
242 HISTOIHES nKSOfM.Ki KANTKS
au ciel, mais ils se soùlci'ciit à ce point ((ue, vers
Tauroïc, ramant désorbité du la gémissante Lou-
lou prit une voiture pour aller chercher un Com-
h(it spirituel qu'il se souvenait d'avoir oublié, lu
veille, chez son machabée, et (ju'il jugeait tout à
fait indispensable à son progrès intérieur.
Le fidèle compagnon de sa nuit le conduisit,
comme par la main, jusque dans la chambre du
mort, où le commissaire de police l'attendait obli-
geamment.
Et voilà comment une seule déi'aillaiicc brisa
deux carrières.
On n'est pas parfait.
XXVIII
SOYONS RAISONNABLES !
POURQUOI ne mangez-vous pas, mon père ?
demanda Suzanne, dont les yeux s'emplirent
de larmes. Voilà deux jours que vous ne touchez
à rien et que vous ne voulez voir personne. Vous
n'êtes pas malade, cependant : vous auriez fait
appeler le docteur. Vous avez donc quelque gros
chagrin que vous ne voulez pas me dire? Je ne suis
plus une petite tille, vous le savez hien, et j'aurais
tant de bonheur à a-ous consoler !
Le personnage à qui s'adressait ce discours
n'était pas moindre que le fameux Ambroise Chau-
montel, qui occupa de ses affaires la moitié du
globe, l'aA'Ocat incomparable dont l'éloquence eût
embrouillé jusqu'aux filaments du chaos et pétrifié
les ténèbres.
"244 1 1 1 s r ( > I u K s n i: s < mm . i ( ; k \ n t k s
Le iiiaitrc avait ('ii\iinii soivaiilr ans et iir se
renvoyait pas dire. Il le dcclaiail lui-mT'in»' à tout
le inonde, en tonte oecasion, cai' c'était sa douce
nianir d'aspirer à la dii^iiit)' des pal riardics.
\ eninienseinent (piel(jues ^i^ an\ l'a \ aient accusé
de teindre ses cheveux en h/atic, afin (Ti'li'e plus
anofuste en plaidant pour l'orphelin. Mais il main-
tenait si^nànie inliniinent au-dessus de renvie dont
les inî[)uissantes l'ièches venaient ex;[)irer à sabîise.
La décourageante réputation qu'il s'était acquise
en un quart de siècle de barre, sa grande fortune
et le haut éclat d'un nom ([ue plusieurs généra-
tionsde braillards avaient illustré, nn-ttaient entre
lui et la multitude vile d'infranchissables éten-
dues.
Enfin il jouissait d'une sorte de considération
tout anglaise que rien ne semblait pouvoir enta-
mer et passait, avec raison sans doute, pour une
figuni peu excitante, mais combien précieuse! de
l'intégrité professionnelle.
Il faut croin» (pie, C(^ jour-là, d'étranges soucis
l'obsédaient, cai- il ne répondit pas à sa fille et de-
vint pins morose encore, fixant de ses deux gros
yeux habitués aux dignes regards, un objet quel-
conque dont l'image se peignait en vain dans sa
rétine.
Il chei'issait à sa manièi'e cette enfant aimable
dcNcnne miraculeusement une belle' fille, dont la
mère, enterrée depuis dix ans, avait été emportée,
pai- une attaque fondi'ovante de respect.
SOYONS H V I S O N N V R L E S "245
Les gens racontaient que son mari avait été pour
la pauvre femme quelque chose comme le Sinai et
qu'elle avait fini par en mourir.
Suzanne, plus heureuse, avait réussi à se faire
à peu près aim(M\ Par l'effet d(; mouvements inté-
rieurs difficilement explicables, le sourcilleux et
pinaculaire Cliaumontel s'était incliné vers sa fille.
Pour elle seule, il est vrai, le bois de son. cœur
s'était assoupli. 11 poussait la condescendance jus-
qu'à souffrir ses caresses, jusqu'à hii permettre
quelques locutions affectueuses, quelques propos
familiers...
Néanmoins, ce jour-là, je le répète, rien ne pou-
vait mordre. Chaumontel était remonté sur sa co-
lonne.
Suzanne, renonçant elle-même à déjeuner, vint
passer l'un de ses bras autour du cou de son père
et, d'une voix qui eût adouci des singes féroces,
le supplia de parler.
— Tu ne peux comprendre cela, mon enfant, dit-
il à la fin, tout à fait austère.
Et, se levant de table, comme un homme fatigué
de porter le monde, il se retira lentement, sans
ajouter un seul traître mot.
Or, voici ce qui s'était passé.
Deux jours auparavant, Chaumontel avait ren-
contré Hardache.
*2^i lll>l«)|IUS nKSn in.HiKA.N TKS
Tous les vieux rinl^'urs ont connu liai-dache, le
long Agénor Banlache, (pii fui si joli dans les der-
nières années du second Empire, quand il débuta.
A cette époque lointaine, on le surnoniniail, rue
Marbeul', la rri/injuHUté des parents. Lv diôlceut
de l'iers succès, dont (juel({ues gâteux se scnivien-
nent. Des personnages illustres rentretinrent, et
de l'iers généraux, tannés par le ciel d'Afrique, lui
offrirent des bou({uets rares.
Après la Commune, ([ui l'avait orné, je crois, de
(juel([ues galons, il disparut, pour (juehjues années,
dans les profondeurs du nadir.
Les trottoirs et les bois sacrés le revirent un
jour, mais combien changé ! Désormais barbu,
jaune et sale, il ressemblait à un arbre aride qui
aurait poussé de trop longues branches. La face
anguleuse et phufuée de lividités singulières, en
dépit des maquillages et des fards, faisait penser à
ces effigies du Mal sans pardon que le Moyen Age
a tant sculptées, sous les pieds des saints, dans
les coins obscurs de ses basiliques.
Pour les imaginatifs, ce fantôme de boue devait
avoir les mains moites de la sueui* des agoni-
sants, et on l'appelait définitivement le Caddvre,
dans l'étrange monde pseudonymique où il fré-
quentait.
Particukirité fort sinistre, les jointures de ses
os craquaient en marchant, comme il est raconté
de Pierre le Cruel.
Ostensible, d'ailliuirs, autant que le puisse être
SOYONS raisonnables! «2-47
un abominable scélérat, il avouait une situation de
journaliste d'affaires et cherchait un riche ma-
riage.
Ghaumontel, content de lui-même et qui venait
de serrer d'honorables mains sur le seuil de la Pre-
mière Chambre, se préparait à monter dans sa voi-
ture, quand il fut arrêté par cet écumeur depour-
rissoir, qui lui touchait familièrement l'épaule.
— Eh ! bien, petit Verbe Déponent, on ne re-
connaît donc plus les amis ? dit le Cadavre.
L'avocat, suffoqué, recula.
— Mais, monsieur, qui êtes- vous ? Je ne vous
connais pas.
— Tu ne me reconnais pas, mon chéri ? J'ai donc
bien changé! Entrons d'abord dans ton corbillard.
Je vais te rafraîchir Ja mémoire.
— Baptiste! cria Chaumontel, allez me chercher
un agent tout de suite !
— Ah ! prends garde ! petit Déponent de mon
cœur, si tu fais du pétard, je bouffe tout. Je ra-
conterai au commissaire de police nos farces de
jeunesse, la petite maison de Marly et la chambre
des gros soupirs où on s'est tant amusé. Je pour-
rai même lui faire admirer ta photographie, que je
porte toujours sur moi. . . tu sais bien, ta photogra-
phie (( en fleur des champs qu'on va cueillir »,
que tu m'offris si gentiment, — l'ayant fait exé-
«218 1 1 1 s r < ) I in: s i»k s < > in . i ( ; k \ n r k s
ciiliM- poiif moi st'iil, — en l'apostillant d'une sug-
gestive (lé(iieac(; ?
A ces mois, le père de Suzanne, devenu très
pâle, r;i|)pel;i priM-ipitauMnent le eoelier el, se
vovant observe, [)()ussa Iui-mênn3 dans sa voiture
rc'pouvantable compagnon ((ue lui envoyait son
destin. Sur un ordre brel, Tatteiage partit au grand
trot.
— \'(>vons, c'est tie l'argent ([u'il vous faut?
comniença-t-il.
— De l'argent !' répondit l'autre. Poui" ([ui me
piciids-lii ■' J'ai l'honneur, nnonsieur Chaumontel,
de vous demander la main de mademoiselle votre
l'ille.
— La main de ma l'ille ! hurla le transfuge de
Sodome, qui se sentit père, la main de; ma l'ille !
Est-ce que vous allez mêler le nom de ma l'ille à
vos ordures, maintenant.-^
— Allons, allons, cher ami, un peu de calme et
soyons rdisojindbles ! s'il vous plait. Nous ne
sommes plus des enfants, n'est-ce pas? ni même
des jeunes gens. Le temps des belles folies est passé.
.J'ai p(M'du tous mes avantages, je me déplume de
jour en jour, je m'embête à crever et j(i vis àpeine.
Je veux devcMiir honorable, comme vous-même,
cher ami. Pour cela, il me faut d(; l'argent, sans
doute, niîiis il me faut une femme. Il était assez
naturel ([ue je jetasse les yeux sui- vous (pii pou-
viez m(î d(^nn(;r à la hjis l'une et l'autre... Made-
moiselle Suzanne <;st tout simplement délicieuse.
SOYONS raisonnables! 249
. . . Oh ! ne gueulez pas ; c'est absolument inutile.
Voici. J'ai votre captivante photographie et je pos-
sède, en outre, quelques lettres non moins pré-
cieuses dont vous m'honorâtes autrefois. Donnant
donnant. Vous m'entendez bien... Je vous offre un
mois pour bâcler l'affaire, six semaines au plus.
Passé ce délai, je fais tout sauter. Moi, je n'ai rien
à perdre. Maintenant, arrêtez votre cocher. Je des-
cends ici.
— Un mot encore, balbutia le malheureux qui
venait de rouler dix mille marches. Vous avez ou-
blié que je peux me tuer.
L'autre éclata de rire et, déjà sur le marche-
pied :
— Je n'ai pas peur de ça. Les cochons ne se
tuent jamais, dit-il, non sans profondeur.
Deux mois après cet entretien, Agénor Bai'dachc
épousait Suzanne dans un village de Normandie où
Tavocat possédait une vieille maison.
Nul ne fut invité et les billets de faire part, con-
fiés aux bons soins de Chaumontel, furent envoyés
dans les latrines.
Cette histoire est substantiellement exacte. Je
vous raconterai un autre jour comment les époux
sont morts. Le père est encore vivant, Dieu
merci !
Ah! j'oubliais. Le jour dumariago^la cérémonie
450
Il I s T ( » I M K s !> K S O H I. I ( i K A \ r K S
tH^min('^(^ Bnrdîicho, rayoïiiiant, se pencha vers son
beau-père d lui mui-mura ces amoureuses pii-
roles :
— (> (uni ! comme elle vous ressemble !
XXIX
JOCASTE SLR LE TROTTOIR
Sanctain nUdl est et ub inguine
lu ta m,
Jlvé>al, Sat. III.
Monsieur,
QUAND vous recevrez cette lettre, je serai cer-
tainement en route pour l'Afrique, où je vais
essaver de me faire tuer d'une manière honorable.
Si cela peut s'appeler le suicide, je pense que le
mode en est acceptable, même pour un catholique
tel que vous.
Je suis las de vivre, j'en conviens, absolument
et irrémédiablement fatigué de ce que les imbéciles
ou les pourceaux nomment entre eux la vie.
Mes affaires sont en ordre,' faites-moi l'honneur
do le croire. Je ne dois d'argent à personne et ne
-2;)'2 1 1 1 s I t M Hi: s I » I ; ^ ( ) I ! I . I ( . i; A N i" K s
s('i;ii jdciirc |>;ir ;mcmi ci-c'aïu'ici'. Les quelques re-
venus (lonl je lis (III iisa^'c peu iiohlc iront, après
nini, dans des iiialus pures.
.Je suis sans laniillc cl le groupe de mes amis
ini connaissances vaut a [icine un souv(;nir. Ma
dispariliun ne sera [las iiK'mc reiiiar(piée, ne lùt-
ee ((uc d un liuinhle ciiii'ii.
O^peudant, avant de disparaître, j'ai résolu de
vous livrer un secret de tristesse et d'ignominie
effroyables, dont la divulgation, je le crois, pour-
rail cire utile à plusieurs.
Il est entendu ([uc vous êtes parfaitement libre
de [jublier cette confidence anonyme, à moins que
vous ne jugiez, en votre c(^iiscienre, plus expédient
de Tanéantir.
(.^ette confession écrite, ji.'tee a la poste, \a nie
devenir aussi comi)lètement étrangère (jue le drame
iiicniinii (pii dort dans les limbes de Timagination
d nii romancier, et mes mesures sont si bien prises
(pie nul ne pourra me reconnaître.
Agissez donc, monsieur, comme il vous plaira.
\ iiici l(i [loème :
Lorsque je perdis ma mère, à six ans, je me ra|)-
pelle ([ue mon chagrin fut extrême, beaucoup plus
grand, je le suppose, qu'il ne convient à un enfant
de cet âge, car ce fut pour moi l'occasion de récol-
lei- une moisson de gifles peu ordinaire.
JOCASTE SUR LE TROTTOIR 253
Je ne pourrais jamais oublier le percement, le
déchirement de mon petit cœur lorsqu'on m'apprit
avec brutalité que je ne la verrais plus, que c'était
tout à fait fini de la jolie maman et qu'on l'avait
fourrée dans la terre, au milieu des morts.
Je ne pouvais guère comprendre ce que c'était
que mourir, mais je fus pilonné sous l'épouvante,
broyé d'horreur, et je n'ai jamais pu en revenir
complètement.
On ne me montra pas le cadavre. Il y avait une
raison, que je n'ai sue que beaucoup plus tard...
Mes cris furent tels, d'ailleurs, que mon père,
homme très dur, qui me détestait, me fit expédier,
le jour même, à la campagne, sur la lisière d'un
bois de sapins très sombre, dans le voisinage d'un
étang fétide et non loin de l'établissement d'un
équarisseur, — lieu sinistre que je vois encore.
J'ai vécu là deux ans, entièrement privé de cul-
ture, sous les yeux indifférents d'une paysanne des-
séchée qui me nourrissait aussi chiennement que
possible et me laissait vagabonder tout le jour.
Pauvre petite maman, au milieu des morts!...
J'allais souvent errer à l'entour de la palissade
du tueur, attiré là, traîné là comme par des griffes.
Je n'apercevais presque rien à travers les plan-
ches, mais je respirais l'odeur abominable du re-
paire et je voyais souvent filer devant moi des
rats énormes, je ne sais quelles créatures affreuses
qui paraissaient venir de Tétang.
J'en vins à penser que c'était peut-être là qu'on
17
^2^i IIISTOIIIKS UKSOIILKIKANTES
l'avait mise, ladispanic — car j'avais dcjà le près-
sentiment ([lU' le monde est lait a l'image infâme
de ce eliMnlici- (rassommenrs des IxHes ([ni sonf-
frent.
Je dus lairi' pilié à Dieu l(irs<[u il m'aniva —
combien de l'ois ! — de me jeter contre la clùtun'
et d'appeler ma mère en sanglotant.
Ah ! j'étais bien abandonné, je vous assure. Mon
père, (jue je voyais à peine une fois tous les trois
mois, [uMidant une après-midi, me régalait exclu-
sivement de calottes, me traitant de jeune idiot,
de petit « crétin exalté », de petit voleur (!) et ne
se gênant pas pour exhaler, en propres termes,
son désir de me voir « crever » bientôt.
Je me souviens qu'un jour, ayant parlé de pro-
menade, il me conduisit le long de l'étang, à un
endroit vaseux et plein de roseaux où je m'arrê-
tais souvent, des heures entières, pour contem-
plei" le grouillement des têtards ou des salaman-
dres.
Tout à coup, il m'ordonna durement d'aller lui
cueillir un nénupliarqui flottait à quelques pas, et,
comme j 'essayais d'obéii' à cet homme impitoyable,
je sentis avec terreur que j'enfonçais dans la boue.
Lorsque blasphémant, il me retira, j'en avais jus-
({u'aux épaules, et je suis persuadé que, sans la
présence d'un témoin attiré par mes cris de déses-
poir, j'y serais resté, tant sa face était diidjo-
li({ut' !
JOCASTE SUR LE TROTTOIR â»5
Tel a été le vestibule de mon existence. Je sup-
pose que vous en avez assez de ce début. Je passe
donc les misérables années qui suivirent. Années
d'internat dans un collège où mon père me calfeu-
tra pendant l'espace de deux lustres.
^'ous me croirez si vous le pouvez. Jusqu'à dix-
huit ans je ne sortis pas un seul jour de cette pri-
son.
A ceux dont l'enfance eut quelques joies, il se-
rait évidemment inutile de chercher à faire com-
prendre ce que durent être les effets d'une si longue
et si féroce incarcération. Il parait que la loi civile
permet cela. C'est la paternité antique, si je ne me
trompe.
J'étais assez robuste, heureusement ou malheu-
reusement, pour n'en pas mourir. Seulement,
j'ignore ce que devint mon àme dans ce pourris-
soir. Dix ans de contact avec des élèves et des
professeurs putréfieraient un cheval de bronze,
vous le savez. Quelques écrivains l'ont démontré
surabondamment, et je pense qu'il est inutile d'in-
sister.
Une seule chose précieuse m'était restée. Uae
sorte de fleur très pure dans un coin vierge de
mon jardin saccagé. C'était le souvenir infiniment
doux de ma mère.
Souvenir de délices, lumineux et pacifiant!
-256 HISTOIRES DESOBLIGEANTES
L'ayant p('r(hi(3 si t(H, je n'aurais pu reconstituer
les ligues de sou eh(;r visage, mais je me souve-
nais (le l'avoir vue ravissante, et la douceur mer-
veilleuse de ses caresses était immortelle.
La dernière fois, surtout, elle avait été si triste
et si tendre, ma mère bien aimée, si tendre et si
profondément triste qu'en y songeant, je me sen-
tais fondre de pitié...
Je cours au dénouement de cette histoire, qui me
tue, qui me dévore, qui me souille au delà de ce
qui peut être pensé.
Quand je sortis du collège, celui qui se disait
mon père avait tellement vieilli que j'eus peine à
le reconnaître. Mais il était devenu, je crois, plus
atroce.
Sa haine pour moi, d'ailleurs inexplicable, me
parut s'être exaspérée jusqu'à une espèce de rage
chronique, difficile à peindre, qui faisait songer à
kl possession démoniaque.
Les premières nuits, je me barricadai dans ma
chambre, craignant qu'il ne profitât de mon som-
meil pour m'égorger. Peur juvénile, sans doute,
mais si justifiée par certains regards qu'il me lan-
çait à la dérobée !
Peu ou point de paroles, d'ailleurs. Les âmes se
voyaient. On avait la sensation d'être face à face
au bord d'un gouffre.
JOCASTE SUR LE TROTTOIR 257
Quelques ordres brefs, quelques durs et coupants
monosyllables. C'était absolument tout.
Je n'eus pas besoin de génie pour deviner qu'il
ne m'avait fait revenir que pour m'infliger quelque
supplice nouveau. Mais j'étais maintenant un
homme, j'avais Texpérience acquise dans les tri-
bulations ignobles de l'internat universitaire, et
j'eusse défié un jeune lion d'être plus armé que
moi.
Comment prévoir la chose qui n'a pas de nom,
l'ineffable horreur que le monstre me réservait ?
Il était architecte, chargé de travaux assez im-
portants, et je fus immédiatement dévolu aux pe-
tits soins d'un premier commis qui devait m'ini-
tier à l'art de bâtir.
Cet individu, que j'ai studieusement et très len-
tement saigné^ la semaine dernière, avant de quit-
ter Paris, était l'homme de confiance, Tàme dam-
née de mon père. Je me souvenais de l'avoir
toujours vu dans la maison. Il me faisait travail-
ler sans relâche du matin au soir.
Le premier mois étant achevé, il prit tout à coup
unairbor^enfant pour me déclarer que son patron,
moins coriace que je ne paraissais le croire, avait
résolu de me gratifier chaque mois d'une raison-
nable somme, quoique je n'eusse besoin de rien
sous son toit.
— Mais, ajouta-t-il, on sait ce que c'est que les
jeunes gens. Le plaisir leur est nécessaire après
une longue journée de travail, et monsieur votre
^li'S II I s i() I H i:s i)KS(»n i.i(;i; \ N i'Ks
pure la iiarlaitmii'iil (•uni})iis. Je suis iiirmcM'liai'<^(''
do vous rciiK^tn» une ciel' do la jioric extei-ienre.
jxMir qin' vtnis puissii^z reiili'cr à riiciirc (|iril vous
plaira, <|iiaii(l vous sortirez le soir. ( )ii linità vous
Taii'c s(»nlir<|ue nous u'ètes pas un prisonnier.
L'ai«4('iil (pie me donna cet inl(*rmédiaire —
mon iM'cmicr argent! — m'amollit naturellement
le cieur, et je ne songeai })Ius à me défier de lui.
11 en profita sur-le-champ pouiine soutirertoute
la confiance possible, ce qui n'était vraiment pas
un travail (Tllercule, puis(pie je n'avais que dix-
huit ans et pas un ami sur la terre.
Bon enfant, de plus en plus, il devint, peu à peu,
mon chaperon dé libertinage, daigna se soûler en
ma compagnie et me fit connaître les bons en-
droits.
Bâclons l'épisode final. Un jour le terrible drôle,
qui sdvdit ce (pi'il faisait, me donna l'adresse —
qu'il tenait sans doute en réserve pour le moment
oppoi'tun — d'une femme « charmante ({uoicjue un
])eu mûre », ([ui me comblerait de délices.
Deux heures plus tard, je coucluiis avec nui
nicrc, ([ui ne me recunnut que le lendemain.
Agréez, etc.
XXX
LA PLUS BELLE TROUVAILLE
DE GAIN
JE ne sais comment, vers la fin de ce mémorable
dîner, on en vint à ce degré de bêtise de parler
des objets trouvés sur ce qui s'appelle mysté-
rieusement et amphilîologiquement la voie pu-
blique.
Presque tous en profitèrent pour raconter des
aventures de trésors gisants, de sacoches heurtées
du pied et qui contenaient de grandes richesses,
aventures dans lesquelles — on était forcé d'en
convenir — leur désintéressement aA^ait éclaté.
Quelques-uns, moins ivres, avouèrent, en baissant
la tête, qu'ils n'aA^aient jamais rien trouA'é.
Ce fut alors que ramassant d'un geste large
toutes les attentions disséminées, le claironnant
sculpteur Pélopidas Gacougnolle nous interpella :
200* HISTOIIIKS DKSOHLIGEANTES
— Savez-voiis, l)('ii^^la-l-il, (jiiclic; fiil, un jour,
la plus Ix'Ilr liouvaillc de Marclienoir?
Une ccillcdivc uulation des chefs lui révéla qu'on
n'en savait absolument rien.
— Alors, mes enfants, écoutez-moi (;a. L'anec-
dote vaut la j)oiiio {Tètre racontée.
On sait généralement, commença-t-il, que notre
grand In([uisiteur littéraire a été le [)lus impre-
nable et calamiteux adolescent qui ait arboré, sur
nos trottoirs, le cataclysme de la redingote ou du
pantalon. Rien n'exprimerait la luxuiianre decette
gueuse rie de rêveur.
Je me souviens de l'avoir aperçu bien des fois à
cette époque, et j'en suis si fier que j'ai peine à
concevoir f[ue la terre puisse me porter! Oh! je
vous parle d'il y a longtemps. Je n'étais pas en-
core son ami, et je ne devinais guère que je le
deviendrais un jour. Je ne sais même pas s'il avait
jamais eu un snd ami.
C'était un orageux et difficile marcassin qui ne
s'encanaillait ([u'a^ec les constellations. On le de-
vinait impatient de toute autre promiscuité, et per-
soinie, je crois, n'eût entrepris le recrutement de
ce pi'imitil'.
Chacun de vous le connaît trop pour que je
m'extcnninc à vous le dépeindre. Mais je ne sais
si vous Tiuiaginez, à dix-huit ans, tel que le re-
LA PLUS BELLE TROUVAILLE DE C A I >' -2G1
présente un féroce portrait, peint par lui-même à
l'huile de requin, et qu'il exhibe seulement à ses
plus intimes.
Il apparaît là, se rongeant un poing dans un
mastic de bitume, de terre d'ombre et de carbonate
de plomb, fixant le spectateur de deux yeux ter-
ribles, sanguinolents à force d'intensité. Quand on
n'a pas vu cela, on n'a rien vu...
C'est la première manière de notre héros, lequel
A^oulut être peintre, longtemps avant de se sentir
écrivain, et qui, ma foi ! eût été, dans ses tableaux,
précisément ce qu'il est dans ses effroyables livres,
le soveux molosse et le cannibale céleste que nous
admirons.
Les yeux de ce portrait, obsédants au point
d'étonner un virtuose de mon acabit, ne furent ja-
mais, il est vrai, ces yeux d\me invraisemblable
douceur que le créateur des volcans et des lumi-
naires alluma sous son front morose pour la con-
fusion des imbéciles.
Ils ont suffi, néanmoins, pour déterminer une
ressemblance extraordinaire que la plus auda-
cieuse longévité ne parviendrait pas à démentir,
parce qu'ils sont les yeux de son àme, les vrais
yeux de sa profonde àme éternellement affamée de
pressentiments divins.
Evidemment, lorsqu'il exécuta cette exorbitante
effigie, son instinct de séquestré au milieu des
gouffres l'avertissait déjà de son exécrable destin.
Sans aucun doute, il sidjodorait les charognes
<26-2 nisToiHKs DKsonLi (;k vntes
(|iii (l('\ai('iil (Mi('(iinl)i'(M" sa vok^ cl dont l'Iialinnc
raillit asj>liv\i('i' les trois cents lions (|ii'il portait en
lui.
Gomment n'auiait-il pas en la vision de cet ave-
nir inl'ernal qu'on est hien forcé de supposer assorti
à ses l'aenltés de gladiateur? car je ne sais aucun
homme que sa nature ait autant désigné que lui
aux couleuvres noires et aux vexations carabi-
nées.
Les infortunés moins élus le devraient bénir,
[)nisqu'il fut et qu'il est encore le paratonnerre isolé
qui soutire tous les tonnerres. Le miracle est offert
})ar lui, depuis vingt ans, d'un blasphémateur de
la Racaille, absolument invincible et toujours sur
ses étriers, malgré le tourbillon des crapules et
le cyclone des pusillanimes.
Ah ! il peut se vanter d'avoir été lâché, eelui-là,
et d'en avoir vu décamper, de fiers gentilshommes
qui se disaient ses compagnons. Les amitiés ou
les simples admirations (ju'il rencontra me font
l'effet de ressembler à ces divines allumettes qui
ne s'enflamment que « sur la boîte », suivant la
formule dont nous gratifia le Septentrion.
Le ciel me préserve d'une additionnelle jéré-
miade sur l'agriculture des affections et l'écono-
mie i)oliti(jue du ciment cordial. L'homme dont
je parle s'est exprimé, d'ailleurs, de façon telle-
ment définitive que toute rhétorique sur ce point
serait désormais oiseuse. Nous savons tous le dé-
sagrément atroce de n'être pas né dans la peau
LA PLUS BELLE TROUVAILLE DE GAIN 263
d'un chien quand Tacariàtre destinée refusa le
groin d'un heureux pouj'ceau...
Tout le monde vous dira que cet indigent fameux
a été frénétiquement secouru par des bienfaiteurs
innombrables, et que c'est à peine si les entrailles
de la charité contemporaine sont guérissables des
tumeurs que son ingratitude a déterminées.
Mais c'est dans le monde littéraire qu'il passe
pour avoir, surtout, perpétré la déprédation. Il
n'est pas jusqu'au plus vaseux giton de l'écritoire
qui n'exploite volontiers, comme une carrière de
diamants, cette légende cristallisée devenue sem-
blable à un intraitable calcul dans le bas endroit
des sécrétions du journalisme.
J'en ai soigné quelques-uns de ces valétudi-
naires excitants dont la semelle de mes bottes ra-
fraîchissait instantanément le rognon. Ils se sou-
venaient alors de n'avoir jamais connu avec
précision le parasite supposé. Marchenoir, en per-
sonne, a plusieurs fois obtenu de ces cures mira-
culeuses et ses procédés, supérieurs aux miens,
sont tellement infaillibles que je le tiens pour le
plus sublime oculiste de la mémoire, capable, j'en
suis persuadé, d'opérer de sa cataracte le Nia-
gara ! . . .
Mais voici que je m'emballe ! fit Pélopidas en se
rasseyant. Car il s'était levé, marchant à grands
pas et bousculant tout, depuis un instant.
264 HISTOIUKS nKSOHLIGEANTES
je suis dcsarmc' de tout sang'-froicl (juaiid jt'
sonp' à CCS auiiuaux ((ui tin'raiciit nu liommo sii-
péi'icui' |K»ui' i;"lant'i' trois sous daus le crottin des
cynoccpliah's inlluents du Premier Paris.
Je vous disais donc que j'avais entrevu Marche-
noir à rc|)0([U(» lointaine de son noviciat dans les
odvssées delà lamine et du chienlit. J'étais moi-
même en ce temps-là, un assez vilain pauvre bougre
de petit plâtrier fricoteur qui faisait plus souvent
soupeser son torse aux longitudinales du (juartier
qu'il ne triturait la glaise des académies. J'étais
uu juste noceur, un de ces malins à compartiments
qui dramatisent la billevesée et j'aurais peut-être
jouéquel((ue sale tour à ce lameirtable qu'on voyait
passer, de loin en loin, devant l'atelier, déchif-
frant, avec des extases, une loque d'elzévir qui
paraissait une continuation de ses surprenantes
guenilles.
Mais il V avait la léçrcnde instructive d'un cer-
tain malvatde la chalcographie qu'il avait, un jour,
trempé de la tête aux pieds dans une mare de boue,
sans incnic interrompre sd lecture^ et qu'il avait
ensuite mis à sécher en équilibre sur l'appui d'une
fenêtre balustrée que le soleil dardait avec rage.
Episode (jui donnait à réfléchir.
Puis, (piehjue imbécile que je fusse alors, le
grandiose de cette misère agissait un peu sur moi.
Je sentais, quand même, la présence d'une âme
extraordinaire, et, plus tard, j'ai compris que
c'était là justement ce qui révoltait les enfants de
LA PLUS BELLE TROUVAILLE DE GAIN ^265
cancrelats répartis sous nos épidermes, à chacune
des apparitions de cet insolite malheureux.
Ses haillons, je vous assure, n'avaient rien
d'ignoble. La propreté de ses hardes en copeaux
était même une chose curieuse et touchante.
J'ai toujours devant les yeux un certain chapeau
de haute forme acquis, Dieu sait en quels anciens
jours ! et dont la cocasserie ne pouvait être sur-
passée que par l'inoubliable tromblon de Thor-
valdsen, dans cette fresque bafouée des vents, hom-
mage décrépit de l'admiration des Danois, sur les
parois extérieures de son musée à Copenhague.
On vit ce chapeau, fréquenté par les météores,
se transformer au cours des saisons et passer par
toutes les couleurs. Le dernier état constaté fut la
spirale ou colimaçon d'xA.rchimède, aux blanchâtres
circonvolutions, qui faisait paraître le titulaire
coiffé d'un tronçon de colonne torse arraché au
tremblement de quelque basilique portugaise,
phase décisive suivie, peu de mois plus tard, d'un
affaissement irrémédiable dont trois ou quatre
maroufles de l'atelier furent les témoins éperdus.
Je n'exprimerais jamais la sollicitude avec laquelle
il frottait cet objet indéfinissable.
Après la catastrophe, il alla nu-tête parles rues.
Je ne crois pas qu'il ait jamais été positivement
va-nu-pieds, mais ses bottines auraient fait juger
séculières les sandales des anachorètes les plus
déchaussés. Je demande la permission de ne pas
insister sur cet endroit de mon poème qui finirait
'iOCt IllSTOIMKS IM;S(Hn.IGK.VNTKS
par rli'c aussi long ([lie le l^diddis perdu et qui
nous dessécherait autant (jue les prodromes évan-
g(''li([ues de la fin du monde, si je m'attardais aux
accessoires.
Il faudrait j(; ne sais quelles hyperboles pour
donner un aperçu de cette envelo[)pe d'un abori-
gène du malheur, qu'à la distance de beaucoup
d'années, je me représente accoutré par la griffe
même du Chérubin des Humiliations.
En voila donc tout à fait assez de la digression
et je reviens à mon histoire.
Lorsque j'eus Textréme joie, longtemps espérée,
de devenir l'ami et le compagnon de Marchenoir,
je fus le témoin malheureusement impuiss ant, — je
n'étais pas riche, alors, — des avanies sans no m
qu'une vieille propriétaire lui fit endurer.
Il devait plusieurs termes et ne parvenait pas,
quoi qu'il fit, à la satisfaire. Cette ordure de femme
voulait à toute force qu'il lui donnât de Targent.
Elle le gardait néanmoins, mais comme on garde
des huîtres pei'lières dans les pêcheries de l'Océan
Indien, surveillées continuellement par des squales
attentifs, — ayant mis l'embargo le plus rigoureux
sur les pauvres meubles aux trois quarts détruits
qui lui venaient de sa mère et gu(;ttant toujours
l'occasion de le dépouiller des misérables aubaines
qui pouvaient échoir.
LA PLUS BELLE TROUVAILLE DE GAIN ^267
L'infortuné locataire était condamné à ne sortir
de sa chambre que sous le feu des réclamations
de la pygargue féroce qui l'injuriait plusieurs fois
par jour, en présence de tous les voisins, et sou-
vent même l'apostrophait insolemment au milieu
des rues.
Messieurs, cette situation a duré dix ans.Mar-
chenoir n'arrivant jamais à pouvoir donner mieux
que des acomptes et ne pouvant se résoudre à
prendre la fuite. Pour la somme de trois ou quatre
cents francs, cette gueuse Ta torturé quarante
saisons.
Ne vous impatientez pas, s'il vous plait, j'arrive
à mon anecdote. Mais ce que vous venez d'en-
tendre était nécessaire pour vous amener à sentir
l'importance unique de la trouvaille qu'il fit, « ce
beau matin d'été si doux », à l'heure charmante
où les convolvulus et les renoncules des bois ou-
vrent leurs calices.
Il y avait trois ans déjà que la compassion des
Océanides avait réussi à désenchaîner notre Pro-
méthée. Un premier succès littéraire, escompté par
d'inexplicables tourments, lui avait permis de
trancher enfin le cable d'ignominie et il viA^ait à
peu près tranquille dans un quartier solitaire, infi-
niment loin de l'horrible geôle.
L'image du vautour femelle s'estompait, s'em-
brumait de plus en plus, devenait indiscernable,
télescopique. Impossible de retrouver le cliché,
même au plus profond des latrines de sa mémoire.
»2C,s H I s T ( ) I H K s 1) i: s ( ) n l i c. k a n t e s
Un j(tur (!<' jiiilli'l, [hl-scjuc à Taube et le lever
(lu soleil s'aniioiirant à peine, Marohenoir sortit,
selon sa eoiihuue, j)Oiir se rarraîchii' sui- les bas-
tions, CMi lisant (iiiebjues pages de Saxo Granima-
ticus ou (le la ('o/'/iu('Oj)ia de Perotto.
Avant fait une soixantaine de pas environ,
romnie il regardait à ses pieds pour tourner l'angle
de sa rue, il aperçut à deux pas, dans ce lieu dé-
sert où n'existaient alors que des cl(jtures de jar-
dins fruitiers et de terrains vagues, un carton bu-
reaucratique de la forme la plus notariale ou la
plus huissière, dont la prt^sence l'étonna.
S'approcliant jusqu'à le toucher du pied, la r»'-
sistance de l'objet redoubla son étonnement «pii
devint aussit(jt de l'épouvante quand il vit un l'ilet
de sang.
Le couvercle enlevé rapidement, sa proprié-
taire lui apparut...^ bi tête coupée de son an-
cienne propriétaire le regardant de ses yeux morts,
de ses blancs yeux morts qui ressemblaient à deux
grosses pièces d'argent.
TA^BLE
DlÎDICACE 5
L'Kiiragé volontaire ou la. Co!i.>[)ifatiou du Silence. . . 7
1. — La Tisane 13
11. — Le Vieux de la maison. 21
111. —'La Religion de M. Pleur 31
1\ . — Le Parloir des tarentules 43
V. — Projet d'Oraison funèbre 53
Vï. — Les Captifs de Longjnmeau 01
\ 11. — Une idée médiocre 09
\ 111. — Deuv fantômes 79
l\. — Terrible châtiment d'un dentiste 87
\. — Le réveil d'Alain (Juirtier 9."»
M. — Le frùleur compatissant . . 103
\ll. — Le passé du monsieur 113
Mil. — Tout ce que tu voudras! 123
XI V. — La dernière cuite 131
\N . — La fin de don Juan 139
\\ 1. — Une martyre 147
XVII. — Le Soupçon 157
WIII. — Le Télé|)!ionc de (Jalypso 1(55
\1\. — Une recrue 173
W. — Sacrilège raté 181
XXI. — Le torchon brûle 189
XXII. — La taie d'argent 197
18
riO
TAHLK
WIII. — Un liuiMiuc bien nourri
WIV. — La fève
\\V. — l'ropos (lip^cstifs .
\\\ I. — Le cabinet de lecture
\\\ II. — On nest pas parfait .
\\\ IIL — Soyons raisonnables !.
\\l\. — .locaslc sur le trottoir.
X\\. — La plus belle trouvaille de Caïn
Papes.
2(J3
211
219
229
237
243
251
259
eÂ
S^
Prix : S fr. 50.
mmi
I7n
2198
31SH5
^
loy, Léon
Histoires dosoblir^eantes
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